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par Pierre Poucet
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On pourra s’étonner de voir un site consacré à l’innovation et à la prospective, porter son attention sur un livre qui loue la France rurale et les bienfaits d’un monde déconnecté, qui célèbre la lenteur et les vertus des savoirs ancestraux, et qui juge sans aménité le monde moderne marqué par le culte de la vitesse et du changement.
Justement, il n’est pas mauvais de considérer l’opinion de ceux qui s’inquiètent des dérives possibles voire avérées de notre modernité, et de faire la part entre la nostalgie un peu stérile d’un monde défunt, et la véracité de l’appel d’un « lanceur d’alerte » inquiet devant un avenir où se met en place un « dispositif » qui tendrait à asservir l’individu (mot qui revient souvent sous la plume de Sylvain Tesson et emprunté au philosophe italien Agamben).
Sylvain Tesson est connu comme un écrivain prolifique et talentueux qui, le plus souvent, a mis en scène sa vie aventureuse entre Himalaya et Sibérie. Son sens de la formule, ses considérations sur le fond de la nature humaine qui se construit dans l’ancrage à une histoire et des cultures, et qui se révèle face à la nature, enfin son sens picaresque de la vie, rendent ses ouvrages toujours enrichissants à lire.
Ses plus récents succès, Six Mois dans les Forêts de Sibérie, expérience de solitude sur les bords glacés du Lac Baïkal, et Bérézina qui narre son parcours hivernal en side-car sur les traces de la Grande Armée, témoignent de son style original.
Sur les Chemins Noirs marque une sorte de rupture dans l’aventure. En effet, à la suite d’une chute du haut d’un toit qui lui cause de multiples fractures, dont une sorte de paralysie faciale (il avoue y être monté dans un état fortement alcoolisé), il doit suivre une longue rééducation et doit renoncer à sa précédente vie aventureuse. Sylvain Tesson décide alors de cheminer pour parachever cette rééducation, et ainsi s’éprouver pour contrer son désespoir d’avoir pour compagnon un corps désormais amoindri.
Comme il le dit, il veut remonter la pente qui le conduira à retrouver ses capacités physiques précédentes, et, en quelque sorte, à nouveau vieillir normalement.
Il décide pour cela de traverser la France à pied par une grande diagonale qui le mènera du Mercantour au Cotentin en empruntant le plus possible « les chemins noirs », ceux qui sont méconnus, loin des grands axes des randonneurs ou des pèlerins. Il s’ingénie ainsi à traverser la France de « l’hyper-ruralité », dont il fera un de ses thèmes majeurs. C’est là un choix délibéré, à contre-courant de la modernité pour lesquelles notre piéton a peu d’appétence ; « ce que nous autres, pauvres cloches romantiques, tenions pour une clef du paradis terre – l’ensauvagement, la préservation, l’isolement – était considéré par l’Etat comme des catégories du sous-développement. »
C’est là, il le reconnait, une forme de fuite devant un monde qui l’inquiète. « Les nouvelles technologies envahissaient les champs de mon existence, bien que je m’en défendisse. Il ne fallait pas se leurrer, elles n’étaient pas de simples innovations destinées à simplifier la vie. Elles en étaient le substitut. Elles n’offraient pas un aimable éventail d’innovations, elles modifiaient notre présence sur cette terre. Il était « ingénu de penser qu’on pouvait les utiliser avec justesse », écrivait le philosophe italien Giorgio Agamben[1] dans un petit manifeste de dégout. Elles remodelaient la psyché humaine. Elles s’en prenaient aux comportements. Déjà, elles régentaient la langue, injectaient leurs bêtabloquants dans la pensée. Ces machines avaient leur vie propre. Elles représentaient pour l’humanité une révolution aussi importante que la naissance de notre néocortex il y a quatre millions d’années. Amélioreraient-elles l’espèce ? Nous rendraient-elles plus libres et plus aimables ? La vie avait-elle plus de grâce depuis qu’elle transitait sur les écrans ? Cela n’était pas sûr. Il était même possible que nous soyons en train de perdre notre pouvoir sur nos existences. »
Sa randonnée dans la variété des paysages français lui permet d’observer la ruralité, qu’il partage en quatre temps :
Sylvain Tesson pose ainsi la question du lieu de vie, du territoire ; précédemment local, charnel et le plus souvent rural, demain urbain (avec un « chez soi » souvent locatif), connecté et dématérialisé. Comment résister à l’écartèlement entre lieux physique et virtuel, sans possibilité de se ressourcer au sein d’un espace lié à la nature et où l’on se sent véritablement « chez soi » ? Comme le dit Jacques Arènes, « La pauvreté n’est pas l’absence d’espace. C’est la désarticulation des espaces[2]. »
Traversant la France, à la lisière des villes ou au plus profond des forêts, il s’interroge sur le monde qui vient, véritable métamorphose, où les notions de vitesse et de transformation deviennent prégnantes. Or, dit-il, « Personne se savait très bien ce que lui promettaient les métamorphoses. Les nations ne sont pas des reptiles : elles ignorent de quoi sera faite leur mue. » Philippe Tesson sait-il que le général de Gaulle en 1970 dans ses Mémoires d’espoir soulignait une inquiétude similaire ? Le monde virtuel qu’il le déplore est-il l’ultime avatar des temps modernes ? « Dans le progrès général, un nuage est suspendu sur le sort des individus. A l’antique sérénité d’un peuple de paysans certains de tirer la terre une coexistence médiocre mais assurée, a succédé chez les enfants du siècle la lourde angoisse des déracinés ».
Alors, « pauvre cloche romantique », ou lanceur d’alerte à écouter avec attention ? A chacun d’en décider, et, pour cela, auparavant, l’accompagner sur les chemins noirs.
[1] Qu’est-ce qu’un dispositif ? Payot, 2007
[2] In Au crépuscule des lieux, habiter ce monde en transition fulgurante. Pierre Giorgini. Bayard. 2017
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Abel Bonnard ou l’exemple de la cohérence
par Philippe Baillet
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« Croyez-moi, les hommes qui par leurs sentiments appartiennent au passé, et par leurs pensées à l’avenir, trouvent difficilement leur place dans le présent » (Louis de Bonald à Joseph de Maistre, 22 mars 1817)
« Nous n’aimons que les choses rares, les pierres, le cristal pareil à du soleil gelé, le corail, sceptre de l’aurore, les perles, larmes de la lune » (Abel Bonnard)
« L’homme considère les actes, mais Dieu pèse les intentions » (Imitation de Jésus-Christ, II, 6, 2)
Les Modérés sont l’ouvrage le plus célèbre d’Abel Bonnard (1883-1968), le meilleur aussi et le plus important, de l’avis unanime de ceux qui s’intéressent à son œuvre. Sa parution chez Grasset en 1936 marque un tournant décisif dans la vie et l’œuvre de Bonnard. on que celui-ci ne se fût jamais soucié auparavant de la politique, mais il l’avait fait jusque-là de façon marginale, soit par des articles, donnés pour l’essentiel au Figaro et au Journal des débats(accessoirement aussi à la Revue de Paris), soit à travers des digressions et réflexions glissées dans ses nombreux récits de voyages. Il importe d’insister sur ce point, pour ne pas faire de Bonnard ce qu’il ne fut pas : un théoricien ou un doctrinaire. Il fut avant tout un artiste et un esthète, et son engagement politique à partir de 1936 ne doit pas cacher ce qui demeura toujours, pour lui, sa raison de vivre. Parvenu au soir de sa vie, Bonnard déclare le 22 mars 1960 devant la Haute Cour de justice : « … je puis assurer que, toutes les fois que j’ai exercé une activité politique, je m’y suis livré sans réserve, mais non pas tout entier, car la partie profonde de mon être restait toujours attachée à l’activité littéraire et artistique que je considérais comme la plus haute justification de mon existence » (1).
Les Modérés sont en fait l’aboutissement d’une longue réflexion, entamée vingt ans plus tôt environ, sur les malheurs de la France et leurs causes lointaines, sur la montée aussi d’une espèce de nouvelle barbarie universelle destinée à effacer tout ordre et toute civilisation dignes de ce nom. Face à l’uniformisation croissante des modes de vie et des cultures, face à la laideur qui s’étend partout, le clerc authentique est appelé à témoigner pour les valeurs de l’esprit, d’abord en se faisant le chantre du retour à l’ordre et le défenseur de la civilisation.
Les Modérés ont pour sous-titre Le drame du présent. Le caractère dramatique du XXe siècle est presque une obsession chez Bonnard. Son époque lui paraît dramatique pour la France — parvenue, dit-il dans le présent livre, « au terme d’une phase de son histoire, qui a ses commencements visibles au XVIIIe siècle » —, d’autant plus que s’y ajoute le « défaut, si répandu parmi les Français, de ne pas ressentir un drame dramatiquement ». « Ils oublient », en effet, « que, dans une tragédie, tout est question de temps ». Cette époque est dramatique également pour l’homme européen, et même pour l’homme blanc en général : reculant sur tous les fronts, il est contraint de se redéfinir impérativement.
On cherchera donc à expliquer pourquoi Bonnard, brillant causeur de salon dont le sens de la repartie et les mots d’esprit faisaient la joie des “gens du monde”, est devenu le contempteur impitoyable du triomphe de la rhétorique, mal français par excellence. Pourquoi, en somme, ce « petit monsieur, tiré à quatre épingles, au complet très repassé, aux bottines à tiges, à la cravate soyeuse, à la chevelure très floue, très grise, très ramenée, à la voix fluette » (3), ne faisait qu’un avec l’homme qui, le 30 janvier 1943, achève ainsi un discours prononcé devant les rugueux chefs miliciens réunis à Marseille : « Camarades, la Révolution ne se fera pas toute seule. Elle se fera parce que nous la ferons, la Révolution nécessaire, la Révolution sacrée, la Révolution de renaissance » (4).
À l’écart des modes et des chapelles
Ce qui frappe sans doute le plus lorsqu’on essaie de prendre une vue d’ensemble de l’œuvre et de la personne d’Abel Bonnard, c’est une singulière indépendance d’esprit. Bonnard donne toujours l’impression de traverser les salons littéraires et artistiques, qu’il fréquenta pourtant en grand nombre, comme s’ils n’avaient d’autre raison d’être que de lui permettre de satisfaire sa curiosité et d’approfondir sa connaissance des hommes. Jusqu’au début des années trente, il n’est pas touché par le virus de la politique, et l’esprit de chapelle, qui exerce déjà tant de ravages, lui demeure profondément étranger. De son “splendide isolement” intellectuel, Bonnard avait une conscience très nette. C’est ainsi qu’il écrit le 5 mars 1940 à l’un de ses lecteurs les plus attentifs, l’abbé irlandais Farnar : « Je crois que ce qui me caractérise, sans que je songe à me prévaloir le moins du monde de ce trait particulier, c’est que je me suis toujours formé hors des influences de mon temps, et aussi loin des modes courantes que des étroites chapelles » (5).
Bonnard naît à Poitiers le 19 décembre 1883. Il est le fils selon l’état-civil d’Ernest Bonnard, ancien gardien de prison devenu directeur des prisons de la Vienne. Son vrai père, comme l’a établi Olivier Mathieu, est Joseph Napoléon Primoli, né à Rome le 2 mai 1851, arrière-petit-fils, par sa mère, de Lucien et Joseph Bonaparte. Mécène, collectionneur, bibliophile, Primoli se piquait volontiers de littérature et collabora notamment à la Revue des Deux Mondes et à la Revue de Paris. Après avoir vécu à Marseille à partir de l’année 1893, Abel Bonnard s’installe à Paris en 1900. Il sera élève au lycée Henri-IV, puis en khâgne à Louis-le-Grand. Il échoue au concours d’entrée de l’École Normale Supérieure, se contentant d’une modeste licence ès Lettres. Déjà attiré par l’histoire de l’art, il va bientôt suivre les cours de l’École du Louvre.
Il publie son premier recueil de poèmes, Les Familiers, en 1906. Le poète François Coppée salue la qualité de ces pièces où s’exprime l’amour de Bonnard pour les animaux. Dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, Bonnard entame une carrière journalistique au Figaro. C’est à cette époque qu’il noue de nombreuses relations dans les milieux littéraires, faisant la connaissance d’Anna de Noailles, Proust (avec qui il correspond pendant plusieurs années), Morand, Alfred Fabre-Luce, D’Annunzio, Barrès, Bergson, André Maurois. Plus tard, il connaîtra aussi Cocteau et Julien Benda et se liera d’amitié — point qui n’est pas sans intérêt — avec des auteurs d’origine juive comme le dramaturge Henri Bernstein et l’écrivain André Suarès.
Lorsque la guerre éclate, Bonnard, ambulancier, demande à passer au service armé. Simple soldat en Champagne jusqu’en 1916, il est ensuite nommé officier et plus précisément commissaire de la Marine sur le Marceau, basé à Brindisi. Son patriotisme et son comportement au front lui valent la Croix de Guerre, la Légion d’Honneur et plusieurs citations. À l’époque, Bonnard n’est pas spécialement germanophile. En 1918, il écrit par exemple dans son Journal, à propos des Allemands : « … il faut être aussi peu cultivé que certains de leurs docteurs pour croire à une race élue qui va régenter la terre » (6).
Dans le même Journal, intitulé Caractère de la guerre et toujours inédit, Bonnard impute aux philosophes du XVIIIesiècle la perte du « sens profond de la destinée », du « sentiment amer et grand du drame humain ». Les jugeant responsables d’une « vulgarisation » et d’une « laïcisation de la pensée », il affirme nettement que la pensée, pour ne pas déchoir, doit demeurer un exercice solitaire et désintéressé. Le modèle traditionnel du clerc occupé à ne réfléchir que sur les questions métaphysiques doit recouvrer toute sa dignité, après que « les philosophes se sont mis à penser à plusieurs, avec les autres, pour les autres ». Or, pour Bonnard, « on ne pense pas en commun » (7).
Bonnard constate par ailleurs, avec amertume, que le sursaut national provoqué par la guerre, qui a rappelé les Français au sens de la discipline et à l’esprit de sacrifice, s’est aussitôt perdu dans les méandres de la routine parlementaire, une fois la paix revenue. « De tous les régimes des peuples en guerre — écrit-il alors —, celui de la France est celui qui a le moins consenti à se modifier, et pourtant la guerre n’a été aussi tragique pour aucune autre nation que pour la France qui a eu la Mort à sa porte » (8). On voit déjà se dessiner ici l’un des thèmes récurrents de la critique politique de Bonnard : la République française, nonobstant sa rhétorique héritée de 89, est un régime profondément conservateur, mais conservateur du pire.
À la même époque pourtant, Bonnard, revenant sur l’affaire Dreyfus, y trouve rétrospectivement matière à tempérer son pessimisme. Les événements lui donneront tort, mais il n’est pas indifférent de savoir, pour mieux comprendre les raisons de son futur engagement politique, ce qu’elle signifia pour lui : « Ce triomphe de la mystique républicaine fut comme bien des triomphes : ce fut une fin. Là pour la dernière fois les idées républicaines, égalitaires, mystiques, apparurent avec le prestige étincelant, avec l’ascendant des idées à qui l’avenir et le présent appartiennent. Là pour la dernière fois les idées contraires d’ordre, de discipline, d’autorité, apparurent avec on ne sait quoi de suranné ou d’étroit, un manque d’ascendant, quelque chose d’embarrassé, de gêné, d’un peu ridicule, de caduc » (9).
C’est également du lendemain de la Première Guerre mondiale que datent les premiers articles donnés par Bonnard au Journal des débats, hebdomadaire à l’audience relativement restreinte mais jouissant d’un certain prestige. Cette collaboration régulière se poursuivra jusqu’au milieu des années trente. En 1928, Bonnard publiera, à 150 exemplaires seulement, un recueil rassemblant cinquante-quatre de ses chroniques parues dans le Journal des débats, sous le titre Le Solitaire du toit (toujours le “splendide isolement” !), recueil dont on ne peut que souhaiter vivement une prochaine réédition. Pendant quinze ans, de 1918 à 1933, Bonnard va faire de nombreux voyages, souvent sous la forme de croisières. D’un long séjour de huit mois, en 1920-21, dans l’ex-“Empire du Milieu”, il rapporte les matériaux de son premier grand livre, En Chine (1924), qui vaut à son auteur le grand prix de littérature décerné par l’Académie française. En Chine sera suivi de Au Maroc (1927), Océan et Brésil (1929), Rome (1931),Navarre et vieille Castille (1937), Le Bouquet du monde (1938).
Toujours dans les années vingt, période décidément très fertile dans la vie de Bonnard, celui-ci fait paraître une série de courts essais, à vrai dire de valeur inégale : La vie amoureuse d’Henri Beyle (1926), L’Amitié et L’Argent(1928), sans oublier un très réactionnaire Éloge de l’ignorance (1926) et, surtout, un remarquable Saint François d’Assise (1929) aux antipodes de l’hagiographie fade et stéréotypée. À l’époque, Bonnard est un auteur connu, qui ne semble pas avoir rencontré de difficultés particulières pour se faire publier, souvent, par les plus grands éditeurs : Flammarion, Fayard, Hachette, Albin Michel.
En 1936, on est donc encore loin du ton très militant adopté par Bonnard devant les chefs miliciens. Mais ce lettré solitaire, élu à l’Académie française en 1932 et reçu sous la Coupole le 16 mars1933, s’engage de plus en plus. Le 4 octobre 1935, il figure parmi les signataires du Manifeste des intellectuels français pour la défense de la paix en Europe ; l’année où paraissent Les Modérés, il préface un recueil, L’Éducation et l’idée de patrie, que publie le Cercle Fustel de Coulanges, proche de l’Action française ; en 1937, il devient président des Cercles populaires français, côtoyant dans cette courroie de transmission du PPF de Jacques Doriot à destination des intellectuels, des hommes comme Bertrand de Jouvenel, Alexis Carrel, Ramon Fernandez, Pierre Drieu La Rochelle, Robert Brasillach. Peu après, il fait partie d’un comité de défense des cagoulards emprisonnés après l’arrestation de membres de la Cagoule en novembre et décembre 1937.
Quand il arrive à la culture officielle de parler de Bonnard, c’est uniquement pour évoquer cet engagement et les responsabilités qu’il assuma sous le régime de Vichy, au détriment de son œuvre littéraire, qu’elle ignore systématiquement. Les idées et les choix politiques de Bonnard ayant donné lieu à des condamnations unilatérales ou à des apologies délirantes et simplificatrices (10), il convient de profiter de cette troisième édition des Modérés pour en étudier les origines et en dégager les grandes lignes, alors qu’on assiste à un regain d’intérêt pour son auteur (11).
À la recherche de la doctrine perdue
Très tôt, Bonnard a perçu que ce qui manquait aux défenseurs de l’ordre en Occident au XXe siècle, c’était une doctrine. Dans son Journal intime de soldat de la Grande Guerre, il écrit : « … si le régime politique va s’affaiblissant en France toujours davantage […], il ne faut pas en conclure que sa ruine soit inévitable. […] Les éléments qui lui sont hostiles ne disposent pas d’une doctrine positive sur laquelle se rassembler : ils restent épars » (12). Cette appréciation revient fréquemment dans ses écrits des années vingt, où elle est même étendue à l’Occident dans son ensemble. C’est ainsi qu’on lit dans En Chine : « Parmi toutes les causes de faiblesse qui affectent l’action des nations blanches, la plus profonde, de beaucoup, est de n’avoir pas de doctrine » (13). Et plus loin, à propos de l’homme blanc : « C’est seulement lorsqu’il se sera refait une doctrine qu’il sera, à la fois, plus noble et plus fort » (14).
Si Bonnard ne se montre pas plus précis sur ce qu’il entend par “doctrine”, c’est sans doute parce que sa nature artiste répugne à la démonstration et aux syllogismes. Mais sa sensibilité nous laisse deviner que, conscient de la crise très profonde engendrée par les Lumières et par le ralliement à celles-ci d’une grande partie de la noblesse française, il a compris que l’idée d’ordre ne retrouvera son prestige qu’en s’appuyant sur des enseignements immémoriaux et universels, valables partout et toujours. Il affirmera dans Les Modérés : « On voit de quelle importance a été la victoire des philosophes au XVIIIe siècle ; ils ont découronné l’ordre pour longtemps : ils l’ont décrédité dans l’âme même de ses défenseurs ». Ceux-ci désormais, pour être à la hauteur du drame universel qui se joue, doivent opposer à la cohorte des fils légitimes et illégitimes des Lumières les plus hautes productions de l’esprit : cela signifie qu’il leur faut faire appel à l’œuvre de Maurras et à l’école contre-révolutionnaire du XIXesiècle, mais plus encore à La République de Platon, à la Politique d’Aristote, à saint Thomas d’Aquin et au Dante du De Monarchia, ou encore — pourquoi pas ? — au Tao Te King de Lao-tseu et à l’Arthashâstra indien, tous textes de la “politique traditionnelle” qui ignorent superbement les anti-principes démocratiques.
L’esprit du temps est en outre propice à l’évasion. Au début des années vingt, Bonnard, comme bien d’autres, ressent l’appel de l’Asie, dont il dit dans En Chine : « Au moment où le matérialisme moderne envahissait son domaine, elle s’emparait, en Europe, de tous ceux que ce matérialisme comblait de dégoût » (15). Il est en cela le compagnon d’esprits aussi différents que Romain Rolland, Hermann von Keyserling, René Guénon, Julius Evola, René Daumal, etc.
On peut d’ailleurs observer sans plus attendre que, dans le domaine oriental, Bonnard faisait preuve d’un jugement très sûr, ne confondant pas les élucubrations de Madame Blavatsky et de sa Société Théosophique, ou les cosmologies syncrétistes et embrouillées de Rudolf Steiner, avec les enseignements traditionnels. Son jugement sur Keyserling — personnage surfait qui eut précisément son heure de gloire dans les années vingt — recoupe parfaitement celui de Julius Evola, auteur avec lequel Bonnard, il est vrai, présente plus d’un point commun (16). Bonnard écrit en effet à propos du pontifiant “penseur” germano-balte : « L’explicateur international, le conférencier universel. […] Il ne pense plus, il se répète, cartonné et magistral. Les livres où il explique tout, écrits à la hâte, sans examen sérieux, il les appelle ses méditations. Ce fabricant fournit des idées générales à des gens qui n’en ont pas de particulières » (17). Cette “bonnardise” d’une ironie mordante est confirmée par Evola, qui eut l’occasion de rencontrer Keyserling : « Le fait de le connaître directement me fit voir clairement que j’avais en face de moi un simple “Philosophe de salon”, vaniteux, narcissique et présomptueux au-delà de toute description » (18).
Par sa façon de traduire partout dans la société la hiérarchie invisible présidant à l’ordonnance de l’univers, la Chine ancienne fait figure de modèle aux yeux de Bonnard : « jamais, peut-être, écrit-il, une société humaine n’a été plus étroitement liée à l’ordre du monde. Chaque fonctionnaire n’était que le dédoublement et la transfiguration d’un agent naturel. Chaque trouble de l’univers avertissait d’un dérangement dans l’État » (19).
En Asie, Bonnard rencontre également un trait qui s’accorde particulièrement bien à sa nature : la communion de l’homme avec tout ce qui est vivant. Elle a pour corollaire le rejet radical de l’individualisme, de tous les Moi dilatés qui étalent leur néant de fatuité sur les tristes tréteaux du monde moderne. Songeant à l’influence du bouddhisme sur la civilisation chinoise, Bonnard saisit admirablement ce qui fait la force de la conception extrême-orientale de la vie : « Le sentiment de la parenté des êtres, la croyance aux renaissances sans nombre, tout concourt à faire qu’un homme, heureux ou misérable, ne se confonde jamais complètement avec sa condition du moment. Il garde sur elle une supériorité passive et ne la considère que comme un vêtement emprunté, qu’il va bientôt rendre et changer au grand vestiaire » (20). Quelques années avant sa mort, dans l’un des quatre articles qu’il donna au Spectacle du Monde, Bonnard confessa toute sa reconnaissance envers saint François d’Assise qui, « en étendant si largement son amour sur tout ce qui vit, et particulièrement les animaux (…) répare en quelque mesure l’immense infériorité de l’âme européenne par rapport à l’âme asiatique », ajoutant aussitôt à cela une réflexion d’inspiration très “guénonienne” : « Sans doute, on trouverait dans le catholicisme du Moyen Âge quelques témoignages des mêmes tendances, car il ne faut pas oublier qu’en dépit de la différence des religions, l’âme du Moyen Âge et celle de l’Asie se sont étendues sur le même plan, et c’est la Renaissance qui a rompu cette continuité, par la prépondérance qu’elle a donnée à l’homme comme être de raison » (21).
Chez Bonnard, l’amour de l’Asie allait donc bien au-delà de l’attirance esthétique pour les laques, ou les étoffes et les estampes dont il tapissa son cabinet de travail. Son livre sur la Chine prouve qu’il avait lu les meilleurs sinologues de l’époque et l’on sait qu’il était abonné au Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient. En 1925, il rend compte élogieusement, dans le journal des Débats, d’un ouvrage de René Guénon, L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, qu’il range parmi les livres pouvant donner de l’Asie « une idée profonde et vraie » (22). Quelques années plus tard, dans un numéro de la Nouvelle Revue Française consacré à Gobineau, Bonnard rend hommage en ces termes à l’auteur de l’essai intitulé Les Religions et les philosophies de l’Asie centrale : « Ayant moi-même cette Asie pour patrie personnelle et pour immense refuge, loin du vulgaire Occident, je lui suis reconnaissant d’avoir été l’un de ceux qui la dévoilèrent » (23). Les fracas de l’histoire ne pourront rien contre cette dilection qui, à elle seule, fait de Bonnard un cas à part au sein de la culture de droite en France au XXe siècle. Le 5 mars 1940, il écrit en effet à l’abbé Farnar qu’il rencontre en Extrême-Orient « des façons de comprendre la vie et de contempler le monde en m’associant à lui qui répondent à ma nature » (24).
