mardi, 23 septembre 2025
La misère de l’atlantisme
La misère de l’atlantisme
Santiago Mondejar Flores
Source: https://posmodernia.com/la-miseria-del-atlantismo/
Étant donné que le plus grand consommateur de produits relevant de la «légende noire» semble être, de loin, le public espagnol, il ne devrait pas surprendre que la célèbre boutade d’Arturo Pérez-Reverte — selon laquelle les Espagnols se seraient trompés de Dieu à Trente — soit rapidement devenue, dans certains cercles, un quasi-dogme, de ceux que Roger Scruton a qualifiés d’«oikophobes» (qui répudient leur propre héritage et leur foyer ethno-géographique)¹.
Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins surprenant de constater le mélange d’indolence intellectuelle et de crédulité de ceux qui reprennent sans examen l’affirmation du romancier et académicien selon laquelle, à Trente, l’Espagne aurait choisi un Dieu autoritaire et rétrograde au lieu d’un Dieu progressiste, comme ceux du nord de l’Europe, et que ce choix nous aurait installés dans la soumission, le retard, l’analphabétisme et la répression.
Car la réalité, c’est que, tandis qu’aux Pays-Bas et en Angleterre proliféraient les techniciens, les financiers et les marchands, l’Espagne, à son âge d’or (c’est-à-dire après 1492), comptait un nombre notable d’académiciens, grâce à l’essor des universités et des collèges majeurs aux 15ème et 16ème siècles, ce qui a permis un développement remarquable des théories du droit international et du droit commercial, sans oublier les travaux fondamentaux de la disputatio métaphysique, l’un des piliers de l’apogée culturel du Siècle d’or qui a fait essaimé dans toutes l’Europe quantité d’imitateurs de la littérature espagnole, comme Molière².
Comme l’a finement observé Miguel de Unamuno (photo) : «Cela ne sert à rien d’y revenir, notre don est avant tout un don littéraire, et tout ici, même la philosophie, devient littérature… et si nous avons une métaphysique espagnole, c’est la mystique… est-ce mauvais, est-ce bon ? Pour l’instant, je ne tranche pas, je dis seulement que c’est ainsi. … et comme il y a, et doit y avoir, une différenciation du travail spirituel tout comme du travail corporel, tant chez les peuples que chez les individus, il nous a été attribué cette tâche»³.
Bien sûr, dans un pays où la francisation est une institution nationale, il est commode et tentant de recourir à l’argumentaire de Max Weber exposé dans son «Éthique protestante et l’esprit du capitalisme», et de réciter sans y penser deux fois les louanges de l’éthique protestante et la promotion de valeurs telles que l’autodiscipline, le travail méthodique et l’accumulation rationnelle de la richesse⁴, même si, malgré le fait d’avoir choisi le même Dieu que l’Espagne à Trente, Venise et Gênes disposaient déjà, du 12ème au 15ème siècle, de systèmes financiers avancés, de réseaux commerciaux internationaux et d’une culture économique fortement développée, tout comme Florence, la Flandre, la Bavière, la Rhénanie et le Bade-Wurtemberg.
Un chapitre à part concerne le mythe de la tolérance religieuse réformée, sous l’égide duquel le principe du cuius regio, eius religio fut instauré dans les territoires luthériens du Saint-Empire romain germanique, autorisant les princes allemands à imposer leur foi à tous leurs sujets, comme ce fut le cas en Saxe et en Hesse, où les catholiques furent persécutés et leurs églises fermées après la consolidation du luthéranisme ; les ordres religieux furent supprimés et les monastères confisqués pour renforcer le pouvoir politique et financier des princes locaux.
Pour sa part, Calvin (portrait) instaura un régime de surveillance théologique qui régulait aussi bien les actes liturgiques que la morale privée, l’intolérance doctrinale et l’élimination de la dissidence étant la norme dans sa république théocratique⁵. Et que dire d’Oliver Cromwell, leader puritain anglais, sous le Protectorat duquel eut lieu la sanglante répression religieuse en Irlande, où les biens de l’Église catholique irlandaise furent confisqués, les églises catholiques profanées et pillées (avec une brutalité qui rappelle le modus operandi de l’État Islamique à Palmyre).
