vendredi, 19 décembre 2008
Entretien avec A. Murcie et L. O. d'Algange
Entretien avec André Murcie et Luc-Olivier d'Algange, éditeurs de Jean Parvulesco
propos recueillis par Hugues RONDEAU
Amateurs de prose et de vers ajourés, André Murcie et Luc-Olivier d'Algange ne partagent cependant pas l'éthylique détachement de Rimbaud ou la talentueuse indifférence d'Hölderlin.
Pour eux, la poésie est le flambeau de leur combat. Courageux ou téméraires, ils se dépensent sans compter pour la survie d'une petite maison d'édition, les Nouvelles Littératures Européennes. Sous ce label sont déjà parus une revue au parfum de la grande littérature, un roman de Luc-Olivier d'Algange (Le Secret d'or) et surtout un cahier d'hommage à Jean Parvulesco.
Trois cent quarante-quatre pages de témoignages et d'articles inédits font de ce volume, l'indispensable lexique de l'œuvre de l'auteur de La Servante portugaise.
Editer Parvulesco ou avoir opté pour la subversion par le talent.
- En prenant la décision d'éditer Jean Parvulesco, génial trublion du la littérature francophone, vous avez pris un risque certain. Poête et essayiste, géopoéticien aurait dit Kenneth White, écrivain rebelle et ésotériste inspiré, Parvulesco ouvre les yeux des prédestinés mais demeure inconnu du grand public. Votre initiative avait-elle pour but de le rendre populaire ?
- Luc-Olivier d'Algange: Je dois avouer que mon engouement pour les écrits de Jean Parvulesco est né de la lecture en 1984 de son Traité de la chasse au faucon. Il m'apportait la preuve attendue qu'une haute poésie était possible —et même nécessaire— dans cette époque pénombreuse où nous avons disgrâce de vivre. La disgrâce, mais aussi, dirai-je, la chance extraordinaire, car, en vertu de la loi des contrastes, c'est dans l'époque la plus dérélictoire et la plus vaine que l'espoir nous est offert de connaître la joie la plus laborieuse et, dans sa splendeur absolue (Style), l'exaucement de la volonté divine.
Tel était le message que me semblait apporter la poésie de Jean Parvulesco. Or, sachant qu'André Murcie poursuivait une quête parallèle à la mienne et qu'il envisageait en outre de lancer la revue Style, il m'a semblé utile de lui faire part de ma découverte. C'est ainsi que dès le premier numéro, avec un poême intitulé Le Privilège des justes secrets, Jean Parvulesco devint une voie essentielle de la revue Style. Celle-ci devait encore publier le vaste et fameux poème, Le Pacifique , nouvel axe du monde ainsi que le Rapport secret à la nonciature, qui est un admirable récit visionnaire sur les apparitions de Medjugorge et de nombreux autres poèmes. Tout cela avant d'élargir encore son dessein, en créant les éditions des Nouvelles Littératures Européennes, et de publier un Cahier Jean Parvulesco, récapitulation en une succession de plans de l'univers de Parvulesco, en ses divers aspects, poétiques, philosophiques, esthétiques, architecturaux, cinématographiques ou politiques.
- André Murcie: En effet et ceci répond de façon plus précise à votre question, il est clair que Parvulesco va à contre-courant de ses contemporains. Jean Parvulesco n'est en aucune façon un spécialiste. Il est, au contraire, de cette race d'auteurs qui font une œuvre, embrassement de l'infinité des apparences et de cette autre infini qui est derrière les apparences. C'est là la différence soulignée par Evola entre «l'opus», l'œuvre, et le «labor», le labeur. Avec Parvulesco, nous sommes aux antipodes d'un quelconque «travail du texte», c'est à dire que nous sommes au cœur de l'œuvre et même du Grand œuvre, ainsi que l'illustre d'ailleurs le premier essai, publié dans le Cahier dans la série des dévoilements: Alchimie et grande poésie.
Ce texte est sans doute, depuis les Demeures philosophales de Fulcanelli, l'approche la plus lumineuse de ces arcanes et tous ceux qui cherchent à préciser les rapports qui unissent la création littéraire et la science d'Hermès trouveront, sans nul doute, en ces pages, des informations précieuses et, mieux que des informations, des traces - au sens où Heidegger disait que nous devions maintenant nous interroger sur la trace des Dieux enfuis.
Pour Jean Parvulesco, il ne fait aucun doute que la lettre est la trace de l'esprit. C'est ainsi que son œuvre nous délivre des idolâtries du Nouveau Roman et autres littératures subalternes qui réduisent les mots à leur propre pouvoir dans une sorte de ressassement narcissique. Pour Jean Parvulesco, la littérature n'a de sens que parce qu'elle débute avant la page écrite et s'achève après elle.
- Il est signicatif que ces propos sur l'alchimie soient, dans le même chapitre du Cahier, suivis par un essai intitulé: «La langue française, le sentier de l'honneur»...
- Luc-Olivier d'Algange: Trace de l'esprit, trace du divin, la langue française retrouve en effet, dans la prose ardente et limpide de Jean Parvulesco, sa fonction oraculaire. Ses écrits démentent l'idée reçue selon laquelle la langue française serait celle de la commune mesure, de la tiédeur, de l'anecdote futile. Jean Parvulesco est là pour nous rappeler que dans la tradition de Scève, de Nerval, de Rimbaud, de Lautréamont ou d'Artaud, la langue française est celle du plus haut risque métaphysique.
«Langue de grands spirituels et de mystiques, écrit Jean Parvulesco, charitablement emportés vers le sacrifice permanent et joyeux, d'aristocrates et de rêveurs prédestinés, faiseurs de nouveaux mondes et parfois même de mondes nouveaux, langue surtout, de paysans, de forestiers conspirateurs et nervaliens, engagés dans le cheminement de leurs obscures survivances transcendantales, occultes en tout, langue de la poésie absolue...».
C'est exactement en ce sens qu'il faudra comprendre le dessein littéraire qui est à l'origine du Cahier - véritable table d'orientation d'un monde nouveau, d'une autre culture, qui n'entretient plus aucun rapport, même lointain, avec ce que l'on entend ordinairement sous ce nom. Car il va sans dire que la «Culture» selon Parvulesco n'est certes pas ce qui se laisse associer à la «Communication» mais un principe, à la fois subversif et royal, qui n'a pas d'autre but que d'outrepasser la condition humaine.
Tel est sans doute le sens du chant intitulé Les douzes colonnes de la Liberté Absolue que l'on peut lire vers la fin du Cahier: «...que nous chantons, que nous chantons, par ces volumes conceptuels d'air s'appelant étangs, ou blancs corbeaux, autour de l'immaculation des Douzes Colonnes, vertiges s'ouvrant sur les Portes d'Or et indigo de l'Atlantis Magna, chuchotement circulaire et lent, je suis la Liberté absolue».
L'œuvre doit ainsi accomplir, par une intime transmutation, cette vocation surhumaniste, qui, dans la pensée de Jean Parvulesco, ne contredit point la Tradition, mais s'y inscrit, de façon, dirai-je, clandestine; toute vérité n'étant pas destinée à n'importe qui. Mais c'est là, la raison d'être de l'ésotérisme et du secret, qui, de fait, est un secret de nature et non point un secret de convention.
- Vous avez donné une large place dans le Cahier aux rêves et prémonitions métapolitiques de Jean Parvulesco.
- André Murcie: En ce qui concerne le domaine politique, nous avons republié dans le Cahier, un ensemble d'articles de géopolitique que Parvulesco publia naguère dans le journal Combat et qui eurent à l'époque un rententissement tout à fait extraodinaire. Ce fut, à dire vrai, une occasion de polémiques furieuses. A la lumière d'évènements récents, concernant la réunification de l'Allemagne, les changements intervenus à l'Est, ces articles retrouvent brusquement une actualité brûlante. Il semblerait que seul celui qui expérimente les avènements de l'âme soit destiné à comprendre les évènements du monde. Ainsi des études comme L'Allemagne et les destinés actuelles de l'Europe ou encore Géopolitique de la Méditerranée occidentale donnent à relire les évènements ultérieurs dans une perspective différente.
- Le Cahier s'enrichit aussi des reflexions peu banales de Parvulesco sur le cinéma.
- Luc-Olivier d'Algange: Je crois que nous mesurons encore mal l'influence de Jean Parvulesco sur le cinéma français et européen. On sait qu'il fut personnage dans certains films de Jean-Luc Godard - en particulier dans A bout de souffle, et qu'il fut aussi, par ailleurs, acteur et scénariste. A cet égard, le Cahier contient divers témoignages passionnants concernant, plus particulièrement, Jean-Pierre Melville et Werner Schrœter dont nul, mieux que l'auteur des Mystères de la villa Atlantis, ne connait les véritables motivations.
Il nous propose là une relecture cinématographique dans une perspective métapolitique qui dépasse de toute évidence les niaiseries que nous réserve habituellement la critique cinématographique.
- André Murcie: L'intérêt extrême des témoignages de Jean Parvulesco concernant l'univers du cinéma est d'être à la fois en prise directe et prodigieusement lointain. C'est à dire, en somme, de voir le cinéma de l'intérieur, comme une vision, en sympathie profonde avec le cinéaste lui-même, et non point telle la glose inapte d'un quelconque cinéphile. C'est ainsi que Nietzsche ou Thomas Mann parlèrent de Wagner.
- D'autres textes, publiés dans ce Cahier ont également cette vertu du témoignage direct, qui nous donne à pressentir une réalité singulière. Ainsi en est-il des récits portant sur Arno Brecker et Ezra Pound.
- Luc-Olivier d'Algange: J'ai été pour ma part très sensible à l'hommage que Jean Parvulesco sut rendre à Ezra Pound dont Dominique de Roux disait qu'il n'était rien moins que «le représentant de Dieu sur la terre». Hélas, cette recherche de la poésie absolue était jusqu'alors mal comprise, livrée aux maniaques du «travail du texte» et autres adeptes du lit de Procuste, acharnés à faire le silence sur les miroitements italiens de l'œuvre de Pound.
Cette italianité fit d'alilleurs d'Ezra Pound une sorte d'apostat, alors que, par cette fidélité essentielle, il rejoignait au contraire, au-delà des appartenances spécifiantes, sa véritable patrie spirituelle qui, en aucun cas ne pouvait être cette contrée où Edgard Poe et Lovecraft connurent les affres du plus impitoyable exil.
Mais je laisse la parole à Jean Parvulesco lui-même: «Ce qu'Ezra Pound, l'homme sur qui le soleil est descendu, cherchait en Italie, on l'a compris, c'est le Paradis. Toscane, Ombrie, Ezra Pound avait accédé à la certitude inspirée, initiatique, abyssale, que le Paradis était descendu, en Italie, pendant le haut moyen âge et que, très occultement, il s'y trouvait encore. Pour en trouver la passe interdite, il suffisait de se laisser conduire en avant, aveuglément - et nuptialement aveuglé - par la secretissima, par une certaine lumière italienne de toujours ».
Propos recueillis
par Hugues Rondeau.
Cahier Jean Parvulesco, 350 pages, Nouvelles Littératures Européennes, 1989.
Luc-Olivier d'Algange, né en 1955 à Göttingen (Allemagne) a publié :
Le Rivage, la nuit unanime (épuisé)
Médiances du Prince Horoscopale (Cééditions 1978)
Manifeste baroque (Cééditions, 1981)
Les ardoises de Walpurgis (Cahiers du losange, 1984)
Stances diluviennes (Le Jeu des T, 1986)
Heurs et cendres d'une traversée lysergique (Le Jeu des T, 1986)
Co-fondateur, avec F.J Ossang, de la revue CEE (Christian Bourgois éditeur)
Rédacteur de PICTURA EDELWEISS et PICTURA MAGAZINE
Textes parus dans :
Recoupes; Erres; L'Ether Vague; CEE; Encres Vives; Phé; Libertés; Sphinx; Evasion; Le Miroir du Verbe; Dismisura; Bunker; Le Cheval rouge; Devil-Paradis; Anthologie de la poésie initiatique vivante; Claron; Le Jeu des Tombes; Question de; Vers la Tradition; La Poire d'Angoisse; Camouflage; Strass-Polymorphe; Phréatique, Asturgie-Onirie; Pictura; Mensuel 25; Matulu, Place royale, L'Autre Monde.
André Murcie né en 1951
- Poèmes de poésie (1967-1985)
- Poème pour la démesure d'André Murcie
- Poèmes de la démesure (Work in progress).
00:05 Publié dans Jean Parvulesco | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : entretiens, littérature, lettres, lettres françaises, littérature française, jean parvulesco | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mardi, 25 novembre 2008
R. Steuckers: entretien-éclair sur l'actualité
SYNERGIES EUROPEENNES – Ecole des cadres – Bruxelles – novembre 2008
Entretien-éclair avec Robert Steuckers sur l’actualité
Propos recueillis par Dimitri Severens
Q.: Obama vient d’être élu président des Etats-Unis. Son mandat apportera-t-il le changement escompté par les électeurs américains et espéré par la majorité des Européens, lassés par l’unilatéralisme des “néo-cons” qui ont colonisé le Parti Républicain au pouvoir depuis huit ans?
RS: L’hebdomadaire “Marianne”, de Paris, a récemment publié une double page qui nous enseigne de manière très didactique ce qu’Obama a vraisemblablement l’intention de faire. Les Démocrates américains et les “think tanks” qui se profilent derrière eux semblent parier, et c’est inquiétant pour nous Européens, sur un rapprochement avec la Chine, un rapprochement que la crise financière rend quasi inéluctable. Il est plus que probable que nous affronterons bientôt un tandem sino-américain, expression d’un voeu très ancien qui remonte déjà à 1848, quand, après la défaite du Mexique, les Etats-Unis devenaient une puissance pleinement bio-océanique, avec une façade atlantique face à la Vieille Europe, et une façade pacifique, face à un Japon encore plongé dans son isolement et une Chine en plein déclin, après les guerres de l’opium que lui avaient livrées la France et l’Angleterre. L’espoir américain, en ce milieu du 19ème siècle, était de coloniser indirectement cet immense marché chinois comptant déjà des millions de consommateurs potentiels.
L’émergence de ce tandem sino-américain, nous pouvons le pronostiquer en repérant le retour au pouvoir des “Clinton Boys” et surtout, celui, en coulisses, de Zbigniew Brzezinski. N’oublions pas, tout de même, que sa politique, depuis plus d’une trentaine d’années, vise avant toute chose à endiguer la Russie (et hier l’Union Soviétique), jugée ennemi absolu, et que, pour parfaire cet endiguement, il faut immanquablement se concilier la Chine. C’était d’ailleurs la raison qui avait poussé Kissinger et Nixon, en 1971 et 1972, à renouer avec Pékin, un épisode de l’histoire contemporaine dont on a oublié quelque peu les tenants et aboutissants. Un tandem sino-américain, renforcé par l’alliance complémentaire de tous les turcophones selon une autre stratégie suggérée par Brzezinski, impliquerait, par voie de conséquence, la satellisation escomptée, mais non pour autant garantie, du Kazakhstan. Cette stratégie générale, dont le pilier est justement le tandem sino-américain, permet d’occuper et de neutraliser au bénéfice de Washington, toute l’Asie centrale, tout le “coeur du monde” (selon la terminologie de Sir Halford John Mackinder). Nous aboutirions ainsi à la concrétisation du fameux “mongolisme” géopolitique, cher à Brzezinski, permettant d’installer un gigantesque verrou territorial de l’Egée au Pacifique. L’Europe occidentale et centrale, son coeur germanique et danubien, serait bloquée au niveau des Balkans et de la Méditerranée orientale, comme le voulait la stratégie de l’équipe Clinton-Albright, lors de la guerre contre la Serbie. La Russie, elle, serait bloquée et endiguée du Caucase au fleuve Amour, comme l’a toujours voulu la stratégie d’endiguement mise au point par Mackinder et Homer Lea dans la première décennie du 20ème siècle, deux classiques qu’il est bon d’avoir pour livres de chevet, faute de parler dans le vide.
Ce verrou de l’Egée à l’Amour a bien entendu pour objectif de limiter au maximum le contact terrestre entre la Russie et l’Iran, soit à le limiter aux seules côtes de la Caspienne, gardées, s’il le faut par de tierces puissances turcophones comme l’Azerbaïdjan, le Turkménistan et le Kazakhstan (qui n’ont pas répondu au chant des sirènes américaines jusqu’ici…). Autre objectif, déjà mis en oeuvre lors des guerres menées par l’Empire britannique en Afghanistan dans les années 40 du 19ème siècle: empêcher toute liaison terrestre entre l’Inde et la Russie, de façon à détacher, aujourd’hui, l’Inde de son hinterland continental et de l’inféoder, en tant que “rimland” et immense marché potentiel, à la thalassocratie américaine dominante. Cette stratégie risque évidemment de trouver sa pierre d’achoppement dans la rivalité sino-indienne pour le Tibet et dans la nécessité vitale, pour la Chine, de capter l’eau des réserves phréatiques tibétaines, le cas échéant en détournant les eaux des fleuves, notamment celles du Brahmapoutre. La diplomatie américaine devra déployer des trésors d’ingéniosité pour aplanir ce contentieux et pour aligner l’Inde sur sa politique. Déjà quelques signaux, en apparence anodins, annoncent que l’on va lâcher le Tibet: notamment, cette semaine, un article du “Time” déplore l’émiettement de l’opposition tibétaine qui, du coup, ne vaut plus qu’on la soutienne.
Comme les néo-cons de l’équipe Bush, les nouveaux conseillers d’Obama veulent, eux aussi, et avec une égale opiniâtreté, inclure l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN. L’adhésion de l’Ukraine correspond à la stratégie générale préconisée depuis toujours par Brzezinski et au pari de l’équipe Bush jr sur la “Nouvelle Europe”. En effet, l’inféodation définitive de l’Ukraine, avec ou sans la Crimée, avec ou sans ses provinces orientales russophones et russophiles, permet, de concert avec une réactivation du tandem turco-américain dans la région pontique, de concentrer tous les atouts de l’ancienne géopolitique ottomane dans la région et de conjuguer ceux-ci à une réactualisation du projet de ‘Cordon sanitaire” de Mackinder et Curzon. Les pays Baltes, la Pologne, la Hongrie, la Roumanie et, dans une moindre mesure, la Bulgarie, sans compter les micro-puissances musulmanes des Balkans, se verraient ajoutés à un bloc anatolien solide en Méditerranée orientale et surplombant la Mésopotamie. Ce bloc séparerait la “Vieille Europe” de la Russie et, joint à une alliance “turcophone” en Asie centrale, à la Mongolie et à la Chine permettrait de créer un espace correspondant plus ou moins à l’ensemble des conquêtes mongoles au moment de leur extension maximale.
La présence, sur la masse continentale eurasienne, d’un verrou d’une telle ampleur, empêcherait toute coopération entre les empires structurés, reposant sur la stabilité sédentaire (et non plus sur la non durabilité nomade), disséminés sur ce grand continent qu’est le “Vieux monde” ou “l’hémisphère oriental”.
Face à ce projet, qui a gardé toute sa cohérence de Mackinder à Brzezinski, donc sur un très long terme, l’Europe, expliquent de concert “The Economist”, “Time” et “Newsweek” n’a pas une politique qui tienne la route. On l’a bien vu lors de la “Guerre d’août” en Géorgie: Merkel avait émis au printemps de fortes réticences quant à l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN; après la victoire des troupes russes, elle déclare à Tbilissi qu’elle est en faveur de cette adhésion, pour répéter son “Nein” initial vers le milieu de l’automne. Nous l’avons toujours dit: le personnel politique européen aurait dû, depuis longtemps, depuis le rapprochement sino-américain de 1971-72 et depuis le retour en force de la pensée géopolitique avec Colin S. Gray aux Etats-Unis juste avant l’avènement de Reagan, apprendre à jongler avec les concepts de cette discipline à facettes multiples et surtout à redécouvrir les linéaments de la géopolitique européenne, théorisée par Haushofer et ses collaborateurs. Rien de cela n’a été fait donc l’Europe en est à cultiver des espoirs stupides et niais face à l’avènement d’une nouvelle équipe au pouvoir à Washington, qui serait parée de toutes les vertus, tout simplement parce qu’elle est “démocrate”.
Q.: Et la crise financière dans tout cela? Ne va-t-elle pas freiner les appétits impérialistes de la grande thalassocratie d’Outre-Atlantique? Ne va-t-elle pas plonger le monde dans l’immobilisme, faute de moyens?
RS: La plus belle analyse de la situation a été posée Niall Ferguson, historien britannique et professeur à Harvard, dans l’entretien qu’il a accordé à l’hebdomadaire allemand “Der Spiegel” (n°46/2008) et que nous avons commenté lors d’une réunion récente de l’école des cadres de “Synergies Européennes” à Bruxelles et à Liège. La crise, dit-il, lors de ses prochaines retombées, va frapper plus durement l’Europe que les Etats-Unis. Quant aux pays contestataires et producteurs de pétrole, tels la Russie, l’Iran et le Venezuela, qui envisageaient de faire front à l’unilatéralisme américain de l’équipe Bush, ils risquent d’être les victimes de la chute des prix du pétrole. La crise permet donc de disloquer la cohésion de ce nouveau front. Ensuite, Ferguson démontre la communauté d’intérêt entre la Chine et les Etats-Unis: la Chine a des dollars, rappelle-t-il, dont les Américains ont besoin pour se renflouer, et les Etats-Unis sont un marché dont les Chinois ne peuvent plus se passer. L’équipe derrière Obama semble l’avoir compris. C’est la raison pour laquelle Ferguson estime que les Etats-Unis risquent bien de sortir vainqueurs de la crise, en perdant certes quelques plumes, mais beaucoup moins que leurs concurrents européens. Et le tour serait joué!
Le programme restera le même, sur le fond: encerclement de la Russie, endiguement (surtout économique) de l’Europe, mais sans plus heurter de front les musulmans et les Chinois. En effet, on reprochait à Bush d’avoir sérieusement abîmé la vieille alliance entre la Turquie et les Etats-Unis, d’avoir perdu énormément de crédit au Pakistan et d’avoir déplu aux masses arabes, tous pays confondus. La politique anti-chinoise générant, dans un tel contexte, une inimitié de trop, difficile à gérer. L’Europe entrera dans une phase d’affaiblissement et de ressac parce que l’équipe d’Obama, comme celle de Bush avant lui, excitera la “Nouvelle Europe” du nouveau “Cordon sanitaire” à la Curzon, contre la “Vieille Europe” plus favorable à un rapprochement avec la Russie, conflit interne à l’Europe qui ruinera les efforts d’intégration européenne entrepris depuis plusieurs décennies. Cette politique générale d’endiguement et d’affaiblissement téléguidé se fera par le biais d’une alliance Etats-Unis/Chine/monde musulman wahhabite-sunnite comme au temps de Clinton. Car la même équipe revient aux affaires, surtout Madeleine Albright et Brzezinski. Les Etats-Unis, avec la crise, ne peuvent plus se permettre d’entretenir la quadruple hostilité qu’avait soulevée contre l’Amérique l’équipe sortante de Bush: hostilité à l’islam en général (même si cette hostilité était plus “fabriquée” par les médias que réelle), à la Chine, à la Russie et à la “Vieille Europe”, à qui on interdisait toute diplomatie internationale indépendante et conforme à ses intérêts propres. La géostratégie néo-conservatrice avait trouvé ses limites: elle s’était fait trop d’ennemis et perdait de ce fait de la marge de manoeuvre. Les démocrates vont se choisir des alliés et tabler sur les atouts sentimentaux que fait naître un président métis pour séduire l’Afrique, que Washington veut arracher à l’influence européenne depuis la seconde guerre mondiale, et pour mieux faire accepter les politiques américaines dans le monde musulman, malgré les réticences déjà observables suite à la nomination de Rahm Emanuel comme secrétaire général de la Maison Blanche; en Turquie, on prépare, semble-t-il, la succession d’Erdogan, qui a branlé dans le manche, en poussant en avant un homme formé aux Etats-Unis, un islamiste dit “modéré”: Numan Kurtulmus. L’avenir nous dira si cet économiste prendra le relais de l’équipe de l’AKP ou non à Ankara. Au Pakistan, les tentatives de se concilier à nouveau le pouvoir à Islamabad heurtent les Indiens, surtout après la nomination d’Ahmed Rashid et de Shuja Nawaz, tous deux d’origine pakistanaise, dans l’équipe du Général Petraeus en Afghanistan.
L’électorat démocrate est plus varié, sur les plans religieux et idéologique, que l’électorat républicain, où les sectes protestantes, presbytériennes et puritaines, donnent irrémédiablement le ton, mais dont les idées ne sont guère exportables, tant elles paraissent étranges au reste du monde et rebutent.
L’avenir pour l’Europe n’est pas plus rose avec Obama que sous Bush. Tout porte même à penser que ce sera pire: la cohésion intellectuelle de la géopolitique de Brzezinski est bien plus redoutable que l’affrontement tous azimuts préconisé par la géopolitique offensive et unilatéraliste des néo-conservateurs, dénoncée dans “Foreign Affairs” comme “entravant tout raisonnement stratégique solide”. Pour nous, le combat doit continuer, pour rétablir le bloc euro-russe et, ainsi, une cohésion qui doit rappeler celle de la “Pentarchie” européenne du début du 19ème siècle.
00:45 Publié dans Actualité | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : entretiens, obama, etats-unis, géopolitique, relations internationales, chine, tibet | | del.icio.us | | Digg | Facebook
samedi, 18 octobre 2008
Entretien avec M. Veneziani (1995): démocratie participative
Archives de "Synergies Européennes" - 1995
Pour une nouvelle politique, une démocratie participative, communautaire et décisionniste
Entretien avec Marcello Veneziani
Q.: Dans votre dernier livre Sinistra e destra (= Gauche et droite), vous accusez le système majoritaire d'avoir enfoncé les partis dans le ”politicantisme”. Mais ce ”politicantisme” n'est-il pas plutôt dû à l'enlisement des idéologies, qui a permis le dialogue civil?
MV: Je ne crois pas que le système majoritaire a en soi provoqué cette situation. Je crois en revanche que ce sont les sujets politiques qui ont interprété le système majoritaire de cette façon. Le “politicantisme” naît de la tentative de recentrer les instances de la gauche et de la droite, dans l'espoir d'obtenir un consensus, même dans le ventre modéré de notre paysage politique. Je crois que le “politicantisme” est un échec aujourd'hui, tant sur le plan projectuel (on ne peut plus formuler de projet réel) parce qu'on n'a plus d'idées, que sur le plan concret, parce qu'on est devenu incapable de gouverner. Nous avons débouché sur une phase où la politique reste suspendue entre les idées et les faits et se contente d'images et de paroles.
Q.: Quelles sont les perspectives actuelles de créer des idées réalistes et réalisables et de formuler des programmes réels?
MV: Je crois que de telles perspectives sont liées à la qualité des classes dirigeantes qui, en ce moment, me semble fort décadentes, ce qui implique, forcément, que les perspectives sont difficiles. Je crois que toutes les “agences civiles”, à commencer par les journaux, devraient se poser la question et proposer des hypothèses, ensuite et surtout, solliciter les forces politiques à présenter des programmes clairs et distincts qui ne sont pas de simples paroles et ne se fondent pas sur de simples slogans. Je pense que c'est sur cette base que l'on pourra attirer l'attention des électeurs sur les idées, même si nous sommes aujourd'hui dans un pays un peu démotivé à la suite de deux années d'espérance révolutionnaire où les concrétisations n'ont pas abouti.
Q.: Vous accusez la droite d'être hostile non seulement à la culture de gauche mais à toute forme de culture. Je ne comprends pas votre raisonnement car la droite, et vous-même, s'est donné pour modèle celui de l'intellectuel gramscien...
MV: C'est vrai. Mais ce n'est pas là toute la vérité. Il est vrai toutefois que nous avons, voici quelques années, identifier l'intellectuel à l'intellectuel organique de gauche, parce que la droite restait hostile à la libre pensée. La droite a cru que l'idéal de ses militants devait être de croire, d'obéir et de combattre, d'où l'idée que l'on puisse penser, émettre des objections, était incompatible avec cet idéal quiritaire. A travers mes multiples expériences personnelles, je puis effectivement témoigner du fait qu'il est difficile de concilier l'engagement absolu et la défense de sa propre liberté d'expression et son propre esprit critique. Je crois que c'est une tare de la droite de se méfier à ce point de la culture, ce qui, par ailleurs, ne rend pas justice à la richesse des références culturelles que pourrait avancer la droite: ces références mériteraient d'être bien plus amplement défendues et illustrées dans les cadres politiques actuels.
Q.: La gauche, écrivez-vous, projette vers l'avenir un modèle de société préconçu, tandis que la droite prend acte de la société telle qu'elle est. Donc, si la droite se met à son tour à formuler des projets futuristes de société, elle perd sa nature, ou est-il possible d'envisager une droite qui propose une nouvelle architecture sociale?
MV: La marque la plus profonde de la gauche, c'est la recherche d'un monde meilleur, d'un monde nouveau faisant abstraction des réalités histroriques, concrètes, faisant abstraction des traditions de tous les pays, de tous les peuples. L'idée de “pays normal” qu'envisagent de promouvoir ou de construire des hommes de gauche tels Bobbio, Foa, ou, plus récemment, D'Alema, est en fait une Italie imaginée, une Italie qui doit être faite et non pas une Italie qui est. Je crois effectivement que le trait fondamental de la gauche est cette propension à l'utopie, cette volonté d'avancer l'idée de libération comme émancipation de tous les liens et de toutes les traditions.
De l'autre côté, la culture de droite se fonde sur l'enracinement, sur le besoin d'enraciner ses propres expériences politiques ou sa propre existence dans une culture précise, non remise en cause, sur des valeurs civiles ou religieuses léguées. Tels sont à mon sens les grands principes qui divisent la gauche et la droite. Cependant, si on regarde les réalités politiques de plus près, on constatera que le paysage politique est si bouleversé qu'il est possible désormais de découvrir des gauches droitières et des droites gauchisantes, si bien que pour finir, gauches et droites s'acheminent vers l'annulation d'elles-mêmes et finissent par ne plus rien représenter du tout.
Q.: Quelles sont les formes politiques de la “Révolution Conservatrice” que vous avez théorisées?
MV: Je crois que la révolution conservatrice moderne est l'idée d'une démocratie participative, communautaire et décisionniste, c'est-à-dire d'une démocratie qui, institutionnellement, s'exprime à travers un pacte direct et fiduciaire, à travers un rapport direct entre gouvernants et gouvernés, à travers l'élection directe de l'exécutif mais qui aurait comme équivalent, précisément, ce populisme, que l'on définit toujours péjorativement, et qui devrait être le trait fondamental de la droite moderne, c'est-à-dire la capacité d'interpréter le tissu national et populaire d'un pays en termes modernes.
Q.: Vous écrivez aussi que l'ennemi naturel de la droite n'est pas la gauche mais le nihilisme des valeurs qui se profile derrière celle-ci. Ne pensez-vous pas que le libéralisme pur que la droite italienne a adopté sans restriction est une forme de soft-idéologie, donc de nihilisme?
MV: L'adoption de ce libéralisme pur procède d'une lacune: la droite politique n'a pas interprété les phénomènes politiques et civils à la lumière d'une tradition culturelle bien ancrée. Si elle accepte la logique bipolaire qui est une logique d'agrégation d'éléments divers, si elle accepte l'idée que le sujet politique Berlusconi représente la variante la plus importante de notre système politique, son discours devient compréhensible. Quand on ne fait pas la distinction entre la plan politique et le plan culturel, on risque de devenir le vecteur sain ou malsain d'une variante floue du nihilisme qui pourrait éventuellement prendre les traits d'un ultra-libéralisme ou d'un libéralisme; parce que le nihilisme, finalement, n'a pas a priori une connotation de droite ou de gauche en soi; son trait essentiel c'est de provoquer la dissolution des identités et de leurs significations, en empruntant le véhicule d'une culture de type progressiste pour déboucher sur une culture globale “modérée”. En bout de course, on vivra la coexistence de formes sociales, politiques et économiques de type capitaliste.
Q.: La patrie, les racines, les valeurs communautaires: comment peuvent-elles survivre à notre époque qui rapidement dépasse tout, brûle tout, annulle toutes les valeurs. Dans un tel contexte, faut-il construire ce que Domenico Fisichella a appelé le “droite néo-futuriste”?
MV: Justement, si l'on veut éviter la présence de ce “novisme” continuel, on doit construire des contre-poids solides. Ces contre-poids ne peuvent être que les racines qui permettent de gouverner la modernité. Celui qui croit que l'on doit accepter passivement la modernité devient en fait une victime de la modernité et cesse d'être un acteur politique et historique, devient un sujet passif. Je crois qu'il faudra bien vite redécouvrir ce fameux “modernisme réactionnaire”, qu'avait naguère définit un historien des idées américain, en soulignant la capacité de ce complexe idéologique à affronter efficacement la modernité, ses dégâts, mais aussi ses innovations positives. Ce “modernisme réactionnaire” s'est montré capable d'affronter son époque en se basant sur des anticorps solides; en effet, quand il n'y a pas d'anticorps, on ne peut plus affronter et maîtriser cette modernité: on la subit, tout simplement.
