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mercredi, 01 juillet 2015

Jure Georges Vujic présente son livre "Nous n'attendrons plus les barbares",

Jure Georges Vujic présente son livre "Nous n'attendrons plus les barbares", publié aux éditions Kontre Kulture


dimanche, 28 juin 2015

LES ENFANTS DE L’IDEOLOGIE LIBERALE-LIBERTAIRE

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LES ENFANTS DE L’IDEOLOGIE LIBERALE-LIBERTAIRE

Dresser un portrait de la jeunesse actuelle ne peut se faire sans essayer de comprendre les tenants et les aboutissants de la révolution culturelle de mai 1968 qui a façonné l’idéologie libérale-libertaire qui nous domine toujours. A l’époque, le fossé des générations sans précédent, « un événement mondial, quelque chose qui ne s’était encore jamais produit avec cette simultanéité et sur une telle échelle » a eu comme conséquence que les jeunes, se sentant « étrangers à leurs parents » [1], ont voulu imposer leur vision du monde à la société. Ils n’ont pas essayé d’élaborer une société représentative des différentes générations qui la composaient mais, au contraire, ont imposé leur génération comme socle de la nouvelle ère. Génération des mots d’ordre « il est interdit d’interdire » et « CRS SS », cette nouvelle ère a alors blâmé l’autorité comme valeur de la vieille génération ringarde au profit du développement personnel comme valeur de la jeune génération oppressée.

De cette révolution culturelle opérée par les jeunes bourgeois de l’époque s’en est alors suivi une forte alliance – celle que l’on se plaît à nommer l’idéologie libérale-libertaire – entre d’une part le libéralisme économique et d’autre part le libéralisme culturel, les deux poursuivant une logique semblable : celle de l’illimité. Le libéralisme est une doctrine économique « qui se donne le marché pour seul fondement, avec pour alliées naturelles l’initiative privée et la libre concurrence » [2]. Il faut rajouter à cette définition qu’une des fonctions du libéralisme économique est la volonté d’accumuler toujours plus, de manière croissante, des capitaux et des profits. De son côté, le libéralisme culturel est la volonté d’étendre toujours plus les droits subjectifs des individus en écartant tout procédé qui serait susceptible de les limiter. Les deux fonctionnent désormais de pair : le libéralisme culturel créant de nouveaux marchés pour le libéralisme économique et le libéralisme économique approfondissant toujours plus le libéralisme culturel. Cette alliance, somme toute logique, est le fruit du combat qu’ont mené les soixante-huitards contre toutes les formes d’autorité afin qu’ils puissent jouir sans entraves. Néanmoins, certaines formes d’autorité légitimes sont nécessaires pour construire une société ambitieuse, soucieuse de transmettre son héritage aux générations suivantes et respectueuse de la fonction des individus qui la composent.

Les jeunes soixante-huitards ayant assimilé l’autorité au fascisme, les rapports intergénérationnels qui ont suivi les événements de 1968, selon le pédopsychiatre Patrice Huerre, « se sont un peu dilués dans une bienveillance apparente des adultes, qui souhaitaient rompre ainsi avec la période antérieure et favoriser le dialogue et l’épanouissement de chacun, refusant l’opposition et le conflit » [3]. Si l’intention d’abandonner toute forme d’autorité, au profit d’une flexibilité, peut paraître alléchante, il n’en reste pas moins que l’enfer est pavé de bonnes intentions, et que celle-ci a entraîné des conséquences néfastes pour la jeunesse contemporaine.

LA DELEGITIMATION DE LA FONCTION PATERNELLE

Aujourd’hui, la société dans son ensemble ne soutient plus la fonction paternelle dans la famille comme l’a constaté le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun : « c’est dans un mouvement de va-et-vient, que fonction paternelle et société se délégitiment aujourd’hui mutuellement de leur tâche ; c’est bien de ne plus être soutenue par le social que la fonction paternelle décline » [4] . En effet, désormais, les parents se doivent d’écouter leur enfant et se soucier principalement de son émancipation individuelle. L’autorité que le père est censé incarner s’étiole donc dans un souci de compréhension de l’enfant. A tel point que l’on ne pourrait désormais plus parler de couple père et mère mais de couple mère et mère bis, ce qui ne laisse pas sans poser de problèmes.

Le père est celui qui apprend l’altérité à l’enfant. Il est celui qui apprend à l’enfant que la mère n’est pas toute à lui puisqu’il demeure en couple avec elle. Il est aussi un Autre plus lointain que la mère – car il n’est pas aussi proche physiquement de son enfant que la mère l’a été – et avec qui l’enfant va pourtant devoir composer. Il vient donc annoncer à l’enfant qu’il n’existe pas que la relation duelle avec sa mère, mais qu’il peut et doit aussi exister une relation avec un tiers. Le père vient donc introduire l’enfant au monde, à ce qui est différent. Il vient donc aussi montrer à l’enfant l’existence d’une dissymétrie entre lui et la mère et non une symétrie.

L’idéologie libérale-libertaire a pourtant délégitimé ce rôle du père en l’assignant au même rôle que celui de la mère, les deux étant désormais astreints à se nommer simplement parents, papa et maman et pourquoi pas parent 1 et parent 2. Jean-Pierre Lebrun va même plus loin en expliquant qu’il y a un « désaveu de la fonction paternelle pouvant mener jusqu’au triomphe de l’emprise maternante » [5]. Or la symétrie n’invite pas l’enfant à connaître l’altérité, la différence. Elle ne permet pas non plus à l’enfant de connaître l’absence et le manque de la mère car le père n’est plus l’étranger qui vient le retirer de sa relation fusionnelle avec elle. En assignant au père le même rôle qu’une mère, c’est-à-dire en lui retirant ce qui fait sa fonction initiale (l’intervention tierce, l’ouverture à l’altérité…) et en laissant s’installer une relation continue sans manque et pleine de jouissance entre l’enfant et la mère « on tend à provoquer l’annulation de tout manque, donc l’extinction de tout désir, du fait de l’empêchement de se déployer vers autre chose, vers un ailleurs que la présence maternelle » [6].

Place est faite alors à la continuité, à l’immédiateté, à l’absence d’absence, au tout plein et au « maternage qui est privilégié au détriment du dématernement » [7]. Et cela profite beaucoup au libéralisme économique qui fonctionne sur un système où la limite n’a pas lieu d’être au profit de l’incitation à une consommation toujours plus importante. C’est ce qui amène Jean-Pierre Lebrun à affirmer que « l’espèce de cordon ombilical que représente aujourd’hui l’usage du téléphone portable, la coupure sous toutes ses formes vécue comme un traumatisme qu’on refuse de subir, la prégnance de l’image télévisuelle qui échappe à la discontinuité, [sont] autant d’exemples de situations qui, sans avoir de rapport direct avec la relation à la mère, ont pourtant bien un rapport avec le fait d’entériner comme souhaitable un fonctionnement maternant et de discréditer toute tentative de mettre en cause un tel fonctionnement » [8].

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L’absence de dissymétrie entre père et mère conduira aussi l’enfant, qui ne connaît pas la différence, à vouloir éviter le conflit au profit du consensus car il n’a pas les capacités de se confronter à ce qui est différent. En effet, la différence de l’autre fait peur et les idées des autres, les idées étranges, n’intéressent pas car à s’y confronter elles engendreraient des conflits. Ne pas être capable de s’ouvrir à la différence des autres et des idées produit le monde du consensus, de la totalité. C’est ce qui amène Jean-Pierre Lebrun à affirmer que « ce à quoi on assiste, c’est au triomphe du consensualisme, autrement dit de l’amour ! Mais d’un amour qui croit pouvoir rester en deçà de la césure, de la discontinuité, de l’asymétrie, de la rupture. C’est-à-dire d’un amour qui voisine uniquement avec la structure de l’amour maternel, celui de la mère pour son enfant et de l’enfant pour sa mère » [9].

LA DELEGITIMATION DE LA FONCTION DE L’ECOLE

Avec l’autorité du père délégitimée par la société c’est aussi l’autorité du professeur qui est invalidée. En effet, comme l’explique Jean-Pierre Lebrun, « là où le système familial donnait la première clef de la confrontation avec le dissymétrique, avec la différence des places, ce qui risque d’être aujourd’hui proposé, c’est un monde où chacun occupe la même place, un univers où les relations ne connaissent plus aucune contrainte, aucune donne qui ne dépende pas que de moi » [10]. L’enfant, sans l’intervention du père comme tiers, comme autre et comme étranger, ne peut pas avoir conscience de la place hiérarchique qu’occupent les individus dans la société. Le professeur occupe donc à ses yeux une place amoindrie à celle qu’il devrait occuper réellement.

Aussi, ce qui caractérise la société libérale contemporaine est la permissivité des parents dans leur manière d’éduquer leur enfant. Christopher Lasch, dans son ouvrage La culture du narcissisme, faisait déjà état de ce constat relativement à la situation aux États-Unis lors des années 1970 en citant Arnold Rogow, un psychanalyste. Selon ce dernier, les parents « trouvent plus facile, pour se conformer à leur rôle, de soudoyer que de faire face au tumulte affectif que provoquerait la suppression des demandes des enfants ». Christopher Lash ajoute à son tour qu’ « en agissant ainsi, ils sapent les initiatives de l’enfant, et l’empêchent d’apprendre à se discipliner et à se contrôler ; mais étant donné que la société américaine n’accorde plus de valeur à ces traits de caractère, l’abdication par les parents de leur autorité favorise, chez les jeunes, l’éclosion des manières d’être que demande une culture hédoniste, permissive et corrompue. Le déclin de l’autorité parentale reflète « le déclin du surmoi » dans la société américaine dans son ensemble » [11].

Si d’un côté le professeur n’est pas identifié aux yeux de l’enfant comme détenant une autorité légitime à laquelle il faut se plier à l’école et que dans le même temps l’idéologie libérale-libertaire incite les parents à faire preuve de laxisme dans l’éducation de leur enfant, il est évident que la transmission des savoirs dont le professeur est le garant ne peut plus s’opérer de manière efficace. De toute manière, l’école a abandonné depuis longtemps son rôle de transmettre les savoirs élémentaires (savoir lire, écrire, compter) au profit du développement individuel de l’enfant. Les programmes scolaires ne chargent plus le professeur d’enseigner des « savoirs » mais le chargent de développer les « compétences » des élèves.

Christopher Lasch, en critiquant les dérives de l’école américaine des années 1970, nous dresse un tableau qui est loin d’être sans liens avec les transformations contemporaines de l’école française. Il nous explique que les réformateurs progressistes de l’époque souhaitaient une école qui réponde aux besoins des élèves et qui les encourage dans leur créativité. Selon lui « deux dogmes, parmi les plus importants, gouvernent l’esprit des éducateurs américains : premièrement, tous les étudiants sont, sans effort, des « créateurs », et le besoin d’exprimer cette créativité prime celui d’acquérir, par exemple, la maîtrise de soi et le pouvoir de demeurer silencieux » [12]. Ce constat pourrait être, mots pour mots, celui dressé pour décrire les idées de nos intello-bobo français actuels qui alimentent les colonnes de Libération et Le Monde avec leurs théories visant à construire l’école du progrès.

En France, actuellement, le souci de l’école d’accompagner les élèves dans leur développement personnel en favorisant leur créativité et non en les soumettant à l’autorité du professeur pour leur apprendre à maîtriser les savoirs essentiels est couplé avec le souci bourdieusien de ne pas reproduire les classes sociales. Néanmoins, c’est tout l’inverse qui se produit. Tout comme Christopher Lasch l’explique, « les réformateurs, malgré leurs bonnes intentions, astreignent les enfants pauvres à un enseignement médiocre, et contribuent ainsi à perpétuer les inégalités qu’ils cherchent à abolir » [13]. Effectivement, je me souviendrais toujours d’une professeur d’Histoire-Géographie dans le lycée où je travaillais en tant que surveillant à côté de mes études de droit qui, dans l’intention d’enseigner sa matière de manière ludique et attractive, basait principalement son cours sur la projection de films documentaires. Il se trouve que ce lycée, situé dans le quartier du Marais à Paris, était composé à la fois d’élèves provenant de l’immigration et d’une classe sociale défavorisée du 19ème arrondissement ainsi que d’élèves provenant d’une classe sociale aisée du 3ème arrondissement. Les élèves qui parvenaient le mieux à retenir avec précision le contenu des documentaires étaient sans surprise ceux du 3ème arrondissement tandis que les élèves qui avaient du mal à retenir le même contenu étaient ceux provenant du 19ème arrondissement. Pourtant, le fait de baser essentiellement son cours sur des films documentaires était une manière pour cette professeur d’échapper à un enseignement magistral qu’elle jugeait élitiste. Comme l’explique alors à nouveau Lasch, concernant l’école américaine avec laquelle on peut faire un parallèle avec l’école française actuelle, « au nom même de l’égalitarisme, ils [les réformateurs] préservent la forme la plus insidieuse de l’élitisme qui, sous un masque ou sous un autre, agit comme si les masses étaient incapables d’efforts intellectuels. En bref, tout le problème de l’éducation en Amérique pourrait se résumer ainsi : presque toute la société identifie l’excellence intellectuelle à l’élitisme. Cela revient à garantir à un petit nombre le monopole des avantages de l’éducation. Mais cette attitude avilit la qualité même de l’éducation de l’élite, et menace d’aboutir au règne de l’ignorance universelle » [14].

L’école est désormais devenue le lieu où la jeunesse avec ses codes, ses attentes et ses désirs s’impose au professeur, bon gré mal gré. L’enseignant n’est plus celui qui transmet les savoirs et les découvertes scientifiques que lui seul est supposé connaître, mais celui qui doit s’efforcer de rattraper son retard sur les nouveautés technologiques que les jeunes maîtrisent mieux que lui afin d’y conformer son enseignement. C’est ce qui amène Alain Finkielkraut à déplorer qu’aujourd’hui « être vieux, autrement dit, ce n’est plus avoir de l’expérience, c’est, maintenant que l’humanité a changé d’élément, en manquer. Ce n’est plus être le dépositaire d’un savoir, d’une sagesse, d’une histoire ou d’un métier, c’est être handicapé. Les adultes étaient les représentants du monde auprès des nouveaux venus, ils sont désormais ces étrangers, ces empotés, ces culs-terreux que les digital natives regardent du haut de leur cybersupériorité incontestable. A eux donc d’intégrer le changement d’ère. Aux anciennes générations d’entamer leur rééducation. Aux parents et aux professeurs de calquer leurs pratiques sur les façons d’être, de regarder, de s’informer et de communiquer de la ville dont les princes sont les enfants. Ce qu’ils font, sur un rythme endiablé et avec un zèle irréprochable, soit en numérisant les outils pédagogiques, soit, comme le montre Mona Ozouf dans un article du Débat, en adaptant les manuels non encore dématérialisés à la nouvelle sensibilité numérique » [15]. Ce qui est regrettable, c’est que le professeur n’a plus pour fonction d’imposer d’en haut un cadre limité propice à la transmission des savoirs, mais de se faire imposer par en bas un cadre aux limites fluctuantes et fonction des nouvelles technologies dont les enfants sont les maîtres afin de leur transmettre des connaissances via un support dont ils sont devenus addicts. Le professeur, étant désormais dépourvu de toute autorité et en accord avec le « fonctionnement maternant » de notre société, n’initie plus une coupure dans l’utilisation des nouvelles technologies utilisées en continu par les élèves mais, au contraire, accepte leur utilisation permanente.

L’école, prise d’assaut par les tenants de la nouvelle pédagogie du développement personnel de l’enfant, n’est plus un lieu où le professeur vérifie, sans culpabiliser, par des contrôles de connaissance et en attribuant des notes que les savoirs qu’il a transmis à l’élève ont bien été compris et appris mais un lieu où l’on débat de la pertinence de la notation, celle-ci étant vue comme une sanction traumatisante pour ledit élève. Si à partir d’une mauvaise note traumatisme il y a, c’est bien parce que l’enfant n’est plus habitué à cette confrontation à l’altérité que doit initier l’intervention du père comme agent de l’autre de la mère. C’est bien parce que le « non ! » du père qui vient poser un cadre et une sanction à l’enfant dépassant une limite n’est plus opéré à cause d’une délégitimation de son autorité par la société que les élèves se sentent blessés par une mauvaise note. Pourtant, la notation est nécessaire car, comme l’estime Jean-Pierre Lebrun, « si plus personne ne dit à l’enfant : « Ton travail n’est pas bon », ce qui veut dire aussi : « Tu peux faire mieux », l’enfant reste livré à lui-même, orphelin d’un appui dont il a besoin » [16]. Néanmoins, au lieu de prendre le problème dans le bon ordre, c’est-à-dire en considérant que si l’élève est ébranlé par une mauvaise note la raison est à trouver dans la délégitimation de l’autorité du père par la société, le mouvement actuel est plutôt, désormais, de débattre de l’opportunité des fessées données par les parents à leurs enfants.

UNE DELEGITIMATION OPEREE PAR UNE iSOCIETE JEUNISTE

Les adolescents d’aujourd’hui ne sont plus les marginaux qu’ils étaient hier. Notre société entière, désormais, respire l’adolescence dans son mode de fonctionnement. « Le rapport au temps, ce culte de l’immédiat si cher aux adolescents – « c’est l’instant et l’immédiat qui compte, je dois avoir tout de suite » – imprègne toute la société. En ce sens la société adulte est très adolescente dans son fonctionnement » nous explique Patrice Huerre [17]. Il ne faut donc pas s’étonner que l’autorité du père et du professeur soit invalidée par la société dans son ensemble. La révolution culturelle de mai 1968 n’a pas établi un partage intergénérationnel des fonctions qui aurait pu régir le mode de fonctionnement de la société contemporaine mais a imposé le dictât il est interdit d’interdire propre à l’adolescence et qui nous gouverne actuellement.

Ainsi, les rites et les événements qui permettaient de passer de l’adolescence à l’âge adulte n’existent plus. Il n’est pas rare de voir, sur la rive droite parisienne, des papas revenant de l’école avec leur enfant, la casquette à l’envers et le skate à la main. Les adolescents ont de moins en moins de modèles plus âgés qui leur montrent ce qu’est être adulte. Les publicités font le culte de la jeunesse en déployant tout un arsenal d’images et de slogans pour nous convaincre coûte que coûte qu’il faut rester le plus jeune possible. Le service militaire qui permettait d’opérer une étape pour quitter l’adolescence et le foyer parental n’existe plus et il s’opère, désormais, tout le contraire puisque les jeunes restent de plus en plus longtemps chez leurs parents.

Ce n’est pas l’adolescence qu’il faut critiquer, celle-ci étant une étape de la vie nécessaire. C’est plutôt la validation de l’adolescence comme modèle de fonctionnement de la société et l’invalidation, par la société, de l’autorité des plus âgés (pères, mères, professeurs,…) qu’il faut critiquer. Cela ne veut pas non plus dire qu’il faut faire une éloge réactionnaire de l’autorité absolue des plus âgés sur les plus jeunes. Il faut, en restant dans la juste mesure, bâtir une société où le dialogue intergénérationnel est possible et où la transmission de l’héritage culturel, des savoirs, des traditions de nos aînés et de nos morts s’opère afin que les plus jeunes, une fois devenus plus vieux, transmettent à leur tour cet héritage garni et enrichi avec le temps. Pour cela, et contrairement à aujourd’hui, il faut que chaque individu se voit attribuer, dans la société, la place qui lui revient (la place du Père au père, celle de la Mère à la mère, celle du Professeur au professeur,…). Mais pour cela, je crains qu’il ne faille une nouvelle révolution culturelle…


1 : Margaret Mead, Le Fossé des générations, 1971

2 : Francis Balle, Libéralisme, in Encyclopaedia Universalis, 2015

3 : Patrice Huerre, De l’adolescent à l’adolescence in Qu’est-ce que l’adolescence ? ; Éditions Sciences Humaines, 2009

4 : Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limite ; Éditions érès,2011

5 : ibid

6 : Jean-Pierre Lebrun in La condition humaine n’est pas sans conditions ; Édition Denoël, 2010

7 : ibid

8 : ibid

9 : ibid

10 : Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limite ; Éditions érès, 2011

11 : Christopher Lasch, La culture du narcissisme, réédité aux éditions Flammarion, 2006

12 : ibid

13 : ibid

14 : ibid

15 : Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse ; ÉditionsStock, 2013

16 : Jean-Pierre Lebrun, La condition humaine n’est pas sans conditions ; Édition Denoël, 2010

17 : Patrice Huerre, De l’adolescent à l’adolescence in Qu’est-ce que l’adolescence ? ; Éditions Sciences Humaines, 2009

mercredi, 24 juin 2015

L'École de Francfort et le conditionnement social (la matrice du multiculturalisme - CIA)

L'École de Francfort et le conditionnement social (la matrice du multiculturalisme - CIA)

 

L’École de Francfort (en allemand Frankfurter Schule) est le nom donné, à partir des années 1950, à un groupe d'intellectuels allemands réunis autour de l'Institut de Recherche sociale fondé à Francfort en 1923, et par extension à un courant de pensée issu de celui-ci, souvent considéré comme fondateur ou paradigmatique de la philosophie sociale ou de la théorie critique. Il retient en effet du marxisme et de l'idéal d'émancipation des Lumières l'idée principale que la philosophie doit être utilisée comme critique sociale du capitalisme et non comme justification et légitimation de l'ordre existant, critique qui doit servir au transformisme.

Parmi ses premiers membres, on compte Max Horkheimer (1895-1973), qui fut le directeur de l'Institut à partir de 1930, son collègue Theodor W. Adorno (1903-1969) avec qui il écrira après-guerre La Dialectique de la raison, sorte de critique de la société de consommation, Erich Fromm (1900-1980), considéré comme l'un des fondateurs du freudo-marxisme et qui mêla psychanalyse et sociologie quantitative, Walter Benjamin (1892-1940), écartelé entre ses influences messianiques hébraïques et un marxisme inspiré de Lukács (1895-1971), ou encore le juriste, davantage social-démocrate, Franz Neumann (1900-1954). Dans son projet général des années 1930, qui voit la montée en force des fascismes, l'Institut de Recherche Sociale vise à favoriser la collaboration interdisciplinaire et à mêler philosophie et sciences sociales, dans une optique critique qui se veut détachée tant du « marxisme orthodoxe » incarné par le léninisme, l'URSS et la Troisième Internationale que du « marxisme révisionniste », c'est-à-dire social-démocrate, de Bernstein (1850-1932).


L'arrivée d'Hitler au pouvoir contraint l'Institut à fermer ses portes et ses membres, dispersés, à l'exil. Une partie d'entre eux, notamment Horkheimer, Adorno et Marcuse (1898-1979) iront aux États-Unis, où ils rouvriront l'Institut à New York. En 1950, l'Institut rouvre ses portes à Francfort. C'est cette période qui verra les premiers écrits célèbres sur la société de consommation, tels que La Dialectique de la Raison (1944/47), d'Adorno et Horkheimer, ou Éros et civilisation (1955) de Marcuse. En 1958, après une série d'allers-retours entre l'Europe et les États-Unis, Adorno prend la succession d'Horkheimer à la tête de l'Institut.


Les années 1950-1960 voient s'ouvrir une nouvelle phase de l'École de Francfort, tant en raison du nouveau contexte international (guerre froide puis Détente et « coexistence pacifique ») que de la venue d'une nouvelle génération de penseurs, tels Habermas (né en 1929), qui après s'être éloigné de l'Institut à l'époque de L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), y reviendra donner des cours au milieu des années 1960, qui formeront l'ossature de Connaissance et intérêt (1968). L'un de ses élèves, Axel Honneth (né en 1949), célèbre pour sa théorie de la reconnaissance, est aujourd'hui l'actuel directeur de l'Institut.

Source : Les non-alignés

mercredi, 10 juin 2015

"Nous n’attendrons plus les barbares"

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"Nous n’attendrons plus les barbares"

Recension du livre de Jure George Vujic par Pierre Saint-Servant

Ex: http://www.egalitetreconciliation.fr

Les livres qui analysent le déclin occidental ne manquent pas. Récemment, Le Suicide français d’Eric Zemmour s’est, sur ce thème, imposé comme l’un des plus beaux succès d’édition de l’année. Cependant, rares sont ceux qui, une fois le constat établi avec précision, tentent de poser les bases d’une refondation. C’est ce à quoi s’est attaché Jure Vujic qui, avec sa double culture franco-croate, se positionne d’ailleurs plus en défenseur de la civilisation européenne que d’un Occident hypothétique, qui est désormais l’incarnation de tout ce contre quoi nous luttons. Un Occident qui n’est plus que l’autre nom du modèle américano-luthérien souhaitant imposer sa vision unipolaire au monde entier.

vujicpng-ef7ef75-1a584.pngÀ partir du vers du poète grec Cavafy « En attendant les barbares », Jure Vujic file l’image d’une attente rendue vaine par la présence des barbares à l’intérieur même de l’espace européen, les élites s’étant depuis bien longtemps barbarisées. C’est à un véritable examen de conscience que nous appelle Vujic en nous proposant de traquer en nous cette part de barbarie, cet assentiment coupable, qui s’est imposé et s’étend. L’origine de l’apathie des peuples européens est bien là. La colonisation du « mental, de l’imaginaire individuel et collectif européen ». Les peuples de la Vieille Europe sont devenus incapables de réagir à la gravité du réel car leur esprit demeure anesthésié par plusieurs décennies de propagande. Désarmés spirituellement et philosophiquement, privés de leurs ressorts intérieurs, les Européens n’ont plus les ressources nécessaires pour s’opposer aux nombreux assauts venus de l’extérieur.

Détruire le mythe progressiste

Nous n’attendrons plus les barbares est un ouvrage vivifiant en ce qu’il n’hésite pas à rétablir le primat de l’esprit. Dans une époque qui ne raisonne plus qu’en termes économiques et matérialistes, voilà qui sonne neuf. Car il est une évidence que nos élites ne jurant plus que par la sacro-sainte croissance ont oubliée : un peuple ne perdure pas grâce à la prospérité économique, il perdure si demeure, pour le structurer, un socle de valeurs assez solide pour s’imposer au réel et le modeler. La chute de l’Empire Romain ne fut pas une faillite (économique) mais une décadence (spirituelle).

Bien que la pensée de Vujic s’égare quelquefois en circonvolutions complexes, l’idée centrale est que « la refondation culturelle [suppose] de renouer avec une vision radicalement anti-progressiste de l’histoire ». C’est donc à la linéarité de l’histoire et au mythe rationaliste d’un progrès continu de l’humanité que s’attaque Vujic. Au rationalisme, aux idéologies, à la virtualisation intellectuelle de toutes les réalités humaines, Vujic oppose une pensée vitaliste. Nietzsche est souvent évoqué, mais sans caricature, et le philosophe au marteau est mis en perspective de manière heureuse avec, entre autres, le mystique russe Nicolas Berdiaev.

Instituer des îlots de résistance

Ne philosophant pas dans les étoiles, Vujic n’oublie pas de confronter sa vision du monde aux difficiles contraintes du réel. Partant du Traité du rebelle d’Ernst Jünger, il prend parti pour les tenants de l’autonomie, retrouvant ici tant la logique communautariste d’un Jean Raspail que la stratégie du grain de sable qui séduit de plus en plus dans les milieux dissidents. Plutôt que l’opposition frontale, préférer « instituer spontanément des îlots de résistance multiformes autocentrés, autarciques et déconnectés des schémas préétablis de la contestation institutionnelle, bref de vrais espaces de liberté autonomes ». C’est parce qu’elles offrent des pistes concrètes et des directions proposées avec clarté que les vingt dernières pages de l’ouvrage nous semblent essentielles. Nous n’attendrons plus les barbares doit être dans toute bonne bibliothèque de combat.

Pierre Saint-Servant

mardi, 09 juin 2015

Démocratie et démagogie chez Gustave Le Bon

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Démocratie et démagogie chez Gustave Le Bon

LE_BON_a.jpgDans Psychologie des foules, la masse est un tout unitaire, cohérent, une entité douée d’une psychologie propre, simpliste et déraisonnée. Paru en 1895, l’ouvrage qui analyse l’ère des foules, pose déjà l’enjeu de la démocratie libérale contemporaine.

C’est une erreur de considérer que Gustave Le Bon méprise purement et simplement le peuple, ou toute forme de groupement humain se trouvant lié par un certain nombre de dénominateurs communs, ou par une relative proximité. Ce n’est pas même l’humain « moyen » que Le Bon voit d’un mauvais œil, mais bien la dégénérescence propre aux mouvements grégaires. La stupidité des foules et les conséquences de leurs agissements. À l’heure des médias de masse, de la culture de masse, de l’industrie de masse, la lecture de Psychologie des foules nous interroge sur l’opportunité de décrire la réalité contemporaine comme une nouvelle ère des foules, sinon l’ère de la foule, unique et unitaire.

De l’ère des foules à la fin du pluriel

Si l’ouvrage entreprend de dresser le portrait psychologique de la foule-type, c’est bien pour comprendre le phénomène dans sa multiplicité à une période où les foules font l’histoire à force de barricades, pendant les Trois Glorieuses ou pendant la Commune. Aujourd’hui, il ne semble plus y avoir qu’une seule foule capable de décider du destin d’un pays dans les démocraties occidentales. Cette foule est toute entière tournée vers le spectacle de la politique réelle, celle qui trouve un écho dans le concret et non pas seulement dans les idées, et se nomme électorat. Les foules électorales sont certes analysées dans l’ouvrage, mais comme un type de foule parmi d’autres à une époque où le jeu politique et médiatique n’est pas une distraction permanente pour l’essentiel de la population, qui nourrit d’ailleurs encore pour partie, d’autres aspirations qu’un vague changement illusoire mais continu laissant naître à chaque fois un espoir nouveau.

Or aujourd’hui les manifestations-monstres existent certes, mais sont impuissantes puisqu’elles se refusent à user de la seule légitimité qui lui serait accessible : celle du plus fort. Les mouvements dissidents s’effondrent les uns après les autres, volontairement incapables de se nourrir au banquet démocratique et, complicité médiatique aidant, quelques anarchistes virulents ou quelques nationalistes décidés seraient bien vite réprimés et marginalisés. Si bien qu’au final, la mécanique parfaitement huilée, l’articulation de la politique, de la justice et de la culture médiatique actuelles façonne une seule et unique foule qui compte et que l’on considère, celle du gigantesque corps électoral, centre de gravité vers lequel converge toute la société. Les listes électorales sont les uniques registres des personnes dignes d’intérêt pour le pouvoir.

La médiocrité pour valeur sûre 

À mesure que cette foule s’étale et s’uniformise dans un mouvement tentaculaire, s’arrogeant les uns après les autres les individus mus par une sociabilité naturellement conformiste, la foule moderne que nous décrivons ici, intolérante au même titre que toutes les foules selon Le Bon, devient le groupe cible le plus exploitable et le plus important jamais formé. Également le plus bête et le plus méchant, puisque les foules sont supposées ne pouvoir ni raisonner ni connaître des positions nuancées.

La médiocratie qu’impose nécessairement l’horizontalité du régime démocratique devient alors une obligation écrasant les individualités en même temps qu’un outil de manipulation extraordinaire. Le pari politicien étant celui que tout le monde peut tendre à la médiocrité, on flatte les médiocres et ne s’adresse qu’à eux. Les autres seront au moins capables de comprendre. C’est ce que revendique Georges Frêche lorsqu’il avoue : « Je fais campagne auprès des cons et là je ramasse des voix en masse. ». Alors le contrôle de la foule est parfait : la grossièreté qu’implique la médiocrité, l’absence absolue de nuances, correspondent parfaitement au comportement des foules qui ne savent raisonner de façon complexe, mais qui sont particulièrement promptes à l’émotion vive. Agiter des chiffons, agiter des images excite la foule démocratique, et la renforce dans un même mouvement. Plus elle tendra vers l’ébullition, plus elle sera intolérante, et plus elle sera grande et victorieuse de la marginalité. La question de la responsabilité individuelle et de la réflexion personnelle comme facteur de compétence en démocratie, traditionnellement posée par l’anarchisme dit « de droite » (représenté notamment par le baroque Michel-Georges Micberth), prend alors tout son sens quant au magma que nous décrivons. Une coulée de lave fonçant irrémédiablement dans une seule et même direction. Le Bon conçoit d’ailleurs la foule comme une femme ou un enfant. Et si il existe plus de types de foules que de types de femmes, on peut néanmoins prolonger et accorder du crédit à cette comparaison : la foule et la femme sont comme des taureaux qui ne se laissent prendre que par les cornes.

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Et la foule démocratique s’auto-alimente et se manipule avec d’autant plus de facilité que les réseaux prétendument sociaux, les rues, les lieux publics sont autant de cellules d’une prison panoptique : l’État et ses alliés voient sans être vus, parlent sans être identifiés. Tout juste voit-on encore quelques marginaux utiles à faire apparaître le contraste entre le bien et le mal. La structure hégémonique à laquelle sécurité sociale, sécurité relative et liberté apparente nous retiennent tous, nous met à contribution, nous incitant à nous calmer dès que la foule que nous formons serait susceptible de lui échapper pour se choisir d’autres chefs. Il est interdit de faire de l’ombre à ce qui n’est pas un grand complot de la manipulation des masses à des fins secrètes, conservées dans les esprits de quelques géants aux mains crochues, mais tout simplement le régime le plus stable parce que le plus bête, qui donne à chacun l’illusion de la belle et grande liberté dans un espace aussi net que le ciel pur des « Idées Républicaines » faisant de l’histoire un long fleuve tranquille.

dimanche, 07 juin 2015

Ibn Jaldún y la democracia desde abajo

por Antoni Aguiló

Ex: http://paginatransversal.wordpress.com

¿Por qué Bin Laden resulta un nombre tan popular en Occidente mientras que los nombres y contribuciones de figuras clave del mundo árabe apenas se conocen? ¿Por qué los cánones académicos dominantes marginan a sociólogos como Ibn Jaldún, de cuya muerte se cumplen estos días 609 años? ¿Qué aportaciones hizo para construir democracias desde abajo más allá de los lenguajes y narrativas políticas occidentales?

A pesar de la distancia histórica y cultural que nos separa de Ibn Jaldún, su pensamiento merece ser rescatado y resignificado no sólo con el propósito de reivindicar su papel en el desarrollo inicial de la sociología, la historia y la economía en Occidente, sino para ponerlo al servicio de las luchas por la diversidad democrática en un contexto que a escala global busca homogenizar la democracia y neutralizar aquellas manifestaciones que no se ajustan a las pautas de la ortodoxia política liberal. En este sentido, las ideas políticas de Ibn Jaldún siguen siendo una herramienta útil para desarrollar perspectivas inscritas en el horizonte de una nueva cultura política regida por la “demodiversidad” de la que hablan Boaventura de Sousa y Leonardo Avritzer: “La coexistencia pacífica o conflictiva de diferentes modelos y prácticas democráticas”.

Reconstruir la democracia sobre la base de la demodiversidad es uno de los desafíos éticos y políticos más urgentes de nuestro tiempo. En las últimas décadas el proyecto neoliberal ha generado un empobrecimiento democrático basado en la hegemonía mundial de una democracia representativa, partidocrática, mercantilizada, patriarcal, vacía de contenido y saturada de corrupción, fuera de la cual, sostienen los interesados en su predominio, sólo existen el populismo y la ingobernabilidad. Frente a este reduccionismo, el fortalecimiento social e institucional de la demodiversidad implicaría varios aspectos, como la ampliación de nuestros marcos conceptuales para incorporar diversas formas, lenguajes y experiencias democráticas; la apertura de nuestros criterios normativos a múltiples historias y tradiciones de pensamiento democrático marginadas e invisibilizadas; y el combate del eurocentrismo en las ciencias sociales y humanas, expresado en discursos de inspiración colonial (a lo Fukuyama sobre el “fin de la historia”), que presentan la democracia como un valor exclusivo y originario de Occidente.

La asabiya documentada en el siglo XIV por Ibn Jaldún en referencia a las poblaciones nómadas del Magreb constituye el núcleo de su aportación al enriquecimiento de las formas democráticas de participación. Aunque no hay una traducción literal del término, designa una práctica sociocultural de acción colectiva y solidaria ejercida en el marco de las actividades de la comunidad, por lo que desde categorías occidentales se ha interpretado como solidaridad grupal, espíritu comunitario o cohesión social basada en la consanguinidad y el parentesco. Para Ibn Jaldún, los pueblos organizados política y socialmente en estructuras tribales demuestran una práctica más auténtica de la asabiya. Aunque no todos la desarrollan necesariamente ni en la misma medida, como escribe en la Muqaddimah: “Mediante la solidaridad de la asabiya los seres humanos logran su defensa, su resistencia, sus reclamaciones y la realización de todo proyecto en pro del cual encauza sus fuerzas unidas”. Así, en cuanto fuerza que impulsa y cohesiona una comunidad política, se establece un lazo indisoluble entre la asabiya y el ejercicio de la soberanía popular como construcción colectiva de la autonomía.

