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vendredi, 08 avril 2011

Tout s'accélère: la maladie de l'urgence

Tout s’accélère : la maladie de l’urgence

par Pierre LE VIGAN

2866996630_1.jpgTout s’accélère. Nous mangeons de plus en vite. Nous changeons de modes vestimentaires de plus en plus vite. L’obsolescence de nos objets quotidiens (téléphone mobile, I-Pad, ordinateur, etc.) est de plus en plus rapide. Nous envoyons de plus en plus de courriels, ou de S.M.S. Nous lisons de plus en plus d’informations en même temps (ce qui ne veut pas dire que nous les comprenons). Nous parlons de plus en plus vite : + 8 % de mots à la minute entre l’an 2000 et 2010. Nous travaillons peut-être un peu moins mais de plus en plus vite – conséquence logique de la R.T.T. Les détenteurs d’actions en changent de plus en plus souvent : la durée moyenne de possession d’une action sur le marché de New York est passée de huit ans en 1960 à moins d’un an en 2010. Nous imaginons et produisons des voitures de plus en plus vite. Nous zappons d’un film à l’autre de plus en plus vite : les films ne durent même pas une saison, parfois moins d’un mois. Ils passent sur support D.V.D. de plus en plus rapidement après leur sortie en salle, parfois presque en même temps. Les films anciens (qui n’ont parfois que trois ans) que l’on peut encore voir en salles diminuent à grande vitesse : l’oubli définitif va de plus en plus vite. C’est ce que Gilles Finchelstein a bien analysé sous le nom de La dictature de l’urgence (Fayard, 2011). L’urgence va avec la profusion, la juxtaposition des divers plans du vécu et la dissipation. Dans le même temps que la durée de vie des films est de plus en brève, pour laisser la place à d’autres, le nombre de plans par films s’accélère – et est quasiment proportionnel à la médiocrité des films. Conséquence : les plans longs sont de moins en moins nombreux. Et… de plus en plus court ! Trois secondes cela commence à être beaucoup trop long. Il se passe de plus en plus de choses à la fois dans les feuilletons : comparons Plus Belle La Vie (P.B.L.V. pour faire vite) à Le 16 à Kerbriant (1972). Paul Valéry écrivait : « L’homme s’enivre de dissipation : abus de vitesse, abus de lumière, abus de toxiques, de stupéfiants, d’excitants, abus de fréquences dans les impressions, abus de diversités, abus de résonances, abus de facilités, abus de merveilles. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus (Variété, 1924). »

Il y a plus de cinquante ans, André Siegfried de son côté analysait « l’âge de la vitesse » dans Aspects du XXe siècle (Hachette, 1955). Il soulignait que la vitesse des bateaux avait été multipliée par cinq avec la vapeur remplaçant la voile. Que ne dirait-il quand aux progrès de la capacité de stockage et de calcul de nos ordinateurs ! Mais la vitesse peut être un vice : le « seul vice nouveau du XXe siècle » avait dit Paul Morand. « L’homme résistera-t-il en à l’accroissement formidable de puissance dont la science moderne l’a doté ou se détruira-t-il en le maniant ? Ou bien l’homme sera-t-il assez spirituel pour savoir se servir de sa force nouvelle ? », s’interrogeait encore Paul Morand (Apprendre à se reposer, 1937).

9782081228740.jpgElle nous fait bouger de plus en plus vite, ou surtout, elle nous fait croire que ce qui est bien c’est de bouger de plus et plus, et de plus en plus vite. En cherchant à aller de plus en plus vite, et à faire les choses de plus en rapidement, l’homme prend le risque de se perdre de vue lui-même. Goethe écrivait : « L’homme tel que nous le connaissons et dans la mesure où il utilise normalement le pouvoir de ses sens est l’instrument physique le plus précis qu’il y ait au monde. Le plus grand péril de la physique moderne est précisément d’avoir séparé l’homme de ses expériences en poursuivant la nature dans un domaine où celle-ci n’est plus perceptible que par nos instruments artificiels. »

Notre société malade de l’urgence

Nos enfants sont les enfants de l’urgence. Et tout simplement parce que nous-mêmes sommes fils et filles de l’urgence. Et ce sentiment d’urgence va avec la vitesse. Si c’est grave, et il n’y a pas d’urgence sans gravité, alors, il faut réagir tout de suite. De nos jours, explique la sociologue et psychologue Nicole Aubert, l’homme doit réagir aux événements « en temps réel ». Au moment même. Plus encore, même quand il « ne se passe rien », il est sommé d’être « branché », connecté avec le monde, au cas où il se passerait quelque chose. Une urgence par exemple. L’homme est mis en demeure de provoquer des micro-événements sans quoi il ne se sent pas vivre. Il s’ennuie. De ce fait, ce ne sont pas seulement les machines, c’est l’homme lui-même qui vit « à flux tendu ». La durée, qui suppose l’endurance, a été remplacée par la vitesse, qui répond à une supposée urgence. Mais cette vitesse n’a pas une valeur optimum, c’est l’accélération qui est requise. La bonne vitesse c’est la vitesse supérieure à celle d’hier. De même qu’un ordinateur performant ce n’est pas un ordinateur qui suffit à mes besoins c’est un ordinateur plus performant que les autres et en tout cas plus performant que ceux du trimestre dernier. Il y a dans ce culte de l’urgence et de la vitesse – ce n’est pas la même chose mais cela va ensemble – une certaine ivresse.

« L’expérience majeure de la modernité est celle de l’accélération » écrit Hartmut Rosa (Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010). Nous le savons et l’éprouvons chaque jour : dans la société moderne, « tout devient toujours plus rapide ». Or le temps a longtemps été négligé dans les analyses des sciences sociales sur la modernité au profit des processus de rationalisation ou d’individualisation. C’est pourtant le temps et son accélération qui, aux yeux de Hartmut Rosa, permet de comprendre la dynamique de la modernité. Pour ce faire, nous avons besoin d’une théorie de l’accélération sociale, susceptible de penser ensemble l’accélération technique (celle des transports, de la communication, etc.), tout comme l’accélération du changement social (des styles de vie, des structures familiales, des affiliations politiques et religieuses) et l’accélération du rythme de vie, qui se manifeste par une expérience de stress et de manque de temps. La modernité tardive, à partir des années 1970, connaît une formidable poussée d’accélération dans ces trois dimensions. Au point qu’elle en vient à menacer le projet même de la modernité : dissolution des attentes et des identités, sentiment d’impuissance, « détemporalisation » de l’histoire et de la vie, etc. L’instantanéisme tue la notion même de projet, fut-il moderne. « En utilisant l’instantanéité induite par les nouvelles technologies, la logique du Marché, avec ses exigences, a donc imposé sa temporalité propre, conduisant à l’avènement d’une urgence généralisée. » note Nicole Aubert (Le culte de l’urgence, Flammarion, 2004; L’individu hypermoderne, Eres, 2004).

paulmorand-lhommepresse.jpgHartmut Rosa montre que la désynchronisation des évolutions socio-économiques et la dissolution de l’action politique font peser une grave menace sur la possibilité même du progrès social. Déjà Marx et Engels affirmaient ainsi que le capitalisme contient intrinsèquement une tendance à « dissiper tout ce qui est stable et stagne ». Dans Accélération, Hartmut Rosa prend toute la mesure de cette analyse pour construire une véritable « critique sociale du temps susceptible de penser ensemble les transformations du temps, les changements sociaux et le devenir de l’individu et de son rapport au monde ».

L’ivresse de la vitesse fait même que la figure tutélaire de notre société est la personnalité border line, une personnalité qui recherche toujours l’extrême intensité dans chaque instant. Mais la contrepartie de cette recherche est la fragilité : la désillusion, le dégrisement douloureux, l’atonie, la désinscription dans une durée qui ne fait plus sens parce qu’elle n’a jamais été la durée d’un projet et que l’intensité ne peut suppléer à tout. C’est pourquoi on peut analyser certaines maladies de l’âme comme des réponses plus ou moins conscientes à une pression du temps social vécue comme excessive (Nicole Aubert, Le culte de l’urgence. La société malade du temps, Flammarion, 2003).

La dépression, une stratégie de ralentissement du temps ?

Ainsi la dépression est-elle en un sens une stratégie de ralentissement du temps. L’homme dépressif succède à l’homme pressé – celui-ci dans tous les sens du terme, pressé de faire les choses et pressé comme un citron. Le dépressif se donne du temps – et c’est sans doute cela aussi que Pierre Fédida désignait, paradoxalement, comme « les bienfaits de la dépression ». Bien évidemment cette solution n’est pas satisfaisante si elle perdure, car le dépressif mélancolique souffre d’un temps sans histoire personnelle possible, par sentiment de perte irrémédiable et de destruction de son estime de soi. La cassure de l’« élan personnel » du mélancolique lui interdit de produire sa temporalité propre. La dépression ou la griserie passagère, toujours à réactiver, du psychopathe border line, tels sont ainsi les deux effets du culte de l’urgence.

L’ensemble de notre société et de ses dirigeants est pris dans cette obsession d’une temporalité « en temps réel », c’est-à-dire d’un temps de l’action sans délai de transmission. Action sans médiation. C’est une fausse temporalité. C’est un instantanéisme ou encore un présentisme. Les plans d’urgence fleurissent, élaborées eux-mêmes dans l’urgence. Les lois d’urgence aussi : sur les Roms, sur les étrangers délinquants, sur le logement, sur des sujets aussi techniques que la suppression du tiers payant quand on refuse un médicament générique (Rousseau, reviens, ils ont oublié la grandeur de la Loi), etc. De là un « mouvementisme » (Pierre-André Taguieff), puisqu’il s’agit de toujours « coller » à un présent par définition changeant. Aussi, au culte de l’urgence doit succéder un réinvestissement du temps dans son épaisseur. Il est temps de réencastrer l’instant dans le temps du projet et de la maturation. « Il est temps qu’il soit temps » dit Paul Celan (Corona). Par principe, le temps est « ce qui nous manque ». C’est la condition humaine. « L’art a besoin de ce temps que je n’ai pas » dit Paul Valéry.

Résister à l’urgence

L’urgence ? Réagir dans l’urgence, c’est souvent la catastrophe. Au nom de l’urgence, c’est le titre d’un film d’Alain Dufau (1993) sur la construction, très vite et trop vite, des grands ensembles H.L.M. dans les années 50 à 70 (cf. les sites Voir et agir et Politis, Au nom de l’urgence). Au nom de l’urgence, ce pourrait aussi être le nom d’un reportage sur la folie de l’immigration décidée par le grand patronat et les gouvernements qui lui étaient et lui sont inféodés à partir de 1975. (cf. Hervé Juvin, « Immigration de peuplement » sur le site Realpolitik.tv). Immigration décidée pour fournir, très vite, de la main d’œuvre pas cher au patronat des trusts et pour tirer tous les salaires, y compris bien sûr ceux des Français, vers le bas.  Au nom de l’urgence, c’est la réaction de Sarkozy et de presque toute la classe politico-médiatique face à la répression rugbyllistique des agitations et rebellions (armées) en Libye par Mouammar Kadhafi. Réaction inconsidérée et épidermique. En urgence et à grande vitesse, c’est même ainsi que l’on décide de la construction ou non de lignes de train à grande vitesse, dites T.G.V.

Un nouveau dictionnaire des idées reçues de Flaubert dirait donc peut-être : « Urgence. Répondre à ». Répondre en urgence à la question du mal-logement par exemple. Avec… des logements d’urgence. Erreur. La bonne réponse est : « Résister à ». Il faut (il faudrait !) résister à l’urgence. Mais ce n’est pas si simple. La preuve : en tapant sur un célèbre moteur de recherche « résister » et « urgence », vous n’obtenez guère de réponses sur le thème « Il faut résister à l’urgence, au Diktat de l’urgence, et voici comment » mais beaucoup de réponses du type « Il est urgent de résister » ! Ce qui n’est pas du tout la même chose et est même le contraire. 0r s’il est parfois nécessaire de résister (à bien des choses d’ailleurs), il est plus nécessaire encore de comprendre à quoi l’on devrait résister, pourquoi on en est arrivé là, et comment résister de manière efficace – ce qui nécessite en général de prendre un peu de temps. Le contraire de réagir dans l’urgence.

Les techniques proliférantes nous imposent l’immédiateté. Difficile de répondre à Nicolas Gauthier que son courrier nous demandant pour jeudi au plus tard un papier sur l’urgence est arrivé trop tard, pour cause d’un accident de cheval au relais de poste. Dans le même temps, nous vivons de plus en plus vieux mais sommes de plus en plus angoissés par l’avenir, par le temps, et surtout par… la peur du manque de temps. Jacques André, professeur à l’Université Paris-Diderot, a appelé cela Les désordres du temps (P.U.F., 2010). L’immédiateté en est un des aspects, la frénésie de « ne pas perdre son temps » en est un autre aspect : elle amène à aller vite, à faire plein de choses en peu de temps, voire… en même temps, à rencontrer plein de nanas parce que le temps est compté, à être tout le temps « surbooké » sans guère produire de choses définitives ni même durables. Nicole Aubert écrit : « Pour les drogués de l’urgence, atteindre le but fixé, s’arrêter, c’est l’équivalent de la mort. On le voit très bien dans les séries télévisées qui ont actuellement le plus de succès : Urgences, 24 heures chrono… Elles mettent en évidence que si l’on cesse de foncer ne serait-ce qu’une seconde, quelqu’un va mourir. » Exemple : que restera-t-il de Sarkozy ? Le symbole d’un homme pressé, inefficace, et un peu dérisoire. Trois fois moins que Spinoza ou Alain de Benoist, qui n’ont pas fait de politique mais qui ont pris le temps d’une œuvre et d’une pensée.

Chercher la performance donc la vitesse est gage d’efficacité dans notre monde. Ce n’est pas strictement moderne. Napoléon, le dernier des Anciens, était comme cela. Mais le monde moderne tend à ériger cela – qui était l’exception – en modèle. Le rapport faussé au temps est une des formes du malaise de l’homme moderne. « Aujourd’hui, nous n’avons plus le temps d’incuber les événements et de les élever au statut d’événements psychiques  » note le psychanalyste Richard Gori. Nous nous laissons ballottés par le présent sans nous donner le temps de le digérer. Nous ne maîtrisons plus rien car toute notre énergie est dans la réaction à ce qui nous arrive. Le psychanalyste Winnicott note : « Pour pouvoir être et avoir le sentiment que l’on est, il faut que le faire-par-impulsion l’emporte sur le faire-par-réaction. » Il faudrait pour cela échapper à la pression, c’est-à-dire à l’urgence. Laurent Schmitt, professeur de psychiatrie, s’interroge, dans Du temps pour soi (Odile Jacob, 2010) sur notre faculté à suroccuper notre temps, fusse par des futilités. « Cette facilité à combler le moindre temps mort conduit tout droit à l’ennui et au mal-être. Voici un nouvel enjeu essentiel à notre qualité de vie. Le combat ne se limite plus à gagner du temps libre mais à reconnaître “ notre ”  temps, derrière les multiples occupations, celui en accord avec notre intimité et nos vraies aspirations. » En fait, ce que l’économiste américain Joseph Stiglitz appelle Le triomphe de la cupidité concerne aussi notre rapport au temps. Peter Sloterdijk remarque : « Notre nouveau rapport au temps peut s’appréhender comme “ existentialisme de la synchronisation ” et implique « l’égalité de tous devant le présent homogène de la terre. »

Ne pas vouloir « perdre son temps », ne pas discuter avec un inconnu, ne pas consacrer du temps à un gamin revêche, etc., à un certain degré, cela relève de l’égoïsme. De la volonté forcenée de ne pas « gaspiller son temps ». Se libérer de l’urgence, c’est aussi se libérer de cela.