Q.: Vous nous signalez la présence d'un mal endémique de la politique italienne: l'extrémisme, qui trahit une absence historique de pensée modérée. Comment expliquez-vous ce phénomène?
MV: Je tiens à dire, d'abord, que je ne considère pas comme un mal en soi la présence, dans toute notre culture politique, d'une culture “immodérée”, c'est-à-dire rétive aux enfermements de la modération. Car le “modératisme” n'est rien d'autre que le déguisement d'une culture faite d'“arrangements”, de compromis au sens le plus vulgaire du terme. L'“immodératisme” peut donc souvent être positif. On ne peut juger une culture politique au taux de modération qu'elle porte en elle. Je préfère la juger à son taux de vérité, de dignité et de crédibilité. Je n'accorde aucune valeur axiologique au fait d'être modéré ou de ne pas l'être, mais je reste convaincu que l'extrémisme en soi reste, comme le disait Lénine, une “maladie infantile”.
Q.: Quels risques court-on de voir s'affirmer les dites “minorités illuminées” dans notre société?
MV: Le risque est de voir se créer une nouvelle forme de jacobinisme porté par une secte d'illuminés qui décrètera qui sera normal et qui ne le sera pas, qui valorisera ceux qui se mouvront correctement dans l'esprit du temps et qui condamnera ceux qui resteront incorrectement en opposition à cet esprit, qui appuira seulement ceux qui se placeront dans la logique du présent et du progrès. Tel est le plus grand danger qui nous guette et qui semble prendre forme dans certains cénacles de gauche. Cette volonté de contrôle et d'inquisition est née de la conviction que le peuple n'exprime que des consensus inadéquats dérivés de réflexes et d'instincts frustes, vulgaires, rétrogrades, brutaux et réactionnaires. Et de la conviction que seules les minorités éclairées peuvent stabiliser le pays dans un projet de modernité. Voilà une dérive condamnable, qui nous mènera à l'intolérance la plus rabique, à l'exemple du jacobinisme français. Il convient de dénoncer ce danger.
Q.: Nous allons voir. Mais le Mezzogiorno a connu un précédent, notamment la réaction du peuple face à la République Parthénopéenne de 1799, réprésentant le phénomène politique le plus “avancé” de son temps. Dans cette construction révolutionnaire, imitée de la France, le comportement de la minorité éclairée face au peuple confirme votre thèse...
MV: En observant cette révolution de 1799, je partage les positions de Vincenzo Cuoco qui affirmait que les révolutions importées, imposées de haut par des sectes éclairées sont surtout des révolutions qui ne durent jamais longtemps parce qu'elles ne s'ancrent pas solidement dans le peuple; ce sont des révolutions soudaines et éphémères, non des révolutions qui s'imbriquent dans les faits. Il me semble important de relier les racines organiques d'un peuple à sa culture et à sa manière de représenter ses humeurs, son art de vivre et ses intérêts matériels. A partir du moment où ce circuit de réciprocité s'interrompt, nous avons affaire à la folie jacobine, où la violence de la minorité éclairée s'exerce sur la majorité; dans une phase ultérieure, quand il y a scrutin, la majorité dégagée exerce alors son pouvoir sans ménagement et fait subir mille et une vexations aux minorités, ce que nous pouvons voir dans les variantes démagogiques des démocraties de masse. Signalons aussi la violence pédagogique exercée par les minorités actives sur la majorité.
Q.: Vous affirmez que la liberté n'est pas une valeur, mais la condition qui permet aux valeurs de s'affirmer. Votre affirmation ne pourrait-elle pas servir d'alibi aux liberticides pour mettre un terme à l'exercice de la démocratie sous prétexte que celle-ci ne laisse pas d'espace à l'expression de leurs propres valeurs minoritaires? Ils légitimeraient ainsi leur propre pouvoir de minorité éclairée, ce qui serait un processus totalement négatif, comme vous venez de l'indiquer.
MV: Je crois que la liberté court effectivement le danger de tomber entre les mains de ceux qui l'affirment par pure rhétorique, sans jamais définir ce que doit être la démocratie au concret. Je crois que la liberté est une condition de vie et non pas une valeur. La liberté est une condition pour l'exercice des valeurs, pour exprimer sa différence et sa personnalité: une condition indispensable. Si je retiens la liberté comme indispensable, je crois donner à la valeur liberté une importance fondamentale, sans laquelle il est impossible d'avoir une société civile avancée; je perçois un danger chez ceux qui utilisent le terme “liberté” ou “libéralisme” comme une simple étiquette et mettent dans cette coquille vide tous leurs fantasmes, toutes les fables auxquelles il croient.
Q.: Qu'y a-t-il au-delà de la droite et de la gauche?
MV: Je crois qu'on va redéfinir complètement la droite et la gauche et qu'on leur donnera peut-être de nouveaux noms. Personnellement, je ne me batterai pas pour ces vocables et je ne briserai aucune lance pour les restaurer. Si les prochaines représentations bipolaires se nomment encore gauche et droite, je les nommerai aussi ainsi, mais si elles se nomment autrement, je les nommerai autrement. Je cherche bien plutôt à préciser une opposition entre un type de culture libéral et un type de culture communautaire, en espérant que cette distinction sera de quelque utilité pour comprendre l'avenir.
Q.: Si vous deviez créer un parti sur base de vos réflexions comment le réaliseriez-vous? Quelles allures aurait le parti de Marcello Veneziani?
MV: Je vous dis tout de suite que je n'ai pas la moindre intention de créer un parti. Ceci dit, je pense que pour faire un parti qui représenterait les besoins et les malaises d'un peuple, il faudrait d'emblée le concevoir comme d'inspiration communautaire et décisionniste tout à la fois. Ce parti devrait aussi représenter les exigences diffuses d'un pouvoir influent, c'est-à-dire d'un pouvoir suffisamment fort et capable de satisfaire correctement, sans recours à la coercition, le besoin du pays en décisions claires et nettes. Et, en même temps, le besoin de le réamarrer aux racines communautaires, en sachant que l'unique légitimation qu'une force politique peut avoir est justement celle d'interpréter l'âme d'un pays selon un mode actuel, non anachronique. A partir du moment où la politique n'incarne plus l'âme d'un pays, on n'a plus besoin de politique, il suffit d'avoir des administrateurs et des technocrates qui assureront sans heurts leurs condominium. Ensuite, il me paraît nécessaire que la politique conserve ce zeste de passion civile sans lequelle elle n'a plus raison d'être.
Q.: Que pensez-vous de la droite actuelle? Vous avez eu des mots très durs à son égard.
MV: Il faut tenir compte du fait que le niveau de ces personnages de la droite, tant d'un point de vue humain que d'un point de vue stratégique et politique, est plutôt bas. En Italie existe une droite profonde mais je crois que la droite majoritaire l'a supprimée; par ailleurs, il existe une culture de droite qui a ses lettres de noblesse et qui s'est enraciné dans la paysage culturel italien. Au milieu de tout cela, nous avons des sujets politiques qui n'ont pas la moindre attention de les écouter. Je pense qu'aujourd'hui cette force de droitesans profil, sans profondeur ni culture, entre dans une phase de pure jactance où communient et la gauche et la droite, avant de participer sans vergogne aux structures du pouvoir. Elle mobilisent les foules sur les places publiques pour des motifs dépourvus de toute noblesse.
Q.: Existe-t-il une véritable culture de droite actuellement? Vous avez opéré des distinctions très nettes entre la droite politique et la droite culturelle.
MV: Je pense que la culture de droite existe surtout au niveau des racines; il existe en effet un grand patrimoine culturel de droite mais qui baigne dans l'indifférence la plus totale, auquel la caste politique manifeste de l'hostilité. Un patrimoine qui n'est finalement que peu de chose. Mais pourquoi? Il en subsiste peu de chose à l'état actif car la droite a subi l'hégémonie culturelle de la gauche, soit un pouvoir culturel qui exerçait la contrainte contre tous ceux qui osaient penser différemment. Face à cette terreur, elle a dû pratiquer le mimétisme ou se doter d'un corpus culturel complètement éloigné de la politique, où ses protagonistes vivaient mal leur frustration d'être marginalisés. Mais il faut dire aussi que la droite politique est incapable de penser une politique culturelle; en disant cela, je pense à ce que le communisme de Togliatti a été capable de faire à gauche; les droites qui ont essayé d'imiter cette stratégie payante, en fondant des maisons d'édition, des centres culturels, des revues et des journaux, ne sont pas arrivées à la cheville de leur modèle communiste. Je connais bien l'histoire des revues de droite: c'est une histoire perpétuelle d'homicides et de suicides culturels, causés par ceux qui ne toléraient pas les expressions non aliénées dans le monde de la droite.
(propos recueillis par Matteo Bua et Nino Reina; ex Parolibera, n°3/95; traduction française: Robert Steuckers).
00:20 Publié dans Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : entretiens, démocratie, politologie, sciences politiques, italie, politique | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mercredi, 13 août 2008
Intervista a Julius Evola (La Nation européenne, 1967)
Fonte: La Nation Européenne, 15 marzo 1967 |
Un pessimismo giustificato? Intervista a Julius Evola di Franco Rosati Lei crede che esista un rapporto tra la filosofia e la politica? Una filosofia può influire su un'impresa di ricostruzione politica nazionale o europea? Io non credo che una filosofia intesa in senso strettamente teorico possa influire sulla politica. Perché eserciti un'influenza, bisogna che essa si incarni in un'ideologia o in una concezione del mondo. E' quanto è avvenuto, per esempio, con l'illuminismo, col materialismo dialettico marxista e con certe concezioni filosofiche che erano incorporate nella concezione del mondo del nazionalsocialismo tedesco. In generale, l'epoca dei grandi sistemi filosofici è terminata; non esistono più che filosofie bastarde e mediocri. A una delle mie opere passate, del mio periodo filosofico, io avevo posto in esergo queste parole di Jules Lachelier: "La filosofia (moderna) è una riflessione che ha finito per riconoscere la propria impotenza e la necessità di un'azione che parta dall'interno" (nota 1). Il dominio proprio di un'azione di questo tipo ha un carattere metafilosofico. Di qui, la transizione che si osserva nei miei libri, i quali non parlano di "filosofia", ma di "metafisica", di visione del mondo e di dottrine tradizionali. Lei pensa che morale ed etica siano sinonimi e che debbano avere un fondamento filosofico? E' possibile stabilire una distinzione, se per "morale" si intende propriamente il costume e per "etica" una disciplina filosofica (quella che viene chiamata la "filosofia morale"). A mio parere, qualunque etica o qualunque morale voglia avere un fondamento filosofico di carattere assoluto, è illusoria. Senza riferimento a qualcosa di trascendente, la morale non può avere che una portata relativa, contingente, "sociale" e non può resistere ad una critica dell'individualismo, dell'esistenzialismo o del nichilismo. Lo ho dimostrato nel mio libro Cavalcare la tigre, nel capitolo intitolato Nel mondo dove Dio è morto. In questo capitolo ho anche affrontato la problematica posta da Nietzsche e dall'esistenzialismo. Lei crede che l'influenza del Cristianesimo sia stata positiva per la civiltà europea? Non pensa che l'aver adottato una religione d'origine semitica abbia snaturato certi valori europei tradizionali? Parlando di Cristianesimo, ho spesso usato l'espressione "la religione che è venuta a prevalere in Occidente". Infatti il più grande miracolo del Cristianesimo è di essere riuscito ad affermarsi tra i popoli europei, anche tenendo conto della decadenza in cui erano piombate numerose tradizioni di questi popoli. Tuttavia non bisogna dimenticare i casi in cui la cristianizzazione dell'Occidente è stata soltanto esteriore. Inoltre, se il Cristianesimo ha, senza alcun dubbio, alterato certi valori europei, vi sono anche dei casi in cui questi valori sono risorti dal Cristianesimo rettificandolo e modificandolo. Altrimenti il cattolicesimo sarebbe inconcepibile nei suoi diversi aspetti "romani"; allo stesso modo sarebbe inconcepibile una parte della civiltà medioevale con fenomeni quali l'apparizione dei grandi ordini cavallereschi, del tomismo, una certa mistica di alto rango (per esempio Meister Eckhart), lo spirito della Crociata ecc. Lei pensa che il conflitto tra guelfi e ghibellini nel corso della storia europea sia qualcosa di più che non un semplice episodio politico e costituisca un conflitto tra due diversi tipi di spiritualità? Ritiene possibile una recrudescenza del "ghibellinismo"? L'idea che alle origini della lotta tra l'Impero e la Chiesa non vi sia stata soltanto una rivalità politica, ma che questa lotta traducesse l'antinomia di due diversi tipi di spiritualità, questa idea costituisce il tema centrale del mio libro Il mistero del Graal e la tradizione ghibellina dell'Impero. Questo libro è stato edito in tedesco e uscirà presto anche in francese. In fondo, il "ghibellinismo" attribuiva all'autorità imperiale un fondamento di carattere soprannaturale e trascendente quanto quello che la Chiesa pretendeva di essere la sola a possedere (Dante stesso difende in parte la medesima tesi). Così certi teologi ghibellini poterono parlare di "religione regale" e, in particolare, attribuire un carattere sacro ai discendenti degli Hohenstaufen. Beninteso, l'Impero cristallizzava un tipo di spiritualità che non poteva essere identificato con la spiritualità cristiana. Ma se questi sono i dati del conflitto guelfi-ghibellini, è chiaro, allora, che una resurrezione del "ghibellinismo" alla nostra epoca e molto problematica. Dove trovare, infatti, i "riferimenti superiori" per opporsi alla Chiesa, se ciò non avviene in nome di uno Stato laico, secolarizzato, "democratico" o "sociale", sprovvisto di ogni concezione dell'autorità proveniente dall'alto? Già il "Los von Rom" e il "Kulturkampf" del tempo di Bismarck avevano soltanto un carattere politico, per non parlare delle aberrazioni e del dilettantismo di un certo neopaganesimo. Nel suo libro Il Cammino del Cinabro, dove è esposta la genesi delle sue opere, lei ammette che il principale difensore contemporaneo della concezione tradizionale, René Guénon, ha esercitato una certa influenza su di lei, al punto che la hanno definita "il Guénon italiano". Esiste una corrispondenza perfetta tra il suo pensiero e quello di Guénon? E non crede, a proposito di Guénon, che certi ambienti sopravvalutino la filosofia orientale? Il mio orientamento non differisce da quello di Guénon per quanto concerne il valore da attribuire al Mondo della Tradizione. Per Mondo della Tradizione bisogna intendere una civiltà organica e gerarchica in cui tutte le attività sono orientate dall'alto e verso l'alto e sono improntate a valori che non sono semplicemente valori umani. Come Guénon, io ho scritto diverse opere sulla sapienza tradizionale, studiandone direttamente le fonti. La prima parte della mia opera principale Rivolta contro il mondo moderno è appunto una "Morfologia del Mondo della Tradizione". Vi è anche corrispondenza tra Guénon e me per quanto concerne la critica radicale del mondo moderno. Su questo punto vi sono tuttavia delle divergenze minori tra lui e me. Data la sua "equazione personale", nella spiritualità tradizionale Guénon ha assegnato alla "conoscenza" e alla "contemplazione" il primato sull'azione; egli ha subordinato la regalità al sacerdozio. Io, invece, mi sono sforzato di presentare e di valorizzare l'eredità tradizionale dal punto di vista di una spiritualità da "casta guerriera" e di mostrare le possibilità parimenti offerte dalla "via dell'azione". Una conseguenza di questi punti di vista differenti è che, se Guénon assume come base per una eventuale ricostruzione tradizionale dell'Europa una élite intellectuelle, io, per quanto mi concerne, sono piuttosto incline a parlare di un ordine. Divergono anche i giudizi che Guénon ed io diamo del Cattolicesimo e della Massoneria. Credo tuttavia che la formula di Guénon non si situi nella linea dell'uomo occidentale, il quale è malgrado tutto, per sua natura, orientato specialmente verso l'azione. Non si può qui parlare di "filosofia orientale"; si tratta piuttosto di modalità di pensiero orientali facenti parte di un sapere tradizionale che, anche in Oriente, si è conservato più integro e più puro ed ha preso il posto della religione, ma era parimenti diffuso nell'Occidente premoderno. Se queste modalità di pensiero valorizzano ciò che ha un contenuto universale metafisico, non si può dire che vengano sopravvalutate. Quando si tratta di concezione del mondo, bisogna guardarsi dalle semplificazioni superficiali. L'Oriente non comprende solo l'India del Vêdanta, della dottrina della Mâyâ e della contemplazione distaccata dal mondo; esso comprende anche l'India che, con la Bhagavad Gîtâ, ha dato una giustificazione sacrale alla guerra e al dovere del guerriero; comprende anche la concezione dualista e combattiva della Persia antica, la concezione imperiale cosmocratica dell'antica Cina, la civiltà giapponese, la quale è così lontana dall'essere unicamente contemplativa e introversa, che in Giappone una frazione esoterica del buddhismo ha potuto dar nascita alla "filosofia dei Samurai" ecc. Sfortunatamente, ciò che caratterizza il mondo europeo moderno non è l'azione, ma la sua contraffazione, vale a dire un attivismo privo di fondamento, che si limita al dominio delle realizzazioni puramente materiali. "Si sono distaccati dal cielo col pretesto di conquistare la terra", fino a non sapere più che cosa sia veramente l'azione. Il suo giudizio sulla scienza e sulla tecnica sembra, nella sua opera, negativo. Quali sono le ragioni della sua posizione? Non crede che le conquiste materiali e l'eliminazione della fame e della miseria permetteranno di affrontare con più energia i problemi spirituali? Per quanto riguarda il secondo punto da lei sollevato, dirò che, come esiste uno stato di abbrutimento dovuto alla miseria, così esiste uno stato di abbrutimento dovuto al benessere e alla prosperità. Le "società del benessere", nelle quali non si può più parlare di fame e di miseria, sono lungi dall'ingenerare un aumento della vera spiritualità; anzi, vi si constata una forma violenta e distruttiva di rivolta delle nuove generazioni contro il sistema nel suo insieme e contro un'esistenza sprovvista di ogni significato (USA-Inghilterra-Scandinavia). Il problema consiste piuttosto nel fissare un giusto limite, frenando la frenesia di un'economia capitalista creatrice di bisogni artificiali e liberando l'individuo dalla sua crescente dipendenza dall'ingranaggio sociale e produttivo. Bisognerebbe stabilire un equilibrio. Fino a poco tempo fa, il Giappone aveva dato l'esempio di un equilibrio di questo tipo; si era modernizzato e non si era lasciato distanziare dall'Occidente nei domini scientifico e tecnico, pur salvaguardando le sue tradizioni specifiche. Ma oggi la situazione è ben diversa. C'è un altro punto fondamentale da sottolineare: è difficile adottare la scienza e la tecnica circoscrivendole entro i limiti di mezzi materiali e di strumenti di una civiltà, vale a dire mantenendo, nei lori riguardi, una certa distanza; al contrario, è praticamente inevitabile che ci si impregni della concezione del mondo su cui si basa la moderna scienza profana, concezione che viene praticamente inculcata nei nostri spiriti dai metodi di istruzione abituali e che ha, sul piano spirituale, un effetto distruttivo. Il concetto stesso della vera conoscenza viene così ad essere totalmente falsato. Si è anche parlato del suo "razzismo spirituale". Qual è il significato esatto di questa espressione? Nella mia fase precedente, ho pensato bene di formulare una dottrina della razza che avrebbe impedito al razzismo tedesco e italiano di andare a finire in una sorta di "materialismo biologico". Il mio punto di partenza è stato la concezione dell'uomo come essere costituito di corpo, di anima e di spirito, con il primato della parte spirituale sulla parte corporea. Il problema della razza doveva dunque porsi per ciascuno di questi tre elementi. Di qui la possibilità di parlare di una razza dello spirito e dell'anima, oltre alla razza biologica. L'opportunità di questa formulazione risiede nel fatto che una razza può degenerare, anche restando biologicamente pura, se la parte interiore e spirituale è morta, diminuita o obnubilata, se ha perso la propria forza (come presso certi tipi nordici attuali). Inoltre gl'incroci, di cui oggi pochissime stirpi sono esenti, possono avere come conseguenza che ad un corpo di una data razza siano legati, in un individuo, il carattere e l'orientamento spirituale propri di un'altra razza, donde una più complessa concezione del meticciato. La "razza interiore" si manifesta attraverso il modo d'essere, attraverso un comportamento specifico, attraverso il carattere, per non parlare della maniera di concepire la realtà spirituale (i diversi tipi di religioni, di etiche, di visioni del mondo ecc. possono esprimere "razze interiori" ben distinte). Questo punto di vista consente di superare molte concezioni unilaterali e di allargare il campo delle ricerche. Per esempio, il giudaismo si definisce soprattutto nei termini di una "razza dell'anima" (di una condotta) unica, osservabile in individui che, dal punto di vista della razza del corpo, sono assai diversi. D'altra parte, per dirsi "ariani" nel senso completo della parola non è necessario non avere la minima goccia di sangue ebraico o di una razza di colore; bisognerebbe innanzitutto esaminare qual è la vera "razza interiore", ossia l'insieme di qualità che in origine corrispondevano all'ideale dell'uomo ario. Ho avuto occasione di dichiarare che, ai giorni nostri, non si dovrebbe insistere troppo sul problema ebraico; infatti, le qualità che dominavano e dominano oggi in diversi tipi di ebrei sono evidentissime in tipi "ariani", senza che per questi ultimi si possa invocare come attenuante la minima circostanza ereditaria. Nella storia d'Europa, vi sono stati diversi tentativi di formare un "Impero europeo": Carlo Magno, Federico I e Federico II, Carlo V, Napoleone, Hitler, ma nessuno è riuscito a rifare, in maniera stabile, l'Impero di Roma. Quali sono state, secondo lei, le cause di questi fallimenti? Pensa che oggi la costruzione di un Impero europeo sia possibile? Se no, quali sono le ragioni del suo pessimismo? Per rispondere, sia pure in maniera sommaria, a questa domanda, bisognerebbe poter disporre di uno spazio ben più grande che non quello di un'intervista. Mi limiterò a dire che gli ostacoli principali, nel caso del Sacro Romano Impero, sono stati l'opposizione della Chiesa, gl'inizi della rivolta del Terzo Stato (come nel caso dei Comuni), la nascita di Stati nazionali centralizzati che non ammettevano alcuna autorità superiore e, infine, la politica non imperiale ma imperialista della dinastia francese. Io non attribuirei, al tentativo di Napoleone, un vero carattere imperiale. Malgrado tutto, Napoleone è stato l'esportatore delle idee della Rivoluzione Francese, idee che sono state utilizzate contro l'Europa dinastica e tradizionale. Per quanto riguarda Hitler, bisognerebbe fare delle riserve nella misura in cui la sua concezione dell'Impero era fondata sul mito del Popolo (Volk = Popolo-razza), concezione che rivestiva un aspetto di collettivizzazione e di esclusivismo nazionalista (etnocentrismo). Fu solo nell'ultimo periodo del Terzo Reich che le vedute si allargarono, da una parte grazie all'idea di un Ordine, difesa da certi ambienti della SS, dall'altra grazie all'unità internazionale delle divisioni europee di volontari che si battevano sul fronte dell'Est. Per contro, non bisognerebbe dimenticare il principio di un Ordine europeo che è esistito con la Santa Alleanza (il cui declino fu imputabile in gran parte all'Inghilterra) e anche con il progetto chiamato Drei Kaiserbund, al tempo di Bismarck: la linea difensiva dei tre imperatori che avrebbe dovuto inglobare anche l'Italia (con la Triplice Alleanza) e il Vaticano e opporsi alle manovre antieuropee dell'Inghilterra e della stessa America. Un "Reich Europa", non una "Nazione Europa", sarebbe l'unica formula accettabile dal punto di vista tradizionale per la realizzazione di una unificazione autentica ed organica dell'Europa. Quanto alla possibilità di realizzare l'unità europea in questo modo, non posso non essere pessimista per le stesse ragioni che mi hanno indotto a dire che oggi c'è poco spazio per una rinascita del "ghibellinismo": non c'è un punto di riferimento superiore, non c'è un fondamento per dare saldezza e legittimità a un principio d'autorità sopranazionale. Non si può infatti trascurare questo punto fondamentale e accontentarsi di fare appello alla "solidarietà attiva" degli Europei contro le potenze antieuropee, passando sopra ad ogni divergenza ideologica. Anche quando si giungesse, con questo metodo pragmatico, a fare dell'Europa una unità, ci sarebbe sempre il pericolo di veder nascere, in questa Europa, nuove contraddizioni disgregatrici, in particolare per quanto concerne le divergenze ideologiche e per effetto della mancanza di un principio, posto come primordiale, di un'autorità superiore. "Comunità di destino" ha valore solo come parola d'ordine di carattere pratico. Oggi è difficile parlare di "comune cultura europea": la cultura moderna non conosce frontiere; l'Europa importa ed esporta "beni culturali"; non solo nel dominio della cultura, ma anche nel dominio del gusto, nel modo di vivere, si manifesta sempre più un livellamento generale che, coniugato con il livellamento prodotto dalla scienza e dalla tecnica, fornisce argomenti non a coloro che vogliono un'Europa unitaria, ma piuttosto a coloro che vorrebbero edificare uno Stato mondiale. Di nuovo, ci scontriamo con l'ostacolo costituito dall'inesistenza di una vera idea superiore differenziatrice, che dovrebbe essere il nucleo dell'Impero europeo. Al di là di tutto, il clima generale è sfavorevole: lo stato spirituale di devozione, di eroismo, di fedeltà, di onore nell'unità, che dovrebbe servire da cemento al sistema organico di un Ordine europeo imperiale è oggi, per così dire, inesistente. Il primo compito da eseguire dovrebbe essere una purificazione sistematica degli spiriti, antidemocratica e antimarxista, nelle nazioni europee. In seguito, bisognerebbe potere scuotere le grandi masse dei nostri popoli con mezzi diversi, sia facendo appello agli interessi materiali, sia con un'azione a carattere demagogico e fanatico che, necessariamente, solleciterebbe lo strato subpersonale e irrazionale dell'uomo. Questi mezzi implicherebbero fatalmente certi rischi. Ma tutti questi problemi non possono essere tratti in poche parole; d'altronde, ho avuto modo di parlarne in uno dei miei libri, Gli uomini e le rovine. Note 1. Per una svista, Evola attribuisce a Jules Lachelier la frase di Lagneau che egli aveva preposta a mo' di epigrafe al primo dei suoi Saggi sull'Idealismo Magico (Atanòr, Todi-Roma 1925): "La philosophie, c'est la réflexion aboutissant à reconnaître sa propre insuffisance et la nécessité d'une action absolue partant du dedans" (J. Lagneau, Rev. de Mét. et de Mor., mars 1898, p. 127). L'intervista che traduciamo qui di seguito apparve originariamente in francese, sui nn. 13 (15 dicembre 1966 - 15 gennaio 1967) e 14 (15 febbraio - 15 marzo 1967) del mensile "La Nation Européenne" (Parigi). Il periodico, diretto da Gérard Bordes, aveva come "conseiller politique" Jean Thiriart, che l'aveva fondato tra il 1965 e il 1966, e contava su una rete paneuropea di collaboratori. L'intervista, realizzata da Franco Rosati, era accompagnata da una foto e da una bibliografia francese della produzione evoliana ed era preceduta da una breve presentazione in cui, nonostante Evola venisse definito "uno dei più grandi pensatori europei (...) un caposcuola, un maestro", si prendevano le distanze nei confronti della sua "sfiducia verso l'avvenire unitario dell'Europa". Al testo dell'intervista seguiva, sul n. 14, una nota redazionale che esprimeva in termini chiarissimi la divergenza esistente fra il tradizionalismo di Evola e il pragmatismo di Thiriart. Infatti vi si leggeva tra l'altro: "La 'Tradizione', certo, è rispettabile. Vogliamo anzi ammettere che noi attingiamo da essa un certo modo di vedere il mondo e un certo metodo di azione. Ma non possiamo accettare di fare di questa 'Tradizione' un nuovo 'senso della storia' e ancor meno una Bibbia in cui è racchiuso tutto. Per noi, la verità si costruisce ogni giorno attraverso metodi e vie diverse. (...) La verità non è posta fin da principio come un faro che rischiara la via. Noi pensiamo piuttosto che, alla fine, la lenta e difficile scoperta della verità nasca, il più delle volte, dall'azione e grazie all'azione". Claudio Mutti |
00:05 Publié dans Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : entretiens, italie, europe, julius evola, traditions, philosophie | | del.icio.us | | Digg | Facebook
jeudi, 26 juin 2008
Entretien avec Jean Dutourd
Entretien avec Jean Dutourd,
Membre de l'Académie française
Membre de l'Académie française, Officier de la Légion d'honneur, Commandeur de l'ordre national du mérite, Officier des Arts et Lettres, Jean Dutourd est redouté pour ses propos anticonformistes, et, généralement, admiré pour sa liberté de ton. Il a bien voulu nous accorder un entretien dans lequel il se livre en partie, cela à l'occasion de la parution de ses mémoires.
Q.: Aujourd'hui, quelle est la situation de la culture française ?
JD: Comme toujours en péril. Un peu moins qu'il y a cent ans, quand même.
Q.: Quels sont les principaux périls que rencontre notre culture ?
JD: Les mêmes que rencontre toute culture: la paresse intellectuelle, laquelle marche du même pas que l'indifférence pour la patrie.
Q.: Et l'américanisation, dans tout cela ?
JD: L'Europe se renie depuis trente ou quarante ans. On a le sentiment que toute son ambition est de devenir une colonie américaine, avec ce que cela signifie de docilité politique, d'adoration idiote, de mimétisme. Le comble du chic en Europe est de copier servilement la métropole, c'est-à-dire New York. Lorsque la France cessera de se conduire comme une colonie, jusqu'à parler petit-nègre, elle redeviendra ce qu'elle était naguère.
Q.: C'est-à-dire ?
JD: Le contraire de ce qu'elle est aujourd'hui. Qu'elle rêve d'imaginer qu'elle sera de nouveau gaie et insouciante, comme en 1860 ou 1913!
Q.: Avec l'Europe que l'on nous prépare, pensez-vous que la France puisse disparaître ?
JD: Je crois que la France a été, au cours de son histoire exposée à des périls ou des tentations pires. Ce n'est pas "croire au miracle" que de croire à la persévérance du génie français, lequel, en mille ans, a démontré plusieurs fois qu'il était insubmersible.
Q.: Avez-vous l'impression que les Français veulent le rester ?
JD: Pour le moment, non, mais, il faut se garder de confondre la France et les Français. Ceux-ci sont une peuplade changeante, tantôt sublime, tantôt abjecte... La France est une œuvre d'art dont l'accomplissement a pris mille ans. Les Français changent de génération en génération, mais Notre-Dame ne bouge pas, ni le Louvre, ni même la Tour Eiffel.
Q.: On a pourtant l'impression que certains politiques veulent que la France disparaisse au sein de l'Europe...
JD: On a surtout l'impression que les hommes politiques sont épouvantés par l'idée de prendre des responsabilités, de s'engager dans des voies irréversibles, de regarder le destin en face, et, lorsqu'il le faut, s'opposer a lui. L'Europe est un excellent alibi pour ces gens-là. Elle leur donne le pouvoir sans les obligations du pouvoir. Comme disait Péguy des politiciens de son temps :"lls ne veulent pas se salir les mains, mais ils n'ont pas de mains".
Q.: A quand remonte le fait que nos dirigeants politiques refusent les responsabilités, qui pourtant leur incombent ?
JD: Je crois que cela remonte à l'entre-deux guerres? La France était fatiguée de la guerre de 14 —et il y avait lieu de l'être. Elle en était sortie exsangue. A ce moment-là nos politiques ont étés atteints d'une espèce de crise de volonté. Toutefois, à cette époque, les vieilles armatures existaient encore et on ne voyait pas les âmes nues (ou le manque d'âmes). Tout s'est effondré en 1940.
Q.: Pensez-vous que les imbéciles soient nuisibles ?
JD: La terre est peuplée d'une infinité d'imbéciles, lesquels choisissent dans leur sein quelques-uns d'entre eux pour les conduire, ce qui explique la plupart des tragédies ou "drames nationaux" dont l'histoire des démocraties est jalonnée. Au principe de ces drames, on trouve à peu près infailliblement la bêtise, c'est-à-dire les vues courtes des dirigeants, leur absence d'imagination et de prévoyance, leur défaut d'audace allant jusqu'à la pusillanimité, leurs chimères puériles, toute chose qui ne déplaise pas au peuple souverain...
Q.: C'est plutôt tragique, ce que vous nous dites là...
JD: Lorsque la tragédie s'abat sur la nation, elle n'apporte pas avec elle que de la désolation et des souffrances, mais aussi une espèce de contentement mystérieux. La tragédie est la justification de la bêtise, sa sublimation; elle la sanctifie, elle la transforme en légende...
Q.: Etes-vous d'accord avec Maurras, lorsqu'il affirme que "vivre, c'est réagir" ?
JD: Bien sûr, mais cette pensée n'est pas une des plus originales de Maurras...
Q.: Vous gardez donc espoir ?
JD: Forcément, je ne peux pas faire autrement, je suis homme de lettres. Alors, j'ai besoin qu'il existe toujours des Français afin qu'on lise mes livres après que je sois mort.
