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mardi, 04 octobre 2022

Edward Bernays et Louis-Ferdinand Céline face au conditionnement moderne

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Edward Bernays et Louis-Ferdinand Céline face au conditionnement moderne

par Nicolas Bonnal

Avant d’étudier Bernays, on rappellera Céline. Apparemment, tout les oppose, mais sur l’essentiel ils sont d’accord : le monde moderne nous conditionne !

« Nous disions qu'au départ, tout article à "standardiser": vedette, écrivain, musicien, politicien, soutien-gorge, cosmétique, purgatif, doit être essentiellement, avant tout, typiquement médiocre. Condition absolue. Pour s'imposer au goût, à l'admiration des foules les plus abruties, des spectateurs, des électeurs les plus mélasseux, des plus stupides avaleurs de sornettes, des plus cons jobardeurs frénétiques du Progrès, l'article à lancer doit être encore plus con, plus méprisable qu'eux tous à la fois. »

Bernays… C’est un des personnages les plus importants de l’histoire moderne, et on ne lui a pas suffisamment rendu hommage ! Il est le premier à avoir théorisé l’ingénierie du consensus et la définition du despotisme éclairé. Reprenons Normand Baillargeon :

Edouard Bernays est un expert en contrôle mental et en conditionnement de masse. C’est un neveu viennois de Freud, et comme son oncle un lecteur de Gustave Le Bon. Il émigre aux États-Unis, sans se préoccuper de ce qui va se passer à Vienne... Journaliste (dont le seul vrai rôle est de créer une opinion, de l’in-former au sens littéral), il travaille avec le président Wilson au Committee on Public Information, au cours de la première Guerre Mondiale. Dans les années Vingt, il applique à la marchandise et à la politique les leçons de la guerre et du conditionnement de masse ; c’est l’époque du spectaculaire diffus, comme dit Debord. A la fin de cette fascinante et marrante décennie, qui voit se conforter la société de consommation, le KKK en Amérique, le fascisme et le bolchévisme en Europe, le surréalisme et le radicalisme en France, qui voit progresser la radio, la presse illustrée et le cinéma, Bernays publie un très bon livre intitulé Propagande (la première congrégation de propagande vient de l’Eglise catholique, créée par Grégoire XV en 1622) où le plus normalement et le plus cyniquement du monde il dévoile ce qu’est la démocratie américaine moderne : un simple système de contrôle des foules à l’aide de moyens perfectionnés et primaires à la fois ; et une oligarchie, une cryptocratie plutôt où le sort de beaucoup d’hommes, pour prendre une formule célèbre, dépend d’un tout petit nombre de technocrates et de faiseurs d’opinion. C’est Bernays qui a imposé la cigarette en public pour les femmes ou le bacon and eggsau petit déjeuner par exemple : dix ans plus tard les hygiénistes nazis, aussi forts que lui en propagande (et pour cause, ils le lisaient) interdisent aux femmes de fumer pour raisons de santé. Au cours de la seconde guerre mondiale il travaille avec une autre cheville ouvrière d’importance, Walter Lippmann. 

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Avec un certain culot Bernays dévoile les arcanes de notre société de consommation. Elle est conduite par une poignée de dominants, de gouvernants invisibles. Rétrospectivement on trouve cette confession un rien provocante et –surtout – imprudente. A moins qu’il ne s’agît à l’époque pour ce fournisseur de services d’épater son innocente clientèle américaine ?

“Oui, des dirigeants invisibles contrôlent les destinées de millions d'êtres humains. Généralement, on ne réalise pas à quel point les déclarations et les actions de ceux qui occupent le devant de la scène leur sont dictées par d'habiles personnages agissant en coulisse.”

Bernays reprend l’image fameuse de Disraeli dans Coningsby: l’homme-manipulateur derrière la scène. C’est l’image du parrain, en fait un politicien, l’homme tireur de ficelles dont l’expert russe Ostrogorski a donné les détails et les recettes dans son classique sur les partis politiques publié en 1898, et qui est pour nous supérieur aux Pareto-Roberto Michels. Nous sommes dans une société technique, dominés par la machine (Cochin a récupéré aussi l’expression d’Ostrogorski) et les tireurs de ficelles, ou wire-pullers (souvenez-vous de l’affiche du Parrain, avec son montreur de marionnettes) ; ces hommes sont plus malins que nous, Bernays en conclut qu’il faut accepter leur pouvoir. La société sera ainsi plus smooth. On traduit ?

Comme je l’ai dit, Bernays écrit simplement et cyniquement. On continue donc:

“Les techniques servant à enrégimenter l'opinion ont été inventées puis développées au fur et à mesure que la civilisation gagnait en complexité et que la nécessité du gouvernement invisible devenait de plus en plus évidente.”

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La complexité suppose des élites techniques, les managers dont parle Burnham dans un autre classique célèbre (l’ère des managers, préfacé en France par Léon Blum en 1946). Il faut enrégimenter l’opinion, comme au cours de la première guerre mondiale, qui n’aura servi qu’à cela : devenir communiste, anticommuniste, nihiliste, consommateur ; comme on sait le nazisme sera autre chose, d’hypermoderne, subtil et fascinant, avec sa conquête spatiale et son techno-charisme – modèle du rock moderne (lisez ma damnation des stars). 

L’ère des masses est aussi très bien décrite – mais pas comprise – par Ortega Y Gasset (il résume tout dans sa phrase célèbre ; « les terrasses des cafés sont pleines de consommateurs »…). Et cette expression, ère des masses, traduit tristement une standardisation des hommes qui acceptent humblement de se soumettre et de devenir inertes (Tocqueville, Ostrogorski, Cochin aussi décrivaient ce phénomène).

“Nous acceptons que nos dirigeants et les organes de presse dont ils se servent pour toucher le grand public nous désignent les questions dites d'intérêt général ; nous acceptons qu'un guide moral, un pasteur, par exemple, ou un essayiste ou simplement une opinion répandue nous prescrivent un code de conduite social standardisé auquel, la plupart du temps, nous nous conformons.” 

Pour Bernays bien sûr on est inerte quand on résiste au système oppressant et progressiste (le social-corporatisme dénoncé dans les années 80 par Minc & co).

La standardisation décrite à cette époque par Sinclair Lewis dans son fameux Babbitt touche tous les détails de la vie quotidienne : Babbitt semble un robot humain plus qu’un chrétien (il fait son Church-shopping à l’américaine d’ailleurs), elle est remarquablement rendue dans le cinéma comique de l’époque, ou tout est mécanique, y compris les gags. Bergson a bien parlé de ce mécanisme plaqué sur du vivant. Il est favorisé par le progrès de la technique :

« Il y a cinquante ans, l'instrument par excellence de la propagande était le rassemblement public. À l'heure actuelle, il n'attire guère qu'une poignée de gens, à moins que le programme ne comporte des attractions extraordinaires. L'automobile incite nos compatriotes à sortir de chez eux, la radio les y retient, les deux ou trois éditions successives des quotidiens leur livrent les nouvelles au bureau, dans le métro, et surtout ils sont las des rassemblements bruyants. »

La capture de l’esprit humain est l’objectif du manipulateur d’opinion, du spécialiste en contrôle mental, cet héritier du magicien d’Oz.

“La société consent à ce que son choix se réduise aux idées et aux objets portés à son attention par la propagande de toute sorte. Un effort immense s'exerce donc en permanence pour capter les esprits en faveur d'une politique, d'un produit ou d'une idée.”

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Concernant la première guerre mondiale, Bernays “révise” simplement l’Histoire en confiant que la croisade des démocraties contre l’Allemagne s’est fondée sur d’habituels clichés et mensonges ! Il a d’autant moins de complexes que c’est lui qui a mis cette propagande au point…

“Parallèlement, les manipulateurs de l'esprit patriotique utilisaient les clichés mentaux et les ressorts classiques de l'émotion pour provoquer des réactions collectives contre les atrocités alléguées, dresser les masses contre la terreur et la tyrannie de l'ennemi. Il était donc tout naturel qu'une fois la guerre terminée, les gens intelligents s'interrogent sur la possibilité d'appliquer une technique similaire aux problèmes du temps de paix.”

On n'a jamais vu un cynisme pareil. Machiavel est un enfant de chœur. La standardisation s’applique bien sûr à la politique. Il ne faut pas là non plus trop compliquer les choses, écrit Bernays. On a trois poudres à lessive pour laver le linge, qui toutes appartiennent à Procter & Gamble (les producteurs de soap séries à la TV) ou à Unilever ; et bien on aura deux ou trois partis politiques, et deux ou trois programmes simplifiés !

Bernays reprend également l’expression demachinede Moïse Ostrogorski (voir notre étude sur ce chercheur russe, qui disséqua et désossa l'enfer politique américain), qui décrit l’impeccable appareil politique d’un gros boss. La machine existe déjà chez le baroque Gracian. Ce qui est intéressant c’est de constater que la mécanique politique – celle qui a intéressé Cochin - vient d’avant la révolution industrielle. Le mot industrie désigne alors l’art du chat botté de Perrault, celui de tromper, d’enchanter – et de tuer ; l’élite des chats bottés de la politique, de la finance et de l’opinion est une élite d’experts se connaissant, souvent cooptés et pratiquant le prosélytisme. Suivons le guide :

“Il n'en est pas moins évident que les minorités intelligentes doivent, en permanence et systématiquement, nous soumettre à leur propagande. Le prosélytisme actif de ces minorités qui conjuguent l'intérêt égoïste avec l'intérêt public est le ressort du progrès et du développement des États-Unis. Seule l'énergie déployée par quelques brillants cerveaux peut amener la population tout entière à prendre connaissance des idées nouvelles et à les appliquer.”

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Comme je l’ai dit, cette élite n’a pas besoin de prendre de gants, pas plus qu’Edouard Bernays. Il célèbre d’ailleurs son joyeux exercice de style ainsi :

“Les techniques servant à enrégimenter l'opinion ont été inventées puis développées au fur et à mesure que la civilisation gagnait en complexité et que la nécessité du gouvernement invisible devenait de plus en plus évidente.”

La démocratie a un gouvernement invisible qui nous impose malgré nous notre politique et nos choix. Si on avait su…

Après la Guerre, Bernays inspire le méphitique Tavistock Institute auquel Daniel Estulin a consacré un excellent et paranoïaque ouvrage récemment.

Mais en le relisant, car cet ouvrage est toujours à relire, je trouve ces lignes définitives sur l'organisation conspirative de la vie politique et de ses partis :

« Le gouvernement invisible a surgi presque du jour au lendemain, sous forme de partis politiques rudimentaires. Depuis, par esprit pratique et pour des raisons de simplicité, nous avons admis que les appareils des partis restreindraient le choix à deux candidats, trois ou quatre au maximum. »

Et cette conspiration était n'est-ce pas très logique, liée à l’esprit pratique et à la simplicité :

« Les électeurs américains se sont cependant vite aperçus que, faute d'organisation et de direction, la dispersion de leurs voix individuelles entre, pourquoi pas, des milliers de candidats ne pouvait que produire la confusion ». 

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Pour le grand Bernays il n'y a de conspiration que logique. La conspiration n'est pas conspirative, elle est indispensable. Sinon tout s'écroule. L'élite qu'il incarne, et qui œuvre d'ailleurs à l’époque de Jack London, ne peut pas ne pas être. Et elle est trop souple et trop liquide pour se culpabiliser. N'œuvre-t-elle pas à la réconciliation franco-allemande après chaque guerre qu'elle a contribué à déclencher, et que la Fed a contribué à financer au-delà des moyens de tous ?

Elle est aussi innocente que l'enfant qui vient de naître.

Un qui aura bien pourfendu Bernays sans le savoir dans ses pamphlets est Louis-Ferdinand Céline. Sur la standardisation par exemple, voici ce qu’il écrit :

« Standardisons! le monde entier! sous le signe du livre traduit! du livre à plat, bien insipide, objectif, descriptif, fièrement, pompeusement robot, radoteur, outrecuidant et nul. »

Et d’ajouter sur un ton incomparable et une méchanceté inégalable :

« le livre pour l'oubli, l'abrutissement, qui lui fait oublier tout ce qu'il est, sa vérité, sa race, ses émotions naturelles, qui lui apprend mieux encore le mépris, la honte de sa propre race, de son fond émotif, le livre pour la trahison, la destruction spirituelle de l'autochtone, l'achèvement en somme de l'œuvre bien amorcée par le film, la radio, les journaux et l'alcoolisme. »

La standardisation (j’écris satan-tardisation…) rime avec la mort (mais n’étions-nous pas morts avant, cher Ferdinand ? Vois Drumont, Toussenel même, ce bon Cochin, ce génial Villiers…). Le monde est mort, et on a pu ainsi le réifier et le commercialiser ;

« Puisque élevés dans les langues mortes ils vont naturellement au langage mort, aux histoires mortes, à plat, aux déroulages des bandelettes de momies, puisqu'ils ont perdu toute couleur, toute saveur, toute vacherie ou ton personnel, racial ou lyrique, aucun besoin de se gêner! Le public prend ce qu'on lui donne. Pourquoi ne pas submerger tout! simplement, dans un suprême effort, dans un coup de suprême culot, tout le marché français, sous un torrent de littérature étrangère? Parfaitement insipide?... »

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Divaguons sur ce thème de la civilisation mortelle – et sortons du Valéry pour une fois. A la même époque Drieu la Rochelle écrivait dans un beau libre préfacé par Halévy, Mesure de la France :

« Il n'y a plus de conservateurs, de libéraux, de radicaux, de socialistes. Il n'y a plus de conservateurs, parce qu'il n'y a plus rien à conserver. Religion, famille, aristocratie, toutes les anciennes incarnations du principe d'autorité, ce n'est que ruine et poudre. »

Puis Drieu enfonce plus durement le clou (avait-il déjà lu Guénon ?) :

« Tous se promènent satisfaits dans cet enfer incroyable, cette illusion énorme, cet univers de camelote qui est le monde moderne où bientôt plus une lueur spirituelle ne pénétrera. »

Le gros shopping planétaire est mis en place par la matrice américaine, qui va achever de liquider la vieille patrie prétentieuse :

« Il n'y a plus de partis dans les classes, plus de classes dans les nations, et demain il n'y aura plus de nations, plus rien qu'une immense chose inconsciente, uniforme et obscure, la civilisation mondiale, de modèle européen. »

Drieu affirme il y a cent ans que le catholicisme romain est zombie :

« Le Vatican est un musée. Nous ne savons plus bâtir de maisons, façonner un siège où nous y asseoir. A quoi bon défendre des banques, des casernes, et les Galeries Lafayette ? »

Enfin, vingt ans avant Heidegger ou Ellul, Drieu désigne la technique et l’industrie comme les vrais conspirateurs :

« Il y aura beaucoup de conférences comme celle de Gênes où les hommes essaieront de se guérir de leur mal commun : le développement pernicieux, satanique, de l'aventure industrielle. »

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Revenons à Céline, qui avec ferveur et ire dépeint la faune nouvelle de l’art pour tous :

« Les grands lupanars d'arts modernes, les immenses clans hollywoodiens, toutes les sous-galères de l'art robot, ne manqueront jamais de ces saltimbanques dépravés... Le recrutement est infini. Le lecteur moyen, l'amateur rafignolesque, le snob cocktailien, le public enfin, la horde abjecte cinéphage, les abrutis-radios, les fanatiques envedettés, cet international prodigieux, glapissant, grouillement de jobards ivrognes et cocus, constitue la base piétinable à travers villes et continents, l'humus magnifique le terreau miraculeux, dans lequel les merdes publicitaires vont resplendir, séduire, ensorceler comme jamais. »

Et de conclure avec son habituelle outrance que l’époque de l’inquisition et des gladiateurs valait bien mieux :

« Jamais domestiques, jamais esclaves ne furent en vérité si totalement, intimement asservis, invertis corps et âmes, d'une façon si dévotieuse, si suppliante. Rome? En comparaison?... Mais un empire du petit bonheur! une Thélème philosophique! Le Moyen Age?... L'Inquisition?... Berquinades! Epoques libres! d'intense débraillé! d'effréné libre arbitre! le duc d'Albe? Pizarro? Cromwell? Des artistes! »

Dans son très bon livre sur Spartacus, l’écrivain juif communiste Howard Fast établit lui aussi un lien prégnant entre la décadence impériale et son Amérique ploutocratique. C’est que l’homme postmoderne et franchouillard a du souci à se faire (ce que Léon Bloy nommait sa capacité bourgeoise à avaler – surtout de la merde) :

« Plus c'est cul et creux, mieux ça porte. Le goût du commun est à ce prix. Le "bon sens" des foules c'est : toujours plus cons. L'esprit banquiste, il se finit à la puce savante, achèvement de l'art réaliste, surréaliste. Tous les partis politiques le savent bien. Ce sont tous des puciers savants. La boutonneuse Mélanie prend son coup de bite comme une reine, si 25.000 haut-parleurs hurlent à travers tous les échos, par-dessus tous les toits, soudain qu'elle est Mélanie l'incomparable... Un minimum d'originalité, mais énormément de réclame et de culot. L'être, l'étron, l'objet en cause de publicité sur lequel va se déverser la propagande massive, doit être avant tout au départ, aussi lisse, aussi insignifiant, aussi nul que possible. La peinture, le battage-publicitaire se répandra sur lui d'autant mieux qu'il sera plus soigneusement dépourvu d'aspérités, de toute originalité, que toutes ses surfaces seront absolument planes. Que rien en lui, au départ, ne peut susciter l'attention et surtout la controverse. » 

Et comme s’il avait lu et digéré Bernays Céline ajoute avec le génie qui caractérise ses incomparables pamphlets :

« La publicité pour bien donner tout son effet magique, ne doit être gênée, retenue, divertie par rien. Elle doit pouvoir affirmer, sacrer, vociférer, mégaphoniser les pires sottises, n'importe quelle himalayesque, décervelante, tonitruante fantasmagorie... à propos d'automobiles, de stars, de brosses à dents, d'écrivains, de chanteuses légères, de ceintures herniaires, sans que personne ne tique... ne s'élève au parterre, la plus minuscule naïve objection. Il faut que le parterre demeure en tout temps parfaitement hypnotisé de connerie. 

Le reste, tout ce qu'il ne peut absorber, pervertir, déglutir, saloper standardiser, doit disparaître. C'est le plus simple. Il le décrète. Les banques exécutent. Pour le monde robot qu'on nous prépare, il suffira de quelques articles, reproductions à l'infini, fades simulacres, cartonnages inoffensifs, romans, voitures, pommes, professeurs, généraux, vedettes, pissotières tendancieuses, le tout standard, avec énormément de tam-tam d'imposture et de snobisme La camelote universelle, en somme, bruyante, juive et infecte... »

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Et de poursuivre sa belle envolée sur la standardisation :

« Le Standard en toutes choses, c'est la panacée. Plus aucune révolte à redouter des individus pré-robotiques, que nous sommes, nos meubles, romans, films, voitures, langage, l'immense majorité des populations modernes sont déjà standardisés. La civilisation moderne c'est la standardisation totale, âmes et corps. »

La violence pour finir :

« Publicité ! Que demande toute la foule moderne ? Elle demande à se mettre à genoux devant l'or et devant la merde !... Elle a le goût du faux, du bidon, de la farcie connerie, comme aucune foule n'eut jamais dans toutes les pires antiquités... Du coup, on la gave, elle en crève... Et plus nulle, plus insignifiante est l'idole choisie au départ, plus elle a de chances de triompher dans le cœur des foules... mieux la publicité s'accroche à sa nullité, pénètre, entraîne toute l'idolâtrie... Ce sont les surfaces les plus lisses qui prennent le mieux la peinture. »

Céline est incomparable quand il s’attaque à la foule, discutable quand il reprend le lemme du juif comme missionnaire du mal dans le monde moderne. Mais c’est cette folie narrative qui crée la tension géniale de son texte. De toute manière, ce n’est pas notre sujet. Et puis c’est Disraeli et c’est Bernays qui ont joué à l’homme invisible un peu trop visible. Comme dit Paul Johnson dans sa fameuse Histoire des Juifs (p. 329): “Thus Disraeli preached the innate superiority of certain races long before the social Darwinists made it fashionable, or Hitler notorious.”

Bibliographie:

Nicolas Bonnal – Littérature et conspiration (Dualpha, Amazon.fr)

Frédéric Bernays/Normand Baillargeon – Propagande

Céline – Bagatelles…

Drieu la Rochelle – Mesure de la France

Johnson (Paul) – A History of the Jews

 

vendredi, 30 septembre 2022

Une lecture non-conforme d’Orwell

Pseudonyme littéraire d’Eric Arthur Blair (1903 – 1950), George Orwell intéresse un public quelque peu cultivé. Thomas Renaud vient par exemple d’en signer une biographie synthétique (1). Une part non négligeable de la droite radicale française cherche sans cesse à s’approprier ses idées, sans équivoque d’ailleurs. Militant et théoricien européen d’expression italienne, Gabriele Adinolfi entend revenir sur cette ambiguïté et la transcender dans un essai exigeant et essentiel invitant à « une relecture verticale d’Orwell ». Il appuie sa démonstration sur trois livres majeurs, à savoir Hommage à la Catalogne (1938), La Ferme des animaux (1945) et Mil neuf cent quatre-vingt-quatre (1948). Il écarte en revanche d’autres écrits tels que Le Quai de Wigan (1937) ou Une histoire birmane (1934).

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La (re)découverte de son œuvre dans le monde francophone revient au professeur de philosophie de sensibilité socialiste libertaire Jean-Claude Michéa. Son premier essai s’intitule fort significativement Orwell, anarchiste tory, qui l’étudie en libertaire conservateur (2). Michéa observe que le libéralisme économique et le libéralisme politico-culturel proviennent d’une matrice commune. Il semble ignorer que de nombreux penseurs de la Contre-Révolution (Louis de Bonald, Charles Maurras), de la Tradition primordiale (Julius Evola) et des « non-conformistes des années 1930 » (les revues Plan, L’Ordre Nouveau, Combat ou L’Insurgé) avaient déjà soulevé cette proximité.                             

Complot contre soi-même

Mythe ou Utopie ? risque de heurter tant les lecteurs de gauche du Britannique né en Birmanie que les « orwellolâtres » de droite parce qu’il ne cache pas ses désaccords avec Orwell. Gabriele Adinolfi critique la paresse intellectuelle des droites radicales, ces mêmes droites radicales qui avancent une analyse marxisante de l’actualité et adoptent sans réflexions préalables le vocabulaire et les schémas du camp adverse. « Elles restent en berne, car elles obéissent aux mêmes logiques de misérabilisme existentiel et de surenchère salariale. » À rebours de cette tendance, il interprète l’œuvre de George Orwell d’une manière hiérarchique. Par hiérarchie, il faut entendre « autorité et ordonnancement sacrés, et non pas comme lien de subordination clanique ou tribale ».

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À l’heure du « passeport vaccinal », de la surveillance numérique de la vie privée et de la « reconnaissance faciale » avant de prendre les transports en commun ou d’entrer chez soi (cas chinois), « à quel point la prévision catastrophique d’Orwell s’est-elle réalisée de façon substantielle ? » Les déclarations gouvernementales et médiatiques sur les crises pandémiques (grippes aviaires, covid, variole du singe), les désastres climatiques et les attentats engendrent une lourde ambiance anxiogène qui « ne nous empêche pas de vivre, partagés entre angoisse et inconscience, entre oukases bureaucratiques et privations de liberté, dans des conditions tout sauf optimales, mais nous n’en éprouvons pas moins du soulagement en nous comparant à un passé qu’on nous dépeint comme effroyable ». Serait-ce voulu ? S’agirait-il d’un ensemble d’actions psychologiques de masse ? Gabriele Adinolfi observe qu’un « mélange de terreur et d’adhésion à l’âme collective produit aussi la soumission volontaire et même le sentiment de culpabilité et le désir d’expiation, lesquels deviendront les caractéristiques des systèmes communistes mais sont tout autant celles des systèmes occidentaux contemporains ». Il estime plus loin que « la peur, en somme, est en nous : c’est notre propre terreur qui nous terrorise ». Faut-il pour autant verser dans le « complotisme » ?

L’auteur s’en prend nettement aux tendances complotistes du moment. Ce mode de pensée « s’est substitué au décryptage, c’est-à-dire à la capacité de plonger le regard au-delà de la surface, selon des dimensions qui peuvent – et devraient – être en même temps d’ordre physique et métaphysique. Mais, croyant pouvoir “dévoiler “ tel ou tel mystère, ce complotisme l’a au contraire souvent reproduit sous la forme d’une caricature grotesque de ce qu’il aurait fallu comprendre ». Il ajoute que « celui qui réduit tout à un complot, et le complot lui-même à l’action d’une unique “ centrale “, non seulement manque de sagacité et de vision stratégique, mais finit par se trouver contraint de travestir la réalité afin de pouvoir maintenir sa thèse ». Cela ne signifie pas que les complots n’existent pas. Se référant à Yann Moncomble, précurseur d’Emmanuel Ratier, deux éminents spécialistes d’une « branche de la recherche française qui s’occupait d’analyser le pouvoir agissant depuis les coulisses, il connaît les coulisses de l’histoire politique récente. Il insiste sur les deepfakes. Circulent « sur les réseaux des vidéos totalement fausses de personnages politiques dans lesquelles ceux-ci tenaient des propos qu’ils n’ont jamais exprimés ». Mieux, « le premier exemple tangible, on le trouve dans les vidéos de la CIA avec, dans le rôle principal, le fantasmatique Ben Laden, ex-agent américain et relation d’affaires de la famille Bush, probablement mort aux alentours de 1997 mais laissé “ vivant “ jusqu’en 2011 comme hologramme de la Terreur (un peu comme le Goldstein du roman d’Orwell) ».

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Des collusions occultes anciennes et profondes

En grand connaisseur des arcanes des guerres occultes menées en Europe, Gabriele Adinolfi mentionne les inévitables rivalités internes au sein du bloc occidental atlantiste entre les services britanniques, étatsuniens, israéliens, voire français et allemands. Il signale « l’émergence d’un conflit au sein des services secrets américains que l’on peut schématiser en un duel CIA – FBI, à l’issue duquel la CIA se gauchisa » dans les années 1950. Cette conflictualité interne s’amorce dès la décennie précédente. « Dans les services anglais et américains, à l’époque on recrutait préférentiellement des gens venus de la gauche radicale, qui avaient ainsi l’opportunité de servir en même temps la Révolution progressiste, leur propre pays et l’antifascisme. On doit à la vulgate qui s’est imposée ensuite d’avoir travesti cette réalité, pourtant avérée par tant de coopérations organiques entre les franges de l’ultra-gauche et les élites WASP. » Il aurait pu rappeler que l’OSS, l’ancêtre direct de la CIA, recruta ses premiers agents d’action parmi les militants du Parti communiste des États-Unis… Récusant en partie la thèse de François Duprat exposé dans L'Internationale étudiante révolutionnaire (3) qui voyait dans l’agitation de Mai 68 la seule main de la Stasi, il considère plutôt que « la contestation juvénile de la fin des années 60 […] fut pilotée par la CIA avec une forte implication du Mossad, fut de la même farine communiste » quand bien même la Stasi eût pu collaborer ponctuellement avec les agences occidentales. Ils avaient pour la circonstance le même intérêt : renverser le général De Gaulle, grand contempteur du condominium planétaire USA – URSS.

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Un journaliste de L’Équipe, Jean-Philippe Leclaire, qui vient de faire paraître un polar original, Mai 69, déclare que « les Soviétiques étaient anti-Mai 68. Pour eux, c’était une révolution qui venait plutôt de la jeunesse bourgeoise que prolétarienne. Alors que les Américains étaient pro-Mai 68 parce qu’ils n’avaient pas pardonné à de Gaulle d’avoir quitté l’OTAN (4) ». Le soviétisme et l’américanisme partagent le même cosmopolitisme. Pour preuve, l’ONU dont « son idéologie, ouvertement mondialiste, était supranationale et accompagnait l’expansion programmée de la haute finance et des multinationales. Son inspiration, à partir de laquelle furent installées toutes les succursales de l’ONU, depuis le champ culturel jusqu’au domaine scientifique, était et reste d’essence communiste ». Gabriele Adinolfi invite par conséquent à regarder au-delà des seules apparences. Se développant au cours de la décennie 1960, le trafic de drogue est « à l’origine d’un nouveau secteur essentiel de l’économie capitaliste dont la haute finance sera le principal bénéficiaire et la DEA, Drugs Enforcement Administration, l’inévitable carrefour ». Quant à la « grande réinitialisation » (ou Great Reset), « il s’agit de mutations qui ont toutes commencé il y a vingt ans déjà et que [les complotistes] prennent pour des complots actuels à dénoncer ».

Son point de vue peut dérouter le lecteur guère habitué à l’art du contre-pied. Par exemple, « laissons de côté la grotesque conviction, fruit d’une propagande venimeuse, de la “ cruauté “ du fascisme italien, alors qu’il a probablement été l’un des régimes les plus indulgents et magnanimes au monde, toutes idéologies et confessions confondues ». Pas certain que certains « précieux ridicules » apprécient ce commentaire historique pertinent…

Les collusions entre services spéciaux de l’Ouest et de l’Est pendant la Guerre froide confirment la réalité d’« un système à la fois divisé et uni, basé sur le chaos organisé (étant rappelé qu’il est erroné de croire que l’organisation n’est pas compatible avec le chaos : c’est l’Ordre qui ne l’est pas ». « S’il y a une correspondance entre certaines prévisions orwelliennes et la réalité d’aujourd’hui, elle s’explique par la nature profondément communiste du système global, mais aussi de la culture telle qu’elle est diffusée à toutes les sauces, réactionnaire comprise. » Son constat clinique sur l’influence considérable de l’« École de Francfort » outre-Atlantique correspond aux commentaires de Paul Gottfried : « L’expérience de l’exil donna un poids particulier à l’école de Francfort. Elle explique son intérêt pour la notion de “ personnalité autoritaire “ et sa vision du fascisme comme un danger omniprésent. […] Plusieurs de ses membres travaillèrent de manière intermittente pendant la guerre pour le prédécesseur de la CIA, l’OSS (Office of Strategic Services). À des postes de conseillers, ils étudièrent les origines psychiques du fascisme et finirent par proposer des plans très ambitieux pour guérir les Allemands de leur culture politique agressive (5). » D’où le fichage de toute la population allemande à partir de 1945 par l’intermédiaire du questionnaire obligatoire dont Ernst von Salomon en tira un ouvrage brillant (6).

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Pour Gabriele Adinolfi, « capitalisme et communisme sont deux formes différentes d’une même façon de sentir et d’agir : le capitalisme est un communisme de riches et le communisme, un capitalisme de pauvres. Leur corps diffère (et, à ce niveau, les différences sont de taille) mais leur âme et leur esprit coïncident ». Ernst Jünger envisageait déjà et pendant la Guerre froide, dans le prolongement de La Paix (1946), une telle convergence. Il écrivait qu’entre l’Est et l’Ouest, « les idées-force […] sont communes. […] La ressemblance porte encore sur les symboles, parmi lesquels l’étoile tient une place toute particulière. Elle donne à penser que le différence de l’étoile rouge et de l’étoile blanche n’est que le papillotement dont s’accompagne le lever d’un astre à l’horizon. […] Cette ressemblance donne à penser qu’il s’agit là de modèle ou, pour mieux dire, de moules : les deux moitiés du moule dans lequel sera coulé l’État universel (7) ».

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À l’instar du grand écrivain allemand, Gabriele Adinolfi remarque que le capitalisme et le communisme « ont convergé, finissant par se confondre en un syncrétisme au terme duquel le libéralisme d’aujourd’hui – qu’il soit réglementé ou sauvage – a produit une société culturellement et sociologiquement d’essence communiste. Y compris chez ceux qui se définissent comme anticommunistes, alors qu’ils se bornent à combattre les travers les plus superficiels de leurs adversaires ». Ne croyant pas au national-communisme, Gabriele Adinolfi réfute que l’affrontement entre Joseph Staline et Léon Trotsky exprimerait une lutte impitoyable entre deux visions contraires du monde. Il faut en outre bien distinguer le capitalisme du libéralisme. C’est ce que fait Hervé Juvin avec une approche plus économique et sociologique pour qui « le marché est la forme temporaire que le capitalisme totalitaire a empruntée pour assurer son règne sans partage (8) ». L’essayiste et député français au Parlement européen RN – Les localistes affirme même que « le capitalisme totalitaire en finit avec les libertés économiques, la concurrence et le marché (9) ». La fonction du libéralisme serait de « mettre un frein aux délires démocratiques ». Toutefois, « la conception libérale excluant toute notion de pôle et d’axe, l’irruption désordonnée du subconscient – au reste favorisée sur le plan technologique par l’ère du digital – a fait se diffuser la démocratie dans tout l’Occident ». Il s’agit d’un paradoxe parce que « diviseur du peuple, éteignoir des passions, défenseur des intérêts de classe et substantiellement égoïste, [le libéralisme] exalte inlassablement le bon sens et la vie placide du bourgeois ». Or, George Orwell s’inscrit complètement dans le sillage démocratique occidental moderne.

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Contre les masses telluriques ? 