La poésie de l’ordre
Bonnard, de toute évidence, ne partageait pas les vues anti-orientales de l’école maurrassienne, toujours prête à ne déceler que du “panthéisme” en dehors du catholicisme romain ou, au mieux, des formes de la “mystique naturelle” annonçant la Révélation chrétienne. Mais c’est surtout sa vision poétique de l’ordre qui l’éloigne de Maurras. Pour celui-ci, la solution monarchique est la conclusion nécessaire d’un raisonnement rigoureux, même si le sentiment y entre pour une part ; pour Bonnard, c’est d’abord une affaire de cœur. Il est en cela beaucoup plus proche — sinon par l’écriture, du moins par la sensibilité — des royalistes pré-maurrassiens, donc du légitimisme, qu’illustrèrent sur le mode de la nostalgie poignante des écrivains comme Barbey d’Aurevilly et Villiers de l’Isle-Adam. Bonnard dit d’ailleurs du mouvement légitimiste qu’il « fut certainement ce qu’il y eut de plus noble dans la vie politique de la France au XIXe siècle, précisément parce qu’il ne fut pas un parti, mais, dans le siècle des individus, la réunion des âmes fidèles qui gardaient la nostalgie d’un ordre plus réellement humain ».
« L’ordre est le nom social de la beauté » : partant de cet axiome, Bonnard définit ici, en quelques pages magnifiques, une sorte d’esthétique de l’ordre. Pour cela, il fait appel au général Gneisenau et à l’expression de son loyalisme envers le roi Frédéric-Guillaume de Prusse ; il évoque ses souvenirs d’avant la Première Guerre mondiale, lorsque, se promenant de nuit dans une capitale endormie, peuplée seulement des statues de ses héros et de quelques soldats veillant sur elles, il voyait alors « les deux extrémités d’une hiérarchie où tout se tenait ». Il n’y a en effet aucune contradiction, sinon pour les petits esprits qui réduisent la culture à l’exercice de l’intelligence, entre le service des armes et celui de l’art, le premier étant même, souvent, la condition indispensable à l’épanouissement du second. « Le soldat allait et venait régulièrement — écrit Bonnard — et j’écoutais avec plaisir son pas bien frappé résonner dans le solennel silence : il me semblait entendre les lourds spondées de ce poème de l’ordre, dont les dactyles délicats vibraient au haut des palais, dans le clair de lune ».
Une société noble est une société policée, dans tous les sens du terme. Et il est permis de penser que sa fréquentation assidue des cultures chinoise et japonaise renforça chez Bonnard son penchant pour la poésie de l’ordre, que résumaient si bien, au Japon, l’alliance du tranchant du sabre et de la pureté du chrysanthème dans l’âme du guerrier, ou le contraste entre la fragilité des pétales de la fleur de cerisier et la rigidité de l’armure du samouraï sur laquelle la brise les répand.
Il est significatif que Bonnard, dans l’un de ses derniers écrits, ait de nouveau fait appel à l’ancien Japon pour illustrer de façon particulièrement forte l’opposition entre monde de la Tradition et modernité. « On conservait, rappelle-t-il, au fond des familles nobles du Japon, des lames d’une trempe incomparable qui, au lieu des jolis fourreaux que l’art a concédés là-bas aux moindres poignards, n’ont pour gaines que de simples étuis de bois blanc, par un goût très japonais qui introduit parfois une affectation de rudesse parmi des raffinements infinis. Ces sabres sacrés représentaient, avec une force presque magique, l’honneur intraitable, le dévouement sans bornes, la fidélité sans conditions, la chevalerie la plus scrupuleuse. J’ai lu il y a quelque temps dans un journal qu’ils sont présentement recherchés et acquis par des Américains qui les emportent chez eux, où ils finiront comme des choses mortes dans une armoire ou une vitrine. Cette idée a suffi à me rendre triste tout un soir » (25).
Dans son remarquable essai consacré à plusieurs écrivains qui choisirent la voie de la Collaboration, Paul Sérant a dit de Bonnard : « Ses réflexions religieuses et métaphysiques sont dominées par le souci esthétique » (26). Cette remarque vaut plus encore pour ses idées politiques. Peut-être est-ce dans son livre sur saint François d’Assise que Bonnard a livré l’une des clés permettant de comprendre ses choix, lorsqu’il dit du Poverello, en qui le dépouillement s’associait à la délicatesse : « Comme pour toutes les âmes exquises, le Bien et le Mal devaient lui apparaître sous les espèces du Beau et du Laid » (27).
Or, la République est laide, puisqu’elle « ne peut pas organiser une cérémonie convenable. Cette répugnance esthétique pour un régime privé de toute majesté a pour pendant chez Bonnard le rejet quasi phobique du type humain qui en est comme le précipité final : l’“individu”.
“… Jusqu’à ce que la Révolution détruise la République, la République servira la Révolution”
Peu de livres vont aussi loin que Les Modérés dans la critique contre-révolutionnaire du régime républicain et de ses origines. Rien de la Révolution de 89 ne trouve grâce aux yeux de Bonnard : « Une nation qui veut vivre ne peut tirer de la Révolution française aucun principe de pensée ni de conduite », ne craint-il pas d’affirmer. La Révolution marque la grande rupture d’avec la vieille France, et la seule continuité existant entre l’Ancien Régime et la République est l’obstination dans les défauts de la noblesse du XVIIIe siècle : « La démocratie française est au bas des deux derniers siècles comme un marais sous une cascade : c’est la vulgarisation finale de toutes les erreurs qui ont d’abord enivré les gentilshommes et les beaux esprits ».
L’appartenance future de Bonnard au camp des ultras de la Collaboration n’autorise pas à sous-estimer la réalité de ses sentiments contre-révolutionnaires. Il a eu, certes, des mots favorables pour les régimes dictatoriaux d’Italie et d’Allemagne, mais où ne percent en vérité ni admiration ni enthousiasme. Nous dirons que Bonnard, par sa formation, ses lectures, ses inclinations profondes, ses fréquentations, venait de trop loin pour “tomber” dans le fascisme, a fortiori pour y voir une “Seconde Révolution”, éventuellement étendue à l’Europe tout entière, susceptible d’annuler les effets de la première en retournant contre elle les armes dont les Jacobins s’étaient servis.
Bonnard est contre-révolutionnaire par la nature même de l’analyse qu’il applique à la Révolution. Lorsqu’il la dépouille des oripeaux romantiques dont elle a été affublée depuis Michelet, il rejoint toute l’historiographie contre-révolutionnaire. Certaines de ses réflexions rappellent de très près Augustin Cochin. Témoin celle-ci : « Les révolutions sont les temps de l’humiliation de l’homme et les moments les plus matériels de l’histoire. Elles marquent moins la revanche des malheureux que celle des inférieurs. Ce sont des drames énormes dont les acteurs sont très petits ». Cette interprétation de la Révolution française comme entrée dans l’ère des masses et première étape d’un processus d’émergence de forces élémentaires infra-humaines qui vont échapper de plus en plus au contrôle des hommes, est un topos de la pensée contre-révolutionnaire, initialement énoncé par Joseph de Maistre dans un passage resté célèbre : « Enfin, plus on examine les personnages en apparence les plus actifs de la révolution, et plus on trouve en eux quelque chose de passif et de mécanique. On ne saurait trop le répéter, ce ne sont point les hommes qui mènent la révolution, c’est la révolution qui emploie les hommes. On dit fort bien, quand on dit qu’elle va toute seule » (28).
Pour Cochin également — qui fut le premier à mettre en relief le rôle joué, dans la Révolution française, par la “machine” impersonnelle que constituaient les sociétés de pensée —, sous la Révolution « le peuple-roi n’a pas connu de maîtres : ses meneurs ne sont que ses valets, ils le proclament à l’envi, et à les voir de près, on est tenté de les prendre au mot : car les gens de loi tirées de leurs études par la Révolution, qui font la leçon au roi tandis que le flot les porte, retombent à leur mesure dès qu’il les abandonne ; et cette mesure est médiocre. […] Le drame est sombre et poignant, mais joué par une troupe de province, et les situations sont plus grandes que les hommes » (29).
La conviction contre-révolutionnaire est si profonde chez Bonnard qu’au moment où la Troisième République, qui n’est que « de la Révolution ralentie et de la Terreur délayée », succombe sous le poids des circonstances auxquelles elle était bien incapable de faire face, cet incroyant pénétré du sens du sacré note dans son Journal, le 25 juin 1940 : « Si la France s’était repentie une seule fois depuis la Révolution, elle eût retrouvé son destin. Un sentiment profond l’eût ramenée aux vérités salutaires » (30). Ainsi le lettré féru de doctrines orientales, mais français par tout son être, retrouve-t-il une des idées maîtresses de la contre-révolution : l’expiation réparatrice de tous les “péchés” commis par la Révolution contre la France, “fille aînée de l’Église”.
On touche ici du doigt l’une des contradictions de Bonnard, plus sensible dans Les Modérés que partout ailleurs dans son œuvre : cet amoureux du Trône et de l’Autel n’a pas été touché par la grâce. Or, est-il possible d’être vraiment contre-révolutionnaire, quand on est Français, mais que l’on n’est pas catholique ? Bonnard a bien conscience, comme tout contre-révolutionnaire conséquent, de la filiation profonde qui rattache, en-deçà de l’écume des événements, la Révolution française à la Troisième République finissante, ainsi que le prouve ce passage des Modérés: « C’est une des lois les plus certaines de la politique que tout régime a un contenu d’idées et de sentiments qui, de son origine à sa fin, le forcent d’agir selon ce qu’il est […], et cette fatalité n’est jamais plus rigoureuse que lorsqu’il s’agit, comme c’est le cas pour la République française, d’un régime constitué dans les discordes civiles et né avec une âme de parti ».
Il est donc clair que pour Bonnard, tout redressement national effectif « suppose la disparition de la société française née de la démocratie » (31). Mais, parce qu’il n’est pas catholique, Bonnard ne se sent pas obligé de relier son rejet de la Révolution à une tradition religieuse, antérieure et supérieure à la pseudo-tradition républicaine, et de l’appuyer sur une base sociologique qui, qu’on le veuille ou non, appartient aux “tendances lourdes”, profondément enracinées, de la société française : la base que forment, précisément, les “catholiques de tradition”, lesquels étaient évidemment plus nombreux à l’époque des Modérés qu’aujourd’hui, mais peut-être moins conscients des raisons ultimes de leur combat. Cela aussi le sépare de l’Action française.
Bonnard ne se réfère pas non plus à la conception maurrassienne des “quatre États confédérés”, qui eût pu, en principe, lui fournir un argumentaire pour analyser la tare originelle du régime, qu’il énonce comme suit : « Le malheur de la République est d’être née dans la haine : elle date du moment où la France s’est divisée ». Pour Maurras, si la République est un régime de division intestine, c’est aussi parce qu’elle offre en France la particularité d’avoir servi à des minorités plus ou moins organisées à se pousser sur le devant de la scène, afin d’y occuper une place et d’y exercer une influence disproportionnées à leur consistance numérique et à leur contribution à l’ensemble de l’histoire de la nation française. Ébauchée dans L’Action française du 15 août 1904, reprise en 1906 dans Le Dilemme de Marc Sangnier et en 1921 dans La Démocratie religieuse, la conception maurrassienne vise à expliquer « ce qu’on appelle la continuité républicaine » par « l’hégémonie des quatre États confédérés — juif, protestant, maçon, métèque — dont trois au moins sont héréditaires » (32). Ces quatre États, véritables féodalités dans l’État, formeraient l’ossature du régime républicain, par-delà les partis, les étiquettes et les alliances de circonstance : « Sans eux, écrit Maurras, tout se serait effondré dans la plus grossière anarchie, mais ils présentent cet inconvénient politique de ne rien avoir de français tout en possédant la France et d’être intimement hostiles à tout l’intérêt national qu’ils ont cependant assumé le soin de gérer » (33).
On voit ce qu’a d’outré la conception maurrassienne si l’on songe au seul Ancien Régime : il paraît en effet impossible de soutenir que les protestants n’ont, historiquement, « rien de français ». Mais cette conception s’avère plus pertinente lorsqu’on se penche sur le présent. C’est ainsi qu’on pouvait lire dans Le Nouvel Observateur du 31 octobre 1991 : « Depuis 1789, les protestants ont, en effet, conclu avec la gauche un mariage de raison et d’amour.[…] Hormis aux débuts de l’anticléricale IIIe République qu’ils ont portée sur les fonts baptismaux et qui leur demeure si chère, jamais une telle pléiade de huguenots n’a participé à la gestion du pays ». Et cet hebdomadaire d’énumérer complaisamment les noms de Michel Rocard, Lionel Jospin, Pierre Joxe, Georgina Dufoix, du maire de Strasbourg Catherine Trautmann, des financiers Nicolas et Jérôme Seydoux (très liés à l’actuel président de la République) — tous d’origine protestante et tous serviteurs ou soutiens zélés de la pseudo-tradition républicaine la plus hostile au mouvement national. Cela ne saurait d’ailleurs faire oublier la contribution que plusieurs protestants apportèrent au mouvement national, ni la présence, à droite, d’intellectuels d’origine protestante, même s’il s’agit en l’occurrence d’une droite plus ou moins “modérée” au sens de Bonnard. Il suffira de nommer ici Raoul Girardet et Pierre Chaunu.
Du point de vue contre-révolutionnaire le plus rigoureux, ce sont les quatre États confédérés « qui ont imposé en France une autre tradition, une nouvelle tradition, religieuse et nationale, celle des grands principes de 1789, celle de l’anti-catholicisme, celle de la religion démocratique moderne » (34). Tertium non datur : « Car il y a en France deux traditions, inégalement françaises, inégalement anciennes, inégalement traditions. Elles (co)existent sans se confondre » (35).
Bonnard croyait-il, au moment où il écrivait Les Modérés, que la première tradition formant le cœur de l’identité française avait survécu au point de pouvoir être réveillée et de renverser la République ? Sa position sur ce point présente un certain flottement. Tantôt il répète après Maistre que les peuples ont les gouvernements qu’ils méritent et qu’au lieu d’« opposer une nation pourvue de toutes les bonnes qualités à un régime chargé de toutes les mauvaises, fiction lâche et fausse qui ne mène à rien » — ce qui contredit la distinction maurrassienne entre pays légal et pays réel —, il ne faut « pas craindre de connaître le régime et la nation l’un par l’autre » [dans cette optique, est-on tenté d’ajouter, la conception même des quatre États confédérés relèverait d’une vision “conspirationniste” de l’histoire et de la logique du “bouc émissaire” ; c’est Maurras écrivant en 1912 : « Une démocratie en France ne peut vivre qu’appuyée sur des tempéraments républicains qu’il faut chercher surtout dans la minorité protestante et juive » (36). Tantôt Bonnard dit des républicains convaincus : « Que redoutent-ils donc ? Ils connaissent trop bien les modérés pour pouvoir les craindre. Ce qu’ils paraissent appréhender, c’est qu’il ne subsiste, au-dessous des partis, et malgré tout ce qu’ils ont pu faire pour la détruire, une France des profondeurs, une France des siècles, qui les fera tomber si elle remue ».
En résumé, si l’opposition entre une tradition française fondée pour l’essentiel sur le catholicisme et ce que nous préférons appeler (contrairement à Jean Madiran), une “pseudo”-tradition républicaine (puisqu’elle ne s’enracine dans rien qui soit effectivement sacré ou authentiquement religieux) poursuivant jusqu’à son terme la déchristianisation de la France peut sembler trop rigide et simplificatrice, le fait est qu’elle aide à saisir, avec d’autres facteurs d’explication, la longue série des guerres et déchirements franco-français depuis la Révolution : insurrection vendéenne et phénomène de la chouannerie, Restauration, Commune de Paris, effervescence boulangiste, affaire Dreyfus, Vichy et la Résistance, sans oublier la situation créée par la récente montée en puissance du Front national. Ce sont là des signes de contradiction de la France moderne et contemporaine, qu’il y a tout lieu de regretter, mais qu’il serait encore plus vain de prétendre ignorer.
En dépit du danger qu’il y a toujours à se livrer à des comparaisons entre des situations différentes, car l’analogie n’est pas l’identité, on peut tout de même s’offrir une brève digression en rapport avec l’actualité. Il serait à première vue logique de reprocher aux contre-révolutionnaires d’aujourd’hui de vouloir défendre si désespérément l’identité nationale tout en insistant, comme ils le font, sur la rupture inaugurale de 89. Mais c’est une chose de détester la République tout en respectant ses lois et ses usages pour ne pas attenter à l’unité nationale ; et c’en est une autre d’entretenir par médias interposés un climat de guerre civile larvée, en “criminalisant” par exemple 15 % de l’électorat (et plus potentiellement, puisqu’un sondage apparemment fiable a montré qu’un Français sur trois se reconnaît peu ou prou dans les thèses du Front national), en envisageant même froidement, comme certains, d’interdire le parti représentant cette frange de l’électorat.
Il ne s’agit pas ici de sous-entendre que ce parti est, aujourd’hui en France, l’expression politique d’une contre-révolution redevenue consciente de son héritage. Regroupement très composite de plusieurs tendances de la droite française, le Front national, comme les nationalistes de la fin du XIXe siècle, associe le “culte” de Jeanne d’Arc à “La Marseillaise”, qui vient clore ses grandes réunions, sans se soucier de cette contradiction pourtant patente. Mais il compte en son sein une tendance “nationale-catholique” — organisée autour du quotidien Présent et des comités Chrétienté-Solidarité — qui ne craint pas de reprendre la devise de la Pucelle, “Dieu premier servi”, et qui est expressément contre-révolutionnaire.
Il est donc probable qu’en vertu de la coexistence en France d’une tradition nationale catholique et d’une pseudo-tradition républicaine, le Front national incarne d’ores et déjà et plus ou moins bien, quelque chose de beaucoup plus grand que lui et qui s’enracine, que la plupart de ses membres en aient conscience ou non, dans une mentalité qui n’est pas acquise de cœur aux “grands principes” de 89.
Psychologie sociale des “Modérés” : individualisme et verbalisme
La politique, elle aussi, est plus grande que ce qu’elle paraît être, et qui inspire souvent tant de dégoût. Elle est un drame, souligne Bonnard, qui rappelle fort justement que « ce qui fait qu’elle ne pourra jamais être négligée, c’est que le sort de tout ce qui la dépasse se décide en elle ». Voilà précisément ce que ne veulent pas voir les modérés, qui pensent pouvoir tout arranger par le dialogue, la conciliation, le compromis, bientôt suivis de la compromission et de la reddition pure et simple à l’adversaire, à son vocabulaire pour commencer. Ces modérés, Bonnard les a visiblement beaucoup fréquentés : sinon, il ne les décrirait pas si bien. Son travail relève à la fois de l’observation empirique et de la psychologie sociale : c’est une théorie des passions et des faiblesses humaines appliquée à la vie collective. Une théorie qu’on peut juger obsolète aujourd’hui, dans la mesure où Bonnard, très brillant dans la description des phénomènes sociaux de surface, n’arrive jamais à une véritable étiologie sociale. Mais une théorie qui a en tout cas le mérite, pour ce qui est des modérés, d’adhérer étroitement à la réalité des choses.
Les modérés « sont les restes d’une société », celle où l’on s’accommodait tant bien que mal des principes de 89 parce qu’ils ne s’étaient pas encore transformés en pseudo-religion des Droits de l’Homme envahissant tous les domaines de la vie civile et, surtout, parce que la République, en France, s’appuyant sur la solidité de l’État et l’omniprésence de l’administration, a toujours su préserver — hélas ! est-on tenté de dire — une apparence d’ordre. Ce désordre établi, cette subversion installée qui fait que les trains arrivent à l’heure et que la sécurité des personnes et des biens est assurée, voilà ce qui satisfait pleinement la bourgeoisie, qui n’est qu’un autre nom des modérés : depuis la Révolution, elle n’a cessé de préférer, dit Bonnard dans une de ces formules dont il a le secret, « une anarchie avec des gendarmes » à « une monarchie avec des principes ».
Jouissant encore des résidus d’un certain ordre dont ils ont hérité sans en connaître le prix et sans jamais songer à le défendre vraiment, les modérés sont pour Bonnard la quintessence de la médiocrité française, l’expression la plus basse du type humain que fabrique la modernité en général : “l’individu”. C’est en tant qu’il est d’abord un individu — à savoir un homme « réduit par l’exigence de la vanité à l’indigence du Moi […], prompt à se pousser dans une organisation sociale dont il profite sans la soutenir » — que le modéré s’oppose nettement au réactionnaire, « plus fier de l’ensemble auquel il reste attaché que des facultés dont est parée sa nature ».
Débiteur qui ne se sent jamais d’obligation envers le passé de sa nation et la communauté à laquelle il appartient, le modéré est devenu peu à peu le modèle de toutes les classes et ses défauts ont fini par atteindre les couches populaires, donnant lieu à la misérable figure sociale de “l’assisté”, dont Bonnard, près d’un demi-siècle avant que le mot se répande, avait tracé, devant les chefs miliciens, un portrait plus vrai que nature : « L’individu, c’est le dernier produit d’une société qui devient stérile, c’est l’être humain tombé de la plénitude de l’homme dans l’exiguïté du Moi, c’est le nain arrogant, l’avorton prétentieux qui, toujours content de soi, n’est jamais content des autres, qui, restant toujours isolé sans être capable de vivre seul, à la fois dissident et dépendant, est l’atome d’une foule au lieu d’être l’élément d’un peuple. L’individu vit perpétuellement dans un état de désertion sociale. Il prétend être entretenu par une société qu’il n’entretient pas, il demande sans apporter, il voudrait tout recevoir sans rien donner et, dans une société décomposée, il représente un abaissement et une déchéance qui se retrouvent à travers toutes les classes » (37).
Énoncé dans Les Modérés, soit plus ou moins à l’époque où Drieu opposait « la France du camping » à celle de « l’apéro » (on sait que l’une et l’autre se sont très facilement retrouvées depuis), ce rejet du Français-type de la démocratie façon Front Populaire, tout entier résumé dans la formule “j’ai ma combine”, va se durcir encore chez Bonnard pour atteindre à une véritable répulsion qui, dans un style tout différent, n’est pas moins forte que celle de Céline. L’un et l’autre, sous l’Occupation, éprouveront un dégoût physiologique devant la lâcheté, l’attentisme et l’égoïsme de millions d’“individus” français. C’est Céline vilipendant en 1941 les petits-bourgeois gonflés de “droits” : « Ils veulent rester carnes, débraillés, pagayeux, biberonneux, c’est tout. Ils ont pas un autre programme. Ils veulent revendiquer partout, en tout et sur tout et puis c’est marre. C’est des débris qu’ont des droits » (38). Et c’est Bonnard mettant le doigt sur la plaie dans Je suis partout le 25 août 1940 : « Regardez-le, cet homme que la démagogie bourgeoise […] a multiplié chez nous en tant d’exemplaires, à la fois mou et fanfaron, avachi et prétentieux, ne se contentant pas de se relâcher en tout, mais mettant encore un plumet de fatuité à sa négligence » (39).
L’autre point par où la critique de Bonnard s’exerce contre la psychologie sociale des modérés est le verbalisme, le règne des mots, l’inflation verbale. En cela aussi, Bonnard se rattache à toute une lignée de la culture de droite, et plus précisément du traditionalisme anti-moderne, que soude, par-delà des jugements fort différents sur le christianisme, l’insistance sur le thème de la modernité comme âge de la “discussion perpétuelle” (40). Cette dernière formule est de Donoso Cortés, pourfendeur de la bourgeoisie comme “classe discuteuse” par excellence, et qui s’était bien aperçu que, du point de vue de la philosophie démocratique, « la discussion est la vraie loi fondamentale des sociétés humaines et l’unique creuset où, après fusion, la vérité, dégagée de tout alliage d’erreur, apparaît dans sa pureté » (41). Maurras, de son côté, prononcera un jugement analogue : « La République est le régime de la discussion pour la discussion et de la critique pour la critique. Qui cesse de discuter, qui arrête de critiquer, offense les images de la Liberté. La République, c’est le primat de la discussion et de la plus stérile » (dansL’Action française du 22 novembre 1912).
Mais ce qui fait l’originalité de Bonnard, c’est que sa critique de la rhétorique, dont les modérés lui apparaissent comme les champions, s’intègre à une analyse de vieux défauts spécifiquement nationaux que les Français doivent quitter absolument. Le délicat qu’était Bonnard, admirateur de la vie de société portée dans la France du XVIIIesiècle à une manière de perfection, s’était également convaincu que la France moderne « est le pays où les défauts des salons sont descendus dans les rues ». En somme, seuls les charmes de l’ancienne société ne sont plus là, « ses inconvénients durent encore ».
La fatuité bien française qui consiste à croire la bataille gagnée avant de l’avoir engagée, le goût incorrigible pour les bons mots qui évite de penser vraiment et pour la petite anecdote mesquine, le besoin de paraître en toutes circonstances pour masquer le manque d’originalité vraie, la frivolité devenue de longue date une maladie sociale, sont décortiqués dans Les Modérés mieux que dans tout autre livre sur la psychologie nationale. Bonnard estime que les Français, toutes classes sociales confondues, se caractérisent par un « incroyable éloignement du réel » ; leur « curiosité volage pour toutes les idées », qui fait qu’ils se croient généralement très malins, n’est pour lui « que l’incapacité d’en retenir fortement aucune ».
La démocratie, qui érige le café du commerce en système de commentaire permanent de la vie, où le premier crétin venu peut se flatter d’avoir des opinions sur tout à la mesure même de son ignorance, a donc renforcé un vieux défaut national et fourni des conditions idéales, s’il est permis de s’exprimer ainsi, à l’épanouissement béat du phraseur parasitaire. Mais ce que le génie de Bonnard pour saisir la psychologie des peuples met bien en relief, c’est que cet égotisme extrême ne débouche même pas sur une quelconque originalité intéressante.