Aunque la asabiya alude al espíritu comunitario que Ibn Jaldún detecta en las poblaciones beduinas del desierto, se trata de un concepto que va más allá de sus expresiones locales de política y comunidad capaz de contribuir a la ampliación del reducido canon democrático construido en torno a la democracia liberal. El propio Ibn Jaldún advierte que no constituye una particularidad exclusivamente nómada ni basada sólo en lazos de sangre: “El verdadero parentesco consiste en esa unión de los corazones que hace valer los lazos sanguíneos y que impele a los seres humanos a la solidaridad; exceptuada esa virtud, el parentesco no es más que una cosa prescindible, un valor imaginario, carente de realidad”. Así, una causa social o política que suma esfuerzos y voluntades puede activar el potencial de la asabiya para construir alianzas independientemente de las relaciones de consanguinidad.

url17.jpegResignificar la democracia desde la asabiya permite visibilizar racionalidades y prácticas políticas que apuestan por el significado radical de la democracia como poder popular. En efecto, la teoría democrática convencional concibe la democracia como un sistema de gobierno en el que la mayoría elige a sus representantes, a quienes les es conferido el poder del pueblo. Aunque reconoce que el pueblo es el titular legítimo del poder, este se ejerce de manera elitista y sin el pueblo. Por el contrario, la asabiya permite profundizar y extender el ejercicio de la democracia radical dando cuenta de la infinita diversidad y complejidad de formas de articulación del poder comunitario: el movimiento de mujeres kurdas en Kobane, organizadas solidariamente contra el Estado Islámico; los vecinos de Gamonal, unidos frente al despilfarro del gobierno municipal; las luchas de las travestis de São Paulo (y, en general, de Brasil), que se juegan la vida todos los días combatiendo en la calle el machismo y la violencia policial; el movimiento de víctimas y afectados por la tragedia química de Bhopal, que ha logrado unir a musulmanes e hindúes en lucha contra el Estado indio y la transnacional Dow Chemical, etc.

Ahora que la crisis ha hecho más evidente la farsa que supone la democracia liberal tal y como la conocemos, es tiempo de forjar nuevas asabiyas entre los pueblos y movimientos del Sur global como base de luchas por otras democracias: populares, radicales, comunitarias, directas, etc. El resquebrajamiento de la hegemonía neoliberal y de su partidocracia de mercado posibilita un proceso de apertura democrática con potencial emancipador. No se trata sólo de cuestionar una versión restringida de la democracia que desacredita las alternativas existentes, sino de aprovechar la ventana de oportunidad abierta para crear nuevas posibilidades políticas, nuevas gramáticas que incorporen formas de complementariedad entre las distintas formas de democracia, formas inéditas de relación entre el Estado y la sociedad, experiencias plurales de autogobierno, innovaciones institucionales y hábitos participativos más allá (y a pesar) de la cultura política liberal.

En este contexto, desde los parámetros eurocéntricos de la democracia liberal, la asabiya aparece como un fenómeno local o un residuo folklórico que nada aporta al discurso de la representación, la legitimidad de las urnas y el ejercicio del poder en pocas manos. Sin embargo, para los movimientos y tradiciones de pensamiento político que buscan ejercer el poder desde abajo, es una contribución esencial a los procesos de democratización basados en la radicalidad y la diversidad de la democracia. Hoy más que nunca ha llegado el momento de abrir el candado institucional de la democracia liberal. Por eso, lo más revolucionario que se puede hacer es sumarse al siempre largo y difícil proceso de lucha por otra democracia.

Fuente: Jaque al Neoliberalismo

samedi, 06 juin 2015

Gossip : pourquoi faire la leçon aux ados quand les adultes font pire ?

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Gossip: pourquoi faire la leçon aux ados quand les adultes font pire?
 
Sur Canal+, les adultes ont "Le Petit Journal". Sur Gossip, leurs enfants ont un « micro-journal ». Le même humour, mais version courte. Il faudrait quand même être gonflé pour le leur reprocher.
 
Ecrivain, journaliste
 

Ex: http://www.bvoltaire.fr

L’application Gossip vient d’être suspendue après des plaintes dans un lycée privé strasbourgeois. Gossip – référence à la série américaine Gossip Girl – n’existe que depuis un mois, mais est déjà devenue un phénomène. Son objet – poster des ragots anonymes – rencontre un vif succès auprès des corbeaux boutonneux qui peuvent ainsi lancer, sans crainte d’être inquiétés, toutes sortes de malveillances (140 caractères, comme sur Twitter, et une apparition qui dure dix secondes) assorties éventuellement de « preuves » (film, photo, etc). On se doute que le thème favori n’en est pas la résolution d’équations : il n’y est question que de sexualité et de « plastique », on y trouve essentiellement injures, vannes salaces et railleries méchantes.

« Cela a créé une ambiance horrible dans le lycée. Tout le monde cherche à savoir qui a écrit quoi », témoigne une lycéenne. « Moi, ça m’a beaucoup blessée. C’est difficile de retourner en cours quand tu sais que tout le lycée l’a vu », confie une autre, qui en a fait les frais.

Toute la presse s’émeut de ce harcèlement version 2.0. La créatrice de l’appli affirme croix-de-bois-croix-de-fer avoir « ciblé les 20-35 ans actifs » et ne pas s’être attendue « à ce que des collégiens se ruent sur Gossip ». Elle reconnaît avoir « été un peu naïve »

Mais, bien sûr, les 20-35 ans, qui rentrent dans la vie active et commencent à avoir des enfants, n’ont rien de mieux à faire, quand ils ont un moment de libre, que colporter anonymement – gniark, gniark – des ragots sur la Toile. Mais, bien sûr, les adolescents ne soupçonnent même pas l’existence des réseaux sociaux et ne se servent d’Internet que pour télécharger les épisodes de Babar. Et quand, par hasard, ils postent un commentaire, une réflexion, c’est toujours fin et délié comme un sonnet de Ronsard.

Ôtez-moi d’un doute : depuis quand la créatrice, et tous ceux qui s’ébaudissent, n’ont-ils pas mis les pieds dans un établissement lambda de l’enseignement secondaire ?

Les adolescents n’ont jamais été des angelots, mais le climat ambiant rend certains d’entre eux passablement terrifiants. Jeunes poulains agressifs que personne – ni parents, trop désireux de se faire aimer, ni professeurs, trop occupés à survivre – ne songe à débourrer, jeunes poulains désœuvrés que le travail scolaire n’occupe pas assez, jeunes poulains désorientés auxquels le monde des adultes répète stupidement, comme si cela avait jamais fonctionné, « faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais ». Car en quoi leur « Manon est la plus moche de la classe » serait-il plus odieux que le « Je ne vais quand même pas me taper Julie Pietri ! » de Jean-Luc Lahaye, qui a fait ricaner, sur le plateau télé, toute la galerie ? En quoi leurs allusions graveleuses sur l’une ou l’autre seraient-elles plus répréhensibles que le gros rire gras de Laurent Ruquier quand il évoquait, à demi-mot, samedi dernier, devant l’intéressée, dans « On n’est pas couché », la masturbation que Léa salamé lui aurait « inspirée » ? Alors quoi ? Il faudrait savoir ! C’est drôle ou ce n’est pas drôle ? Il faut en rire ou en pleurer ? S’indigner ou se marrer ?

Les réseaux sociaux sont leur télé. Sur Canal+, les adultes ont « Le Petit Journal ». Sur Gossip, leurs enfants ont un « micro-journal ». Le même humour, mais version courte. Il faudrait quand même être gonflé pour le leur reprocher.

mercredi, 20 mai 2015

Les « youtubeuses », nouvelles passions de nos adolescentes

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Les « youtubeuses », nouvelles passions de nos adolescentes
 
Mais que font donc les adolescentes quand elles sont rentrées de l’école et ont terminé leur goûter ?
 
Ecrivain, journaliste
Ex: http://www.bvoltaire.fr
 

Mais que font donc les adolescentes quand elles sont rentrées de l’école et ont terminé leur goûter ? Leurs devoirs, peut-être ? Quelle drôle d’idée. Elles vont sur Internet, bien sûr, pour regarder avec passion les « youtubeuses », ces « faiseuses de tendance » à peine pubères, prodiguant doctement, du fond de leur petite chambre, des conseils éclairés à leurs congénères… qui boivent leurs paroles et « likent » comme des folles. C’est un phénomène. Depuis quelques mois, toute la presse en parle. Exit les blogueuses qui font déjà figure de sœurs Lumière de la Toile.

Les plus « vues » d’entre elles sont déjà repérées et courtisées. Par les médias et par les marques. Leur petite séquence postée sur YouTube est comme un selfie qui aurait le son et le mouvement : moi, ma vie, mon œuvre. Mon joli chignon, mes remèdes anti-bouton, mon vernis pailleté sur mes petits petons. On se doute que les petites y apprendront plus sûrement les astuces pour appliquer l’eye-liner que le théorème de Thalès, l’art de converser comme Nabilla plutôt qu’Anne Chopinet. Elles perdaient déjà leur temps à écouter, admiratives, les lolitas narcissiques de leur lycée ; grâce au miracle Internet, elles vont pouvoir écouter les lolitas narcissiques de tous les lycées. Et leurs fadaises réunies. Mamma Mia ! Autant vous dire que le lave-vaisselle n’est pas près d’être vidé, la chambre rangée, les verbes forts d’allemand torchés. Mais leurs ongles de doigt de pied, eux, seront parfaitement faits. Et cela, pour les parents, c’est réconfortant.

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Mais comme pour tout ce qui se passe sur Internet, le pire et le meilleur arrivent souvent bras dessus, bras dessous. Et la bonne nouvelle – il y en a une – est que les « youtubeuses » vont peut-être enfin ébranler l’oligarchie de la presse féminine, jusque-là seule prescriptrice auprès des femmes de ce qu’il faut acheter, aimer, voter. Imposant le prêt-à-penser en même temps que le prêt-à-porter. L’autoritaire, l’absurde presse féminine, qui a fait de la femme un objet – une carte bleue – et distille une idéologie lisse, aseptisée, ne tolérant aucun son de cloche « divergent » au-delà de la couleur du rouge à lèvres.

Natoo (pour Nathalie) est une des plus populaires youtubeuses de France. À 27 ans, elle en est aussi la doyenne. Son créneau est celui de l’autodérision, elle compte plus d’un million d’abonnés. Gardien de la paix dans la vraie vie, elle a travaillé à la brigade de nuit d’un commissariat de l’Essonne : « Je crois que notre succès tient au fait qu’on est des gens lambda. Avant, tu n’avais pas la possibilité de passer à la télé sans réseau ni agent. Moi, je tourne chez moi, avec trois lampes et un fond vert tendu devant le canapé… » Elle vient de sortir un livre parodique sur la presse féminine, mais qui relève à dire vrai de la grosse bouffonnerie. Allez, encore un petit effort, il faut oser les « vrais » sujets. Déboulonnez-nous ces mijaurées bornées !

mardi, 12 mai 2015

Les bobos!

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Les bobos!

Tribune de Vincent Revel

Ex: http://fr.novopress.info

Pour clarifier ce que j’entends par bobo, je vais reprendre la définition qu’Alain Finkielkraut nous donne dans son ouvrage L’identité malheureuse. Le bobo, « nouveau type humain », est né avec Mai 68. « Comme son nom l’indique, celui-ci n’est pas né de rien, mais du croisement entre l’aspiration bourgeoise à une vie confortable et l’abandon bohème des exigences du devoir pour les élans du désir, de la durée pour l’intensité, des tenues et des postures rigides, enfin, pour une déconstruction ostentatoire. Le bobo veut jouer sur deux tableaux : être pleinement adulte et prolonger son adolescence à n’en plus finir. »

Ce qui veut dire que le bobo se croit être cool, attaché au camp des gentils puisque partisan sans condition du multiculturalisme et progressiste jusqu’au bout des ongles. De ce fait, il est plus que prévisible car il se veut non conformiste alors qu’en réalité son discours et son attitude correspondent à la pensée unique. Il est dans l’air du temps tout en se voulant rebelle. Il déteste plus que tout l’histoire de son peuple. Son péché mignon ultime est de se définir citoyen du monde. C’est un adepte du sans-frontiérisme, souvent proche du sans-papiérisme.

bobos-parisiens-L-2EjmgE.jpegComme le dit Régis Debray dans son Eloge des frontières, il adhère sans restriction à « une idée bête qui enchante l’Occident : l’humanité, qui va mal, ira mieux sans frontières. » Ces dernières sont devenues à sa vue un blocage insupportable au grand melting-pot et aux échanges de marchandises, de capitaux et de personnes soi-disant librement consentis. Paradoxalement, le bobo, malgré son militantisme pour le droit à la différence, vit pour une globalisation uniformisante. L’exotisme est pour lui un exutoire car c’est un grand sentimental dans une version télé-réalité pour les riches.

Le top du top pour le « bobo » est d’être capable d’afficher un air décontracté et faussement enthousiaste lorsqu’il explique à ses proches ses dernières vacances passées loin de France. Pour être un vrai bobo, il est primordial de proclamer haut et fort, avec un air béat, enjoué : « qu’est-ce que c’est mieux chez eux ! », « puis qu’est-ce qu’ils sont ouverts et accueillants ! » Sans prendre le risque de passer pour un touriste de base (« un beauf » dans leur jargon), il faut absolument que le bobo arrive à communiquer son émerveillement sur cet ailleurs idéalisé souvent à l’extrême.

En même temps, vous me direz avec justesse que c’est le but de toutes vacances, que de revenir émerveiller et reposer. Mais ce qui fait la vraie différence entre un bobo et un touriste lambda, c’est que le premier revendiquera, souvent avec conviction et virulence, le droit des peuples à demeurer eux-mêmes. Il n’hésitera pas à se faire l’ambassadeur de peuplades lointaines et sera prêt à défendre des coutumes parfois très éloignées de ses principes qui pourraient justement aussi choquer plus d’un « beauf ». Il se fera donc le champion de la lutte contre le capitalisme, qui impose une mondialisation sauvage, sans non-plus remettre en cause les effets dévastateurs que celui-ci peut avoir sur son propre pays tout en omettant, hypocritement, de préciser que ce même capitalisme lui permet d’être un membre privilégie d’une caste cosmopolite.

Pour être simple, quand les bobos partent en Turquie, en Tunisie, en Egypte, au Kenya, en Thaïlande, ils aiment y trouver l’esprit du pays et les traditions attachées à ces nations jusqu’à s’en extasier tellement il est bon pour l’esprit de voir des êtres enracinés dans une longue tradition. Jusque là, je ne leur fais aucun reproche car je pense presque comme eux sauf que je revendique le même droit pour tous les peuples et j’insiste que ce droit ne doit pas être réservé qu’aux seuls continents asiatique et africain. C’est ce que je nomme le vrai droit à la diversité.

Mais pour le bobo, l’essentiel est ailleurs. Sa mauvaise conscience, alimentée par 40 ans de culpabilisation, l’oblige à endosser la cape du défenseur des peuples opprimés, des minorités. Car comme le précise Régis Debray « le sans-frontiérisme excelle à blanchir ses crimes. Mieux : il a transformé un confusionnisme en messianisme. »

Dans son esprit narcissique et déraciné, digne enfant gâté d’une société qui a appris à se détester, le seul méchant ne peut être que l’Occident blanc, riche et opulent, responsable de tous les maux de la terre (croisades, esclavage, colonisations, pollution…).

De cette façon, il garde l’esprit tranquille, déconstruit égoïstement les sociétés qui lui ont permis de grandir et continue de profiter, sans gêne, d’un système profondément injuste qu’il fait mine de dénoncer pour pouvoir maintenir un niveau de vie répondant à son exigence de consommateur. Pour schématiser, comme le dit très bien Éric Zemmour dans son livre Le Suicide français, « les bobos sont des prédateurs aux paroles de miel. Ils exaltent la diversité à l’abri de leurs lofts cossus… Ils vantent l’école publique et le vivre-ensemble, mais profitent de leurs relations pour contourner la carte scolaire dès que l’école de leurs enfants est submergée d’enfants de l’immigration. » En politique, ils sont plus que reconnaissables tellement ils ressemblent à Madame Vesperini, personnage de fiction de l’excellent polar Territoires d’Olivier Norek. Avec eux, le cynisme, le mépris, les mensonges, le clientélisme et l’hypocrisie n’ont plus de borne.

Mais aujourd’hui, face à la violence islamique, leur monde se fissure comme le démontre la virulente opposition ayant eu lieu lors de l’émission de Ruquier entre Aymeric Caron et Caroline Fourest. Ceci est une petite nouveauté, suffisante pour être soulignée !

Vincent Revel

lundi, 20 avril 2015

Michéa: «On ne peut être politiquement orthodoxe»...

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Jean-Claude Michéa: «On ne peut être politiquement orthodoxe»...

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Jean-Claude Michéa à la revue anarcho-libertaire Ballast. Il revient, notamment, sur la « nouvelle stratégie Godwin (ou de reductio ad hitlerum) » de la gauche libérale qui vise à faire taire toute pensée critique...

Jean-Claude Michéa, dont l'essentiel de l’œuvre est désormais disponible dans la collection de poche Champs, des éditions Flammarion, a récemment publié chez cet éditeur La gauche et le peuple, un livre de débat avec Jacques Julliard

Vous venez du PCF et possédez, à la base, une formation marxiste. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à ces « frères ennemis », pour reprendre la formule de Guérin, que sont Bakounine, Proudhon, Rocker, Camus, Durruti, Voline, Goodman, Louise Michel, Albert Thierry, Chomsky, Landauer, James C. Scott ou Graeber, que vous ne cessez de citer au fil de vos textes ?

Bien des problèmes rencontrés par le mouvement anticapitaliste moderne tiennent au fait que le terme de « socialisme » recouvre, depuis l’origine, deux choses qu’il serait temps de réapprendre à distinguer. Il s’applique aussi bien, en effet, à la critique radicale du nouvel ordre capitaliste issu des effets croisés de la révolution industrielle et du libéralisme des Lumières qu’aux innombrables descriptions positives de la société sans classe qui était censée succéder à cet ordre, qu’il s’agisse du Voyage en Icarie de Cabet, du nouveau monde sociétaire de Charles Fourier ou de la Critique du programme de Gotha de Karl Marx. Or il s’agit là de deux moments philosophiquement distincts. On peut très bien, par exemple, accepter l’essentiel de la critique marxiste de la dynamique du capital (la loi de la valeur, le fétichisme de la marchandise, la baisse tendancielle du taux de profit, le développement du capital fictif etc.) sans pour autant souscrire – à l’instar d’un Lénine ou d’un Kautsky – à l’idéal d’une société reposant sur le seul principe de la grande industrie « socialisée » et, par conséquent, sur l’appel au développement illimité des « forces productives » et à la gestion centralisée de la vie collective (pour ne rien dire des différentes mythologies de l’« homme nouveau » – ou artificiellement reconstruit – qu’appelle logiquement cette vision « progressiste »). C’est donc l’échec, rétrospectivement inévitable, du modèle « soviétique » (modèle qui supposait de surcroît – comme l’école de la Wertkritik l’a bien montré – l’occultation systématique de certains des aspects les plus radicaux de la critique de Marx) qui m’a graduellement conduit à redécouvrir les textes de l’autre tradition du mouvement socialiste originel, disons celle du socialisme coopératif et antiautoritaire, tradition que l’hégémonie intellectuelle du léninisme avait longtemps contribué à discréditer comme « petite-bourgeoise » et « réactionnaire ».

J’ajoute que dans mon cas personnel, c’est avant tout la lecture - au début des années 1970 - des écrits de Guy Debord et de l’Internationale situationniste (suivie, un peu plus tard, de celle de George Orwell, de Christopher Lasch et d’Ivan Illich) qui m’a progressivement rendue possible cette sortie philosophique du modèle léniniste. Les analyses de l’I.S. permettaient à la fois, en effet, de penser le capitalisme moderne comme un « fait social total » (tel est bien le sens du concept de « société du Spectacle » comme forme accomplie de la logique marchande) et d’en fonder la critique sur ce principe d’autonomie individuelle et collective qui était au cœur du socialisme coopératif et de l’« anarcho-syndicalisme ». Et cela, au moment même où la plupart des intellectuels déçus par le stalinisme et le maoïsme amorçaient leur repli stratégique sur cet individualisme libéral du XVIIIe siècle – la synthèse de l’économie de marché et des « droits de l’homme » – dont le socialisme originel s’était précisément donné pour but de dénoncer l’abstraction constitutive et les implications désocialisantes.

Mais, au fond, on sent que la tradition libertaire est chez vous une profonde assise morale et philosophique bien plus qu’un programme politique (pourtant présent, aujourd’hui encore, dans tous les mouvements anarchistes constitués de par le monde). Quelles sont les limites théoriques et pratiques que vous lui trouvez et qui vous empêchent de vous en revendiquer pleinement ?

C’est une question assurément très complexe. Il est clair, en effet, que la plupart des anarchistes du XIXe siècle se considéraient comme une partie intégrante du mouvement socialiste originel (il suffit de se référer aux débats de la première internationale). Mais alors qu’il n’y aurait guère de sens à parler de « socialisme » avant la révolution industrielle (selon la formule d’un historien des années cinquante, le « pauvre » de Babeuf n’était pas encore le « prolétaire » de Sismondi), il y en a clairement un, en revanche, à poser l’existence d’une sensibilité « anarchiste » dès la plus haute Antiquité (et peut-être même, si l’on suit Pierre Clastres, dans le cas de certaines sociétés dites « primitives »). C’est ce qui avait, par exemple, conduit Jaime Semprun et l’Encyclopédie des nuisances à voir dans l’œuvre de Pao King-yen et de Hsi K’ang - deux penseurs chinois du troisième siècle – un véritable « éloge de l’anarchie » (Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois, paru en 2004).

Cela s’explique avant tout par le fait que la question du pouvoir est aussi ancienne que l’humanité – contrairement aux formes de domination capitalistes qui ne devraient constituer, du moins faut-il l’espérer, qu’une simple parenthèse dans l’histoire de cette dernière. Il s’est toujours trouvé, en effet, des peuples, ou des individus, si farouchement attachés à leur autonomie qu’ils mettaient systématiquement leur point d’honneur à refuser toute forme de servitude, que celle-ci leur soit imposée du dehors ou, ce qui est évidemment encore plus aliénant, qu’elle finisse, comme dans le capitalisme de consommation moderne, par devenir « volontaire ». En ce sens, il existe incontestablement une tradition « anarchiste » (ou « libertaire ») dont les principes débordent largement les conditions spécifiques de la modernité libérale (songeons, par exemple, à l’œuvre de La Boétie ou à celle des cyniques grecs) et dont l’assise principale – je reprends votre formule – est effectivement beaucoup plus « morale et philosophique » (j’ajouterais même « psychologique ») que politique, au sens étroit du terme.

C’est évidemment la persistance historique de cette sensibilité morale et philosophique (l’idée, en somme, que toute acceptation de la servitude est forcément déshonorante pour un être humain digne de ce nom) qui explique le développement, au sein du mouvement socialiste originel - et notamment parmi ces artisans et ces ouvriers de métier que leur savoir-faire protégeait encore d’une dépendance totale envers la logique du salariat - d’un puissant courant  libertaire, allergique, par nature, à tout « socialisme d’Etat », à tout « gouvernement des savants » (Bakounine) et à toute discipline de parti calquée, en dernière instance, sur les seules formes hiérarchiques de l’usine bourgeoise. Le problème c’est qu’au fur et à mesure que la dynamique de l’accumulation du capital conduisait inexorablement à remplacer la logique du métier par celle de l’emploi (dans une société fondée sur le primat de la valeur d’usage et du travail concret, une telle logique devra forcément être inversée), le socialisme libertaire allait progressivement voir une grande partie de sa base populaire initiale fondre comme neige au soleil. Avec le risque, devenu patent aujourd’hui, que la critique anarchiste originelle – celle qui se fondait d’abord sur une « assise morale et philosophique » – laisse peu à peu la place à un simple mouvement d’extrême gauche parmi d’autres, ou même, dans les cas les plus extrêmes, à une posture purement œdipienne (c’est ainsi que dans un entretien récent avec Raoul Vaneigem, Mustapha Khayati rappelait qu’une partie des querelles internes de l’I.S. pouvaient s’expliquer par le fait qu’« un certain nombre d’entre nous, autour de Debord, avait un problème à régler, un problème avec le père »).

La multiplication des conflits de pouvoir au sein de nombreuses organisations dites « libertaires » – conflits dont les scissions répétitives et la violence des polémiques ou des excommunications sont un symptôme particulièrement navrant – illustre malheureusement de façon très claire cette lente dégradation idéologique d’une partie du mouvement anarchiste moderne : celle dont les capacités de résistance morale et intellectuelle au maelstrom libéral sont, par définition, les plus faibles – comme c’est très souvent le cas, par exemple, chez les enfants perdus des nouvelles classes moyennes métropolitaines (le microcosme parisien constituant, de ce point de vue, un véritable cas d’école ). De là, effectivement, mes réticences à me situer aujourd’hui par rapport au seul mouvement anarchiste orthodoxe et, surtout, mon insistance continuelle (dans le sillage, entre autres, d’Albert Camus et d’André Prudhommeaux) à défendre cette idée de « décence commune » dont l’oubli, ou le refus de principe, conduit presque toujours un mouvement révolutionnaire à céder, tôt ou tard, à la fascination du pouvoir et à se couper ainsi des classes populaires réellement existantes.

On a du mal à savoir ce que vous pensez précisément de l'État – une problématique pourtant chère aux marxistes comme aux anarchistes...

Je n’ai effectivement pas écrit grand-chose sur cette question (sauf, un peu, dans la Double pensée et dans mon entretien avec le Mauss), tant elle me semble polluée par les querelles terminologiques. Ce que marxistes et anarchistes, en effet, critiquaient sous le nom d’État au XIXe siècle ne correspond plus entièrement à ce qu’on range aujourd’hui sous ce nom (pour ne rien dire de la critique libérale de l’État qui relève d’une autre logique, malheureusement trop facilement acceptée par certains « anarchistes » parisiens tendance Largo Winch). Le mieux est donc de rappeler ici quelques principes de bon sens élémentaire. Ce qui commande une critique socialiste/anarchiste de l’État, c’est avant tout la défense de l’autonomie populaire sous toutes ses formes (cela suppose naturellement une confiance de principe dans la capacité des gens ordinaires à s’autogouverner dans toute une série de domaines essentiels de leur vie).

Autonomie dont le point d’ancrage premier est forcément toujours local (la « commune » pris au sens large du mot – cf. Marx –, c’est-à-dire là où un certain degré de face-à-face, donc de démocratie directe – est en droit encore possible). Cela implique donc :
a) la critique de tout pouvoir bureaucratique séparé et qui entendrait organiser d’en haut la totalité de la vie commune.
b) la critique de la mythologie républicaine de « l’Universel » dont l’État serait le fonctionnaire, du moins si par « universel » on entend l’universel abstrait, pensé comme séparé du particulier et opposé à lui. L’idée en somme que les communautés de base devraient renoncer à tout ce qui les particularise pour pouvoir entrer dans la grande famille uniformisée de la Nation ou du genre humain. En bon hégélien, je pense au contraire que l’universel concret est toujours un résultat – par définition provisoire – et qu’il intègre la particularité à titre de moment essentiel (c’est-à-dire non pas comme « moindre mal », mais comme condition sine qua non de son effectivité réelle). C’est pourquoi – mais on l’a déjà dit mille fois – l’État et l’Individu modernes (autrement dit, l’État « universaliste » et l’individu « séparé de l’homme et de la communauté », Marx) définissent depuis le début une opposition en trompe l’œil (c’est Hobbes qui a génialement démontré, le premier, que l’individu absolu – celui que vante le « rebelle » libertarien – ne pouvait trouver sa vérité que dans l’État absolu [et réciproquement]).

L’individu hors-sol et intégralement déraciné (le « self made man » des libéraux) n’est, en réalité, que le complément logique du Marché uniformisateur et de l’État « citoyen » et abstrait (tout cela était déjà admirablement décrit par Marx dans la question juive). La base de toute société socialiste sera donc, à l’inverse, l’homme comme « animal social » (Marx) et capable, à ce titre, de convivialité (le contraire, en somme de l’individu stirnero-hobbesien). Le dernier livre de David Graeber sur la dette (qui prolonge les travaux du Mauss), contient, du reste, des passages remarquables sur ce point (c’est même la réfutation la plus cruelle qui soit du néo-utilitarisme de Lordon et des bourdivins). C’est pourquoi une critique socialiste/anarchiste de l’État n’a de sens que si elle inclut une critique parallèle de l’individualisme absolu. On ne peut pas dire que ce lien soit toujours bien compris de nos jours !

Pour autant, et à moins de rêver d’une fédération mondiale de communes autarciques dont le mode de vie serait nécessairement paléolithique, il est clair qu’une société socialiste développée et étendue à l’ensemble de la planète suppose une organisation beaucoup plus complexe à la fois pour rendre possible la coopération amicale entre les communautés et les peuples à tous les niveaux et pour donner tout son sens au principe de subsidiarité (on ne délègue au niveau supérieur que les tâches qui ne peuvent pas être réalisé au niveau inférieur [ce qui est exactement le contraire de la façon de procéder liée à l’Europe libérale]). C’est évidemment ici que doit se situer la réflexion – compliquée – sur le statut, le rôle et les limites des services publics, de la monnaie, du crédit public, de la planification, de l’enseignement, des biens communs etc.

Tout comme Chomsky, je ne suis donc pas trop gêné – surtout en ces temps libéraux – par l’emploi du mot « étatique » s’il ne s’agit que de désigner par là ces structures de coordination de l’action commune (avec, bien entendu, les effets d’autorité et de discipline qu’elles incluent) qu’une société complexe appelle nécessairement (que ce soit au niveau régional, national ou mondial). L’important devient alors de s’assurer du plus grand contrôle démocratique possible de ces structures par les collectivités de base (principe de rotation des fonctions, tirages au sort, interdiction d’exercer plus d’un mandat, contrôle des experts, référendums d’initiatives populaires, reddition des comptes, etc., etc.). Dans l’idéal, la contradiction dialectique entre la base et le « sommet » (et le mouvement perpétuel de va-et-vient entre les deux) pourrait alors cesser d’être « antagoniste ». Mais, vous le voyez, je n’ai improvisé là que quelques banalités de base.

Comme vous le savez, le terme « libertaire » a été inventé par Déjacque en opposition au terme « libéral », lors d’une querelle avec Proudhon. Vous n’avez pas de mots assez durs contre les « libéraux-libertaires » chers, si l’on peut dire, à Clouscard. Comment expliquez-vous cette alliance a priori incongrue ?

On aura une idée supplémentaire de toutes ces difficultés sémantiques si l’on ajoute que la traduction américaine du mot « libertaire » (le journal de Joseph Déjacque était certes publié à New-York, mais uniquement en français) est libertarian. Or ce dernier terme (qu’on a curieusement retraduit par « libertarien ») en est peu à peu venu à désigner, aux États-Unis, la forme la plus radicale du libéralisme économique, politique et culturel – celle qu’incarnent notamment Murray Rothbard et David Friedman – au point d’être parfois considéré aujourd’hui comme un simple équivalent de celui d’« anarcho-capitaliste » ! Pour dissiper ce nuage d’encre, il est donc temps d’en revenir aux fondements mêmes de la critique socialiste originelle de l’anthropologie libérale. On sait, en effet, que pour les libéraux – il suffit de lire John Rawls – l’homme doit toujours être considéré comme un être « indépendant par nature » et qui ne peut donc chercher à nouer des liens avec ses semblables (ne serait-ce – écrit ironiquement David Graeber – que pour pouvoir « échanger des peaux de castor ») que dans la stricte mesure où ce type d’engagement contractuel lui paraît « juste », c’est-à-dire, en dernière instance, conforme à son « intérêt bien compris ».

Dans cette perspective à la Robinson Crusoé (Marx voyait significativement dans le cash nexus des économistes libéraux – terme qu’il avait emprunté au « réactionnaire » Carlyle – une pure et simple « robinsonnade »), il va de soi qu’aucune norme morale, philosophique ou religieuse ne saurait venir limiter du dehors le droit « naturel » de tout individu à vivre en fonction de son seul intérêt égoïste (y compris dans sa vie familiale et affective), si ce n’est, bien entendu, la liberté équivalente dont sont supposés disposer symétriquement les autres membres d’une société libérale (les interventions de l'État « minimal » n’ayant alors plus d’autre prétexte officiel que la nécessité permanente de protéger ces libertés individuelles, que ce soit sur le plan politique et culturel – la défense des « droits de l’homme », y compris en Irak, au Mali ou en Afghanistan – ou économique – la défense de la libre concurrence et de la liberté intégrale d’entreprendre, de vendre et d’acheter). Or si la plupart des fondateurs du socialisme partageaient effectivement l’idéal émancipateur des Lumières et leur défense de l’esprit critique (ils étaient évidemment tout aussi hostiles que les libéraux aux sociétés oppressives et inégalitaires d’ancien régime), ils n’en dénonçaient pas moins l’anthropologie individualiste et abstraite sur laquelle cet idéal était structurellement fondé. À leurs yeux il allait de soi, en effet, que l’homme était d’abord un être social, dont la prétendue « indépendance naturelle » (déjà contredite par la moindre observation ethnologique) impliquait – comme Marx l’écrivait en 1857 – une « chose aussi absurde que le serait le développement du langage sans la présence d’individus vivant et parlant ensemble ».

 

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De là, naturellement, le rôle philosophique absolument central que ces premiers socialistes accordaient aux concepts d’entraide et de « communauté » (on a presque fini par oublier que le terme de « socialisme » s’opposait, à l’origine, à celui d’« individualisme ») et leur critique corrélative du dogme libéral selon lequel l’émancipation intégrale des individus ne pourrait trouver ses ultimes conditions que dans la transformation correspondante de la société – pour reprendre une formule de l’école saint-simonienne – en une simple « agrégation d’individus sans liens, sans relations, et n’ayant pour mobile que l’impulsion de l’égoïsme » (la coexistence « pacifique » des individus ainsi atomisés devant alors être assurée par les seuls mécanismes anonymes et impersonnels du Droit et du Marché, eux-mêmes placés sous l’égide métaphysique du Progrès continuel de la Science et des « nouvelles technologies »). Il suffit, dès lors, de réactiver ce clivage originel (ce qui suppose, vous vous en doutez bien, une rupture radicale avec tous les postulats idéologiques de la gauche et de l’extrême gauche contemporaines) pour redécouvrir aussitôt ce qui sépare fondamentalement un authentique libertaire – celui dont la volonté d’émancipation personnelle, à l’image de celle d’un Kropotkine, d’un Gustav Landauer, ou d’un Nestor Makhno, s’inscrit nécessairement dans un horizon collectif et prend toujours appui sur les « liens qui libèrent » (comme, par exemple, l’amour, l’amitié ou l’esprit d’entraide) – d’un « libertaire » libéral (ou « anarcho-capitaliste ») aux yeux duquel un tel travail d’émancipation personnelle ne saurait être l'œuvre que d’un sujet « séparé de l’homme et de la communauté » (Marx), c’est-à-dire, en définitive, essentiellement narcissique (Lasch) et replié sur ses caprices individuels et son « intérêt bien compris » (quand ce n’est pas sur sa seule volonté de puissance, comme c’était par exemple le cas chez le Marquis de Sade).

C’est d’ailleurs cette triste perversion libérale de l’esprit « libertaire » que Proudhon avait su décrire, dès 1858, comme le règne de « l’absolutisme individuel multiplié par le nombre de coquilles d’huîtres qui l’expriment ». Description, hélas, rétrospectivement bien prophétique et qui explique, pour une grande part, le désastreux naufrage intellectuel de la gauche occidentale moderne et, notamment, son incapacité croissante à admettre que la liberté d’expression c’est d’abord et toujours, selon la formule de Rosa Luxemburg, la liberté de celui qui pense autrement.

L'an passé, Le Monde libertaire vous a consacré quelques pages. S’il louait un certain nombre de vos analyses, il vous reprochait votre usage du terme « matriarcat », votre conception de l’internationalisme et de l'immigration, et, surtout, ce qu’il percevait comme une complaisance à l’endroit des penseurs et des formations nationalistes ou néofascistes – au prétexte qu’ils seraient antilibéraux et que cela constituerait votre clivage essentiel, quitte à fouler aux pieds tout ce qui, dans ces traditions, s’oppose brutalement à l’émancipation de chacune des composantes du corps social. Comprenez-vous que vous puissiez créer ce « malaise », pour reprendre leur terme, au sein de tendances (socialistes, libertaires, communistes, révolutionnaires, etc.) dont vous vous revendiquez pourtant ?

Proudhon.jpgPassons d’abord sur l’idée grotesque – et visiblement inspirée par le courant féministe dit « matérialiste » – selon laquelle l’accumulation mondialisée du capital (dont David Harvey rappelait encore récemment qu’elle constituait la dynamique de base à partir de laquelle notre vie était quotidiennement façonnée) trouverait sa condition anthropologique première dans le développement du « patriarcat » – lui-même allègrement confondu avec cette domination masculine qui peut très bien prospérer, à l’occasion, à l’abri du matriarcat psychologique. Une telle idée incite évidemment à oublier – comme le soulignait déjà Marx – que le processus d’atomisation marchande de la vie collective conduit, au contraire, « à fouler aux pieds toutes les relations patriarcales » et, d’une manière générale, à noyer toutes les relations humaines « dans les eaux glacées du calcul égoïste ».