Gabriele Adinolfi ne pense pas qu’Orwell proclame la venue de Big Brother. George Orwell examine plutôt une réalité qu’il rend fictive et romancée afin d’atténuer son diagnostic effarant. Il note que le systèmes démocratique « s’est arrangé pour que tous les partis en lice soient alignés sur les mêmes principes et les mêmes orientations fondamentales ». L’œuvre de George Orwell influence la série télévisée – culte britannique, Le Prisonnier (1967 – 1968) avec, dans le rôle principal, Patrick McGoohan offre aux téléspectateurs un résumé d’une société orwellienne ramassée aux dimensions du Village.

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« Le Grand Frère n’est pas fils unique. » Certes, « il n’y a pas de Parti unique, mais l’Occident est devenu un vaste Socang, un Être collectif oppresseur aux valeurs rigoureusement inversées et sur lequel règne un impalpable Grand Frère, composé des larves psychiques de tous. Mais peut-être après tout est-ce une Grande Sœur ? ». L’auteur martèle que « philosophiquement, étymologiquement et historiquement, la démocratie est tout sauf liberté, pluralité et solidarités véritables. Sous divers écrans de fumée, les systèmes démocratiques tendent à niveler spirituellement, niant la dimension métaphysique de la réalité sur laquelle ils prétendent plaquer une soi-disant “ souveraineté “ du nombre ». Selon l’auteur, « plus que dans les dictatures, c’est dans les démocraties qu’on souvent pris leur source l’oppression et, historiquement, la tyrannie elle-même ».

Dans un livre méconnu et à partir de la Révolution française de 1789 - 1793, Jacob Leib Talmon se penchait dès 1952 sur la genèse de la démocratie totalitaire (10). Dans les faits, la démocratie se dilue vite en ochlocratie. « C’est le propre du Collectif, où les médiocres éprouvent toujours ce mélange de crainte, de jalousie et de rancœur vis-à-vis des meilleurs, qui constitue le ciment des démocraties. » Dans ces conditions biaisées, « il n’y a donc aucune marge de manœuvre pour des interventions radicales de la part des factions populistes “ moins égales que les   autres “ ». Loin des stéréotypes universitaires répétées tous les jours, la démocratie ne favorise pas le « populisme ». Elle l’éteint, le détourne ou le soudoie.

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Gabriele Adinolfi remet en question la notion même de démocratie. « L’Occident vit aujourd’hui une crise idéologique et politique car la démocratie libérale craque de partout et pourtant, par dogmatisme, on continue de soutenir qu’elle est le garant de la liberté contre les tentations totalitaires, alors que celles-ci sont encore plus démocratiques qu’elle, ce qu’elle ne peut admettre sans se nier elle-même et accepter la nécessité de son propre dépassement. D’où le court-circuit ! » Nos sociétés se contaminent de leurs propres toxines, tombent en décadence et deviennent des monstruosités socio-politiques.

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L’auteur va ainsi à l’encontre d’une démophilie bien en cours dans la « mouvance » qui vante la « démocratie directe », le mandat impératif et le référendum d’initiative populaire. Toutes les pratiques démocratiques favorisent et amplifient le déclin civilisationnel. « Nous avons l’habitude de l’entendre comme le gouvernement du peuple mais, en grec, le peuple se dit laos, alors que le demos était en fait le district géographique où avait lieu la consultation électorale. Ainsi, dès l’origine, apparaissait une opposition à l’esprit olympien, avec cette mise en valeur de la masse informe liée à la Terre – c’est-à-dire de l’esprit chtonien, du Chaos dont le cycle héroïque avait extrait la forme, d’essence olympienne, verticale et lumineuse. Ce n’est pas pour rien que le mot se rattache à Déméter, donc à la Terre et à la matière. » Il oublie que le grec compte aussi l’ethnos pour signifier le peuple dans son acception bio-culturelle. Serait-ce une coïncidence sémantique qu’en français, ethnos et éthique commencent par les trois mêmes lettres ? D’éventuels détracteurs pourraient en tout cas l’accuser de jouer en faveur du camp de la Mer et d’être un agent d’une quelconque thalassocratie. Cela démontrerait surtout leur incapacité à comprendre le choix de l’auteur pour l’arkhè et la virtus. En effet, « la seule possibilité de garantir justice et liberté dans un système politique moderne, et de tenir en respect l’excessif pouvoir de l’oligarchie, réside dans le césarisme sous toutes ses formes (monarchie populaire, bonapartisme, gaullisme, fascisme, péronisme) car il repose sur une mobilisation populaire dont la représentation et surtout la conduite, viennent d’en-haut, et il maintient ainsi l’équilibre entre “ participationisme “ et « éthique hiérarchique ». Ce n’est pas une nouveauté chez lui. Il reste fidèle à ce qu’il écrivait dans Pensées corsaires. « La démocratie est […] à l’origine une expression numérique du tellus. […] La démocratie [est…] plutôt de la masse matérielle et de la richesse et, par conséquent, est contraire à toute idée de forme (11). » Sa conception ordonnée du monde s’oppose évidemment au grégarisme des masses. Dans La Ferme des animaux, il rappelle que « lors de leur révolution, la terreur de tous les animaux, c’était de retourner à l’obscurantisme du temps de l’ancien propriétaire, Mr. Jones. La menace est tellement enracinée chez eux qu’ils ont fini par se convaincre absolument que n’importe quoi était préférable à l’époque précédente, et comme la mémoire est courte, cette conviction est devenue la réalité ».

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Le recours à l’Anarque

L’intention de Gabriele Adinolfi ne vise ni à susciter une tyrannie, ni à promouvoir le désordre permanent. « Le tyran et l’anarchiste sont ici les deux pôles extrêmes qui se distinguent de la grisaille ambiante, mais l’un et l’autre n’en restent pas moins prisonniers du conditionnement. » Proches sur le fond, ces deux caractères se distinguent de l’Anarque et du Rebelle, deux figures magistrales avec le Soldat et le Travailleur dans les essais d’Ernst Jünger. Si George Orwell représente « le naufrage dans l’Utopie », le rédacteur d’Orages d’acier incarne « la fidélité au Mythe ». Les fictions de George Orwell et d’Aldous Huxley ont une portée dystopique tandis que « Chevaucher le tigre » de Julius Evola et le Traité du Rebelle ou Le recours aux forêts sans oublier le roman Eumeswil de Jünger qualifié d’« homme différencié », relèvent du Logos que l’auteur rattache au Mythe. Mieux, avec Traité du Rebelle, « l’Allemand avait compris dès le départ la formidable capacité de tyrannie totalitaire dont dispose la démocratie électorale ».

« La question du grand écart entre Mythe et Utopie est bien plus vaste, car elle a des répercussions sur la conception du monde qu’adoptent les hommes, jusqu’à déterminer leur existence, et, par conséquent, leur conception de la liberté elle-même. » Par ailleurs, le mythe induit « un temps a-historique, que l’on pourrait traduire comme un parfait (ou un passé simple) mais qui, tout en ayant été, est. Ce temps-là est l’aoristo, qui désigne l’action pure et nue, valide à la fois dans le passé, le futur et le présent ». La réalisation de ce « parfait » passe par l’emploi de légendes aptes à mobiliser les imaginaires où résident endormis les mythes. « La légende est un moyen de transmettre l’histoire en la reliant au mythe, perpétuant ainsi de génération en génération un état d’esprit et une éthique : ce sont les légendes qui ont fondé les civilisations antiques, pas les taux d’intérêt !» Gabriele Adinolfi dénonce enfin les erreurs intellectuelles « quand on s’approprie un concept sans en avoir saisi la signification spirituelle ni les racines philosophico-sacrales (telles que la vision non-circulaire du temps, l’identification ethnique avec le divin mise au service des appétits terrestres, le concept de Terre promise ou le dévoiement d’une certaine symbolique) ».

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En lecteur attentif de René Guénon dont il cite Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps (1945), d’Ernst Jünger et de Raymond Abellio – dont il ne cite que la trilogie romanesque, à savoir Les yeux d'Ézéchiel sont ouverts (1948), La Fosse de Babel (1962) et Visages immobiles (1983), - ignorait-il La structure absolue. Essai de phénoménologie génétique (1965) ? -, Gabriele Adinolfi use de métaphores alchimiques pour imaginer les « trois livres d’Orwell comme une forme de trilogie sur l’idéal révolutionnaire et son destin, nous pourrions avancer que nous sommes confrontés à une opération alchimique à rebours. D’une vague atmosphère de Rubedo (la réalisation guerrière approchée en Espagne), on passe à un Albedo rationaliste (la compréhension des dynamiques de la Ferme) pour terminer avec un Nigredo, c’est-à-dire une mort initiatique, telle qu’elle s’exprime dans le caractère inéluctable du désastre dystopique de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre ». Dans une veine semblable, il explique plus loin que « Guénon a une prédilection pour la fonction sacerdotale, tandis que Jünger scrute le monde avec l’œil du guerrier ». Quant à Orwell, il « a choisi dans sa jeunesse de s’identifier aux déshérités, aux producteurs de biens et aux esclaves : aussi sublimé soit-il, son regard est celui de la dernière des trois fonctions originelles indo-européennes, et sa sensibilité l’est aussi ». Il va de soi que par tempérament personnel, Gabriele Adinolfi préfère un type d’être humain dont l’existence se joue du danger, se moque de la guerre et se gausse des convenances de la société occidentale postmoderniste. L’Anarque « ne se voue pas à la défense du statu quo : c’est au nom d’une conception supérieure qu’il entend intervenir sur la réalité – une intervention “ logique “ et “ mythique “ en son héroïsme, et non pas titanique et soumise à l’hybris ». Le cadre d’Eumeswil se déroule après l’effondrement de l’État universel. S’épanouissent alors sur les ruines de l’ancien monde « post-moderniste (?) » des souverainetés citadines exclusives.

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Par-delà le temps des titans

L’auteur intègre dans sa réflexion l’opposition métaphysique (ou « noomachique ») entre le Mythe et l’Utopie présente dans certains films : Zardoz (1974) de John Boorman, Cube (1997) de Vicenzo Natali ou Le Dernier Samouraï (2003) d’Edward Zwick. Dans ce film, le capitaine nordiste Nathan Algren, joué par Tom Cruise, s’inspire de l’histoire du Français Jules Brunet (1838 – 1911). Appelé à la fin de l’année 1866 au Japon afin d’instruire l’armée shogunale de Yoshinobu Tokugawa, Jules Brunet assiste à la défaite du dernier shogun. Au nom des valeurs martiales françaises, Brunet décide de rester au Japon et de conseiller les rebelles qui proclament une bien éphémère république d’Ezo sur l’île septentrionale de Hokkaïdo. Brunet n’est pas tout seul. Quatre autres officiers français encadrent et commandent les unités militaires indépendantistes. Belle preuve d’un idéalisme bien français!

En reconsidérant positivement le principe du Mythe, l’auteur se dresse contre « le titan utopiste [… qui] rejette les modèles, il les méprise et les piétine, il voudrait les “ vaporiser “, parce que telle est l’essence de l’horizontalité absolue ». Il reconnaît néanmoins de bonne grâce que  « les titans sont victimes de l’hybris, c’est-à-dire de l’arrogance qui s’empare de l’ego et lui laisse croire qu’il peut se substituer à l’ordre des choses, y compris au destin. C’est ainsi que les titans provoquent des désastres dans lesquels ils s’engloutissent, entraînant les autres avec eux ». Le mythe de l’Atlantide ne serait-il pas finalement un avertissement à la palingénésie titanesque propre aux hommes, surtout quand leurs intentions sont prométhéennes (et non faustiennes) ?

Gabriele Adinolfi ne cache pas agir pour « la restauration de l’Imperium, intérieur et par conséquent extérieur, et une action d’ordre sélectif afin de procéder à la qualification de nouvelles élites – destinées à se substituer à l’État dans des domaines auxquels celui-ci a renoncé en vue de la constitution et de l’organisation des autonomies et des coopérations sociales ». Probable lecteur attentif des Principi di scienza nuova du Napolitain Giambattista Vico (1668 – 1744) dont la clé de voûte sont les ricorsi, l’auteur, dans un formidable reconciliatio contrariorum pense que « les cycles héroïques, qu’ils soient historiques ou simplement d’ordre intérieur, ont quelque chose de commun avec le titanisme, notamment le vitalisme et le rejet de tout lien, mais ils l’emportent parce que celui qui les incarne possède une lumière intérieure qui en atteste l’origine divine, sacrée, et qui oriente nécessairement cette rébellion vers un re-volvere, vers une restauration ». Bien malgré lui, George Orwell a-t-il contribué au retour des Dieux ? Il serait alors souhaitable que le Mythe bâtisse sur les vestiges des utopies intemporelles délétères une eutopie enracinée de communautés humaines disciplinées et néo-archaïques.

GF-T 

Notes

1 : Thomas Renaud, George Orwell, Pardès, coll. « Que sais-je ? », 2022.

2 : Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, Climats, 1995.

3 : François Duprat, L'Internationale étudiante révolutionnaire, Nouvelles Éditions latines, 1969.

4 : dans La Tribune – Le Progrès du 29 août 2022.

5 : Paul Gottfried, Fascisme. Histoire d’un concept, L’Artilleur, 2022, pp. 177 – 178

6 : Ernst von Salomon, Le Questionnaire, Gallimard, coll. « Du monde                 entier », 1953.

7 : Ernst Jünger, L’État universel suivi de La mobilisation totale, Gallimard, coll. « Tel », 1990, pp. 27 – 28.

8 : Hervé Juvin, Chez nous ! Pour en finir avec une économie totalitaire, Nouvelle Librairie Éditions, coll. « Dans l’arène », 2022, p. 47.

9 : Idem, p. 16.

10 : Jacob Leib Talmon, Les origines de la démocratie totalitaire, Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l’esprit », 1966.

11 : Gabriele Adinolfi, Pensées corsaires. Abécédaire de lutte et de victoire, Éditions du Lore, 2008, p. 94.

 

  • Gabriele Adinolfi, Mythe ou Utopie ? Une relecture verticale d’Orwell, La Nouvelle Librairie Éditions, coll. « Les idées à l’endroit », 2022, 326 p., 20 €.

mercredi, 28 septembre 2022

Tolkien et la révolution libertarienne

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Tolkien et la révolution libertarienne

par Nicolas Bonnal

Relisons des extraits libertariens de notre dernier livre sur Tolkien, à l’heure où le Mordor américain devient fou – comme la Commission de Bruxelles, qui va imposer à son peuple d’orcs l’euro numérique, le contrôle social, le rationnement énergétique et le pass sanitaire avant d’en arriver à l’objectif ultime : le dépeuplement du continent (ou de ce qu’il en reste). Comme je l’ai montré dans mon livre Le salut par Tolkien (ou Le dernier Gardien sur Amazon), le bon chrétien Tolkien a été comme Chesterton un écrivain anti-Etat qui a vu la menace arriver non pas en Russie ou en Allemagne (ce serait trop facile) mais dans les mêmes pays anglo-saxons (cf. nos textes sur Hayek et Jouvenel). La dernière opération US aura montré que l’Ennemi triomphe parce qu’il est prêt à faire ce que les autres n’osent pas faire (Usual suspects repris par C. Johnston)

Chapitre sept in extenso (quatre mille mots) :

J'ai toujours eu un faible – Tolkien aussi d'ailleurs – pour le Nettoyage de la Comté, avant-dernier chapitre du Seigneur des Anneaux. Allusion au socialisme, à l'après-guerre, au monde moderne nihiliste et destructeur ? Volonté prosaïque de désigner un ennemi bien précis avec des problèmes bien concrets ? On récite le vieux Gamegie (Gaffer Gamgee, comme dit Tolkien) :

« Le Vieux Gamegie ne paraissait pas avoir pris beaucoup d'âge, mais il était un peu plus sourd.  «Bonsoir, Monsieur Sacquet ! dit-il. Je suis bien heureux vraiment de vous voir revenu sain et sauf. Mais j'ai un petit compte à régler avec vous en quelque sorte, sauf votre respect. Vous n’auriez jamais dû vendre Cul de Sac, je l'ai toujours dit. C'est de ça qu'est parti tout le mal. Et pendant que vous alliez vagabonder dans les pays étrangers, à chasser les Hommes Noirs dans les montagnes, à ce que dit mon Sam et pourquoi, il ne me l'a pas trop expliqué ils sont venus défoncer le Chemin des Trous du Talus et ruiner mes patates (1)! »

Guerre concrète donc avec des objectifs concrets. C'est que de retour de leurs aventures hauturières et spirituelles, les Hobbits redécouvrent leur pays occupé et pillé par une horde de prévaricateurs, de pillards et de « réquisiteurs ». Ils les mettent dehors, sous la haute conduite de Sam et surtout de Merry et de Pippin, les deux Hobbits les plus aguerris par leurs campagnes, les plus transformés aussi par le « breuvage d'immortalité » fourni par Sylvebarbe. Le terme employé par Tolkien pour ce nettoyage est bien celui de « nettoyage à grandes eaux », scouring en anglais. Il s'agit d'une épuration physique d'un territoire violé par la modernité bruyante et travailleuse décrite par Tocqueville en Amérique du Nord (les Hobbits faisant ici office d'indiens). On peut bien sûr voir ici une « allégorie », terme décourageant et déplaisant pour Tolkien (quoique...) : comment les hommes libres et encore courageux peuvent se débarrasser de l'Etat moderne et tentaculaire, du fascisme du nazisme, du communisme, du socialisme, et de tout ce qui s'ensuit. Sans oublier le capitalisme et les aberrations du technologisme dénoncés par d'autres que Tolkien à son époque : de Morris à Mumford en passant par Ellul - ou le très bon Léopold Kohr, inspirateur du film thématique Koyaanisqatsi. Mais on verra que le ras-le-bol vis-à-vis de la « civilisation » est ancien.

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Comme on sait ce n'est pas si facile, et tout le monde a tendance à se soumettre et à s'arbrifier, comme dit Sylvebarbe.

Le nettoyage de la comté est une grande fête de la subversion antigouvernementale ; c'est une révolte anarchiste, de type libertarien. Les grands historiens libertariens américains, sous la conduite de Murray Rothbard, de Ralph Raico, de John V. Denson, de Smedley Butler et de bien d'autres, ont montré que l'Etat américain a progressé en cruauté, en pression fiscale, en législation infernale, en aventurisme militaire depuis surtout Lincoln et la guerre de Cuba. Et que son interventionnisme devenu systématique a eu des conséquences catastrophiques, eschatologiques presque au niveau démographique (remplacement de la population américaine), juridique (abandon de la liberté), économique (assistanat généralisé et endettement), sociétal (fin de la famille, violence folle et prisons pleines) et même écologique (tout a été bousillé). La catastrophe s'est renforcée sous Woodrow Wilson, les deux Roosevelt, et ensuite, pour reprendre l'expression de Michael Levine, tout président s'est vu comme un social engineer, un ingénieur du social (sozial, disait Céline) charge de refaire le monde et son pays, c'est-à-dire de le démolir, de le polluer, de le souiller – sans oublier de le célébrer... Tout cela aboutit à la fronde menée par Donald Trump – avec toutes ses limites (2). Pour bien comprendre cette brillante et pessimiste école d'élite, on peut se référer à trois ouvrages collectifs fondamentaux, qui expliquent ce besoin démiurgique et satanique des élites occidentales modernes de refaire et de détruire le monde (3). C'est que Tolkien appelle l'esprit d'Isengard, en référence à Saroumane dans ses lettres.

9782081375017.jpgLes libertariens américains aiment bien citer La Boétie et son impeccable Discours de la servitude volontaire (consultable partout) écrit lorsque ce jeune et bel esprit insatisfait de son temps avait seize ans à peine. Mais c'est plutôt Montaigne que j'aimerais citer, ce Montaigne si scolaire dont le bons sens et le scepticisme sont parfois un peu lassants, mais qui ici est tout bonnement impeccable : il s'agit du passage sur les cannibales, ces drôles d'oiseaux qui comme les Hobbits n'ont besoin de rien ou presque, proches en cela de notre état originel.

Montaigne évoque Platon et son Atlantide (tiens, tiens...) dans le même texte :

« C’est un peuple, dirais-je à Platon, qui ne connaît aucune sorte de commerce ; qui n’a aucune connaissance des lettres ni aucune science des nombres ; qui ne connaît même pas le terme de magistrat, et qui ignore la hiérarchie ; qui ne fait pas usage de serviteurs, et ne connaît ni la richesse, ni la pauvreté ; qui ignore les contrats, les successions, les partages ; qui n’a d’autre occupation que l’oisiveté, nul respect pour la parenté autre qu’immédiate ; qui ne porte pas de vêtements, n’a pas d’agriculture, ne connaît pas le métal, pas plus que l’usage du vin ou du blé. Les mots eux-mêmes de mensonge, trahison, dissimulation, avarice, envie, médisance, pardon y sont inconnus. Platon trouverait-il la République qu’il a imaginée si éloignée de cette perfection (4) ? »

Et voici justement comment un Tolkien très inspiré présente sa comté, dans sa fameuse et si politique (ou apolitique !) introduction aux monde des Hobbits. Ce texte allait bien sûr inspirer certains hippies et tous les anti-système des années soixante, il allait le faire pour rien montrant finalement que le pessimisme de Tolkien n'était – n'est – pas si infondé que cela.

« La Comté n'avait guère à cette époque de «gouvernement. Les familles géraient pour la plus grande part leurs propres affaires. Faire pousser la nourriture et la consommer occupaient la majeure de leur temps. Pour le reste, ils étaient à l'ordinaire généreux et peu avides, et comme ils se contentaient de peu, les domaines, les fermes, les ateliers et les petits métiers avaient tendance à demeurer les mêmes durant des générations (5). »

On retrouve ici finalement une culture ancienne, assez païenne, fidèle au monde rustique et paysan célébré par les Anciens, notamment de Grèce ou de Rome ; et l'on est loin de Beowulf. Mais Tolkien est un tissu des rêves de l'histoire. Se contenter de peu (méden agan de Solon), la citoyenneté autonome (celui qui se donne à lui-même ses lois) qu'on retrouve aussi dans le romantisme allemand, la sociabilité et la libre transmission de l'héritage, sans que l'Etat vienne tout confisquer ou presque, la sécurité assurée par des milices, tout cela se retrouve dans la culture libertarienne.

Comme on sait un certain Lothon va vouloir développer le capitalisme dans la comté. Et cet enchaînement va amener la catastrophe : même idée pour les silmarils et le serment de Feanor qui amènent la chute du monde des elfes dans le Silmarillion.

Lorsque les Hobbits rentrent donc, on leur présente ainsi le tableau :

« On fait pousser beaucoup de nourriture, mais on ne sait pas au juste où ça passe. Ce sont tous ces "ramasseurs" et "répartiteurs", je pense, qui font des tournées pour compter, mesurer et emporter à l'emmagasinage. Ils font plus de ramassage que de répartition, et on ne revoit plus jamais la plus grande part des provisions (6)»

On pense bien sûr à l'Holodomor en Ukraine, où les équipes de tueurs venaient organiser une famine au nom du socialisme, du peuple et du reste. L'Angleterre de l'après-guerre, socialiste, travailliste et grise, ne sera pas en reste, qui imposera des rationnements dignes de temps de guerre – 80 gr. de beurre hebdomadaire, et dire que Hitler leur proposa dix fois la paix ! - et des taxations à plus de 90% sur les revenus. Ce n'est pas pour rien qu'Orwell publie à cette époque 1984.

La description de la nouvelle comté transformée en commune populaire par Sharcoux et son gang n'est pas triste non plus :

« C'était un endroit nu et laid, avec une toute petite grille qui ne permettait guère un bon feu. Dans les chambres du dessus, il y avait des petites rangées de lits durs, et sur tous les murs figuraient un écriteau et une liste de Règles. Pippin les arracha. Il n'y avait pas de bière, et seulement très peu de nourriture, mais avec ce que les voyageurs apportèrent et partagèrent, tous firent un repas convenable, et Pippin enfreignit la Règle N° 4 en mettant dans le feu la plus grande part de la ration de bois du lendemain. »

On se moque mais en sommes-nous si loin ? On veut interdire le feu de cheminée à Paris ; on est entouré d'interdictions, de panneaux indicateurs et de caméras de surveillance ; on ne cesse de mal ou moins (les régimes ou l'obésité) manger ; on est cernés aussi par des endroits nus et laids. Tout cela, nous nous y sommes habitués, parce que « nous nous habituons à tout » (Dostoïevski), en fait parce que nous devenons des esclaves. On travaille dans tous les pays du monde développé jusqu'au mois de juillet ou de septembre pour l'Etat redistributeur (sic). L'universitaire et penseur libertarien Smedley Butler (ci-dessous) a montré en fait comment ses étudiants écolos, végétariens, censeurs, anti-fumeurs sont plus proches d'Hitler que des pères fondateurs américains .

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Butler écrit dans son anglais limpide et universitaire :

« He is an advocate of government gun-control measures. An ardent opponent of tobacco... This man is a champion of environmental and conservationist programs, and believes in the importance of sending troops into foreign countries in order to maintain order therein (7) .»

Tolkien ajoute sur le thème de la laideur, une laideur liée à novembre, et qui ne doit rien à Halloween (on le précise pour ceux qui croient...) :

« Le pays avait un aspect assez triste et désolé, mais c'était après tout le 1er Novembre et la queue de l'automne. Il semblait toutefois y avoir une quantité inhabituelle de feux, et de la fumée s'élevait en maints points alentour. Un grand nuage de cette fumée montait au loin dans la direction du Bout des Bois (8). »

Tolkien n'oublie pas la fumée des célèbres Dark satanic mills jadis dénoncées par William Blake, et qui ont aussi une signification spirituelle.

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Et Frodon rappelle aux miliciens humiliés par ses compagnons hilares mais menaçants la nécessité de la liberté de mouvement – sans les contrôles scandaleux de nos aéroports :

« A la déconfiture des Shiriffes, Frodon et ses compagnons rirent à gorge déployée. «Ne soyez donc pas absurde ! dit Frodon. Je vais où il me plaît et quand je le veux. Il se trouve que je me rends à Cul de Sac pour affaires, mais si vous tenez à y aller aussi, c'est la vôtre (9).»

Puis le sabotage du paysage apparaît dans toute son erreur. La sensibilité à la laideur est venue avec William Morris ou les préraphaélites mais des esprits plus vifs comme Blake ou Chateaubriand l'avaient saisie avant.

« Ils éprouvèrent le premier choc vraiment pénible. C'était le propre pays de Frodon et de Sam, et ils découvrirent alors qu'ils y étaient plus attachés qu'à aucun autre lieu du monde. Un bon nombre de maisons qu'ils avaient connues manquaient. Certaines semblaient avoir été incendiées. L'agréable rangée d'anciens trous de Hobbits dans le talus du côté nord de l'Étang était abandonnée, et les petits jardins, qui descendaient autrefois, multicolores, jusqu'au bord de l'eau, étaient envahis de mauvaises herbes. Pis encore, il y avait une ligne entière des vilaines maisons neuves tout le long de la Promenade de l'Étang, où la Route de Hobbitebourg suivait la rive. Il y avait autrefois une avenue d'arbres. Ils avaient tous disparu. Et, regardant avec consternation le long de la route en direction de Cul de Sac, ils virent au loin une haute cheminée de brique. Elle déversait une fumée noire dans l'air du soir (10). »

Les voyous prétendent comme les prophètes, les nazis ou les communistes « réveiller » les endormis (il faut les réveiller en fait, mais pour les bonnes raisons – voir infra) :

«Ce pays a besoin d'être réveillé et remis en ordre, dit le bandit, et Sharcoux va le faire, et il sera dur, si vous l'y poussez. Vous avez besoin d'un plus grand Patron. Et vous allez l'avoir avant la fin de l'année, s'il y a encore des difficultés. Et vous apprendrez une ou deux choses, sale petit rat (11). »

Frodon lui se présente comme un restaurateur de la tradition, s'appuyant sur ce qui vient d'être accompli – et qui n'est pas connu dans la comté dominée:

« Votre temps est fini, comme celui de tous les autres bandits. La Tour Sombre est tombée, et il y a un Roi en Gondor. L'Isengard a été détruit, et votre beau maître n'est plus qu'un mendiant dans le désert. J'ai passé près de lui sur la route. Les messagers du Roi vont remonter le Chemin Vert à présent, et non plus les brutes de l'Isengard... Je suis un messager du Roi, dit-il. Vous parlez à l'ami du Roi et une des personnes les plus renommées des pays de l'Ouest. Vous êtes un coquin et un imbécile (12). »

Du même coup on rappelle l'origine du mal :

«Tout a commencé avec La Pustule, comme on l'appelle, dit le Père Chaumine, et ça a commencé aussitôt après votre départ, Monsieur Frodon. Il avait de drôles d'idées, ce La Pustule. II semble qu'il voulait tout posséder en personne, et puis faire marcher les autres. Il se révéla bientôt qu'il en avait déjà plus qu'il n'était bon pour lui, et il était tout le temps à en raccrocher davantage, et c'était un mystère d'où il tirait l'argent: des moulins et des malteries, des auberges, des fermes et des plantations d'herbe. Il avait déjà acheté le moulin de Rouquin avant de venir à Cul de Sac, apparemment. »

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Oui, c'est un mystère en effet d'où l'on tire l'argent. Une banque centrale invisible peut-être ?

Le réveil arrive, mais il va se faire contre les brigands et leur chef naturellement. Tolkien évoque le cor, si important pour Boromir, et qui symbolise, comme dans notre Chanson de Roland, le réveil de notre tradition supérieure.

« Puis il entendit Merry changer de note, et l'appel de cor du Pays de Bouc s'éleva, secouant l'air... Sam entendit derrière lui un tumulte de voix, un grand remue-ménage et des claquements de portes. Devant lui, des lumières jaillirent dans le crépuscule, des chiens aboyèrent, des pas accoururent. Avant qu'il n'eût atteint le bout du chemin, il vit se précipiter vers lui le Père Chaumine avec trois de ses gars, Tom le Jeune, Jolly et Nick. Ils portaient des haches et barraient la route (13). »

On se réveille, on s'arme, on allume des feux, comme pour une fête de la Saint-Jean. C'est la révolution.

« A son retour, Sam trouva tout le village en ébullition. Déjà, en dehors de nombreux garçons plus jeunes, une centaine ou davantage de robustes Hobbits étaient rassemblés, munis de haches, de lourds marteaux, de long couteaux et de solides gourdins, et quelques-uns portaient des arcs de chasse. D'autres encore venaient de fermes écartées.

Des gens du village avaient allumé un grand feu, juste pour animer le tableau, mais aussi parce que c'était une des choses interdites par le Chef. II flambait joyeusement dans la nuit tombante (14). »

Tels des chouans chanceux, tels les héros de Chesterton dans le Napoléon de Notting Hill, les Hobbits vont se pouvoir résister et se battre :

« Mais les Touque arrivèrent avant. Ils firent bientôt leur entrée, au nombre d'une centaine, venant de Bourg de Touque et des Collines Vertes avec Pippin à leur tête. Merry eut alors suffisamment de robuste Hobbiterie pour recevoir les bandits. Des éclaireurs rendirent compte que ceux-ci se tenaient en troupe compacte. Ils savaient que le pays s'était soulevé contre eux, et ils avaient clairement l’intention de réprimer impitoyablement la rébellion, en son centre de Lézeau. Mais, si menaçants qu'ils pussent être, ils semblaient n'avoir parmi eux aucun chef qui s'entendît à la guerre. Ils avançaient sans aucune précaution. Merry établit vite ses plans (15). » 

La révolution libertarienne à la sauce Guillaume Tell porte ses fruits. La restauration va se passer merveilleusement, et donc métamorphoser la contrée (Tolstoï aussi décrit la belle résurrection moscovite après la retraite des Français) :

« Cependant, les travaux de restauration allèrent bon train, et Sam fut très occupé. Les Hobbits peuvent travailler comme des abeilles quand l'humeur et la nécessité les prennent. Il y eut alors des milliers de mains volontaires de tous âges, de petites mais agiles des garçons et filles Hobbits à celles usées et calleuses des anciens et des vieilles. Avant la fin de Décembre, il ne restait plus brique sur brique des nouvelles Maisons des Shiriffes ou de quoi que ce fût de ce qu'avaient édifié les «Hommes de Sharcoux», mais les matériaux servirent à réparer maints vieux trous et à les rendre plus confortables et plus secs (16). »

Et là, miraculeusement, d'une manière digne de la quatrième églogue de Virgile, une résurrection de la terre et des naissnaces survient, un nouvel âge d'or :

« De tout point de vue, 1420 fut dans la Comté une année merveilleuse. Il n'y eut pas seulement un soleil magnifique et une pluie délicieuse aux moments opportuns et en proportion parfaite, mais quelque chose de plus, semblait-il: un air de richesse et de croissance, et un rayonnement de beauté surpassant celui des étés mortels qui vacillent et passent sur cette Terre du Milieu (17). »

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Cette beauté terrestre va se retrouver dans le monde humain.