On sait que l’Angleterre a la réputation justifiée d’être le pays des bizarres et des sociétés d’excentriques. Or Bonnard, dans un écrit postérieur d’un an aux Modérés, avait bien vu tout ce qui sépare l’individualisme français, vêtu de sa seule médiocrité, de l’originalité authentique dont certains Anglais, natifs d’un vieux pays dont l’identité profonde n’a pas été déchirée par les remous de l’histoire, étaient et sont capables de faire preuve. Une intuition infaillible le guide ici, qui lui fait écrire à propos de l’originalité : « En France, elle est ajoutée à l’individu, on pourrait la lui ôter. En Angleterre, elle lui est inhérente. En France, elle est artificieuse et volontaire, en Angleterre ingénue et involontaire. En France, c’est souvent un plumet dont s’attife l’individu ; la prétendue singularité n’est qu’une bravade de l’homme ordinaire. Elle a des origines sociales et non naturelles, c’est une façon de paraître et non d’exister. Elle a des causes mondaines, et ainsi elle est déterminée d’avance par les tendances et par les modes de cette société où l’individu la manifeste. En Angleterre, au contraire, l’originalité visible de l’individu exprime sa singularité réelle […], celui qui la manifeste ainsi se moque de l’opinion, et ne se soucie pas de l’applaudissement social » (42).
Appliquée à la vie politique, la logomachie démocratique fait l’objet de deux remarques essentielles, d’une actualité étonnante, de la part de Bonnard. L’une est d’ordre général et porte sur la guerre sémantique, l’une des caractéristiques majeures du XXe siècle : « Le premier réalisme, en politique, est de connaître les démons qui sont cachés dans les mots ». L’autre est d’ordre local, et chaque jour qui passe en confirme le bien-fondé : « La France est le pays où l’on a peur des mots, comme dans d’autres on a peur des fantômes : en face de ceux qui servent d’épouvantails, il y a ceux qui servent d’appâts ».
La peur française des mots n’empêche pas de parler, bien au contraire. C’est une fausse peur soigneusement calculée qui vise à ahurir par des mots et à couper la parole, à interdire de parole ceux qui ont été préalablement désignés par certains mots employés comme des armes. Cela ne vaut pas seulement pour des termes comme “extrême droite”, “racisme”, “fascisme”, “nazisme”, devenus indéfiniment applicables et extensibles depuis 1945. À l’époque des Modérés, il était déjà admis qu’un “conservateur” est nécessairement hostile à tout “changement”, qu’un “réactionnaire” ne peut que tourner le dos à toute espèce de “progrès”, qu’un catholique convaincu est un homme prisonnier de “dogmes dépassés”, quand d’autres, les francs-maçons par exemple, ont pour eux la “tolérance” et la “liberté d’esprit”.
Mais il est vrai que ces formes de péjoration n’étaient rien en comparaison de la gigantesque imposture lexicale du soi-disant “racisme” d’aujourd’hui. En effet, si les mots avaient encore un sens dans ce pays subverti jusqu’à la moelle, le mot “racisme” devrait désigner exclusivement une idéologie affirmant le caractère central du facteur racial dans le cadre d’une tentative d’explication de l’histoire, ou bien soutenant la supériorité d’une ou plusieurs races sur les autres, et le droit subséquent des premières à exploiter, voire à exterminer les secondes. Or, tout cela n’a strictement rien à voir avec la tradition doctrinale du mouvement national en France, où les théoriciens du “racisme” n’ont jamais eu le moindre succès. Avec l’antiracisme actuel, on sort en fait de toute rationalité, de toute logique, pour tomber dans le conditionnement de masse. Comme l’a bien vu Jules Monnerot, « l’antiracisme est un racisme contre les racistes », ou, plutôt, contre ceux ainsi qualifiés. « Le groupe détesté est construit par le groupe détestateur qui sélectionne des traits réels et même, en plus, des traits imaginaires, traits qui sont l’objet de rites d’exécration et de malédictions collectives à la mode du XXe siècle réputé civilisé, surtout de malédictions médiatiques. Ce sont techniquement les plus parfaites excitations à la haine qu’on ait connues dans l’histoire de l’humanité »(43).
Rééditer Les Modérés, c’est donc aussi participer à l’entreprise de démontage du terrorisme intellectuel savamment mis en œuvre par les défenseurs des idées “généreuses”.
Enfin, il est évident que l’ouvrage de Bonnard est plus actuel que jamais si on le replace dans l’histoire de la droite française au XXe siècle. L’opposition modéré/réactionnaire sur laquelle Bonnard revient à plusieurs reprises, recoupe deux autres oppositions qui n’ont cessé de marquer le mouvement national en France : celle des “nationaux” et des “nationalistes”, celle des notables et des militants. Les réflexions de Bonnard sur les émeutes du 6 février 1934, qu’on lira au détour de plusieurs pages des Modérés, permettent déjà de comprendre ce qu’il pensait de l’agitation brouillonne des “nationaux”. Dans son Journal, il est beaucoup plus clair, c’est-à-dire beaucoup plus méprisant. C’est ainsi qu’il note à propos du colonel de La Rocque, le chef des Croix-de-Feu : « La Rocque, me dit-on, a quelque chose de fonctionnaire en lui. Non. De factionnaire. Un autre me dit : il organise des défilés. Non. Des défilades » (44).
“Le Destin n’attend pas”
Le 7 décembre 1940, Abel Bonnard écrit dans l’un des articles qu’il réunira l’année suivante sous le titre Pensées dans l’action : « Le Destin n’attend pas : dans la vie des nations comme dans celle des individus, il n’y a que de rares moments de choix, dont il faut reconnaître l’insigne importance, si l’on veut profiter pleinement des chances qu’ils nous offrent. L’Occasion est une déesse qui ne s’assied pas » (45).
Le futur successeur du latiniste Jérôme Carcopino au ministère de l’Éducation nationale du régime de Vichy, poste qu’il occupera du 18 avril 1942 au 20 août 1944, croit donc que la cuisante défaite de juin 1940 est une occasion à saisir pour répudier la démocratie et tenter de rebâtir de fond en comble un ordre français. Une espérance de renaissance a brillé un instant, à laquelle Bonnard s’est rallié, comme tant d’autres, par détestation de la démocratie et de la République, certes, mais aussi par patriotisme. On ne saurait expliquer ses choix, en revanche, par une germanophilie prononcée. Classique par son style et par sa culture, Bonnard a toujours été beaucoup plus tourné vers la Grèce, Rome ou l’Asie que vers l’Europe du Nord, et il est plus que probable que le “romantisme d’acier” cher au Dr Goebbels n’évoquait rien pour lui. Mais Bonnard a succombé aux sirènes “européanistes” de la propagande allemande et pensé — à tort — que l’Allemagne hitlérienne avait sincèrement renoncé à son pangermanisme devant les nécessités urgentes de la “croisade” antibolchevique à l’Est.
L’explication proposée par un esprit pourtant aussi fin qu’Ernst Jünger, qui mentionne Bonnard à quatre reprises dans son Second Journal parisien (1943-1945), n’est pas convaincante. En date du 31 août 1943, Jünger note : « Pourquoi Bonnard, cet homme sagace, à l’esprit clair, se perd-il dans de tels domaines de la politique ? En le voyant, j’ai pensé à ce mot de Casanova, disant qu’aux fonctions d’un ministre devait être associé un charme qu’il ne parvenait pas à comprendre, mais qui opérait sur tous ceux qu’il avait vus dans un tel poste. Au vingtième siècle, il ne reste plus que le travail et les coups de pied de l’âne que vous donne la populace, et auxquels il faut se résigner tôt ou tard » (46).
Bonnard en conseiller du Prince et homme d’influence, délaissant les croisières d’autrefois, les conversations mondaines et les lectures érudites, pour satisfaire un appétit de pouvoir et savourer encore mieux le goût bien agréable de la revanche sur un régime honni ? Peut-être, ce sont des choses qui arrivent assez souvent aux intellectuels, y compris aux plus raffinés d’entre eux. Mais il nous paraît plus juste de penser que Bonnard, qui n’avait personnellement rien à gagner à s’engager dans cette aventure et qui était très au-dessus de la foire aux vanités, s’est engagé avec l’énergie du désespoir : l’occasion offerte par l’histoire a dû lui sembler la dernière chancepour la France et l’Europe. On lit dans l’un des nombreux manuscrits qu’il a laissé inachevés, et qui date du lendemain de la Première Guerre mondiale : « … il y a une gaieté suprême dans les actions presque désespérées : ce sont en un sens les plus libres » (47).
Cette explication nous paraît confirmée par le silence quasi total de l’exil madrilène de Bonnard. Celui-ci aura vécu vingt-trois ans en Espagne (de 1945 à 1968) sans écrire aucun livre, tout en songeant vaguement à reprendre quelques projets d’ouvrages. La misère d’abord, la pauvreté ensuite connues par lui à Madrid, ne peuvent rendre compte, à elles seules, de cette stérilité. Bonnard s’est volontairement muré dans le silence, choisissant de disparaître avec son monde. Ses tout derniers écrits portent la marque d’un pessimisme et d’une misanthropie accusés. Dans le texte présenté comme son testament politique, et qui date de 1962, Bonnard écrit : « Maintenant, tout est dit. […] Désormais, les événements se font tout seuls. On est entré dans une période géologique de l’histoire, qui peut se caractériser aussi bien par des effondrements subits que par des engourdissements infinis, tandis qu’une réalité inconnue monte lentement vers la surface des choses. Tout se tient, aucun problème ne peut plus être encadré, étudié, résolu isolément par l’esprit. […] Le désastre de l’homme s’étend à toute la terre. […] Où nous avions voulu fonder un ordre, un abîme s’ouvre. Il arrive ce que nous nous étions expressément proposé d’éviter : le monde tombe dans le chaos » (48).
Le 19 février 1962, Bonnard dit, à la manière de Cioran mais avec plus de concision encore : « La Mort nous cache le regret de quitter le monde dans le bonheur de quitter les hommes » (49). Le 6 février 1966, il répond à des amis qui le sollicitent pour la réédition de l’un de ses livres : « Penser à mes papiers me fatigue, outre l’indifférence plénière, foncière, complète, absolue, océanique que j’ai pour ce que les gens peuvent penser de moi » (50).
Que les sombres pronostics de Bonnard sur l’avenir, non pas seulement de la France et de l’Europe, mais de tout ce qui mérite le nom de culture, se vérifient demain ou non, il restera ce joyau que sont Les Modérés, livre écrit dans une langue éblouissante du début à la fin, rempli de phrases à la cadence parfaite et frappées comme des maximes. Céline, qui avait un goût très sûr en matière littéraire et qui savait apprécier les écrivains les plus éloignés de lui par le style, a dit de Bonnard : « Un des plus beaux esprits français […] tout à fait dans la tradition de Rivarol ». Quant au désespoir, nous pourrons toujours lui opposer cette maxime de Bonnard, qui égale celles de la sagesse universelle : « Si l’histoire est une tragédie pour l’âme, elle reste une comédie pour l’esprit ».
► Philippe Baillet, Présentation des Modérés, éd. des Grands Classiques (ELP), 1993.
Notes :
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Ex: http://nietzscheacademie.over-blog.com
Nietzsche académie - Quelle importance a Nietzsche pour vous ?
Mike Kasprzak - Nietzsche a été un révélateur. J'ai découvert Nietzsche vers la vingtaine, et j'ai été alors plein d'interrogations. Il y avait en moi énormément de germes d'idées qui ne trouvaient pas de réponse dans le monde extérieur. Qui ne trouvaient pas d'écho. Qui étaient en dissonance complète avec ce que je pouvais observer. Et j'ai découvert Nietzsche. Il a alors été ce révélateur. Voire même plus, un confirmateur, pour ne pas dire un affirmateur. Il a été la confirmation, l'alibi à ces interrogations. Non je me trompais pas. J'étais simplement en dehors du monde, de ce monde, et je ne le savais pas. Lire Nietzsche m'a confirmé dans mes idées. Pour revenir à l'auteur en lui même, philosophiquement, Nietzsche a pour moi une importance fondamentale par le fait qu'il est un est des philosophes les plus pragmatiques. Et la philosophie se doit d'être pragmatique, elle doit apporter des réponses directes et concrètes à la vie, la condition humaine, et Nietzsche est sans aucun doute celui qui s'en approche le plus.
N.A. - Être nietzschéen qu'est-ce que cela veut dire ?
M.K. - Bien que le terme « nietzschéen » soit bien souvent décrié, on peut tout de même essayer de lui en donner une définition. Être nietzschéen signifie être en accord avec les préceptes nietzschéens, et, bien que l'on qualifie souvent Nietzsche d’anti-système, en analysant sa philosophie, on peut extraire quelque chose de systématique en elle. Ce système c'est avant tout la déconstruction des mythes, des idoles. La dispersion des mensonges et des illusions. La philosophie nietzschéenne agit avant tout comme un prisme, un prisme qui disperse la lumière blanche pour faire apparaître l'ensemble du spectre visible. Il en est de même avec les faits, les interprétations, les morales. Être nietzschéen c'est lire les faits, les actes, à travers un prisme. La lumière du réel n'est plus simplement blanche, opaque, confuse, elle nous apparaît distincte, discrète, sincère, identifiable et démystifiée. Être nietzschéen, signifie donc, en partie, savoir observer le réel dans tout sa crudité. C'est observer les entrailles du réel. Pour savoir ce que cela veut dire, pour savoir quels sont ces mensonges, ces illusions, il faut lire Nietzsche lui-même.
N.A. - Quel livre de Nietzsche recommanderiez-vous ?
M.K. - Pour une introduction à Nietzsche, je dirais « Crépuscule des idoles », qui est accessible, condensé, et fulgurant. Une bonne entrée en la matière. De la dynamite. Sinon pour une étude plus en profondeur, je pense que le duo « Généalogie de la morale » et « Par delà bien et mal » sont des lectures indispensables. Je garde « Ainsi parlait Zarathoustra » pour les lecteurs assidus, je ne pense pas qu'il soit recommandable à une personne qui souhaite découvrir Nietzsche. Certains livres pré-Zarathoustra peuvent aussi être une entrée en matière intéressante, comme Le Gai Savoir ou Aurore.
N.A. - Le nietzschéisme est-il de droite ou de gauche ?
M.K. - Si l'on considère la droite et la gauche actuelle française, ni l'un ni l'autre. Malgré tout, si l'on veut essayer de placer Nietzsche sur l'échiquier politique, ce qui est certain c'est que Nietzsche ne serait pas à gauche. Son refus de la démocratie, de l'égalité imposée à tous les hommes, entre autre, font qu'il ne peut pas être à gauche. Cela dit il n'est pas non plus fondamentalement à droite, en précisant en peu plus, Nietzsche serait plutôt du côté des anarchistes de droite, voir même des anarchistes individualistes. La question reste compliquée mais ce qui est sûr c'est qu'il n'est pas de gauche.
N.A. - Quels auteurs sont à vos yeux nietzschéens ?
M.K. - On retrouve du Nietzsche (pour tout un tas de raisons), chez : Hamsun, notamment avec Faim et Mystères, Strindberg, avec Au bord de la vaste mer, Dostoïevski par moments (voir le personnage de Raskolonikov), Calaferte, Hemingway par moment, Julius Evola, Pierre Drieu de la Rochelle, Fante et Bukowski également, et j'en oublie sûrement beaucoup.
N.A. - Pourriez-vous donner une définition du surhomme ?
M.K. - Question difficile tant cette notion a été peu abordée par Nietzsche, mais qui lui confère une espèce de mythe, de place centrale, alors que le surhomme n'est finalement que la pointe de l'iceberg de la philosophie nietzschéenne. Le surhomme c'est premièrement, comme l'indique son article défini « le », l'homme seul. Non pas forcément seul socialement, mais seul face à ses choix, face à ses actes, faces à ses responsabilités et face à son destin. Ensuite le surhomme, c'est l'homme qui affirme,l'homme qui dit oui. C'est un homme qui agit, qui recherche ce que Nietzsche nommait la Volonté de puissance, qui s'en abreuve et s'en épanouit. C'est aussi le sens de la Terre, et en cela le sens de la Vie, c'est l'homme qui accepte sa condition d'être mortel, son destin de mortel, et la souffrance l'accompagnant. C'est l'homme qui finalement accepte de se dire que tout lui est favorable. Le bon comme le mauvais. C'est finalement un homme qui aime et qui aime aimer.
N.A. - Votre citation favorite de Nietzsche ?
M.K. - « Plus nous nous élevons et plus nous paraissons petits à ceux qui ne savent pas voler. » Aurore.
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par Nicolas Bonnal
Ex: http://www.dedefensa.org
Lire la correspondance de Flaubert, c’est comme visiter ce beau pays qu’on ne connaissait que par les films ou les cartes postales. C’est le découvrir lui par-delà des personnages et des histoires. Même le style est mieux, qui échappe aux aigres remarques de notre Roland Barthes. Un mot revient : assommant, un autre : ennui. Tout est vain, tout est mort, tout a été, comme dira Nietzsche.
Commençons par la bonne femme. Il n’y va pas avec le dos de cuiller Flaubert, d’autant qu’Istanbul est déjà saturé de tourisme.
« La femme orientale est une machine, et rien de plus ; elle ne fait aucune différence entre un homme et un autre homme.
Fumer, aller au bain, se peindre les paupières et boire du café, tel est le cercle d'occupations où tourne son existence.
Quant à la jouissance physique, elle-même doit être fort légère puisqu'on leur coupe de bonne heure ce fameux bouton, siège d'icelle. »
La suite avec Chesterton et son évocation du féminisme.
Après il s’énerve avec notre paysan à la française, et il annonce notre condition de zombies du présent perpétuel (Hegel, Kojève, Debord). C’est que la race est partie, évanouie, comme dira à la même époque Mallarmé, de vingt son cadet (à Flaubert, pas au paysan), dans Igitur :
« Tout cela est assommant. Quelle basse crapule aussi que tous ces paysans ! Oh ! la race, comme j'y crois ! Mais il n'y a plus de race ! Le sang aristocratique est épuisé ; ses derniers globules, sans doute, se sont coagulés dans quelques âmes.
Si rien ne change (et c'est possible), avant un demi-siècle peut-être l'Europe languira dans de grandes ténèbres et ces sombres époques de l'histoire, où rien ne luit, reviendront. »
Lisait-il Gobineau ? Puis vient le petit rêve comme toujours chez Flaubert. C’est le syndrome saint-Julien :
« Alors quelques-uns, les purs, ceux-là, garderont entre eux, à l'abri du vent, et cachée, l'impérissable petite chandelle, le feu sacré, où toutes les illuminations et explosions viennent prendre flamme. »
On parlait de zombies. Avant de mourir, les purs devront saluer les tombeaux (avec les touristes) ?
« Je ferai comme ceux qui, avant de partir pour un long voyage, vont dire adieu à des tombeaux chers. »
L’Alhambra, le Taj Mahal, on le sait, c’est bourré et pollué. Et aussi tout est remplacé, même mon généralife.
Et comme on parlait des paysans :
« Ils écoutaient sans répondre, comme le père Gouy, prêt à accepter tout gouvernement, pourvu qu’on diminuât les impôts. »
Mais je triche, c’est dans Bouvard.
Avant Bloy et son âme d’empereur, Flaubert comprend Napoléon (ce génie incompris) et il envoie promener Lamartine, ce « couillon qui n’a jamais pissé que de l’eau claire » :
« J'ai lu avant−hier, dans mon lit, presque tout un volume de l'Histoire de la Restauration de Lamartine (la bataille de Waterloo). Quel homme médiocre que ce Lamartine ! Il n'a pas compris la beauté de Napoléon décadent, cette rage de géant contre les myrmidons qui l'écrasent. Rien d'ému, rien d'élevé, rien de pittoresque. Même Alexandre Dumas eût été sublime à côté. »
Car Lamartine c’est déjà du Hollande avec du style (attention que pour Joyce, Graziella est le meilleur récit en prose de notre langue) et des dettes. Thoreau dit qu’on peut très bien vivre sans savoir que la révolution a eu lieu – ou le bombardement en Syrie. Flaubert est d’accord, et cela donne :
« J'ai eu aujourd'hui un grand enseignement donné par ma cuisinière. Cette fille, qui a vingt−cinq ans et est Française, ne savait pas que Louis−Philippe n'était plus roi de France, qu'il y avait eu une république, etc. Tout cela ne l'intéresse pas (textuel). Et je me regarde comme un homme intelligent ! Mais je ne suis qu'un triple imbécile. C'est comme cette femme qu'il faut être. »
Oui, il faut être. Etre informé (ou infirmé) c’est ne pas être.
Mais restons polémique avec cette humanité moderne abrutie qui l’exaspère à chaque instant ; elle gesticule, elle bouffe, elle voyage, elle communique, elle réagit. Et en plus elle s’aime :
« C'est une chose curieuse comme l'humanité, à mesure qu'elle se fait autolâtre, devient stupide. Les inepties qui excitent maintenant son enthousiasme compensent par leur quantité le peu d'inepties, mais plus sérieuses, devant lesquelles elle se prosternait jadis. Ô socialistes ! C'est là votre ulcère : l'idéal vous manque et cette matière même, que vous poursuivez, vous échappe des mains comme une onde. L'adoration de l'humanité pour elle-même et par elle-même (ce qui conduit à la doctrine de l'utile dans l'Art, aux théories de salut public et de raison d'état, à toutes les injustices et à tous les rétrécissements, à l'immolation du droit, au nivellement du beau), ce culte du ventre, dis-je, engendre du vent (passez-moi le calembour), et il n'y a sorte de sottises que ne fasse et qui ne charme cette époque si sage. »
Après il fait une énumération tordante à la Rabelais, ce bon docteur qu’il adorait. Les slogans politiques se mêlent dans l’accumulation bédouine de nos adorations modernes, dans ce catalogue Wal-Mart de nos consommations chafouines :
« Car la canaillerie n'empêche pas le crétinisme. J'ai déjà assisté, pour ma part, au choléra qui dévorait les gigots que l'on envoyait dans les nuages sur des cerfs-volants, au serpent de mer, à Gaspar Hauser, au chou colossal, orgueil de la Chine, aux escargots sympathiques, à la sublime devise «liberté, égalité, fraternité», inscrite au fronton des hôpitaux, des prisons et des mairies, à la peur des Rouges, au grand parti de l'ordre ! Maintenant nous avons «le principe d'autorité qu'il faut rétablir». J'oubliais les «travailleurs», le savon Ponce, les rasoirs Foubert, la girafe, etc. Mettons dans le même sac tous les littérateurs qui n'ont rien écrit (et qui ont des réputations solides, sérieuses) et que le public admire d'autant plus, c'est-à-dire la moitié au moins de l'école doctrinaire, à savoir les hommes qui ont réellement gouverné la France pendant vingt ans. »
Un autre qui rigole bien avec le sujet à cette époque est Dostoïevski (né la même année). C’est dans le Crocodile (voyez mon livre) :
« Qu’importe que la pitié aille à un mammifère ou à l’autre ? N’est-ce pas à l’européenne ? On y plaint aussi les crocodiles, en Europe ! Hi ! hi ! hi ! »
Les crocodiles on les plaint en Europe, mais pas les chrétiens d’Irak ou de Syrie.
Du coup notre doctrinaire en devient aristocrate. A ce propos revoyez en DVD – faute de mieux – le plaisir de Dieu et notre cher duc de Plessis-Vaudreuil, le seul personnage estimable de la télé française avec Nounours. Le premier épisode de cette eschatologique série (la préférée de mon ami Jean Phaure) montrait la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le dernier la séparation de la France et de l’Histoire. Bernanos vers 1945 :
« Aujourd'hui même les journaux nous apprennent la nouvelle que la langue française ne sera pas considérée à San Francisco comme une langue diplomatique. Nos représentants devront donc faire traduire leurs discours en anglais, en espagnol ou en russe. Nous voilà loin du temps où l'Académie de Berlin proposait son fameux sujet de concours “Les raisons de la supériorité de la langue française” ».
Mais laissons Flaubert s’exprimer :
« Eh bien, oui, je deviens aristocrate, aristocrate enragé !
Sans que j'aie, Dieu merci, jamais souffert des hommes et (bien) que la vie, pour moi, n'ait pas manqué de coussins où je me calais dans des coins, en oubliant les autres, je déteste fort mes semblables et ne me sens pas leur semblable. »
Flaubert voit le patriotisme municipal disparaitre (comme Tocqueville), la fierté de libertés municipales aussi (Bernanos toujours) et le néant humanitaire de nos champions des Droits de l’Homme se poindre.
« Il fut un temps où le patriotisme s'étendait à la cité. Puis le sentiment, peu à peu, s'est élargi avec le territoire (à l'inverse des culottes : c'est d'abord le ventre qui grossit).
Maintenant l'idée de patrie est, Dieu merci, à peu près morte et on en est au socialisme, à l'humanitarisme (si l'on peut s'exprimer ainsi). »
Ce n’est pas qu’il ait eu de grandes aspirations passéistes non plus (qu’il dit) :
« Je crois que plus tard on reconnaîtra que l'amour de l'humanité est quelque chose d'aussi piètre que l'amour de Dieu. On aimera le Juste en soi, pour soi, le Beau pour le beau. Le comble de la civilisation sera de n'avoir besoin d'aucun bon sentiment, ce qui s'appelle. »
Mais voici le néant qui s’approche et qui n’a d’ailleurs rien de mallarméen, celui de Maastricht, de la théorie du genre, et du reste :
« La France a été constituée du jour que les provinces sont mortes, et le sentiment humanitaire commence à naître sur les ruines des patries. Il arrivera un temps où quelque chose de plus large et de plus haut le remplacera, et l'homme alors aimera le néant même, tant il s'en sentira participant. »
Puis il résume l’histoire de France récente, et notre condamnation au présent permanent, devinée par Kojève, Hegel ou par Cournot :
« 89 a démoli la royauté et la noblesse, 48 la bourgeoisie et 51 le peuple. Il n'y a plus rien, qu'une tourbe canaille et imbécile. »
Après c’est l’art pour tous et tout pour tous. Sur 1851 lire et relire le Dix-Huit Brumaire de Karl Marx, sans oublier les Châtiments quand même (les allusions à Fould…).
