Entretien-éclair avec Robert Steuckers
Quel avenir géopolitique pour le “Grand Moyen Orient”? Avec ou sans l’Iran?
Q.: Lors de vos récentes conférences à Lille, Genève et Metz, sur le fondamentalisme islamique et sur l’eurasisme (*), vous avez évoqué l’éventualité d’un changement d’alliance au sein du Grand Moyen Orient, avec un rapprochement entre l’Iran et les Etats-Unis? Rien ne semble pourtant confirmer cette hypothèse. Pourquoi dès lors en avoir parlé?
RS: Votre question va un peu vite en besogne. J’ai simplement cité deux ouvrages récents qui évoquent cette éventualité d’un rapprochement irano-américain. Il s’agit des livres de Trita Parsi (**) et de Robert Baer (***).
Pour Trita Parsi, les Etats-Unis n’ont cessé de parier sur Israël comme gendarme au Proche et au Moyen Orient. Les Israéliens entendent, dit-il, conserver cette position et ne veulent pas voir l’Iran les relayer ni même les seconder. Mais la position de l’Iran dans la région qui s’étend de l’Egypte au Pakistan et de l’ancienne Transoxiane à l’Arabie Saoudite est stratégiquement parlant bien plus intéressante que celle, marginale et réduite, d’Israël. L’Iran est le centre de la région et, de surcroît, “les Etats-Unis pourraient bénéficier d’un Iran puissant qui servirait d’Etat-tampon contre toute percée chinoise en direction de l’Océan Indien et du bassin de la Caspienne, riche en ressources énergétiques” (p. 261). Parsi ajoute un argument de poids à sa démonstration: “le Moyen Orient est dépourvu d’une base géopolitique pour l’ordre fragile qui y règne” (p. 262) et “Washington a cherché à établir un ordre qui entre en contradiction avec l’équilibre naturel en cherchant à contenir et à isoler l’Iran, l’un des pays les plus puissants de la région” (p. 262). Retour aux arguments de Nixon.
Pour Robert Baer, l’Iran aurait “changé”. Il rejette la notion habituelle d’”Etat voyou” qu’on colle sur le râble du pouvoir iranien. Il souligne la stabilité de l’Iran et sa grande influence (ce qui reste tout de même relatif à mes yeux) sur son environnement géographique immédiat, surtout dans le Golfe, au Liban et aux confins de la Jordanie et de l’Egypte. Il reconnaît, en quelque sorte, les avantages naturels de la position géographique de l’Iran et l’incapacité subséquente des armées américaines à l’envahir et à l’occuper durablement. Les Etats-Unis doivent donc changer de stratégie à son égard et pratiquer à nouveau la politique pro-iranienne du temps d’Eisenhower ou celle préconisée par Nixon. Dans sa conclusion, il écrit: “Les Iraniens ont montré une meilleure aptitude à créer de l’ordre à partir du chaos que qui que ce soit d’autre au Moyen Orient. Ils possèdent les troupes suffisantes pour occuper l’Irak. Alors pourquoi ne pas les laisser assumer avec nous le coût de l’occupation? Céder une partie de l’Irak à l’Iran serait un cauchemar pour les Arabes du Golfe. Mais laisser le chaos et les dissensions religieuses irakiennes traverser les frontières serait bien plus dommageable” (p. 357).
