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Historien et Philosophe du droit, Michel Villey fut sans aucun doute le premier contributeur du renouveau de la philosophie du droit française. Philosophe du droit naturel, Villey part du constat simple et manifeste de l’insuffisance de la doctrine des droits de l’homme pour la protection effective de ces derniers et cherche ainsi à expliquer et résoudre ce décalage entre l’idéal et la réalité. Il développe pour ce faire une pensée inspirée de deux axes principaux de réflexion : la critique de la légitimité et de l’utilité du discours juridique contemporain par le biais de la philosophie d’une part, la mise en question de l’incontournabilité de ce discours par le biais de l’histoire d’autre part. De cette pensée vaste et séduisante, nous retiendrons la conclusion suivante : le droit, avant tout considéré comme le produit d’une ontologie, n’est autre que le juste partage des choses.

1. Le droit comme produit d’une ontologie

Pour Villey l’ontologie et la pensée juridique sont intrinsèquement liées. Les différences entre les conceptions moderne et ancienne du droit trouvent leur source dans la différence entre les conceptions moderne et ancienne du monde, de la société et de l’homme. Il nous faut dès lors dépeindre à gros traits, à la suite de Norbert Campagna1, ces différences fondamentales opposant le monde des « Anciens » au monde des « Modernes ». C’est qu’en effet, le droit des « Anciens » est le résultat d’une vision du monde à la fois particulière et radicalement opposée à celle des « Modernes ».

villey.jpgAu centre de ce monde, se trouvent les rapports. Ces rapports sont directement constitutifs de la nature des êtres, ils priment sur l’individu et lui confère une identité spécifique, sans laquelle il n’en aurait aucune. L’humanité se constitue uniquement dans le cadre de ces rapports naturels avec les autres hommes, du reste parfaitement indépendants de la volonté humaine en ce qu’ils découlent directement de la nature. Ce monde est également un monde d’inégalités. Les « Anciens » ne connaissent pas l’homme un et unique, toujours et partout égal à lui-même, mais partent de l’idée qu’il y a des hommes entre lesquels existent des inégalités aussi naturelles que les rapports dans lesquels elles s’inscrivent et qui les sous-tendent. Ce monde est enfin un monde finalisé, un monde dont toutes les parties sont ordonnées vers des fins, des buts, des états qui constituent la pleine réalisation de toutes leurs potentialités. Chaque être inachevé n’est pas clos sur lui-même mais tend sans cesse vers son achèvement en ce qu’il est toujours ce qu’il est par rapport à d’autres êtres différents de lui et avec lesquels il constitue un univers.

Ce monde de rapports, ce monde inégalitaire et finalisé, s’oppose ainsi brutalement au monde des « Modernes », monde d’individus égaux et sans finalité. Le monde des « Modernes » est en effet caractérisé par l’existence unique des individus dont les rapports entre eux n’ont aucune espèce de réalité en dehors de la volonté humaine. Ce sont les individus qui donnent leur identité aux rapports et non les rapports qui constituent l’identité des individus. Ces individus sont par ailleurs, parfaitement égaux. Il existe en effet chez les « Modernes », selon Norbert Campagna, une « démocratie ontologique » : tous les individus sont égaux entre eux. Ce monde est enfin caractérisé par son absence de finalité, les choses ne pointent plus vers un au-delà d’elles-mêmes qui serait en quelque sorte leur vérité et dont la connaissance serait un préalable nécéssaire à leur compréhension.

C’est de cette opposition fondamentale que résultent selon Michel Villey, les différences entre les conceptions moderne et ancienne du droit. Or, sans souhaiter le retour des solutions des jurisconsultes romains, Villey observe que seule la conception ancienne du Droit offre une manière efficace de résoudre les litiges et de ramener l’ordre dans la société, en ce qu’elle seule retient une définition aristotélicienne du Droit : le rapport juste à chacun.

2. Le droit comme rapport juste

En effet, de ce monde ancien dont nous avons exposé les principales caractéristiques, résulte une définition particulière du droit, celle du droit comme rapport juste. Dire le droit, c’est dire ce que l’on pense être le contenu du rapport juste entre deux êtres et une chose qu’ils conçoivent tous les deux. Ce rapport, comme tous les autres chez les « Anciens », n’est pas le résultat d’une quelconque volonté mais découle directement de la nature. Le juge ne réalise ainsi sa tâche que s’il permet aux rapports humains de se rapprocher du Droit, du rapport juste tel que déduit par les fins objectives des choses, « les seules à mériter ce nom parce que réelles, extramentales, seules à constituer des valeurs authentiquement objectives »2.

Cette conception du droit renvoie clairement à la définition de la justice particulière, opposée à la justice générale et proposée par Aristote dans le chapitre V de son ouvrage l’Ethique à Nicomaque. Cette définition propose en effet de qualifier d’homme juste, celui qui observe l’égalité, c’est à dire ce qui est dû à chacun. Partant, ni comportements, ni lois n’entrent ici en compte, le droit n’ordonne ni ne commande, le juge est celui qui connait et non celui qui exige. Selon Villey, seule cette définition du droit permet d’assurer un moyen efficace de résolution des conflits, en ce qu’à l’inverse de la définition de la justice générale imposant de faire tout ce que la loi morale prescrit dans l’intérêt de la préservation de l’ordre et reprise par les Modernes, seule cette définition permet de distinguer le droit de la morale et d’en faire un objet objectif, réellement extérieur à l’homme.

Se dessine ainsi le désir profond de Villey, à savoir le retour de la définition antique du droit s’opposant au remplacement d’une loi s’imposant du dehors des hommes par une loi que les hommes se donnent eux-mêmes et permettant partant, le passage d’un droit objectif aux droits subjectifs auxquels Villey est nettement opposé. Une telle conception du droit cantonnerait en effet celui-ci, dans un monde d’individus égaux et sans finalité, à un simple « effort pour instituer une égalité utopique », à un droit cherchant à imposer un idéal à la réalité naturelle, à savoir l’inégalité des hommes. Ce souhait ne doit toutefois pas être assimilé à un abandon de la lutte contre les inégalités, au contraire, Villey constate l’inefficacité du discours des droits de l’homme et fait brillamment remarquer que le meilleur moyen d’assurer l’égalité entre les hommes et de reconnaitre leur inégalité fondamentale et de compenser cette dernière par une inégalité de droit, résultat d’une juste proportion attribuée à chacun. « Pour être pleinement équitable tout droit devrait être proportionné aux particularités de chacun, même minimes et occasionnelles. Il arrive qu’un juge attribue un délai à un débiteur parce qu’il est malade ou qu’il vient de perdre sa femme… »3.

C’est ainsi que Michel Villey estime que l’on trouverait « un grand avantage à restaurer l’ancienne notion juridique de droit naturel, généralement incomprise parce que déformée, falsifiée, depuis le début des temps modernes par les moralistes et les sociologues. L’immense mérite de l’ancien droit naturel classique fut de déterminer la part qui revient à la loi (au droit « positif ») et celle qui revient pour l’invention des solutions du droit à l’observation de la nature, de la réalité sociale. »4

Comment lui donner tort ?


1 Norbert Campagna, Michel Villey : Le droit ou les droits ?, Michalon

2 Michel Villey, Philosophie du droit, Dalloz, page 194

3 Michel Villey, Le droit et les droits de l’homme, puf, page 98

4 Michel Villey, Philosophie du droit, Dalloz, page 221