Le paroxysme puritain culmina dans des massacres incluant des exécutions arbitraires de catholiques. De plus, son régime abolit les théâtres, imposa des normes morales rigoristes et subordonna la vie civile aux diktats de la religion protestante⁶.
Pourtant, c’est bien cette variété particulière du protestantisme qui, au final, imposa sa mentalité à l’échelle globale : après avoir trouvé refuge aux Pays-Bas en 1608 à cause du rejet dans leur terre natale, la faction la plus radicale des puritains séparatistes anglais partit vers l’Amérique du Nord en 1620, s’établissant dans le Massachusetts. Ces colons, et ceux qui allaient bientôt suivre, n’étaient pas nécessairement les plus cultivés d’Europe, mais les plus audacieux : radicaux dans l’action plus que dans la réflexion, ils méprisaient le passé et vénéraient l’avenir, de sorte que cette orientation temporelle vers le futur devint progressivement l’épine dorsale du caractère national américain.
La confiance dans la nouveauté, plus qu’une vertu individuelle, est le produit d’une pression sociale : l’esprit nord-américain exige enthousiasme, adaptabilité et optimisme, et tolère peu la mélancolie, la nostalgie et l’introspection qui flottent toujours dans l’atmosphère des cafés européens.
Pourtant, cet optimisme peut devenir religieux, chargeant d’un sens quasiment sacré l’économie, la famille, les rites sociaux et même le sport : il idéalise plus qu’il ne questionne, se protégeant du doute par des certitudes fonctionnelles, reflet d’un caractère forgé dans l’immensité d’un territoire sauvage ; aussi libre qu’incertain, où l’Américain, détaché des traditions européennes, construisit son identité dans un vide physique et moral. Cette vastitude, géographique et morale, favorise l’expérimentation et le pragmatisme, mais exige l’action pour leur donner sens : sa culture de masse méprise le loisir contemplatif, privilégiant utilité, rapidité et impact.
Les arts et la pensée se subordonnent ainsi à l’efficacité, et l’idéalisme, mesuré en résultats quantifiables, devient statistique, ce qui, à son tour, a généré un matérialisme moral valorisant le quantitatif au détriment du qualitatif. En conséquence, et faute d’une tradition spéculative, en Amérique du Nord, le spirituel est devenu fonctionnel⁷.
Lorsque Tocqueville voyagea en Amérique dans les années 1830, il n’observa pas seulement une expérience politique nouvelle, mais une spiritualité idiosyncratique. Contrairement au modèle européen, où la religion s’entrelace avec le pouvoir politique ou fait l’objet de conflits sécularisateurs, aux États-Unis la religion se révèle comme une force sociale autonome, profondément influente dans la vie civique.
Tocqueville identifia cinq caractéristiques fondamentales de la relation entre religion et démocratie aux États-Unis: premièrement, la religion — particulièrement dans sa forme protestante, sobre et éthique — sert de fondement moral à la liberté, offrant un cadre de vertus civiques qui renforcent l’autodiscipline et limitent les excès de l’individualisme libéral; deuxièmement, la séparation entre l’Église et l’État, sans impliquer une rupture entre religion et société, permet à la foi de conserver sa vitalité sans être absorbée par le pouvoir politique ; troisièmement, le pluralisme religieux et la tolérance, loin de fragmenter le corps social, favorisent un consensus tacite sur le rôle moral de la religion ; quatrièmement, le pragmatisme spirituel, orienté vers la vie quotidienne et éloigné des disputes dogmatiques, confère à la religion un caractère fonctionnel et pratique ; et enfin, l’engagement communautaire, où les églises agissent comme des acteurs sociaux assurant un certain équilibre entre liberté individuelle, moralité publique et cohésion sociale⁸.