Le culte de l’urgence est lié à celui de la transparence. Il s‘agit de réagir vite à une situation que l’on suppose claire, transparente, sans équivoque. Les deux maux se tiennent. Ils concourent tous deux à ce que Pierre Rosanvallon appelle « la myopie démocratique ». La logique du monde moderne, c’est de saturer à la fois l’espace et le temps. « Le progrès et la catastrophe sont l‘avers et le revers d’une même médaille. C’est un phénomène qui est masqué par la propagande du progrès », note Paul Virilio. La propagande du progrès est en d’autres termes le court-termisme, l’absence d’horizon. Face à cela, la fonction présidentielle, à laquelle nous pouvons penser hors de l’urgence – il reste plus de douze mois – devrait répondre aux besoins de long terme, de permanence des choix et des identités, à la sécurité de notre être personnel et collectif, on appelle cela la nation, ou plus simplement encore : le peuple, notre peuple. L’exercice de cette fonction devrait répondre aux besoins de durabilité de la France, notre pays, et de l’Europe, notre destin. Le moment viendra où il faudra s’en souvenir.

Pierre Le Vigan

• D’abord paru dans Flash, n° 62, 24 mars 2011, (quelques modifications et ajouts ont été introduits pour le présent texte).


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mercredi, 16 mars 2011

La genèse de la postmodernité

La genèse de la postmodernité

Robert STEUCKERS

Conférence prononcée à l'école des cadres du GRECE ("Cercle Héraclite"), juin 1989

Ex: http://vouloir.hautetfort.com/

global10.jpgLa post-modernité. On en parle beaucoup sans trop savoir ce que c'est. Le mot fascine et mobi­lise quantité de curiosités, tant dans notre micro­cosme “néo-droitiste/ gréciste” (le néologisme est d'Anne-Marie Duranton-Crabol) (1) que dans d'autres.

Le fait de nous être nommés “Nouvelle Droite” ou d'avoir accepté cette étiquette qu'on nous collait sur le dos, signale au moins une chose : le terme “nouveau” indique une volonté de réno­vation, donc un rejet radical du vieux monde, des idéologies dominantes et, partant, des modes de gestion pratiques, économiques et juridiques qu'elles ont produits. Dans ces idéologies domi­nantes, nous avons répété et dénoncé les linéa­ments d'universalisme, la prétention à déployer une rationalité qui serait unique et exclusive, ses implications pratiques de facture jacobine et cen­tralisatrice, les stratégies homogénéisantes de tous ordres, les ratés dus aux impossibilités physiques et psychologiques de construire pour l'éternité, pour les siècles des siècles, une cité rationnelle et mécanique, d'asseoir sans heurts et sans violence un droit individualiste, etc.

Les avatars récents de la philosophie universi­taire, éloignés — à cause de leur jargon obscur au premier abord — des bricolages idéologiques usuels, du tam-tam médiatique et des équilibrismes politiciens, nous suggèrent précisément des stratégies de défense contre cette essence univer­saliste des idéologies dominantes, contre le mo­nothéisme des valeurs qui caractérise l'Occident tant dans son illustration conservatrice et reli­gieuse — la New Right fondamentaliste l'a montré aux États-Unis — que dans son illustra­tion illuministe, rationaliste et laïque. L'erreur du mouvement néo-droitiste, dans son ensemble, c'est de ne pas s'être mis plus tôt à l'écoute de ces nouveaux discours, de ne pas en avoir vul­garisé le noyau profond et d'avoir ainsi, dans une certaine mesure, raté une bonne opportunité dans la bataille métapolitique.

“Konservative Revolution” et École de Francfort

Il nous faut confesser cette erreur tactique, sans pour autant sombrer dans l'amertume et le pessimisme et brûler ce que nous avons adoré. En effet, notre recours direct à Nietzsche — sans passer par les interprétations modernes de son œuvre — au monde allemand de la tradition ro­mantique, aux philosophies et sociologies orga­nicistes/vitalistes et à la Konservative Revolu­tion du temps de Weimar, a fait vibrer une cor­de sensible : celle de l'intérêt pour l'histoire, la narration, l'esthétique, la nostalgie fructueuse des origines et des archétypes (ici, en l'occur­rence, les origines immédiates d'une nouvelle tradition philosophique). L'effort n'a pas été vain : en se dégageant du carcan rationaliste/po­sitiviste, l'espace linguistique francophone s'est enrichi d'apports germaniques — organicistes et vitalistes — considérables, tout comme, dans la sphère même des idéologies dominantes, il apprenait à maîtriser simultanément les textes de base de l'École de Francfort (Adorno, Hork­heimer) et les démonstrations audacieuses de Habermas, parce qu'il a parfois fallu 40 ou 50 ans pour trouver des traductions françaises sur le marché du livre.

Explorer les univers de Wagner, de Jünger, de Thomas Mann, de Moeller van den Bruck, de Heidegger, de Carl Schmitt (2), a donné, à notre courant de pensée, des assises historiques soli­dissimes et, à terme, une maîtrise sans a priori des origines philosophiques de toutes les pen­sées identitaires, maîtrise que ne pourront jamais détenir ceux qui ont amorcé leurs démarches dans le cadre des universalismes/rationalismes occidentaux ou ceux qui restent paralysés par la crainte d'égratigner, d'une façon ou d'une autre, les vaches sacrées de ces universalismes/rationa­lismes. Une plus ou moins bonne maîtrise des origines, découlant de notre méthode archéolo­gique, nous assure une position de force. Mais cette position est corollaire d'une faiblesse : celle de ne pas être plongé dans la systématique con­temporaine, de ne pas être sur la même longueur d'onde que les pionniers de l'exploration philo­sophique, de ne pas être en même temps qu'eux à l'avant-garde des innovations conceptuelles. D'où notre flanc se prête assez facilement à la critique de nos adversaires qui disent, sans avoir tout à fait tort : “vous êtes des passéistes, germa­nolâtres de surcroît”.

Comment éviter cette critique et, surtout, com­ment dépasser les blocages, les facilités, les pa­resses qui suscitent ce type de critique ? Se réfé­rer à la tradition romantique, avec son recours aux identités, opérer une quête du Graal entre les arabesques de la Konservative Revolution (KR), sont des atouts majeurs autant qu'enri­chissants dans notre démarche. Si enrichissants qu'on ne peut en faire l'économie. Les prémisses du romantisme/vitalisme philosophique (mis en exergue par Gusdorf) (3), les fulgurances litté­raires de leur trajectoire, la carrière inépuisable qu'est la KR, avec son esthétisme et sa radica­lité, s'avèrent indispensables — sans pour au­tant être suffisants — afin de marquer l'étape suivante dans le développement de notre vision du monde. Jettons maintenant un coup d'œil sur le fond-de-monde où s'opèrent ce glissement, cette rénovation du substrat philosophique ro­mantique/vitaliste, cette rénovation de l'héritage de la KR. En Allemagne, matrice initiale de ce substrat, l'après-guerre a imposé un oubli obli­gatoire de tout romantisme/vitalisme et conforté une vénération officielle, quasiment imposée, de la tradition adverse, celle de l'Aufklärung, revue et corrigée par l'École de Francfort. Hors de cette tradition, toute pensée est désormais sus­pecte en Allemagne aujourd'hui.

Devant la mise au pas de la philosophie en RFA, la bouée de sauvetage est française

Mais le perpétuel rabâchage des idéologèmes francfortistes et des traditions hégéliennes, mar­xistes et freudiennes a conduit la pensée alle­mande à une impasse. On assiste depuis peu à un retour à Nietzsche, à Schopenhauer (notamment à l'occasion du 200ème anniversaire de sa nais­sance en 1988), aux divers vitalismes. Mais ce simple retour, malgré la bouffée d'air qu'il ap­porte, demeure intellectuellement insuffisant. Les défis contemporains exigent un aggiornamento, pas seulement un approfondissement. Mais, si tout aggiornamento d'un tel ordre postule une réinterprétation de l'œuvre de Nietzsche et une nouvelle exploration de “l'irrationalisme” pré­nietzschéen, il postule aussi et surtout un nou­veau plongeon dans les eaux tumultueuses de la KR. Or un tel geste rencontrerait des interdits dans la RFA d'aujourd'hui. Les philosophes rénovateurs allemands, pour sortir de l'impasse et contourner ces interdits, ces Denkverbote francfortistes, font le détour par Paris. Ainsi, les animateurs des éditions Merve de Berlin, Gerd Bergfleth, à qui l'on doit de splendides exégèses de Bataille, Bernd Mattheus et Axel Matthes (4) sollicitent les critiques de Baudrillard, la démar­che de Lyotard, les audaces de Virilio, le nietz­schéisme particulier de Deleuze, etc. La bouée de sauvetage, dans l'océan soft du (post-)franc­fortisme, dans cette mer de bigoterie rationalis­te/illuministe, est de fabrication française. Et l'on rencontre ici un curieux paradoxe : les Français, qui sont fatigués des platitudes néo-illuministes, recherchent des médicaments dans la vieille pharmacie fermée qu'est la KR ; les Allemands, qui ne peuvent plus respirer dans l'atmosphère poussiéreuse de l'Aufklärung revue et corrigée, trouvent leurs potions thérapeutiques dans les officines parisiennes d'avant-garde.

Dès lors, pourquoi ceux qui veulent rénover le débat en France, ne conjugueraient-ils pas Nietzsche, la KR, la “droite révolutionnaire” française (révélée par Sternhell, stigmatisée par Bernard-Henri Lévy dans L'idéologie française, Grasset, 1981), Péguy, l'héritage des non-con­formistes des années 30 (5), Heidegger, leurs philosophes contemporains (Foucault, Deleuze, Guattari, Derrida, Baudrillard, Maffesoli, Vi­rilio), pour en faire une synthèse révolution­naire ?

La présence de ces recherches nouvelles désa­morcerait ipso facto les critiques qui mettent en avant le “passéisme” et la “germanolâtrie” de ceux et celles qui refusent d'adorer encore et toujours les vieilles lunes de l'âge des Lumiè­res. De plus, cette présence autorise d'emblée une participation active et directe dans le débat philosophique contemporain, auquel une inter­vention néo-droitiste, portée par le souci péda­gogique qui lui est propre, aurait sans doute conféré un langage moins hermétique. L'her­métisme du langage a été, de toute évidence, l'obstacle à l'incorporation des philosophes français contemporains dans un projet de nature métapolitique.

Dépasser l'humanisme, penser le pluriel

Il conviendrait donc, pour reprendre pleinement pied dans l'arène philosophique contemporaine ; de concilier 2 langages : d'une part, celui, didactique, narratif et historique qu'avait fait sien la ND dans les colonnes du Figaro Magazine, de Magazine-Hebdo ou d'Éléments et, d'autre part, un langage pionnier, prospectif, innova­teur, celui des corpus deleuzien, foucaldien, etc. J'entends déjà les objections : Deleuze et Foucault s'inscrivent dans le cadre de la gauche intellec­tuelle, militent dans les réseaux “anti-racistes”, se font les apologistes des marginalités les plus bizarres, etc. Entre les opinions personnelles amplifiées par les médias, les engouements légi­times pour telle ou telle marginalité, et une épis­témologie, exprimée dans un vocabulaire spécia­lisé et ardu, il faut savoir faire la distinction.

L'idée du dépassement de l'humanisme mécani­ciste/rationaliste et la vision du surhumanisme nietzschéen (6) ont pourtant plus d'un point commun, preuve que les intuitions et les apho­rismes de Nietzsche, les visions et les proclama­tions des autres auteurs de la tradition “surhu­maniste”, se sont capillarisées dans les circuits intellectuels européens et ne pourront plus jamais en être délogés, en dépit des efforts lancinants de leurs adversaires, accrochés déséspérément à leurs vieilles chimères. Si la ND a ouvertement démasqué les hypocrisies des discours domi­nants, signalé les simulacres et déchiré les voi­les, des philosophes comme Deleuze ont habile­ment camouflé leur travail de sape, si bien qu'il peut apparaître inattendu d'apprendre que, pour lui, le mouvement des droits de l'homme cherche naïvement à « reconstituer des transcendances ou des universaux ». Mais pour le philosophe de la “polytonalité” et des “multiplicités” — qui a pensé le pluriel de façon radicalement autre que la ND, mais a néanmoins aussi pensé le pluriel — est-ce si étonnant ?

Classer les courants post-modemes

Mais ces réflexions sur le destin de la ND et sur les philosophes français pourraient s'éterniser à l'infini, si l'on ne définit pas clairement un cadre historique et chronologique où elle s'inscriront, si l'on ne panoramise pas les faits post-modernes de philosophie et les virtualités qui en découlent. Il est en effet nécessaire de se doter d'un canevas didactique, afin de ne pas glosser dans le désor­dre et la confusion. Toutes les introductions à la pensée et aux philosophies postmodernes com­mencent par en souligner l'hétérogénéité, la di­versité, l'absence de dénominateur commun : toutes caractéristiques qui, de prime abord, inter­disent la clarté... Une chatte n'y retrouverait pas ses jeunes... Heureusement, un homme quasi providentiel est venu mettre de l'ordre dans ce désordre : Wolfgang Welsch, auteur d'un ouvrage “panoramique” sur la question, d'où ressort, limpide, une vision de l'histoire intellectuelle post-moderne (Unsere postmoderne Moderne, Acta Humaniora, Weinheim, 1987 ; en abrégé pour la suite du présent exposé : UPM).

Car c'est de cela qu'il s'agit : d'abord, montrer comment, progressivement, la philosophie s'est dégagée de la cangue rationaliste/moderniste/uni­versaliste pour aborder le réel de façon moins étriquée, et, ensuite, indiquer à quel stade ce long cheminement est parvenu aujourd'hui, à quelles résistances têtues ce dégagement se heurte encore. Conseillant vivement une lecture de l'ou­vrage de Welsch dans un article de Criticón, Ar­min Mohler, l'auteur de Die Konservative Re­volution in Deutschland 1919-1933, explique combien proche de notre anti-universalisme est l'interprétation welschienne de la post-modemité. De plus, la chronologie et la vision “panora­mique” de Welsch, dévoilent l'évolution des idées, un peu comme on montre un processus biologique ou chimique en accéléré dans les do­cumentaires scientifiques.

Posthistoire, postmodernité, société postindustrielle, une seule et même chose ?

Premier souci de Welsch : se débarrasser d'une confusion usuelle, celle qui dit que “posthistoi­re”, postmodernité et société postindustrielle sont une seule et même chose. Pour la posthistoire, décrite par Baudrillard, plus aucune innovation n'est possible et toutes les virtualités historiques ont été déjà jouées ; le diagnostic suggère la passivité, I'amertume, le cynisme et la grisaille.

