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mercredi, 06 novembre 2019

Le Loup des steppes contre leur monde moderne

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Le Loup des steppes contre leur monde moderne

Par Nicolas Bonnal

Ex: https://leblogalupus.com

Le loup des steppes : et si on le lisait au lieu d’en parler?

C’est le hasard de mon livre sur Céline qui me fit retrouver Hermann Hesse, écrivain surfait et déjà oublié. Mais dans le Loup des steppes il nous semble, sans nous balancer dans la littérature comparée, qu’il aborde le problème de la modernité comme Céline. On est à l’époque de la guerre, de la massification, des abrutissements modernes et des années folles. Voyez la Foule de King Vidor pour évaluer le beuglant…

On commence par les hommes-masse de notre époque (traduction de Juliette Parry) » :

« Il ne s’agit pas ici de l’homme tel que le connaissent l’école, l’économie nationale, la statistique, de l’homme tel qu’il court les rues à des millions d’exemplaires et qu’on ne saurait considérer autrement que le sable du rivage ou l’écume des flots : quelques millions de plus ou de moins, qu’importe, ce sont des matériaux, pas autre chose. »

Hesse décrit aussi la vie ennuyée de cet homme-masse façonné par l’industrie et cet écœurement qui en sourd :

« …celui qui a vécu des jours infernaux, de mort dans l’âme, de désespoir et de vide intérieur, où, sur la terre ravagée et sucée par les compagnies financières, la soi-disant civilisation, avec son scintillement vulgaire et truqué, nous ricane à chaque pas au visage comme un vomitif, concentré et parvenu au sommet de l’abomination dans notre propre moi pourri, celui-là est fort satisfait des jours normaux, des jours couci-couça comme cet aujourd’hui ; avec gratitude, il se chauffe au coin du feu ; avec gratitude, il constate en lisant le journal qu’aujourd’hui encore aucune guerre n’a éclaté, aucune nouvelle dictature n’a été proclamée, aucune saleté particulièrement abjecte découverte dans la politique ou les affaires…»

Comme Céline ou Ortega Y Gasset (et des dizaines d’autres), Hermann Hesse dénonce cette émergence cette civilisation de la masse satisfaite :

« Je ne comprends pas quelle est cette jouissance que les hommes cherchent dans les hôtels et les trains bondés, dans les cafés regorgeant de monde, aux sons d’une musique forcenée, dans les bars, les boîtes de nuit, les villes de luxe, les expositions universelles, les conférences destinées aux pauvres d’esprit avides de s’instruire, les corsos, les stades… »

Une brève allusion à notre américanisation – qui frappe aussi Chesterton ou Bernard Shaw à cette époque :

« En effet, si la foule a raison, si cette musique des cafés, ces plaisirs collectifs, ces hommes américanisés, contents de si peu, ont raison, c’est bien moi qui ai tort, qui suis fou, qui reste un loup des steppes, un animal égaré dans un monde étranger et incompréhensible, qui ne retrouve plus son cli mat, sa nourriture, sa patrie. »

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Le personnage couche avec des danseuses lesbiennes découvre le fox-trot et la musique nègres. Mais voici ce que dit la danseuse :

« Crois-tu que je ne puisse comprendre ta peur du fox-trot, ton horreur des bars et des dancings, ta résistance au jazz-band et à toutes ces insanités ? Je ne les comprends que trop, et aussi ton dégoût de la politique, ton horreur des bavardages et des agissements irresponsables des partis et de la presse, ton désespoir en face de la guerre, celle qui fut et celle qui viendra, en face de la façon dont on pense aujourd’hui, dont on lit, dont on construit, dont on fait de la musique, dont on célèbre les cérémonies, dont on fabrique l’instruction publique ! Tu as raison, Loup des steppes, tu as mille fois raison, et pourtant tu dois périr. Tu es bien trop exigeant et affamé pour ce monde moderne, simple, commode, content de si peu ; il te vomit, tu as pour lui une dimension de trop. »

Après on donne une définition de loup des steppes (titre d’un groupe de pop au temps jadis) :

 « Celui qui veut vivre en notre temps et qui veut jouir de sa vie ne doit pas être une créature comme toi ou moi. Pour celui qui veut de la musique au lieu de bruit, de la joie au lieu de plaisir, de l’âme au lieu d’argent, du travail au lieu de fabrication, de la passion au lieu d’amusettes, ce joli petit monde-là n’est pas une patrie… »

Et si Céline a dit que la vérité de ce monde c’est la mort :

« Il en fut toujours ainsi, il en sera toujours ainsi ; la puissance et l’argent, le temps et le monde appartiennent aux petits, aux mesquins, et les autres, les êtres humains véritables, n’ont rien. Rien que la mort… »

Et si Céline a dit que la postérité c’est pour les asticots :

« La gloire, ça n’existe que pour l’enseignement, c’est un truc des maîtres d’école. »

Antisémitisme ; Hesse le voit pointer comme la prochaine guerre dès le début des années vingt, au moment où Céline vit le Voyage :

« Il n’a pas vécu la guerre, ni le bouleversement des bases de la pensée par Einstein (cela, pense-t-il, est du domaine des mathématiciens) ; il ne voit pas comment se prépare autour de lui la prochaine guerre ; il tient pour haïssables les Juifs et les communistes ; il est un brave gosse insouciant et gai qui se prend au sérieux, il est digne d’être envié. »

L’Allemagne est déjà prête pour la prochaine guerre comme le voit Bainville à la même époque. On a aussi fait ce qu’il fallait au traité de Versailles (lisez Guido Preparata à ce sujet) :

« C’est cela qu’ils ne me pardonnent pas, car, bien entendu, ils sont tous innocents : le Kaiser, les généraux, les grands industriels, les politiciens, les journaux, nul n’a rien à se reprocher, ce n’est la faute de personne. On croirait que tout va on ne peut mieux dans le monde ; seulement, voilà, il y a une douzaine de millions d’hommes assassinés. »

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Hesse aussi hait ces journaux qui rendront fou Céline :

« Deux tiers de mes compatriotes lisent cette espèce de journaux, entendent ces chansons matin et soir ; de jour en jour, on les travaille, on les serine, on les traque, on les rend furieux et mécontents ; et le but et la fin de tout est encore la guerre, une guerre prochaine, probablement encore plus hideuse que celle-ci. »

Hesse décrit dégoûté une absorption des journaux :

« C’est bizarre, tout ce qu’un homme est capable d’avaler ! Pendant près de dix minutes, je lus un journal et laissai pénétrer en moi, par le sens de la vue, l’esprit d’un homme irresponsable, qui remâche dans sa bouche les mots des autres et les rend salivés, mais non digérés. C’est cela que j’absorbai pendant un laps de temps assez considérable. »

Et si Céline parle de la musique judéo-saxo-nègre, Hesse aussi :

« Lorsque je passai devant un dancing, un jazz violent jaillit à ma rencontre, brûlant et brut comme le fumet de la viande crue. Je m’arrêtai un moment : cette sorte de musique, bien que je l’eusse en horreur, exerçait sur moi une fascination secrète. Le jazz m’horripilait, mais je le préférais cent fois à toute la musique académique moderne ; avec sa sauvagerie rude et joyeuse, il m’empoignait, moi aussi, au plus profond de mes instincts, il respirait une sensualité candide et franche ».

Céline et les nègres ? Hermann Hesse et les nègres, et la bonne musique nègre :

« Et cette musique-là avait l’avantage d’une grande sincérité, d’une bonne humeur enfantine, d’un négroïsme non frelaté, digne d’appréciation. Elle avait quelque chose du Nègre et quelque chose de l’Américain qui nous paraît, à nous autres Européens, si frais dans sa force adolescente. L’Europe deviendrait-elle semblable ? Était-elle déjà sur cette voie ? »

Toute la vieille culture est remise en cause comme chez Elie Faure à la même époque :

« Nous autres vieux érudits et admirateurs de l’Europe ancienne, de la véritable musique, de la vraie poésie d’autrefois, n’étions-nous après tout qu’une minorité stupide de neurasthéniques compliqués, qui, demain, seraient oubliés et raillés ? Ce que nous appelions « culture », esprit, âme, ce que nous qualifiions de beau et de sacré n’était-ce qu’un spectre mort depuis longtemps, et à la réalité duquel croyaient seulement quelques fous ? Ce que nous poursuivions, nous autres déments, n’avait peut-être jamais vécu, n’avait toujours été qu’un fantôme ? »

Comme dit Debord l’ancienne culture elle est congelée.

Néanmoins Hesse ne fait pas preuve d’hypocrisie, et il nous donne sa deuxième définition du loup des steppes  c’est un bohême collaborateur de cette bourgeoisie.

« En effet, la puissance de vie du bourgeoisisme ne se base aucunement sur les facultés de ses membres normaux, mais sur celles des outsiders extrêmement nombreux, qu’il est capable de contenir par suite de l’indétermination et de l’extensibilité de ses idéals. Il demeure toujours dans le monde bourgeois une foule de natures puissantes et farouches. Notre Loup des steppes Harry en est un exemple caractéristique. Lui, qui a évolué vers l’individualisme bien au-delà des limites accessibles au bourgeois, lui qui connaît la félicité de la méditation, ainsi que les joies moroses de la haine et de l’horreur de soi, lui qui méprise la loi, la vertu et le sens commun, est pourtant un détenu du bourgeoisisme et ne saurait s’en évader. »

On se vent âme et corps au monde moderne et à sa technique de divertissement. Si notre Céline a dit que les Américains font l’amour comme les oiseaux, Hermann Hesse montre que son époque est libérée et son Allemagne de Weimar aussi :

« La plupart étaient extraordinairement douées pour l’amour et assoiffées de ses joies ; la plupart le pratiquaient avec les deux sexes ; elles ne vivaient que pour l’amour, et à côté des amis officiels et payants elles cultivaient d’autres liaisons amoureuses. Actives et affairées, soucieuses et frivoles, sensées et pourtant étourdies, ces libellules vivaient leur vie aussi enfantine que raffinée, indépendantes, ne se vendant que selon leur bon plaisir, attendant tout d’un coup de dés et de leur bonne étoile, amoureuses de la vie et cependant bien moins attachées à elle que ne le sont les bourgeois, toujours prêtes à suivre un prince charmant dans son château de conte de fées, toujours demi-conscientes d’une fin triste et fatale. »

La fille lui reproche de ne pas savoir danser, d’avoir appris le grec et le latin. Vian dira qu’il vaut mieux apprendre à faire l’amour que s’abrutir sur un livre d’histoire. Mais Céline tape tout le temps sur notre éducation et veut nous rapprendre le rigodon.

Le cinéma cette petite mort (Céline) ; voici comment Hesse décrit le procès.

« En flânant je passai devant un cinéma, je vis des enseignes lumineuses et de gigantesques affiches coloriées ; je m’éloignai, je revins sur mes pas et finalement j’entrai. Je pourrais demeurer là bien tranquillement jusqu’à onze heures environ. Conduit par l’ouvreuse avec sa lanterne, je trébuchai dans la salle obscure, je me laissai tomber sur un siège et me trouvai tout à coup en plein dans l’Ancien Testament. Le film était un de ceux qu’on tourne à grands frais et avec force trucs soi-disant non pas pour gagner de l’argent, mais dans des buts sublimes et sacrés ; les maîtres de catéchisme y conduisent en matinée leurs élèves. »

Après il tape encore plus fort sur ce cinéma :

« Ensuite, je vis le Moïse monter sur le Sinaï, sombre héros sur une sombre cime, et Jéhovah lui communiquer les dix commandements, avec le concours de l’orage, de la tempête et des signaux lumineux, cependant que son peuple indigne, entre-temps, dressait au pied du mont, le veau d’or et s’abandonnait à des distractions plutôt bruyantes. Il me paraissait bizarre et incroyable de contempler ainsi les histoires saintes, leurs héros et leurs miracles, qui avaient fait planer sur notre enfance les premières divinations vagues d’un monde surhumain ; il me semblait étrange de les voir jouer ainsi devant un public reconnaissant, qui croquait en silence ses cacahuètes : charmante petite saynète de la vente en gros de notre époque, de nos gigantesques soldes de civilisation… »

Et il dit ce qu’il en pense de cette société de consommation et de divertissement :

« Seigneur mon Dieu ! pour éviter cette saleté, c’étaient non seulement les Égyptiens, mais les Juifs et tous les autres hommes qui eussent dû périr alors d’une mort violente et convenable, au lieu de cette petite mort sinistrement mesquine et bourgeoise dont nous mourons aujourd’hui. »

La petite mort du monde bourgeois est ici là dans le poste de T.S.F.

« Mais c’était, je le vis bientôt, un appareil de T.S.F. qu’il avait dressé et mis en marche ; installant le haut-parleur, il annonça : « Vous entendrez Munich, le Concerto grosso en F-Dur de Haendel. »

En effet, à ma surprise et à mon épouvante indicible, l’appareil diabolique se mit à vomir ce mélange de viscose glutineuse et de caoutchouc mâché que les possesseurs de phonographes et les abonnés de la T.S.F. sont convenus d’appeler musique… »

Conclusion ? Nous sommes la civilisation de la fin du monde, comme dit Philippe Grasset, celle que rien n’arrête !

mercredi, 30 octobre 2019

Victor Hugo et le mouvement de l’Histoire. Lecture d’un chapitre de Notre-Dame de Paris

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Victor Hugo et le mouvement de l’Histoire. Lecture d’un chapitre de Notre-Dame de Paris

par Daniel COLOGNE

Les réflexions qui suivent sont inspirées par le chapitre II du livre cinquième du célèbre roman hugolien. Victor Hugo (1802 – 1885) parsème son récit de quelques chapitres qui relèvent de la philosophie de l’Histoire, de la conception architecturale ou de la vision imaginaire du Paris médiéval (voir notamment le livre troisième). Car le roman se passe en 1482, date faisant partie intégrante du titre, millésime ravalé au rang de sous-titre ou carrément occulté au fil des innombrables éditions, adaptations cinématographiques ou conversions en comédies musicales.

Adrien Goetz, préfacier de l’édition 2009 chez Gallimard (coll. « Folio classique »), a le mérite de réhabiliter cette année 1482 sans insister sur sa proximité avec 1476 – 1477 : défaites de Charles le Téméraire à Grandson et Morat, sa mort à Nancy, extinction des derniers feux de ce que Julius Evola appelle « l’âme de la chevalerie », tandis que pointe comme une improbable aurore le pragmatisme calculateur de Louis XI. Nonobstant une importante réserve que je formulerai en conclusion, je trouve la préface d’Adrien Goetz remarquable et je m’incline devant l’étonnante érudition des 180 pages de notes de Benedikte Andersson.

Le volume contient aussi d’intéressantes annexes où l’on découvre sans surprise un Victor Hugo admirateur de Walter Scott, en face duquel Restif de la Bretonne fait piètre figure en apportant « sa hottée de plâtres » au grand édifice de la littérature européenne. Pourtant, Victor Hugo cite rarement ceux qu’il juge responsable du déclin des lettres françaises. Il ne fait qu’égratigner Voltaire, vitupère globalement les récits trop classiques dans des pages critiques où peuvent se reconnaître pour cibles l’Abbé Prévost, Madame de La Fayette, voire le Diderot de Jacques le Fataliste. Pour qui sait lire entre les lignes et connaît quelque peu la production littéraire du siècle des prétendues « Lumières », les considérations désabusées sur le roman épistolaire ne peuvent viser que Choderlos de Laclos et ses Liaisons dangereuses. Mais le chapitre II du livre cinquième vaut surtout par sa profondeur historique et une véritable théorie des trois âges de l’humanité que Victor Hugo nous invite à méditer avec une maîtrise stylistique et une organisation du savoir assez époustouflantes chez un jeune homme de 29 ans (Notre-Dame de Paris 1482 paraît en 1831).

hugovndp.jpg« Quand la mémoire des premières races se sentit surchargée, quand le bagage des souvenirs du genre humain devint si lourd et si confus que la parole, nue et volante, risqua d’en perdre en chemin, on les transcrivit sur le sol de la façon la plus visible, la plus durable et la plus naturelle à la fois. On scella chaque tradition sous un monument. » Ainsi Victor Hugo évoque-t-il le premier passage d’une ère d’oralité à un âge où l’architecture devient « le grand livre de l’humanité ». Souvenons-nous cependant de la parole biblique concernant la pierre que les bâtisseurs ont écartée et qui est justement la pierre d’angle. Le risque de « perdre en chemin » un élément essentiel deviendrait-il réalité dès que s’élèvent les premiers menhirs celtiques que l’on retrouve « dans la Sibérie d’Asie » ou « les pampas d’Amérique » ?

Toute tradition devant contenir une part de trahison (le latin tradition a donné le français traître), l’âge architectural serait alors le monde de la Tradition proprement dite, déjà synonyme de déclin par rapport aux temps originels et primordiaux, illuminés par la prodigieuse mémoire des « premières races ». Depuis « l’immense entassement de Karnac […] jusqu’au XVe siècle de l’ère chrétienne inclusivement », l’architecture est le mode d’expression dominant. Il ne faut pas pour autant tenir pour négligeable les autres fleurons artistiques et littéraires qui s’échelonnent tout au long de cette période plurimillénaire : les épopées et tragédies, l’Odyssée, l’Énéide et la Divine Comédie, dont on a pu écrire dans Éléments (n° 179, p. 68), qu’elles sont les trois piliers de la culture européenne. À plus forte raison, Victor Hugo mentionne les vénérables textes sacrés, et notamment le Mahabharata, dont l’auteur légendaire Vyasa « est touffu, étrange, impénétrable comme une pagode ».

Dans la Chrétienté médiévale, le style des édifices religieux romans est analogue à celui de l’architecture hindoue. La « mystérieuse architecture romane » est « sœur des maçonneries théocratiques de l’Égypte et de l’Inde », écrit Hugo. C’est une architecture de caste, où l’on ne voit que le détenteur de l’autorité sacerdotale. « On y sent partout l’autorité, l’unité, l’impénétrable, l’absolu, Grégoire VII; partout le prêtre, jamais l’homme; partout la caste, jamais le peuple. » « Qu’il s’appelle brahmane, mage ou pape, dans les maçonneries hindoue, égyptienne ou romane, on sent toujours le prêtre, rien que le prêtre. Il n’en est pas de même dans les architectures de peuple. »

Le style gothique est, selon Hugo, une « architecture de peuple ». Il assure la transition entre le Moyen Âge et les Temps modernes. Ceux-ci débutent avec l’invention de l’imprimerie. Avant de revenir en détail sur la vision hugolienne de la période gothique – passage du chapitre qui me semble le plus contestable -, brossons rapidement le tableau d’une modernité où la littérature devient l’art dominant, mais où les autres arts s’émancipent de la tutelle architecturale. « La sculpture devient statutaire, l’imagerie devient peinture, le canon devient musique. » L’architecture « se dessèche peu à peu, s’atrophie et se dénude ». Mais la littérature l’accompagne rapidement dans son déclin, hormis « la fête d’un grand siècle littéraire », qui est celui de Louis XIV et qui éclipse injustement Montaigne, Rabelais et la Pléiade.

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L’objectif du romantisme est la résurrection simultanée de l’architecture et des lettres, ainsi qu’en témoigne l’engagement de Victor Hugo depuis la Bataille d’Hernani jusqu’à la mobilisation de son ami Viollet–le-Duc pour restaurer la cathédrale parisienne et l’Hôtel de Ville de Bruxelles. Achevé en 1445 sous le duc de Bourgogne Philippe le Bon, père de Charles le Téméraire, l’Hôtel de ville de Bruxelles est encore de style gothique et Victor Hugo saisit très bien le mouvement créatif qui s’étend de l’architecture religieuse à l’architecture civile en traversant les trois ordres dont Georges Duby démontre magistralement qu’ils constituent les fondements de l’imaginaire médiéval. « L’hiéroglyphe déserte la cathédrale et s’en va blasonner le donjon pour faire un prestige à la féodalité. » Mais il s’en va également orner les édifices qui font la fierté de la commune qui perce sous la seigneurie tout comme « la seigneurie perce sous le sacerdoce ».

Dans l’acception hugolienne du terme, le peuple apparaît comme l’opposition solidaire de toutes les couches sociales dominées contre la caste dominante, en l’occurrence le sacerdoce. Ce type d’antagonisme peut approximativement s’observer au cours de l’histoire des Pays-Bas espagnols. Plus encore que l’Église catholique, l’oppresseur est alors une forme de durcissement politico-religieux incarné par Philippe II et ses gouverneurs au premier rang desquels le sinistre duc d’Albe. La toile de Breughel intitulée Les Mendiants symbolise la solidarité de toutes les strates de la population des Pays-Bas contre la tyrannie hispano-chrétienne. Ce sont deux aristocrates, les comtes d’Egmont et de Hornes, qui prennent l’initiative de l’insurrection et qui sont décapités juste en face de l’Hôtel de Ville, devant le bâtiment qui abrite aujourd’hui le musée vestimentaire de Manneken-Pis !

Aux voyageurs désireux de découvrir ce patrimoine européen septentrional au rythme du flâneur dont Ghelderode fait l’éloge, et non dans la précipitation propre au tourisme de masse (voir l’éditorial d’Alain de Benoist dans la livraison d’Éléments déjà citée), je conseille de s’attarder au square du petit-Sablon, dont l’entrée est gardée par l’imposante statue d’Egmont et de Hornes, « populistes » ante litteram. Dans la lutte actuelle entre « populistes » et « mondialistes », les premiers peuvent-ils encore compter sur le Gotha et sur l’Église ? Car la caste dominante n’est plus le sacerdoce, mais une « hyper-classe mondialiste (Pierre Le Vigan) », une coterie de capitalistes revenus à leurs fondamentaux, à l’individualisme hors-sol et au déplacement massif de populations coupées de leurs origines, depuis la traite des Noirs jusqu’aux migrants d’aujourd’hui en passant par le regroupement familial des années 1970 transformant une immigration de travail en immigration de peuplement. Les déclarations pontificales et l’attitude des dernières monarchies européennes dévoilent plutôt une position favorable au mondialisme. Tout ceci ne nous éloigne de Victor Hugo qu’en apparence. Hugo est aussi « populiste » avant l’heure en attribuant au « peuple » une créativité, un peu comme Barrès l’accorde au « visiteur de la prairie », à la différence près que le rôle de la « Chapelle » barrésienne est d’orienter les élans et les rêves vers des fins spirituelles supérieures.

Chez Hugo, la créativité populaire, dont témoigne le foisonnement du style gothique, est magnifiée comme une sorte de préfiguration de la libre pensée. Hugo relève à juste titre que l’architecture gothique incorpore des éléments parfois « hostiles à l’Église ». Ce n’est pas à l’astrologie qu’il pense alors qu’il semble bien connaître la cathédrale de Strasbourg à laquelle on a consacré un livre entier décrivant ses innombrables figurations zodiacales.