Q.: N'avez-vous pas l'impression que votre discours soit "ringard" ?
JD: Léautaud avait une phrase magnifique, que je me suis empressé d'adopter dès que je l'ai découverte: "On dit que je suis un homme d'un autre âge, tant mieux, c'est plus chic". Dans la France actuelle, qui mange du pain industriel et du poulet à la dioxine, qui baragouine un sabir vaguement américain, qui ne connaît plus rien de son passé et de ses grands écrivains, qui est pleine de voleurs et d'assassins, je crois qu'il est essentiel d'être ringard, attardé, vieille lune, bref, disciple de Mallarmé et de Flaubert.
Q.: Quel est le message que vous souhaitez donner aux jeunes ?
JD: J'attendrai qu'ils aient un peu vieilli et lu quelques bouquins avant de le leur transmettre.
Q.: Vous étes toujours monarchiste ?
JD: Plus que jamais. C'est le seul régime commode que les hommes aient jamais trouvé.
(propos recueillis par © Xavier Cheneseau).
L'invité en quelques dates:
1944-1947 - Il est administrateur adjoint de Libération.
1947-1950 - Jean Dutourd est directeur de deux programmes de la BBC à Londres.
1957-1959 - Il est Président du syndicat des écrivains français.
1950-1966 - Il est conseiller littéraire aux Editions Gallimard.
1963-1970 - Jean Dutourd est critique dramatique de France-soir.
1978 - Jean Dutourd est élu à l'Académie française.
L'invité en quelques livres:
1946 - Le complexe de César (Prix Stendhal)
1948 - Le déjeuner du Lundi
1949 - L'Arbre, Une tête de chien (Prix Courteline)
1950 - Le petit Don Juan
1952 - Au bon beurre (Prix Interallié)
1955 - Doucin
1956 - Les taxis de la Marne
1958 - Le fond et la forme
1959 - Les dupes, L'Ame sensible
1961 - Le fond et la forme (tome II), Rivarol
1963 - Les horreurs de l'amour
1964 - Le demi-Solde, La fin des peaux-rouges
1965 - Le fond et la forme (tome lll)
1967 - Pluche ou l'Amour de l'art, Petit journal
1971 - Le paradoxe du critique, Le crépuscule des loups
1972 - Le printemps de la vie
1973 - Carnet d'un émigré
1975 - 2024
1977 - Cinq ans chez les sauvages
1977 - Mascareigne
1978 - Les matinées de Chaillot
1978 - Les choses comme elles sont
1980 - Le bonheur et autres idées, Mémoire de Mary Watson
1982 - De la France considérée comme une maladie
1983 - Henri ou l'éducation nationale
1983 - Le socialisme à tête de linotte
1984 - Le septennat des vaches maigres
1985 - La gauche la plus bête du monde
1986 - Contre les dégoûts de la vie, Le spectre de la rose
1987 - Le séminaire de Bordeaux
1989 - Ça bouge dans le prêt à porter
1990 - Conversation avec le Général, Les Pensées, Loin d'Edimbourg
1991 - Portraits de femmes
1992 - Vers de circonstance
1993 - L'assassin
1996 - Le feld-maréchal von Bonaparte
1999 - Que vive le Peuple Serbe (ouvrage collectif)00:05 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lettres, entretiens, académie française, france | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mercredi, 18 juin 2008
J. Parvulsco parle à "Synthesis"
Entretien avec Jean Parvulesco pour Synthesis, journal du “Cercle de la Rose Noire” (Angleterre)
Propos recueillis par Troy Southgate
Voudriez-vous bien parler à nos lecteurs de votre vie en Roumanie et leur expliquer pourquoi vous avez été contraint de quitter votre patrie?
A 70 ans passés, j'ai vécu au moins trois ou quatre vies entières, à la fois différentes et séparées, et que ne relient ensemble qu'une sorte d'auto-transmigration obscure, très obscure. Je n'ai plus aucun souvenir vivant de la Roumanie, c'est pour moi des temps infiniment lointains, comme s'il s'agissait de je ne sais quel XVIIIe siècle à la cour des Habsbourg, dans Vienne sous la neige. L'effort de la marche arrière m'est trop pénible, trop difficile, je n'y pense plus jamais. Mes plus proches souvenirs actuels, mais qui, eux aussi, se font déjà brumeux, sont ceux des temps de l'OAS dans Madrid ensoleillé par les certitudes agissantes du régime politico-militaire franquiste au sommet de son pouvoir. Avant, c'est brusquement la nuit noire, la vie de quelqu'un d'autre que moi, une sorte de théâtre d'ombres aux représentations illégales, effacées, oniriques. Vous m'en voyez donc bien désolé: ma réponse à la première de vos questions s'avère être en fait une non-réponse; poussée dans ses derniers retranchements, ma propre existence apparaît comme une non-réponse, ou plutôt comme une réponse dissimulée, comme une réponse codée. De par la situation qui est à présent la mienne, je suis tenu de me regarder moi-même comme à travers la grille secrète d'un codage en profondeur, agent confidentiel jusque par rapport à moi-même. Ce sont les temps qui l'exigent, ces temps de la subversion totale qui sont nôtres.
Vous avez connu Julius Evola personnellement. Que pensez-vous de son œuvre? Et que pensez-vous de l'homme Julius Evola?
Je m'étais en effet senti fort proche de Julius Evola. Et cela pour une raison fort précise: tout comme Miguel Serrano, Julius Evola ne s'était pas vu arrêter dans son devenir intérieur par la sombre défaite européenne de 1945. Tous les grands créateurs de culture européens —Ezra Pound, Knut Hamsun, Pierre Drieu la Rochelle, Louis-Ferdinand Céline, Raymond Abellio, Mircea Eliade, et tant d'autres— s'étaient retrouvés, à la fin de la dernière guerre mondiale, comme dépossédés d'eux-mêmes, mortellement blessés par l'effondrement apocalyptique de l'histoire européenne qu'il leur avait ainsi fallu connaître, et dont ils avaient intérieurement eu à éprouver le désastre irréversible. Ainsi que je viens de le dire, je n'ai connu, depuis, que seuls deux grands penseurs européens qui n'aient pas accepté cet effondrement et qui, au contraire, n'avaient fait que continuer, avec le même acharnement héroïque, le même combat en continuation, le même combat ininterrompu: Julius Evola et Miguel Serrano.
Julius Evola: un être à contre-courant
Il y aurait bien sûr une infinité de choses importantes à dire sur Julius Evola. Je me contenterai de vous faire part, ici, de son extraordinaire charisme aristocratique, patricien, de la dépersonnalisation initiatique parfaitement atteinte et maîtrisée de son propre être, qui n'était déjà plus rien d'autre qu'un concept d'action engagé dans le devenir providentiel de la "grande histoire" en marche, dont tous les efforts combattants tentaient, pourtant, d'en renverser le courant. Car Julius Evola était, en effet, un être à contre-courant, une négation ontologiquement active de l' actuel cours crépusculaire d'une histoire du monde devenue, finalement, en elle-même, une instance de la grande conspiration subversive du non-être au pouvoir. Je prétendrai donc qu'une certaine lumière émanait, supérieure, mais en même temps dissimulée de sa personne, et que le simple fait de fréquenter Julius Evola, de se trouver même indirectement sous son influence active, impliquait déjà un avancement spirituel significatif, majeur, voire secrètement transfigurant. Il était là, mais caché derrière sa propre présence refermée sur elle-même, hors d'atteinte.
Et je pense qu'il me sera également permis d'affirmer que la vision doctrinale personnelle et ultime, secrète, de Julius Evola, sa vision de ce monde et de l'action en ce monde, se trouvait polarisée sur les destinées suprahistoriques occultes de Rome, qu'il considérait, et cela jusque dans sa continuité historique actuelle —j'entends jusque dans son actuelle identité catholique— comme le véritable centre spirituel impérial, polaire —dans le visible et dans l'invisible— de l'actuel grand cycle historique finissant. Julius Evola ne s'était en effet jamais considéré lui-même que sous l'identité d'"agent secret", dans le siècle, de la Roma Aeterna.
Je pourrais aussi livrer bien de révélations décisives —voire étourdissantes, en fin de compte— à partir de mes propres souvenirs des longs entretiens confidentiels que j'avais eu avec Julius Evola, à Rome, chez lui, Corso Vittorio Emmanuele, l'été et l'automne de 1968. Mais je m'interdis de le faire dans la mesure où je n'ignore pas qu'un profond secret opératoire en recouvre encore le contenu, qu'il serait infiniment dangereux —et à présent bien plus que pour le passé— de porter abruptement à la lumière du jour. Car l'heure n'en est pas encore tout à fait venue pour cela.
La "centrale polaire" du Corso Vittorio Emmanuele
Je peux néanmoins vous signaler que dans mon roman Le gué des Louves, Paris 1995, pages 20-31, je m'étais quand même permis de faire certains aveux d'une extrême importance, d'une haute gravité spirituelle et philosophique —je devrais sans doute dire "philosophale", comme la "pierre philosophale"— sur certains événements de mon séjour romain auprès de Julius Evola, en 1968, et sur mes fréquentations confidentielles d'une "centrale polaire" occulte, ouverte toute la nuit, Corso Vittorio Emmanuele, presque en bas de chez Julius Evola, le Daponte Blu.
Les réverbérations encore souterrainement agissantes de la doctrine traditionnelle de Julius Evola, ainsi que son enseignement politico-révolutionnaire à contre-courant, tracent derrière lui un profond sillon ardent, un sillon d'incandescence vive auquel devraient s'abreuver ceux des nôtres qui portent cachée en eux une prédestination spéciale, qui ont accédé à la différence. Car Julius Evola avait lui-même en quelque sorte dépassé la condition humaine, il avait fait émerger en lui le surhomme qui reste à venir. Loin d'être un homme du passé, Julius Evola était un homme de l'avenir d'au-delà du plus lointain avenir. L'homme de la surhumanité solaire du Regnus Novissimum qu'avait entrevu Virgile.
L'un de vos premiers romans était La Miséricordieuse Couronne du Tantra. Pouvez-vous nous expliquer comment vous voyez le concept de Tantra?
La Miséricordieuse Couronne du Tantra n'était pas un roman, mais un recueil de poèmes initiatiquement opératoires. Le tantrisme —ce que l'on devrait appeler l'Aedificium Tantricum— est un ensemble doctrinal comptant une série d'étagements intérieurs de plus en plus occultes, de plus en plus prohibés, visant à porter l'être humain à sa libération —ou à sa délivrance— ultime par les moyens d'une certaine expérience personnelle intime du "mystère de l'amour", du mystère de l'Incendium Amoris.
Si la substance vivante du cosmos dans sa totalité ultime n'est constituée que du feu, que de l'embrasement amoureux se retournant indéfiniment sur lui-même et surcentré, polarisé sur la relation nuptiale abyssale régnant à l'intérieur de l'espace propre, de l'espace unitaire du Couple Divin, l'accélération intensificatrice, superactivante d'une certaine expérience amoureuse de limite, portée à ses états paroxystiques tout derniers, fait —peut faire— qu'une identification à la fois symbolique en même temps qu'ontologique avec le Couple Divin apparaisse —à la limite— possible, qui dépersonnalise, éveille et livre les pouvoirs suprahumains de celui-ci aux amants tantriquement engagés corps et âmes dans les voies dévastatrices de l'Incendium Amoris.
Or ce sont précisément les traces encore brûlantes d'une expérience de pénétration clandestine du mystère de l'Incendium Amoris que La Miséricordieuse Couronne du Tantra est appelé à livrer, à travers son témoignage chiffré. Car c'est bien de cela qu'il s'agit: La Miséricordieuse Couronne du Tantra, mon premier livre, portait déjà en lui, comme une annonciation chiffrée, les germes suractivés de ce qui, par la suite, allait devenir l'ensemble de mon œuvre et, dans ce sens-là, était un livre essentiellement prophétique —ou auto-prophétique— tout comme l'avait été, pour l'ensemble de l'œuvre de Raymond Abellio, son premier essai, Pour un nouveau prophétisme. Il y avait eu comme cela des mystérieuses structures d'accointance entre l'œuvre de Raymond Abellio et la mienne, dont les significations ultimes resteraient encore éventuellement à élucider.
Parlez-nous donc de votre ami Raymond Abellio, sur qui vous avez écrit une biographie, intitulée Le soleil rouge de Raymond Abellio…
Dans Le soleil rouge de Raymond Abellio, j'avais essayé de rassembler les conclusions essentielles d'une approche en raccourci de l'ensemble de son œuvre et de sa propre vie, car l'œuvre de Raymond Abellio et sa vie ne font qu'un: il avait voulu vivre sa vie comme une œuvre, et son œuvre comme sa vraie vie.
En prise directe sur la "grande histoire" en marche
Cependant, au contraire d'un Julius Evola, d'un Miguel Serrano, Raymond Abellio avait eu à subir, lui, de plein fouet la catastrophe de la destitution politico-historique de l'Europe vouée, en 1945, ainsi que le Général de Gaulle l'avait alors compris sur le moment même, à la double domination antagoniste des Etats-Unis et de l'URSS. Destitution dont, consciemment ou inconsciemment, Raymond Abellio avait porté en lui, jusqu'à la fin de sa vie, l'inguérissable brûlure dévorante, la stupéfaction secrète, irrémédiable. Et cela d'autant plus qu'il avait eu à connaître, pendant les années mêmes de la guerre l'expérience exaltante de l'action politico-révolutionnaire en prise directe sur la "grande histoire" en marche.
En effet, en tant que secrétaire général du "Mouvement Social Révolutionnaire" (MSR), Raymond Abellio se trouvait personnellement à l'origine de la première tentative de mise en chantier —en pleine guerre— du grand projet continental européen de l'axe politico-stratégique Paris-Berlin-Moscou, qui, à l'heure actuelle, plus de cinquante ans après, redevient de la plus extrême actualité en tant que première étape du prochain avènement de l'"Empire Eurasiatique de la Fin" dont on sait que, suivant le "grand dessein" européen en cours, il va devoir procéder à l'intégration finale de l'Europe de l'Ouest et de l'Est, de la Russie et de la Grande Sibérie, du Tibet, de l'Inde et du Japon. Une même histoire profonde, un même destin supratemporel, une même civilisation et un même ethos nordique, un même sang et un même souffle de vie originelle, antérieure, archaïque en train de revenir à son centre polaire de départ.
Lui-même détaché, après 1945, de la marche de l'histoire mondiale, l'œuvre philosophique et littéraire de Raymond Abellio tend précisément au dépassement de l'histoire en cours, qu'elle transcende par une prise de conscience supérieure de soi-même, extatique, la "conscience de la conscience" dira-t-il. Prise de conscience libératrice et qui, de par cela même, livrera en retour les clefs opératives d'une puissance absolue exercée sur la marche de l'histoire, la puissance opérative de la "conscience occidentale de la fin parvenue à l'occident de la conscience" devenant ainsi l'arme métastratégique suprême, l'arme de la "domination finale du monde". Ainsi l'"homme nouveau" de la révolution européenne grand-continentale, de la nouvelle Totale Weltrevolution actuellement en cours d'affirmation clandestine, sera-t-il l'homme du "soi libéré", instruit par Raymond Abellio, car c'est l'homme libéré de l'histoire qui fera l'"histoire d'après la fin de l'histoire". La conscience ainsi exhaussée au-dessus d'elle-même, dédoublée, parviendra donc à intervenir directement dans l'histoire.
Ainsi, de toutes les façons, Raymond Abellio sera-t-il donc présent au rendez-vous, sur la "ligne de passage" du grand cycle finissant et du grand cycle du renouveau.
Je voudrais que vous nous parliez de votre roman, L'étoile de l'Empire invisible, et du combat apocalyptique qui a lieu entre les forces du "Verseau" et celles de l'"Atlantis Magna"…
Je peux dire qu'à la parution de mon roman L'étoile de l'Empire Invisible, j'avais eu beaucoup de chance. Normalement, j'aurais dû avoir les pires ennuis, je pense même que j'avais bien risqué d'y laisser ma peau, et déjà à ce moment-là je le sentais. Etais-je confidentiellement protégé, je n'en sais toujours rien. Mais il faudrait le croire. En effet, ce qui dans L'étoile de l'Empire Invisible se dissimulait sous la double dénomination chiffrée de la conspiration du "Verseau" et de la contre-conspiration de l'"Atlantis Magna" n'était en réalité que la confrontatio, faisant s'opposer alors, au plus haut niveau suprahistorique, pour la domination finale de la plus Grande Europe et des espaces d'influence de celle-ci, la conspiration mondialiste de la "Superpuissance Planétaire des Etats-Unis" et la contre-conspiration du Pôle Carolingien franco-allemand s'appuyant secrètement sur l'URSS. Les fort dangereuses révélations, à peine codées, qui s'y trouvaient faites à ce sujet dans L'étoile de l'Empire Invisible eussent largement pu justifier le coup en retour de représailles extrêmes contre l'auteur de ce roman, révélations dont celui-ci portait l'entière responsabilité.
Seul un petit nombre connaissait le dernier mot
J'avais estimé, quant à moi, qu'à travers un roman de l'importance de L'étoile de l'Empire Invisible, une prise de conscience en profondeur devait marquer, pour les plus avancés des nôtres, le tournant historique —et suprahistorique— suprêmement décisif de la conjoncture du moment, où la confrontation de deux mondes irréductiblement antagonistes s'apprêtait à trouver sa conclusion, qui s'avérera comme totalement imprévue. Car c'est bien ce qui en vint alors à se faire, avec l'auto-dissolution politique de l'URSS, événement infiniment mystérieux, où des puissances abyssales étaient occultement intervenues dans le jeu, d'une manière tout à fait providentielle, et dont seul un petit nombre connaissait le dernier mot.
Aussi l'ossature fondationnelle de L'étoile de l'Empire Invisible —la dialectique de sa démarche intérieure— correspond-elle entièrement à la réalité effective des situations qui s'y trouvent décrites, à la réalité des personnages en action, des tensions, des conflits et des passions, des secrets à l'œuvre et des dessous conspirationnels et amoureux, de la réalité précise des lieux et jusqu'à l'identité même —jusqu'aux noms propres, parfois— de certains personnages que j'ai tenu à utiliser sans ne rien y changer. Une mince part de fiction y fera fonction de liant, ou servira à des dissimulations nécessaires. Cette exhibition de la réalité des choses dans le corps littéraire d'un roman représentera, au moment de la parution de ce livre, un pari des plus risqués, une assez dangereuse option de provocation à froid, dont on ne comprenait pas la raison. Mais trente ans sont passés depuis que ces événements étaient censés avoir eu lieu: bien de choses se sont effacées depuis, les tensions à ce moment-là paroxystiques ne signifient à présent plus rien, ou presque plus rien. Le temps a totalement dévore la chair vivante des choses, desséché les souffles.
Imposer à la réalité un statut de rêve
Aujourd'hui, la réalité de toutes ces choses là a fini par devenir une fiction, tout comme, au moment de la parution de ce livre, c'est la fiction qui était en train de devenir réalité. Or c'est précisément ce double échange entre réalité et fiction, entre fiction et réalité que j'avais voulu organiser: m'introduire moi-même dans la réalité à travers le roman. Ayant imposé à la réalité un statut de rêve, j'avais fait que le rêve lui-même devienne réalité.
Et je viens ainsi de répondre à votre sixième question:
«Serait-il correct de dire que ce roman contient un élément de réalité?» Votre septième question est la suivante:Pensez-vous que ce livre puisse être comparé à d'autres romans conspirationnels comme celui de Robert Shea et de Robert Anton Wilson, Illuminatus Trilogy, ou celui d'Umberto Eco, Le pendule de Foucault?
Non, je suis infiniment désolé, mais je ne connais pas le livre de Robert Shea et Robert Anton Wilson, Illuminatus Trilogy.
Quant à Umberto Eco, je le tiens, tout comme son compère Paulo Coelho, pour des faiseurs subalternes, dont les littératures ne concernent que les minables petites convulsions pseudo-initiatiques du New Age: leurs tirages pharamineux ne font que dénoncer le degré de dégénérescence mentale qui est aujourd'hui celui des masses occidentales hébétées, menées, à demi-consentantes aux abattoirs clandestins de l'histoire dont on nous impose les dominations, et qui n'est pas notre histoire.
Quelles sont les visions que vous développez sur a) le marxisme et b) le fascisme?
L'humanité est divisée, d'après ce que je crois savoir suivant des sources certaines archaïques, légitimes, secrètes, en deux grandes parties: celle d'origine "animale" qui "descend des grands singes", correspondant plus ou moins aux doctrines soutenues par l'évolutionnisme darwinien, et la partie d'origine "divine", en provenance du "foyer ardent de l'Incendium Amoris", de la "planète Venus", constituée d'hommes éveillés, destinés à rejoindre, "à la fin de ces temps", la patrie de leurs origines sidérales, "métagalactiques".
Happée vers le bas, vers les régions ontologiques du non-être, par le matérialisme révolutionnaire marxiste, la part "animale", "bestiale", de l'humanité avait sombré dans le délire sanglant de la "révolution mondiale du communisme" animée par l'URSS et exacerbée par le marxisme-léninisme et par le stalinisme. Alors que la partie "divine", "métagalactique" de l'humanité s'est trouvée spirituellement exhaussée par ce qui, dans la première moitié du XX° siècle, avait donné naissance à la grande aventure révolutionnaire suprahistorique européenne connue sous la dénomination générique de "fascisme", qui, vers sa fin, avait subi des déviations aliénantes et que l'antihistoire des autres s'est chargée d'anéantir.
Raymond Abellio fait dire à un de ses personnages de son roman Les yeux d'Ezéchiel sont ouverts: "Aujourd'hui je le sais. Aucun homme ayant un peu le goût de l'absolu ne peut plus s'accrocher à rien. La démocratie est un dévergondage sentimental, le fascisme un dévergondage passionnel, le communisme un dévergondage intellectuel. Aucun camp ne peut plus gagner. Il n'y a plus de victoire possible".
Il nous faudra donc qu'à partir de la ligne actuelle du néant, nous recommencions, à nouveau, tout, que nous remettions tout en branle par le miracle suprahistorique d'une nouvelle immaculée conception révolutionnaire. C'est la tâche secrète de nous autres.
Que pensez-vous de l'«eurasisme»? Est-ce une alternative viable et acceptable au "Nouvel Ordre Mondial”?
La vision de l'unité géopolitique et de destin grand-continental eurasiatique représente le stade décisif, fondamental, de la conscience historique impériale et révolutionnaire des nôtres, l'accomplissement final de l'histoire et de la civilisation européennes dans leur marche ininterrompue vers l'intégration de ses nations constitutives au sein de notre prochain "Empire Eurasiatique de la Fin".
Les actuelles doctrines impériales de l'intégration européenne grand-continentale de la fin trouvent leurs origines à la fois dans la géopolitique combattante de Karl Haushofer, dont le concept de Kontinentalblock reste tout à fait pertinent, et dans les continuations présentes de celle-ci à travers les doctrines confidentielles du "grand gaullisme", ainsi qu'à travers les positions révolutionnaires de certains jeunes penseurs russes de la nouvelle génération poutinienne, dont le plus représentatif me paraît être très certainement Alexandre Douguine.
Un grand dessein final qui nous mobilise totalement
C'est sur le concept géopolitique, sur la vision suprahistorique fondamentale de l'"Empire Eurasiatique de la Fin" que va donc devoir se constituer le grand mouvement révolutionnaire européen continental appelé à livrer les dernières batailles décisives du camp retranché de l'être contre l'encerclement subversif de la conspiration mondialiste actuelle du non-être. Et ce sera aussi la tâche révolutionnaire propre de notre génération prédestinée que de pouvoir mener à son terme prévu ce "grand dessein final" qui nous habite secrètement, qui nous mobilise, à nouveau, totalement. Comme avant.
Finalement, comme quelqu'un qui a vécu une longue vie féconde, quel conseil pourriez-vous offrir aux générations qui montent, aux jeunes gens qui viennent, pour qu'ils rejettent les pièges du libéralisme et de la société de masse?
Le conseil que vous voudriez que je puisse donner aux jeunes générations qui montent, ce serait alors le suivant: si au tréfonds de votre sang, vous sentez l'appel irrésistible des hauteurs enneigées de l'être, l'appel des "chemins galactiques de la Frontière Nord", n'hésitez pas un seul instant à y répondre, et que toute votre vie ne soit qu'un long engagement éveillé envers vos propres origines occultes, envers la part qui en vous n'est pas de ce monde.
Quant aux engagements politiques présents ou immédiatement à venir qui se doivent d'être nôtres, tout, à mon avis, doit se trouver désormais polarisé, mobilisé inconditionnellement sur le concept géopolitique et suprahistorique révolutionnaire de l'unité impériale européenne grand-continentale, concept révolutionnaire auquel l'émergence à terme d'une nouvelle superpuissance planétaire russe, la "Russie Nouvelle" de Vladimir Poutine —car les profondes ouvertures spirituelles, ainsi que les positions européennes grand-continentales de Vladimir Poutine sont à présent connues— vient d'assurer une base politique absolument décisive, notre "dernière chance".
Pour la civilisation européenne, pour l'être et la conscience européennes du monde, la formidable montée en puissance actuelle de la conspiration mondialiste menée par la "superpuissance Planétaire des Etats-Unis" constitue, et désormais à très brève échéance, un vrai danger de mort, une menace terrifiante, inqualifiable. Les groupements géopolitiques national-révolutionnaires agissant partout dans le monde, à demi clandestinement, doivent donc intensifier au maximum leur travail idéologique et d'unité, leur travail de terrain: c'est exclusivement sur l'action souterraine des nôtres que reposent les dernières chances de survie qui nous restent face au gigantesque bloc mondialiste que tient par en dessous l'ennemi ontologique de tout ce que nous sommes nous autres, les "derniers combattants de l'être" face à l'assaut final des puissances négatives du non-être et du chaos, face à l'Empire du Néant, face au mystérieux Imperium Iniquitatis qui s'annonce à l'horizon assombri de notre plus proche avenir. L'heure de l'Imperium Iniquitatis semble en effet être venue.
Le régisseur dans l'ombre du grand dessein en action de la subversion mondialiste actuellement en marche, se trouve à présent sur le point d'achever la mise en place de son dispositif planétaire d'ensemble: les mâchoires d'acier de l'inéluctable se referment sur nous, si nous n'agissons pas tout de suite, bientôt il n'y aura plus rien à faire. Les dernières élections aux Etats-Unis en fournissent la preuve, tout est prêt pour que la trappe se referme. Nous autres, qui depuis toujours jouons la parti de l'invisible, nous n'attendons plus notre salut que de l'invisible. Attention.
Jean PARVULESCO, Paris, le 19 novembre 2000, in nomine Domini.
00:15 Publié dans Jean Parvulesco | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : entretiens, littérature, philosophie, tradition, france, lettres | | del.icio.us | | Digg | Facebook
samedi, 14 juin 2008
Les châteaux en Espagne de Rémi Soulié
Les châteaux en Espagne de Rémi Soulié
Entretien
A quelques jours de la parution de son nouvel essai, Le vrai-mentir d'Aragon, Aragon et la France, aux éditions du Bon Albert, Rémi Soulié a accepté de nous entretenir de son précédent ouvrage, publié chez L'Age d'Homme, Les Châteaux de glace de Dominique de Roux
«De Roux a renouvelé notre façon de lire. Là encore, c'est révolutionnaire»
Pourquoi, aujourd'hui, écrire sur Dominique de Roux? Son nom, qui reste sulfureux (on se souvient du mot: «A force d'être traité de fasciste, j'ai envie de me présenter ainsi: moi, Dominique de Roux, déjà pendu à Nuremberg»), n'a laissé aucun chef-d'œuvre impérissable. Ses livres sont pour la plupart des collages d'idées anarchiques, anarchiquement assemblées pour former une pâte de textes indigestes jetée sans autre souci à la figure d'un lecteur qui n'est pas habitué à être reçu ainsi. Mis à part une poignée d'irréguliers, personne ne le réclame. Seuls quelques éditeurs hors du sérail ont relevé le pari de publier les fulgurances et les formules bancales de ce styliste épileptique, qui se voulut tour à tour et en même temps géométaphysicien, poète dissident du monde, impérialiste pacifique infiltré à la solde d'une Internationale révolutionnaire gaulliste qui n'exista jamais ailleurs que dans son esprit enfiévré. Sa vie brusquement écourtée ressemble à l'image finale de ce film de Werner Herzog, Aguirre, où l'on voit Klaus Kinski dériver seul sur un radeau au milieu dune multitude de petits singes jaunes à têtes noires, debout dans son armure rouillée de conquistador renégat, défiant Dieu, le regard halluciné, dévoré par son rêve d'empire d'au-delà de la jungle amazonienne, avec la caméra qui s'éloigne. Pourquoi en effet, quand on s'appelle Rémi Soulié, écrire une biographie de Dominique de Roux, sinon pour tout ce qui vient d'être dit ?
Dès la première page des Châteaux de glace le ton est donné: «Rêvons un peu à une France vomissant ses tièdes et ses mous! Plus de sociaux-démocrates ni de démocrates-chrétiens, plus de libéraux sociaux ni de sociaux libéraux! La politique enfin restaurée en mystique par quelques royalistes, des gaullistes métaphysiques aussi et des révolutionnaires intacts à la Fajardie! "Heureux comme Dieu en France", cette neuvième béatitude sortirait de la morgue où la science épigraphique congèle les anciennes sentences!» Soulié, maurrassien c'est sûr, n'aime pas son époque, aux songes creux et à la bouche pleine de gargouillis («droits de l'homme», «citoyenneté», «démocratie»...), et encore moins sa littérature. La gauche, hier insurgée, s'abîme dans la social-démocratie. La droite a trahi de Gaulle —c'était quand? Les écrivains se regardent le nombril et les éditeurs jouent les barbouzes. Lui voudrait un écrivain qui soit à la fois un idéologue et un aventurier, de droite et un peu à gauche, un militant et un esthète, Lawrence et Rimbaud, Monfreid et Malraux. Sa rencontre avec de Roux était fatale.
Ecrire une biographie c'est aussi, c'est surtout, écrire sur soi-même, retracer les étapes d'une vie étrangère pour mieux comprendre son propre cheminement intérieur. Rémi Soulié a donc mis ses pas dans ceux du Don Quichotte aveyronnais, ce qui nous vaut de jolis passages, rencontré des témoins, nourri une abondante correspondance avec ses proches. Son livre est riche de citations, et dans sa relation intime avec de Roux, il lui parle autant qu'il nous parle de lui. Raison pour laquelle Soulié ne craint pas de se montrer par endroit hermétique, voire ésotérique.
De Roux, la littérature et la droite. C'eût été un parfait sous-titre si Rémi Soulié avait jugé bon d'en ajouter un. Encore faut-il, avec un aussi subtil dialecticien, s'entendre sur les mots. De quelle droite parlons-nous ? En politique, de Roux honnissait le nationalisme et la propriété privée. En France, ce voyageur infatigable se considérait en territoire ennemi. Côté littérature, de Roux méprisait les hussards, qu'il qualifiait dédaigneusement de «chevaux-légers de la bourgeoisie». La Droite selon Dominique de Roux, Droite avec un grand "D" (comme Evola l'écrivait du reste, et Soulié ne manque pas de faire le lien), est partout où domine le tragique, donc le sens du sacré, dans la marche de l'Histoire. Héroïsme et folie sont valeurs de droite, qui définissent en littérature le Grand Art. Sont de droite Claudel, Heidegger, Gombrowicz, Lawrence, Jünger, Benn, Céline, Artaud, Biely, Blanchot, Cummings, Pound, Genet, Nizan, Yeats, Joyce, Ungaretti, Gadda, Michaux. Une droite reconnue par lui seul, qu'il réinvente et redessine au gré de ses illuminations.
«Je soupçonne Dominique de Roux d'avoir lâché la corde avant terme pour ne pas assister à l'ultime désastre. Prophète comme il l'était, il aura préféré la vision béatifique à la société du spectacle.» Certains doutent de sa mort et préfèrent croire qu'il dort, roi du monde pétrifié dans la roche, sous un glacier, attendant son heure. D'autres pencheraient plutôt pour un repli stratégique dans une faille tellurique, quelque part entre Thulé et l'île de Pâques. Plus disert, Rémi Soulié conclut par l'impérieuse nécessité de sa relecture. «Dominique de Roux (...) desperado sudiste digne de notre piété.»
Entretien.
Q: Rémi Soulié, on sort de votre essai, Les Châteaux de glace de Dominique de Roux, converti. Il émane de chacune de ses pages une attraction mystérieuse que j'attribuerai autant aux révélations que vous nous apportez sur ce personnage extraordinaire que fut Dominique de Roux qu'à l'inexplicable envoûtement de votre style, touché par une sorte de grâce qui le transfigure. Parfois, je me suis surpris à lire des paragraphes pour leur seule poésie, incapable «au réveil» de me souvenir de ce qu'ils disaient. Ce livre est celui d'un mystique. Au reste, son titre est déjà porteur d'un sens initiatique, comme s'il fallait entrer dans son œuvre comme on part en pèlerinage.