Le mouvement du monde serait arrivé à un stade final, que Baudrillard nomme “l'hypertélie”, où les possibilités se neutraliseraient mutuellement dans “l'indifférence”, transformant notre civilisation en une gigantesque machinerie (la “mégamachine” de Rudolf Bahro ?) à ho­mogénéiser toutes les “différences” produites par la vie. De ce fait, la texture du monde, qui consiste à produire des “différences”, se mue en un mode de production d'indifférence. En d'au­tres mots, la dialectique de la différenciation ren­verse ses potentialités en produisant de l'indiffé­rence. Tout s'est déjà passé : inutile de rêver à une utopie, un monde meilleur, des lendemains qui chantent. Il ne se produit plus qu'une chose : le clonage infini et/ou la prolifération cancériforme du même, sans nouveauté, dans une “obésité obscène”. Notre époque, celle du “transpo­litique”, ne travaille plus ses contradictions inter­nes (ne cherche ni ne crée plus de solutions), mais s'engloutit dans l'extase de son propre nar­cissisme.

Le bilan de Baudrillard est sombre, noir. Son amertume, pense Welsch, est le signe de son hy­permodernisme et non celui d'une éventuelle postmodernité. La faillite des utopies désole Baudrillard, alors qu'elle fait sourire les post­modernes. Baudrillard déplore l'évanouissement des utopies et accuse la postmodernité de ne plus avoir de dimension utopique. La postmodernité, elle, est active, optimiste, bigarrée, offensive ; elle n'est pas utopique, mais elle n'est pas non plus résignée et ne se lamente pas. Toute lamentation quant à la disparition des projets utopi­ques/modernes est la preuve d'un attachement sentimental et désillusionné aux affects qui sous­tendent la modernité.

Postmodemité et société postindustrielle

Pour réfuter les arguments de ceux qui posent l'équation “postmodernité = société postindus­trielle”, Welsch commence par rappeler le mo­ment où, en sociologie, le terme “postmoderne” est apparu pour la première fois. C'était en 1968, dans un ouvrage d'Amitai Etzioni : The Active Society : A Theory of Societal and Political Pro­cesses (New York). Pour Etzioni, la postmoder­nité ne signifie ni résignation devant l'effondre­ment des grandes utopies sociales, ni répétition du même à l'infini, sur le mode de la “mégama­chine”. La postmodernité, au contraire, signifie dynamisme, créativité et action. Sur bon nombre de plans, l'analyse d'Etzioni rejoint les diagnos­tics de David Riesman (La foule solitaire, Ar­thaud, 1964 ; l'éd. am. date de 1958), d'Alain Touraine et surtout de Daniel Bell (Les con­tradictions culturelles du capitalisme, PUF, 1979 ; éd. am.: 1976). Mais, en dernière instance, les conclusions d'Etzioni et de Bell sont fon­cièrement différentes. Pour Bell, théoricien ma­jeur de la société postindustrielle, le grand projet technocratique — faire le bonheur des masses par quantitativisme — demeure en place, même si l'on observe un passage des technologies machinistes aux technologies intellectuelles (informatique, p.ex.). Pour Etzioni, en revanche, les technologies les plus récentes relativisent le vieux projet technocratique. Pour Bell, nous sommes entrés dans un “stade final”, où il s'agit de mettre de l'ordre dans la société de masse, issue du “grand projet” technocratique. Pour Etzioni, nous glissons hors de la passivité technocratique pour entrer dans un âge “actif”, dans une société qui s'auto-définit et se trans­forme sans cesse.

Affronter efficacement le monde contemporain, pour Etzioni et Welsch, c'est savoir manier une pluralité de rationalités, de systèmes de valeurs, de projets sociaux et non se contenter d'une ra­tionalité unique, d'un monothéisme des valeurs stérilisant et d'ériger en fétiche un et un seul mo­dèle social. C'est face à cette offensive silencieu­se d'un néo-pluralisme que Bell se trouve con­fronté à un dilemme qu'il ne peut résoudre : il sait que le projet technocratique, monolitihique dans son essence, ne peut satisfaire à long terme les aspirations démocratiques humaines, puisque celles-ci sont diverses ; mais, par ailleurs, on ne peut raisonnablement se débarrasser des acquis de l'ère technocratique, pense Bell, inquiet de­vant les nouveautés qui s'annoncent. Et face à ce complexe technocratique, composé de linéaments positifs et négatifs, indissociables et totalement imbriqués les uns dans les autres, s'est instaurée une sphère culturelle que Bell qualifie de “sub­versive”, car elle est hostile au projet technocra­tique et le sape. Le conflit majeur, qui risque de détruire la société capitaliste selon Bell, est celui qui oppose la sphère technique à la sphère cul­turelle. Cette opposition est, somme toute, assez manichéenne et ne perçoit pas qu'innovations sicentifiques/techniques et innovations culturel­les/artistiques/littéraires surgissent d'un même fond de monde, d'une même révolution qui s'o­père dans les mentalités. Arnold Gehlen, lui, avait bien vu que la culture (au sens où l'entend Bell), même hyper-critique à l'endroit de la mé­gamachine, n'était qu'épiphénomène et créatrice de gadgets, d'opportunités marchandes. La so­ciété marchande, la mégamachine bancaire et in­dustrielle, récupèrent les velléités contestatrices et les transforment en marchandises consommables.

La postmodernité n'est ni le schéma catastro­phiste de Bell ni le pessimisme de Gehlen et Baudrillard. Elle admet le caractère “radicalement disjonctif” des sociétés contemporaines. Elle ad­met, en d'autres mots, que les rationalités éco­nomiques, industrielles, politiques, culturelles et sociales sont différentes, parfois divergentes, et peuvent, très logiquement, mener à des conflits épineux. Mais la postmodernité, contrairement à la posthistoire ou à la société postindustrielle de Bell, n'évacue pas le conflit ni ne le déplore et accepte sa présence dans le monde, sans mora­lisme inutile.

Quelle modernité réfute la postmodernité ?

Si la postmodernité (PM) n'est ni la posthistoire ni la société postindustrielle, qu'est-elle et quelle modernité remplace-t-elle ? Les textes aussi nom­breux que divers qui tentent de cerner l'essence de la PM, ne sont pas unanimes à désigner et définir cette modernité, qui, en toute logique, est chronologiquement antérieure à la PM. Plusieurs “modernités” sont concernées, nous explique Welsch ; d'abord celle de la Neuzeit (l'âge mo­derne, les Lumières, la “dialectique de la Raison”, etc.) ; Habermas s'insurge contre la PM, précisément parce qu'elle s'oppose au “grand projet de l'Aufklärung”, dans ses di­mensions scientifiques comme dans ses dimen­sions morales. Karl Heinz Bohrer (7), pour sa part, estime que la PM réagit contre la modernité esthétique du XIXe. Pour Charles Jencks, le grand historien américain des mouvements en ar­chitecture (8), la PM (architecturale) est une réaction au rationalisme utilitariste et fonctionnaliste (Mies van der Rohe, École de Chicago) de l'architecture du XXe siècle. Mais Welsch préfère s'en tenir aux définitions de Jean-François Lyotard : la modernité, que dépasse la PM, a commencé avec le programme cartésien visant à soumettre la nature (les faits organiques) à un “projet géométrique”, pour se poursuivre, à un niveau philosophique et moral, dans les “grands récits” du XVIIIe et du XIXe (l'émancipation de l'Homme, la téléologie hégélienne de l'Esprit, etc.).

La définition de Lyotard

Cette perspective de Lyotard, qui enferme dans le concept “moderne” le cartésianisme, le newto­nisme, les mécanicismes des XVIIe et XVIIIe siècles, les Lumières, l'hégélianisme et le marxisme, a été fructueuse ; on lui a donné des ancêtres, notamment l'augustinisme politi­que, cherchant à “construire” une Cité parfaite et attribué un dénominateur commun : le projet d'élaborer une mathesis universalis, de dissé­quer la nature (Bacon) et d'épouser le “pathos du renouveau radical”. Chez Descartes, la métapho­re de la ville illustre parfaitement l'enjeu du projet de mathesis universalis et du pathos du re­nouveau ; les villes anciennes, dit Descartes, sont des enchevêtrements non coordonnés ; l'architecte moderne doit tout détruire, même les éléments qui, isolés, sont beaux, pour reconstruire tout selon un plan rationnel, afin de créer une cohé­rence rationnelle parfaite et à biffer les imperfec­tions organiques. Résultat : l'uniformité atone des villes de béton contemporaines. La modernité à évacuer, dans les perspectives de Lyotard, de Welsch et des architectes postmodernes, c'est celle qui a prétendu, jadis, gommer toutes les particularités au bénéfice d'une méthode, d'un projet, d'une histoire (récapitulative de touteS les histoireS locales et particulières).

Une opposition deux fois centenaire au projet de “mathesis universalis”

Le cartésianisme universaliste a eu ses adversai­res dès le XVIIIe siècle. Vico rejette l'image mobilisatrice du progrès au profit d'une concep­tion cyclique de l'histoire ; vers 1750, année-clef, Rousseau, dans son Discours sur les Sciences et les Arts, critique le programme scientifique du cartésianisme et Baumgarten, dans son Aesthe­tica, réclame une « compensation esthétique » à la sécheresse rationaliste. Depuis, les critiques se sont succédé : Schlegel en appelle à une révolu­tion esthétique ; Baudelaire, Nietzsche et Gottfried Benn, chacun à leur manière, célèbrent l'art comme « espace de survie dans des conditions invivables », comme réponse à l'aridité cartésienne/rationaliste/technocratique. Mais, les réponses de la Gegen-Neuzeit, de la contre-­modernité qui se déploie de 1750 à nos jours, se veulent également exclusives, radicales et universelles. Le schéma unitaire et monolithique, sous-jacent à la modernité cartésienne n'est pas éliminé. Au contraire, les courants de la Gegen­-Neuzeit ne font qu'ajouter un zeste d'esthétique à un monde qui ne cesse d'amplifier, d'accroître et de dynamiser les forces relevant de la Neuzeit cartésienne. Chez Vico et Rousseau, le salut ne peut provenir que d'un et un seul renversement radical de perspective ; ils ne comprennent pas que leur solution de rechange n'est qu'une possibilité parmi plusieurs possibilités et ils affirment détenir la clef de la seule voie de salut.

Le “saut qualitatif” de la physique du XXe siècle

La nécessité qui s'impose est donc de procéder à un “saut qualitatif”, de ne pas répondre au pro­gramme de la modernité par un programme aussi global et aussi fermé sur lui-même. Vico, Rous­seau, les Romantiques, ont certes deviné intuiti­vement les pistes qu'il s'agissait d'emprunter pour échapper à l'enfermement de la moderni­té/Neuzeit, mais ils n'ont pas su exprimer leur volonté par un programme aussi radical et com­plet, aussi scientifique et concret, aussi clair et pragmatique, que celui de la dite modernité.

Leurs revendications apparaissaient trop littérai­res, pas assez scientifiques (malgré l'impact des médecines romantiques, des recherches sur les maladies psychosomatiques, etc.). La réaction contre la Neuzeit semblait n'être qu'une réaction passionnelle et émotive contre les sciences prati­ques et physiques, déterminées par les méthodes mécanicistes de Newton et de Descartes. Cela changera dès le début du XXe siècle. Grâce aux travaux des plus éminents phycisiens, les concepts de pluralité et de particularité ne sont plus catalogués comme des manies littéraires mais deviennent, dans le champ scientifique lui­même, des valeurs dominantes et incontourna­bles. Partant des domaines des sciences physi­ques et biologiques, ces concepts glisseront petit à petit dans les domaines des sciences humaines, de la sociologie et de la philosophie.

La Neuzeit s'était prétendue scientifique : or voilà que le domaine scientifique, impulsé au départ par la modernité cartésienne, révise radicalement les a priori de la Neuzeit et adopte d'autres as­sises épistémologiques. Plus question de raison­ner à partir de totalités fermées sur elle-mêmes, homogènes et universelles. Ouvertures, hétéro­généités et particularités expliquent désormais la trame complexe et multiple de l'univers. La théo­rie restreinte de la relativité chez Einstein induit les philosophes à admettre qu'il n'y a plus aucun concept de totalité qui soit acceptable ; il ne reste plus que des relations entre des systèmes indé­pendants les uns des autres dans la simultanéité ; l'action du temps, de surcroît, rend ces simulta­néités caduques et éphémères. Heisenberg dé­montre, par sa théorie de la Unschärferelation (relation d'incertitude), que les grandeurs défi­nies dans un même système de relations ne peu­vent jamais être déterminées de façon figée et si­multanée. Finalement, Gödel, par son axiome d'incomplétude, ruine définitivement le rêve de la modernité et des universalismes, celui de cons­truire une mathesis universalis, puisque toute connaissance est limitée, par définition.

Une pluralité de modèles et de paradigmes

Cette révolution dans les sciences physiques se poursuit toujours actuellement : la théorie des fractales de Mandelbrot (fonctions discontinues en tous points), la théorie des catastrophes chez Thom, la théorie des structures dissipatives chez Prigogine, la théorie du chaos synergétique de Haken, etc., confirment que déterminisme et continuité n'ont de validité que dans des domai­nes limités, lesquels n'ont entre eux que des rap­ports de discontinuité et d'antagonisme. D'où le réel n'est pas agencé selon un modèle unique mais selon des modèles différents ; il est structuré de manière conflictuelle et dramatique ; nous di­rions “tragique”, parce qu'il ne laisse plus de place désormais aux visions iréniques, bonheuri­santes et paradisiaques que nous avaient propo­sées les sotériologies religieuses et laïques.

Il n'est plus possible de proposer sérieusement un programme valable pour tous les hommes en tous les lieux de la planète, puisque nous nous acheminons, sous l'impulsion de l'épistémologie physique en marche depuis le début du siècle, vers l'acception d'une pluralité de modèles et de paradigmes, en concurrence les uns avec les au­tres : les solutions simples, univoques, monopo­listiques, universalistes, figées et exclusives re­lèvent dorénavant du rêve, non plus du possible. La philosophie postmoderne prend donc le relais des sciences physiques contemporaines et tente de transposer dans les consciences et dans le quotidien ce pluralisme méthodologique.

Postmodernité anonyme et postmodernité diffuse

Comme les “méta-récits”, critiqués par Lyotard, étaient monopolistiques et universalistes dans leur essence et dans leur projet, la physique du XXe siècle leur ôte le socle sur lequel ils re­posaient. Mais, tout comme les réactions du XVIIIe et du XIXe, les réactions contem­poraines à l'encontre des reliquats des méta-récits sont diverses et souvent imprécises. Pour Welsch, la stratégie postmoderne qui prend le re­lais de l'épistémologie scientifique est précise et solide. Face à cette précision et cette solidité, se positionnent d'autres stratégies postmodernes, nous explique Welsch, qui n'en ont ni la rigueur ni la force ; celle de la postmodernité anonyme qui englobe les théories et travaux qui ne se dé­finissent pas proprement comme postmodernes mais se moulent, consciemment ou inconsciem­ment, sur l'épistémologie pluraliste induite par les sciences physiques ; la palette est large : on peut y inclure Wittgenstein, Kuhn (9), Feyer­abend (10), l'herméneutique de Gadamer, le “post-structuralisme” de Derrida et de Deleuze, etc. Ensuite, il y a la postmodernité diffuse ; c'est celle que vulgarisent la grande presse et les “feuilletonistes”, qui profitent de l'effondrement de la modernité rigide pour parler de postmoder­nité sans avoir trop conscience de ses enjeux épistémologiques réels. C'est la postmodernité du pot-pourri, d'un Disneyland intellectuel ; c'est un irrationalisme contemporain qui ne va pas à l'essentiel comme n'allait pas à l'essentiel une quantité de romantiques réagissant contre le car­tésianisme.