« Tous les enfants nés ou conçus en cette année, et il y en eut beaucoup, étaient robustes et beaux, et la plupart avaient une riche chevelure dorée, rare auparavant parmi les Hobbits. Il y eut une telle abondance de fruits que les jeunes Hobbits baignaient presque dans les fraises à la crème, et après, ils s'installaient sur les pelouses sous les pruniers et mangeaient jusqu'à élever des monceaux de noyaux semblables à de petites pyramides ou aux crânes entassés par un conquérant, après quoi, ils allaient plus loin. Et personne n'était malade, et tout le monde était heureux, sauf ceux à qui il revenait de tondre l'herbe (18). »

Et puisque nous évoquions Virgile :

« Muses de Sicile, élevons un peu nos chants. Les buissons ne plaisent pas à tous, non plus que les humbles bruyères. Si nous chantons les forêts, que les forêts soient dignes d'un consul. Il s'avance enfin, le dernier âge prédit par la Sibylle : je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants. Déjà la vierge Astrée revient sur la terre, et avec elle le règne de Saturne ; déjà descend des cieux une nouvelle race de mortels. Souris, chaste Lucine, à cet enfant naissant ; avec lui d'abord cessera l'âge de fer, et à la face du monde entier s'élèvera l'âge d'or : déjà règne ton Apollon (19). »

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Les conséquences ? La révolution libertarienne des Hobbits a une dimension lumineuse, propitiatoire. Dans son beau livre sur le moyen âge, Jacques Le Goff écrivait :

« Un autre courant tout aussi puissant a entraîné beaucoup d'entre eux vers un autre espoir, vers un autre désir : la réalisation sur terre du bonheur éternel, le retour à l'âge d'or, au paradis perdu. Ce courant, c'est celui du millénarisme, le rêve d'un millenium - d'une période de mille ans (20)... »

Concluons en nous référant aux rares idées politiques exprimées par Tolkien. Rares parce qu'inutiles : Tolkien est contre tout Big Government à la moderne. Carpenter le dit right-wing, d'extrême-droite parce qu'il est monarchiste et catholique. Et si c'était cela être de gauche par les temps qui courent ?

Tolkien ne se disait évidemment pas libertarien ; mais il n'a pas hésité à se déclarer... anarchiste !!! Ou monarchiste non constitutionnel... mais on se doute que la monarchie des Windsor n'est pas la tasse de thé de Tolkien... Il lui faudrait le grand Alfred ou quelque monarque saxon... Il écrit donc à notre cher Christopher qu'il hait l'Etat :

« My political opinions lean more and more to Anarchy (philosophically understood, meaning abolition of control not whiskered men with bombs) – or to 'unconstitutional' Monarchy. I would arrest anybody who uses the word State (21)...»

Toujours au même Christopher, il rappelle son peu de goût pour la démocratie à la grecque ou à la moderne, conçue comme une ochlocratie, un gouvernement de la masse. Il en profite pour tacler l'odieux et désastreux Anthony Eden et rappeler le dégoût inspiré par ce système aux grands penseurs de l'Antiquité :

« Mr Eden in the house the other day expressed pain at the occurrences in Greece 'the home of democracy'. Is he ignorant, or insincere? d?µ???at?a was not in Greek a word of approval but was nearly equivalent to 'mob-rule'; and he neglected to note that Greek Philosophers – and far more is Greece the home of philosophy – did not approve of it. And the great Greek states, esp. Athens at the time of its high an and power, were rather Dictatorships, if they were not military monarchies like Sparta (22)! »

Dans un très beau brouillon, Tolkien répond s'exprime même sur le nettoyage de la comté ! L'anglais est encore ici très simple :

« There is no special reference to England in the 'Shire' – except of course that as an Englishman brought up in an 'almost rural' village of Warwickshire on the edge of the prosperous bourgeoisie of Birmingham. But there is no post-war reference. I am not a 'socialist' in any sense — being averse to 'planning' (as must be plain) most of all because the 'planners', when they acquire power, become so bad (23)... »

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Et sur cet esprit d'Isengard qui détruira tout, Oxford y compris :

« Though the spirit of 'Isengard', if not of Mordor, is of course always cropping up. The present design of destroying Oxford in order to accommodate motor-cars is a case. But our chief adversary is a member of a 'Tory' Government. But you could apply it anywhere in these days (24). »

Et on comprend que peu importe le parti politique ici...

Notes du chapitre VII:

(1) Le retour du roi, Chapitre le nettoyage de la comté

(2) Nicolas Bonnal, Donald Trump candidat du chaos, Dualpha, 2016

(3) Perpetual war for perpetual peace, 1953 ;  The costs of war, 1999 ; reassessing the presidency, 2001. Tout est téléchargeable gratuitement sur le beau site Mises.org

(4) Montaigne, Essais, I, chapitre 30, § 16

(5) La communauté de l'anneau, Chapitre 1, Des Hobbits

(6) Le nettoyage de la comté. III, livre VI, chapitre 8

(7)  Smedley Butler, The wizards of Ozymandia, 2002, § 30

(8) Le nettoyage de la comté. (III, livre VI, chapitre 8)

(9) Le nettoyage de la comté. (III, livre VI, chapitre 8)

(10)  ibid.

(11)  ibid.

(12)  ibid.

(13)  ibid.

(14)  ibid.

(15) ibid.

(16) ibid.

(17) ibid.

(18) ibid.

(19)  Virgiles, Bucoliques, IV, premiers vers.

(20)  Le Goff, la civilisation de l'occident médiéval, Arthaud, p. 163

(21)  Letters of Tolkien, From a letter to Christopher Tolkien 29 November 1943

(22)  Letters of Tolkien, To Christopher Tolkien, 28 December 1944 (FS 71)

(23)  To Michael Straight [drafts], february 1956

(24)  ibid.

lundi, 26 septembre 2022

Le récit romanesque comme relation "dialogique" au réel: l'exemple des Brumes de Groningue

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Le récit romanesque comme relation "dialogique" au réel: l'exemple des Brumes de Groningue
 
On doit au Russe Michael Bakhtine l'idée que le roman se distingue de l'Histoire par la pluralité des interprétations, idée lumineuse que le roman est dans son essence, "dialogique" et non "monologique". Ainsi, les faits historiques se retrouvent au centre ou en marge de la trame narrative du roman traversés par une polyphonie de sens qui transcende la scientificité de l'Histoire. Pendant la lecture, certains récits scintillent de "moments de vérité" qui féconde l'imaginaire du lecteur, le tient attaché à la page ; c'est là le sceau d'un "bon" sinon d'un "grand" roman, celui dont les lignes affectives réinvente une aventure du sens. Pour prendre un exemple emblématique, on peut dire que le retour de Napoléon est plus "vrai" entre les pages de La Semaine Sainte de Louis Aragon qu'entre celles de n'importe quelle histoire officielle ; on y découvre une couleur, un paysage, des personnages à travers lesquels les histoires respirent, et non l'Histoire avec un grand H. 
 
Cette vision de la littéraire (bien plus qu'une simple théorie) m'a incité à imaginer ce que pourrait être la descendance d'un grand auteur français fusillé à la Libération. Une descendance comme symbole d'une fécondité refusée. Il en résulte une intrigue surprenante, celle que j'ai mis en scène entre les pages des Brumes de Groningue au cours de ce récit nouvellement publié aux Editions Les Impliqués.
 
L'ouvrage commence comme un récit de voyage: "Un soir d'hiver, un fermier de la lointaine Groningue (ville des Pays-Bas) ouvre sa porte à un cycliste au long cours visiblement égaré dans les brumes de la vaste plaine. La méfiance initiale fait peu à peu place à une certaine complicité quand notre hôte, taciturne et discret, apprend à domestiquer les questions du voyageur impétueux". Ce récit placé sur le thème de la rencontre inopinée se double ensuite d'une fiction narrative lorsque le visiteur découvre, à l'aune d'un faisceau d'indices, un secret de famille remontant à la seconde guerre mondiale. Du coup, une enquête mettant en scène des personnages des environs conduit à éclaircir ce secret dont le poids s'estompe à l'instar de la brume matinale qui se dissout peu à peu dans le paysage.
 
Vous pouvez entrer dans ce récit captatif en cliquant sur l'onglet LIRE UN EXTRAIT de la plage suivante :
 
Cet ouvrage sera présenté lors de la table ronde organisée au château de Trouville (Normandie) le 9 octobre, puis à la "Fête du Pays Réel" de Rungis (Paris) le 19 novembre 2022. Contact : fredericandreu@yahoo.fr
 

samedi, 24 septembre 2022

Cinquantième anniversaire de la mort d'Henry de Montherlant

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Cinquantième anniversaire de la mort d'Henry de Montherlant

"La liberté existe toujours. Elle n'en paie que le prix". 

Par Eduardo Nuñez

Source: https://www.tradicionviva.es/2022/09/22/50-aniversario-de-la-muerte-de-henry-de-montherlant/?fbclid=IwAR2pDQowh7lp6hSpFz_UsAAi2s0CmoVtjiFtOmT3mczvOR8WKlhHqNCTPrQ

Henry de Montherlant était un romancier, essayiste, dramaturge et universitaire français d'origine catalane, et l'un des meilleurs écrivains de langue française du 20ème siècle.

Il est né à Paris le 20 avril 1895. Issu d'une famille noble et aristocratique, il a été éduqué dans un élitisme influencé par Maurice Barrès et Nietzsche, et était un ardent nationaliste et sportif qui combinait les valeurs du paganisme et de la religion chrétienne.

Sa principale contribution à la littérature française est un cycle de quatre romans élégamment écrits, qui expriment des analyses intérieures. Sa renommée en tant que dramaturge repose sur ses nombreux drames historiques, dont "Malatesta" (1946), "Le Maître de Santiago" (1947) et "Port-Royal" (1954).

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Montherlant a combattu pendant la Première Guerre mondiale, une expérience qu'il a retranscrite dans son roman "Songe". Se consacrant au théâtre et aux essais, il a joué plusieurs pièces à succès telles que "La reine morte" (1934) et "La Ville dont le prince est un enfant", qui a été transformée en pièce télévisée en 1997.

De son expérience communautaire, religieuse et amicale à l'école Sainte-Croix de Neuilly, sont nés Relève du matin (1920), La ville dont le prince est un enfant (1951) et Les garçons (1969). Mobilisé en 1916, blessé au combat et décoré, son roman autobiographique Songe (1922) est une exaltation de l'héroïsme et de la fraternité. Dans ses œuvres ultérieures, Les bestiaires (1926), Les olympiques (1924), Aux fontaines du désir (1927), La petite infante de Castille (1929), etc., on retrouve le même esprit héroïque et fraternel que pendant la guerre, jusqu'à ce que son roman Les jeunes filles (1936-1939), mélange de tyrannie possessive et de renoncement, d'intégrité et d'amoralité, déclare ouvertement sa misogynie.

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À partir des années 1940, au sommet de sa maturité intellectuelle et de sa maîtrise de la langue, le théâtre occupe une place prépondérante dans sa production littéraire. De plus, la demande qu'il reçoit de la Comédie-Française d'adapter une comédie de l'âge d'or espagnol - il opte pour Reinar después de morir de Vélez de Guevara - confirme son intérêt pour les thèmes hispaniques, qui avait commencé avec La petite infante de Castille: La reine morte (1942), Malatesta (1946), Le maître de Santiago (1947), Port-Royal (1954), Don Juan (1958), Le cardinal d'Espagne (1960), etc. Ses œuvres reflètent sa noble éthique d'inspiration romaine, à mi-chemin entre le stoïcisme et le jansénisme, toujours à la recherche d'une esthétique virile et impériale.

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La présence de son œuvre en Espagne commence avec la publication de Las olímpicas (1925), dans une version de Manuel Abril, collaborateur de La Ilustración Española y Americana, avec un prologue d'Antonio Marichalar, et avec Los bestiarios (M., Biblioteca Nueva, 1926), une traduction, ou plutôt une "restitution culturelle", de Pedro Salinas, rééditée en 1979 (M., Alianza). Le roman décrit le monde de la tauromachie et incorpore sa propre terminologie ainsi que des termes dialectaux et d'argot du sud que le traducteur non seulement transcrit, mais explique relativement souvent et tout aussi inutilement. S'il est vrai que la traduction de l'œuvre de Montherlant a commencé dans le premier tiers du 20ème siècle et s'est poursuivie dans les années 1950 avec la parution dans Revista de Occidente (1950) d'un volume de pièces (El maestre de Santiago, Hijo de nadie, Malatesta, La reina muerta et Mañana amanecerá), traduites par Mauricio Torra-Balarí et Fernando Vela, on ne peut pas dire qu'elle ait eu une quelconque influence littéraire, bien que sa figure et son œuvre aient suscité un certain intérêt. Il convient toutefois de mentionner l'attention portée à l'auteur par des publications culturelles de premier plan, telles que la Revista de Occidente et Ínsula, qui ont publié plusieurs articles critiques sur Montherlant, son œuvre et certaines de ses traductions en espagnol.

Les pièces de théâtre transposant des figures emblématiques et des moments exceptionnels de l'Espagne du 16ème siècle ont bénéficié d'une attention particulière en tant que traductions : La reina muerta, dans une "version espagnole" de Fernando Díaz-Plaja (San Sebastián, Alfil, 1959 ; rééd. B., Círculo de Lectores, 1973), El cardenal de España (M., Aguilar, 1962), traduit par le dramaturge Joaquín López Rubio. Ces versions alternaient avec les premières de pièces telles que La ciudad en la que reina un niño (1973) et La reina muerta (1995). Il en va de même pour les récits à caractère nostalgique, libertaire ou anarchique : M.ª Luisa Gefaell a traduit, avec succès éditorial (1974, 3e éd.), El caos y la noche (B. Noguer, 1964), et Josep Palàcios a traduit l'œuvre en catalan, El caos i la nit (B., Proa, 1965). Il existe une édition de Mi jefe es un asesino (B., Noguer, 1972), traduit par Ana Inés Bonnín, de La rosa de arena (B., Seix Barral, 1975), traduit par José Escué, et une autre de Las olímpicas (Círculo de Lectores, 1979), traduit par Carlos Manzano. Dans les années 80, de nouvelles versions de certaines œuvres déjà publiées - Las olímpicas de Jorge de Lorbar (B., Nuevo Arte Thor, 1983) - ont été publiées à nouveau, ou traduites pour la première fois : Don Juan et Hijo de nadie de Mauro Armiño (M., Cátedra, 1989).

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Membre de l'Académie française depuis 1960, Henry de Montherlant est l'un des grands écrivains de la littérature française contemporaine. Son œuvre prolifique nous montre un culte païen de l'action et de l'audace. "Les Olympiques" - l'œuvre préférée de Montherlant - fait l'éloge du sport, de la volonté et de la camaraderie. C'est un hymne à la jeunesse et à l'effort, dont la lecture reste toujours actuelle et jeune.

Montherlant s'est suicidé à l'âge de 77 ans le 21 septembre 1972 car, pour lui, "il s'agit moins d'avoir une vie que d'avoir une vie supérieure".

Eduardo Núñez

mardi, 20 septembre 2022

Manifeste de Stefan George (contre la "barbarie éclairée au gaz")

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Manifeste de Stefan George (contre la "barbarie éclairée au gaz")

Une critique de "Manifesto" (1912), un volume qui figure, avec le texte allemand en regard, dans le catalogue des Edizioni Ar, édité par Umberto Colla

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/106040-il-manifesto-di-stefan-george-contro-la-barbarie-illuminata-a-gas/

Stefan George, le Vate, le Meister. Un titan qui se bat contre son époque, contre la modernité, contre la montée de la plèbe. Chanteur du sacré et porteur, avec sa propre œuvre, de la tentative inutile et inactuelle, vu les derniers temps dans lesquels il a eu la chance de vivre, de resacraliser la parole poétique et, avec elle, le monde. Ces définitions affirmées trouvent confirmation dans une publication récente. Nous nous référons à: Stefan George, Manifesto (1912), un volume qui figure désormais, avec le texte allemand en regard, dans le catalogue des Eidzioni Ar, édité par Umberto Colla, à qui nous devons l'éclairant essai en conclusion, "Contre le barbarisme éclairé au gaz" (pp. 70, euro 15.00).

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En fait, le texte en question est apparu à l'origine comme "introduction des éditeurs" au troisième et dernier numéro (1912) du journal annuel du Kreis. La paternité de la pièce par George peut être déduite non seulement de son contenu, mais aussi de son style limpide malgré sa redondance expressive, et a été révélée par Hildebrant, un éminent disciple "platonicien" du Meister. Ce dernier rapporte que George lui a avoué qu'il cherchait un avocat pour le défendre contre d'éventuelles accusations en rapport avec un article qu'il était en train d'écrire, centré sur une critique radicale des modernes : l'introduction au dernier numéro du Jahrbuch für die geistige Bewegung.

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Il s'agissait d'un texte à plusieurs points, ce qui explique le choix éditorial correct de l'intituler Manifesto. De plus, il a été écrit par le Vate, à une époque où la culture européenne était secouée par les manifestes de l'avant-garde (le Manifeste du Futurisme était sorti en 1909). Le trait véritablement pertinent et qualifiant de l'écriture de George est qu'il s'agit d'une invective anti-moderne, dont les thèses sont soutenues par une prose frondeuse, parfois lyrique, et par un flair exégétique visant à identifier les points critiques des "destins progressifs" auxquels l'humanité était confrontée. George remet en cause, tout d'abord, l'idée d'un développement linéaire de l'histoire, opposant "à ce que nous considérons comme une maladie universelle grave et répandue de l'esprit, la vision cyclique, aujourd'hui oubliée" (p. 11).

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Deuxièmement, le poète saisit comment les certitudes de la société progressiste flottent sur un sentiment d'insécurité généralisé : "même le regard le plus obfus ne peut échapper à la tristesse générale, qui se répand malgré toutes les améliorations extérieures" (p. 11). La science moderne n'accorde pas à l'individu un pouvoir effectif sur le réel, et lorsqu'elle est appliquée à l'étude du monde classique, elle vise à le dépouiller, par conséquent  "si l'helléniste, de par sa connaissance omnivore des données factuelles, n'est incité à rien d'autre qu'à réduire le monde antique à quelques formules journalistiques [...] alors nous avons le droit non seulement de mépriser cette science, mais de la combattre" (p. 15).

La réalité contemporaine  -aujourd'hui comme hier, d'où l'extraordinaire actualité de ce texte jugé suranné-  est le royaume de la médiocrité, tout, note George dans ces pages, est dominé par le nombre, par la quantité brute: " L'État veut protéger les faibles [...] mais [...] opère un affaiblissement [...] de toute la race humaine : l'État interdit l'esclavage, mais fait tout pour que tout le monde devienne esclave" (p. 19). George, en 1912, était clairement conscient du trait totalitaire des démocraties libérales ; son diagnostic est une prophétie qui se réalise pleinement aujourd'hui. Les éléments de critique sociale et de coutume ne manquent pas non plus dans ce Manifeste : la féminité a été, chez la femme moderne, stérilisée, de manière à la priver de son ancien pouvoir de génération de héros. Chaque aspect de la vie s'est plébiscité. C'est le résultat de la propagation de la vision protestante du monde. Le protestantisme est lu comme le "présupposé du développement libéral, bourgeois et utilitaire" (p. 27), et même le catholicisme devient "protestant". Nous sommes entrés dans la phase finale de la modernité, affirme George et : "lorsque, par le commerce, les journaux, l'école, l'usine, les casernes, l'infection citoyenne progressiste aura pénétré jusqu'aux coins les plus reculés de la terre et que le monde sataniquement inversé, le monde de l'Amérique, le monde des fourmis, aura été définitivement installé" (p. 33), tout sera accompli. C'est la réalité dans laquelle nous vivons.

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Dans les années 1890, George avait déjà mûri cette opposition radicale à son époque. Comme le souligne Colla, le moment le plus important de sa formation anti-moderniste doit probablement être identifié dans sa présence parmi les "Cosmiques de Munich", avec Klages et Schuler, défenseurs acharnés du "paganisme féminin", dont Bachofen avait admirablement parlé. Le Meister n'a pas réussi, comme les deux "Cosmiques", à aller jusqu'à vénérer les "autels abandonnés" des cultes antiques, mais il a œuvré, à sa manière, pour que la voix de la Grèce résonne à nouveau en Allemagne. Après tout, sa profession de foi catholique était purement formelle : il considérait l'Église de Rome comme la gardienne du "principe païen, éternellement vital" (p. 45), même s'il comprend parfaitement les intentions "modernistes" des hiérarchies ecclésiastiques. C'était une grave erreur. Pour cette raison, sa proposition avait un caractère ambigu, il était moins cohérent que Schuler et Klages.

Le Manifeste (1912) est cependant, en plus d'un texte d'une remarquable beauté, un coup de trompette capable de réveiller les intelligences ternes et endormies de notre époque, chloroformées par la "culture de l'effacement", dernière expression de l'"intellectuellement correct". George est un auteur vers lequel doivent se tourner ceux qui ne veulent pas se soumettre docilement à l'enchantement onirique de la post-modernité. 

Giovanni Sessa

samedi, 17 septembre 2022

Pour la Wallonie et l’Ordre Nouveau : Pierre Hubermont

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Pour la Wallonie et l’Ordre Nouveau: Pierre Hubermont

par Christophe Dolbeau

Source: Christophe Dolbeau, Les Parias, Ed. Akribeia (commandes: https://www.akribeia.fr/collaboration-vichy/2163-les-parias.html).

Le 10 mai 1940, les troupes allemandes pénètrent en Belgique et déferlent sur les Ardennes. L’assaut est irrésistible : la Wehrmacht entre à Bruxelles le 17 mai et le roi Léopold III capitule onze jours plus tard. Réalisée en moins de trois semaines, cette invasion n’est pas ressentie de la même façon par tous les sujets du royaume. Force est de dire que si une majorité de patriotes en est indubitablement catastrophée, une forte minorité s’en accommode plutôt bien. Aux premiers rangs de cette minorité figurent bien sûr les nationalistes et séparatistes flamands, tous les pro-fascistes du pays, mais aussi de larges couches du prolétariat. Dans son manifeste du 28 juin 1940, Henri De Man (1), le chef du Parti Ouvrier Belge, se montre d’ailleurs très clair : « Pour les classes laborieuses et pour le socialisme », écrit-il, « cet effrondrement d’un monde décrépit, loin d’être un désastre, est une délivrance ». Ce constat, nombre de gens de gauche et d’extrême-gauche le partagent et c’est donc sans grands scrupules qu’ils vont rapidement adhérer à la politique de collaboration. On sait le rôle capital que jouera en France la gauche collaborationniste (2) et l’on se souvient de gens comme Marcel Capron (3), Georges Yvetot (4), André Thérive (5) ou Pierre Hamp (6). Eh bien, il en sera de même en Belgique où plusieurs « célébrités » de gauche vont résolument s’engager en faveur de l’ordre nouveau. On connaît généralement bien les noms d’Henri De Man et Edgar Delvo (1905-1999), les responsables de l’Union des Travailleurs Manuels et Intellectuels (UTMI), mais beaucoup moins celui de Pierre Hubermont, journaliste et écrivain wallon qui paiera fort cher son soutien à l’Europe Nouvelle.

Écrivain prolétarien

515RPXV80ML._SX195_.jpgDe son vrai nom Joseph Jumeau, c’est le 25 avril 1903 que Pierre Hubermont vient au monde à Wihéries, à l’orée du bassin borain. Fils de Nicolas Jumeau et de Maria-Bernardine Abrassart, il possède un frère aîné, François, et aura bientôt une sœur prénommée Adolphine (Addy). Le grand-père, Charles, était mineur de fond et membre de la Ière Internationale, et quant au père, Nicolas, il est également mineur ; fondateur et animateur de la section locale de la fédération des syndicats du Borinage, c’est un socialiste convaincu qui sera conseiller municipal (1908) et finira même par être bourgmestre (1921). L’enfance de Joseph est assez grise pour ne pas dire carrément morose : il a dix ans à peine lorsque sa mère, atteinte d’une sorte de folie mystique, est internée, ce qui traumatise profondément le jeune garçon. Sage et studieux, il fréquente l’école moyenne (collège) de Quiévrain et suit peu après des cours de sténo-dactylo, en vue de faire une petite carrière de col blanc, sans doute dans les bureaux des charbonages. Peut-être un peu déçu et contrarié par cette perspective qui rompt avec la tradition familiale, Nicolas oblige alors son fils à effectuer quelques travaux manuels. L’adolescent sera donc successivement manœuvre maçon, sur le chantier de construction de la Maison du Peuple, puis porteur d’eau, foreur de puits artésien, chargeur de briques et enfin aide-opérateur de cinéma. Ces activités ne lui ôtent pas l’envie d’écrire et de raconter, inclination qui le pousse à adresser quelques petits textes, dont un conte, à L’Avenir du Borinage, organe officiel du Parti Ouvrier. Au journal, quelqu’un a dû deviner le potentiel du jeune homme puisqu’en août 1920, tout juste âgé de 17 ans, il est embauché comme rédacteur. Au contact quotidien de cette presse militante et des professionnels de l’écriture, sa vocation va vite se confirmer. En 1923, il signe son tout premier ouvrage, Synthèse poétique d’un rêve, un modeste recueil de vers libres auquel Les Nouvelles littéraires de Maurice Martin du Gard font l’honneur de consacrer un écho élogieux. C’est un signal encourageant mais encore timide. En fait, le véritable élan va lui venir de sa rencontre, en 1927, avec Augustin Habaru (1898-1944), un jeune journaliste communiste, collaborateur du Drapeau rouge et bras droit d’Henri Barbusse, qui l’entraîne vers la littérature prolétarienne, un domaine avant-gardiste et révolutionnaire.

Cette même année 1927, Joseph Jumeau, alias Pierre Hubermont, publie un court roman, Notre mère la houille, dans les pages de La Nation belge, suivi quelques mois plus tard, mais cette fois dans les colonnes de L’Humanité, de La terre assassinée. L’engagement pro-communiste du jeune écrivain ne fait désormais plus aucun doute. Sa technique d’écriture s’améliore et sa renommée s’affirme. Bien conscient de posséder un style original et soucieux de créer, face à la littérature bourgeoise, une vigoureuse littérature du prolétariat, parlant « le franc et rude langage du peuple » (7), il s’associe à plusieurs auteurs de sa génération et lance avec eux la revue Tentatives dont la grande référence sera le Manifeste de l’équipe belge des écrivains prolétariens de langue française. Né en avril 1928 autour de Charles Plisnier et Marc Bernard, tous deux futurs prix Goncourt, Augustin Habaru, Francis André, Benjamin Goriely (8), Albert Ayguesparse (9) et lui-même, ce magazine de littérature et de culture prolétarienne va durer un an, avant de se transformer en Prospections. Jugeant dès lors que la publication a trop tendance à s’embourgeoiser et à faire montre de complaisance envers le surréalisme, le dadaïsme et autres modes non-prolétaires, il quitte le groupe et s’en va explorer d’autres territoires. En fait, à cette époque, il vient de faire paraître Les Cordonniers, un petit texte d’une trentaine de pages, et se rapproche d’Henry Poulaille (1896-1980) qui milite en faveur d’une littérature faite par le peuple et pour le peuple. Plus radicaux que les populistes (André Thérive, Eugène Dabit), ils n’admettent dans leurs rangs, à la revue Nouvel Âge, que des auteurs vraiment prolétaires (10). Du 6 au 15 novembre 1930, Hubermont est à Kharkov, en URSS, où il participe à une mémorable Conférence internationale des écrivains prolétariens et révolutionnaires. Plus que pour les débats théoriques (qui verront la condamnation de ses amis de la revue Monde), il est surtout venu discuter d’un projet d’adaptation cinématographique de l’une de ses nouvelles, Au fond de la veine 6. Au final, l’affaire ne se fera pas car les Soviétiques voudraient modifier la personnalité de l’un de ses personnages (un délégué socialiste qu’ils tiennent pour un traître à la classe ouvrière), ce que l’écrivain refuse catégoriquement. Il n’a aucunement l’intention d’abandonner la littérature pour faire de la propagande…

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L’année 1930 voit également la sortie de Treize hommes dans la mine, un court roman qui va lui valoir un renom international. Inspiré par la terrible catastrophe minière de Courrières (11) et par l’incident de Marcinelle (12), ce livre paraît à Paris, chez Georges Valois (13), mais il sera bientôt traduit en néerlandais, en anglais et en russe. L’écho du récit d’Hubermont est d’autant plus fort qu’un incident survient, au début du mois de mai 1931, à Hornu-Wasmes où six mineurs se retrouvent coincés par un éboulement au fond du puits n° 8, à plus de 900 mètres sous terre. Adapté par une radio américaine (1931), ce texte donne également naissance à Germinal, une pièce radiophonique qui sera diffusée, en mai 1934, par l’INR (14). Il suscite enfin l’intérêt  du musicien français André Jolivet (1905-1974) qui compose, pour baryton et piano, une Prière des treize hommes dans la mine (1931) que l’on interprète encore de nos jours. Remarqué par tout ce qui compte dans le milieu de la littérature prolétarienne, Treize hommes dans la mine vaut à Hubermont une vraie notoriété. Il sort désormais de la marginalité. En 1932, il adhère au manifeste du « groupe des écrivains prolétariens » de Poulaille, signe une nouvelle, Première descente, dans l’hebdomadaire anversois Tout (15 janvier) et publie Hardi ! Montarchain, un ouvrage qui attire à nouveau l’attention du public et de la critique. Dans ce roman, il met en effet en scène quelques personnages caricaturaux, notamment deux sœurs jumelles, institutrices à Ciply, qui se reconnaissent et portent aussitôt plainte contre l’auteur. Défendu par nombre de publications, dont le Figaro, Pierre Hubermont sera jugé à Mons, en 1934, et condamné pour diffamation envers les sœurs Liénard, ce qui assure un regain de publicité à son livre… « Pierre Hubermont », écrit Jacques Cordier (15), « est bien connu chez nous par tous ceux qui s’intéressent à la vie des lettres belges d’expression française ». On le dépeint, ajoute-t-il, comme « sensible, doux et cependant enthousiaste et énergique lorsqu’il s’agit de réclamer non point la pitié ou la charité, mais la justice pour ceux qu’il aime … les frustrés, les simples, les travailleurs dont il a bien connu l’existence lourde d’angoisse et de peine ».

Entré au journal Le Peuple, organe central du Parti Ouvrier, Pierre Hubermont, auteur consacré (certains affirment même qu’il aurait reçu, en 1936, le Prix du Hainaut), fait désormais partie des grandes plumes de la gauche belge. Proche d’Émile Vandervelde (1866-1938), le fondateur de l’Internationale ouvrière socialiste, il demeure néanmoins très indépendant et n’hésite pas, le cas échéant, à s’écarter de la ligne officielle, ce qui ne va pas sans créer parfois des problèmes. C’est ainsi qu’un désaccord avec Arthur Wauters (16) entraînera son départ du Peuple. Ces péripéties n’entravent toutefois pas la poursuite de sa carrière littéraire. En 1934, il publie, aux Œuvres libres (n° 151, février 1934) Du côté des anges, livre qui sera bientôt réédité chez Rieder, sous le nouveau titre de Marie des pauvres. Il s’agit d’un roman très intéressant qui traite du mysticisme, de la sainteté illusoire et de la folie ; on pense bien sûr à la maladie de la mère de l’auteur. Dans la revue Esprit (17) Edmond Humeau résume le livre en ces termes : « Journal d’une petite fille qui, dans la misère, s’est prise d’envie pour sainte Thérèse, voudrait être Ermelinde de Brabant et lentement cède à la folie (…) L’histoire se passe dans le Borinage (…) Il y a l’atmosphère du pays noir, ses luttes et la désespérante misère que les hommes corrigent en s’abrutissant et les femmes en se résignant ». Toujours très libre, Pierre Hubermont multiplie les contacts les plus divers : déjà en relation avec André Thérive et Georges Duhamel, qui ont relu Treize hommes dans la mine (18), il assiste, en juin 1935, au Premier congrès international des écrivains pour la défense de la culture, et fréquente également, à partir de 1936, le Groupe du Lundi dont il est l’une des figures de proue, avec Robert Poulet (1893-1989) et Franz Hellens (1881-1972). Très éclectique, ce cénacle, où l’on croise Michel de Ghelderode, Marie Gevers, le poète Georges Marlow, Gaston Pulings et Paul Werrie (19), publie, le 1er mars 1937, un manifeste à la gloire de la « France littéraire » à laquelle il rattache les lettres belges francophones. Journaliste en vue, Hubermont assure une chronique littéraire dans Le Rouge et le Noir, tout en poursuivant son œuvre romanesque. En 1938, il fait paraître L’Arbre creux, roman peut-être moins percutant et moins engagé que les précédents mais qui lui vaut tout de même une critique plutôt favorable, notamment de la part de Robert Poulet et du libertaire breton Armand Robin.