Pourtant, plus récemment, il a émergé dans la sphère évangélique américaine un totum revolutum, prenant la forme d’un syncrétisme théologico-politique qui amalgame le dispensationalisme eschatologique, le pentecôtisme charismatique et un nationalisme chrétien militant, constituant une matrice religieuse structurellement analogue à l’ébionisme judéo-chrétien des premiers siècles, ce qui représente un tournant dans l’imaginaire religieux américain, remplaçant en grande partie le pragmatisme moral tocquevillien par une théologie de l’anticipation apocalyptique⁹.
Cette convergence produit une synthèse eschatologique contemporaine qui interprète l’histoire comme un combat cosmique entre le Bien et le Mal, dans lequel certaines nations sont conçues comme des instruments privilégiés de la volonté divine. Son axe central, le dispensationalisme, fut conçu au 19ème siècle par John Nelson Darby (illustration, ci-dessus) et diffusé largement par la Scofield Reference Bible, qui présente une lecture littérale de la Bible avec des interprétations partiales, divisant l’histoire en « dispensations » et accordant à l’Israël ethnique un rôle central dans l’accomplissement des temps, ce qui justifie un sionisme chrétien inconditionnel et une vision apocalyptique de la politique internationale.
De son côté, le pentecôtisme, initialement marginal et apolitique, a évolué vers des formes de néo-pentecôtisme nationaliste qui interprètent la politique comme un champ de guerre spirituelle, promouvant un littéralisme biblique radical et une morale réactionnaire⁹.
Ces éléments convergent dans le nationalisme chrétien, une doctrine qui sacralise l’identité nationale, prône la subordination de la loi civile à la « loi de Dieu » et postule une mission eschatologique pour certaines nations appelées à conduire la bataille contre les forces du mal, retrouvant un ordre moral supposément perdu. Cette configuration théopolitique présente des analogies structurelles surprenantes avec l’ébionisme des 1er au 4ème siècles, dans des aspects tels que la centralité du messianisme littéral, la normativité de la loi religieuse, l’élection d’un peuple comme axe du plan divin, la fusion entre foi et identité nationale et le rejet de l’universalisme pluraliste.
Ainsi, bien que séparés par des siècles et des contextes doctrinaux différents, l’ébionisme ancien et ce sionisme chrétien contemporain partagent une logique commune : l’intégration de la religion, de la morale et de la nation à travers une eschatologie combative et providentialiste, qui redéfinit profondément le rôle de la foi dans la sphère publique et reconfigure le sens même de la nation, de l’histoire et du salut⁹.
Tout cela a inséré la spiritualité américaine dans un cadre théopolitique global. Si Tocqueville admirait la capacité de la religion à contenir le matérialisme, ces nouvelles interprétations évangéliques tendent à utiliser la foi comme une lentille d’interprétation de la géopolitique mondiale, en plus de donner lieu à des dérives religieuses telles que la « théologie de la prospérité » du pentecôtisme, qui renverse le rôle de la religion comme frein au matérialisme, interprétant la richesse comme un signe de bénédiction divine¹⁰.
La spiritualité nord-américaine contemporaine a donc connu une profonde métamorphose, qui constitue, au fond, une réponse à la complexité sociale, démographique et culturelle de l’Amérique contemporaine : urbanisation, migration, mondialisation, sécularisation et polarisation politique. La spiritualité n’est plus simplement un support moral de la démocratie, mais un champ de bataille symbolique où se disputent le sens du bien commun, l’identité nationale et le futur politique de la nation.
Comme nous pouvons le constater dans le cas du conflit Israël-Iran, certaines lectures et rhétoriques bibliques (par exemple, voir l’interview de Tucker Carlson avec le sénateur Ted Cruz du 18 juin 2025) peuvent agir comme des forces performatives dans la politique internationale. Il ne s’agit pas seulement du fait que les croyants attendent l’accomplissement de la fin des temps, mais aussi qu’ils peuvent agir de manière à le provoquer ou à l’accélérer. L’eschaton, ainsi compris, cesse d’être un avertissement prophétique pour devenir une directive géostratégique.