Je pense qu’il faut effectivement replacer ces deux argumentaires, qui prennent apparemment le contre-pied diamétral du discours médiatique dominant, dans le contexte actuel, en pleine effervescence, du Grand Moyen Orient. Il faut d’abord se rappeler en permanence qu’Obama, lors de son voyage en Turquie, a repris la politique turque que Clinton avait in illud tempore suggérée à un Özal enthousiaste mais que les néo-conservateurs républicains avaient plus ou moins abandonnée, en focalisant toute leur politique étrangère sur l’Afghanistan, pour le futur tracé des oléoducs et gazoducs vers l’Océan Indien, et sur l’Irak, pour le pétrole brut. Derrière la nouvelle équipe d’Obama, on assiste aussi au retour discret, dans les coulisses, de Zbigniew Brzezinski, le théoricien des interventions stratégiques en Asie centrale, sur la “Terre du Milieu”, et l’artisan de l’alliance entre les Etats-Unis et les fondamentalistes wahhabites dès l’entrée des troupes soviétiques en Afghanistan en décembre 1979. Brzezinski a ainsi été le fossoyeur de la défunte Union Soviétique. Dans ses spéculations stratégiques et réflexions historiques, Brzezinski avait tour à tour réfléchi aux potentialités d’un panislamisme ou d’un pantouranisme (ou la Turquie avait un rôle à jouer). Mais la Turquie a le sens de l’Etat, hérité du kémalisme, de la tradition ottomane et, via les Phanariotes chrétiens qui s’étaient mis au service de la “Sublime Porte”, de Byzance. Si elle intervient en Asie centrale, même comme simple “proxy” des Etats-Unis, la Turquie risque d’y introduire une logique impériale qui, à terme, y serait tout aussi dangereuse pour Washington que l’impérialité russe. Brzezinski a alors spéculé sur la “logique nomade mongole”, celle de Tamerlan (ou Timour Leng), qui détruisit les empires périphériques sans construire des structures impériales durables. Washington a rêvé d’un nouveau “tamerlanisme”, ni russe ni turc ni iranien, en Asie centrale afin qu’une dynamique toujours effervescente et éphémère s’y installe, permettant, grâce au désordre permanent qu’elle génèrerait, toutes les manoeuvres américaines.
Le retour de la carte turque dans le jeu américain, qui n’est toutefois pas assuré, n’implique plus aucun pantouranisme, me semble-t-il, car l’espoir d’utiliser la Turquie comme Cheval de Troie en direction des zones turcophones de l’Asie anciennement soviétique, s’est évanoui face aux faits. L’Asie centrale demeure plus liée à Moscou qu’au reste du monde et participe au groupe de Shanghai, Turkmenistan excepté. Bush II n’avait d’ailleurs pas joué la carte pantouranienne, selon les premiers écrits de Brzezinski. L’équipe néo-conservatrice préférait parler du “Grand Moyen Orient” et ne réservait dans ce jeu aucune procuration particulière et intéressante à la Turquie, qui, du coup, s’est rébiffée, a cultivé un néo-nationalisme anti-américain et glissé vers une forme particulière d’islamisme avec Erdogan. C’est sans nul doute ces “glissements”, peu conformes aux principes de l’alliance turco-américaine, qu’Obama cherche à enrayer en renouant avec l’ancienne politique de Clinton dans la région et en donnant aux Turcs, par la même occasion, un rôle important à jouer dans la stratégie globale des Etats-Unis, surtout en mer Noire et dans le Caucase. Mais, mise à part une promesse d’adhésion à l’UE, permettant de déverser le trop-plein démographique turc dans une Europe minée par le déficit des naissances, on ne voit pas très bien quel rôle plus offensif et plus constructif du point de vue géopolitique turc Obama peut offrir à Ankara: pas question, semble-t-il, de donner un feu vert à la Turquie dans le Kurdistan irakien, qui est aussi la région pétrolifère de Mossoul et Kirkouk. Les pétroliers texans n’admettraient pas de partager le pactole d’hydrocarbures de cette région, déjà arrachée à la Turquie au lendemain de la première guerre mondiale. De plus, une Turquie riche du pétrole de Mossoul, serait plus indépendante de l’Occident et de l’UE et pourrait forger des alliances à sa guise, qui n’iraient pas toujours dans le sens voulu par Washington.
L’espoir de générer un “mongolisme volatile”, violent et guerrier mais éphémère, en Asie centrale, n’a pas eu de traduction dans la réalité. Cette Asie centrale, cette “Terre du Milieu”, est stable dans le cadre du Groupe de Shanghai, élargi aux observateurs indiens, pakistanais et iraniens depuis 2005, sans que les Etats-Unis y aient été conviés. Le groupe de Shanghaï constitue un bloc eurasien qui suit la grande leçon de Carl Schmitt, elle-même dérivée de la fameuse Doctrine de Monroe: pas d’ingérence d’une puissance étrangère à l’espace eurasien dans ce même espace eurasien. Mais les acquis du Groupe de Shanghaï ne doivent pas nous aveugler ni générer en nos esprits un optimisme trop délirant: la “Terre du Milieu” a certes retrouvé une cohérence, représente une masse démographique de 2,8 milliards d’hommes, mais, en lisière, le chaos règne sur les “rimlands”, seuls territoires capables de donner à la “Terre du Milieu” un poumon extérieur et des fenêtres parfaitement exploitables donnant sur les grands océans de la planète. La Chine demeure en voie d’encerclement et tente d’y échapper, notamment en tablant sur le Myanmar (Birmanie) qui lui offre un accès au Golfe du Bengale. L’Inde garde un contentieux avec la Chine et refusera toujours de déchoir au rang de “périphérie” de l’Empire du Milieu, sentiment que Washington tente d’exploiter pour disloquer les anciennes solidarités de l’Inde avec la Russie, désormais alliée à la Chine au sein du Groupe de Shanghaï.