L’hostilité à l’Église dans certains thèmes gothiques n’est pas une offensive anti-cléricale par le bas (catagogique, dirait Julius Evola), comparable à la critique pré-moderne qui va culminer chez un Voltaire dans ses imprécations contre « l’Infâme », mais l’affirmation d’un imperium supérieur à l’Église (dépassement anagogique, par le haut, de la théocratie pontificale). Julius Evola associe cette idée impériale gibeline au mystère du Graal dont Victor Hugo ne souffle mot et qui est pourtant contemporain de la naissance du style gothique. En effet, c’est entre le dernier quart du XIIe siècle et le premier quart du XIIIe siècle que prolifèrent les récits du cycle du Graal, comme s’ils obéissaient à une sorte de directive occulte, à un mot d’ordre destiné à la caste guerrière visant à la sublimer en une chevalerie en quête d’un élément essentiel perdu.

Round_Table._Graal_(15th_century).jpgLe thème du Graal est l’équivalent païen, au sens noble du terme, de la pierre d’angle biblique rejetée par les bâtisseurs. Énigmatique demeure à mes yeux cette phrase de René Guénon : « Le Graal ne peut être qu’un zodiaque. » Mais je suis convaincu que, pour déchirer le voile qui recouvre le mystère des origines, pour retrouver ce « grain d’or » dont parle l’astronome Kepler (1571 – 1630), il faut emprunter la voie de l’astrologie, domaine impensé de notre mouvance intellectuelle (du moins à ma connaissance), art antique vénérable raillé par La Fontaine et Voltaire, discipline dévoyée depuis quatre siècles, hormis quelques soubresauts : le marquis de Boulainvilliers (1658 – 1722), une école française aux alentours de 1900 (Caslant, Choisnard, Boudineau), une école belge (avec Gustave-Lambert Brahy comme figure de proue), les travaux plus récents de Gauquelin et Barbault (tous deux nés en 1920). Si le Graal est un vase, ce n’est pas exclusivement parce que Joseph d’Arimathie y a recueilli le sang de Jésus crucifié, mais c’est, par-delà sa dérivation chrétienne, par son identification plus générale à un récipient recueillant la pluie des influences cosmiques. Cet élargissement de la signification du Graal s’inscrit, soit dans la « Préhistoire partagée (Raphaël Nicolle) » des peuples indo-européens, soit dans une proto-histoire plus ample, ainsi qu’en témoigne le rapprochement d’Hugo entre les pierres levées d’Europe occidentale et celle de l’Asie sibérienne et de l’Argentine.

Que Victor Hugo soit passé à côté de cette importante thématique note rien à la qualité de son chapitre que j’ai relu avec un intérêt admiratif et donc je vais conclure la recension en prenant mes distance par rapport à Adrien Goetz, excellent préfacier par ailleurs. Trois âges se succèdent donc dans la vision hugolienne du mouvement de l’Histoire. Le premier âge est celui de la transmission orale. Le deuxième est celui de la parole écrite et construite, où l’architecture est l’art dominant. Le troisième est celui de la parole imprimée, de la domination du livre, de la « galaxie Gutenberg » qui inspire en 1962 à McLuhan son ouvrage majeur.

Né à Besançon comme les frères Lumière, Victor Hugo assiste au balbutiement d’un quatrième âge que le préfacier Adrien Goetz nous convie à nomme l’âge des « révolutions médiologiques ». Cette nouvelle ère présente aujourd’hui le visage d’un « magma », le spectacle d’un « boueux flux d’images » avec pour fond sonore « le bruissement des images virtuelles et des communications immédiates ». Ses lucides observations n’empêchent pas le préfacier de rêver que « l’œuvre d’art total du XXIe siècle » puisse surgir bientôt de la toile d’araignée réticulaire en offrant aux générations futures un éblouissement comparable à celui que génère la lecture d’Hugo ou de Proust. Adrien Goetz va plus loin : « Les multimédias […] sont les nouvelles données de l’écriture peut-être, bientôt, de la pensée. » Il appelle de ses vœux « une sorte de cyberutopie ». Mais qu’elle soit « œuvre-réseau », livre imprimé, monument de pierre ou litanie psalmodiée des premiers temps d’avant l’écriture, l’utopie ne peut s’appuyer que sur les invariants anthropologiques qui, précisément, se désagrègent au fil de « la généralisation de la webcam ».

Ces invariants sont l’espérance d’un au-delà transfigurant, la certitude d’un en-deçà déterminant, la nécessité d’une Gemeinschaft hiérarchique ne faisant toutefois pas l’économie de la justice. Ils sont certes remis en question depuis plusieurs siècles, mais c’est l’individualisme post-moderne qui en constitue le contre-pied parfait. En même temps que les « liens hypertextes », qu’Adrien Goetz destine à une transmutation comparable à celle des alchimistes, s’affirme un type humain dominant dénué d’élan spirituel, oublieux de ses atavismes et fiévreusement lancé dans une course au plaisir qu’il s’imagine régie par l’« égalité des chances ».

Daniel Cologne

mercredi, 23 octobre 2019

Les trois derniers numéros du Bulletin célinien

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Les trois derniers numéros du Bulletin célinien

Numéro 422:

BC-oct19.jpgSommaire :

In memoriam Frédéric Monnier

Mort à crédit traduit en vietnamien

Céline, romancier de l’oubli

L’interview de Céline dans Europe-Amérique.

Frédéric Monnier

Il se savait condamné depuis plusieurs années et faisait face à la maladie avec un courage magnifique. J’ai fait sa connaissance il y a quarante ans lorsque Pierre publia son Ferdinand furieux avec 300 lettres inédites de Céline. Frédéric, lui aussi fervent admirateur de l’écrivain, suivit la trace de son père en se faisant l’éditeur de Céline dans les années 80. Il commença modestement en publiant, sous la forme de plaquettes, Chansons, puis un scénario de ballet, Arletty jeune fille dauphinoise, avant de s’attaquer à la correspondance de Céline, éditant celle-ci de manière rigoureuse et soignée. C’est ainsi que, grâce à lui, nous disposons  de la correspondance à ses avocats (Naud et Tixier-Vignancour), à Joseph Garcin et enfin au traducteur hollandais de Céline, J. A. Sandfort. Faut-il préciser que ces éditions sont aujourd’hui très recherchées par la nouvelle génération de céliniens ?  Les premiers livres qu’il a édités le furent sous l’égide de La Flûte de Pan, librairie musicale, sise rue de Rome à Paris, dont il fut le fondateur et qui s’avéra une belle réussite professionnelle. Ses dernières années furent consacrées à une enquête minutieuse sur son arrière grand-oncle, Marius Mariaud, figure méconnue du cinéma muet. Le livre, édité l’année passée par l’Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma, est un modèle de recherche historiographique. Durant quatre ans Frédéric y apporta tout le soin et la persévérance dont il était capable. Cet ouvrage, qui fera date, constitue une manière de testament. « Il s’agissait moins ici de réhabiliter un auteur que de montrer ce qu’a été le parcours d’un homme qui a participé à la grande aventure créatrice de son temps et qui a fini sa vie dans le dénuement et l’oubli », écrit-il en conclusion. Sans lui,  seuls quelques cinéphiles pointus connaîtraient l’œuvre de ce pionnier ¹.

Lorsqu’on évoque sa mémoire, il importe  de  relever  cet humour pince-sans-rire  apprécié par ses amis. Et qui est apparu très tôt si l’on en juge par les souvenirs de son père : « Frédéric a huit ans et demi. Il est impassible, il écoute et sourit à peine… En classe, il est très sage, il travaille peu, parle peu, sauf pour dire par moment et sans broncher, une énormité. On l’appelle Buster Keaton. Ce soir, visite de notre ami Frédéric Pons, prof à Louis Le Grand. Homme de haute taille avec un fort accent biterrois et un crâne chauve et pointu. Il prend Frédéric dans ses bras… “Et toi, petit Frrrdérrric, tu ne me dis rien ?…” …Frédéric pose sa main sur le crâne chauve et dit : “Oh !… la belle petite poire à lavement…” ». Et l’auteur d’ajouter : « Les parents disparaissent lâchement dans la cuisine… ». Sur la même page, Pierre Monnier conte d’autres anecdotes révélatrices de l’esprit déjà facétieux du fiston ².

Frédéric n’était pas un admirateur frileux de Céline. À un ami qui désapprouvait l’attitude de l’exilé rendant son éditeur responsable de la réédition des pamphlets pendant la guerre, il répondait : « Je pense au contraire que, pour se défendre dans un procès politique, ces coups-là sont permis. D’autant plus que Denoël était mort. » Bien entendu, il était à nos côtés au cimetière de Meudon lorsqu’en 2011, François Gibault, entouré de quelques autres admirateurs de l’écrivain, prononça une allocution à l’occasion du cinquantenaire de sa mort. Grand moment d’émotion… Avec Frédéric Monnier, nous perdons un ami fidèle ainsi qu’un homme de talent.

  1. Frédéric Monnier, Marius Mariaud. Itinéraire d’un cinéaste des Buttes-Chaumont au Portugal (1912-1929), Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2018
  2. Pierre Monnier, Irrévérence gardée, Godefroy de Bouillon, 1999.

Numéro 421:

BCsept19.jpgSommaire :

Quand Céline se faisait siffler à Médan

La polémique de l’été 1957 dans l’hebdomadaire Dimanche-Matin

Quatre lettres de Paul Chambrillon à Albert Paraz 

Résurrection d’Eugène Dabit

Céline sur les ondes

Faut-il faire la fine bouche ?  Il n’est pas si fréquent qu’une série d’émissions sur Céline (5 volets, 9 heures au total) soit diffusée sur les ondes ¹. L’initiative est digne d’intérêt : on a droit à une foison d’opinions diverses, parfois contradictoires. Quelques bémols tout de même. Dès lors qu’il est question de Céline, il est inévitable que la question de l’antisémitisme soit abordée. Mais était-il nécessaire de lui consacrer deux parties sur cinq, sans compter la dernière, partiellement consacrée au procès, où il en fut à nouveau question ?  Lorsqu’une émission de cette série sera consacrée à Aragon, autant de temps sera-t-il voué à son engagement stalino-communiste ? Il est permis d’en douter. Ici pas moins d’une demi-douzaine d’historiens furent invités à donner leur avis sur le cas Céline ¹. La part consacrée à ce qui fait la grandeur de l’écrivain constitue la portion congrue ² .  L’essentiel  étant consacré à  l’idéologie, d’une part, et à la biographie, d’autre part. L’intitulé du premier volet, « Un génie monstrueux », surprend dans la mesure où il rappelle le titre auquel Hindus avait initialement songé pour le livre hostile qu’il publia à son retour du Danemark. Le ton est donné dès le départ : « Comment être tout cela à la fois ? Un génie de la littérature et un monstre de l’histoire ». Un monstre de l’histoire… Comme Hitler, Himmler ou Heydrich ? Mais on est prévenu : « Il ne s’agit pas de faire un procès à charge. » ³ Certains propos affirmés au cours de l’émission laissent songeur : ainsi, cet admirateur de l’œuvre qui relève « son absence de qualités humaines » (Assouline).  Ou cette agrégée de lettres qui renchérit : « Il manque à Céline une dimension humaine profonde qu’on est en droit d’attendre d’un romancier. » (Duraffour).  Ou cette historienne : « Contrairement à Sade (!), Céline a toujours été du côté du pouvoir » ( Simonin). Du côté de Blum, puis de Daladier lorsqu’il écrit ses brûlots ?  Du côté de Vichy qui fait interdire et saisir Les Beaux draps ?  Du côté de Bidault dont la magistrature le déclare en état d’indignité nationale ? Du côté de De Gaulle dont le ministre de l’Information censure une interview télévisée ? Voilà assurément une conception originale des relations de Céline avec le pouvoir de son époque. La diversité d’opinions retient en tout cas l’attention. On entend ceux qui sont pour la réédition des pamphlets (parfois  dans la Pléiade,  comme Jean-Paul Louis  ou  Stéphane Zagdanski)  et ceux qui sont résolument contre (tel Philippe Roussin). Lequel en appelle à la « responsabilité citoyenne », pas moins. Il y a ceux qui, tout en réprouvant un livre comme Bagatelles, y trouvent des passages très drôles (Tettamanzi, Klarsfeld (!), Alliot, etc.) et d’autres qui estiment au contraire scandaleux qu’on puisse rire. Mais lorsqu’il s’agit de “sauver” des passages du livre, on ne cite invariablement que les « moments poétiques » (dixit Taguieff), telle la description de  Saint-Pétersbourg  ou  l’évocation d’une vieille pianiste revenue d’exil. Céline conserve pourtant son génie verbal dans l’invective. C’est là qu’il est insupportable, cocasse et cinglant.

• « Louis-Ferdinand Céline, au fond de la nuit » (série “Grande traversée”). Production : Christine Lecerf. Réalisation : France Culture, 15-19 juillet 2019. À écouter sur www.lepetitcelinien.com.

  1. Johann Chapoutot, Annick Duraffour, Pierre-André Taguieff, Laurent Joly, Serge Klarsfeld, Odile Roynette et Anne Simonin.
  2. Il est révélateur à ce propos que Henri Godard ne s’y exprime qu’une seule fois durant quelques minutes.
  3. Propos recueillis par Simon Blin et Nicolas Celnik, « Céline : voyage au bout du nazisme ? », Libération, 14 juillet 2019.

Numéro 420

bc-juilaout19.jpgSommaire :

Céline et le Prix Goncourt

Robert Denoël défend Céline

Simlâ Ongan, traductrice de Mort à crédit

Vichy face aux Beaux draps

L’Odyssée de Ferdine

L’Année Céline

Envions ceux qui ne connaissent pas encore L’Année Céline. Que de découvertes passionnantes en perspective ! ¹ Nulle forfanterie de l’éditeur lorsqu’il présente sa revue comme « le premier outil de référence pour les amateurs et les chercheurs ». C’est indubitablement le cas. À propos de la dernière livraison, Éric Mazet écrit : « S’il n’y avait qu’une seule Année Céline à posséder, ce serait celle-ci. Mais j’ai la collection complète et je la garde précieusement ² ». Il n’est pas le seul. Peut-on d’ailleurs se dire célinien si l’on ne détient pas la trentaine de volumes édités chaque année depuis 1990 ? Comme à chaque fois, on peut y lire un ensemble de lettres de l’écrivain dont la plupart inédites. L’une date de la jeunesse du cuirassier Destouches, l’autre du début de carrière du médecin de dispensaire. On peut surtout y découvrir une quarantaine de lettres écrites en exil à son beau-père, Jules Almansor. Et quatre lettres au québécois Victor Barbeau, né la même année que Céline et décédé centenaire. Pièce maîtresse de ce volume : le Rapport de la police danoise après l’arrestation de Céline à Copenhague, traduit et présenté par François Marchetti, le meilleur connaisseur de cette période de la vie de l’écrivain. Également au sommaire : un relevé des articles citant Céline dans la revue L’Homme libre, deux textes de l’écrivain hollandais Cola Debrot, un dossier sur la réception critique de Mea culpa, et une analyse fouillée des sources inconnues de L’École des cadavres. Laquelle montre qu’une réflexion sérieuse sur les pamphlets ne peut faire l’économie de la littérature, ces écrits ne se limitant pas au combat idéologique. Une lecture purement  historienne  de ce corpus  ne peut dès lors aboutir  qu’à une impasse : « Cette lecture doit impérativement et nécessairement tenir compte de l’écriture, sans quoi elle rate son objet. »

Un mot sur la qualité formelle de cette série imprimée sur papier de qualité et brochée au fil. Le fait que l’éditeur en soit aussi l’imprimeur n’y est pas étranger. D’un bout à l’autre de la chaîne (composition, mise en page, impression et brochage), la totalité du travail est assurée par Jean-Paul Louis, artisan patenté. Pour le reste, on ne se lasse pas de dire notre dette envers lui. Je songe en premier lieu à la correspondance célinienne (Paraz, Canavaggia, Monnier, Hindus, anthologie de la Pléiade) dont il s’est fait l’éditeur scientifique ³. Dans l’appareil critique, il s’attache – et c’est rafraîchissant dans le cas de Céline – à ne pas porter de jugement moral, politique ou idéologique : « L’éditeur de correspondance n’est ni pour ni contre, il est avec (…) Proximité et distanciation ne sont pas contradictoires, mais complémentaires : se mettre à bonne distance pour ajuster sa vision, acquérir la plus grande netteté possible et transmettre le résultat de ses observations 4. »

• L’Année Céline 2018, Éditions du Lérot, 384 p., ill. (Diffusé par le BC, 45 € franco).

  1. En procédant à des réimpressions, l’éditeur fait en sorte que la série complète reste constamment disponible. Une table générale est prévue dans deux ans lors de la mise en œuvre du trentième numéro.
  2. Groupe “Actualité célinienne », fondé par Émeric Cian-Grangé, sur Facebook, 24 juin 2019.
  3. Jean-Paul Louis, Pour une édition de la correspondance générale de Céline. Principes d’établissement du texte et de l’appareil critique à partir de l’édition de plusieurs correspondances particulières, thèse de doctorat nouveau régime, Université de Paris IV, 1997. Le discours de soutenance a été publié dans L’Année Céline 1997, pp. 97-104.
  4. Jean-Paul Louis, « Édition de la correspondance : méthodologie et état des lieux » in Céline à l’épreuve (Réception, critiques, influences), Honoré Champion, 2016, pp. 91-96.

Saint-Exupéry contre la vie ordinaire

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Saint-Exupéry contre la vie ordinaire

par Nicolas Bonnal
Ex: https://echelledejacob.blogspot.com
 
Écrivain rarement relu car incompris et saccagé à l’école, Antoine de Saint-Exupéry nous donnait pourtant une bonne vision du monde moderne dans Terre des Hommes. Et cela donne :

« Conduits par le même chauffeur taciturne, un matin de pluie. Je regardais autour de moi : des points lumineux luisaient dans l’ombre, des cigarettes ponctuaient des méditations. Humbles méditations d’employés vieillis. À combien d’entre nous ces compagnons avaient-ils servi de dernier cortège ? »

Ici en Espagne, j’entends toujours ébaubi la nullité de nos retraités français sur le paseo maritime. Ils ne parlent que de leur santé, du médecin, des remboursements, de leur immobilier, et de machin qui est à Sydney ou à Harvard. Le grand remplacement a déjà eu lieu, il a été spirituel et moral, je ne crois pas une seconde à un quelconque redressement, et cela donne la médiocrité déjà décrite au dix-neuvième siècle (voyez aussi les analyses de notre ami Mircea Marghescu sur Dostoïevski, synthétisées récemment par Philippe Grasset). Cela donne sous la plume de Saint-Ex :

« Je surprenais aussi les confidences que l’on échangeait à voix basse. Elles portaient sur les maladies, l’argent, les tristes soucis domestiques. Elles montraient les murs de la prison terne dans laquelle ces hommes s’étaient enfermés. Et, brusquement, m’apparut le visage de la destinée. »

Ensuite notre aède du petit prince se défoule. Et ce n’est pas à raconter aux enfants ni aux élèves :

« Vieux bureaucrate, mon camarade ici présent, nul jamais ne t’a fait évader et tu n’en es point responsable. Tu as construit ta paix à force d’aveugler de ciment, comme le font les termites, toutes les échappées vers la lumière. Tu t’es roulé en boule dans ta sécurité bourgeoise, tes routines, les rites étouffants de ta vie provinciale, tu as élevé cet humble rempart contre les vents et les marées et les étoiles. Tu ne veux point t’inquiéter des grands problèmes, tu as eu bien assez de mal à oublier ta condition d’homme. Tu n’es point l’habitant d’une planète errante, tu ne te poses point de questions sans réponse : tu es un petit bourgeois de Toulouse. Nul ne t’a saisi par les épaules quand il était temps encore. Maintenant, la glaise dont tu es formé a séché, et s’est durcie, et nul en toi ne saurait désormais réveiller le musicien endormi ou le poète, ou l’astronome qui peut-être t’habitait d’abord. »

Le successeur peut toujours devenir disc-jockey (trois fils de mes amis d’enfance sont disc-jockeys !), avocat d’affaires ou faire des jeux de mots.

L’aviation faisait alors rêver… Chantre d’une certaine modernité, notre auteur voit vite l’impasse technique – même l’aviation des pionniers dégénère :

« Je ne me plains plus des rafales de pluie. La magie du métier m’ouvre un monde où j’affronterai, avant deux heures, les dragons noirs et les crêtes couronnées d’une chevelure d’éclairs bleus, où, la nuit venue, délivré, je lirai mon chemin dans les astres. »

Après la prose poétique, la crue réalité. Le ciel de l’idéal héroïque devient usine ou laboratoire :

« Ainsi se déroulait notre baptême professionnel, et nous commencions de voyager. Ces voyages, le plus souvent, étaient sans histoire. Nous descendions en paix, comme des plongeurs de métier, dans les profondeurs de notre domaine. Il est aujourd’hui bien exploré. Le pilote, le mécanicien et le radio ne tentent plus une aventure, mais s’enferment dans un laboratoire. Ils obéissent à des jeux d’aiguilles, et non plus au déroulement de paysages. Au-dehors, les montagnes sont immergées dans les ténèbres, mais ce ne sont plus des montagnes. Ce sont d’invisibles puissances dont il faut calculer l’approche. Le radio, sagement, sous la lampe, note des chiffres, le mécanicien pointe la carte, et le pilote corrige sa route si les montagnes ont dérivé, si les sommets qu’il désirait doubler à gauche se sont déployés en face de lui dans le silence et le secret de préparatifs militaires. »

C’est déjà l’aviation de la seconde guerre mondiale qui marquera la fin absolue de l’histoire. Voyez le légendaire début du film de Wyler Nos plus belles années. Depuis le progrès piétine mais comme tout est terminé... On perd ses jours dans le smartphone…

Vient la fameuse parabole du Mozart assassiné. On va lire plutôt le passage peu sage et oublié de ce sympathique maître qui se prend ici pour Céline. Il évoque comme on sait des ouvriers polonais :

« Les voitures de première étaient vides… Tout un peuple enfoncé dans les mauvais songes et qui regagnait sa misère. De grosses têtes rasées roulaient sur le bois des banquettes. Hommes, femmes, enfants, tous se retournaient de droite à gauche, comme attaqués par tous ces bruits, toutes ces secousses qui les menaçaient dans leur oubli. Ils n’avaient point trouvé l’hospitalité d’un bon sommeil.