La théologie dispensationaliste et ses dérivés articulent une vision eschatologique dans laquelle le conflit entre Israël et l’Iran et la reconstruction du Troisième Temple sont des éléments fondamentaux pour l’accomplissement du plan divin. Cette vision du monde, en devenant moteur de la politique étrangère et de la défense, configure un scénario où les croyances religieuses influencent directement la géopolitique contemporaine, ce qui n’a pas seulement des conséquences de grande portée pour la stabilité régionale et globale, mais vide le volontarisme atlantiste européen du contenu qu’il a pu avoir à d’autres époques¹¹.
Bibliographie/Notes:
(1) Scruton, R. (2004). England and the need for nations. London: Civitas.
(2) Brufau Prats, R. (1992). La Escuela de Salamanca y el nacimiento del derecho internacional moderno. Ediciones Rialp.
(3) Unamuno, M. de. (1995). En torno al casticismo. Madrid: Espasa-Calpe.
(4) Weber, M. (2001). The Protestant ethic and the spirit of capitalism (T. Parsons, Trans.). London: Routledge. (Original work published 1905).
(5) Höpfl, H. (1982). The Christian polity of John Calvin. Cambridge: Cambridge University Press.
(6) Fraser, A. (2007). Cromwell: Our chief of men. London: Phoenix.
(7) Bellah, R. N. (1991). The broken covenant: American civil religion in time of trial (2nd ed.). Chicago: University of Chicago Press.
(8) Tocqueville, A. de (2008). La democracia en América (trad. J. A. González). Alianza Editorial. (Obra original publicada en 1835).
(9) Sutton, M. A. (2014). American apocalypse: A history of modern evangelicalism. Cambridge, MA: Harvard University Press.
(10) Bowler, K. (2013). Blessed: A history of the American prosperity gospel. Oxford: Oxford University Press.
(11) Gooren, H. (2010). Religious Conversion and Disaffiliation: Tracing Patterns of Change in Faith Practices. Palgrave Macmillan.
15:03 Publié dans Actualité | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, atlantisme, dispentionalisme, états-unis, religion, protextantisme, sionisme chrétien, théopolitique | |
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Le 3 septembre, l’Occident s'est éteint - L’intuition d’Alexandre Douguine
Le 3 septembre, l’Occident s'est éteint
L’intuition d’Alexandre Douguine
Carlos Javier Blanco
Source: https://www.aporrea.org/ddhh/a344711.html
Il y a une intuition juste dans la pensée d’Alexandre Douguine: la Russie, bien qu’étant une partie essentielle de l’Europe, n’a pas d’autre choix que de se tourner vers l’Asie et de s’y unir.
Qui peut nier que la Russie fait partie de l’Europe ? Qui va réfuter que l’Europe ne serait rien, et n’aurait jamais été qu'un rien, sans la nation russe?
Je l’ai déjà souvent exprimé dans mes écrits, par exemple dans mon article «Les deux empires», écrit comme préface à l’œuvre classique de Walter Schubart L’Europe et l’Âme de l’Orient (Ed. esp.: Fides, Tarragone, 2019). À l’Ouest, l’Espagne a contenu les hordes afro-asiatiques qui prétendaient plonger l’Occident chrétien dans une œcumène exclusivement islamique. L’Espagne fut le rempart contre l’Islam durant plus de dix siècles (huit siècles de Reconquista et au moins deux siècles de surveillance en Méditerranée). Ce que fit le Royaume des Asturies-Léon à partir de 722 s’est élargi sur le plan géographique avec l’Empire des Habsbourg espagnols à l’époque moderne: rempart ou katechon face à l’essor atroce et irrésistible de l’hérésie protestante, prélude du libéralisme actuel, du nihilisme et du capitalisme, idéologies et formes matérielles de dissolution de la culture classique, catholique et humaniste. Et rempart contre le Turc.