Passons également sur cette assimilation pour le moins hâtive (et que l’extrême gauche post-mitterrandienne ne songe même plus à interroger) de l’internationalisme du mouvement ouvrier originel à cette nouvelle idéologie « mobilitaire » (dont la libre circulation mondiale de la force de travail et le tourisme de masse ne représentent, du reste, qu’un aspect secondaire) qui constitue désormais – comme le rappelait Kristin Ross – « le premier impératif catégorique de l’ordre économique » libéral. Mes critiques semblent avoir oublié, là encore, que l’une des raisons d’être premières de l’association internationale des travailleurs, au XIXe siècle, était précisément la nécessité de coordonner le combat des différentes classes ouvrières nationales contre ce recours massif à la main d’œuvre étrangère qui apparaissait déjà, à l’époque, comme l’une des armes économiques les plus efficaces de la grande bourgeoisie industrielle. Comme le soulignaient, par exemple, les représentants du mouvement ouvrier anglais (dans un célèbre appel de novembre 1863 adressé au prolétariat français), « la fraternité des peuples est extrêmement nécessaire dans l’intérêt des ouvriers. Car chaque fois que nous essayons d’améliorer notre condition sociale au moyen de la réduction de la journée de travail ou de l’augmentation des salaires, on nous menace toujours de faire venir des Français, des Allemands, des Belges qui travaillent à meilleur compte ».

Naturellement, les syndicalistes anglais – étrangers, par principe, à toute xénophobie – s’empressaient aussitôt d’ajouter que la « faute n’en est certes pas aux frères du continent, mais exclusivement à l’absence de liaison systématique entre les classes industrielles des différents pays. Nous espérons que de tels rapports s’établiront bientôt [de fait, l’association internationale des travailleurs sera fondée l’année suivante] et auront pour résultat d’élever les gages trop bas au niveau de ceux qui sont mieux partagés, d’empêcher les maîtres de nous mettre dans une concurrence qui nous rabaisse à l’état le plus déplorable qui convient à leur misérable avarice » (notons qu’on trouvait déjà une analyse semblable des effets négatifs de la politique libérale d’immigration dans l’ouvrage d’Engels sur la situation de la classe laborieuse en Angleterre). Comme on le voit, la conception de la solidarité internationale défendue par les fondateurs du mouvement ouvrier était donc un peu plus complexe (et surtout impossible à confondre avec ce culte de la « mobilité » et de la « flexibilité » qui est au cœur de l’idéologie capitaliste moderne) que celle du brave Olivier Besancenot ou de n’importe quel autre représentant de cette nouvelle extrême gauche qui apparaît désormais – pour reprendre une expression de Marx – « au-dessous de toute critique ».

Quant à l’idée selon laquelle ma critique du capitalisme entretiendrait un rapport ambigu, certains disent même structurel, avec le « néofascisme » – idée notamment propagée par Philippe Corcuff, Luc Boltanski et Jean-Loup Amselle –, elle me semble pour le moins difficile à concilier avec cet autre reproche (que m’adressent paradoxalement les mêmes auteurs) selon lequel j’accorderais trop d’importance à cette notion de common decency qui constituait aux yeux d’Orwell le seul fondement moral possible de tout antifascisme véritable. Il est vrai que les incohérences inhérentes à ce type de croisade (dont le signal de départ avait été donné, en 2002, par la très libérale Fondation Saint-Simon, avec la publication du pamphlet de Daniel Lindenberg sur les « nouveaux réactionnaires ») perdent une grande partie de leur mystère une fois que l’on a compris que l’objectif premier des nouveaux évangélistes libéraux était de rendre progressivement impossible toute analyse sérieuse (ou même tout souvenir concret) de l’histoire véritable des « années trente » et du fascisme réellement existant.

Et cela, bien sûr, afin de faire place nette – ce qui n’offre plus aucune difficulté majeure dans le monde de Youtube et des « réseaux sociaux » – à cet « antifascisme » abstrait et purement instrumental sous lequel, depuis 1984, la gauche moderne ne cesse de dissimuler sa conversion définitive au libéralisme. Bernard-Henri Lévy l’avait d’ailleurs reconnu lui-même lorsqu’il écrivait, à l’époque, que « le seul débat de notre temps [autrement dit, le seul qui puisse être encore médiatiquement autorisé] doit être celui du fascisme et l’antifascisme ». Or on ne peut rien comprendre à l’écho que le fascisme a pu rencontrer, tout au long du XXe siècle, dans de vastes secteurs des classes populaires, et des classes moyennes, si l’on ne commence pas – à la suite d’Orwell – par prendre acte du fait qu’il constituait d’abord, du moins dans sa rhétorique officielle, une forme pervertie, dégradée, voire parodique du projet socialiste originel (« tout ce qu’il y a de bon dans le fascisme – n’hésitait pas à écrire Orwell – est aussi implicitement contenu dans le socialisme »). Ce qui veut tout simplement dire que cette idéologie ontologiquement criminelle (analyse qui vaudrait également pour les autres formes de totalitarisme, y compris celles qui s’abritent aujourd’hui sous l’étendard de la religion) trouvait, au même titre que le socialisme, son point de départ moral et psychologique privilégié dans le désespoir et l’exaspération croissante d’une partie des classes populaires devant cette progressive « dissolution de tous les liens sociaux » (Debord) que le principe de neutralité axiologique libéral engendre inexorablement (processus qu’Engels décrivait, pour sa part, comme la « désagrégation de l’humanité en monades dont chacune à un principe de vie particulier et une fin particulière »).

Naturellement, la fétichisation du concept d’unité nationale (qui ne peut qu’entretenir l’illusion d’une collaboration « équitable » entre le travail et le capital) et sa nostalgie romantique des anciennes aristocraties guerrières (avec son culte du paganisme, de la hiérarchie et de la force brutale) interdisaient par définition au fascisme de désigner de façon cohérente les causes réelles du désarroi ressenti par les classes populaires, tout comme la véritable logique de l’exploitation à laquelle elles se trouvaient quotidiennement soumises. De là, entre autres, cet « antisémitisme structurel » (Robert Kurz) qui « ne fait que renforcer le préjugé populaire du "capital accapareur" rendu responsable de tous les maux de la société et qui, depuis deux cents ans, est associé aux juifs » (Robert Kurz ne manquait d’ailleurs pas de souligner, après Moishe Postone, que cet antisémitisme continuait d’irriguer, « de façon consciente ou inconsciente » – et, le plus souvent, sous le masque d’une prétendue solidarité avec le peuple palestinien – une grande partie des discours de l’extrême gauche contemporaine). Il n’en reste pas moins que l’idéologie fasciste – comme c’était d’ailleurs déjà le cas, au XIXe siècle, de celle d’une partie de la droite monarchiste et catholique (on se souvient, par exemple, du tollé provoqué sur les bancs de la gauche par Paul Lafargue – en décembre 1891 – lorsqu’il avait osé saluer dans une intervention du député catholique Albert de Mun « l’un des meilleurs discours socialistes qui aient été prononcés ici ») – incorpore, tout en les dénaturant, un certain nombre d’éléments qui appartiennent de plein droit à la tradition socialiste originelle.

Tel est bien le cas, entre autres, de la critique de l’atomisation marchande du monde, de l’idée que l’égalité essentiellement abstraite des « citoyens » masque toujours le pouvoir réel de minorités qui contrôlent la richesse et l’information, ou encore de la thèse selon laquelle aucun monde véritablement commun ne saurait s’édifier sur l’exigence libérale de « neutralité axiologique » (d’ailleurs généralement confondue, de nos jours, avec le principe de « laïcité ») ni, par conséquent, sur ce relativisme moral et culturel « postmoderne » qui en est l’expression philosophique achevée (à l’inverse, on aurait effectivement le plus grand mal à trouver, dans toute l’œuvre d’Eric Fassin, une seule page qui puisse réellement inciter les gens ordinaires à remettre en question la dynamique aveugle du capital ou l’imaginaire de la croissance et de la consommation). C’est naturellement l’existence de ces points d’intersection entre la critique fasciste de la modernité libérale (ou, d’une manière générale, sa critique « réactionnaire ») et celle qui était originellement portée par le mouvement ouvrier socialiste, qui allait donc permettre aux think tanks libéraux (Fondation Saint-Simon, Institut Montaigne, Terra Nova, etc.) de mettre très vite au point – au lendemain de la chute de l’empire soviétique – cette nouvelle stratégie Godwin (ou de reductio ad hitlerum) qui en est progressivement venue à prendre la place de l’ancienne rhétorique maccarthyste. Stratégie particulièrement économe en matière grise – d’où le succès qu’elle rencontre chez beaucoup d’intellectuels de gauche – puisqu’il suffira désormais aux innombrables spin doctors du libéralisme de dénoncer rituellement comme « fasciste » (ou, à tout le moins, de nature à engendrer un regrettable « brouillage idéologique ») toute cette partie de l’héritage socialiste dont une droite antilibérale se montre toujours capable, par définition, de revendiquer certains aspects – moyennant, bien sûr, les inévitables ajustements que son logiciel inégalitaire et nationaliste lui impose par ailleurs.

 

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À tel point que les représentants les plus intelligents de cette droite antilibérale ont eux-mêmes fini par comprendre, en bons lecteurs de Gramsci, tout le bénéfice qu’il leur était à présent possible de tirer de leurs hommages sans cesse plus appuyés – et sans doute parfois sincères – à l’œuvre de Marx, de Debord ou de Castoriadis. Un tel type de récupération est, du reste, d’autant plus inévitable que le disque dur métaphysique de la gauche moderne – à présent « prisonnière de l’ontologie capitaliste » (Kurz) – ne lui permet plus, désormais, de regarder en face la moindre réalité sociologique concrète (comme dans le célèbre conte d’Andersen sur les Habits neufs de l’Empereur) et, par conséquent, de percevoir dans la détresse et l’exaspération grandissantes des classes populaires (qu’elle interprète nécessairement comme un signe de leur incapacité frileuse à s’adapter « aux exigences du monde moderne ») tout ce qui relève, au contraire, d’une protestation légitime (je renvoie ici au remarquable essai de Stephen Marglin sur The Dismal science) contre le démantèlement continuel de leurs identités et de leurs conditions matérielles de vie par la dynamique transgressive du marché mondialisé et de sa culture « postmoderne » (« cette agitation et cette insécurité perpétuelles » – écrivait déjà Marx – « qui distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes »).

De là, bien entendu, l’étonnante facilité avec laquelle il est devenu aujourd’hui possible de discréditer a priori toutes ces mises en question de la logique marchande et de la société du Spectacle qui, il y a quelques décennies encore, étaient clairement le signe d’une pensée radicale – qu’il s’agisse de l’École de Francfort, de l’Internationale situationniste ou des écrits d’Ivan Illich. Si, par exemple, le Front National – tournant le dos à la rhétorique reaganienne de son fondateur – en vient, de nos jours, à soutenir l’idée que les politiques libérales mises en œuvre par la Commission européenne, et le déchaînement correspondant de la spéculation financière internationale, sont l’une des causes majeures du chômage de masse (tout en prenant évidemment bien soin de dissocier ce processus de financiarisation « néolibéral » des contradictions systémiques que la mise en valeur du capital productif rencontre depuis le début des années soixante-dix), on devra donc désormais y voir la preuve irréfutable que toute critique de l’euro et des politiques menées depuis trente ans par l’oligarchie bruxelloise ne peut être que le fait d’un esprit « populiste », « europhobe » ou même « rouge-brun » (et peu importe, au passage, que le terme d’« europhobie » ait lui-même été forgé par la propagande hitlérienne, au cours de la Seconde Guerre mondiale, dans le but de stigmatiser la résistance héroïque des peuples anglais et serbe à l’avènement d’une Europe nouvelle !).

En ce sens, la nouvelle stratégie Godwin apparaît bien comme l’héritière directe de la « Nouvelle Philosophie » de la fin des années soixante-dix. À ceci près, que là où un Glucksmann ou un BHL se contentaient d’affirmer que toute contestation radicale du capitalisme conduisait nécessairement au Goulag, la grande innovation théorique des Godwiniens aura été de remplacer la Kolyma et les îles Solovski par Auschwitz, Sobibor et Treblinka. De ce point de vue, Jean-Loup Amselle – avec son récent pamphlet sur les « nouveaux Rouges-Bruns » et le « racisme qui vient » – est incontestablement celui qui a su conférer à ces nouveaux « éléments de langage » libéraux une sorte de perfection platonicienne. Au terme d’une analyse fondée sur le postulat selon lequel « la culture n’existe pas, il n’y a que des individus » (hommage à peine voilé à la célèbre formule de Margaret Thatcher), il réussit, en effet, le tour de force de dénoncer dans le projet d’une « organisation sociale et économique reposant sur les principes d’échange non marchand, de don, de réciprocité et de redistribution » – autrement dit dans le projet socialiste traditionnel – l’une des incarnations les plus insidieuses, du fait de son supposé « primitivisme », de cette « posture rouge-brune qui fait le lit du Front national et de Riposte laïque » (il est vrai qu’aux yeux de cet étrange anthropologue de gauche, les partisans de la décroissance, les écologistes et les « anarchistes de tout poil » avaient déjà, depuis longtemps, largement contribué à cette lente fascisation des esprits). Le fait qu’une pensée aussi délirante ait pu rencontrer un écho favorable auprès de tant d’« antifascistes » auto-proclamés (pour ne rien dire des éloges dithyrambiques d’un Laurent Joffrin) nous en apprend donc énormément sur l’ampleur du confusionnisme qui règne aujourd’hui dans les rangs de la gauche et de l’extrême gauche post-mitterrandiennes – mouvement anarchiste compris.

Et, comme par hasard, c’est précisément dans un tel contexte idéologique – contexte dans lequel tous les dés ont ainsi été pipés d’avance – que tous ceux qui tiennent la critique socialiste de Marx, d’Orwell ou de Guy Debord pour plus actuelle que jamais et contestent donc encore, avec un minimum de cohérence, le « monde unifié du capital » (Robert Kurz), se retrouvent désormais sommés par les plus enragés des « moutons de l’intelligentsia » (Debord) de s’expliquer en permanence sur la « complaisance » que cette critique entretiendrait nécessairement avec les idéologies les plus noires du XXe siècle. Avec à la clé – j’imagine – l’espoir des évangélistes libéraux d’amener ainsi tous ces mauvais esprits à mettre, à la longue, un peu d’eau dans leur vin, de peur de passer pour « passéistes » ou « réactionnaires ». Tout comme, sous le précédent règne du maccarthysme, c’était, à l’opposé, la peur d’être assimilés à des « agents de Moscou » qui était censée paralyser les esprits les plus critiques. Il se trouve hélas (et j’en suis sincèrement désolé pour tous ces braves policiers de la pensée qui ne font, après tout, que le travail pour lequel l’Université les paye) qu’il y a déjà bien longtemps que j’ai perdu l’habitude de me découvrir – dans la crainte et le tremblement – devant chaque nouvelle procession du clergé « progressiste » (ou, si l’on préfère, devant chaque nouvelle étape du développement capitaliste). Mais n’est-ce pas George Orwell lui-même qui nous rappelait qu’« il faut penser sans peur » et que « si l’on pense sans peur, on ne peut être politiquement orthodoxe » ?

Jean-Claude Michéa (Ballast, 9 février 2015)

mardi, 31 mars 2015

La crise du symbolique et la nouvelle économie psychique

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La crise du symbolique et la nouvelle économie psychique

par Anne Bussière

Ex: http://fortune.fdesouche.com

En passant de l’économie industrielle du XIXè siècle à l’économie financière du néolibéralisme, nous sommes passés d’une économie de la névrose, bâtie sur le refoulement, à une économie de la perversion fondée sur la jouissance.

L’économie industrielle s’achève en août 1971 avec la fin de l’étalon or et l’auto-régulation du Marché. Simultanément, on constate au niveau sociétal un effacement de l’étalon phallus – cette instance symbolique qui régule le manque et permet la subjectivation de l’individu – dont le déclin, il convient de le dire, s’est amorcé au siècle des Lumières ; l’individu doit désormais s’auto-réguler en dehors de toute référence symbolique, ce qui génère une nouvelles économie psychique donnant libre cours à la jouissance aux dépens du désir. On constate que les mêmes mécanismes sont à l’œuvre dans l’économie financière et dans la nouvelle économie psychique, soit le déni du réel au profit du virtuel et de l’imaginaire.

Cependant, cette thèse concernant la nouvelle économie psychique, partagée par la majorité des freudo-lacaniens, est remise en question par un certain nombre de psychanalystes. Ces derniers contestent la prééminence de l’étalon phallus dans la construction de la subjectivité et pointent l’instrumentalisation de ce concept en vue de préserver la domination masculine. Dans cette perspective, les détracteurs de l’étalon phallus dénoncent une stratégie qui consiste à transformer un fait historique et culturel en donnée anthropologique universelle ; ils annoncent la fin du dogme paternel et plaident pour de nouvelles formes de paternalité.

On remarquera la contradiction dans laquelle se trouvent les détracteurs du néolibéralisme économique qui, par ailleurs, plaident pour la suppression de l’étalon phallus et pour une économie psychique émancipée de toute référence symbolique au manque. Soutenir une telle posture c’est ignorer le rapport entre l’infra structure et la super structure

La question du patrimoine et de la transmission qui nous occupe aujourd’hui engage celle du père. Chacun sait que dans la société traditionnelle patriarcale le patrimoine est transmis par le Père. Or, il se trouve que la figure paternelle est sérieusement mise à mal dans notre société dite postmoderne. Il est donc légitime de se poser les deux questions suivantes : le père est-il encore en capacité de remplir sa fonction de transmission ? Dans le cas contraire, quelles sont les conséquences de ce déficit sur l’économie psychique du sujet ?

Le discours sur le déclin du Père, ses causes et ses conséquences, fait l’objet depuis un certain nombre d’années d’un débat animé opposant les psychanalystes freudo-lacaniens de stricte obédience et les psychanalystes dissidents, les philosophes, historiens, sociologues et bien évidemment les mouvements féministes ; pour les uns : « il y aurait péril en la demeure », car ce déclin signerait la fin du monde, pour les autres, ce discours ne serait en fait qu’une stratégie de défense destinée à voler au secours d’un patriarcat chancelant sur le point de perdre le trône qu’il occupe depuis plusieurs siècles.

Avant d’aborder ces deux thèses adverses, je voudrais mettre l’accent sur le lien de cause à effet existant entre la dérégulation financière qui caractérise l’économie de ces cinquante dernières années et la dérégulation de l’économie psychique. On observera en effet que le néolibéralisme économique, dans sa phase ultime d’économie financière, comme le montre Edmond Cros (Voir, dans les mêmes Actes : « Du capitalisme financier aux structures symboliques – Á propos de deux idéologèles [ Temps réel, Réalité virtuelle] ») se fonde sur la disparition de l’étalon-or ; cette dernière entraîne la dérégulation des monnaies, la soi-disant auto-régulation des marchés et la mutation profonde de l’économie que l’on peut désormais qualifier de financière et virtuelle.

Simultanément, on constate les effets produits sur la super-structure et notamment sur l’économie psychique de l’individu par cette mutation de l’infra-structure. De fait, la disparition de l’étalon-or entraîne celle de son équivalent psychique que je nommerai « l’étalon-phallus », soit l’instance phallique ou encore la fonction paternelle ; on observe, en l’absence de ces repères, une dérégulation des normes sociales et culturelles et, à la suite, ce que les uns qualifieront de dysfonctionnement de l’économie psychique du sujet, tandis que d’autres n’y verront que de simples mutations historiques.

On observe que les deux thèses s’accordent quant au constat sur le déclin du Père, mais qu’elles en tirent des conclusions opposées. Je m’attacherai donc à développer successivement les deux argumentaires en mettant l’accent sur l’essentiel du débat, à savoir : quelle part, dans ces bouleversements ou simples évolutions, selon le point de vue, revient à la dimension anthropologique de l’être humain ou à sa dimension historique et culturelle ? Quel est l’objet de la transmission dans la société patriarcale ? Le Père assure-t-il cette fonction dans la société actuelle dite post-moderne et si non, quelles sont les conséquences et les effets produits sur l’économie psychique de l’individu ?

Le_cigare_de_Lacan.gifRappelons que pour les psychanalystes freudo-lacaniens l’instance phallique ou encore le langage instituent, régulent et transmettent le manque. En effet, la théorie de Jacques Lacan, et c’est là l’essentiel de son apport à la théorie freudienne, développe la thèse du rôle fondateur du langage dans la subjectivation du sujet. Dans cette perspective, le langage médiatise le rapport du sujet au monde et à soi-même ; il est mis en place non par l’objet mais par le manque de l’objet, le premier objet qui vient à manquer étant la mère. Le renoncement à l’objet aimé est donc la condition pour que l’être parlant puisse s’accomplir, il institue une limite qui entretient le désir. Il s’en suit que tout être humain doit s’accomoder d’une soustraction de jouissance, ce renoncement servant de fondement au désir et à la Loi. Dans l’expérience de la castration, en effet, l’enfant doit renoncer à la « Toute- jouissance » de la mère et donc à sa propre « Toute –puissance ».

Dans ces conditions, ce qui assure la transmission chez l’être humain c’est non seulement les gènes mais les signifiants dont le réseau instaure une distance irréductible par rapport à l’objet, un vide qui constitue le sujet (Lebrun :2007 p.55). Pour Lacan, le langage n’est pas un simple outil, il est ce qui subvertit la nature biologique de l’humain et fait dépendre notre désir de la langue. L’aptitude à la parole se paye d’un prix : parce qu’il doit passer par le défilé des signifiants, le désir humain est condamné à la seule représentation. Le langage donc inscrit la perte, il met fin au rapport fusionnel avec la mère et au régime de la jouissance ; il fonde l’économie du désir et ouvre à l’altérité. « L’étalon phallus », soit encore le langage, ou la métaphore paternelle, a pour mission de transmettre du manque, d’imposer une soustraction de jouissance.

La postmodernité et l’absence de transmission :

Or, les freudo-lacaniens observent un décrochage entre ce statut anthropologique du langage et les pratiques et discours de notre société postmoderne ; selon eux, ce décrochage affecte l’équilibre psychique de l’individu. Tout se passe comme si notre société ne transmettait plus la nécessité du vide, de sorte que l’objet se substitue à sa représentation et la jouissance au désir.

En effet, nous avons intériorisé le modèle du Marché qui ne connaît pas de limites à l’expansion exponentielle et globalisée du cumul des richesses. De nos jours, pas plus l’économie financière que l’économie psychique collective et individuelle ne font sa place au vide. La société de consommation issue du néo-libéralisme économique cherche avant tout à créer des consommateurs et, dans ce but, elle reproduit le lien fusionnel à la mère en situant le sujet, si tant est que l’on puisse parler de sujet, sous le régime de la dévoration dont le tableau de Goya : « Saturne dévorant ses enfants » est la métaphore parfaite.

L’urgence consommatrice nourrit et remplit sans sevrage, générant le processus de l’addiction, c’est-à-dire la jouissance indéfinie et absolue de l’objet sans médiatisation symbolique. L’objet est possédé et détruit dans l’instant, sans aucun différé, la jouissance s’est substituée au désir et c’est toute la dimension temporelle qui s’en trouve bouleversée. De fait, ce régime suppose l’effacement du futur mais aussi du passé, de l’historicité et donc de la transmission symbolique d’une génération à l’autre : « L’oralité dévorante qui s’est emparée de notre société évoque la rage de se remplir, la crainte du vide. » (Barbier : 2013 p. 169).

Charles Melman à son tour souligne le lien entre l’économie néo-libérale et la nouvelle économie psychique en ces termes : « l’expansion économique a besoin de lever les interdits pour créer des populations de consommateurs avides de jouissance parfaite. On est désormais en état d’addiction par rapport aux objets » (Melman, 2005 p. 71).

Dominique Barbier souligne que le lien social se délite ; ce n’est pas pour autant le triomphe de l’individualisme qui marque notre époque, mais bien plutôt celui de l’égoïsme grégaire. L’égoïste ne cherche que la satisfaction de ses pulsions, alors que l’individu doit être capable de les assumer et de les réfréner en les convertissant en une forme symbolique viable. De nos jours, au sein de la famille, la métaphore paternelle ne fonctionne plus, de sorte que le passage à l’âge adulte est repoussé indéfiniment et la subjectivation compromise ; l’enfant, plus tard l’adolescent, est incapable de renoncer à la Toute-jouissance et à la Toute-puissance. Dominique Barbier parle à ce propos d’une attitude familiale fusionnelle où les places ne sont pas définies par la triangulation oedipienne.

mendelgéreard.jpgGérard Mendel, promoteur de la sociopsychanalyse, observe dans la famille postmoderne le même type de dysfontionnement concernant la traditionnelle triangulation oedipienne. Il analyse le déclin de l’image du père mise en évidence par le mouvement de mai 68 et l’attribue au développement incontrôlé de la technologie dans notre société néo-libérale.

Selon lui, la puissance technologique est ressentie par l’adolescent comme Toute-puissance, ce qui le renvoie aux expériences vécues avec la mère dans la première phase archaïque ; il se trouve que l’image paternelle, traditionnellement associée aux institutions qui fondent la société, est elle aussi indissociable de la puissance technologique ; or, de nos jours, cette dernière est plus forte que les institutions, lesquelles ne défendent plus les valeurs traditionnelles (droit, justice,vérité, liberté). L’adolescent ne dispose donc pas de deux images parentales bien différenciées, l’image du père étant infiltrée par les éléments archaïques de la mère (le chaos, l’inconnu, l’arbitraire) ; en l’absence d’une médiation paternelle, l’adolescent se retrouve dans l’impossibilité d’affronter le conflit oedipien et de renoncer à la Toute-jouissance (Mendel : 1974).

Dans cette perspective, la société de consommation, issue de l’économie néo-libérale et de la dérégulation produit des effets désastreux sur l’équilibre mental des individus. Selon Charles Melman : « nous passons d’une culture fondée sur le refoulement des désirs, et donc de la névrose, à une autre qui recommande leur libre expression et promeut la perversion » (Melman, 2003, p.17).

On a pu constater que le discours sur la perversion fait désormais florès dans les medias : en témoignent les titres de la littérature psychanalytique, psychologique et sociologique : La perversion ordinaire, La fabrique de l’homme pervers et les articles consacrés au pervers narcissique qui envahissent les pages des revues. C’est pourquoi il convient de définir le concept de perversion qui tend à se diluer dans un usage indiscriminé et de revenir à Freud. Ce dernier, en ce qui concerne la perversion fétichiste, arrime le concept au déni de la réalité de la différence des sexes et donc de la castration.

Alors qu’elle perçoit la réalité, la personne qui la dénie se comporte comme si la réalité n’existait pas. A partir de là, on voit bien comment s’articule la perversion sur la non- transmission du manque. Lebrun observe que les nouveaux sujets postmodernes et le pervers stricto sensu ont en commun le même fonctionnement, à savoir le déni du manque : « Ils veulent récuser la modalité de jouissance prescrite par le langage pour pouvoir en prôner une autre non soumise à tous ces avatars qui limitent ladite jouissance […] un mode de jouir où le lien à l’objet n’est plus médiatisé par le signifiant » (Lebrun : 2007, 339). Il souligne encore au sein de la famille une forme de complicité entre les parents et les enfants dans le but de dénier le manque, de l’éviter. Les parents cherchent à éviter le conflit et les enfants en profitent, ils refusent la soustraction de jouissance, revendiquent la Toute-puissance et transgressent la Loi.

mel41JOeYYpanL.jpgSelon Charles Melman, la nouvelle économie psychique consiste dans un rapport spécifique du sujet à l’objet : chez le névrosé, tous les objets se détachent sur fond d’absence, le pervers, quant à lui, se trouve pris dans un mécanisme où ce qui organise la jouissance est la saisie de ce qui normalement échappe. Le comportement addictif en est un symptôme : pousser le plaisir tiré de la possession de l’objet jusqu’à l’extrême de la jouissance (Melman, 2003, 64). En outre, le pervers est intolérant à la frustration, d’où une attitude agressive et des passages à l’acte impulsifs, il ne reconnaît pas l’autre, le manipule ou le détruit comme s’il s’agissait d’un objet ; on constate chez lui des éléments de la structure paranoïaque : la haine de la différence et du sexe opposé qui entraîne fréquemment des passages à l’acte. Rien d’étonnant donc à ce que pervers narcissiques et psychopathes alimentent la chronique noire des tabloïdes.

De nos jours, les progrès de la science et de la technoscience, en matière notamment de procréation, ne connaissent pas de limites, pas plus que l’économie financière, ils repoussent indéfiniment les limites de la morale, bouleversent le statut de la famille triangulaire et, en matière de sexualité, font triompher le fantasme sur le réel. C’est ainsi que dans la nouvelle économie psychique, chacun est invité à inventer son propre sexe. Le concept de genre s’est substitué à la réalité de la biologie, et la sexualité nourrit le sentiment de Toute-puissance.

A partir de ce tableau de la psychopathologie de notre société, (déni de la réalité et fuite dans l’imaginaire), on voit apparaître les effets produits conjointement par la perte de l’étalon-or et de ce que j’ai dénommé l’étalon-phallus : l’économie néo-libérale, qui vise l’accroissement indéfini des richesses, nourrit la jouissance sans fin, elle est en rapport avec un objet qui vient combler et apporte une satiété en tuant le désir. Pour J.P. Lebrun, le mensonge consumériste nous fait croire que nous pouvons être remplis. Il ne nous aide pas à élaborer le vide qui est en nous.

Le règne du virtuel  :

La fin de l’économie réelle signe le règne de l’économie virtuelle. De la même façon, dans la sphère socio-culturelle de famille, la T.V., ce troisième parent, ne transmet pas le manque mais le plein et le néo-libéralisme utilise ce media comme vecteur de conditionnement. C’est ainsi que Patrick Le Lay, haut responsable de programmes T.V. déclare cyniquement : « le but est de rendre le cerveau des téléspectateurs ‘disponible’, c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages » (in Barbier : 2013, 176).

Discurso-televisivo-1ª-A.jpgDans cette perspective, J.G. Requena a exploré le discours de la T.V. comme discours de la postmodernité (G. Requena : 1988). Il y voit une structure en miroir qui s’organise autour de la relation imaginaire et de la séduction, c’est-à-dire autour de la plénitude de la Toute-jouissance qui caractérise la relation duelle avec la mère.

Il dénonce dans le spectacle télévisé le déficit de symbolique dû au fait que le signe iconique, contrairement au signe linguistique, présente une forte résistance à la représentation et par conséquent suppose un fort indice de Réel, c’est-à-dire de hasard, de singulier. Ce Réel non symbolisé, il le désigne sous le terme de : « lo radical fotográfico », en rappelant que les images télévisuelles sont issues de la photographie qui a révolutionné la représentation au XIXe siècle ; en effet la photographie, en montrant l’objet, en l’exhibant, substitue la présentation à la représentation. C’est pourquoi l’image télévisuelle, telle qu’elle se donne à voir dans le « reality show » et le film pornographique, constitue le degré zéro de la représentation, sans travail de mise en scène, sans essais, sans direction d’acteurs : « se ofrece la pura huella salvaje de lo real en primer grado ».

On remarquera que G. Requena prend soin de distinguer le Réel de la réalité. Le Réel, en référence aux trois ordres lacaniens (Réel, Imaginaire, Symbolique), se distingue de la réalité. En effet, la réalité c’est la part du monde que nous manipulons, qui nous est intelligible, dans la mesure où elle est médiatisée par le Symbolique, alors que le Réel, c’est l’Autre, ce qui résiste, l’hétérogène, la pulsion. Ces images-là relèvent d’une économie psychique clairement psychotique, elles témoignent de ce que González Requena nomme « lo siniestro », c‘est-à-dire : « la cualidad psíquica de la psicosis », ou encore comme l’irruption du Réel dans la réalité en l’absence de fondation symbolique .

Selon lui, ces images sont issues de la perte de l’étalon phallus et du déficit de la fonction paternelle. En l’absence de tiers terme, rien ne met fin à la relation duelle, la subjectivation n’a pas lieu et l’individu est livré à son délire, c’est-à-dire à l’expansion illimitée de l’imaginaire qui anéantit la réalité. C’est le cas du psychotique sans cesse menacé par le réel de la pulsion.

Cependant, on constatera que les analyses de González Requena concernant la nouvelle économie psychique sont sensiblement différentes des précédentes ; en effet, le dérèglement mental induit par la société postmoderne relève, selon lui, non pas de la perversion mais de la psychose dans la mesure où il implique le concept de forclusion élaboré par Lacan. C’est ainsi qu’il procède à une analyse approfondie des structures communes aux discours télévisuel et psychotique. Dans cette perspective, il observe une prédominance de la structure en miroir dans laquelle le présentateur regarde dans le champ off hétérogène où se situe le téléspectateur. La fonction référentielle susceptible de rendre compte de la réalité se trouve alors éliminée au profit des fonctions conative et expressive grâce auxquelles l’énonciateur établit une relation exclusive avec l’énonciataire, de sorte que la paire JE/TU élimine le troisième terme IL/ELLE bouclant hermétiquement le circuit de la communication.

A cela s’ajoute l’effet produit par une fonction phatique dominante assurant un contact permanent entre énonciateur et énonciataire au détriment du sens ; ce type de communication ne manque pas de rappeler le bavardage vide, la logorrhée sans fin du psychotique. Il faut parler à tout prix, remplir toutes les plages de silence, ce qui, une fois de plus, relève de l’économie du plein.

On aura compris que cette pseudo-communication reproduit la relation imaginaire duelle en jouant le rôle d’un cordon ombilical : “Este mundo a la vez fragmentado y totalizador ofrecido a la mirada voraz del espectador en una relación dual, imaginaria, escópica, se parece inquietantemente a ese otro mundo a la vez fragmentado, seductor y absoluto que lo construyera todo para el individuo en el comienzo de su existencia. El psicoanálisis lo llama la madre primordial.” ( Requena :1988,113) Cette forte dominante d’une économie psychotique González Requena la retrouve dans le corpus filmique de la postmodernité, notamment dans El Club de la lucha qu’il qualifie de Apoteosis del psicópata (Requena : 2008). Il analyse l’évolution du processus psychotique chez le personnage en le mettant en rapport avec le déclin de la fonction paternelle associé au retour de l’imago maternelle archaïque. Le personnage de ce film n’accède pas au statut de sujet et vit dans l’univers spéculaire de la relation duelle. Il n’a pas d’identité, pas de nom, puisqu’il ne peut se différencier de l’autre, de sorte que dans le miroir il ne rencontre que son double. G.R. insiste sur l’univers dé-réalisé dans lequel baigne le personnage ; ce sentiment de perte de la réalité et de l’identité est alimenté par le contexte dans lequel il vit où règne la production en série. En l’absence de langage c’est la pulsion qui parle et provoque finalement la conduite suicidaire du héros/psychopathe. Ce dernier est totalement soumis au discours du Marché : on le voit feuilleter un catalogue d’IKEA et commander la totalité des meubles et objets qui y figurent. On retrouve la même standardisation dans les espaces qu’il traverse au cours de ses voyages : avions, aéroports, hôtels – durant lesquels il se nourrit de portions individuelles uniformement calibrées – forment une série indistincte.

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Pour reprendre les propres termes de G.Requena, la société postmoderne a engendré « un ser seriado, intercambiable, abstracto » au lieu de « un individuo real, irrepetible, singular ». Ce vécu de dé-réalisation généralisé débouche sur la question de la jouissance. Dans l’incapacité de vivre une expérience « réelle » en l’absence d’une médiation symbolique, le personnage, rivé au registre imaginaire, n’a d’autre solution que le passage à l’acte qualifié par l’auteur de « violencia máxima como única vía de acceso a la experiencia de lo real ». Il bascule ainsi de l’aliénation à la jouissance illimitée caractéristique d’une société de consommation qui dénie le manque, à la décharge pulsionnelle qui fait voler le moi en éclats.