En attendant, le chaos total règne en Irak, en Afghanistan et au Pakistan. D’après les responsables du Parti Baath irakien, tous les maux qui frappent l’Irak, les dissensus inter-confessionnels, la présence d’Al-Qaïda, sont des importations, des fruits de l’occupation américaine. Aucun de ces phénomènes n’existaient avant l’entrée de la coalition rameutée par Bush II en 2003. A croire que ce chaos est entretenu à dessein! Quant au Pakistan, il a soutenu, formé et fourni en matériels et bases arrières les mudjahiddins puis les talibans, en espérant annexer l’Afghanistan et se donner ainsi une profondeur territoriale face à l’Inde, son ennemie héréditaire. Il sombre désormais dans le chaos et les “zones tribales”, le long de sa frontière avec l’Afghanistan, échappent à sa souveraineté, ce qui réduit cette fois la profondeur territoriale initiale du Pakistan lui-même. Les tâches entre la Mésopotamie et l’Indus s’accumulent pour l’hegemon américain au risque, semble-t-il, d’absorber toutes ses énergies, à moins qu’une analyse moins superficielle et plus subtile ne finisse par admettre que l’organisation du chaos total fait partie d’une stratégie diabolique: mettre pour longtemps à feu et à sang le rimland, y créer des conflictualités durables pour éviter sur le très long terme leur absorption naturelle et sereine par les puissances impériales détentrices de la “Terre du Milieu”. Dans un tel scénario, les Etats-Unis garderaient la mainmise sur l’Océan Indien, “Océan du Milieu”, en arbitrant habilement la rivalité Inde/Chine qui y pointe.
En dépit des démonstrations de Parsi et Baer, l’Iran, lui, demeure, dans l’optique imposée par l’hegemon américain, un “Etat voyou”, avec lequel personne n’a le droit d’entretenir des relations simples ou privilégiées, sous peine de mesures de rétorsion. C’est bien sûr l’option stratégique que contestent, chacun à leur manière, Parsi et Baer, en suggérant une autre politique vis-à-vis de Téhéran. Mais nous n’en sommes pas encore là. Un simple coup d’oeil sur la carte permet de constater que l’Iran est la pièce géographique centrale de cet espace stratégique que les Américains nomment le “Grand Moyen Orient” et qui correspond à l’USCENTCOM. Le “Grand Moyen Orient” constitue donc l’aire centrale du “Vieux Monde”: il a tout à la fois une dimension continentale et une dimension maritime; il relie les ressources de l’Asie centrale tellurique —qui fut d’abord la périphérie septentrionale et régénératrice des empires iraniens de l’antiquité puis le glacis avancé de l’Empire russe et de l’URSS— à la côte de l’Océan Indien. En ce sens, il est bien le “milieu du monde” et non plus simplement la “Terre du Milieu”, telle que l’avait théorisée Halford John Mackinder à partir de 1904. En paraphrasant ce dernier, on pourrait dire que “la puissance qui contrôle, directement ou indirectement, ce ‘milieu du monde’, contrôle le monde entier”.