« Nous sommes tous enfoncés au même niveau dans une médiocrité commune. L'égalité sociale a passé dans l'esprit. On fait des livres pour tout le monde, de l'art pour tout le monde, de la science pour tout le monde, comme on construit des chemins de fer et des chauffoirs publics. L'humanité a la rage de l'abaissement moral, et je lui en veux de ce que je fais partie d'elle. »
Encore un peu d’allusion à Julien (le guerrier, le chasseur) pour survivre à tout cela :
« Je pense à de grandes chasses féodales, à des vies de château. Sous de larges cheminées, on entend bramer les cerfs au bord des lacs, et les bois frémir. »
Une petite claque contre Balzac. C’est Proust qui dira qu’il était bas, Balzac (« Je ne parle pas de la vulgarité de son langage… »). Il le cogne encore mieux que dans Bouvard et Pécuchet :
« Les héros pervers de Balzac ont, je crois, tourné la tête à bien des gens. La grêle génération qui s'agite maintenant à Paris autour du pouvoir et de la renommée a puisé, dans ces lectures, l'admiration bête d'une certaine immoralité bourgeoise à quoi elle s'efforce d'atteindre. J'ai eu des confidences à ce sujet. Ce n'est plus Werther ou St-Preux que l'on veut être, mais Rastignac ou Lucien de Rubempré. »
Après les Rastignac de Prisunic en prennent un peu plus dans la lampe comme on dit :
« D'ailleurs tous ces fameux gaillards pratiques, actifs, qui connaissent les hommes, admirent peu l'admiration, visent au solide, font du bruit, se démènent comme des galériens, etc., tous ces malins, dis-je, me font pitié, et au point de vue même de leur malice, car je les vois sans cesse tendre la gueule après l'ombre et lâcher la viande. »
Un peu de Jésus (Flaubert est notre dernier mystique), celui qui vint s’écraser nu contre Julien au moyen âge et qu’il invite ici à déblayer le terrain des supermarchés et des salles de change :
« Oh Jésus, Jésus, redescends donc pour chasser les vendeurs du temple ! Et que les lanières dont tu les cingleras soient faites de boyaux de tigre ! Qu'on les ait trempées dans du vitriol, dans de l'arsenic ! Qu'elles les brûlent comme des fers rouges ! Qu'elles les hachent comme des sabres et qu'elles les écrasent comme ferait le poids de toutes tes cathédrales accumulées sur ces infâmes ! »
Ailleurs, comme Gautier dans son poème sur le peintre espagnol Ribera (il adore Gautier, et aussi Leconte d’ailleurs, et comme il a raison !), il explique pourquoi l’on souffre.
« Chose étrange, à mesure qu'on s'élève dans l'échelle des êtres, la faculté nerveuse augmente, c'est−à−dire la faculté de souffrir. Souffrir et penser seraient−ils donc même chose ? Le génie, après tout, n'est peut−être qu'un raffinement de la douleur, c'est−à−dire une plus complète et intense pénétration de l'objectif à travers notre âme. La tristesse de Molière, sans doute, venait de toute la bêtise de l'Humanité qu'il sentait comprise en lui. »
Gautier disait cela je crois (je récite de mémoire avec un trémolo dans la voix) :
« Les plus grands cœurs, hélas, ont les plus grandes peines !
Dans la coupe profonde il tient plus de douleurs…
Le ciel se venge ainsi sur les gloires humaines ! »
Mais aujourd’hui c’est tout le monde démocratique qui souffre. Alors on prend des médicaments et surtout des congés-maladie.
Cousin Nietzsche s’amusera aussi avec son dernier homme :
« Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement. »
Il est fort ce Nietzsche. Lui est vraiment mort en génie – en embrassant un cheval.
Encore un petit coup contre les humanitaires :
« Le seul moyen de vivre en paix, c'est de se placer tout d'un bond au-dessus de l'humanité entière et de n'avoir avec elle rien de commun, qu'un rapport d'œil. Cela scandaliserait les Pelletan, les Lamartine et toute la race stérile et sèche (inactive dans le bien comme dans l'idéal) des humanitaires, républicains, etc. Tant pis ! Qu'ils commencent par payer leurs dettes avant de prêcher la charité, par être seulement honnêtes avant de vouloir être vertueux. La fraternité est une des plus belles inventions de l'hypocrisie sociale ».
Que faire ? Se consoler bien sûr. La musique avec Schopenhauer (il en parle trop bien) et Bruckner (l’adagio de la septième !) et puis le plus grand des (Trois) contes :
« Le père et la mère de Julien habitaient un château, au milieu des bois, sur la pente d'une colline. »
C’est joli cela, aussi :
« Il affranchit des peuples. Il délivra des reines enfermées dans des tours. C'est lui, et pas un autre, qui assomma la guivre de Milan et le dragon d'Oberbirbach. »
Et voyez cette phrase pas très ratée enfin :
« Julien accourut à son aide détruisit l'armée des infidèles, assiégea la ville, tua le calife, coupa sa tête, et la jeta comme une boule par-dessus les remparts. »
C’est Borges qui dit que Flaubert a inventé le roman avec Bovary et qu’il l’a liquidé avec Bouvard et Pécuchet ; il y en a depuis qui jouent aux écrivains.
« El hombre que con Madame- Bovary forjó la novela realista fue también el primero en romperla.”
Littérature moderne ! Avant Flaubert il n’y avait rien, et après il n’y a plus eu grand-chose (Hermann Broch et son Virgile peut-être ?). Plus exactement : il n’y avait besoin de rien avant, et il n’y eut plus besoin de grand-chose (de notre Ada, peut-être ?).
Tiens, un peu de Flaubert pour quelque Sainte Célébration à venir :
« Alors le Lépreux l'étreignit ; et ses yeux tout à coup prirent une clarté d'étoiles ; ses cheveux s'allongèrent comme les rais du soleil ; le souffle de ses narines avait la douceur des roses ; un nuage d'encens s'éleva du foyer, les flots chantaient. Cependant une abondance de délices, une joie surhumaine descendait comme une inondation dans l'âme de Julien pâmé ; et celui dont les bras le serraient toujours grandissait, grandissait, touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs de la cabane. Le toit s'envola, le firmament se déployait ; et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre Seigneur Jésus, qui l'emportait dans le ciel. »
Nicolas Bonnal – Chroniques culturelles et politiques (1, 2, 3 et bientôt 4) ; Dostoïevski et la modernité occidentale (sur ma page amazon.fr) ; le voyageur éveillé (Les Belles Lettres)
Jorge-Luis Borges – Discussion
Fiodor Dostoïevski – Le crocodile (Gutenberg.org) ; les possédés (ebooksgratuits.com)
Gustave Flaubert – Trois contes (ebooksgratuits.com) ; la légende de saint-Julien l’Hospitalier ; Correspondance (2ème série, 1850-1854, sur ebookslib.com).
Alphonse de Lamartine – Graziella (ebooksgratuits.com)
Stéphane Mallarmé - Igitur ou la Folie d’Elbehnon (wikisource.com)
Karl Marx – le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte
Frédéric Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (prologue)
Marcel Proust – Contre Sainte-Beuve
Arthur Schopenhauer – le monde comme volonté et comme représentation, pp.599-626
(Numérisé par Guy Heff - www.schopenhauer.fr)
Henry Thoreau – Walden (If one may judge who rarely looks into the newspapers, nothing new does ever happen in foreign parts, a French revolution not excepted.)
Roland Barthes – Le degré zéro de l’écriture
Georges Bernanos – La France contre les robots
Léon Bloy – L’âme de Napoléon
Hermann Broch – La mort de Virgile
Nicolas Bonnal – Céline, la colère et les mots (Ed. Avatar)
Vladimir Nabokov – Ada
Gilbert Keith Chesterton – Heretics; What I saw in America (Gutenberg.org)
Théophile Gautier – Poèmes choisis (de mémoire)
Arthur de Gobineau – Essai sur les races humaines (sur uqac.ca)
Philippe Grasset – La Grâce de l’Histoire (éditions mols)
Victor Hugo – Les Châtiments
Alexis de Tocqueville – L’Ancien régime et la révolution
Au plaisir de Dieu (1977) – de Robert Mazoyer, avec Jacques Dumesnil – Episode 1, les Inventaires (traditionnellement et incorrectement orienté) _ Episode 5, la déchirure (grand moment entre le duc et le général Von Stulpnagel, futur martyr du nazisme) ; Episode 6, le vent du soir (la fin du domaine et de la France au sens où l’entendent ceux qui ont une âme et une mémoire)
Editions Koba Films vidéo. Présentation de notre sympathique russe blanc Pierre Tchernia, qui rappelle que quinze millions de Français suivaient alors cet outrage télévisuel à la modernité républicaine, et que les bons Français donnaient du Monsieur le Duc à Notre Jacques Dumesnil dans la rue. Tout cela pourra-t-il renaître ?
Flaubert : « Eh bien, oui, je deviens aristocrate, aristocrate enragé ! »
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Even when he sometimes touches upon subjects that are even “controversial” (i.e. do not conform to general ideas) for people within the manosphere, he often makes good points and either creates laughter or encourages reflection. While his novels mainly take place in France, many of the discourses can be contextualized so that an American can draw the same conclusions with regard to his native country.
In this article I will describe and explain some of the core ideas that Houellebecq has written about in Whatever, The Elementary Particles (2000), Platform (2002), The Possibility of an Island (2005), The Map and the Territory (2012), and Submission (2015). I have also read some of his material in French, such as Lanzarote (2000), but focus solely on the English translations of the novels. Secondarily I will also make value judgments about the overall quality of each novel.
As ROK writer Troy Francis emphasizes in his terrific article, Houellebecq was one of the first thinkers to analyze the sexual marketplace. This angle was mainly used in Whatever, in which the unnamed protagonist and his ugly virgin co-worker Raphael face the reality of contemporary Western social-liberal culture.
The semi-depressed and cynical protagonist has had sex, although it was about two years ago since the last time, and is thus not a total lost case, but prefers to jerk off rather than to compete for the meat while in a nightclub. His friend, on the other hand, is simply too ugly to bang and even considers to kill a more sexually successful black guy in resentment. It is misanthropic and not very uplifting, although the reality for some people.
“Economic liberalism is an extension of the domain of the struggle, its extension to all ages and all classes of society. Sexual liberalism is likewise an extension of the domain of the struggle, its extension to all ages and all classes of society.”
Whatever is not as well-written and multi-faceted as Houellebecq’s later works, but quite entertaining and makes good points about for instance the significance of material wealth vis-a-vis emotional well-being.
The Elementary Particles and The Possibility of an Island focus on futuristic scenarios, cloning in particular. But whereas the former only has genetic programming as a frame, the plot in The Possibility of an Island alternately is about Daniel and his two clones, living as hermits in post-apocalyptic environments.
The real Daniel is an aging yet still successful comedian who manages to bang young hotties up to a point where even he becomes too old for his girlfriend. His hedonistic lifestyle can be looked upon as empty, but at least he is not miserable until he gets cuckolded. It is quite depressing to read about this process but also very realistic.
The controversy, especially spelled out at the end of The Elementary Particles, is that Houellebecq suggests that a world without men would be better and safer. I would leave it up to the readers to reflect on that.
Apart from this dimension, though, it is brimming with real-talk and sharp observations:
“The terrible predicament of a beautiful girl is that only an experienced womanizer, someone cynical and without scruple, feels up to the challenge. More often than not, she will lose her virginity to some filthy lowlife in what proves to be the first step in an irrevocable decline.”
Overall The Elementary Particles is better and perhaps his strongest novel up to this date. It features all of the main strengths of Houllebecq’s particular writing formula, such as dark humour, sharp political and philosophical commentary, social analysis and human relationships (both regarding love and lust).
In Platform, Houellebecq deals with hedonism in parallel with sex tourism in more depth. The protagonist is a 40-year old sex tourist, who, together with his much younger and hotter French girlfriend Valérie, starts to reflect upon the ideal modern world: a place in which less prosperous people, not only Thai (although a large share of the plot occurs in Thailand), can serve the needs of the global middle and upper classes. Only aggressive traditional religions/ideologies like Islam can stand in its way.
About 17 years later we know that this type of world has not been realized, although in part it is still the case that men go to places like Pattaya to have sex with prostitutes. In fact, Matrix-like phenomena such as virtual reality and human-like sex dolls and robots appear to be where things are heading.
Platform is still an entertaining and engaging novel. Some of the characters, Robert in particular, remind one about ROK contributors and commentators.
The conservative and traditional angle can fragmentarily be found within Houellebecq’s earliest works, but in The Map and the Territory one finds a more distinctive penchant for pre-modern ideas such as Ferdinand Tönnies’ Gemeinschaft (community preferred over society). For French people, a quiet life on the countryside might be preferable to the urban landscape.
There is also a connection between this and his succeeding book Submission, since the French traditionalist philosopher René Guénon is briefly mentioned in The Map and the Territory. In Submission his writings play a more explicit role in the realm of ideas.
Overall, though, the Islamization of France, is the core idea that Submission hinges upon. It is full of interesting observations:
Hidden all day in impenetrable black burkas, rich Saudi women transformed themselves by night into birds of paradise with their corsets, their see-through bras, their G-strings with multicolored lace and rhinestones. They were exactly the opposite of Western women, who spent their days dressed up and looking sexy to maintain their social status, then collapsed in exhaustion once they got home, abandoning all hope of seduction in favor of clothes that were loose and shapeless.
Style-wise The Map and the Territory might be Houellebecq’s strongest novel, which granted him the Goncourt prize, but idea-wise Submission is more worthwhile.
Even if many of these ideas have been covered by ROK over the years, and sometimes in more depth, Houellebecq is a great novelist and his books are worth reading only for the sake of pleasure (or for the sake of ideas). It can also be a way to red pill blue pill readers since he, despite the controversy that his books has led to, is a well regarded and award winning author. Strongly recommended.
Read More: Why Michel Houellebecq’s “Submission” Is The Most Important Novel Of 2015
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Il paraît que Victor Hugo est le plus grand poète français, « malheureusement ». Je lui ai toujours préféré Baudelaire, et je comprends mieux pourquoi.
Petit florilège sur le Progrès, la civilisation et les Lumières.
Quoi de plus absurde que le progrès, puisque l’homme reste toujours semblable et égal à l’homme, c’est-à-dire à l’état sauvage.
Parlant de l’Exposition universelle de 1855:
Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer. Je veux parler de l’idée du progrès.
Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.
Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.
[…] Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité.
Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l’humanité en proportion des jouissances nouvelles qu’il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture ; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si, enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir ?
Dans Écrits Intimes:
La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou antinaturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie.
A propos de Gautier, « il veut vivre en paix avec tout le monde, même avec l’Industrie et le Progrès, ces despotiques ennemis de toute poésie. »
Il est peu d’occupations aussi intéressantes, aussi attachantes, aussi pleines de surprises et de révélations pour un critique, pour un rêveur dont l’esprit est tourné à la généralisation, aussi bien qu’à l’étude des détails, et, pour mieux dire encore, à l’idée d’ordre et de hiérarchie universelle, que la comparaison des nations et de leurs produits respectifs.
Quand je dis hiérarchie, je ne veux pas affirmer la suprématie de telle nation sur telle autre. Quoiqu’il y ait dans la nature des plantes plus ou moins saintes, des formes plus ou moins spirituelles, des animaux plus ou moins sacrés, et qu’il soit légitime de conclure, d’après les instigations de l’immense analogie universelle, que certaines nations – vastes animaux dont l’organisme est adéquat à leur milieu, – aient été préparées et éduquées par la Providence pour un but déterminé, but plus ou moins élevé, plus ou moins rapproché du ciel, – je ne veux pas faire ici autre chose qu’affirmer leur égale utilité aux yeux de CELUI qui est indéfinissable, et le miraculeux secours qu’elles se prêtent dans l’harmonie de l’univers.
La philosophie des Lumières s’appuie sur la négation du péché originel.
« la négation du péché originel ne fut pas pour peu de chose dans l’aveuglement général »
« la vraie civilisation (…) n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes. Elle est dans la diminution des traces du péché originel »
Dans ses Études sur Poe, il salue l’auteur Américain d’avoir « imperturbablement affirmé la méchanceté naturelle de l’Homme. Il y a dans l’homme, dit-il, une force mystérieuse dont la philosophie moderne ne veut pas tenir compte; et cependant, sans cette force innommée, sans ce penchant primordial, une foule d’actions humaines resteront inexpliquées, inexplicables. (…) Cette force primitive, irrésistible, est la Perversité naturelle, qui fait que l’homme est sans cesse et à la fois homicide et suicide, assassin et bourreau ; (…) nous sommes tous nés marquis pour le mal ! »
Baudelaire entreprend donc de démolir la plus grande figure des Lumières, Voltaire:
« Je m’ennuie en France, surtout parce que tout le monde y ressemble à Voltaire. Emerson a oublié Voltaire dans ses Représentants de l’humanité. Il aurait pu faire un joli chapitre intitulé : Voltaire, ou l’anti-poète, le roi des badauds, le prince des superficiels, l’anti-artiste, le prédicateur des concierges, le père Gigogne des rédacteurs du Siècle. »
« Voltaire ne voyait de mystère en rien, ou qu’en bien peu de choses. »
« Dans Les Oreilles du comte de Chesterfield, Voltaire plaisante sur cette âme immortelle qui a résidé pendant neuf mois entre des excréments et des urines. Voltaire, comme tous les paresseux, haïssait le mystère. »
La foi en la science c’est le « paganisme des imbéciles »
« Nous avons tous l’esprit républicain dans les veines, comme la vérole dans les os, nous sommes Démocratisés et Syphilisés »
« Tout cela me rappelle l’odieux proverbe paternel : make money, my son, honestly, if you can, BUT MAKE MONEY. Quelle odeur de magasin ! comme disait J. de Maistre, à propos de Locke. »
Et pour finir de convaincre les hésitants, cette critique de Sartre vaut tous les viatiques: « Ce pervers a adopté une fois pour toutes la morale la plus banale et la plus rigoureuse »
Nota: pour atterrir, je remets du Victor Hugo, dont qui voit le navire du progrès « qui va à l’avenir divin et pur, à la vertu, à la science qu’on voit luire, à la mort des fléaux ». Baudelaire disait de lui qu’il avait « toujours le front penché ; trop penché pour rien voir, excepté son nombril. »
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Zone Critique se propose de revenir sur les écrivains oubliés, déclassés et maudits du Panthéon littéraire français afin de mieux cerner les enjeux de leurs postérités. Pierre Drieu la Rochelle semble être la figure idéale pour inaugurer le bal de notre nouvelle série. Ainsi, nous vous posons la question : “Peut-on encore lire Drieu la Rochelle ?” Dandy en 1920, fasciste en 1940, suicidé en 1945, que faire du cas Drieu la Rochelle ? Par delà le bien et le mal, l’écrivain collaborationniste et son œuvre peuvent-ils résister à nos idées reçus ?
‘’On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments.’’ André Gide
Depuis plusieurs années maintenant la presse s’emballe, les débats s’enflamment : faut-il laisser Robert Laffont rééditer Les Décombres de Lucien Rebatet ? La République doit-elle commémorer Céline ? Gallimard peut-il publier la Correspondance Morand /Chardonne ? Très récemment encore, une agitation toute superficielle, une écume journalistique faite à la fois de jugements tonitruants, de considérations philosophiques fragiles et de bons sentiments, nous a mis en garde contre Heidegger suite à la publication de ses Cahiers noirs. Drieu la Rochelle fait parti de ces maudits de la littérature, de ces exclus de la culture légitime. Ainsi, aujourd’hui, le milieu littéraire retient essentiellement de Drieu son engagement fasciste, son amitié pour Otto Abetz, les écrits antisémites de son Journal intime et sa collaboration avec le IIIème Reich durant l’Occupation de Paris. Et pourtant l’œuvre littéraire de Drieu la Rochelle témoigne bien plus d’une crise des valeurs, d’un doute perpétuel et généralisé que d’un engagement profond et simplificateur. Drieu a été fasciste, il serait indécent de le nier cependant il fut écrivain et bien d’autres choses encore…
Drieu a été fasciste, il serait indécent de le nier cependant il fut écrivain et bien d’autres choses encore…
Une esthétique de l’errance
Pierre Drieu la Rochelle est né en 1893 d’une famille bourgeoise conservatrice originaire de Normandie et a grandi à Paris dans l’ambiance délétère d’une famille qui se déchire, entre une mère dévouée et amoureuse et un père joueur, dépensier et infidèle. Élève brillant, déjà passionné par le dandysme de Barrès et l’égotisme stendhalien, il entame des études de Sciences Politiques rue Saint-Guillaume mais rate le diplôme de fin d’études. Mobilisé dès 1914, à 21 ans, il part au combat sur le front belge, emportant dans son paquetage Ainsi parlait Zarathoustra. Blessé trois fois durant le conflit, il revient de la guerre marqué par cette expérience et par sa lecture de Nietzsche. Il côtoie alors le Paris des Années folles, se rallie au groupe Dada, puis se rapproche des surréalistes dans les années 20, se lie d’amitié avec Aragon et Malraux. Noctambule, Drieu passe ses nuits à boire, à refaire le monde et à danser dans le petit milieu parisien des avant-gardes intellectuelles et artistiques. Il est déjà à l’époque attiré par des théoriciens de l’Action Française, comme Charles Maurras, figure intellectuelle majeure de l’entre-deux-guerres et oscille dans ses engagements et ses prises de positions politiques. Après ses recueils poétiques (Interrogation, Fond de Cantine) parus aux lendemains de la guerre, Drieu est remarqué en 1922 par son essai politique Mesure de la France, œuvre faisant le bilan du pays après la Grande Guerre et proposant une ligne politique républicaine, démocrate et de droite modérée, se voulant au-dessus des partis traditionnels. Il est à l’époque philosémite, occidentaliste, antimilitariste et anticlérical et participe à de nombreuses réunions d’artistes antifascistes. Il publie quatre ans plus tard son premier roman, L’homme couvert de femmes, à forte teinte autobiographique. A une vie de poète et de cabarets avec les surréalistes succède alors, avec l’accès à la notoriété, un quotidien de grand mondain. Invité aux dîners de la NRF, multipliant les conquêtes féminines, marié deux fois (dont une à l‘héritière juive Colette Jéramec), divorcé à deux reprises, amant de la femme de Louis Renault (fondateur emblématique de l’industrie automobile française), proche du gratin littéraire et de Jean Paulhan, Drieu participe à de multiples initiatives journalistiques, éditoriales et politiques. C’est à cette période qu’il écrit l’un de ses romans les plus célèbres le Feu Follet suivi de son recueil de nouvelles La Comédie de Charleroi.
Un homme hanté par le mal du siècle
Tout change pour Drieu à partir de l’attaque du Parlement par les ligues d’extrême droite du 6 février 1934. Dans les semaines qui suivent l’événement, Drieu part avec son ami Bertrand de Jouvenel en Allemagne où il rencontre Otto Abetz, futur ambassadeur du IIIème Reich à Paris pendant l’Occupation, qui lui propose de réaliser une série de conférence dans le pays. La succession d’affaires de corruption touchant la IIIème République et les premières expériences fascistes à l’étranger encouragent Drieu à croire à une régénérescence de la France par le fascisme afin d’empêcher le pays de sombrer dans une décadence orchestrée par les Francs-Maçons, la démocratie parlementaire, les gauchistes et les juifs qui l’obsèdent. La même année Drieu écrit un nouvel essai politique, Socialisme-Fascisme, dans lequel il déploie sa nouvelle idéologie. Deux ans plus tard il adhère au PPF de Jacques Doriot, premier parti français ouvertement fasciste, et devient éditorialiste dans l’organe de propagande du mouvement : l’Émancipation Nationale. C’est lors de ces années de changements radicaux qu’il écrit son plus grand roman à forte teneur autobiographique : Gilles.
Pendant l’occupation Drieu remplace Jean Paulhan à la tête de la NRF suite à une demande de l’occupant pour qui la Revue littéraire et les éditions Gallimard laissent trop de place aux juifs et aux communistes. Alors même que Drieu revendique à cette époque son appartenance au national socialisme, qu’il rédige des articles pour le quotidien collaborationniste de Brasillach et Rebatet ‘’Je suis Partout’’ et qu’il écrit dans son journal intime des pages d’un antisémitisme délirant, il fait libérer de nombreux écrivains prisonniers, comme Sartre, des camps de travail et aide Jean Paulhan à fuir la Gestapo.
Dès 1942, Drieu se désintéresse de la politique, ses œuvres et son journal ne font plus écho à un quelconque antisémitisme, l’écrivain, déçu du fascisme, se tourne vers l’histoire des religions et des spiritualités orientales. A la libération, contrairement à Céline, il refuse l’exil organisé à Sigmaringen ainsi que la proposition d’aide de Malraux pour le cacher. Il tente de se suicider à deux reprises sans succès et finit par se donner la mort le 15 mars 1945 par overdose médicamenteuse. Drieu est enterré dans le vieux cimetière de Neuilly-sur-Seine.
Une écriture de la nonchalance
‘’Saurai-je un jour raconter autre chose que ma propre histoire ?’’ écrit Drieu en exergue de son roman autobiographique État Civil en 1921.