A propos de la dénomination psychopathe attribuée au personnage, on est en droit de se demander quelle est la différence entre le psychopathe, le psychotique et le pervers. Amaya Ortiz de Zárate (1996, pp.123-126) précise la distinction entre les deux premiers : si les trois présentent un dysfonctionnement au niveau de la gestion du manque, le psychopathe et le pervers quant à eux souffrent d’un trouble de la personnalité qui n’affecte pas leur lucidité au moment où ils passent à l’acte, contrairement au psychotique qui, d’ailleurs, est jugé irresponsable par les juges. Comme nous pouvons le constater, les structures mentales du psychopathe sont sensiblement les mêmes que celles du pervers : dans les deux cas, il y a déni de la réalité, alors que le psychotique est affecté par le processus de forclusion, privé donc de la dimension symbolique du langage. En ce qui concerne le protagoniste de EL club de la lucha , l’un des traits distinctifs qu’il partage avec le pervers est l’absence totale d’empathie, le mépris devant la souffrance de l’autre et la jouissance qu’il tire de ce spectacle : « esa ausencia de empatía constituye sin duda el rasgo más evidente del psicópata » (G. R. :2008, 69). González Requena fait encore remarquer que ce type d’économie psychique est une constante du cinéma post-classique hollywoodien dans lequel les figures du psychopathe et du psychotique se substituent de façon récurrente au héros mythique ; c’est le cas du film El de Buñuel dont le protagoniste est un paranoïaque délirant, aliéné à la Diosa Madre, substitut de l’imago maternelle.

tort782081207080.jpgLe psychanalyste Michel Tort, pour sa part, s’élève contre le discours freudo-lacanien que je viens de développer, ce discours qui, selon ses propres termes, condamne la faillite des pères incapables de dire non, prescrit la nécessité absolue de renoncer à la jouissance sous peine d’abandonner le pouvoir aux mères et à leurs fils non castrés. Il dénonce une régression de la psychanalyse lacanienne par rapport à ses fondements freudiens, dans la mesure où la fonction du père, selon Freud, n’est pas de séparer l’enfant de la mère mais de construire le sur-moi du sujet. Il rappelle les thèses de Lacan pour les combattre, notamment celle sur le déclin de l’image social du père qui entraînerait des effets dévastateurs sur le psychisme de l’individu, à savoir la forclusion chez le psychotique, soit l’impossibilité d’accéder à la subjectivité. Il cite les propos de Lacan sur le nouveau pouvoir des mères : « La mère est une femme que nous supposons arrivée à la plénitude de ses capacités de voracité féminine » ou : « cette mère inassouvie, insatisfaite, autour de laquelle se construit toute la montée de l’enfant dans le chemin du narcissisme » ou encore : « la femme accède difficilement au symbole et donc à la famille humaine, mais par contre, elle accède facilement au primitif et à l’instinctuel, ce qui l’établit dans un rapport direct à l’objet non plus de son désir mais de son besoin » (in Tort, M : 2005, 126 ). Il ne fait aucun doute que les sentences lacaniennes concernant la femme et la mère ont de quoi faire frémir les oreilles d’un auditoire féministe. Michel Tort reprend le schéma de l’Œdipe selon Freud et Lacan en observant qu’il ne relève pas d’une donnée anthropologique mais d’une construction idéologique et non anthropologique. Ce schéma, je le rappelle, établit la prévalence initiale de la mère comme objet dans une relation fusionnelle, puis le passage à la prévalence du père qui intervient comme tiers pour séparer la mère de l’enfant. Cet ordre chronologique supposé universel : « la mère puis le père » correspond à la division traditionnelle des sexes et à leur rôle dans l’éducation. A la mère les premiers soins, au père la relation « à la réalité ». Or ce système, soutient M.T., n’est pas fondé en nature, c’est une donnée historique. Si le père, jusqu’à nos jours intervenait peu dans l’éducation des tout petits, cela relève d’un phénomène culturel ; si à l’origine entraient en jeu des facteurs biologiques, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

En effet, à l’orée du XXI° siècle, observe Michel Tort, les progrès des techno-sciences, les revendications et les luttes féministes, la nouvelle place des femmes dans la société, rendent caduques ces arrangements historiques. De fait, il est devenu fréquent de faire grandir un fœtus en milieu artificiel ; dans ces conditions, pourquoi la personne chargée des premiers soins serait-elle nécessairement une femme ? La réalité prouve qu’un homme fait aussi bien l’affaire et que cette dernière solution écarte le danger d’une supposée omnipotence maternelle et par conséquent la nécessité d’un père séparateur. Donc, Michel Tort soutient que le schéma traditionnel du patriarcat associe de façon arbitraire l’aliénation à la mère et la subjectivation par le père. Il poursuit son entreprise de démolition de la thèse freudo-lacanienne en proposant d’inverser les termes : « Pourquoi la mère, la femme ne serait-elle pas sujet à part entière, capable de donner son autonomie à son enfant ? Pourquoi la fonction paternelle défaillante serait-elle à l’origine des violences des jeunes, des toxicomanies, des conduites à risque, des violences sexuelles ? » (Tort, M. : 2005, 200). Le psychanalyste fait encore remarquer qu’au lieu de déplorer les effets catastrophiques du déclin sur la nouvelle économie psychique, que ce soit le déni ou la forclusion, il vaudrait mieux constater l’émergence d’une nouvelle figure, celle du père de l’enfant, au lieu du père de famille.

En conclusion de ce bref exposé du débat qui oppose ceux qui déplorent la crise du symbolique et ceux qui célèbrent la fin du dogme paternel, et pour revenir au lien de cause à effet entre la disparition concomitante de l’étalon- or et de l’étalon- phallus, il me semble intéressant d’évoquer les commentaires de Jean -Claude Michéa concernant la double pensée, terme qu’il emprunte à Georges Orwell. Le philosophe met en lumière la contradiction dans laquelle s’enferment de nos jours les intellectuels de gauche qui prennent pour cible le libéralisme économique effréné alors qu’ils prennent la défense d’un libéralisme culturel émancipé de toute référence symbolique au manque et qu’ils œuvrent pour le triomphe des droits illimités de l’individu ; cette gauche moderne s’oppose farouchement au capitalisme financier et simultanément en appelle à transgresser toutes les frontières et toutes les limites culturelles ou morales établies, ce qui revient à soutenir simultanément deux thèses incompatibles. (Michéa : 2008).

jeudi, 26 mars 2015

Hikikomori : La vie cloîtrée des ados en retrait

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Hikikomori : La vie cloîtrée des ados en retrait

Ex: http://fortune.fdesouche.com

Ce phénomène qui voit des adolescents s’enfermer dans leur chambre pour ne plus en sortir, parfois pendant des années, est très connu depuis la fin des années 1990 au Japon. Il se répand partout dans le monde y compris en France.

Un jour, Hiroshi rentre chez lui et s’enferme à double tour dans sa chambre, dont il ne ressortira que deux ans plus tard. Ce lycéen de la banlieue de Tokyo, qui vit avec sa famille, est le héros quasi invisible du film De l’autre côté de la porte, qui relate ces longs mois d’isolement à travers le regard de ses parents et de son jeune frère, qui  continuent à mener une existence presque normale pendant qu’il s’est transformé en ermite.

Au Japon, ils sont au moins 260.000 comme Hiroshi à décider soudain de se couper physiquement du monde pour une durée indéterminée. On les appelle les hikikomori, un phénomène de société qui atteint les adolescents mais aussi les jeunes adultes et qui a intéressé le réalisateur américain Laurence Thrush, dont le film vient de sortir dans les salles françaises près de cinq années après son tournage.

Choisissant l’angle de la fiction pour aborder le problème sans sombrer dans l’explicatif, le cinéaste relate les deux années d’enfermement de Hiroshi, à travers le point de vue de sa mère et son jeune frère, qui ne comprennent pas les raisons de cette décision radicale.
Thrush n’expliquera jamais pourquoi Hiroshi a un jour choisi de mettre sa vie sociale entre parenthèses: il semble davantage intéressé par les conséquences d’un tel enfermement sur l’existence des proches (incompréhension, sentiment de culpabilité et de honte) et par les façons éventuelles d’y mettre un terme (menacer, négocier, ou tout simplement laisser faire).

Aucune ambition, envie de rien

Maïa Fansten, Cristina Figueiredo, Nancy Pionnié-Dax et Natacha Vellut ont dirigé l’écriture d’un ouvrage intitulé Hikikomori, ces adolescents en retrait, paru en août 2014. Quinze spécialistes (psychanalystes, pédopsychiatres…) y analysent des cas concrets et apportent des éléments d’explication visant à mieux cerner le phénomène –et à étudier son arrivée possible en France.

Le terme hikikomori est apparu au Japon au début des années 1990, une succession de cas ayant d’abord mis à la puce à l’oreille du gouvernement avant que le phénomène finisse par être médiatisé. Dans certaines grandes villes, et en particulier Tokyo, on signalait le cas d’adolescents ayant fini par se murer dans leur chambre le plus calmement du monde, passant leur journée à lire des mangas et à jouer aux jeux vidéo.

Aucune ambition, envie de rien, aucune préoccupation vis à vis de l’avenir: ces jeunes gens se distinguaient des autres adolescents, certes fréquemment apathiques, par un désintérêt total pour le monde réel.

Un ouvrage publié par le psychiatre Tamaki Saito en 1998 en faisait alors un véritable sujet de société. Depuis cette date, tous les Japonais savent ce qu’est un hikikomori: près d’un jeune japonais sur cent serait désormais concerné, selon les chiffres avancés dans le livre français.

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Un problème très masculin

70 à 80% des hikikomori seraient des hommes, la plupart âgés de 15 à 35 ans. Selon Thierry Guthmann, professeur de sciences humaines juridiques et économiques à l’Université de la préfecture de Mie (Japon), les garçons seraient particulièrement touchés en raison de l’incapacité des pères japonais à communiquer avec leurs enfants. Il explique à Slate par mail:

« Lorsque l’enfant est un garçon, son père a tendance à se montrer plus sévère et de communiquer avec lui de façon plus autoritaire. Tandis que les filles se mettent à disposition de leur mère, les garçons ont souvent un fort problème de construction identitaire ».

Terrifiés par ce père qu’ils ont choisi par défaut comme leur référent masculin, les jeunes Japonais semblent ne pas supporter la pression et finissent par s’enfermer.

À l’inverse, beaucoup de jeunes gens deviendraient des hikikomoris après avoir été traités comme des enfants-rois, terme très employé au Japon pour décrire ces enfants, garçons et filles, élevés dans une grande permissivité. Surprotégés et faisant l’objet d’un véritable culte de la part de leurs parents-monstres, ils décident de s’enfermer dans leur chambre autant par caprice que par peur du monde extérieur.

Il y a dans le rapport entre enfants-rois et parents-monstres cette idée que c’est l’enfant qui sait le mieux ce qui est bon pour lui, y compris quand ses décisions semblent aberrantes. D’où le fait que certains de ces parents entrent sans mal dans le jeu des nouveaux hikikomori, qui peuvent alors prolonger leur réclusion à l’envi, sans aucune pression extérieure.

Outre le problème de relation aux parents, ce désir de mise en retrait peut aussi provenir de l’école. La société japonaise est à la fois obnubilée par la réussite scolaire, et en proie à un problème de harcèlement scolaire de certains élèves japonais.

Le problème de l’ijime

Au Japon, le harcèlement scolaire a un nom, l’ijime, qui désigne ce qui se produit lorsqu’une classe entière choisit une bouc-émissaire et multiplie sur lui brimades et humiliations. Les victimes d’ijime n’ont guère le choix elles sont poussées à l’exil, au suicide ou à l’enfermement volontaire. Très populaire au Japon et disponible en France, le manga Life s’empare de ce phénomène qui ravage le pays,.

Sans forcément parler de harcèlement, les spécialistes décrivent ce qu’ils appellent le «mal du mois de mai». Le mois d’avril correspond au Japon à notre rentrée des classes de septembre, ainsi qu’à la prise de fonction de beaucoup d’employés dans les entreprises: après quelques semaines à tenter de s’acclimater ou à découvrir ses nouvelles conditions de travail, les futurs hikikomori craquent sous la pression du travail ou de l’école, et finissent dès le mois de mai par céder au burn-out.

Pour les hikikomori, il s’agit avant tout de rompre toute communication verbale, afin de ne plus se sentir jugé ou évalué.

Questions pratiques

Concernant les jeunes adultes, le phénomène reste l’apanage des grandes villes, pour des raisons pratiques: dans certaines zones, il reste bien difficile de se faire livrer de la nourriture au quotidien.

Beaucoup font leurs besoins dans des seaux et des bouteilles

Les adolescents, eux, n’ont pas ce problème: ils sont souvent choyés par leurs parents, qui refusent évidemment de les laisser mourir de faim, et leur fournissent même de quoi s’assurer un minimum d’hygiène au sein de leur chambre.

Des systèmes complexes sont parfois mis en place, notamment pour ceux qui n’ont pas accès à des toilettes ou à un point d’eau dans la geôle qu’ils se sont choisis. Beaucoup font leurs besoins dans des seaux et des bouteilles, dont ils se débarrassent avec les déchets du quotidien.

Les hikikomori sont prêts à beaucoup de sacrifices pour parvenir à rester coupés du monde: se vautrer dans l’irrespect d’eux-mêmes n’a plus grande importance, l’important étant qu’aucun regard extérieur ne puisse se poser sur eux.

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De l’otaku à l’hikikomori

À travers des forums ou des jeux en ligne, ils gardent un mince contact avec l’extérieur, certains continuant à se tenir au courant des actualités et à se gaver de culture. La démocratisation de l’Internet les a évidemment aidés dans leur tâche: passer des années dans sa chambre sans connexion, c’était risquer de devenir complètement fou; aujourd’hui, grâce au web, les hikikomori peuvent conserver l’illusion d’appartenir encore à notre monde, tout en faisant passer le temps.

Le phénomène hikikomori ressemble à une maladie contagieuse: les nombreux forums disponibles sur le sujet donnent souvent envie aux otakus (équivalent de nos nerds) les plus hardcore de suivre ce modèle qui ressemble pour eux à une vie idéale. Passer ses journées à jouer aux jeux vidéo et à se nourrir de pizzas livrées devant sa porte: sur le papier, cette existence peut ressembler à un rêve pour une certaine catégorie de la population.

Dans le segment du film Tokyo! réalisé par Bong Joon-ho, un hikikomori tombe amoureux de sa livreuse de pizzas, avant d’apprendre un peu plus tard qu’elle-même est devenue hikikomori, probablement par sa faute.

Selon l’ouvrage collectif, le phénomène semble toujours prendre davantage d’ampleur, d’autant qu’il est extrêmement difficile à enrayer. Le gouvernement japonais n’ayant pas réellement pris le problème à bras le corps, des ONG tentent de gérer au cas par cas en aidant les familles désireuses de mettre fin à la réclusion de leurs enfants.

Dans De l’autre côté de la porte, Sadatsugu Kudo interprète son propre rôle: celui d’un médiateur spécialisé dans les hikikomori. Durant toute la seconde moitié du long-métrage, on le voit venir régulièrement chez Hiroshi et lui parler à travers la porte pour le convaincre de sortir enfin.

La négociation peut prendre des mois, voire des années, d’autant que le hikikomori refuse généralement tout usage de la parole, ce qui rend les échanges légèrement limités.

Encore faut-il que la famille, quand il s’agit d’un ado qui vit avec elle, assume d’héberger un hikikomori: au Japon plus qu’ailleurs, le regard des autres est extrêmement important, ce qui pousse certains parents et proches à se murer eux aussi dans le silence plutôt que de rendre publique la situation inextricable dans laquelle ils se trouvent.

Les happy end sont rares

La plupart finissent par sortir, au bout de quelques mois ou de quelques années (le record est de près de 20 ans, explique l’ouvrage), parce qu’ils finissent par avoir besoin de l’extérieur ou parce qu’ils ont pris le temps de chercher un but à leur vie; mais la réadaptation est extrêmement délicate, tant il est difficile pour eux de se réadapter aux règles de vie en communauté.

La rechute est fréquente et les happy ends sont rares, contrairement à ce qui se produit dans la jolie comédie Des nouilles aux haricots noirs, présentée au festival du film asiatique de Deauville en 2010 sous le titre Castaway on the moon et diffusée en mars par Arte. Une hikikomori sud-coréenne y fait la rencontre (à distance) d’un naufragé urbain, prisonnier d’une île déserte en plein Séoul.

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La France menacée

Pour le sociologue Andy Furlong, qui l’explique dans le livre Hikikomori, ces adolescents en retrait, toutes les conditions semblent réunies pour que ce phénomène typiquement japonais s’étende au reste du monde.

Des artistes en dehors du Japon se sont d’ailleurs déjà penché sur la question, comme le réalisateur mexicain Michel Franco avec Después de Lucía.

Surtout, des psychiatres ont déjà rapporté des cas dans des pays comme les États-Unis, l’Australie, l’Italie ou l’Espagne selon Furlong. En 2012, Le Monde évoquait le travail du docteur Alan Teo, psychiatre à l’université du Michigan à Ann Arbour, qui avait publié cette année-là, dans l’International Journal of Social Psychiatry, un article sur le premier cas d’hikikomori aux États-Unis: un jeune adulte (30 ans), enfermé pendant trois ans dans son appartement. Le Monde citait:

«La première année, il est resté dans un cabinet de toilettes assez spacieux, se nourrissant de plats qu’on lui apportait. Ne se lavant pas, déféquant et urinant dans des seaux et des bouteilles, il passait son temps sur Internet et devant des jeux vidéo. Il avait déjà vécu un semblable épisode de retrait social qui avait duré plusieurs années quand il avait 20 ans. A chaque fois, il souffrait de dépression sévère.»

La France commencerait également à être touchée: le docteur Marie-Jeanne Guedj-Bourdiau, pédopsychiatre, chef de service des urgences psychiatriques de l’hôpital Sainte-Anne, affirme dans l’ouvrage collectif que des dizaines de cas ont été constatés dans notre pays, concernant non seulement des adolescents, mais également de jeunes adultes qui aurait eu du mal à terminer leurs études supérieures.

Le taux de chômage chez les jeunes ainsi que le nombre croissant d’accros à Internet et aux jeux vidéos n’aidera pas à endiguer le phénomène.

Slate

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jeudi, 12 mars 2015

Qu’aurait pensé Barthes de la communication et de la pub actuelles?

roland-barthes.jpgQu’aurait pensé Barthes de la communication et de la pub actuelles?

 
Ex: http://www.agoravox.fr

En ce centenaire de la naissance de l’écrivain Roland Barthes il est légitime de poser la question : qu’aurait pensé Roland Barthes de notre univers culturel, celui qui s‘est développé à partir des années 80 ?

Dans un article d’introduction à la sémiologie publié dans la revue Communications en 1964, Roland Barthes illustrait le mécanisme de la connotation à partir d’une affiche publicitaire des pâtes Panzani : « son signifiant est la réunion de la tomate, du poivron et de la teinte tricolore (jaune, vert, rouge) de l'affiche ; son signifié est l'Italie, ou plutôt l’italianité ; ce signe est dans un rapport de redondance avec le signe connoté du message linguistique (l'assonance italienne du nom Panzani) »*.

Cette affiche est aussi le symbole de la complétude du signe, l’union d’un signifié - l’italianité - et d’un signifiant- les couleurs de l’affiche. Dans sa simplicité elle était pourtant parente des productions ambitieuses de la littérature et de l’art, où Roland Barthes a désigné le sens « déceptif », « pluriel », ou « indécidable ». 

rec9782501085090-G.jpgA partir de l’affiche Panzani, à travers sa simplicité, Roland Barthes découvrait la richesse d’une sémiologie. Que déchiffrerait-il dans la « communication » publicitaire tellement plus envahissante et prétentieuse d’aujourd’hui ?

La « communication » des années 80 et d’aujourd’hui se caractérise par l’appauvrissement du signe et du sens : omniprésence du désir sexuel, prolifération des jeux de mots, des mots anglais… Exemple de jeux de mots : cette publicité d’une chaîne de magasins pour ses livraisons promotionnelles : nous vous délivrons de vos soucis.
 
Autre exemple : la généralisation du « concept » dans le monde du commerce : avec les concepts de boutiques, les concepts d’hôtels, comme l’hôtel Costes. Le « concept » consiste à inventer un design, un décor puis à exploiter le nom en créant des produits dérivés ; le concept se réduit au signifiant… Appauvrissement du sens qui rime avec la prétention des mots empruntés au langage des intellectuels : concept, éphémère, vintage… ou encore ce promoteur qui donne à son hôtel le nom « adagio ».

Appauvrissement du signe encore dans ce centre commercial qui inscrit sur ses escaliers seulement des verbes à l’infinitif, « rêver », « imaginer », « se détendre »… on dirait un écolier qui aurait des difficultés avec les conjugaisons ! 

Le signe, le mot n’ont plus une fonction de signification mais de marchandise. Ils font vendre. La « communication » n’est plus qu’un bruit : celui du tiroir-caisse…

* http://www.persee.fr/web/revues/hom...



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vendredi, 06 mars 2015

La désincarnation du monde, ou la théorie du genre

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La désincarnation du monde, ou la théorie du genre

par Mathieu Bock-Côté

Ex: http://www.lesobservateurs.ch

Mathieu Bock-Côté revient sur plusieurs incidents dont nous avons déjà parlé et le récent livre de Bérénice Levet « La théorie du genre ou le monde rêvé des anges » :

 

 

Journée de la jupe

Début février, l’école Saint-Constant, sur la Rive-Sud de Montréal, invitait ses élèves, le temps d’une journée, à se travestir. Les garçons devaient s’habiller en filles, et les filles, en garçons et cela, pour promouvoir la tolérance – on connait le refrain. Sans surprise non plus, les parents se révoltèrent. L’école a battu en retraite en expliquant qu’il s’agissait en fait d’une activité ludique, festive, humoristique, même, et qu’il n’y avait là aucune matière à scandale. Ce n’est pas surprenant. Chaque fois qu’une telle initiative explose médiatiquement, c’est cette ligne de défense qui est adoptée, comme s’il fallait désamorcer les critiques en expliquant que rien de grave ne vient de se passer, et qu’on peut vite passer à autre chose. En juin 2014, en semblable situation, une autre école qui avait lancé une journée de la jupe (les garçons devaient s’habiller en jupe pour lutter contre le sexisme) avait répondu qu’il s’agissait en fait d’une initiative du conseil des élèves. Réponse semblable en France quand un lycée de Nantes avait proposé lui aussi sa journée de la jupe, en mai 2014. Mais où les élèves avaient-ils pigé ces idées ?

En réalité, il s’agit à chaque fois d’un épisode parmi d’autres — et ils sont appelés à se multiplier — d’une grande querelle qui s’amplifiera dans les années à venir : celle portée par les promoteurs de la théorie du genre qui se sont engagés dans une opération de réingénierie sociale et identitaire sans précédent dans les sociétés libérales. De nombreux journalistes de chez nous, par exemple, citent avec admiration les sociétés scandinaves qui en sont apparemment déjà familières, notamment l’initiative de cette garderie suédoise où on a mis de l’avant un pronom impersonnel, « hen » pour ne plus dire il ou elle, afin d’éviter de marquer sexuellement l’éducation des enfants – désormais, on ne vise plus l’égalité des sexes, mais une société sexuellement neutre.

On pourrait multiplier les exemples sans trop chercher : la réalité en abonde. Pensons simplement à la dénonciation de plus en plus hargneuse des « jouets genrés », comme s’il y avait quelque chose de fondamentalement malfaisant à offrir à Noël un camion à son garçon et une poupée à sa fille, ou à peindre la chambre du premier en bleu et celle de la seconde en rose – ce qui ne veut pas dire, naturellement, qu’on ne devrait pas offrir des Légos aux enfants des deux sexes ! Pensons à ces parents qui entendent offrir aussi à leurs enfants une éducation non genrée pour les protéger contre les stéréotypes sexués circulant dans la société. Nous rencontrerons d’autres exemples, probablement plus inquiétants, au fil du texte.

Au nom de la lutte contre les préjugés et les discriminations, les militants du genre entendent transformer radicalement nos représentations du masculin et du féminin – en fait, c’est une révolution qu’ils veulent accomplir, et on verra ici pourquoi et comment. Je me souviens de ma première rencontre avec cette théorie, et plus particulièrement avec Judith Butler, sa figure iconique : c’était il y a une douzaine d’années, au début d’une maîtrise en philosophie que j’ai vite abandonnée pour passer à la sociologie. Le séminaire portait sur les philosophies de l’identité, et je m’étais intéressé au néo-féminisme contemporain. Lisant Butler, et les théoriciens du genre, j’avais l’impression de faire une plongée dans les profondeurs du nihilisme académique, celui qui permet à des esprits souvent limités de se piquer d’originalité théorique en prenant à revers la société dans ses évidences les plus fondamentales.

Cette théorie, je n’ai jamais cessé d’en suivre le développement et j’ai constaté, comme tant d’autres, au fil des ans, qu’elle s’était imposée dans toutes les sociétés occidentales et prétendait accomplir une véritable révolution anthropologique. Chez nous, sans qu’on ne s’en rende compte, elle s’est imposée à la manière d’une nouvelle vérité révélée, à la fois dans l’université et les mouvements sociaux qui font officiellement la lutte au sexisme. On ne s’en rendait pas compte, en fait, tellement on la trouvait aberrante – et on ne pouvait imaginer qu’elle soit autre chose qu’une excentricité appelée à passer comme passent souvent les modes. Et pourtant, depuis l’élection de François Hollande, en 2012, elle s’est largement répandue en France, même si elle cheminait déjà à bon rythme avec la droite au pouvoir. Le socialisme de gouvernement s’en réclame : alors que la gauche française renonce encore une fois à ses ambitions économiques, elle trouve là une manière de renouveler son programme politique et idéologique autour des questions identitaires et culturelles, en espérant ainsi associer, encore une fois, le camp adverse à celui de la réaction.

Pour mieux comprendre ce mouvement, on se tournera avec grand profit vers le récent livre de Bérénice Levet, La théorie du genre ou le monde rêvé des anges, (Grasset, 2014) qui l’explore brillamment, et qui vient d’ailleurs d’arriver dans les librairies québécoises. Sa lecture contribuera à éclairer le débat public sur cette question trop souvent déformée par les exagérations des uns et des autres. Bérénice Levet est philosophe, et c’est à la lumière de la philosophie politique qu’elle mène son enquête. Elle retrace l’origine de la théorie du genre, en éclaire les enjeux, en dévoile les conséquences. En fait, elle entre au cœur du sujet, ne se laisse pas entraîner sur de fausses pistes et explicite le malaise de ceux qui devinent que quelque chose de grave se passe ici.

Une humanité indifférenciée

Au cœur de la théorie du genre, on trouve une thèse forte : la différence sexuelle, ou si on préfère, la division sexuée de l’humanité, serait une construction strictement historique, sans quelque fondement que ce soit dans la nature, qui ne serait qu’une mystification censée justifier l’asservissement des femmes. Le masculin comme le féminin seraient de pures constructions sociales, des dispositifs idéologiques coercitifs assignant aux individus un sexe pour mieux les contrôler et les discipliner. L’humanité, dans sa vérité originelle, serait indifférenciée, et c’est à cette situation primitive qu’il faudrait revenir, avant l’apparition des catégories sociales et identitaires qui assignent à chacun une identité selon son sexe biologique[1]. Les catégories sociales, ici, sont considérées comme des catégories arbitraires, sans raison d’être, qui enferment l’individu dans un univers de possibles restreints, l’empêchent de s’inventer en pleine liberté, à la manière d’une œuvre d’art, ce qui était l’obsession de Michel Foucault, l’un des maîtres philosophes de notre temps.

Il y a ici un fantasme du retour à l’origine, avant que l’être humain ne chute dans l’histoire, avant qu’il ne soit souillé par la culture qui l’enserrerait, qui le définirait de l’extérieur, qui le condamnerait au règne de l’hétéronomie. Comme le note Bérénice Levet, le genre « entend hâter l’avènement de ce monde où il n’y aurait plus ni homme ni femme, seulement des individus rendus à une neutralité première, antérieure à cette chute dans la civilisation qu’est la naissance, libres de s’inventer des identités multiples vagabondant à travers les genres et la sexualité » (p.106-107). N’est-ce pas d’ailleurs une tendance lourde de la philosophie politique contemporaine, qui éradique les sexes, les peuples, les cultures et les civilisations, selon le principe de l’interchangeabilité des êtres ? L’humanité contemporaine ne veut plus se reconnaître d’autres différences qu’accidentelles, insignifiantes et le plus facilement possible révocables. L’homme contemporain veut emprunter une identité le temps d’un désir, puis la jeter.

C’est évidemment plus compliqué lorsqu’il est question de l’identité sexuelle, qui représente la part irrépressible de la nature dans le social, celle qui semble la moins contestable. Comment peut-on choisir ce qui semble donné dès la naissance, sauf exception ? Il y a certainement plusieurs manières d’être homme ou d’être femme. Mais encore une fois, sauf exception, peut-on vraiment faire le choix d’être homme ou femme ? Selon la théorie du genre, oui. Le sexe biologique serait négligeable, et il n’y aurait pas d’éternel féminin non plus que d’éternel masculin. Pour la théorie du genre, comme le souligne Levet, « L’identité sexuelle n’est plus un “donné”, mais une expérience purement subjective » (p.19). Libérer l’être humain de l’assignation sexuelle, c’est lui donner la possibilité d’expérimenter tous les possibles, comme s’il pouvait naître de sa propre volonté, comme s’il était délivré de l’héritage et du donné. C’est lui permettre de céder, en fait, au fantasme de l’autoengendrement.

De telles réflexions éclairent de récentes observations de la vie politique québécoise et canadienne. C’est ainsi qu’on a vu en 2013 un groupe comme Juripop réclamer qu’un individu puisse changer juridiquement de sexe sans avoir à passer par la chirurgie – simplement parce qu’il se sent appartenir à l’autre sexe. La subjectivité triomphe ici de tout : l’individu sera ce qu’il veut être, tout simplement et l’État doit se plier à ses désirs – car de telles revendications se formulent inévitablement dans le registre des droits fondamentaux. Le réel peut se dissoudre dans le fantasme d’une humanité asexuée. De même, le Parti libéral du Canada a ouvertement débattu de la reconnaissance possible d’un troisième sexe, indéterminé, pour ceux qui disent ne pas se reconnaître comme homme ou comme femme – un droit reconnu depuis 2014 en Australie. D’autres luttent contre l’assignation obligatoire d’un sexe à la naissance : ce serait une violence faite à l’enfant, l’obligeant à se couler dans un moule qui serait peut-être contraire à celui qu’il se découvrira plus tard. On a même déjà trouvé l’insulte pour ceux qui avoueront éprouver quelques réserves devant un tel programme : ils seront accusés de transphobie[2].

Nous sommes ici au cœur d’une alternative philosophique que Bérénice Levet explicite très bien : « le choix ici est entre l’idée d’un homme précédé, qui ne se construit pas en dehors de tout donné, donné naturel et culturel, un homme limité et le postulat d’un être indéterminé, ouvert à une palette de possibilités auxquelles il doit pouvoir s’essayer sans entrave » (p.33). Elle le dit aussi autrement : le conflit ici repéré n’est pas entre « l’ordre naturel ou divin et la liberté, mais entre deux idées de l’individu et de sa liberté » (p.33). Un peu plus loin, elle précise encore une fois son propos : les camps dans la querelle du genre sont les suivants : « d’un côté, les champions d’une liberté illimitée, d’une indétermination originelle que la société n’aurait d’autre obsession que d’entraver, normaliser, surveiller et punir : de l’autre, les dépositaires d’une pensée de la finitude » (p.34). C’est de notre compréhension de la culture dont il est question.

On comprend l’effet de séduction de cette théorie pour nos contemporains : leur idéal n’est-il pas celui d’une indétermination absolue, et conséquemment, d’une autocréation absolue de soi ? Le donné, ce qui précède et structure l’existence au-delà de la volonté, n’est-il pas ressenti comme une violence absolue ? Levet le note bien, « la différence anthropologique par excellence se voit retraduite dans le langage de l’injustice, de la discrimination. L’égalité ne peut s’attester que dans l’interchangeabilité » (p.35). Nos contemporains sont charmés par l’idée d’une « plasticité intégrale de l’individu » (p.51). Ne peuvent-ils pas ainsi se prendre pour des dieux ? C’est ce que Levet appelle justement « l’ivresse des possibles » (p.83). Nous voulons pouvoir tout être, nous ne nous voulons conditionnés par rien. Cette vision ne joue-t-elle pas un grand rôle dans la vie amoureuse de nos contemporains, qui se croient plus riches de mille histoires possibles que d’une histoire réelle ?

En un mot, le féminin comme le masculin n’existent pas et c’est la mission historique de la théorie du genre de les déconstruire, de les démystifier. « Le féminin et le masculin étant de purs produits de la société, n’existant pas en soi, ils ne sauraient être pensés en eux-mêmes (…). Seuls les rapports sociaux de sexe peuvent être étudiés. La femme n’a pas, à proprement parler, de réalité en soi puisqu’elle est une construction qui varie selon le temps et le lieu » (p.55). Conséquemment, la masculinité et la féminité comme prédispositions existentielles – et non comme catégories absolument fermées et une fois pour toutes définies, faut-il le préciser – relèvent de l’illusion. Il faudra tout transgresser et bricoler aux frontières du féminin et du masculin pour déconstruire le plus possible ces catégories. De là la fascination pour l’androgyne qui fait éclater ces catégories et qui apparaît à la manière d’une créature plus évoluée, ayant enfin transcendé la division sexuelle et la fracture entre l’homme et la femme. L’androgyne serait délivré.

La théorie du genre : un projet politique

Le programme est politique : il pousse à sa possibilité maximale l’entreprise contre-culturelle engagée dans les années 1970. La figure idéologisée du transgenre devient le point d’appui pour une critique de toutes les identités substantielles, dans la mesure où elle vient transgresser la division sexuelle, qui fondait la plus fondamentale d’entre elles. Laurent McCutcheon en fera même l’assise d’un nouveau projet politique : « Il est plausible d’imaginer qu’un jour viendra où, à la naissance, on ne cherchera pas à assigner un mode de vie conforme au sexe biologique et à imposer les stéréotypes de la masculinité et de la féminité. Il est aussi plausible d’imaginer qu’au-delà de la tenue vestimentaire et des rôles sociaux, la société ne sera plus divisée entre les hommes et les femmes. Une personne sera tout simplement une personne. L’évolution de la société, l’ouverture d’esprit, l’éducation, les moyens technologiques et médicaux permettent maintenant d’envisager cette possibilité » [3]. Dès lors, le transphobe sera celui qui cherchera à contenir cette révolution[4].

On devine l’objection légitime : les troubles de l’identité sexuelle ne sont quand même pas la seule invention de militants progressistes obsédés par la déconstruction de la civilisation occidentale ! Bien sûr que non, et une société civilisée cherche à les accommoder le plus possible. Mais c’est une chose que d’accommoder les marginaux, et c’en est une autre de faire exploser des repères indispensables à l’immense majorité des gens[5] – cela fait naturellement penser aux luttes minoritaires annexées et instrumentalisées par la gauche radicale, dans les années 1970, lorsqu’elle comprit que les classes populaires ne jouaient pas leur rôle de chair à canon révolutionnaire et chercha un nouveau point d’appui sociologique, un nouvel exclu à conscrire pour mener en son nom une transformation sociale majeure. La gauche radicale n’a jamais cessé de chercher un nouveau sujet révolutionnaire et c’est sans surprise qu’elle instrumentalise les trans. De ce point de vue, même si elle se présente avec un masque compassionnel pour les hommes et les femmes en détresse, qui sentent leur âme étrangère à leur corps, la théorie du genre est d’abord une lutte idéologique qui promet l’émancipation définitive du genre humain, en faisant sauter le dernier verrou de la nature dans l’ordre social et en disqualifiant toute assignation identitaire venue de l’ordre social et des codes culturels qui le structurent. L’être humain se libérerait en s’arrachant à ses déterminations[6].

Ce qui est amusant, et Levet le note bien, c’est que les partisans de la théorie du genre se masquent derrière une prétention à la scientificité, comme si leurs « révélations » n’avaient rien d’un projet politique et tout d’un dévoilement de vérités longtemps étouffées auxquelles il faudrait finalement faire droit (p.42) [7]. D’ailleurs, mais c’est une ruse à laquelle nous sommes maintenant habitués, ils contestent l’existence même d’une théorie du genre : il n’y aurait que des études sur le genre qui contribueraient à la construction d’un nouveau paradigme pour comprendre la vraie nature de la division sexuée de l’humanité, en révélant sa part artificielle et les dispositifs de pouvoir qui assureraient sa capacité à réprimer ceux qui la contestent (tout comme les partisans du multiculturalisme contestent souvent son existence et le maquillent idéologiquement en une simple réalité factuelle à laquelle il faudrait s’adapter). Les études sur le genre relèveraient des sciences sociales ordinaires et nous renseigneraient sur le réel.

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Il ne faut pas se laisser bluffer par la quincaillerie conceptuelle de ces idéologues. La théorie du genre est aussi scientifique que l’était le marxisme des années rouges, quand n’importe quel universitaire rédigeait un articulet reprenant les concepts d’Althusser se prenait pour un grand esprit et se moquait des attardés qui ne savaient pas que le socialisme était scientifique. Le jargon des théoriciens du genre – par exemple leur loufoque dénonciation de « l’hétérosexisme » ou de « l’hétéronormativité » — relève de l’intimidation académique la plus classique et il faut savoir non pas leur opposer un jargon contraire, mais simplement le bon sens et la moquerie qu’on doit aux faux savants. Mais on ajoutera, en s’en inquiétant, que de tels concepts sont aujourd’hui repris dans les politiques publiques et qu’ils doivent être soumis à un examen rigoureux pour expliciter la vision du monde qu’ils expriment – tout comme en son temps, il fallut aussi démontrer encore et encore l’inanité scientifique du marxisme académique. C’est une simple question d’hygiène intellectuelle, encore une fois.