Vedette de la Collaboration

Lorsque la situation internationale commence vraiment à se détériorer, quelques intellectuels diffusent un manifeste qui prône la neutralité belge et la défense des valeurs de l’esprit. Sollicité, en septembre 1939, d’adhérer au texte, Hubermont ne donne pas suite. Promu par Robert Poulet, Mil Zankin (Gabriel Figeys) et Gaston Derijcke (Claude Elsen), le manifeste n’obtiendra le ralliement que de treize signataires. Bientôt appelé sous les drapeaux, l’écrivain se retrouve ensuite aux premières loges, en mai 1940, lors de la triste « campagne des dix-huit jours » et c’est en direct qu’il assiste à la déroute de l’armée belge. Rendu à la vie civile le 1er août, il est alors contacté par Paul Colin (1895-1943) qui lui offre de se joindre à l’équipe du Nouveau Journal qu’il s’apprête à lancer. Théoriquement, le quotidien a reçu le discret assentiment du roi Léopold, ce qui garantit la parfaite probité de l’entreprise. Pierre Hubermont répond donc favorablement et rejoint la rédaction du journal dont le premier numéro sort le mardi 1er octobre 1940. Dans la nouvelle publication, l’écrivain intègre le service qui traite des questions sociales, sous la houlette de Paul Herten (1894-1944). Il ne s’agit donc pas, en soi, d’une prestation bien compromettante, mais c’est en s’associant à une publication aussi franchement collaborationniste que Pierre Hubermont franchit le Rubicon. Pour mieux comprendre sa démarche, peut-être faut-il garder à l’esprit que, disciple de Sorel, l’homme n’a rien d’un modéré ni d’un attentiste, et qu’il subit alors la forte influence d’Henri De Man, dont nous avons rappelé plus haut les propos sans ambages. Fils du prolétariat hainuyer, Hubermont est loin d’être foncièrement hostile aux Allemands et à cet égard, il est à l’unisson de nombre de militants de gauche. « Pour ces militants », note une historienne, « l’allégeance allait au pays qui avait le système social le plus avantageux pour la classe ouvrière, en l’occurrence l’Allemagne, mère-patrie de la social-démocratie ». L’ordre social nazi, ajoute-t-elle assez justement, était tout à fait susceptible de séduire les ouvriers du Pays noir « dont l’idéologie était sociale-démocrate à la mode allemande et dont le type de vie était très proche de ceux de la Ruhr ou de la Sarre ». Et elle souligne enfin que « mines et sidérurgie forgent une solidarité implicite qui va au-delà de tous les autres clivages » (20).

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Quoi qu’il en soit, Pierre Hubermont entre dès lors de plein pied dans la Collaboration. Caractère indocile (21), il ne restera cependant que quelques mois au Nouveau Journal où il supporte mal la férule de Paul Colin et l’acidité proverbiale de Robert Poulet, le rédacteur en chef. C’est surtout à partir de 1941 que s’accentue son engagement, l’écrivain se ralliant désormais très ouvertement à l’ordre nouveau et à l’Europe nouvelle. En Allemagne, quelques auteurs prolétariens ont fait des choix similaires (22) et en Belgique même, plusieurs collègues d’Hubermont cèderont, à des degrés divers, à la même tentation (23). « Il partait », écrira sa sœur Addy (24), « de l’idée que la Belgique avait toujours été le champ de bataille des puissances européennes rivales et que la fin des guerres européennes, que l’unification de l’Europe, ferait ipso facto la prospérité de la Belgique ». « Une cause », ajoute-t-elle, à laquelle mon frère restait fanatiquement attaché, en dehors des questions d’humanisme, était celle de l’Europe. Il était d’ailleurs européen dans la mesure où il était humaniste, considérant l’Europe comme la patrie de l’humanisme ». Il voit le futur Reich européen comme la renaissance du vieux Saint-Empire romain germanique. Dans cette perspective, le romancier multiplie les gestes symboliques. René Simar, un professeur de Duffel, ayant fondé une Communauté Culturelle Wallonne (CCW) qui se propose « de recréer l’âme et la culture wallonnes, d’en affirmer et d’en exalter l’originalité », Hubermont y adhère et en devient le secrétaire général. Il en sera bientôt le président, poste auquel il succèdera au peintre et statuaire Georges Wasterlain (1889-1963), lui aussi fils de mineur. Dans ce cadre, Hubermont insiste tout particulièrement sur l’existence et la vitalité d’une culture germanique mosellane, très proche de la culture rhénane… Forte d’un bon millier de membres, répartis en treize « chambres », cette CCW est un groupe extrêmement dynamique qui organise cours de langue, expositions, concerts, récitals et conférences. Soutenue par quelques personnalités connues et quelques experts (comme le germaniste liégeois Adolphe Léon Corin), la CCW diffuse plusieurs publications de bonne facture telles que le mensuel Wallonie (25) et les hebdomadaires Chez Nous et Terre Wallonne (26). Elle anime aussi des journées culturelles wallonnes (en mars 1942 à Liège, en septembre 1942 à Charleroi, en juin 1943 à Dinant) qui témoignent d’un assez bon niveau, évitent l’écueil de la propagande primaire et obtiennent, en conséquence, un écho certain. À l’initiative de Pierre Hubermont, la CCW envoie par ailleurs des enfants en colonies de vacances en Autriche, et organise au moins deux tournées d’artistes wallons dans le Reich. Regroupant une dizaine de personnes, un premier voyage se déroule entre le 23 septembre et le 5 octobre 1941. Il sera suivi d’une grande exposition (35 artistes) ou Wallonische Kunst der Gegenwart qui se produit à Düsseldorf (février-mars 1942), Wuppertal (26 avril-24 mai 1942) et Aix-la-Chapelle (août 1942). Ces événements permettent à des gens comme les sculpteurs Georges Wasterlain et Raymond Scuvée (prix de Rome), ou les peintres Henri Matthy et Pierre Duquène de vendre quelques œuvres et de se faire connaître en Allemagne.

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Sculptures de Georges Wasterlain.

Si la direction de la CCW constitue l’une des activités majeures de Pierre Hubermont, ce dernier n’en abandonne pas pour autant le journalisme. Lorsqu’il quitte le Nouveau Journal, c’est en effet pour entrer (novembre 1941) à La Légia, le nouveau quotidien de Liège, où il va dorénavant occuper le poste délicat de directeur politique. Succédant à La Meuse, dont elle récupère les installations, La Légia a commencé de paraître le 25 mai 1940 et a vite adopté une ligne clairement germanophile (ce qui ne l’empêche pas d’avoir une diffusion très honnête de 75.000 à 90.000 exemplaires). Afin d’éviter tout malentendu, précisons tout de suite que le titre ne fait aucunement référence à une quelconque légion (fût-elle « Wallonie »), mais bien à un petit cours d’eau local qui porte ce nom. Sous l’influence d’Hubermont, le ton du journal se durcit sensiblement. « Dans ses éditoriaux », écrit Raoul Folcrey (27), « Hubermont jette les bases idéologiques d’une collaboration germano-wallonne : défense de l’originalité wallonne, rappel du passé millénaire commun entre Wallons et Allemands, critique de la politique française visant, depuis Richelieu, à annexer la rive gauche du Rhin, défense de l’UTMI [Union des travailleurs manuels et intellectuels] et de ses spécificités syndicales ». Outre ces contributions à La Légia, l’écrivain anime une émission (Chronique de la vie wallonne) sur les ondes de Radio-Bruxelles, et collabore à diverses publications, comme l’hebdomadaire satirique Voilà et bien sûr Wallonie dont il est l’un des fondateurs. Dans cette revue, il n’est pas rare qu’il fustige « le cosmopolitisme d’inspiration juive qui s’infiltrait partout par la littérature ». Oublieux de son amour passé pour les lettres françaises, il lui arrive aussi de dénoncer la NRF et « le snobisme francophile ». Hormis ces thèmes opportunistes et un peu de circonstance, il reste bien évidemment très attaché à « un art pour le peuple et jailli du peuple » et demeure fidèle à ses idéaux socialistes (28). Ce qu’il appelle de ses vœux, c’est un État populaire belge qui permette aux cultures wallonne et flamande de s’épanouir dans le respect mutuel, et qui impose une certaine écologie, face au grand capital qui exploite les faibles et détruit les sites naturels. Et s’il soutient l’Allemagne, c’est parce que, selon lui, celle-ci réalise la vraie démocratie, qui part de la base et s’exprime au travers des organismes sociaux.

L’orientation politique de Pierre Hubermont est pleinement confirmée par son adhésion à la Société Européenne des Écrivains ou Europäische Schriftsteller-Vereinigung (ESV) qui voit le jour à Weimar, le 24 octobre 1941 (29). Placée sous l’égide du Dr Gœbbels et destinée à regrouper les écrivains favorables à l’Axe, cette association possède bien entendu une Section Wallonne et Belge de Langue Française (SWBLF) dont Hubermont sera le porte-parole et Guillaume Samsoen de Gérard le secrétaire. Le groupe connaît un certain succès et attire quelques personnalités comme le journaliste Pierre Daye, le dynamique abbé Norbert Wallez (30), Marie Gevers, Francis André, Marcel Dehaye, et le poète patoisant Joseph Mignolet (31). En 1943, le groupe prend le nom de Fédération des Artistes Wallons et Belges d’Expession Française (FAWBEF), mais Hubermont en demeure la cheville ouvrière. Son appartenance à cette société le conduit (ainsi que les écrivains flamands Ferdinand Vercnocke et Filip de Pillecyn) à se rendre, fin avril 1943 et à l’invitation des Allemands, sur le site du charnier de Katyn afin d’y assister à l’exhumation des victimes du NKVD. Lors de ce funèbre déplacement, il fera la connaissance de l’ancien Premier ministre polonais Léon Kozlowski (1892-1944). À leur retour de Biélorussie, les trois Belges donneront une conférence de presse à Bruxelles et Hubermont fera paraître un bref compte-rendu de huit pages (J’étais à Katyn ! Témoignage oculaire)-(32).

Maudit et impénitent

En fin compte, l’aventure collaborationniste de Pierre Hubermont s’interrompt brutalement le 23 septembre 1944, date à laquelle il est appréhendé par les libérateurs du royaume et incarcéré à la prison de Saint-Gilles. Tenu pour un traître d’envergure, avec la circonstance aggravante d’être ou d’avoir été de gauche, son avenir semble dès lors fort sombre. Transféré à Liège, il comparaît le 17 avril 1945 devant le Conseil de guerre local qui dresse à son encontre un réquisitoire implacable. Convaincu de l’innocence du grand allié soviétique, l’un des auditeurs militaires ira même jusqu’à lui reprocher « l’infâme reportage » (sic) qu’il a commis au sujet du massacre de Katyn… Hubermont est défendu par Pierre Nothomb (33) qui parvient, non sans adresse, à atténuer la responsabilité de l’accusé, en jouant notamment sur la démence précoce de sa mère et sur le fait que le futur romancier a tenté de se pendre lorsqu’elle fut internée. En tout état de cause, dextérité du plaideur ou scrupules des juges, Pierre Hubermont évite finalement le poteau d’exécution et écope d’un emprisonnement à perpétuité. Cette condamnation paraît aujourd’hui bien lourde mais au regard des pratiques judiciaires de l’époque (34), il s’agit d’un verdict plutôt clément. D’ailleurs, la peine sera bientôt commuée en 16 ans de détention et Pierre Hubermont sera libéré le 20 novembre 1950.

Lorsqu’il sort de prison, l’écrivain, à l’instar de la plupart des « inciviques », n’est qu’un pestiféré dont nul ne veut plus entendre parler. Il peut bien se remettre à écrire, il ne trouvera plus jamais d’éditeur. On sait par exemple qu’il achève, en décembre 1976, un ouvrage sur Katyn (Khatyn, ce n’est pas Katyn), mais ce dernier ne sera jamais publié ; le tapuscrit dort encore dans un placard des archives nationales (CegeSoma). La détention n’a cependant pas brisé l’ancien militant révolutionnaire. Il participe de temps à autres aux colloques sur la littérature prolétarienne qu’organise le jésuite Paul Feller (vétéran de la 2e DB), et on le retrouve, au moment de la grande grève de l’hiver 1960-1961, dans les parages du Mouvement populaire wallon (MPW). Sous le pseudonyme de René Lapierre, il contribue alors, discrètement, à Combat, le journal du mouvement, où il tient une rubrique intitulée « Vérité de granit ». En tout cas, très favorable à André Renard (photo, ci-dessous), le chef du MPW, il ne lui ménage pas son soutien. « André Renard », écrit-il (35) ainsi, dans La Révolution prolétarienne, « est apparu comme ayant l’étoffe d’un homme d’État prolétarien et européen (…) Ce gars, qui a une puissante personnalité, se dégage (à la faveur d’une grève prématurément engagée à l’encontre de son avis raisonnable et raisonné), se dégage du carcan de la lourde bureaucratie syndicale (…) Grâce à lui, une politique réactionnaire est ébranlée et un socialisme mal en point reprend pied dans un pays où il se mourait d’un excès d’engraissement dormitoire » (36). Comme on le voit, à l’approche de la soixantaine, l’écrivain prolétarien n’a rien renié de ses convictions de jeunesse.

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Ces quelques manifestations de présence demeurent toutefois très marginales. Définitivement exclu des lettres belges en 1944, Pierre Hubermont n’obtiendra jamais aucun pardon. Il ne sortira plus de l’anonymat, et c’est dans l’oubli total et l’indifférence générale qu’il s’éteindra, le 18 septembre 1989, à Jette, dans la périphérie bruxelloise.

Notes:

(1) note 12, p. … (P.Daye)

(2) Par le biais notamment du Rassemblement national populaire (RNP), du Parti populaire français (PPF), du Parti ouvrier et paysan français (POPF) ou de la Ligue de pensée française.

(3) Ouvrier tourneur, Marcel Capron (1896-1982) fut maire communiste d’Alfortville puis député communiste de Sceaux. Secrétaire général du POPF, il sera condamné à deux ans de prison et à la dégradation nationale en 1944, mais sera amnistié en 1953.

(4) Ouvrier typographe, Georges Yvetot (1868-1942) fut un célèbre militant anarchiste et syndicaliste révolutionnaire. En 1942, il présidait le Comité ouvrier de secours immédiat (Cosi).

(5) Journaliste, professeur et écrivain, André Thérive (1891-1967) fut le célèbre critique littéraire du journal Le Temps et le fondateur de l’école dite « populiste ». Brièvement emprisonné à la Libération, il collaborera régulièrement à Rivarol, aux Ecrits de Paris, à Paroles françaises et Carrefour.

(6) Ancien pâtissier, chef de gare et inspecteur du travail, l’écrivain Pierre Hamp (1876-1962) fut un ami de Charles Péguy. Socialiste et pacifiste, il a consacré de nombreux livres à la condition ouvrière.

(7) Voy. Manifeste de l’équipe belge des écrivains prolétariens de langue française (février 1929), cité par Jacques Cordier dans « Pierre Hubermont, un homme dans la mire (1903-1989) », in Pierre Hubermont, Treize hommes dans la mine, Bruxelles, Labor, 1993, p. 137.

(8) D’origine juive russe, Benjamin Goriely (1898-1986) a traduit de nombreux textes de littérature russe et consacré plusieurs études au monde soviétique ainsi qu’au nazisme. Il collabora au Drapeau rouge mais aussi à la revue Esprit et à l’Encyclopédie de la Pléiade.

(9) Instituteur et poète, Albert Ayguesparse (1900-1996) sera membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises en Belgique.

(10) Pour être vraiment un « écrivain prolétarien », il fallait impérativement être né de parents ouvriers ou paysans, être autodidacte, et témoigner dans ses écrits des conditions de vie de sa classe sociale d’origine.

(11) Le 10 mars 1906 et suite à un coup de grisou, 1099 mineurs trouvèrent la mort à Courrières. Le 30 mars, treize hommes remontèrent vivants, suivis le 4 avril par un ultime rescapé.

(12) En 1928 et lors d’un éboulement accidentel, quarante hommes furent coincés durant plusieurs heures dans une galerie de mine à Marcinelle.

(13) Disciple de Georges Sorel, Georges Valois (1878-1945) fut le fondateur du Faisceau (1925) et du Parti républicain syndicaliste. Voy. Yves Guchet, Georges Valois, Paris, L’Harmattan, 2001 ; Jean-Claude Valla, Georges Valois : de l’anarcho-syndicalisme au fascisme, Paris, Dualpha, 2017.

(14) Institut National de Radiodiffusion (INR) ou radio d’État belge, fondée en 1930.

(15) Jacques Cordier, op. cit., p. 151.

(16) Arthur Wauters (1890-1960) fut directeur politique du journal Le Peuple, puis député, sénateur, plusieurs fois ministre et ambassadeur (Varsovie, Moscou).

(17) Voy. Esprit de février 1935, p. 848.

(18) Voy. Bernard Delcord, « À propos de quelques ‘chapelles’ politico-littéraires en Belgique (1919-1945) », Cahiers d’histoire de la IIe Guerre mondiale, Centre de recherches et d’études historiques de la IIe Guerre mondiale, n° 10 (Bruxelles, octobre 1986), p. 176.

(19) Ibid, p. 173.

(20) Voy. Elsa Van Brusseghem-Loorne, « La Libération et l’Épuration en Belgique », Le Crapouillot, n°120 (Paris, juillet-août 1994), p. 63.

(21) C’est pour cela sans doute que Jacques Willequet le décrit sèchement comme « un caractériel qui frisait le dérèglement cérébral et qui passa son existence à se brouiller avec tout le monde » – voy. J. Willequet, La Belgique sous la botte, Paris, Editions universitaires, 1986, p. 172.

(22) Par exemple Max Barthel (1893-1975), Karl Bröger (1886-1944), August Winnig (1878-1956) et Hans Zöberlein (1895-1964).

(23) Notamment René Baert (1903-1945), Constant Malva (1903-1969), Marcel Parfondry (1904-1968) et Fernand Jouan.

(24) Voy. A. Jumeau, Bon sang ne peut mentir, Bruxelles, 1949 – cité par Raoul Folcrey, « La Gauche et la Collaboration en Belgique: De Man, les syndicats et le Front du Travail », Vouloir-Archives EROE (en ligne) ou Le Crapouillot, n° 110 (Paris, septembre-octobre 1992), p. 20-22 [version abrégée du même article].

(25) Collaborent à Wallonie Jean Denis, Gaston Derijcke, Francis André, l’abbé Wallez, Gabriel Figeys, Marie Gevers, Marcel Parfondry et Marcel Dehaye.

(26) À Terre Wallonne (qui s’est d’abord intitulé Notre Terre Wallonne), on trouve les signatures de Gilles Anthelme (Francis Soulié), Fernand Jouan, André Combaire et Jules van Erck.

(27) Voy. supra Raoul Folcrey, Vouloir-Archives EROE (en ligne).

(28) « Ce gauchiste », écrit J. Willequet (op.cit, p. 172), « n’eut jamais que deux passions : la Wallonie et le sort de la classe ouvrière ».

(29) Voy. C. Dolbeau, « Weimar 1941-1942 : la Société Européenne des Écrivains », Tabou, vol. 25 (Saint-Genis-Laval, 2019), pp. 160-183.

(30) Directeur du quotidien Le Vingtième Siècle, l’abbé Norbert Wallez (1882-1952) était un admirateur de Mussolini. Correspondant régulier de Charles Maurras et Léon Daudet, il embauchera Hergé et Léon Degrelle dans son journal. Emprisonné en 1944, il sera condamné (1947 et 1948) à cinq ans d’emprisonnement pour collaboration.

(31) Voy. Bernard Delcord, op. cit., p. 181-182.

(32) Ferdinand Vercnocke fait de même et publie Ik was in Katyn.

(33) Sur ce personnage, voir Lionel Baland, Pierre Nothomb, Collection “Qui suis-je“, Puiseaux, Pardès, 2019.

(34) Si Robert Poulet, condamné à mort, finit par s’en sortir vivant, tel n’est pas le cas des journalistes René Baert, José Streel, Paul Herten et Jules Lhost qui sont passés par les armes.

(35) sous le nom de Pierre Hubermont.

(36) Voy. La Révolution prolétarienne (« mensuel syndicaliste révolutionnaire »), n° 465/164, octobre 1961, p. 11.

Bibliographie:

La Révolution prolétarienne, n° 465/164 (Paris, octobre 1961).

– B. Delcord, « À propos de quelques ‘chapelles’ politico-littéraires en Belgique (1919-1945), Cahiers d’histoire de la IIe Guerre mondiale, Centre de recherches et d’études historiques de la IIe Guerre mondiale, n° 10 (Bruxelles, octobre 1986).

– J. Willequet, La Belgique sous la botte, Paris, Editions universitaires, 1986.

– R. Folcrey, « La Gauche et la Collaboration en Belgique : De Man, les syndicats et le Front du Travail », Le Crapouillot, n° 110 (Paris, septembre-octobre 1992) – repris sur le site Internet de Vouloir-Archives EROE. 

– P. Hubermont, Treize hommes dans la mine, Bruxelles, Labor, 1993.

– Elsa Van Brusseghem-Loorne, « La Libération et l’Épuration en Belgique », Le Crapouillot, n° 120 (Paris, juillet-août 1994).

jeudi, 15 septembre 2022

Parution du numéro 454 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 454 du Bulletin célinien

2022-09-Cover.jpgSommaire :

L’épigraphe de Voyage au bout de la nuit (Le chant de la Bérézina)

Entretien avec Jean Guenot (5e et dernière partie) 

Guerre, antérieur à Voyage

Jean-Pierre Maxence, critique de Céline.

De Morandat à Thibaudat

Thibaudat a lâché le morceau cet été :  le détenteur des fameux inédits n’était autre qu’Yvon Morandat (1913-1972), celui que Céline appelle comiquement « mon occupant » puisqu’il emménage dans son appartement, réquisitionné par la Résistance, à la Libération. Ailleurs il évoque « celui qui occupe [s]on lit à Montmartre ». On savait que ce résistant, gaulliste de la première heure, avait placé le mobilier de Céline dans un garde-meuble. Et que celui-ci avait refusé de le récupérer contre le paiement des frais de gardiennage. On savait aussi que l’écrivain n’avait pas tenu à recouvrer ces manuscrits qui n’avaient, disait-il, aucun intérêt pour lui ¹. Ce qui ne l’empêcha pas de se poser en victime de Morandat. Mais se souvenait-il de tout ce qu’il avait laissé ? On ignorait par ailleurs que le nouveau locataire détenait aussi, dans une malle, des documents personnels de Céline dont des lettres, photographies et autres archives privées. C’est l’une des filles du résistant qui, via un ami de la compagne de Thibaudat, lui a remis le tout  à l’aube des  années 80. Il a donc détenu ces inédits  pendant quarante ans.  Il ne s’agissait en aucun cas  de les remettre  à  Lucette  Destouches car c’était « s’exposer à voir des documents gênants pour Céline disparaître ou être interdits de publication. » Il importait aussi de ne pas faire de cadeau à celle qui « avait déployé beaucoup d’efforts pour tenter de gommer l’ignominie antisémite de son époux » [sic].  On comprend aussi qu’il ne fallait pas entacher la mémoire de Morandat que de mauvais esprits eussent pu accuser de recel puisqu’il conserva par-devers lui, outre les manuscrits (que Céline déclina), des documents privés qu’il aurait pu lui remettre en mains propres lorsqu’il le rencontra, au domicile de Pierre Monnier, au début des années cinquante. Quid d’Oscar Rosembly ?  C’est de toute évidence lui qui, en août 1944, subtilisa le manuscrit complet de Casse-pipe (plus de 800 pages, selon Céline), la version cédée par Morandat étant, elle, très lacunaire ².

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Que sont devenus les manuscrits dérobés par Rosembly (car il y aurait aussi la version finale de La volonté du roi Krogold) ?  Les ayants droit comptent-ils s’adresser au petit-fils de Rosembly, journaliste à Marseille,  afin de savoir ce qu’il en est ?  Guère d’espoir de ce côté puisqu’on se souvient qu’il tomba des nues lorsqu’il apprit, l’été précédent, les “exploits” de son grand-père. Comme on le voit, bien des zones d’ombre subsistent et, avec Céline, on n’est pas au bout de nos surprises. Toutes ces péripéties sont d’ailleurs très céliniennes.  De même le fait que cette histoire suscite tant de commentaires imbéciles. Ainsi, à la suite de l’ineffable Roussin, l’ancien journaliste de Libération relève que, dans l’exposition organisée par Gallimard, la médaille militaire de Louis Destouches  a été  exposée  sans que ne fût rappelé  qu’il n’avait plus le droit de la porter par décision de justice. Cette hargne envers un auteur mort il y a 60 ans a quelque chose de fascinant…

• Jean-Pierre THIBAUDAT, « Céline, le trésor retrouvé. La piste Morandat », Mediapart, 10 août 2022. Neuf épisodes ont été publiés au total [https://blogs.mediapart.fr]

  1. (1) « Je les ai aussi ces premières pelures de la suite Casse Pipe… C’est le définitif manuscrit qui a été bouzillé et qu’il [Morandat, ndlr] n’a pas, et la Volonté du Roi Krogold. » (lettre à Pierre Monnier, 2 décembre 1950) mais le trésor recueilli par Thibaudat comprend, comme on le sait, d’autres manuscrits inédits.
  2. (2) Cf. Émile Brami, « Tribune. Céline et les manuscrits perdus : “la piste Rosembly reste sérieuse” », L’Obs, 15 août 2022 [https://www.nouvelobs.com/bibliobs]. 

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Syndrome du Titanic : Ernst Jünger et la culture de la panique

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Syndrome du Titanic : Ernst Jünger et la culture de la panique

par Nicolas Bonnal

A la fois prophète olympien et descripteur de la débâcle, Jünger prévoit notre anéantissement économique et anthropologique. Dans Soixante-dix s’efface, alors qu’il raconte des petits voyages (Maroc, Canaries) souvent décevants, le maître soudain catastrophé écrit :

« Les autos ruinent les villes ; le séjour devient une « saison en enfer » - les bruits, les gaz d’échappement, les dangers de mort. Quand on ne se fait pas écraser, on dépérit lentement. Même les îles lointaines en sont inondées. Sur les plages, les hôtels poussent comme des champignons, non isolément, mais par chaînes entières. Ils sont identiques, jusqu’à leurs trous de serrure ; leur modèle se trouve quelque part à New York ou à Tokyo. On estime par conséquent que le nombre des voyageurs va constamment croître, et qu’il faut, dans cette perspective, engager de plus en plus de personnel. Dans les îles, l’eau va aussi se raréfier. Fièvre du boom commercial. Qu’arrivera-t-il en cas de restrictions, de crise économique, de guerre ? L’évolution est irréversible. Un hôtel vide se change bientôt en ruine ; d’un garçon de restaurant, on ne refera jamais un berger. Viennent alors des paysages spectraux (p. 534).»

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L’effondrement qui nous arrive dans les années 2020, et qui est autant subi que provoqué via le Reset, devient chez Jünger un syndrome du Titanic. Vingt ans avant, dans son livre le plus important pour les survivalistes, le Traité du rebelle donc, Jünger écrit :

« La peur est l’un des symptômes de notre temps. Elle nous désarme d’autant plus qu’elle succède à une époque de grande liberté individuelle, où la misère même, telle que la décrit Dickens, par exemple, était presque oubliée. »

Jünger évoque justement le Titanic ; on se souvient du succès effarant de ce film répugnant. Il écrit donc :

« Comment ce passage s’est-il produit ? Si l’on voulait nommer l’instant fatal, aucun, sans doute, ne conviendrait mieux que celui où sombra le Titanic. La lumière et l’ombre s’y heurtent brutalement : l’hybris du progrès y rencontre la panique, le suprême confort se brise contre le néant, l’automatisme contre la catastrophe, qui prend l’aspect d’un accident de la circulation. »

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Jules Verne a bien montré que l’automatisme (la civilisation mécanique) croissait avec la peur. Voyez les 500 millions de la Bégum qui montre la montée du péril allemand sur fond de grosse industrialisation. Il y a une grosse promesse, raconte Jünger, mais elle croît avec un grand risque et une grosse trouille :

« Il est de fait que les progrès de l’automatisme et ceux de la peur sont très étroitement liés, en ce que l’homme, pour prix d’allègements techniques, limite sa capacité de décision. Il y gagne toutes sortes de commodités. Mais, en contrepartie, la perte de sa liberté ne peut que s’aggraver. La personne n’est plus dans la société comme un arbre dans la forêt ; elle ressemble au passager d’un navire rapide, qui porte le nom de Titanic, ou encore de Léviathan. Tant que le ciel demeure serein et la vue agréable, il ne remarque guère l’état de moindre liberté dans lequel il est tombé. Au contraire : l’optimisme éclate, la conscience d’une toute-puissance que procure la vitesse. Tout change lorsqu’on signale des îles qui crachent des flammes, ou des icebergs. Alors, ce n’est pas seulement la technique qui passe du confort à d’autres domaines : le manque de liberté se fait sentir, soit que triomphent les pouvoirs élémentaires, soit que des solitaires, ayant gardé leur force, exercent une autorité absolue. »

Jünger a vu le lien entre les mythes grecs et le progrès technique, comme Anouilh, Giraudoux, Domenach, Cocteau et quelques autres pendant et après la Guerre. Le Titanic n’est pas seul en cause. C’est aussi le syndrome du radeau de la méduse, épisode affreux de notre histoire et qui rappelle que la méduse nous transforme en pierres (en cœurs de pierre).

Jünger ajoute :

« Et nous finissons comme des bougies dans un tableau de Bosch :

On pourrait élever une objection : d’autres ères de crainte, de panique, d’Apocalypse ont suivi leur cours, sans que ce caractère d’automatisme vînt les renforcer, leur servir d’accompagnement.

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Laissons ce point : car l’automatisme ne prend ce caractère terrifiant que s’il s’avère être l’une des formes, le style même de la fatalité, dont Jérôme Bosch donnait déjà une représentation incomparable. »

Mais Jünger souligne l’essentiel. Nous crevons de trouille et c’est la marque du monde moderne (la vie aurait dû rester un « risque à courir, pas un problème à résoudre », comme disait un Bernanos écœuré) :

« On constatera que presque tous, hommes ou femmes, sont en proie à une panique telle qu’on n’en avait plus vu dans nos contrées depuis le début du Moyen Age. On les verra se jeter avec une sorte de rage dans leur terreur, en exhiber sans pudeur ni retenue les symptômes. »

Umberto Eco dans un bel essai sur le moyen âge avait parlé du retour impromptu de ces grandes peurs. Flaubert avait déjà souligné dans sa correspondance la trouille liée à un simple épisode météo (voyez mon texte) ; et c’est aujourd’hui sur fond de paniques climatiques que nos élites et gouvernements veulent nous anéantir. On veut alors se cacher (collapsologues, catastrophistes, apocalyptiques, à vos bateaux, à votre or, à vos cavernes !) et Jünger ajoute presque humoristiquement :

« On assiste à des enchères où l’on dispute s’il vaut mieux fuir, se cacher ou recourir au suicide, et l’on voit des esprits qui, gardant encore toute leur liberté, cherchent déjà par quelles méthodes et quelles ruses ils achèteront la faveur de la crapule, quand elle aura pris le pouvoir. »

L’automatisme progresse évidemment avec la panique, et dans le pays qui reste le plus avancé, l’Amérique :

« La culture de panique va s’appesantir, là où l’automatisme gagne sans cesse du terrain et touche à ses formes parfaites, comme en Amérique. Elle y trouve son terrain d’élection ; elle se répand à travers des réseaux dont la promptitude rivalise avec celle de l’éclair. Le seul besoin de prendre les nouvelles plusieurs fois par jour est un signe d’angoisse ; l’imagination s’échauffe, et se paralyse de son accélération même. »

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Jünger va même plus loin en dénonçant l'horreur télévisuelle qui crée péril russe, virus, Reset, dictature et pénurie (voyez mon texte "De Platon à Cnn"):

« Toutes ces antennes des villes géantes ressemblent à des cheveux qui se dressent sur une tête. Elles appellent des contacts démoniaques. »

Nous avons parlé du rôle narcotique de l’info dans un texte ici-même, en citant Platon, Théophraste, Fichte et Thoreau. Reprenons Thoreau :

« À peine un homme fait-il un somme d’une demi-heure après dîner, qu’en s’éveillant il dresse la tête et demande : « Quelles nouvelles ? » comme si le reste de l’humanité s’était tenu en faction près de lui. Il en est qui donnent l’ordre de les réveiller toutes les demi-heures, certes sans autre but ; sur quoi en guise de paiement ils racontent ce qu’ils ont rêvé. Après une nuit de sommeil, les nouvelles sont aussi indispensables que le premier déjeuner.

Dites-moi, je vous prie, qu’importe ce qui a pu encore arriver à quelqu’un, n’importe où sur ce globe ? »

Nous risquons toujours la guerre avec la Chine et la Russie, comme durant la Guerre Froide. Jünger remarque :

« Il est certain que l’Est n’échappe pas à la règle. L’Occident vit dans la peur de l’Est, et l’Est dans la peur de l’Occident. En tous les points du globe, on passe son existence dans l’attente d’horribles agressions. Nombreux sont ceux où la crainte de la guerre civile l’aggrave encore.

La machine politique, dans ses rouages élémentaires, n’est pas le seul objet de cette crainte. Il s’y joint d’innombrables angoisses. Elles provoquent cette incertitude qui met toute son espérance en la personne des médecins, des sauveurs, des thaumaturges. Signe avant-coureur du naufrage, plus lisible que tout danger matériel. »

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Ce naufrage n’est pas très prometteur d’autant que la solution semble impossible : on  combat pour la forme le minotaure au milieu des zombis. Jünger envoie promener le yoga, pourtant recommandé avec la Kabbale dans Sex and the City :

« Mais notre temps exige autre chose que la fondation d’écoles de yoga. Tel est pourtant le but, non seulement de nombreuses sectes, mais d’un certain style de nihilisme chrétien, qui se rend la tâche trop facile. On ne peut se contenter de connaître à l’étage supérieur le vrai et le bon, tandis que dans les caves, on écorche vifs vos frères humains. »

Reconnaissons que nous avons progressé. On les écorche moins vifs, on les bourre vifs et on les sur-informe vifs. Mais passons. Jünger encore pour conclure (si c’est encore possible) :

« Car nous ne sommes pas impliqués dans notre seule débâcle nationale ; nous sommes entraînés dans une catastrophe universelle, où l’on ne peut guère dire, et moins encore prophétiser, quels sont les vrais vainqueurs, et quels sont les vaincus. »

Ici il rejoint Mgr Gaume : pour ce dernier l’Apocalypse aurait lieu quand le monde serait unifié. Comme dira Guy  Debord : « dans un monde unifié on ne peut s’exiler ». Les démons de Davos peuvent alors se rassembler comme à la fin du chant I de Milton et entamer l’œuvre de destruction et de dépeuplement.