Pour les Etats-Unis, c’est une question vitale: s’ils ne contrôlent pas ce ‘milieu du monde’ et les hydrocarbures (et accessoirement le “Cotton Belt” ouzbek) qu’il recèle, ils seront relégués dans leur “Nouveau Monde”, avec, en sus, une Amérique latine qui branle dans le manche. Cette “relégation” constituerait un recul définitif et une implosion à terme. Le chaos sur la moitié sud du “Grand Moyen Orient” fait office de verrou et attire l’attention de toutes les puissances eurasiennes qui, du coup, cherchent à l’effacer en priorité sans tenter outre mesure de “prendre la mer” ou d’entretenir des rapports plus privilégiés avec une Europe (endormie), une Afrique, dont la façade atlantique est convoitée par les Etats-Unis, ou une Amérique latine qui cherche la diversification. Le chaos sur le rimland, de la Palestine à l’Indus, sur le territoire même de l’Empire d’Alexandre, freine justement cette volonté générale de diversification des échanges qui est le volet concret d’une volonté de “multipolarité”, exprimée surtout par la Chine. Il est dès lors patent que la puissance qui cherche à être l’hegemon unipolaire tente tout ce qui est en son pouvoir pour retarder au maximum l’avènement d’une telle multipolarité; une fois de plus, nous voilà ramenés à l’oeuvre immortelle de Carl Schmitt: les puissances anglo-saxonnes, disait-il, sont des puissances “retardatrices” de l’histoire et, parfois, dans leur travail incessant de “retardement”, elles en deviennent les “accélératrices contre leur volonté” (“Beschleuniger wider Willen”). Car elles génèrent aux multiples niveaux globaux ou continentaux des réactions collectives, des antagonismes nouveaux qui, pour triompher, surmontent nécessairement des antagonismes anciens, de dimensions locales ou infra-continentales (“petites-nationalistes” disait Jean Thiriart).
“Etat voyou” à éliminer pour asseoir définitivement l’hégémonie américaine sur le “milieu du monde” ou nouvel allié potentiel pour arriver au même but, l’Iran reste important parce qu’il constitue l’aire géographique centrale de la région couverte par l’USCENTCOM. Mais si d’aventure les suggestions de Parsi et de Baer trouvaient quelques oreilles attentives chez les stratégistes du Pentagone, alors quelle latitude les Etats-Unis laisseraient-ils à un Iran qui serait subitement réhabilité? Le contentieux irano-américain depuis les crocs-en-jambe infligés au Shah dès la présidence de Kennedy jusqu’aux querelles de prestige avec Ahmadinedjad repose essentiellement sur deux faisceaux de motifs: 1) le nucléaire; 2) la puissance militaire. Les services américains ont fabriqué la révolution iranienne, à dominante fondamentaliste, parce qu’ils voyaient d’un mauvais oeil le Shah acheter des parts substantielles d’EURODIF, l’agence européenne du nucléaire. Un Iran fort de ses rentes pétrolières et indépendant sur le plan énergétique grâce au nucléaire aurait retrouvé la puissance perse d’antan. Inacceptable car alors le “milieu du monde” n’aurait jamais plus été digérable par l’hegemon américain. Quant à la puissance militaire iranienne potentielle, reposant certes sur de gros bataillons d’infanterie mais aussi sur une aviation performante et sur une marine dotée de capacités d’intervention dans le Golfe, elle aurait géné les Américains et leurs alliés de la rive arabe du Golfe. En effet, par sa masse même, elle aurait fait peser la balance de son côté. La politique réelle des Américains est d’empêcher le constitution et la consolidation d’armées puissantes dans la zone du “milieu du monde”, car elles créeraient, le cas échéant, un hégémonisme régional ou, pire pour les Américains, pourraient s’allier à une puissance impériale eurasienne et lui offrir une façade sur l’Océan Indien. Depuis 1978, l’objectif a donc été de neutraliser l’armée du Shah, d’affaiblir ensuite l’armée de la République Islamique en utilisant pour l’étriller celle de Saddam Hussein pendant huit longues années et, enfin, de détruire lors de la première Guerre du Golfe de 1991, l’armée irakienne victorieuse des Iraniens mais rudement malmenée. Briser les armées de ces pays équivaut à créer le chaos sur la portion du “rimland” qu’ils occupent. Réhabiliter l’Iran, comme le voudraient Parsi et Baer, reviendrait à remettre en selle la doctrine Nixon d’un Iran allié aux Etats-Unis et hissé au rang de gendarme de la région. Mais ce retour à la doctrine Nixon serait simultanément la négation de toutes les autres politiques suivies depuis Kennedy et Carter, dans un but précis: affaiblir le pays pour qu’il ne retrouve plus jamais sa vocation impériale antique, sous quelque signe que ce soit.