Pour Welsch, la postmodernité précise, scientifi­que, consciente de la rupture signalée par les sciences physiques, s'avérera efficiente, tandis que la PM anonyme demeurera imprécise et la PM diffuse, contre-productive. Seule la PM pré­cise emporte son adhésion, car elle est systéma­tique, cohérente, porteuse d'avenir. Pour Welsch, la “modernité du XXe siècle”, c'est la scientificité qui annonce la postmodernité, qui consomme la rupture avec la rigidité monopo­listique et universaliste de la modernité/Neuzeit. La postmodernité qui prend le relais de la “mo­dernité du XXe siècle” est ouverte à l'inno­vation, n'est pas strictement réactive à la mode rousseauiste ou romantique.

Or, on pourrait formuler une objection : les technologies modernes, phénomènes du XXe siècle, contribuent à uniformiser la planète , restant du coup dans la même logique que celle de la Neuzeit. Face à cet état de choses, il convient d'adopter le langage suivant, dit Welsch : quand les technologies s'avèrent uniformisantes, elles sont au service d'une logique politique issue de la Neuzeit et sont ipso facto contestées par les postmodernes conséquents ; quand, en revanche, elles fonctionnent dans le sens d'une pluralité, elles participent à la dissolution des pesanteurs modernes et sont dès lors acceptées par les postmodernes. Ce n'est pas une technologie en soi qui est bonne ou mauvaise, c'est la logique au service de laquelle elle fonctionne qui est soit obsolète soit grosse d'avenir. Welsch expose cette problématique de sang froid, sans dire — même si c'est implicite — qu'il est grand temps de se débarrasser des logiques politiques issues de la Neuzeit... La logique de la discontinuité, du tragique et de la dissipativité prigoginienne, etc., est passée de la science à la philosophie ; il faut maintenant qu'elle passe de la philosophie à la politique et au quotidien. Pour cela, il y aura bien des résistances à briser.

Un parallèle évident avec la “Nouvelle Droite”

Ce que propose Welsch dans son livre (UPM), et qui enchante Armin Mohler, c'est une chro­nologie de l'histoire intellectuelle occidentale et européenne, dans laquelle notre mouvement de pensée peut tout entier s'imbriquer. Dans divers articles de Nouvelle École, Giorgio Locchi a suggéré, lui aussi, une chronologie, marquée de « périodes axiales » (Jaspers, Mohler, etc.) (11), où les grandes idées motrices, dont le christia­nisme, passent par le stade initial du mythe, pour aboutir, via un stade idéologique, à un stade scientifique. L'incapacité du christianisme à ac­céder à un stade scientifique cohérent annonce l'avènement d'un autre mythe, incarné par de multiples linéaments diffusés et véhiculés par la musique européenne, par le romantisme et par Wagner, mythe qui devra se muer en idéologie et en science.

L'effondrement des fascismes quiritaires, au cœur aventureux, a provoqué, explique Locchi (12), la disparition du stade “idéologique”, tandis que la percée de nature scientifique pour­suivait son chemin de Heisenberg à Prigogine, Haken, etc. Le surhumanisme — Locchi utilise ce vocable pour désigner les réactions idéologi­ques et littéraires contre la modernité — a donc son mythe, wagnérien et nietzschéen, et sa science, la physique contemporaine, mais pas son articulation politique. Si l'on procède à la fusion des chronologies suggérées par Locchi et par Welsch, on obtient un instrument critique d'orientation, qui est de grande valeur pour com­prendre la dynamique de notre siècle, sans devoir retomber dans une paraphrase stérile des fascismes.

Or, pour les derniers défenseurs de la modernité, dont Habermas (chez qui Welsch perçoit tout de même d'importantes concessions à la postmo­dernité, parce que Habermas ne peut renoncer aux acquis de la science physique moderne, née pendant la Neuzeit, et parce que sa théorie de “l'agir communicationnel” implique tout de même un relâchement des rigidités monopolistiques), est “fascisme” ou “fascistoïde” tout ce qui critique la modernité et ses avatars ou s'en distancie. Georg Lukacs, dans Die Zerstörung der Vernunft, stigmatise comme “irrationalismes” toutes les philosophies, sociologies et nouveautés littéraires qui s'opposent au déterminisme rationaliste et matérialiste du grand récit marxiste (né des grands récits hégélien et anglo-libéral).

Notre vision du monde doit s'asseoir dans l'a­venir sur 2 chronologies : celle de Locchi et celle de Welsch, tout en maîtrisant correctement celles, adverses, de l'École de Francfort et d'Ha­bermas (cf. Horkheimer et Adorno, La dialec­tique de la Raison), ainsi que celle du marxisme particulier de Lukacs. Une attention spéciale doit également être réservée aux chronologies néo­libérales (cf. Alain Laurent, L'individu et ses ennemis, LP/Pluriel, 1987), hostiles aux dimen­sions holistes de tous ordres. Le débat idéologi­que est certes la confrontation d'idées et de thé­matiques idéologiques différentes ; il est aussi et surtout confrontation entre des chronologies dif­férentes, des visions de l'histoire où sont mises en exergue des valeurs précises, au moment où elles font irruption dans l'histoire : dans le cas de l'historiographie libérale/néo-marxiste, c'est le triomphe des stratégies de mathesis universalis, assorties d'un déterminisme physicaliste ; pour les néo-libéraux, c'est l'avènement de l'individu et des méthodologies individualistes en sociologie et en économie. Pour nous, ce sont les étapes d'une pensée plurielle, où l'ouverture d'esprit est due à la reconnaissance des innombrables possibilités en jachère dans la nature et dans l'histoire ; autant de différences, d'ordre soma­tique ou d'ordre culturel, autant de virtualités.

De l'épistémologie mécaniciste à l'épistémologie botaniciste

Si nous récapitulons l'histoire intellectuelle de l'Europe occidentale et germanique, nous consta­tons, entre 1750 et le milieu du XIXe siècle, l'émergence d'une quantité de réactions dans le désordre, contre les projets de mathesis univer­salis, contre la “volonté géométrique” de la mo­dernité. À la logique mécanique et géométrique, le Sturm und Drang allemand, le romantisme, le Kant de la Critique de la faculté de juger, Schiller, Burke, les doctrinaires allemands de la vision or­ganique de la politique et de l'histoire opposent une autre logique, une logique botaniciste, qui pose une analogie entre l'arbre (ou la plante vivante) et l'État (ou la Nation) au lieu de poser l'analogie carté­sienne/newtonienne entre l'État et un système d'horlogerie, entre les lois du politique et les lois régissant les mouvements de la matière morte (13). La rupture épistémologique de la fin du XVIIIe, qui enclenche l'émergence de la pensée organiciste et vitaliste, amorce une pluralité, dans le sens où, désormais, 2 logiques, l'une organiciste/vita­liste, l'autre rationaliste/ mécaniciste, vont se jux­taposer. Mais la physique, perçue comme socle ultime du réel, demeure ancrée dans ses présup­posés newtoniens ; aucune alternative sérieuse ne peut encore remplacer, sur le plan scientifique, les assises newtoniennes et cartésiennes de la phy­sique. Georges Gusdorf, dans ses études sur le “savoir romantique”, montre comment le passage à une pensée “glandulaire” après l'impasse d'une pensée “cérébro-spinale”, a suscité un intérêt pour la biologie, la cénesthésie (14), la psychologie et les maladies psycho-somatiques, l'anthropocos­momorphisme de Carus et Oken (15), etc. Déno­minateur commun de cette démarche : tout être vivant, homme, animal ou plante, possède un no­yau identitaire propre, non interchangeable, unique ; au départ des noyaux identitaires, lieux d'irra­diation du monde, un pluriversum, un monde plu­riel, surgit, qui ne se laisse plus violenter par des schémas géométriques.

L'irruption de Nietzsche

À la fin du XIXe siècle, la scène philosophique européenne connaît l'irruption de Nietzsche. Celui-ci, se situant à la charnière entre la rupture épis­témologique romantique/organiciste/vitaliste, ma­gistralement étudiée par Gusdorf, et la rupture épistémologique provoquée par les découvertes de la physique au début du XXe, rejette les grands récits de l'Aufklärung et se moque, en stigmatisant le wagnérisme, des insuffisances des réponses ro­mantiques. Mais son œuvre ne brise pas encore totalement le semblant d'évidence que revêtent les positivismes/rationalismes, détenteurs de la seule théorie physique qui tienne à l'époque. D'où, de la part des chrétiens et des positivistes, le reproche d'incohérence et de contradiction adressé à l'œuvre de Nietzsche ; pour ces perspectives, Nietzsche est fou ou Nietzsche est un philosophe incomplet ; il nous lègue une logique anarchique qui permet de tout casser (au marteau, pour reprendre son ex­pression). Ce sont notamment les interprétations de Deleuze et de Kaulbach (16). Pour Reinhard Löw, cette interprétation du message nietzschéen est insuffisante, car s'il est vrai que Nietzsche souhaite “casser” au marteau certaines idoles philoso­phiques, son entreprise de démolition vise essen­tiellement les «psittacismes», c'est-à-dire les dis­cours qui répètent le schéma eschatologique et pro­videntialiste chrétien, en lui conférant des oripeaux idéalistes (chez Hegel) ou matérialistes (chez les marxistes et quelques darwiniens). L'avènement de l'esprit, du prolétariat, d'un homme moins “sin­ge”, ne sont que des novismes calqués sur un mê­me schéma. Schéma qu'il s'agit de dissoudre, afin qu'il ne puisse plus produire de “récits” aliénants parce que répétitifs et non innovateurs. La positi­vité de Nietzsche, différente de sa négativité de philosophe au marteau, consiste, écrit Löw (17), à nous éduquer, afin que nous ne continuions pas, à l'infini, à ajouter des psittacismes aux psittacismes qui nous ont précédés.

La logique du XIXe a donc été, dans une première phase, de rompre le psittacisme more geometrico du projet cartésien de mathesis uni­versalis, puis, avec Nietzsche, de signaler le dan­ger permanent du psittacisme pour, enfin, décou­vrir, avec les physiciens du début du XXe, que la trame la plus profonde du réel n'autorise, en fin de compte, aucune forme de psittacisme et que le mythe de la continuité linéaire est une illusion humaine. La post-modernité (la “précise” selon la classification de Welsch) prend acte de cette évo­lution et veut en être l'héritière. Mais franchir le cap d'une telle prise de conscience est dur : entre les fulgurances aphoristiques de Nietzsche et la révo­lution intellectuelle impulsée par la physique du XXe siècle, la littérature et la poésie de la fin du XIXe siècle a effectué un travail de deuil, le deuil des “totalités perdues”, des référentiels éva­nouis, sur fond d'angoisse et de nostalgie. Chez Musil, représentant emblématique de cette angois­se, on découvre le constat que la modernité, arrivée à terme au moment de la “Belle époque”, n'est pas le paradis escompté ; c'est, au contraire, le règne de la mort froide, de la rigidité cadavérique, laquelle s'abat sur une humanité victime d'une “épidémie géométrique”.

L'apport de Lyotard

Revenons à Welsch, disciple de Lyotard, phi­losophe français contemporain qui, en 1979, publie aux éditions de Minuit La condition postmoderne. Que pense Welsch de cet ouvrage qui indique clairement la thématique philosophique qu'il entend cerner ? Il en pense du bien, mais non exagérément. Le livre pose les bonnes questions, dit-il, mais ne les explicite guère. Pour Welsch, il faut “savoir faire quelque chose du livre”, en tirer l'essentiel, profiter de la perspective qu'il nous ouvre. Quant au reste de l'œuvre de Lyotard, il abonde dans le sens d'une postmodernité précise, héritière de la physique du XXe siècle. Chez Lyotard, la postmodernité n'apparaît pas comme un irratio­nalisme mais comme une rupture par rapport à la modernité qui critique la raison de la modernité avec les armes de la raison ; comme une rupture qui ne rejette pas la raison pour la remplacer par des instances diverses, posées arbitrairement comme moteur du monde et des choses. C'est ici que les démarches de Lyotard et de Welsch se distinguent de celle d'un Bergfleth, qui remplace la raison et la rationalité moderne/francfortiste par l'éros, la cruauté, la passion, l'amour, etc. tels que les envisagent Artaud, Bataille, Klages, etc.

Du point de vue plus directement (méta)politique, Lyotard nous enseigne que les totalités, et, partant, les universalismes, sont toujours les produits absoluisés de sentiments ou d'intérêts particuliers ; que ce que le groupe ou l'individu x proclame comme universel est l'absoluisation de ses intérêts particuliers. D'où être démocrate et tolérant, c'est refuser cette logique d'absoluisation, porté par un prosélytisme sourd aux particularités des autres. Refuser les totalités et les universalismes, c'est aller davantage au fond des choses, c'est respecter les particularités des peuples, des classes, des individus. Penser le pluriel, c'est être davantage “démocrate” que ceux qui uniformisent à outrance. Le monde est plurivers ; il est un pluriversum et ne saurait être saisi dans toute son amplitude par une et une seule logique.

L'apport de Gianni Vattimo

Gianni Vattimo, dans La fin de la modernité (Seuil, 1987), nous explique que la modernité, c'est le “novisme”, démarche dont s'était moqué Nietzsche, père de l'ère postmoderne. Le “no­visme” est produit de l'historicisme ; il est répétition du même vieux schéma linéaire métaphysique et chrétien sous un travestissement tantôt idéaliste, tantôt matérialiste. À ces novismes d'essence pro­videntialiste. Nietzsche a successivement répondu par 2 stratégies ; d'abord, celle qui consistait à affirmer des valeurs éternelles transcendant l'histoire, transcendant les prétentions des histo­ricismes qui croyaient pouvoir les dépasser ou les contourner ; ensuite, en affirmant l'éternel retour, démenti définitif aux providentialismes. La post­modernité est donc l'absence de providentialisme, la disparition des réflexes mentaux et idéologiques dérivés des providentialismes métaphysiques et chrétiens. Après Nietzsche, Heidegger prend le relais, explique Vattimo, et nous enseigne de ne pas dépasser (überwinden) la modernité laïque/ métaphysique/providentialiste, mais de la contour­ner (verwinden) ; en effet, l'idée d'un dépassement garde quelque chose d'eschatologique, donc de métaphysique/chrétien/moderne. L'idée d'un con­tournement suggère au contraire le passage tran­quille à une autre perspective, qui est plurielle et non plus monolithique, herméneutique (dans le sens où elle “interprète” le réel au départ de données diverses, dont les logiques intrinsèques sont hétérogènes sinon contradictoires) et non plus dogmatique. Le futurisme, en dépit de ses appa­rences “novistes”, est un phénomène postmoder­ne, affirme Vattimo, parce qu'il entremêle diffé­rents langages et codes, permettant ainsi une ou­verture sur plusieurs univers culturels, développe une multiplicité de perspectives sans chercher à les synthétiser, à les soumettre à un idéal (violent ?) de conciliation. La modernité, chez Vattimo, n'est pas rejetée, elle est absorbée comme composante d'une postmodemité marquée du signe du pluriel.