Le katechon espagnol à l’Ouest était symétrique au katechon russe à l’Est. Ce qui, de Rome, passa à Oviedo, León, Madrid, soit un esprit impérial de résistance au Mal, fut analogue à l’esprit de Byzance (la seconde Rome) qui passa à Moscou. Cette substance spirituelle transmise fut celle d’un empire katechonique qui mit un frein aux hordes turques ou tatares et sauva également la culture classique, le christianisme (orthodoxe) et l’humanisme, en les adaptant aux peuples slaves et autres populations asiatiques voisines.
Frein, résistance et conservation combative (katechon) à l’Ouest comme à l’Est. Des empires, et non des impérialismes, qui freinèrent et firent naître des nations. Au milieu, l’Europe et la Méditerranée plongées dans la confusion, la déchirure nihiliste et la lutte fratricide pendant des siècles.
Il est significatif que cette Europe même, déchirée par le libéralisme, le capitalisme financier le plus atroce et le plus vorace, nihiliste et anti-traditionnel, n'ait jamais cessé de donner traîtreusement des coups de pied à la Russie, à la Grande Russie. Ses mystiques, romanciers, compositeurs, ses révolutionnaires, ses athlètes, ses scientifiques sont la chair et le sang de l’Europe. Imaginez-vous une Europe sans Tchaïkovski? Je ne dirai pas qu'elle serait une excroissance, mais ce serait une Europe pauvre et grise. Cette Europe envahie par des allogènes venus de partout trouve sa réserve humaine en Russie. Malheureusement, là-bas non plus, il ne naît plus beaucoup d’enfants.
Les nazis ukrainiens, tant appréciés par le bouffon Zelensky, aimés par l’OTAN et les Américains, n’ont été qu’un instrument conçu pour dresser tous les murs possibles entre l’Europe amputée (cette Europe d'eunuques, castrée parce que vivotant, en marge, sans la Russie), d'une part, et sa partie essentielle qu’est la Fédération de Russie et d’autres nations sœurs (l’Ukraine elle-même, la Biélorussie, et d’autres encore), d'autre part. Le sabotage du Nord Stream n’a pas été un simple «sabotage» mystérieux. Ce fut un acte imposé par l’hégémon américain, cherchant à s’assurer la domination coloniale de l’Europe, écartée de sa partie intégrale et essentielle, la Russie. Il fallait affamer (du point de vue énergétique) l’Europe, pour que la Russie se tourne vers la Chine et les autres puissances asiatiques de plus en plus lassées du comportement hooliganesque des puissances anglo-saxonnes.
La connexion énergétique russo-chinoise est d'une ampleur considérable et elle est désormais irréversible. La fringale de gaz et d’énergie de l’Europe sera chronique, et cette Europe humiliée sera dépendante d’un fournisseur cher, peu fiable, décadent et probablement non durable pour ses besoins futurs: elle sera dépendante des Américains. Plus que les nazis ukrainiens, rejetons des néonazis actuels d’Israël, d’Allemagne, de l’Anglosphère, etc., ce sont les Américains qui ont forcé la Russie à embrasser le géant chinois, à renforcer ses liens avec l’Inde, à regarder vers une Asie émergente, ne voyant à l’Ouest qu’une meute de chiens nains et dégénérés, de la taille d’une souris, excités par un maître américain qui, dans sa chute, n’a pas peur de détruire le concept qu’il a lui-meme inventé: «l’Occident».