Ernst Jünger défendait le recours aux forêts. Comme on sait aussi les montagnes-parcs nationaux sont bourrées de parkings payants et nous venons d’apprendre que dans les Pyrénées, la balade sera payante. On paiera un automate. Mais ne paniquons pas...

Sources:

Jünger – Traité du rebelle, le recours aux forêts – archive.org

https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/06/27/de-platon-au...

https://lesakerfrancophone.fr/monseigneur-gaume-et-le-car...

https://www.dedefensa.org/article/flaubert-et-notre-abrut...

 

lundi, 12 septembre 2022

"Immortel Mishima"

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"Immortel Mishima"

Le livre, que je rencence ici, est un cadeau de mon ami et camarade Alejandro Linconao lors de ma dernière visite à Buenos Aires. Comme il me l'a dit, "ce livre est un hommage au courage universel".

Par Enric Ravello Barber

Le livre est édité par le Grupo Minerva (Argentine):  https://grupominerva.com.ar/2021/01/novedad-editorial-mis...

Compilé par Alejando Linconao, le livre est une anthologie d'articles signés par différents auteurs qui naviguent littérairement à travers la vie, les idées, l'esthétique et surtout la mort de l'écrivain japonais le plus connu en Occident.

Les contributions de Francesco Marotta, Andreas Scarabelli, Rubén González, Carmino Mohomed, Christofer Pankhurst, Kerry Bolton, Troy Southgate, Giuseppe Fino, Emanuel Pietrobon et Alejandro Linconao lui-même, qui écrit le dernier chapitre, forment en quelque sorte un ensemble narratif et explicatif qui permet au lecteur de se faire une idée complète et globale de la réalité qui a entouré et incarné Kimitake Hiraoka, connu dans le monde entier sous le nom de Yukio Mishina. De sa naissance dans une famille japonaise traditionnelle, à sa mauvaise santé qui l'a empêché de participer en tant que soldat à la Grande Guerre contre les États-Unis et le monde moderne. Une guerre qui, cependant, marquera son destin à jamais.

La déclaration de l'empereur du Japon, Hiro Hito, dans laquelle - contraint par les troupes du capitalisme et de la décadence - il renie sa nature divine, a eu un fort impact sur Mishima. Pour lui, l'Empereur est et sera éternellement le fils d'Amaterasu ; il faudra créer les conditions pour qu'il se proclame à nouveau tel. Mishima a été formé dans des cercles nationalistes de plus en plus radicaux, où il était courant de critiquer le bouddhisme et de revendiquer le shinto comme seule religion du Japon. Mishima ressent aussi intérieurement le besoin de rendre leur dignité à tous ceux qui sont morts pour le Japon et l'Empereur en devenant des kamikazes, comme il le dit dans Le Vent des Dieux. 

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Mishima lit et intériorise le grand ouvrage du samouraï Hagakure et déclare : "J'y ai découvert que la voie du samouraï est la mort". Il s'est donc préparé à sa mort en créant une armée non armée, la Tatenokai (la société du bouclier), dont les principes fondateurs sont les suivants : "l'Empereur est le seul symbole de notre communauté historique et de notre culture, ainsi que de notre identité raciale". Il réussit à recruter une centaine de patriotes pour cette armée, qui - comme le vent kamikaze - était également très divine.

Le 25 novembre 1970, Mishima et quatre membres de sa Tatenokai pénètrent dans le quartier général des Forces d'autodéfense japonaises, l'armée très réduite que l'occupant américain a permis à l'ancien Empire du Soleil Levant de posséder.  Une fois à l'intérieur, Mishima prononce un discours visant à provoquer un soulèvement des soldats en faveur de l'empereur et de la renaissance du Japon. Les soldats ne l'écoutent pas, ils sont déjà des hommes d'une autre époque - une époque sans doute la pire et la plus dépourvue d'héroïsme. Déçu, Mishima se détourne et accomplit le seppuku, la mort la plus douloureuse et traditionnelle réservée aux samouraïs. Le second de son armée fait de même. Il avait écrit: "Je veux que ma vie soit un poème", et pour le rendre plus esthétique, il avait cultivé son corps faible pour en faire un corps dur et athlétique et pris des photos inspirées du martyre de Saint Etienne, ce qui l'érotisait profondément.

Mishima a réussi à faire de sa vie un poème et de sa mort un rite qui invoque les dieux du shinto et leur fils terrestre, l'empereur du Japon.

 

Bertold Brecht - l'agitateur implacable

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Bertold Brecht - l'agitateur implacable

Par Alexander Markovics

Le 10 février 1898, le poète, auteur de chansons et dramaturge communiste Bertold Brecht nait à Augsbourg. Élevé dans la religion protestante à la demande de sa mère, Brecht, bon élève, commence très tôt à écrire et à composer des poèmes. Comme beaucoup d'autres de sa génération, il vit le début de la Première Guerre mondiale en 1914 comme l'effondrement d'un monde qui se fait également sentir en lui : après les premiers éloges patriotiques, le jeune Bertold Brecht devient pacifiste. Il est néanmoins mobilisé comme infirmier, et pendant la guerre, il commence à rassembler autour de lui un cercle d'amis partageant les mêmes idées que lui, qui travaillent ensemble sur des chansons et des publications. De même, le jeune poète commence à courir après le beau sexe et connaît ses premières amours. Dans le sillage de la Révolution de novembre et de l'effondrement de l'Empire de Guillaume II, Brecht participe à la République des Conseils de Bavière, qu'il vit en tant que membre des conseils d'ouvriers et de soldats, sans se distinguer particulièrement.

Au cours de plusieurs voyages à Berlin, Brecht commence à nouer des contacts dans le milieu théâtral de la jungle urbaine, dans laquelle il finit par s'installer définitivement en 1924. C'est dans l'interaction entre la misère des Berlinois ordinaires, son traumatisme de la guerre et la vie trépidante de la ville que Bertold Brecht développe son talent d'agitateur communiste et de dramaturge. Son théâtre dialectique se caractérise par le fait qu'il doit empêcher le public de s'identifier aux personnages et soulever au contraire des questions. Ce caractère éducatif des pièces sert bien sûr à inculquer l'opinion de Brecht aux spectateurs. Bertold Brecht y parvient brillamment avec les moyens les plus modernes de son époque : les "chansons" de ses pièces (fortement influencées par le jazz), souvent écrites de manière ironique et humoristique, conquièrent le public, ce qui contribue au succès de son Opéra de quat'sous.

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Dans cette pièce, où l'on retrouve notamment les ouvriers miséreux de Berlin, et où les capitalistes et les voyous sont tous représentés comme des criminels - et si les banquiers s'en sortent, les voyous finissent en prison. Ce faisant, Brecht souligne l'impossibilité de se comporter conformément à la morale bourgeoise lorsqu'on est pris dans une profonde misère matérielle - on mange d'abord, la morale vient ensuite, selon l'expression consacrée de sa pièce. Bien sûr, tout cela ne sert pas uniquement à divertir: l'athée radical qu'est Brecht ne croit pas au paradis, c'est pourquoi il veut que le monde sur terre en devienne un le plus rapidement possible. C'est pourquoi il veut changer le monde par son art, c'est pourquoi il se bat pour la suprématie culturelle de son camp en Allemagne, qui pourra y parvenir avec ses pièces. Dans ce contexte, Brecht devient le dramaturge le plus influent d'Allemagne. Bien que le dramaturge d'Augsbourg parvienne à tendre un miroir au capitalisme, son théâtre, influencé par les classiques du marxisme, manque d'introspection.

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Dans la tradition de Machiavel et de la politique moderne, Brecht méprise l'homme bon et vertueux : ce n'est pas la pitié pour les opprimés qui est à l'ordre du jour chez lui, mais la transformation de cette émotion humaine en colère contre la classe dirigeante. C'est précisément cette attitude que Brecht, agitateur implacable, promeut dans sa pièce "La mesure". Ici, le révolutionnaire sans scrupules, prêt même à tuer ses propres camarades, non seulement n'est pas bon mais doit devenir mauvais pour faire triompher la révolution socialiste: cette figure est érigée en idéal. Dans le même temps, Brecht élève le parti communiste au rang de figure divine et rédemptrice autour de laquelle toute vie humaine doit s'orienter. En fin de compte, dans cette pièce phare du théâtre stalinien, le jeune camarade moralement intègre doit mourir parce qu'il fait obstacle à la révolution avec ses pensées morales. Les classiques du communisme doivent être suivis servilement et ne doivent pas être remis en question - c'est sans doute en partie à cause de cette attitude que les communistes allemands n'ont pas compris la nécessité de la question nationale, à quelques exceptions près comme les combats de Schlageter en Rhénanie, et qu'ils n'ont pas pu s'opposer efficacement à l'État social sous la République de Weimar ou à l'idée de la communauté du peuple (Volksgemeinschaft) dans les premières années du Troisième Reich, pas plus qu'aux lois raciales, qui n'apparaissaient pas sous cette forme dans les analyses marxiennes du capitalisme. L'œuvre de Brecht a été confrontée très tôt à une réaction violente et massive de la part du national-socialisme, qui l'a finalement contraint à fuir le pays.

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Dans sa pièce "Arturo Ui", il analysait l'hitlérisme tel qu'il le fut jusqu'à la Nuit des Longs Couteaux, mais ne pouvait pas expliquer l'échec de la lutte des classes en Allemagne. Arrivé en Amérique, Brecht met en scène avec "La vie de Galilée" une parabole sur l'oppression et le bridage idéologique de la science en Allemagne, sans certes se rendre compte, comme Ernst Jünger, que cette chaussure conviendrait également au pied d'un régime communiste ou libéral. Non seulement Brecht ne parvient pas à percer aux États-Unis, mais il est même convoqué en 1947 devant le "Comité des activités anti-américaines" pour s'expliquer sur son agitation communiste. Il répond finalement à un appel de la RDA, où il veut participer à la construction du socialisme dans la zone d'occupation soviétique. Brecht y est accueilli à bras ouverts et le rêve de sa vie d'avoir son propre théâtre sur le Schifferbaudamm à Berlin se réalise. Bertold Brecht est enfin arrivé au sommet de l'industrie culturelle, il note lui-même non sans fierté qu'il appartient désormais à la classe des locataires. Mais même le communiste convaincu qu'était Brecht, dont on voulait même donner le nom à une place de Berlin-Est, ne peut pas fermer les yeux sur la misère des ouvriers en RDA, face aux dommages de guerre, aux réparations qu'exige l'URSS et au blocus occidental. Lorsque les Allemands osent se révolter le 17 juin 1953, il veut publier un message de solidarité ambivalent aux dirigeants du nouvel Etat prolétarien, mais elle ne sera pas publiée dans son intégralité.

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Son poème "La Solution", dans lequel il suggère ironiquement au gouvernement de changer le peuple s'il n'est pas satisfait de lui, ne sera cependant publié que six ans plus tard en Occident. Elle inspirera quelques décennies plus tard Renaud Camus pour sa thèse du "Grand Remplacement", décrivant le remplacement des Européens autochtones par des immigrés. Ce qui reste de Brecht aujourd'hui, c'est sa critique intelligente et polémique du capitalisme et de ses crimes, qui est plus que jamais d'actualité face à la menace de la misère que font peser les politiques occidentales qui imposent des sanctions et des restrictions d'énergie, en plongeant le peuple dans la misère. En revanche, son agitation amorale en faveur du communisme ne peut que nous rappeler ce que l'absence de traitement de la question sociale et la violence du capitalisme peuvent faire naître comme démons chez un être humain.

jeudi, 08 septembre 2022

Ernst Jünger en tant que psychonaute

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Ernst Jünger en tant que psychonaute

Par Fernando Trujillo

Quelle : https://guerradelasideas.blogspot.com/2022/06/junger-como-psiconauta.html?spref=tw

Des états de conscience altérés

Soldat, voyageur, intellectuel, homme d'action, mystique, la figure d'Ernst Jünger combine tant de nuances contradictoires qui font de lui l'un des hommes les plus intéressants de la littérature du 20ème siècle.

Dès son plus jeune âge, il a ressenti en lui un rejet de la vie bourgeoise, choisissant la voie de l'action, ce qui l'a conduit à s'engager dans la Légion étrangère, puis à faire son baptême du feu pendant la Première Guerre mondiale, une expérience qu'il a retranscrite dans des œuvres telles que Orages d'acier.

Cependant, des auteurs tels que José Luis Ontiveros et Armin Mohler ont parlé de sa facette de penseur, de guerrier et d'anarque, cependant, une facette presque totalement ignorée, à mon avis, est sa facette de psychonaute.

Le terme psychonaute signifie étymologiquement "navigateur de l'âme" et s'applique aux personnes qui, grâce à certaines drogues, peuvent entrer dans un état de perception où elles peuvent accéder à une gnose ou entrevoir les mystères de l'Univers dans lequel nous vivons. Il convient de préciser que le terme ne définit pas seulement un consommateur d'hallucinogènes, mais que ces états peuvent également être atteints par la solitude ou la méditation.

Avant de poursuivre, il convient de préciser que ce texte, ici, ne vise pas une apologie de la consommation de drogues ; la manière irresponsable dont la civilisation occidentale utilise les drogues comme moyen de "s'amuser" est une parodie de l'utilisation des drogues chez les Amérindiens et les sages orientaux. Jünger lui-même, dans ses Approches, affirme que la possession de drogues crée des formes d'esclavage et de servitude démoniaque dans lesquelles aucun geôlier n'est nécessaire et compare les trafiquants de drogues qui partagent gratuitement leur marchandise avec des adolescents à une version maléfique du joueur de flûte de Hamelin.

Cela montre clairement que, bien que Jünger ait été un consommateur de LSD et d'autres substances, il ne les utilisait pas pour "passer un bon moment", mais pour en ressentir les effets et les étudier en profondeur.

41W0+vuZFiL._SX302_BO1,204,203,200_.jpgDans son ouvrage Approches, drogues et ivresse, Junger se penche sur ses expériences avec différents types de drogues telles que le LSD, l'opium, la cocaïne, ainsi que sur les effets de l'ivresse tout en nous parlant des auteurs qui l'ont précédé sur cette voie tels que Poe, Baudelaire et Quincey et de la fascination que les stupéfiants ont exercée sur l'humanité. L'auteur écrit : Depuis les temps primordiaux, les chamans et les devins, les magiciens et les mystagogues connaissent l'étroite relation entre l'ivresse et l'extase. C'est pourquoi les drogues ont toujours joué un rôle dans leurs consécrations, initiations et mystères. C'est un véhicule d'ouverture parmi d'autres : comme la méditation, le jeûne, la danse, la musique, la contemplation égocentrique d'œuvres d'art ou d'émotions violentes. Son rôle ne doit donc pas être surestimé. En outre, elle ouvre également les portes sombres ; Hassan Ibn Al Sabbah avec ses assassins nous offre son exemple".

Dans ces mots, nous voyons comment Jünger donne à ces drogues un rôle de clés pour ce que Blake définirait comme les portes de la perception et comment diverses cultures anciennes les ont utilisées comme moyen de contacter leurs dieux et leurs esprits.

Tout au long de son ouvrage Approches, l'auteur fait l'expérience de ces états altérés, décrivant ses moments et les comparant à des expériences similaires vécues par d'autres auteurs. Ainsi, dans un chapitre, Jünger raconte ses expériences avec l'opium après son séjour dans la Première Guerre mondiale et fait référence à l'écrivain britannique Thomas de Quincey (illustration), avec lequel il établit des comparaisons dans ses expériences avec l'opium.

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Après la défaite allemande, l'auteur raconte son retour chez lui, épuisé et blessé, et dans son introduction à la consommation d'opium, il nous montre l'état de l'Europe après la guerre.

Pendant la République de Weimar, le peuple allemand s'est adonné au nihilisme, à la toxicomanie, aux bordels, au matérialisme et à l'hédonisme. Une situation similaire s'est produite après la Seconde Guerre mondiale, qui a tué tout vitalisme et tout romantisme, laissant un vide que la jeunesse a tenté de combler avec les drogues, la "révolution hippie" et le sexe libre.

Jünger n'était pas un décadent comme on pourrait le penser, mais un explorateur de ces états de conscience altérés. Pendant cette décadence de l'Allemagne, l'auteur faisait partie du mouvement dit de la "Révolution conservatrice", né pour contrer le libéralisme et le marxisme.

Son penchant pour l'opium durera jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, quand il occupait un poste militaire dans la France de Vichy où il fréquentait les salons littéraires avec leurs fumeurs d'opium, rencontrant des artistes et des intellectuels tels que Jean Cocteau, Pablo Picasso et Henri de Montherlant.

La frontière est mince entre un décadent et un psychonaute, tout comme entre un toxicomane et un chaman indien, pour ne citer que ces exemples-là. L'exploration du cosmos par les drogues, l'atteinte de ces états altérés comme un but supérieur et non comme une fuite éphémère hors de la réalité. Jünger se situait quelque part entre les deux, entre un homme en quête d'évasion et un explorateur de la psyché, subissant une métamorphose qui le fit passé de l'escapiste potentiel au chaman contemporain.

LSD et autres hallucinogènes

En 1945, Jünger se lie d'amitié avec Albert Hoffman (photo, ci-dessous), le créateur du LSD, alors qu'ils avaient correspondu quelques années auparavant en raison de l'admiration que vouait Hoffman au travail de l'auteur. Jünger s'est intéressé à la relation pouvant exister entre la nouvelle drogue et la création artistique. À cette époque, l'auteur travaillait sur son roman dystopique Heliopolis, dont le protagoniste Antonio Peri est un expérimentateur de drogues que l'on pourrait qualifier de psychonaute littéraire.

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Au printemps 1951, Jünger, avec Hoffman et le pharmacologue Heribert Konzett, a réalisé une expérience en prenant une petite dose de LSD qui, bien qu'elle n'ait pas eu les effets désirés, a ouvert à notre auteur les portes de la perception mystique.

"Ce n'est pas plus qu'un chat domestique comparé au vrai tigre, à la mescaline, ou tout au plus à un léopard", a affirmé Jünger après cette première expérience. Bien que cela ne soit pas suffisant, à d'autres moments, Jünger a réussi à franchir ces portes de la perception. Son initiation au LSD a eu lieu au moment où Huxley avait écrit le livre The Doors of Perception dans lequel il raconte l'utilisation du LSD à des fins mystiques.

Jünger a ensuite expérimenté les effets du peyotl, à base de champignons hallucinogènes, lors de son voyage au Mexique dans le cadre de son exploration du royaume des rêves.

La culture de la drogue compte de nombreux charlatans tels que Timothy Leary, un agent de la CIA que Hoffman a lui-même accusé de ne vouloir qu'attirer l'attention de la galerie sur sa propre personne, et Carlos Castañeda, soupçonné d'avoir inventé une grande partie de ce qui est exposé dans ses livres et qu'Alejandro Jodorowsky, un autre charlatan, qu'il a accusé d'être un opportuniste. L'intention de Jünger n'est pas de promouvoir une culture de la drogue au niveau des masses, des livres comme Approches ne doivent pas être considérés de cette façon.

Pour Jünger, ces drogues doivent être utilisées avec prudence et retenue, le psychonaute ne peut pas rester tout le temps dans cet espace intérieur, il doit sortir dans le monde sobre, banal et quotidien pour raconter ce qu'il a appris et ce qu'il a vu.

À cet égard, le point de vue de Jünger sur certains hallucinogènes est similaire à celui de l'anthropologue mexicain Fernando Benítez qui, dans son ouvrage En la tierra mágica del peyote, parle de l'utilisation cérémonielle du peyotl chez les Indiens Huichol dans le cadre d'un pèlerinage religieux annuel. Benítez établit une comparaison entre l'utilisation du peyotl par les Huichols pour des motifs sacrés et l'utilisation du LSD dans la civilisation occidentale, dépourvue de toute voie mystique et utilisée dans le but d'améliorer l'amusement et l'expérience sexuelle.

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Pour Jünger, l'utilisation du LSD nous offre une possibilité de connaissance de soi, d'apprentissage de notre relation au soi et au monde dans lequel nous vivons. En ce sens, l'utilisation du LSD et d'autres hallucinogènes conduit à ces portes de la perception, à condition qu'ils soient utilisés avec parcimonie et à des fins dépassant le divertissement banal.

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Ivresse

Jünger écrit : "le buveur ivre est souvent considéré avec bienveillance comme l'ennemi de l'ennui et du découragement. Un messager de Dionysos fait irruption pour ouvrir la porte du monde carnavalesque. Elle a même un effet contagieux sur les personnes sobres".

Jünger raconte dans Approches ses expériences avec le vin et la bière, depuis sa jeunesse jusqu'à ses expériences dans l'armée. Pour l'auteur, l'ivresse est une clé qui ouvre les portes de la perception, grâce à laquelle nous pouvons accéder ou voir la réalité d'une manière différente. Jünger raconte comment le vin et la bière ont fait partie de la culture européenne en tant que boissons sacrées.

Les peuples germaniques et leur relation à l'ivresse sont visibles dans la boisson mythique qu'est l'hydromel bu par les guerriers tombés au Valhalla, les banquets et les rituels sacrés tels que le Blot où la bière était consacrée pour leurs rituels. Wotan est un buveur d'hydromel modéré tandis que son fils Thor est un gros buveur, ce que raconte Jünger en montrant le caractère sacré de l'ivresse chez les Allemands.

Dans l'ivresse, la figure de Dionysos, le dieu grec du vin, est essentielle. Elle représente son pouvoir toxique, ses influences sociales et bénéfiques, et révèle les traits clairs et sombres de l'ivrogne. Dionysos est le libérateur, celui qui fait tomber les masques révélant les aspects sombres de la personnalité du buveur. Tout au long d'Approches, Jünger le mentionne souvent.

Mais Dionysos n'est pas seulement le dieu du vin, mais aussi du théâtre, de la joie de vivre, de l'extase, de la folie, des instincts sains et sombres de l'homme. Jünger était un homme dionysiaque, un homme qui a goûté aux excès de l'ivresse mais qui était aussi animé par le désir de vivre, de se battre.

Pour Jünger, la guerre est une expérience intérieure telle qu'il la définira dans Orages d'acier, ce coup porté au matérialisme et au conformisme de la paix bourgeoise, une notion dionysiaque qui rompt avec un ordre établi pour provoquer une régénération. Sans chaos, il ne peut y avoir d'ordre et vice versa. Jünger, Marinetti et D'Annunzio ont tous parlé de la guerre comme d'un fait indiscutable de l'histoire tout en considérant la paix comme une utopie.

Dionysos est le dieu des pulsions violentes, il est le chaos et l'ivresse apporte ce sentiment de rupture avec le monde et d'entrée dans un monde différent. Sur ce terrain, Dionysos est un dieu dangereux et à ne pas prendre à la légère, l'ivresse peut ouvrir les portes de la perception mais aussi détruire celui qui la porte en lui.

Dans l'ivresse, on peut percevoir les choses d'une manière différente de celle de la sobriété, mais cela peut aussi conduire à des moments de violence irrationnelle, réveillant les instincts les plus sombres du porteur et provoquant tout, des situations embarrassantes aux tragédies.

La venue de Dionysos et les effets de l'ivresse sur les individus et les peuples entraînent ce que Jünger définirait comme un Grand Passage (Übergang).

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Que signifie "Grand Passage" ?

Jünger fait la distinction entre le Grand Passage et le Petit Passage, le premier étant une sortie de l'espace historique, un saut par-dessus le mur du temps ou une approche extrême. Les éphémérides historiques sont elles-mêmes de petits passages, tandis que la naissance et la mort d'une personne seraient un Grand Passage.

Un exemple donné par l'auteur d'un Grand Passage serait la musique de Wagner, l'opéra wagnérien est venu briser les schémas musicaux de son époque, pour créer une œuvre au-delà de l'histoire, les Grands Passages sont liés à la destruction des formes, les masses d'énergie qu'ils emmagasinent déclenchent choc et violence.

Ainsi, les deux guerres mondiales seraient des Grands Passages de l'histoire et Jünger fut le témoin des deux.

C'est là que l'ivresse prend son rôle, non seulement une simple ivresse due à l'alcool mais une ivresse pour la guerre, pour l'art, un excès de vie qui change constamment l'histoire.

Nous pouvons alors définir l'ivresse dans ce cadre comme étant le chaos, le changement constant et dionysiaque, par opposition à la sobriété du type passif, ordonné et apollinien. L'un est un destructeur de mondes et l'autre est la préservation d'un statut, tous deux complémentaires. Il ne peut y avoir de nouveau monde sans détruire l'ancien, tout comme il ne peut y avoir de chaos perpétuel. La sobriété a besoin de l'ivresse et vice versa comme une dualité de l'Univers.

Conclusion

Blake a dit dans ses Proverbes sur l'enfer que le chemin de l'excès mène au Palais de la sagesse. Comme nous l'avons vu, Jünger et les psychonautes ont parcouru ce chemin, certains ont survécu, d'autres sont morts jeunes et d'autres encore ont sombré dans la folie.

La leçon d'Approches, à la fin, est de fouler le chemin de l'excès, d'atteindre la sagesse et de vivre avec modération. Jünger a appris, après ses excès, à avoir de la retenue, à être capable de contrôler ses impulsions et à ne pas sombrer dans le vice.

Finalement, après avoir expérimenté tous ces excès, Jünger a choisi la voie de la sobriété, de la maîtrise de soi, il a eu ses excès dans sa jeunesse afin d'atteindre la vieillesse en homme sage. Ainsi, la jeunesse est faite pour les excès, pour apprendre et faire des erreurs, et la vieillesse est faite pour la sagesse et la contemplation.

Si un homme n'a jamais foulé le chemin de l'excès, comment peut-il voir la sagesse ? Il est nécessaire de traverser l'enfer pour aboutir au paradis, tout comme Dante dans sa Divine Comédie. Jünger a vécu jusqu'à l'âge avancé de 103 ans, a écrit de nombreux mémoires, romans et essais tout en regardant passer sous ses yeux l'ensemble du vingtième siècle, voyant se dérouler les petits et les grands passages, les captant dans ses livres.

Un homme qui a cherché la guerre et a survécu, qui a voyagé à la recherche de cette sagesse éternelle et a eu une vie des plus intéressantes.

Cette ivresse de vivre finalement, c'est ce qu'il a gardé tout au long de son existence dans ce monde, ce désir de savoir, d'expérimenter et d'écrire. Dans les drogues, on peut trouver ce chemin vers la sagesse, mais la modération et la préparation mentale sont indispensables pour ne pas vivre une expérience banale. Jünger l'a vécu et a vécu pour pouvoir raconter ce qu'il a découvert.

Notre monde moderne et technicisé manque d'une ivresse de vivre, de sortir des schémas, de quitter l'apathie et de marcher sur le chemin de la connaissance de soi et de la sagesse, nous péchons par trop de sobriété et nous écartons l'idée d'aventure.

La leçon de toute l'œuvre d'Ernst Jünger est l'ivresse de la vie, de quitter la vie bourgeoise et de pouvoir être aventureux, être un connaisseur, commettre des excès et chercher la voie de l'action dans ce monde étouffant et conformiste.

Avril 2016

Bibliographie:

1) Junger, Ernst, Approches, drogues et ivresse (1978). Enrique Ocaña (trans.) Tusquets. Barcelone (2000).

2) Auteur inconnu "Ernst Junger" (S.F) Cannabis Magazine [En ligne] Récupéré sur http://www.cannabismagazine.es/digital/ernst-juenger

3) Publié à l'origine dans l'anthologie Jünger : After War and Peace, quatrième volume de la collection Pensamientos y perspectivas de Editorial Eas https://editorialeas.com/producto/junger-tras-la-guerra-y-la-paz/.

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vendredi, 26 août 2022

Ernst Jünger et la technique

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Ernst Jünger et la technique

"Ernst Jünger. Le visage de la technique" de Michele Iozzino analyse les réflexions de l'écrivain allemand sur les dynamiques qui sont en train de changer l'humanité

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/105696-ernst-junger-e-la-tecnica/

Ernst Jünger était, pour reprendre une expression que Giuseppe Prezzolini a inventée pour lui-même, un "fils du siècle", un fils du vingtième siècle. Il l'était, non seulement en termes d'âge, mais aussi en tant que sismographe attentif des bouleversements existentiels et spirituels de l'homme européen au siècle dernier. En particulier, son iter théorique complexe est profondément marqué par l'exégèse de la technologie. C'est un jeune universitaire, Michele Iozzino, qui le rappelle, avec un texte organique et persuasif, dans le volume Ernst Jünger. Il volto della tecnica, récemment mis en librairie grâce à la maison Altaforte Edizioni (pour toute commande : info@altafortedizioni.it, pp. 195, euro 15,00). Le livre est agrémenté de la préface de Luca Siniscalco, non seulement un exégète des textes jüngeriens, mais aussi un connaisseur attentif de la pensée allemande du vingtième siècle.

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Il va sans dire que le penseur a eu sa première rencontre avec la technologie moderne dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Les pages dramatiques et passionnantes de ses journaux de guerre en témoignent admirablement. Le thème de la mobilisation totale, caractéristique des modernes, a été pleinement saisi et présenté par Jünger dans Der Arbeiter, en 1932. Depuis lors, ce thème est réapparu plus d'une fois, dans les phases ultérieures de la production littéraire de cet Allemand hors du commun. Siniscalco note que l'intention d'Iozzino est de présenter "un recueil utile et complet des premières thèses de Jünger [...] en dialogue avec la phase plus mature de sa pensée et sa théorie de la subjectivité" (p. 10). L'auteur fait ressortir, dans ces pages, tant le moment déconstructif des thèses du penseur analysé que leur pars construens. En bref, chez le Travailleur, l'esprit de la technique se forge une seconde nature, qui lui permet de contrôler tous les aspects de l'appareil technique. Pour cette raison, la tâche primordiale de ce sujet de l'histoire est de "façonner" le monde. Son trait constitutif, la "magie" démiurgique.

Le long du parcours jüngerien, le Travailleur donnera naissance à d'autres "figures", modifications profondes de cette première incarnation d'une nouvelle typologie humaine, toujours, selon Iozzino, en continuité avec elle. Deux d'entre eux sont d'une importance absolue: le Rebelle, celui qui se retire dans les forêts, et l'Anarque, capable de pratiquer, face à l'irruption du pouvoir technique soutenu par l'appareil de l'État Léviathan, un apolitisme métaphysique en vertu de la liberté que garde et maintient son "cœur aventureux". Ces trois "figures" sont, de différentes manières, ancrées dans la dimension de l'élémentaire. Le primordial rend les références anthropologiques de l'écrivain totalement étrangères à l'individu de la société bourgeoise. Cet individu-là a fait taire en lui la voix de la physis, des puissances qui l'habitent. Son temps est une linéarité progressive, oublieuse du "destin stellaire", à la recherche duquel se déplacent les trois "figures" évoquées, qui ne peut être fondé que sur une récursivité cyclique. Le même, rappelle Siniscalco, que Jünger a vécu sur sa propre personne lorsqu'à Kuala Lampur, il a assisté, pour la deuxième fois de sa vie, au passage de la comète de Halley. Une temporalité qui préfigure un possible Nouveau Départ, sous le signe du mythe et de l'astrologie traditionnelle, à laquelle Jünger fait allusion de manière exemplaire dans les pages de Au mur du temps.

Après tout, comme le montre l'ensemble de sa production, l'Allemand voulait montrer à l'homme contemporain une issue au désastre de la modernité et le ramener à la dimension cosmique. L'expérience de la revue Antaios, visant à reproposer aux hommes la loyauté ancestrale à la Terre, doit également être lue dans ce sens. Seule la rencontre avec l'élémentaire est capable de faire ressortir en l'homme la dimension profonde, le Soi, le lien holistique avec le Tout. Chez l'Arbeiter, cette rencontre est induite par la mobilisation: la puissance de l'Implant, si elle est contrôlée par un type humain ouvert à la "transcendance immanente", à la destructivité nihiliste montrée sur les champs de bataille, peut se transformer en force plastique, en ouverture à la "forme": "étant donné que ce qui manque aujourd'hui "c'est précisément la forme" [...] c'est cette vraie grandeur qui ne s'obtient pas par l'effort, ni par la volonté de puissance" (p. 14). Cet aspect sera également propre au Rebelle et à l'Anarque, qui tenteront d'affirmer l'être dans le devenir.

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Les trois figures jüngeriennes sont des compossibles, qui peuvent se manifester sous l'impulsion de tendances spirituelles données ou de différentes contingences historiques. Iozzino s'attarde, en développant une riche exégèse, sur le texte Maxima-minima, dans lequel le penseur affronte, trente ans plus tard, les thèses du Travailleur, en constatant comment son essence est réductible à la recherche d' "une autre puissance" (p. 15). Une puissance capable de réconcilier Prométhée avec Orphée, afin de limiter les excès d'imposition du premier envers le réel. À ce moment de l'histoire, il fallait trouver, dans la catastrophe apocalyptique conjuguée à l'utilisation prométhéenne de la technologie, une "force ordonnatrice" capable d'accorder les hommes et l'origine. Aujourd'hui, cette question a pris le trait de l'inéluctabilité.  La technique a une nature ambiguë, d'une part elle se réfère à l'Indistinct, d'autre part elle peut conduire à l'Ineffable du Néo-Platonisme.