L'apport de Michel Foucault

foucau11.jpgL'apport de Foucault à la pensée contemporaine, c'est surtout la suggestion d'une histoire intel­lectuelle nouvelle, d'une chronologie de la pensée qui bouleverse les conformismes. Foucault voit la succession de diverses ruptures dans l'histoire intellectuelle européenne depuis la Renaissance ; au XVIIe, l'Europe passe de la tradition au clas­sicisme ; au XIXe, du classicisme au moder­nisme (et ici le terme “moderne” prend une autre acception que chez Welsch et Lyotard, où la notion de “modernité” recouvre plus ou moins la notion foucaldienne de “classicisme”). Il est très intéres­sant de noter, dit Welsch, que Foucault oppose la “doctrine des ordres” de Pascal au projet de ma­thesis universalis de Descartes. Chez Pascal, en effet, l'ordre de l'Amour, l'ordre de l'Esprit et l'ordre de la Chair ont chacun leur propre “ra­tionalité” ; la logique de la foi n'est pas la logique de la raison ni la logique de l'action. D'où la pen­sée de Pascal postule des “différences” et non une unique mathesis universalis ; elle est donc fonciè­rement différente de la tradition monolithique de Descartes qui a eu le dessus en France. Foucault nous indique que Pascal représente une potentialité de la pensée française qui est demeurée inexploitée.

Outre Pascal, Gaston Bachelard influence Foucault dans son élaboration d'une histoire intellectuelle de l'Occident. Pour Bachelard, l'évolution des scien­ces et du savoir ne procède pas de façon continue (linéaire), mais plutôt par crises et par “coupures épistémologiques”, par fulgurances. Chacune de ces coupures ou fulgurances provoque un renver­sement du système du savoir ; elles induisent de brèves “périodes axiales”, où les institutions, les coutumes, les pratiques politiques doivent (ou devraient) s'adapter aux innovations scientifiques. Foucault a retenu cette vision rupturaliste de Bachelard, où des “différences” fulgurent dans l'histoire, et sa pensée est ainsi passée d'une phase structuraliste à une phase potentialiste (18). Le structural structuralisme, avec Lévy-Strauss, avait tenté de trouver Le Code universel, l'invariant immuable (lui se cachait quelque part derrière la prolixité des faits et des phénomènes. En cela, le structuralisme était en quelque sorte le couronnement de la modernité. Foucault, dans la première partie de son œuvre, a souscrit à ce projet structuraliste, pour découvrir, finalement, que rien ne peut biffer, sup­planter, régir ou surplomber l'hétérogénéité fon­damentale des choses. Aucune “différence” ne se laisse reconduire à une unité quelconque qui serait LA dernière instance. Une telle unité, hypothétique, baptisée tantôt mathesis universalis, tantôt “Co­de”, participe d'une logique de l'en l'enfermement, re­fus têtu et obstiné du divers et du pluriel.

L'apport de Gilles Deleuze

[Ci-contre : dessin de Béatrice Cleeve, montrant bien la complicité qui unit les co-auteurs de L'Anti-Œdipe et de Mille plateaux]

deleuze-guattariGilles Deleuze entend affirmer une philosophie de la “libre différence”. Son interprétation de Nietzsche (19) révèle clairement cette intention : « ... car il appartient essentiellement à l'affirmation d'ê­tre elle-même multiple, pluraliste, et à la négation d'être une, ou lourdement moniste » (p. 21). « Et dans l'affirmation du multiple, il y a la joie pratique du divers. La joie surgit, comme le seul mobile à philosopher. La valorisation des sentiments né­gatifs ou des passions tristes, voilà la mystification sur laquelle le nihilisme fonde son pouvoir » (p. 30). Affirmer, c'est donc démolir gaillardement les rigidités lourdement monistes au marteau, c'est briser à jamais la prétention des unités, des totalités, des instances décrétées immuables par les “faibles”. Une “différence” n'indique pas une unité sous-jacente mais au contraire des autres dif­férences. D'où, pour Deleuze comme pour Fou­cault, il n'y a pas de Code mais bien un chaos in­formel, qu'il s'agit d'accepter joyeusement. Ce chaos prend, chez Deleuze, le visage du rhizome. Métaphore organiciste, le rhizome [filament racinaire en réseau] se distingue de l'arbre des traditions romantiques, dans le sens où il ne constitue pas une sorte d'unité séparée d'au­tres unités semblables ; le rhizome est un grouille­ment en croissance ou en décroissance perpétuelle, qui s'empare des chaînes évolutives étrangères et suscite des liaisons transversales entre des lignes de développement divergentes ; c'est un fondu en­chaîné, un dégradé de couleur qui se mixe à un au­tre dégradé. Deleuze, bon connaisseur de Leibniz, prend congé ici de la philosophie des monades pour affirmer une philosophie nomade ; une philo­sophie des rhizomes nomades qui produisent des différences non systématiques et inattendues, qui fragmentent et ouvrent, abandonnent et relient, dif­férencient et synthétisent simultanément (UPM, p. 142).

L'apport de Jacques Derrida

L'apport de Derrida démarre avec un texte de 1968, « La fin de l'Homme », repris dans une anthologie intitulée Marges de la philosophie. Derrida y ex­plique que la pluralité est la clef de l'au-delà de la métaphysique. La pluralité, c'est savoir parler plu­sieurs langages à la fois, solliciter conjointement plusieurs textes. Le parallèle est aisé à tracer avec la “physiologie” de Nietzsche, qui prend acte des multiplicités du monde sans vouloir les réduire à un dénominateur commun mutilant (20). Le réel, ce sont des pistes qui traversent des champs diffé­rents, ce sont des enchevêtrements. Différentiste et non rupturaliste, Derrida voit la trame du monde comme un processus de différAnce, de dissémina­tion, producteur de différEnces. Derrida nous im­pose cette subtilité lexicographique (le A et le E) non sans raison. La différAnce implique un prin­cipe actif de différentiation par dissémination, tan­dis que parler de différEnce(s) peut laisser suggérer que le monde, le réel, soit une juxtaposition sans dynamisme et sans interaction de différEnces non enchevêtrées. Derrida veut ainsi échapper à une pensée musa musaïque où les différEnces seraient ex­posées les unes à côté des autres comme des pièces dans une vitrine de musée. Mais le souci de mon­trer l'enchevêtrement de toutes choses — avec, pour corollaire leur non-réductibilité à quelqu'unum que ce soit — conduit Derrida à affirmer que la différAnce productrice de différEnces finit par produire une panade d'indifférEnce, compa­rable à l'hypertélie obèse de Baudrillard. Dans cette panade peuvent s'engouffrer les vulgarisateurs de la “PM diffuse”, critiquée par Welsch (cf. supra).

Mais même si Derrida se rétracte quelque peu avec sa théorie de la « panade d'indifférEnce » (qui a forcément des relents d'universalisme, puisque les différEnces y sont malaxées), même si, par ail­leurs, il évoque la “mystique juive” pour se mettre au diapason de la farce qu'est le “réarmement théologique” du “nouveau philosophe” BHL, nous n'oublions pas qu'il a dit un jour qu'« est chimère tout projet de langage universel ». Mieux : il a posé l'équation Apocalypse = mort = vérité. L'Apocalypse, prélude à un monde meil­leur, est la mort parce qu'elle prétend être la vérité et que la vérité n'est qu'un euphémisme pour dé­signer la mort. La vérité, c'est le vœu, l'utopie, de la présence accomplie, du présentisme où tout devenir est enrayé, stoppé, où la différAnce cesse d'être productrice de différEnces. Pour Derrida, comme pour Pierre Chassard, analyste néo-droi­tiste de la pensée nietzschéenne (21), il faut dé­construire le complexe “apocalypse”, le providen­tialisme producteur de psittacismes, dérivé des vulgates platonicienne et chrétienne.

Postmodernité “soft” et postmodernité “hard”

On peut dire que Lyotard et Derrida partagent une conception commune : pour l'un comme pour l'autre, la postmodernité n'est pas une époque nouvelle, ce n'est pas l'avènement d'une espèce de parousie de nouvelle mouture, survenue après une rupture/catastrophe, mais le passage, le contour­nement (Heidegger/Vattimo) inéluctable qui nous mène vers une attitude de l'esprit et des sentiments, qui a toujours déjà été là, qui a toujours été virtua­lité, mais qui, aujourd'hui, se généralise, malgré les tentatives “réactionnaires” que sont le “réarme­ment théologique”, assorti de son culte de la “Loi” et corroboré par les démarches anti-68 de Ferry et Renaut. La postmodernité, ce sont des ouvertures aux pluralités, aux diversifications.

Peut-on parler de postmodernité soft et de post­modernité hard ? La distinction peut paraître oi­seuse voire mutilante mais, par commodité, on pourrait qualifier de soft la PM différentiste de Deleuze et de Derrida, avec sa pensée nomade et son indifférence finale, et de hard la PM rupturiste de Lyotard. Dans ce cas, cette double qualification désignerait, d'une part, un différentialisme qui s'enliserait dans l'indifférence, dans la purée, la panade du “tout vaut tout” et retournerait sub­repticement au Code, un Code non plus intégra­teur, rassembleur et totalisant, mais un Code né­gatif, discret, non intégrant et non agonal. Pour un Lyotard, une rupture signale toujours l'incommen­surabilité d'une différEnce, même si cette diffé­rEnce n'est pas éternelle, immuable. Les ruptures signalent toujours une densité particulière, laquelle se recompose sans cesse par télescopage avec des faits nouveaux. L'hypertélie de Baudrillard n'est­elle pas analogue, sur certains points, avec la chute dans l'indifférence (Derrida) et la nomadisation de­leuzienne ? La fin est là, nous explique Baudrillard dans Amérique (Grasset, 1986), comme quand la différAnce, à être trop féconde, ne produit plus que de l'indifférEnce, de la métastabilité.

Une dynamique de la transgression

[Leibniz, philosophe des monades, a été réinterprété récemment par G. Deleuze. Celui-ci voit en lui le philosophe des “plis” et des “replis”, lesquels recèleraient des potentialités en jachère, prêtes à intervenir sur la trame du réel puis à se retirer ou se disperser]

leibnitzContre l'ennui sécrété par la juxtaposition de métastabilités ou par le règne d'une grande et unique métastabilité, il faut instrumentaliser une logique transversale, qui brise les homogénéités fermées et force leurs séquelles à se recomposer de manières diverses et infinies. Sur le plan idéo­logique et politique, c'est pour une logique de la transgression qu'il faut opter, une logique qui refuse de tenir compte des enfermements imposés par les idéologies dominantes et par les pratiques politiciennes ; Marco Tarchi, leader de la ND ita­lienne, a théorisé la « dynamique de la transgres­sion » (22), laquelle part du constat de l'hétéro­généité fondamentale des discours politiques ; en effet, existe-t-il une gauche et une droite ou des gauches et des droites ? Toutes ces strates ne se combinent-elles pas à l'infini et n'est-on pas alors en droit de constater que la seule réalité qui soit en dernière instance, c'est un magma de desiderata complexes. La logique de la transgression va droit à ce magma et contourne les facilités dogmatiques, les totems idéologiques et partisans qui résument quelques bribes de ce magma et érigent leurs ré­sumés en vérités intangibles et pérennes. La logi­que et la dynamique de la transgression postulent de ne rejeter aucun fait de monde, de combiner sans cesse des logiques décrétées antagonistes, d'agir en conciliant des desiderata divergents, sans pour autant mutiler et déforcer ces desiderata. La dynamique de la transgression prend le relais de la vision de la coincidentia oppositorum de Maître Eckhardt et de Nicolas de Cues.

Des traductions politiques du défi postmodeme sont-elles possibles ?

Notre mouvement de pensée, en constatant que le chaos synergétique des physiciens modernes s'est transposé du domaine des sciences naturelles au domaine de la philosophie, doit se donner pour tâche de faire passer le message de la physique moderne dans l'opinion puis dans la sphère du politique. Ce serait répondre à sa vocation méta­politique. Passer dans le domaine du politique et de la politique, c'est travailler à substituer au droit individualiste moderne un droit adapté aux diffé­rences humaines, que celles-ci soient d'ordre so­cial, ethnique, régional, etc. ; c'est travailler à ruiner les idéologies économiques modernes et à leur substituer une économie basée sur la « dynamique des structures » (François Perroux) ; c'est travailler à l'avènement de nouvelles formes de représenta­tion politique, où les multiples facettes de l'agir humain seront mieux représentées (modèles : le Sénat des régions et des professions de De Gaulle ; les projets analogues du Professeur Willms, etc.).

Le travail à accomplir est énorme, mais lorsque l'on constate que les linéaments de notre vision tragique du monde et de l'univers sont présents partout, il n'y a nulle raison de désespérer...

♦ Wolfgang Welsch, Unsere postmoderne Moderne, VCH – Acta Humantora, Weinheim, 1987, 344 p.

► Robert Steuckeurs, Vouloir n°54/55, 1989.