La théorie du genre se réclame du féminisme – c’est du moins le cas de ceux et celles qui la diffusent avec le plus d’ardeur médiatique. Mais sommes-nous encore vraiment dans l’univers du féminisme ? Il faut tout de même souligner que le féminisme du genre n’est pas le même que celui de celles qui luttaient pour l’égalité des sexes – sexes dont elles reconnaissent l’existence, faut-il le préciser ? On fait ainsi passer pour de la lutte au sexisme l’éradication de la différence sexuelle. Ce n’est évidemment pas la même chose. Peut-on en conclure qu’il y a dans le néo-féminisme contemporain attaché à la théorie du genre une usurpation d’héritage ? À tout le moins, on comprend mieux, à la lecture de Bérénice Levet, les tensions entre les différents courants qui se revendiquent aujourd’hui du féminisme, comme c’était le cas au moment du débat sur la Charte des valeurs à l’automne 2013 et au printemps 2014. Alors que les néo-féministes du genre faisaient du voile islamique une simple expression des préférences identitaires d’un individu désirant exprimer socialement ce qu’il est (comme si la culture ne comptait pour rien), les féministes traditionnelles (devrait-on dire les féministes conservatrices ?) s’occupaient plutôt à affranchir les femmes réelles de symboles représentant leur asservissement dans des cultures où elles étaient effectivement asservies.

On notera toutefois que la critique de Bérénice Levet vise le féminisme en général, et qu’elle n’hésite pas à lui lancer quelques piques. Elle se demande ainsi si nous ne pouvons tout simplement pas dire que le programme du féminisme classique est accompli, que son mandat est achevé. Bérénice Levet dit les choses clairement, et on devine qu’on le lui reprochera : « infléchir les relations des hommes et des femmes dans le sens d’une égalisation des conditions était un projet légitime, mais il est rempli. Abolir l’ordre sexué sur lequel reposait la société, rendre interchangeables l’homme et la femme en est un autre, qu’il convient d’interroger » (p.29). Elle se moque du grand délire sur le patriarcat occidental qu’il faudrait combattre, alors qu’il est abattu depuis longtemps et que l’égalité entre les sexes n’est plus remise en question, même si bien évidemment, aucune société n’est jamais absolument fidèle à ses idéaux, ce qui dégage par définition un espace pour l’engagement politique et les luttes sociales. Chose certaine, nous ne vivons plus dans une société patriarcale et contrairement à ce que veut la formule consacrée, nous n’avons peut-être plus beaucoup de chemin à faire.

Le fanatisme des militants du genre : portrait de la gauche religieuse

Depuis qu’ils ont accédé à la reconnaissance médiatique, on l’a constaté souvent, les partisans de la théorie du genre sont d’une intransigeance qui frise le fanatisme. Ils sont en guerre, en croisade. Ils représentent bien cette gauche religieuse qui entend nous libérer du mal et ne permettra à personne de l’en empêcher. Leur perspective ne peut être nuancée : c’est la lutte du bien contre le mal – le bien de l’utopie postsexuelle, le mal de l’histoire sexuée. Pourquoi feraient-ils des compromis avec les défenseurs du vieil ordre sexué, « hétérosexiste » et « patriarcal » qu’ils se sont donné pour mission d’abattre à tout prix, pour que naisse enfin ce nouveau monde, qui rendra possible un homme nouveau, sans sexe ni préjugés, et ajoutons le, sans patrie et sans histoire, seulement occupé à porter son identité du jour, avant d’en changer le lendemain[8]? Pour faire de ce monde un paradis post-sexuel, ils n’hésiteront pas à vouer aux enfers ceux qui n’ont pas pour leur cause le même enthousiasme qu’eux. Tel est le prix à payer si on veut vraiment reprendre l’histoire à zéro.

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Les militants du genre sont convaincus d’avoir enfin décrypté le secret de l’aliénation humaine. Ils savent comment libérer l’humanité asservie depuis la nuit des temps, et ne se laisseront pas distraire par ceux qui souhaiteraient un débat contradictoire sur les vertus et limites de leur philosophie. Ils ont le fanatisme de ceux qui croient conjuguer la vérité scientifique et la vertu morale et souhaitent la rééducation de la société, pour la convertir à leurs vues. D’ailleurs, l’école n’est-elle pas transformée en laboratoire idéologique appelé à inculquer cette théorie et ses commandements aux générations à venir ? L’objectif des militants du genre, c’est une resocialisation complète de l’humanité – ce qui présuppose d’ailleurs une désocialisation préalable. C’est à l’école qu’on doit arracher le plus tôt possible les enfants à leurs préjugés venus du fond de l’histoire. Et si jamais on avait l’étrange idée d’enseigner à ces enfants les œuvres classiques, on cherchera moins à les faire admirer par les élèves qu’à les amener à y trouver les stéréotypes et préjugés qu’elles relaient.

Mais ce fanatisme qui ne dit pas son nom s’alimente aussi par la résistance du réel, qui ne se laisse pas avaler et reconfigurer par le fantasme du genre. Il se trouve que l’homme et la femme existent dans la réalité et n’en demandent pas la permission aux théoriciens du genre. La féminité et la masculinité s’exacerbent même dans ce qu’elles ont de plus caricatural, lorsqu’on cherche à les nier, comme en témoignent aujourd’hui l’hypersexualisation des femmes et la quête d’une virilité aussi exacerbée qu’ostentatoire (et terriblement appauvrie, faut-il le préciser ?) des jeunes hommes nord-américains. Autrement dit, la féminité et la masculinité, lorsqu’elles ne sont pas civilisées par la culture et par les mœurs, dégénèrent dans leurs représentations archaïques. C’est justement le raffinement de la civilisation qui adoucit le commerce entre les sexes, qui peut le rendre agréable, et qui amène les sexes à se savoir complémentaires et égaux. Les militants du genre ne se rendent pas compte qu’ils provoquent à bien des égards ce qu’ils dénoncent[9].

Le sexe, voilà l’ennemi !

Mais qu’en est-il, justement, dans l’univers du genre, du commerce entre les sexes ? Ce n’est pas une question banale, elle innerve la civilisation (Levet la croit même au cœur de la littérature française) ? Mais les militants du genre sont parvenus à la politiser intégralement, comme si encore une fois, il fallait faire entrer toute la vie sexuelle à l’intérieur d’une théorie politique avec des bons et des méchants. Qu’en est-il aussi de la sexualité ? Car, au cœur de la relation entre l’homme et la femme, il y a bien évidemment le désir sexuel, sa part mystérieuse, les pulsions qui s’y jouent et les tentatives d’un sexe pour plaire à l’autre, chacun à sa manière, et cela, depuis la nuit des temps. Faut-il même dire que d’une culture à l’autre, les hommes et les femmes ne se séduisent pas de la même manière, même si on retrouve des archétypes qui semblent présents dans chacune ? Mais le simple fait de dire cela, aujourd’hui, peut vous valoir les pires épithètes. Les idéologues du genre, Levet le constate, parce qu’ils ne tolèrent pas ce subtil commerce entre les sexes, déploient un nouveau puritanisme pour expurger chacun de ses fantasmes particuliers. Le sexe entre les sexes serait sordide, et c’est un système de domination particulièrement abject qu’il faudrait démonter.

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C’est la sexualité elle-même qui est désormais frappée de suspicion, comme en témoignait récemment la loi californienne Yes Means Yes qui pousse très loin la quête d’une transparence absolue du désir[10]. Évidemment, le consentement est la chose la plus fondamentale qui soit en matière sexuelle. Le harcèlement doit être dénoncé vertement. C’est même la chose la plus élémentaire[11]. Mais doit-on assimiler au harcèlement la simple expression du désir masculin, comme en viennent à le suggérer celles pour qui le moindre compliment non sollicité lorsqu’elles se promènent en robe blanche dans la rue relève déjà de l’agression ? N’y a-t-il pas une part irréductiblement insaisissable et ambiguë dans le désir sexuel ? Le consentement ainsi formalisé à outrance repose en fait sur une négation de la sexualité, dont ne survivront, finalement, que peu de choses. Les dérives sont à prévoir et on a même assisté à la création, dans les suites de la loi californienne, d’une application pour téléphone intelligent permettant de formaliser le consentement à chaque étape de la relation sexuelle, des préliminaires jusqu’au coït — adieu les ébats passionnés, bonjour les formulaires détaillés[12].

La vision du monde qui traverse l’idéologie du genre suggère en fait la nature inévitablement prédatrice et criminelle du désir masculin, qui dirait sa vérité dans la tentation du viol – c’est ce que dit par exemple une philosophe du genre comme Betriz Preciado qui propose une grève de l’utérus pour réduire à néant le diabolique phallus. Conséquemment, on cherchera à l’étouffer, à le censurer. Comme le dit Bérénice Levet, « la criminalisation des hommes avance à grand pas » (p.158). C’est la bonne relation entre les sexes qui s’en portera plus mal. Je le redis, bientôt, chacun, s’il veut s’envoyer en l’air, devra amener son formulaire de consentement, et faire cocher, à chaque étape, sa ou son partenaire en volupté. Enfin, le sexe régulé, encadré, domestiqué, inhibé, contenu, culpabilisé, diabolisé. C’est le contractualisme intégral, et on imagine les intégristes de tout poil s’en féliciter ! Selon le genre, tout homme qui aime conquérir est un barbare violeur en puissance, toute femme qui aime les hommes est une esclave colonisée mentalement par un système avilissant.

Quand on pense au puritanisme sexuel, aujourd’hui, il faudra moins se tourner vers Rome que vers Stockholm. Le catholicisme, aussi moralisateur puisse-t-il être, et il est vrai qu’il se laisse aisément caricaturer en seule morale sexuelle, sait l’homme « pécheur » et entend moins nier la pulsion sexuelle que la transcender. On en pensera ce qu’on voudra, mais au moins, il ne nie pas le réel, il sait la bête humaine tiraillée, et ce qu’il cherche à encadrer, il consent d’abord à en reconnaître l’existence et n’en nie pas la part de beauté, peut-être à regret. Étrangement, il est peut-être finalement moins coercitif que le néo-féminisme à la scandinave, qui diabolise le sexe et s’imagine qu’en changeant les mentalités, de manière coercitive s’il le faut, qu’en politisant toute la réalité, on pourra arracher le mal du cœur de l’être humain, le purifier de son passage par l’histoire, et le faire renaître avec la pureté d’un ange.

Comment résister au genre ?

« Nier par principe la nature, c’est sombrer dans une funeste abstraction » (p.167). C’est un judicieux conseil que donne ici Levet. On pourrait ajouter que l’idée de nature, aussi difficile à concrétiser soit-elle, entrave par définition la tentation totalitaire, en rappelant que l’homme, lorsqu’il lui arrive de se vouloir démiurge, rencontrera toujours une part de lui-même qui n’est pas réformable par la seule volonté politique, que l’homme, être social, n’est toutefois pas qu’une créature de la société, qu’une part de lui-même s’y dérobe et s’y dérobera toujours, qu’il s’agisse de sa part pulsionnelle ou de sa part spirituelle. Une part de l’homme ne se laisse pas complètement absorber par le social, ce qui fait d’ailleurs qu’en tout régime, même le plus oppressif, une part de lui-même y résiste et peut l’amener à renouer avec la liberté. Paradoxe, mais seulement en apparence : c’est dans sa nature, dans sa part socialement insaisissable, que l’homme trouve en partie les conditions de sa liberté.

Au terme de son ouvrage, Levet pose les fondements d’une critique éclairée du genre, qui passe non pas par une absolutisation de la nature (elle se montre sévère, et avec raison, envers ceux qui se contentent d’opposer au genre une série d’études scientifiques relevant de la biologie ou leur foi bétonnée par les textes bibliques, comme c’est trop souvent le cas chez certains de ses adversaires français), mais plutôt, par une ressaisie de l’histoire, pensée non pas comme un amas de préjugés et de stéréotypes, mais parce qu’elle « recèle des trésors d’expérience » (p.29). C’est à partir d’un donné naturel que le féminin et le masculin se sont construits, mais c’est à travers l’histoire qu’ils se sont déployés, nuancés, révisés, retravaillés, réinventés. Levet a raison d’ajouter que nous n’avons pas attendu la théorie du genre pour apprendre qu’il y avait des variations historiques et culturelles dans le masculin et le féminin. Je dirais la chose ainsi : si les cultures et les civilisations ont chacune pensé le masculin et le féminin à leur manière, et si dans cette diversité de manière, c’est la liberté humaine qui se déploie, aucune n’a cru possible d’abolir ces deux catégories irremplaçables de l’esprit humain.

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Il s’agit donc de ressaisir l’histoire et de la délivrer de cette vision victimaire qui la réduit à la tyrannie de l’homme blanc hétérosexuel sur le reste de l’espèce humaine, aujourd’hui en révolte contre lui. Levet se fait sévère envers le féminisme : « c’est lui qui s’est employé à repeindre le passé du commerce entre les sexes aux couleurs de la seule domination » (p.150). Quoi qu’en pensent les spécialistes autoproclamées du féminisme académique, les rapports sociaux de sexe ne sont pas que de domination, et toute disparité entre les sexes ne s’explique pas automatiquement non plus par une telle discrimination. Levet le précise à ceux qui voudraient lui faire un mauvais procès : « il ne s’agit évidemment pas de défendre les stéréotypes, mais de prendre garde à ne pas rabattre toute pensée de la différence des sexes sur des stéréotypes, des préjugés sexistes » (p.129). Et Levet de confirmer son inquiétude : « toute pensée de la différence des sexes n’est-elle pas menacée d’être requalifiée de stéréotype sexiste » (p.130) ?

Trop souvent, nous pensons l’histoire comme un formatage dont on devrait se délivrer à tout prix. « L’horrible mot de formatage, comme celui de normalisation, tous deux très en vogue aujourd’hui, transforment le monde de signification institué dans lequel nous entrons en un ramassis de préjugés, tout processus de transmission en technique de manipulation et les acteurs de cette transmission, les parents, les professeurs, en agents de reproduction d’un monde vieux, crispé, frileux, rétrograde, replié sur lui-même, bref en collaborateurs de normes qui étoufferaient l’originalité » (p.137). C’est ainsi que s’est corrompue la belle idée de transmission : on l’a présenté, suite à Bourdieu, comme un simple discours de légitimation de l’ordre social. Pourtant, la tradition aussi éduque à la liberté : elle rappelle que l’homme ne naît pas d’hier, que le présent n’épuise jamais sa réalité, et donne une valeur à ce qu’il faut conserver du passé, contre ceux qui sont pris d’une furie destructrice contre l’héritage.

Levet a le souci de la culture, et plus particulièrement, de la culture française, qui a si subtilement pensé les rapports entre l’homme et la femme (p.131). Qu’arrive-t-il à l’héritage quand « cette traque aux préjugés sexistes atteint déjà sans discernement tout ce qui a été pensé sous les catégories du masculin et du féminin » ? Elle se porte à la défense des mœurs françaises (p.151) et se désole que « le démantèlement de la civilisation occidentale en générale et de la civilisation française en particulier ne préoccupe plus personne » (p.155). Contre une idéologie, estime-t-elle, il faut moins en brandir une autre, qu’une philosophie qui soit attachée au réel. Rappeler qu’un homme est un homme, une femme est une femme, et que s’ils ne sont heureusement pas figés dans des rôles une fois pour toutes établis, ils ne sont pas absolument interchangeables non plus. Pour s’opposer au nihilisme, c’est dans le réel qu’il faut s’ancrer.

La théorie du genre pousse à l’individualisme radical et représente une tentative de déracinement et de déculturation sans nom des hommes et des femmes. Je l’ai suggéré plus haut : elle est animée par une pulsion religieuse. Elle entend décréer le monde pour le recréer, l’être humain ne résistant pas à la tentation démiurgique, à la pensée de l’illimité, et rêvant finalement d’accoucher de lui-même, un fantasme qu’alimente d’ailleurs la technologie contemporaine, qui n’entend pas seulement améliorer la condition humaine, mais la transfigurer si radicalement qu’elle la relèguerait, telle que nous l’avons connue jusqu’à présent, à n’être plus qu’une forme de préhistoire sans intérêt. Elle incarne bien la barbarie universaliste de ceux qui croient nécessaire de dénuder l’homme pour l’émanciper. La modernité radicale croit que l’émancipation de l’homme passe par sa désincarnation – et par sa fuite hors de l’histoire. À travers la question du genre, ce beau livre de Bérénice Levet formule avec un brio exceptionnel les termes de la question anthropologique pour notre époque.

C’est une des grandes victoires du dernier siècle : la culture a gagné du terrain sur la nature. L’homme et la femme y ont gagné en liberté. Ils se sont dépris de rôles trop étouffants qui comprimaient exagérément les possibilités de chacun. Il fallait certainement défiger la différence sexuelle, lui redonner de l’air, la déhiérarchiser aussi, mais il appartient aujourd’hui à l’individu de la redéployer dans une société remodelée par l’égalité. Dans la théorie du genre, on verra certes une forme d’individualisme radical, mais qui pour s’épanouir, exige que l’État pilote de manière autoritaire la déconstruction de la culture et le démontage des grands repères identitaires qui la symbolisent. Ce en quoi l’individualisme libertaire, pour s’accomplir, a besoin d’un étatisme autoritaire et thérapeutique[13]. Car l’homme, laissé à lui-même, ne veut pas sacrifier son héritage et sa mémoire, et les théoriciens du genre n’hésitent pas alors à verser dans un totalitarisme inédit pour le transformer en monade et le reconstruire selon leurs désirs. On l’aura compris, la question anthropologique ouvre sur celle du régime politique.

Notes

[1] Ce dernier devrait ainsi être ramené à sa part minimale. À tout le moins, et nous y reviendrons, il ne devrait conditionner aucunement le genre, l’identité sexuelle. On espère lui laisser une part résiduelle, à défaut de l’éradiquer complètement.

[2] En novembre 2014, la Journée mondiale contre l’homophobie est ainsi devenue la Journée mondiale contre l’homophobie et la transphobie.

[3] Laurent McCutcheon, « La transidentité : la prochaine révolution sexuelle », Le Devoir, 10 juillet 2014.

[4] On voit là la dynamique de pathologisation du désaccord propre qui caractérise le politiquement correct : le marginal devient la norme, et le refus de la société de reconnaître l’inversion de son système normatif devient le signe d’une maladie sociale, une phobie, contre laquelle il faudra lutter en transformant les mentalités.

[5] On nous dira que c’est faire preuve de discriminations que de distinguer entre l’immense majorité et certaines personnes en situation difficile : on répondra qu’il y des limites à voir dans chaque trace du réel qui ne cadre pas avec les consignes de l’égalitarisme radical un système discriminatoire.

[6] Dans son remarquable essai Populisme : les demeurés de l’histoire (Éditions du Rocher, 2015), Chantal Delsol montre bien comment la modernité se pense comme une dynamique d’arrachement radical à soi, de virtualisation de l’existence, pour devenir disponible à tout, sans être conditionné par rien. De ce point de vue, tout ancrage dans une histoire particulière, ou dans un des deux sexes, apparaîtra inévitablement, tôt ou tard, comme une prison. Delsol plaide, quant à elle, pour un renouvellement de la dynamique entre l’émancipation et l’enracinement, en rappelant que les deux termes sont constitutifs de la condition humaine et qu’on ne saurait condamner l’homme à la pure désincarnation, non plus qu’à l’identification absolue à ses ancrages culturels et naturels.

[7] Et Bérénice Levet identifie bien la figure principale de la théorie du genre (et plus exactement, des queer studies), Judith Butler, dont l’œuvre, est célébrée et admirée sur les camps nord-américains, ce qui en dit beaucoup sur l’appauvrissement intellectuel de nos milieux académiques.

[8] On lira aussi de Bérénice Levet un texte absolument remarquable, « Le droit à la continuité historique », paru dans la revue Le Débat, certainement une des contributions les plus importantes à la sociologie de la question identitaire qu’on a pu lire ces dernières années. Bérénice Levet, « Le droit à la continuité historique », Le Débat, no177, novembre-décembre 2013, p.14-22.

[9] Au moment d’envoyer ce texte, je termine la lecture d’un ouvrage absolument exceptionnel de Camille Froidevaux-Metterie, La Révolution du féminin (Gallimard, 2015) qui propose, à travers une réflexion aussi savante que brillante, une réhabilitation anthropologique du féminin sans renoncer par ailleurs à la perspective féministe.

[10] Par exemple, si un jeune homme et une jeune femme sont sous l’effet de l’alcool, le consentement sera considéré comme problématique. On devine dès lors les dérapages programmés dans une telle disposition légale. Faudra-t-il proscrire les relations sexuelles à la sortie des bars, où les jeunes hommes et les jeunes femmes se draguent, l’alcool servant là encore plus qu’ailleurs de lubrifiant social ?

[11] Faut-il vraiment le préciser, le viol est absolument abject tant il est fondé non pas sur le désir, mais l’appropriation sauvage de la femme par l’homme, qui profite de sa plus grande force physique pour l’asservir. Mais la notion de culture du viol, qui s’est imposée en quelques mois dans la vie publique nord-américaine, ne repose-t-elle pas sur une extension insensée de la référence au viol ? Que le simple fait de poser la question puisse aujourd’hui suffire à vous faire suspecter de sympathie pour la violence sexuelle à l’endroit des femmes en dit beaucoup sur le délire idéologique dans lequel nous évoluons.

[12] Fabien Déglise, « Sexualité des jeunes : une application pour le consentement ou l’abstinence », Le Devoir, 2 octobre 2014.

[13] Ou si on préfère, l’atomisation de la société n’est pas sans lien avec son étatisation de part en part, dans la mesure où l’individu, déraciné de toutes ses appartenances, est ainsi condamné à se livrer aux différentes administrations qui prétendent le prendre en charge, en rationalisant le lien social, en le vidant de tout ce qui ne cadre pas avec les prescriptions gestionnaires d’une utopie qui décrète la réalité absolument transparente et qui entend reconstruire la société selon les prescriptions exclusives d’un égalitarisme radicalisé.

Voir aussi:

Ontario — Théorie du genre dans le nouveau programme d’éducation sexuelle

Théorie du genre, le nouveau puritanisme

« Explorer la différence » à l’école primaire : s’habiller dans les habits de l’autre sexe

Le pronom personnel neutre « hen » fait son entrée dans le dictionnaire suédois

« Il ne revient pas à l’école de changer les mentalités »

dimanche, 01 mars 2015

Gender Gaga

Gender Gaga

mercredi, 18 février 2015

La cité perverse : libéralisme et pornographie

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La cité perverse : libéralisme et pornographie

Entretien avec Dany-Robert Dufour : Autour de la Cité perverse
Ex: http://fortune.fdesouche.com
A : Généalogie d’un libéralisme « ultra »Actu-Philosophia :
Tout d’abord, je vous remercie de me recevoir, pour cet entretien autour de votre ouvrage La Cité Perverse. Libéralisme et pornographie [1], ce qui nous donnera l’occasion d’aborder le reste de votre œuvre, qui se compose à ce jour de plus d’une dizaine d’ouvrages, de très nombreuses collaborations à des revues et journaux (Le Débat, Le Monde Diplomatique, Le Monde, l’Humanité, etc.), et de vos enseignements en tant que professeur en philosophie de l’éducation à l’université Paris-VIII, ainsi qu’au sein d’universités sud-américaines (Colombie, Mexique, Brésil).
 
Dans La Cité Perverse, livre publié aux éditions Gallimard en 2011, vous expliquez que, sans vouloir faire œuvre de moraliste, vous souhaitez mesurer les effets de la perversion, de l’obscénité que nos sociétés postmodernes poussent à leur paroxysme.
Dès le prologue, vous expliquez vouloir créer une science, la « pornologie générale », consacrée « à l’étude des phénomènes obscènes, extrêmes, outrepassant les limites, portés à l’hybris […], survenant dans tous les domaines relatifs au sexuel, à la domination ou à la possession et au savoir, qui caractérisent le monde post-pornographique dans lequel nous vivons désormais. »
 
La crise financière qui a touché le monde en 2008 semble avoir été révélatrice d’une crise bien plus profonde et bien plus large que celle de l’économie financière, et de ce qu’il n’y a, d’ailleurs, pas qu’une seule crise, mais plusieurs, de la même manière qu’il existe un grand nombre d’économies humaines. Quelles sont, selon vous, les causes de que vous décrivez comme un véritable changement de paradigme civilisationnel ?

 

Dany-Robert Dufour : Quand j’ai commencé à travailler sur cette question, je me suis interrogé sur le tournant qui a été pris il y a maintenant une trentaine d’années, qui est le tournant dit « ultra-libéral » ou « néo-libéral », pour m’interroger sur sa nature. Souvent, on analyse l’ultra-libéralisme ou le néo-libéralisme (ce qui n’est pas tout à fait la même chose), dans le seul champ de l’économie marchande. Or, essayant de faire une généalogie du libéralisme, j’ai trouvé que dès le début celui-ci était une pensée totale. Et cela m’a fait remonter bien avant 1980 et la prise du pouvoir par Reagan aux Etats-Unis et Thatcher en Angleterre, à ce moment de naissance de la pensée libérale comme pensée complète, pas seulement économique.

 

Ce fut tout l’enjeu de mon travail dans La Cité Perverse : montrer comment notre métaphysique occidentale subissait une espèce de renversement majeur, puisque l’on passait globalement, entre 1650 et la fin du XVIIIe siècle, du principe qui avait toujours été avancé depuis l’augustinisme, l’amour de l’autre, à l’amour de soi. Il y avait véritablement là, dans la métaphysique occidentale un tournant, qui est bien illustré par Bernard de Mandeville, cet auteur que j’ai contribué, avec d’autres, à sortir de l’oubli et qui a écrit La Fable des Abeilles (1705). Ce texte a récemment reparu en deux volumes puisque outre la fable, on y trouve tous les commentaires de celle-ci faits par Bernard de Mandeville.

 

La fable avance une maxime nouvelle, au double sens de raison pratique et de morale d’une fable. Il est significatif que Mandeville donne en guise de nouvelle morale que l’ensemble des vices privés peut se transformer en vertus publiques. C’est cette équation – puisque c’est véritablement une équation – qui m’a donné beaucoup à penser, puisque cela revient sur ce que les Grecs nommaient l’epithumia (l’âme d’en bas), les « esprits animaux » chez Mandeville, qui devaient être, non plus réprimés, mais libérés.

 

Bernard de Mandeville analysait en quelque sorte l’histoire humaine comme une longue erreur, celle de la répression des vices privés. Il disait qu’en libérant les vices privés, l’on résoudrait tous les problèmes en devenant riches. Car la richesse permet le développement des arts, des sciences, de toute une série d’artifices que nous n’avions pas avant. Et c’est donc ce qui m’a intéressé : ce moment où la métaphysique occidentale est passée d’un principe à un autre.

 

Dans les vices privés, il y a le goût de l’avidité (greed en anglais) ; le fait d’avoir toujours plus (ce que les Grecs appelaient la pléonexie). Bernard de Mandeville dit que c’est une bonne chose, puisqu’en voulant toujours plus, on produit toujours plus de richesses, et cela est bon pour tout le monde. Ce qui s’entend parfaitement dans le second sous-titre de la fable : “Soyez aussi avide, égoïste, dépensier pour votre propre plaisir que vous pourrez l’être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens“. Ce qui peut se condenser en “il faut laisser faire les égoïsmes”.

 

En outre, il ne faut pas oublier que Bernard de Mandeville a aussi écrit un petit livre amusant qui s’appelle Vénus la Populaire, qui est rien de moins qu’une défense et illustration des maisons de joie, des maisons publiques. Tout cela en étant calviniste ! Pourquoi souhaitait-t-il les défendre ? Parce que c’est une promesse de richesse, car, si la prostitution est peut-être une faute morale pour ceux qui s’y adonnent, c’est aussi une richesse potentielle, car la prostituée, pour plaire à ses clients, va solliciter le couturier, qui devra lui faire de beaux atours, et ce couturier de pauvre qu’il était pourra devenir riche et grâce à cela pourra envoyer ses enfants à l’école. Grâce à qui ? A la prostituée. Et, en faisant le raisonnement de proche en proche, le couturier lui-même va devoir demander de beaux draps au drapier, qui lui aussi pourra devenir riche et envoyer ses enfants à l’école et ainsi faire progresser le niveau de culture et d’éducation du peuple. Donc, tous les vices sont utiles, même le vol. Le voleur est celui grâce auquel l’on pourra développer le droit –ce qui implique de construire des universités, de former des professeurs, des juristes, etc. Tout cela grâce au voleur, sans lequel il n’y aurait nul besoin d’avocats, de professeurs de droit, de prisons et d’architectes pour les construire. C’est donc grâce au vice privé qu’une société s’enrichit et fabrique, sans qu’elle le veuille absolument, la vertu publique.

 

J’ai considéré que, dans cette proposition absolument fondamentale bien que paradoxale, résidait le cœur de la pensée libérale. Elle est résumable ainsi : le vice privé fait la vertu publique, et ce dans tous les domaines. Le premier sous-titre de la fable, qui vaut comme morale de la fable, dit d’ailleurs : « Les vices privés font le bien public, contenant plusieurs discours qui montrent que les défauts des hommes, dans l’humanité dépravée, peuvent être utilisés à l’avantage de la société civile, et qu’on peut leur faire tenir la place des vertus morales. »

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On peut lire dans ces propositions, le fondement anthropologique du libéralisme qui fut un des deux courants essentiels des Lumières. Car, contre le libéralisme anglais, s’est développé l’autre courant, le transcendantalisme allemand, notamment avec Kant, qui apporte l’idée de loi morale, selon laquelle je ne peux pas faire n’importe quoi pour mon propre plaisir ou mon propre intérêt, puisque je dois m’interroger sur la possibilité d’ériger mes actions en loi générale. J’ai analysé la modernité comme l’opposition des deux Lumières, anglaises et allemandes, opposition qui fut très féconde et que je considère comme les deux « chiens de faïence » posés sur la cheminée de la modernité, l’un tirant dans le sens de la loi morale, l’autre dans celui de la libéralisation des vices privés. Cette modernité a duré jusque vers les années 1980, à partir desquelles nous avons vu l’apparition de l’ultra-libéralisme, qui s’est libéré de sa contrepartie allemande, et qui a donc entraîné cette promotion de l’avidité, de l’ « avoir-toujours-plus » qui s’est manifesté dans tous les domaines : la finance certes, mais aussi l’obscénité, avec, par exemple, aujourd’hui, l’emprise sans cesse plus grand de la pornographie.

 

Nous sommes alors entrés dans une autre culture, post-moderne, celle du capitalisme tardif. Et c’est ce moment que j’ai essayé d’analyser, comme temps d’une société qui consent, alors qu’elle ne l’avait jamais fait, ni dans les sociétés traditionnelles ni dans les sociétés occidentales, à la promotion du vice privé.

 

Pour bien comprendre ce tournant, il faut remonter à la crise de 1929. Avant 1929, le capitalisme était essentiellement un capitalisme de production. Or 1929 a été une crise de sur-production où plus rien ne se vendait, de sorte que tout s’est effondré, le système bancaire, le système économique – ce qui a entrainé des faillites et des problèmes sociaux en série, comme le chômage de masse. Mais, au lieu de mourir de sa belle mort, comme Marx l’avait prophétisé, le capitalisme a su profiter de cette crise majeure pour de se reconfigurer, en mobilisant les quelques réserves d’achat subsistantes, et devenir peu à peu un capitalisme de consommation, dirigé vers la satisfaction des appétences pulsionnelles du plus grand nombre avec la fourniture d’objets manufacturés, de services marchands, de fantasmes sur mesure proposés par les industries culturelles qui naissent à ce moment-là, offerts au plus grand nombre.

 

Cette société de consommation s’est véritablement mise en place aux États-Unis à partir de 1945 et est progressivement devenue un modèle pour le monde entier. Il se caractérise de flatter toutes les formes d’appétences relevant de ce que l’on appelait autrefois la concupiscence. Le puritanisme a alors été progressivement marginalisé comme quelque chose de rétro, de vieux, de ringard, au profit de cette révolution dans les mœurs, qui correspond au passage d’un capitalisme patriarcal, puritain, à un capitalisme libidinal, libéré, qui propose la plus grande gamme d’objets de satisfaction des appétences.

 

B : Port-Royal, la concupiscence et la fin des « grands récits »

 

AP : Vous donnez un rôle important à Pascal dans le tournant qui voit, au XVIIe siècle, la naissance de la pensée libérale. C’est selon vous chez lui que ce grand renversement s’opère, et vous rappelez en cela la distinction qu’il effectue au Fragment 458 des Pensées entre les trois concupiscences : la libido sentiendi, qui découle de la passion des sens et de la chair ; la libido dominandi, qui est la passion de posséder toujours plus et de dominer ; et la libido sciendi, qui concerne la passion du savoir. Cette distinction célèbre est une reprise du livre X des Confessions de Saint Augustin, s’étant lui-même inspiré de l’Épître de Jean. Or, vous montrez, par l’intermédiaire d’éléments biographiques, que Pascal a lui-même cédé à la libido dominandi. A partir de 1648, il fait des affaires avec le Duc de Roannez…

 

DRD : Oui, et c’est presque à son corps défendant, puisque le malheureux Pascal était très rigoriste. Mais c’était un immense penseur et il se reprochait – après tout ce qu’il a inventé dans le domaine du calcul, de la géométrie, de l’arithmétique, de la physique – d’être sujet à la libido sciendi. Il se punissait donc par toute une série de maladies, en tant que possédé par cette libido sciendi qui avait déjà été repérée dans l’Evangile de Jean, mise en exergue par Saint Augustin et qu’il a ensuite reprise dans le fragment que vous évoquez. Il se reprochait une tendance à la facilité libidinale qui méritaient des punitions corporelles. Pascal est presque un cas clinique : plus il pense, plus il va loin dans le domaine du renouvellement de la science – à l’époque encore prise dans la scolastique du Moyen Age -, plus il invente (calcul sur les coniques, la pression, le vide, sans oublier l’invention de la « pascaline », considérée aujourd’hui comme l’ancêtre de l’ordinateur…, le bilan scientifique est immense !), plus il devient moderne, et plus il se reproche de céder à la libido sciendi. J’ai repéré aussi un épisode, celui dits des « carrosses à cinq sols » où il cède à la libido dominandi. Pascal est quasiment mourant et, étrangement, il se lance dans une affaire extrêmement intéressante avec le soutien du Duc de Roannez, puisqu’il réussit à installer un système de transport en commun dans Paris en anticipant les points nécessaires de jonction et de changements. Il fabrique donc une sorte de métro de surface, avec toute l’intelligence nécessaire à sa conception. Il réussit fort bien dans cette entreprise, et plus il réussit, plus il va se le reprocher en accueillant des gens qu’on dirait aujourd’hui « marginaux », éventuellement porteurs de maladies contagieuses au point qu’il va se retrouver finalement contaminé, et finir par mourir alors qu’il n’a pas atteint sa quarantième année. Ce fut donc pour moi un cas clinique et philosophique très important, puisqu’il a ouvert quelque chose de neuf tout en pensant qu’il transgressait.

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C’est probablement ce qui lui a fait dire (dans le fragment 106) que “La grandeur de l’homme, [c’est] d’avoir tiré de la concupiscence un si bel ordre”. Il aura là ouvert une voie ensuite reprise par Pierre Nicole, un des Messieurs de Port-Royal, qui, entre autres grandes questions philosophiques, s’est interrogé d’une façon complètement nouvelle sur l’idée de vertu. Qu’est-ce qui fait tenir un grand peuple dans la vertu ? Nicole s’aperçoit, à l’époque des grandes découvertes où d’autres formes civilisationnelles apparaissent, que la vertu des chrétiens n’est pas nécessairement indispensable au fonctionnement vertueux d’une Cité. Il reprend là une idée en vogue à l’époque et avance que ce qui pourrait remplacer cette vertu est un « amour-propre éclairé ».

 

Revient donc une nouvelle fois cette idée d’amour-propre, qui avait été complètement interdite depuis Augustin et les augustiniens. Il était pour eux la source de tous les maux. Et l’on aboutit chez Nicole, fils spirituel de Pascal, à la remise à l’honneur de cet amour de soi. Pascal aura donc, à son corps défendant, ouvert la voie pour que cette notion d’amour propre passe, de proche en proche, des jansénistes aux calvinistes, via Nicole, De Boisguilbert, puis Pierre Bayle.

 

Bayle, converti et reconverti plusieurs fois, va être un lecteur infatigable (en témoigne son fameux grand dictionnaire), notamment de Pierre Nicole qu’il qualifie de « plus grande plume d’Europe ». Et c’est là, arrivée chez les calvinistes, que cette notion d’amour de soi, avec les formes qu’elle pendra chez Mandeville, permettra de lancer, non seulement un laboratoire philosophique, mais aussi et surtout un laboratoire économique et social. C’est en effet cette autorisation donnée à l’amour de soi qui va mener à la première révolution industrielle en Angleterre et va, finalement, transformer le monde.

 

AP : Vous montrez que Pascal n’est pas sorti de cette douleur, de ce tiraillement, comme si la foi le quittait, comme s’il n’était pas capable de se « reprendre », en quelque sorte. Il demeure néanmoins toujours une place pour que le cœur de l’homme change, pour autant qu’il puisse se montrer capable de surmonter la délectation de la concupiscence par la charité. Mais plus généralement ce qui est intéressant dans votre livre, c’est que si vous constatez la fin des grands récits, en reprenant le terme de Jean-François Lyotard, vous ne les rejetez pas pour autant.

 

DRD : Absolument. Cela a été la suite de mon travail.

 

AP : Vous pensez même qu’il existe à notre époque ce que vous appelez une « inversion de la dette », qui touche l’éducation, le rapport à autrui, le rapport au sexe. Pouvez-vous préciser cette idée, cette constatation, qui semble transcender jusqu’aux clivages politiques, puisque tout se passe comme si aujourd’hui s’était substituée au clivage classique gauche-droite une opposition plus large entre libéraux et anti-libéraux, postmodernes et anti-modernes ?