Drieu la Rochelle n’est pas un grand écrivain, c’est un auteur de talent mais sans génie
L’auteur n’y arrivera jamais. Drieu la Rochelle n’est pas un grand écrivain, c’est un auteur de talent mais sans génie. Témoin lucide du malaise moral de sa génération, dernier dandy, Drieu est Gilles, il est l’Homme couvert de Femmes, il est Alain dans le Feu Follet et le jeune narrateur de la Comédie de Charleroi. Drieu est un écrivain que l’on côtoie comme un intime tant ses obsessions, ses ratages le suivent d’œuvre en œuvre. Il est tour à tour superbe de morgue et de mépris, puis ridicule ou pitoyable et on le suit, hagards, de roman en roman, pour retrouver, au fond des phrases, toujours les mêmes névroses incurables : le fascisme, la sexualité, l’amitié, l’engagement, facettes différentes d’une même pulsion de mort et d’absolu. ‘’L’échec de Drieu, après tout, est celui de la sincérité ‘’ écrivait à son sujet Gaëtan Picon. C’est cette sincérité même, alliée au talent de peindre l’époque qui fait de lui, dans certains de ses textes, un rival de Flaubert ou de Dostoïevski. Le lecteur confronté à son œuvre devient vite complice d’une écriture de la nonchalance, d’un désespoir tendre, d’un cynisme léger mais aussi d’une violence de l’auteur sur lui-même, sorte de tension comme pour sortir de soi, qui fait du corpus romanesque rochelien un ensemble de textes indivisibles et touchants.
Un fantôme à fantasmes
Ceux qui apprécient à leur juste valeur la violence pamphlétaire, l’écriture au couteau, la vindicte polémique d’un Nietzsche, d’un Bernanos ou d’un Léon Bloy se doivent de lire Gilles, roman à charge contre l’époque, vaste fresque de l’entre-deux-guerres dans laquelle le lecteur abasourdi assiste aux scandales politiques de la IIIème République et où toute la verve satirique de Drieu se déploie avec force et assurance. Récit secret, dans sa mise en scène frontale de la conscience qui décide de sa propre fin, dans le rendu par la phrase de la lucidité absolue de l’homme résolu au suicide, est une lecture bouleversante. Les romans du couple sont également présents chez Drieu, écrivain perpétuellement hanté par son rapport de dépendance et de rejet paradoxal des femmes ; Une femme à sa fenêtre ou Beloukia constituent à cet égard de belles réussites. Quant aux autres, ceux qui préfèrent le petit roman psychologique français, la tendresse triste, le touillage attentif des profondeurs individuelles, Le Feu follet ainsi que les Mémoires de Dirk Raspe (dernier roman et puissant portrait de Van Gogh) sont fait pour eux.
Enfin, pour les plus passionnés : La panoplie littéraire de Bernard Frank constitue un des plus beaux hommages jamais rendu à l’auteur du Feu follet, le chapitre consacré à Drieu dans le Panorama de la Nouvelle Littérature Française de Gaëtan Picon est un texte bref mais remarquablement pertinent, enfin l’ouvrage de Jacques Lecarme, Le bal des Maudits est l’un des textes critiques les plus abordables et les plus agréables sur l’œuvre et la pensée de Drieu .
Récit secret, ou la lucidité absolue de l’homme résolu au suicide
Alors, peut-on encore lire Drieu la Rochelle ?
Oui ! Il faut même lire Drieu la Rochelle !
Il faut lire Drieu la Rochelle parce qu’il est un mythe tragique de la littérature, un fantôme support à fantasmes au même titre qu’Arthur Rimbaud, que Nietzsche, ou que Roger Nimier.
Il faut lire Drieu la Rochelle parce que dans la satire féroce comme dans le constat amer, ses œuvres possèdent une tonalité qui leur est propre et parce que les stylistes se font rares.
Enfin, il faut lire Drieu la Rochelle car personne ne vous demandera de le faire et qu’on ne peut rester indifférent face aux œuvres d’un bon auteur désespéré et sincère, aussi fasciste soit- il.
« Que le public se souvienne qu’un grand écrivain sert sa patrie par son œuvre, plus et bien plus que par l’action à laquelle il peut se mêler. » Henry de Montherlant.
Pierre Chardot
06:30 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre drieu la rochelle, années 30, années 20, années 40, littérature, littérature française, lettres, lettres françaises, france | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Ex: http://www.decryptnewsonline.com
Comme Marine Le Pen, l'homme fort de la Maison-Blanche cite régulièrement ce livre publié en 1973 qui raconte l'invasion de la France par une multitude de migrants. Cette dystopie est devenue culte au sein d'une partie de l'extrême droite. Washington, tout début des années 1980. Le flamboyant patron du contre-espionnage français, le comte Alexandre de Marenches, rencontre son ami Ronald Reagan à la Maison-Blanche. Les deux hommes évoquent la guerre en Afghanistan. A la fin de la conversation, le comte tend au président des Etats-Unis un roman français (traduit en anglais) : "Vous devriez lire cela..." Quelques semaines plus tard, Reagan croise à nouveau Marenches et lui confie : "J'ai lu le livre que vous m'aviez donné. Il m'a terriblement impressionné..."
"Il faut appeler Le Camp des Saints par son nom : un livre raciste." Voilà ce qu'écrivait Daniel Schneidermann, début mars, dans Libération. Malgré un souffle incontestable (et pas mal de longueurs), le roman de Jean Raspail joue avec un sujet explosif : un million de migrants issus du continent indien viennent s'échouer en bateau sur la Côte d'Azur. Effrayés par cette "racaille", les Français "blancs" fuient, laissant le champ libre à cette masse "puante", qui se livrait déjà à un "gigantesque enculage en couronne" [sic] sur les bateaux et profite de nos hôpitaux, écoles et supermarchés, non sans violer quelques "Blanches" au passage. Elites politiques, religieuses et médiatiques (dont un journaliste inspiré de Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur, nommé Ben Souad, "d'origine nord-africaine" et à la "peau bistrée") ont démissionné. Seul un dernier carré de "Blancs" résiste. Et qu'ont-ils de plus pressé à faire avant de mourir ? Abolir la législation de 1972 sur la discrimination raciale... Par son lexique, sa brutalité et ses provocations, Le Camp des Saints est incontestablement un ouvrage d'extrême droite.
Bigre, quel est donc ce roman français capable d'"impressionner" le héraut du "monde libre" ? Il s'appelle Le Camp des Saints. Signé Jean Raspail, il est sorti en 1973. Et, depuis, cette épopée, qui raconte le débarquement apocalyptique d'un million d'immigrants entre Nice et Saint-Tropez, est devenue une sorte de livre culte. Mieux, depuis quelques semaines, ce roman sulfureux prend des allures de phénomène : sa huitième (!) édition, parue début février 2011, s'est déjà écoulée à 20 000 exemplaires, portée, notamment, par une longue apparition dans l'émission de Frédéric Taddeï, Ce soir ou jamais. Il est vrai que les circonstances ont fourni des attachés de presse un peu particuliers à ce Camp des Saints : les milliers de pauvres Tunisiens accostant à Lampedusa sur leurs barques de fortune...
Bien calé dans un fauteuil en bois aux fausses allures de trône derrière le bureau de son appartement du XVIIe arrondissement, fume-cigarette à la main, Jean Raspail, 85 ans et une silhouette de jeune homme, savoure. "Je prends ma revanche, les événements confirment ce que j'avais imaginé", dit ce royaliste, qui se défend d'être "à l'extrême droite". "Ultraréactionnaire", consent l'ancien explorateur à la moustache de major des Indes, entre sa vieille mappemonde, ses maquettes de bateau et l'étrange trophée en forme de lampe du prix Gutenberg, remis, en 1987, par une Anne Sinclair un peu réticente... Lui qui, dans l'immédiat après-guerre, a connu Ushuaia du temps où cette ville n'était qu'un vague fortin et qui a planté sa tente au milieu des ruines du Machu Picchu s'est toujours passionné pour le destin des peuples menacés.
Le Camp des Saints raconte-t-il autre chose ? "Ce livre a jailli en moi, sans plan préconçu, alors que l'on m'avait prêté une villa plongeant sur la Méditerranée", se souvient Raspail. Nous sommes en 1972 - le Front national n'a aucune audience, et le débat sur l'immigration n'existe pas. L'éditeur Robert Laffont s'emballe pour le livre. Il en imprime 20.000 exemplaires d'entrée et écrit une lettre spéciale aux 350 libraires les plus importants de France. Il fait tout pour obtenir un "papier" dans Le Monde des livres. En vain. Mais une certaine droite intellectuelle, plutôt "dure" - Jean Cau, Louis Pauwels, Michel Déon... -, lance le roman, qui se vend à 15 000 exemplaires à sa sortie. Score honnête. On aurait pu en rester là. Mais, en 1975, petit frémissement. Le livre redémarre. Les images des boat people vietnamiens ? Le débat sur le regroupement familial lancé par Valéry Giscard d'Estaing ? "Le Camp des Saints est un livre qui a eu de la chance, analyse son auteur. Un bloc de lecteurs a lancé un formidable bouche-à-oreille. La comédienne Madeleine Robinson m'a dit l'avoir offert au moins cent fois !" On en arrive vite à 40 000 exemplaires vendus.
Le grand éditeur américain Charles Scribner le fait traduire en 1975. Succès. C'est ainsi, on l'a vu, qu'il atterrira entre les mains de Ronald Reagan. Un autre lecteur américain, et non des moindres, restera lui aussi marqué par ce roman : Samuel Huntington. Dans son célébrissime Choc des civilisations (Odile Jacob), le professeur de sciences politiques évoque le "roman incandescent" de Jean Raspail. Ces deux grands pessimistes se croiseront d'ailleurs à Paris, en 2004.
En France aussi, le livre poursuit son petit rythme de croisière - autour de 5 000 exemplaires par an. A telle enseigne, fait rarissime, qu'après être sorti deux fois en édition de poche (en 1981 et 1989), ce "long-seller" est ensuite réédité en grand format ! "Je suis un écrivain professionnel, justifie Raspail. Or, le poche ne rapporte rien. En grand format, je gagne un peu plus..." La dernière édition datait de 2002. Un an auparavant, le 20 février 2001, un bateau rempli de Kurdes était venu s'échouer très exactement à 50 mètres de la villa où fut écrit Le Camp des Saints. On s'attribuerait des dons de prophétie pour moins que ça... "Il y a un an, j'ai pensé que nous étions à un tournant de l'Histoire, dans la mesure où la population active et urbaine de la France pourrait être majoritairement extra-européenne en 2050, croit savoir Raspail. J'ai donc suggéré à Nicole Lattès, directrice générale de Laffont, de le rééditer avec une nouvelle préface." Mais, lorsque les services juridiques de la maison d'édition découvrent ce texte, intitulé "Big Other", leurs cheveux se dressent sur leur tête : "Impubliable, nous risquons des poursuites pour incitation à la haine raciale !" Raspail, lui, refuse de changer la moindre syllabe. Et appelle à la rescousse un ami avocat, Jacques Trémollet de Villers, pas exactement un gauchiste lui non plus - il a notamment défendu le milicien Paul Touvier. Mais bon plaideur : lors d'une "réunion de crise", longue de deux heures, aux éditions Robert Laffont, il parvient à retourner l'assemblée. On publiera, donc. Mais assorti d'un avant-propos du PDG de la maison, Leonello Brandolini, qui justifie la décision tout en prenant prudemment ses distances avec le fond du livre...
Chose assez étrange, en effet, Le Camp des Saints a échappé jusqu'ici à toute poursuite judiciaire. L'adjonction de cette préface musclée pourrait agir comme un chiffon rouge. D'autant que Raspail, dans sa haine des lois "mémorielles" (Pleven, Gayssot...) n'a pu résister, à 85 ans, à une ultime provocation : indiquer lui-même, en annexe à la fin du roman, les passages susceptibles d'être poursuivis. Il en a compté 87...
"Si je suis attaqué, j'ai déjà préparé mon parachute", sourit l'octogénaire, en pointant le doigt sur un gros classeur noir qui ne quitte jamais son bureau. A l'intérieur, toutes les lettres de responsables politiques reçues depuis la sortie du Camp des Saints, en 1973. De Malraux à Sarkozy. Personne ne sait ce qu'elles contiennent. Le romancier se dit prêt à les produire dans le huis clos d'un tribunal. "Et on aura des surprises !" promet-il, gourmand, en une menace à peine voilée. Si certaines ne sont que de polis accusés de réception - Sarkozy, Chirac, Fillon... -, d'autres témoigneraient d'une lecture attentive (n'excluant pas pour autant la critique). Et de citer François Mitterrand, Robert Badinter ou Jean-Pierre Chevènement... Le livre peut choquer, en effet. Il est, d'ailleurs, un lecteur qui a "sursauté" en relisant Le Camp des Saints, en 2011. C'est Jean Raspail lui-même. Verdict du Tonton flingueur royaliste : "Je n'en renie pas une ligne. Mais, il faut avouer, c'est du brutal !"
C'est le Huffington Post qui a mis en exergue cette information: Steve Bannon, le conseiller de l'ombre de Trump, devenu l'homme fort de la Maison-Blanche, cite régulièrement Le Camp des Saints, un roman de l'écrivain français Jean Raspail. «L'Europe centrale et de l'Est a quasiment subi une invasion du type Camp des Saints» dit-il par exemple en octobre 2015, en pleine crise migratoire, sur son site Breitbart News. Puis, en janvier 2016, «le problème de l'Europe, c'est l'immigration. C'est aujourd'hui un problème mondial, un ‘Camp des Saints' généralisé». Ou encore, en avril: «Quand on a commencé à en parler il y a environ un an, on a appelé ça ‘Le Camp des Saints'. Nous sommes en plein dedans, vous ne trouvez pas?»
Connu pour ses positions nationalistes tranchées, et réputé être l'architecte du décret anti-immigration de Donald Trump, Steve Bannon est souvent décrit comme le «Raspoutine» du président américain, le nourrissant idéologiquement grâce à ses lectures variées. Un conseiller le décrivait sur le site Politico comme «la personne la plus cultivée de Washington».
La citation de Raspail n'a rien d'anodine. Son roman est devenu culte dans les milieux d'extrême droite identitaire et autres tenants du «Grand remplacement» depuis sa sortie en 1973. Marine Le Pen elle-même recommande sa lecture. «Aujourd'hui, c'est une submersion migratoire. J'invite les Français à lire ou relire Le Camp des Saints.» , disait-elle sur RMC en septembre 2015.
Le roman raconte l'invasion de la France par une multitude de migrants venus d'Inde, fuyant la misère. Ils sont un million à débarquer sur les côtes du sud de la France, à bord d'une armada de fortune. Jean Raspail résume ainsi les enjeux de l'intrigue: «Ils sont l'Autre, c'est-à-dire multitude, l'avant-garde de la multitude. Et maintenant qu'ils sont là, va-t-on les recevoir chez nous, en France, «terre d'asile et d'accueil», au risque d'encourager le départ d'autres flottes de malheureux qui, là-bas, se préparent? C'est l'Occident, en son entier, qui se découvre menacé. Alors que faire? Les renvoyer chez eux, mais comment? Les enfermer dans des camps, derrière des barbelés? Pas très joli, et ensuite? User de la force contre la faiblesse? Envoyer contre eux nos marins, nos soldats? Tirer? Tirer dans le tas? Qui obéirait à de tels ordres? À tous les niveaux, conscience universelle, gouvernements, équilibre des civilisations, et surtout chacun en soi-même, on se pose ces questions, mais trop tard...» À la fin du roman, le pays est envahi, et il ne reste qu'une poignée d'irréductibles dans le sud qui tirent sur tout ce qui bouge. Le gouvernement prend finalement la décision de supprimer la loi du 9 juin 1973 qui interdit la discrimination. En arrière-plan de cette fresque cauchemardesque, des élites politiques médiatiques et religieuses qui, elles, plaident pour l'accueil des migrants. On trouve même un pape latino-américain progressiste… Il n'en faut pas plus pour que certains voient dans ce brûlot une dimension prophétique, comme le journaliste André Bercoff qui écrivait en septembre 2015 dans Le Figaro que «Le Camp des Saints [était] devenu chronique d'actualité».
Les médias américains parlent d'un «obscur roman», «étonnamment raciste». Pourtant, Le Camp des Saints a eu son petit succès, et Jean Raspail est un écrivain reconnu, qui a gagné le Grand prix du roman de l'Académie française en 1981 pour son roman Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie. À sa sortie en 1973, Le Camp des Saints reçut un accueil mitigé dans la presse et les ventes furent moyennes: environ 15.000 exemplaires. Mais deux ans plus tard, il est publié aux États-Unis par la prestigieuse maison d'éditions Scribner. Le magazine Kirkus Reviews le compare alors à Mein Kampf. Mais, selon Jean Raspail, le président américain Ronald Reagan et le théoricien du choc des civilisations Samuel Huntington l'ont lu et apprécié. Jeffrey Hart, professeur à Priceton, écrit dans National Review : «Raspail n'écrit pas à propos de race, mais de civilisation».
Sa réédition en 2011 par Robert Laffont avait fait polémique. Le roman avait été qualifié d' «odieusement raciste» par Daniel Schneiderman dans Libération, et d' «authentique morceau de névrose raciale» par Aude Lancelin dans le Nouvel Obs. «Aujourd'hui, Le Camp des Saints pourrait être poursuivi en justice pour 87 motifs», convenait alors Jean Raspail dans une interview au Figaro. L'auteur se défend pourtant d'être raciste. Il affirme que le sujet du roman est d'abord celui de la mauvaise conscience occidentale face à l'autre. «Le Camp des Saints est une parabole où se condense le choc de toute conscience de Français de souche face à l'installation de la diversité», expliquait alors Raspail.
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Roger Nimier fut sans doute le dernier des écrivains, et des honnêtes gens, à être d'une civilisation sans être encore le parfait paria de la société; mais devinant cette fin, qui n'est pas une finalité mais une terminaison.
Après les futilités, les pomposités, les crises anaphylactiques collectives, les idéologies, viendraient les temps de la disparition pure et simple, et en même temps, des individus et des personnes. L'aisance, la désinvolture de Roger Nimier furent la marque d'un désabusement qui n'ôtait rien encore à l'enchantement des apparences. Celles-ci scintillent un peu partout dans ses livres, en sentiments exigeants, en admirations, en aperçus distants, en curiosités inattendues.
Ses livres, certes, nous désabusent, ou nous déniaisent, comme de jolies personnes, du Progrès, des grandes abstractions, des généralités épaisses, mais ce n'est point par une sorte de vocation éducative mais pour mieux attirer notre attention sur les détails exquis de la vie qui persiste, ingénue, en dépit de nos incuries. Roger Nimier en trouvera la trace aussi bien chez Madame de Récamier que chez Malraux. Le spectre de ses affections est large. Il peut, et avec de profondes raisons, trouver son bien, son beau et son vrai, aussi bien chez Paul Morand que chez Bernanos. Léautaud ne lui interdit pas d'aimer Péguy. C'est assez dire que l'esprit de système est sans prise sur lui, et que son âme est vaste.
On pourrait en hasarder une explication psychologique, ou morale. De cette œuvre brève, au galop, le ressentiment qui tant gouverne les intellectuels modernes est étrangement absent. Nimier n'a pas le temps de s'attarder dans les relents. Il va à sa guise, voici la sagesse qu'il nous laisse. Ses quelques mots pointus, que l'on répète à l'envie, et que ses fastidieux épigones s'efforcent de reproduire, sont d'un piquant plus affectueux que détestateur. Pour être méchant, il faut être bien assis quelque part, avec sa garde rapprochée. Or le goût de Roger Nimier est à la promenade, à l'incertitude, à l'attention. Fût-ce par les méthodes de l'ironie, il ne donne pas la leçon, mais invite à parcourir, à se souvenir, à songer, - exercices dont on oublie souvent qu'ils exigent une intelligence toujours en éveil. Son goût n'est pas une sévérité vétilleuse dissimulée sous des opinions moralisatrices, mais une liberté exercée, une souveraineté naturelle. Il ne tient pas davantage à penser comme les autres qu'il ne veut que les autres pensent comme lui, puisque, romancier, il sait déjà que les autres sont déjà un peu en lui et lui dans les autres. Les monologues intérieurs larbaudiens du Hussard bleu en témoignent. Nimier se défie des représentations et de l'extériorité. Sa distance est une forme d'intimité, au rebours des familiarités oppressantes.
L'amour exige de ces distances, qui ne sont pas seulement de la pudeur ou de la politesse mais correspondent à une vérité plus profonde et plus simple: il faut aux sentiments de l'espace et du temps. Peut-être écrivons nous, tous, tant bien que mal, car nous trouvons que ce monde profané manque d'espace et de temps, et qu'il faut trouver quelque ruse de Sioux pour en rejoindre, ici et là, les ressources profondes: le récit nous autorise de ses amitiés. Nul mieux que Roger Nimier ne sut que l'amitié est un art, et qu'il faut du vocabulaire pour donner aux qualités des êtres une juste et magnanime préférence sur leurs défauts. Ceux que nous admirons deviendront admirables et la vie ressemblera, aux romans que nous écrivons, et nos gestes, aux pensées dites « en avant ». Le généreux ne jalouse pas.
Il n'est rien de plus triste, de plus ennuyeux, de plus mesquin que le « monde culturel », avec sa moraline, son art moderne, ses sciences humaines et ses spectacles. Si Nimier nous parle de Madame Récamier, au moment où l'on disputait de Mao ou de Freud, n'est-ce pas pour nous indiquer qu'il est possible de prendre la tangente et d'éviter de s'embourber dans ces littératures de compensation au pouvoir absent, fantasmagories de puissance, où des clercs étriqués jouent à dominer les peuples et les consciences ? Le sérieux est la pire façon d'être superficiel; la meilleure étant d'être profond, à fleur de peau, - « peau d'âme ». Parmi toutes les mauvaises raisons que l'on nous invente de supporter le commerce des fâcheux, il n'en est pas une qui tienne devant l'évidence tragique du temps détruit. La tristesse est un péché.
Les épigones de Nimier garderont donc le désabusement et s'efforceront de faire figure, pâle et spectrale figure, dans une société qui n'existe plus que pour faire disparaître la civilisation. La civilisation, elle, est une eau fraîche merveilleuse tout au fond d'un puits; ou comme des souvenirs de dieux dans des cités ruinées. L'allure dégagée de Roger Nimier est plus qu'une « esthétique », une question de vie ou de mort: vite ne pas se laisser reprendre par les faux-semblants, garder aux oreilles le bruit de l'air, être la flèche du mot juste, qui vole longtemps, sinon toujours, avant son but.
Les ruines, par bonheur, n'empêchent pas les herbes folles. Ce sont elles qui nous protègent. Dans son portrait de Paul Morand qui vaut bien un traité « existentialiste » comme il s'en écrivait à son époque (la nôtre s'étant rendue incapable même de ces efforts édifiants), Roger Nimier, après avoir écarté la mythologie malveillante de Paul Morand « en arriviste », souligne: « Paul Morand aura été mieux que cela: protégé. Et conduit tout droit vers les grands titres de la vie, Surintendant des bords de mer, Confident des jeunes femmes de ce monde, Porteur d'espadrilles, Compagnons des vraies libérations que sont Marcel Proust et Ch. Lafite. »
Etre protégé, chacun le voudrait, mais encore faut-il bien choisir ses Protecteurs. Autrefois, les tribus chamaniques se plaçaient sous la protection des faunes et des flores resplendissantes et énigmatiques. Elles avaient le bonheur insigne d'être protégées par l'esprit des Ours, des Lions, des Loups ou des Oiseaux. Pures merveilles mais devant lesquelles ne cèdent pas les protections des Saints ou des Héros. Nos temps moins spacieux nous interdisent à prétendre si haut. Humblement nous devons nous tourner vers nos semblables, ou vers la nature, ce qui n'est point si mal lorsque notre guide, Roger Nimier, nous rapproche soudain de Maurice Scève dont les poèmes sont les blasons de la langue française: « Où prendre Scève, en quel ciel il se loge ? Le Microcosme le place en compagnie de Théétète, démontant les ressorts de l'univers, faisant visiter les merveilles de la nature (...). Les Blasons le montrent couché sur le corps féminin, dont il recueille la larme, le soupir et l'haleine. La Saulsaye nous entraîne au creux de la création dans ces paradis secrets qui sont tombés, comme miettes, du Jardin royal dont Adam fut chassé. »
Hussard, certes, si l'on veut, - mais pour quelles défenses, quelles attaques ? La littérature « engagée » de son temps, à laquelle Nimier résista, nous pouvons la comprendre, à présent, pour ce qu'elle est: un désengagement de l'essentiel pour le subalterne, un triste "politique d'abord" (de Maurras à Sartre) qui abandonne ce qui jadis nous engageait (et de façon engageante) aux vertus mystérieuses et généreuses qui sont d'abord celles des poètes, encore nombreux du temps de Maurice Scève: « Ils étaient pourtant innombrables, l'amitié unissait leurs cœurs, ils inspiraient les fêtes et décrivaient les guerres, ils faisaient régner la bonté sur la terre. » De même que les Bardes et les Brahmanes étaient, en des temps moins chafouins, tenus pour supérieurs, en leur puissance protectrice, aux législateurs et aux marchands, tenons à leur exemple, et avec Roger Nimier, Scève au plus haut, parmi les siens.
Roger Nimier n'étant pas « sérieux », la mémoire profonde lui revient, et il peut être d'une tradition sans avoir à le clamer, ou en faire la réclame, et il peut y recevoir, comme des amis perdus de vue mais nullement oubliés, ces auteurs lointains que l'éloignement irise d'une brume légère et dont la présence se trouve être moins despotique, contemporains diffus dont les amabilités intellectuelles nous environnent.
Qu'en est-il de ce qui s'enfuit et de ce qui demeure ? Chaque page de Roger Nimier semble en « répons » à cette question qui, on peut le craindre, ne sera jamais bien posée par l'âge mûr, par la moyenne, - dans laquelle les hommes entrent de plus en plus vite et sortent de plus en plus tard, - mais par la juvénilité platonicienne qui emprunta pendant quelques années la forme du jeune homme éternel que fut et demeure Roger Nimier, aimé des dieux, animé de cette jeunesse « sans enfance antérieure et sans vieillesse possible » qu'évoquait André Fraigneau à propos de l'Empereur Julien.