Rémi Soulié: Dans Immédiatement, Dominique de Roux évoque sa grand-mère et son «château de glaces». J'ai donc choisi ce titre parce que c'était une formule de Dominique de Roux lui-même, quelle renvoyait métaphoriquement à une demeure familiale —et je me suis attaché à montrer ce que de Roux devait aux vacances passées en Aveyron, pendant son enfance— mais aussi parce que le château et la glace sont lourds de sens: ils évoquent à la fois l'enracinement profond, aristocratique, dans l'histoire de France, dans l'ancienne France, un «palais des glaces» où se réfléchissent une image de soi fragmentée, une identité plurielle, et, enfin, la mort. Dominique de Roux était hanté par la mort. Etait-ce pressentiment d'une fin prématurée, tropisme romantique ? Sans doute les deux à la fois, et sans doute plus encore.
Q.: Dominique de Roux écrivain révolutionnaire -écrivain ET révolutionnaire, il ne viendrait plus aujourd'hui à l'idée de personne d'en douter. Mais dans quel camp était-il ? Droite-gauche-gaulliste-anar de droite ?
R.S.: Certainement pas révolutionnaire de gauche. Cela n'aurait aucun sens. Son intérêt pour la Chine de Mao était esthétique, poétique —en ceci, il n'est pas très éloigné de Sollers, mutatis mutandis. Révolutionnaire de droite supposerait de sa part une adhésion doctrinale à un système particulier également, or, même si l'on trouve dans son œuvre, surtout dans le Contre Servan-Schreiber, un jeu intellectuel sur le lexique maurrassien, Dominique de Roux ne saurait être réductible à une seule pensée politique. Il fut un homme d'action, certes, au service de la France gaullienne, en Angola, mais son gaullisme était mystique, non politique, selon la distinction de Péguy. Je vois en de Roux un poète de l'action, comme le colonel Lawrence ou Mishima. Il était attaché, sans doute, à une «certaine idée de la France», mais à une idée poétique, littéraire. Son anticommunisme, néanmoins, est évident. La catégorie d'anar de droite, si intéressante soit-elle, François Richard la bien montré, est un peu un fourre-tout. On y «case» les irréductibles, ceux qui sont allergiques aux conneries puritaines de la bigoterie contemporaine et éternelle, à la figure increvable du «bourgeois», celle que Baudelaire, Flaubert, Bloy, Barbey ont décrit. Un Dictionnaire des idées reçues serait d'ailleurs impubliable de nos jours. Les hérauts socialistes et éminemment bourgeois de la liberté nous en empêcheraient. De Roux, en définitive, était bien révolutionnaire, parce que c'était un écrivain, et que tous les écrivains dignes de ce nom le sont. Pound, Borgès, Jouve, Céline, Gombrowicz, c'est aussi lui, c'est souvent d'abord lui.
Q.: Dominique de Roux nous a quitté il y a un quart de siècle. Selon vous, qui le connaissiez bien, qui peut prétendre aujourd'hui avoir pris sa place ? Ce qui m'amène à vous poser une deuxième question: quel apport à la littérature française fut le sien ?
R.S.: Personne n'a pris sa place, car personne ne prend jamais la place d'un écrivain —surtout un autre écrivain. Dominique de Roux a néanmoins des admirateurs, par exemple certains jeunes collaborateurs de la revue Immédiatement, placée sous son patronage. Marc-Edouard Nabe est un excellent connaisseur de de Roux. De Roux a marqué l'histoire littéraire française, comme écrivain et comme éditeur. Les Dossiers H de L'Age d'Homme, dirigés par Jacqueline de Roux, sa femme, n'existeraient pas sans les Cahiers de l'Herne. Les auteurs dont je parlais précédemment sont entrés dans notre bibliothèque grâce à lui. Il a renouvelé notre façon de lire. Là encore, c'est révolutionnaire.
Q.: Au fond, que représente-t-il pour vous ?
R.S.: C'est un intercesseur, pour reprendre le mot de Barrès. Il donne des leçons de style, de courage, de vitesse, de passion, d'absolu, de colère; de Roux est un esprit libre, un homme seul qui a suivi sa vocation. C'est un «littéraire intégral», un homme pour qui la littérature était une vision du monde.
Q.: Le romancier Dominique de Roux m'a toujours intrigué...
R.S.: Quoi qu'il écrive, Dominique de Roux était un styliste doué, d'emblée maître de son écriture et de son univers. Il est donc difficile, et sans doute réducteur, de compartimenter son œuvre. Plus que pour d'autres écrivains, la question du genre, à mon avis, ne se pose pas vraiment chez lui. Je suis sensible à tous ses «romans» de Mademoiselle Anicet au Cinquième Empire en passant par Harmonika-Zug et Maison jaune. Avec Mademoiselle Anicet, il a montré qu'il pouvait écrire, très jeune, un roman de facture classique, «à la française», comme Une curieuse solitude de Sollers, avec lequel un parallèle s'impose à nouveau; à l'autre bout de l'œuvre, Le Cinquième Empire se lit comme un poème, lui aussi parfaitement maîtrisé. La beauté du Portugal éternel, mythique, celui du Roi caché, transparaît dans l'évocation dune situation exceptionnelle de crise. L'écriture de Dominique de Roux est limpide, et il a assimilé Rimbaud.
Q.: Avant de lire Les Châteaux de glace votre nom m'était inconnu. Force est de constater que votre livre se montre d'une grande discrétion à ce sujet. Rien ne filtre, ni sur vous ni sur vos antécédents. Quelques mots de votre part seraient les bienvenus à présent.
R.S.: J'ai trente-deux ans. Avant ce Dominique de Roux, j'ai publié un traité sur la promenade (*); j'avais alors une activité d'enseignant-chercheur en littérature française, à l'Université de Toulouse. J'ai collaboré à différentes revues, publié plusieurs articles, universitaires ou non.
Q.: Et quels sont vos projets désormais ?
R.S.: Je corrige en ce moment les épreuves d'un essai sur Aragon, à paraître en janvier 2001 aux Editions du Bon Albert: Le vrai-mentir d'Aragon, Aragon et la France. J'espère également publier dans les mois à venir une étude sur Jean Boudou, immense écrivain occitan, traduit en français, qui est l'égal de Jean Genet ou Mishima, pas moins! Je me suis attaché à le lire avec les lunettes de Freud et de Lacan —une écriture de la perversion, en bordure de la psychose. Je n'ai pas la religion de la psychanalyse, loin s'en faut, mais pour qui sait lire, surtout l'œuvre de Lacan, l'éclairage analytique, philosophiquement, est passionnant. Je publie en janvier 2001 une nouvelle, dans un recueil collectif, aux côtés de Georges-Olivier Châteaureynaud, Homeric, Victor Martin, Marie-Hélène Lafon et Denitza Bantcheva.
(propos recueillis par Laurent SCHANG).
(*) De la promenade, Editions du Bon Albert, 1997.
00:30 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : dominique de roux, france, lettres, entretiens | | del.icio.us | | Digg | Facebook
jeudi, 12 juin 2008
Entretien avec Jacques d'Arribehaude
Entretien avec Jacques d'Arribehaude, un «Français libre»
Q.: Dans Un Français libre (L'Age d'Homme, 2000), vous menez, sous le couvert d'un journal intime, une quête qui n'est autre que l'antique gnôthi seauton hellénique: la recherche et l'étude de soi. Qui êtes-vous donc? Français ou Gascon? Moderne ou d'Ancien Régime? Du XVIIe ou du XIIe siècle?
Né au pied des Pyrénées à l'extrême sud-ouest de la France, d'une mère basque et d'un père gascon, je suis Français d'éducation, de tradition et de culture, mais ouvert depuis toujours au grand large, à l'esprit d'aventure et de recherche de nos grands ancêtres navigateurs et conquérants. J'appartiens une famille dont les archives remontent au XIIe siècle par mon père, avec des attaches en Béarn, Gascogne et Navarre. On trouve mes ascendants sur les Sceaux gascons de la Tour de Londres sous Edouard III, puis sur les rôles d'armes de Gaston Phébus du Béarn au XIVe siècle, mais dans un déclin constant durant les guerres de Religion et les désordres de la Fronde au XVIIe siècle. Sous la Révolution, Jean d'Arribehaude, beau-frère de Raymond de Seze, défenseur de Louis XVI à la Convention, renonce à ses seigneuries de Lasserre, d'Orgas et autres lieux pour échapper à la guillotine, et la ruine du patrimoine familial achève de se consommer au fil des générations. Mon enfance n'en est pas moins marquée par la forte empreinte des instituteurs au lendemain (très illusoirement victorieux) de la grande guerre 14-18, ces «hussards de la République» qui mettaient tout leur cœur à exalter la nation comme un modèle insurpassable de civilisation pour la terre entière. Le désastre sans précédent de 1940 (j'avais tout juste 15 ans), m'éloigne à tout jamais du régime qui l'a provoqué, qui m'inspire dès lors le plus définitif dégoût.
Q.: Très jeune, vous avez vécu quelques expériences peu banales: voir défiler les Prussiens de la Totenkopf, traverser les Pyrénées, croupir dans une geôle hispanique, découvrir les clans d' Alger, goûter à toutes sortes de propagandes et même, naviguer ("Il est nécessaire de naviguer"). N'est-ce pas beaucoup pour un jeune homme encore tout frotté de littérature? Quel était donc son état d'esprit le 8 mai 1945?
Que faire, quand on a dix-sept ans, que l'on n'accepte pas l'humiliation d'une telle défaite, que l'on baille au lycée de Bayonne aux trois-quarts occupé par l'administration de la Kommandantur et de la Gestapo, et qu'il y a quelque part une France qui se déclare encore libre, sinon vouloir à tout prix la rejoindre? Cela me vaudra de connaître la prison de Badajoz au fond de l'Espagne, d'où la Croix-Rouge me tire à grand peine, puis le spectacle des querelles politiques d'Alger, jusqu'à mon embarquement sur un pétrolier battant pavillon US, et dont un équipage français remplace un équipage américain défaillant et rapatrié sur New York, mais toujours armé de canonniers américains. Je figure, en qualité d'écrivain de bord —interprète faisant fonction de commissaire— au carré des officiers, ne regrettant guère d'avoir été déclaré «inapte au service armé» par la 1ère Division Française Libre que j'avais fini par rejoindre en Libye, ni la Direction du service Géographique de l'Armée, qui voulait me retenir comme dessinateur à Alger. Le spectacle de l'Italie dévastée, de la corruption qui sévit partout sur fond d'épuration, de misère et de prétendu retour à la morale m'est odieux. J'oublie mes déceptions en découvrant, dans les ruines d'une librairie italienne, Le voyage au bout de la nuit où le génie imprécateur de Céline contre la guerre confirme ce que je ressens devant le bourrage de crâne universel. La «France libre» dont je rêvais et dont j'ai suivi au fur et à mesure les querelles de clans et mesquines péripéties n'est que le retour des hommes et du régime dont l'incompétence et la nullité nous ont conduit au désastre. Je ne puis que le vomir et remettre tout en question. J'ai vécu au bout du compte dans l'Italie éventrée de 44-45, la Grèce et la Yougoslavie exsangues et déchirées, la fin malheureuse de l'engrenage suicidaire de 1914 au seul profit d'un communisme aussi criminel que le nazisme, et du mercantilisme américain dont la façade démocratique recouvre une exploitation éhontée de la planète. On ne m'y reprendra plus.
Q.: Quels furent vos maîtres?
Je dévore Céline dont la force comique fortifie ma lucidité et apaise ma colère dans le sentiment de ne pas être seul au monde à refuser l'imposture de ce temps. Je revois mon ancien professeur Louis Laffite qui, sous le nom de Jean-Louis Curtis, commence à se faire un nom en littérature, et qui m'encourage à écrire. Jusqu'à sa mort, il y a quelques années, il soutiendra mes efforts dans ce sens et j'aurais maintes fois l'occasion d'apprécier son talent, son humour, et la solidité de son amitié. Dès l'enfance, j'ai la passion de la lecture et vais selon une humeur très vagabonde des Mémoires d'un âne à La Condition humaine en passant par Les trois mousquetaires, L'île au Trésor, Robinson Crusoë, Croc-Blanc, Guerre et Paix, Les Mille et une Nuits de Mardrus (lus par surprise à la bibliothèque municipale) et Gil Blas. L'été de mes 16 ans, en 41, grand emballement pour Autant en emporte le vent et le personnage de Rhett Butler, dont le refus d'être dupe, le joyeux cynisme et la séduction s'offrent en modèle idéal à ma naïve adolescence. Il me faut l'épreuve de la guerre et de la maladie pour élargir ce modeste horizon. C'est au sanatorium de Leysin, où je suis admis sur le Fonds Européen de Secours aux étudiants, en Suisse, que je me plonge durablement dans Balzac, Stendhal, Flaubert, mais aussi Saint Simon, aussi bien que dans les grands romanciers américains et russes et en particulier Dostoïevski. De là date aussi mon goût pour les correspondances et journaux intimes, au plus près de la vie, telle que la restitue dans son intensité, l'extraordinaire vision de Saint Simon.
Q.: Vous avez fréquenté le monde des Lettres, approché Céline à Meudon, Roland Laudenbach rue du Bac, et même un certain André Malraux. Qui étaient ces trois hommes si différents? Et "La Table ronde", cette maison mythique, quel était donc son esprit?
Accoutumé dès le départ à la solitude, c'est à Roland et Denise Tual, rencontrés au Festival du film maudit à Biarritz en 1949, que je dois la rencontre de Malraux, de Cocteau, de René Clair, de Roger Nimier, de Roland Laudenbach et autres figures de l'époque, sans que je puisse dire avoir vraiment et durablement fréquenté le monde des lettres. De Malraux, j'ai surtout retenu la volonté qui me semblait exemplaire de «transformer en conscience l'expérience la plus large possible», qui m'incita à prendre du champ en m'exilant près de trois ans dans ce qui était alors le territoire du Tchad dans l'Afrique Equatoriale Française, comme agent de l'unique société chargée de l'exploitation du coton. Malraux se souvint de moi et m'accorda sa sympathie lorsque je lui adressai Semelles de vent, et intervint plus tard quand je tentai d'entrer à l'ORTF, où le désordre de 1968 me permit finalement de pénétrer de façon durable. "La Table Ronde" se distinguait alors par l'anticonformisme de ses publications, un éloignement ironique à l'égard de l'idéologie dominante et l'engagement à sens unique prôné par Sartre qui nous semblait le comble du grotesque, de la nuisance imbécile, et de l'aveuglement artistique. J'y rencontrai, auprès de Laudenbach, Alexandre Astruc, Jacques Laurent, et publiai, avant Semelles de vent, La grande vadrouille, bien accueilli par la critique, mais sans succès commercial, et dont Laudenbach eut le tort de vendre le titre —sans que je puisse m'y opposer— à une production cinématographique sans le moindre rapport avec l'ouvrage.
Q.: La lecture de Proust ne vous a pas illuminé. Dieux merci, je ne suis pas le seul à avoir bâillé d'ennui! Rassurez-moi, donnez-moi des arguments contre le snobisme proustien!
Je dois à la lecture d'avoir échappé à plusieurs reprises au découragement et à la dépression. C'est le cas avec La recherche du temps perdu, quelles que soient mes réserves sur les vaines contorsions de Proust pour transposer et déguiser la réalité de son personnage. Il a beau prendre un soin infini à masquer l'origine presque exclusivement juive du «monde» auquel il a accès par l'intermédiaire d'une madame Strauss ou de Caillavet, d'un Gramont de mère Rothschild, ou de princes moldo-valaques à généalogie douteuse, pourquoi ne pas dire carrément que les grands noms dont il se pâme ne sont plus que le reflet de la souveraineté triomphante de Mammon, accommodée au snobisme éperdu et niais des élites républicaines dont il fait partie. Malgré cela, et en dépit de tout ce qu'il peut y avoir d'artificiel et de faux dans la société qu'il dépeint, sa difficulté d'être lui inspire des pages déchirantes sur la souffrance, l'amour malheureux, «l'enchantement des mauvais souvenirs», et son œuvre s'impose par la création de personnages atteignant la force de types universels, qu'il s'agisse de Charlus, de madame Verdurin, Norpois, Cotard, Nissim Bernard, Bloch, etc. La sacralisation contemporaine de mœurs considérées naguère comme honteuses et la révérence obligée devant tout ce qui semble relever particulièrement de la «sensibilité juive» ajoute sans doute à l'universelle renommée de Proust, et l'encombre d'une vague de snobisme et d'exaltation parfaitement insupportable, mais on oublie de souligner la verve comique qui nourrit souvent les meilleures pages de son œuvre, et que le personnage de Bloch dans son évolution révèle admirablement l'identité profonde et mal acceptée du narrateur dans tout le grotesque de son pathos verbal, de son arrivisme mondain, et de ses pathétiques affectations. Au total, un grand écrivain, qui ne saurait être négligé, mais dont la vision analytique et critique de la société est plus partiale et limitée qu'il semble le croire, et très en deçà du fantastique, prophétique et souverain constat de l'œuvre de Céline quelques années plus tard. Marcel Proust, nanti de la République (éminente notabilité du père dans les hautes sphères de la maçonnerie et des riches alliances juives), confond ainsi pieusement, dans Le Temps retrouvé, l'effondrement des Empires centraux avec «la victoire de la civilisation sur la Barbarie» (sic). Le conformisme niais de cet aveuglement sur la tragédie de l'Europe et l'incapacité démocratique à concevoir une paix durable relativise la pertinence de son ironie sur le patriotisme de ses salonnards familiers et les propos héroïques de la Verdurin trempant son croissant matinal dans un café au lait qui échappe aux restrictions de l'heure. Nous sommes loin de la dénonciation autrement puissante et impressionnante du Voyage et du grand souffle célinien balayant les clichés de «cette immense entreprise à se foutre du peuple» !
Q.: Dans votre journal, vous avouez une sympathie coupable pour la mythologie germanique. Quand on est né vers 1925, qu'on appartient manifestement à une caste d'exploiteurs du peuple (et même si on a porté le bon uniforme, celui des vainqueurs), ce genre de déclaration vous rend hautement suspect. Expliquez-vous!
J'ai noté dans mon Français libre l'impression profonde, tous drapeaux confondus, de la rengaine nostalgique de la Wehrmacht Lili Marlene durant la guerre. L'affirmation provocante du Sanders de Nimier —«Plus l'Apocalypse s'est rapprochés de l'Allemagne et plus elle est devenue ma patrie!»— était la mienne alors même que je vivais la victoire de notre croisade de la liberté sous pavillon US à bord du pétrolier «Eagle». La sottise et l'énormité mensongère de la propagande m'exaspéraient. A l'étalage massif et sempiternel des exclusives horreurs nazies je ne pouvais m'empêcher de mettre en parallèle toutes les images qu'on nous cachait, et dont il n'existe aucune trace, de l'anéantissement systématique de Dresde et de villes entières, de populations errantes, exténuées, massacrées, ou mourant de faim et de misère sur les routes dévastées. Quelles qu'aient été les aberrations de Hitler, ce désastre était aussi celui de l'Europe et donc le nôtre. A cette impression se mêlait ma compassion pour les vaincus au terme d'une lutte héroïque contre le monde entier, et pour les causes perdues.
Mon goût des légendes, inhérent aux contes du pays basque transmis dès l'enfance par ma grand-mère, m'inclinait naturellement aussi à une sorte de familiarité fraternelle avec la mythologie germanique et l'exaltation wagnérienne de Lohengrin sur fond d'honneur, de loyauté et d'amour transcendant. Ce genre d'impression n'était pas destiné à m'ouvrir le meilleur accueil et l'on eût trouvé plus naturel de me voir tirer parti de mon engagement sous ce que vous appelez très justement «le bon uniforme», dont je me souciais comme d'une guigne. Mais la solitude était le prix de ma liberté et j'acceptais dès le départ qu'il en soit ainsi.
Q.: Vous aggravez votre cas en déclarant à Mauriac en 1951: «il y a une étude à faire sur l'aide américaine, dans le sens où l'on peut considérer la démocratie américaine comme le ferment le plus empoisonné, le plus stupidement pervers et le plus efficace du désordre mondial». Seriez-vous —je n'ose y croire— hostile au principe même de l'ingérence humanitaire?????
J'ai participé à l'ouvrage collectif Nos amis les Serbes, publié à l'Age d'Homme, pour protester contre l'infamie de la guerre de l'Otan dans les Balkans et la criminelle stupidité de notre alignement sur les Etats-Unis dans ce qui relève de leur seul intérêt avec la création et l'entretien ruineux d'un abcès incurable, étranger à notre culture et à notre civilisation au cœur de l'Europe. De la même manière, notre strict intérêt était de refuser toute intervention dans la guerre du Golfe et d'en laisser la charge et les dépenses aux Etats-Unis, uniques bénéficiaires. C'est assez dire que je suis résolument contre toute «ingérence humanitaire» qui n'est que le masque grossier de combinaisons sordides et parfaitement étrangères aux intérêts de l'Europe.
Q.: Vous n'êtes tout de même pas de droite? Je vous demande cela car j'ai lu quelques phrases ambiguës sur les empires centraux et la monarchie. A nouveau, rassurez-nous!
On classe volontiers parmi les «anarchistes de droite» tous ceux qui n'adhérent pas au conformisme de la pensée unique et de l'idéologie dominante qui s'affiche aussi bien à gauche que dans la droite honteuse depuis le triomphe des «Lumières». C'est ainsi que je figure dans l'essai de François Richard, paru il y a quelques années dans la collection "Que sais-je?" (n° 2580). Je ne récuse nullement cette appellation, mais qui se soucie aujourd'hui de savoir si Dante, Shakespeare ou Cervantès, ont pu être de droite ou de gauche? Sans la moindre prétention, je me contente de croire que celui qui tente de témoigner pour son temps dans l'isolement d'une création artistique échappe à toute classification sommaire. Je constate en tout cas que nombre d'écrivains des années trente parmi les meilleurs, Chardonne, Montherlant, Drieu, Morand, Jouhandeau et quelques autres, sans parler bien entendu de Céline, arbitrairement classés à droite, et qui ont payé pour cela, n'en faisaient pas moins les délices de Mitterrand, qui avait le bon goût de ne pas cacher sa paradoxale prédilection. Mitterrand, icône de la gauche officielle, était au fond tranquillement fidèle à sa jeunesse monarchiste, et mérite considération et sympathie pour tout ce que nos médias lui ont haineusement reproché à la fin de sa vie (ferme refus de «repentance», émouvante et brillante improvisation, au Parlement de Berlin, sur le «courage des vaincus», etc.). Les premiers mots dont je me souviens ont été ceux d'une berceuse basque toujours populaire en faveur de don Carlos, "el Rey neto", soutenu par la tradition navarraise contre la farce constitutionnelle de l'oligarchie prétendument progressiste attachée au règne factice d'Isabel. Curieusement, Marx a exprimé son estime et sa préférence pour l'insurrection carliste, dont les "fueros" populaires, nobles et paysans étroitement mêlés et solidaires, offraient l'image d'une démocratie autrement juste et authentique que le simulacre bourgeois hérité de nos mystifications révolutionnaires. C'est à cette image, bien évidemment de droite pour nos éminents penseurs professionnels, que je me suis toujours voulu fidèle.(propos recueillis par Patrick Canavan).
00:10 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : entretiens, conservatisme, france libre, france | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mardi, 10 juin 2008
T. Sunic: homo americanus, homo sovieticus
Homo sovieticus, homo americanus ?
Entretien avec Tomislav Sunic
Tomislav Sunic, essayiste croate et traducteur, ayant longuement séjourné aux États-Unis où il a enseigné la science politique, vit actuellement dans son pays d’origine. Il a récemment publié un ouvrage intitulé Homo Americanus. Child of the Postmodern Age, BookSurge, Charleston 2007, 15.99 $, avec une préface de l’historien Kevin MacDonald. L’auteur a accepté de s’expliquer sur le parallèle suggéré par son titre, de prime abord audacieux, avec l’homo sovieticus de Zinoviev.
Catholica : Vous effectuez une longue comparaison entre le système soviétique et le système américain, et entre les types humains qui les caractérisent. Dans la description de la culture sociale américaine, vous notez une sorte de phobie de l’autorité, sous l’effet de l’égalitarisme. Peut-on vraiment établir un parallèle avec le communisme ?
Tomislav Sunic : Un mot tout d’abord au sujet du titre de mon livre. J’ai d’abord été tenté par l’expression boobus americanus, inventée par le grand écrivain américain, H. L Mencken. Mais le boobus a une connotation limitée, restreinte au cadre provincial des États-Unis ; cette expression décrit plutôt un Américain un peu bête et d’esprit provincial (on dirait en France un plouc) ne reflétant guère le système-monde comme le font si bien les expressions homo sovieticus et homo americanus.
À propos de l’autorité, de laquelle parle-t-on ? On n’a pas forcément besoin de la police et de l’armée pour imposer son autorité. En dehors des grandes métropoles américaines et en dehors de quelques cercles clos qui partagent les mêmes intérêts intellectuels, l’Amérique est un pays très autoritaire au sens large du terme. C’est la fameuse autocensure américaine relevant de l’esprit calviniste et vétérotestamentaire qui rend la vie difficile dans les petites villes américaines pour un intellectuel européen. Rien à voir avec le vrai individualisme civique et spirituel dont, malgré l’américanisation outrancière, on perçoit encore les signes en Europe. Le prétendu individualisme américain est une contradiction en soi ; partout règne l’esprit grégaire qui se manifeste, bien sûr, en fonction de la tribu, du lobby politique, ou de la chapelle religieuse à laquelle on appartient. Tocqueville en parle dans son livre, De la démocratie en Amérique. Or le problème inquiétant, c’est que les Américains se perçoivent et se posent devant le monde entier comme des individualistes et des libertaires modèles alors qu’en réalité, tout véritable individualisme est incompatible avec l’esprit de l’homo americanus. À l’instar de l’Union Soviétique, la réussite professionnelle en Amérique exige qu’on « joue le jeu » et qu’on ne « fasse pas de vagues ». Cette fausse convivialité œcuménique est surtout visible aujourd’hui dans l’Amérique multiculturelle où il faut être extrêmement prudent dans le choix des mots. Même le terme « multiculturalisme » que l’on utilise abondamment en Occident est un tic de la langue de bois américaine dont la naissance remonte aux années 1970. Multi-ethnisme conviendrait mieux pour décrire la situation atomisée du système américain… et occidental.
Quant au système ex-soviétique et à sa prétendue structure pyramidale et hiérarchique il nous faut nous débarrasser des demi- vérités relayées par les ex-soviétologues et autres kremlinologues occidentaux. Le système communiste fut parfaitement démocratique au vrai sens du terme. Une fois terminés les grands massacres et achevée l’élimination des élites russes et est- européennes dans les années 1950, de larges masses purent jouir, en Russie comme en Europe orientale, et dans le moule communiste, d’une qualité de vie dont on ne pouvait que rêver en Occident. La vie sans soucis, quoique spartiate, assurait à tous une paresse facile - pourvu qu’on ne touchât pas au mythe fondateur communiste. Alexandre Zinoviev fut l’un des rares écrivains à bien saisir l’attraction phénoménale et la pérennité de l’homo sovieticus. En fait, si le communisme a disparu à l’Est, comme l’a dit Del Noce, c’est parce qu’il s’est encore mieux réalisé à l’Ouest, notamment en Amérique multi-ethnique et égalitaire.
Catholica : Dans votre livre, vous procédez à l’analyse du décor et de l’envers du décor, si je puis m’exprimer ainsi. Par exemple, vous relevez que les grands médias, dans l’image qu’ils cultivent sans cesse d’eux-mêmes, se présentent comme des contestataires du pouvoir, alors qu’en réalité ils en constituent l’un des principaux piliers. Vous vous intéressez ainsi non seulement aux représentations conceptualisées, mais également au langage et à sa transformation. Pouvez-vous dire ce qui a attiré votre attention sur ces points, et en particulier quelle fonction vous attribuez à la « gestion de la langue » ?
T. S. : En Amérique, les grands médias ne constituent aucunement un contre-pouvoir. Ils sont le pouvoir eux-mêmes et ce sont eux qui façonnent le cadre et le dénouement de tout événement politique. Les politiciens américains sondent au préalable le pouls des médias avant de prendre une décision quelle qu’elle soit. Il s’agit d’une synthèse politico- médiatique qui règne partout en Occident. Quant au langage officiel utilisé par les faiseurs de l’opinion américaine tout discours politico-médiatique est censé recourir aux phrases au conditionnel ; les politiciens et les medias, et même les professeurs d’université, abordent toujours les thèmes politiques avec une grande circonspection. Ils recourent de plus en plus à des locutions interrogatives telles que « Pourrait-t-on dire ? » ou « Le gouvernement serait-il capable de … ? », etc. Ici, nous voyons à nouveau l’auto-abnégation chère au calvinisme mais transposée cette fois dans le langage châtré de la communication officielle. Les phrase lourdes, à connotation négative, où on exprime un jugement de valeur, disons sur Israël, l’Irak, ou un autre problème politique grave, sont rares et prudemment feutrées par l’usage d’adjectifs neutres.
Cette « langue de coton », de provenance américaine, on la voit se propager de plus en plus en France et en Allemagne. On est témoin de locutions américaines très en vogue et soft en Europe qui disent tout et rien à la fois : je pense notamment aux adverbes neutres de provenance américaine tels que considerably, apparently, etc. – dont l’usage fréquent permet à tout homme public d’assurer ses arrières.
Catholica : Pouvez-vous, en tant que vous-même avez été professeur dans une université américaine bien représentative, indiquer quelle couche de l’intelligentsia possède un pouvoir réel, et de quelle manière concrète elle l’exerce au quotidien, en particulier dans le contrôle du langage, et pour quelle raison il en va ainsi ?
T. S. : Contrairement à ce qu’on dit en Europe, les universités américaines, surtout les départements de sciences sociales, jouent un rôle fort important dans la fabrication de l’opinion publique. On lit régulièrement dans la grande presse américaine les editorials écrits par des professeurs connus. Quoique l’Amérique se targue de son Premier Amendement, et notamment de sa totale liberté d’expression, les règlements universitaires témoignent d’une véritable police de la pensée. La haute éducation est une chasse gardée des anciens gauchistes et trotskistes recyclés, où toute recherche indépendante allant à l’encontre des mythes égalitaires et multi-ethnique peut aboutir à de sérieux ennuis (jusques et y compris le licenciement) pour les esprits libres. Nombreux sont les cas où de grands spécialistes en histoire contemporaine ou en anthropologie doivent comparaître devant des « Comités de formation à la sensibilité interethnique universitaires » (Committees for ethnic sensitivity training) pour se disculper d’accusations de « fascisme » et de « racisme ». Malgré la prétendue fin de tous les grands récits, il y a, dans notre postmodernité, un champ de thèmes tabous où il vaut mieux ne pas se hasarder. Très en vogue depuis dix ans, l’expression hate speech (« discours de haine ») n’est que le dernier barbarisme lexical américain grâce auquel on cherche à faire taire les mal-pensants. Le vrai problème commence quand cette expression s’introduit dans le langage juridique du code pénal, comme ce fut le cas récemment avec une proposition législative du Sénat américain (HR 1955). Je ne vois aucune différence entre le lexique inquisitorial américain et celui de l’ex-Yougoslavie ou de l’ex-Union soviétique, sauf que le langage de l’homo americanus est plus insidieux parce que plus difficile à déchiffrer.
Catholica : À propos du pouvoir (au sens générique), le système américain d’aujourd’hui est-il, ou n’est-il pas le prototype, ou l’aile avancée de la « démocratie » postmoderne, dans laquelle tout le monde est censé contribuer à la « gouvernance » globale sans que personne soit réellement identifiable comme responsable des décisions qu’il prend ?
T. S. : Voilà la mystique démocratique qui sert toujours d’appât pour les masses déracinées ! Dans le système collectiviste de l’ex-Union soviétique, et aujourd’hui de façon similaire en Amérique, on vivait dans l’irresponsabilité collective. Rien d’étrange. L’irresponsabilité civique n’est que la conséquence logique de l’égalitarisme parce que selon les dogmes égalitaires libéralo-communistes, tout homme est censé avoir sa part du gâteau. À l’époque de la Yougoslavie communiste, tout le monde jouait le double jeu de la chapardise et de la débrouillardise, d’une part, et du mimétisme avec le brave homo sovieticus, d’autre part, du fait même que toute propriété et tout discours appartenaient à un État-monstre. Par conséquent, tout le monde, y compris les apparatchiks communistes, se moquait de cet État-monstre dont chacun, à son niveau social, cherchait à tirer un maximum d’avantages matériels.
Le vocable gouvernance n’est qu’un piège supplémentaire du langage technoscientifique tellement cher à l’homo americanus. D’une manière inédite, les classes qui nous gouvernent, en recourant à ce nouveau vocable, conviennent qu’il en est fini de cette ère libéralo-parlementaire, et que c’est aux « experts » anonymes de nous tirer hors du chaos.
Catholica : On a largement étudié les États-Unis comme nouvelle forme d’empire, une forme appelée à périr à force d’étendre ses conquêtes au-delà de ses capacités, selon une sorte de loi inexorable d’autodestruction. Mais au-delà de cette perspective – que l’on supposera ici fondée, par hypothèse – ne peut-on pas voir dans l’américanisme postmoderne la fin de la modernité, fin à la fois comme achèvement et comme épuisement ?