La création et l’entretien de ce chaos relèvent forcément d’une stratégie globale, dont l’un des leviers est le fondamentalisme musulman. En effet, ni le Shah ni Saddam Hussein ne toléraient, sur les territoires où s’exerçait leur souveraineté, l’éclosion de réseaux de cette obédience: c’est là un fait historique patent qui nous permet d’affirmer que tous ceux qui, dans les milieux politiques non conformistes, chantent les louanges de l’un ou l’autre de ces fondamentalismes générateurs de chaos, ou leur apportent un soutien quelconque, font le jeu de Washington, car Washington a créé ce fondamentalisme pour installer un chaos permanent qui va uniquement dans le sens des intérêts américains.
Cette volonté d’assurer une hégémonie par le truchement d’un chaos permanent démontre bien clairement que les Etats-Unis agissent là comme une puissance foncièrement étrangère à l’espace eurasien ou grand-moyen-oriental. Ce chaos, et les cortèges d’horreurs qu’il entraîne, n’émeuvent pas l’Amérique outre mesure: la barrière des océans la sépare de ces aires de convulsions qu’elle a contribué à créer. Tous les débordements territoriaux éventuels de ces effroyables dissensus n’affecterait que des puissances tierces et limitrophes du “Vieux Monde”. De ce fait, seules des puissances effectivement étrangères à l’espace artificiellement “chaotisé” peuvent appliquer une telle stratégie. Mais celle-ci trahit une absence totale d’empathie que n’aurait pas un voisin, fût-il l’ennemi héréditaire le plus ancien et le plus tenace. Car tout voisin peut subir à terme les retombées d’un chaos indéfini qui sévit à ses portes. La puissance étrangère à l’espace délibérément “chaotisé”, elle, n’a pas ce souci. Les effets du chaos ne se ressentent pas sur son territoire.
Pour revenir aux événements d’Iran, postérieurs à mes conférences de Lille, Genève et Metz, les agences médiatiques internationales, téléguidées depuis Washington, ont tenté de déstabiliser Ahmadinedjad à la suite des récentes élections iraniennes. Elles évoquent une “fraude électorale” au détriment du candidat de l’opposition, Moussavi. La tentative de générer à Téhéran une “révolution orange”, sur le modèle ukrainien de fin 2004, avait sans doute pour but de créer un Iran “acceptable” et d’appliquer à cet “Etat rénové”, ayant derechef perdu son statut de “voyou”, la politique préconisée par Parsi et Baer. Cette nouvelle politique pro-iranienne de Washington ne peut aller dans le sens des voisins de l’Iran: ni l’Arabie Saoudite, sunnite et wahhabite et ennemie jurée du chiisme duodécimain iranien, ni la Russie qui y verrait une menace sur l’emprise qu’elle conserve sur les ex-républiques musulmanes et turcophones d’Asie centrale, ni la Chine qui y verrait effectivement un verrou pour ses désirs de projection pacifique vers l’Océan Indien. La logique eurasienne du Groupe de Changhai, consubstantiel à l’espace circum-iranien, se heurte ici, avec beaucoup de chances de triompher, à la logique interventionniste américaine, totalement étrangère à l’espace des rimlands et du coeur de l’Eurasie.
Et l’Europe dans tout ça, me demanderez-vous? Eh bien, l’Europe doit se projeter selon l’axe diagonal de Rotterdam à l’Inde et à l’Indonésie, axe de projection que nous avons préconisé dès le milieu des années 80, comme l’attestent plusieurs articles des revues “Vouloir” et “Orientations”, ainsi qu’une carte, dessinée par nos soins, imprimée dans le numéro 7 d’ “Orientations” (1986). Cette fois, non plus dans un rapport incertain avec une Russie communiste ou dans une attitude sceptique à l’égard de la logique binaire des blocs, mais dans un souci d’harmonie eurasienne, en accord avec la Russie, l’Inde, la Chine et le Japon. Cette projection diagonale a pour centre l’Iran. Nous revenons donc à l’essentiel de notre démonstration géopolitique, explicitée dans cet entretien.