 

DRD : Après la Cité Perverse, j’ai été amené à réfléchir sur cette sortie progressive des grands récits, même s’ils restent en quelque sorte en toile de fond, ainsi que sur ce libéralisme culturel tel qu’il a aussi été mis en place par la gauche, au sens d’une possibilité apparue à certains de se libérer de tout, de toute limite. Cela correspondait pour moi à une possibilité de revisiter les philosophies postmodernes promettant une libération totale, et qui, pour moi, sont apparues, trente ans après avoir été exprimées notamment par Deleuze, Foucault et quelques autres, comme une impasse peu viable car nous entraînant dans l’excès, la démesure, le dépassement permanent, la transgression permanente.

 

Cela m’a amené à m’interroger sur les philosophies postmodernes. J’ai traduit cela dans mon travail comme suit : les grands récits sont en passe d’être bousculés par la prolifération des petits récits de satisfaction pulsionnelle – car le capitalisme libidinal c’est cela, des petits récits de satisfaction, le modèle étant le récit publicitaire – et, paradoxalement, les philosophies postmodernes de gauche ont beaucoup contribué à la mise en place de cet ultra-libéralisme transgressif, selon lequel on peut se libérer de tout.

 

Or, étant freudien, je me souviens du Malaise dans la civilisation, selon lequel la civilisation n’est possible qu’à la condition de certaines répressions pulsionnelles. Si l’on permet tout, on va vers le délitement civilisationnel. Donc, certaines répressions sont nécessaires. Par exemple, dans le freudisme, c’est la limite qui est posée à la pulsion, notamment à la pulsion incestueuse de l’enfant, qui, finalement, permet l’accès au désir. En d’autres termes, il faut sortir du rapport fusionnel avec la mère, pour que l’accès à d’autres soit possible. Cela procède d’une répression pulsionnelle.

 

Et il y a bien d’autres répressions pulsionnelles : devoir en passer par le discours, le langage, ne pas prendre directement les objets dans les endroits où l’on se trouve, entretenir des formes civilisées passant par le discours pour demander si l’on peut faire ceci ou cela. Même dans les démarches amoureuses, on fait des manœuvres d’approche, on parle. Dans les communautés humaines, nous sommes tenus à une certaine dignité par l’habit, on ne montre pas son fonctionnement pulsionnel de manière évidente. Nous sommes donc retenus pulsionnellement. Et tout cela fait partie de la civilisation. Nous mangeons avec des fourchettes, nous ne saisissons pas les aliments avec les mains. Il y a donc toute une série de règles civilisationnelles qui imposent une répression pulsionnelle.

 

Cela m’a amené à m’interroger sur les commandements contenus dans les grands récits : « Tu ne dois pas » faire ceci ou cela. Il y a même un Décalogue qui dit clairement ce que l’on ne doit pas faire. Cela m’a donc amené à m’interroger sur ce dont on pouvait se débarrasser, comme répressions supplémentaires, additionnelles, impropres en quelque sorte, imposant une répression surnuméraire, et sur ce qu’il fallait conserver comme étant nécessaire au fonctionnement civilisationnel. J’ai donc écrit ce livre, L’Individu qui vient… après le libéralisme dans lequel j’examine ce dont il faut se débarrasser et ce qu’il faut conserver dans les deux grands récits fondateurs de l’Occident. Le premier étant celui du Logos des Grecs, le second étant celui du monothéisme venu de Jérusalem et refondé à Rome. J’ai donc été amené à examiner de façon précise ce que ces grands récits posaient comme répressions nécessaires au fonctionnement du lien social, et ce dans quoi ils allaient trop loin, en instituant des répressions additionnelles, ce que Marcuse appelait des sur-répressions. Je pense, par exemple, que dans le récit monothéiste, nous pouvons nous débarrasser du patriarcat. On peut et même on doit se débarrasser de l’oppression qu’il contient à l’encontre des femmes, sans remettre en question la primauté du rapport à l’autre sur le rapport à soi.

 

Dany Robert Dufour invité de l’émission “Question de sens” sur France Culture

 

C : Adam Smith et Sade : puritanisme et perversion

 

A.P : Pour en revenir à Adam Smith le puritain, vous écrivez que s’il fait reposer en une instance extérieure à la conscience (le fameux « spectateur impartial ») la loi fondamentale de l’économie, c’est pour permettre au capitaliste de se soumettre à cette voix et accroître sa libido dominandi. D’où la fascination de générations entières de penseurs libéraux pour la main invisible. Or, vous expliquez que la voix du spectateur impartial s’adresse en réalité… aux pauvres ! Et vous citez un passage peu commenté de la Théorie des Sentiments Moraux où il écrit : « Le pauvre ne doit jamais ni voler, ni tromper le riche […] La conscience du pauvre lui rappelle dans cette circonstance qu’il ne vaut pas mieux qu’un autre et que, par l’injuste préférence qu’il donne, il se rend l’objet du mépris et du ressentiment de ses semblables comme aussi des châtiments qui le suivent puisqu’il a violé ces lois sacrées d’où dépendent la tranquillité et la paix en société. » Le pauvre porte ainsi sur ses frêles épaules une énorme responsabilité : celle de devoir modérer ses appétits, pour le bien de tous. N’est-on pas, de nos jours, parvenus à un paroxysme de cette idée, lorsque le « pauvre » est affublé de tous les maux, comme celui de creuser les dettes par ses dépenses inconsidérées en matière de santé publique, de trop réclamer d’aides sociales au moment où près de dix millions de personnes, rien qu’en France, vivent en-dessous du seuil de pauvreté, et qu’apparaissent des travailleurs pauvres ? L’association bien connue ATQ-Quart Monde a publié en 2013 un petit opuscule intitulé En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté, lequel dresse une large liste des idées reçues sur la pauvreté, avec force chiffres issus de sources officielles. Le résultat est simple : on se demande ce que l’on cherche à cacher, ce que l’on parvient à cacher derrière ces accusations. Selon vous, une prise de conscience collective est-elle possible ou sommes-nous condamnés à demeurer dans une société qui véhicule ce type de préjugés ?

 

DRD : J’espère que l’on pourra s’en libérer. Mais pour ce faire, il faut qu’il existe des instances de délibération, de discussion, or, est-ce que nos sociétés fonctionnent avec ces instances ? ce n’est pas sûr. Même si l’information est large, elle relaie souvent des idées toutes faites. Le problème est celui du discours démocratique, qui me semble menacé par la puissance des industries culturelles, médiatiques, qui modèlent l’opinion publique dans le sens de la production de ses idées fausses, qui font toujours recette. Ce qui peut avoir des conséquences dramatiques, avec l’apparition d’un certain nombre de phénomènes politiques dangereux. Je ne sais pas ce que l’avenir politique nous réserve, nous avons vécu des heures sombres, personne ne peut dire qu’il est impossible de les revivre.

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AP : Vous accordez, dans votre réflexion, une place très importante à Sade. Ses écrits ont pour vous une portée hautement philosophique, vous écrivez même que Si Marx avait lu Sade, « Nous n’aurions pas eu cette division hautement dommageable entre Marx d’un côté pour l’économie des biens et Freud de l’autre pour l’économie libidinale […] nous aurions pu disposer d’une économie générale des passions […] Nous aurions évité la captation et le fourvoiement des esprits rétifs à la théodicée smithienne dans ces fausses alternatives au capitalisme que furent les économies socialistes, qui ne pouvaient conduire qu’au plus lamentable des fiascos. » D’abord, vous ne ménagez personne, et ensuite, peut-on dire que l’on trouve exprimée là le cœur même de votre pensée politique, qui se situerait à la confluence d’un marxisme et d’un freudisme attentifs aux conséquences d’un monde pulsionnel profondément désymbolisé, dont Sade aurait en quelque sorte eu la prescience ?

 

DRD : Oui, Sade est véritablement l’ange noir du libéralisme. C’est celui qui dit en quelque sorte : « Vous voulez mettre au premier plan l’amour de soi ? Vous voulez mettre au premier plan l’égoïsme ? Et bien allons-y. » Et il construit donc toute une série d’utopies, ou plutôt de dys-topies, dans lesquelles il montre un monde qui serait entièrement régi par l’égoïsme, c’est-à-dire par un fonctionnement purement pulsionnel. Et dans cette mesure, oui, je fais grand cas de Sade. Ce n’est pas que j’aime lire Sade, car – tous les grands lecteurs de Sade, de Bataille à Annie Lebrun, l’ont signalé – sa lecture rend malade, mais il a mis le doigt sur quelque chose d’important : si vous mettez l’égoïsme au premier plan, voilà ce que cela donne. Et c’est insupportable – relisez pour vous en convaincre Les Cent Vingt Journées de Sodome ou revoyez le film qu’en a tiré Pasolini. On ne peut donc pas fonctionner que sur le plan pulsionnel.

 

C’est pour cela que je trouve important de voir le capitalisme comme quelque chose qui, à partir d’un certain moment, en 1929 – ce que j’appelle le « retour de Sade » – s’est de plus en plus mis à fonctionner sur un plan purement pulsionnel. C’est ainsi qu’il faut faire une analyse de la manière dont les pulsions fonctionnent, car elles reconfigurent le monde lorsqu’on les laisse aller à leurs fins : la mise au premier plan de l’avidité, notamment dans le monde de la finance, ou de l’obscénité dans la culture post-moderne, etc. Il faut, je crois, s’interroger sur le devenir de notre monde s’il devient entièrement pulsionnel. En ce sens, je prends Sade comme celui qui permet de construire une mise en garde, plutôt que comme quelqu’un qui exalte ce fonctionnement pulsionnel.

 

D : Les manifestations modernes de la servitude volontaire dans la Cité perverse

 

AP. : Vous rappeliez tout à l’heure l’importance du « moment » Reagan-Thatcher dans les années 80. Dans le deuxième chapitre de votre Cité Perverse, vous écrivez : « La révolution passive du capitalisme accoucha [...] de ces jeunes ambitieux cyniques, obsédés par l’argent et la réussite. Soit ceux-là mêmes qui ont pris, à partir des années 1980, la direction du monde. » Vous décrivez là les jeunes générations qui usèrent comme d’un leitmotiv du « greed is good » de la longue tirade prononcée par Gordon Gecko alias Michael Douglas, dans le film « Wall Street » d’Oliver Stone sorti en 1987 qui devint, à son corps défendant, un film culte pour toute cette génération avide d’argent facilement et rapidement gagné. Vous dites par ailleurs qu’aux Etats-Unis, quelqu’un a joué un rôle très important : Edward Bernays, le neveu de Freud…

 

DRD : Bernays est un personnage très important, il a été reconnu par le magazine Times comme une des cent personnalités les plus importantes du XXème siècle, et il a contribué à créer ce que l’on appelle aux Etats-Unis les public relations. Cela a à voir avec le marketing : il ne faut pas oublier que son premier livre s’appelle Propagande, au sens littéral du terme, soit comment manipuler l’opinion des gens. Il a eu pour lecteur et admirateur Joseph Goebbels…

 

Il a expliqué comment manipuler les désirs des individus, afin de leur donner, par le marché, un certain nombre de satisfactions en rapport à des désirs cachés. Il a permis de mettre en adéquation les désirs supposés des individus et des produits correspondants.

 

Je raconte, par exemple, l’épisode qui me semble inaugural et qui se passe en 1929 : la façon dont les femmes ont cru, à la suite de certaines mises en scène de Bernays, pouvoir se libérer… en fumant. Comment ? Tout simplement en prenant le petit objet phallique qui était à disposition des hommes seulement – les femmes qui fumaient étant alors considérées comme dévergondées-, elles ont été amenées à penser se libérer de l’oppression masculine en se mettant à fumer à leur tour. C’est ainsi qu’une opinion peut être manipulée, pour mettre en face d’un supposé désir, l’objet manufacturé, qui peut prétendument le satisfaire. Nous avons affaire aujourd’hui à un marketing généralisé, qui utilise la psychologie profonde, la psychanalyse comme le neveu de Freud savait le faire, mais qui utilise aussi la philosophie.

 

Par exemple, la philosophie deleuzienne a été exploitée d’une façon incroyable avec la reprise par la publicité de l’idée de nomadisme. Soyez nomades, ne dépendez plus de personne, déplacez-vous quand vous le voulez, ayez votre téléphone et vos produits nomades et vous serez complètement libres. Achetez les produits nomades pour ne plus dépendre de personne. Moyennant quoi les gens sont aujourd’hui accrochés à leur portable, doivent travailler en dehors de leurs heures de travail, car ils sont continuellement branchés. C’est aussi une des formes de la manipulation, où, en face d’un supposé désir de nomadisme, c’est-à-dire de sortie des groupes, des clans, de la famille, des communautés, l’on m’offre à acheter des produits qui permettent de faire de moi un vrai nomade, c’est-à-dire quelqu’un qui est continuellement branché. Drôle de nomade, en fait.

 

On met aussi aujourd’hui à profit la neuro-économie, dans la prise de décision d’achat, avec dans l’entourage de tout ce que l’on veut vendre, toute une série de sons, de couleurs, de musiques, supposés euphorisants, suggérant le bonheur, la liberté, et qui ainsi associés au produit, ont pour effet de précipiter la décision d’achat. Ainsi pour être libres, on s’aliène avec le produit. Tous ces mécanismes mettent en lumière un psycho-pouvoir. Nous pensons être libres mais c’est uniquement à la condition de s’aliéner immédiatement à la cigarette, aux produits qui nous poursuivent jour et nuit, comme le portable qui permet aux autres de suivre nos mouvements, nous déranger pendant les heures de repos.

 

AP : Ce qui est très étonnant c’est que, tout à coup, l’homme consent à son propre esclavage…

 

DRD : Exactement, c’est une nouvelle forme de servitude volontaire. C’était le sous-titre d’un de mes livres : la servitude volontaire à l’époque du capitalisme total [2].

 

AP  : D’où vient cette fragilité de l’homme ? Est-ce que cela vient de ce que vous appelez dans un autre ouvrage sa néoténie ?

 

DRD : Oui je pense qu’il faut évoquer ici la néoténie qui permet de comprendre que nous ne sommes pas finalisés pour occuper une place définie dans la hiérarchie des espèces, puisque nous naissons inachevés à la naissance. À la différence des animaux, nous n’avons pas d’instinct nous amenant à occuper une place particulière ; nous avons des pulsions, qui veulent tout et n’importe quoi. Cela crée une très grande débilité, au sens fort du terme, celui de faiblesse, de fragilité. Nous ne sommes pas fixés dans un monde qui est naturel, nous participons à un autre monde qui est celui du langage, de la culture, dans lequel les significations sont extrêmement mouvantes, sujettes à fluctuations et manipulations. C’est notre fragilité fondamentale. Mais cette fragilité est aussi la beauté de l’homme, cela le sort du règne animal, et lui permet de chercher sa voie, sa route.

 

C’est au fond par là qu’a commencé la Renaissance, avec le fameux « discours de la dignité humaine » de Pic de la Mirandole : vous n’êtes pas finalisés pour être ici plutôt qu’ailleurs, c’est donc que vous devez vous achever vous-mêmes. C’est une très belle mission, car c’est la part de liberté que Dieu, s’il existe, nous laisse. Pour une part, vous êtes formatés, mais pour une autre, c’est à vous de vous créer, pour le meilleur et pour le pire.

 

AP : La tentation de la sortie de la réflexion personnelle et du silence n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. L’homme est fondamentalement fragile mais il l’est rendu encore plus par une société pulsionnelle tentatrice…

 

DRD : Oui, elle pourvoit à tout, à toute pulsion, à toute passion. Ce que vous voulez, on vous le donne. Il n’y a plus de place pour ce que l’on appelait auparavant le retrait, toutes les expériences philosophiques de réforme de l’entendement par le retrait, se retirer du monde, penser par soi-même, etc. Nous sommes aujourd’hui constamment sollicités. Je milite beaucoup pour la reconstitution de cette capacité de retrait par rapport au monde : avoir un temps de pensée personnelle. Je rejoins, par exemple, des auteurs comme Pascal Quignard qui lui aussi recommande certaines formes de retrait. Ne pas être le battant performant que l’on exige que je sois. Ce temps hors monde me semble un temps important pour l’édification de soi.

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AP : Il est donc pour vous encore temps de faire primer le fonctionnement symbolique sur le fonctionnement pulsionnel ?

 

DRD : Je l’espère bien ! Même si cela devient difficile. Nous sommes tout le temps immédiatement embarqués dans un fonctionnement pulsionnel marchand. Le retrait pour un fonctionnement symbolique n’est donc pas gagné d’avance.

 

E : Le programme du Conseil National de la Résistance

 

AP : En 1943, la philosophe Simone Weil a rejoint la France Libre, sur recommandation de son ami Maurice Schumann, où elle est devenue rédactrice. Elle y rédigea un rapport plus tard publié par Albert Camus chez Gallimard qui s’appelle L’Enracinement. Ses propositions ont été, pour certaines, reprises dans le programme du Conseil National de la résistance (CNR), et vous en parlez dans votre dernier ouvrage, L’individu qui vient. Pouvez-vous nous parler de ces propositions et recommandations et nous dire pourquoi elles retiennent tant votre attention. N’est-ce pas dommage qu’elles n’aient jamais été suivies ?

 

DRD : De celles qui ont été mises en place hier, on essaie de sortir à toute force aujourd’hui. La décision de la publication de ce programme, Les Jours Heureux, se prend dans la clandestinité, en 1944. La question qui se pose est : comment refonder un monde sur le principe de dignité ? C’est un programme qui fut fondé non sur l’égoïsme de l’ultra-libéralisme des années vingt aux Etats-Unis qui à mené à la crise de 1929, laquelle a entrainé l’émergence du nazisme en Allemagne, où les foules se sont mises en recherche de l’homme providentiel désignant des boucs émissaires. La question qui se pose à ceux qui sont engagés dans la Résistance est donc celle de la reconstruction d’un monde sur le principe de dignité, et ils vont prendre toute une série de mesures politiques, par exemple le droit de vote accordé aux femmes. Il a fallu attendre 1945 en France pour s’aviser que les femmes étaient aussi capables de pouvoir penser par elles-mêmes et donc bénéficier du droit de vote. Ce sont aussi des principes économiques, l’intérêt collectif primant sur les intérêts individuels dans la grande industrie, dans la banque, la finance. C’est la liberté de conscience, la liberté de presse, le droit à l’éducation, la santé, au travail, à une protection sociale. Or, ces grandes mesures sont, depuis quelques années, remises en question, accusées d’empêcher la compétitivité de la France. Il faudrait détruire tout cela pour en revenir à un ultra-libéralisme équivalent à celui des années vingt, qui fait la toile de fond du grand roman de Francis Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique, lequel a récemment fait l’objet d’une belle adaptation cinématographique par Baz Luhrmann. Ce n’est un hasard si l’histoire est racontée par un employé de Wall Street, qui constate la folie, la démesure propres à l’ultra-libéralisme, qui renvoient au film dont vous parliez, Wall Street d’Oliver Stone.

 

L’ultra-libéralisme qui triomphe à partir de 1980 reprend en quelque sorte les idées des années vingt et ne peut que s’en prendre à ce qui a été mis en place après 1945. Désormais, le programme du CNR est désigné comme étant ce dont il faut se débarrasser, dans le but de détruire tout ce qui a été édifié à cette époque-là par cette alliance entre les résistants de tous bords que le gaullisme a su fédérer.

 

AP  : Et celle alliance se fait, par nécessité, au-delà des antagonismes idéologiques, en dehors des partis. Et Simone Weil a écrit un petit opuscule, à ce sujet, intitulé Sur l’interdiction des partis politiques. N’est-on pas aujourd’hui confrontés, plus qu’à la crise d’une idéologie, à une crise de la démocratie elle-même ?

 

DRD  : Une crise politique, bien sûr. L’opposition gauche-droite ne signifie plus grand-chose. Nous avons besoin d’autres expressions politiques.

 

AP : On constate d’ailleurs l’apparition d’une gauche que ses contempteurs nomment « réactionnaire », repérable dans les travaux, notamment, de Jean-Claude Michéa.

 

DRD : Je connais Jean-Claude Michéa et je crois pouvoir dire que nous nous apprécions mutuellement, et je suis considéré comme lui comme un néo-réactionnaire. J’analyse le capitalisme ultra-libéral dans son fonctionnement actuel et on me dit néo-réactionnaire, ce qui est tout de même un comble.

 

F : Sur la négation de la « sexuation » : un effet de la pensée permissive

 

AP : Pour ne rien arranger, vous abordez notamment la question de la négation de la sexuation dans nos sociétés postmodernes, qui vous amène à faire une critique de fond du transsexualisme. On vous reproche en conséquence d’être contre les transsexuels, ce qui est évidemment pas le cas, mais vous expliquez que c’est un exemple – et vous faites grand cas des exemples, des faits, puisque vous distinguez entre le fait divers et le fait de structure – ce qui rend votre lecture intéressante, vivifiante et passionnante, car le lecteur voyage dans la philosophie ainsi que, au travers des faits de structure, dans le monde tel qu’il se présente à nous.

 

DRD : Les concepts philosophiques sont pour moi des moyens d’appréhender des éléments et évènements du monde dans lequel nous vivons. Je ne me situe pas dans le monde pur des idées, les concepts sont pour moi des moyens de comprendre et d’entrer dans le monde. Le transsexualisme est à ce titre un symptôme de notre monde. Il doit être analysé avec des concepts philosophiques et psychanalytiques mettant en jeu de grandes questions telles que la constitution et la survie de notre espèce en tant que sexuée. Cette différence sexuelle partie du réel avec lequel nous devons nous accommoder. Nous sommes vivants et donc homme ou femme. Mais nous sommes aussi parlants et il se peut que quelque chose en nous objecte à ce que nous soyons tombés de tel ou tel côté de la sexuation. Je veux dire qu’une femme peut se sentir plus homme que femme ou l’inverse, et je n’ai rien à redire à cela. Rien n’interdit de fantasmer, de se fantasmer autre que ce que nous sommes. Mais à partir du moment où l’on veut devenir vraiment une femme alors que l’on est un homme, ou l’inverse, je pense qu’il y a là une limite à signifier au fantasme. En effet, ce n’est pas parce que je me pense femme si je suis homme, ou l’inverse, que je peux vraiment le devenir. Je peux me travestir et cela fait partie des droits de l’homme. Ainsi porter des vêtements de femme si je suis un homme est une chose, mais passer d’un corps d’homme à un corps de femme en est une autre, car c’est de toute façon impossible. Je pourrais bien faire couper ou ajouter ce que je veux, j’aurai toujours en moi le gêne SRY de la détermination sexuelle qui me désignera à jamais comme mâle ou femelle.

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Or, il y a aujourd’hui toute une industrie médicale et chirurgicale qui promet le changement de sexe, ce qui est un mensonge. On peut changer d’apparence, de look, mais pas de sexe.

 

Du coup, cela m’oblige à prendre position dans le débat sur la PMA et la GPA. Je ne suis pas opposé à ce que des homosexuels adoptent des enfants, car de nombreux enfants ont été recueillis et élevés par des voisins, des oncles ou (sans mauvais jeu de mots) des tantes, et rien ne permet de penser que les homosexuels seraient de plus mauvais parents que bon nombre d’hétérosexuels. Mais on doit veiller à ce que l’enfant ne puisse pas se penser comme fils ou fille de parents adoptifs homosexuels. Ce serait, à ce moment-là, introduire en lui l’idée qu’il aurait échappé à la division sexuelle. C’est pour cela que dans un article du Monde j’ai milité pour qu’on distingue, dans l’identité, deux niveaux juridiques : celui de la procréation (qui sont les parents réels, les géniteurs), et celui de la filiation (qui sont les parents subrogés, ceux qui éduquent l’enfant).

 

Un enfant doit en effet toujours savoir qu’il est né d’un homme et d’une femme, même s’il est élevé par des homosexuels. Sans cette obligation, il ne peut y avoir que des catastrophes provoquées par un déni de réel, comme penser qu’on est l’enfant de deux hommes ou de deux femmes.

 

AP : Il y a un certain nombre de dérives, notamment aux Etats-Unis, où l’on féconde in vitro des enfants pour des couples, et où des sociétés proposent presque de choisir son enfant, comme on choisit une voiture, sur catalogue. Le processus de procréation est ainsi nié, et l’enfant n’est que le fruit d’une manipulation biologique.

 

DRD : La technique doit être ici interrogée. Certaines techniques permettent aujourd’hui la réalisation, le passage au réel du fantasme. Elles mettent en question le réel sur lequel nous sommes anthropologiquement fondés.

 

G : Le dépassement de la structure binaire du structuralisme (de Lévi-Strauss à Blanchot)

 

AP : J’aimerais revenir sur l’importance que vous donnez à la littérature, et notamment à Blanchot, que vous appelez comme « Le grand lecteur du XXème siècle », et ce dès Faux pas et La Part du Feu. Il a inspiré des philosophes-écrivains comme Barthes, Derrida, Foucault, qui font se rencontrer littérature et philosophie. Il fut l’inventeur de « formes rhétoriques saisissantes », écrivez-vous, résultat du maniement très adroit de la figure unaire, « qui permet l’échange de tout en rien, de rien en tout, de l’absence en présence… ». Blanchot demeure selon vous une figure tutélaire invisible. Cette forme unaire fait l’objet de votre premier ouvrage Le Bégaiement des maîtres : Lacan, Émile Benveniste, Lévi-Strauss [3] publié en 1988, dans lequel vous reveniez sur l’enseignement des maîtres du structuralisme. Pouvez-vous préciser ce que vous entendiez par la « structure unaire » de l’énonciation et à quoi celle-ci s’oppose ?

 

DRD : J’ai commencé mon travail de philosophe en essayant de sortir de la logique binaire du structuralisme, qui était contemporain, par Lévi-Strauss par exemple, de la naissance de la cybernétique. Ce n’est pas un hasard s’il a écrit Le cru et le cuit qui est devenu le premier tome des Mythologiques : ce titre évoque une opposition binaire. Et, de fait, Lévi-Strauss analyse les structures de parenté ou le fonctionnement du mythe à l’aide de ces structures binaires. Cela m’est apparu et m’apparaît toujours comme extrêmement important, mais très réducteur, car c’est oublier qu’il y a d’autres types de structures, comme la structure trinitaire (c’est pour cela que mon deuxième livre s’appelait Les Mystères de la Trinité, dans lequel j’ai travaillé sur les formes trinitaires dans l’inconscient, le récit et l’énonciation), et la forme unaire. Un exemple fameux de forme unaire est la parole biblique : « je suis celui qui suis ». Ehièh Ascher Ehièh. Ce qui permet l’auto-fondation de Dieu. A partir d’un moment, cela n’a plus été réservé à Dieu, si je puis dire. Ce n’est pas un hasard si, à partir de 1946, après guerre donc, Benveniste et Jakobson ont affecté cette formule désignant le Grand Sujet aux petits sujets. Comme si Dieu, du fait des exactions des hommes, était mort et que les petits sujets ne pouvaient plus désormais compter que sur eux-mêmes pour se fonder. Cela a donc mis à l’ordre du jour une autre structure, qui est la structure unaire, le « Je qui dis Je » dans laquelle le prédicat et le sujet sont le même. C’est ma lecture de Blanchot qui m’a guidé sur ces structures unaires, il m’a fait sortir de l’emprise binaire totale qu’avait à un moment donné le structuralisme. Même si je ne récuse pas l’idée qu’il existe des structures binaires, je persiste à croire qu’il existe aussi des structures trinitaires et unaires qui sont particulièrement en jeu dans les domaines révélés par les écrits bibliques, la grande littérature. On doit pouvoir les remettre à l’ordre du jour pour penser des phénomènes importants dans le champ de la subjectivation et dans le champ du rapport à l’autre, c’est-à-dire dans les domaines de l’être-soi et de l’être-ensemble. Par exemple : nous ne sommes jamais deux lorsque nous parlons, mais toujours trois. Car quand je parle, « je » parle à un « tu » à propos de « il », lequel renvoie à ce dont nous parlons. Dès que nous ouvrons la bouche pour dire « je », nous sommes donc spontanément trois. Dans le dialogue, nous sommes trois. Mes travaux s’initient à partir de cette sortie du structuralisme pur et dur, qui m’avait beaucoup influencé quand j’étais jeune, et cela m’a contraint à aller rechercher ces autres structures ailleurs : dans le récit biblique et dans la grande littérature, notamment celle de Blanchot ou de Beckett.

 

H : Le libéralisme anti-utilitariste (Constant, Tocqueville) et le kantisme

 

AP. : On aura compris que vous critiquez le libéralisme (en réalité plutôt l’ultra-libéralisme) et en particulier la pensée d’Adam Smith et l’influence très forte qu’il a eu sur l’émergence d’une société fondamentalement perverse. Mais il existe un libéralisme français et anti-utilitariste chez Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville. Pourquoi ne pas en parler, puisqu’il permettrait peut-être de montrer que plus qu’une crise du libéralisme, il s’agit d’une déviance d’un certain libéralisme, au sein de ce qui serait en réalité une crise de la démocratie ?

 

DRD : Je ne critique pas le libéralisme politique qui est selon moi une nécessité et une évidence, ce qui m’inquiète c’est le libéralisme économique, ultra, qui étouffe même le libéralisme politique. Il est vrai que je parle peu du libéralisme de Constant et Tocqueville, cela reste quelque part dans ma tête, car je me sens en accord avec ce libéralisme politique, et je le sens même menacé par le libéralisme économique qui prévaut à l’heure actuelle. J’espère avoir le temps d’en repasser par ces auteurs.

 

AP. : Vous opposez Sade à Kant, pour des raisons qui sembleront évidentes. Vous écrivez même dans le deuxième chapitre de la Cité Perverse que La Religion dans les limites de la simple raison a paru la même année que La philosophie dans le boudoir, en 1795. Nous notez que dans son livre Kant semble parler du cas Sade, lorsqu’il évoque « celui qui a choisi l’égoïsme, l’amour inconditionnel de soi », rappelant ainsi la figure du « scélérat » chez Sade. Or il apparaît toujours compliqué de savoir ce que Kant entend par « raison pratique ». Constant fait apparaître, dans la querelle qui les oppose à propos du mensonge, quelque chose d’assez effrayant chez Kant, et qui est en quelque sorte l’anti-humanisme de sa morale. On se souvient de la phrase de la Doctrine du Droit : « La politique doit plier le genou devant la morale. » Cela mènera plus tard, peut-être, à une raison fondamentalement technocratique que l’on retrouve chez Habermas dans sa théorie de l’agir communicationnel. Habermas grand défenseur de l’Europe, elle-même monstre technocratique par excellence…

 

DRD : J’ai été amené à travailler sur la querelle entre Benjamin Constant et Kant par Jean-Claude Michéa qui me faisait la même objection : en suivant sa loi morale, Kant aurait pu dénoncer des résistants à la police vichyste. En fait, je pense que c’est plus compliqué que cela. Vous savez que Kant a écrit un essai sur le mal absolu, et je crois qu’il n’a pas eu le temps d’en écrire un autre sur le mal relatif. C’est donc à nous de l’écrire. S’il l’avait écrit, il aurait résolu autrement sa querelle avec Constant (d’ailleurs au moment de celle-ci, il ne se souvenait plus très bien de quoi Constant parlait). Il aurait convenu qu’il faut parfois mentir pour sauvegarder une forme de loi puisque celle-ci n’est pas nécessairement incarnée dans un pouvoir politique. Il faut ici, je crois, distinguer entre pouvoir et autorité. Celui qui a le pouvoir ne dispose pas nécessairement de l’autorité qui, seule, est conférée par la loi. Or, la loi renvoie à ce qui est supérieur à toute forme de représentation par des individus qui occupent des fonctions de pouvoir. Kant aurait donc pu écrire un essai sur le mal relatif, dans lequel il aurait fini par dire qu’il ne faut absolument pas dénoncer ses voisins à un pouvoir venant frapper à la porte, parce que ceux qui s’en réclament ont peut-être, plus que d’autres, désobéi, pour conquérir le pouvoir, à cette loi supérieure. On ne peut donc pas régler le sort de Kant en affirmant qu’il fait allégeance au pouvoir, sauf à aller dans le sens d’un formalisme comme celui d’Habermas, ou pire, dans le sens de ceux qui disent que Kant a anticipé le nazisme, ce qui est un contresens philosophique total, malheureusement commis par quelques philosophes, comme Onfray.

 

I : Philippe Muray. L’Europe

 

AP : Une dernière question. Que représente pour vous la transformation de la contestation du monde marchand ? N’a-t-elle pas fini par devenir acceptation, pire, participation à celui-ci, qui semblait pourtant être une des raisons de la colère de la jeunesse bourgeoise de mai 68 ? Le cas Cohn-Bendit semble à cet égard tout à fait significatif : membre du Parlement européen pendant plus de vingt ans, partisan d’une Europe fédérale, donc destructrice des Etats-Nations pourtant fondements de la citoyenneté européenne, il a toujours soutenu une organisation politique dont la structure est fondamentalement technocratique. Au fond, tout se passe comme si les libertaires de Mai 68 s’étaient formidablement retrouvés dans le libéralisme libertaire permissif, qui semble vouloir en finir avec l’homme, passer à une civilisation post-humaine dans une Europe branchée, férue d’art contemporain insignifiant ou de fêtes incessantes, que fustigeait un écrivain que vous citez beaucoup et dont vous saluez le talent : Philippe Muray. « L’Occident s’achève en bermuda », écrivait-il. Pour lui, la postmodernité montre une réelle « régression anthropologique », du point de vue de l’art, de l’éducation, des loisirs, du rapport à l’histoire, aux différentes pratiques humaines…

 

DRD : Tout d’abord, un mot sur Philippe Muray. Il est évident que c’est une délectation de le lire, tant c’est un homme libre, qui n’appartient pas au carcan de la gauche hédoniste transgressive dont nous parlions, et qui analyse tous les effets réactionnaires de la transgression, justement. Il pense le monde vers lequel cela peut nous amener. On l’a classé à droite, mais il peut à mon avis aussi bien être classé à gauche, voire à l’extrême-gauche. D’ailleurs il vient de ce monde, il a été soixante-huitard sans le renier. C’est un analyste merveilleux, un homme qui n’est pas embarrassé par toutes les formes prégnantes du libéralisme de gauche, de son politiquement correct, il y va donc de bon cœur, et le lire est tout à fait revigorant.

 

Ensuite, sur la forme que pourrait avoir une Europe. Il est évident le capitalisme marchand et financier ne peut pas souffrir la conservation des Etats, puisqu’ils sont ce qui ne peut que freiner la circulation toujours élargie de la marchandise, en imposant des règlements sanitaires, le droit du travail, ou des formes de régulations économiques et financières.

 

Donc, la visée de ce capitalisme marchand et financier est clairement la destruction des Etats. Maintenant, faut-il se diriger vers des formes de souverainisme à l’ancienne ? Je ne crois pas. Car les États n’ont plus la force de s’opposer aux flux marchands, et peuvent être contournés très facilement. La solution serait peut-être de mettre en sourdine leurs différences, qui ont amené à tant de guerres en Europe, et de mettre ensemble ce que les Etats-Nations européens ont en commun, sous la forme, par exemple, d’une fédération qui pourrait alors avoir la force suffisante pour réguler les flux marchands et financiers.

 

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La Cité perverse

. Libéralisme et pornographie

 

 

Notes :

 

[1] Dany-Robert Dufour, La Cité perverse. Libéralisme et pornographie, Gallimard, coll. Folio, 2012

 

[2] cf. Dany-Robert Dufour, L’art de réduire les têtes. Sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total, Denoël, 2003

 

[3] Dany-Robert Dufour : Le bégaiement des maîtres : Lacan, Emile Benvéniste, Lévi-Strauss, 1988, Bourin, 1994

mardi, 17 février 2015

Cinquante nuances de Grey, ou le nouvel opium du peuple

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Cinquante nuances de Grey, ou le nouvel opium du peuple
 
L'opium du peuple n'est plus la consolation de la grenouille de bénitier, c'est la partie de pattes en l'air à cache-cache.
 
Ancien haut fonctionnaire
 
François le Plastronneur
 
Ex: http://www.bvoltaire.fr
 

La manipulation des opinions, c’est-à-dire des peuples, c’est une affaire d’opium, d’opium du peuple. Il y a les grandes manipulations et les petites manipulations qui sont parfois plus grandes qu’on ne le croit. Jugez-en.

En France, traditionnellement et comme chacun sait, l’opium du peuple, c’était la religion, catholique et quasi absolue. La lutte contre cet opium-là est séculaire dans notre beau pays. Pour faire simple, le premier assaut fut la Réforme, suivie du cortège des guerres de religion. Le siècle de Louis XIV et la Contre-Réforme furent des réponses politique et religieuse vigoureuses. Mais un nouvel assaut se préparait, les Lumières du XVIIIe siècle, encyclopédistes et autres francs-maçons. On en connaît le couronnement, la « Grande Révolution », comme disent encore ses fidèles.

grey0874124.jpgDe soubresaut en soubresaut, de rémission (Napoléon) en nouvel accès de fièvre (la Commune), notre « opium » des peuples de France s’enlise, se délite, se désagrège, se décompose, se métamorphose. Péguy et tant d’autres n’y pourront rien. Un grand coup lui est porté par la loi de séparation de l’Église et de l’État en 1905.