Et voici qu’ils me semblaient avoir à demi perdu qualité humaine, ballottés d’un bout de l’Europe à l’autre par les courants économiques, arrachés à la petite maison du Nord, au minuscule jardin, aux trois pots de géranium que j’avais remarqués autrefois à la fenêtre des mineurs polonais. Ils n’avaient rassemblé que les ustensiles de cuisine, les couvertures et les rideaux, dans des paquets mal ficelés et crevés de hernies. Mais tout ce qu’ils avaient caressé ou charmé, tout ce qu’ils avaient réussi à apprivoiser en quatre ou cinq années de séjour en France, le chat, le chien et le géranium, ils avaient dû les sacrifier et ils n’emportaient avec eux que ces batteries de cuisine. »


L’évocation devient dure :

« Un enfant tétait une mère si lasse qu’elle paraissait endormie. La vie se transmettait dans l’absurde et le désordre de ce voyage. Je regardai le père. Un crâne pesant et nu comme une pierre. Un corps plié dans l’inconfortable sommeil, emprisonné dans les vêtements de travail, fait de bosses et de creux. L’homme était pareil à un tas de glaise. »

Et l’évocation devient même terrible (le monde moderne dégoûte tout le monde sauf les porcs, comme dirait Gilles Chatelet) :

« Et l’autre qui n’est plus aujourd’hui qu’une machine à piocher ou à cogner, éprouvait ainsi dans son cœur l’angoisse délicieuse. Le mystère, c’est qu’ils soient devenus ces paquets de glaise. Dans quel moule terrible ont-ils passé, marqués par lui comme par une machine à emboutir ? Un animal vieilli conserve sa grâce. Pourquoi cette belle argile humaine est-elle abîmée ? »

Une envolée verbale sur ce remugle humain :

« Et je poursuivis mon voyage parmi ce peuple dont le sommeil était trouble comme un mauvais lieu. Il flottait un bruit vague fait de ronflements rauques, de plaintes obscures, du raclement des godillots de ceux qui, brisés d’un côté, essayaient l’autre. Et toujours en sourdine cet intarissable accompagnement de galets retournés par la mer. »

Puis Mozart arrive :

« Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqué comme les autres par la machine à emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans la puanteur des cafés concerts. Mozart est condamné. »


Saint-Ex envoie dinguer la charité, soulignant plutôt l’anesthésie :

« Je me disais : ces gens ne souffrent guère de leur sort. Et ce n’est point la charité ici qui me tourmente. Il ne s’agit point de s’attendrir sur une plaie éternellement rouverte. Ceux qui la portent ne la sentent pas. C’est quelque chose comme l’espèce humaine et non l’individu qui est blessé ici, qui est lésé. »

Retour à Céline, au voyage en banlieue :

« Je ne comprends plus ces populations des trains de banlieue, ces hommes qui se croient des hommes, et qui cependant sont réduits, par une pression qu’ils ne sentent pas, comme les fourmis, à l’usage qui en est fait. De quoi remplissent-ils, quand ils sont libres, leurs absurdes petits dimanches ? »

Enfin cette évocation de la chanson en Russie, qui m’a enchanté enfant :

« Une fois, en Russie, j’ai entendu jouer du Mozart dans une usine. Je l’ai écrit. J’ai reçu deux cents lettres d’injures. Je n’en veux pas à ceux qui préfèrent le beuglant. Ils ne connaissent point d’autre chant. J’en veux au tenancier du beuglant. Je n’aime pas que l’on abîme les hommes. »


Qu’ils ont décidément raison d’être russophobes ! 
 
Nicolas Bonnal


Sources

Antoine de Saint-Exupéry – Terre des hommes

Nicolas Bonnal – Céline, la colère et les mots (Avatar, Amazon.fr)

samedi, 12 octobre 2019

Prix Nobel de littérature : Peter Handke, l’écrivain marcheur

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Prix Nobel de littérature : Peter Handke, l’écrivain marcheur

par Maurice Pergnier

Ex: https://www.bvoltaire.fr

L’œuvre de Peter Handke n’a pas besoin de polémiques médiatiques pour s’imposer. Elle était devenue mondialement la mascotte de toute une génération. C’est cependant la polémique qui « fait le buzz » autour de l’attribution du prix Nobel, ce 9 octobre, à cet écrivain à la fois atypique et profondément ancré dans les interrogations existentielles de l’humanité de son temps. Aux yeux du politiquement correct – appellation moderne du panurgisme –, la décision de l’Académie suédoise est une provocation, voire un blasphème.

Quoi ? Consacrer l’œuvre d’un auteur qui, dans les années 90, avait osé ne pas joindre sa voix à celle de la meute unanime qui hurlait sur tous les tons que les Serbes étaient les nouveaux nazis et Milošević le nouvel Hitler ! Justifiait-il bruyamment les crimes abominables qui leur étaient attribués ? Nullement. C’était pire : il déclarait calmement qu’il voulait se faire une idée par lui-même. Là était l’inexpiable blasphème : c’était refuser de prendre pour argent comptant la version des événements diffusée quotidiennement par les médias et les imprécateurs. C’était un crime de lèse-OTAN, de lèse-médias, de lèse-droits de l’homme, mais aussi, et surtout, de lèse-BHL, de lèse-Glucksmann… et autres. Impardonnable !

handkevoyagehiv.jpgEt comment se faire une idée par soi-même ? En toutes choses, Handke n’a qu’une seule méthode : y aller voir, seul, sans accompagnement de caméras et micros et, si possible, à pied. S’immerger dans un réel perçu avec les sens, et témoigner, en payant de sa personne, du seul fait de sa présence. Contrairement aux penseurs en jets et hélicoptères, Peter Handke reste un marcheur invétéré. Il marche comme il pense, il pense comme il marche. Le scandale commença avec la publication, en 1996, en allemand, de Un voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina, sous-titré (Ô, horreur !) Justice pour la Serbie. Cet ouvrage fut abusivement qualifié de pamphlet alors que – comme le titre l’indique –, il s’agit d’un récit que l’auteur fait, par le menu, de sa découverte d’un pays diabolisé par le reste du monde, émaillé d’interrogations (sur un mode qui est tout sauf pamphlétaire !) sur la relation entre réel et information.

Ce fut le début de la curée. Chez nous – il est important de le rappeler –, l’hallali fut sonné, dans Libération, avant même la parution de la traduction française, ce qui fait qu’aucun chroniqueur se joignant à la charge n’avait pu vérifier les accusations de « négationnisme » (et autres aménités du même genre) lancées comme des missiles de croisière.

On connaît la suite : Handke a continué de marcher à son pas, et non à celui des tambours, allant jusqu’à assister à l’enterrement de Milošević et à y déclarer : « Le monde, le soi-disant monde sait tout sur la Yougoslavie, la Serbie […] Moi, je ne connais pas la vérité. Mais je regarde. J’écoute. Je ressens. Je me souviens. Je questionne. » Propos inqualifiables dans la bouche d’un écrivain !

Lisez l'ouvrage de Maurice Pergnier:

pergnierlivre.jpgLa désinformation par les mots : Les mots de la guerre, la guerre des mots, Ed. du Rocher, 2004, 18,20 euro.

La Désinformation par les mots est un réquisitoire aussi cruel que pertinent sur l'usage admis de certains vocables, une fois ces derniers passés à la moulinette du politiquement correct. Aussi Maurice Pergnier s'en prend-il particulièrement à tous les thèmes qui " font problème ", et sur lesquels une position même légèrement dissidente effarouche les tenants de la " pensée unique " : les jeunes, les banlieues, la démocratie, l'islamisme, l'Europe, ou encore le multiethnisme. Présenté sous la forme d'un dictionnaire alphabétique, La Désinformation par les mots bénéficie en outre d'une entrée en matière qui est un véritable morceau d'anthologie. Livre drôle, percutant et qui s'éloigne résolument des sentiers battus, l'ouvrage est vivement recommandé à tous ceux qui ont su conserver une authentique liberté d'esprit.

jeudi, 12 septembre 2019

Lovecraft’s At the Mountains of Madness

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Lovecraft’s At the Mountains of Madness

H. P. Lovecraft’s novella At the Mountains of Madness, serialized in Astounding in 1936, is one of his greatest works. The tale recounts an expedition to Antarctica in 1930 in which scholars from Miskatonic University stumble upon the ruins of a lost city. Their examination of the site paints a vivid picture of this once-great civilization, whose history reflects Lovecraft’s own political and social views.

Lovecraft had a lifelong fascination with the Antarctic and was an avid reader of Antarctic fiction. Among the books that influenced him were W. Frank Russell’s The Frozen Pirate, James De Mille’s A Strange Manuscript Found in a Copper Cylinder, and Edgar Allen Poe’s novel The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket (the conclusion takes place in the Antarctic), from which he borrowed the cry of “Tekeli-li!”

The story is narrated by William Dyer, a geology professor at Miskatonic University and the leader of the expedition. The purpose of the expedition is to collect fossils with the aid of a high-tech drill invented by an engineering professor at the university. Along with more typical findings, they detect a triangular marking imprinted upon fragments of rock. Dyer claims that this is merely evidence of striations, but a certain Professor Lake unearths more prints and wishes to follow their lead.

HPL-mountains.jpgA group led by Lake sets off to investigate the source of the prints and discovers the remains of fourteen mysterious amphibious specimens with star-shaped heads, wings, and triangular feet. They are highly evolved creatures, with five-lobed brains, yet the stratum in which they were found indicates that they are about forty million years old. Shortly thereafter, Lake and his team (with the exception of one man) are slaughtered. When Dyer and the others arrive at the scene, they find six of the specimens buried in large “snow graves” and learn that the remaining specimens have vanished, along with several other items. Additionally, the planes and mechanical devices at the camp were tampered with. Dyer concludes that the missing man simply went mad, wreaked havoc upon the camp, and then ran away.

The following day, Dyer and a graduate student named Danforth embark on a flight across the mountains. The two discover a labyrinthine ancient megalopolis consisting of gargantuan fortifications and dark, titanic stone structures of various shapes (cones, pyramids, cubes, cylinders). Upon entering “that cavernous, aeon-dead honeycomb of primal masonry” through a gap left by a fallen bridge, they find that the interiors are adorned with intricate carvings chronicling the history of the city. They realize that the city’s inhabitants must have been the “Old Ones” (more precisely, the Elder Things) extraterrestrial beings described in the Necronomicon. 

The Old Ones were highly intelligent creatures who possessed advanced technology and had a sophisticated understanding of science. They came to the Antarctic Ocean from outer space soon after the moon was formed. They were responsible for the creation of shoggoths, “shapeless entities composed of a viscous jelly which looked like an agglutination of bubbles.” The shoggoths were unintelligent, slavish creatures designed to serve the Old Ones, who controlled them through hypnosis.

The Old Ones warred with Cthulhu spawn until Cthulhu cities (including R’lyeh) sank into the Pacific Ocean. The invasion of a species called the Mi-go during the Jurassic period prompted another war in which the Old Ones were driven out of northern lands back into their original Antarctic habitat.

Over time, the civilization of the Old Ones began to enter a dark age. The shoggoths mutated, broke their masters’ control over them, and rebelled. The carvings also allude to an even greater evil hailing from lofty mountains where no one ever dared to venture. The advent of an ice age that drove the Old Ones to abandon the city and settle underwater cemented their slow demise. For the construction of their new settlement, the Old Ones simply transplanted portions of their land city to the ocean floor, symbolizing their artistic decline and lack of ingenuity.

The carvings of the Old Ones became coarse and ugly, a parody of what they once had been. Dyer and Danforth attribute their aesthetic decline to the intrusion of something foreign and alien:

We could not get it out of our minds that some subtly but profoundly alien element had been added to the aesthetic feeling behind the technique—an alien element, Danforth guessed, that was responsible for the laborious substitution. It was like, yet disturbingly unlike, what we had come to recognize as the Old Ones’ art; and I was persistently reminded of such hybrid things as the ungainly Palmyrene sculptures fashioned in the Roman manner.

The squawking of a penguin beckons Dyer and Danforth to a dark tunnel, where they find the mutilated bodies of Old Ones who were brutally murdered and decapitated by shoggoths. They are covered in thick, black slime, the sight of which imparts Dyer with cosmic terror. He and Danforth flee the site and climb aboard the plane. Danforth glances backward and comes face-to-face with something so horrifying that he has a nervous breakdown and becomes insane.

The dichotomy between the Old Ones and the shoggoths reflects Lovecraft’s racial views. Lovecraft’s universe is a hierarchical one. The Old Ones are noble, highly evolved creatures who excel in art and technology. The shoggoths, meanwhile, are horrifyingly ugly and possess limited cognitive capabilities. Indeed, Lovecraft’s description of the shoggoths is nearly indistinguishable from this colorful description of inhabitants of the Lower East Side from one of his letters:

 . . . monstrous and nebulous adumbrations of the pithecanthropoid and amoebal; vaguely moulded from some stinking viscous slime of earth’s corruption, and slithering and oozing in and on the filthy streets or in and out of windows and doorways in a fashion suggestive of nothing but infesting worms or deep-sea unnamabilities.[1]

The Old Ones, despite being extraterrestrial beings, do not represent alien horrors. By the end of the book, Dyer exclaims, in awe of their civilization: “Radiates, vegetables, monstrosities, star-spawn—whatever they had been, they were men!” The great evil glimpsed by Danforth is the same evil feared by the Old Ones, and it is that which is embodied by the shoggoths.

Even the realization that the Old Ones slaughtered Lake and the others does not change this perception. When Dyer finds the corpse of the missing explorer (and his dog), he takes note of the care with which the Old Ones dissected and preserved the corpse. He admires their scientific approach and compares them to the scholars they killed.

The fact that the Old Ones’ demise was caused, in part, by their failure to subjugate the shoggoths could be a commentary on the horrors let loose by the emancipation of black slaves in America, or perhaps on Bolshevik revolts. The idea of a golem revolt also has a modern-day parallel in the possibility of malign artificial intelligence (see the paperclip problem).

That said, Lovecraft is not particularly concerned with how the Old Ones’ decline might have been averted. He shares Spengler’s view that civilizations are comparable to organisms and pass through an inevitable cycle of youth, manhood, and old age.

Spengler’s theories about history had a strong influence on Lovecraft. He read the first volume of Decline of the West in February 1927. In 1928, he remarked:

Spengler is right, I feel sure, in classifying the present phase of Western civilisation as a decadent one; for racial-cultural stamina shines more brightly in art, war, and prideful magnificence than in the arid intellectualism, engulfing commercialism, and pointless material luxury of an age of standardization and mechanical invention like the one now well on its course.[2]

In another letter, he writes: “It is my belief—and was so long before Spengler put his seal of scholarly approval on it—that our mechanical and industrial age is one of frank decadence; so far removed from normal life and ancestral conditions as to make impossible its expression in artistic media.”[3]

The word “decadent” appears many times in At the Mountains of Madness. While the oldest structure they encounter exhibits an artistry “surpassing anything else,” the later art “would be called decadent by comparison.”

Lovecraft’s description of the Old Ones’ government as “probably socialistic” reflects his growing disillusionment with laissez-faire capitalism. He may have been influenced by Spengler in this regard as well. He uses the term “fascistic socialism” in A Shadow Out of Time.

Another influence on At the Mountains of Madness was the Russian painter, archaeologist, and mystic Nicholas Roerich. Roerich is mentioned numerous times throughout the book, and Lovecraft’s prose is evocative of his haunting landscapes. One passage in particular brought to mind Roerich’s Path to Shambhala: “Distant mountains floated in the sky as enchanted cities, and often the whole white world would dissolve into a gold, silver, and scarlet land of Dunsanian dreams and adventurous expectancy under the magic of the low midnight sun.”

The ending of the book contains a harrowing portrait of one of Lovecraft’s most terrifying creations. The eldritch horror of the shoggoth represents, in distilled form, modernity and its pathologies. “Its first results we behold today,” he wrote in 1928, “though the depths of its cultural darkness are reserved for the torture of later generations.”[4]

Notes

1. H. P. Lovecraft, Selected Letters I.333-34.

2. II.228.

3. II.103-104.

4. II.305.

 

Article printed from Counter-Currents Publishing: https://www.counter-currents.com

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mercredi, 11 septembre 2019

Mishima’s Life for Sale

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Mishima’s Life for Sale

Yukio Mishima
Life for Sale
Translated by Stephen Dodd
London: Penguin Books, 2019

This past year has seen three new English translations of novels by Yukio Mishima: The Frolic of the Beasts, Star, and now Life for Sale, a pulpy, stylish novel that offers an incisive satire of post-war Japanese society.

Mishima’s extensive output includes both high-brow literary and dramatic works (jun bungaku, or “pure literature”) and racy potboilers (taishu bungaku, or “popular literature”). Life for Sale belongs to the latter category and will introduce English readers to this lesser-known side of Mishima. Despite being a popular novel, though, it broaches serious themes that can also be found in Mishima’s more sophisticated works.

YM-life.jpg27-year-old Hanio Yamada, the protagonist, is a Tokyo-based copywriter who makes a decent living and leads a normal life. But his work leaves him unfulfilled. He later remarks that his job was “a kind of death: a daily grind in an over-lit, ridiculously modern office where everyone wore the latest suits and never got their hands dirty with proper work” (p. 67). One day, while reading the newspaper on the subway, he suddenly is struck by an overwhelming desire to die. That evening, he overdoses on sedatives.

When his suicide attempt fails, Hanio comes up with another idea. He places the following advertisement in the newspaper: “Life for Sale. Use me as you wish. I am a twenty-seven-year-old male. Discretion guaranteed. Will cause no bother at all” (p. 7). The advertisement sets in motion an exhilarating series of events involving adultery, murder, toxic beetles, a female “vampire,” a wasted heiress, poisonous carrots, espionage, and mobsters.

In one episode, Hanio is asked to provide services for a single mother who has already gone through a dozen boyfriends. It turns out that the woman has a taste for blood. Every night, she cuts Hanio with a knife and sucks on the wound. She occasionally takes Hanio on walks, keeping him bound to her with a golden chain. Hanio lives with the woman for a while, and her son remarks, rather poignantly, that the three of them could be a family. The scene calls to mind the modern Japanese practice of “renting” companions and family members.

By the end of the vampire gig, Hanio is severely ill and on the verge of death. Yet he is entirely indifferent to this fact: “The thought that his own life was about to cease cleansed his heart, the way peppermint cleanses the mouth” (p. 83). His existence is bland and meaningless, devoid of both “sadness and joy.”

When Hanio returns to his apartment to pick up his mail, he finds a letter from a former classmate admonishing him for the advertisement:

What on earth do you hope to attain by holding your life so cheaply? For an all too brief time before the war, we considered our lives worthy of sacrifice to the nation as honourable Japanese subjects. They called us common people “the nation’s treasure.” I take it you are in the business of converting your life into filthy lucre only because, in the world we inhabit, money reigns supreme. (p. 79)

With the little strength he has remaining, Hanio tears the letter into pieces.

Hanio survives the vampire episode by the skin of his teeth and wakes up in a hospital bed. He has scarcely recovered when two men burst into his room asking him to partake in a secret operation. After the ambassador of a certain “Country B” steals an emerald necklace containing a cipher key from the wife of the ambassador of “Country A” (strongly implied to be England), the latter ambassador has the idea of stealing the cipher key in the possession of the former. The ambassador of Country B is very fond of carrots, and it is suspected that his stash of carrots is of relevance. Three spies from Country A each steal a carrot, only to drop dead. All but a few of the ambassador’s carrots were laced with potassium cyanide, and only he knew which ones were not. It takes Hanio to state the obvious: any generic carrot would have done the trick, meaning that the spies’ deaths were in vain.

Like Hanio’s other adventures, it is the sort of hare-brained caper one would expect to find in manga. Perhaps Mishima is poking fun at the ineptitude of Western democracies, or Britain in particular. (I am reminded of how Himmler allegedly remarked after the Gestapo tricked MI6 into maintaining radio contact that “after a while it becomes boring to converse with such arrogant and foolish people.”)

After the carrot incident, Hanio decides to move and blurts out the first destination that comes to mind. He ends up moving in with a respectable older couple and their errant youngest child, Reiko. Reiko’s parents are traditionalists who treat him with “an almost inconceivable degree of old-fashioned courtesy” (p. 122). The father reads classical Chinese poetry and collects old artifacts, among them a scroll depicting the legend of the Peach Blossom Spring. Reiko, meanwhile, spends her days doing drugs and hanging out with hippies in Tokyo. She is in her thirties, but she acts like a young girl. Although her parents are traditionally-minded, they bend to her every whim and do not discipline her.

It is explained that Reiko’s would-be husband turned her down out of a mistaken belief that her father had syphilis. Bizarrely, Reiko has convinced herself that she inherited the disease and that she will die a slow and painful death. Her death wish (combined with her parents’ negligence) appears to be the cause of her self-destructive behavior. She dreams of losing her virginity to a young man who would be willing to risk death by sleeping with her. Yet her fantasies turn out to be rather domestic. She play-acts a scene in which she tells an imaginary son that his father will be coming home at 6:15, as he does everyday.

This reminds Hanio of his former life as a copywriter and suddenly causes him to realize that the scourge of the city is palpable even in the cloistered confines of the tea house in which he is staying: “Out there, restless nocturnal life continued to pulse. . . . Such was the hell that bared its fangs and whirled around Hanio and Reiko’s comfortable little tomb” (pp. 147-48).

Hanio makes his escape one night when Reiko takes him to the disco. At the end of the novel, he visits a police station and asks for protection from some mobsters who want him dead (long story). The police dismiss him as delusional and cast him out. He is left alone, gazing at the night sky.

Underneath the campy pulp-fiction tropes, Life for Sale is a sincere meditation on the meaningless and absurdity of modern urban life. Surrendering one’s life is the most convenient escape from such an existence. The only alternative is to identify a higher purpose and pursue it relentlessly—after the manner of Mishima himself.

 

Article printed from Counter-Currents Publishing: https://www.counter-currents.com

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mardi, 20 août 2019

Une biographie de l'écrivain nationaliste belge Pierre Nothomb par Lionel Baland

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Une biographie de l'écrivain nationaliste belge Pierre Nothomb par Lionel Baland

L'historien liégeois Lionel Baland, spécialiste des mouvements nationaux et identitaires en Europe cliquez ici, vient de publier aux Editions Pardès une biographie de son compatriote belge au parcours atypique Pierre Nothomb.

Pierre Nothomb naît en Belgique en 1887. Il y étudie le droit et devient avocat. Démocrate-chrétien avant la Première Guerre mondiale, il combat au début du conflit dans la garde civique. Actif à partir de 1915 au sein des cercles gouvernementaux belges en exil en France, il est un des propagandistes du nationalisme belge et milite pour la réalisation, à l’issue de la guerre, d’une Grande Belgique résultant de l’annexion du Luxembourg, d’une partie des Pays-Bas et d’une partie de l’Allemagne.

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Au cours des années 1920, ami et adepte de Benito Mussolini – ses adversaires le surnomment Mussolinitje (« petit Mussolini ») –, Pierre Nothomb dirige les Jeunesses nationales, qui affrontent physiquement socialistes, communistes et nationalistes flamands. Après avoir pris part aux débuts du rexisme aux côtés de Léon Degrelle, il rejoint le Parti catholique et, en 1936, devient sénateur.

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Auteur de nombreux ouvrages, il est, jusque l’année précédant son décès survenu en 1966, sénateur du Parti Social-Chrétien. Son fils, Charles-Ferdinand, devient vice-Premier ministre, président de la Chambre des députés et président du Parti Social-Chrétien. Son arrière-petite-fille est la romancière Amélie Nothomb.

Ce « Qui suis-je ? » Pierre Nothomb présente l’écrivain et l’homme politique nationaliste et catholique dont la vie est liée de manière intime à celle de son pays, la Belgique, et à la terre de ses ancêtres.