Douguine a vu juste. Le philosophe russe n’est certes pas l’inventeur du concept d’« Eurasisme », mais il est, selon moi, celui qui l’a le mieux actualisé et qui l’a explicité de la façon la plus pédagogique qui soit. La Russie, bien qu’elle aurait dû être essentielle à l’Europe, doit se transcender elle-même et construire – de façon impériale – une réalité supérieure, l’Eurasie, c’est-à-dire un grand bloc continental destiné au sauvetage des idéaux classiques et traditionnels (valeur sacrée de la personne, respect des traditions plurielles des peuples, défense de la communauté, lutte contre le matérialisme et le nihilisme). Douguine sait que l’Europe (occidentale) n’est pas prête à participer à cette mission. Il y eut d’autres grands visionnaires d’une Eurasie : Thiriart, Faye… Peut-être pensaient-ils d’abord à une union des petits caniches européens, débarrassés du maître américain, et sauvés par le grand ours russe. Mais l’ours russe doit aussi penser à se sauver lui-même. Or la série ininterrompue de provocations subies par la nation russe semble ne jamais devoir finir.
Alors que j’écris ces lignes, en ce mois de septembre 2025, je le fais tout en étant stupéfait par les déclarations des dirigeants occidentaux appelant à la guerre, exigeant des sacrifices pour lancer un réarmement ambitieux, aboyant aux portes de leur grand voisin de l’Est. Il y a quelques heures à peine, une sorte d’état d’alerte a été déclenché suite à l’incident de prétendus drones russes tombés sur le sol polonais. De nouveau, la Pologne victimaire veut des ennuis, comme en 1939, demandant à être envahie. La Pologne agressive, en tant que tentacule des « James Bond » britanniques, entre de nouveau en action. Les citoyens européens n’apprennent jamais rien de l’Histoire. La Pologne victimaire, tout comme Israël est également victimaire, est un pays qui brandit ses lettres de créance de peuple malmené par les géants, de peuple malheureux, persécuté par les impérialistes, de peuple déguisé en enfant battu et victime d’abus intolérables. Européen: méfie-toi des victimaires ! Ils pleurent pour susciter ta pitié, mais n’hésiteront pas à te pousser dans l’abîme. La colombe polonaise est, derrière les apparences, un faucon anglo-saxon.
L’Europe, si elle continue à rester « l’Occident », tombera dans l’abîme. Être «l’Occident», c’est être le jouet des Anglo-Saxons, un jouet qu’une fois brisé ils jetteront. Et la catastrophe s’approche inexorablement. Le lien énergétique russo-chinois est dorénavant irréversible et ambitieux; le lien russo-germanique, lui, est brisé à jamais. Il aurait été de nature énergétique et, d’une manière générale, économique, mais il aurait représenté aussi le premier pas vers un rapprochement spirituel. C’était précisément l’idéal de Walter Schubart, une Europe «johannique» que la partie russophobe du nazisme a détruite.
Cette russophobie d’origine partiellement nazie et entièrement anglo-saxonne a crû de manière inattendue ces derniers temps. Toute personne sensée aurait supposé que des nations petites et détruites par la Seconde Guerre mondiale (dont l’Allemagne ou la Pologne, mais aussi toutes les autres) aspireraient à un monde de paix et de coexistence amicale entre les peuples. Depuis 1945, sous la loi de la Guerre froide, il avait toujours été politiquement correct de se montrer pacifiste. Les enfants des écoles de notre continent ont dessiné des millions de colombes blanches de la paix et chanté des rengaines de John Lennon pendant des décennies. Maintenant, les masques sont tombés: le petit nationaliste polonais et le petit nazi allemand, qui n’est jamais mort spirituellement, reprennent consistence, avec, à la clef, une russophobie de la pire espèce, déjà que celle des nationalismes suprémacistes, rancuniers et de clocher était mauvaise.
L’intuition de Douguine va se confirmer. L’Eurasie qui va se forger à partir du 3 septembre 2025 s’est déjà révélée au monde lors d’un grand défilé de l’armée chinoise et en entendant les paroles des dirigeants souverains qui évoquent avenir et civilisation, à l’opposé de Trump et d'Ursula, qui parlent de réarmement, de privations, de menaces et de douleur. Cette Eurasie va s’imposer, que cela nous plaise ou non. Les visionnaires occidentaux qui voulaient une Eurasie «de Lisbonne à Vladivostok» ne verront pas facilement leur rêve se réaliser, en y incluant les nations occidentales. L’Eurasie du 3 septembre 2025, celle de l’OCS et des BRICS en constante expansion, laissera hors de «la civilisation» ces chiens de rue pleins de puces (corruption, incompétence, arrogance, ignorance) qui aboient au nom de l’OTAN, de l’Union européenne et des «valeurs de l’Occident».