T. S. : Le paradoxe de l’américanisme et de son pendant l’homo americanus consiste dans le fait qu’il peut fonctionner à merveille ailleurs dans le monde et même mieux que dans sa patrie d’origine. Même si un de ces jours, l’Amérique en tant qu’entité politique se désagrège (ce qui n’est pas du tout exclu) et même si l’Amérique disparaît de la mappemonde, l’homo americanus aura certainement encore de beaux jours devant lui dans différentes contrées du monde. Nous pouvons tracer un parallèle avec l’esprit de l’homo sovieticus, qui malgré la fin de son système d’origine est bel et bien vivant quoique sous une forme différente. Oublions les signifiants – regardons plutôt les signifiés postmodernes. À titre d’exemple, prenons le cas des nouvelles classes politiques en Europe orientale y compris en Croatie, où quasiment tout l’appareil étatique et soi-disant non-communiste se compose d’anciens fonctionnaires communistes suivis par des masses anciennement communisées. L’héritage communiste n’empêche pas les Croates d’adopter aujourd’hui un américanisme à outrance et de se montrer aux yeux des diplomates des États-Unis plus américanisés que les Américains eux-mêmes ! Il y a certes une généalogie commune entre le communisme et l’américanisme, notamment leur esprit égalitaire et leur histoire linéaire. Mais il y a également chez les ex-communistes croates, lituaniens ou hongrois, un complexe d’infériorité conjugué à une évidente servilité philo-américaine dont le but est de plaire aux politiciens américains. Après tout, il leur faut se disculper de leur passé douteux, voire même criminel et génocidaire. Il n’y a pas si longtemps que les ex-communistes croates faisaient encore leurs pèlerinages obligatoires à Belgrade et à Moscou ; aujourd’hui, leurs nouveaux lieux saints sont Washington et Tel-Aviv. Malgré l’usure de l’expérience américaine aux U.S.A., l’Amérique peut toujours compter sur la soumission totale des classes dirigeantes dans tous les pays est-européens.
Catholica : L’anti-américanisme de beaucoup de marxistes européens s’est fréquemment mué depuis plusieurs décennies en admiration pour la société américaine. Au-delà du retournement opportuniste, ne croyez-vous pas qu’il puisse s’agir d’une adhésion intellectuelle, de quelque chose comme l’intuition que l’Amérique postmoderne représente une certaine incarnation de l’utopie socialiste, alors même que le capitalisme y domine de manière criante ?
T. S. : Après l’effondrement de son repoussoir dialectique qu’était l’Union soviétique, il était logique que beaucoup d’anciens marxistes européens et américains se convertissent à l’américanisme. Regardons l’entourage néo-conservateur du président George W. Bush ou de la candidate présidentielle Hillary Clinton : il se compose essentiellement d’anciens trotskistes et d’anciens sympathisants titistes dont le but principal est de parachever le grand rêve soviétique, à savoir l’amélioration du monde et la fin de l’histoire. Il n’y a aucune surprise à voir le Double devenir le Même ! L’ancien rêve calviniste de créer une Jérusalem nouvelle, projetée aux quatre coins de monde, se conjugue avec les nouvelles démarches mondialistes de nature mercantiles. Or au moins pour un esprit critique, il y a aujourd’hui un avantage épistémologique ; il est plus facile de s’apercevoir maintenant des profondes failles du système américain. L’anticommunisme primaire de l’époque de la guerre froide qui donnait une légitimité à l’Amérique par à rapport à son Autre n’est plus de mise. On ne peut plus cacher, même aux masses américaines incultes, que le système américain est fragile et qu’il risque d’éclater à tout moment. N’oublions jamais la fin soudaine du système soviétique qu’on croyait invincible. Le capitalisme sauvage et la pauvreté grandissante en Amérique ne vont pas de pair avec le prêchi-prêcha sur les droits de l’homme et les matins qui chantent.
Catholica : Il se dégage de l’ensemble de votre ouvrage, dont le titre pourrait être traduit L’homo americanus, ce rejeton de l’ère postmoderne, que les phénomènes que vous décrivez conduisent à produire en masse un type d’humanité dégradé, sans repères, sans racines, sans idéal. Dans la mesure où ce diagnostic est fondé (même s’il ne concerne pas également la totalité des Américains), n’est-ce pas la preuve de l’échec, non seulement du projet de régénération qui était à l’origine des États-Unis, mais de l’humanisme tout entier, tel qu’il a été affirmé au début de la période moderne ?
T. S. : Soyons honnêtes. Nous sommes tous plus ou moins des homini americani. L’américanisme, à l’instar du communisme, est parfaitement compatible avec l’état de nature cher aux plus bas instincts de tout homme. Mais donner dans un anti-américanisme primaire, comme celui que revendique l’extrême droite européenne et surtout française, ne repose pas sur une bonne analyse du système américain. En Amérique, surtout chez les Sudistes, il y a des couches populaires, quoique très rares, qui préservent le concept d’honneur largement perdu en Europe.
On a tort de nourrir des fantasmes au sujet des prétendues visées impérialistes des Américains sur l’Europe et l’Eurasie, comme c’est le cas chez de nombreux droitiers européens victimes de leur propre manie du complot. À part son délire biblique et son surmoi eschatologique incarné dans l’État d’Israël – qui représentent tous deux un danger pour la paix mondiale – l’engagement américain en Europe et ailleurs n’est que le résultat du vide géopolitique causé par les incessantes guerres civiles européennes. Il est fort possible que la guerre balkanique ait eu un bel avenir sanguinaire sans l’intervention militaire des Américains. Qu’ont-ils donc à offrir, les fameux communautarismes européens, hormis les fantasmes sur un empire européen et euroasiatique ? Au moins, les Américains de souche européenne ont réussi à se débarrasser des querelles de chapelles identitaires qui font toujours le bagage des peuples européens.
Le sens prométhéen, l’esprit d’entreprise et le goût du risque sont toujours plus forts en Amérique qu’en Europe. L’Amérique pourrait offrir, dans un proche avenir, encore de belles surprises à la civilisation européenne.
Propos recueillis par Bernard Dumont.
Paru dans Catholica, n° 98, hiver 2007 - 2008.
00:20 Publié dans Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : politique, croatie, entretiens | | del.icio.us | | Digg | Facebook
lundi, 09 juin 2008
Hommage et entretien avec Gustave Thibon
Hommage à Gustave Thibon
Le philosophe catholique Gustave Thibon est décédé. Dans un éditorial de la presse italienne, nous avons lu ce vibrant hommage (notre correspondant ne nous a malheureusement pas transmis les coordonnées du journal): «L'écrivain et philosophe français Gustave Thibon, un des penseurs chrétiens les plus controversés de la seconde moitié du 20ième siècle, est décédé récemment, âgé de 97 ans, à Saint-Marcel, dans son pays natal de l'Ardèche. Catholique de droite, sympathisant monarchiste mais aussi ami et premier éditeur de la philosophe d'origine juive Simone Weil, Thibon doit sa célébrité à ses aphorismes sur la foi. Certaines de ses brèves maximes font désormais partie du patrimoine catholique: de «Celui qui refuse d'être l'image de Dieu sera son singe pour l'éternité» à «Pour unir les hommes, il ne suffit pas de jeter des ponts, il faut construire des échelles. Celui qui ne monte pas vers Dieu ne pourra rencontrer son frère», en passant par «La vérité est aussi une blessure, quasiment jamais un baume» et «Aime ceux qui te rendent heureux, mais n'aime pas ton bonheur». Thibon était animé par une veine mystique particulière, mais, en même temps, restait attaché à la campagne (il aimait se présenter comme un "écrivain-paysan"). Il a affronté dans une vingtaine de livres les grandes questions de l'existence d'un point de vue chrétien: la présence de Dieu, l'amour, la foi et la grâce, la domination de la technique sur l'homme. Parmi ses ouvrages les plus connus, citons: Le destin de l'homme (1941), L'échelle de Jacob (1942) et Retour au réel (1943). En juillet 1941, Thibon rencontre Simone Weil dans son usine, alors qu'elle avait été chassée de l'université en tant qu'intellectuelle d'origine juive. Elle lui confie le manuscrit d'un de ses livres les plus célèbres, L'ombre et la grâce, que Thibon publiera en 1947, faisant ainsi connaître au monde la jeune philosophe morte de tuberculose en Angleterre en août 1943. Thibon avait été influencé par Pascal et par Péguy, mais aussi par Nietzsche et par Maurras. Dans tous ses livres, il a dénoncé la marginalisation des "exigences de l'esprit" dans la société contemporaine. De concert avec Jean Guitton, il est aujourd'hui considéré comme l'un des phares de la pensée catholique française du 20ième siècle, mais il avait choisi de vivre en retrait, refusant toute charge académique».
C'est bien entendu la dimension paysanne de Thibon, l'influence du vitalisme (qu'il reliait à la doctrine catholique de l'incarnation), de Nietzsche et de Péguy sur sa pensée, qui nous intéresse dans son œuvre. De même que cette proximité entre le paysan monarchiste et Simone Weil, théoricienne de l'enracinement, à la suite de sa lecture attentive de Péguy, chantre des "petites et honnêtes gens", qui font la solidité des peuples. Mieux: l'œuvre de Thibon démarre avec une réflexion approfondie sur l'œuvre de Ludwig Klages, figure cardinale de la "révolution conservatrice" et des premières années du Cercle de Stefan George (les Cosmiques de Munich), un Klages pourtant fort peu suspect de complaisance avec le christianisme. Marc. Eemans, lecteur attentif de Thibon, parce que celui-ci était justement le premier exégète français de Klages, reliait la pensée de ce catholique de l'Ardèche à celle de toutes les formes de catholicisme organique, liées en ultime instance à la mystique médiévale, résurgence d'un paganisme fondamental. Thibon, exégète de Klages, donne le coup d'envoi posthume à Simone Weil, théoricienne audacieuse de l'enracinement. Lier le paganisme de Klages, le catholicisme paysan de Thibon et le plaidoyer pour l'enracinement de Simone Weil permettrait de ruiner définitivement les manichéismes incapacitants et les simplismes binaires qui dominent l'univers médiatique et qui commencent dangereusement à déborder dans le champs scientifique (Robert Steuckers).
Gustave Thibon a accordé à notre collaborateur occasionnel Xavier Cheneseau, sans nul doute l'un de ses tous derniers entretiens. Son décès le rend d'autant plus émouvant.
Entretien avec Gustave Thibon
Vous avez écrit un jour: "Le vrai traditionaliste n'est pas conservateur". Pouvez-vous expliquer ces propos. Est-ce à dire qu'un traditionaliste est révolutionnaire ?
GTh: Le vrai traditionaliste n'est pas conservateur dans ce sens qu'il sait dans la tradition distinguer les éléments caducs des éléments essentiels, qu'il veille sans cesse à ne pas sacrifier l'esprit à la lettre et qu'il s'adapte à son époque, non pour s'y soumettre servilement mais pour en adopter les bienfaits en luttant contre ses déviations et ses abus. Telle fut l'œuvre de la monarchie française au long des siècles. Tout tient dans cette formule de Simone Weil: " La vraie révolution consiste dans le retour à un ordre éternel momentanément perturbé".
Ne pensez-vous pas que la tradition exclut la liberté créatrice ?
GTh: La réponse est la même que la précédente. La tradition favorise la liberté créatrice et ne s'oppose qu'à la liberté destructrice. Traditionalisme ne signifie pas fixisme mais orientation du changement. Ainsi, un corps vivant renouvelle indéfiniment ses cellules, mais reste identique à lui-même à travers ces mutations. Le cancer, au contraire, se caractérise par la libération anarchique des cellules.
Pour vous, la démocratie, le socialisme, le libéralisme sont-ils des systèmes anti-traditionnels ?
GTh: Il faudrait préciser le sens qu'on donne à ces mots. La démocratie s'oppose à la tradition dans la mesure où elle s'appuie uniquement sur la loi abstraite du nombre et des fluctuations de l'opinion. De même, au socialisme en tant que mainmise du pouvoir central sur la liberté des individus, de même, au libéralisme "sauvage", dans la mesure où il ne souffre aucun correctif à la loi de l'offre et de la demande.
Est-il possible d'affirmer aujourd'hui la primauté de l'esprit sur le monde matérialiste ?
GTh: Il faudrait d'abord s'entendre sur le sens qu'on donne aux mots esprit et matière. De toute façon, il y a primauté de l'esprit sur la matière même chez les matérialistes, dans ce sens que c'est l'esprit "lumière" qui modifie la matière et l'aménage en fonction de sa puissance et de ses désirs. Mais, si l'on entend par matérialisme cet usage de l'esprit qui privilégie les conquêtes et les jouissances matérielles au détriment des choses proprement spirituelles (art, philosophie, religion, etc...), il est bien certain que notre époque se fige dans un matérialisme destructeur.
Que signifie pour vous la notion de "culture populaire" ? N'y a-t-il pas une opposition entre ces deux termes ?
GTh: Il n'y a aucune opposition entre ces deux termes. La vraie culture n'est pas l'apanage des "intellectuels". Dans toute civilisation digne de ce nom, elle imprègne toutes les couches de la population par les traditions, les arts, les coutumes, la religion. Et c'est un signe grave de décadence que la disjonction entre l'instruction livresque et la culture populaire.
La notion d'ordre ne s'oppose-t-elle pas à une grande idée de l'homme ?
GTh: Là aussi, tout dépend de ce qu'on appelle l'ordre. Il y a l'ordre social, l'ordre moral, l'ordre divin etc... Et il arrive souvent que ces ordres entrent en conflit dans les faits. Exemple: Antigone représente le désordre par rapport à Créon, ignorant de la loi des Dieux, le Christ devant les Pharisiens attachés à la lettre de la loi. Et la toute première idée de l'homme, sans rien négliger des formes inférieures de l'ordre, s'attache avant tout à l'ordre suprême où comme dit l'Apôtre: "On obéit à Dieu plutôt qu'aux hommes."
(Propos recueillis par © Xavier Cheneseau).
00:10 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : entretiens, hommages, catholicisme, pensée catholique, spiritualité, terre | | del.icio.us | | Digg | Facebook
vendredi, 16 mai 2008
Frank Böckelmann over mei 68
Mei ’68 : een eerste benadering
Dr. Frank Böckelmann was samen met Rudi Dutschke, Dieter Kunzelmann en anderen lid van de Subversive Aktion, een van de groepen (1965-1966) die in Duitsland aan het begin van de studentenrevolte stonden.
Hij werd geboren in 1941 in Dresden, studeerde in München filosofie en communicatiewetenschappen en werkte als journalist en mediawetenschapper. Hij publiceerde verschillende boeken, waaronder Die Welt als Ort. Erkundungen im entgrenzten Dasein (Karolinger-Verlag, 2007).
Hij werd naar aanleiding van de 40ste verjaardag van mei ‘68 door het weekblad Junge Freiheit geïnterviewd (nr. 16/08, 11.04.2008).
Enkele uittreksels uit dit merkwaardige interview.
Vraag: Wat was er eigenlijk aan de hand in 1968 ?
Böckelmann: Overtuigd van hun morele superioriteit trokken studenten en scholieren toen ten strijde tegen alle banden, relaties en invloeden, die het individu in zijn wens naar zelfontplooiing hinderden. Men bond de strijd aan met het kapitalisme, maar eigenlijk hielp men zo de volledige economisering van het dagdagelijkse leven en van de samenleving te realiseren.
Vraag: Een negatieve balans dus ?
Böckelmann: 40 jaar na datum moet men inderdaad durven toegeven: Ja. De ontbinding (op alle vlakken) leidde niet tot een nieuw gemeenschapsgevoel of tot een veelheid van rollen. Ongeacht wat we zijn en wat we doen, onze zelfwaardering is gestandaardiseerd, en dit volgens inkomen en volgens openbare waardering.
Bedenkt u ook maar eens, hoe verbluffend eenvoudig de rebellen van toen gelijk kregen. Bijna zonder verzet werden de eisen naar zelfontplooiing en detaboeïsering en gelijkberechtiging van allerlei minderheden openlijk begroet en door bijna alle welmenende burgers ondersteund. Afgezien van de kritiek op het kapitalisme – waar dit eigenlijk slechts een schijngevecht betrof – stampte de protestbeweging eigenlijk open deuren in. Werden de rollen van de geslachten en van de ouders, werd het respect voor autoriteit en voor nationale tradities nog wel door iemand verdedigd?
Vraag: U heeft het niet erg begrepen op zelfontplooiing?
Böckelmann: Eigenlijk is zelfontplooiing slechts de triomf van de onverschilligheid. Zeker als ze doel op zichzelf is. De zelfontplooiing van het individu is de fetisj van onze moderne tijd. Ze verwerpt alle historische, nationale en kulturele banden (…) Vooral een partij als de Grünen komen hiermee met zichzelf in tegenspraak. Immers, willen ze consequent opkomen voor kinderwelzijn en milieubescherming, dan kunnen ze dat niet door geatomiseerde individuen, maar alleen door mensen, die zichzelf zien als leden van plaatsgebonden gemeenschappen.
Vraag: Een min of meer gelijklopende situatie bestond er ook voor de machtsgreep door de nationaalsocialisten. Was 1933 het ’68 van de Weimarrepubliek?
Böckelmann: Wat de revolte van 1968 onderscheidt van de burgerlijke en communistische revoluties en ook van de machtsgreep van de nationaalsocialisten is het feit dat geen nieuwe ordening der dingen ontstaat, en dat de ‘vadermoord’ oneindig herhaald wordt. Steeds opnieuw moeten nieuwe restricties, verboden, grenzen, onderdrukking en verstarring worden ‘ontdekt’ en gedramatiseerd worden, zodat de emancipatie, de breuk met het ‘enge’ van het bestaan, kan opgevoerd worden. Steeds meer figuren uit deze periode, en in elk geval de knapste koppen zoals Maschke, Friedrich, Rabehl en Röhl, keren zich af van deze zogenaamde zelfontplooiing, die uiteindelijk op niets zal uitdraaien.
(vertaling : Peter Logghe)
00:10 Publié dans Affaires européennes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théorie politique, histoire, entretiens, mai 68, situationisme, philosophie | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mardi, 13 mai 2008
Pour préciser les positions de "Synergies Européennes" (2)
Robert STEUCKERS: Pour préciser les positions de "Synergies Européennes" (2)
Propos recueillis par Pieter Van Damme
Pourquoi Synergies accorde-t-elle tant d'attention à la Russie, outre le fait que ce pays fasse partie de l'ensemble eurasien?
L'attention que nous portons à la Russie procède d'une analyse géopolitique de l'histoire européenne. La première intuition qui a mobilisé nos efforts depuis près d'un quart de siècle, c'est que l'Europe, dans laquelle nous étions nés, celle de la division sanctionnée par les conférences de Téhéran, Yalta et Postdam, était invivable, condamnait nos peuples à sortir de l'histoire, à vivre une stagnation historique, économique et politique, ce qui, à terme, signifie la mort. Bloquer l'Europe à hauteur de la frontière entre l'Autriche et la Hongrie, couper l'Elbe à hauteur de Wittenberge et priver Hambourg de son hinterland brandebourgeois, saxon et bohémien, sont autant de stratégies d'étranglement. Le Rideau de Fer coupait l'Europe industrielle de territoires complémentaires et de cette Russie, qui, à la fin du XIXième siècle, devenait le fournisseur de matières premières de l'Europe, la prolongation vers le Pacifique de son territoire, le glacis indispensable verrouillant le territoire de l'Europe contre les assauts des peuples de la steppe qu'elle avait subis jusqu'au XVIième siècle. La propagande anglaise décrivait le Tsar comme un monstre en 1905 lors de la guerre russo-japonaise, favorisait les menées séditieuses en Russie, afin de freiner cette synergie euro-russe d'avant le communisme. Le communisme, financé par des banquiers new-yorkais, tout comme la flotte japonaise en 1905, a servi à créer le chaos en Russie et à empêcher des relations économiques optimales entre l'Europe et l'espace russo-sibérien. Exactement comme la révolution française, appuyé par Londres (cf. Olivier Blanc, Les hommes de Londres, Albin Michel), a ruiné la France, a annihilé tous ses efforts pour se constituer une flotte atlantique et se tourner vers le large plutôt que vers nos propres territoires, a fait des masses de conscrits français (et nord-africains) une chaire à canon pour la City, pendant la guerre de Crimée, en 1914-1918 et en 1940-45. Une France tournée vers le large, comme le voulait d'ailleurs Louis XVI, aurait engrangé d'immenses bénéfices, aurait assuré une présence solide dans le Nouveau Monde et en Afrique dès le XVIIIième siècle, n'aurait probablement pas perdu ses comptoirs indiens. Une France tournée vers la ligne bleue des Vosges a provoqué sa propre implosion démographique, s'est suicidée biologiquement. Le ver était dans le fruit: après la perte du Canada en 1763, une maîtresse hissée au rang de marquise a dit: "Bah! Que nous importent ces quelques arpents de neige" et "après nous, le déluge". Grande clairvoyance politique! Qu'on peut comparer à celle d'un métapolitologue du 11ième arrondissement, qui prend de haut les quelques réflexions de Guillaume Faye sur l'“Eurosibérie”! En même temps, cette monarchie française sur le déclin s'accrochait à notre Lorraine impériale, l'arrachait à sa famille impériale naturelle, scandale auquel le gouverneur des Pays-Bas autrichiens, Charles de Lorraine n'a pas eu le temps de remédier; Grand Maître de l'Ordre Teutonique, il voulait financer sa reconquête en payant de sa propre cassette une armée bien entraînée et bien équipée de 70.000 hommes, triés sur le volet. Sa mort a mis un terme à ce projet. Cela a empêché les armées européennes de disposer du glacis lorrain pour venir mettre un terme, quelques années plus tard, à la comédie révolutionnaire qui ensanglantait Paris et allait commettre le génocide vendéen. Pour le grand bénéfice des services de Pitt!
Dans l'état actuel de nos recherches, nous constatons d'abord que le projet de reforger une alliance euro-russe indéfectible n'est pas une anomalie, une lubie ou une idée originale. C'est tout le contraire! C'est le souci impérial récurrent depuis Charlemagne et Othon I! Quarante ans de Guerre Froide, de division Est-Ouest et d'abrutissement médiatique téléguidé depuis les Etats-Unis ont fait oublier à deux ou trois générations d'Européens les ressorts de leur histoire.
Le limes romain sur le Danube
Ensuite, nos lectures nous ont amenés à constater que l'Europe, dès l'époque carolingienne, s'est voulue l'héritière de l'Empire romain et a aspiré à restituer celui-ci tout le long de l'ancien limes danubien. Rome avait contrôlé le Danube de sa source à son embouchure dans la Mer Noire, en déployant une flotte fluviale importante, rigoureusement organisée, en construisant des ouvrages d'art, dont des ponts de dimensions colossales pour l'époque (avec piliers de 45 m de hauteur dans le lit du fleuve), en améliorant la technique des ponts de bateaux pour les traversées offensives de ses légions, en concentrant dans la trouée de Pannonie plusieurs légions fort aguerries et disposant d'un matériel de pointe, de même que dans la province de Scythie, correspondant à la Dobroudja au sud du delta du Danube. L'objectif était de contenir les invasions venues des steppes surtout au niveau des deux points de passage sans relief important que sont justement la plaine hongroise (la "puszta") et cette Dobroudja, à la charnière de la Roumanie et de la Bulgarie actuelles. Un empire ne pouvait éclore en Europe, dans l'antiquité et au haut moyen âge, si ces points de passage n'étaient pas verrouillés pour les peuples non européens de la steppe. Ensuite, dans le cadre de la Sainte-Alliance du Prince Eugène (cf. infra), il fallait les dégager de l'emprise turque ottomane, irruption étrangère à l'européité, venue du Sud-Est. Après les études de l'Américain Edward Luttwak sur la stratégie militaire de l'Empire romain, on constate que celui-ci n'était pas seulement un empire circum-méditerranéen, centré autour de la Mare Nostrum, mais aussi un empire danubien, voire rhéno-danubien, avec un fleuve traversant toute l'Europe, où sillonnait non seulement une flotte militaire, mais aussi une flotte civile et marchande, permettant les échanges avec les tribus germaniques, daces ou slaves du Nord de l'Europe. L'arrivée des Huns dans la trouée de Pannonie bouleverse cet ordre du monde antique. L'étrangeté des Huns ne permet pas de les transformer en Foederati comme les peuples germaniques ou daces.
Les Carolingiens voudront restaurer la libre circulation sur le Danube en avançant leurs pions en direction de la Pannonie occupée par les Avars, puis par les Magyars. Charlemagne commence à faire creuser le canal Rhin-Danube que l'on nommera la Fossa Carolina. On pense qu'elle a été utilisée, pendant un très bref laps de temps, pour acheminer troupes et matériels vers le Noricum et la Pannonie. Charlemagne, en dépit de ses liens privilégiés avec la Papauté romaine, souhaitait ardemment la reconnaissance du Basileus byzantin et envisageait même de lui donner la main d'une de ses filles. Aix-la-Chapelle, capitale de l'Empire germanique, est construite comme un calque de Byzance, titulaire légitime de la dignité impériale. Le projet de mariage échoue, sans raison apparente autre que l'attachement personnel de Charlemagne à ses filles, qu'il désirait garder près de lui, en en faisant les maîtresses des grands abbés carolingiens, sans la moindre pudibonderie. Cet attachement paternel n'a donc pas permis de sceller une alliance dynastique entre l'Empire germanique d'Occident et l'Empire romain d'Orient. L'ère carolingienne s'est finalement soldée par un échec, à cause d'une constellation de puissances qui lui a été néfaste: les rois francs, puis les Carolingiens (et avant eux, les Pippinides), se feront les alliés, parfois inconditionnels, du Pape romain, ennemis du christianisme irlando-écossais, qui missionne l'Allemagne du Sud danubienne, et de Byzance, héritière légale de l'impérialité romaine. La papauté va vouloir utiliser les énergies germaniques et franques contre Byzance, sans autre but que d'asseoir sa seule suprématie. Alors qu'il aurait fallu continuer l'œuvre de pénétration pacifique des Irlando-Ecossais vers l'Est danubien, à partir de Bregenz et de Salzbourg, favoriser la transition pacifique du paganisme au christianisme irlandais au lieu d'accorder un blanc seing à des zélotes à la solde de Rome comme Boniface, parce que la variante irlando-écossaise du christianisme ne s'opposait pas à l'orthodoxie byzantine et qu'un modus vivendi aurait pu s'établir ainsi de l'Irlande au Caucase. Cette synthèse aurait permis une organisation optimale du continent européen, qui aurait rendu impossible le retour des peuples mongols et les invasions turques des 10ième et 11ième siècles. Ensuite, la reconquista de l'Espagne aurait été avancée de six siècles!
[Pour en savoir plus: Robert STEUCKERS, «Mystères pontiques et panthéisme celtique à la source de la spiritualité européenne», in: Nouvelles de Synergies européennes, n°39, 1999].
Après Lechfeld en 955, l'organisation de la trouée pannonienne
Ces réflexions sur l'échec des Carolingiens, exemplifié par la bigoterie stérile et criminelle de son descendant Louis le Pieux, démontre qu'il n'y a pas de bloc civilisationnel européen cohérent sans une maîtrise et une organisation du territoire de l'embouchure du Rhin à la Mer Noire. D'ailleurs, fait absolument significatif, Othon I reçoit la dignité impériale après la bataille de Lechfeld en 955, qui permet de reprendre pied en Pannonie, après l'élimination des partisans du khan magyar Horka Bulcsu, et l'avènement des Arpads, qui promettent de verrouiller la trouée pannonienne comme l'avaient fait les légions romaines au temps de la gloire de l'Urbs. Grâce à l'armée germanique de l'Empereur Othon I et la fidélité des Hongrois à la promesse des Arpads, le Danube redevient soit germano-romain soit byzantin (à l'Est des "cataractes" de la Porte de Fer). Si la Pannonie n'est plus une voie de passage pour les nomades d'Asie qui peuvent disloquer toute organisation politique continentale en Europe, ipso facto, l'impérialité est géographiquement restaurée.
Othon I, époux d'Adelaïde, héritière du royaume lombard d'Italie, entend réorganiser l'Empire en assurant sa mainmise sur la péninsule italique et en négociant avec les Byzantins, en dépit des réticences papales. En 967, douze ans après Lechfeld, cinq ans après son couronnement, Othon reçoit une ambassade du Basileus byzantin Nicéphore Phocas et propose une alliance conjointe contre les Sarrasins. Elle se réalisera tacitement avec le successeur de Nicéphore Phocas, plus souple et plus clairvoyant, Ioannes Tzimisces, qui autorise la Princesse byzantine Théophane à épouser le fils d'Othon I, le futur Othon II en 972. Othon II ne sera pas à la hauteur, essuyant une défaite terrible en Calabre en 983 face aux Sarrasins. Othon III, fils de Théophane, qui devient régente en attendant sa majorité, ne parviendra pas à consolider son double héritage, germanique et byzantin.
Le règne ultérieur d'un Konrad II sera exemplaire à ce titre. Cet empereur salien vit en bonne intelligence avec Byzance, dont les territoires à l'Est de l'Anatolie commencent à être dangereusement harcelés par les raids seldjoukides et les rezzou arabes. L'héritage othonien en Pannonie et en Italie ainsi que la paix avec Byzance permettent une véritable renaissance en Europe, confortée par un essor économique remarquable. Grâce à la victoire d'Othon I et à l'inclusion de la Pannonie des Arpad dans la dynamique impériale européenne, l'économie de notre continent entre dans une phase d'essor, la croissance démographique se poursuit (de l'an 1000 à 1150 la population augmente de 40%), le défrichage des forêts bat son plein, l'Europe s'affirme progressivement sur les rives septentrionales de la Méditerranée et les cités italiennes amorcent leur formidable processus d'épanouissement, les villes rhénanes deviennent des métropoles importantes (Cologne, Mayence, Worms avec sa superbe cathédrale romane).
Cet essor et le règne paisible mais fort de Konrad II démontrent que l'Europe ne peut connaître la prospérité économique et l'épanouissement culturel que si l'espace entre la Moravie et l'Adriatique est sécurisé. Dans tous les cas contraires, c'est le déclin et le marasme. Leçon historique cardinale qu'ont retenue les fossoyeurs de l'Europe: à Versailles en 1919, ils veulent morceler le cours du Danube en autant d'Etats antagonistes que possible; en 1945, ils veulent établir une césure sur le Danube à hauteur de l'antique frontière entre le Noricum et la Pannonie; entre 1989 et 2000, ils veulent installer une zone de troubles permanents dans le Sud-Est européen afin d'éviter la soudure Est-Ouest et inventent l'idée d'un fossé civilisationnel insurmontable entre un Occident protestant-catholique et un Orient orthodoxe-byzantin (cf. les thèses de Samuel Huntington).
Au Moyen Age, c'est la Rome papale qui va torpiller cet essor en contestant le pouvoir temporel des Empereurs germaniques et en affaiblissant de la sorte l'édifice européen tout entier, privé d'un bras séculier puissant et bien articulé. Le souhait des empereurs était de coopérer dans l'harmonie et la réciprocité avec Byzance, pour restaurer l'unité stratégique de l'Empire romain avant la césure Occident/Orient. Mais Rome est l'ennemie de Byzance, avant même d'être l'ennemie des Musulmans. A l'alliance tacite, mais très mal articulée, entre l'Empereur germanique et le Basileus byzantin, la Papauté opposera l'alliance entre le Saint-Siège, le royaume normand de Sicile et les rois de France, alliance qui appuie aussi tous les mouvements séditieux et les intérêts sectoriels et bassement matériels en Europe, pourvu qu'ils sabotent les projets impériaux.
Le rêve italien des Empereurs germaniques
Le rêve italien des Empereurs, d'Othon III à Frédéric II de Hohenstaufen, vise à unir sous une même autorité suprême les deux grandes voies de communication aquatiques en Europe: le Danube au centre des terres et la Méditerranée, à la charnière des trois continents. A rebours des interprétations nationales-socialistes ou folcistes ("völkisch") de Kurt Breysig et d'Adolf Hitler lui-même, qui n'ont eu de cesse de critiquer l'orientation italienne des Empereurs germaniques du Haut Moyen Age, force est de constater que l'espace entre Budapest (l'antique Aquincum des Romains) et Trieste sur l'Adriatique, avec, pour prolongement, la péninsule italienne et la Sicile, permettent, si ces territoires sont unis par une même volonté politique, de maîtriser le continent et de faire face à toutes les invasions extérieures: celles des nomades de la steppe et du désert arabique. Les Papes contesteront aux Empereurs le droit de gérer pour le bien commun du continent les affaires italiennes et siciliennes, qu'ils considéraient comme des apanages personnels, soustraits à toute logique continentale, politique et stratégique: en agissant de la sorte, et avec le concours des Normands de Sicile, ils ont affaibli leur ennemie, Byzance, mais, en même temps, l'Europe toute entière, qui n'a pas pu reprendre pied en Afrique du Nord, ni libérer la péninsule ibérique plus tôt, ni défendre l'Anatolie contre les Seldjoukides, ni aider la Russie qui faisait face aux invasions mongoles. La situation exigeait la fédération de toutes les forces dans un projet commun.