Citation : « Une nation tranquille, endormie dans la paix et n’ayant d’autre orgueil, semblait-il, que sa richesse, sentit tout à coup peser sur elle la plus formidable menace. Cette guerre, qui devait l’épargner […], elle allait en être la première victime. L’odieux ultimatum allemand lui demanda l’Honneur ou la Vie. Elle répondit : la Vie. » (Les Barbares en Belgique.)

L’auteur : Lionel Baland est un écrivain belge francophone, quadrilingue, spécialiste des partis patriotiques en Europe et du nationalisme en Belgique.

Pierre Nothomb, Lionel Baland, Pardès, collection "Qui suis-je ?", 2019, 12 euros

mardi, 02 juillet 2019

Jean-Claude Albert-Weil

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Jean-Claude Albert-Weil

par Georges FELTIN-TRACOL

Ex: http://www.europemaxima.com

Les célèbres flics, Starsky et Hutch, sont en deuil. Le parolier du générique français de leur série télévisée de la fin des années 1970 les a quittés le 7 avril dernier. Né le 31 mai 1933, Jean-Claude Albert-Weil a longtemps travaillé pour les chaînes de télévision française. Il produisit aussi sur ces chaînes des émissions de jazz.

Si cette chronique l’évoque, c’est en tant qu’auteur de L’Altermonde, une formidable trilogie romanesque, hybridation littéraire inouïe de Sade, de Céline, de Swift et de Rabelais. En 1996 paraît aux Éditions du Rocher Sont les Oiseaux… (réintitulé Europa), qui obtiendra dès l’année suivante le Prix du Roman de la Société des Gens de Lettres. La dite-société le regrettera quelques années plus tard avec la parution du deuxième volume, Franchoupia (L’Âge d’Homme, 2000), puis, en 2004, de Siberia aux éditions Panfoulia fondées par Jean-Claude Albert-Weil lui-même afin de contourner le blocus éditorial imposé à son œuvre.

L’Altermonde est une fresque uchronique magistrale. Cédant aux pressions allemandes, Franco permet à la Wehrmacht de traverser l’Espagne et de s’emparer de Gibraltar. L’Allemagne gagne ensuite la Seconde Guerre mondiale et parvient à unifier tout le continent européen. Deux dénazifications après, l’Empire européen est une puissance géopolitique. Il suit les règles de l’existentialisme heideggérien, autorise une très large permissivité sexuelle, applique un malthusianisme implacable et pratique une écologie radicale qu’approuverait tout décroissant sincère.

franchoupiaaw.jpgDes trois volumes de L’Altermonde, le deuxième, Franchoupia, est le moins abouti. Il traite d’une France libre réduite à la Guyane. Il s’agit d’une satire virulente de l’Hexagone sous les présidences de François Mitterrand et de Jacques Chirac. Il faut cependant reconnaître que deux décennies plus tard, l’immonde société franchoupienne s’épanouit sous les différents quinquennats de Sarközy, de Hollande et de Macron !

Cette trilogie uchronique tire son originalité du vocabulaire qui s’ouvre largement aux nombreux néologismes ainsi qu’à sa structure narrative toute droite sortie d’un orchestre de jazz dirigé par Céline ! Cependant, Jean-Claude Albert-Weil avouait dans Réflexions d’un inhumaniste (ses entretiens avec François Bousquet parus en 2007 chez Xenia) qu’il était « aventuré de me réduire à Céline. Ma littérature est constructive, optimiste, avec certaines naïvetés, puisqu’elle croit à la science (p. 32) ». En introduction à ces entretiens, le futur rédacteur en chef du magazine des idées Éléments lui décernait « le Prix Nobel du samizdat (p. 7) » et affirmait que « le créateur du langagevo (langage évolué) bouscule trop joyeusement les stéréotypes et les clichés, et notamment littéraires, pour que la société de spectacle le lui pardonne (p. 10) ».

Jean-Claude Albert-Weil aimait se moquer du politiquement correct. « Je ne suis pas un écrivain reconnu, je ne suis pas un auteur conventionnel, je suis libre de faire ce que je veux. […] Des années durant, j’ai écrit sans publier. […] Est-ce qu’on écrit ce qu’on veut ou est-ce qu’on fait carrière ? J’ai choisi la destinée métaphysique, autant jouer un jeu risqué et autant le jouer avec farouchitude (pp. 34 – 35). » Pour preuve, dans son Altermonde euro-sibérien, le transhumanisme et l’eugénisme assurent aux dirigeants paneuropéens une conception « sur-occidentale » et « archéofuturiste (p. 10) ». « Euro-Sibérie », « archéofuturisme », les thèmes chers à Guillaume Faye sont donc bien présents dans l’œuvre albert-weilienne, ce qui n’est pas anodin. Au début des années 2000, Guillaume Faye et Jean-Claude Albert-Weil s’étaient plusieurs fois rencontrés. Décédés à quelques semaines d’intervalle, les deux hommes partageaient une vision du monde assez semblable.

Esprit libre et réfractaire à tout conformisme ambiant, Jean-Claude Albert-Weil méritait bien de figurer dans le panthéon dionysiaque des grandes figures européennes.

Georges Feltin-Tracol

• Chronique n° 26, « Les grandes figures identitaires européennes », lue le 18 juin 2019 à Radio-Courtoisie au « Libre-Journal des Européens » de Thomas Ferrier.

dimanche, 23 juin 2019

Quand Chateaubriand décrit notre Fin des Temps

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Quand Chateaubriand décrit notre Fin des Temps

par Nicolas Bonnal

Un des plus grands et importants textes du monde, le premier peut-être qui nous annonce comment tout va être dévoré : civilisation occidentale et autres, peuples, sexes, cultures, religions aussi. C’est la conclusion des Mémoires d’outre-tombe. On commence avec l’unification technique du monde :

« Quand la vapeur sera perfectionnée, quand, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront, mais encore les idées rendues à l'usage de leurs ailes. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers Etats, comme elles le sont déjà entre les provinces d'un même Etat ; quand les différents pays en relations journalières tendront à l'unité des peuples, comment ressusciterez−vous l'ancien mode de séparation ? »

FRC-M2.jpgOn ne réagira pas. Chateaubriand voit l’excès d’intelligence venir :

« La société, d'un autre côté, n'est pas moins menacée par l'expansion de l'intelligence qu'elle ne l'est par le développement de la nature brute. Supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines, admettez qu'un mercenaire unique et général, la matière, remplace les mercenaires de la glèbe et de la domesticité : que ferez−vous du genre humain désoccupé ? Que ferez−vous des passions oisives en même temps que l'intelligence ? La vigueur du corps s'entretient par l'occupation physique ; le labeur cessant, la force disparaît ; nous deviendrions semblables à ces nations de l'Asie, proie du premier envahisseur, et qui ne se peuvent défendre contre une main qui porte le fer. Ainsi la liberté ne se conserve que par le travail, parce que le travail produit la force : retirez la malédiction prononcée contre les fils d'Adam, et ils périront dans la servitude : In sudore vultus tui, vesceris pane. »

Le gain technique va se payer formidablement. Vient une formule superbe (l’homme moins esclave de ses sueurs que de ses pensées) :

« La malédiction divine entre donc dans le mystère de notre sort ; l'homme est moins l'esclave de ses sueurs que de ses pensées : voilà comme, après avoir fait le tour de la société, après avoir passé par les diverses civilisations, après avoir supposé des perfectionnements inconnus on se retrouve au point de départ en présence des vérités de l'Ecriture. »

Puis Chateaubriand constate la fin de la monarchie :

« La société entière moderne, depuis que la barrière des rois français n'existe plus, quitte la monarchie. Dieu, pour hâter la dégradation du pouvoir royal, a livré les sceptres en divers pays à des rois invalides, à des petites filles au maillot ou dans les aubes de leurs noces : ce sont de pareils lions sans mâchoires, de pareilles lionnes sans ongles, de pareilles enfantelettes tétant ou fiançant, que doivent suivre des hommes faits, dans cette ère d'incrédulité. »

Il voit le basculement immoral de l’homme moderne, grosse bête anesthésiée, ou aux indignations sélectives, qui aime tout justifier et expliquer :

« Au milieu de cela, remarquez une contradiction phénoménale : l'état matériel s'améliore, le progrès intellectuel s'accroît, et les nations au lieu de profiter s'amoindrissent : d'où vient cette contradiction ?

FRC-M1.jpgC'est que nous avons perdu dans l'ordre moral. En tout temps il y a eu des crimes ; mais ils n'étaient point commis de sang−froid, comme ils le sont de nos jours, en raison de la perte du sentiment religieux. A cette heure ils ne révoltent plus, ils paraissent une conséquence de la marche du temps ; si on les jugeait autrefois d'une manière différente, c'est qu'on n'était pas encore, ainsi qu'on l'ose affirmer, assez avancé dans la connaissance de l'homme ; on les analyse actuellement ; on les éprouve au creuset, afin de voir ce qu'on peut en tirer d'utile, comme la chimie trouve des ingrédients dans les voiries. »

La corruption va devenir institutionnalisée :

« Les corruptions de l'esprit, bien autrement destructives que celles des sens, sont acceptées comme des résultats nécessaires ; elles n'appartiennent plus à quelques individus pervers, elles sont tombées dans le domaine public. »

On refuse une âme, on adore le néant et l’hébétement (Baudrillard use du même mot) :

« Tels hommes seraient humiliés qu'on leur prouvât qu'ils ont une âme, qu'au-delà de cette vie ils trouveront une autre vie ; ils croiraient manquer de fermeté et de force et de génie, s'ils ne s'élevaient au-dessus de la pusillanimité de nos pères ; ils adoptent le néant ou, si vous le voulez, le doute, comme un fait désagréable peut−être, mais comme une vérité qu'on ne saurait nier. Admirez l'hébétement de notre orgueil ! »

L’individu triomphera et la société périra :

« Voilà comment s'expliquent le dépérissement de la société et l'accroissement de l'individu. Si le sens moral se développait en raison du développement de l'intelligence, il y aurait contrepoids et l'humanité grandirait sans danger, mais il arrive tout le contraire : la perception du bien et du mal s'obscurcit à mesure que l'intelligence s'éclaire ; la conscience se rétrécit à mesure que les idées s'élargissent. Oui, la société périra : la liberté, qui pouvait sauver le monde, ne marchera pas, faute de s'appuyer à la religion ; l'ordre, qui pouvait maintenir la régularité, ne s'établira pas solidement, parce que l'anarchie des idées le combat… »

Une belle intuition est celle-ci, qui concerne…la mondialisation, qui se fera au prix entre autres de la famille :

« La folie du moment est d'arriver à l'unité des peuples et de ne faire qu'un seul homme de l'espèce entière, soit ; mais en acquérant des facultés générales, toute une série de sentiments privés ne périra−t−elle pas ? Adieu les douceurs du foyer ; adieu les charmes de la famille ; parmi tous ces êtres blancs, jaunes, noirs, réputés vos compatriotes, vous ne pourriez vous jeter au cou d'un frère. »

Puis Chateaubriand décrit notre société nulle, flat (Thomas Friedman), plate et creuse et surtout ubiquitaire :

« Quelle serait une société universelle qui n'aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne ? ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés ? Qu'en résulterait−il pour ses mœurs, ses sciences, ses arts, sa poésie ? Comment s'exprimeraient des passions ressenties à la fois à la manière des différents peuples dans les différents climats ? Comment entrerait dans le langage cette confusion de besoins et d'images produits des divers soleils qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse communes ? Et quel serait ce langage ? De la fusion des sociétés résultera−t−il un idiome universel, ou bien y aura−t−il un dialecte de transaction servant à l'usage journalier, tandis que chaque nation parlerait sa propre langue, ou bien les langues diverses seraient−elles entendues de tous ? Sous quelle règle semblable, sous quelle loi unique existerait cette société ? »

Et de conclure sur cette prison planétaire :

« Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d'ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d'un globe fouillé partout ? Il ne resterait qu'à demander à la science le moyen de changer de planète. » 

Elle n’en est même  pas capable…

Source:

Chateaubriand, Mémoires, conclusion

 

 

samedi, 22 juin 2019

Bulletin Célinien n°419

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Bulletin Célinien n°419

BCjuin19.jpgSommaire :

Sur un colloque oublié

Céline et Maurice Nadeau (suite)

Baryton et Parapine

Malraux (Alain) salue « le médecin des pauvres »

Un éditeur sous l’Occupation

Quand Dubuffet voulait aider Céline

Le doyen des célinistes se souvient.

Cahiers de prison

celinecahierprison.jpgUn abonné m’écrit : « J’avais déjà lu et apprécié les cahiers de prison dans L’Année Céline, puis dans l’édition de Henri Godard avec fac-similés. J’ai pourtant l’impression d’en découvrir de nouvelles richesses dans les Cahiers Céline. Est-ce le format, la continuité du texte, la qualité des annotations de Jean-Paul Louis ? Toujours est-il que c’est à cette édition que je retournerai le plus volontiers, et je la recommande à tous les céliniens. » L’intérêt de cette édition se trouve ainsi parfaitement résumé. Si ce corpus était déjà connu des céliniens, le fait que toutes les parties en soient réunies en un seul volume constitue une heureuse initiative.Rappel des faits  : c’est le 17 décembre 1945 que Céline est arrêté, les autorités françaises ayant demandé son extradition après avoir appris sa présence à Copenhague.  Incarcéré à la prison de l’Ouest (essentiellement cellule 609, section K), Céline demande de quoi écrire. L’administration pénitentiaire lui fournit dix cahiers d’écolier de 32 pages avec comme consigne impérative de ne pas écrire sur l’affaire dont il est justiciable. Il n’en tiendra évidemment pas compte et, de février à octobre 1946, rédigera un ensemble de notes sur sa défense et ses accusateurs mais aussi sur d’autres sujets : épisodes de sa vie, conditions de réclusion, synopsis et esquisse pour des romans à venir, citations extraites de ses nombreuses lectures d’emprisonné qui lui permettent de tenir. Dans une préface éclairante Jean-Paul Louis relève que ces cahiers illustrent la transition célinienne vers ce qu’il  nomme la « seconde révolution narrative et stylistique ». Laquelle s’engage par ce chef-d’œuvre, piètrement accueilli à son retour en France et encore méconnu aujourd’hui : Féerie pour une autre fois.  Il  faut  saluer le soin avec lequel le texte a été établi et la qualité des annotations dont les connaisseurs avaient déjà en partie connaissance par trois livraisons de L’Année Céline, parues de 2007 à 2009. Comme on s’y attend, les formules incisives surgissent sous la plume du prisonnier. Florilège : « À Sigmaringen les réfugiés bouffent de la chimère » – « Moi aussi la Sirène d’Andersen m’a fait venir à Copenhague et puis elle m’a assassiné. » – « Je me sens tout à fait absous pour mes errements passés, mes cavaleries polémiques lorsque je vois avec quelle furie, quelle lâcheté, quelles effronteries, mes adversaires m’accablent à présent que je suis vaincu. » – « Je suis peut-être un des rares êtres au monde qui devraient être libres, presque tous les autres ont mérité la prison par leur servilité prétentieuse, leur bestialité ignoble, leur jactance maudite. » – « Pendant 4 ans il a fallu louvoyer au bord de la collaboration sans jamais tomber dedans. » – « Il n’y a pas d’affaire Céline mais il y a certainement un cas Charbonnières, furieux petit diplomate halluciné de haine. » – « Les discours m’assomment, les danseuses m’ensorcellent. »

Marc Laudelout.

De ces cahiers de prison se dégagent beaucoup d’émotion et de rage mêlées. On imagine ce que cette incarcération a représenté pour Céline qui, de bonne foi, se considérait injustement traité. Ils constituent à la fois un document littéraire de premier ordre et une part intimiste de l’œuvre aussi poignante que révélatrice d’un être victime de son tempérament d’écrivain de combat.

• Louis-Ferdinand Céline, Cahiers de prison (février-octobre 1946), Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF » [Cahiers Céline n° 13], 2019, 240 p. (Diffusé par le BC, 25 € frais de port inclus).

Voir aussi : Henri Godard, Un autre Céline : de la fureur à la féerie. Deux cahiers de prison, Éd. Textuel, 2011.

jeudi, 20 juin 2019

Your Nineteen Eighty-Four Sources in Full

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Your Nineteen Eighty-Four Sources in Full

Connolly, Burnham, Orwell, & “Corner Table”

“In the torture scenes, he is merely melodramatic: he introduces those rather grotesque machines which used to appear in terror stories for boys.”
—V. S. Pritchett, The New Statesman [2], June 18, 1949

The torture section in Nineteen Eighty-Four[1] [3] was planned from the beginning, and intended to be the story’s core and culmination. The key influence here was James Burnham’s The Struggle for the World (discussed below), which George Orwell reviewed in March 1947, shortly before starting the first full longhand draft of the new novel. In Struggle, Burnham emphasized the likelihood of another World War within another few years, and probably even a war using the “atomic bomb.”

This found its way into Nineteen Eighty-Four, as did Burnham’s analysis of Communism (though Orwell didn’t call it that). Terror, torture, disinformation, humiliation: these are not unfortunate byproducts of Communist revolution, said Burnham, they are the system itself.

The original model for Nineteen Eighty-Four wasn’t as grim as that. It was frivolous, really, and written years and years before the Cold War was dreamt of. It was a little black comedy that used torture strictly for laughs. Titled “Year Nine,” Cyril Connolly dashed it off at the end of 1937.[2] [4] It appeared in The New Statesman in January 1938.

It’s a brief farce, less than two thousand words, yet in there are prefigured Big Brother, the Thought Police, Newspeak, and the Ministry of Love. To tell a brief story briefly: After happening upon a basement art exhibit, the narrator – an assembly-line envelope-flap-licker – is accused of thoughtcrime (approximately). He is arrested, severely tortured, and sentenced to excruciating execution.

Orwell was much impressed with it, and so were John Betjeman and others.[3] [5] Up to this point, Connolly was known mainly as an idler and failed novelist. Very soon, though, he published a memoir, Enemies of Promise, founded Horizon (“A Review of Literature & Art”), became editor of The Observer‘s book section (where he farmed out reviews to Orwell and Evelyn Waugh and Arthur Koestler), and was generally London’s number-one all-’round critic and litterateur.

From “Year Nine”:

As the hot breath of the tongs approached, many of us confessed involuntarily to grave peccadilloes. A man on my left screamed that he had stayed too long in the lavatory.

 * * *

Our justice is swift: our trials are fair: hardly was the preliminary bone-breaking over than my case came up. I was tried by the secret censor’s tribunal in a pitchdark circular room. My silly old legs were no use to me now and I was allowed the privilege of wheeling myself in on a kind of invalid’s chair. In the darkness I could just see the aperture high up in the wall from whence I should be cross-examined . . .

Our narrator (not a Winston Smith type, more of a garrulous Connolly/O’Brien) is sentenced to be “cut open by a qualified surgeon in the presence of the State Augur.”

“You will be able to observe the operation, and if the Augur decides the entrails are favourable they will be put back. If not, not . . . For on this augury an important decision on foreign policy will be taken. Annexation or Annihilation? . . .

Yes, I have been treated with great kindness.[4] [6]

There is a cultural time-stamp on “Year Nine,” clearly visible. The Moscow Purge Trials were underway and widely known about, but Connolly pins the Stalinist outrages in his tale – torture, forced confessions, anonymous denunciations – upon a cartoonish pseudo-Nazi regime, complete with Stroop Traumas, Youngleaderboys, and a population in thrall to Our Leader. (Connolly hadn’t a political bone in his body, but he posed as a Fellow Traveler, that being comme il faut.)

Conversely, when Nineteen Eighty-Four came out in 1949, it too drew on the Moscow Trials, and no one questioned (least of all Pravda) that Orwell was depicting a Soviet-style police-state. This happened even though Orwell slyly denied that it was about Communism. You can see this in the novel’s own disclaimers, and in external press releases that author and publisher sent out.

A curious legacy of “Year Nine” is that its Punch-and-Judy brilliance shines through the surface narrative of Nineteen Eighty-Four, giving the torture scenes a lurid “vaudeville” feel. Orwell probably didn’t intend the scenes in the Ministry of Love (Miniluv) to be black comedy, but that’s what he got, from O’Brien’s jabberwocky speeches, all the way to the rats in the cage-mask. (“‘It was a common punishment in Imperial China,” said O’Brien as didactically as ever.’”)

Lord of Chaos

Connolly/O’Brien is your emcee and Lord of Chaos in the Miniluv torture clinic. This is far from the standarGO1.jpgd crib-note interpretation of O’Brien (“zealous Party leader . . . brutally ugly”), but pray consider: a) Connolly was Orwell’s only acquaintance of note who came close to the novel’s description of O’Brien, physically and socially; b) if you bother to read O’Brien’s monologues in the torture clinic, you see he’s doing a kind of Doc Rockwell routine: lots of fast-talking nonsense about power and punishment, signifying nothing.

This is one reason why O’Brien fails as a villain. Villains must be monolithic. Here we have an Inner Party exemplar-cum-old Etonian who still boasts of his “antinomian tendencies” – a humorist and parodist, author of The Theory and Practice of Oligarchical Collectivism as well as “Where Engels Fears to Tread”;[5] [8] in short, a louche Fellow-Traveler-of-convenience, renowned for self-indulgence and amorality. And thus he fits right in with what O’Brien tells us about the Inner Party ethos (do read the monologues): someone who’s amoral, capricious, and power-hungry (and a potential sociopath, if O’Brien’s description of the Party’s lust for power is anything to go by).

* * *

If Orwell wanted to put Connolly out of his mind while working on Nineteen Eighty-Four, he couldn’t, because he was forever revising an essay-memoir about the school they went to together between 8 and 14. It was the most miserable time of life for young Eric Blair (for such he was). He had probably started this memoir in the early 1940s, and still had the unpublished typescript with him in London when he was playing with notes and abortive chapters for his projected novel in 1945 and 1946. And then he brought it with him to the Isle of Jura, Inner Hebrides, in the spring of 1947, where he finally began to handwrite the first draft of The Last Man in Europe (as he was then calling the Winston Smith novel). He also revised the memoir, sending a carbon to his publisher in late May. Then, in 1948, when he was laid up with TB in a hospital near Glasgow and struggling to rewrite the novel with his writing arm in a cast, he revised the memoir yet again. It wouldn’t be published in Great Britain until 1967.

The memoir was Cyril Connolly’s idea. Connolly had put his fond-but-unnerving school memories into Enemies of Promise (which made him famous), and suggested his old schoolmate Blair might do the same: a companion piece or “pendant” to Connolly’s sardonic memoir. So Blair/Orwell decided to do a Dickens about his time as an upper-middle-class poor boy at St. Cyprian’s, enduring six years of oppression, humiliation, and petty tortures. He attended the school on reduced fees (as the Headmaster’s wife reminded him loudly and often) because he was expected to win a scholarship to Eton, and so bring glory and honor to St. Cyprian’s. From age 11 onward, Young Blair was “crammed with learning as cynically as a goose is crammed for Christmas” (as he wrote), mainly Latin and Greek.

This is the nearest thing to an autobiography we ever got out of Orwell, and the disgusted, sulky, sharp-eyed loner we see in his essays and Winston Smith is thoroughly recognizable as the boy at St. Cyprian’s. To make himself seem even lonelier and more miserable – or perhaps for some other motive – he cut Cyril Connolly entirely out of story.