Chine, Russie, Inde (cette dernière a encore de nombreux comptes à régler) et d’autres puissances asiatiques en voie de «déconnexion» émancipatrice (comme le dirait plus ou moins Samir Amin) à l’égard des États-Unis, sont de grands États qui formeront l’Eurasie du 21ème siècle. Les petits chiens de l’Occident, capables de mordre la jambe de ceux qu’ils ont toujours désignés comme ennemis mais désormais incapables de créer une civilisation en phase avec les impératifs de notre temps, continuent à marcher vers cet abîme: «d’un pas ferme, le regard fixé devant soi».
Le drame n’a guère de remède. En Europe, il manque «le sujet émancipateur», c'est-à-dire le peuple. Le degré d’anomie, de nihilisme, d’atonie et de dépravation mentale (qui inclut la paresse) dans les nations occidentales est tel qu’à un niveau populaire, elles ont laissé leurs élites ploutocratiques jouer avec leur vie, leur patrie et leur avenir. À l’époque de ma jeunesse, des déclarations comme celles de Merz, Macron, Starmer, Ursula ou d’autres membres de cette bande criminelle, qu’auraient-elles signifié comme conséquence? Pour la moitié de ce que ces gens-là nous disent aujourd'hui, de leurs mensonges et leurs absurdités, les capitales de notre Europe auraient été, il y a des décennies, remplies de gens en colère, pancartes à la main, exigeant leur démission, la sortie immédiate de l’OTAN, ainsi que des demandes de condamnation pour crimes de guerre présumés. Il ne faut pas oublier qu’il existe une énorme responsabilité partagée avec la Russie dans la mort d’un million et demi d’Ukrainiens.
Il manque en Europe un peuple organisé, un peuple dans la rue qui commence à contester ces criminels « européistes » qui méritent de siéger sur le banc des accusés lors d’une seconde version du procès de Nuremberg. Il manque un peuple éduqué à l’histoire récente du continent. L’Europe a été détruite à la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945, et la partie non libérée par les Soviétiques n’a eu d’autre choix que d’abandonner toute prétention à une véritable souveraineté, l’Union européenne (et ses institutions antérieures, comme la CEE) n’étant que de simples instruments au service des Américains et de la gouvernance néolibérale de pays dont les élites se sont, dès le départ, soumises aux diktats américains.
Les puissances européennes – toutes, sans exception – traînaient derrière elles une histoire tristement célèbre d’exploitation coloniale du «Tiers Monde». La décolonisation bâclée et criminelle qui a suivi la défaite collective de l’Europe en 1945 n’a fait que préparer la nouvelle colonisation – plus économique que gouvernementale – que les États-Unis préparaient. Il semblait que la torche de la Statue de la Liberté à New York allait éclairer le Sud global, libéré des génocidaires français, britanniques, néerlandais, etc.
Mais le « Tiers Monde » a très vite compris qu’ils n’avaient fait que changer de maîtres. Dès qu’un dirigeant ou une force politique nationaliste ou socialiste résistait aux diktats de Washington, il était rapidement éliminé par des assassinats, des enlèvements, des coups d’État, des insurrections, des invasions. La CIA, comme le MI6, le Mossad et tous les autres tueurs à gages des États occidentaux, ont proclamé depuis 1945 (si ce n’est avant) leurs «valeurs». Le Sud global sait maintenant très bien ce que signifie vraiment la «défense des valeurs occidentales».