Depuis, et sans porter atteinte aux espoirs des croyants, ni dénigrer leur foi séculaire, laquelle fait partie de mon identité, j’observe un haut clergé de France pour le moins frileux, pour ne pas dire maso. Il ne fait plus rêver, il ne distille plus l’opium du peuple. Parle-t-il encore de Lui ?

Alors, vers quel paradis se tournent certains de nos compatriotes ? Vers les Cinquante nuances de Grey.

C’est une petite histoire commencée en 68, libération sexuelle, peace and love. On continue avec l’essor spectaculaire du porno (Emmanuelle), qui bénéficie des « nouvelles techniques d’information et de communication ». Et on en arrive à ce succès de librairie et à l’écran… avec le manuel théorique et les exemples pratiques en plein écran. La foule se rue.

Petite manipulation pas si innocente que ça. L’opium du peuple n’est plus la consolation de la grenouille de bénitier, c’est la partie de pattes en l’air à cache-cache.

Depuis Mitterrand, c’est l’opium fornicateur dont la gauche gave le bon peuple. « Chacun fait, fait, fait, c’qui lui plaît, plaît, plaît », tra la la.

B…z, braves électeurs, on s’occupe du reste…

lundi, 16 février 2015

Celluloid Heroism and Manufactured Stupidity in the Age of Empire

From Citizenfour and Selma to American Sniper

Celluloid Heroism and Manufactured Stupidity in the Age of Empire

by HENRY A. GIROUX

Ex: http://www.counterpunch.org

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America’s addiction to violence is partly evident in the heroes it chooses to glorify. Within the last month three films appeared that offer role models to young people while legitimating particular notions of civic courage, patriotism, and a broader understanding of injustice. Citizenfour is a deeply moving film about whistleblower Edward Snowden and his admirable willingness to sacrifice his life in order to reveal the dangerous workings of an authoritarian surveillance state. It also points to the role of journalists working in the alternative media who refuse to become embedded within the safe parameters of established powers and the death-dealing war-surveillance machine it legitimates.

Snowden comes across as a remarkable young man who shines like a bright meteor racing across the darkness. Truly, the best of what America has to offer given his selflessness, moral integrity, and fierce commitment not only to renounce injustice but to do something about it. Selma offers an acute and much needed exercise in pubic memory offering a piece of history into the civil rights movement that not only reveals the moral and civic courage of Martin Luther King Jr. in his fight against racism but the courage and deep ethical and political americas-ed-deficit-300x449commitments of a range of incredibly brave men and women unwilling to live in a racist society and willing to put their bodies against the death dealing machine of racism in order to bring it to a halt. Selma reveals a racist poison at the heart of American history and offers up not only a much needed form of moral witnessing, but also a politics that serves as a counterpoint to the weak and compromising model of racial politics offered by the Obama administration.

The third film to hit American theaters at about the same time as the other two is American Sniper, a war film about a young man who serves as a model for a kind of unthinking patriotism and defense of an indefensible war. Even worse, Chris Kyle himself, the hero of the film, is a Navy Seal who at the end of four tours of duty in Iraq held the “honor” of killing more than 160 people. Out of that experience, he authored an autobiographical book that bears a problematic relationship to the film. For some critics, Kyle is a decent guy caught up in a war he was not prepared for, a war that strained his marriage and later became representative of a narrative only too familiar for many vets who suffered a great deal of anguish and mental stress as a result of their war time experiences. This is a made for CNN narrative that is only partly true.

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A more realistic narrative and certainly one that has turned the film into a Hollywood blockbuster is that Kyle is portrayed as an unstoppable and unapologetic killing machine, a sniper who was proud of his exploits. Kyle models the American Empire at its worse. This is an empire steeped in extreme violence, willing to trample over any country in the name of the war on terrorism, and leaves in its path massive amounts of misery, suffering, dislocation, and hardship. Of the three films, Citizenfour and Selma invoke the courage of men and women who oppose the violence of the state in the interest of two different forms of lawlessness, one marked by a brutalizing racism and the other marked by a suffocating practice of surveillance.

American Sniper is a film that erases history, spectacularizes violence, and reduces war and its aftermath to cheap entertainment, with an under explained referent to the mental problems many vets live with when they return home from the war. In this case the aftermath of war becomes the main narrative, a diversionary tacit and story that erases any attempt to understand the lies, violence, corruption, and misdeeds that caused the war in the first place. Moreover, the film evokes sympathy not for its millions of victims but exclusively for those largely poor youth who have to carry the burden of war for the dishonest politicians who send them often into war zones that should never have existed in the first place. Amy Nelson at Slate gets it right in stating that “American Sniper convinces viewers that Chris Kyle is what heroism looks like: a great guy who shoots a lot of people and doesn’t think twice about it.” Citizenfour and Selma made little money, were largely ignored by the public, and all but disappeared except for some paltry acknowledgements by the film industry. American Sniper is the most successful grossing war film of all time.

Selma_poster.jpgSelma will be mentioned in the history books but will not get the attention it really deserves for the relevance it should have for a new generation of youth. There will be no mention in the history books regarding the importance of Edward Snowden because his story not only instructs a larger public but indicts the myth of American democracy. Yet, American Sniper resembles a familiar narrative of false heroism and state violence for which thousands of pages will be written as part of history texts that will provide the pedagogical context for imposing on young people a mode of hyper-masculinity built on the false notion that violence is a sacred value and that war is an honorable ideal and the ultimate test of what it means to be a man. The stories a society tells about itself are a measure of how it values itself, the ideals of democracy, and its future.

The stories that Hollywood tells represent a particularly powerful form of public pedagogy that is integral to how people imagine life, themselves, relations to others, and what it might mean to think otherwise in order to act otherwise. In this case, stories and the communal bonds that support them in their differences become integral to how people value life, social relations, and visions of the future. American Sniper tells a disturbing story codified as a disturbing truth and normalized through an entertainment industry that thrives on the spectacle of violence, one that is deeply indebted to the militarization of everyday life.

Courage in the morally paralyzing lexicon of a stupefied appeal to patriotism has become an extension of a gun culture both at home and abroad. This is a culture of hyped-up masculinity and cruelty that is symptomatic of a kind of mad violence and unchecked misery that is both a by-product of and sustains the fog of historical amnesia, militarism, and the death of democracy itself. Maybe the spectacular success of American Sniper over the other two films should not be surprising in a country in which the new normal for giving out honorary degrees and anointing a new generation of heroes goes to billionaires such as Bill Gates, Jamie Dimon, Oprah Winfrey, and other leaders of the corrupt institutions and bankrupt celebrity culture that now are driving the world into political, economic, and moral bankruptcy, made visible in the most profound vocabularies of stupidity and cruelty.

War machines and the financial elite now construct the stories that America tells about itself and in this delusional denial of social and moral responsibility monsters are born, paving the way for the new authoritarianism.

Henry A. Giroux currently holds the McMaster University Chair for Scholarship in the Public Interest in the English and Cultural Studies Department and a Distinguished Visiting Professorship at Ryerson University. His most recent books are America’s Education Deficit and the War on Youth (Monthly Review Press, 2013) and Neoliberalism’s War on Higher Education (Haymarket Press, 2014). His web site is www.henryagiroux.com.

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jeudi, 12 février 2015

Selfie Culture at the Intersection of the Corporate and the Surveillance States

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Terrorizing the Self

Selfie Culture at the Intersection of the Corporate and the Surveillance States

by HENRY GIROUX
Ex: http://www.counterpunch.org

Surveillance has become a growing feature of daily life wielded by both the state and the larger corporate sphere. This merger registers both the transformation of the political state into the corporate state as well as the transformation of a market economy into a criminal economy. One growing attribute of the merging of state and corporate surveillance apparatuses is the increasing view of privacy on the part of the American public as something to escape from rather than preserve as a precious political right. The surveillance and security-corporate state is one that not only listens, watches, and gathers massive amounts of information through data mining necessary for monitoring the American public—now considered as both potential terrorists and a vast consumer market- but also acculturates the public into accepting the intrusion of surveillance technologies and privatized commodified values into all aspects of their lives. Personal information is willingly given over to social media and other corporate based websites such as Instagram, Facebook, MySpace, and other media platforms and harvested daily as people move from one targeted website to the next across multiple screens and digital apparatuses. As Ariel Dorfman points out, “social media users gladly give up their liberty and privacy, invariably for the most benevolent of platitudes and reasons,” all the while endlessly shopping online and texting.[1] While selfies may not lend themselves directly to giving up important private information online, they do speak to the necessity to make the self into an object of public concern, if not a manifestation of how an infatuation with selfie culture now replaces any notion of the social as the only form of agency available to many people. Under such circumstances, it becomes much easier to put privacy rights at risk as they are viewed less as something to protect than to escape from in order to put the self on public display.

When the issue of surveillance takes place outside of the illegal practices performed by government intelligence agencies, critics most often point to the growing culture of inspection and monitoring that occurs in a variety of public spheres through ever present digital technologies used in the collecting of a mass of diverse information, most evident in the use video cameras that inhabit every public space from the streets, commercial establishments, and workplaces to the schools our children attend as well as in the myriad scanners placed at the entry points of airports, stores, sporting events, and the like. Rarely do critics point to the emergence of the selfie as another index of the public’s need to escape from the domain of what was once considered to be the cherished and protected realm of the private and personal. Privacy rights in this instance that were once viewed as a crucial safeguard in preventing personal and important information from being inserted into the larger public domain. In the present oversaturated information age, the right to privacy has gone the way of an historical relic and for too many Americans privacy is no longer a freedom to be cherished and by necessity to be protected. In fact, young people, in particular, cannot escape from the realm of the private fast enough. The rise of the selfie offers one index of this retreat from privacy rights and thus another form of legitimation for devaluing these once guarded rights altogether. One place to begin is with the increasing presence of the selfie, that is, the ubiquity of self-portraits being endlessly posted on various social media. One recent commentary on the selfie reports that:

A search on photo sharing app Instagram retrieves over 23 million photos uploaded with the hashtag #selfie, and a whopping 51 million with the hashtag #me. Rihanna, Justin Bieber, Lady Gaga and Madonna are all serial uploaders of selfies. Model Kelly Brook took so many she ended up “banning” herself. The Obama children were spotted posing into their mobile phones at their father’s second inauguration. Even astronaut Steve Robinson took a photo of himself during his repair of the Space Shuttle Discovery. Selfie-ism is everywhere. The word “selfie” has been bandied about so much in the past six months it’s currently being monitored for inclusion in the Oxford Dictionary Online.[2]

What this new politics of digital self-representation suggests is that the most important transgression against privacy may not only be happening through the unwarranted watching, listening, and collecting of information by the state. What is also taking place through the interface of state and corporate modes of the mass collecting of personal information is the practice of normalizing surveillance by upping the pleasure quotient and enticements for young people and older consumers. These groups are now constantly urged to use the new digital technologies and social networks as a mode of entertainment and communication. Yet, they function largely to simulate false notions of community and to socialize young people into a regime of security and commodification in which their identities, values, and desires are inextricably tied to a culture of private addictions, self-help, and consuming.

Selfie-Per-Hour.jpgThe more general critique of selfies points to their affirmation as an out of control form of vanity and narcissism in a society in which an unchecked capitalism promotes forms of rampant self-interests that both legitimize selfishness and corrode individual and moral character.[3] In this view, a market driven moral economy of increased individualism and selfishness has supplanted any larger notion of caring, social responsibility, and the public good. For example, one indication that Foucault’s notion of self-care has now moved into the realm of self-obsession can be seen in the “growing number of people who are waiting in line to see plastic surgeons to enhance images they post of themselves on smartphones and other social media sites. Patricia Reaney points out that “Plastic surgeons in the United States have seen a surge in demand for procedures ranging from eye-lid lifts to rhinoplasty, popularly known as nose job, from patients seeking to improve their image in selfies and on social media.”[4] It appears that selfies are not only an indication of the public’s descent into the narrow orbits of self-obsession and individual posturing but also good for the economy, especially plastic surgeons who generally occupy the one percent of the upper class of rich elites. The unchecked rise of selfishness is now partly driven by the search for new forms of capital, which recognize no boundaries and appear to have no ethical limitations.

In a society in which the personal is the only politics there is, there is more at stake in selfie culture than rampant narcissism or the swindle of fulfillment offered to teenagers and others whose self-obsession and insecurity takes an extreme, if not sometimes dangerous, turn. What is being sacrificed is not just the right to privacy, the willingness to give up the self to commercial interests, but the very notion of individual and political freedom. The atomization that in part promotes the popularity of selfie culture is not only nourished by neoliberal fervor for unbridled individualism, but also by the weakening of public values and the emptying out of collective and engaged politics. The political and corporate surveillance state is not just concerned about promoting the flight from privacy rights but also attempts to use that power to canvass every aspect of one’s life in order to suppress dissent, instill fear in the populace, and repress the possibilities of mass resistance against unchecked power.[5] Selfie culture is also fed by a spiritually empty consumer culture driven by a never-ending “conditions of visibility…in which a state of permanent illumination (and performance) is inseparable from the non-stop operation of global exchange and circulation.”[6] Jonathan Crary’s insistence that entrepreneurial excess now drives a 24/7 culture points rightly to a society driven by a constant state of “producing, consuming, and discarding”—a central feature of selfie culture.[7]

Once again, too many young people today seem to run from privacy by making every aspect of their lives public. Or they limit their presence in the public sphere to posting endless images of themselves. In this instance, community becomes reduced to the sharing of a nonstop production of images in which the self becomes the only source of agency worth validating. At the same time, the popularity of selfies points beyond an over indulgent narcissism, or a desire to collapse the public spheres into endless and shameless representations of the self. Selfies and the culture they produce cannot be entirely collapsed into the logic of domination. Hence, I don’t want to suggest that selfie culture is only a medium for various forms of narcissistic performance. Some commentators have suggested that selfies enable people to reach out to each other, present themselves in positive ways, and use selfies to drive social change. And there are many instances of this type of behavior.

Many young people claim that selfies offer the opportunity to invite comments by friends, raise their self-esteem, and offer a chance for those who are powerless and voiceless to represent themselves in a more favorable and instructive light.[8] For instance, Rachel Simmons makes a valiant attempt to argue that selfies are especially good for girls.[9] While this is partly true, I think Erin Gloria Ryan is right in responding to Simmons claim about selfies as a “positive-self-esteem builder” when she states: “Stop this. Selfies aren’t empowering; they’re a high tech reflection of the fucked up way society teaches women that their most important quality is their physical attractiveness.”[10] It is difficult to believe that mainstream, corporate saturated selfie culture functions to mostly build self-esteem among young girls who are a target for being reduced to salacious sexual commodities and a never-ending market that defines them largely as tidbits of a sensationalized celebrity culture. What is often missing in the marginalized use of selfies is that for the most part the practice is driven by a powerful and pervasive set of poisonous market driven values that frame this practice in ways that are often not talked about. Selfie culture is now a part of a market driven economy that encourages selfies as an act of privatization and consumption not as a practice that might support the public good.

What is missing from this often romanticized and depoliticized view of the popularity of selfies is that the mass acceptance, proliferation, and commercial appropriation of selfies suggests that the growing practice of producing representations that once filled the public space that focussed on important social problems and a sense of social responsibility are in decline among the American public, especially many young people whose identities and sense of agency is now shaped largely through the lens of a highly commodified and celebrity culture. We now live in a market-driven age defined as heroic by the conservative Ayn Rand, who argued in her book, The Virtue of Selfishness, that self-interest was the highest virtue and that altruism deserved nothing more than contempt. This retreat from the public good, compassion, care for the other, and the legitimation of a culture of cruelty and moral indifference is often registered in strange signposts and popularized in the larger culture. For instance, one expression of this new celebrity fed stupidity can be seen less in the endless prattle about the importance of selfies than in the rampant posturing inherent in selfie culture most evident in the widely marketed fanfare over Kim Kardashian’s appropriately named book, Selfish, which contains, of course, hundreds of her selfies. As Mark Fisher points out, this suggests a growing testimony to a commodified society in which “in a world of individualism everyone is trapped within their own feelings, trapped within their own imaginations…and unable to escape the tortured conditions of solipsism.”[11]

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Under the surveillance state, the greatest threat one faces is not simply the violation of one’s right to privacy, but the fact that the public is subject to the dictates of arbitrary power it no longer seems interested in contesting. And it is precisely this existence of unchecked power and the wider culture of political indifference that puts at risk the broader principles of liberty and freedom, which are fundamental to democracy itself. According to Skinner:

The response of those who are worried about surveillance has so far been too much couched, it seems to me, in terms of the violation of the right to privacy. Of course it’s true that my privacy has been violated if someone is reading my emails without my knowledge. But my point is that my liberty is also being violated, and not merely by the fact that someone is reading my emails but also by the fact that someone has the power to do so should they choose. We have to insist that this in itself takes away liberty because it leaves us at the mercy of arbitrary power. It’s no use those who have possession of this power promising that they won’t necessarily use it, or will use it only for the common good. What is offensive to liberty is the very existence of such arbitrary power.[12]

The rise of selfies under the surveillance state is only one register of neoliberal inspired flight from privacy. As I have argued elsewhere, the dangers of the surveillance state far exceed the attack on privacy or warrant simply a discussion about balancing security against civil liberties.[13] The critique of the flight from privacy fails to address how the growth of the surveillance state and its appropriation of all spheres of private life are connected to the rise of the punishing state, the militarization of American society, secret prisons, state-sanctioned torture, a growing culture of violence, the criminalization of social problems, the depoliticization of public memory, and one of the largest prison systems in the world, all of which “are only the most concrete, condensed manifestations of a diffuse security regime in which we are all interned and enlisted.”[14] The authoritarian nature of the corporate-state surveillance apparatus and security system with its “urge to surveill, eavesdrop on, spy on, monitor, record, and save every communication of any sort on the planet” [15] can only be fully understood when its ubiquitous tentacles are connected to wider cultures of control and punishment, including security-patrolled corridors of public schools, the rise in super-max prisons, the hyper-militarization of local police forces, the rise of the military-industrial-academic complex, and the increasing labeling of dissent as an act of terrorism in the U.S.[16] Selfies may be more than an expression of narcissism gone wild, the promotion of privatization over preserving public and civic culture with their attendant practice of social responsibility. They may also represent the degree to which the ideological and affective spaces of neoliberalism have turned privacy into a mimicry of celebrity culture that both abets and is indifferent to the growing surveillance state and its totalitarian revolution, one that will definitely be televised in an endlessly repeating selfie that owes homage to George Orwell.

Henry A. Giroux currently holds the McMaster University Chair for Scholarship in the Public Interest in the English and Cultural Studies Department and a Distinguished Visiting Professorship at Ryerson University. His most recent books are America’s Education Deficit and the War on Youth (Monthly Review Press, 2013) and Neoliberalism’s War on Higher Education (Haymarket Press, 2014). His web site is www.henryagiroux.com.

Notes.

[1] Ariel Dorfman, “Repression by Any Other Name,” Guernica (February 3, 2014). Online: http://www.guernicamag.com/features/repression-by-any-other-name/

[2] “Self-portraits and social media: The rise of the ‘Selfie’,” BBC News Magazine(June 6, 2013)

http://www.bbc.com/news/magazine-22511650

[3] Anita Biressi and Heather Nunn, “Selfishness in austerity times,” Soundings , Issue 56, (Spring 2014), pp. 54-66

http://muse.jhu.edu/journals/soundings_a_journal_of_politics_and_culture/v056/56.biressi.pdf

[4] Patricia Reaney, “Nip, tuck, Click: Demand for U.S. plastic surgery rises in selfie era,” Reuters (November 29, 2014). Online: http://www.reuters.com/article/2014/11/29/life-selfies-surgery-idUSL1N0SW1FI20141129

[5] Brad Evans and Henry A. Giroux, Disposable Futures (San Francisco: City Lights Books, 2015).

[6] Jonathan Crary, 24/7: Late Capitalism and the Ends of Sleep, (Verso, 2013) (Brooklyn, NY: Verso Press, 2013), p. 5.

[7] Ibid., p. 17.

[8] The kind of babble defending selfies without any critical commentary can be found in Jenna Wortham, “Self-portraits and social media: The rise of the ‘selfie’,”BBC News Magazine (June 6, 2013). Online:

Http://www.nytimes.com/2013/10/20/sunday-review/my-selfie-myself.html

[9] Rachel Simmons, “Selfies Are Good for Girls,” Slate (November 20, 2013). Online: http://www.slate.com/articles/double_x/doublex/2013/11/selfies_on_instagram_and_facebook_are_tiny_bursts_of_girl_pride.html

[10] Erin Gloria Ryan, “Selfies Aren’t Empowering. They’re a Cry for Help,” Jezebel (November 21, 2013). Online: http://jezebel.com/selfies-arent-empowering-theyre-a-cry-for-help-1468965365

[11] Mark Fisher, Capitalist Realism: Is There No Alternative? (Winchester, UK: Zero Books, 2009), p. 74.

[12] Quentin Skinner and Richard Marshall “Liberty, Liberalism and Surveillance: a historic overview” Open Democracy (July 26, 2013). Online: http://www.opendemocracy.net/ourkingdom/quentin-skinner-richard-marshall/liberty-liberalism-and-surveillance-historic-overview

[13] Henry A. Giroux, “Totalitarian Paranoia in the Post-Orwellian Surveillance State,” Truthout (February 10, 2015). Online: http://truth-out.org/opinion/item/21656-totalitarian-paranoia-in-the-post-orwellian-surveillance-state

[14] Michael Hardt and Antonio Negri, Declaration (Argo Navis Author Services, 2012), p. 23.

[15] Tom Engelhardt, “Tomgram: Engelhardt, A Surveillance State Scorecard,” Tom Dispath.com (November 12, 2013). Online: http://www.tomdispatch.com/blog/175771/

[16] I take up many of these issues in Henry A. Giroux, The Violence of Organized Forgetting (San Francisco: City Lights Publishing, 2014), Henry A. Giroux, The Twilight of the Social (Boulder: Paradigm Press, 2012), and Henry A. Giroux, Zombie Politics and Culture in the Age of Casino Capitalism (New York: Peter Lang, 2011).

vendredi, 16 janvier 2015

Japon: dénatalité suicidaire

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Japon : dénatalité suicidaire dans un pays ravagé par la pornographie

Le Japon est aujourd’hui la troisième économie mondiale, mais son économie est menacée par son désastre démographique.

Une dénatalité suicidaire

Il y a 25 ans déjà, le Japon est devenu le premier pays au monde à inverser sa pyramide démographique et à entrer, par le jeu d’une dénatalité suicidaire, dans une spirale de mort toujours plus dramatique. L’inversion de la pyramide, c’est le moment où un pays compte davantage d’habitants âgés de plus de 65 ans que de moins de 25 ans.

 

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L’une des raisons en est que les Japonais ne sont plus intéressés par les relations amoureuses et sexuelles, et qu’ils n’ont plus d’enfants – et surtout, ne veulent plus d’enfants. Et ils se tournent massivement vers la pornographie, ce qui aggrave le problème.

Plus de la moitié des Japonais célibataire

Les chiffres du Japan Population Center sont sans équivoque : 45% des femmes et 25% des hommes âgés de 16 à 24 ans ne sont pas intéressés par le contact sexuel.

Plus de la moitié des Japonais âgés de 18 à 34 ans sont célibataires : 49% des femmes et 61% des hommes.

Au sein de la population dans son ensemble, 23% des femmes et 27% des hommes s’affirment «pas du tout pas intéressés» par une relation amoureuse. Et sans même parler d’une relation durable, 39% des femmes et 36% des hommes à l’âge le plus propice pour procréer, les 18-34 ans, n’ont jamais eu de relation sexuelle.

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Le rapport estime que 25% des femmes japonaises aujourd’hui âgées d’une vingtaine d’années ne se marieront jamais, et que 40% d’entre elles n’auront jamais d’enfant.

Les causes sont complexes mais deux se détachent clairement.

D’abord la vision traditionnelle de la société : les femmes mariées doivent cesser de travailler et partir vivre sous l’autorité de leur belle-mère. Les mères qui travaillent sont perçues comme des « femmes diablesses ». Elles sont nombreuses à privilégier leur carrière au détriment de leur une vie amoureuse ou familiale.

Le Japon, un pays ravagé par la pornographie

Mais un autre problème tout aussi inquiétant ravage la société japonaise : la pornographie qui se répand de manière alarmante.

Le docteur Susan Yoshihara, vice-présidente du centre de recherche pour la Famille et les Droits de l’Homme basé à New York, qualifié le phénomène d’« effrayant ». C’en est au point, dit-elle, que des images pornographiques se glissent jusque dans les magazines économiques.

Un univers de sexe virtuel

Les jeunes hommes, dans ce monde de sexe virtuel et détaché de sa finalité, en arrivent à ne plus s’intéresser au sexe opposé, et n’envisagent que rarement le mariage.

En revanche, l’étrange société japonaise ne conçoit pas qu’une femme puisse avoir un enfant sans être mariée. Comme le célibat n’entraîne pas, malgré tout, une abstinence généralisée, il en résulte un nombre d’avortements considérable.

Un parlementaire japonais avait suggéré d’interdire l’avortement pour mettre fin à cette spirale de mort, mais sa proposition est restée sans effet.

On comprend le scepticisme du Dr Yaoshihara par rapport à ce projet : il n’existe au Japon aucun mouvement de défense de la vie.

Source : Reinformation.tv

mercredi, 14 janvier 2015

Le ras-le-bol des Européens ordinaires

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Le ras-le-bol des Européens ordinaires

par Georges FELTIN-TRACOL

 

Invité du congrès européen du G.U.D. à Nanterre, le 22 novembre 2014, le porte-parole du M.A.S. (Mouvement d’action sociale), Arnaud de Robert, appelait dans son intervention au réveil des peuples européens (1). Les Européens l’ont-ils entendu ? Il faut le croire à la vue des événements récents qui secouent le Vieux Continent.

 

Depuis le 20 octobre 2014 se déroule chaque lundi soir dans un parc de Dresde une manifestation organisée par un groupe informel, animé par Lutz Bachmann, nommé P.E.G.I.D.A., ce qui signifie, dans la langue de Goethe, Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes, c’est-à-dire « Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident (2) ». Abendland présente une acception différente des concepts français et anglo-saxon d’Occident. Si, aujourd’hui, l’Occident désigne l’ensemble globalitaire américanocentré dont les bras armés sont, entre autres, l’O.T.A.N., le F.M.I., les firmes multinationales, Abendland peut se comprendre comme l’ancienne et traditionnelle définition française désignant l’œcumène européen médiéval. Il va de soi que les commentateurs français, incultes, n’ont pas compris cette sémantique, toujours obnubilés par leur antiracisme obsessionnel.

 

Une saine réaction populaire

 

Si les habitants de Dresde crient comme à l’automne 1989 peu de temps avant la chute du Mur qu’ils sont le peuple et expriment une inquiétude légitime envers les méfaits de l’immigration et de son corollaire, l’islamisation (même si tous les immigrés ne sont pas mahométans), P.E.G.I.D.A., phénomène inattendu, qui se décline dorénavant, fédéralisme allemand oblige, en variantes régionales autonomes (3), fut précédé par les « Villes contre l’islamisation » représentées par des groupes strictement municipaux en 2007 – 2008 tels Pro-Köln (« Pour Cologne »). Il surgit au lendemain de violentes échauffourées dans les rues de Hambourg entre Kurdes et les salafistes favorables à l’État islamique en Irak et en Syrie. Dès le 26 octobre 2014, 3 à 5 000 hooligans de Cologne manifestent contre les islamistes sous la bannière consensuelle de HoGeSa (Hooligans contre les salafistes). La réaction déborde rapidement le seul milieu hooligan pour atteindre une population exaspérée.

 

Il faut comprendre que les Allemands sont victimes des lois Harz. Entre 2003 et 2005, à la demande du gouvernement de coalition social-démocrate – Verts, l’ancien directeur du personnel de Volkswagen, Peter Harz, réforma dans un sens libéral le marché du travail via quatre lois scélérates. Leurs clauses fallacieuses imposent par exemple une mobilité professionnelle et géographique extravagante avec, pour les célibataires, au-delà de quatre mois, l’obligation de déménager afin d’accepter n’importe quelle proposition d’emploi; le développement des emplois à bas salaires (les « mini-jobs ») qui sont des emplois précaires à temps partiel variable; la réduction des indemnités chômage et un durcissement des conditions d’indemnisation. Dans le même temps, l’Allemagne accueille un nombre croissant de réfugiés extra-européens. Entre 2008 et 2014, leur nombre est passé de 28 000 à 200 000. Ils bénéficient d’avantages sociaux non négligeables.

 

Cette différence de traitement provoque l’indignation des citoyens allemands désormais prompts à s’exprimer hors d’un cadre institutionnel vérolé. Beaucoup de politiciens européens louent le soi-disant modèle allemand. Or, outre une natalité quasi-nulle et un vieillissement démographique avancé, savent-ils que leur référence suprême dispose d’infrastructures vétustes et de Länder surendettés, semblables à la Grèce ou à l’Italie, si bien que les conservateurs du Bade-Wurtemberg et de Bavière soutiennent un égoïsme régional et se refusent de payer pour Hambourg, la Poméranie ou le Hanovre ? Par ailleurs, l’Allemagne n’est pas une démocratie authentique : une terrible police politique surveille les pensées et les opinions tandis que des tribunaux peu scrupuleux condamnent à de lourdes peines de prison les adversaires du multiculturalisme marchand. Si sa partie occidentale subit depuis sept décennies un véritable lavage de cerveau collectif de la part des Alliés, experts en rééducation psycho-politique. L’ancienne R.D.A. a su paradoxalement préservé les mentalités traditionnelles allemandes.

 

Très vite, après avoir minimisé l’ampleur des manifestations, la classe politicienne qui est l’une des plus corrompues d’Europe, les médiats, les Églises et le patronat ont montré leur unanimité en accusant P.E.G.I.D.A. de xénophobie, de racisme, de populisme et, horresco referens, d’être infiltré par des néo-nazis et des skinheads ! Pourtant, plusieurs de ses équivalents locaux ont pour logo une main qui jette à la poubelle la croix gammée, le drapeau communiste, le symbole des antifa et l’étendard de l’État islamique. Seuls les responsables locaux du nouveau parti anti-euro A.f.D. (Alternative pour l’Allemagne) qui, à Strasbourg – Bruxelles, siège avec les nationaux-conservateurs polonais, les eurosceptiques tchèques et les tories britanniques, ont sinon appuyé pour le moins relayé ce mécontentement sans précédent.

 

P.E.G.I.D.A. s’oppose en premier lieu à la folle politique d’asile du gouvernement, dénonce l’islam radical, les tensions religieuses sur le sol allemand inhérentes à la cohabitation de masses étrangères ennemies les unes des autres chez elles, les groupes religieux radicaux ainsi que les immigrés délinquants. Ces dernières semaines, le mouvement a élargi ses thèmes à la préservation de l’identité allemande et à la contestation de l’idéologie gendériste. Ces mots d’ordre politiquement corrects trouvent un écho toujours plus large auprès de l’opinion publique. Ainsi, à Dresde, 500 personnes participèrent-elles à la première manifestation. Une semaine plus tard, le 10 novembre, elles étaient 1 700. La semaine d’après, les autorités relevaient entre 3 200 à 3 500 manifestants. Le 24 novembre suivant, elles étaient plus de 5 500 personnes. Le 1er décembre, la manifestation hebdomadaire réunissait 7 500 personnes. Le 15 décembre, environ 15 000 personnes battaient désormais le pavé. Ces démonstration de force suscitent des contre-manifestations d’idiots utiles qui brandissent des balais, ignorant que ce geste symbolique, typiquement populiste et anti-Système, revient à Léon Degrelle et au Rex dans les années 1930…

 

Le réveil breton

 

Ces démonstrations de masse ne se restreignent toutefois pas à la seule Allemagne. Il y a plus d’un an déjà, la Bretagne secouait le gouvernement français avec les « Bonnets rouges ». Ils surgissent à Pont-de-Buis, le 28 octobre 2013, quand plusieurs centaines de personnes démontent un portique écotaxe. La perception prévue d’une nouvelle contribution routière, nommée « écotaxe », soulève la fureur des petits patrons, des artisans et des commerçants bretons. Auparavant, les samedis 14 et 21 octobre 2013, des manifestations anti-écotaxes montraient la détermination des Bretons. Très vite, les « Bonnets rouges » rassemblent des ouvriers, des marins, des agriculteurs, des patrons, des artisans, des chômeurs, et montent divers collectifs dont celui qui s’intitule « Vivre, décider, travailler en Bretagne ». Leurs revendications sont, hormis la suppression de l’écotaxe, la gratuité des routes bretonnes, l’allègement des charges fiscales, la fin du dumping social, prévu pour des traités pseudo-européens, et la régionalisation.

 

Si toute la société armoricaine se mobilise, en revanche, des politiciens restés au schéma de la lutte des classes du XIXe siècle ne comprennent pas cette entente intercatégorielle. Il est intéressant de relever qu’un compte Facebook d’un collectif anti-écotaxe met en ligne, le 30 novembre 2013, une directive très nette : « Sans partis ni syndicats, juste tous ensemble pour dire stop ! ». Les « Bonnets rouges » bénéficient pourtant du concours de formations variées comme les nationalistes indépendantistes d’Adsav, le N.P.A., les autonomistes de l’U.D.B. (Union démocratique bretonne), le Parti breton, le Parti pirate – Bretagne, des fédéralistes et l’Organisation communiste libertaire.

 

Par leurs actions violentes, force est de constater que les « Bonnets rouges » ont fait reculer l’Élysée et Matignon qui viennent d’annuler le contrat conclu sous la présidence calamiteuse de Sarközy. Ce mouvement spontané a-t-il cependant eu une audience politique ? Non, répliquent les médiats-menteurs. Erreur ! Aux européennes de 2014 avec 7,19 %, la liste « Nous te ferons, Europe » conduite par le maire divers-gauche de Carhaix, Christian Troadec, aurait pu gagner au moins un siège si la circonscription s’était limitée à la seule Bretagne administrative qui « s’est illustrée comme la seule région de France où une formation politique autre que le F.N., l’U.M.P. et le P.S. apparaissait en tête de scrutin (4) ».

 

La grave crise de l’industrie agro-alimentaire qui frappe la Bretagne, longtemps avec l’Alsace, fer de lance de l’idée européenne pervertie en France, résulte de l’arrêt des aides de l’U.E. et de l’absence de tout protectionnisme aux frontières de l’U.E. ou de la France. Actuellement, l’Alsace semble elle aussi s’engager sur la voie de la contestation civile parce qu’elle refuse la fusion forcée et contre-nature avec la Lorraine et la Champagne-Ardenne. Après les « Bonnets rouges », l’année 2015 verra-t-il les « Coiffes noires » dans les rues ?

 

Haut les fourches !

 

Il faut en tout cas le souhaiter. Ce ne serait pas la première fois. Pensons au poujadisme qui porta de redoutables coups à la IVe République pourrie entre 1956 et 1958. Mentionnons aussi dans la seconde moitié des années 1930 les effervescences paysannes dans l’Ouest et le Nord du pays encouragées par Henri Dorgères, futur élu poujadiste, et ses « Chemises vertes ». Plus récemment, souvenons-nous du 1991 – 1992 le climat quasi-insurrectionnel dans les campagnes par des paysans qui empêchaient les falots ministres P.S. de quitter leurs bureaux parisiens.

 

Mouvement informel, les « Bonnets rouges » représentent l’exaspération de différentes catégories socio-économiques pressurées par dix années de régime U.M.P. Chirac – Sarközy et dont l’alourdissement final opéré par le gouvernement Hollande – Ayrault déboucha sur une juste irritation. Les « Bonnets rouges », en dernière analyse, ne sont que l’aboutissement virulent et territorialisé d’un large ensemble d’initiatives anti-gouvernementales apparues sur Internet depuis 2012. Entrepreneurs et créateurs de « jeunes    pousses » constituèrent assez rapidement les « Pigeons », puis les patrons de P.M.E. se regroupèrent en « Dupés », les micro-entrepreneurs en « Plumés », les professions libérales en « Asphyxiés », les auto-entrepreneurs en « Poussins ». Une grogne perceptible et récurrente créa même les « Tondus », à savoir les petits patrons fatigués par l’outrecuidance de l’U.R.S.S.A.F., cette « U.R.S.S. à la française »… Le Régime a un instant craint que l’Hexagone soit contaminé par la révolte populaire italienne des Forconi.