At one point in the memoir, Orwell pulls back and says he doesn’t mean to suggest his school was a kind of Dotheboys Hall. Then he marches off again and tells us about the filthy lavatories and disgusting food, and how he once saw a human turd floating on the surface of the local baths in Eastbourne. On finally leaving St. Cyprian’s – off to Eton, but first a term at Wellington – he looked to the future with despair. “[T]he future was dark. Failure, failure, failure – failure behind me, failure ahead of me . . .”

Orwell’s publisher and friends thought the memoir was just too embarrassing and self-pitying to publish. It would be bad for Orwell’s reputation, they said, and probably libelous. So the perennial work-in-progress didn’t see the light of day until Orwell was safely dead and Partisan Review in New York ran a slightly altered version in their September-October 1952 issue. It ran for 41 pages, called St. Cyprian’s “Crossgates,” and used Orwell’s title: “Such, Such Were the Joys.”[6] [9]

* * *

You sometimes hear that Orwell plagiarized from another dystopian story, usually one set many centuries in the future, with little or no resemblance to Orwell’s. In 2009, on Nineteen Eighty-Four‘s sixtieth anniversary of publication, Paul Owen in The Guardian tried to make the case that Orwell “pinched the plot” from Yevgeny (or Eugene) Zamyatin’s early-1920s novel, We.[7] [10] As evidence, Owen says that Orwell read Zamyatin’s book three years before Nineteen Eighty-Four was published (1949). This is a lie by misdirection. Orwell had been making notes and outlines since at least 1944, and finished his first draft in 1947. He first heard of Zamyatin’s book in 1943, failed to find a copy of the 1920s English translation published in New York,[8] [11] and finally settled for a French one, his review appearing in early 1946.[9] [12] Owen’s biggest claim is completely wrong: “that Orwell lifted that powerful ending – Winston’s complete, willing capitulation to the forces and ideals of the state – from Zamyatin.” The ending of Nineteen Eighty-Four is in fact a retread of a novel ending that Orwell wrote in 1935.

GO4.jpgA good deal of Nineteen Eighty-Four, in fact, is a twisted retelling of Keep the Aspidistra Flying.[10] [13] Orwell wrote Aspidistra in 1935 during his Hampstead bookshop-assistant days, and was ever after ashamed of it. Never mind, it’s a beautiful piece of pathetic self-mockery, giving us a 1930s-model Winston Smith. Instead of surrendering to Big Brother at the end, the Winston-figure, Gordon, finally sells out to the “Money God” – and goes back to his job as an advertising copywriter. A happy ending, strangely enough.

In place of glowering Big Brother posters, Gordon is surrounded by vast images of “Corner Table,” a “spectacled rat-faced clerk with patent-leather hair,” grinning over a mug of Bovex. (Presumably Bovril + Oxo.) “Corner Table enjoys his meal with Bovex,” shouts the poster all over town. Everywhere Gordon is stared down by the Money God, in the guise of advertisements on all the hoardings. “Silkyseam – the smooth gliding bathroom tissue.” “Kiddies clamour for their Breakfast Crisps.”

Like Winston, Gordon is under constant surveillance at home (from his landlady) and takes his girlfriend out to the countryside, where they have sex on the wet ground. When he gets in trouble with the law, he wakes up in a jail with walls of “white porcelain bricks,” like the lockup at Miniluv. His O’Brien-analogue, an upper-class literary friend and little-magazine publisher named Ravelston, shows up and rescues him from the clink. Instead of taking him to a torture chamber, he puts Gordon up in his flat and gently badgers him to straighten out his life, which Gordon does eventually, but not just yet. Torture was different in the Thirties.

* * *

Connolly’s “Year Nine” provided an amusing, pocket-sized framework for building a terror-regime satire, while Keep the Aspidistra Flying gave the naturalistic “human” elements to be restyled for Nineteen Eighty-Four. The new novel also needed serious geopolitical underpinnings, and here Orwell leaned heavily on James Burnham. It’s long been known that Orwell took the “three super-states” idea from Burnham’s The Managerial Revolution (1941).[11] [14] Orwell and his publisher cited Burnham and that book when they wrote a press release in June 1949, explaining what Nineteen Eighty-Four was “about.” (Press interest was intense, and the hat-tip to Burnham looks suspiciously like a red herring.)

Burnham’s “three super-states” schema was the inspiration not only for Oceania-Eurasia-Eastasia, but most probably the entire novel; it was like a piece of grit in the oyster, waiting for the pearl to form around it. It became Orwell’s pet geopolitical concept, and from 1944 onward we find him continually dropping mentions of “three super-states” in his reviews, articles, and columns.

 [15]Nevertheless, it was a later book by Burnham, The Struggle for the World (1947)[12] [16] that really gave Nineteen Eighty-Four its horror and worldview. Here, Burnham argued that another World War was likely soon (say, 1950), and something nuclear would probably be in play. This provided the backstory to Oceania’s murky history of war and revolution, along with some early memories for Winston Smith. An “atomic bomb” – as we called them then – was dropped near London in Colchester. Burnham argued that a preventive war might well be necessary before the Soviets get the A-bomb. The rush of events soon outran that warning, needless to say.

But the really vital input from Struggle came from Burnham’s analysis of Communism. International Communism really, truly, does seek mastery of the globe, he maintained. He had made the argument a couple of years earlier, when he was with the OSS, but in 1947 it became the freshest insight in US foreign policy. Furthermore, he focused on a matter that most pundits feared to address, lest they look like unhinged extremists: the integrality of terror to the Communist apparatus. This was obvious to many people in those post-war years, but it was Burnham who took the logical leap and articulated the idea in a book: If your main activity is terror, then terror is your business.

GO84penguin.jpgTo repeat the obvious, Burnham was describing Communism, not some theoretical “totalitarianism,” as in some press blurbs for Nineteen Eighty-Four. As noted, Orwell explicitly disavowed any connection between his fictional “Party” and the Communist one. Nevertheless, the political program that O’Brien boasts about to Winston Smith is the Communist program à la James Burnham. It’s exaggerated and comically histrionic, but strikes the proper febrile tone.

First, some O’Brien:

Power is in inflicting pain and humiliation. Power is in tearing human minds to pieces and putting them together again in new shapes of your own choosing. Do you begin to see, then, what kind of world we are creating? It is the exact opposite of the stupid hedonistic Utopias that the old reformers imagined. A world of fear and treachery is torment, a world of trampling and being trampled upon, a world which will grow not less but more merciless as it refines itself. Progress in our world will be progress towards more pain. . . .

The espionage, the betrayals, the arrests, the tortures, the executions, the disappearances will never cease. It will be a world of terror as much as a world of triumph. The more the Party is powerful, the less it will be tolerant: the weaker the opposition, the tighter the despotism.[13] [17]

Now bits of Burnham:

The terror is everywhere, never ceasing, the all-encompassing atmosphere of communism. Every act of life, and of the lives of parents, relatives and friends, from the trivial incidents of childhood to major political decisions, finds its way into the secret and complete files. . . . The forms of the terror cover the full range: from the slightest psychological temptings, to economic pressure . . . to the most extreme physical torture . . .

* * *

It should not be supposed that the terror . . . is a transient phenomenon . . . Terror has always been an essential part of communism, from the pre-revolutionary days . . . into every stage of the development of the communist regime in power. Terror is proved by historical experience to be integral to communism, to be, in fact, the main instrument by which its power is increased and sustained.[14] [18]

Burnham and Orwell were of very different mentalities, the first always gushing theories with the fecundity of a copywriter dashing off taglines; while the second was constitutionally averse to abstractions and hypotheticals, much preferring near-at-hand things, such as the common toad. It’s striking that Orwell could not only find something useful and intriguing in Burnham, he honored him with a few of the most insightful and appreciative critiques.

JB-SW.jpgIn March 1947, while getting ready to go to Jura and ride the Winston Smith book to the finish even if it killed him (which it did), Orwell wrote his long, penetrating review of The Struggle for the World. He paid some compliments, but also noted some subtle flaws in Burnham’s reasoning. Here he’s talking about Burnham’s willingness to contemplate a preventive war against the USSR:

[Burnham sees that] appeasement is an unreal policy . . . It is not fashionable to say such things nowadays, and Burnham deserves credit for saying them.

But suppose he is wrong. Suppose the ship is not sinking, only leaking. Suppose that Communism is not yet strong enough to swallow the world and that the danger of war can be staved off for twenty years or more: then we don’t have to accept Burnham’s remedy – or, at least, we don’t have to accept it immediately and without question.[15] [19]

Orwell was just using moderation and common sense here, but what he’s suggesting is what in fact began to happen that year (1947). Instead of the predicted war of destruction; policies of “containment,” “rollback,” “interventions”; defense treaties (NATO); and targeted economic aid (Marshall Plan) might work at least as effectively against the Soviets, as well as being far pleasanter and more manageable.

Ironically, Orwell did not pay much attention to what was going on in the outside world that year or next; he had bigger things to worry about. But as the world moved on, it diverged more and more from the fundamental premises of Nineteen Eighty-Four. There wouldn’t be an “atomic war” in 1950 (war, yes; not atomic) and Soviet-style terror regimes weren’t going to swallow all of Europe, however likely that looked in the spring of 1947.

Notes

[1] [20] The actual title of the book on publication date was Nineteen Eighty-Four in London (Secker & Warburg) on June 8, 1949; and 1984 on June 13, 1949 in New York (Harcourt Brace). Orwell and his publisher slightly preferred the numerals, but chose to go with the words for the London edition. Orwell used both styles interchangeably – obviously one is more convenient to type. (George Orwell: A Life in Letters, Ed. Peter Davison [London: W.W. Norton], 2010.)

[2] [21] Cyril Connolly, “Year Nine,” collected in The Condemned Playground (London: Routledge, 1945), originally published in The New Statesman, January 1938. Connolly was inspired by a visit to the “Degenerate Art” exhibition in Munich, where he got the uneasy sense he was expected to leer with a disapproving expression.

[3] [22] Clive Fisher, Cyril Connolly (New York: St. Martin’s Press, 1995).

[4] [23] Connolly, The Condemned Playground.

[5] [24] Connolly, The Condemned Playground.

[6] [25] George Orwell, “Such, Such Were the Joys,” Partisan Review, Vol. 19, No. 5 (New York), Sept.-Oct. 1952.

[7] [26] Paul Owen, “1984 thoughtcrime? Does it matter that George Orwell pinched the plot? [27]”, The Guardian, 8 June 2009.

[8] [28] E. (or Y.) Zamyatin, We, tr. Gregory Zilboorg (New York: E. P. Dutton), 1924. This English-language edition was actually the first publication of We.

[9] [29] George Orwell, review of WeTribune (London), January 4, 1946.

[10] [30] George Orwell, Keep the Aspidistra Flying, many editions. Originally: London: Victor Gollancz Ltd., 1936.

[11] [31] James Burnham, The Managerial Revolution (New York: John Day, 1941).

[12] [32] James Burnham, The Struggle for the World (New York: John Day, 1947).

[13] [33] Nineteen Eighty-Four, Part III, iii.

[14] [34] James Burnham, The Struggle for the World (New York: John Day, 1947).

[15] [35] George Orwell, “James Burnham’s view of the contemporary world struggle,” New Leader (New York), March 29, 1947.

 

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[2] The New Statesman: https://www.newstatesman.com/books/2013/03/fitzgerald-woolf-and-j-g-ballard-five-classic-book-reviews-ns-archive

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[27] 1984 thoughtcrime? Does it matter that George Orwell pinched the plot?: https://www.theguardian.com/books/booksblog/2009/jun/08/george-orwell-1984-zamyatin-we

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mercredi, 19 juin 2019

Anthony Burgess and Modernism

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Anthony Burgess and Modernism

Anthony Burgess came of age as modernism was at its peak, and the movement influenced much of his writing. As a reaction against the realism of the late nineteenth century, modernist works of literature aimed to disrupt many of the established tenets of novel-writing and poetry. In novels, the omniscient narrators, the linear structures and the focus on external description of environments and characters were replaced with subjectivity, fractured plotlines and a focus on the internal thoughts of characters (the latter inspired by the rise in psychoanalysis of the early twentieth century). Modernist poets rejected the devices of the Romantic period, preferring to experiment with form, allusion and the patchwork technique of using many fragmented languages and registers. The whole modernist project could be summed up with Ezra Pound’s phrase ‘make it new’.

Burgess’s first introduction to a modernist text was his reading of James Joyce’s A Portrait of the Artist as a Young Man at the age of fourteen. He describes the most modernist section of the novel, the hellfire sermon, as fear-inducing, so important in his mind that it drove him back to the church for another try at Catholicism. It was in the early 1930s, still a student at school when he first encountered Joyce’s Ulysses, a moment he describes in conflicting terms. While Ulysses was a constant presence throughout his career, and his first novels attempted to superimpose a contemporary story onto a mythological framework (see A Vision of Battlements’ treatment of the Aeneid and The Worm and the Ring’s retelling of the Niebelungenlied, for example), he writes that the post-Ulysses novelist ‘is forced to pretend Ulysses does not exist’, and that Joyce’s achievements made him cautious about writing his own fiction.

Yet what Burgess takes from Joyce is the elevating of language above almost everything else. He writes, ‘If Joyce taught nothing else he certainly taught a rigorous attention to language – an aspect of the traditional British novel which is generally despised’. Throughout all of his fiction, Burgess experiments with language, sometimes in overt ways as in A Clockwork Orange and Nothing Like the Sun, and sometimes in more subtle ways in novels such as the Enderby books and One Hand Clapping.

Despite his early connection to Joyce, it was T.S. Eliot who galvanised Burgess’s artistic interest in modernism. He first read Eliot when he borrowed The Waste Land from the public library in Manchester when he was fifteen. For the young Burgess, this was a gateway to Dante and Baudelaire, and he strove to memorise the poem in its entirety. Some years later, on a trip to London in 1936, he bought Eliot’s Collected Poems: 1909-1935 at a bookshop on Charing Cross Road. He began reading the poems on the train back to Manchester, and was so taken with Eliot’s work, he began a musical setting of the songs in Sweeney Agonistes. The impact of Eliot’s work on Burgess is hard to gauge, though Burgess goes some way to explain the influence: ‘the tastes of most of us have been Eliotian for the past forty-five years. He was a maker in a double sense: he made not only his poetry but also the minds that read it […] To reject Eliot was to welcome anarchy.’

Burgess’s analysis of Eliot’s influence recalls his writing about Ezra Pound. He describes Pound’s Cantos and his Homage to Sextus Propertius as ‘immensely important, supreme examples of the development of an idiolect, a personal language, which became the language of a whole generation.’

It was with the voices of Joyce, Pound and Eliot in his head that Burgess began writing fiction and his experiments with form, narrative and language owe these writers a large debt. Burgess’s most clear experiment in modernist expression came in 1974 when he published Napoleon Symphony. As with Joyce’s work (and indeed his own early work), the novel rests on a mythic framework. Burgess maps the biography of Napoleon onto the myth of Prometheus, but in another layer of complexity, he also frames the narrative around Beethoven’s Eroica symphony (itself based on the Prometheus myth). The story is told in the high modernist style, linguistically complex and fragmented.

Throughout Burgess’s career as a writer his experiments in fiction have been heavily influenced by modernism, yet he also experimented with postmodern form, in particular in the playful MF, based on the post-structuralist theories of Claude Levi-Strauss. This makes it hard to categorise Burgess, though perhaps the best depiction of the push and pull the various literary movements of the twentieth century had on his work is in Earthly Powers. As his protagonist Kenneth Toomey arrives at his eighty-first birthday he has experienced the blossoming of the modernist movement and the explosion of postmodern culture. He is the ultimate twentieth century writer, and perhaps Burgess is thinking of his own creative maturation through the different movements of the century.

Graham Foster

Visit our exhibition ‘Anthony Burgess and Modernism’ exploring all of these themes in more depth at the Burgess Foundation, 17 June to 30 September 2019. Free and open weekdays 10am to 3pm, and in the evenings for events. Anthony Burgess’s books Here Comes Everybody: An Introduction to James Joyce for the Ordinary Reader and Flame Into Being: the Life of D.H. Lawrence are republished this month by Galileo. Click here for more.

 

mardi, 04 juin 2019

Curieux polar fantastique

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Curieux polar fantastique

par Georges FELTIN-TRACOL

Avertissons immédiatement fans de polars et autres aficionados d’Arsène Lupin et de Sherlock Holmes, Mémoires d’un détective à vapeur ne relatent que partiellement les péripéties d’un détective féru d’informatique et de systèmes cybernétiques. C’est plutôt une compilation de documents, de notes éparses et d’archives que l’historien Viatcheslav Pavlovitch Koulikov a offert à l’Université de Bordeaux – Montaigne et qui tourne autour de son ami, le détective Jan Marcus Sylvanovitch Bodichiev, souvent en prise avec son demi-frère aîné, Félix Sylvanovitch Bodichiev alias Le Masque, redoutable cerveau d’une puissante organisation criminelle internationale.

Résident londonien, le détective Bodichiev est citoyen de l’Empire anglo-russe qui domine ce monde uchronique. Son point de bifurcation est proprement incongru et témoigne d’une méconnaissance profonde des règles dynastiques anglaises liées à l’anglicanisme. « Lorsque le tsar Constantin s’était marié avec Victoria, il venait déjà d’épouser la foi bouddhiste, tendance “ Petit Véhicule ”. Passionnée de spiritisme et de mysticisme, la jeune souveraine britannique avait suivi avec enthousiasme son époux dans cette voie. Les calendriers romains et orthodoxes avaient été abandonnés au profit d’un nouveau mode de datation, mis au point par les savants de Constantin d’après les calculs basés sur la naissance de Siddharta Gautama. Résultat des courses : alors que la France marxiste-engelsiste considérait que l’on était encore en 1969, l’Empire de Toutes les Russies, celui sur lequel le soleil ne se couchait réellement jamais, fêtait en grande pompe l’avènement de l’An 3 000 (p. 83). »

Dans cet univers assez « baroque », l’Anglo-Russie se prolonge jusqu’à la lointaine province de Californie et sa grande ville, Saint-Francisbourg. Il existe néanmoins sur le même continent « les États-Unis de Nord-Amérique, la Fédération brésilienne et l’Empire du Paraguay (p. 135) ». Si on suppose que la féroce Guerre de la Triple Alliance (1864 – 1870) s’est achevée par la victoire du Paraguay, on peut aussi envisager que l’Alaska et la côte Ouest du Canada relèvent de l’Empire anglo-russe. Une autre méconnaissance flagrante concerne la graphie en -ov qui remonte à la Révolution bolchévique. La Russie tsariste utilisait le -off. Bodichiev et Koulikov devraient par conséquent s’écrire « Bodichieff » et « Koulikoff ».

Ce n’est cependant pas la minceur de résolutions qui pose problème, ni même la combinaison d’un rétro-futur fort proche du Steampunk avec des avancées de haute technicité scientifique (hommes génétiquement modifiés, régulation météorologique spécifique au-dessus des propriétés de l’aristocratie et de la haute-bourgeoisie…), mais l’existence d’une « Union des Républiques Solidaires Françaises » dirigée par un Premier secrétaire du Parti communiste, Pierre Mendès-France. Quand il meurt, son successeur se nomme… Julien Dray ! Quant à Valéry Giscard d’Estaing, il dirige un « gouvernement français en exil » à « London ».

Outre la confusion chronologique, ce divertissement devient pernicieux puisqu’il qualifie le régime français non pas de « socialiste » ou de « communiste », mais de solidariste : « Parti solidariste (pp. 134 et 174) », « prosélytisme pro-solidariste (p. 141) », « Le Matin solidariste (p. 1) », « régime solidariste (p. 174) ». Pourquoi employer un mot si rare ? Soit l’auteur n’en connaît pas les différentes acceptions et l’a choisi pour sa sonorité. Soit il l’a fait sciemment afin de lui donner une connotation a priori négative et ainsi retarder le remplacement de celui de « socialisme ». De passage à Paris, le francophone Bodichiev approuve néanmoins « un système de tri raisonné des déchets ménagers, à fin de recyclage. De ce point de vue, au moins, l’Empire aurait eu bien des leçons d’écologie à recevoir des petits solidaristes (p. 138) ».

Peut-être aura-t-on de plus amples précisions avec un éventuel (et imminent ?) second volume ? Tant par les intrigues que par le contexte uchronique, l’ensemble n’en reste pas moins mitigé. La symbiose de la thalassocratie britannique et de la puissance continentale russe paraît bien improbable à l’aune de notre histoire. Dans le cadre de cette uchronie assez fantasque…

Georges Feltin-Tracol

• Viat et Olav Koulikov, Mémoires d’un détective à vapeur, les moutons électriques, coll. « Les saisons de l’étrange », traduction d’André-François Ruaud, 2018, 272 p., 17 €.

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mardi, 28 mai 2019

The War of Nihilisms

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The War of Nihilisms

H.A. Scott Trask 

Ex: https://www.chroniclesmagazine.org

The first English translation of Ernst Jünger’s journals from the Second World War is a cause for celebration. The journals were like treasures stashed away in an old castle, behind a door that could be unlocked only if one learned to read German. It’s open now, and what’s inside are literary gems on every page.

Jünger’s war journals were written in six parts. The first, Gardens and Streets, covering 1940, and last, A Cottage in the Vineyard, covering 1945 to 1948, are not included in this volume. It deals with the middle four, covering the years 1941 to 1945, published in 1949 under the title Strahlungen. It’s a word difficult to render into English, but most commonly translated as “emanations” or “radiations,” which convey the power of Jünger’s highly visual and allusive prose, which glows with immense erudition and culture. 

ejwk1.jpgIn the preface to his translation of Saint-John Perse’s Anabasis (1949), T.S. Eliot explained that some gifted writers are “able to write poetry in what is called prose.” That is what Jünger did in virtually all of his writings, especially here. Strahlungen is essentially a long prose poem, brimming with symbols, ideas, insights, and searing, unforgettable images. The Argentinian poet Jorge Luis Borges wrote in Gold of the Tigers (1977), “For a true poet, every moment of existence, every act, ought to be poetic since, in essence, it is so.” Jünger understood that. Likewise, Borges wrote in The Cipher (1981) that “the intellect (wakefulness) thinks by means of abstractions; poetry (dream) by means of images, myths, or fables. Intellectual poetry should pleasingly interweave these two processes.” 

Borges is relevant because he and Jünger read and admired each other’s work. There is a wonderful photo of an aged Borges visiting Jünger at his home in Wilflingen, Germany, in Julien Hervier’s The Details of Time: Conversations With Ernst Jünger (1995).

Jünger’s literary gifts were evident from the beginning. His Storm of Steel (1920, In Stahlgewittern) is still considered by many to be the best combat memoir from the Great War. Its successor, Copse 125 (1925), is excellent as well, although not as well-known. It recounts his experience as a stormtrooper officer during the summer of 1918. Between battles, he read Laurence Sterne’s Tristram Shandy, which he carried in his map case. 