L’Eurasie qu’a pressentie Douguine n’est plus celle de Thiriart ou de Faye, mais celle d’une communion spirituelle entre l’élément européen et l’élément asiatique, magnifiquement représentée par Russes et Chinois. Cette communauté spirituelle ne doit pas être négligée à l’avenir. Il ne s’agit pas seulement de commerce de gaz, de minerais rares, de ressources technologiques, ni seulement de coopération scientifique, militaire, etc. Tous ces aspects matériels sont fondamentaux, et ces liens matériels dont l’Europe occidentale est absente sont forts, de plus en plus forts. Mais Douguine n’oublie pas l’aspect métaphysique, sans lequel on ne construit ni civilisations ni empires. La Russie et la Chine furent des empires, en effet. Mais des empires civilisateurs, comme le fut l'empire hispanique. Il faut distinguer empire et impérialisme. Dans toute création humaine, il y a des erreurs et des boucheries, mais les deux empires qui ont subi tant d’humiliations et de morts ont le droit de se reconstruire, malgré leurs erreurs. Et c’est pourquoi, aujourd'hui, c’est l’heure de la Russie et de la Chine. Ces deux empires-nations-civilisations furent les vrais « gagnants » de la Seconde Guerre mondiale, furent les numéros un et deux sur la liste des peuples les plus massacrés: des millions de héros et de martyrs anéantis par l’impérialisme nazi-allemand et japonais. Peu après le silence des armes en 1945, le bruit de la mort se fit de nouveau entendre. Si le critère de Churchill, ce Hitler britannique qui restera à jamais une honte pour l’humanité, avait prévalu, la guerre mondiale n’aurait jamais pris fin, et la fragmentation et l’asservissement de la Russie et de la Chine auraient eu lieu. Le socialisme autoritaire et la ténacité héroïque de deux grands peuples les ont sauvés de toutes les machinations anglo-saxonnes.
Les peuples d’Europe se lèvent, très lentement, contre les élites atlantistes et soumises à l’anglosphère. Souvent, ils le font sous les habits et les modes dites de «l’extrême droite». Mettez-y l’étiquette que vous voulez: populistes, eurosceptiques, xénophobes. Dans mon pays, l’Espagne, une partie importante de ce qu’il reste de la «gauche» fait carrière universitaire ou obtient une ridicule projection sociale en «faisant le chasse aux fascistes». Ces livres aux titres et contenus aussi absurdes que « L’extrême droite 2.0 » ou « Les nouvelles outres du nationalisme » vont dans le même sens que l’antifascisme proclamé, vulgaire stratégie « anti » de la gauche libérale de Soros. Tandis que la gauche a trahi, en grande partie, le marxisme, les peuples et les travailleurs, se mettant entre les mains de gens sinistres comme Soros, Biden et, en général, les grands fonds d’investissement mortifères, leurs pions cherchent des fascistes avec un zèle inquisitorial digne de meilleures causes. Ils n’ont pas compris le changement d’époque.
Le véritable monde socialiste, la véritable patrie des travailleurs unis, n’est possible que dans le cadre d’un grand bloc continental fortement armé (avec les armes dissuasives du plus haut niveau), doté d’énormes ressources énergétiques, humaines et technologiques. Une masse de plusieurs millions d’hommes et de kilomètres carrés. Les sottises distillées depuis mai 68 puent les machinations de la CIA de tous leurs pores, il suffit de lire un peu en dehors des pages atlantistes qui se prétendent « progressistes ». Cette masse continentale et humaine nommée Eurasie peut domestiquer et vaincre le pire bâtard du néolibéralisme, à savoir le néolibéralisme de marque et de poigne « occidentale », le néolibéralisme anglo-saxon. La cause socialiste est la cause de ce Sud global armé de fortes armées défensives, d’ouvriers et de paysans bien formés et de ressources matérielles suffisantes pour créer un nouvel ordre mondial. L’Occident, avec ses « brokers » et ses « antifascistes » (les deux faces d’un Janus), ne possède rien de tout cela. L’Occident, depuis ce 3 septembre, est mort et plus que mort.
12:47 Publié dans Actualité, Eurasisme | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, eurasisme, eurasie, alexandre douguine | |
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