Qu'en est-il de l'humanité lorsque ces fous qui ont tout perdu sauf la raison régentent le monde ? Qu'en est-il des civilités exquises, et dont le ressouvenir lorsqu’elles ont disparu est exquis, précisément comme une douleur ? Qu'en est-il des hommes et des femmes, parqués en des camps rivaux, sans pardon ? Sous quelle protection inventerons-nous le « nouveau corps amoureux » dont parlait Rimbaud ? Nimier écrit vite, pose toutes les questions en même temps, coupe court aux démonstrations, car il sait que tout se tient. Nous perdons ou nous gagnons tout. Nous jouons notre peau et notre âme en même temps. Ce que les Grecs nommaient l'humanitas, et dont Roger Nimier se souvient en parlant de l'élève d'Aristote ou de Plutarque, est, par nature, une chose tant livrée à l'incertitude qu'elle peut tout aussi bien disparaître: « Et si l'on en finissait avec l'humanité ? Et si les os détruits, l'âme envolée, il ne restait que des mots ? Nous aurions le joli recueil de Chamfort, élégante nécropole où des amours de porphyre s'attristent de cette universelle négligence: la mort ».
Par les mots, vestiges ultimes ou premières promesses, Roger Nimier est requis tout aussi bien par les descriptifs que par les voyants, même si « les descriptifs se recrutent généralement chez les aveugles ». Les descriptifs laisseront des nécropoles, les voyants inventeront, comme l'écrivait Rimbaud « dans une âme et un corps ». Cocteau lui apparaît comme un intercesseur entre les talents du descriptif et des dons du voyant, dont il salue le génie: «Il ne fait aucun usage inconsidéré du cœur et pourtant ses vers ont un caractère assez particulier: ils semblent s'adresser à des humains. Ils ne font pas appel à des passions épaisses, qui s'essoufflent vite, mais aux patientes raisons subtiles. Le battement du sang, et c'est déjà la mort, une guerre, et c'est la terre qui mange ses habitants ».Loin de nous seriner avec le style, qui, s'il ne va pas de soi, n'est plus qu'un morose « travail du texte », Roger Nimier va vers l'expérience, ou, mieux encore, vers l'intime, le secret des êtres et des choses: « Jean Cocteau est entré dans un jardin. Il y a trouvé des symboles. Il les a apprivoisé. »
Loin du cynisme vulgaire, du ricanement, du nihilisme orné de certains de ses épigones qui donnent en exemple leur vide, qui ne sera jamais celui des montagnes de Wu Wei, Roger Nimier se soucie de la vérité et du cœur, et de ne pas passer à côté de ce qui importe. Quel alexipharmaque à notre temps puritain, machine à détruire les nuances et qui ne connaît que des passions courtes ! Nimier ne passe pas à côté de Joseph Joubert et sait reconnaître en Stephen Hecquet l'humanité essentielle (« quel maître et quel esclave luttant pour la même cause: échapper au néant et courir vers le soleil ») d'un homme qui a « Caton pour Maître et Pétrone pour ami. » Sa nostalgie n'est pas amère; elle se laisse réciter, lorsqu'il parle de Versailles, en vers de La Fontaine: « Jasmin dont un air doux s'exhale/ Fleurs que les vents n'ont su ternir/ Aminte en blancheur vous égale/ Et vous m'en faites souvenir ».
On oublie parfois que Roger Nimier est sensible à la sagesse que la vie et les œuvres dispensent « comme un peu d'eau pris à la source ». La quête d'une sagesse discrète, immanente à celui qui la dit, sera son génie tutélaire, son daemon, gardien des subtiles raisons par l'intercession de Scève: « En attendant qu'à dormir me convie/ Le son de l'eau murmurant comme pluie ».
Luc-Olivier d'Algange
Extrait d’un article paru dans l’ouvrage collectif, Roger Nimier, Antoine Blondin, Jacques Laurent et l’esprit Hussard, sous la direction de Philippe Barthelet et Pierre-Guillaume de Roux, éditions Pierre-Guillaume de Roux 2012.
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par Francis Richard
Ex: http://www.francisrichard.net
Michel Houellebecq a 25, 26 ou 27 ans - l'âge importe peu - quand il emprunte, dans une bibliothèque, Aphorismes sur la sagesse dans la vie d'Arthur Schopenhauer: en quelques minutes tout a basculé... Il cherche alors, et trouve, un exemplaire du Monde comme volonté et comme représentation.
Depuis, Houellebecq a évolué - il est devenu positiviste après avoir découvert dix ans plus tard un autre philosophe, Auguste Comte. Cependant l'attitude intellectuelle de Schopenhauer reste pour lui un modèle pour tout philosophe à venir. C'est pourquoi il éprouve à son égard un profond sentiment de gratitude.
Pour exprimer cette gratitude Houellebecq a achevé cet essai entrepris en 2005, où il commente ses passages favoris de Schopenhauer, qu'il a traduits lui-même. Sa préfacière, Agathe Novak Lechevallier, a raison de dire que, ce faisant, il fait apparaître l'oeuvre du philosophe comme une formidable machine à penser.
Il est vrai qu'il n'est pas besoin d'être d'accord avec quelqu'un pour que ce qu'il dit donne à penser. Ainsi Houellebecq n'a-t-il pas de mots assez durs contre le libéralisme. Ce n'est pas une raison pour ne pas s'intéresser à ce qu'il a pensé à un moment de sa vie et à ce qu'il pense aujourd'hui, d'autant que cela éclaire son oeuvre.
Houellebecq relit peu Comte et ne connaît pas de lecture de philosophe aussi immédiatement agréable et réconfortante que celle de Schopenhauer. Ce n'est certainement pas le fait de son art d'écrire: Nietzsche parle à raison de son espèce de bonhommie bourrue qui vous donne le dégoût des élégants et des stylistes.
Quand Schopenhauer commence un livre par: Le monde est ma représentation, Houellebecq commente: L'origine première de toute philosophie est la conscience d'un écart, d'une incertitude dans notre connaissance du monde. Pour devenir le philosophe de la volonté, Schopenhauer utilise l'approche, inhabituelle chez un philosophe, de la contemplation esthétique:
Le point originel, le point générateur de toute création consiste dans une disposition innée - et, par là même, non enseignable - à la contemplation passive et comme abrutie du monde. L'artiste est toujours quelqu'un qui pourrait tout aussi bien ne rien faire, se satisfaire de l'immersion dans le monde, et d'une rêverie associée.
Ainsi le poète se singularise-t-il: L'accessoire est que le poète est semblable aux autres hommes (et, s'il était vraiment original, sa création aurait peu de prix); l'essentiel, c'est que, seul parmi les hommes faits, il conserve une faculté de perception pure qu'on ne rencontre habituellement que dans l'enfance, la folie, ou dans la matière des rêves.
Ainsi la beauté n'est-elle pas une propriété appartenant à certains objets du monde, à l'exclusion des autres; ce n'est donc pas une compétence technique qui peut produire son apparition; elle suit par contre toute contemplation désintéressée. Ce qu'il [Schopenhauer] exprime, encore plus brutalement par la phrase:
"Dire qu'une chose est belle, c'est exprimer qu'elle est l'objet de notre contemplation esthétique."
L'absurdité de l'existence? Ce n'est pas seulement, ce n'est même pas surtout l'activité de l'homme qui porte le signe du néant: la nature entière est un effort illimité, sans trêve ni but; "tout n'est que vanité et poursuite du vent". Et il cite un passage de Schopenhauer qui l'illustre, qu'il dédie aux écologistes, et qui se termine ainsi:
"Pourquoi ces scènes d'épouvante? À cela il n'y a qu'une seule réponse: ainsi s'objective le vouloir-vivre."
Selon Schopenhauer, qui emploie souvent des métaphores théâtrales pour faire comprendre ses propos, il est trois méthodes employées par un poète pour décrire la survenance d'un grand malheur, le seul élément indispensable à la tragédie:
- l'exceptionnelle méchanceté d'un personnage artisan de ce malheur
- le destin aveugle qui frappe les personnages
- la simple situation des personnages l'un à l'égard de l'autre.
C'est cette dernière méthode qui a sa préférence: Elle ne nous montre pas le malheur le plus extrême comme une exception, ni comme quelque chose qui est amené par des circonstances exceptionnelles ou des caractères monstrueux, mais comme une chose qui provient aisément, comme de soi-même, presque nécessairement, de la conduite et du caractère des hommes, et par là nous le rend effroyablement proche.
Comment conduire son existence dans un tel monde, absurde, où le malheur n'épargne personne et où toutefois existent des petits moments de bonheur imprévu, des petits miracles?
Dans Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Schopenhauer trouvait l'énergie nécessaire pour énoncer des banalités et des évidences, lorsqu'il les croyait justes; il a systématiquement placé la vérité au-dessus de l'originalité; pour un individu de son niveau, c'était loin d'être facile.
Schopenhauer fait ainsi ce constat fataliste: Les jouissances les plus élevées, les plus variées et les plus durables sont celles de l'esprit, bien que nous nous y trompions tellement pendant notre jeunesse; celles-ci dépendent surtout de la puissance innée de notre esprit; il est donc facile de voir à quel point notre bonheur dépend de ce que nous sommes, alors qu'on ne tient compte le plus souvent que de notre destin, de ce que nous avons ou de ce que nous représentons.
Il précise: Le destin peut s'améliorer; et, lorsqu'on possède la richesse intérieure, on n'attendra pas grand-chose de lui; mais jusqu'à sa fin un benêt reste un benêt, un abruti reste un abruti, fût-il au paradis et entouré de houris.
Est-ce bien certain?
Francis Richard
En présence de Schopenhauer, Michel Houellebecq, 96 pages L'Herne
Livres précédents chez Flammarion:
Soumission (2015)
Configuration du dernier rivage (2013)
La carte et le territoire (2010)
21:52 Publié dans Littérature, Livre, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel houellebecq, arthur schopenhauer, livre, littérature, littérature française, lettres, lettres françaises, philosophie | | del.icio.us | | Digg | Facebook
par Romain d'Ignazio
Ex: https://anthropart.com
Ils se comptent sur les doigts d’une main les écrivains français jouissant d’une aura extranationale. Le paysage littéraire français ayant été formaté et émasculé, rare sont les romanciers contemporains nationaux dont l’œuvre n’a pas à rougir de ses illustres prédécesseurs. Houellebecq est un des rares écrivains de premier plan dont les romans ont une portée s’inscrivant dans la marche de l’histoire, ce n’est donc pas fortuit si un Cahier de l’Herne qui lui est consacré sort en ce début d’année. L’homme trouvant la matière dans notre monde occidental qu’il donne à lire avec une cruauté féroce et dénonciatrice. A l’heure où le livre est relégué à être un simple objet de consommation et les écrivains des « imbéciles utiles » d’un système, il a su instrumentaliser avec maestria « la société du spectacle » et les rouages du libéralisme en les prenant à leur propre piège.
Né en 1958, il connut un succès quasi-immédiat lors de la sortie de son premier roman encensé qu’il fut par la branchitude : Extension du domaine de la lutte. Un clin d’œil à Céline, volontaire ou non, lui fera choisir comme nom de plume celui de sa grand-mère. N’étant pas né dans un milieu bourgeois, n’ayant pas baigné dès son plus jeune âge dans la culture, n’étant pas rentier, ayant été confronté à la réalité du monde du travail, n’ayant pas un physique de jeune premier, ce sont en partie tous ces handicaps qui sont à la source de son succès. Cet ingénieur en agronomie puis informaticien est sorti du rang et de la masse pour nous parler de nous, ce « nous » qu’il connaît si bien puisqu’il en fit partie.
Ce fut une longue route qui le mena à l’édition de ce roman culte, plus d’une dizaine d’années à fréquenter le petit monde littéraire parisien et écrire pour des revues, notamment pour Perpendiculaire avec qui il sera en procès par la suite et L’Idiot International créé par le fantasque Jean-Edern Hallier… Ses influences littéraires sont révélatrices de son œuvre et le démarquaient déjà de ses confrères de l’époque comme Nabe, Besson, Dantec ou encore Dutertre. Lovecraft et Aldous Huxley viennent en tête, on y retrouve les mêmes marottes : la science et ses déflagrations sur l’Homme, le scientisme, la dictature ostentatoire ou malicieusement dissimulée, l’instrumentalisation des consciences, l’eugénisme, les mutations sociales et leurs répercussions sur les rapports humains, etc… Ensuite, lorsqu’il s’adonne à la poésie il faut aller chercher du côté de Baudelaire et, ma foi, de Lautréamont ; pour le dernier, pas tant dans la forme mais du fait de la haine qui habite ses vers. Chez les philosophes à qui il empreinte des concepts qu’il réinjecte ensuite dans une trame romanesque, on peut citer Schopenhauer et Kant qui ont aussi ensemencé son œuvre. Chose certaine, l’altruisme, l’amour de son prochain, ne sont pas de mise chez lui. C’est le rejet, la haine de l’autre et de notre monde qui prédominent. On en fera souvent le reproche à Houellebecq qui, outre le fait qu’il nous plonge dans la noirceur, ne nous donne pas un halo de lumière en guise d’espoir… Cioran étant un plaisantin en comparaison et, justement, parce qu’il manque une dimension sociale propre à l’homme du quotidien. Il est injuste de dire qu’il est misogyne, même s’il est vrai que les femmes sont particulièrement écornées dans ses romans, le mâle viril ou émasculé par la société de consommation, perverti et stipendié, en prenant aussi largement pour son grade, il est certes moins « chosifié ».
Après un essai sur Lovecraft paru en 1991, auteur qui sur bien des points est le père spirituel de Houellebecq, il n’essuie que des refus des grandes maisons d’édition pour la publication de son premier roman qui paraîtra malgré tout trois ans plus tard. C’est grâce à son ami et écrivain respecté dans le milieu, Dominique Nogez, qu’il trouva refuge chez Maurice Nadeau qui bien que ne disposant pas d’un budget comm’ pharaonique jouissait d’une respectabilité notoire du fait du prestige de son créateur. A la manière d’un Zola il nous parle du monde du travail contemporain avec son lots de maux propres et marqueurs de notre époque. Ce ne sont plus les laminoirs mais l’enfer du « métro-boulot-dodo » où l’aliénation qui nous guette par le vide existentiel que le néolibéralisme génère. Déjà le décor est dressé tant sur le fond que sur la forme. Pour le fond, il s’inscrit comme un observateur et narrateur des travers de notre époque ; pour la forme, il rompt avec une certaine tradition littéraire française où le style et les envolées lyriques sont absentes : c’est clair, dépouillé, limpide… Pas d’artifices, pas de verbiage, une écriture blanche et lapidaire. On s’interroge encore sur ce choix, est-il incapable de prouesses stylistes comme par exemple Nabe (qui fut par le plus grand des hasards son voisin de palier alors qu’il était encore inconnu de tos) ou est-ce un postulat ? Tout critique littéraire est un jour taraudé par cette fameuse question… Est-ce le style qui fait l’homme ou l’homme qui fait le style ? Chose certaine, avec Houellebecq les deux ne font qu’un.
D’un commun accord, après un succès d’estime et pas encore commercial, quoique vendu à près de 20 000 exemplaires, Houellebecq et Nadeau se quitteront bons amis ; l’ambition de l’auteur pour rayonner dans un premier temps sur la France nécessitant une plus grosse maison d’édition. Ce sera par le biais de Raphaël Sorin, qui jouera le rôle de plénipotentiaire, qu’il intègrera Flammarion. Sorin ayant du nez et du goût et s’étant fait connaître pour imposer en France des auteurs devenus majeurs comme Bukowski. Parait alors en 1994 Les Particules élémentaires, c’est un succès colossal : 500 00 exemplaires, trente traductions et déjà les premiers procès (étant sommé de changer le nom d’un camping cité dans le livre). Il devient alors un habitué des plateaux télé. Houellebecq n’a pourtant rien pour attirer les lumières des projecteurs tant par son physique que par sa vélocité verbale : pas vraiment hâbleur ni charismatique de prime abord, limite sous alitement, diaphane, ressemblant à « Monsieur tout le monde » et incarnant le mal être de l’homme occidental bourré d’antidépresseurs et un brin alcoolique pour anesthésier sa dépression chronique. Sa dégaine plébéienne à faire pleurer est aussi une forme de travestissement lui permettant d’amadouer et d’endormir ses interlocuteurs afin de frapper là et au moment où on ne l’attend pas ; très intelligemment il sait de manière très asiatique manier le double discours lors de ses saynètes, entre deux onomatopées brouiller les pistes, semer le doute voire le trouble d’une interview à l’autre ; prenant la société du spectacle à son propre jeu et la manipulant en redéfinissant les règles du showman. Il traîne avec lui plusieurs polémiques et casseroles qui, nourrissant sa légende, suscitèrent l’attrait du « grand public » qui ne lit en moyenne guère plus d’un livre par an… Bien qu’il connaisse le succès avec le roman, il n’en oublie pas pour autant la poésie, trois recueils sortent : La Peau, La Ville et Le Sens du combat pour lequel il aura le très people Prix de Flore. Une trilogie en soi… Il s’essaiera aussi à la photographie avec Lanzarotte.
Il quitte alors la France pour l’Irlande, autant pour fuir la médiatisation que le niveau d’’imposition français. En 2000 il sort un album, Présence humaine, avec la complicité de Bertrand Burgalat mettant en musique sa poésie singulière. S’ensuit un an plus tard Plateforme qui lui aussi n’est pas exempt de polémique. Cette fois-ci ce seront ses déclarations sur l’Islam qui accompagneront la sortie du roman et en feront le Salman Rushdie français. Dans le magazine Lire il déclare que « L’Islam est la plus con des religions », ce qui est d’ailleurs bien timoré quand dans le roman, où déjà dans le récit il insérait un attentat revendiqué par des islamistes, par le biais de son narrateur il lui fait tenir des propos qui ont de quoi choquer. Il s’excusera, et comme toujours de manière houellebecquienne, en indiquant entre autres qu’il n’est pas raciste et « qu’il fait n’a jamais fait l’amalgame entre les arabes et les musulmans ». Ces démêlées lui vaudront de passer dans les plus grandes émissions du PAF, il aura les honneurs du journal de 20 heures et lui apportera le soutien de la majorité de la « communauté » littéraire, Philippe Sollers en tête… Toujours pour le même roman, égratignant Le Guide du routard, ce sera là aussi des démêlées judiciaires puisque l’auteur les accusant indirectement de faire la promotion du tourisme sexuel. Quoi qu’il en soit, comme toujours, il sortit au final gagnant de cette promotion semi-involontaire puisque les exemplaires se vendant par fourgons entiers… Un braquage en bonne et due forme ! Attirant sur lui les louanges, les honneurs tout comme l’indignation et la détestation. Encarté à ses débuts dans la mouvance de gauche, adoubé qu’il fut par les Inrockuptibles, il est désormais considéré par certains comme réactionnaire voire néofasciste. Il semblerait qu’il y ait eut méprise sur l’homme tout comme ce fut le cas avec Céline lors du Voyage au bout de la nuit. Communiste durant sa jeunesse, Houellebecq sera par la suite chevènementiste et dernièrement a laissé entendre qu’il n’est pas plus hostile que cela à Marine Le Pen. Trop lucide pour être utopiste, trop clairvoyant pour ne pas être cynique.
En 2005 sort La possibilité d’une île, avant sa parution on fit grand bruit de son transfert digne des pratiques du mercato où les champions se négocient en millions. Champion de la littérature incontestable qu’il est, pour plus d’un million d’euro il passera de l’écurie Flammarion à Fayard alors que le roman n’était même pas encore en chantier ! Comme toujours la sortie du livre sera accompagnée par son classique scandale, cette fois-ci ce sera son rapprochement avec Claude Vorilhon alias Raël suspecté avec sa secte de clonage « sous le manteau ». Il est vrai qu’au regard de la teneur du roman qui aborde entre autres le clonage, ce pouvait être ô combien de circonstance de nouer des liens avec le gourou… Il devra encore patienter pour le Goncourt mais récolte en guise de consolation le Prix Interallié. Trois ans plus tard, sort l’adaptation cinématographique dont il est le réalisateur mais n’a pas (et de loin) le succès du roman, enfin par reconnaissance lors de ses démêlées judiciaires passées, je ne vois pas d’autre raison, il associe son nom à celui de Bernard-Henri Lévy avec Ennemis Publics, donnant à lire leurs échanges. Le livre fera un flop, les invendus ayant été recyclés vraisemblablement… En 2009, lui qui s’est travesti en chanteur voit Iggy Pop sortir un album inspiré de La Possibilité d’une Ile. Consécration en soi quand on sait l’aura dont dispose celui que l’on surnomme « l’iguane ».
En 2010, après un quinquennat d’absence il revient avec La Carte et le Territoire. Il dévorera la Rentrée littéraire à lui seul et obtiendra la récompense tant convoitée : Le Goncourt. Le livre prend pour protagoniste un artiste français faisant la rencontre de Houellebecq et sous une semi forme policière traite du marché de l’art contemporain et de ses excès. Cela tombe bien, six ans plus tard le Palais de Tokyo lui consacrera une exposition agencée par lui-même: Rester vivant composée de photos, d’installations et de films. Nous ne nous attarderons pas sur l’album de Jean Louis Aubert mettant en musique certains de ses poèmes. Le chanteur de Téléphone peinant à donner vie et voix aux textes de Houellebecq… Il endosse aussi pour un téléfilm l’habit d’acteur, interprétant son propre rôle dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq réalisé par Guillaume Nicloux où il démontre qu’il sait être férocement drôle. Le calme avec la tempête car son roman à venir ne donnera pas dans le comique.
Cinq ans après La Carte et le Territoire, humant les maux que traverse la France sort Soumission qui décrit une France gouverné en 2022 par un président musulman. Certains y voient dans cette fiction le devenir de la France, un brûlot anti islam. Les attentats viendront donner un triste relief moins d’un an plus tard au roman. Relançant les ventes du roman, Houellebecq se verra de nouveau invité sur les plateaux de télévision eu égard au contexte, au même titre qu’un représentant de l’Etat on le questionne sur la situation que traverse le pays. Lors des interviews, une fois de plus il brouille les cartes avec un discours tout sauf islamophobe ; ses diatribes étant plutôt tournées vers ceux rendant possible dans le réel la fiction développée dans le roman.
Artiste multiple, romancier, poète, cinéaste, parolier, metteur en scène, un temps chanteur, c’est à défaut avec la littérature, qu’il ne vénère pas plus que ça puisqu’il se serait bien vu cinéaste, qu’il est rentré dans l’époque. Houellebecq c’est finalement l’histoire d’un homme que personne n’attendait, que rien ne prédestinait sous ses allures de fantoche à être le chef de file des lettres françaises. Qui après avoir été manipulé sut manipuler le sérail et se retourner contre certains de ses maîtres ou compagnons de route une fois qu’il fut statufié. L’apostasie n’étant pas un problème pour lui… Il a avec la démarche d’un sociologue analysé, disséqué de manière clinicienne notre segment historique, compris son époque comme peu et en a tiré la moelle afin de bâtir les univers de ses romans. Univers de semi-fiction anticipant les convulsions à venir de notre temps comme s’il était malgré lui devin, son œuvre étant peut-être d’ordre eschatologique…
Romain d’Ignazio
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Le manifeste censuré de Camus
Ex: http://www.zejournal.mobi
En 1939, peu après le déclenchement de la guerre, et alors que la presse est déjà souvent censurée, l’écrivain veut publier dans le journal qu’il dirige à Alger un texte vibrant qui invite les journalistes à rester libres. Ce texte fut interdit de publication. Il est inédit. Et il reste très actuel:
« Il est difficile aujourd’hui d’évoquer la liberté de la presse sans être taxé d’extravagance, accusé d’être Mata-Hari, de se voir convaincre d’être le neveu de Staline.
Pourtant cette liberté parmi d’autres n’est qu’un des visages de la liberté tout court et l’on comprendra notre obstination à la défendre si l’on veut bien admettre qu’il n’y a point d’autre façon de gagner réellement la guerre.
Certes, toute liberté a ses limites. Encore faut-il qu’elles soient librement reconnues. Sur les obstacles qui sont apportés aujourd’hui à la liberté de pensée, nous avons d’ailleurs dit tout ce que nous avons pu dire et nous dirons encore, et à satiété, tout ce qu’il nous sera possible de dire. En particulier, nous ne nous étonnerons jamais assez, le principe de la censure une fois imposé, que la reproduction des textes publiés en France et visés par les censeurs métropolitains soit interdite au Soir républicain – le journal, publié à Alger, dont Albert Camus était rédacteur en chef à l’époque – , par exemple. Le fait qu’à cet égard un journal dépend de l’humeur ou de la compétence d’un homme démontre mieux qu’autre chose le degré d’inconscience où nous sommes parvenus.
Un des bons préceptes d’une philosophie digne de ce nom est de ne jamais se répandre en lamentations inutiles en face d’un état de fait qui ne peut plus être évité. La question en France n’est plus aujourd’hui de savoir comment préserver les libertés de la presse. Elle est de chercher comment, en face de la suppression de ces libertés, un journaliste peut rester libre. Le problème n’intéresse plus la collectivité. Il concerne l’individu.
Et justement ce qu’il nous plairait de définir ici, ce sont les conditions et les moyens par lesquels, au sein même de la guerre et de ses servitudes, la liberté peut être, non seulement préservée, mais encore manifestée. Ces moyens sont au nombre de quatre : la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination. La lucidité suppose la résistance aux entraînements de la haine et au culte de la fatalité. Dans le monde de notre expérience, il est certain que tout peut être évité. La guerre elle-même, qui est un phénomène humain, peut être à tous les moments évitée ou arrêtée par des moyens humains. Il suffit de connaître l’histoire des dernières années de la politique européenne pour être certains que la guerre, quelle qu’elle soit, a des causes évidentes. Cette vue claire des choses exclut la haine aveugle et le désespoir qui laisse faire. Un journaliste libre, en 1939, ne désespère pas et lutte pour ce qu’il croit vrai comme si son action pouvait influer sur le cours des événements. Il ne publie rien qui puisse exciter à la haine ou provoquer le désespoir. Tout cela est en son pouvoir.