Jünger was also a war hero. In September 1918, he was awarded the Pour le Mérite, the highest honor of the Prussian military. He became a nationalist after the war “under French influence” through reading the writer Maurice Barrès. Jünger would remain a Francophile through the next war. In the 1920’s he wrote for nationalist journals, and even briefly served as a volunteer officer in the Freikorps. In 1926, he sent a copy of his third combat memoir, Fire and Blood (1925), to Hitler with the inscription, “To the Nationalist Führer, Adolph Hitler.” Yet Jünger never joined the Nazi Party nor any party-controlled organizations, and beginning in the 1930’s he was suspected of political dissidence. Yet Hitler protected him, reportedly saying on more than one occasion, “Nothing happens to Jünger.”

Ernst_Jünger-Der_Kampf_als_inneres_Erlebnis,1922.jpgJünger considered the National Socialists to be a shallow and savage version of the conservative nationalism that he supported in the 1920’s. In the journals, he refers to Hitler under the pseudonym “Kniebolo,” meaning roughly “kneel to the devil,”  because he believed the man was under demonic influence. In late 1943 he wrote, “When I compare the legitimate claims of our Fatherland with what has occurred at his hands, I am overcome with infinite sadness.”

Jünger took no part in the Stauffenberg plot to assassinate Hitler, but he knew about it, and was actually briefed on it by Lieutenant Colonel von Hofacker, with whom he argued that the Führer should be arrested, not killed. Jünger believed that political assassinations only make things worse. Yet his writings certainly inspired the aristocratic conspirators, whom he considered among “the last chivalric men.” One of them was the commander-in-chief of the German forces in France, General Carl-Heinrich von Stülpnagel, who was not only Jünger’s superior officer but a friend. Another was General Erwin Rommel, who read Jünger’s Peace in manuscript in May 1944 and reportedly said, “This is a text one can work with.”

During the previous year, the Wehr macht had actually printed 20,000 copies of Jünger’s allegorical critique of the Nazi regime, On the Marble Cliffs (Auf den Marmorklippen, 1939). It was avidly read on the Eastern Front. Jünger received a letter from a lieutenant who claimed the whole regimental staff was reading it. “At night . . .we went to our tents, where, in the Marble Cliffs, we read about what we had actually experienced.”

Jünger served as an infantry officer during the German conquest of France in the spring of 1940. The next year he was promoted to captain and assigned to German headquarters in Paris as an intelligence officer. There is surprisingly little in this first Paris journal about his work or about the general military situation, although what is there is packed with meaning. 

For instance, on October 11, he recorded that “snow has already fallen in the central area of the eastern front.” Later that month, Rudolf Hess crash-landed in Scotland on his quixotic peace mission to England. Jünger was certain Hitler authorized the mission. In January he had a conversation with a lieutenant returning from Russia who told him that his battalion lost a third of its men to the cold.

Jünger himself visited the Eastern Front in November 1942. The several months he spent there form the second part of the journal, which is full of beautiful descriptive passages of the forests and mountains and fascinating insights into the military situation. He arrived in southeastern Russia just days before the Sixth Army was surrounded at Stalingrad. He recalled that a fellow officer and confidante had predicted in the spring that a Caucasus offensive would end in disaster: “He said it would open an umbrella, meaning that it would lead to the construction of huge fronts with narrow points of access.”

Yet, despite the encirclement, the German army continued to fight in the Caucasus Mountains for another month. Jünger was still there when the general retreat was ordered. The German commander in the Caucasus, General Rudolf Konrad, told Jünger that the German High Command had forgotten the most fundamental teachings of Clausewitz, especially the strategic importance of the concentration of forces: “He said that we could attack the Caucasus, Egypt, Leningrad, and Stalingrad—just not all at once, especially while we were still caught up in secondary objectives.” That, in one sentence, is why the Germans lost the war.

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The third part of Strahlungen begins upon Jünger’s return to Paris in February 1943. He was increasingly horrified by  reports reaching him of the destruction wrought by the Anglo-American aerial bombardment. He recorded five different ways people die from the bombs: some by the blast itself; some by the collapse of structures; others by being burned alive;  still more by suffocation or asphyxiation when the raging fires consumed all the oxygen. What especially appalled him was the dropping of molten phosphorus:

The images are becoming apocalyptic; people are seeing fire raining down from Heaven. This is actually an incendiary compound of rubber and phosphorus that is inextinguishable and inescapable as it engulfs all forms of life. There are stories of mothers who have been seen flinging their children into rivers.

His wife had remained at their home in Kirchhorst, outside the city of Hannover. During one phosphorus attack, “she watched as the phosphorus poured down on the city like molten silver.” A month later, he visited the city and found it reduced “to a heap of rubble. The places where I had lived as a child, as a schoolboy, as a young officer—all had been leveled.” The same was true for all the cities of western Germany. In three years of bombing, the allies destroyed them all.

By then, Jünger was well aware of the horrors of the concentration camps, which he called “charnel houses.” He believed both sides had succumbed to various forms of nihilism. He understood nihilism precisely as Nietszche had done: as the denial of the legitimacy of all historical standards, and of the tyranny of means that had become their own ends. 

He wrote of Hitler’s war on “the nomos, which guides him infallibly,” by which Jünger meant Hitler’s disregard for the inherited norms of Western Christian civilization. He believed the allies were guilty of the same crime, as exemplifed by their demand for unconditional surrender and their murderous bombing campaign. “We see the will to destroy, even at the cost of one’s own destruction,” he wrote. “This is a demonic trait.”

He saw the obliteration of ancient structures, such as libraries, cathedrals, monuments, museums, and beautiful old homes, as “one of the stepping stones to Americanism.” America was for him a symbol of the technocratic, materialistic, soulless civilization of the future. He found some support for this view in American writers like Melville, Poe, and Faulkner, whose Pylon (1935) he reread because “it describes the abstract hell of the world of technology with such precision.” He and German jurist Carl Schmitt together read the conclusion of the second volume of Tocqueville’s Democracy in America (1838), which predicts what Schmitt describes elsewhere as “the return of the structures of the absolute state, but without aristocracy,” making “catastrophes of unimaginable dimensions possible.”

Jünger rejoiced that Paris, “the city of cities,” was spared. Paris represented to Jünger the opposite set of values to those being everywhere imposed by force. She stood for culture, refinement, and permanence. She was “like an ark, heavily laden to the gunwales with ancient treasure.” Paris thus symbolized hope to Jünger. So did the German Fronde,  in which the French nobility rose up in the 17th century to try to stave off the advent of the absolutist state. Just as the Prussian aristocracy in the Wehrmacht had tried to rid their country of a destructive tyrant.

Jünger believed that “the fate of Germany is hopeless if a new chivalric order does not emerge from its youth.” Chivalry, as Jünger understood it, represented a fusion of the Germanic warrior ethic with Christianity and classical culture. Western Civilization could not and would not survive unless all three flourished together. Jünger, who read the Bible daily during the war, more than once asserted that theology needed to be restored to its rightful place as the queen of the sciences.

Sitting across from him on a train in the spring of 1944 sat a young German paratrooper (a lieutenant) engrossed in a book. Jünger saw a younger version of himself, and the three qualities he values: courage, intellect, and honor. Jünger understood these to be the essence of aristocracy and the glory of European culture. These three were necessary to save her. It remains true today.

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[A German Officer in Occupied Paris: The War Journals, 1941-1945, by Ernst Jünger (New York: Columbia University Press) 496 pp., $40.00]

lundi, 27 mai 2019

Analysis of "Storm of Steel" (Kulturkampf Podcast)

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Analysis of "Storm of Steel" (Kulturkampf Podcast)

**READ DESCRIPTION**
Ernst Jünger was well-known thanks to various works which - by contrast to the defeatist and pacifist literature prevalent in the aftermath of the war - emphasized the potentially positive and spiritual aspects of modern warfare. On this account, Jünger had even been labelled the 'anti-Remarque'. Nor was Jünger a mere writer: having joined the Foreign Legion in his youth, he had later volunteered to fight in the First World War, where he was repeatedly wounded and was awarded the highest military honors.
 
Following the collapse of Imperial Germany, Jünger was held in high esteem in nationalist and combat circles, and soon emerged as one of the representatives of the ‘Conservative Revolution' - the term I already used to describe those circles which I came to appreciate and collaborate with in central Europe.
 
Julius Evola on Jünger's later life:
 
"It is as if the spiritual drive that Jünger had derived from his life in the trenches of the First World War, and applied on an intellectual level, had gradually run out.
 
Besides, not only did Jünger play no significant role during the Second World War, but it also appears that, when in service in occupied France, he got in touch with those members of the Wehrmacht who in 1944 attempted to murder Hitler.
 
Jünger, therefore, should be numbered among those individuals who first subscribed to 'Conservative Revolutionary' ideas but were later, in a way, traumatized by the National Socialist experience, to the point of being led to embrace the kind of sluggishly liberal and humanistic ideas which conformed to the dominant attempt 'to democratically reform' their country; individuals who have proven incapable of distinguishing the positive side of past ideas from the negative, and of remaining true to the former. Alas, this incapability to discern is, in a way, typical of contemporary Germany (the land of the 'economic miracle')."
 

dimanche, 26 mai 2019

Ernst Jünger et le syndrome du Titanic

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Ernst Jünger et le syndrome du Titanic

Les Carnets de Nicolas Bonnal

Le système US use de la peur pour se maintenir. Terrorisme, chiites, climat, racisme, fascisme, Chine, sexisme, Poutine, ce qu’on voudra, tout justifie son agenda.

Nous autres antisystèmes sommes aussi soumis à un feu croisé d’affolements divers : troisième GM, faillite du système, acheter de l’or, fin des religions, culture Illuminati, disparition des libertés, de l’eau, de l’air, du reste… On en deviendrait drôle ! Cela n’empêche pas de continuer de cliquer et de laisser Assange à ses bourreaux.

Un qui en a bien parlé de cette conjonction du monde automatique moderne et de la croissance corrélée de la peur c’est Ernst Jünger. Traité du rebelle, XIII…

« La peur est l’un des symptômes de notre temps. Elle nous désarme d’autant plus qu’elle succède à une époque de grande liberté individuelle, où la misère même, telle que la décrit Dickens, par exemple, était presque oubliée. »

Jünger évoque justement le Titanic ; on se souvient du succès effarant de ce film répugnant. Il écrit donc :

« Comment ce passage s’est-il produit ? Si l’on voulait nommer l’instant fatal, aucun, sans doute, ne conviendrait mieux que celui où sombra le Titanic. La lumière et l’ombre s’y heurtent brutalement : l’hybris du progrès y rencontre la panique, le suprême confort se brise contre le néant, l’automatisme contre la catastrophe, qui prend l’aspect d’un accident de circulation. »

Jules Verne a bien montré que l’automatisme (la civilisation mécanique) croissait avec la peur. Voyez les 500 millions de la Bégum qui montre la montée du péril parano allemand sur fond de grosse industrialisation. Il y a une grosse promesse, raconte Jünger, mais elle croît avec un grand risque et une grosse trouille :

ej.jpg« Il est de fait que les progrès de l’automatisme et ceux de la peur sont très étroitement liés, en ce que l’homme, pour prix d’allégements techniques, limite sa capacité de décision. Il y gagne toute sorte de commodités. Mais, en contrepartie, la perte de sa liberté ne peut que s’aggraver. La personne n’est plus dans la société comme un arbre dans la forêt ; elle ressemble au passager d’un navire rapide, qui porte le nom de Titanic, ou encore de Léviathan. Tant que le ciel demeure serein et le coup d’œil agréable, il ne remarque guère l’état de moindre liberté dans lequel il est tombé. Au contraire : l’optimisme éclate, la conscience d’une toute-puissance que procure la vitesse. Tout change lorsqu’on signale des îles qui crachent des flammes, ou des icebergs. Alors, ce n’est pas seulement la technique qui passe du confort à d’autres domaines : le manque de liberté se fait sentir, soit que triomphent les pouvoirs élémentaires, soit que des solitaires, ayant gardé leur force, exercent une autorité absolue. »

Jünger a vu le lien entre les mythes grecs et le progrès technique, comme Anouilh, Giraudoux, Domenach, Cocteau et les autres. Le Titanic n’est pas seul en cause. C’est aussi le syndrome du radeau de la méduse, épisode affreux de notre histoire et qui rappelle que la méduse nous transforme en pierres (en cœurs de pierre). 

Et nous finissons comme des bougies dans un tableau de Bosch :

« On pourrait élever une objection : d’autres ères de crainte, de panique, d’Apocalypse ont suivi leur cours, sans que ce caractère d’automatisme vînt les renforcer, leur servir d’accompagnement.

Laissons ce point : car l’automatisme ne prend ce caractère terrifiant que s’il s’avère être l’une des formes, le style même de la fatalité, dont Jérôme Bosch donnait déjà une représentation incomparable. »

Mais Jünger souligne l’essentiel. Nous crevons de trouille et c’est la marque du monde moderne (la via aurait dû rester un « risque à courir, pas un problème à résoudre », comme dit un Bernanos écœuré) :

« On constatera que presque tous, hommes ou femmes, sont en proie à une panique telle qu’on n’en avait plus vu dans nos contrées depuis le début du Moyen Age. On les verra se jeter avec une sorte de rage dans leur terreur, en exhiber sans pudeur ni retenue les symptômes. »

On veut se cacher (collapsologues, catastrophistes, apocalyptiques, à vos bateaux, à votre or, à vos cavernes !) :

 « On assiste à des enchères où l’on dispute s’il vaut mieux fuir, se cacher ou recourir au suicide, et l’on voit des esprits qui, gardant encore toute leur liberté, cherchent déjà par quelles méthodes et quelles ruses ils achèteront la faveur de la crapule, quand elle aura pris le pouvoir. »

L’automatisme progresse évidemment avec la panique, et dans le pays qui reste le plus avancé, l’Amérique :

« La panique va s’appesantir, là où l’automatisme gagne sans cesse du terrain et touche à ses formes parfaites, comme en Amérique. Elle y trouve son terrain d’élection ; elle se répand à travers des réseaux dont la promptitude rivalise avec celle de l’éclair. Le seul besoin de prendre les nouvelles plusieurs fois par jour est un signe d’angoisse ; l’imagination s’échauffe, et se paralyse de son accélération même. « 

Jünger va même plus loin ici :

« Toutes ces antennes des villes géantes ressemblent à des cheveux qui se dressent sur une tête. Elles appellent des contacts démoniaques. »

Nous avons parlé du rôle narcotique de l’info dans un texte ici-même, en citant Platon, Théophraste, Fichte et Thoreau. Reprenons Thoreau :

« À peine un homme fait-il un somme d’une demi-heure après dîner, qu’en s’éveillant il dresse la tête et demande : « Quelles nouvelles ? » comme si le reste de l’humanité s’était tenu en faction près de lui. Il en est qui donnent l’ordre de les réveiller toutes les demi-heures, certes sans autre but ; sur quoi en guise de paiement ils racontent ce qu’ils ont rêvé. Après une nuit de sommeil les nouvelles sont aussi indispensables que le premier déjeuner. »

« Dites-moi, je vous prie, n’importe ce qui a pu arriver de nouveau à quelqu’un, n’importe où sur ce globe ? »

Nous risquons toujours la guerre avec la Chine et la Russie, comme durant la Guerre Froide. Jünger remarque :

« Il est certain que l’Est n’échappe pas à la règle. L’Occident vit dans la peur de l’Est, et l’Est dans la peur de l’Occident. En tous les points du globe, on passe son existence dans l’attente d’horribles agressions. Nombreux sont ceux où la crainte de la guerre civile l’aggrave encore.

La machine politique, dans ses rouages élémentaires, n’est pas le seul objet de cette crainte. Il s’y joint d’innombrables angoisses. Elles provoquent cette incertitude qui met toute son espérance en la personne des médecins, des sauveurs, thaumaturges. Signe avant-coureur du naufrage, plus lisible que tout danger matériel. »

Ce naufrage n’est pas très prometteur d’autant que la solution semble impossible. Jünger envoie promener le yoga, pourtant recommandé avec la Kabbale dans Sex in the City :

« Reste à signaler une source d’erreurs – nous songeons à la confiance en l’imagination pure. Nous admettrons qu’elle mène aux victoires spirituelles.

Mais notre temps exige autre chose que la fondation d’écoles de yoga. Tel est pourtant le but, non seulement de nombreuses sectes, mais d’un certain style de nihilisme chrétien, qui se rend la tâche trop facile. On ne peut se contenter de connaître à l’étage supérieur le vrai et le bon, tandis que dans les caves on écorche vifs vos frères humains. »

Reconnaissons que nous avons progressé. On les écorche moins vifs, on les bourre vifs et on les surinforme vifs. Mais passons. Jünger encore pour conclure (si c’est encore possible) :

« Car nous ne sommes pas impliqués dans notre seule débâcle nationale ; nous sommes entraînés dans une catastrophe universelle, où l’on ne peut guère dire, et moins encore prophétiser, quels sont les vrais vainqueurs, et quels sont les vaincus. »

Comme on sait Jünger défend le recours aux forêts. Comme on sait aussi les montagnes sont bourrées de parkings payants et nous venons d’apprendre que dans les Pyrénées la ballade sera payante. On paiera un automate. Mais ne paniquons pas !

Bonne continuation…

Sources

Jünger – Traité du rebelle, le recours aux forêts –archive.org

dimanche, 19 mai 2019

Bulletin célinien n°418 (mai 2019)

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Bulletin célinien n°418 (mai 2019)

BCmai19couv.jpgSommaire :

Carnaval à Sigmaringen (mars 1945)

Malaparte et Céline

Quand Kaminski taillait un costume à Céline

Raymond Giancoli dans sa correspondance avec Albert Paraz.

 

Céline, Vailland et Chamfleury

par Marc Laudelout

Andrea Lombardi est sans nul doute le célinien le plus actif d’Italie. Outre un blog entièrement dédié à son auteur de prédilection, on lui doit plusieurs ouvrages dont une superbe anthologie, richement illustrée, éditée en 2016 par son association culturelle “Italia Storica”. Depuis plusieurs années, il n’a de cesse de rendre accessible au lectorat italien des textes peu connus de Céline (dont sa correspondance) mais aussi des témoignages et des études littéraires qu’il réunit dans des ouvrages de belle facture.

celinevailland.pngAujourd’hui, il publie une plaquette réunissant les pièces du dossier polémique qui opposa Céline à Roger Vailland. Celui qui joua le rôle d’arbitre fut Robert Chamfleury (1900-1972), de son vrai nom Eugène Gohin. Comme chacun sait, il était locataire de l’appartement juste au-dessous de celui de Céline, au quatrième étage du 4 rue Girardon, à Montmartre. Après la guerre, il réfutera Vailland et affirmera que Céline était parfaitement au courant de ses activités de résistant. Au moment critique, Chamfleury lui proposa même un refuge en Bretagne. Dans une version antérieure de Féerie pour une autre fois, Céline le décrit (sous le nom de “Charmoise”) « cordialcompréhensif, conciliant, amical ».  Sa personnalité est aujourd’hui mieux connue : parolier et éditeur de musique, Robert Chamfleury était spécialisé dans l’adaptation française de titres espagnols ou hispano-américains. Il fut  ainsi une figure marquante de l’introduction en Europe des compositeurs cubains, et des rythmes nouveaux qu’ils apportaient. Il travaillait le plus souvent en duo avec un autre parolier, Henri Lemarchand. Lequel préfaça La Prodigieuse aventure humaine (1951, rééd. 1961) de son ami qui, sur le tard, rédigea plusieurs ouvrages de vulgarisation scientifique et de philosophie des sciences. Céline lui accusa réception avec cordialité de cet ouvrage et l’invita à venir le voir à Meudon. Dans sa plaquette, Andrea Lombardi reproduit la version intégrale de la lettre que Chamfleury adressa au directeur du Crapouillot, telle qu’elle parut, pour la première fois, dans le BC en 1990.

Un biographe de Céline a admis qu’il a fait preuve de « suspicion systématique » [sic] envers son sujet ¹. C’est aussi le seul à avoir mis en cause le témoignage de Chamfleury, instillant même le doute sur ses activités de résistant. Les auteurs du Dictionnaire de la correspondance de Céline précisent, eux, qu’il « appartenait au bloc des opérations aériennes, responsable donc de nombreuses missions de parachutage ». En fait, c’est plutôt le témoignage de Roger Vailland qu’il eût fallu mettre en question. Dans un livre de souvenirs publiés en 2009, Jacques-Francis Rolland, qui appartenait au même réseau de résistance que Vailland, le qualifia de « mélange de forfanterie, d’erreurs, de fausses assertions, affligé par surcroît d’un  style indigne de l’auteur qui n’était manifestement pas dans son état normal lorsqu’il bâcla son pensum, l’un des pires de sa “saison” stalinienne » ².

• Andrea LOMBARDI (éd.), Céline contro Vailland (Due scrittori, una querelle, un palazzo di una via di Montmartre sotto l’Occupazione tedesca), Eclettica, coll. “Visioni”, 2019, 83 p., ill. Traduction des textes français : Valeria Ferretti. Couverture illustrée par Jacques Terpant (10 €)

  1. Propos recueillis de Philippe Alméras in Maroc Hebdo International, 5-11 octobre 1996.
  2. Jacques-Francis Rolland, Jadis, si je me souviens bien, Le Félin, coll. « Résistance-Liberté-Mémoire », 2009. Voir aussi « Roger Vailland l’affabulateur » in BC, n° 313, novembre 2009, pp. 4-8. Rolland et Vailland, qui appartenaient au réseau de résistance “Mithridate », se réunissaient régulièrement dans l’appartement de Chamfleury.

vendredi, 17 mai 2019

Entretien avec Olivier Maulin : «Notre rapport au monde a été abimé par l’économie triomphante»

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Entretien avec Olivier Maulin : «Notre rapport au monde a été abimé par l’économie triomphante»

Ex: http://rebellion-sre.fr

Vous n’avez pas lu Olivier Maulin ? Grave faute de goût que vous devez dès maintenant expier ! Il est un des rares auteurs français vivants dont les livres sont une source de joie et d’inspiration pour le lecteur. Il nous avait fait l’honneur de répondre à nos questions dans numéro 83 de Rébellion.

Comment êtes-vous venu à la littérature ? (Question totalement idiote, j’en conviens)

Pas forcément idiote mais compliquée… Je me souviens qu’adolescent, je passais mes soirées à écrire des poèmes et à rêver d’être un poète. J’avais alors pour modèle Rimbaud, bien sûr, et les poètes fauchés de la fin du XIXe siècle qui représentaient pour moi un exotisme fabuleux. C’est donc plus la figure du poète qui me fascinait que la littérature elle-même ! Mais à force d’écrire des poèmes, très mauvais pour la plupart, j’ai appris à écrire, et à m’intéresser à autre chose qu’à la poésie, notamment au roman. Je me suis mis alors à écrire des nouvelles que je publiais dans des petites revues littéraires, puis au roman, assez tardivement. Mais je reste aujourd’hui absolument convaincu que ce sont toutes ces heures passées à écrire de la, poésie qui m’ont tout appris.