Par les menées séditieuses des Papes, des rois de France, des émeutiers lombards, des féodaux sans scrupules, notre continent n'a pas pu être "membré" de la Baltique à l'Adriatique, du Danemark à la Sicile (comme l'avait également voulu un autre esprit clairvoyant du XIIIième siècle, le Roi de Bohème Ottokar II Premysl). L'Europe était dès lors incapable de parfaire de grands desseins en Méditerranée (d'où la lenteur de la reconquista, laissée aux seuls peuples hispaniques, et l'échec des croisades). Elle était fragilisée sur son flanc oriental et a failli, après les désastres de Liegnitz et de Mohi en 1241, être complètement conquise par les Mongols. Cette fragilité, qui aurait pu lui être fatale, est le résultat de l'affaiblissement de l'institution impériale à cause des manigances papales.
De la nécessaire alliance des deux impérialités européennes
En 1389, les Serbes s'effondrent devant les Turcs lors de la fameuse bataille du Champ des Merles, prélude dramatique à la chute définitive de Constantinople en 1453. L'Europe est alors acculée, le dos à l'Atlantique et à l'Arctique. La seule réaction sur le continent vient de Russie, pays qui hérite ainsi ipso facto de l'impérialité byzantine à partir du moment où celle-ci cesse d'exister. Moscou devient donc la "Troisième Rome"; elle hérite de Byzance la titulature de l'impérialité orientale. Il y avait deux empires en Europe, l'Empire romain d'Occident et l'Empire romain d'Orient; il y en a toujours deux malgré la chute de Constantinople: le Saint-Empire romain germanique et l'Empire russe. Ce dernier passe directement à l'offensive, grignote les terres conquises par les Mongols, détruit les royaumes tatars de la Volga, pousse vers la Caspienne. Par conséquent, tradition et géopolitique obligent: l'alliance voulue par les empereurs germaniques depuis Charlemagne entre Aix-la-Chapelle et Byzance, doit être poursuivie mais, dorénavant, par une alliance impériale germano-russe. L'Empereur d'Occident (germanique) et l'Empereur d'Orient (russe) doivent agir de concert pour repousser les ennemis de l'Europe (espace stratégique à deux têtes comme le symbolise l'aigle bicéphale) et dégager nos terres de l'encerclement ottoman et musulman, avec l'appui des rois locaux: rois d'Espagne, de Hongrie, etc. Telle est la raison historique, métaphysique et géopolitique de toute alliance germano-russe.
Cette alliance fonctionnera, en dépit de la trahison française. La France était hostile à Byzance pour le compte des Papes anti-impériaux de Rome. Elle participera à la destruction des glacis de l'Empire à l'Ouest et s'alliera aux Turcs contre le reste de l'Europe. D'où les contradictions insolubles des "nationalistes" français: simultanément, ils se réclament de Charles Martel (un Austrasien de nos pays d'entre Meuse et Rhin, appelé au secours d'une Neustrie et d'une Aquitaine mal organisées, décadentes et en proie à toutes sortes de dissensions, qui n'avaient pas su faire face à l'invasion arabe) mais ces mêmes nationalistes français avalisent les crimes de trahison des rois, cardinaux et ministres félons: François I, Henri II, Richelieu, Louis XIV, Turenne, voire des séides de la Révolution, comme si, justement, Charles Martel l'Austrasien n'avait jamais existé!
L'Alliance austro-russe fonctionne avec la Sainte-Alliance mise sur pied par Eugène de Savoie à la fin du XVIIième siècle, qui repousse les Ottomans sur toutes les frontières, de la Bosnie au Caucase. L'intention géopolitique est de consolider la trouée pannonienne, de maître en service une flotte fluviale danubienne, d'organiser une défense en profondeur de la frontière par des unités de paysans-soldats croates, serbes, roumains, appuyés par des colons allemands et lorrains, de libérer les Balkans et, en Russie, de reprendre la Crimée et de contrôler les côtes septentrionales de la Mer Noire, afin d'élargir l'espace européen à son territoire pontique au complet. Au XVIIIième siècle, Leibniz réitère cette nécessité d'inclure la Russie dans une grande alliance européenne contre la poussée ottomane. Plus tard, la Sainte-Alliance de 1815 et la Pentarchie du début du XIXième siècle prolongeront cette même logique. L'alliance des trois empereurs de Bismarck et la politique de concertation avec Saint-Pétersbourg, qu'il n'a cessé de pratiquer, sont des applications modernes du vœu de Charlemagne (non réalisé) et d'Othon I, véritable fondateur de l'Europe. Dès que ces alliances n'ont plus fonctionné, l'Europe est entrée dans une nouvelle phase de déclin, au profit, notamment, des Etats-Unis. Le Traité de Versailles de 1919 vise la neutralisation de l'Allemagne et son pendant, le Traité du Trianon, sanctionne le morcellement de la Hongrie, privée de son extension dans les Tatras (la Slovaquie) et de son union avec la Croatie créée par le roi Tomislav, union instaurée plus tard par la Pacta Conventa en 1102, sous la direction du roi hongrois Koloman Könyves ("Celui qui aimait les livres jusqu'à la folie"). Versailles détruit ce que les Romains avaient uni, restaure ce que les troubles des siècles sombres avaient imposé au continent, détruit l'œuvre de la Couronne de Saint-Etienne qui avait harmonieusement restauré l'ordre romain tout en respectant la spécificité croate et dalmate. Versailles a surtout été un crime contre l'Europe parce que cette nécessaire harmonie hungaro-croate en cette zone géographique clef a été détruite et a précipité à nouveau l'Europe dans une période de troubles inutiles, à laquelle un nouvel empereur devra nécessairement, un jour, mettre un terme. Wilson, Clemenceau et Poincaré, la France et les Etats-Unis, portent la responsabilité de ce crime devant l'histoire, de même que les tenants écervelés de cette éthique de la conviction (et, partant, de l'irresponsabilité) portée par le laïcisme de mouture franco-révolutionnaire. Derrière l'hostilité de façade à la religion catholique qu'elle professe, cette idéologie pernicieuse a agi exactement comme les papes simoniaques du Moyen Age: elle a détruit les principes d'organisation optimaux de notre Europe, ses adeptes étant aveuglés par des principes fumeux et des intérêts sordides, sans profondeur historique et temporelle. Principes et intérêts totalement inaptes à fournir les assises d'une organisation politique, pour ne même pas parler d'un empire.
Face à ce désastre, Arthur Moeller van den Bruck, figure de proue de la révolution conservatrice, lance l'idée d'une nouvelle alliance avec la Russie en dépit de l'installation au pouvoir du bolchevisme léniniste, car le principe de l'alliance des deux Empires doit demeurer envers et contre la désacralisation, l'horizontalisation et la profanation de la politique. Le Comte von Brockdorff-Rantzau appliquera cette diplomatie, ce qui conduira à l'anti-Versailles germano-soviétique: les accords de Rapallo signés entre Rathenau et Tchitcherine en 1922. De là, nous revenons à la problématique du "national-bolchevisme" que j'ai évoquée par ailleurs dans cet entretien.
Dans les années 80, quand l'évolution des stratégies militaires, des armements et surtout des missiles balistiques inter-continentaux, amène au constat qu'aucune guerre nucléaire n'est possible en Europe sans la destruction totale des pays engagés, il apparaît nécessaire de sortir de l'impasse et de négocier pour ré-impliquer la Russie dans le concert européen. Après la perestroïka, amorcée en 1985 par Gorbatchev, le dégel s'annonce, l'espoir reprend: il sera vite déçu. La succession des conflits inter-yougoslaves va à nouveau bloquer l'Europe entre la trouée pannonienne et l'Adriatique, tandis que les officines de propagande médiatique, CNN en tête, inventent mille et une raisons pour approfondir le fossé entre Européens et Russes.
Blocage des dynamiques européennes entre Bratislava et Trieste
Ces explications d'ordre historique doivent nous amener à comprendre que les soi-disant défenseurs d'un Occident sans la Russie (ou contre la Russie) sont en réalité les fossoyeurs papistes ou maçonniques de l'Europe et que leurs agissements condamnent notre continent à la stagnation, au déclin et à la mort, comme il avait stagné, décliné et dépéri entre les invasions hunniques et la restauratio imperii d'Othon I, à la suite de la bataille de Lechfeld en 955. Dès la ré-organisation de la plaine hongroise et son inclusion dans l'orbe européenne, l'essor économique et démographique de l'Europe ne s'est pas fait attendre. C'est une renaissance analogue que l'on a voulu éviter après le dégel qui a suivi la perestroïka de Gorbatchev, car cette règle géopolitique garantissant la prospérité est toujours valable (par exemple, l'économie autrichienne avait triplé son chiffre d'affaire en l'espace de quelques années après le démantèlement du Rideau de fer le long de la frontière austro-hongroise en 1989). Nos adversaires connaissent bien les ressorts de l'histoire européenne. Mieux que notre propre personnel politique pusillanime et décadent. Ils savent que c'est toujours là, entre Bratislava et Trieste, qu'il faut nous frapper, nous bloquer, nous étrangler. Pour éviter une nouvelle union des deux Empires et une nouvelle période de paix et de prospérité, qui ferait rayonner l'Europe de mille feux et condamnerait ses concurrents à des rôles de seconde zone, tout simplement parce qu'ils ne possèdent pas le vaste éventail de nos potentialités, fruits de nos différences et de nos spécificités.
Quelles sont les positions concrètes de Synergies Européennes sur des institutions comme le Parlement, la représentation populaire, etc.
La vision de "Synergies Européennes" est démocratique mais hostile à toutes les formes de partitocratie, car celle-ci, qui se prétend “démocratique”, est en fait un parfait déni de démocratie. Sur le plan théorique, "Synergies Européennes" se réclame d'un libéral russe du début du siècle, militant du Parti des Cadets: Moshe Ostrogovski. L'analyse que ce libéral russe d'avant la révolution bolchevique nous a laissée repose sur un constat évident: toute démocratie devrait être un système calqué sur la mouvance des choses dans la Cité. Les mécanismes électoraux visent logiquement à faire représenter les effervescences à l'œuvre dans la société, au jour le jour, sans pour autant bouleverser l'ordre immuable du politique. Par conséquent, les instruments de la représentation, c'est-à-dire les partis politiques, doivent, eux aussi, être transitoires, représenter les effervescences passagères et ne jamais viser à la pérennité. Les dysfonctionnements de la démocratie parlementaire découlent du fait que les partis deviennent des permanences rigides au sein des sociétés, cooptant en leur sein des individus de plus en plus médiocres. Pour pallier à cet inconvénient, Ostrogovski suggère une démocratie reposant sur des partis "ad hoc", réclamant ponctuellement des réformes urgentes ou des amendements précis, puis proclamant leur propre dissolution pour libérer leur personnel, qui peut alors forger de nouveaux mouvements pétitionnaires, ce qui permet de redistribuer les cartes et de répartir les militants dans de nouvelles formations, qui seront tout aussi provisoires. Les parlements accueilleraient ainsi des citoyens qui ne s'encroûteraient jamais dans le professionnalisme politicien. Les périodes de législature seraient plus courtes ou, comme au début de l'histoire de Belgique ou dans le Royaume-Uni des Pays-Bas de 1815 à 1830, le tiers de l'assemblée serait renouvelé à chaque tiers du temps de la législation, permettant une circulation plus accélérée du personnel politique et une élimination par la sanction des urnes de tous ceux qui s'avèrent incompétents; cette circulation n'existe plus aujourd'hui, ce qui, au-delà du problème du vote censitaire, nous donne aujourd'hui une démocratie moins parfaite qu'à l'époque. Le problème est d'éviter des carrières politiciennes chez des individus qui finiraient par ne plus rien connaître de la vie civile réelle.
Weber & Minghetti: pour le maintien de la séparation des trois pouvoirs
Max Weber aussi avait fait des observations pertinentes: il constatait que les partis socialistes et démocrates-chrétiens (le "Zentrum" allemand) installaient des personnages sans compétence à des postes clef, qui prenaient des décisions en dépit du bon sens, étaient animés par des éthiques de la conviction et non plus de la responsabilité et exigeaient la répartition des postes politiques ou des postes de fonctionnaires au pro rata des voix sans qu'il ne leur soit réclamé des compétences réelles pour l'exercice de leur fonction. Le ministre libéral italien du XIXième siècle, Minghetti, a perçu très tôt que ce système mettrait vite un terme à la séparation des trois pouvoirs, les partis et leurs militants, armés de leur éthique de la conviction, source de toutes les démagogies, voulant contrôler et manipuler la justice et faire sauter tous les cloisonnements entre législatif et exécutif. L'équilibre démocratique entre les trois pouvoirs, posés au départ comme étanches pour garantir la liberté des citoyens, ainsi que l'envisageait Montesquieu, ne peut plus ni fonctionner ni exister, dans un tel contexte d'hystérie et de démagogie. Nous en sommes là aujourd'hui.
“Synergies Européennes“ ne critique donc pas l'institution parlementaire en soi, mais marque nettement son hostilité à tout dysfonctionnement, à toute intervention privée (les partis sont des associations privées, dans les faits et comme le rappelle Ostrogovski) dans le recrutement du personnel politique, de fonctionnaires, etc., à tout népotisme (cooptation de membres de la famille d'un politicien ou d'un fonctionnaire à un poste politique ou administratif). Seuls les examens réussis devant un jury complètement neutre doivent permettre l'accession à une charge. Tout autre mode de recrutement devrait constituer un délit très grave.
Nous pensons également que les parlements ne devraient pas être uniquement des chambres de représentation où ne siègeraient que des élus issus de partis politiques (donc d'associations privées exigeant une discipline n'autorisant aucun droit de tendance ou aucune initiative personnelle du député). Tous les citoyens ne sont pas membres de partis et, de fait, la majorité d'entre eux ne possède pas de carte ou d'affiliation. Par conséquent, les partis ne représentent généralement que 8 à 10% de la population et 100% du parlement! Le poids exagéré des partis doit être corrigé par une représentation issue des associations professionnelles et des syndicats, comme l'envisageait De Gaulle et son équipe quand ils parlaient de “sénat des professions et des régions”. Pour le Professeur Bernard Willms (1931-1991), le modèle constitutionnel qu'il appelait de ses vœux repose sur une assemblée tricamérale (Parlement, Sénat, Chambre économique). Le Parlement se recruterait pour moitié parmi les candidats désignés par des partis et élus personnellement (pas de vote de liste); l'autre moitié étant constituée de représentants des conseils corporatifs et professionnels. Le Sénat serait essentiellement un organe de représentation régionale (comme le Bundesrat allemand ou autrichien). La Chambre économique, également organisée sur base des régions, représenterait les corps sociaux, parmi lesquels les syndicats.
Le problème est de consolider une démocratie appuyée sur les "corps concrets" de la société et non pas seulement sur des associations privées de nature idéologique et arbitraire comme les partis. Cette idée rejoint la définition donnée par Carl Schmitt des “corps concrets”. Par ailleurs, toute entité politique repose sur un patrimoine culturel, dont il doit être tenu compte, selon l'analyse faite par un disciple de Carl Schmitt, Ernst Rudolf Huber. Pour Huber, l'Etat cohérent est toujours un Kulturstaat et l'appareil étatique a le devoir de maintenir cette culture, expression d'une Sittlichkeit, dépassant les simples limites de l'éthique pour englober un vaste de champs de productions artistiques, culturelles, structurelles, agricoles, industrielles, etc., dont il faut maintenir la fécondité. Une représentation plus diversifiée, et étendue au-delà des 8 à 10% d'affiliés aux partis, permet justement de mieux garantir cette fécondité, répartie dans l'ensemble du corps social de la nation. La défense des "corps concrets", postule la trilogie “communauté, solidarité, subsidiarité”, réponse conservatrice, dès le 17ième siècle, au projet de Bodin, visant à détruire les “corps intermédiaires” de la société, donc les “corps concrets”, pour ne laisser que le citoyen-individu isolé face au Léviathan étatique. Les idées de Bodin ont été réalisées par la révolution française et son fantasme de géométrisation de la société, qui a justement commencé par l'éradication des associations professionnelles par la Loi Le Chapelier de 1791. Aujourd'hui, le recours actualisé à la trilogie “communauté, solidarité, subsidiarité” postule de donner un maximum de représentativité aux associations professionnelles, aux masses non encartées, et de diminuer l'arbitraire des partis et des fonctionnaires. De même, le Professeur Erwin Scheuch (Cologne) propose aujourd'hui une série de mesures concrètes pour dégager la démocratie parlementaire de tous les dysfonctionnements et corruptions qui l'étouffent.
[Pour en savoir plus: 1) Ange SAMPIERU, «Démocratie et représentation», in: Orientations, n°10, 1988; 2) Robert STEUCKERS, «Fondements de la démocratie organique», in: Orientations, n°10, 1988; 3) Robert STEUCKERS, Bernard Willms (1931-1991): Hobbes, la nation allemande, l'idéalisme, la critique politique des “Lumières”, Synergies, Forest, 1996; 4) Robert STEUCKERS, «Du déclin des µours politiques», in: Nouvelles de Synergies européennes, n°25, 1997 (sur les thèses du Prof. Erwin Scheuch); 5) Robert STEUCKERS, «Propositions pour un renouveau politique», in: Nouvelles de Synergies européennes, n°33, 1998 (en fin d'article, sur les thèses d'Ernst Rudolf Huber); 6) Robert STEUCKERS, «Des effets pervers de la partitocratie», in: Nouvelles de Synergies européennes, n°41, 1999].
Bibliographie:
◊ Jean-Pierre CUVILLIER, L'Allemagne médiévale, deux tomes, Payot, tome 1, 1979, tome 2, 1984.
◊ Karin FEUERSTEIN-PRASSER, Europas Urahnen. Vom Untergang des Weströmischen Reiches bis zu Karl dem Grossen, F. Pustet, Regensburg, 1993.
◊ Karl Richard GANZER, Het Rijk als Europeesche Ordeningsmacht, Die Poorten, Antwerpen, 1942.
◊ Wilhelm von GIESEBRECHT, Deutsches Kaisertum im Mittelalter, Verlag Reimar Hobbing, Berlin, s.d.
◊ Eberhard HORST, Friedrich II. Der Staufer. Kaiser - Feldherr - Dichter, W. Heyne, München, 1975-77.
◊ Ricarda HUCH, Römischer Reich Deutscher Nation, Siebenstern, München/Hamburg, 1964.
◊ Edward LUTTWAK, La grande stratégie de l'Empire romain, Economica, 1987.
◊ Michael W. WEITHMANN, Die Donau. Ein europäischer Fluss und seine 3000-jährige Geschichte, F. Pustet/Styria, Regensburg, 2000.
◊ Philippe WOLFF, The Awakening of Europe, Penguin, Harmondsworth, 1968.00:43 Publié dans Synergies européennes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : entretiens, nouvelle droite | | del.icio.us | | Digg | Facebook
lundi, 12 mai 2008
Pour préciser les positions de "Synergies Européennes"
Questions à Robert Steuckers: Pour préciser les positions de «Synergies Européennes»
Propos receuillis par Pieter Van Damme, dans le cadre d'un mémoire de fin d'études
Dans quelle mesure le "national-bolchevisme" s'insère-t-il dans la "troisième voie", entre libéralisme et marxisme?
Le national-bolchevisme ne fait pas référence à une théorie économique ou à un projet de société: on l'oublie trop souvent. Ce vocable composé a été utilisé pour désigner l'alliance, toute temporaire d'ailleurs, entre les cadres traditionnels de la diplomatie allemande, soucieux de dégager le Reich vaincu en 1918 de l'emprise occidentale, et les éléments de pointe du communisme allemand, soucieux d'avoir un allié de poids à l'Ouest pour la nouvelle URSS. Avec Niekisch, ancien cadre de la République des Conseils de Munich, écrasée par les Corps Francs nationalistes mais mandatés par le pouvoir social-démocrate de Noske, le national-bolchevisme prend une coloration plus politique, mais s'auto-désigne, dans la plupart des cas par l'étiquette de "nationale-révolutionnaire". Le concept de national-bolchevisme est devenu un concept polémique, utilisé par les journalistes pour désigner l'alliance de deux extrêmes dans l'échiquier politique. Niekisch, à l'époque où il était considéré comme l'une des figures de proue du national-bolchevisme, n'avait plus d'activités politiques proprement dites; il éditait des journaux appelant à la fusion des extrêmes nationales et communistes (les extrêmes du "fer à cheval" politique disait Jean-Pierre Faye, auteur du livre Les langages totalitaires). La notion de "Troisième Voie" est apparue dans cette littérature. Elle a connu des avatars divers, mêlant effectivement le nationalisme au communisme, voire certains éléments libertaires du nationalisme des jeunes du Wandervogel à certaines options communautaires élaborées à gauche, comme, par exemple, chez Gustav Landauer.
[Pour en savoir plus: cf. 1) Thierry MUDRY, «Le “socialisme allemand“: analyse du télescopage entre nationalisme et socialisme de 1900 à 1933 en Allemagne», in: Orientations, n°7, 1986; 2) Thierry MUDRY, «L'itinéraire d'Ernst Niekisch», in: Orientations, n°7, 1986].
Ces mixages idéologiques ont d'abord été élaborés dans le débat interne aux factions nationales-révolutionnaires de l'époque; ensuite, après 1945, où on espérait qu'une troisième voie deviendrait celle de l'Allemagne déchirée entre l'Est et l'Ouest, où cette Allemagne n'aurait plus été le lieu de la césure européenne, mais au contraire le pont entre les deux mondes, géré par un modèle politique alliant les meilleurs atouts des deux systèmes, garantissant tout à la fois la liberté et la justice sociale. A un autre niveau, on a parfois appelé "troisième voie", les méthodes de gestion économique allemandes qui, au sein même du libéralisme de marché, se différenciaient des méthodes anglo-saxonnes. Celles-ci sont considérées comme trop spéculatives dans leurs démarches, trop peu soucieuses des continuités sociales structurées par les secteurs non marchands (médecine & sécurité sociale, enseignement & université). Le libéralisme de marché doit donc être consolidé, dans cette optique allemande des années 50 et 60, par un respect et un entretien des "ordres concrets" de la société, pour devenir un "ordo-libéralisme". Son fonctionnement sera optimal si les secteurs de la sécurité sociale et de l'enseignement ne battent pas de l'aile, ne génèrent pas dans la société des dysfonctionnements dus à une négligence de ces secteurs non marchands par un pouvoir politique qui serait trop inféodé aux circuits bancaires et financiers.
L'économiste français Michel Albert, dans un ouvrage célèbre, rapidement traduit dans toutes les langues, intitulé Capitalisme contre capitalisme, oppose en fait cet ordo-libéralisme au néo-libéralisme, en vogue depuis l'accession au pouvoir de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux Etats-Unis. Albert appelle l'ordo-libéralisme le "modèle rhénan", qu'il définit comme un modèle rétif à la spéculation boursière en tant que mode de maximisation du profit sans investissements structurels, et comme un modèle soucieux de conserver des "structures" éducatives et un appareil de sécurité sociale, soutenu par un réseau hospitalier solide. Albert, ordo-libéral à la mode allemande, revalorise les secteurs non marchands, battus en brèche depuis l'avènement du néo-libéralisme. La nouvelle droite française, qui travaille davantage dans l'onirique, camouflé derrière l'adjectif "culturel", n'a pas pris acte de cette distinction fondamentale opérée par Albert, dans un livre qui a pourtant connu une diffusion gigantesque dans tous les pays d'Europe. Si elle avait dû opter pour une stratégie économique, elle aurait embrayé sur la défense des structures existantes (qui sont aussi des acquis culturels), de concert avec les gaullistes, les socialistes et les écologistes qui souhaitaient une défense de celles-ci, et critiqué les politiques qui laissaient la bride sur le cou aux tendances à la spéculation, à la façon néo-libérale (et anglo-saxonne). Le néo-libéralisme déstructure les acquis non marchands, acquis culturels pratiques, et toute nouvelle droite, préconisant le primat de la culture, devrait se poser en défenderesse de ces secteurs non marchands. Vu la médiocrité du personnel dirigeant de la ND parisienne, ce travail n'a pas été entrepris.
[Pour en savoir plus: 1) Robert STEUCKERS, «Repères pour une histoire alternative de l'économie», in: Orientations, n°5, 1984; 2) Thierry MUDRY, «Friedrich List: une alternative au libéralisme», in: Orientations, n°5, 1984; 3) Robert STEUCKERS, «Orientations générales pour une histoire alternative de la pensée économique», in: Vouloir, n°83/86, 1991; 4) Guillaume d'EREBE, «L'Ecole de la Régulation: une hétérodoxie féconde?», in: Vouloir, n°83/86, 1991; 5) Robert STEUCKERS, L'ennemi américain, Synergies, Forest, 1996/2ième éd. (avec des réflexions sur les idées de Michel Albert); 6) Robert STEUCKERS, «Tony Blair et sa “Troisième Voie” répressive et thérapeutique», in: Nouvelles de Synergies européennes, n°44, 2000; 7) Aldo DI LELLO, «La “Troisième Voie” de Tony Blair: une impase idéologique. Ou de l'impossibilité de repenser le “Welfare State” tout en revenant au libéralisme», in: Nouvelles de Synergies eruopéennes, n°44, 2000].
Perroux, Veblen, Schumpeter et les hétérodoxes
Par ailleurs, la science économique en France opère, avec Albertini, Silem et Perroux, une distinction entre "orthodoxie" et "hétérodoxie". Par orthodoxies, au pluriel, elle entend les méthodes économiques appliquées par les pouvoirs en Europe: 1) l'économie planifiée marxiste de facture soviétique, 2) l'économie libre de marché, sans freins, à la mode anglo-saxonne (libéralisme pur, ou libéralisme classique, dérivé d'Adam Smith et dont le néo-libéralisme actuel est un avatar), 3) l'économie visant un certain mixte entre les deux premiers modes, économie qui a été théorisée par Keynes au début du 20ième siècle et adoptée par la plupart des gouvernements sociaux-démocrates (travaillistes britanniques, SPD allemande, SPÖ autrichienne, socialistes scandinaves). Par hétérodoxie, la science politique française entend toutes les théories économiques ne dérivant pas de principes purs, c'est-à-dire d'une rationalité désincarnée, mais, au contraire, dérivent d'histoires politiques particulières, réelles et concrètes. Les hétérodoxies, dans cette optique, sont les héritières de la fameuse "école historique" allemande du 19ième siècle, de l'institutionnalisme de Thorstein Veblen et des doctrines de Schumpeter. Les hétérodoxies ne croient pas aux modèles universels, contrairement aux trois formes d'orthodoxie dominantes. Elles pensent qu'il y a autant d'économies, de systèmes économiques, qu'il y a d'histoires nationales ou locales. Avec Perroux, les hétérodoxes, au-delà de leurs diversités et divergences particulières, pensent que l'historicité des structures doit être respectée en tant que telle et que les problèmes économiques doivent être résolus en respectant la dynamique propre de ces structures.
Plus récemment, la notion de "Troisième Voie" est revenue à l'ordre du jour avec l'accession de Tony Blair au pouvoir en Grande-Bretagne, après une vingtaine d'années de néo-libéralisme thatchérien. En apparence, dans les principes, Blair se rapproche des troisièmes voies à l'allemande, mais, en réalité, tente de faire accepter les acquis du néo-libéralisme à la classe ouvrière britannique. Sa "troisième voie" est un placebo, un ensemble de mesures et d'expédients pour gommer les effets sociaux désagréables du néo-libéralisme, mais ne va pas au fond des choses: elle est simplement un glissement timide vers quelques positions keynésiennes, c'est-à-dire vers une autre orthodoxie, auparavant pratiquée par les travaillistes mais proposée à l'électorat avec un langage jadis plus ouvriériste et musclé. Blair aurait effectivement lancé une troisième voie s'il avait axé sa politique vers une défense plus en profondeur des secteurs non marchands de la société britannique et vers des formes de protectionnisme (qu'un keynésianisme plus musclé avait favorisées jadis, un keynésianisme à tendances ordo-libérales voire ordo-socialistes ou ordo-travaillistes).
[Pour en savoir plus: Guillaume FAYE, «A la découverte de Thorstein Veblen», in: Orientations, n°6, 1985].
Quel est le poids du marxisme, ou du bolchevisme, dans cet ensemble?
Le marxisme de facture soviétique a fait faillite partout, son poids est désormais nul, même dans les pays qui ont connu l'économie planifiée. La seule nostalgie qui reste, et qui apparaît au grand jour dans chaque discussion avec des ressortissants de ces pays, c'est celle de l'excellence du système d'enseignement, capable de communiquer un corpus classique, et les écoles de danse et de musique, expressions locales du Bolchoï, que l'on retrouvait jusque dans les plus modestes villages. L'idéal serait de coupler un tel réseau d'enseignement, imperméable à l'esprit de 68, à un système hétérodoxe d'économie, laissant libre cours à une variété culturelle, sans le contrôle d'une idéologie rigide, empêchant l'éclosion de la nouveauté, tant sur le plan culturel que sur le plan économique.
Synergon abandonne-t-elle dès lors le solidarisme organique ou non?
Non. Car justement les hétérodoxies, plurielles parce que répondant aux impératifs de contextes autonomes, représentent ipso facto des réflexes organiques. Les théories et les pratiques hétérodoxes jaillissent d'un humus organique au contraire des orthodoxies élaborées en vase clos, en chambre, hors de tout contexte. Par leur défense des structures dynamiques générées par les peuples et leurs institutions propres, et par leur défense des secteurs non marchands et de la sécurité sociale, les hétérodoxies impliquent d'office la solidarité entre les membres d'une communauté politique. La troisième voie portée par les doctrines hétérodoxes est forcément une troisième voie organique et solidariste. Le problème que vous semblez vouloir soulever ici, c'est que bon nombre de groupes ou de groupuscules de droite ont utilisé à tort et à travers les termes d'"organique" et de "solidariste", voire de "communauté" sans jamais faire référence aux corpus complexes de la science économique hétérodoxe. Pour la critique marxiste, par exemple, il était aisé de traiter les militants de ces mouvements de farceurs ou d'escrocs, maniant des mots creux sans signification réelle et concrète.
Participation et intéressement au temps de De Gaulle
L'exemple concret et actuel auquel la nouvelle droite aurait pu se référer était l'ensemble des tentatives de réforme dans la France de De Gaulle au cours des années 60, avec la "participation" ouvrière dans les entreprises et l'"intéressement" de ceux-ci aux bénéfices engrangés. Participation et intéressement sont les deux piliers de la réforme gaullienne de l'économie libérale de marché. Cette réforme ne va pas dans le sens d'une planification rigide de type soviétique, bien qu'elle ait prévu un Bureau du Plan, mais dans le sens d'un ancrage de l'économie au sein d'une population donnée, en l'occurrence la nation française. Parallèlement, cette orientation de l'économie française vers la participation et l'intéressement se double d'une réforme du système de représentation, où l'assemblée nationale —i. e. le parlement français— devait être flanquée à terme d'un Sénat où auraient siégé non seulement les représentants élus des partis politiques mais aussi les représentants élus des associations professionnelles et les représentants des régions, élus directement par la population sans le truchement de partis. De Gaulle parlait en ce sens de “Sénat des professions et des régions”.
Pour la petite histoire, cette réforme de De Gaulle n'a guère été prise en compte par les droites françaises et par la nouvelle droite qui en est partiellement issue, car ces droites s'étaient retrouvées dans le camp des partisans de l'Algérie française et ont rejeté ensuite, de manière irrationnelle, toutes les émanations du pouvoir gaullien. C'est sans nul doute ce qui explique l'absence totale de réflexion sur ces projets sociaux gaulliens dans la littérature néo-droitiste.
[Pour en savoir plus: Ange SAMPIERU, «La participation: une idée neuve?», in: Orientations, n°12, 1990-91].