Il nous semble qu'une continuité entre les figures et les phases de l'écrivain, comme le note l'auteur, est évidente, par contre entre l'Arbeiter, le Rebelle et l'Anarque il y a aussi une différence substantielle. Les deuxième et troisième figures ont dilué, dans une sorte de philosophie de la conscience, la volonté d'action historico-politique qui a émergé des pages de l'Arbeiter. Cela s'est produit parce que la référence jüngerienne, plutôt que sur la "transcendance immanente", profitait maintenant d'une position "religieuse". Evola l'avait bien compris et, pour cette raison, il appréciait surtout le premier Jünger.

Giovanni Sessa

Parution du numéro 453 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 453 du Bulletin célinien

Sommaire :

- Céline et Paul Mondain

- Entretien avec Jean Guenot (IV)

- Une conférence sur Céline en 1950

- Chez Lacloche à Nice, 1912

Fin d’un engouement ?

2022-07-08-BC-Cover.jpgDans la dernière “Lettre d’actualité” de la Société des Lecteurs de Céline ¹, Christian Mouquet, qui préside à ses destinées, rappelle ce propos imprudent de Pierre-André Taguieff : « Le culte célinien a eu ses Cinquante Glorieuses. Mais, depuis quelques années, il a de moins en moins d’adeptes. Nous assistons aujourd’hui à la fin d’un engouement soigneusement entretenu par divers milieux culturels, éditoriaux et académiques. » Cette affirmation péremptoire date d’il y a quatre ans. Elle est, une fois encore, démentie par les faits. Avec la parution de Guerre (120.000 exemplaires vendus), Céline fait  un retour fracassant  sur la scène littéraire, adoubé à la fois par la critique et le public. Et le récent colloque de la Société des Études céliniennes a été une indéniable réussite : plus de trente communications, dont la majorité émane de célinistes de la nouvelle génération. Par ailleurs, les « hors-série » consacrées à Céline connaissent un succès de vente notable, tel celui réalisé précisément par Christian Mouquet. Ainsi que la réédition (augmentée de deux nouvelles contributions) de celui qu’avait sorti Le Monde en 2014.  Ce numéro est réalisé par Émile Brami, célinien patenté, et ne peut donc qu’être recommandé. On sera en revanche plus réservé quant à la manière de le vendre. Passons sur les expressions convenues (“porte-voix des idées les plus nauséabondes”, “voyage au bout de la haine”, ô mânes de L’Express de Servan-Schreiber !) pour ne retenir que cette forte déclaration : « Le Monde dresse le portrait de celui qui se  décrivait comme un  “infâme et répugnant saligaud”  [sic] »²  On a là un exemple de malhonnêteté intellectuelle de la plus belle eau.
 

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Céline ne s’est jamais qualifié ainsi. Les lecteurs de Voyage au bout de la nuit auront reconnu une séquence du chapitre de l’Amiral-Bragueton où c’est dans le regard des futurs colonisateurs que Bardamu est perçu comme un « infâme et répugnant saligaud » (le narrateur donne lui-même l’expression entre guillemets). Non seulement Céline ne s’est jamais qualifié comme tel, mais son héros, Bardamu, pas davantage. Cette détestation de l’écrivain s’est encore vérifiée à l’occasion de la parution de Guerre. Face à Frédéric Vitoux qui évoquait l’aspect compassionnel dans l’œuvre, Annick Duraffour affirma qu’elle ne décèle que de la haine, estimant qu’elle préexiste à l’expression de l’antisémitisme³. Philippe Roussin, lui, se déclara choqué que, dans l’exposition Céline (Galerie Gallimard), la médaille militaire et la croix de guerre soient exposées sans que ne soit rappelée l’interdiction, ordonnée en 1950 par la Justice, de porter ces décorations ! Et de constater qu’on essaye de réinstaller « à toute force » [sic] Céline comme grand écrivain national, voyant, dans le tapage médiatique fait autour de la parution de Guerre, « un rattrapage de la commémoration ratée de 2011 »4. On aura compris qu’il s’en désole. Pierre Assouline, lui, a pertinemment commenté les crispations survenues à l’occasion de cette parution : « Ce livre plaira d’autant moins aux habituels contempteurs de l’écrivain qu’en émerge le portrait d’un pacifiste traumatisé et non celui, tellement plus pratique à écarter du canon littéraire, d’un antisémite pathologique. »5
  1. 1) « Le mot du Président » [“Céline’s bizeness”] in Lettre d’actualité de la SLC, n° 8, 28 juin 2022.
  2. 2) Publicité pour le hors-série « Céline. L’imprécateur », parue notamment le 25 juin 2002 dans Le Monde.
  3. 3) Émission « Europe Soir – Week-end » de Pierre de Vilno : “Faut-il lire Céline ? Peut-on lire Céline ?”. Europe 1, 18 juin 2022.
  4. 4) Émission « Culture » de Valérie Abécassis. I24News [Tel-Aviv], 21 mai 2022.
  5. 5) « Guerre et la guerre, clés de Louis-Ferdinand Céline », La République des livres, 28 mai 2022.

lundi, 15 août 2022

Chateaubriand et la conclusion de notre histoire

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Chateaubriand et la conclusion de notre histoire

Nicolas Bonnal

Un des plus importants textes du monde moderne, le premier qui nous annonce comment tout va être dévoré : civilisation chrétienne occidentale et autres, peuples, sexes, cultures, religions aussi. C’est la conclusion des Mémoires d’outre-tombe. On commence avec l’unification technique du monde :

« Quand la vapeur sera perfectionnée, quand, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront, mais encore les idées rendues à l’usage de leurs ailes. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers Etats, comme elles le sont déjà entre les provinces d’un même Etat ; quand les différents pays en relations journalières tendront à l’unité des peuples, comment ressusciterez−vous l’ancien mode de séparation ? »

On ne réagira pas. Chateaubriand voit l’excès d’intelligence venir avec un excès de mécanique et un déclin de la force et de la liberté :

« La société, d’un autre côté, n’est pas moins menacée par l’expansion de l’intelligence qu’elle ne l’est par le développement de la nature brute. Supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines, admettez qu’un mercenaire unique et général, la matière, remplace les mercenaires de la glèbe et de la domesticité : que ferez−vous du genre humain désoccupé ? Que ferez−vous des passions oisives en même temps que l’intelligence ? La vigueur du corps s’entretient par l’occupation physique ; le labeur cessant, la force disparaît ; nous deviendrions semblables à ces nations de l’Asie, proie du premier envahisseur, et qui ne se peuvent défendre contre une main qui porte le fer. Ainsi la liberté ne se conserve que par le travail, parce que le travail produit la force : retirez la malédiction prononcée contre les fils d’Adam, et ils périront dans la servitude : In sudore vultus tui, vesceris pane. »

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Le gain technique va se payer formidablement. Vient une formule superbe (l’homme moins esclave de ses sueurs que de ses pensées) :

« La malédiction divine entre donc dans le mystère de notre sort ; l’homme est moins l’esclave de ses sueurs que de ses pensées : voilà comme, après avoir fait le tour de la société, après avoir passé par les diverses civilisations, après avoir supposé des perfectionnements inconnus on se retrouve au point de départ en présence des vérités de l’Ecriture. »

Chateaubriand constate la fin de la monarchie :

« La société entière moderne, depuis que la barrière des rois français n’existe plus, quitte la monarchie. Dieu, pour hâter la dégradation du pouvoir royal, a livré les sceptres en divers pays à des rois invalides, à des petites filles au maillot ou dans les aubes de leurs noces : ce sont de pareils lions sans mâchoires, de pareilles lionnes sans ongles, de pareilles enfantelettes tétant ou fiançant, que doivent suivre des hommes faits, dans cette ère d’incrédulité. »

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Il voit le basculement immoral de l’homme moderne, grosse bête anesthésiée, ou aux indignations sélectives, qui aime tout justifier et expliquer :

« Au milieu de cela, remarquez une contradiction phénoménale: l’état matériel s’améliore, le progrès intellectuel s’accroît, et les nations au lieu de profiter s’amoindrissent : d’où vient cette contradiction ?

C’est que nous avons perdu dans l’ordre moral. En tout temps il y a eu des crimes; mais ils n’étaient point commis de sang−froid, comme ils le sont de nos jours, en raison de la perte du sentiment religieux. A cette heure ils ne révoltent plus, ils paraissent une conséquence de la marche du temps; si on les jugeait autrefois d’une manière différente, c’est qu’on n’était pas encore, ainsi qu’on l’ose affirmer, assez avancé dans la connaissance de l’homme; on les analyse actuellement; on les éprouve au creuset, afin de voir ce qu’on peut en tirer d’utile, comme la chimie trouve des ingrédients dans les voiries».

La corruption va devenir institutionnalisée :

« Les corruptions de l’esprit, bien autrement destructives que celles des sens, sont acceptées comme des résultats nécessaires ; elles n’appartiennent plus à quelques individus pervers, elles sont tombées dans le domaine public. »

On refuse une âme, on adore le néant et l’hébétement (Baudrillard use du même mot) :

« Tels hommes seraient humiliés qu’on leur prouvât qu’ils ont une âme, qu’au-delà de cette vie ils trouveront une autre vie ; ils croiraient manquer de fermeté et de force et de génie, s’ils ne s’élevaient au-dessus de la pusillanimité de nos pères ; ils adoptent le néant ou, si vous le voulez, le doute, comme un fait désagréable peut−être, mais comme une vérité qu’on ne saurait nier. Admirez l’hébétement de notre orgueil ! »

L’individu triomphera et la société périra :

« Voilà comment s’expliquent le dépérissement de la société et l’accroissement de l’individu. Si le sens moral se développait en raison du développement de l’intelligence, il y aurait contrepoids et l’humanité grandirait sans danger, mais il arrive tout le contraire : la perception du bien et du mal s’obscurcit à mesure que l’intelligence s’éclaire ; la conscience se rétrécit à mesure que les idées s’élargissent. Oui, la société périra : la liberté, qui pouvait sauver le monde, ne marchera pas, faute de s’appuyer à la religion ; l’ordre, qui pouvait maintenir la régularité, ne s’établira pas solidement, parce que l’anarchie des idées le combat… »

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Une belle intuition est celle-ci, qui concerne…la mondialisation, qui se fera au prix entre autres de la famille :

« La folie du moment est d’arriver à l’unité des peuples et de ne faire qu’un seul homme de l’espèce entière, soit ; mais en acquérant des facultés générales, toute une série de sentiments privés ne périra−t−elle pas ? Adieu les douceurs du foyer ; adieu les charmes de la famille ; parmi tous ces êtres blancs, jaunes, noirs, réputés vos compatriotes, vous ne pourriez-vous jeter au cou d’un frère. »

Puis Chateaubriand décrit notre société nulle, plate et creuse - et surtout ubiquitaire :

« Quelle serait une société universelle qui n’aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne ? ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés ? Qu’en résulterait−il pour ses mœurs, ses sciences, ses arts, sa poésie ? Comment s’exprimeraient des passions ressenties à la fois à la manière des différents peuples dans les différents climats ? Comment entrerait dans le langage cette confusion de besoins et d’images produits des divers soleils qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse communes ? Et quel serait ce langage ? De la fusion des sociétés résultera−t−il un idiome universel, ou bien y aura−t−il un dialecte de transaction servant à l’usage journalier, tandis que chaque nation parlerait sa propre langue, ou bien les langues diverses seraient−elles entendues de tous ? Sous quelle règle semblable, sous quelle loi unique existerait cette société ? »

Et de conclure sur cette prison planétaire :

« Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d’ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d’un globe fouillé partout ? Il ne resterait qu’à demander à la science le moyen de changer de planète. »

Elle n’en est même  pas capable…

Et Chateaubriand insiste encore – l’air va devenir irrespirable (entre le modèle chinois et le modèle américain !) – et on n’aura décidément plus qu’une envie : ne plus être là ou ne plus être carrément :

« Les modernes sectaires...pensent qu’on pourrait nous mener à l’idéale médiocrité américaine… D'autres, plus obligeants encore, et qui admettent une sorte d'élégance de civilisation, se contenteraient de nous transformer en Chinois constitutionnels, à peu près athées, vieillards éclairés et libres, assis en robes jaunes pour des siècles dans nos semis de fleurs, passant nos jours dans un confortable acquis à la multitude, ayant tout inventé, tout trouvé, végétant en paix au milieu de nos progrès accomplis, et nous mettant seulement sur un chemin de fer, comme un ballot, afin d'aller de Canton à la grande muraille deviser d'un marais à dessécher, d'un canal à creuser, avec un autre industriel du Céleste−Empire. Dans l'une ou l'autre supposition, Américain ou Chinois, je serai heureux d'être parti avant qu'une telle félicité me soit advenue ».

Sources principales :

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, conclusion

https://www.ebooksgratuits.com/ebooksfrance/chateaubriand_memoires_outre-tombe.pdf

Nicolas Bonnal – Chroniques sur la fin de l’histoire ; Guénon, Bernanos et les gilets jaunes (Amazon.fr)

mercredi, 10 août 2022

Tolkien et la langue maternelle innée

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Tolkien et la langue maternelle innée

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2022/03/25/tolkien-och-det-medf...

L'on sait que l'Arda de Tolkien s'inspire fortement de ses langues créées artistiquement, comme le quenya et le sindarin, tout comme le fait qu'il considérait comme essentiel que les langues qu'il avait créées aient leur propre trésor de contes de fées. Une langue construite sans beauté ni légendes était, aux yeux de Tolkien, comparable à un produit industriel. Son raisonnement à ce sujet est développé dans le fascinant A Secret Vice, qui a été traité précédemment sur Motpol.

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A Secret Vice traite de ce que Tolkien appelait les « classes phonémiques » : tous les humains ont des préférences linguistiques innées, et elles ne coïncident pas nécessairement avec la langue maternelle qu'ils apprennent. Lui-même trouvait beaux le finnois et le gallois, entre autres, mais moins le français. Les classes phonémiques peuvent expliquer l'émergence des langues pidgin et créoles, ainsi que les sociolectes d'aujourd'hui, c'est-à-dire ce qui se passe lorsque des personnes d'une certaine classe phonémique sont contraintes d'adopter une langue étrangère et la modifient dans le sens de leur idéal phonémique. Tout cela peut être considéré comme un aspect de ce qu'Evola appelait « l'équation personnelle ». Il est d'ailleurs intéressant de noter ici les liens possibles entre la phonétique et des choses comme le langage écrit et la vision du monde. De manière quelque peu spéculative, on peut se demander, par exemple, s'il existe un lien entre la phonémique chinoise, les signes et la vision du monde. Ce n'est pas un thème que Tolkien développe, bien qu'il soit implicite dans le thème des langues "maléfiques" qui apparaît dans ses œuvres.

La réflexion sur les classes phonémiques et les préférences linguistiques innées se retrouve également en anglais et en gallois dans l'anthologie The Monsters and the Critics. Tolkien y aborde l'histoire du gallois et son évolution dans le temps, ainsi que ses liens avec l'anglais et le rapport entre la langue et la politique. Mais il aborde également l'aspect phonématique de l'équation personnelle, lorsqu'il écrit :

"Le langage est lié à notre constitution psycho-physique totale" ; et

"Nous avons chacun notre potentiel linguistique personnel ; nous avons chacun une langue maternelle".

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Son approche anti-utilitaire de l'étude des langues est également résumée dans la conclusion qu'une langue est mieux étudiée par amour, pour elle-même. À cela s'oppose l'action de l'État, "des fonctionnaires prévoyants depuis Thomas Cromwell", l'uniformité linguistique.

Nous rencontrons ici, d'ailleurs, un Tolkien proche de la vision de l'identité et de l'histoire de la Nouvelle droite. Le but pour l'État, ce sont des citoyens qui ont perdu "toute tradition vivante d'un passé différent et plus indépendant". La sympathie de Tolkien pour les petits peuples qui ont défendu leur langue et leur caractère distinctif, comme les Gallois et les Islandais, est évidente dans le texte. En même temps, il existe des liens avec ce que C.S. Lewis a décrit comme la "nordicité", l'amour de l'Europe du Nord et de ses peuples (y compris les Finno-Ougriens). Tolkien écrit à ce sujet :

"Le nord-ouest de l'Europe, malgré ses différences sous-jacentes d'héritage linguistique - goïdelique, brittonique, gaulois ; ses variétés de germanique ; et la puissante influence du latin parlé - est pour ainsi dire une seule province philologique, une région si interconnectée en termes de race, de culture, d'histoire et de fusions linguistiques que ses philologies régionales ne peuvent s'épanouir dans l'isolement".

Il est intéressant de noter que Tolkien lie ses sentiments à l'égard du gallois à des souvenirs partagés et hérités. Il note que le gallois est "la langue principale des peuples de Grande-Bretagne" et que les préférences héritées qui lui font trouver cette langue si belle existent aussi, en sommeil, chez beaucoup d'autres Anglais. Ils descendent des mêmes tribus que lui. Parallèlement, Tolkien évoque un lien entre l'anthropologie physique et la phonématique lorsqu'il mentionne que :

« Les habitants de la Grande-Bretagne sont constitués des mêmes ingrédients "raciaux", bien que le mélange de ceux-ci n'ait pas été uniforme. Il est encore inégal ».

Il n'est pas acquis que les sentiments à l'égard du gallois soient aussi forts dans les régions du pays où l'héritage scandinave est plus important. Cette question est spéculative.

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Quoi qu'il en soit, c'est un sujet intéressant que Tolkien aborde dans A Secret Vice et English and Welsh. Il est tout à fait possible, et potentiellement fructueux, d'appliquer le même raisonnement à notre propre langue. Quelles sont les classes phonémiques qui existent dans le monde suédophone ; qu'est-ce que la connaissance des  nuances, par exemple, nous apprend sur le groupe de langues finnois-suédois ? Est-il possible de discerner une dégénérescence mentale en étudiant la langue parlée ? Est-il possible de retrouver chez nous la même aspiration latente à  retrouver la langue d'origine, plus belle, comme chez les compatriotes de Tolkien ? Hermelin avait-il raison de s'opposer à la réforme de l'orthographe de 1906 ? Etc.

 

vendredi, 05 août 2022

La science-fiction comme lieu d'avenir

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La science-fiction comme lieu d'avenir

Riccardo Rosati

L'essai d'Antonio Scacco va dans ce sens : "L'homme doit être le maître et non l'esclave de la technologie, et la Science et la Foi doivent redevenir des alliés comme par le passé".

SOURCE : https://www.barbadillo.it/105493-la-fantascienza-come-luogo-delezione-per-il-futuro%E2%80%A8/

Analyser le dernier livre d'un ami décédé il y a quelques années n'est pas une tâche facile, si l'on accorde l'importance nécessaire au maintien d'une perspective impartiale et d'un jugement critique honnête. Lorsque l'auteur en question s'appelle alors Antonio Scacco (1936 - 2019), qui représente pour moi un guide précieux dans le monde de la Science Fiction, alors la situation devient encore plus compliquée, car la crainte de verser dans l'hagiographie est tangible.

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Afin d'éviter ces "personnalismes" réducteurs et sentimentaux, nous nous limiterons à dire que Scacco, à notre humble avis, a été l'un des chercheurs les plus originaux de la SF en Italie, proposant et soutenant courageusement son interprétation de la discipline dans une clé humaniste. Une position, ceci dit, qui le mettait souvent en conflit avec des experts plus emblématiques que lui, mais en aucun cas plus compétents et mieux préparés. Sans parler du fait que la soi-disant Sci-Fi propose souvent des exégètes qui sentent le scientisme et qui n'ont certainement pas grand-chose à voir avec Scacco. Admirable en ce sens reste son : Humanistic Science Fiction (initialement publié dans la maintenant lointaine année 2002, et dans une deuxième édition en 2009), où il expose sa théorie qui vise à conjuguer et "réparer" la relation entre la science et la dimension humaine.

Un lien déchiré avec la Révolution française, pour être brisé plus tard avec le positivisme et sa filiation directe, le matérialisme historique, qui part comme prémisse chez Hegel et arrive jusqu'à Marx. La thèse du savant de Bari (même s'il est né à Gela, en Sicile) est ponctuellement restée la même : l'homme doit être le maître et non l'esclave de la technologie, et la Science et la Foi doivent redevenir des alliées, comme par le passé.

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Dans ce livre, au moyen d'une exégèse précise des différents courants de la science-fiction, et en prenant en considération aussi bien les romans que les films, Scacco aborde avec son habituelle "audace intellectuelle" les changements dramatiques qui se sont produits à une vitesse exponentielle au cours des dernières décennies, et la façon dont ces bouleversements ont été traités par la SF, y compris la plus récente, en démontrant qu'en dépit d'une vision du monde qui, pour certains, pourrait être stigmatisée comme "conservatrice/réactionnaire" (les controverses qu'il a eues avec bon nombre de représentants de la critique militante sont bien connues), Scacco a poursuivi une réflexion sérieuse sur le genre de la science-fiction, constamment ouverte à l'examen des tendances culturelles et sociales les plus récentes.

En fait, comme le montre également le livre, il a toujours nourri un vif intérêt pour le traitement des questions soulevées dans les domaines psychologique et économique, bien que son principal champ d'investigation soit ponctuellement resté la pédagogie et le rôle éducatif crucial que, selon lui, la science-fiction pouvait jouer dans ce domaine.   

La valeur éducative du genre de la science-fiction comme antidote à l'aliénation contemporaine

Le livre est divisé en cinq chapitres, chacun d'entre eux comprenant plusieurs sous-sections contenant ses critiques qui sont pour la plupart parues dans les pages de Future Shock : l'excellent prozine qu'il a fondé et dans lequel, au fil du temps, les problèmes les plus pressants de notre époque et présents dans les histoires de science-fiction ont été abordés, tels que : le "chômage technologique", la signification humaniste de la science, le potentiel éducatif de la littérature de science-fiction ; ce dernier sujet était le cheval de bataille de Scacco. Chaque aspect est traité avec l'exposition et la discussion du contenu de romans significatifs appartenant à ce genre ; pour ne citer que quelques exemples, le drame du travail dans Destroy the Machines de Kurt Vonnegut, le rejet du progrès dans Future at the Stake de James Gunn, les dangers de la "société programmée" dans Only the Mime Sings at the Edge of the Woods de Walter Tevis. Tous les chapitres sont précédés d'un essai introductif dans lequel l'auteur met en avant les relations entre la science et l'imagination, la littérature d'anticipation et la réalité et, surtout, les conséquences de ce choc du futur dont parlait le futurologue américain Alvin Toffler dans son livre à grand succès de 1970.

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Passant en revue les principaux domaines de la science-fiction (aventureux, politique, sociologique, technologique, théologique et utopique), le texte attire l'attention du lecteur sur les dommages causés par l'avènement de la science galiléenne, avec laquelle le concept moderne de recherche empirique a été établi. Comme mentionné, les questions les plus actuelles sont examinées, qui peuvent être résolues grâce au potentiel éducatif de la SF : presque un leitmotiv pour Scacco, qui espérait obstinément la création de chaires universitaires consacrées à ce genre narratif, ainsi que l'utilisation d'œuvres de science-fiction comme matériel pédagogique dans les écoles.  

La consultation du volume confirme le désir de Scacco de se tenir systématiquement à jour, sans toutefois perdre ce qui constituait son approche interprétative initiale, comme il l'indique dès le début (3-5), en explicitant sa conviction avec une clarté limpide : la science-fiction comme outil pédagogique, également porteuse de messages souvent presque prophétiques. Ce n'est donc pas une coïncidence si le premier écrivain dont il parle est Aldous Huxley - son livre Le meilleur des mondes ('Brave New World', 1932) est aujourd'hui sur les lèvres de la plupart des commentateurs politiques - et la question de la maîtrise de la population mondiale. En revanche, pour Scacco, la SF est un raisonnement continu sur l'Homme et la modernité (7), dont il extrait une condamnation solennelle, mais triste, lorsqu'il parle de " l'apostasie silencieuse " des masses occidentales (12). En effet, il suffit de constater l'état d'égarement dans lequel se trouve l'Église catholique pour comprendre combien les avertissements de cet universitaire sont pertinents. Il choisit délibérément de s'attarder sur certains auteurs de cette forme de littérature non-mimétique tels que : Lester del Rey, Jeff Somers, Norman Spinrad et Sean Stewart, dénonçant leur antichristianisme flagrant (40). Il convient toutefois de souligner que, pour Scacco, la science ne doit pas être considérée avec hostilité ni même tenue pour coupable de la dégénérescence anthropologique occidentale rampante. Selon lui, le seul responsable d'une situation aussi pernicieuse est ce type d'individu très répandu qui a décidé avec arrogance de rivaliser avec Dieu : "Mais comment ne pas y voir un geste de défi de l'homme envers Dieu, de la créature envers son Créateur ?" (12).

Un érudit à retenir et, surtout, à retrouver

L'un des chapitres du livre porte un titre (La valenza umanistica della scienza, 66-67) qui résume bien le sens profond de l'ensemble des recherches menées par Antonio Scacco au fil des décennies. C'est-à-dire en considérant la Sci-Fi comme une "littérature d'idées" (33), un tòpos fondamental dans l'imaginaire collectif. Dans sa vision humaniste de ce genre narratif, il a proposé de donner une chance de rédemption à une modernité troublée, estimant, et nous ne pouvons qu'être d'accord, que la science-fiction est une forme d'écriture qui possède une.. : "[...] le message éducatif potentiel, encapsulé dans le signal d'ouverture de toute œuvre authentique de 'science-fiction' : Que se passerait-il si... ?" (46). Néanmoins, ses idées n'ont pas reçu l'attention qu'elles méritaient, son dernier ouvrage, dont il est question ici, a même été auto-publié ! Cela en dit long sur l'état de la recherche en Italie, une nation où les rôles comptent, et où l'on écrit ce dont on a "besoin". Pourtant, comment peut-on nier la validité du désir de concilier l'élément technique de notre vie quotidienne avec l'élément purement spirituel ? Le mathématicien et théologien français Blaise Pascal (1623 - 1662) a déclaré que : "Le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas". Tant de vérité en si peu de mots. Comme, en effet, il y a du vrai dans les articles et les livres qui sont sortis de la plume de Scacco. Il n'est plus parmi nous, mais sa production intellectuelle est là, à nous attendre. C'est pourquoi, au lieu de courir après le nom criard ou la personnalité puissante, donnons-nous pour une fois la "chance" de lire quelque chose d'utile.

Riccardo Rosati

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La leçon de Jack London: "Vivre, ne pas exister!"

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La leçon de Jack London: "Vivre, ne pas exister!"

Gianfranco Andorno

Source: https://www.kulturaeuropa.eu/2022/08/03/la-lezione-di-jack-london-vivere-non-esistere/

Buck et White Fang sont des hommes, des loups-garous, et le traîneau est la vie

Faire un voyage à travers la vie de Jack London est un manège effréné, c'est comme monter sur le coaster volant au Luna Park. Sa naissance est déjà très troublée.  Sa mère abandonnée tente de se faire avorter et se tire une balle, se blessant elle-même. Nous sommes en 1876 et il grandit dans la pauvreté à San Francisco.

Il se retrouve bientôt à l'usine où il reçoit le baptême social des exploités. Il revendique cette appartenance qu'il ne reniera jamais et sa solidarité avec cette masse humaine informe sera éternelle.

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Il quitte la conserverie et devient un voleur d'huîtres. Les tavernes sont les écoles de sa prime jeunesse. Dans les bribes du temps, il est blanchisseur et boxeur. On l'appelle le prince des pirates.  Il se convertit et devient garde-côte, puis chasseur de phoques. Le frisson de l'océan, le typhon et lui sans peur à la barre, c'était sa première histoire. Sa vie est une succession de métiers anciens et nouveaux. De retour à l'usine, à jeter du charbon dans les chaudières.  En 1894, il participe à la marche des chômeurs vers Washington. Leurs revendications seront satisfaites des années plus tard avec le New Deal. Un voyageur clandestin sur la route : Kerouac en 1951 y fait-il référence ?  Il est arrêté et emprisonné pour vagabondage. En prison, il décide qu'il ne sera jamais exploité, l'un des rares moyens pour ne pas l'être, est de devenir un écrivain. Il retourne dans sa ville natale, travaille comme concierge pour payer ses études et obtient son diplôme. Il rejoint le parti socialiste, organise des rassemblements et sympathise avec les poseurs de bombes russes.

En 1897, la ruée vers l'or se déclenche en Californie. Une migration se dirige vers la Sierra Nevada attirée par le mirage de ce minerai jaune. Et London est là, elle est là ! En regardant les photos de ce flot d'êtres qui traversaient péniblement le col gelé de Chilkoot, on a des frissons.  Des fourmis folles. Plus de mille mètres d'altitude à parcourir, pas à pas, à travers les avalanches, le gel et le brouillard.  L'escalier d'or à gravir pour accéder à la rivière Yukon, dont on dit qu'elle est riche en pépites. Deux ans plus tard, London abandonne le rêve avec peu de poussière d'or en sa bourse et le scorbut. Il a une vingtaine d'années et porte le poids d'expériences aussi dramatiques. Il a cependant emmagasiné ce qu'il déversera dans ses écrits.

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En 1903, il a publié L'appel de la forêt. Le protagoniste est le chien Buck qui se joint aux loups et s'impose à eux. La métaphore est le monde brutal de la société capitaliste, mais les lecteurs négligent le message et se laissent absorber par le sort du chien. Enfin, après d'innombrables refus au cours des années précédentes, le succès littéraire se présente à lui. Son personnage devient très populaire. Il a un visage photogénique et sympathique, une certaine ressemblance avec Kennedy. Il appartient à cette race d'hommes comme le prophète aventurier qui a pratiqué les taudis des villes et les glaciers de l'Alaska. Ses lecteurs le trouvent charmant même s'il professe être socialiste et athée.

London est allé à Londres et a composé The People of the Abyss. Il a l'intention de documenter les misérables aussi avec des photos. Il les appelle : "un envoi qui a mal tourné et qui est obligé de pourrir". Il ne rencontre pas l'approbation espérée.

En 1906, il publie White Fang (Croc-Blanc), qui est l'inverse de Buck : dans le premier, le chien devient un loup, dans le second, le loup devient un chien. Là, la barbarisation ; ici, l'évolution.  London découvre à sa grande déception que les lecteurs sont plus émus par des histoires de chiens attelés à des traîneaux que par les hommes opprimés.

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Emilio Cecchi est sévère à son égard, le traitant de plagiaire de Conrad, Kipling, Stevenson. Il affaiblit mon flirt.  Il passe sous silence mon objection: "London est l'un des écrivains les plus lus au monde". Il considère modeste son expression poétique enterrée par un fatras de plans, crocodiles, baleines, tempêtes. Peut-être ne pardonne-t-il pas le fait que les histoires sont déjà modelées pour le public du cinéma qui n'était pas encore là sans passer par la littérature. Et que les meilleures pages se trouvent dans sa vie tumultueuse. L'exégète Pavese est plus indulgent, se contentant de mentionner combien ses personnages ont bu. L'ivresse de Martin Eden avec son collègue de l'usine sidérurgique d'Oakland. L'alcool est un héritage des romans nord-américains, peuplés de buveurs. Pavese désigne l'alcool comme un médicament contre la fatigue du travail à l'américaine, la rébellion tranquille. London ne se contente pas de faire boire ses héros, il le fait personnellement, de manière immodérée, jusqu'au comas éthylique.

J'insiste pour ma défense : je considère ses récits d'amis à côté du bivouac avec la bouteille, la grolla de l'amitié, passant de main en main.  Et la chaleur des flammes amplifie l'incident pour surmonter les ombres, l'obscurité environnante. Voici les raisons de son exagération !

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Il achète un terrain près du mont Sonoma où il a l'intention de construire la maison de ses rêves : la Maison du loup. Il cultive sans engrais, un écologiste du début du 20e siècle. Un précurseur en tout. Il arme un bateau, le Snark, et planifie un voyage autour du monde. C'est alors que le destin se retourne contre lui, comme une meute de chiens qui ne lui obéissent plus, et le traîneau chavire.

En avril 1906, un tremblement de terre frappe San Francisco et la ville est détruite par des incendies successifs. Les prédicateurs affirment que c'est la juste malédiction divine parce qu'elle est devenue la ville du péché. Cela entraîne une crise financière pour London, qui tente de se défendre. En 1907, il publie Le talon de fer, un roman politique et fantastique dans lequel il prédit la Première Guerre mondiale et l'avènement du fascisme et du nazisme. Dans Martin Eden de 1909, on trouve beaucoup d'informations sur sa vie.