Quelles sont les lectures qui vous ont poussé à écrire ? ( question légèrement moins bête)

Adolescent, je ne lisais que de la poésie et des livres d’histoire, cultivant un mépris stupide et un peu snob pour le roman. C’est en licence d’histoire que j’ai eu deux chocs successifs en découvrant Crime et châtiment de Dostoïevski et surtout Mort à Crédit de Céline. J’ai dès lors avalé tout Céline et j’ai compris les possibilités inouïes du roman. Il m’a fallu ensuite une dizaine d’années pour digérer ce monstre et quitter la parodie.

Pour paraphraser Macbeth, l’humour dans vos romans est-il présent pour rappeler que l’existence n’est qu’une histoire de fous racontée par des idiots, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien” ?

Il y a de cela en effet. Mais je n’arrive pas vraiment à parler de l’humour de mes romans. Quand j’ai écrit En attendant le roi du monde, je n’avais pas vraiment conscience que c’était un roman drôle, il a fallu qu’on me le dise. En fait, je ne force rien, c’est la façon dont je vois les choses, je ne peux pas m’empêcher de voir le côté grotesque et raté de l’existence. Et puis je me suis aperçu que l’humour était une arme redoutable qui permettait de tout dire.

Dans votre oeuvre, vous semblez-vous amuser à faire basculer dans l’aventure la vie banale et routinière de vos personnages. Ce point de rupture est pour vous une ouverture vers le vrai sens de la vie ?

Disons que la plupart des mes personnages ne sont pas à l’aise dans ce monde étroit qui de surcroit les rejette. Ils se réfugient ainsi dans des sortes « d’alter-monde » où ils peuvent mettre en pratique leurs « idéaux » même si ceux-ci sont souvent inconscients et non formulés. Mais, oui, il y a une sorte de recherche du vrai sens de la vie comme vous dites, la vie aujourd’hui, pour la plupart des gens des gens, n’en ayant plus beaucoup, de sens.

Vous avez une affection toute particulière pour les « handicapés sociaux ». Etre inadapté au monde actuel est pour vous un signe de bonne santé mentale ?

Exactement ! Le monde actuel étant à mon sens cul par-dessus tête, je crée des carnavals où l’ordre de ce monde est mis à bas. Par le désordre du carnaval, le désordre du monde devient un ordre ! Et puis j’ai une réelle sympathie pour les bras-cassés qui dans notre société de la compétitivité et du sérieux maquillé en cool représentent à eux seuls une provocation et une bouffée d’oxygène.

omroi.jpgDans votre premier roman, « En attendant le roi du monde », vous évoquez des références traditionnelles (Je pense à Mircea Eliade ou René Guénon) pour créer une évocation quasiment magique. Avez-vous été influencé par ce courant ?

Oui, ce sont des auteurs que j’ai lus, surtout Guénon qui a été une lecture très importante pour moi. Certaines vérités établies, lesquelles forment le socle du monde contemporain et ne sont jamais remises en question, se sont écroulées comme un château de cartes à la lecture de Guénon. En le lisant, j’ai à vrai dire eu l’impression que du destop coulait dans ma cervelle et emportait le bouchon de crasse que l’on m’avait collé à l’école… Cela m’a ouvert des horizons intellectuels insoupçonnés. On retrouve l’écho de cette lecture dans mes trois premiers romans où mes personnages sont en quête (selon leurs modalités !) d’une tradition originelle qui rendrait le monde à nouveau habitable.

Un paganisme sauvage et tellurique surgit de la terre ancestrale dans vos romans. Est ce pour vous l’expression d’une voie spirituelle pouvant réenchanter notre époque ?

Je suis un peu ambigu à ce sujet. J’ai eu une période très « païenne » dont je suis un peu revenu. Lorsque Suzy essaie dans Les Evangiles du lac de recréer une religion païenne, elle est obligée d’user d’artifices et de rêves. Que ce paganisme sauvage dont vous parlez puisse irriguer notre rapport au monde, oui. Qu’il ait encore quelque chose à nous dire, encore oui. Qu’il puisse redevenir une religion, non. Il est mort et ne reviendra plus. Mais il est vrai qu’en écrivant mes trois premiers romans, mon but conscient était bien de réenchanter ce monde qui crève d’avoir abandonné le sacré et d’avoir tourné le dos à certains vérités universelles.

727360.jpgEcologie, localisme, communautés alternatives, enracinement sont présent dans votre réflexion. Pensez vous que l’avenir appartient à un croisement entre la ZAD et la Tradition?

Je ne sais pas de quoi l’avenir sera fait mais ce qui est certain c’est que notre monde fonce à toute vapeur vers le précipice. Au moment du grand basculement, il faudra bien inventer des solutions pour s’en sortir et certainement verrons-nous en effet la résurgence de communautés autonomes et enracinées. Ceci étant, je traite toutes ces questions d’un point de vue littéraire en ce sens qu’elles me permettent de mettre en scène des personnages, de raconter des histoires et de développer dans la bonne humeur quelques critiques à l’encontre de notre monde persuadé d’être dans le vrai. Quant à l’écologie, elle est très présente dans mes livres, c’est vrai, tout simplement parce que je pense qu’elle soulève, quand elle est réelle et non tartuffe, des véritables questions, et notamment celle-ci : notre mode de production et de consommation illimitées est-il compatible à terme avec une vie sur cette planète aux ressources limitées ? La réponse est à l’évidence non et le développement durable n’y changera rien. Mais au-delà de cet aspect matériel, c’est presque d’une écologie spirituelle, pour le coup, dont j’ai envie de parler. Notre rapport au monde a été abimé par l’économie triomphante, ce qui a rendu les gens sont malheureux. La grande promesse du progrès, c’était le bonheur pour tous mais il se vend chaque année en France 60 millions de boîtes d’antidépresseurs ! L’échec est total et il faudra bien que cela finisse par se savoir (ça se sait de plus en plus « en bas » mais pas « en haut » or c’est « en haut » que ça gouverne). La vraie question qui se pose donc aujourd’hui c’est de savoir si une révolution mentale peut encore nous permettre de changer à temps de direction ou si nous allons foncer dans le mur en discutant de l’écriture inclusive et du racisme sur Internet. Malheureusement, je penche pour la dernière hypothèse.

L’idée de communauté autonome du monde a une signification forte pour vous. Pourquoi ce type d’expérience vous attire ?

Mon idéal communautaire, c’est le village médiéval. On y trouve tout ce que j’aime, la solidarité, une relative égalité sociale (la différence entre le petit seigneur local et le paysan le plus pauvre ne dépassait pas le plus souvent les critères du fordisme), une possibilité d’accomplissement dans un travail qui a du sens avec de nombreux jours fériés (autant qu’aujourd’hui) et un ancrage qui, là encore, donne un sens à la vie. Au fond, l’idéal anarchiste est là ! Dans un monde liquide et littéralement invivable (sans cachetons), je vois les expériences communautaires comme des tentatives de recréer cet âge d’or…

793765.jpgComment avez-vous découvert les milieux libres et colonies libertaires de la Belle Époque qui servent de source à l’inspiration du « Bocage à la Nage » ?

Dans un magnifique ouvrage hors commerce paru en 2003, ronéotypé, le n°9 d’une revue intitulée Invariance, je crois, et qui s’intitulait « Naturiens, Végétariens, Végétaliens et crudivégétaliens dans le mouvement anarchiste français ». Il s’agissait de la reproduction de revues ouvrières de la fin du XIXe siècle, écrites par les ouvriers eux-mêmes, tirées à quelques dizaines d’exemplaires et distribuées à la sortie des usines, qui prônaient, pour certaines, la sécession d’avec la société capitaliste. J’avais été frappé par la clairvoyance de cette pensée clandestine, souvent exprimée de manière naïve, qui posait déjà la question de l’écologie (un article de 1895 annonce le réchauffement climatique !) et annonçait les communautés hippies avec soixante ans d’avance. C’est l’époque où commençaient à se développer des « communautés libres » d’ouvriers pour qui le progrès loué de manière unanime par le reste de la société consistait pour eux à travailler douze heures par jour dans les vapeurs toxiques pour un salaire de misère et où l’on faisait ramper des enfants de 12 ans sous les machines lorsqu’un tissu les bloquait pour ne pas avoir à les arrêter et perdre ainsi de l’argent, au risque bien entendu que l’enfant se fasse déchiqueter par la machine. Ce que j’avais trouvé touchant, c’était que même s’ils l’ignoraient, leur repli dans ces communautés libres où ils s’expurgeaient de tous les faux besoins jusqu’à abandonner leurs vêtements pour se faire nudistes, ressemblaient fort à une quête du paradis perdu, une tentative de revenir au temps d’avant le péché originel. A ma connaissance deux livres évoquent cet épisode quasi-inconnu de l’histoire, Les milieux libres de Céline Beaudet (éditions libertaires) et Expériences de vie communautaire anarchiste en France de Tony Legendre (même éditeur) qui traite du milieu libre de Vaux et de la colonie naturiste et végétalienne de Bascon qui a duré jusqu’en 1951. Le formidable écrivain Albert T’Serstevens a quant à lui écrit le seul roman sur le sujet, Un Apostolat, qui raconte l’échec d’une de ces communautés. Le livre va être réédité dans quelques mois aux éditions du Rocher.

Vous rendez bel hommage aux luddismes dans les Evangiles du Lac. Pour vous, cette réaction populaire garde son actualité face aux dérives du « progrès » et des sciences ?

Je suis fasciné par le mouvement luddite qui avait spontanément compris toutes les implications du progrès en effet. Et à propos du progrès, je ne crois pas qu’on puisse parler de « dérives ». Le progrès porte en lui ses effets positifs et négatifs dans le même temps, indépendamment de l’usage que l’on en fait, c’est ce que l’on refuse aujourd’hui de voir. L’ânerie consiste à croire que tout progrès est souhaitable. Certains apportent plus qu’ils ne détruisent et on peut alors les adopter. Mais d’autres détruisent plus qu’ils n’apportent et il est du coup criminel de les adopter. Au fond tout le problème réside dans le fait que le progrès est devenu une religion, un dogme indiscutable. Pour ma part, je pense qu’il faudrait aujourd’hui saccager les laboratoires des docteurs Folamour de l’intelligence artificielle et du bidouillage génétique qui sont une vraie folie furieuse.

Vos racines alsaciennes sont pour vous une source d’inspiration ?

Oui, certainement. L’humour d’abord, est très alsacien. Une forme de gaité tragique aussi. Et puis il y a la langue. Je m’amuse souvent à pêcher des expressions alsaciennes que je retranscris en français dans mes livres. L’alsacien est une langue de paysan, très imagée, très verte aussi, avec une quantité invraisemblable d’insultes fleuries et très drôles. Moi qui ai la nostalgie de la langue médiévale, moins précise que celle dont on a hérité du Grand Siècle mais terriblement plus concrète et plus colorée, j’ai parfois l’impression de la retrouver dans le dialecte alsacien (que je ne parle pas vraiment du reste)…

De l’Ecosse à la Catalogne, le nationalisme/régionaliste s’affirme au sein de l’Union Européenne, quel est votre avis sur ce phénomène ?

Pour vous dire la vérité, je n’ai pas d’idées arrêtées là-dessus. L’indépendance de la Catalogne et de l’Ecosse serait évidemment le point de départ du délitement des nations et du triomphe d’une Europe qui demeure un ectoplasme, et dont je ne crois pas qu’elle pourrait être autre chose qu’un ectoplasme Pour ma part, je suis tiraillé entre deux fidélités, l’alsacienne mais aussi la française qui m’a donné ma langue et mon histoire. La seule raison qui pourrait me faire vouloir l’éclatement des nations, c’est le sauve-qui-peut généralisé. Chacun rentre chez soi avec des fusils et verrouille la porte pour essayer de s’en sortir au mieux.

Propos recueillis par Louis Alexandre

jeudi, 16 mai 2019

À quoi sert la littérature ? Conférence de Juan Asensio et Patrice Jean

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À quoi sert la littérature ?

Conférence de Juan Asensio et Patrice Jean

Romancier et professeur de français à Saint-Nazaire, Patrice Jean vient de publier L’Homme surnuméraire (2017) aux éditions rue fromentin. Juan Asensio est critique littéraire. Contributeur pour de nombreuses revues, il est le créateur du blog « Stalker » qui entreprend la « dissection du cadavre de la littérature ».
 

Patrice Jean: "Tour d'ivoire" & "L'homme surnuméraire"

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Tour d'ivoire de Patrice Jean

par Christopher Gérard

Ex: http://archaion.hautetfort.com

Moins de deux ans après le magnifique et très-subversif L’Homme surnuméraire, le Nantais Patrice Jean propose son cinquième roman, Tour d’ivoire, dont le décor, et en fait l’un des personnages principaux, est Rouen, la ville de Gustave Flaubert. Comme dans son précédent roman, le héros, Antoine, est un déclassé, un lettré « surnuméraire » qui a fait le choix de la pauvreté volontaire pour se consacrer, stricto sensu, à une revue littéraire, confidentielle comme son nom l’indique, Tour d’ivoire. Un raté en somme, selon les critères aujourd’hui en vogue, qu’accompagne son ami ( ?) Thomas, encore plus intraitable sur la pureté de l’engagement en faveur de l’art pour l’art. Tout le roman tourne autour du dialogue, tantôt véhément, tantôt muet, entre ces deux hommes : faut-il céder, ne fût-ce que d’un pouce, aux sirènes, même postmodernes ?

tourd'ivoire.jpgAntoine a donc choisi l’obscurité, décevant ainsi son épouse, qui le largue (et cesse de jouer au mécène) et, bientôt, sa fille Blandine, que viendra consoler l’attentionné Thomas. Il vivote dans un HLM de la Grand’Mare (hilarants tableautins du « vivre-ensemble ») et se contente de CDD à la médiathèque Arthur Rainbow (!), l’un des décors du roman – prétexte pour l’auteur à une description aussi comique que glaçante du dispositif d’infantilisation des masses et de leur encadrement « culturel ». Notre bibliothécaire tranche d’avec ses jeunes collègues, acquis à la culture du divertissement et conscients de leur rôle dans le dressage « citoyen » de leurs usagers. Il fera, ô surprise, l’objet d’une dénonciation en règle pour un article littéraire de sa revue consacré à un écrivain qui, dans un français parfait, ose évoquer l’actuel chaos migratoire et ses conséquences sans l’enthousiasme ni la cécité de commande.

Avec un calme courage, Patrice Jean s’attaque à la doxa dominante, usant tour à tour de la cruauté du polémiste et de la douceur toute en sensibilité de l’artiste - un tueur en dentelles. L’une des questions qu’il pose est celle de la place de la culture authentique, vécue non comme docile consommation de produits estampillés culturels mais bien comme quête désintéressée du beau et du vrai, comme métamorphose. Comment résister à la méthodique profanation de la littérature ? Comment éviter son fatal déclassement dans un monde où l’argent est tout, où l’industrie culturelle dicte le mauvais goût et la bonne pensée : « A quoi bon psalmodier le bréviaire de l’exigence spirituelle dans un monde livré au néant de la matière, sous le soleil de la marchandise victorieuse, à l’ombre du divertissement ricaneur ? »

Doué d’un jolie vis comica,  l’impeccable styliste qu’est Patrice Jean* réussit ses descriptions de types humains, comme le progressiste, qui, pour recevoir une gratification narcissique (« susucre ») affiche de manière pavlovienne sa « révolte » au service du Bien (« papatte ») et qui, dans un désir éperdu de Vertu, s’arroge le pouvoir de cataloguer, et donc de condamner, une personne, même inconnue de lui, selon l’idée qu’il se fait d’elle, au gré de ses humeurs ou de ses intérêts : « En ce monde perdu, est-il plus sotte façon, plus lâche posture, que celle où l’on abdique la dignité du doute pour revendiquer, moralement, la supériorité d’être dans le vrai et le bien, au-delà des interrogations, dans le confort d’un choix juste et solide, jamais remis en cause ? »

Nihil novi depuis Tartuffe & Trissotin, certes, mais, aujourd’hui, ces ligues de rééducation, véritables bataillons de termites, sont légion, et servies par l’électronique, et défendues par des élites de pacotille.

Tout cet ambitieux roman, rédigé dans une langue limpide, charpentée par un compagnon du devoir devenu maître, pousse le lecteur à s’interroger sur notre crépuscule et sur la nature de la littérature comme défense et illustration du monde invisible, comme quête ascétique d’une forme d’excellence.

Christopher Gérard

Patrice Jean, Tour d’ivoire, Editions rue Fromentin, 244 pages, 21€.

* J’ai buté sur une seule scorie : un « tacler » par trop journalistique … sans doute utilisé avec ironie.

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L’Homme surnuméraire ? Un splendide exemple de subversion classique

par Christopher Gérard

Honneur au confrère Olivier Maulin, qui, dans une magnifique chronique littéraire (Valeurs  actuelles du 31 août dernier), attirait l’attention de ses lecteurs sur un écrivain qualifié, à juste titre, d’immense. Dithyrambiques, Maulin & Gérard  ? Bluffés, partisans ?

Que nenni ! En près de trois cents pages, Patrice Jean, philosophe qui enseigne dans un lycée de Saint-Nazaire, livre avec L’Homme surnuméraire un grand roman, qui restera tant que subsistera, horresco referens, une élite raffinée. Double, et même triple, ce roman se révèle celui d’un virtuose de la narration, qui parvient sans peine aucune à enchâsser deux récits complémentaires en gommant toute trace d’échafaudage. Le premier narre la trahison vécue par un père de famille, agent immobilier de son état, un brave homme que sa femme et ses enfants trouvent trop ringard à leur (détestable) goût et abandonnent au bord du chemin comme un animal de compagnie qui aurait fait son temps. Pour pouvoir fréquenter des charlatans de l’Université, sa femme le quitte sur les conseils de sa meilleure amie, une écervelée ; de honte, ses enfants ne lèvent même plus leur regard sur lui. Serge Le Chenadec est ce petit-bourgeois de province, ce rescapé du monde d’avant ostracisé et nié par des mutants et qui, un moment tenté par le suicide (Quai Voltaire, à deux pas de l’appartement où se donna la mort Henry de Montherlant), vivra une sorte de miracle en retrouvant une amie de lycée, Chantal, vieille fille sans charme qui pratique, elle, le plus pur amour oblatif. Mais cette belle histoire n’est qu’un roman… qui agit, et comment !, sur les personnages de l’autre roman contenu dans l’œuvre. Ceux-ci, des intellectuels prolétarisés (une enseignante et un nègre, pardon un rewriter), dérivent, l’une en acceptant les avances d’un immonde mandarin de l’imposture matérialiste et égalitaire, le Grand Universitaire (traduit en vingt-quatre langues) qui annone Derrida & Genette à tout bout de champ, l’autre en pasteurisant, narines bouchées, des chefs-d’œuvre de la littérature, expurgés de tout élément sexiste, xénophobe, blablabla. Sombreront-ils avec leur époque ?

Roman subversif en diable, L’Homme surnuméraire tranche, entre autres, par le calme courage avec lequel son auteur pulvérise le dispositif académique de contrôle littéraire, ses stratégies d’intimidation, son stérilisant jargon, ses cuistres, mixtes de Trissotin, Tartuffe et Torquemada naguère dénoncés par Michel Mourlet. Entre les technocrates de la culture, hommes de pouvoir pratiquant la morbide accumulation d’un savoir désincarné, et les hommes en trop, grains de diamant qui rayent les rouages de la méga-machine, Patrice Jean choisit le camp de la liberté, suivant en cela les traces de Gombrowicz, cité en exergue du roman : « l’art devra se débarrasser de la science et se retourner contre elle ». Souvent hilarant, toujours émouvant, il excelle dans l’art de la satire, par le truchement d’une ironie suprêmement socratique et d’un style limpide. Plus grave, il défend, contre l’abaissement spirituel, un héritage fondé non sur le morcellement et la séparation post-modernes, mais bien sur « l’agglomération, la construction, la permanence ».

L’Homme surnuméraire ? Un splendide exemple de subversion classique, un livre romain.

Christopher Gérard
Source : archaion.hautetfort.com

Patrice Jean, L’Homme surnuméraire, Editions rue Fromentin, 276 pages, 20€.

 

samedi, 11 mai 2019

„Die Städte sind weiblich und nur dem Sieger hold.“

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„Die Städte sind weiblich und nur dem Sieger hold.“

Ex: http://www.blauenarzisse.de

Vor gut 80 Jahren begann Ernst Jünger sein Tagebuch zum Zweiten Weltkrieg.

Sein Kriegstagebuch über den Ersten Weltkrieg, In Stahlgewittern, ist zumindest vom Titel und groben Inhalt her sehr vielen bekannt. Dieses Erstlingswerk ist bis heute ohne Frage eines der erschütterndsten Zeugnisse über den Frontalltag des Grabenkrieges, welchen Jünger vier Jahre lang erlebte. Weitaus unbeachteter blieben hingegen seine Notizen über den Zweiten Weltkrieg, die Strahlungen.

ernst jünger,littérature,littérature allemande,lettres,lettres allemandes,révolution conservatrice,paris,occupation,france,allemagne,deuxième guerre mondiale,seconde guerre mondialeEin anderer Soldat als der von 1914

Davon abgesehen, erschien die Erstausgabe bereits 1949 mit einer Auflage von 20.000 Exemplaren und zählt für viele Jünger-Kenner mit zum Besten, was der Literat je zu Papier brachte. Die geringere Bekanntheit mag heute dadurch zu erklären sein, daß Jünger während des Zweiten Weltkrieges hauptsächlich in der Verwaltung tätig war, und nicht an der Front kämpfte, was bei einigen potentiellen Lesern sicherlich die „Action“ vermissen lässt. Ganz gefahrlos waren jedoch auch für Jünger die Jahre 1939 bis 1945 nicht.

Die von April 1939 bis Dezember 1948 reichenden Strahlungen, welche – je nach Auflage – über 1.000 Seiten umfassen, setzen zunächst mit dem Buch Gärten und Straßen an. In diesem schildert Jünger seine Erlebnisse aus dem Frankreichfeldzug, an welchem er als Hauptmann teilnahm. Prägten während des Ersten Weltkrieges buchstäbliche „Stahlgewitter“ seinen Kriegsalltag, bekam der Hauptmann der Infanterie nun nur noch „Gärten und Straßen“ zu sehen. Der Feldzug im Mai und Juni 1940 war bereits zu Ende, noch bevor seine stets zu Fuß vorwärts marschierende Truppe in das Kriegsgeschehen eingreifen konnte.

Die Jahre an der Seine

Dieser bereits 1942 veröffentlichte erste Teil ist dabei deutlich zurückhaltender geschrieben als der nach dem Krieg veröffentlichte Rest seines Tagebuches, was man insbesondere an den politischen Beurteilungen der Zeit erkennt. Den ergiebigeren Kern bilden daher die beiden aus den Jahren 1941-44 geschriebenen „Pariser Tagebücher“, die im besetzten Paris vom Leben in der Etappe erzählen.

Hier unterhielt Jünger auch Beziehungen zu unterschiedlichen Größen der Zeit, wie Pablo Picasso, Louise Ferdinand Céline und auch Carl Schmitt, der ihn in Paris besuchen kam. Aber auch zu den in Paris aktiv arbeitenden Verschwörern des 20. Juli, wie Speidel, Stülpnagel und Hofacker, unterhielt Jünger regen Kontakt.