Les visions économiques des révolutionnaires conservateurs me semblent assez imprécises et n'ont apparemment qu'un seul dénominateur commun, le rejet du libéralisme…
Les idées économiques en général, et les manuels d'introduction à l'histoire des doctrines économiques, laissent peu de place aux filons hétérodoxes. Ces manuels, que l'on impose aux étudiants dans leurs premières années et qui sont destinés à leur donner une sorte de fil d'Ariane pour s'y retrouver dans la succession des idées économiques, n'abordent quasiment plus les théories de l'école historique allemande et leurs nombreux avatars en Allemagne et ailleurs (en Belgique: Emile de Laveleye, à la fin du 19ième siècle, exposant et vulgarisateur génial des thèses de l'école historique allemande). A la notable exception des manuels d'Albertini et Silem, déjà cités. Une prise en compte des chapitres consacrés aux hétérodoxies vous apporterait la précision que vous réclamez dans votre question. De Sismondi à List, et de Rodbertus à Schumpeter, une autre vision de l'économie se dégage, qui met l'accent sur le contexte et accepte la variété infinie des modes de pratiquer l'économie politique. Ces doctrines ne rejettent pas tant le libéralisme, puisque certains de ces exposants se qualifient eux-mêmes de "libéraux", que le refus de prendre acte des différences contextuelles et circonstancielles où l'économie politique est appelée à se concrétiser. Le "libéralisme" pur, rejeté par les révolutionnaires conservateurs, est un universalisme. Il croit qu'il peut s'appliquer partout dans le monde sans tenir compte des facteurs variables du climat, de la population, de l'histoire de cette population, des types de culture qui y sont traditionnellement pratiqués, etc. Cette illusion universaliste est partagée par les deux autres piliers (marxiste-soviétique et keynésien-social-démocrate) de l'orthodoxie économique. Les illusions universalistes de l'orthodoxie ont notamment conduit à la négligence des cultures vivrières dans le tiers monde, à la multiplication des monocultures (qui épuisent les sols et ne couvrent pas l'ensemble des besoins alimentaires et vitaux d'une population) et, ipso facto, aux famines, dont celles du Sahel et de l'Ethiopie restent ancrées dans les mémoires. Dans le corpus de la ND, l'intérêt pour le contexte en économie s'est traduit par une série d'études sur les travaux du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), dont les figures de proue, étiquetées de "gauche", ont exploré un éventail de problématiques intéressantes, approfondit la notion de "don" (c'est-à-dire des formes d'économie traditionnelle non basée sur l'axiomatique de l'intérêt et du profit). Les moteurs de cet institut sont notamment Serge Latouche et Alain Caillé. Dans le cadre de la ND, ce sera surtout Charles Champetier qui s'occupera de ces thématiques. Avec un incontestable brio. Cependant, à rebours de ces félicitations qu'on doit lui accorder pour son travail d'exploration, il faut dire qu'une transposition pure et simple du corpus du MAUSS dans celui de la ND était impossible dans la mesure, justement, où la ND n'avait rien préparé de bien précis sur les approches contextualistes en économie, tant celles des doctrines classées à droite que celles classées à gauche. Notamment aucune étude documentaire, visant à réinjecter dans le débat les démarches historiques (donc contextualistes), n'a été faite sur les écoles historiques allemandes et leurs avatars, véritable volet économique d'une révolution conservatrice, qui ne se limite pas, évidemment, à l'espace-temps qui va de 1918 à 1932 (auquel Armin Mohler, pour ne pas sombrer dans une exhaustivité non maîtrisable, avait dû se limiter). Les racines de la révolution conservatrice remontent au romantisme allemand, dans la mesure où il fut une réaction contre le "géométrisme" universaliste des Lumières et de la révolution française: elle englobe par ailleurs tous les travaux des philologues du 19ième siècle qui ont approfondi nos connaissances sur l'antiquité et les mondes dits "barbares" (soit la périphérie persane, germanique, dace et maure de l'empire romain chez un Franz Altheim), l'école historique en économie et les sociologies qui y sont apparentées, la révolution esthétique amorcée par les pré-raphaëlites anglais, par John Ruskin, par le mouvement Arts & Crafts en Angleterre, par les travaux de Pernstorfer en Autriche, par l'architecture de Horta et les mobiliers de Van de Velde en Belgique, etc. L'erreur des journalistes parisiens qui ont parlé à tort et à travers de la "révolution conservatrice", sans avoir de culture germanique véritable, sans partager véritablement les ressorts de l'âme nord-européenne (ni d'ailleurs ceux de l'âme ibérique ou italienne), est d'avoir réduit cette révolution aux expressions qu'elle a prises uniquement en Allemagne dans les années tragiques, dures et éprouvantes d'après 1918. En ce sens la ND a manqué de profondeur culturelle et temporelle, n'a pas eu l'épaisseur suffisante pour s'imposer magistralement à l'inculture dominante.
[Pour en savoir plus: Charles CHAMPETIER, «Alain Caillé et le MAUSS: critique de la raison utilitaire», in: Vouloir, n°65/67, 1990].
Pour revenir plus directement aux questions économiques, disons qu'une révolution conservatrice, est révolutionnaire dans la mesure où elle vise à abattre les modèles universalistes calqués sur le géométrisme révolutionnaire (selon l'expression de Gusdorf), et conservatrice dans la mesure où elle vise un retour aux contextes, à l'histoire qui les a fait émerger et les a dynamisés. De même dans le domaine de l'urbanisme, toute révolution conservatrice vise à gommer les laideurs de l'industrialisme (projet des pré-raphaëlites anglais et de leurs élèves autrichiens autour de Pernerstorfer) ou du modernisme géométrique, pour renouer avec des traditions du passé (Arts & Crafts) ou pour faire éclore de nouvelles formes inédites (MacIntosh, Horta, Van de Velde).
Le contexte, où se déploie une économie, n'est pas un contexte exclusivement déterminé par l'économie, mais par une quantité d'autres facteurs. D'où la critique néo-droitiste de l'économisme, ou du "tout-économique". Cette critique n'a malheureusement pas souligné la parenté philosophique des démarches non économiques (artistiques, culturelles, littéraires) avec la démarche économique de l'école historique.
Est-il exact de dire que Synergon, contrairement au GRECE, accorde moins d'attention au travail purement culturel et davantage aux événements politiques concrets?
Nous n'accordons pas moins d'attention au travail culturel. Nous en accordons tout autant. Mais nous accordons effectivement, comme vous l'avez remarqué, une attention plus soutenue aux événements du monde. Deux semaines avant de mourir, le leader spirituel des indépendantistes bretons, Olier Mordrel, qui suivait nos travaux, m'a téléphoné, sachant que sa mort était proche, pour faire le point, pour entendre une dernière fois la voix de ceux dont il se sentait proche intellectuellement, mais sans souffler le moindre mot sur son état de santé, car, pour lui, il n'était pas de mise de se plaindre ou de se faire plaindre. Il m'a dit: «Ce qui rend vos revues indispensables, c'est le recours constant au vécu». J'ai été très flatté de cet hommage d'un aîné, qui était pourtant bien avare de louanges et de flatteries. Votre question indique que vous avez sans doute perçu, à seize ans de distance et par les lectures relatives au thème de votre mémoire, le même état de choses qu'Olier Mordrel, à la veille de son trépas. Le jugement d'Olier Mordrel me paraît d'autant plus intéressant, rétrospectivement, qu'il est un témoin privilégié: revenu de son long exil argentin et espagnol, il apprend à connaître assez tôt la nouvelle droite, juste avant qu'elle ne soit placée sous les feux de rampe des médias. Il vit ensuite son apogée et le début de son déclin. Et il attribuait ce déclin à une incapacité d'appréhender le réel, le vivant et les dynamiques à l'œuvre dans nos sociétés et dans l'histoire.
Le recours à Heidegger
Cette volonté de l'appréhender, ou, pour parler comme Heidegger, de l'arraisonner pour opérer le dévoilement de l'Etre et sortir ainsi du nihilisme (de l'oubli de l'Etre), implique toute à la fois de recenser inlassablement les faits de monde présents et passés (mais qui, potentiellement, en dépit de leur sommeil momentané, peuvent toujours revenir à l'avant-plan), mais aussi de les solliciter de mille et une manières nouvelles pour faire éclore de nouvelles constellations idéologiques et politiques, et de les mobiliser et de les instrumentaliser pour détruire et effacer les pesanteurs issues des géométrismes institutionnalisés. Notre démarche procède clairement d'une volonté de concrétiser les visions philosophiques de Heidegger, dont la langue, trop complexe, n'a pas encore généré d'idéologie et de praxis révolutionnaires (et conservatrices!).
[Pour en savoir plus: Robert STEUCKERS, «La philosophie de l'argent et la philosophie de la Vie chez Georg Simmel (1858-1918)», in: Vouloir, n°11, 1999].
Est-il exact d'affirmer que Synergies Européennes constituent l'avatar actuel du corpus doctrinal national-révolutionnaire (dont le national-bolchevisme est une forme)?
Je perçois dans votre question une vision un peu trop mécanique de la trajectoire idéologique qui va de la révolution conservatrice et de ses filons nationaux-révolutionnaires (du temps de Weimar) à l'actuelle démarche de "Synergies Européennes". Vous semblez percevoir dans notre mouvance une transposition pure et simple du corpus national-révolutionnaire de Weimar dans notre époque. Une telle transposition serait un anachronisme, donc une sottise. Toutefois, dans ce corpus, les idées de Niekisch sont intéressantes à analyser, de même que son itinéraire personnel et ses mémoires. Cependant, le texte le plus intéressant de cette mouvance reste celui co-signé par les frères Jünger, Ernst et surtout Friedrich-Georg, et intitulé Aufstieg des Nationalismus. Pour les frères Jünger, dans cet ouvrage et dans d'autres articles ou courriers importants de l'époque, le "nationalisme" est synonyme de "particularité" ou d'"originalité", particularité et originalité qui doivent rester telles, ne pas se laisser oblitérer par un schéma universaliste ou par une phraséologie creuse que ses utilisateurs prétendent progressiste ou supérieure, valable en tout temps et en tout lieu, discours destiné à remplacer toutes les langues et toutes les poésies, toutes les épopées et toutes les histoires. Poète, Friedrich-Georg Jünger, dans ce texte-manifeste des nationaux-révolutionnaires des années de Weimar, oppose les traits rectilignes, les géométries rigides, propres de la phraséologie libérale-positiviste, aux sinuosités, aux méandres, aux labyrinthes et aux tracés serpentants du donné naturel, organique. En ce sens, il préfigure la pensée d'un Gilles Deleuze, avec son rhizome s'insinuant partout dans le plan territorial, dans l'espace, qu'est la Terre. De même, l'hostilité du "nationalisme", tel que le concevaient les frères Jünger, aux formes mortes et pétrifiées de la société libérale et industrielle ne peut se comprendre que parallèlement aux critiques analogues de Heidegger et de Simmel.
Dans la plupart des cas, les cercles actuels, dits nationaux-révolutionnaires, souvent dirigés par de faux savants (très prétentieux), de grandes gueules insipides ou des frustrés qui cherchent une manière inhabituelle de se faire valoir, se sont effectivement borné à reproduire, comme des chromos, les phraséologies de l'ère de Weimar. C'est à la fois une insuffisance et une pitrerie. Ce discours doit être instrumentalisé, utilisé comme matériau, mais de concert avec des matériaux philosophiques ou sociologiques plus scientifiques, plus communément admis dans les institutions scientifiques, et confrontés évidemment avec la réalité mouvante, avec l'actualité en marche. Les petites cliques de faux savants et de frustrés atteints de führerite aigüe ont évidemment été incapables de parfaire un tel travail.
Au-delà de “Aufstieg des Nationalismus”
Ensuite, il me semble impossible, aujourd'hui, de renouer de manière a-critique avec les idées contenues dans Aufstieg des Nationalismus et dans les multiples revues du temps de la République de Weimar (Die Kommenden, Widerstand d'Ernst Niekisch, Der Aufbruch, Die Standarte, Arminius, Der Vormarsch, Der Anmarsch, Die deutsche Freiheit, Der deutsche Sozialist, Entscheidung de Niekisch, Der Firn, également de Niekisch, Junge Politik, Politische Post, Das Reich de Friedrich Hielscher, Die sozialistische Nation de Karl Otto Paetel, Der Vorkämpfer, Der Wehrwolf, etc.). Quand je dis "a-critique", je ne veux pas dire qu'il faut soumettre ce corpus doctrinal à une critique dissolvante, qu'il faut le rejeter irrationnellement comme immoral ou anachronique, comme le font ceux qui tentent de virer leur cuti ou de se dédouaner. Je veux dire qu'il faut le relire attentivement mais en tenant bien compte des diverses évolutions ultérieures de leurs auteurs et des dynamiques qu'ils ont suscitées dans d'autres champs que celui, réduit, du nationalisme révolutionnaire. Exemple: Friedrich Georg Jünger édite en 1949 la version finale de son ouvrage Die Perfektion der Technik, qui jette les fondements de toute la pensée écologique allemande de notre après-guerre, du moins dans ses aspects non politiciens qui, en tant que tels, et par là-même, sont galvaudés et stupidement caricaturaux. Plus tard, Friedrich Georg lance une revue de réflexion écologique, Scheidewege, qui continue à paraître après sa mort, survenue en 1977. Il faut donc relire Aufstieg des Nationalismus à la lumière de ces publications ultérieures et coupler le message national-révolutionnaire et soldatique des années 20, où pointaient déjà des intuitions écologiques, aux corpus biologisants, écologiques, organiques commentés en long et en large dans les colonnes de Scheidewege. En 1958, Ernst Jünger fonde avec Mircea Eliade et avec le concours de Julius Evola et du traditionaliste allemand Leopold Ziegler la revue Antaios, dont l'objectif est d'immerger ses lecteurs dans les grandes traditions religieuses du monde. Ensuite, Martin Meyer a étudié l'œuvre d'Ernst Jünger dans tous ses aspects et montré clairement les liens qui unissent cette pensée, qui couvre un siècle tout entier, à quantité d'autres mondes intellectuels, tels le surréalisme, toujours oublié par les nationaux-révolutionnaires de Nantes ou d'ailleurs et par les néo-droitistes parisiens qui se prennent pour des oracles infaillibles, mais qui ne savent finalement pas grand chose, quand on prend la peine de gratter un peu… Par coquetterie parisienne, on tente de se donner un look allemand, un look "casque à boulons", qui sied à tous ces zigomars comme un chapeau melon londonien à un Orang-Outan… Meyer rappelle ainsi l'œuvre picturale de Kubin, le rapport étroit entre Jünger et Walter Benjamin, la distance esthétique et la désinvolture qui lient Jünger aux dandies, aux esthètes et à bon nombre de romantiques, l'influence de Léon Bloy sur cet écrivain allemand mort à 102 ans, l'apport de Carl Schmitt dans ses démarches, le dialogue capital avec Heidegger amorcé dans le deuxième après-guerre, l'impact de la philosophie de la nature de Gustav Theodor Fechner, etc. En France, les nationaux-révolutionnaires et les néo-droitistes anachroniques et caricaturaux devraient tout de même se rappeler la proximité de Drieu La Rochelle avec les surréalistes de Breton, notamment quand Drieu participait au fameux "Procès Barrès" mis en scène à Paris pendant la première guerre mondiale. La transposition a-critique du discours national-révolutionnaire allemand des années 20 dans la réalité d'aujourd'hui est un expédiant maladroit, souvent ridicule, qui ignore délibérément l'ampleur incalculable de la trajectoire post-nationale-révolutionnaire des frères Jünger, des mondes qu'ils ont abordés, travaillés, intériorisés. La même remarque vaut notamment pour la mauvaise réception de Julius Evola, sollicité de manière tout aussi maladroite et caricaturale par ces nervis pseudo-activistes, ces sectataires du satano-sodomisme saturnaliste basé à l'embouchure de la Loire ou ces métapolitologues pataphysiques et porno-vidéomanes, qui ne débouchent généralement que dans le solipsisme, la pantalonnade ou la parodie.
[Pour en savoir plus: 1) Robert STEUCKERS, «L'itinéraire philosophique et poétique de Friedrich-Georg Jünger», in: Vouloir, n°45/46, 1988; 2) Robert STEUCKERS, Friedrich-Georg Jünger, Synergies, Forest, 1996].
(A SUIVRE)
00:35 Publié dans Synergies européennes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : entretiens, nouvelle droite, troisième voie | | del.icio.us | | Digg | Facebook
dimanche, 11 mai 2008
Gilbert Durand sur la chasse
Entretien avec Gilbert Durand sur la chasse
propos recueillis par Xavier Cheneseau
Gilbert Durand est un des grands intellectuels français de ce siècle. Il est l’un des fondateurs -en compagnie de Paul Deschamps et de Léon Cellier- du Centre de recherche sur l’imaginaire. Intellectuel de renommée mondiale, Gilbert Durand a été Membre du Comité national du CNRS et pendant 20 ans des Commissions nationales de recrutement de l’Enseignement supérieur. Commandeur des Palmes académiques, ses travaux sur les symboles, le mythe et l’imaginaire sont traduits en plus de dix langues. Ce grand penseur de cette fin de siècle a aussi un grand résistant et il a même été comme “ Justes parmi les nations. Gilbert Durand est notamment l’auteur de Les structures anthropologiques de l’imaginaire (1992), Dunod ; Les grands textes de la sociologie moderne (1969), Bordas ; L’imaginaire symbolique (1984), PUF ; Science de l’Homme et Tradition (1974), Dunod ; L’âme tigrée, les plurielles de Psyché (1981, Denoël ; La foi du cordonnier (1984), Denoël ; L’imaginaire, essai sur les sciences et la philosophie de l’image (1994), Hatier ; Introduction à la mythodologie. Mythe et Société (1995), Albin Michel…
1- Pourquoi chassez-vous ?
J’ai chassé jusqu’en 1995, date à laquelle j’ai “ raccroché le fusil ” devant l’invasion cynégétique du sanglier et de sachasse. Le “ pourquoi chasser ? ” est complexe : amour du plein air automnal en Savoie/Ain, affection pour mes chiens successifs, surprises délicieuses devant le lièvre qui déboîte ou la bécasse qui froufroute… Je partage peu les plaisirs collectifs de la battue cochonnière. J’aime la traque solitaire derrière le chien. La chasse est pour moi cure d’animalité solitaire !
2- Quel est votre rapport avec la nature, et quelles sont les sensations spécifiques que vous procure la chasse ?
J’ai toujours été un “ rural ” mal à l’aise dans les villes bien que j’ai été “ visiting professor ” en d’inhumaines mégapoles comme Sao Paulo ou Tokyo. À mon âge, je cultive encore mon potager. Certes, il y a des “ sensations spécifiques ” de la chasse, surtout au chien d’arrêt. Sensation de vigilance attentive, sensations des pisteurs et des aléas de la piste, satisfaction devant le travail du chien, bien être du casse-croûte en plein air par un radieux midi de septembre savoisien…
3 - Selon vous, où se trouve le juste milieu entre les propos et attitudes des “extrême chasse” et les propos et attitudes des anti-chasse ?
Il me semble facile de trouver un “ juste milieu ” entre la “ viandardise ” et les niaiseries anti-chasse ! Vrais chasseurs et amoureux sincères de la campagne sont tributaires d’une même éthique : la protection du milieu naturel, son entretien et sa gestion. Je milite avec mes amis d’Action paysage contre la pollution publicitaire ! Le concept de “ plein air ” me semble un dogme fondamental pour tous ceux qui rencontrent l’enfermement citadin !
4 - Comprenez-vous comment nous en sommes arrivés au climat défavorable ambiant qui plane sur la chasse ?
Comme en beaucoup de choses ce sont des “ médias ” mal informés, incultes, qui ont dégradé le climat ! Les mensonges médiatiques, en matière de chasse, comme dans maints domaines (déforestation amazonienne, “ trou ” polaire de la couche d’ozone, holocauste du bétail atteint de fièvre aphteuse ” etc…etc !) ont perverti les réels problèmes. Les médias ”, surtout les plus rapides, et audiovisuels, purs produits urbains, sont loin du journal agricole qui prend son temps pour réfléchir !
5 - Comprenez-vous que ce climat fasse qu’un certain nombre de chasseurs en arrivent à êtres gênés d’avouer leurs pratiques ?
Oui, bien sûr ! La chasse, comme toute activité humaine exige une mise en ordre disciplinaire, un agencement quasi rituel des gestes et des comportements. Or, trop de “ porte-fusils ” manquent totalement d’éducation, y compris cynégétique !
6 - Pourtant, depuis toujours, l’homme a eu besoin de chasser pour se nourrir…
Incontestablement. Outre que tout rassemblement humain crée du social (certains disent du sociétal) la société des chasseurs dessine des hiérarchies ( ” rangs d’âge ”, habilité des tireurs, “ flair ” des pisteurs, etc…) ce qui est la marque de toute société humaine ou animale !
7 – Par là même, vous reconnaissez-vous un rôle social à la chasse ? Ne pensez-vous pas qu’à l’instar du service national, la pratique de la chasse participe à un “brassage” important du Peuple Français ?
Bien sûr ! Je suis de ceux qui déplorent la catastrophe de la suppression de tout “ service national ” (pas forcément “ militaire ” effectuant le brassage fécond des populations et des stratifications sociales. Comme je viens de le souligner la société cynégétique, par son ample éventail d’âges, par son égalisation fonctionnelle (ce n’est pas le plus riche qui tire le mieux, et un bon bâtard vaut mieux qu’une pure race !) est bien ressentie par tout sociétaire comme un lieu –et même un centre- important de cohésion social…
8-- Si je vous dis que la chasse fait partie intégrante de notre culture, vous êtes d’accord avec cette affirmation ?
Oui, certes, la chasse est une culture, avec son langage, son vocabulaire, ses rites et ses coutumes. Toutefois l’urbanisation intensive de nos populations européennes contraint la chasse à n’être qu’une “ réaction rurale ” d’où le refuge urbain –et trompeur-- des écologismes. La chasse disparaît bien lorsque disparaît la campagne !
9-- Êtes vous d’accord avec moi si je vous dis que l’écologisme prospère faute d’une offre idéologique concurrente qui pour s’élaborer, ne saurait se limiter à “une réaction rurale” dont la base sociologique est en voie d’extinction et qui ne porte aucun projet même si elle ébauche une sensibilité. ?
L’écologisme est un palliatif urbain et très fantasmatique à l’extinction d’une population rurale qui vivait dans et par, pour et contre la nature.
10-- Vous sentez-vous écologiste ?
Bien sûr ! Toutefois il faut bien préciser : être “ écologiste ” c’est-à-dire protéger, conserver, gérer l’environnement naturel de l’espèce humaine n’est pas du tout pratiqué le culte idolâtrique d’une nature qui existerait en soi et pour soi ! Je ne suis pas de ceux qui ici, lors des aménagements hydroélectriques du Haut Rhône par la C.N.R. ont exigé, et obtenu, de cette dernière qu’elle repeigne en vert les lignes bétonnées du nouveau lit du Rhône, dans l’ignorance totale de ce que le ciment prend une “ patine ” rocheuse au bout de 3 à 4 années !
11-- Selon-vous, quelle évolution pourrait connaître la chasse française et européenne dans les années à venir ?
L’évolution de la chasse, spécialement en France, doit suivre pas à pas les contraintes nouvelles, hélas, qu’imposent les aménagements, trop souvent incontrôlés et anarchiques, de l’environnement… Bétonnages, goudronnages, rectifications des voies de communication qui s’accroissent avec la vitesse de liaison. À la raréfaction des sites naturels, donc cynégétiques, doit correspondre une réglementation de plus en plus contraignante et surtout, surtout, de plus en plus sectorielle et localisée.
Chaque espace naturel et aménagé dicte des exigences propres. Il est totalement absurde de vouloir légiférer pour de trop vastes surfaces européennes… Encore plus absurde de vouloir délimiter politiquement et bureautiquement des sites qui ne se définissent que par leur contenu naturel : écologique, climatique, botanique, etc… C’est par “ massifs ” qualitatifs, régions typiques, habitat botanique et zoologique, que doivent se définir les “ lieux ” européens de la chasse, non par länder, départements, provinces bureaucratiquement administratives. Les fonctions de la nature ne sont pas passibles de l’autorité d’un préfet ou d’un maire !
12-- Pour vous, la chasse est donc avant tout un art de vivre…
C’est certain ! Or mieux : la chasse entre dans un art de vivre qui dépasse de beaucoup la pire ressource alimentaire et même cynégétique. Elle entre dans une harmonie d’activités humaines variées et même contrastées : labeurs agricoles, jardinage, loisirs et plein air, sports, gastronomie, élevage, etc…
13-- La chasse fait donc partie de nos traditions…
Incontestablement . Malgré l’industrialisation de l ‘élevage, la chasse persiste en Europe et au Canada, qui ont éradiqué depuis deux siècles disettes et famines…
14-- Pour vous, la nature est-elle source d’inspiration ?
La “ nature ” a toujours été, pour l’activité humaine, paradigme d’inspiration. Déjà nos ancêtres de Lascaux ou de Cro-Magnon ne se contentaient pas de tuer et manger bisons et aurochs : ils les dessinaient, les peignaient, et probablement les chantaient…
1515-- En quoi, selon vous la tradition peut-elle être une nostalgie de l’avenir ?
Toute “ tradition ” est commémoration : elle assure, et rassure, que l’avenir aura la sécurité et les stabilités d’hier…
16-- Que pensez-vous de l’expression politique qui s’exprime dans le vote CPNT ?
La philosophie des “ votations ” CPNT, C et P sont légitimement du côté prédateur de l’animal humain, N et T du côté conservateur. La philosophie de CPNT exige que prédation et conservation soient solidaires sous peine de s’anéantir l’une et l’autre.
17-- Quel est votre rapport à l’arme ?
Il est bien banal ! Pas plus que je n’ai jamais eu le culte –qui se respecte-- de la “ bagnole ”, je n’ai le culte du beau fusil. Certes, ayant déjà chassé avec des armes haut de gamme (Purden, Holland/Holland…) j’en ai apprécié les commodités, en particulier celle du système “ à platine ”. Mais une commodité presque semblable à la promptitude qu’accorde la platine, je le retrouve dans la grande légèreté du populaire Baby-Bretton.
Certes, moi chasseur de “ plume ” et au chien d’arrêt, j’ai quelquefois tué de grosses bêtes : 6 ou 7 sangliers ! 3 ou 4 chevreuils, mais par pure solidarité et civilité pour mon groupe de “ copains ” chasseurs.
18 Que répondez-vous à ceux qui affirment que ce plaisir est malsain ?
Je vous renvoie la question : Qu’est-ce donc qu’un “ plaisir malsain ” ? Je pense que c’est celui qui peut nuire à autrui… Le gibier, on le sait est “ res nullius ”, il n’appartient à personne. Alors, comment sa mort, par acte de chasse autorisé, sur un terrain privé (c’est -à-dire où est lié le droit de chasser…) pourrait nuire à quelqu’un ? La malséance n’apparaît que si la chasse s’érige en “ solution finale ” destructive tendant à anéantir une population, alors il y a privation de tout “ fruit ” pour autrui, même celui si modeste de contempler l’animal sauvage… Or tout chasseur qui respecte son action cynégétique et son droit se charge au contraire de protéger (j’ai jadis fait interdire totalement le tir de la gelinotte sur notre territoire…) faire croître, multiplier un gibier qu’il prélève de façon précautionneuse.
J’ai connu peu de chasseurs qui jouissent du seul meurtre de l’animal. La plupart du temps la joie du “ déduit de chasse ” vient soit de l’habileté satisfaite d’un tir, du pistage et de ses aléas bien accomplis, du travail des chiens récompensant un bon dressage, de la poétique des guérets, de la forêt, du marais, de l’étang à l’automne. Ce n’est jamais le tué qui prime, mais bien le pister, l’arrêter, le lever, le tirer…
00:05 Publié dans Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : chasse, entretiens | | del.icio.us | | Digg | Facebook
dimanche, 23 mars 2008
Entretien avec Christophe Gérard
Christopher Gérard: Parcours d'un païen
Acte un. Imaginez un gamin, douze ans à peine, passionné d'archéologie, penché sur le squelette d'un guerrier franc enterré là depuis quoi ? dix, quinze siècles... L'enfant, pas encore un adolescent, s'active pour mettre à jour les restes du vieux Belge qui en son temps dut être un rude gaillard ardennais. Pour Christopher —car vous l'aurez deviné, c'est de lui qu'il sagit— plus qu'une pièce de musée c'est une authentique relique qu'il est en train d'exhumer. Mieux: qu'il ressuscite. Premier sentiment de religiosité, et déjà, confusément, le sens du tragique. L'alchimie s'opère.
Acte deux, quelques années ont passé. Nous retrouvons Christopher, jeune homme toujours passionné de fouilles, dégageant du chantier où il s'affaire une pièce de monnaie romaine du règne de Constantin. On lui a dit que ces ruines, tout ce qu'il reste d'un édifice jadis magnifique, remontent aux premiers chrétiens et à leur frénésie destructrice. Pourquoi un tel déchaînement de violence ? Il frotte la pièce, parvient à lire l'inscription qui y est martelée. En bon latiniste qu'il est, il n'éprouve aucune peine à la traduire. Soli Invicto Coniti. Sans qu'il s'en rende bien compte, quelque chose se produit en lui, comme une prise de conscience qui va déterminer toute sa vie. Sa religion est faite.
Si vous demandez à Christopher Gérard ce qu'il fait dans la vie, question typiquement occidentale qu'il déteste, sa réponse sera invariablement la même: «archéologue de la mémoire». Avec ça, vous serez bien avancé. Demandez-lui plutôt qui il est, et d'où il vient. Là, il vous répondra tout accent dehors: «Moi, Irlandais, Germain et Hellène»! Né new-yorkais en 1962, d'un père belge et d'une mère d'origine irlandaise, Christopher Gérard n'attend pas sa première année pour faire son grand retour sur le Vieux Continent. Il n'en bougera plus que pour effectuer deux voyages en Inde, ce qui, pour Gérard l'indo-européen revient au même, ou à peu près. Une fois diplômé de l'Université Libre de Bruxelles (licence de philologie), Gérard se lance dans l'enseignement. Mais pas n'importe lequel, celui de la plus vieille sagesse européenne, celle que lui a révélé sa double formation et d'historien et d'helléniste-latiniste. Par des moyens modernes, Christopher Gérard entend diffuser la vision du monde qui est la sienne, la vision archaïque d'avant l'arrivée des chrétiens.
Le chemin de Wilflingen et la naissance d'Antaios
Ne manquant pas d'ambition et prenant son courage à deux mains, il prend la route de Wilflingen en 1992 après Jésus Christ (la précision a son importance) et frappe à la porte d'Ernst Jünger, pour obtenir de lui l'autorisation de reprendre à son compte la publication d'Antaios, revue détudes polythéistes que le nonagénaire auteur du Traité du rebelle avait cofondé et animé avec Mircea Eliade de 59 à 71. Jünger accepte. Le premier numéro d'Antaios nouvelle formule paraît sous le parrainage de l'anarque le 8 novembre 1992. Une date des plus symboliques; le 1600ème anniversaire de l'interdiction du paganisme par l'empereur chrétien Théodose, le 8 novembre 392. Antaios se veut une source d'inspiration pour préparer le XXIème siècle, dont on sait depuis Jünger qu'il sera celui des Titans, et le XXIIème siècle, celui des Dieux, toujours selon Jünger. Depuis, Antaios s'honore d'accueillir dans ses pages Michel Maffesoli, Alain Daniélou, Arto Paasilina, Robert Turcan, Gabriel Matzneff, ou Jean-Claude Albert-Weill, et publie des inédits de Cioran, Michaux, Borges, F.G. Jünger, Evola et Ziegler. Existe aussi pour soutenir la revue une Société d'Etudes Polythéistes, fondée en 1998, un 8 novembre également.
Le paganisme selon Christopher Gérard? L'expression, superbe, est de lui: «redevenir soi-même macrocosme». Pas de divinité tutélaire, ni menu à la carte, façon New Age. Pas question de se convertir au brahmanisme ou à l'hindouisme. Ridicule! Pas de mythe de l'Age d'Or. Pas d'illusion sur la technique, mais pas de blocage mental dessus. Pas d'idolâtrie non plus. «Méden agan» (rien de trop). Prier une multitude de dieux revient toujours à vénérer le seul et même dieu démultiplié en autant de services à rendre. Non, le paganisme vrai consiste à révérer l'un et son contraire, Apollon et Artémis, Sol et Luna, tous participant d'un même ordre du monde harmonieux, dans une pratique personnelle, libre et joyeusement acceptée. Une ascèse, un combat aussi, contre le monothéisme génocidaire, l'homogénéisation, les idéologies modernes. Rien de plus éloigné du paganisme que le fanatisme, le sectarisme religieux. Cest pourquoi Gérard n'aime pas le mot foi, et lui préfère fides (sa devise, «Fides aeterna»).
Et n'allez pas lui dire que le monde est désenchanté, lui vous rétorquera crépuscule en bord de mer, brâme du cerf au petit matin, bruissement du vent dans les branches, chant du ruisseau. Entretien (propos recueillis par Laurent SCHANG).
Le Baucent: Pour ceux qui ne vous connaîtraient pas encore, Christopher Gérard, pourquoi ce titre, Parcours païen ?
Christopher Gérard: Parcours païen est un recueil de textes illustrant le réveil des Dieux dans la conscience d'un jeune Européen d'aujourd'hui. La pensée grecque, surtout celle des présocratiques (sans oublier l'héritage tragique), l'empereur Julien, le souvenir de fouilles archéologiques menées durant l'adolescence, la figure solaire de Mithra, des voyages aux Indes sur les traces d'Alain Daniélou, l'Irlande ancestrale, tous ces éléments à première vue disparates, mais d'une cohérence souterraine, composent le paysage mental d'un «Païen» d'aujourd'hui. La vision proposée est donc personnelle: il s'agit bien d'un itinéraire peu banal et d'un témoignage, celui de la permanence d'un courant polythéiste en Europe.
En rassemblant ces textes, j'ai voulu offrir au lecteur des pistes de réflexion et montrer que le Paganisme est à la fois civilisateur et apaisant. Trop de malentendus, de caricatures l'ont rendu «suspect» et il était temps d'en finir avec toute une bimbeloterie pseudo-païenne.