En face de la marée montante de la bêtise, il est nécessaire également d’opposer quelques refus. Toutes les contraintes du monde ne feront pas qu’un esprit un peu propre accepte d’être malhonnête. Or, et pour peu qu’on connaisse le mécanisme des informations, il est facile de s’assurer de l’authenticité d’une nouvelle. C’est à cela qu’un journaliste libre doit donner toute son attention. Car, s’il ne peut dire tout ce qu’il pense, il lui est possible de ne pas dire ce qu’il ne pense pas ou qu’il croit faux. Et c’est ainsi qu’un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas. Cette liberté toute négative est, de loin, la plus importante de toutes, si l’on sait la maintenir. Car elle prépare l’avènement de la vraie liberté. En conséquence, un journal indépendant donne l’origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires l’uniformisation des informations et, en bref, sert la vérité dans la mesure humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu’elle soit, lui permet du moins de refuser ce qu’aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le mensonge.
Nous en venons ainsi à l’ironie. On peut poser en principe qu’un esprit qui a le goût et les moyens d’imposer la contrainte est imperméable à l’ironie. On ne voit pas Hitler, pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, utiliser l’ironie socratique. Il reste donc que l’ironie demeure une arme sans précédent contre les trop puissants. Elle complète le refus en ce sens qu’elle permet, non plus de rejeter ce qui est faux, mais de dire souvent ce qui est vrai. Un journaliste libre, en 1939, ne se fait pas trop d’illusions sur l’intelligence de ceux qui l’oppriment. Il est pessimiste en ce qui regarde l’homme. Une vérité énoncée sur un ton dogmatique est censurée neuf fois sur dix. La même vérité dite plaisamment ne l’est que cinq fois sur dix. Cette disposition figure assez exactement les possibilités de l’intelligence humaine. Elle explique également que des journaux français comme Le Merleou Le Canard enchaîné puissent publier régulièrement les courageux articles que l’on sait. Un journaliste libre, en 1939, est donc nécessairement ironique, encore que ce soit souvent à son corps défendant. Mais la vérité et la liberté sont des maîtresses exigeantes puisqu’elles ont peu d’amants.
Cette attitude d’esprit brièvement définie, il est évident qu’elle ne saurait se soutenir efficacement sans un minimum d’obstination. Bien des obstacles sont mis à la liberté d’expression. Ce ne sont pas les plus sévères qui peuvent décourager un esprit. Car les menaces, les suspensions, les poursuites obtiennent généralement en France l’effet contraire à celui qu’on se propose. Mais il faut convenir qu’il est des obstacles décourageants : la constance dans la sottise, la veulerie organisée, l’inintelligence agressive, et nous en passons. Là est le grand obstacle dont il faut triompher. L’obstination est ici vertu cardinale. Par un paradoxe curieux mais évident, elle se met alors au service de l’objectivité et de la tolérance.
Voici donc un ensemble de règles pour préserver la liberté jusqu’au sein de la servitude. Et après ?, dira-t-on. Après ? Ne soyons pas trop pressés. Si seulement chaque Français voulait bien maintenir dans sa sphère tout ce qu’il croit vrai et juste, s’il voulait aider pour sa faible part au maintien de la liberté, résister à l’abandon et faire connaître sa volonté, alors et alors seulement cette guerre serait gagnée, au sens profond du mot.
Oui, c’est souvent à son corps défendant qu’un esprit libre de ce siècle fait sentir son ironie. Que trouver de plaisant dans ce monde enflammé ? Mais la vertu de l’homme est de se maintenir en face de tout ce qui le nie. Personne ne veut recommencer dans vingt-cinq ans la double expérience de 1914 et de 1939. Il faut donc essayer une méthode encore toute nouvelle qui serait la justice et la générosité. Mais celles-ci ne s’expriment que dans des coeurs déjà libres et dans les esprits encore clairvoyants. Former ces coeurs et ces esprits, les réveiller plutôt, c’est la tâche à la fois modeste et ambitieuse qui revient à l’homme indépendant. Il faut s’y tenir sans voir plus avant. L’histoire tiendra ou ne tiendra pas compte de ces efforts. Mais ils auront été faits.
Albert Camus
Cet article devait paraître le 25 novembre 1939 dans » Le Soir républicain « , un quotidien limité à une feuille recto verso que Camus codirige à Alger. L’écrivain y définit ”les quatre commandements du journaliste libre » : lucidité, refus, ironie et obstination. Notre collaboratrice Macha Séry a retrouvé ce texte aux Archives nationales d’outre-mer, à Aix-en-Provence (Lire son texte plus haut). Camus dénonce ici la désinformation qui gangrène déjà la France en 1939. Son manifeste va plus loin. Il est une réflexion sur le journalisme en temps de guerre. Et, plus largement, sur le choix de chacun, plus que celui de la collectivité, de se construire en homme libre.
18:44 Publié dans Actualité, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : censure, albert camus, lettres françaises, lettres, littérature, littérature française, deuxième guerre mondiale, seconde guerre mondiale, 1939, france, histoire, alger, algérie | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Ex: http://www.ojim.fr
Abordant d’emblée la question de leur déclin telle que formulée dans la presse anglo-saxonne, et citant un article emblématique du Guardian sur la supposée « dérive » des intellectuels français, Michel Houellebecq a montré rapidement que ceux-ci étaient essentiellement accusés d’avoir déserté la gauche depuis une vingtaine d’années, gauche dont le monopole en partie indu mais à peu près exhaustif s’était affirmé après la seconde guerre mondiale.
À travers un panorama rapide et brillant de la vie intellectuelle française du dernier demi-siècle, Houellebecq explique comment la perte de pouvoir du Parti Communiste a entraîné peu à peu une révolte des élites contre le peuple, en France, l’apparition du mot « populisme » comme la multiplication de l’adjectif « nauséabond » revenant à reprocher en fait au peuple, et beaucoup plus littéralement qu’on le prétend, de « sentir mauvais ». « Tout ça pour vous situer qu’entre la population et les élites en France, le mot « incompréhension » est à mon avis beaucoup trop faible. Ce à quoi on a affaire, c’est tout simplement à de la haine. », a résumé l’écrivain avant d’enchaîner, au sujet des médias français, des déclarations fracassantes.
« La violence du débat public, en France, enfin de qu’on appelle le « débat public » mais qui est tout simplement une chasse aux sorcières, n’a cessé d’augmenter, et le niveau des insultes n’a cessé d’augmenter. », a remarqué Michel Houellebecq avant de rappeler qu’un cap avait été franchi avec la mort, en juin dernier, de l’écrivain Maurice Dantec. En effet, la presse française n’aurait alors même plus eu le souci du respect des morts. Imaginant que sa propre mort déchainerait encore davantage les médias, Houellebecq a dit ne pas désespérer d’assister cela dit à la faillite de plusieurs titres. « Ce sera très difficile, regrette-t-il, parce qu’en France, les journaux sont financièrement soutenus par l’État. Au passage, ça me paraît l’une des dépenses publiques les plus injustifiées et scandaleuses dans ce pays. (…) Tous les médias de gauche, c’est-à-dire presque tous les médias français, sont dans une situation difficile faute de lecteurs. » Le règne de François Hollande aura inauguré un degré supplémentaire dans la tension et la censure, assure-t-il ensuite, Alain Finkielkraut et Michel Onfray se voyant traités « d’abjects » après qu’ils eurent rejoint le camp de la population et abandonné celui des élites. Un autre événement est selon lui très significatif : « Il y a deux ans, il s’est passé une chose très surprenante : plusieurs personnalités de gauche de premier plan : un ministre et le président de l’Assemblée Nationale (…) ont déclaré que les idées défendues par Éric Zemmour étaient inacceptables et qu’il devrait être privé de toute tribune publique pour les exprimer. Déjà, c’était surprenant comme déclaration. Mais le plus stupéfiant, c’est que les médias, pourtant des médias privés, ont obéi au pouvoir. I-Télé, la chaîne où il tenait son émission, a bien renvoyé Éric Zemmour. »
Houellebecq est enfin revenu sur le fameux libelle du commissaire politique Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre, qui lança, en 2002, l’affaire des « Nouveaux réactionnaires ». Remarquant que tous les intellectuels et écrivains alors attaqués avaient des visions du monde parfois très divergentes, il rappela aussi que tous s’étaient sentis honorés d’être ainsi intégré au même groupe, Alain Finkielraut allant jusqu’à parler de « dream team ». Que ces intellectuels français entreprirent alors un mouvement salutaire de libération de la pensée, contre la dictature médiatique de la gauche et du politiquement correct, voici qui témoigne justement de la vitalité des intellectuels français, explique alors Houellebecq, tout en concluant son intervention par un très émouvant hommage à ses confrères disparus : Philippe Muray et Maurice Dantec. Que cette lutte contre la propagande et l’intolérance médiatiques françaises, à laquelle se vouent notamment des sites comme l’OJIM, se voit menée de front, et avec courage et intelligence par l’écrivain français vivant le plus connu au monde, ne peut que nous encourager à approfondir nos analyses et à les accentuer.
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Après Enjoy en 2012, Nous sommes jeunes et fiers en 2014, Solange Bied-Charreton a fait paraître en 2016, toujours chez Stock, Les Visages pâles. Dans ce troisième roman, l’auteur conserve sa volonté de dépeindre la société avec un regard attentionné, rappelant ainsi le dessein qu’avait Balzac dans La Comédie humaine, d’écrire « l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs ». Zone Critique revient pour vous sur le troisième livre de cette jeune romancière.
Dans Les Visages pâles, il s’agit de mœurs précis, ceux de la famille Estienne implantée à Paris, composée de Jean-Michel et Chantal, divorcés, ainsi que de leurs enfants, Hortense, Alexandre et Lucile, ayant chacun son propre mode de vie, son travail et son appartement. Il s’agit en fait d’une famille sans toit, où chaque membre est exilé de la nation primaire désormais vide et abandonnée. Dès le début du roman est présentée une scansion fondamentale entre la ville, lieu d’un « exil permanent » et la Banèra, espace des liens originels et maison du père de Jean-Michel, Raoul. La mort de ce dernier déclenche une lutte pour la conservation du « bastion à défendre ». La famille, dont les valeurs sont en perdition, étouffées sous le poids d’une vie moderne, est représentée par deux entités : Jean-Michel voulant vendre la maison pour faire table rase d’un passé inutile, et la loi Taubira en faveur du mariage homosexuel. Le roman suit donc chacun de ces modes de vie selon une tension entre deux valeurs : l’intimité et la communauté, l’individu et la famille, l’enjeu étant de comprendre comment le personnage se dégage du déterminisme qui lui est assigné pour mieux le transgresser, le modifier, lui donner une renaissance, c’est-à-dire pour mettre au monde une histoire.
Le scepticisme, vide fictionnel
Solange Bied-Charreton présente l’histoire commune d’une bourgeoisie anti-mariage homosexuel, qui cultive la religion du confort et de l’utilité et qui, s’inquiétant pour l’avenir de ses valeurs, opte davantage en faveur de la suspension de jugement que de l’héroïsme.
L’histoire d’un roman trouve son épaisseur dans ses personnages et leur psychologie. Une psychologie stéréotypée produit une histoire banale. Au contraire, une psychologie dense et subtile donne une histoire singulière, aussi commune soit-elle. Solange Bied-Charreton présente une histoire commune, celle d’une bourgeoisie de 2013, anti-mariage homosexuel, prônant l’importance du travail, de la famille et de l’argent, cultivant la religion du confort et de l’utilité et qui, s’inquiétant pour l’avenir de ses valeurs, opte davantage en faveur de la suspension de jugement que de l’héroïsme. Hortense, par exemple, « femme d’ordre [qui] ne laissait jamais aucune place au hasard», n’est occupée qu’à éviter toute interférence possible avec sa carrière trop précieuse ; Hubert, son mari et père de ses deux enfants, affirme que « la suspension de jugement […] est notre bien le plus précieux » ; Chantal, à l’idée de se faire entendre dans la rue, est rongée par le « scepticisme » et Jean-Michel, lui, « vieux soixante-huitard de merde », a déjà réussi, il a déjà vécu dans un « monde libre » et prépare sa retraite loin de racines trop encombrantes. Seuls deux personnages pourraient être porteurs d’histoire et de fiction : Alexandre et Lucile, tous deux se distinguant par le rapport, en eux, de l’intimité et de la communauté, c’est-à-dire de l’intérieur et de l’extérieur.
Lucile, ou la possibilité d’une histoire
En effet, Alexandre, « plus lucide, mais plus incontrôlable, croyait à la violence » comme unique moyen de défendre la famille et plus généralement les valeurs qui sont au fondement d’une France puissante. Il serait alors possible de l’imaginer futur terroriste, transgressant les valeurs qu’il soutient au nom de leur conservation, si seulement il n’était pas trop éduqué. Pour Alexandre, qui « avait été pensé », la communauté se positionne à la source de l’intimité, si bien qu’elle prend le rôle d’une substance divine à la fois cause et effet de l’individu : si sa lucidité l’encourage à croire en la violence, le jeune homme n’en est pas moins un bourgeois, pour qui l’engagement ne va pas plus loin que « sous un porche rue Monsieur-le-Prince, pour finalement échouer dans un bar à sangria à l’ambiance amicale et aux prix imbattables, et qui autorisait ses clients à fumer malgré la législation en vigueur ». En somme et malgré tout, pour Alexandre, digne héritier de la famille Estienne, « une importance toute particulière était accordée au confort ».
Ni déchirure ni humour chez Alexandre, aussi sérieux que l’auteur qui le met en page. Ceci n’est pas un personnage mais une trajectoire sociale.
Un personnage est avant tout construit par la rencontre, en lui, de l’intérieur et de l’extérieur, si bien qu’il ne peut devenir ce qu’il est qu’en étant « déporté au-delà des frontières du monde connu ». Si cela est le cas des romans de Balzac, où Lucien Chardon par exemple, quitte sa ville natale pour Paris où l’attendent ses « destinées », ça ne l’est pas d’Alexandre qui défend son confort domestique au nom d’une idéologie de trottoir, déterminée par un traumatisme lié à l’enfance. Il pourrait donc être rapproché de Frédéric dans L’Éducation sentimentale ou de Lucien dans L’Enfance d’un chef, si seulement il ne lui manquait pas la verticalité de l’ironie, la nuance de la mauvaise foi ou la sensualité d’un style : ni déchirure ni humour chez Alexandre, aussi sérieux que l’auteur qui le met en page. Ceci n’est pas un personnage mais une trajectoire sociale.
Lucile, au contraire, dont « la personne était en désordre, sa cohérence tenait du hasard », est amenée à rompre avec le reflet de l’extérieur dans l’intérieur grâce à sa rencontre avec Charles Valérien, jeune homme rentier, nihiliste fragile et désabusé qui, sans famille ni origine, jouit d’une souffrance toute particulière : la liberté. Lucile est finalement le seul personnage du roman qui ne vit ni dans le passé ni dans l’avenir mais dans un présent absolu et charnel, un maintenant infini appelé à grossir jusqu’à mettre au monde une histoire. Avortée malheureusement. La rupture de Lucile et de Charles est consommée, et Lucile, désespérée quant à la possibilité de l’Amour, retrouve « l’indifférence généralisée » comme refuge à une douleur trop réaliste ; elle retrouve l’espace familial en somme, qui, ne pouvant préserver son homogénéité sans une forte dose de scepticisme, se doit de douter de tout, de la politique et de l’amour, de sacrifier l’intimité au nom d’une communauté pâle, et surtout de s’en tenir au doute. Avec Hortense et Alexandre, Lucile enferme sa jeunesse dans les méandres de la Banèra pour mieux fermer les yeux devant un monde « morne et démesuré ». « Morne et démesuré », deux mots qui pourraient proposer un résumé de ce qu’est la modernité s’ils ne leur manquaient pas deux lettres, le « i » et le « t », pivots d’une absence qui rend boiteux le roman : celle de l’intimité.
Sociologie du pessimisme
Roman de l’enfermement et de l’incarcération de l’individuel par la communauté, Les Visages pâles présente des personnages qui n’abritent aucune déchirure, aucune complexité intérieure, aucune suggestion à la possibilité d’un devenir fictionnel, aucune vie en somme.
Effectivement, Solange Bied-Charreton met sur papier des entités sociales qui préexistent au roman et pour qui chaque nouvelle page n’est pas une nouveauté qui s’agrège soudainement à un ensemble en construction, mais bien plutôt la confirmation de stéréotypes que tout le monde connaît. Son roman pourrait passer pour pessimiste ou cynique, si seulement il ne réutilisait pas la vision que chacun se fait de ces deux modes de pensée : Charles Valérien fait presque rire, Alexandre n’est même pas ridicule, Hortense finit logiquement par coucher avec son patron et Lucile se confond avec cette fille ratée parce que sensible, que chacun imagine. Alors que le premier disparaît du roman sans manière, les autres personnages se retrouvent pour recomposer ce qu’ils croient être une famille, à la manière d’automates qui cultivent un « mode de vie », mais non pas une « vie ». Ici est présente la contradiction dans le discours de l’auteur, qui, voulant porter un regard attentionné sur ces individus, ne trouve pas d’autre moyen que de les peindre, non pas tels qu’ils sont, mais tels qu’ils sont conçus par l’opinion commune : si lisant le roman, le lecteur y retrouve les préjugés dont il essaye de se débarrasser, ne serait-il pas davantage bénéfique pour lui de le refermer et d’aller marcher dans les rues ?
Roman de l’enfermement et de l’incarcération de l’individuel par la communauté, Les Visages pâles présente des personnages construits par une histoire sociale et qui, lorsqu’ils s’en émancipent, n’abritent aucune déchirure, signe de l’intimité, aucune complexité intérieure, aucun espace cryptique dissimulé derrière les apparences, aucune suggestion à la possibilité d’un devenir fictionnel, aucune vie en somme : ils sont morts-nés et nous regardons leur trajectoire comme nous lisons un livre de sociologie. On n’y croit pas.
Lucas Dusserre
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par Lucien Rabouille
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Animateur du Cercle Cosaque aux côtés de l’ébouriffé Romaric Sangars, franc-buveur à la hussarde, anar’ de droite comme Marcel Aymé et satiriste comme Scarron : Olivier Maulin, auteur – entre autres – de Gueule de bois ou des Lumières du ciel, faisait paraître en juin dernier La Fête est finie aux éditions Denoël. L’un de nos chroniqueurs vous entretient avec gouaille de ce roman truculent, politique et alsacien.
Relevant le nez de la tambouille politicienne, une grande âme s’étonnait de voir que parmi les nombreux postulants à la prochaine élection présidentielle, aucun ne propose de transformer la France en : « un puy du fou géant ». L’argument serait pourtant porteur. Imaginons : au doux pays de France, le bon peuple festoie au milieu des troubadours et des cathares. Moines soldats, dames de cour, bas clergé alcoolique, renégats et guérisseuses rivalisent de fantaisie au cœur d’une mise en scène son et lumière honorant les temps de jadis. Embaumer le pays réel en un sanctuaire protecteur, le peupler de jean-foutres et de nobles édentés redoutant les jacqueries paysannes comme les adorateurs de fées… Le projet n’a encore séduit que les touristes, si l’on compare le succès commercial du Puy du Fou aux anorexiques résultats électoraux de son fondateur. La Grande âme n’a donc pas tord : on ne trouve cette mesure dans aucun programme d’aucun postulant à la primaire d’aucun parti. Mais le projet aura un autre (et meilleur) destin qu’électoral. On rencontre encore des cerveaux malades pour songer à transformer la France en un gigantesque Puy du Fou. Parmi eux : un romancier. Olivier Maulin livre avec son dernier exploit, La fête est finie, un hilarant cri de guerre contre les barbaries éclairées au gaz et ses thuriféraires progressistes.
Fable foutraque du pays réel
Totor, jean-foutre génialement con, n’aime rien tant qu’écouter Bach en se grattant la galle ; son comparse survit de petits boulots, fort d’un CV en peau de lapin et d’une expérience pluriannuelle de chômeur longue durée.
Ses personnages traînent leur existence misérable aux marges des marges de la société. Surnageant dans la nasse, un duo de choc se débat. Totor, jean-foutre génialement con, n’aime rien tant qu’écouter Bach en se grattant la galle ; son comparse survit de petits boulots, fort d’un CV en peau de lapin et d’une expérience pluriannuelle de chômeur longue durée. L’échec professionnel est un emploi à temps plein dans lequel ils excellent, sans RTT, congés payés ou arrêts maladie. Par nécessité alimentaire, ils s’improvisent la nuit gardiens de camping-cars haut de gamme et après quelques combines, embauchent comme pit-bull des chiens domestiques rencontrés la veille à la SPA ou chez la voisine sénile. Sans traîner, la première nuit de travail est interrompue par un cambriolage. Moins ambitieux que les voleurs mais plus négligents, les compères avaient dérobé l’alcool du patron pour s’endormir avec dans l’engin.
Le malfaiteur est un ridicule parvenu d’Europe de l’Est répondant au nom de « Sarközi ». Il file à la roumaine vers la mère patrie pour tirer un bon prix du véhicule. Les personnages obtiennent leur salut par quelques péripéties branquignolesques qui les entraînent dans une cavale policière imprévue. Poursuivant leur route nulle part, c’est à dire en Alsace, ils découvrent un pays où l’Ubu-Renne, souverain des forêts, est un cerf alcoolique et vulgaire alors que des batailles rangées opposent gendarmes et résistants autonomistes.
Quoique bienvenus en Maulinie, les personnages ne s’y sentent pas immédiatement chez eux. Et si elle se passe de brochures promotionnelles, la destination tient toutes ses promesses de dépaysement. Habitués à la routine et à la galère, ils ne voient que folie, démence, excès et réjouissances bucoliques. Le dernier des clochards célestes sera premier chez les anthropologues : virtuose de grands concepts et de bonnes bouteilles, le personnage maulinien est sujet à la radicalisation éthylique. Passé le digestif, il cause clandestinité, attentat et stratégie de la tension. Leur créateur a tout d’un terroriste paralysé par le style. Passé la blague, il s’enflamme et obligatoirement dérape. L’intrigue lui en donne le prétexte ; une décharge s’installe dans la vallée. Casus belli pour les protagonistes, déterminés à ne pas laisser entrer ici le monstrueux « progrès », ni son funeste cortège.
Politique d’abord
La theoria maulinienne a l’odeur d’une potée alsacienne où s’harmonisent les ingrédients d’une soupe bien à droite.
Politique d’abord, le roman est le prétexte pour une typologie (inédite en histoire des idées) de programmes baroques et fatigants. La theoria maulinienne a l’odeur d’une potée alsacienne où s’harmonisent les ingrédients d’une soupe bien à droite. Talent oblige, cette droite se révèle dans ses variétés les plus anarchisantes. On rencontre très vite la plus triviale, qui est aussi la plus populaire : un anarchisme de vauriens et de demi-crapules, se foutant de tout ou presque et surtout de l’Ordre. Cet anarchisme sert d’éthique sommaire au gugusse maulinien de base. Indifférent à tout souci politique, il se contente de rejouer l’éternel duel entre gendarmes et voleurs. Il rappelle Audiard ou les entrepreneurs en activisme révolutionnaire de L’aventure c’est l’aventure. Larcins malgré eux, Totor et son comparse ont autant de conscience politique qu’un vers de terre moyen.
Probablement anarchiste de naissance, l’auteur sait aussi raffiner. Refuser une autorité ne revient pas toujours à ignorer la nécessité d’un ordre. Régionalisme, traditionalisme, localisme, décroissance… l’Alsace maulinienne formule une proposition originale d’organisation politique et sociale. Nostalgiques d’une harmonie originelle, ses habitants rêvent de libérer leur province de l’administration centrale pour la remplacer par une association libre de cellules sociales protectrices. Ils idéalisent un royaume franc du XIIIe siècle, hérissé de libertés, dans lequel pays, provinces, communes pouvaient se nantir de privilèges libérateurs. Rêvant d’un grand bordel providentiellement ordonné, ils vomissent l’État et aspirent à se passer de lois, protocoles, ordonnances, normes ou administration. Résurgence du légitimisme libertaire de Chateaubriand et de l’organicisme réfractaire de Barbey d’Aurevilly, ils sont les ultimes héritiers d’une intemporelle fronde contre la légalité, ne respectant un droit que surnaturel et désobéissant au reste.
L’État est toujours désigné comme l’ennemi. Empêcheur de tourner en bourrique, il envoie sa police courser les renégats et surtout, crime de lèse-ébriété, entend réglementer la distillation de l’eau de vie. On entend donc bien se passer de lui et de son autorisation pour être bourré du matin au soir. Alors on chouanne, zade et résiste par tous les moyens, même légaux. Les personnages brûlent de consumer le plus froid des monstres froids et pour ce fait, discourent eux aussi sur la méthode. Abattre l’État certes, mais comment s’y prendre ? D’une Theoria, le maulinisme déduit une Praxis. Proudhon et Sorel ne sont pas loin. Pour ne pas se laisser duper par la fable démocratique, le roman glose les Réflexions sur la violence entre deux caravanes de camping et légitime la violence prolétaire comme mythe mobilisateur après trois apéritifs. Vivre et s’achever à l’alcool dans une caravane n’empêche pas de maîtriser l’exercice de la dissertation philosophique. L’ouvrage fourmille d’énoncés théoriques : l’auteur s’y révèle très habile et manie la dialectique comme le tire-bouchon. Introduisant la thèse démocratique par sa réfutation marxiste, il offre alors un supplément d’âme au traditionalisme et conclue sur l’appel à une grève majestueuse, instituant le peuple en nouvelle aristocratie.
Quand le patriarche disserte sur la grande stratégie révolutionnaire, sa fille veille à sa mise en œuvre tactique. Le roman annonce le Grand Soir, le point de non retour. Les personnages s’y préparent et s’improvisent Lysandre ou Hannibal. Être armé est une garantie d’indépendance ; l’assurance de pouvoir résister au Léviathan. Là encore, l’auteur innove et enrichit son avant-garde réactionnaire d’une mention allusive à l’idéal libertarien américain, souvent mal compris et caricaturé en France.