En 1913, un incendie ravage la Maison du loup en construction, le squelette de pierre noirci sera le monument de Jack London. Sa deuxième femme perd deux enfants à la naissance. Les dettes les harcèlent. En 1914, l'Amérique est en guerre contre le Mexique et London devient  correspondant de guerre. Mais... les chers camarades révolutionnaires des années précédentes sont maintenant bannis chez lui. Les péons, petits frères, tandis que l'Amérique est Big Brother (pas la télé !). A la maison, les camarades socialistes se révoltent contre lui, l'accusent de racisme. Il est ambigu, il a le ver du libéral de la victoire sur l'autre, il aime le confort de la richesse. Et il est largement accusé de fascisme parce qu'il exalte la violence et que sa volonté excessive est mal adaptée aux principes du socialisme. Il démissionne du parti. Pour ré-étoffer son portefeuille, il tente l'aventure du cinéma mais il est trop en avance sur son temps et se réfugie, peut-être épuisé, à Hawaï.

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Meurt-il à l'âge de quarante ans de maladie ou de suicide ? A-t-il, comme son émule Martin Eden, découvert que la destination ne vaut pas le voyage? Nous, ses lecteurs assidus, pensons qu'il est parti pour le tour du monde qu'il a interrompu à cause de la malaria, des infections. Et il apportera des disques avec le chant de Caruso aux sauvages, comme il l'a déjà fait.

Dans White Fang (Croc-Blanc), il y a le mélange de sang de loup et de chien. Il y a l'équipement anthropologique primitif non encore atténué par la civilisation. Plaute disait : Homo homini lupus, l'homme est un loup pour l'homme. À quel point sommes-nous des loups et à quel point sommes-nous des chiens ?

Gianfranco Andorno

jeudi, 28 juillet 2022

Quelques réflexions sur la langue de Tolkien dans "Le Seigneur des Anneaux"

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Riccardo Rosati:

Quelques réflexions sur la langue de Tolkien dans Le Seigneur des Anneaux

Source: http://www.bietti.it/riviste/j-r-r-tolkien-unepica-per-il-nuovo-millennio/alcune-ri%EF%AC%82essioni-sul-linguaggio-di-tolkien-ne-il-signore-degli-anelli-di-riccardo-rosati/?fbclid=IwAR0FvUDE6WELFgVbVoduGnO1Y33hyJY63izjBJThnUGnGVH39vj_XhvgJrU

Un article publié récemment dans le Corriere della Sera, par Dario Fertilio (1), a rappelé les rejetés les plus étonnants, et souvent inexplicables, du prix Nobel de littérature ; confirmant le fait que la liste des exclus est peut-être plus illustre que celle des lauréats du célèbre prix (2). Parmi les auteurs jugés "pas à la hauteur" figure également le nom de J. R. R. Tolkien. La raison de ce rejet est surprenante : il semble que l'anglais utilisé par l'écrivain et linguiste dans ses romans n'était pas digne d'un tel prix. Dans la présente analyse, nous entendons fournir, pour des raisons évidentes d'espace, seulement des indications premières et des clés d'interprétation sur un sujet décidément complexe qui n'a pratiquement pas été étudié dans la littérature de ce type en langue italienne. Pour en revenir à l'article précité de Fertilio, nous lisons comment les jurés choisis par l'Académie royale des sciences de Suède, à l'époque, ont qualifié l'œuvre de Tolkien de "prose de second ordre", et peu importe s'il s'agit de l'un des auteurs les plus lus et les plus appréciés de toute l'histoire de la littérature mondiale. L'absurdité est atteinte quand on sait que non seulement Tolkien était professeur de littérature anglaise médiévale à Oxford, mais aussi traducteur expert de textes anciens (3). Sur cette question, il peut être utile de citer un essai intéressant de l'universitaire anglo-saxon Ross Smith, dans lequel la passion de Tolkien pour le vieil anglais, et donc pour les racines mêmes de la langue anglaise, est mise en évidence :

"Un article du professeur Tom Shippey intitulé Tolkien et le poète de Beowulf commence par la question rhétorique suivante : 'Tolkien s'est-il jamais demandé s'il pouvait être le poète de Beowulf réincarné ?'" (4).

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Néanmoins, l'anglais de Tolkien a longtemps été considéré par beaucoup comme pas assez bon.

Jugement irréfléchi ? Sous-estimation flagrante ou simple myopie intellectuelle ? Après tout, n'a-t-on pas dit la même chose de Joseph Conrad, autre monstre sacré de la littérature anglo-saxonne ? Si pour ce dernier, la raison de sa prétendue insuffisance littéraire était due au fait qu'il était d'origine étrangère (5), l'anglais n'étant en effet pas sa première langue. En ce qui concerne Tolkien, nous croyons fondé d'affirmer que sa "faute" résidait précisément dans la forme de littérature dans laquelle il s'exprimait : (6) la Fantasy. Cependant, Tolkien n'a pas été le seul à être "maltraité", à cette occasion, par les jurés du prix Nobel (7). Ce n'est un mystère pour personne que la répartition géographique entre les pays et l'équilibre entre droite et gauche (avec une prévalence pour cette dernière) ont toujours présidé aux critères de sélection. Le préjugé historique à l'encontre de Tolkien est principalement lié à l'accusation de fuir la réalité, de ne pas être un auteur engagé, mais seulement un bon artisan qui s'essaie à écrire des contes de fées complexes pour des enfants trop grands. L'écrivain Howard Jacobson, pour ne citer que l'un des nombreux cas d'hostilité intellectuelle qui se sont succédé au fil des ans, a réagi avec un mépris furieux à l'incroyable succès des œuvres de notre auteur :

« Tolkien... c'est pour les enfants, n'est-ce pas ? Ou pour les adultes attardés... »

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Rarement un roman aura suscité autant de controverses et le vitriol des critiques a mis en évidence le schisme culturel entre les lettrés "éclairés" et le public des lecteurs. Patrick Curry s'est vigoureusement élevé pour défendre Tolkien, il y a quelques années. Dans l'une de ses études (8), il affirme sans ambages que Le Seigneur des Anneaux est tout sauf une "évasion de la réalité". Pour Curry, Tolkien ne se contente pas de nous faire la leçon, comme chez John Ruskin ou G. K. Chesterton, sur les dangers du monde moderne. Il a en effet tissé, avec son opposition à la modernité, un récit riche et complexe qui offre une alternative, avec la création d'un monde complètement différent, monde qui est lui-même une proposition de redécouverte de notre Tradition.

L'ostracisme du monde anglo-saxon à l'égard de Tolkien se retrouve également dans les propos de Chris Woodhead, chef du School Inspection Service en Angleterre de 1994 à 2000, qui a stigmatisé les faibles attentes culturelles de l'œuvre de Tolkien, affirmant à plusieurs reprises que :

"Le Seigneur des Anneaux est un livre qui se lit très bien, mais n'est pas le meilleur produit de la littérature anglaise de ce siècle".

Woodhead a exprimé les préoccupations de nombreux pédagogues surpris par le succès de Tolkien. Ainsi, d'une part, le snobisme intellectuel mal dissimulé de nombreux critiques, d'autre part, la crainte des éducateurs que des romans tels que Le Seigneur des Anneaux ne détournent les jeunes de l'apprentissage d'un anglais parfait et de la construction d'une culture solide en fréquentant les auteurs canoniques qui utilisent un anglais classique, académique.

L'hostilité à l'égard de Tolkien avait également sa "scène" italienne (9). En effet, dès sa première édition en 1970, dans laquelle figure aussi le résumé introductif savant et suggestif d'Elémire Zolla, divers préjugés entourent notre auteur. Ne pouvant être attaqué sur sa langue (l’anglais), Le Seigneur des Anneaux a été accusé d'être une histoire réactionnaire, proche des sympathies d'une droite néo-fasciste. Cependant, sur les qualités de celui que Zolla a appelé "le plus grand érudit de la littérature anglo-saxonne et médiévale" (10), le silence s'est fait, car Tolkien était tabou et l'est resté pendant longtemps. Si l'on veut analyser les qualités linguistiques de Tolkien, il est essentiel de garder à l'esprit que son premier emploi après son retour du front de la Première Guerre mondiale a été celui d'assistant au prestigieux Oxford English Dictionary (OED) (11). Tolkien lui-même affirmait avoir appris davantage au cours de ces deux années qu'au cours de toute autre période de temps égale dans sa vie. Il existe peu d'auteurs qui ont puisé autant de leur veine créatrice dans l'histoire et l'évolution des mots pris individuellement. De son amour pour les mots et sa façon de les utiliser, nous pouvons tirer une autre preuve de la manière dont il a assidûment recherché une langue aussi riche que variée, comme l'indique l'étude minutieuse The Ring of Words (12), dans laquelle Tolkien est également qualifié de créateur de mots (13).

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Tolkien était aussi un traducteur pointilleux (14). Ross Smith souligne également comment la traduction en tant que concept était omniprésente chez notre écrivain, même dans ses œuvres de création :

« En parlant maintenant de la prose de Tolkien, il est intéressant de noter comment, dans l'annexe F du Seigneur des Anneaux, il nous dit que toute son histoire épique est en fait une traduction. » (15).

Il est clair que les personnages de la Terre du Milieu ne parlent pas anglais, en fait leur langue ou lingua franca est le westron. Le "truc" inventé par Tolkien est de prétendre qu'il n'a fait que traduire Le Seigneur des Anneaux en anglais afin de rendre cette histoire compréhensible même pour l'homme moderne. De toute évidence, l'auteur s'amuse en faisant un clin d'œil à la possible véracité de son roman, tout en créant un agréable divertissement littéraire.

Pour en revenir au sujet clé de notre brève argumentation, il est très curieux qu'une personne aussi attentive au sens des mots - c'est en effet la principale qualité d'un traducteur - ait été néanmoins incapable d'utiliser un anglais de qualité. Nous pensons qu'il s'agit là d'un autre point assez solide en faveur de ceux qui affirment - et l'auteur [Riccardo Rosati] en fait partie - que depuis longtemps les romans de Tolkien sont victimes de plus qu'un simple malentendu, et que son langage mérite une étude attentive  et impartiale. Pour parler maintenant plus précisément de la langue de Tolkien, nous constatons qu'elle est riche, grâce à la présence d'un vocabulaire varié et sophistiqué. A plusieurs reprises, l'écrivain nous offre de merveilleuses descriptions, avec un ton évocateur qui dans certains passages met en valeur la beauté de la langue. Surtout, il crée un univers de mythes, de magie et d'archétypes qui résonne au plus profond de la mémoire et de l'imaginaire du monde occidental. Tolkien était un érudit de premier ordre, puisant dans l'héritage vital anglo-saxon.

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Ayant atteint ce point, nous allons maintenant analyser quelques brefs extraits du tome I de la Trilogie, que l'on trouve dans le chapitre intitulé Le Pont de Khazad-Dûm (16). Cette section particulière de l'œuvre de Tolkien a été choisie pour deux raisons. La première est qu'elle fait partie des parties les plus connues de la saga du Seigneur des Anneaux. La seconde, comme nous le verrons, parce que ce chapitre contient de nombreux éléments distinctifs du style narratif de l'auteur. Il y a trois extraits, démontrant autant d'aspects de la langue de l'écrivain Tolkien.

Le premier est un exemple significatif de la façon dont la présence d'une idée de culture ancienne (en anglais lore) a aidé l'auteur à penser son œuvre comme un livre dans le livre, créant ainsi un exemple significatif de métalittérature et d'hypertextualité. C'est ce qui se passe lors de la lecture par Gandalf du journal du peuple des Nains qui habitaient autrefois les Mines de la Moria. Les paroles prononcées par le magicien se confondent avec les événements des protagonistes de l'histoire, l'horreur qui a détruit les habitants de ces lieux, page après page, tandis que le magicien gris, est déterminé à lire, il est sur le point de frapper à son tour la Communauté de l'Anneau :

« Une crainte et une horreur soudaines de la chambre tombèrent sur la Compagnie.

« Nous ne pouvons pas sortir'', murmura Gimli. ''C'était bien pour nous que l'étang se soit un peu vidé, et que le Guetteur se soit endormi à l'extrémité sud. » (423) (17)

Le deuxième passage que nous avons choisi pourrait être qualifié de "classique", c'est-à-dire un exemple de la manière dont Tolkien a largement codifié le langage des scènes d'action fantastiques, avec l'utilisation de certains mots pour représenter les actions et les sons :

« Il y eut un fracas sur la porte, suivi d'autres fracas. Des béliers et des marteaux frappaient contre elle. Elle s'est fissurée et a reculé, et l'ouverture s'est soudainement élargie. Des flèches sont entrées en sifflant, mais ont heurté le mur nord et sont tombées inoffensives sur le sol. » (18) (426).

Que les flèches "sifflent" est désormais une expression codifiée dans ce genre narratif, et l'ensemble de la configuration linguistique des scènes d'action chez Tolkien, comme le montre bien cet extrait, représente le canon de toutes les batailles fantastiques écrites après Le Seigneur des Anneaux.

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Enfin, l'auteur anglais maîtrise aussi ce pouvoir d'évocation visuelle (19) de la langue, si cher à Italo Calvino :

« Les flammes se sont élevées pour le saluer, et l'ont enveloppé ; et une fumée noire a tourbillonné dans l'air. Sa crinière ruisselante s'est enflammée et a flamboyé derrière lui. » (20) (432).

La narration de Tolkien démontre ici cette capacité fondamentale de créer une abstraction chez le lecteur, grâce à l'utilisation du langage, afin de le fasciner et, comme l'affirme Calvino, reprenant les mots de Dante, de l'emmener dans un autre lieu, celui de la littérature pure :

« O imagination, tu as le pouvoir de t'imposer à nos facultés et à notre volonté et de nous entraîner dans un monde intérieur, nous arrachant au monde extérieur, de sorte que même si mille trompettes sonnaient, nous n'en serions pas conscients. » (21).

Peut-être le jury du prix Nobel a-t-il mésestimé les qualités linguistiques et littéraires de Tolkien ou, plus vraisemblablement, il n'était pas possible de décerner un prix aussi prestigieux à un auteur d'"histoires pour enfants". Les jurés ont pu justifier leur décision de l'écarter en identifiant, par exemple, certaines incohérences dans son écriture, comme le positionnement de certains adverbes avant ou après les auxiliaires, dans la manière différente d'écrire des mots tels que toward et towards, rapprochés (458) ou, toujours rapprochés (454), l'alternance dans l'écriture du verbe "être" (to be) au subjonctif, avec la bonne orthographe (were) mais aussi la mauvaise orthographe (was), bien que cette dernière soit acceptée par la majorité des linguistes depuis des années.

En conclusion, même si l'écriture de Tolkien a ses petites faiblesses, comme c'est le cas pour pratiquement tous les auteurs, sont-elles vraiment si nombreuses et si graves qu'elles obscurcissent l'immensité de sa vision, la fécondité de son imagination, la puissance rythmique de sa langue ? Nous pensons que non, s'agissant d'un écrivain chez qui langue et  littérature ne font qu'un :

« Toutes les pages d'un seul livre, une expérience linguistique d'abord et une expérience culturelle ensuite. » (22)

Par conséquent, Tolkien doit également être apprécié comme le créateur d'un logos  typique de la fantasy - peut-être en essayant de le lire dans la langue originale - dans les pages duquel s'incarne l'idée du "mythe comme langage" (23) et grâce auquel ont été codifiés non seulement un genre narratif, mais aussi une manière d'écrire.

Notes:

(1) Il est fait référence à l'édition qui est sortie le 7/1/2012.

(2) Rappelons, par exemple, le triple rejet de Yukio Mishima, pour des raisons purement politiques. Depuis des années, il est considéré par la critique internationale comme l'un des écrivains japonais les plus importants de l'après-guerre.

(3) Plusieurs traductions importantes sont de lui, dont celle du premier texte de la littérature anglaise médiévale (en vieil anglais et moyen anglais), Beowulf, dont l'auteur et la date de composition sont encore incertains. On attribue également à Tolkien ce qui est encore considéré comme le plus grand ouvrage critique, datant de 1936, sur ce texte ancien : The Monsters and the Critics and other Essays, HarperCollins, Londres 1997.

(4) R. Smith, J. R. R. Tolkien and the art of translating English into English, publié dans la revue en ligne English Today, 99, septembre 2009, p. 1. L'essai auquel Smith fait référence est : T. Shippey, Roots and Branches : Selected Papers on Tolkien, Walking Tree Publishers, Zurich-Berne 2007, p. 1. Ma traduction.

(5) Son vrai nom était Józef Teodor Nałęcz Konrad Korzeniowski, né à Berdicev (Pologne) en 1857. Pour être précis, l'anglais est la troisième langue qu'il apprit : la première était, bien sûr, le polonais et la deuxième le français. Néanmoins, de nombreux critiques considèrent que l'anglais de Conrad est sans aucun doute riche, avec une utilisation évocatrice et parfois symbolique de la langue. L'écrivain n'avait peut-être pas les compétences d'un locuteur natif à l'oral, car son accent trahissait une origine étrangère.

(6) Nous préférons ne pas suivre l'usage assez répandu en Italie d'utiliser ce terme au féminin, de là le choix du terme Fantasy, puisque la langue anglaise n'attribue pas de genre aux substantifs. Pour cette raison, nous pensons que l'usage de l'expression : "le genre fantastique" est plus correct.

(7) Il y eut d'autres rejetés illustres la fatidique année 1961. Parmi eux, deux géants de la littérature du 20e siècle : Graham Greene et Karen Blixen. Ces derniers, cependant, ont été traités tout à fait différemment de Tolkien, puisqu'ils se sont classés respectivement deuxième et troisième, après avoir été soigneusement évalués pour leurs qualités littéraires.

(8) P. Curry, Defending Middle-Earth : Tolkien, Myth and Modernity, HarperCollins, Londres 1998.

(9) L'un des spécialistes italiens de Tolkien les plus attentifs, Gianfranco de Turris, a retracé une évolution historique précise de ce phénomène, soulignant comment la période de plus grand ostracisme envers Tolkien dans notre pays peut être identifiée entre 1977 et la fin des années 1980. Cf. De la terre aux feuilles, dans L'Arbre de Tolkien. Comment le Seigneur des anneaux a marqué la culture de notre temps, édité par G. de Turris, Bompiani, Milan 2007.

(10) J. R. R. Tolkien, La Communauté de l'Anneau, Bompiani, Milan 2006, p. 11.

(11) Ce dictionnaire a longtemps été considéré comme le canon de l'anglais britannique et est souvent comparé à son "rival" historique, le Cambridge Dictionary. Si le premier représente en fait la tradition linguistique anglaise, le second tend à encourager l'utilisation d'un anglais international avec une nette empreinte américaine. Ce n'est donc pas un hasard si Tolkien, le futur philologue et linguiste, est sorti de l'école de l'OED.

(12) P. Gilliver, J. Marshall, E. Weiner, The Ring of Words : Tolkien and the Oxford English Dictionary, University Press, Oxford 2006.

(13) Sa connaissance approfondie du lexique anglais est démontrée par le grand nombre d'archaïsmes dans ses écrits. Une liste de ceux-ci peut également être trouvée sur Internet : http://www.glyphweb.com/arda/words.html.

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(14) Il a notamment traduit des ouvrages médiévaux de la littérature anglo-saxonne. Une autre de ses œuvres importantes dans ce domaine est la traduction du poème anonyme du 14ème siècle : Sir Gawain and the Green Knight, Pearl and Sir Orpheus, édité par C. Tolkien, Allen & Unwin, Londres 1975.

(15) R. Smith, op. cit. p. 9. Ma traduction.

(16) Il s'agit du chapitre V du premier tome de la Trilogie. Le titre original est Le Pont de Khazad-Dûm.

(17) Dans le corps du texte, les numéros de pages de l'édition originale anglaise : The Fellowship of the Ring, HarperCollins, Londres 2001. Cependant, la note de bas de page contient les traductions en italien, par Vicky Alliata di Villafranca, des passages cités.

« Une peur et une horreur soudaines se sont emparées de cette pièce. Nous ne pouvons plus sortir, murmura Gimli. "Il était bon pour nous que l'étang baisse légèrement, et que l'Observateur dorme à l'extrémité sud." J. R. R. Tolkien, La Communauté de l'Anneau, cité, p. 424.

(18) "Un coup retentit avec fracas contre la porte, suivi d'un autre et d'autres encore. Les béliers et les marteaux frappaient avec une force croissante. La porte grinça et chancela, et la  fente s'ouvrit soudainement. Des flèches sifflaient, mais en heurtant le mur, elles tombaient inoffensives sur le sol. » Ibid, p. 427.

(19) Nous faisons évidemment référence au chapitre du même nom, qui fait partie du célèbre texte d'Italo Calvino : Lezioni americane, Mondadori, Milan 1993, pp. 89-110.

(20) « Avec un rugissement, les flammes s'élevèrent en saluant, se tordant autour de lui ; une fumée noire tourbillonnait dans l'air. La crinière flottante de la forme sombre prit feu, le brûlant". J. R. R. Tolkien, La Communauté de l'Anneau, cité, p. 433.

(21) I. Calvin, op. cit. p. 92.

(22) A. Bonomo, Nostalgie d'une innocence perdue : désobéissance et sacrifice dans Le Hobbit de J. R. R. Tolkien, in Rivista di Studi Italiani, Année XXIX, n° 1, juin 2011, p. 291.

(23) Ibid, p. 288.

dimanche, 17 juillet 2022

Frédéric Schiller et le déclin qualitatif de la civilisation en Occident

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Frédéric Schiller et le déclin qualitatif de la civilisation en Occident

Nicolas Bonnal

Un génie visionnaire apparait en Allemagne au moment de la révolution française et de l'étrange épopée napoléonienne ; il  y a tous les poètes, tous les philosophes et toutes ces visions des Grecs et du déclin occidental : pensez à Hölderlin, Hegel, Novalis, à Humboldt, à une dizaine d’autres. Une génération miraculeuse : car, après, Nietzsche et Heidegger seront bien seuls, sinon en tant que philosophes du moins en tant qu’Allemands. La grandeur allemande fut d’avoir perçu avant les héritiers aristocratiques français (Tocqueville, Chateaubriand, Musset même) la chute de notre civilisation devenue trop technique et administrée: il lui aurait fallu retomber à l’état naturel ou remanger de l’arbre de connaissance (wieder von dem Baum der Erkenntnis essen), comme dit Kleist dans son texte sublime sur le théâtre des marionnettes qui annonce notre bouffon transhumanisme.  Et le sibyllin  Hölderlin pleure lui « les dieux qui sont peut-être passés dans un autre monde. »

J’ai évoqué il y a peu les textes où Goethe, surtout dans ses entretiens avec Eckermann, évoque le déclin de la force vitale chez nos hommes occidentaux devenus modernes. Je rappelle deux brefs extraits pour rafraîchir la mémoire à mes lecteurs les plus attentifs.

Le premier sur les unités administratives et économiques :

« …si l'on croit que l'unité de l'Allemagne consiste à en faire un seul énorme empire avec une seule grande capitale, si l'on pense que l'existence de cette grande capitale contribue au bien-être de la masse du peuple et au développement des grands talents, on est dans l'erreur. »

Le deuxième sur le déclin de la poésie vitale :

« Et puis la vie elle-même, pendant ces misérables derniers siècles, qu'est-elle devenue ? Quel affaiblissement, quelle débilité, où voyons-nous une nature originale, sans déguisement ? Où est l'homme assez énergique pour être vrai et pour se montrer ce qu'il est ? Cela réagit sur les poètes ; il faut aujourd'hui qu'ils trouvent tout en eux-mêmes, puisqu'ils ne peuvent plus rien trouver autour d'eux. »

Mais une génération avant, le jeune Schiller (il a trente-cinq ans) évoque les difficiles contradictions et le cul-de-sac de la modernité advenue. Et cela donne dans sa sixième et dans sa dixième lettre sur l’éducation esthétique de l’homme (remercions encore le site québécois classiques.uqac.ca) plusieurs réflexions solides, rédigées dans un allemand étincelant qui ne perd pas tant que ça à être traduit.

On le dira d’abord dans l’allemand romanisé de Schiller (à prononcer comme Horst Frank dans les Tontons flingueurs...)

…die Schönheit nur auf den Untergang heroischer Tugenden ihre Herrschaft gründet.

…la beauté ne fonde sa domination que sur la disparition de vertus héroïques.

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Pour Schiller la « civilisation » coûte cher. La civilisation est comme une blessure. Et ça donne : 

« Ce fut la civilisation elle-même qui infligea cette blessure à l’humanité moderne. Dès que d’un côté une séparation plus stricte des sciences, et de l’autre une division plus rigoureuse des classes sociales et des tâches furent rendues nécessaires, la première par l’expérience accrue et la pensée devenue plus précise, la seconde par le mécanisme plus compliqué des États, le faisceau intérieur de la nature humaine se dissocia lui aussi et une lutte funeste divisa l’harmonie de ses forces. L’entendement intuitif et l’entendement spéculatif se confinèrent hostilement dans leurs domaines respectifs, dont ils se mirent à surveiller les frontières avec méfiance et jalousie ; en limitant son activité à une certaine sphère, on s’est donné un maître intérieur qui assez souvent finit par étouffer les autres virtualités. »

Nietzsche se moquera dans le Zarathoustra du spécialiste du cerveau de la sangsue. Mais restons sur Schiller. La faculté d’abstraction des modernes va les détruire :

« Tandis que sur un point l’imagination luxuriante dévaste les plantations laborieusement cultivées par l’entendement, sur un autre la faculté d’abstraction dévore le feu auquel le cœur aurait dû se réchauffer et la fantaisie s’allumer. »

Nous sommes nous euphorisés jusqu’à l’obscénité, par l’illusion et le simulacre technologique. Mais  Schiller s’obstine : tout devient/deviendra mécanisme.

« Ce bouleversement que l’artifice de la civilisation et la science commencèrent à produire dans l’homme intérieur, le nouvel esprit des gouvernements le rendit complet et universel. Il ne fallait certes pas attendre que l’organisation simple des premières républiques survécût à la simplicité des mœurs et des conditions primitives ; mais au lieu de s’élever à une vie organique supérieure, elle se dégrada jusqu’à n’être plus qu’un mécanisme vulgaire et grossier. »

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Comparaison avec les Grecs :

«  Les États grecs, où, comme dans un organisme de l’espèce des polypes, chaque individu jouissait d’une vie indépendante mais était cependant capable, en cas de nécessité, de s’élever à l’Idée de la collectivité, firent place à un ingénieux agencement d’horloge dans lequel une vie mécanique est créée par un assemblage de pièces innombrables mais inertes. Une rupture se produisit alors entre l’État et l’Église, entre les lois et les mœurs ; il y eut séparation entre la jouissance et le travail, entre le moyen et la fin, entre l’effort et la récompense. »

Vision de l’homme moderne, règne de la quantité proche de Guénon, quand le philosophe sera remplacé par le prof de philo à l’allemande (de Kant à Husserl) ou à la française (après Nuremberg) :

 « L’homme qui n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé du Tout ne se donne qu’une formation fragmentaire ; n’ayant éternellement dans l’oreille que le bruit monotone de la roue qu’il fait tourner, il ne développe jamais l’harmonie de son être, et au lieu d’imprimer à sa nature la marque de l’humanité, il n’est plus qu’un reflet de sa profession, de sa science. »

Conséquence regrettable :

« Mais même la mince participation fragmentaire par laquelle les membres isolés de l’État sont encore rattachés au Tout, ne dépend pas de formes qu’ils se donnent en toute indépendance (car comment pourrait-on confier à leur liberté un mécanisme si artificiel et si sensible ?) ; elle leur est prescrite avec une rigueur méticuleuse par un règlement qui paralyse leur faculté de libre discernement. La lettre morte remplace l’intelligence vivante, et une mémoire exercée guide plus sûrement que le génie et le sentiment. »

On répète cette dernière phrase en allemand :

« Der tote Buchstabe vertritt den lebendigen Verstand, und ein geübtes Gedächtnis leitet sicherer als Genie und Empfindung.“

Dans la dixième lettre Schiller évoque le déclin de la civilisation liée à l’esthétisme. Ici aussi on pense à Nietzsche et surtout au si incompris (et germanique) Rousseau :

« …à presque toutes les époques de l’histoire où les arts sont florissants et où le goût exerce son empire, l’humanité se montre affaissée ; inversement on ne petit pas citer l’exemple d’un seul peuple chez qui un degré élevé et une grande universalité de culture aillent de pair avec la liberté politique et la vertu civique, chez qui des mœurs belles s’allient à des mœurs bonnes et l’affinement de la conduite à la vérité de celle-ci. »

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La culture comme arme de destruction massive ? Schiller – qui est aussi historien, voyez sa belle Guerre de Trente ans, première guerre mondiale en Europe moderne) multiplie les exemples italiens, romains, grecs, et aussi arabes :

« Aux temps où Athènes et Sparte maintinrent leur indépendance et où le respect des lois était la base de leur constitution, le goût manquait encore de maturité, l’art était encore dans son enfance et la beauté était loin de régner sur les âmes. Sans doute la poésie avait-elle déjà pris un essor grandiose, mais seulement sur les ailes du génie dont nous savons qu’il est tout proche de la sauvagerie et qu’il est une lumière qui brille volontiers dans les ténèbres ; il témoigne donc contre le goût de son époque plutôt qu’en faveur de celui-ci. Lorsqu’au temps de Périclès et d’Alexandre vint l’âge d’or des arts et que le goût étendit sa domination, on ne trouve plus la force et la liberté de la Grèce : l’éloquence faussa la vérité ; on fut offensé par la sagesse dans la bouche d’un Socrate et par la vertu dans la vie d’un Phocion. »

Après le modèle grec, Schiller évoque les autres exemples :

« Il fallut, nous le savons, que les Romains eussent épuisé leur force dans les guerres civiles et que, énervés par l’opulence de l’Orient, ils fussent courbés sous le joug d’un souverain heureux, pour que nous voyions l’art grec triompher de la rigidité de leur caractère. De même l’aube de la culture ne se leva pour les Arabes que lorsque l’énergie de leur esprit guerrier se fut amollie sous le sceptre des Abbassides. Dans l’Italie moderne les Beaux-Arts ne se manifestèrent que lorsque l’imposante Ligue des Lombards se fut dissociée, que Florence se fut soumise aux Médicis et que l’esprit d’indépendance eut dans toutes ces villes pleines de vaillance fait place à un abandon sans gloire. Il est presque superflu de rappeler encore l’exemple des nations modernes chez qui l’affinement devint plus grand dans la mesure où leur indépendance prit fin. Sur quelque partie du monde passé que nous dirigions nos regards, nous constatons toujours que le goût et la liberté se fuient l’un l’autre et que la beauté ne fonde sa domination que sur la disparition de vertus héroïques. »

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Sa triste conclusion :

« Et pourtant cette énergie du caractère, dont l’abandon est le prix habituel de la culture esthétique, constitue justement le ressort le plus efficace de toute grandeur et de toute excellence humaines, et son absence ne peut être remplacée par aucun autre avantage, aussi considérable qu’il soit. »

Le constat étant pire encore deux siècles après, on négligera ici l'optimiste solution de Schiller…

Sources:

Frédéric Schiller - Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, sixième et dixième lettres, classiques.uqac.ca

Kleist – Notes sur le théâtre des marionnettes

Goethe – Conversations avec Eckermann

Nietzsche – Deuxième considération inactuelle ; Ainsi parlait Zarathoustra

samedi, 16 juillet 2022

Les ciseaux de Jünger, un livre qui arrête le train en marche des faux dieux prométhéens

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Les ciseaux de Jünger, un livre qui arrête le train en marche des faux dieux prométhéens

Par Francesco Marotta

Source: https://www.grece-it.com/2022/07/15/la-forbice-di-junger-ferma-il-treno-in-corsa-dei-falsi-dei-di-prometeo/?fbclid=IwAR0dfDlYMPbu-2QTPZCI83Ik201aXbUIrmcPZtTwBKD1fcx4y-5vYyDWD64

Les souvenirs s'effacent et réapparaissent souvent simultanément à la relecture. On ne sait pas pourquoi les lectures qui nous ont le plus impressionnés sont recouvertes de "ce voile fin tissé, en règle générale, par le temps qui passe". C'est le cas de la surprise d'un cadeau inattendu, "Les ciseaux" - Die Schere - d'Ernst Jünger, dans la réédition de Guanda Editore du 17 mars 2022, traduite par Alessandra Iadicicco et avec une stimulante postface de Quirino Principe.

Soudain, le temps semble faire un bond en arrière jusqu'à cette lointaine année 1996, lorsque j'ai lu le livre pour la première fois. Ce qui change, en revanche, c'est toute une perspective : l'imaginaire collectif est complètement bouleversé. Dans ces aphorismes de Jünger, il était facile de reconnaître l'essence d'une vision horizontale des choses. Le génie de Heidelberg les avait écrites à l'âge avancé de quatre-vingt-quinze ans à la fin des années 1980 et, dans cette nouvelle publication, plusieurs années après la publication de la première édition en Italie, il est encore plus facile de discerner toutes leurs gradations.

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Quirino Principe met très bien en évidence le "Jünger attentif à la cosmologie cyclique de cette fin de siècle" et encore mieux lorsqu'il souligne ce qui pour Paolo Isotta aurait certainement pu être un tabou : "Le regard tardif de Jünger n'est pas chrétien". Il crée l'angle d'observation entre le païen Hölderlin et l'antichrétien Nietzsche, entre la gnose et l'Umwertung aller Werte - entre la gnose et la transvaluation de toutes les valeurs -, exigeant avec le plus grand respect des confirmations illustres et décoratives dans le panthéisme sceptique de Goethe et sa religio esthétique". Cependant, cette interminable recherche subtile (disquisizione) d'années sur le premier Jünger "païen" et le dernier Jünger, quelque part entre le polythéiste et le chrétien, laisse du temps au temps.