Notes :

  • (1) Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle Droite : Le G.R.E.C.E. et son histoire, Presses de la Fondation Nationale des sciences politiques, Paris, 1988.
  • (2) Cf. Nouvelle École n°30, 31-32 (Wagner), n°40 (Jünger), n°41 (Thomas Mann), n°35 (Moeller van den Bruck), n°37 (Heidegger), n°44 (Carl Schmitt). Cf. Éléments n°40 (Jünger).
  • (3) Georges Gusdorf, Fondements du savoir romantique, Payot, 1982. G.G., L'homme romantique, Payot, 1984. G.G., Le savoir romantique de la nature, Payot 1985.
  • (4) Éditions Mme, Crellestrasse 22, Postfach 327, D­1000 Berlin 62.  
  • Parmi les livres du trio non-conformiste Matthes, Mattheus et Berglleth, citons : Gerd Bergfleth et alii, Zur Kri­tik der palavernden Aufklärung, 1984 (cf. recension in Vouloir n°27) ; Gerd Bergfleth, Theorie der Verschwen­dung : Einführung in Georges Batailles Antiökonomie, 1985, 2ème éd. Bernd Mattheus & Axel Matthes (Hrsg.), Ich gestatte mir die Revolte, 1985. Bernd Mattheus, hef­tige stille, andere notizen, 1986. La somme de Mattheus sur Bataille est en 2 volumes : 1) Georges Bataille : Eine Thanatographie, Band I : Chronik 1897-1939 ; 2) Band II : Chronik 1940-1951. Tous ces volumes sont disponibles chez Matthes u. Seitz Verlag, Mauerkircher Strasse 10, Postfach 860528, D-8000 München 86.
  • (5) J.-L. Loubet del Bayle, Les non-conformistes des an­nées 30 : Une tentative de renouvellement de la pensée po­litique française, Seuil, 1969.
  • (6) Pour Nietzsche, il faut aller au-delà de l'homme (moyen) ; cette quête, cette transgression de la moyenne, c'est le propre du “surhomme” et, partant, de ce que l'on pourrait appeler le “surhumanisme”. Dans les circuits néo-droitistes, chez Giorgio Locchi et Guillaume Faye, le terme “surhumanisme” a été utilisé dans ce sens, dans cette volonté de dégager l'homme de sa définition rationa­liste/illuministe trop étriquée eu égard à l'abondante diver­sité du réel.
  • (7) Kart Heinz Bohrer, Die Ästhetik des Schreckens : Die pessimistische Romantik und Ernst Jüngers Frühwerk, Ullstein, Frankfurt a.M., 1983 (2° éd.). Les linéaments de la PM se dessinent déjà, pour l’auteur, dans les visions littéraires de Jünger et dans son refus de l'anthropologie modeme/bourgeoise.
  • (8) Pour saisir toute la diversité de la PM architecturale, on se référera au livre de Charles Jencks, Die Postmo­derne : Der nette Klassizismus in Kunst und Architektur, Klett-Cotta, 1987. La version anglaise de cette ouvrage est parue simultanément : Post-Modernism, Academy Editions, London, 1987 (adresse : ACADEMY GROUP Ltd, 7/8 Holland Street, London W8 4NA).
  • (9) Pour comprendre l'importance de Thomas S. Kuhn sur le plan de l'épistémologie scientifique et de la probléma­tique qui nous intéresse ici, on se référera utilement aux explications que nous donne le philosophe Walter Falk dans 2 de ses livres : 1) Vom Strukturalismus zum Po­tentialismus : Ein Versuch zur Geschichts- und Literaturtheorie (Alber, Freiburg i.B., 1976, pp. 111 à 120 ; re­cension dans Vouloir, n°15/16, 1985) et 2) Die Ordnung in der Geschichte : Eine alternative Deutung des Fort­schritts (Burg Verlag, Sachsenheim, 1985 ; pp. 111 à 114).
  • (10) Outre les ouvrages de Feyerabend lui-même, on consultera Angelo Capecci, La scienza tra fede e anarchia : L'epistemologia di P. Feyerabend, La goliardica editrice, Roma, 1977.
  • (11) Pour Mohler, la Konservative Revolution fonde de nouvelles valeurs, qui transcendent les frayeurs et les dé­ceptions du nihilisme occidental ; l'Umschlag de la KR n'affronte plus la décadence avec une volonté de la stopper mais, au contraire, en accélérant au maximum ces ten­dances de façon à ce qu'elles puissent atteindre le plus ra­pidement possible leur phase terminale. La KR est en ce sens fondatrice de valeurs nouvelles, tout comme la pé­riode autour de – 500 l'était pour les Grecs selon Jaspers qui utilise, lui, le terme Achsenzeit, période axiale (cf. Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, UGE/10-18, 1965 ; cf. aussi l'interprétation pertinente qu'en donne John Macquarrie, in Existentialism, Penguin, Harmondsworth, 1973).
  • (12) cf. Giorgio Locchi, L'Essenza del Fascismo : Un sag­gio e un intervista a cura di Marco Tarchi, Edizioni del Tridente, s.l., 1981.
  • (13) cf. Barbara Stolberg-Rilinger, Der Staat als Ma­schine : Zur politischen Metaphorik des absoluten Fürs­tenstaats, Duncker & Humblot, Berlin, 1986 (recension in Vouloir n°37-38-39, 1987).
  • (14) Cf. George Gusdorf, L'homme romantique, op. cit., pp. 243 à 245.
  • (15) Georges Gusdorf, lbid., pp. 159 à 173.
  • Pour davantage de précision quant à la personnalité de Ca­rus, lire : Ekkchard Meffert, Carl Gustav Carus, Sein Le­ben - seine Anschauung von der Ende, Verlag Freies Geistesleben, Stuttgart, 1986 ; Carl Gustav Carus, Zwölf Briefe über das Erdleben, Verlag Freies Geistesleben, Stuttgart, 1986.
  • (16) Friedrich Kaulbach, Sprachen der ewigen Wiederkunft : Die Denksituation des Philosophen Nietzsche und ihre Sprachstile, Königshausen & Neumann, Würzburg, 1985. À propos de ce livre, cf. R. Steuckers, « Regards nouveaux sur Nietzsche », in Orientations n°9, 1987.
  • (17) Reinhard Löw, Nietzsche, Sophist und Erzieher : Philosophische Untersuchungen zum systematischen Ort von Friedrich Nietzsches Denken, Acta Humaniora, Weinheim, 1984. À propos de ce livre, cf. R. Steuckers, art. cit. in nota (16).
  • (18) À propos du potentialisme de Foucault, cf. Walter Falk, Vom Strukruralismus zum..., op. cit. in nota (9), pp. 120 à 130 ; cf. aussi Walter Falk, Die Ordnung..., op. cit. in nota (9), pp. 114 à 116.
  • (19) Gilles Deleuze, Nietzsche, PUF, 1968.
  • (20) Helmut Pfotenhauer, Die Kunst als Physiologie : Nietzsches ästhetische Theorie und literarische Produk­tion, J.B. Metzlersche Verlagsbuchhandlung, Stuttgart, 1985. À propos de ce livre, cf. R. Steuckers, art. cit. in nota (16).
  • (21) Pierre Chassard, La philosophie de l'histoire dans la philosophie de Nietzsche, GRECE, Paris, 1975.
  • (22) cf. Marco Tarchi, « Dinamica della trasgressione : dal "Né destra né sinistra" all "Se destra e sinistra" », in Trasgressioni n°1, 1986.

mardi, 01 mars 2011

The Culture of Critique & the Pathogenesis of Modern Society

The Culture of Critique & the Pathogenesis of Modern Society

Michael O'Meara

Ex: http://www.counter-currents.com/

Reinhart Koselleck
Critique and Crises: Enlightenment and the Pathogenesis of Modern Society
Cambridge: MIT Press, 1988

La politique, c’est le destin. — Napoleon

Koselleck’s Critique and Crisis (1959) is one of the great dissertations of the 20th-century German university system.

It cast new light not just on the past it re-presented, but on the present, whose own light informed its re-presentation.

This was especially the case with the potentially cataclysmic standoff between American liberalism and Russian Communism and the perspective it gave to Koselleck’s study of the Enlightenment origins of the Modern World.

How was it, he asked, that these two Cold War super-powers seemed bent on turning Europe, especially Germany, into a nuclear wasteland?

The answer, he suspected, had something to do with the moralizing Utopianism of 18th-century rationalism, whose heritage ideologically animated each hegemon.

1. The Absolutist Origins of the Modern State

Koselleck was one of Carl Schmitt’s postwar “students” and his work is indebted to Schmitt’s The Leviathan in the State Theory of Thomas Hobbes (1938).

Like his mentor, Koselleck saw modern ideologies, despite their atheistic rejection of faith, as forms of “political theology” that spoke to the faith-based heart that decides how one is to live.

In this sense, the self-proclaimed Enlightenment of the 18th century was a philosophical rebuttal to political Absolutism, whose institutional response to the breakdown of medieval Christendom occurred in ways that frustrated the liberal aspirations of the rising bourgeoisie.

In the century-long blood-letting that had followed the Protestant critique of medieval Catholicism, Europe’s ecclesiastical unity and its traditional social supports were everywhere shattered.

As the old estates broke down and old ties and loyalties were severed, there followed a period of anarchy, in which Catholics and Protestants zealously shed each others blood in the name of their contending truths.

In this sectarian strife — this bellum omnium contra omnes — where ecclesiastical authority ceased to exist and each man was thrown back upon his individual conscience, morality became a banner of war and the public observance of morality a justification for murdering Europeans with dissenting beliefs.

It was the advent of the Absolutist State system, philosophically anticipated in Hobbes’ Leviathan, that brought these bloody religious conflicts to a halt, establishing a peaceful basis to European life — by “privatizing” morality, secularizing authority, and depriving individual mentalities of political effect.

The neutralization of religious belief that came with the Absolutist secularization of the State would secure conditions requisite to the citizen’s peaceful pursuit of his private will or gain, as private ideals ceased to be obligatory duties and the State became “the artifact of atomized individuals.”

Absolutist regimes succeeded in this way in “reducing measures of contingency, conflict, and compulsion” to the status of differences of opinion — bare, in effect, of religious significance, as “external compulsion” imposed restraints on the individual’s “inner freedom.”

The historians’ designated Age of Absolutism and Enlightenment begins, then, with the Peace of Westphalia in 1648, which brought not just the Thirty Years War in the German-speaking lands, but all Europe’s religious wars to an end (except on the borderlands of Ireland and the Balkans) — and ends only with the advent of another European civil war, which opened with the liberal revolutions of 1776/1789 and closed with the English triumph over Napoleon in 1814.

History, though, rarely conforms to the tidy categories scholars make of it.

Unlike the Continent, England went from religious war to Absolutism and then to bourgeois revolution and finally to a bourgeois Restoration all in the course of a half-century (c. 1642–1688), experiencing an intense though only brief period of Absolutism.

England’s expanding maritime power, opened to all the world it dominated, had, in fact, merely a transitional need of Absolutism, for it would soon become the first implicitly liberal of the “modern” regimes.

Koselleck focuses on the longer, more pronounced Continental developments, treating England as a variant of the larger trend.

In his depiction, the Absolutist State system emerging after the Treaty of Westphalia was based on a transformation of political authority — which divided the “public sphere” into two sharply separate domains: That of political authority proper (the sovereign State) and that of society, conceived as a subaltern realm of individual “subjects.”

The subject’s moral conscience in this system was subordinated to the requirements of political necessity — what Hobbes called “reason.”  This restricted morality to the social realm of private opinion, depriving it of political effect.

With Absolutism, the public interest, about which the sovereign alone had the right to decide, ceased to lay under the jurisdiction of the individual’s moral conscience.

The Continent’s new monarchical States — with Louis XIV’s France the model of the others — would govern according to a raison d’état (Staatsräson), which made no reference to religious considerations.

Law here was severed from special interests and religious factions, becoming part of a domain whose political decisions — ideally — transcended “Church, estate, and party.”

“To traditional moral doctrines, [Hobbes] opposes one whose theme is political reason.”

Persecuting churches and religiously bound social fractions were hereby forced to give way to the sovereign authority of the Absolutist monarch, who recognized no higher authority than God Himself.

As Absolutist peace took priority to faith, the individual subject — previously situated in a loose medieval hierarchy, imbued with certain corporate rights and responsibilities — was transformed into an apolitical subject.

He had, as such, to submerge his conscience to reasons of State — to reasons necessary for maintaining the peace.

This privatization of morality dictated by the State’s secularization was not directed against religion per se, but against a religious conscience whose political claims, in a period of general breakdown, threatened war.

What the Absolutist State did — and what Hobbes theoretically legitimated in the Leviathan — was to transform the individual’s conscience into a matter of “opinion,” of subjective belief, separate from politics — and thus from the political reasons of the State.

This was accomplished by making the public interest the prerogative of the sovereign, not that of the individual’s religious conscience, for the latter inevitably led to religious strife.

In this secular political system, State policy and laws became the sole concern of the sovereign monarch, who stood above religion, anchoring his laws not in a higher transcendence, but in State imperatives.

In Hobbes’ famous formulation: “Laws are made by authority, not by truth.”

Hereafter, State policy and laws would be legislated by reasons of State — not the moral conscience and not self-interest and faction.  For the State could fulfill its function of securing peace and maintaining order only if individuals ceded their rights to the sovereign, who was to embody their larger welfare.

Contested issues were thereby reduced to differences of opinion that could be resolved by reasons of State.

Through Absolute sovereignty, it was possible again to create an internal realm of peace, separate from other Absolutist State systems, each of which possessed a similar peaceful interior, where the individual was free to believe whatever he wished as long as no effort was made to impose his “private” belief on the public, whether Catholic or Protestant.

This would keep religious fanaticism from trespassing on domestic tranquility and, at the same time, guarantee the State’s integrity.

Among Absolutist States, relations remained, of course, that of “a state of nature” — for each upheld and pursued policies based on their own rational sense of self-interest (raison d’état).

Conflict and war between Absolutist States were nevertheless minimized — not just by the fact that they accepted the integrity of the other’s moral conscience — but also by a sense of sharing the same Christian civilization, the same standards of significance and style, the same general, interrelated history that distinguished them from non-Europeans.

On this basis, the community of European States after 1648 grew into a family of sovereign powers, each respectful of the others’ domestic integrity, each of whose kings or queens shared the blood of other royal families, each of whose wars with other Europeans was governed by a jus publicum europaeum.

2. The Culture of Critique

It was the failure to comprehend the nature of the Absolutist State system (its avoidance of divisive political questions of faith and belief) that gave rise to the Enlightenment and its culture of critique.

For once the religious wars came to an end and authority was secularized, European society “took off.”

By the time Louis XIV died in 1715, the bourgeoisie, formerly an important but subordinate stratum of medieval European society, had become the chief economic power of an 18th-century society more and more dependent on its economic prowess. Made up of “merchants, bankers, tax lessees, and other businessmen” who had acquired great wealth and social prestige, this rising class (whose deism and materialism took “political” form in liberalism’s scientistic ideology) was nevertheless kept from State power and powerlessly suffered monarchical infringements on its monied wealth.

Resentful of State authority, the intelligentsia of this rising class took its stand in the private moral realm, which the Absolutist State had set aside for the subject and his moral conscience.

Through this breech between the public and the private, the chief ideologue of this rising bourgeoisie, John Locke, would step. His Essay Concerning Human Understanding – “the Holy Scripture of the modern bourgeoisie” — helped blur the boundary between moral and State law, as the former assumed a new authority and the distinction between the two diminished.

Pace Hobbes, Locke argued that bourgeois moral laws (now divorced from religion and anchored in rationalist notions of self-interest devoid of transcendental reference) had arisen in the human conscience, which the State had exempt from interference. As such, the citizen had a right to pass moral judgements on the State.

Such judgements, whatever the motive, eventually made State law dependent on the consent or rejection — the rule, in effect — of the bourgeoisie’s allegedly “objective” opinion.

In this situation, the bourgeois view of virtue and vice — its “religion of technicity” — took on a political charge, superseding the realm of private individual opinion, as it became “public opinion.”

At the same time, bourgeois critics favored the risk-free sphere of the unpolitical private realm, where they sought to dictate policy. Instead, then, of forthrightly challenging the underlying metaphysical principles of the Absolutist order, they framed their defining metaphysical identity (matters of faith — in this case their godless theology) in moral and economic terms devoid of political responsibility.

Bourgeois morality, not the State’s “reason,” proceeded in this way to take hold of the public — society — and set the standard for the “moral value of human action.”

This opened the way to a reconfiguration of the Absolutist relationship between morality and politics.

The public realm in Locke’s bourgeois philosophy was accordingly re-conceived as a social realm of individual consciences and this realm’s opinion as the “law” that was to bind the public.

Bourgeois morality, as such, not only entered, but soon conquered society, as its private views rose to that of public opinion.

Few, moreover, would be able to resist the pressure of its judgment.

“Reasons of State” were henceforth subject to the secular, calculating “reason” of the bourgeoisie — as “reason” ceased to be the avoidance of civil war and became the self-interest of the rationalist acting individual.

This made society increasingly independent of the State, just as State laws were increasingly subject to the “empowering” moral (and economic) judgments of society.

In the course of the 18th century, the bourgeois as citizen would assume, through his culture of critique, the “rank of a supreme tribunal” — ultimately passing judgment on the State (though doing so safely removed from the day-to-day imperatives of the political realm).