Im Gegensatz zu den drei genannten blieb Jüngers Mitwisserschaft am Umsturzversuch jedoch unentdeckt. Seinen Beitrag am Widerstand lieferte er in Form der 1942 verfassten Friedensschrift, die nach dem Krieg gesondert veröffentlicht wurde. Eine noch spätere Veröffentlichung fand gar seine Schrift Zur Geiselfrage, in welcher er die Umstände der aus Berlin befohlenen Hinrichtungen inhaftierter Franzosen schildert, die 1941 als Racheakt durchgeführt werden mussten. Auf Grundlage dieser Schrift spielt zudem der 2011 erschienene Film vom Volker Schlöndorff Das Meer am Morgen.

Die innere Freiheit bewahren

Diese und viele weitere Themen sind es, welche gerade die beiden Pariser Tagebücher als den wertvollsten Teil der Strahlungen erscheinen lassen. Die öffentliche Beschäftigung mit ihnen beschränkt sich jedoch für gewöhnlich leider recht oberflächlich auf die immer gleichen Aspekte. So auf seine verschiedenen Liaisons in Paris oder auf seinen angeblich rein elitären Blick, der ihn das Leid um sich herum vergessen ließ.

ernst jünger,littérature,littérature allemande,lettres,lettres allemandes,révolution conservatrice,paris,occupation,france,allemagne,deuxième guerre mondiale,seconde guerre mondialeWas hier allgemein zu kurz kommt, ist die ernsthafte Beschäftigung mit seinen zahlreichen Schilderungen einer Welt, welche droht, gänzlich dem mechanischen Moloch der geschichtlichen Abläufe zu verfallen. Dem entgegengesetzt, versuchte Jünger gerade im alltäglichen Betrachten, der Freiheit im Menschen eine Bahn zu schlagen, die alle Bomben der Welt nicht vernichten können.

Paris, 14. März 1943
Wenn alle Gebäude zerstört sein werden, bleibt doch die Sprache bestehen, als Zauberschloß mit Türmen und Zinnen und mit uralten Gewölben und Gängen, die niemand je erforschen wird. Dort, in den Schächten, Oublietten und Bergwerken, wird man noch weilen können und dieser Welt verlorengehen.

Derlei Sentenzen bilden den eigentlichen Gewinn seiner Schriften. Sie sind zeitlich ungebunden. „Das Ordnen der Geschehnisse als Akt der Selbstbehauptung“, wie es in einem Vorwort des Verlages heißt.

„Wenn ein Pulverturm in die Luft fliegt, überschätzt man die Bedeutung der Streichhölzer.“

Nach dem Rückzug aus Paris vor den Invasionstruppen der Alliierten wird Jünger schließlich aus der Wehrmacht entlassen und kehrt zurück in das niedersächsische Kirchhorst, wo er das Kriegsende erlebt. Festgehalten wird diese Zeit in den beiden letzten Büchern Kirchhorster Blätter und Die Hütte im Weinberg (Jahre der Okkupation). Wie bereits 1940 in Frankreich, beschreibt Jünger den Einbruch einer gewaltigen Übermacht in eine bereits besiegte Region.

Kirchhorst, 11. April 1945
Von einer solchen Niederlage erholt man sich nicht wieder wie einst nach Jena oder nach Sedan. Sie deutet eine Wende im Leben der Völker an, und nicht nur zahllose Menschen müssen sterben, sondern auch vieles, was uns im Innersten bewegte, geht unter bei diesem Übergang. Man kann das Notwendige sehen, begreifen, wollen und sogar lieben und doch zugleich von ungeheurem Schmerz durchdrungen sein.

Nun braucht es keinen Weltkrieg, um zu vielen Einsichten zu gelangen, die Jünger in seinem Tagebuch niederschrieb. Diese Erkenntnis schließt denn auch wiederum den Bogen zu uns heutigen Lesern, die gerade in dieser Schrift Jüngers weitaus mehr finden als nur zeitbezogene Singularitäten. „Hinsichtlich der Wahrnehmung der historischen Realitäten bin ich vorgeschaltet – das heißt, ich nehme sie etwas eher, etwas vor ihrem Erscheinen wahr. Für meine praktische Existenz ist das nicht günstig, da es mich zu den jeweils waltenden Mächten in Widerspruch bringt.“

lundi, 06 mai 2019

Aphorismes à la racine

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Aphorismes à la racine

par Georges FELTIN-TRACOL

Après Nietzsche, Benny Lévy et Pierre Boutang, Rémi Soulié continue sa pérégrination littéraire avec un recueil de méditations, d’aphorismes et de réflexions au titre énigmatique. Par « racination », il part en quête de nos racines généalogiques (ne parle-t-on pas d’« arbre » ?), anthropologiques et culturelles de la pérennité albo-européenne. Il juge ce terme préférable à celui d’« identité ». « Dans la démocratie marchande, l’identité est une part de marché et de l’« offre politique » parmi d’autres, comme la sécurité ou la souveraineté, ni plus, ni moins (p. 81). »

Il devine et s’inquiète en effet de l’acception explosive qu’il recèle parce qu’« il est aussi une façon haineuse de vivre son particularisme et son universalisme (p. 105) ». « Dès lors que l’affirmation identitaire est une réaction aux flux, à la mondialisation hors-sol, poursuit-il, elle reste prisonnière des termes qu’elle combat, comme la contre-révolution de la révolution ou l’alter-mondialisme de la mondialisation (p. 84). »

Ces objections n’empêchent pas Racination d’être un bel hymne chthonien aux terroirs, en particulier au Rouergue natal de l’auteur. Originaire de Decazeville, ville de charbon, Rémi Soulié se considère « par nomination, un autochtone, un indigène (p. 36) ». En ces temps de tyrannie douçâtre, c’est osé et courageux. Son cas s’aggrave en puisant chez Vico, Hölderlin et Heidegger. En outre, crime ô combien suprême !, il clame son amour charnel pour le cher Pays noir; cette patrie charnelle où « la francisation y fut tardive et l’occitan parlé plus pur (p. 64) ».

Occitanophone, l’auteur en devient d’autant plus suspect aux yeux du républicanisme hexagonal sourcilleux. Ainsi dépeint-il « Marianne, la femme sans corps, lestée de son poids de chair, la femme de tête, la vache barriolée de Zarathoustra (p. 136) ». L’effervescence patriotarde ne fascine pas ce lointain compatriote de Louis de Bonald. « Au sens moderne donc révolutionnaire, jacobine, républicain, français, la nation se réduit à une idée et à une volonté, peau de chagrin qui ne garde même plus le souvenir de la gens non plus que du peuple, auxquels ont été substitués des artefacts agglomérés. Au peuple fictif une souveraineté et des droits fictifs; rapt puis viol des libertés réelles et des franchises au pays des Francs (p. 73). »

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Oui, cette République à vocation universaliste et cosmopolite infecte la France, pervertit son esprit et corrompt ses peuples natifs. Elle participe au désenchantement de l’Hexagone et à sa dépolitisation. « On ne mesure sans doute pas, avant la République, ce que nous fit perdre un roi qui se déclara “ Roi des Français ” et non plus “ Roi de France ”, comme si un roi ne l’était pas aussi des sources et des forêts, des fées et des montagnes, des ciels et des chemins (pp. 104 – 105). » Conséquence de l’« insupportable modernité de la nation et, a fortiori, du nationalisme, dont sont exempts la cité, l’empire et le royaume : la prose des codes y a défait la poésie des fées (p. 76) ». Nous payons au prix fort la traîtrise de l’usurpateur Louis-Philippe d’Orléans et de l’idée impériale plus que mitigée de Napoléon Ier, empereur des Français.

L’auteur raille donc avec justesse « un pléonasme, la “ société ouverte ”, conçue comme un antipode symbolique de la “ communauté ” (p. 17) ». Cette dernière est en réalité synonyme d’enracinement. Rémi Soulié n’hésite pas à en rappeler la signification. « L’enracinement désigne rien moins, pour les mortels, que l’identité de l’être et de l’habitation (p. 26). » Par ailleurs, il « implique une dimension communautaire et organique, mais, aussi, la conscience d’un héritage à faire fructifier, donc, la mémoire d’une dette à l’endroit de ceux qui nous ont précédés : l’homme se pense lui-même comme un débiteur, non un créancier, un homme de devoirs avant d’être un sujet de droits (pp. 24 – 25) ».

Attention, toutefois, pas de méprise, ni d’amalgame ! Racination n’est nullement un manifeste politique. C’est plutôt un questionnement poétique dans son sens étymologique primordial, à savoir poiesis (« faire, créer »), afin de réagir au chaos ambiant. « Faute de poètes […] il est impossible que l’ordre règne, le poème étant la véritable “ force de l’ordre ” (p. 109). » Le recours poétique s’impose au moment où « le règne antéchristique se caractérise par la volonté de réaliser le paradis – falsifié, par nature – sans Dieu et d’instaurer le règne de l’Homme – sans Dieu -, donc, de la Bête (p. 161) ».

Rémi Soulié pose ainsi les prolégomènes d’un « État poétique », précurseur d’un « Empire du Soleil » si cher à Frédéric Mistral. Loin, bien loin, très loin donc des remugles politiciens et de l’écume électoraliste…

Georges Feltin-Tracol

• Rémi Soulié, Racination, Pierre-Guillaume de Roux, 2018, 210 p., 23 €.

vendredi, 03 mai 2019

La destinée tragique de l’éditeur de Louis-Ferdinand Céline

« Robert Denoël avait toutes les qualités d’un grand éditeur
et on peut rêver à ce qu’eût été son destin
si la guerre, suivie de cette mort tragique,
n’avait pas mis un terme à une vocation contrariée
par les vicissitudes du temps »

La carrière d’éditeur de Robert Denoël débute le 30 juin 1928 et s’achève le 2 décembre 1945. Durant ces dix-sept années d’activité, il a publié quelque 700 livres à différentes enseignes. Il fût l’éditeur de Louis-Ferdinand Céline et pour cela, assassiné à la fin de la IIe Guerre mondiale. Qui était vraiment Robert Denoël ? On trouvera des réponses à la question dans cette enquête ; Jean Jour s’est attaché à remonter aux sources, tout homme étant le fruit de ses origines et de son éducation. Pour cette figure secrète et sulfureuse de l’édition, il s’agissait de s’affranchir d’un milieu provincial figé : celui de la bourgeoisie catholique des années vingt : à travers son existence tumultueuse, ce sont tous les dessous terribles de l’édition, des années de guerre, des règlements de comptes politiques et financiers qui nous sont racontés avec talent par un auteur qui n’a cure du politiquement correct.

Préface de Marc Laudelout, directeur du Bulletin célinien,  du livre de Jean Jour Robert Denoël, un destin, désormais disponible aux éditions Dualpha.

Alors que Bernard Grasset, Gaston Gallimard ou René Julliard ont depuis belle lurette leur biographe, aucune étude approfondie n’existe encore sur Robert Denoël. Le livre de l’Américaine Louise Staman, paru en 2002, s’attache surtout à éclaircir le mystère de son assassinat. C’est dire si Jean Jour s’aventure sur un terrain en friche et manifestement périlleux, compte tenu des circonstances de la disparition de cet éditeur.

Robert-Denoel-quadri.jpgTragique destin que celui de ce jeune Liégeois qui n’aura pu exercer sa profession que durant une quinzaine d’années. Pour beaucoup, il de­meu­re le découvreur de Céline auquel son nom demeure associé. Et pourtant nombreuses sont les œuvres importantes du XXe siècle qu’il aura publiées : L’Hôtel du Nord d’Eugène Dabit, Héliogabale d’Artaud, Tropismes de Nathalie Sarraute, Les Beaux Quartiers d’Aragon, Les Décombres de Rebatet, Le Bonheur des tristes de Luc Dietrich, Les Marais de Dominique Rolin, Notre-Dame des Fleurs de Jean Genet, pour ne citer que les plus connues.

On a parfois traité Denoël d’opportuniste. C’est ne pas voir qu’il fut viscéralement éditeur, très tôt soucieux de diversifier sa production, de publier des livres de qualité à une époque où la concurrence était rude, et d’assurer la pérennité de sa maison. Il réussit même à damer le pion à ses illustres confrères dans la course aux prix littéraires, récoltant sept Prix Renaudot – dont le fameux Voyage au bout de la nuit – en une décen­nie. Il fut aussi l’un des premiers éditeurs à publier des textes psychanalytiques, notamment ceux de René Allendy, Otto Rank et Marie Bonaparte.

Jean Jour a raison d’écrire que sa vie d’éditeur se caractérisa par une incessante course à l’argent. Toujours sur le fil du rasoir, Denoël n’eut jamais les moyens de ses ambitions. C’est sans doute ce qui le perdit, étant sans cesse contraint de faire des concessions. Ceci concerne tout aussi bien la diffusion de ses livres que la publication de titres plus ou moins imposés par les circonstances, ou, plus fâcheux encore, la cession de parts de sa société à des tiers qui se révéleront encombrants, voire dangereux.

Il dut également se colleter à Céline. On sait que son auteur vedette n’était guère accommodant, ne craignant pas de mettre en péril la survie même de la maison d’édition par une redoutable avidité pécuniaire. Lorsqu’en 1936, Céline adresse, par huissier, une assignation en bonne et due forme à son éditeur, celui-ci le met en garde : « Si vous persistez dans votre attitude, vous réussirez simplement à me jeter par terre, sans obtenir un franc. En effet, l’affaire Denoël & Steele est hypothéquée pour 200 000 frs et elle doit 50 000 frs au fisc. Quand on aura vendu aux enchères, il ne restera rien pour les autres créanciers. Les bouquins se vendront au camion à raison de 80 frs les 1 000 kilos et tout le bénéfice que vous en aurez tiré sera d’avoir ruiné un homme qui, peut-être, vous a fait quelque bien. »

Terrible aveu qui montre à quel point Denoël se trouve alors tenaillé entre une situation financière difficile et le manque de souplesse de Céline qui se vantera plus tard d’avoir été l’auteur le plus exigeant sur le marché. Mais s’il abreuvait volontiers son éditeur de sarcasmes, cela ne l’empêchera pas, plus tard, de lui rendre un juste hommage : « Un côté le sauvait… il était passionné des Lettres… il reconnaissait vraiment ce travail, il respectait les auteurs. »

Nul éloge comparable, sous la plume de Céline, à l’égard de Gaston Gallimard, faut-il le préciser ?

Qui était vraiment Robert Denoël ? On trouvera des réponses à la question dans cette enquête qui s’est attachée à remonter aux sources, tout homme étant le fruit de ses origines et de son éducation. Le fait que Jean Jour soit également natif de Liège lui aura permis de mieux appréhender cette figure secrète. Il s’agissait aussi de comprendre cette volonté farouche de s’affranchir d’un milieu provincial figé : celui de la bourgeoisie catholique des années vingt.

Et si Denoël a marqué l’histoire littéraire des années qui ont suivi, c’est grâce à une forte personnalité qui lui permit de vaincre bien d’obstacles : « Le physique de l’homme traduit le caractère. Tête romaine, figure romantique, mais empreinte d’énergie. Les yeux observateurs, sous les lunettes, pétillent d’esprit ». Ainsi le voit un compatriote venu lui rendre visite dans son bureau directorial, trois ans seulement avant sa disparition.

Robert Denoël avait toutes les qualités d’un grand éditeur et on peut rêver à ce qu’eût été son destin si la guerre, suivie de cette mort tragique, n’avait pas mis un terme à une vocation contrariée par les vicissitudes du temps.

Journaliste, Jean Jour (1937-2016) est né sur l’île d’Outremeuse, à Liège, patrie de Simenon, et en a retenu tout le côté pittoresque. Il est l’auteur d’une cinquantaine de livres très divers et a traduit plu­sieurs romans américains.

Robert Denoël, un destin de Jean Jour, éditions Dualpha, collection «Vérités pour l’Histoire», dirigée par Philippe Randa, 246 pages, 27 euros. Nombreuses illustrations. Pour commander ce livre, cliquez ici.

Ernst Jünger ou les figures de la haute tenue

Né en 1895, décédé à presque 103 ans en 1998, Ernst Jünger peut être qualifié sans hésitation de « grande conscience européenne », non pour un pseudo-message qu’il aurait à délivrer aux générations actuelles et à venir, mais pour son maintien droit et stoïque face aux événements, au monde et aux hommes. En cela, il est un modèle, une de ces falaises de marbre souffrant à peine de l’érosion du temps comme des éléments. « La tenue, comme le goût, est de l’ordre de la civilité – qui est la racine de la civilisation. Celle-ci peut être gravement atteinte, délitée, submergée, il demeure, dans le cœur de quelques-uns une « cité inspiratrice ». La tenue, est alors ce qui tient – vis-à-vis de soi-même et des autres. Toute l’œuvre de Jünger nous enseigne, avec amitié et sans crisper, à tenir bon » confiait Luc-Olivier d’Algange.(1)

On ne comprend obstinément rien à Jünger si l’on persiste à ignorer son passé soldatesque en même temps qu’on jetterait systématiquement sur lui un regard d’opprobres et de ressentiments. La tenue était alors, pour ce tout jeune homme à peine sorti des jupons maternels, la condition (dernière) du héros pour autant que l’exécutant savait rester prudemment à sa place, la première, en l’occurrence, celle du front, des balles et des bombes. Certes, il ne fut pas le seul à tenir son rang, mais bien peu en firent, comme lui, une éthique, sinon une idiosyncrasie. C’est sans doute ce que nos sombres temps médiocres reprochent à cette personnalité altière, eux qui se vautrent dans l’autre entendu, désormais, comme le comble de l’horizontalité démocratique, métonymie universelle de la « non-discrimination ».

C’est que notre fière et arrogante époque se croit libre comme jamais, prétendument, elle ne l’aurait été dans son histoire, tout auréolée des victoires faciles de son individualisme triomphant que viendraient régénérer des droits de l’homme inextinguibles et extensibles. Nos contemporains vouent un culte désormais sans borne au progrès. À l’heure d’une extraordinaire crise du sens, celle-ci semble devoir se résoudre dans un improbable sens de l’histoire, au risque que tant d’yeux rivés sur cette chimérique boussole n’en deviennent proprement aveugles aux farces et aux tragédies d’une histoire que, par ailleurs, il est de bon ton de conchier et de congédier.

Jünger était un adepte des formes, non pas tant pour des motifs esthétiques que parce qu’elles reflétaient selon lui une certaine permanence archétypale que seule une connaissance intuitive pouvait appréhender. C’est dire que cet effort de translucidité visionnaire n’est pas à la portée du premier venu. Cette quête d’un « supraréel » qui se confondrait uniment avec le réel attendu qu’il ne peut être question de dissocier deux mondes qui n’en font résolument qu’un, aurait presque à voir avec la démarche traditionisme de René Guénon. La fonction assignée chez l’auteur d’Eumeswill à la « Figure »(2) emprunte assez à la pensée métaphysique.

florence-henri-ernst-jünger.jpgLe Rebelle et l’Anarque sont ces figures, ces paradigmes, ces « représentations » offertes à la reconnaissance de l’homme qui les perçoit comme manifestation épiphaniques insaisissables par la pensée mais s’imposant à l’évidence, pour peu qu’il accepte – l’homme n’est jamais contraint que par soi-même dans la vision jüngerienne du monde – de ne pas lui tourner le dos.

Il nous propose, ce faisant, deux voies qui loin de s’opposer peuvent éventuellement se conjoindre avec le temps. Il est vraisemblable – car plus logique – que le Rebelle surgira avant l’Anarque, celui-ci apparaissant comme le point le plus haut de la maturité. Si l’on veut bien admettre que chaque « type » jüngerien correspond aux grands âges de la vie, sans doute nous approcherions-nous d’une certaine vérité philosophique. Le temps du Soldat est celui de l’impétuosité et du jeu, de l’innocence et de l’inconséquence, rapidement rattrapé par celui du Travailleur dont les appétits semblent insatiables et qui succombe aux charmes neufs et vénéneux de la puissance. Puis arrive, à pas de loup, le temps du Rebelle suspendant à son tableau de chasse les différents trophées de ses désillusions successives (3).

Lorsque survient celui de l’Anarque, ces dernières sont balayées. L’Anarque devient plus sage, à proportion de ce qu’il sait qu’il ne doit rien attendre de quiconque.

« Aide-toi toi-même, le Ciel ne fera rien pour toi, mais tu n’en seras pas moins heureux » pourrait être cette maxime du bonheur solitaire. « Le trait propre qui fait de moi un anarque, c’est que je vis dans un monde que, ‘‘en dernière analyse’’, je ne prends pas au sérieux. Ce qui renforce ma liberté. Je sers en volontaire. […] Pour l’anarque, les choses ne changent guère lorsqu’il se dépouille d’un uniforme qu’il considérait en partie comme une souquenille de fou, en partie comme un vêtement de camouflage. Il dissimule sa liberté intérieure, qu’il objectivera à l’occasion de tels passages. C’est ce qui le distingue de l’anarchiste qui, objectivement dépourvu de toute liberté, est pris d’une crise de folie furieuse, jusqu’au moment où on lui passe une camisole de force plus solide. […] Le libéral est mécontent de tout régime ; l’anarque en traverse la série, si possible sans jamais se cogner, comme il le ferait d’une colonnade. C’est la bonne recette pour quiconque s’intéresse plus à l’essence du monde qu’à ses apparences – le philosophe, l’artiste, le croyant. […] Je ne fais aucun cas des convictions, et beaucoup de cas de la libre disposition de soi. C’est ainsi que je suis disponible, dans la mesure où l’on me provoque, que ce soit à l’amour ou à la guerre. Je ne respecte pas les convictions, mais l’homme. Je regarde et je garde. »(4)

Gardons-nous bien de penser que Jünger nous invite à rompre avec le monde. Tout au plus, nous incite-t-il plutôt à « trouver la sécurité dans la sauvagerie des déserts, et avant tout dans notre propre cœur afin de changer le monde. »(5)

Notes

(1) Livr’Arbitres, n° 27, p. 26.

(2) Voir Ernst Jünger, Type, nom, figure, Christian Bourgois, Paris, 1996.

(3) « Quant au Rebelle, nous appelons ainsi celui qui, isolé et privé de sa patrie par la marche de l’univers, se voit enfin livré au néant. Tel pourrait être le destin d’un grand nombre d’hommes, et même de tous — il faut donc qu’un autre caractère s’y ajoute. C’est que le Rebelle est résolu à la résistance et forme le dessein d’engager la lutte, fût-elle sans espoir. Est rebelle, par conséquent, quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l’entraîne dans le temps à une révolte contre l’automatisme et à un refus d’en admettre la conséquence éthique, le fatalisme », Traité du Rebelle ou le recours aux forêts dans Essai sur l’homme et le temps, Christian Bourgois, Paris, 1970, p. 44.

(4) Eumeswill, La Table Ronde, Paris, 1977, 1978. Traduction Henri Plard.

(5) Passage à la ligne (1950).