La prouesse de Jünger ne se comprend pas par la simple identification du finalisme chrétien, qui est maintenant clair pour tous. C'est plutôt dans le moment où il a pu traverser le temps d'une époque à l'autre, faire l'expérience de la véhémence née de la fin de la modernité, pénétrer les bruyères complexes du postmodernisme : sachant pertinemment que "le temps avancé sous l'influence de la fumée est volé aux dieux". La fumée dans les yeux de ceux qui refusent la rencontre avec eux-mêmes et sont habitués aux sauts temporels, suivant un procéduralisme grossier où "en principe il n'y a rien de prodigieux" mais une grande partie du drame de Faust. À cet égard, si l'on veut faire une comparaison, on pense au décor du train en fuite dans Snowpiercer, le film du réalisateur et scénographe sud-coréen Bong Joon-ho.

indejcex.jpgQui, en 2013, a eu l'heureuse intuition de verser dans ce train brise-glace traversant le globe, une intrigue en partie seulement surréaliste, miroir de certaines prérogatives inavouables de la société actuelle. Attention à ne pas risquer une comparaison avec "Les ciseaux" de Jünger et avec le passage de l'observateur et du voyant au Selbstdenker, celui qui est un libre penseur et qui est capable de "penser par lui-même", le destin du Nostro était déjà accompli depuis longtemps. Cependant, le film rappelle fortement ces wagons de train, où la fiction et le jeu d'acteur pactisent avec la tangibilité pas du tout onirique des faits, où les misérables sont assis à l'arrière et les privilégiés sont en tête du train. La société de la forme capitale, le déploiement de la Technique et de la Science désengagées de l'égide de l'homme, l'annulation du paradigme classique, étaient pour Jünger, et seraient 23 ans plus tard dans la même mesure pour le réalisateur Bong Joon-ho, des notions déjà largement discutées.

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Mais Jünger avait déjà eu l'intuition de quelque chose en rapport avec la machination, le calcul, une idéologie et sa doctrine, indiquant l'exact opposé de ce qui pourrait lui être opposé. En cela, sa pensée n'est pas si différente de celle de Heidegger. Les questions que nous trouvons dans "La question de la technique", en particulier dans la réponse sur le dévoilement qui régit la technique moderne, étaient les mêmes pour les deux : "Le dévoilement qui régit la technique moderne, cependant, ne se déploie pas dans une pro-duction au sens de ποίησις. Le dévoilement qui prévaut dans la technologie moderne est une pro-vocation (Herausfordern) qui exige de la nature qu'elle fournisse de l'énergie qui peut en tant que telle être extraite (herausgefördert) et accumulée". Une énergie transformée en une autre forme : en un dispositif, une structure de réseau, un mécanisme, un protocole, un appareil et un système, d'un "pouvoir qui n'est ni humain ni non-humain". Ce totalitarisme qui montre le visage du spectacle dans le spectacle de la Technique en politique, remplacé par un appareil administratif et gestionnaire, dont le but ultime est la perpétuation de sa propre domination et de son autosatisfaction.

Le mérite de Bong Joon-ho est de mettre l'accent sur le protagoniste principal, Curtis, qui attend le moment opportun pour reprendre la tête du train, ainsi que toute la communauté des outsiders. Celle de Jünger, en revanche, est d'avoir compris à l'avance combien il est important de rétablir un ordre des choses, contre tout ce qui anéantit, désertifiant la volonté et l'esprit : l'écrasante démesure qui a supplanté la physis en dépassant toutes les limites, pour la raison que "la spirale appartient à l'espace, les ciseaux au temps". Le leitmotiv des "Ciseaux" de Jünger est l'homogénéisation qui n'épargne rien, plus cet étrange surréalisme qui voudrait faire passer le néo-alchimisme du "Progrès" et la nouvelle forme de prométhéisme pour irréversibles, alors que tout nous pousse à penser à une alternative.

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En fait, "aujourd'hui, il semble plutôt que le progrès doive être arrêté", même si les gourous dévoués au technomorphisme bizarre disent le contraire. On ne peut que se demander si, "maintenant que les roues tournent à fond" et que le train de Snowpiercer roule à toute vitesse vers le désastre, il est encore possible de l'arrêter. Selon le testament de Curtis, celui que nous devrions tous avoir, le dernier arrêt est proche. Il est clair que pour Jünger, la pensée et l'écriture aidant, l'ensemble des choses ne représentait pas une descente en avant dans un ravin qui assimile une pandémie mondiale à une nouvelle guerre au cœur de l'Europe, sans parler de la restauration d'une mondialisation 2.0. En fin de compte, le fossé temporel entre le philosophe et le cinéaste est large.

Le génie de Heidelberg, contrairement au réalisateur Bong Joon-ho, nous invite à redécouvrir non pas l'âme et/ou le succès qui naît du complexe d'activités industrielles et techniques : le Sud-Coréen n'a pas échappé à l'attrait du gadget productiviste de la cinématographie scintillante. Pour Jünger, en revanche, l'esprit et l'enchantement du monde étaient de première importance, ce qui n'avait rien à voir avec l'abandon d'une Kultur sympathique aux forces vitales de la Terre et du Cosmos, en étroite relation les unes avec les autres. De nos jours, la ruée vers un film de science-fiction, post-apocalyptique, au box-office hollywoodien, importe peu.

Le désir d'oublier ce que signifie être dans le monde et faire partie d'une communauté a fait de l'homme un être voué au calcul, au profit, au seul intérêt de veiller à ses intérêts particuliers. Notre Seigneur connaissait bien les chimères des titans, générateurs de "figures devenues étrangères à la conscience historique", comme les alchimistes modernes, les inquisiteurs, les deamhains gaéliques ; donnons un nom à ces démons qui ont traversé les siècles et toutes les conceptions du "Sacré". Mettez-nous en garde contre la vénération de l'individualisme qui sévit partout, la spectacularisation des médias, le bureaucratisme et le technicisme qui sont descendus en politique : "de ces crétins qui osent se présenter", parce qu'ils sont "d'excellents spécialistes", on ne peut rien attendre de bon.

Une tyrannie du "bien" que Jünger, qui a vécu longtemps, décrit méticuleusement dans "Les ciseaux", obsédé par le désir de battre tous les records possibles. Penser, en outre, à parvenir même à vaincre la mort : une chose qui, pour nos prédécesseurs, était considérée comme inviolable, pour la raison que le temps n'était pas perçu de manière uniforme et linéaire comme il l'est devenu à notre époque. En ce sens, les paragraphes consacrés à la vie et à la mort, à la "technique capable de prolonger considérablement le temps nécessaire pour mourir", à une médecine qui se moque du serment d'Hippocrate, alors que tout autour "le nombre d'accidents mortels" ne cesse d'augmenter, y compris la menace de petites et grandes catastrophes. L'hyperbole descendante d'une société déjà en partie compromise dès 1901, au point d'amener Léon Bloy à écrire sa fameuse "Exégèse des lieux communs", s'indignant de ces rengaines hypocrites et faussement moralisatrices, de ces faux "principes" que l'on exhibe à toute occasion : "La bicyclette et l'automobile sont dépassées, car les principes sont encore plus rapides, et écrasent mieux, de façon plus satisfaisante, plus irrémédiable". Un hymne à la lâcheté conformiste qui ferait pâlir certains des "non-conformistes" d'aujourd'hui, si trompeurs.

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On ne peut s'empêcher de se rappeler ce que Guy Mettan, journaliste et historien genevois, a écrit dans son essai "La Tyrannie du Bien. Dictionnaire de la pensée (in)correcte" : "la recherche effrénée de la vertu est devenue une obsession universelle qui ne se limite pas aux cercles d'éveil et aux ONG moralistes". Après tout, elle est pratiquée dans ces salles de conseil feutrées, dans les bureaux à aire ouverte des managers, dans les antichambres inclusives des ministères, dans les salles de classe aseptisées des universités et sur les réseaux sociaux. Des lieux où la tyrannie du "Bien" décide, administre, gère, planifie et assiste : légiférer, confiner, condamner les idées non conformes, souvent bombarder et tuer. Du faux mythe de l'Empire, le "Bien" montre son visage, celui d'une des tyrannies les plus pernicieuses de l'histoire humaine.

La métaphore des "Ciseaux" conduit le lecteur vers la fin d'une société, en montrant tous ses dysfonctionnements. La forme chaotique, dédiée au catastrophisme qui ne contemple pas les autres êtres, les différences qui existent et les relations qui existent entre eux, croyant qu'il suffit d'universaliser ce qui convient grâce à la domination de la rationalité. Pointer du doigt quiconque ne pense pas de cette façon, comme un primate en voie de disparition, tendant à résoudre les problèmes depuis l'intérieur d'une bulle autoréférentielle, totalement incontrôlable et aléatoire, éloignant la vérité et la réalité. Ce qui en fait une exception, un mystère. Et c'est Jünger lui-même qui nous ouvre la voie, en traçant le seul chemin à suivre, qui est de combattre et de gagner la bataille des idées, contre l'indistinction et l'atomisation de nos peuples.

Ernst Jünger, La forbice, traduction par Alessandra Iadiccicco, postface par Quirino Principe, Gaunda Editore, 17/03/2022, pp. 204, euro 18.00.

mercredi, 06 juillet 2022

Brasillach, le paria qui a vu les "sept couleurs" du cinéma

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Brasillach, le paria qui a vu les "sept couleurs" du cinéma

L'essai de Claudio Siniscalchi "Sans romantisme" raconte la relation entre l'écrivain et l'image

Stenio Solinas

Source: https://www.ilgiornale.it/news/spettacoli/brasillach-reietto-che-vide-i-sette-colori-cinema-2043998.html

J'ai commencé à lire Robert Brasillach quand j'étais encore très jeune. J'ai ensuite écrit sur lui, j'ai préfacé un de ses romans, Les sept couleurs, j'ai édité et traduit un autre, Comme le temps passe et je lui suis resté fidèle au fil des ans, comme cela se produit avec les choses de la vie que l'on chérit le plus, cette amitié, cet amour, un certain paysage, une peinture, un film... Quand on me dit qu'après tout, c'est un écrivain mineur, je laisse tomber. Que signifie "mineur" ? Par rapport à qui, par rapport à quoi ? Quel est le critère d'évaluation, le critère de jugement ?

Si l'on veut comprendre ce qu'était la France entre les deux guerres mondiales, son témoignage intellectuel reste incontournable, si l'on veut comprendre l'attraction et/ou la tentation fasciste dans les démocraties à l'heure du totalitarisme, également. Quant au narrateur, rares sont ceux qui, comme lui, ont su nous rendre cette saveur si particulière qu'a la jeunesse lorsqu'elle part à l'aventure, s'épanche dans les passions, rêve de grands exploits et, entre-temps, panse ses plaies: la première déception, la première trahison, les faux pas, les bévues sans échappatoire. Mineur ? Peu importe.

Toutes les raisons pour lesquelles la musique d'un certain Brasillach ne cesse de résonner dans notre tête à chaque fois que nous la lisons se trouvent bien alignées dans cet essai de Claudio Siniscalchi, Senza romanticismo (Bietti, pp. 350, euro 20), ostensiblement centré sur le cinéma, dont Brasillach fut un historien et un critique exemplaire, ainsi qu'à l'avant-garde par rapport à son époque, mais en réalité construit dans un soleil d'histoire, de politique, d'idéologie, de culture, de coutumes et de société autour de la France de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, et donc à ce qui en partie existait avant cette année 1909 où Brasillach vint au monde, et à ce qui en partie y sera après cette 1945 où il fut enlevé du monde. Siniscalchi sait très bien qu'une naissance enregistrée à l'état civil ne suffit pas à enfermer une vie, tout comme une pierre tombale au cimetière n'y met pas fin.

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L'un des mérites de ce livre est le naturel avec lequel son auteur se promène dans un domaine aussi accidenté que l'histoire des idées et l'histoire politique, un naturel qui est le résultat d'une maîtrise des deux: Siniscalchi a tout lu, sait faire les bons liens, cherche à comprendre et n'a pas la prétention de juger. En commentant la bipartition de Walter Benjamin entre l'esthétisation de la politique et la politisation de l'esthétique, la première négative, comme fasciste, la seconde positive, comme communiste, il saisit intelligemment qu'elle n'est rien d'autre qu'une bizarrerie de sophiste: en réalité, explique-t-il, en tant que phénomènes totalitaires, le fascisme et le communisme ont pratiqué les deux options, c'est-à-dire qu'ils ont embelli la politique et fait de l'art son bras armé. Ce qui est intéressant à voir, c'est la façon dont des concepts de ce genre ont été traduits dans ce qui n'était pas des régimes totalitaires, mais des démocraties parlementaires plus ou moins en crise, la France, l'Angleterre, l'Espagne et l'Allemagne elle-même, du moins jusqu'à l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Pour rester dans le premier cas, nous nous contenterons de constater qu'ici la droite intellectuelle est plus généreuse dans ses jugements critiques que son homologue, c'est-à-dire aussi bien en termes aussi larges que, cela va sans dire, généraux.

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Il y a de nombreuses raisons à cela : à gauche, l'idéologie est plus ferrée et ne donne pas de rabais, ni littéraire ni amical, alors qu'à droite, elle est plus fallacieuse car fortement conditionnée par l'individualité. Il y a dans cette dernière une idée chevaleresque de la vie, dans l'autre elle est absente, ce qui se répercute dans toute une série de choix, y compris artistiques, sans oublier la moindre emprise de la forme dite du parti à l'égard de ses militants. Dans les années 1930, Bernanos quitte poliment l'Action française, mais cela ne fait pas déserter son entourage. Dans les années 1930, Paul Nizan a critiqué le Parti communiste français et a été traité comme un vendu et un traître.

(...)

Dans son livre, Siniscalchi saisit très bien un point central de la poétique de Brasillach, avec son culte de la jeunesse qui signifie mémoire, souvenir, fidélité, vie et modèle de comportement lorsqu'il observe que pour ceux de son âge "la jeunesse est le cinéma".

bm_CVT_Notre-avant-guerre_5284.jpgBrasillach appartient à une génération qui n'a pas eu le temps de vivre la Première Guerre mondiale, ce qui le rend moins cynique, moins désabusé, moins meurtri et moins désenchanté que ceux qui, comme Drieu, Céline, Montherlant et Aragon, ont plutôt vécu cette expérience et ne l'ont pas oubliée. Son adolescence coïncide avec les années 20, avec la grande illusion (ce n'est pas un hasard si c'est aussi le titre d'un film de Jean Renoir) de la "guerre qui mit fin à toutes les guerres" et la découverte du cinéma comme le véritable art du 20e siècle, quelque chose d'inégalé, un nouveau langage sous la bannière des images en mouvement, le mouvement qui devient verbe. La combinaison est explosive, d'autant plus que le cinéma est un plaisir individuel, mais aussi de masse, qui se savoure ensemble, qu'il bénéficie d'espaces physiques reconnus et favorise ainsi les rencontres et les connaissances, qu'il est une religion avec ses rituels, ses adorateurs, ses officiants, le sentiment commun d'une même foi... Cette acceptation de la modernité est chez Brasillach typiquement fasciste, au sens de l'homme nouveau qu'il a théorisé et dont nous avons déjà parlé. Siniscalchi note à juste titre que Charles Maurras, qui avait également été le maître politique de l'Action française de Brasillach, n'avait jamais dépassé la vision de Ben Hur au cinéma... Ce n'était pas son monde, c'était un monde qu'il ne comprenait pas..... Sur la cinéphilie de Brasillach, une parenthèse doit être faite. Laissant de côté l'Histoire du cinéma, dans nombre de ses romans ainsi que dans ses mémoires autobiographiques, elle est racontée, revendiquée, fait partie de l'éducation sentimentale et de la vie de ses protagonistes et de lui-même. Cependant, elle ne se transforme jamais en fétichisme, en idolâtrie, en rejet de toute autre expérience esthétique. Il est trop cultivé, Brasillach, trop imprégné de la culture classique pour faire l'erreur de la jeter. Et c'est précisément pour cette raison qu'il est suffisamment curieux pour essayer de comprendre dans quelle mesure et jusqu'à quel point les deux cultures peuvent fusionner, surtout à une époque où l'avènement du son marque la ligne de partage des eaux entre le domaine de l'image mobile pure et ce qui viendra plus tard et qui, cependant, c'est sa réflexion, doit être au service de la première, et non la dominer. En bref, le lecteur verra que Brasillach raconte des expériences, des réflexions, des rencontres et des heurts qui étaient typiques de la passion pour le cinéma au moins jusqu'aux années 1970 et 1980, lorsque les ciné-clubs et les cinémas d'art et d'essai existaient encore et, en bref, toute cette coterie cinéphile qui a longtemps été liée à la jeunesse. On peut comprendre pourquoi, dans les années 1950, François Truffaut a rendu hommage à Brasillach. Ils étaient du même type.

dimanche, 03 juillet 2022

Philip K. Dick et les pré-personnes

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Philip K. Dick et les pré-personnes

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2022/06/27/philip-k-dick-och-pre-personerna/

Philip K. Dick (1928-1982) est l'un des grands écrivains de science-fiction du 20ème siècle. Ses récits ont servi de base à un certain nombre d'adaptations cinématographiques interprétées de manière plus ou moins indépendante, notamment Blade Runner, Total Recall, The Man in the High Castle et Adjustment Bureau.

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Dick a posé des questions très pertinentes sur la vie dans la société moderne tardive, des questions au carrefour de la philosophie, de la théologie et de la politique, notamment sur la manière dont le pouvoir peut affecter la réalité et l'identité d'un individu. Il est intéressant de noter qu'en 1974, il a fait l'expérience de ce qu'il a décrit comme une communication divine, dont Dick a parlé dans la trilogie VALIS et ailleurs. Il est tout aussi intéressant de constater que la vision de la réalité de Dick, y compris VALIS ("Vast Active Living Intelligence System"), présente d'importantes similitudes avec la théorie de la réalité avancée par Christopher Langan dans son CMTU ("Cognitive-Theoretic Model of the Universe"). Il y a également des points de contact avec la pensée biocentrée de Ludwig Klages dans l'œuvre de Dick, dont un exemple est sa nouvelle de 1974 intitulée The Pre-Persons.

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Le point de départ du présent alternatif des dites pré-personnes est l'extension du droit à l'avortement des enfants qui sont sans âme, comme un compromis entre les chrétiens et les partisans de l'avortement. L'âme est supposée, encore une fois à titre de compromis, occuper le corps à l'âge de douze ans (ou plus tôt si une capacité mathématique plus avancée peut être démontrée). Avant cela, l'enfant est une "pré-personne" qui peut être enlevée par le fourgon d'avortement si les parents le souhaitent et adoptée ou tuée. Dans la nouvelle, nous suivons quelques personnes lors de la visite du van de l'avortement, dont un adulte qui exige d'y être embarqué en signe de protestation parce qu'il a oublié son algèbre et donc perdu son âme.

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L'expérience de pensée de Dick n'est pas littérairement la meilleure chose qu'il ait écrite, mais en tant que contribution au débat sur l'avortement, elle est utile. Ce n'est pas principalement en raison du message rationnel, qui explore les conséquences de la "pente glissante", mais c'est plutôt l'accent biocentrique de Dick sur l'impuissance des enfants à naître qui émeut le lecteur. Cependant, il ne se contente pas de cela, mais entreprend d'analyser la psychologie qui se cache derrière tout cela. Ici, il devient  politiquement incorrect pour du vrai, peut-être aussi extrêmement provocateur pour certains lecteurs. Dans la nouvelle, les pères s'opposent au phénomène de "l'avortement rétroactif", l'un d'eux développant une théorie sur les femmes qui se battent pour son maintien. En faisant clairement référence à sa propre femme, il exprime que "c'est un certain type de femme qui défend tout cela. On les appelait "les femelles castratrices". Un autre protagoniste met l'accent sur l'impuissance des cibles, "l'organisme qui est tué n'avait aucune chance, aucune capacité, de se protéger." Il développe plus loin : "Il y a plus de choses en jeu. La haine de quoi ? De tout ce qui pousse ?" Vous les flétrissez, pensa-t-il, avant qu'ils ne deviennent assez grands pour avoir du muscle et la tactique et l'habileté pour se battre."

Dans l'ensemble, il s'agit d'une théorie psychologique très sombre que Dick développe dans Pre-Persons, où l'une des forces motrices de la politique d'avortement est décrite comme la haine de l'enfant à naître et un désir pervers de pouvoir sur les personnes sans défense. Parmi les personnages du roman, il y a clairement un aspect de genre, avec une femme conformiste et émotionnellement perturbée et deux hommes plus attentionnés et libres-penseurs (un homme qui dit "je fais juste mon travail" fait également une apparition). Cependant, le transfert de l'instinct maternel aux hommes dans le roman ne semble pas être universel ; Dick décrit également une tendance sociétale plus générale dans laquelle "l'ancien puissant et mauvais" est opposé au "nouveau sans défense et doux". Il y a manifestement un aspect générationnel ici, Dick introduit également une discussion sur la société de compétition et comment elle a conduit à "une civilisation dans laquelle règne le désir des femmes de détruire les leurs". Ici, d'ailleurs, il se rapproche de Guy Debord, plus âgé, qui décrivait la société française comme hostile aux enfants. Le vieux situationniste écrivait à ce sujet que "les enfants sont encore aimés en Espagne, en Italie et en Algérie, et chez les Gitans. Pas souvent en France en ce moment. Ni les logements ni les villes ne sont faits pour les enfants. En revanche, la contraception est répandue et l'avortement est disponible."

Indépendamment de la façon dont nous jugeons la théorie psychologique de Dick, il est intéressant qu'il ait écrit une dystopie sur le sujet du moment, et notamment que dans un espace aussi limité, il ait pu inclure plusieurs fragments psychologiques et politiques originaux.

mercredi, 01 juin 2022

Anatole France sur la guerre en Ukraine – et la folie américaine

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Anatole France sur la guerre en Ukraine – et la folie américaine

par Nicolas Bonnal

L’Amérique est toujours en guerre, un peu comme sa marâtre anglaise ; elle a fait détruire l’Ukraine et prépare l’anéantissement de l’Europe comme en 1942-43 (on rase l’Occident et on laisse l’Orient à Staline); ensuite l’infatigable ira exterminer russes et chinois; et si elle peut au bout détruire une nouvelle fois le monde, elle sera exaucée car on pourra tout reconstruire ou faire des croisières au milieu des ruines (Julius Evola sera bien attrapé). Anatole France nous explique pourquoi dans l’Ile aux pingouins (merci à un lecteur anonyme).

C’était il y a plus de cent ans. Avant la guerre, on fait les présentations (Titan, Babel, géant, Walhalla du business comme dans le film Network, etc.) :

« Après quinze jours de navigation son paquebot entra, la nuit, dans le bassin de Titanport où mouillaient des milliers de navires. Un pont de fer, jeté au-dessus des eaux, tout resplendissant de lumières, s'étendait entre deux quais si distants l'un de l'autre que le professeur Obnubile crut naviguer sur les mers de Saturne et voir l'anneau merveilleux qui ceint la planète du Vieillard. Et cet immense transbordeur charriait plus du quart des richesses du monde. »

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On arrive dans la Nouvelle Atlantide façon Francis Bacon (on y reviendra à celui-là) :

« Le savant pingouin, ayant débarqué, fut servi dans un hôtel de quarante-huit étages par des automates, puis il prit la grande voie ferrée qui conduit à Gigantopolis, capitale de la Nouvelle-Atlantide. Il y avait dans le train des restaurants, des salles de jeux, des arènes athlétiques, un bureau de dépêches commerciales et financières, une chapelle évangélique et l'imprimerie d'un grand journal que le docteur ne put lire, parce qu'il ne connaissait point la langue des Nouveaux Atlantes. Le train rencontrait, au bord des grands fleuves, des villes manufacturières qui obscurcissaient le ciel de la fumée de leurs fourneaux: villes noires le jour, villes rouges la nuit, pleines de clameurs sous le soleil et de clameurs dans l'ombre. »

Le très crétin professeur obnubilé se croit dans un pays pacifique (il n’a pas lu Smedley Butler) :

« —Voilà, songeait le docteur, un peuple bien trop occupé d'industrie et de négoce pour faire la guerre. Je suis, dès à présent, certain que les Nouveaux Atlantes suivent une politique de paix. Car c'est un axiome admis par tous les économistes que la paix au dehors et la paix au dedans sont nécessaires au progrès du commerce et de l'industrie. »

Gigantopolis est une dromocratie (comme dirait Virilio) :

« En parcourant Gigantopolis, il se confirma dans cette opinion. Les gens allaient par les voies, emportés d'un tel mouvement, qu'ils culbutaient tout ce qui se trouvait sur leur passage. Obnubile, plusieurs fois renversé, y gagna d'apprendre à se mieux comporter: après une heure de course, il renversa lui-même un Atlante. »

On arrive au parlement (style grec néoclassique) :

« Parvenu sur une grande place, il vit le portique d'un palais de style classique dont les colonnes corinthiennes élevaient à soixante-dix mètres au-dessus du stylobate leurs chapiteaux d'acanthe arborescente.

Comme il admirait immobile, la tête renversée, un homme d'apparence modeste, l'aborda et lui dit en pingouin:

—Je vois à votre habit que vous êtes de Pingouinie. Je connais votre langue; je suis interprète juré. Ce palais est celui du Parlement. En ce moment, les députés des États délibèrent. Voulez-vous assister à la séance?

Introduit dans une tribune, le docteur plongea ses regards sur la multitude des législateurs qui siégeaient dans des fauteuils de jonc, les pieds sur leur pupitre. »

La séance commence – et les justes guerres et autres guerres du droit commercial ou autre. On commencera par la Mongole (c’est entre la Chine et la Russie) :

« Le président se leva et murmura plutôt qu'il n'articula, au milieu de l'inattention générale, les formules suivantes, que l'interprète traduisit aussitôt au docteur:

—La guerre pour l'ouverture des marchés mongols étant terminée à la satisfaction des États, je vous propose d'en envoyer les comptes à la commission des finances….

»Il n'y a pas d'opposition?…

»La proposition est adoptée.

»La guerre pour l'ouverture des marchés de la Troisième-Zélande étant terminée à la satisfaction des États, je vous propose d'en envoyer les comptes à la commission des finances….

»Il n'y a pas d'opposition?…

»La proposition est adoptée. »

Après Anatole nous explique pourquoi cette grande nation commerçante adore comme l’Angleterre faire tout le temps et partout la guerre. Lisez bien c’est génial :

—Ai-je bien entendu? demanda le professeur Obnubile. Quoi? vous, un peuple industriel, vous vous êtes engagés dans toutes ces guerres!

—Sans doute, répondit l'interprète: ce sont des guerres industrielles. Les peuples qui n'ont ni commerce ni industrie ne sont pas obligés de faire la guerre; mais un peuple d'affaires est astreint à une politique de conquêtes. Le nombre de nos guerres augmente nécessairement avec notre activité productrice. Dès qu'une de nos industries ne trouve pas à écouler ses produits, il faut qu'une guerre lui ouvre de nouveaux débouchés. C'est ainsi que nous avons eu cette année une guerre de charbon, une guerre de cuivre, une guerre de coton. Dans la Troisième- Zélande nous avons tué les deux tiers des habitants afin d'obliger le reste à nous acheter des parapluies et des bretelles. »

La suite n’est pas mal non plus :

« À ce moment, un gros homme qui siégeait au centre de l'assemblée monta à la tribune.

—Je réclame, dit-il, une guerre contre le gouvernement de la république d'Émeraude, qui dispute insolemment à nos porcs l'hégémonie des jambons et des saucissons sur tous les marchés de l'univers.

—Qu'est-ce que ce législateur? demanda le docteur Obnubile.

—C'est un marchand de cochons.

—Il n'y a pas d'opposition? dit le président. Je mets la proposition aux voix.

La guerre contre la république d'Emeraude fut votée à mains levées à une très forte majorité.

—Comment? dit Obnubile à l'interprète; vous avez voté une guerre avec cette rapidité et cette indifférence!… »

Cerise sur le gâteau, le coût humain :

—Oh! c'est une guerre sans importance, qui coûtera à peine huit millions de dollars.

—Et des hommes….

—Les hommes sont compris dans les huit millions de dollars. »

N’oublions pas que nos commerçants anglo-saxons sont malthusiens aussi. Il leur faudra 500 millions d’hommes, comme indiqué en Géorgie.

On laisse le maître conclure :

« Alors le docteur Obnubile se prit la tête dans les mains et songea amèrement:

—Puisque la richesse et la civilisation comportent autant de causes de guerres que la pauvreté et la barbarie, puisque la folie et la méchanceté des hommes sont inguérissables, il reste une bonne action à accomplir. Le sage amassera assez de dynamite pour faire sauter cette planète. Quand elle roulera par morceaux à travers l'espace une amélioration imperceptible sera accomplie dans l'univers et une satisfaction sera donnée à la conscience universelle, qui d'ailleurs n'existe pas. »

Mais si que la conscience universelle existe, ou la communauté internationale, ils l’ont dit à la télé !

On répète car c’est merveilleux :

—Les hommes sont compris dans les huit millions de dollars. »

Sources :

http://www.bouquineux.com/index.php?telecharger=1970&...

https://fr.wikisource.org/wiki/Nouvelle_Atlantide_(trad._...

 

mercredi, 25 mai 2022

Parution du n°451 du Bulletin célinien

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Parution du n°451 du Bulletin célinien

Sommaire :

Le procès de Nord (1962)

Simone Saintu (1892-1939)

Bardamu au fast-food

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Guerre

Guerre, l’un des manuscrits inédits, vient de paraître  dans  la classique collection “Blanche” de Gallimard. Deux autres textes suivront à l’automne prochain : Londres, récit de son séjour dans la capitale britannique en 1915, et La Volonté du roi Krogold, conte médiéval en partie déjà connu des céliniens. Au printemps prochain paraîtra une nouvelle édition de Casse-pipe, inachevé dans son édition actuellement connue. Une édition, revue et augmentée, du tome III des romans dans la Pléiade est également prévue. Par ailleurs, un nouvel album iconographique, commenté par Frédéric Vitoux, est à paraître dans cette collection.Dans une lettre adressée à son éditeur en juillet 1934¹, Céline évoquait son deuxième roman qui devait comprendre trois volets : « Enfance, Guerre, Londres ». Seule la partie relative à l’enfance (Mort à crédit) parut en un volume. Dans une lettre écrite deux jours plus tôt à Eugène Dabit², il évoque également ce roman en trois parties,  dont il ignore alors que deux d’entre elles (ce qui deviendra Casse-pipe et Guignol’s band) paraîtront bien plus tard : l’un de manière fragmentaire en 1949 et l’autre cinq ans plus tôt. Mais l’inédit qui sort ce mois-ci, et qui a donc été rédigé avant Mort à crédit, n’est pas pour autant un extrait de Casse-pipe. Céline y revient sur l’expérience centrale de son existence : le traumatisme subi au front, dans ce qu’il nomme d’une formule fulgurante, l’« abattoir international en folie ». On y suit la convalescence du brigadier Ferdinand depuis le moment où, gravement blessé, il reprend conscience sur le champ de bataille jusqu’à son départ pour Londres. À l’hôpital de Peurdu-sur-la-Lys (!), il est l’objet de toutes les attentions d’une infirmière entreprenante. Laquelle fait inévitablement songer à Alice David, qui officiait à l’hôpital d’Hazebrouck lorsque Louis Destouches y séjourna à l’automne 1914. L’écriture, rude, est celle de la première manière, mêlant langage populaire et argot militaire. Des pages saisissantes et, à coup sûr, du grand Céline même s’il s’agit d’un premier jet.

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En marge de cette parution, une exposition se tient à Paris jusqu’à la mi-juillet à la Galerie Gallimard. Plusieurs feuillets, extraits des liasses des manuscrits retrouvés, y sont présentés, dont le manuscrit de Guerre, particulièrement mis en valeur. Des documents plus intimes (lettres, cartes postales, tirages d’époque, portraits,…), issus des archives de l’écrivain, sont présentés. Cette documentation apporte un éclairage sur les sources biographiques de l’œuvre, en particulier sur les liens entre Louis Destouches et ses parents, sur sa formation militaire à Rambouillet et sur sa convalescence de blessé de guerre à Hazebrouck et au Val-de-Grâce. Les médailles militaires du maréchal des logis sont exposées, ainsi que le journal de marche de son régiment (conservé par le Service historique de la Défense), et le livret matricule (prêté par les Archives de Paris). L’ensemble est complété par des documents d’histoire éditoriale provenant des archives des Éditions Gallimard et des Éditions Denoël. En cette année du 90e anniversaire de la parution de Voyage au bout de la nuit, toute l’œuvre célinienne est ainsi à nouveau sur le devant  de la scène littéraire.

• Louis-Ferdinand CÉLINE, Guerre, Gallimard, coll. “Blanche”, 2022, 192 p. Édition établie par Pascal Fouché ; avant-propos de François Gibault.

  1. (1) Lettre du 16 juillet 1934 à Robert Denoël in Pierre-Edmond Robert (éd.), Céline & les Éditions Denoël, 1932-1948, Imec Éditions, 1991, p. 63.
  2. (2) Lettre du 14 juillet 1934 à Eugène Dabit in Céline, Lettres, Gallimard, coll. “Bibliothèque de la Pléiade”, 2009, pp. 430-431.