In England, following the oh-so Glorious Revolution of 1688 (a terrible, fateful year, with more to follow, in Irish history), the Whig bourgeoisie, through Parliament, became dominant, entering into an alliance with the constitutionally-bound monarch (William of Orange).

On the more religiously polarized continent, where Absolutist States had a greater role to play, the antithesis between State legislation and bourgeois secular morality (rooted in Protestantism’s critical essence) assumed a different, more antagonistic character.

This continental polarization of morals and politics — compounded by the growing social weight of the bourgeoisie and the discontent generated by its political disenfranchisement — grew in the course of the 18th century, as the bourgeoisie increasingly assumed the leadership of “society.”

Its moral critique of the State and of the ancien régime — a critique posed in secular and rationalist, rather than Christian terms — is what is known as the “Enlightenment,” that metapolitical “culture of critique,” whose light allegedly emanated from the bourgeoisie’s rational conscience (which was modeled in many ways on that of the Jews, for it was based on the dictates of money and its unpolitical affirmation of the private).

3. The Crisis of the Old Order

“When and whenever [men] are subjects without being citizens, they inevitably endow other concerns and pursuits—economic, social, cultural—with an independent and hence rival authority.” This was the great failing of Absolutism.

In such a situation, the voluntary associations of the bourgeoisie—Masonic lodges, salons, clubs, coffee-houses, academies, sociétés de pensées, the “Republic of Letters”—became rival centers of moral authority and eventually rival models of political authority.

The criticism of these bourgeois organs sought to “test” the validity or truth of its subject, making reason a factor of judgement in its process of pro and con.

Bourgeois judgements critical of the political system set off, in turn, a crisis threatening the existing State.

As scientific materialists, armed with a naive analytic-empiricist epistemology, such bourgeois critics waged their subversive campaign with no appreciation of existing political realities or the imperatives and limits these realities imposed. This would make their moral crusade unrealistic, Utopian, unconcerned with the “contingency, conflict, and compulsion” that occupies and defines the political field.

Their Utopian proposals (their anti-political politics) constituted, as such, no actual political alternative, based as they were on a purely formal, abstract understanding of the political realm, which it subjected to the individual’s moral conscience.

But once the private moral realm started to impinge on the political sphere of the Absolutist State, the State itself was again called into question.

First unconsciously and then increasingly consciously, the bourgeois Enlightenment applied its Utopian and ultimately hypocritical standards to the State, whose political imperatives were ignored rather than recognized for what they were—so as not to complicate its own geometrical schemes of reform.

The Enlightenment, it followed, was wont to see itself in moral terms, not political—not even metapolitical—ones.

This self-deceiving politics could only end in ideological excess and terror—for the sole way to realize its Utopian political theology would be by forcing others to accept and submit to it.

The result, Koselleck concludes, was the advent of the modern condition—this “sense that we are being sucked into an open and unknown future, the pace of which has kept us in a constant state of breathelessness ever since the dissolution of the traditional ständische societies.”

The turbulent “tribune of reason” bequeathed by the Enlightenment aimed, moreover, at every sphere of human endeavor—not just the Absolutist State, traditional Catholic Christianity, or the numerous corporate restraints inhibiting the market.

Everything historically given was, as such, to be re-conceived as a historical process that had to be re-directed, reformed, and re-planned, as the dictates of fate gave way to the rationalist obliteration of political aporia (i.e., the impasses or challenges posed by exceptional situations determined only by the sovereign).

Through its Règne de la Critique, the bourgeoisie (as prosecutor, judge, and jury) subjected the State to an enlightened conscience that debunked its “rationality” and increasingly advocated, or implied, its replacement.

With this rationalist critique of Absolutism came an unfolding philosophy of history—which promised a victory that was to be gained without struggle or war, that applied to all mankind, and that would bring about a better, more rational, and peaceful future—if only “reason” (i.e., bourgeois interests) was allowed to rule.

Through this critique, politics—the tough decisions fundamental to human existence—was dissolved into an Utopian project indifferent to the historical given. Everything, it followed, was subject to criticism, nothing was taboo—not the “order of human things,” not even life itself would be spared the alienation that came with the critic’s unpolitical reason.

Then, as the critic assumed the right to subject the whole world to his verdict, acting as “the king of kings,” criticism was “transformed into a maelstrom that sucks the present from under the feet of the critic”—for his criticisms amounted to an endless assault on the present in the name of a far-off, but allegedly enlightened future.

4. Modern Pathogenesis

At the highest level, Koselleck offers “a generic theory of the modern world”—one that seeks to explain something of our age to us.

In his view, criticism engendered crisis, calling the future into question.

The Enlightenment’s culture of critique could, however, only culminate in revolution—a revolution whose new order would privilege the rich and powerful (and, in time, the Jews).

By subordinating law to morality, ignoring the differences that divide men over the great questions of existence, the liberal State born of Enlightenment culture stripped sovereignty of its power.

Henceforth bourgeois morality became the invisible framework of the State, as sovereign authority was changed into an act of persuasion and reason—and the essence of politics (no longer the polemic over fundamental problems of human existence) became the non-political rule of a discursive bourgeoisie indifferent to matters of faith and desirous of a fate-less society without a sovereign State.

As social and political realities were indiscriminately mixed and subjected to the invisible opinion of the bourgeois public, based on an ostensively objective reason, everything failing to accord with that opinion became an injustice, subject to reform.

Society here assumed the right to abrogate whatever laws it wished, inadvertently establishing a reign of permanent revolution.

Refusing to recognize the State’s amoral (rather than immoral) character, the emerging bourgeois political system—with its culpablizing, but “value free” politics and its civil ideal taken as the universal destiny of all humanity—not infrequently had to resort to naked force to realize its Utopia: the terror and mass killings that followed 1789, the nuclear holocaust inherent in the Cold War, the on-going, unrelenting destructuration of the local and global today.

The consequence has been liberalism’s non-political State (whether in its 19th-century guise as a Night Watchman State or in its 20th-century Nanny State form). This State replaced politics with morality, tradition with planning, disagreements with a cold indifference to all that matters. It became thus a legal order, a Rechtsstaat, supposedly unattached to any constituting system of ascription or belief, and thus beyond any “exception” that might make visible the actual basis of bourgeois rule.

In this situation, where politics were negated and political problems were reduced to “organizational-technical and economic-sociological tasks,” the world was emptied of “seriousness” and turned into a vast realm of entertainment, where the bourgeois was allowed to enjoy the fruits of his acquisitions.

With liberalism, then, politics ceases to be a destiny and becomes a technique hostile to all who refuse its philistine philosophy of history—for the linear notion of progress inherent in this philosophy undermines and “reforms” everything that has historically ensured the integrity of white life.

Source: TOQ Online, Dec. 24, 25, & 26 2009

lundi, 21 février 2011

Negativity

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Negativity

by Brett STEVENS

Ex: http://www.amerika.org/

Trying to grow up and be “cool” was a painful time. It is always every bit as immature as that previous sentence suggests. Some of the sheep surge out ahead socially and adopt attitudes and behaviors, and so many of the rest follow. It’s a big Ponzi scheme that keeps someone on top.

When you’re growing up however, especially in those too-painful-to-recall teenage years, “cool” is your ticket out of being a child. Before you were aware of social pressures, you just did what your parents told you and thought the same things were awesome that they thought were awesome.

Then you need to break away. Prove to the world you’re your own person, and you do that by negating all that happy harmless pleasant world of childhood, and racing into the cold arms of whatever adult pleasures and pitfalls you can find.

The goofy thing is that a decade on, you’ll find most people are doing the same thing: they’re adopting a pose they see on movie screens or TVs, or maybe read about or saw another person do, to be cool. The most common method is an affected disinterest or negativity, a kind of fatalism where you put all your energy into yourself and ignore the world.

If you wonder why sunglasses are featured in any media vision of “cool,” it’s because they (metaphorically) do this. They hide the eyes, the windows to the soul, and make you look entirely disinterested. While I walk through this wasteland, I’m above you all because I couldn’t care less, they say.

Yet like traffic staggers in cascading waves backward from a single car braking, the coolness Ponzi pyramid is like a game of Secret. You whisper the cool secret to a friend, he or she tells another, and so on across the room, and when it gets to the other side, it’s a degraded or tangential form of itself.

The result is that most people distill “cool” into negativity and apathy, which leaves them with nothing to like except themselves. They translate this immediately into bitterness, because you can only please yourself so much before you wonder why you’re caught in a repetitive loop.

Negativity underscores much of our society, but most of it is covert. People do not want to expose themselves to criticism so they do not speak of their negativity, only act out its effects, usually by denying the joy inherent to life and replacing it with a hidebound tendency to replace the possibility of joy with the certainty of the mundane.

  • Jobs. We would all rather sit at do-nothing desk jobs where our responsibilities are few and nothing exciting happens, than explore more rigorous and less “safe” situations where we might actually feel alive.
  • Ugliness. “Utilitarian” does not explain why our architecture is so brain-dead functional, blocky and ugly, or why we choose to line our streets in clashing signs and commercial messages. If public opinion turned against these, they’d vanish overnight.
  • Love. Love is a risky playing field. Sex, and then settling for the person you can have sex with and not hate, is not. We like to think we’re romantics but really we’re searching for another high, orgasm or otherwise, to lift out us out of our pervasive negativity. But you cannot have it without risk.
  • Anti-depressants. Much of our society is strung out on SSRIs. These drugs work by filtering out anything too intense, whether good or bad, leaving you a pleasantly confused zombie. It’s safer that way, but you miss out on the good that might be stuck to the bad because “what goes up, must go down” — sometimes.
  • Culture. Surface is the word. Profundity makes us alarmed and makes our inevitable deaths and utter powerlessness at that event seem more like they are real and we will face them. Denial favors movies about the dramatic misery of others, unrealistic violence and catty sexual drama that when you think about actually living it, seems a pathway to the paralyzing boredom of actions without meaning.

We have been given a world where fruit grows on trees, blue sky sunny days wash over us like the touch of God, and there are uncountable challenges which can reveal infinite joy. It’s like a giant piece of paper that renews itself at the touch of our crayons. Yet rarely do you see it expressed this way.

In fact, people seem to prefer compulsion. I didn’t choose to be in love with her; I got flung into it by lust that I just couldn’t resist. The man is beating me down at the job but heck, I’ll get a twelve pack and watch some porn. I’m being forced to go out and chase away my fears, maybe conquer something I’d always wanted to experience.

These dark words make dark times. Our society prizes a kind of oblivious politeness that emphasizes only the positive because we believe none of it, and are looking for those uplifting little treats and moments of levity to distract us from what we feel has already won, a pervasive and radical depression.

No matter what we find at the ends of politics or philosophy, or how seriously we take it, our souls need to lift themselves up from this dark mire. By the grace of something unknown, we are here, we can think, we can decide, and we can make beauty in ourselves and our world.

If you stop to think of it, we live in paradise, except when by our own hands we choose to dwell in darkness.

dimanche, 20 février 2011

Naiveté

Naiveté

by Brett STEVENS

Ex: http://www.amerika.org/

Ingenue.jpgOur modern society is based on a simple principle: in the name of everyone else’s rights, shove them aside and assert your perfect and immutable right to do whatever you want. It’s like a shopping mall with a moral justification attached.

Part of the fallout from this little deception is that we all become naive in our inability to see the actual motivations of the people around us. For starters, it’s not polite. In addition, it makes us a target. Finally, it forces us to see our own entrenchment in this scam.

We are oblivious to it normally because of our society’s insistence on reversed thinking. Normally, you think from cause to effect. Socialization makes you think from effect to “intent,” a nebulous cause attributed to the desires of others, and ignore any effects but the one you saw first.

Our naivete manifests itself in such mundane ways that we come to accept it like a tapeworm, ignoring the squirming after every meal, because it doesn’t act like a threat. It only undermines everything we do.

CBS News correspondent Lara Logan is recovering in an American hospital this week after being sexually assaulted and beaten by a mob in Egypt’s Tahrir Square late on Friday.

The same day that Egyptian President Hosni Mubarak stepped down, Logan was surveying the mood of anti-Mubarak protesters for a “60 Minutes” story when she and her team “were surrounded by a dangerous element amidst the celebration,” CBS said in a statement Tuesday. The network said that a group of 200 people were then “whipped into a frenzy,” pulling Logan away from her crew and attacking her until a group of women and Egyptian soldiers intervened. – LAT

As my able colleagues at In Mala Fide and Dissention have pointed out, there may be cause for doubting her narrative.

But there is also a bigger picture: our naiveté makes us think that any revolution is the act of benevolent, educated, restrained, good-natured and helpful people. Our media says these people are freedom fighters, so they can’t be a large discontented mob of semi-criminals who want to see the world burn. And so we treat them as if they were Western intellectuals calmly discussing politics in one of our comfy American suburbs.

In the modern industrialized world, we are committed to thinking the best of each other and to equality. Equality means that every point of view is valid. That means we reverse our thinking, and stop wondering what people are trying to achieve, and start muddling our minds by fitting their intent into a narrow range of acceptable thoughts.

In this emasculated thinking, Somali pirates are “forced” to steal because they’re poor; they can’t simply be murdering bastards in a country where 99% of the population are not pirates. From our naive view, any revolution is an ideological quest for the equality of all, not a power grab by a hungry group who turn out to be murdering bastards:

Moaz Abdel Karim, an affable 29-year-old who was among a handful of young activists who plotted the recent protests here, is the newest face of the Muslim Brotherhood. His political views on women’s rights, religious freedom and political pluralism mesh with Western democratic values. He is focused on the fight for democracy and human rights in Egypt.

A different face of the Brotherhood is that of Mohamed Badi, 66-year-old veterinarian from the Brotherhood’s conservative wing who has been the group’s Supreme Guide since last January. He recently pledged the Brotherhood would “continue to raise the banner of jihad” against the Jews, which he called the group’s “first and foremost enemies.” He has railed against American imperialism, and calls for the establishment of an Islamic state. – WSJ

They must be laughing all the way to the bank. Trot our your most innocent-sounding members, seize power, and then do whatever it was you really wanted to do. On a purely military level, that would be replacing the relatively stable Mubarak regime with an Egypt geared up to impoverish itself trying to invade technologically superior Israel.

More naiveté:

Interviews by NBC News with some of the plaintiffs in the case reveal disturbing and previously unreported allegations of sexual abuse in the military, including some in the war zones of Afghanistan and Iraq. In addition, one of the plaintiffs, identified as a naval aviator, charges in the lawsuit that she was drugged and gang-raped by two of her colleagues while serving at Tinker Air Force Base in Oklahoma just two months ago.

Mary Gallagher, a former sergeant in the Air National Guard, says that within weeks of being deployed to an air base outside of Baghdad in 2009 she was brutally assaulted by a fellow sergeant who burst into the ladies’ room, pushed her up against the wall, pulled her pants and underwear down and ground his genitals against her, talking the whole time how much he was enjoying it.

“I thought he was going to kill me that night,” Gallagher told NBC in an interview. “I felt completely isolated and alone and really scared. Here I was, in the middle of a foreign country in the middle of a war.” – MSN

It’s as if these people just got hit in the head with the frying pan of life. Soldiers, geared up for aggression and under great stress, with a few bad apples in the crop, raping women? It could happen, you know. But we want to keep sleepwalking ahead with the idea of equality, and so we’re going to assume every viewpoint is valid and everyone is benevolent.