Quête ontologique
Le langage maulinien est l’expression d’un être désinhibé qui aspire à vivre une existence libre et affranchie. Il malmène tous les poncifs linguistiques et idéologiques ; comme l’ont fait avant lui Rabelais, Céline, Frédéric Dard ou ADG.
S’il est accidentellement théorique et praxiologique, le roman ne se prend pas non plus trop au sérieux. Jünger, Sorel, Spengler, Maurras ou Heidegger peuvent se faire comprendre d’alcooliques incultes. La trivialité des personnages résume en deux ou trois grossièretés, des pensées ardues et bien souvent soporifiques. On les en remercie. Au cœur de l’intrigue maulinienne, Heidegger nous révélait la technique moderne comme « mode de dévoilement de l’étant », Maulin la décrit comme mode de dévoiement de l’étang. La rhétorique se déploie en quelques cris de guerre bien sentis : « merde au progrès qui pue ». On goûte à cette âpreté conceptuelle comme à ses coups de massue, à peine plus délicats qu’une hallebarde de lansquenet généreusement enfoncée dans le crâne.
Comme rançon du génie, ces gauloiseries éloignent nos héros des gens de bonne compagnie. Démesurés dans leur courage, leur imbécillité, leur facétie, leur ivrognerie ou même ponctuellement leur érudition ; ils se voient opposés à la faune de tous les cuistres demi-habiles, intelligents sans être géniaux, courageux mais pas téméraires, diplomatiquement ordinaires pour ne pas dire simplement médiocres. Seuls comptent les caractères extrêmes. Mais il faut encore en être pourvu, cette qualité n’est pas universelle.
Le grand remplacement des fous par les demi-habiles permet l’invasion d’une langue étrangère. Sans qu’elle n’ait été vraiment conviée, la phraséologie s’invite ponctuellement en Pays d’Alsace où la barbarie douce a de nouveau franchi le limes du Rhin. Un séminaire d’entreprise parle « de relever les défis à venir ». Presque aussitôt, tout discours sincère se dilue dans un magma pseudo-métaphorique. L’auteur ne fait que citer les brochures d’une parole qui n’a même pas besoin d’être caricaturée pour apparaître vide. Par son expression la plus réaliste, le lecteur comprend immédiatement qu’elle ne vaut rien.
Le langage maulinien acquiert alors une plus haute dignité et devient autre chose qu’un amas de gugusseries pour la poilade. Il est l’expression d’un être désinhibé qui aspire à vivre une existence libre et affranchie. Il malmène tous les poncifs linguistiques et idéologiques ; comme l’ont fait avant lui Rabelais, Céline, Frédéric Dard ou ADG. Mais les thèmes de la banlieue des années 1930 comme du conformisme gaullien de la France industrielle ont vécu. Il est difficile d’entretenir aujourd’hui une familiarité avec ces proses, sauf à posséder une très bonne connaissance du contexte historique. Moderne, absolument moderne, le langage maulinien en est spontanément drôle.
Une farce mélancolique
Témoin brutal et nostalgique d’un passé qui ne sera jamais plus, Maulin pourrait être à l’Alsace un Faulkner ou un Barbey d’Aurevilly.
Farce mélancolique d’un univers qui se défait, le roman nous offre bien des rires et aussi un peu de tristesse. Tel Alsacien a connu « les fromageries au bourg, les charcuteries, des confiseries, des merceries, une chapelle même ! Et des tanneurs, des cordonniers, des bourreliers, un tonnelier, un ferblantier, un forgeron, et un cordier ». « Une épicerie, une pizzeria et un moloch en tôle, horrible hypermarché à l’entrée de la vallée » les ont remplacés. On songe à l’âge d’or, au paradis perdu et on a soudain envie de dire avec le vieux fermier « merde au petit con de sociologue qui viendra m’expliquer que ce n’était pas mieux avant ».
Passé le coup de gueule, le roman pose un sévère diagnostic : la société a vécu sur le rêve sinistre d’un progrès indéfini et d’un mouvement linéaire de l’histoire, ce dernier devait renvoyer aux vieilles lunes moyenâgeuses tous les sceptiques qui chercheraient à lui faire obstacle. On entend sa complainte : « Le progrès est passé par là ». Le présent n’est qu’un inépuisable sujet de déploration quand le passé est toujours objet de regrets. Libres artisans, érudits locaux, aspirants renégats, clochards célestes… tout le peuple maulinien regrette l’intimité des sociétés villageoises en employant le verbe généreux et trivial des parlers de jadis.
Témoin brutal et nostalgique d’un passé qui ne sera jamais plus, Maulin pourrait être à l’Alsace un Faulkner ou un Barbey d’Aurevilly. Après les premiers chapitres, sa prose se localise à la manière d’un honnête récit pastoral. Un hobereau normand ou un patricien dixie en pleine vallée du Rhin, remplaçant le coton et le cidre par le schnaps ? Le roman est un peu plus fin que cela. Le pathos à foin a vécu… Chez Maulin, la nostalgie n’a pas fondamentalement divorcé de l’espoir. Sans péage mais sans déviation, le camping-car maulinien emprunte l’autoroute de l’héroïsme chevaleresque. « Elevé en Mythe, le temps d’avant n’est jamais très éloigné du rêve ». Atteints des vertiges d’un âge d’or imaginaire, les personnages s’intéressent pourtant moins à sa forme qu’à son principe. L’intimité sociale, l’autorité de la coutume, les baises gauloises sont plus qu’une fresque mythologique. Elles existent de manières bien réelles, bien charnelles, dans ce que les sociologues appellent la postmodernité. Celle-ci devient involontairement passéiste et se retourne contre l’édifice moderne quand son infrastructure étatique et sa superstructure idéologique s’enfoncent dans une muabilité incertaine. Quand il discourt, le roman détaille le mouvement cyclique de l’histoire et se plonge, quoiqu’un peu sommairement, dans la mythologie des siècles. Aucun « progrès » n’est inéluctable, aucune décadence non plus. Comme tout ce qui est humain, elle porte en elle les racines de sa propre critique. Son kitsch consumériste devient prophétique. Même en camping-car, le temps des chevaliers peut renaître, mais seulement de manière moderne, baroque et bien sûr inattendue. Les camping-cars resteront et avec eux la poudre, les armes à feu et les machines à distiller. Nul individu, sensé ou insensé, ne songera à y renoncer et probablement pas l’auteur. Mais cet apparent futurisme ne suffit pas à en faire un moderne.
Son dieu cerf alcoolique empereur de la forêt a fière allure et ressemble fort peu à celui de Princesse Monokoké. Dans la fable de Myiazaki, le majestueux protecteur de la Physis se révèle être l’ultime obstacle à « l’exploitation totale de ce qui se trouve entre le ciel et la terre ». Dominer, exploiter, arraisonner semble être, chez le nippon comme chez l’alsacien, le projet même de la modernité. Myiazaki décrit un monde en train de se défaire quand Maulin voit un monde déjà défait. Le myiazakisme comme le maulinisme ne sont guère des optimismes ; mais leur mélancolie sait être consolante. Même quand l’homme semble menacé en son humanité, elle éveille des émotions libératrices. L’art sait encore dire certaines choses, de celles qui ne peuvent demeurer enfouies trop longtemps. Par-delà le dieu cerf, elles sont immortelles et leur « principe ne peut pas mourir car il est le mouvement même de la vie », sauf peut-être après que le dieu cerf ait déménagé en Alsace maulinienne pour succomber à une cirrhose du foie. En attendant, que la fête recommence.
Lucien Rabouille
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En 1983 paraissait un ouvrage posthume d’Alexandre Vialatte, L’Auvergne absolue. Le comte Dominique de Roux (1935 – 1977) ne serait-il pas, pour sa part, un Rouergat intégral ? C’est la question qu’on se pose une fois refermé Les châteaux de glace de Dominique de Roux écrit par Rémi Soulié en 1999. À cette date, l’auteur n’avait publié qu’un seul ouvrage, deux ans plus tôt (De la promenade), et ne traitait pas encore de Nietzsche, de Boutang, d’Aragon, de Péguy, du Curé d’Ars et de Benny Lévy. Rédigé entre juin et juillet 1998 au moment où l’Hexagone s’entichait pour une équipe de footeux bariolés aidée par quelques substances exceptionnelles et des services très secrets afin de remporter une compétition de paillettes et de pognon, ce court essai revient sur l’écrivain – éditeur – journaliste – baroudeur Dominique de Roux.
Rémi Soulié vient du Rouergue où se trouvait l’un des châteaux de glace de Dominique de Roux, « la propriété de [son] arrière-grand-mère […] ! Le lieu même, où, enfant, il passait les vacances (p. 21) » : les Bourines. Antique ferme fortifiée héritée par Madame Antoine Aubaret, le lieu jouxte l’Aubrac qui, « sur le plan ontologique, est l’espace des burons… (p. 67) ». Les Bourines se situent donc en Aveyron, ces terres toutes proches du Cantal, ce département – volcan endormi dont la forme géo-administrative ressemble à s’y méprendre à la Toison d’Or bourguignonne.
Dans un monde littéraire et éditorial déjà bien chloroformé par la bien-pensance, Dominique de Roux tranchait par son dynamisme, ses fulgurances et – surtout – son incroyable impertinence. Son style acéré et altier ne pouvait (devait ?) que cliver. Tout le contraire de ses sinistres contemporains. « Du plat, du mou, du fade, du terne, du neutre, le triomphe du Marché est à ce prix. Qu’un écrivain pointe le bout de la mine, les chiens de garde de l’antifascisme se chargent de le broyer sous leurs vigilantes mâchoires morales (p. 47). » Il faut préciser que, ceci expliquant cela, « Chirac est au pouvoir; il gagne un à un, patiemment, ses galons de guignol cosmo-planétaire (p. 50) » et, sous ce déplorable septennat, le palais de l’Élysée devint « le Salon de l’agriculture mâtiné de Grand Stadium (p. 76) ».
Une chape de plomb s’abattait sur la spécieuse « République des Lettres », une expression grotesque qui masque un bagne intellectuel. « Les idiots du village planétaire sont en effet aux commandes, la Censure veille à ne désespérer la Banque en fourguant aux gogos les héros positifs du réalisme démocratique (p. 12). » Dans ce contexte éprouvant, « malheur aux hérétiques ! Malheur aux dissidents ! Les anathèmes laïques prospèrent, les bûchers progressistes ne manquent pas de fagots, les nouveaux cagots inquisitionnent (p. 14) ». Rémanence d’outre-tombe, l’incisive œuvre de Dominique de Roux n’en finit pas d’être décriée, pourchassée, vilipendée par d’insignifiants cloportes dénonciateurs de salon germanopratin. Sous le binôme Chirac – Jospin, « le hideux libéralisme reprend vie grâce à la social-trahison, en vertu d’une constante historique, celle de l’éternelle imposture – au sens bernanosien du mot – ontologiquement véhiculée par les chapons réformistes (p. 60) ». Rien de neuf sous l’astre de feu ! Certes, « comme tous les grands écrivains, le comte n’avait pas la tête politique (p. 27) ». Quoique… Dominique de Roux « résiste, dans son fortin assiégé par les démocrateux calamistrés (p. 66) ». Mieux, il y manifeste un idéal plus que littéraire, ontologique : « Tout écrivain est un chevalier errant en quête d’absolu; son combat pour la Dame Beauté prend toutes les formes extrêmes, politiques, religieuses, physiques. La laideur, c’est la tiédeur (p. 74) ». Et Roux n’est ni tiède, ni fade !
Rémi Soulié souligne avec justesse que « Dominique de Roux était un ultra historique – étymologique : ultra gauche et ultra droite à la fois, au-delà, de l’autre côté, plus loin, en avant, ailleurs (p. 80) ». Il sait, lui aussi, que « la tragédie repose sur la terreur et la piété donc le sacré; la parodie que nous vivons sur le comique troupier (p. 83) ». Certains y excellent : Chirac, Sarközy, Hollande… Le phénomène depuis s’aggrave : voyons les prestations lamentables des nouveaux « humoristes » de France Inter ou des chaînes de télévision. Ces histrions qui ne font rire personne sont de véritables propagateurs d’obscénités, de suffisance et de conformisme bêlant. Inévitable mutation, car « en régime de dictature libérale, la liberté se filtre. Vous pouvez tout dire, tout écrire, à condition de ne pas contrevenir aux articles fondamentaux de la Médiocratie (p. 75) ».
Par l’intermédiaire de l’auteur d’Ouverture de la chasse, « rêvons un peu à une France vomissant ses tièdes et ses mous ! Plus de sociaux-démocrates ni de démocrates-chrétiens, plus de libéraux sociaux ni de sociaux libéraux ! La politique enfin restaurée en mystique par quelques royalistes, des gaullistes métaphysiques aussi et des révolutionnaires intacts à la Fajardie ! (p. 11) ». « Dominique de Roux […] préparait l’avènement du Surhomme dans la démesure et l’excès (p. 29). » Était-ce seulement de l’excès ? Très certainement en littérature, dans l’édition et par son style ciselé. Probablement aussi avec ses passions et cette « certitude de l’aventurier : les destinations n’oblitèrent pas la destinée (p. 23) ».
Dominique de Roux et Rémi Soulié sont deux reîtres en cavalcade contre l’immonde modernité. L’auteur n’hésite pas à s’enflammer et à faire part d’une intense conviction, apte à effrayer tous les vigilants du consensus. « Mon credo : la littérature comme Weltanschauung. […] À l’inverse des vertueux, je n’hésite pas à dire que j’aurais été stalinien sous Staline, mussolinien sous Mussolini, franquiste sous Franco, salazariste sous Salazar, pétainiste sous Pétain, castriste sous Castro; j’aurais été de tous les totalitarismes et je préviens, je serai du prochain (p. 77). » Faut-il comprendre qu’il serait susceptible de se rallier au libéral-mondialisme bankstériste 2.0 de ce début de XXIe siècle ? Les titres qui suivront après Les châteaux de glace de Dominique de Roux démontreront au contraire que Rémi Soulié appartient à une autre race, celle immarcescible des bretteurs de haute tenue.
Georges Feltin-Tracol
• Rémi Soulié, Les châteaux de glace de Dominique de Roux, Les Provinciales – L’Âge d’Homme, 1999, Saint-Victor-de-Morestel – Lausanne, 93 p., livre épuisé, sauf chez quelques bouquinistes.
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Jean-Pierre Brun
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En ce mercredi 29 décembre nous apprenons l’ultime cavalcade du dernier des « Hussards », Michel Déon. Comme le furent les trois mousquetaires de Dumas, ils auraient été prétendument quatre. Mais que vient faire ce « prétendument » dans notre propos ?
Pour des raisons qui nous restent obscures, Bernard Frank avait cru bon de rassembler sous un même étendard Nimier, Blondin et Laurent avant de leur adjoindre un certain Déon. Cette affectation collective à un régiment de tradition devait sans doute énormément au fameux « Hussard Bleu » que l’ami Roger avait troussé en son temps au travers d’un roman on ne peut plus « non conformiste ».
Mais voilà, elle ne reçut jamais pour autant l’aval des intéressés. Certes, un solide dénominateur commun pouvait conforter les tenants d’une mathématique idéologique, mais c’était méconnaître les individualismes trop bien trempés des solistes de ce quatuor improbable.
Il fallut attendre les derniers mois de l’Algérie française pour que le tocsin national les rassemblât autour de Philippe Héduy et du toujours discret Roland Laudenbach, sous la bannière de la revue L’Esprit Public.
Pour le coup, nos francs-tireurs, ayant endossé l’uniforme régimentaire auquel ils devaient indûment une partie de leur réputation, se lancèrent à corps perdu dans la bataille, taillant des croupières aux piétons de l’armée gaullienne.
Alors que d’Artagnan Nimier, Porthos Blondin, Athos Laurent frappaient d’estoc leurs adversaires, Aramis Déon pratiquait une escrime plus subtile qui n’en touchait pas moins au cœur ses cibles préférées. N’est-ce pas lui qui dans ses Poneys sauvages dévoila les turpitudes élyséennes de l’affaire Si Salah ?
Qui se souvient de son perfide Supplément aux voyages de Gulliver et ce saisissant Mégalonose qui estomaqua les critiques littéraires et autres chroniqueurs politiques de l’époque ?
En guise d’adieu à notre frère dans la Résistance, je me contenterai de citer un extrait de cette œuvre qui, hélas !, n’a rien perdu de son actualité : «… Je suis dans l’opposition et je refuse la civilisation inhumaine de mon pays. Si des policiers entraient à cette heure dans ma maison et me voyaient utiliser des lampes à huiles, ils me tortureraient pour me faire avouer un complot contre l’État […] Les lampes à huile et la marine à voile sont des crimes contre le progrès, des atteintes à l’esprit nouveau. Peut-être auriez-vous été condamné seulement aux travaux forcés si l’on s’était aperçu que vous ne vous sépariez pas de la boîte noire qui diffuse à longueur de journée de la musique obsessionnelle et le discours de Mégalonose, parce que la possession de ces boîtes que nous appelons “orteffs” est obligatoire et que tout citoyen conscient et respectueux des lois de son pays doit en avoir une à côté de lui, jour et nuit, prêt à toute éventualité, c’est-à-dire à obéir aux ordres de Mégalonose qui parle deux fois par jour en période de calme et jusqu’à vingt fois en période de guerre… »
Va en paix Michel !, mais là-haut, avec l’aide de ton Saint Patron qui est aussi celui des parachutistes, fais en sorte que tu ne sois pas le dernier des hussards et que, dans un élan invincible, une charge de tes cadets reprenne hardiment et consolide méthodiquement nos positions perdues.
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Es gibt kaum eine Tradition, die heute stärker kritisiert, verachtet und bekämpft wird, als der Stierkampf. Die blutige Tötung eines Stieres mutet als archaisches Überbleibsel einer vergangenen Zeit an – gerade aus mitteleuropäischer Sicht. Der typische Stierkampf existiert so nur noch in Spanien, einigen ehemaligen Kolonien und im Süden Frankreichs. Doch auch in Spanien tobt ein moralischer Kampf um den „corrida de toros“. Vor einigen Jahren wurde in der Provinz Katalonien der Stierkampf gesetzlich verboten. Im Oktober 2016 kassierte diesen Beschluss das spanische Verfassungsgericht jedoch wieder. Nach mehrjähriger Abstinenz dürfen wieder Stierkämpfe veranstaltet werden.
Emotionale Tradition gegen rationale Postmoderne
Doch auch in anderen Gefilden kämpft die Tradition gegen die rationale Postmoderne .Kirchen, Glaube, Nation, Gefühl, Schönheit, Eros. Das sind alles Kategorien, die nicht gemessen und nicht gekauft werden können und rücken deshalb ins Hintertreffen. Die wenigsten Leute verstehen die Anhänger solcher Paradigmen, belächeln und hassen sie. Und wenn dabei noch Blut fließt, ein Tier, das größer als eine Mücke ist, sein Leben lässt, ist es mit der Toleranz schnell vorbei. Der Tierschutz wird auf den Plan gerufen und verstärkt das Unverständnis gegenüber einer Tradition mit ideologischer Aufladung.
Henry de Montherlant (1895-1972) verfasste 1926 den Roman Tiermenschen mit autobiographischen Zügen über die Erlebnisse des jungen adligen Albans, der aus dem wohlbehüteten, aber langweiligen Frankreich in die andalusische Welt der Stierkämpfe aufbricht, um … Ja, warum eigentlich? Die Motivation des jungen Helden ist so vielschichtig und unerklärlich, und doch zieht sie ihn mit stählernem Zwang in den Staub der Arena zu seinen geliebten Stieren. Nur wenige Autoren schaffen es, eine andere Zeit und eine fremde Welt so unglaublich nah und vollkommen plausibel erscheinen zu lassen, dass der Kampf gegen den „Bösen Engel“, einen tückischen und unberechenbaren Kampfstier, die logische Konsequenz für den unerfahrenen, aber ehrenhaften Alban bedeutet.
Nach der Anti-Stierkampf-Demo geht’s zu Burger King
Das gesamte Buch arbeitet auf diese mystische und religiöse Katharsis hin, die dem Leser die Bedeutung des Stierkampfes immer klarer hervortreten lässt, bis man sich wünscht auch an diesen Spektakeln teilzunehmen. Die greifbare Spannung des Finales des Buches ist von unvorstellbarer Brillanz. Man vermutet, dass der Autor Montherlant an den Corridas selbst teilgenommen haben muss, um diese Fülle von Emotionen und Gedanken zu schreiben und dem Leser plausibel erscheinen zu lassen. Auch auf die Vorbehalte vieler Stierkampfgegner geht Montherlant in seinem Buch ein und lässt seinen Helden vieles erklären. Zwar kann er einem Außenstehenden nicht den „Sinn“ der Corridas erklären, da man diesen fühlen müsse, doch ist die Kritik vieler Gegner heuchlerisch, wie Alban ausführt:
„Welche Partei findet heute bei uns das Gemetzel der Stierkämpfe skandalös? Die gleiche, die mit allen Mitteln die eine Hälfte der Nation zum Gemetzel der anderen aufstachelt. […] Sie erhebt Protest gegen den Pferdemord in der Arena, aber sie würden nicht protestieren, wenn man in der Arena Andersdenkende vor die Hörner schicken würde.“
Auch das Leben eines Kampfstieres ist alles anders als schrecklich. Früher, wie auch heute, sind die meisten Kampfstiere schon einige Jahre alt, bevor sie in die Arena gebracht werden. In ihrem Leben vor dem Stierkampf bewegen sie sich frei über das spanische Land, da Zäune oder Ställe sie ihrer Fähigkeiten als gute Kampfstiere berauben würden. Ein derartiges Leben, mit einem anschließenden Kampf, sollte jeder Massentierhaltung vorzuziehen sein. Doch betrachten Kritiker und Aktivisten nur das blutige Finale und lassen nicht weiter mit sich reden. Meist sind es diejenigen, die nach der Stierkampf-Demo noch schnell bei Burger King vorbeischauen.
Urinstinkt und große Literatur
Zurück zu Albans Erlebnissen auf dem Weg zu seinem großen Kampf. Auch die Liebe zu Soledad, der Tochter des ebenfalls adligen Stierzüchters, gerät im Hinblick auf den spirituellen Zweikampf immer weiter ins Hintertreffen und sinkt in die Bedeutungslosigkeit. Sie, die Alban an seiner Ehre packte und ihn zwang gegen den „Bösen Engel“ zu kämpfen, wird im Zeichen Albans Bestimmung nicht einmal mehr bedacht, geschweige denn in das Ende des Buches einbezogen. Der junge Held hat mehr erlebt und gelernt, als sich weiterhin von dieser verzogenen Frau abhängig zu machen.
Dieser Urinstinkt, der Alban etwas Größeres, Spiritistisches erkennen lässt, ist Balsam auf die geschundene Leserseele, die in den letzten Jahren immer mehr von belangloserer Literatur geplagt wurde. Die zeitgenössischen Bücher à la Darm mit Charme, Feuchtgebiete oder dem restlichen Gewäsch drittklassiger Schreiber, die das 21. Jahrhundert nur noch durch Tabubrüche und feminisierte Lebensgeschichten entwürdigen, verlieren im Wettkampf mit Montherlants staubigen Stierabenteuer gänzlich an Wert.
Männlichkeitsideale und Gesellschaftskritik
Spannend ist ebenfalls das Gesellschaftsbild während der Auflösungserscheinungen des alten, snobistischen Adels, den Alban verachtet, da dieser nur aufgrund der gesellschaftlichen Bedeutung den Stierkämpfen beiwohnt. Generell kommen Adlige und die spanische „High-Society“ schlecht weg. Selbst sein ihn protegierender adliger Ziehvater, der ihm den Kampf vermittelt, wird gelegentlich von Alban verachtet. Montherlant sucht längst einen neuen Adel mit anderen Attributen, dessen Eigenschaften er teilweise im andalusischen Volk, aber generell im noch nicht verdorbenen Charakter der südländischen Menschen erkennt. Nur im Stierkampf können diese vergessenen Ideale noch hervortreten. Selbst der kleine Jesús, ein verarmter spanischer Junge, der als Helfer am entscheidenden Kampf teilnimmt, hat mehr „Rasse“ und Ehrgefühl, als die Loge der Blaublüter und die „Schattenseite“ der Arena zusammen. (Die schattigen Plätze in der Arena konnten sich nur die reicheren Bürger leisten.)
Man ist keineswegs befriedigt nach dem Ende dieses großartigen Buches. Stattdessen will man mehr erfahren über den Brauch des Stierkampfes, uralte Ideale und die Jahre vor dem ersten großen Krieg. So schafft es Henry de Montherlant mit seiner stimmungsvollen Erzählung, dass man sich wünscht Spanier zu sein, um den Stierkampf zu verstehen, und Franzose zu sein, um den Roman in seiner Originalsprache lesen zu können. Wo wir gerade beim Wünschen sind. Man wünscht sich ebenfalls auf ein derartiges Buch zu stoßen, das unserer Zeit entspringt. Bis es soweit ist, kann man ja in der Vergangenheit kramen.
Für die Jünger-Fans eine abschließende Anekdote: Beide Autoren, aufgrund ähnlichen Alters und geistiger Nähe, waren gute Bekannte. Montherlant, vom Leid gezeichnet und schwer an Krebs erkrankt, beendete sein Leben im Zeichen seiner eigenen, konsequenten Ideale. Er verhinderte den fortschreitenden körperlichen und geistigen Verfall, indem er sich am 21. September 1972 in seiner Wohnung in Paris in den Kopf schoss und gleichzeitig mit Zyankali vergiftete. Das Blut seines zerschossenen Gehirnes tropfte auf ein zuvor niedergeschriebenes Zitat Ernst Jüngers: „Le suicide fait partie du capitalde l‚humanite“ (Der Selbstmord ist Teil des Kapitals der Menschheit.)
Henry de Montherlant: Tiermenschen. Zuletzt erschienen 1998 im Steidl-Verlag. Erstmals auf Deutsch 1929 im Insel-Verlag. Auf Amazon ab 0,01 Euro erhältlich!