 

 

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En janvier 2012 s’élance de Sicile le mouvement spontané des Forconi (« Grandes fourches ») à l’initiative de transporteurs routiers et d’agriculteurs qui brandissent leurs fourches. Ils contestent la hausse du prix de l’essence, l’alourdissement des taxes, la fermeture des usines et une réglementation démente édictée par la Commission pseudo-européenne. « En 2013 dans le pays, plus de 6 500 entreprises ont été déclarées en faillite, le taux de chômage a atteint 12,5 %, et quelque huit millions d’Italiens vivent en dessous du seuil de pauvreté d’après l’Institut national des statistiques italien (Istat) (5). » Dans un climat d’instabilité politique (Berlusconi a été évincé du gouvernement par un coup d’État merkelo-banksteriste approuvé par le président communiste atlantiste de la République Giorgio Napolitano en novembre 2011, remplacé par un gouvernement technicien « apolitique » aux ordres de Berlin et la kleptocratie financière apatride), de politique d’austérité exigée par le F.M.I, la B.C.E. et Bruxelles et d’agitations sociales (de nombreuses attaques contre les bureaux d’Equitalia, l’agence de recouvrement de l’administration fiscale), les Forconi se propagent dans toute la péninsule et fédèrent artisans, petits commerçants, chauffeurs de taxi, dirigeants de P.M.E., vendeurs ambulants, travailleurs précaires, étudiants, chômeurs, militants associatifs, tifosi de clubs de foot. Par-delà la contestation de la politique gouvernementale, les Forconi dénoncent l’action déstabilisatrice des groupes de grande distribution (Leclerc, Auchan, etc.).

 

À partir du 9 décembre 2013, incités par Beppe Grillo, « non-leader » du Mouvement Cinq Étoiles et rejoints par la Ligue du Nord et CasaPound, les Forconi entreprennent une marche sur Rome. Certains occupent les centre-villes, bloquent axes routiers majeurs, terminaux portuaires et postes frontaliers (trois heures à Ventimille, le 12 décembre 2013). D’autres s’emparent de bureaux du fisc à Bologne et à Turin quand ce ne sont pas les studios régionaux de la télévision publique à Ancône aux cris de « Tous dehors, tous pourris ! » ou de « Tutti a casa (Tous à la maison !) (6) ». Toutefois, ce vaste mouvement se dégonfle assez rapidement puisque « certains Forconi en désaccord avec la radicalisation du mouvement ont refusé de faire le déplacement craignant des débordements. Au lieu des 15 000 personnes attendues sur la Piazza del Popolo mercredi, ils n’étaient que 3 000 (7) ».

 

Au-delà des Pyrénées, la même ébullition sociale

 

Ces trois exemples récents sont à mettre en parallèle avec les actions de quasi-guérilla de l’extrême gauche grecque contre des institutions faillies ainsi qu’aux Indignados (« Indignés ») en Espagne. Ce dernier mouvement part d’un appel à manifester, pacifiquement, dans une soixantaine de communes espagnoles, le 15 mai 2011, pour une autre pratique politique. Les manifestants estiment que les partis politiques ne les représentent plus. On y trouve des victimes de la crise économique, des lecteurs du livre Indignez-vous !, du Français Stéphane Hessel, des admirateurs des « Printemps arabes », des mouvements grecs et islandais de 2008 et du Geração à rasca portugais.

 

À compter du 15 mai, les « Indignés » se rassemblent sur une place de la capitale espagnole, la Puerta del Sol. Ils s’élèvent contre les banques, l’austérité économique et la corruption des politiciens. S’organisant en assemblées autogérées et contestant le système parlementaire et la démocratie représentative, les participants interdisent tout sigle politique, toute bannière politicienne ou tout propos partisan. Ils insistent sur le fait que « le peuple uni n’a pas besoin de partis ». Les journalistes parlent bientôt du « Mouvement du 15 mai ». Les Indignados installés sur cette place y sont bientôt violemment dispersés par les policiers. Ailleurs, en Espagne, une répression similaire s’exerce à l’encontre des manifestants qui occupaient, à l’instar des Étatsuniens d’Occupy Wall Street, des places publiques au point que le président iranien Mahmoud Ahmadinejad se déclara choqué par des violences policières exagérées.

 

De cette indignation collective s’en extrait une formation politique de gauche radicale, Podemos (« Nous pouvons ») donnée par plusieurs sondages consécutifs première force politique. Le succès tant en Espagne qu’en Grèce (Syriza) de ces gauches radicales ne signifie pas que Madrid et Athènes sont à la veille d’une révolution néo-bolchévique. Réformistes radicales, Syriza et Podemos ont déjà modéré leurs positions et ne cachent pas leurs dispositions mondialistes.

 

Toutes ces contestations populaires qui trouvent chacune dans leurs pays respectifs un relais politique approprié, témoignent principalement du profond ras-le-bol des petites gens envers leur classe dirigeante voleuse et leurs pseudopodes institutionnels mafieux. Mais il ne s’agit pas d’une « droitisation » des opinions, ni l’appropriation d’une pensée, sinon anti-libérale, pour le moins illibérale. « Nous ne sommes pas contemporains de révoltes éparses, mais d’une unique vague mondiale de soulèvements qui communiquent entre eux imperceptiblement (8). » Toutefois, le Comité invisible, un collectif anonyme d’ultra-gauche, ne perçoit pas l’acuité particulière de la réprobation populaire européenne. Certes, après avoir rappelé que « “ populaire ” vient du latin popular, “ ravager, dévaster ” (9) », il observe que « l’insurrection est d’abord le fait de ceux qui ne sont rien, de ceux qui traînent dans les cafés, dans les rues, dans la vie, à la fac, sur Internet. Elle agrège tout l’élément flottant, plébéien puis petit-bourgeois, que sécrète à l’excès l’ininterrompue désagrégation du social. Tout ce qui était réputé marginal, dépassé ou sans avenir, revient au centre (10) ». Cette description concorde avec ce que « Flamby », « Monsieur Petites-Blagues », définirait d’après son ancienne compagne, comme des « sans-dents ». Que se soit en Bretagne, en Italie ou en Allemagne, les manifestations aimantent les catégories sociales moyennes et populaires en voie de paupérisation.

 

 

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Ces révoltes populaires ne sont pas une nouveauté en Europe. Elles sont à rapprocher de l’éphémère mouvement populiste italien de l’immédiat après-guerre de Guglielmo Giannini, fondateur de l’hebdomadaire L’Uomo qualunque, puis du Fronte dell’Uomo Qualunque. On traduit souvent cette expression par « l’homme de la rue » ou « l’homme ordinaire ». Sur un programme anticommuniste, anti-fasciste, de refus du grand capitalisme oligopolistique, de limitation des prélèvements fiscaux et d’arrêt de l’intervention étatique dans les domaines économique et social, il obtint en 1946 1 211 956 votes, soit 5,3 % des suffrages, devenant le cinquième parti du pays et envoya une trentaine d’élus à l’Assemblée constituante avant de disparaître en 1948.

 

Le fantôme de Guglielmo Giannini hante, aujourd’hui, toute l’Europe. Ce sont les gens ordinaires, les quidams, les ménagères de plus ou moins cinquante ans qui investissent les artères urbaines et clament leur ire. Les peuples européens sortent-ils de leur longue torpeur mentale ? En tout cas, ils commencent instinctivement à comprendre l’imposture qu’un Système délétère leur impose et, donc, à ruer dans les brancards.

 

Georges Feltin-Tracol

 

Notes

 

1 : Arnaud de Robert, « Réveil des nations ou réveil des peuples ? », mis en ligne sur Cercle non conforme, le 26 novembre 2014, et repris par Europe Maxima, le 8 décembre 2014.

 

2 : Non germanophones, les médiacrates hexagonaux et leurs épigones grotesques traduisent par « patriotes européens », or dans P.E.D.I.G.A., patriote est un adjectif… L’erreur commence néanmoins à être corrigée.

 

3 : Grâce à l’excellent blogue de Lionel Baland, ces « déclinaisons » sont Bär.G.I.D.A. (Berlin), R.O.G.I.D.A. (Rostock), H.A.G.I.D.A. (Hanovre), L.E.G.I.D.A. (Leipzig), Sü.G.I.D.A. (Sühl), Wü.G.I.D.A. (Wurzburg), K.A.G.I.D.A. (Cassel), Kö.G.I.D.A. (Cologne), B.A.G.I.D.A. (Munich) sans omettre P.E.G.I.D.A. à Stuttgart. L’Autriche commencerait elle aussi à entrer dans le mouvement alors que, contrairement à l’Allemagne, existe un fort parti nationaliste et patriotique, le F.P.Ö.

 

4 : Emmanuel Galiero, « “ Bonnets rouges ” : un vote “ spectaculaire ” », dans Le Figaro, le 12 juin 2014.

 

5 : Hélène Pillon, « Les Forconi, des Bonnets rouges à la sauce italienne ? », dans L’Express, le 20 décembre 2013.

 

6 : Hélène Pillon, art. cit.

 

7 : Idem.

 

8 : Comité invisible, À nos amis, La Fabrique, Paris, 2014, p. 14.

 

9 : Idem, p. 54.

 

10 : Id., pp. 41 – 42.

 


 

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mardi, 30 décembre 2014

Fabrice Hadjadj, que fue ateo y nihilista, defiende la familia

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Publica sus tesis «ultrasexistas» en «¿Qué es una familia?».

Fabrice Hadjadj, que fue ateo y nihilista, defiende la familia cristiana por «salvaje y anárquica»

Ex: http://culturatransversal.wordpress.com

por Rodolfo Casadei

Fabrice Hadjadj, que fue ateo y nihilista, defiende la familia cristiana por ser “salvaje, anárquica y prehistórica”. De familia judía de izquierda radical, él era ateo y nihilista… hasta que empezó a leer la Biblia para burlarse de ella… y encontró una gran sabiduría.

Hoy Fabrice Hadjadj expone sus tesis que llama “ultrasexistas” sobre la unión entre hombre y mujer, el sentido divino del nacimiento, el ser padres, madres e hijos, como en esta entrevista en Tempi.it.

El segundo tiempo del Sínodo extraordinario sobre la familia se jugará entre el 4 y el 25 de octubre del año que viene, cuando el argumento será retomado por el Sínodo ordinario con el título “La vocación y la misión de la familia en la Iglesia y en el mundo contemporáneo”.

Y visto como ha ido la primera parte del partido, será mejor entrenarse aún más y prepararse para que cada uno dé la propia contribución al juego de equipo.

Muy útil a este propósito puede revelarse la lectura seria de Qu’est-ce qu’une famille? (¿Qué es una familia?, ndt), el último libro escrito por Fabrice Hadjadj, pensador católico francés y director de la Fundación Anthropos en Lausanne (Suiza).

Autor siempre genial, sorprendente y provocador, como se deduce también esta vez por el subtítulo, que suena así: Suivi de la Transcendance en culottes et autres propos ultra-sexistes, es decir “resultado de la Trascendencia en las bragas y otras propuestas ultrasexistas”.

Para Hadjadj la familia es, a nivel humano, lo que a nivel cósmico es el agua para Tales de Mileto o el aire para Anaximandro: el principio anterior a todo el resto, el fundamento que no puede ser explicado precisamente porque es un fundamento.

Sólo se puede tomar constancia de él, comprobando que lo que le da forma es la diferencia sexual que se manifiesta como atracción entre el hombre y la mujer.

La familia es, ante todo, naturaleza, pero siempre ordenada y bajo la responsabilidad de la cultura.

Porque el nacer, propio de cada forma natural, en los humanos está siempre rodeado de un “hacer nacer”. Y del hacer nacer de la matrona a la mayéutica de Sócrates (no es casualidad que fuera hijo de una matrona), que ayuda a hacer nacer la verdad que está dentro de cada hombre, el paso es breve y necesario.

En el libro, del que se espera en breve una traducción en italiano, Hadjadj individua principalmente tres enemigos de la familia en las sociedades occidentales: las últimas tecnologías electrónicas, la transformación de la procreación en producción ingenieril de seres humanos y las derivas falocéntricas (justamente así) de la mayor parte de los feminismos de hoy.

Tempi lo ha entrevistado sobre estos temas (aquí en italiano).

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Rodolfo Casadei – Su libro ha salido en la vigilia del Sínodo de los obispos sobre la familia. ¿Le parece que los trabajos y el documento final del Sínodo reflejan algunas de sus preocupaciones?

Fabrice Hadjadj – El problema de un Sínodo es que tiene que hablar para la Iglesia universal, mientras las situaciones que la familia vive pueden ser muy distintas de un país al otro, incluso radicalmente opuestas.

En lo que a mí concierne, se trata de pensar lo que sucede a la familia en las sociedades post-industriales marcadas por la economía liberal. La Relatio Synodi, en su diagnóstico, se queda satisfecha con evocar una vez más el «individualismo» y el «hedonismo», mientras que los debates se han cristalizado alrededor de la cuestión de los «divorciados vueltos a casar» o sobre la bendición a las personas homosexuales.

De este modo me parece que falta totalmente lo que es, de manera absoluta, propio de nuestra época; es decir, la revolución antropológica que se está llevando a cabo con la transición de la familia a la empresa y del nacimiento a la fabricación – o si se prefiere, de la concepción oscura en el vientre de una madre a la concepción transparente en el espíritu del ingeniero…

La familia ha sido atacada en el plano ideológico desde los inicios del cristianismo. Por ejemplo, por los gnósticos. Pero hoy el ataque es más radical: éste no proviene tanto de la ideología como del dispositivo tecnológico. Ya no es una cuestión de teoría, sino de práctica, de medios eficaces para producir, fuera de las relaciones sexuales, individuos más adecuados, con mejores prestaciones.

RC - Usted opone la mesa de madera, alrededor de la que se reúne la familia, con la tableta electrónica, que separa y aísla a los miembros y su conclusión es que la tecnología ha colapsado la familia y estamos asistiendo a su «destrucción tecnológica». ¿Estamos ante el enemigo más grande de la familia?

FH - ¿Cuál es el lugar dónde se teje el tejido familiar? ¿Cuál es el lugar dónde las generaciones se encuentran, conversan, a veces pelean y, sin embargo, a través del acto muy primitivo de comer juntas, siguen compartiendo y estando en comunión? Tradicionalmente este lugar es la mesa. Sin embargo, hoy es cada vez más frecuente que cada uno de nosotros coma delante de la puerta de la nevera para poder volver lo más rápidamente posible a la propia pantalla individual.

Ya no se trata ni siquiera de individualismo, sino de «dividualismo», porque en esa pantalla uno abre más de una ventana y se divide, se fragmenta, se dispersa, pierde su rostro para convertirse en una multitud de «perfiles», pierde su filiación para tener un «prefijo».

La mesa implica reunirse dentro de una transmisión genealógica y carnal. La tableta implica la disgregación dentro de una diversión tecnológica y desencarnada. Por otra parte, la innovación tecnológica permite que lo que es más reciente sea mejor de lo que es más antiguo y, por lo tanto, destruye el carácter venerable de lo que es antiguo y de la experiencia.

Si la mesa desaparece es también porque el adolescente se convierte en el cabeza de familia: es él quien sabe manejar mejor los últimos artilugios electrónicos y ni el abuelo ni el padre tienen nada que enseñarle.

RC - Usted escribe, de una manera muy provocadora, que si de verdad pensamos que todo lo que necesitan nuestros hijos es amor y educación, entonces no sólo una pareja de personas del mismo sexo puede cubrir esta necesidad, también lo puede hacer un orfanato de calidad. Si lo esencial es el amor y la educación, no está dicho que una familia sea necesariamente el lugar mejor para un niño. Entonces, ¿por qué la familia padre-madre merece ser privilegiada?

fab9782706711169FS.gifFH – Es la cuestión planteada en Un Mundo Feliz de Aldous Huxley: si tenéis un hijo por la vía sexual es sencillamente porque os habéis ido a la cama con una mujer. Esto no ofrece garantías sobre vuestras cualidades reproductivas ni sobre vuestras competencias como educadores. He aquí por qué sería mejor, para el bienestar del nuevo ser creado, ser puesto a punto dentro de una incubadora y educado por especialistas. Esta argumentación es muy fuerte.

Mientras los cristianos sigan definiendo la familia como el lugar de la educación y del amor, ellos no la contradirán, sino que más bien darán armas a sus adversarios para que puedan concluir que dos hombres capaces de afecto y especializados en pedagogía son mucho más adecuados que un padre y una madre. Pero el problema es que sigue siendo el primado de lo tecnológico sobre lo genealógico lo que preside esta idea y nos empuja a sustituir a la madre con la matriz y al padre con el experto.

Detrás de todo esto está el error de buscar el bien del niño y de no considerar ya su ser. Ahora bien, el ser del niño es ser el hijo o la hija de un hombre y de una mujer, a través de la unión sexual. A través de esta unión, el niño llega como una sobreabundancia de amor: no es el producto de un fantasma ni el resultado de un proyecto, sino una persona que surge, singular, inalcanzable, que supera nuestros planes.

En lo que respecta al padre, del simple hecho que ha transmitido la vida recibe una autoridad sin competencia y esto es mucho mejor que cualquier competencia profesional. Porque el padre está allí, sobre todo, para manifestar al niño el hecho de que existir es bueno, mientras que los expertos sin competencia están allí para mostrar que lo bueno es llegar, tener éxito. Y además, su autoridad sin competencia lo empuja a reconocer delante del niño que él no es el Padre absoluto y, por lo tanto, a dirigirse junto a su hijo hacia ese Padre del cual cada paternidad toma su nombre.

RC - Usted cita como la otra causa de la destrucción de la familia el rechazo del nacimiento como nacimiento, es decir, como algo natural e imprevisto. Quien es favorable a la tecnologización del nacimiento dice que es necesario vigilar para que las biotecnologías se utilicen de una manera ventajosa para el niño que debe nacer, pero que a pesar de todo estas técnicas son buenas. ¿Qué les respondería?

FH – Si las biotecnologías se utilizan para acompañar o restaurar una fertilidad natural, soy favorable a las mismas: es el sentido mismo de la medicina. Pero si consisten en hacernos entrar en una producción artificial ya no se trata de medicina, sino de ingeniería. Lo que sucede entonces es que el niño se convierte en un derecho que es reivindicado, dejando de ser un don del cual uno se siente indigno. A partir de esto, ustedes pueden imaginar las influencias que sufrirá.

Pero lo más grave está en otro hecho, en lo que yo llamaría la confusión entre novedad e innovación. Si el nuevo nacido renueva el mundo, es porque él de alguna manera nace prehistórico: no hay diferencias fundamentales entre el bebé italiano de hoy y el del hombre de las cavernas. Sigue siendo un pequeño primitivo, un pequeño salvaje que desembarca en la familia y que trae consigo un inicio absoluto, la promesa renovada de la aurora.

Si en un futuro medimos el nacimiento con el metro de la innovación, si se fabrican principalmente bebés trashumanos, estos serán ancianos antes de nacer porque volverán a proponer la lógica del progreso y, por consiguiente, también de la fatal obsolescencia de los objetos técnicos. Corresponderán a los objetivos de quien los encarga, a las expectativas de su sociedad.

Nos encontramos frente a una inversión de las fórmulas del Credo: se quiere un ser que haya «nacido del siglo antes que todos los padres, creado y no engendrado».

RC - Usted escribe: «Gracias a la tecnología la dominación fálica está asegurada principalmente por mujeres histéricas producto de hombres castrados». ¿Qué quiere decir?

FH – Lo propio de lo femenino, en la maternidad, es acoger dentro de sí un proceso oscuro, el de la vida que se dona por sí misma. Crear úteros artificiales puede parecer una emancipación de la mujer, pero en realidad es una confiscación de los poderes que le son más propios.

Por una parte se consigue que la mujer, al no ser ya madre, se convierta en una empleada o una ama (como si fuera una liberación); por la otra, que el proceso oscuro se convierta en un procedimiento técnico transparente, el de un trabajo externo y controlado, que es a lo que se limita la operación del hombre, que no tiene un útero y fabrica con sus propias manos.

He aquí que nos encontramos frente a la paradoja de la mayor parte de los feminismos: no son más que un machismo de la mujer, una reivindicación de la igualdad pero sobre la escala de valores masculinos, un querer una promoción en pleno acuerdo con la visión fálica del mundo.

Porque la fecundación y la gestación in vitro son cuanto más próximo hay a un dominio fálico de la fecundidad: no necesitar de lo femenino y hacer entrar la procreación en el juego de la fabricación, de la transparencia y de la competición.

Ya he hablado de una inversión del Credo; en este caso podría hablar de una Contra-Anunciación. En la Anunciación evangélica, María acepta un embarazo que la supera dos veces, desde el punto de vista natural y desde el punto de vista sobrenatural. En la Contra-Anunciación tecnológica, la mujer rechaza cualquier embarazo y exige que la procreación sea una planificación integral, que ya no la supere, sino que se introduzca en su proyecto de carrera.

RC – Usted está de acuerdo con Chesterton en que la familia es la «institución anárquica por excelencia». ¿Qué significa? Actualmente, la familia sigue estando acusada de autoritarismo o de residuo de la época del poder patriarcal.

FH – La familia es una institución anárquica en el sentido que es anterior al Estado, al derecho y al mercado. Depende de la naturaleza antes de ser ordenada por la cultura, porque naturalmente el hombre nace de la unión de un hombre y de una mujer. En pocas palabras, tiene su fundamento en nuestra ropa interior. Es algo animal – el macho y la hembra – y al mismo tiempo nosotros creemos que esta animalidad es muy espiritual, de una espiritualidad divina, escrita en la carne: «Dios creó al hombre a su imagen, varón y mujer los creó».

Hay algo que es donado, y no construido. Tanto que también el patriarca, como se ve en la Biblia, está siempre sorprendido y asimismo exasperado por sus hijos. Piensen en la historia de Jacob. Piensen en José, el padre de Jesús. No se puede decir, ciertamente, que tienen la situación bajo control.

La autoridad del padre se transforma en autoritarismo cuando finge tener todo bajo control y ser perfectamente competente. Pero como he dicho antes, su verdadera y más profunda autoridad está en el reconocer que no está a la altura y que está obligado a dirigirse al Padre eterno.

(Traducción de Helena Faccia Serrano, Alcalá de Henares)

Fuente: Religión Digital

jeudi, 25 décembre 2014

Le néo-nihilisme, nouveau mal français

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Le néo-nihilisme, nouveau mal français: quelles réponses?
 
par Jean-Yves Le Gallou
 
Ex: http://www.bvoltaire.fr

Les Français sont abrutis par la propagande médiatique. Celle-ci véhicule un néo-nihilisme ahurissant.

Ce néo-nihilisme repose sur une négation des réalités. Négation des origines et de leur importance. Négation du Grand Remplacement de populations. Négation de l’existence même d’un peuple français historique. Négation de l’échec de tout processus d’assimilation des immigrés venus de loin. Négation de l’islamisation de la société et des mœurs. Négation de l’échec de la « conception citoyenne de la nation » devenue simple paravent du communautarisme.

Ce néo-nihilisme nie aussi les réalités anthropologiques. Il prétend déconstruire les différences de sexe. Tout en promouvant un « homosexualisme » militant, négateur du mariage et des liens de filiation. Sa vision est celle de l’immédiateté, du grand carnaval de l’Homo festivus et de la Gay Pride.

NIHILISME ARROSE003.jpgPromu par les médias de l’oligarchie, ce néo-nihilisme est devenu l’idéologie dominante de la classe politique. Par connivence d’abord : journalistes et politiques déjeunent ensemble, voyagent ensemble, dînent ensemble… et plus si affinités. Par désir mimétique aussi : pour un politique, la recette pour se faire inviter à la télévision, c’est de tenir un discours média-compatible. Résultat : ceux qui devraient donner du sens se rallient – peu ou prou – au néo-nihilisme de l’État-spectacle et de l’Homo festivus. D’où le discrédit des partis politiques : Front de gauche, écolos, PS, UMP. À force de rechercher la dédiabolisation/banalisation, c’est le Front national lui-même qui pourrait perdre le crédit de sa différence. Or, suivre le vent n’est rien d’autre qu’« une ambition de feuille morte ».

Face à cette verticale du pouvoir médias/politiques, les réactions viennent des profondeurs du peuple. D’où l’ampleur des manifestations sociétales : de la Manif pour tous, du Printemps français, des Bonnets rouges et peut-être demain d’un PEGIDA (les mouvements anti-islamisation en Allemagne) à la française.

Les réactions viennent aussi des intellectuels. D’hommes et de femmes qui savent qu’ils ont le « devoir de vérité ». D’hommes et de femmes qui osent penser la radicalité : des essayistes comme Éric Zemmour ou Hervé Juvin, des écrivains comme Renaud Camus ou Richard Millet, des artistes ou critiques d’art comme Aude de Kerros, des esprits indépendants comme Robert Ménard ou Béatrice Bourges.

À eux de donner du sens. À eux de rappeler que la patrie (la terre des pères) n’a de sens que si elle porte une identité charnelle et civilisationnelle. À eux de rappeler qu’il n’y a pas de communauté nationale sans réalité substantielle, croyances communes, valeurs morales et sociales partagées et leur hiérarchie. À eux de rappeler qu’il y a des permanences anthropologiques et culturelles à respecter. À eux de rappeler que la souveraineté n’a de sens que si elle est enracinée.

Le renouveau ne passera pas par les structures anciennes tributaires des conformismes. Il viendra de la mise en forme par les intellectuels dissidents des aspirations profondes du peuple. Il sera possible grâce au contournement des médias par Internet et les réseaux sociaux.

dimanche, 21 décembre 2014

Délire occidental

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Dany-Robert Dufour :

“Le délire occidental”, un essai philosophique qui dynamite le libéralisme et ses avatars


Ex: http://fortune.fdesouche.com

Le résistible désenchantement…

Le monde contemporain a besoin de dynamiteurs. Obstiné, Dany-Robert Dufour est de ceux-là, qui lancent depuis longtemps des alertes. Ses essais ont toujours eu la sonorité du tocsin et la vertu de l’aiguillon.

Pourtant, tout est parti d’une bonne intention, repérée au XVIIème siècle par le philosophe-démolisseur, chez René Descartes et Francis Bacon: “l’exploitation totale et méthodique” de la nature afin de nous en rendre “maîtres et possesseurs”.

L’origine du délire.

Mais ce “programme commun” a abouti à une folie qui nous laisse aliénés au travail mais sans œuvre ou chômeur, distraits mais sans loisir, sexuels mais sans amour, à l’extrémité d’une chaîne de prothèses numériques qui autorise toutes les solitudes onanistes.

 

Ceci pour faire court et en passant par Marx, Freud, Arendt, Gramsci et la “subordination résignée”, Weil et la “docilité de bête de somme” ressentie quand elle était à l’usine. Taylor le “maniaque du chronomètre”, Ford et Monsieur Toyota viennent eux incarner la phénoménale capacité du capitalisme à l’adaptation et à la régénération dans l’ultralibéralisme. La démonstration du dévoiement, commencé tôt dans le monde grec, des valeurs qui inspirent ces trois domaines (travail-loisir-amour) est imparable. Quand Dany-Robert Dufour expose l’ambivalence, dont nous ne sommes jamais sortis, de la philosophie à l’égard du travail, ce “refoulé du logos”. Elle le dégrade ou le valorise. Il est “l’affaire d’une classe d’hommes… assujettis, accaparés par des tâches servant à la production de biens et de services pour que d’autres, les philosophes, soient libres d’occuper tout leur temps à produire des œuvres de pensée.” Aux uns la grammaire, la musique, l’œuvre de civilisation.

Aujourd’hui, la mondialisation et la configuration ou la reconfiguration du monde pour toujours plus de rente ou de retraites-chapeau. Aux autres, la mécanique répétitive des corps chez l’esclave ou, malgré l’acquis social, chez l’ouvrier de la chaîne; le réflexe pulsionnel chez le consommateur.

Dans ce récit foisonnant,  l’auteur insiste sur la “clairvoyance tragique” de Günther Anders (élève de Heidegger et mari de Arendt) qui décrypte les révolutions industrielles et la place des machines qui “ont en quelque sorte pris le pouvoir –ce qui entraîne une obsolescence de l’homme… sa transformation radicale selon les normes de la technique.

Dany-Robert Dufour note qu’à “l’extorsion classique de la plus-value s’est donc ajoutée l’extorsion du consentement… dans un modèle cybernétique dont le seul objectif est de soumettre le plus grand nombre d’humains à des algorithmes qui promettent le bonheur à tous.” Le politique ne fait plus qu’”accompagner” les changements dictés par le capitalisme et ce tropisme a gagné toutes les sphères de l’activité humaine.

Une histoire de cerveau limbique.           

Ainsi, “la transformation du temps de loisir en temps de consommation est au cœur de la reconfiguration du capitalisme après la crise de 29” qui a rétrocédé une part de la jouissance mais a transformé ce temps pris à la production en logique de supermarché.

Quant au sexe, on concèdera à l’auteur que la pornographie est plus marchande et archaïque que l’érotisme et prétexte une libération du schéma judéo-chrétien. Dany-Robert Dufour s’appuie alors sur les travaux de Françoise Héritier sur la différence sexuée qui permet au tréfonds de l’esprit humain de fonder l’identique et le différent. Il estime qu’il y a “une limite du fantasme à signifier” quand “la technique qui n’est pas inoffensive” -la PMA en est une- “laisse penser aux individus qu’ils peuvent ignorer la nature… Si nous voulons préserver l’amour, il faut échapper aux deux mensonges contemporains inverses: “il n’y a que le sexe”, comme le soutiennent en général les adeptes des religions classiques et “Il n’y a que le genre”, comme le disent les apôtres post-modernes. La seule solution est de nouer les deux dimensions, celle du sexe et celle du genre, celle du réel du corps à celles de l’imaginaire et du symbolique  inhérents à notre parole… ” Le discours ne peut donc déterminer le sexe réel, ajoute Dufour, qui pose que la “sexion” précède et permet la parole. D’où la nécessité de distinguer la filiation et la procréation pour pallier “le tourment de l’origine”.

Cet éreintement pluriel de tous les discours dominants se lit comme un polar et la résolution de l’énigme passe chez Dufour par un bon sens philosophique qui cesserait de cantonner le rapport de l’homme à la Terre à “une relation purement technologique” en y réintroduisant “les dimensions sensible, sociale, esthétique, imaginaire et symbolique car l’homme, ce néotène, fait partie de son milieu, et, s’il le détruit, il se détruit avec.”

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Le délire occidental et ses effets actuels dans la vie quotidienne : travail, loisir, amour.

Dany-Robert Dufour

Les Liens qui Libèrent

Culturebox

vendredi, 12 décembre 2014

ESSAIS SUR LA VIOLENCE DE MICHEL MAFFESOLI

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ESSAIS SUR LA VIOLENCE DE MICHEL MAFFESOLI
 
Une réédition opportune
 
Gustin Sintaud.
Ex: http://metamag.fr

Une bien heureuse initiative que cette réédition le 2 octobre 2014 des « Essais sur la violence » de Michel Maffesoli. Ni son travail originel, ni sa préface postérieure ne semble, à l’auteur, nécessiter une quelconque actualisation tant la violence, telle qu’il l’expose, la détaille et l’analyse, est invariante. 

Qu’aurait-il pu ajouter ou retrancher ?


Par son originalité, sa remarquable rigueur scientifique, cette étude ne souffre aucune critique ; surtout pas celle des idées primaires sur la violence du genre « café du commerce » ou « fin de repas familial », régurgitations de celles généralement véhiculées péremptoirement par la suffisance des médias ; encore moins celle du conformisme intellectuel soumis à la dictature du moralisme convenu comme convenable, pleine d’un fade « bon garçonnisme », bourrée d’une bien triste irénologie. Cette intelligente approche s’affirme rebelle sans ambages, tant elle répète qu’elle ignore volontairement le politiquement ou philosophiquement correct.


La totale liberté revendiquée permet d’appréhender la violence dans une acceptation particulièrement ouverte. Elle fait découvrir l’ambivalence de ses profonds aspects institutionnels comme sa dimension socialement fondatrice.


maf9782271082565.jpgSans jamais sombrer dans quelque facile solution unique réductrice, Michel Maffesoli expose la violence, tant sous ses expressions de simple opposition, d’affrontement plus ou moins évident, plus ou moins marqué, voire de débridement passionnel ou autre, individuel ou social. Il l’embrasse sous sa forme de dissidence, prise en son acceptation générale, comme sous celle de résistance dans toutes ses manifestations : politique ou tout simplement banale de la vie quotidienne.


La magistrale analyse du phénomène de la violence utilise en prémisses, les travaux de Georg Simmel, Gilbert Durant, Julien Freund ou Max Wéber. Elle n’hésite jamais, parfois même abusivement, à s’étayer en citant ces géniaux précurseurs. Elle se réfère tout aussi complaisamment, ici à Montaigne pour son « hommerie » tant il est « vain et naïf de réduire à l’angéologie » l’humaine nature, là au « neikos » d’Empédocle, nécessaire pendant de la conciliante « philià » ; ou encore sollicite-t-elle Spinoza pour qui la violence est un incontournable structurant collectif. Machiavel, lui aussi est plusieurs fois référencé, tout comme J. Duvignaud qui nomme : « dialectique vivante de l’imaginaire et de l’institué » la duplicité de la dissidence. La notion d’ « hypercivilisation » chère à Durkeim, lui sert aussi pour illustrer la très étroite relation entre productivisme et détestable atomisation.


Tout le long de cette précieuse et productive démarche, se révèle, avec récurrence, la riche bipolarité de la violence. La complémentarité de contraires s’y exprimant, lui reconnaît partout une fonction d’équilibre. La bivalence lui permet de générer une bien réelle harmonie malgré son apparence de paradoxe. Le rôle de la violence dans la réalité de la société ne peut se contester : elle participe à sa fondation, elle l’aide à se bâtir, elle l’anime, lui donne vie et valeur, et s’y impose même en raison sine qua non.


A tant s’intéresser, de cette manière, à la violence, se gomme l’idée réflexe de mal absolu dont tout monde conditionné, aseptisé charge la violence. Aucune manifestation violente, prise parmi les plus outrancières, les plus détestables, ne peut totalement la diaboliser : elle n’est pas le grand Satan. Et même, qu’elle engendre la destruction, elle ne se réduit pas à ce seul effet. Elle semble alors tout autant porteuse d’utilité, tout du moins intégrée « dans un mécanisme productif dont elle est apparemment la négation ». Ainsi son aspect généralement angoissant se dissout puisque, sans cette destruction, point de reproduction sociale, tout comme en biologie. La violence fonde bien, sur cette ambigüité, son utilité d’agent d’équilibre structural, mais aussi sa destructivité. Toujours oppositions et antagonismes concourent à l’équilibre global.


Si à la forme violence, est intégrée la fête, dans son rituel de régénération sociale et individuelle se fait grand usage du langage non contenu ; alors la parole peut s’avérer dangereuse pour l’institué, plus d’ailleurs par l’échange qu’elle implique que dans son contenu : voilà la parole violence, révolte ; car la parole, souvent anodine, est difficilement contrôlable. Elle est néanmoins un élément important de la socialité même si le vrai rôle de la parole est subversif. La violence s’insère partout, même et surtout, à priori, elle semble étrangère, en totale incongruité. Ne peut-on la dénicher même dans rire ou sourire, dans la dérision, pleine d’humour, comme une forme de subversion en contestation travestie ? Certes, le rire parce que irrépressible est subversif ; il marque réaction et résistance ; le voilà contagieux, agrégatif.


Le rôle corrosif du rire, comme pour la parole, lui octroie d’être un important élément dans la dynamique de la violence. Tout cela s’exprime dans l’orgiasme de la tradition dionysiaque : le cocktail de parole libérée, de consumation outrancière, avec une forte dose de rire gras, explosif, résume techniquement les phénomènes d’effervescence sociale ; il canalise, exprime et limite le sacré, la part d’ombre qui pétrit tant l’individu que le social. « L’orgie joue donc de manière paroxystique le rapport à la dépense, à la déperdition, à la dissolution. ». Elle lie mort et vie dans une relation organique, vécue rituellement, parfois cruellement ou bien alors sereinement. L’orgiasme exige d’accepter le vertige et l’angoisse de la mort ou de l’altérité. Cela entraîne, par l’intégration à une globalité organique, à participer de l’éternité du monde.


Par cette pointilleuse investigation de la violence, traquée jusqu’en ses germes les plus diffus, insolites, improbables, Michel Maffesoli s’insurge que ne se retiennent trop souvent que ses aspects inquiétants, négatifs : alors, il s’efforce véhémentement de les compenser en détaillant tout ce que telles évidences occultent de positif, paradoxalement constructif et réformateur socialement. Il s’acharne à affirmer l’intérêt induit de chaque avènement du moindre soupçon d’expression violente. Celui-ci génère quasi systématiquement de notables transformations profitables, comme améliorations de comportements individuels, ou ajustements judicieux des structures sociales.


Au-delà de cette longue démarche captivante, profondément optimiste, par-delà l’intérêt stimulant de trouvailles clairement expliquées, se construit patiemment une grande leçon de sagesse intransigeante : elle ne se prive pas de fustiger, plus ou moins directement, toutes les indignités des pseudo-maîtres à penser, toutes les veuleries des suiveurs ou « metuentes », toutes les infamies des débats sémantiques, philosophiques, sociologiques, … toutes les vérités prétendues véhiculées par les traditions…


A l’unicité, l’uniformité, en général, il semble avoir un faible pour le polymorphisme et même le « polythéisme » qui disent l’aspect pluriel des choses, des êtres et des étants sociaux. Son goût pour la globalité, quand elle se conforte d’une complémentarité de contraires ajustés, ne doit pas faire oublier qu’en violence, l’auteur entend, sans le dire ouvertement : volonté de puissance.


« Essais sur la violence » de Michel Maffesoli (CNRS Editions, collection Biblis n°93) , 9.50€