Le paganisme: une intelligence profonde de la Vie
Ce recours à la mémoire païenne constitue un idéal de résistance aux ravages de la modernité. Prenons un exemple: les Grecs nous ont livré comme principale leçon de ne se laisser arrêter par aucune question, de refuser tout dogmatisme. Or notre modernité, héritière d'un Christianisme désincarné (protestantisé), se fonde sur des dogmes: autonomie de l'individu, mythe du progrès, etc. Etre Païen, c'est opposer à ces chimères les cycles éternels, la souveraineté de la personne, c'est-à-dire des hommes et des femmes de chair et de sang qui héritent, maintiennent et transmettent des traditions, une lignée, un patrimoine au sens large. Je lisais il y a peu le beau roman d'un authentique Païen, Jean-Louis Curtis, Le Mauvais Choix (Flammarion 1984). Ecoutons ce que cet homme remarquable hélas disparu dit du Paganisme: «On discerne dans le Paganisme une grâce quasi miraculeuse, une intelligence profonde de la vie, du bonheur de vivre. Alors point de religion contraignante, mais seulement des fables gracieuses ou terribles, (...) des choses de beauté qui étaient à la portée de tous». Curtis voit bien que les utopies, ces maladies de l'intelligence, vomissent le sacré parce qu'elle y voient une menace. Etre Païen aujourd'hui, c'est refuser les utopies, la marchandisation du monde et le déclin de la civilisation européenne. Le Paganisme aujourd'hui, c'est être à la fois archaïque et futuriste, comme dirait Guillaume Faye. C'est aussi revendiquer haut et fort une souveraineté attaquée de toutes parts.
Je vous signale qu'en plus, l'ouvrage comprend une défense de l'Empire: du Brabant à la Zélande, de la Lorraine au Limbourg, nous sommes tous les héritiers d'une civilisation prestigieuse. Il nous appartient de rétablir l'axe carolingien, pivot d'un ordre continental digne de ce nom. Adveniet Imperium!
Parcours païen est le premier titre d'une nouvelle collection que je dirige aux éditions L'Age d'Homme intitulée Antaios qui, comme l'indique clairement son Manifeste polythéiste est d'affirmer de façon sereine, par le biais de travaux sérieux dans le cadre de l'érudition sauvage que «les Dieux sont fiction, mais non fabulation» (Ernst Jünger).
Le B.: Vous citez abondamment Ernst Jünger et on comprend pourquoi. Mais que pensez-vous de son compatriote Hermann Hesse, dont l'œuvre immense, disponible au format de poche, présente bien des similitudes avec celle de Jünger, en particulier s'agissant de la vision du monde, et ce malgré deux cheminements dans le siècle à l'opposé l'un de l'autre ? Je pense à Siddharta, Demian, ou Le Loup des steppes.
C.G.: Vous avez raison de faire référence à cet écrivain «alémanique», que Jean Mabire définit très justement dans Que lire II (1995) comme «le plus fidèle disciple de Nietzsche, mais aussi des romantiques allemands». La lecture de Siddhartha m'a bouleversé autant que celle de Sur les falaises de marbre. Hesse, comme Jünger est l'un des grands éveilleurs de l'aire germanique: tout jeune Européen doit avoir lu Le Loup des steppes, Le Voyage en Orient, Le jeu des perles de verre,... J'empoigne mon exemplaire annoté de Siddhartha et je tombe sur ces lignes: «Qu'un héron vînt à passer au-dessus de la forêt de bambous et Siddhartha s'identifiait aussitôt à l'oiseau, il volait avec lui au-dessus des forêts et des montagnes, il devenait héron, vivait de poissons, souffrait sa faim, parlait son langage et mourait de sa mort». Quelle plus belle évocation du Paganisme?
Le B.: Récemment j'ai vu un documentaire sur le décryptage par Champollion de la pierre de Rosette. Sa méthode aujourd'hui est connue: comparer les textes grecs gravés sur la pierre à ceux en caractères hiéroglyphiques. Après coup je me suis souvenu de ce que disait Simone Weil, qui affirmait un siècle après Champollion, que la Grèce n'aurait pu exister philosophiquement, religieusement et métaphysiquement sans l'apport de l'Egypte, qu'elle n'en est en quelque sorte que la fille aînée. Propos pour le moins déconcertants, en tout cas pour moi, et qui rappellent la thèse controversée du livre Black Athena. Votre avis sur la question?
Dans le même ordre d'idées, que faut-il penser de l'interprétation chrétienne, en particulier développée par Simone Weil, qui veut que la Grèce ait trouvé la finalité de son œuvre intellectuelle et spirituelle dans le catholicisme, via le judaïsme des intellectuels gréco-latinisés, les Flavius Josèphe d'Egypte et d'Israël?
C.G.: Je connais mal l'œuvre de Simone Weil, mais comment ne pas partager sa méfiance pour les sociétés industrielles en tant que systèmes aliénants? L'Enracinement, écrit à Londres en 1943 peu avant sa mort, comporte des pages splendides que tout dissident peut faire siennes. Ceci dit, son pacifisme, son admiration pour la révolution bolchevique ne me séduisent pas ni surtout son lent suicide et son goût de la mortification. Sur le plan religieux, elle se définit davantage comme «helléno-chrétienne» que comme disciple de l'Ancien Testament, ce en quoi elle renie ses ancêtres juifs. Je ne crois pas à la théorie à la mode chez divers Catholiques de la «préparation évangélique», vieux thème de la propagande chrétienne depuis le IIIe siècle: la pensée et les rites du Paganisme auraient préparé le triomphe nécessaire et absolu du fils d'un charpentier palestinien en qui le Dieu créateur de l'univers se serait incarné pour assurer, par le biais d'un supplice infamant, le salut individuel de milliards d'individus décédés, vivants et à naître. Selon ces justifications a posteriori déguisées en thèses providentialistes, le seul Catholicisme (Protestants et Orthodoxes comptent pour du beurre) serait l'horizon indépassable de la pensée (même prétention à la perfection dans le marxisme!). Pour un Païen conséquent, du IVe ou du XXe siècle, ce ne sont là que fantasmagories, bricolage théologique et syncrétisme stratégique en vue du contrôle des esprits (l'appropriation du platonisme par les Philon, Clément dAlexandrie et autres penseurs chrétiens, l'organisation du culte des saints pour satisfaire les attentes des paysans, par exemple). Entreprise qui trahit une origine bien humaine.
Paganisme éternel et christianisme cosmique
Le Paganisme éternel est une religiosité cosmique et polythéiste, une Tradition sans début ni fin, ignorant le Dieu créateur extérieur à sa création, le dogme (tombeau de la pensée), le prosélytisme (signe d'une faiblesse intrinsèque, d'un doute fondamental), le sens linéaire de l'histoire, etc. Que des influences de la Grèce sur l'Egypte et vice versa (et sans doute de l'Inde sur la Grèce et l'Egypte) aient été importantes, c'est une évidence: le monde antique est fait de ces correspondances mystérieuses. Mais cela ne doit pas nous entraîner dans un confusionnisme qui, s'il peut se révéler socialement acceptable, n'en demeure pas moins un malentendu, bref une impasse de la pensée. Si le paysan européen pouvait jadis être l'adepte parfaitement inconscient et sincère de ce que M. Eliade appelle justement le Christianisme cosmique (qui n'a rien à voir avec les Evangiles!), un Européen cultivé d'aujourd'hui doit être cohérent et opérer un choix entre le culte exclusif du Crucifié censé nous sauver d'un hypothétique péché originel et les religions cosmiques qui constituent l'authentique Traditio perennis. Si des rites, des lieux et des mythes préchrétiens (idem dans le Judaïsme et l'Islam qui se sont nourris des traditions antérieures) ont été superficiellement revêtus d'un vernis chrétien et donc récupérés, cela ne fait pas d'eux des rites, des lieux et des mythes chrétiens. Chartres est moins chrétien que traditionnel. Que le culte de la Vierge recouvre celui, originel, de la Grande Déesse, ne fait pas de celle-ci la mère du Nazaréen. En ce sens, les Protestants sont d'ailleurs plus cohérents. Je préfère évidemment la posture baroque, qui n'est plus celle de l'Eglise actuelle, de plus en plus infectée d'esprit protestant! Mais l'ambivalence baroque est-elle possible aujourd'hui?
Le B.: Cette année encore, la fête d'Halloween a connu un record d'affluence. Que pensez-vous de ces festivités essentiellement commerciales en provenance des Etats-Unis, et de leur condamnation par l'Eglise en tant que manifestation du Paganisme, à l'image, paraîtrait-il, de la Gay Pride?
C.G.: Je vous avoue que je lis peu la «grande» presse (je lui préfère de modestes bulletins rédigés par des hommes de conviction comme votre Baucent), je n'ai pas la télévision (je tiens à mon intégrité mentale) et je n'écoute jamais la radio (je pratique l'écologie active: éviter toute forme de pollution, y compris sonore). Tout ce tumulte dont vous parlez m'est donc étranger. J'ai bien aperçu lors de promenades cette avalanche de citrouilles et de sorcières, ces figurines plutôt kitsch. Que dire? Je ne fête pas Halloween déguisé en sorcière avide de chouingomme, mais la Samain, antique fête des Druides et des Guerriers, qui est en fait une veillée d'armes. Le premier novembre, pour les Celtes, est une date plus importante que le Solstice d'hiver. Pendant quelques jours, les hommes ont accès, sans risque de sacrilège, à l'Autre Monde, celui des Dieux. Le temps est suspendu et bien des barrières sont momentanément levées. La Samain est un moment décisif dans la lutte éternelle des Dieux contre les forces du néant; elle est aussi le prologue à l'obscurité qui s'étend. La fête permet à tous de se préparer à triompher des obstacles: il s'agit, oui, d'une veillée d'armes, d'où la Mort n'est pas absente, mais sans rien de lugubre ni de ludique. C'est vous dire si je ne me reconnais pas dans les enfantillages venus des States, cette débauche de consumérisme et d'infantilisme (soyons enfantins, peut-être, mais pas infantiles!). La Samain est tragique, Halloween, c'est kitsch. C'est comme si nous comparions le Tokay à je ne sais quelle mixture brunâtre à bulles.
Quant aux imprécations de l'Eglise, elles sont fort ambiguës. Une chose est de condamner la grotesque gay pride et l'invasion des citrouilles —symbole de crétinisation—, mais de là à parler de Paganisme... Le culte de la marchandise, du Veau d'or, la dépravation ou l'exhibitionnisme n'ont strictement rien de païen. Je suis pour ma part le premier à rejeter ces ferments de décadence. Mais le clergé fait mine de confondre la plus ancienne religion du monde (qu'ils ont pillée sans vergogne) avec les pires manifestations de l'âge sombre. Ce qui dérange en fait ce clergé, c'est la vitesse avec laquelle une fête celtique (instrumentalisée par les mercantis) efface la lugubre Toussaint. C'est de voir que l'imprégnation chrétienne cède si vite la place à de très archaïques archétypes, que la teinture chrétienne disparaît sous les assauts inlassables du vent et de la pluie. La même remarque peut s'appliquer aux soirées techno: ce n'est pas ma tasse de Bushmills, Dieux merci, mais il est clair que l'ombre de Dionysos s'étend sur ces fêtes crépusculaires. Heureux retour des temps.
Propos recueillis par Laurent SCHANG, le 8 novembre 2000, anniversaire de l'interdiction de tous les cultes païens par Théodose (392).
00:50 Publié dans Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : entretiens | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mercredi, 12 mars 2008
B. Rio: l'Arbre philosophal
Entretien avec Bernard Rio :
«L'arbre philosophal»
Q. : Pouvez-vous nous dire votre formation et vos rencontres ?
Je crois volontiers que la formation où qu’elle ait lieu et de quelque ordre qu’elle soit est à l’instar des rencontres un jeu de hasards électifs, une sorte de jeu de l’oie dont la règle apparente ne peut contrecarrer une volonté impérieuse et une fantaisie supérieure qui nous échappent. Né en Bretagne, dans une vieille cité médiévale endommagée par la guerre, ma première éducation a naturellement été influencée par mon environnement familial et géographique. A une petite distance de la maison familiale, un lieu-dit porte le nom de Mané Salut, la montagne du Salut qui doit son toponyme à l’itinérance religieuse des anciens Bretons. Depuis le moyen âge, le pèlerin avait ici coutume de saluer le clocher de Notre-Dame du Paradis qu’il découvrait au sommet de la colline. Après s’être signé et avoir entonné un cantique, il descendait dans la vallée du Blavet à la manière dont tout pèlerin sur le chemin de dieu pénètre dans un territoire consacré. Sur la rive gauche du Blavet, face à la flamboyante basilique, s’élève une chapelle rudimentaire dédiée à Saint-Caradec, un saint du cinquième siècle typiquement breton c’est-à-dire anachroniquement païen puisqu’il s’agit de l’avatar du dieu Caratacos. Si j’ai choisi de faire cette digression, c’est que je suis intimement persuadé que nous portons en nous un héritage immanent et immémorial qui transparaît au fil du temps et de nos rencontres.
William Butler Yeats : porte ouverte sur les mythes vivants
Ces riches heures sont nombreuses. Je citerai en premier lieu le sculpteur Raffig Tullou (1909-1990), fondateur du mouvement artistique des seiz breur, de l’association historique du Koun breizh et de la confraternité spirituelle Kredenn geltiek, un personnage attachant dont l’irrévérence intellectuelle a contribué à me faire prendre des chemins de traverse. Il y a aussi ma rencontre avec l’Irlande en 1979 et la découverte de l’œuvre de William Butler Yeats qui m’a ouvert la porte à des mythes que je qualifierai de vivants. C’est à cette période que nous avons fondé avec quelques amis la revue Artus. Les maoïstes et les staliniens tenaient l’université tandis que nous réinventions une dissidence culturelle.
Q. : Les correspondances entre les traditions européennes vous ont-elles fasciné pour des raisons philosophiques ou autres?
Au fur et à mesure que j’avance dans une appréhension de la matière celtique, j’ai le sentiment que l’horizon s’élargit. Quelques auteurs fétiches que sont l’Irlandais Yeats, le Gallois Powys, les Bretons Chateaubriand et Gracq, le Britto-Français Danielou m’ont mené dans d’autres lieux et en d’autres siècles. La poésie de Yeats m’a conduit aux récits mythologiques irlandais, les romans inspirés de Powys m’ont ouvert une voie médiévale et arthurienne, Chateaubriand a insinué une piste géopolitique. N’a-t-il pas déjà écrit l’essentiel sur les relations conflictuelles entre la Turquie et l’Europe dans Mémoires d’Outre-Tombe ! Pour revenir à votre question, c’est en étudiant ma parcelle de territoire armoricain que je me suis intéressé curieusement et naturellement aux traditions celtiques insulaires, puis aux traditions européennes et enfin au domaine indo-européen.
Le bouillonnement des années 70 et 80
Q. : Qui vous a initié au comparatisme? Quand avez-vous découvert Dumézil?
Retrouver un nom, une date, un titre ou un instant précis me laisse aujourd’hui perplexe. Je ne peux pas désigner avec certitude la paternité de ma démarche. Elle s’inscrit dans un mouvement, dans une période : la fin des années soixante-dix et le début des années quatre-vingt, avec le bouillonnement de la nouvelle droite. La boîte de Pandore était alors ouverte. La multiplication des publications et des colloques m’a occupé et rassasié pendant plusieurs années. Je me souviens notamment d’une communication de Louis Rougier qui m’avait grandement impressionné. C’est à cette période que j’ai lu les travaux de Georges Dumézil ainsi que ceux de Julius Evola, René Guénon, Mircea Eliade sans oublier le fameux « Que-sais-je ? » de Jean Haudry sur les Indo-Européens et la première version des Druides de Christian-J. Guyonvarc’h publiée par ses soins et dédicacée après une conférence où nous n’étions pas dix. Mon appétit était grand et je dévorais tout ce qui passait à ma portée, d’Ezra Pound à Emil Cioran sans omettre les celtisants Georges Dottin, d’Arbois de Jubainville, Joseph Vendryes, Joseph Loth…
Mesure du monde, vitalité du quotidien
Q. : Le structuralisme vous a-t-il parfois tenté? Pourquoi rejetteriez-vous Durkheim, Frazer, Freud ?
D’emblée je dirai que la littérature m’a amené à la philosophie et que la mythologie m’a libéré du folklore. Je reconnais qu’Heidegger et Dumézil ont chacun à leur manière et dans leurs domaines respectifs renouvelé notre perception de la « structure » européenne, en apportant par leur vision cohérente une réponse savante et pertinente au matérialisme du vingtième siècle. Nonobstant la fulgurance intellectuelle de leurs travaux, mes affinités me poussent davantage vers des auteurs dont l’attitude et la forme de leurs écrits, peut être moins savantes, me semblent plus en adéquation avec ma sensibilité. Je veux ici parler de William Butler Yeats, de John Cowper Powys, d’Aldo Leopold ou d’Henry David Thoreau… J’admire leur mesure du monde, la vitalité de leur quotidien, le plaisir et la magie qui imprègnent leurs écrits. En ce qui concerne Durkheim, Freud et Frazer, ils doivent être replacés dans leur contexte social. Je serai plus complaisant avec James George Frazer que je relis épisodiquement. Relativisons certains propos en nous disant que bien peu de critiques d’aujourd’hui auraient alors individuellement disposé du savoir encyclopédique de Frazer et osé se lancer dans une telle extravagance éditoriale durant cette ère victorienne. Frazer a, à sa manière, ouvert une voie même s’il y a juxtaposé l’incomparable.
Q. : Quelle est la limite de votre comparatisme? Doit-il demeurer circonscrit à un domaine? Ou peut-on opter légitimement pour la comparaison généralisée? A quel moment avez-vous choisi?
La limite que l’on se donne est un prétexte pour ne pas se faire taper sur les doigts par les « spécialistes », un conformisme qui cache une frilosité intellectuelle et un manque d’intuition. La marge fait toujours partie de la page et elle n’est pas seulement réservée aux annotations des professeurs. Pourquoi devrions-nous tous suivre la même route et le même sens de circulation au même moment ? La seule restriction qui vaille est la rigueur du cheminement intellectuel et non pas la nature de la comparaison. Il faut sans cesse apprendre auprès des spécialistes pour élargir son champ d’investigations et renouveler ses questions. J’ai encore beaucoup à apprendre dans une multitude de domaines et je trouve passionnant les comparaisons osées par certains, je pense ainsi aux pistes mythologiques à la question épistémologique ! Il faut parfois se perdre dans la forêt pour trouver son chemin.
Je considère mes « travaux » comme des balbutiements…
Q. : Pourriez-vous nous indiquer vos tâtonnements et le rôle qu’ils ont tenu dans la genèse de vos propres travaux ?
Le sentiment d’avancer dans le brouillard ne me quitte pas. Cette incertitude omniprésente est une nécessité. L’étude succède à l’interrogation de départ et je ne sais toujours pas où elle peut mener. Il faut sans cesse chercher des repères pour prendre la bonne direction mais tel un archéologue je ne suis jamais assuré de piocher dans la bonne parcelle. Je ne connais pas ce que je cherche. Il me faut sans arrêt valider les matériaux que j’utilise. Ne disposant pas d’étudiants pour déblayer le terrain, chaque étude demande du temps. Je suis mon idée en arpentant toutes les pistes qui me viennent à l’esprit, j’amasse alors dans ma besace des matériaux divers que je sors en vrac sur ma table à l’issue de la cueillette. Je trie, je compare. C’est ainsi que je travaille. Je considère chacune de mes recherches comme une expérimentation Il faut douter pour commencer une recherche sinon je me contenterai des publications d’autrui. Je suis d’ailleurs surpris que des auteurs plus qualifiés que moi puissent prêter un intérêt à mes balbutiements car je considère mes « travaux » comme des balbutiements.
Mandarins jaloux et évêché rouge
Q. : Quelles sont vos relations avec les enseignants des disciplines académiques ? Êtes-vous tenu à l’écart ? Vos travaux sont-ils jugés aventureux? Quelles sont vos relations avec la Société Internationale des Études Indo-Européennes ?
Je lis avec attention ce qui paraît dans le domaine celtique et indo-européen et lorsque j’emprunte quoique ce soit à autrui je me fais une obligation de référencer ma source. Par ailleurs lorsque dans le cadre de mes recherches, je ne trouve pas dans un ouvrage la réponse à une question qui me taraude l’esprit, j’écris à plus émérite que moi. Les spécialistes ne sont heureusement pas tous aussi engoncés dans un corset académique, certains prennent la peine de me répondre. J’ai aussi eu le plaisir d’accueillir plusieurs « sommités » lors de colloques en Bretagne, notamment le professeur Jean Haudry qui m’a fait le grand honneur de répondre à une invitation en 2000. D’autres spécialistes comme le professeur Louis Prat ont aimablement collaboré à la revue que j’anime. Cette promiscuité ne plaît pas à quelques mandarins jaloux de leurs prérogatives mais que voulez-vous que j’y fasse ! L’objet de mes recherches me vaut quelques inimitiés et une relative mise à l’écart. La Bretagne demeure une terre cléricale, la couleur politique de l’évêché a viré du blanc au rouge mais rien n’a changé dans son comportement exclusif et arbitraire.
Q. : Quels principes vous guident quand vous abordez un mythe ou quand vous comparez divers récits, voire des éléments hétérogènes comme un récit et un rite ? Pourriez-vous résumer votre méthode ?
Je commence d’abord par relever tous les faits, symboles et croyances présents dans le mythe ou le conte. Je compare ensuite ces éléments pour dégager un concept et déterminer la cohérence de ces éléments par rapport à la structure du récit. J’étudie isolément chaque fait pour lui trouver une concordance avec le récit. Cette étude peut être multiple : symbolique, linguistique, calendaire… Il s’agit de vérifier la spécificité de cet élément dans une trame en multipliant les analyses. S’il apparaît que des éléments sont interchangeables avec d’autres récits, je confronte alors les concepts en les superposant et en les juxtaposant. L’objet de ces comparaisons et croisements multiples est de retrouver le sens originel du mythe et de tenter une explication de son évolution. Cette grille de décryptage est facile d’emploi et permet d’identifier la nature du texte en le dégageant de son vernis clérical et «folklorique». Le mythe mais aussi le conte ou le rite n’ont rien de superficiel ou d’aléatoire, ils correspondent à un imaginaire structuré. Ils répondent et fonctionnent comme un apprentissage culturel.
Q. : Comment se renseigner sur le polythéisme européen ? Peut-on le connaître ? Existe-t-il des manuels valables ?
L’étude du polythéisme est aujourd’hui aisée. Pour limiter mon propos à la matière celtique, disponible en langue française, les travaux de Christian-J. Guyonvarc’h sont indispensables. On peut y ajouter ceux du professeur Pierre-Yves Lambert dans le registre brittonique, de Jean-Louis Bruneaux dans le domaine gaulois mais aussi des études comme L’Aurore celtique de Philippe Jouët ou celle de Jean-Claude Lozac’hmeur sur les origines indo-européennes de la légende du Graal…
Nous sommes au bord d’un précipice
Q. : Quels rapports établissez-vous entre la connaissance des mythes et légendes indo-européennes et la société actuelle ? Les Européens pourraient-ils former une grande société homogène ? Un sentiment de solidarité a-t-il déjà uni les peuples d’Europe ?
La société occidentale actuelle n’a apparemment plus grand chose de commun avec le monde structuré des indo-européens de l’antiquité. Nous vivons dans un monde marchand qui est régi selon des normes marchandes. Il n’y a donc plus de place pour le sacré mais uniquement la place pour le « business » dans cette société matérialiste et individualiste. C’est vrai pour l’Europe entière, de l’Irlande à la Grèce, de l’Espagne à la Finlande. Nous sommes au bord d’un précipice. « Mais, écrit Alain Danielou, ce cataclysme ne sera dû qu’à nos erreurs et c’est la folie des hommes qui en déterminera le moment ». L’appréhension des mythes et des légendes n’a par conséquent aucun intérêt quantifiable dans ce système sonnant et trébuchant, il s’agit même d’une déviance suspecte dans cet espace de prédateurs sans foi ni loi. Les mythes sont aujourd’hui niés, les rites abandonnés car dépourvus d’«intérêt». Telle est la religion d’aujourd’hui. Si nous quittons le champ des apparences, la connaissance des mythes et des légendes reste cependant fondamentale pour l’homme et la société. C’est un apprentissage qui peut se muer en une quête. Apprendre à lire un conte, apprendre à décrypter une symbolique, c’est pousser une porte, c’est faire un pas en avant, c’est se réapproprier et accomplir les rites… Depuis que j’ai franchi cette frontière immatérielle, je n’ai pas voulu refermer la porte, je n’ai pas pu revenir en arrière car le mythe est devenu réalité vivante. Ma perception du monde a évolué, elle est devenue moins idéologique, plus concrète, plus sensée. C’est un monde du détail innombrable. Mea maxima culpa. Je peux désormais être suspecté de paganisme à l’instar de tous les Européens qui regardent de l’autre côté du miroir et dont je me sens solidaire.
Prendre le temps de marcher en tournant et en virant
Q. : Quels rapports établissez-vous entre analyse et synthèse ? L’érudition, si maltraitée aujourd’hui, serait-elle une forme polie du désespoir ? Si vous aviez à recommencer, choisiriez-vous la même voie de recherche ?
Thèse, antithèse, synthèse… Ce sont des outils préalables à l’analyse. L’Occidental a, à mon avis, besoin d’une méthode scolaire pour mettre en place ses idées dans un environnement « cartésien ». C’est un préambule pour forger ses propres outils, se débarrasser, le moment venu, des préjugés et partir à la conquête de son monde intérieur. Il n’y a pas de désespoir dans la recherche mais un espoir sans illusion. C’est une démarche intellectuelle et spirituelle qui a des incidences matérielles. Elle ne s’apparente pas à une fuite mais à une marche en avant. Je n’ai rien à recommencer ou à regretter car chaque orage, chaque cul de sac offrent des détours, des pauses, des silences et des interrogations éprouvantes. Les anciens chemins suivaient les courbes du paysage, couraient le long des rivières, passaient les estuaires à marée basse. Il faut prendre le temps de marcher en tournant et virant. La ligne droite serait à mes yeux synonyme d’ennui ou de vérité, que mon dieu avant tous les dieux me garde de l’un et de l’autre.
Q. : Quelle impression vous laissent les sciences humaines actuelles ? Votre travail est-il un plaisir ? Une ascèse ? Est-ce très dur d’avancer ? Avez-vous des moments de doute?
Mes occupations m’éloignent des sciences humaines actuelles à moins que ce ne soit l’inverse ? Les parodies religieuses occidentales m’indiffèrent également. Je discerne dans une église catholique épurée de ses reliques païennes un déclin qui me semble irrémédiable tandis que les groupes néopaïens se gargarisent d’éphémères gesticulations ô combien étrangères au sacré. La tentation est grande de s’isoler dans son travail mais le plaisir de partager une interrogation reste pour moi primordial. La comparaison des recherches entre amis s’avère toujours instructive et je ne conçois pas mes petits travaux comme un plaisir solitaire. Quitte à me répéter, je perçois l’étude comme un moyen de cheminer et non comme un but. Elle doit, par conséquent, être une aventure et une discipline, un mélange d’excitation et de sérénité avec l’incertitude permanente. Cette incertitude, elle seule, peut, je crois, préserver de l’illusion et de la suffisance. L’étude n’a pas non plus lieu d’être coupée du monde mais doit s’inscrire dans un espace foisonnant, s’exprimer avec et par la nature. L’approche spéculative vise paradoxalement à une mise en mouvement de l’homme extrait de son environnement par la philosophie cartésienne, elle vise à sa réintégration dans les élémentaires. Les mots seuls ne suffisent pas à dire le langage des sens et ce travail de recherche devrait permettre une libération a contrario de l’aliénation inhérente à la société marchande et à l’opportunisme paresseux de l’espèce humaine. La nature sauvage permet à l’homme « éveillé » de conjuguer ses paradoxes, de goûter à des joies indicibles, d’approcher la divinité. Après avoir appris dans les livres, il reste à apprendre le langage de la forêt, de l’océan… La mémoire d’un chêne vénérable vaut, je le pense, le savoir d’un professeur. Le doute est permis mais le chemin du monde est ouvert à qui veut s’y aventurer.(propos recueillis par Jean DESSALLE).
01:04 Publié dans Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : entretiens | | del.icio.us | | Digg | Facebook
samedi, 08 mars 2008
Entretien avec Jean Tulard
Entretien avec Jean Tulard
Jean Tulard, professeur à la Sorbonne, Directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, membre de l’Académie des sciences morales et politiques est le spécialiste incontesté des études napoléoniennes. En cette « année Napoléon », nous l’avons rencontré pour nous entretenir avec lui de la personnalité et du rôle de Napoléon Bonaparte.
En quoi Napoléon a-t-il préservé l’idéal révolutionnaire ?
C’est Jacques Bainville qui, le premier, a souligné que le 18 Brumaire ne mettait pas fin à la Révolution mais, au contraire, en préservait les conquêtes : la destruction de la féodalité, l’égalité, la vente des biens nationaux
Dans différents ouvrages, vous affirmez que le 18 Brumaire a permis de conclure la Révolution. Est-ce à dire qu’une révolution appelle presque toujours un coup d’Etat ?
La violence appelle toujours la violence. D’emblée, dès 1789, on sut que la Révolution se terminerait sur un coup d’Etat militaire.
Pensez-vous qu’à la veille du 18 Brumaire, l’Etat devait être restauré sur des fondements durables ?
A la veille du 18 Brumaire, l’aspiration de tous les profiteurs de la Révolution se portait vers un retour à l’ordre. Napoléon Bonaparte l’a bien compris. La France était livrée à l’anarchie dans tous les domaines au temps du Directoire faute d’une autorité ferme.
Pourquoi Napoléon Bonaparte sera-t-il choisi, est-ce pour sa popularité ou pour son ambition?
La gloire de Bonaparte a joué en sa faveur. Il avait vaincu en Italie et conclu lui-même la paix de Campoforrmio. Son expédition d’Egypte avait fait rêver comme le prouvent les mémoires de Lamartine. Vaincre à l’ombre des Pyramides ou à Nazareth, ce n’était pas rien.
Selon vous, en quoi Brumaire est-il plus dramatique que glorieux ?
Jusqu’au bout le coup d’Etat de Brumaire a failli ne pas réussir. Il fut mal préparé et certains acteurs comme Sieyès (qui avait à monter à cheval!) et surtout Bonaparte perdirent leur sang-froid à l’inverse de Fouché qui avait ménagé tous les clans ou de Murat qui n’eut pas d’état d’âme lorsqu’il chassa les députés ; Talleyrand aura, au soir du 18 Brumaire, le mot de la fin : " Il faut dîner ".
Avec l’arrivée de Napoléon au pouvoir, la France entre-t-elle dans l’ère moderne ?
Oui, la France moderne sort du 18 Brumaire. C’est ce qu’a montré Taine. Nos institutions (Conseil d’Etat, Inspection des Finances, Cour des Comptes, Recteurs, Préfets) datent de cette époque. Nos notables aussi (cf Les dynasties bourgeoises de Beau de Loménie).
Que reste-t-il de l’ère napoléonienne ?
"Sauf pour la gloire, sauf pour l’art, il eût probablement mieux fallu que Napoléon n’eût pas existé", disait Bainville. Le jugement est injuste. Il n’en reste pas moins que Napoléon est le Français le plus connu dans le monde.
Selon vous, qu’est-ce qui a conduit Bonaparte à se faire sacrer Empereur des Français ?
Si Bonaparte choisit le titre d’Empereur des Français, c’est pour éviter celui de roi. La chute de la monarchie était trop proche et la référence aux Carolingiens et à Charlemagne (que l’on connaissait mal) suffisamment lointaine pour n’être pas trop compromettante. La nécessité d’une monarchie héréditaire s’était imposée à la suite des attentats très nombreux contre le Premier Consul. Pitt (Premier ministre britannique) se moquait d’un gouvernement à la merci d’un coup de pistolet.
Pensez-vous que la réforme juridique est la plus grande œuvre accomplie par Napoléon ?
Le bilan du Consulat et de l’Empire est imposant. N’oublions pas qu’auparavant la France était divisée entre pays de droit écrit et de droit coutumier. Cette unification du droit était indispensable.
Les cinq codes promulgués préservaient-ils les grands principes de la Révolution ?
Les codes ont été l’œuvre de juristes et de conseillers d’Etat issus de la Révolution et qui étaient très attachés aux principes de 1789 et notamment à l’idée d’égalité. Les auteurs du code civil ont surtout retenu les acquis de la révolution bourgeoise de 1789 à 1791. On notera la volonté de détruire tout ce qui rappelle la féodalité. La sécularisation complète du droit est confirmée. Tous les corps intermédiaires chers à l’Ancien Régime disparaissent.
Outre l’organisation centralisée de l’administration française, que nous reste-t-il de l’œuvre de Napoléon ?
N’oublions pas le style de l’Empire, le goût des parades militaires et le musée du Louvre, alors Musée Napoléon.
Comment expliquez-vous que les conquêtes de Napoléon n’ont duré que le temps de son règne ?
Les conquêtes de Napoléon furent éphémères pour deux raisons. Elles furent le fruit de la violence et reposèrent sur les baïonnettes de la Grande Armée. Napoléon ne s’est pas préoccupé des aspirations nationales des peuples. Il l’a payé en Espagne, en Italie, en Hollande, en Allemagne.
Vous sentez-vous bonapartiste ?
Il me semble que le bonapartisme d’aujourd’hui repose plus sur la nostalgie d’une gloire passée que sur un programme politique précis. En ce sens je veux bien passer pour bonapartiste. (Propos recueillis par Xavier CHENESEAU).
00:53 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : entretiens | | del.icio.us | | Digg | Facebook