We in the West are walking chumps who seem to invite others to victimize us because of our naivete. Whether that’s stumbling into a third world country and picking as the new leader the first bloodstained warlord who claims he likes capitalism, or believing desperate defectors who tell us what we want to hear, or even thinking that we can have government debt that exceeds our economy and still turn out OK. It’s like no one is driving our reckless bus in its mad dash down the road, but it doesn’t matter, because as individuals we’re all partying it up in here.

Amy Sullivan, senior editor of Time magazine, was at a security checkpoint in Miami Airport on Tuesday when she opted out of passing through a backscatter scanning device – described by experts as a ‘virtual strip search’.

When she went through a metal detector instead and was searched by a woman, a male Transportation Security Administration (TSA) official is alleged to have said: ‘Hey, I thought she was mine – I was going to do her!’

Ms Sullivan’s claims follow those of Eliana Sutherland, who was flying from Orlando Airport last November and said security workers picked her out for further screening because of the size of her breasts. – Daily Mail

Our comfortable lifestyles make us oblivious to everything but the obvious. We stagger in circles, denying the underlying truths, and then when they hit us in the face (like a rake left lying in the grass), we turn around and make excuses, talk a lot about rights and equality, and hope that fixes the problem somehow.

If you wonder why worldwide we’re getting less respect suddenly, it’s because as our economy bankrupts itself and we let politics take precedence over reality in our leadership, we’re increasingly revealing why we’re naive — it’s not because we’re “nice,” but because we’re completely in denial.

mercredi, 02 février 2011

Ray Bradbury: "Les gens ne parlent de rien"

Ray Bradbury - Fahrenheit 451: "Les gens ne parlent de rien"

- Les gens ne parlent de rien.
- Allons donc, il faut bien qu'ils parlent de quelque chose !
- Non, non, de rien. Ils citent toute une ribambelle de voitures, de vêtements ou de piscines et disent : "Super!" Mais ils disent tous la même chose et personne n'est jamais d'un avis différent. Et la plupart du temps, dans les cafés, ils se font raconter les mêmes histoires drôles par les joke-boxes, ou regardent défiler les motifs colorés sur les murs musicaux, des motifs abstraits, de simples taches de couleurs. Et les musées, y êtes-vous jamais allé ? Rien que de l'abstrait. C'est tout ce qu'il y a aujourd'hui. Mon oncle dit que c'était différent autrefois. Jadis il y avait des tableaux qui exprimaient des choses ou même représentaient des gens. 

 Ray Bradbury, Fahrenheit 451 - Ex: http://bensworld.over-blog.com/

 

http://imgload.info/files/jdv1294930032h.jpg

vendredi, 21 janvier 2011

Ivan Illich, critique de la modernité industrielle

Ivan Illich, critique de la modernité industrielle

par Frédéric Dufoing

(Infréquentables, 11)

Ex: http://stalker.hautetfort.com/

Illich.jpgNé à Vienne en 1926, d’un père dalmate et d’une mère d’origine juive, et mort en toute discrétion en 2002 après avoir vécu entre les États-Unis, l’Allemagne et l’Amérique du sud; prêtre anticlérical, médiéviste joyeusement apatride, érudit étourdissant, sorte d’Épicure gyrovague, polyglotte, curieux, passionné, insaisissable, et touche-à-tout; critique radical, en pensée comme en acte, de la modernité industrielle, héritier de Bernard Charbonneau et de Jacques Ellul, inspirateur d’intellectuels comme Jean-Pierre Dupuy, Mike Singleton, Serge Latouche, Alain Caillé, André Gorz, Jean Robert ou encore des mouvements écologistes, décroissantistes et post-développementistes; hélas aussi figure de proue d’une certaine intelligentsia des années soixante qui ne feuilleta, en général, que Une Société sans école et ne retint de son travail que ce qui pouvait servir ses mauvaises humeurs adolescentes puis, plus tard, ses bonnes recettes libertariennes, Ivan Illich est sans conteste l’un des penseurs les plus originaux, les plus complets, les plus lucides ainsi que les plus mal lus du XXe siècle.
Il est surtout le plus dangereux. Car, de tous ceux qui critiquèrent la modernité – et en particulier la modernité industrielle – dans ses principes, et non pas dans ses seuls accidents, il est le seul qui, d’une part, se refusa d’étreindre les mythes décadentistes ou millénaristes pour éviter les mythes progressistes, et, d’autre part, attaqua la modernité sur deux fronts à la fois, l’un intérieur, décrivant, dénonçant, à la suite d’Ellul (mais dans une perspective plus laïque), les apories et absurdités de la modernité industrielle eu égard à ses propres fondements, l’autre extérieur, réintroduisant, par une réflexion sur la logique malsaine du développement, l’Autre dans la pensée occidentale. L’Autre. Non pas celui du module des ressources humaines de l’anthropologie coloniale ou post-coloniale; non pas cette machine à feed back obséquieux que lutinent les coopérants; non pas ce pion arithmétique, ce nu empantalonné dans ses besoins décrit dans les Droits de l’Homme; non pas ce miroir de marâtre dont la rationalité occidentale ne peut se passer depuis son avènement, mais cet inconnu familier, celui qui n’est pas nécessairement compréhensible mais qui est de toute façon, en soi, respectable – et a quelque chose à nous dire pourvu que l’on se taise et que l’on s’émerveille.

 
Mais il est une autre raison pour laquelle la pensée d’Illich est dangereuse : elle est humaniste. Non pas dans le sens où elle s’inscrirait dans le travail des auteurs de la Renaissance qui coupèrent l’Europe de ses racines méditerranéennes et la raison du raisonnable, plongèrent l’homme dans l’Homme, dans sa volonté de puissance et, derechef, dans le désir d’absence de limites, et qui enfin permirent tout ce que la modernité industrielle assume, accroît et assouvit au mépris de la personne comme de l’espèce humaine. C’est précisément contre cette logique que travaille la pensée du médiéviste, c’est à son fondement qu’elle s’attaque puisqu’il s’agit de rechercher et de défendre une humanité qui, au nom de la volonté de puissance, a perdu son identité avec sa liberté, se retrouve sans volonté, prisonnière de la puissance, d’une Raison ivre d’elle-même, d’organisations, de techniques qui la dépassent et dont elle n’est plus que l’outil, la marionnette – débile, idiote – de besoins, de désirs, se traînant de guichets en caisses enregistreuses en passant par l’habitacle de son automobile. Bien sûr, comme on l’a dit, on retrouve ici les intuitions et les analyses de Bernard Charbonneau (la critique de la totalisation sociale qu’amène la Grande Mue, c’est-à-dire le changement de paradigme sociétal qu’est l’industrialisation), de Jacques Ellul (l’analyse de la Technique et de la soumission des fins aux moyens, de toute considération à l’efficacité) et de nombreux auteurs du personnalisme des années trente, effrayés aussi bien par le totalitarisme que par le libéralisme; on retrouve de même des intuitions bernanosiennes (la modernité menace l’intimité spirituelle de l’individu), luddites (le refus de la religion technologique), peut-être aussi, quoique dans une moindre mesure, bergsoniennes. Mais, indéniablement, par son ouverture à un optique relativiste, sa finesse d’analyse et – ce qui peut sembler paradoxal – son souhait de rester pragmatique, de s’inscrire dans le concret, la pensée d’Illich est à la fois plus précise et plus fertile.
Nous nous proposons dans ce trop bref article de faire découvrir l’œuvre d’Illich. Autant préciser avec humilité qu’exposer une pensée si complexe, c’est bien évidemment la trahir et que, la plupart des grandes oeuvres étant victimes des vulgates, nous nous efforcerons de n’endommager celle d’Illich que par esprit de synthèse. Nous procéderons pour ainsi dire chronologiquement en exposant d’abord le travail le plus ancien – et le plus mal interprété – d’Illich, qui traite de la contre-productivité des institutions de la modernité industrielle, puis le travail de critique de la logique de développement de la société moderne.
Les plus pamphlétaires des essais d’Illich sont bien connus, mais fort mal lus; il s’agit de Une société sans école, Énergie et équité, La Convivialité et Némésis médicale. L’expropriation de la santé; il y élabore sa vision des seuils – aporétiques – de contre-productivité de quelques-unes des institutions de la modernité industrialisée. Il postule en effet que ces institutions, une fois arrivées à un certain niveau de développement, fonctionnent contre les objectifs qu’elles sont censées servir : l’école rend stupide, la vitesse ralentit, l’hôpital rend malade.


Illich2.jpgDans le premier, Une société sans école, Illich montre que l’école, comme institution, et «l’éducation» professionnalisée, comme logique de sociabilisation, non seulement nuisent à l’apprentissage et à la curiosité intellectuelle, mais surtout ont pour fonction véritable d’inscrire dans l’imaginaire collectif des valeurs qui justifient et légitiment les stratifications sociales en même temps qu’elles les font. Il ne s’agit pas seulement, à l’instar du travail de gauche «classique» de Bourdieu et Passeron, de montrer que l’école reproduit les inégalités sociales, donc qu’elle met en porte-à-faux, stigmatise et exclut les classes sociales défavorisées dont elle est censée favoriser l’ascension sociale, mais de démontrer que l’idée même de cette possibilité ou de cette nécessité d’ascension sociale par la scolarité permet, crée ces inégalités en opérant comme un indicateur d’infériorité sociale. Par ailleurs, l’école et les organismes d’éducation professionnels agissent en se substituant à toute une série d’organes d’éducation propres à la société civile ou aux familles, délégitimant les apprentissages qu’ils procurent. Elle est donc un moyen de contrôle social et non pas de libération des déterminations sociales. Les normes de l’éducation et du savoir, la légitimité de ce que l’on sait faire et de ce que l’on comprend se mettent donc à dépendre d’un programme et d’un jugement mécanique qui forment aussi un écran entre l’individu et sa propre survie ou sa propre valeur. Ce programme est celui de l’axe production/consommation sur lequel se fonde la modernité industrielle. «L’école est un rite initiatique qui fait entrer le néophyte dans la course sacrée à la consommation, c’est aussi un rite propitiatoire où les prêtres de l’alma mater sont les médiateurs entre les fidèles et les divinités de la puissance et du privilège. C’est enfin un rituel d’expiation qui ordonne de sacrifier les laissés-pour-compte, de les marquer au fer, de faire d’eux les boucs émissaires du sous-développement» (1).


Dans Énergie et équité, Illich procède à l’une de ses analyses les plus fécondes de la contre-productivité des institutions industrielles, en l’occurrence, celle des transports, autrement dit de la vitesse. En un mot comme en cent, une fois passé un certain seuil de puissance (évalué à 25 km/h), les outils usités pour se déplacer allongent les déplacements et font perdre du temps. En effet, à partir du moment où existent des instruments de déplacement puissants et généralisés (la voiture, par exemple), l’organisation des déplacements et des lieux de vie (ou de travail) va être absorbée par les exigences de ces instruments : les routes vont développer les distances comme la nécessité de les parcourir; les autres formes de mobilité vont disparaître; les exigences liées au temps et aux déplacements vont se resserrer. D’autre part, l’utilisation de ces instruments, rendue obligatoire par les changements du milieu qu’elle exige, dévore en heures de travail le temps soi-disant gagné par le «gain» de vitesse, si bien que si l’on soustrait au temps moyen gagné par la vitesse de la voiture les heures passées au travail pour payer cette même voiture, on roule à une vitesse située entre six et douze km/h – la vitesse de la marche à pied ou du vélo. Autrement dit, plus d’un tiers du temps de travail salarié est consacré à payer l’automobile qui permet, pour l’essentiel… de se rendre au travail ! De fait, l’utilisation de ces outils, et la dépense énorme d’énergie qu’elle demande, engendrent une perte de liberté, non seulement dans la capacité de se déplacer – puisque le monopole de l’automobile amène les embouteillages ou l’impossibilité de se déplacer autrement, et orientent les déplacements (les lieux où l’on se rend sont des lieux joignables par la route, donc tout le monde se rend dans les mêmes lieux d’un espace rendu homogène) – mais aussi enchaîne l’individu au salariat, lui dévore son temps. L’automobile ne répond pas à des besoins, elle crée des contraintes. Pire, elle crée de la distance puisque, chacun étant supposé (et donc obligé de) disposer d’une automobile, les lieux et le mode de vie vont être organisés selon les possibilités offertes par l’automobile : les lieux vont à la fois s’éloigner et s’homogénéiser puisqu’il faudra désormais ne se rendre que là où l’automobile le permet. On a là un excellent exemple de la logique technicienne, sur laquelle nous reviendrons avec Ellul et Anders, mais aussi de la mécanique moderne toute entière.
De plus, quoique Illich n’en traite que très peu, on pourrait aussi continuer son raisonnement en montrant les problèmes globaux induits par la généralisation de l’automobile : pollution et désordre climatique, problèmes de santé dus à cette pollution et au manque d’effort physique, stress, guerres énergétiques, etc.
Fondamentalement, l’automobile manifeste un déséquilibre, une démesure, une disproportion sur laquelle Illich revient dans toute son œuvre, et en particulier dans La Convivialité : la disproportion entre les sens, le corps (ici, l’énergie métabolique) et la technique (ici, l’énergie mécanique), laquelle engendre une forme de déréalisation quant à la relation au monde et à ses propres besoins. En effet, le point de vue d’Illich (comme d’ailleurs celui d’Ellul) est celui d’un chrétien fondant son appréhension de l’action humaine sur l’incarnation christique. Comme l’indique Daniel Cérézuelle, pour Illich, «la modernité progresse en procédant à une désincarnation croissante de l’existence et c’est pour cela qu’il en résulte une dépersonnalisation croissante de la vie et une perte croissante de maîtrise sur notre vie quotidienne, donc de liberté» (2). Les techniques et institutions modernes instaurent un rapport biaisé aux sens et au corps; elles brisent le lien intime entre le vécu physique, sensitif, charnel et les constructions de l’esprit; elles forment, comme aurait dit Bergson, une croûte entre l’homme et son milieu.

On le voit, au-delà de ce questionnement purement rationnel, voire économiste, pointent déjà des questionnements d’ordre moral, culturel et symbolique beaucoup plus vastes : ce sont bien quelques-unes des croyances fondamentales de la modernité industrielle (une certaine relation au temps (3), le salariat opposé à l’autonomie, etc.) qu’Illich remet en cause. Son exigence de proportionnalité est une exigence de limites. Il s’agit de montrer que, lorsque la volonté humaine perd cette considération des limites, ou ces limites elles-mêmes, elle s’annihile : la volonté n’est possible que dans le cadre de ces limites; si elles les combat ou en sort, elle se désagrège.

La Convivialité est sans conteste l’un des ouvrages les plus précieux du XXe siècle. Illich y intègre et y synthétise la critique du mode de production et de vie industriel, ses constats sur les seuils de contre-productivité des institutions modernes et ses valeurs relatives à l’autonomie individuelle comme « communautaire ». Il démontre que, collectivement, à l’échelle d’une société, non seulement les outils et institutions modernes se retournent contre leurs objectifs, les moyens contre les fins, les hommes perdant alors la maîtrise de leur destin, mais que de surcroît, une fois ces seuils passés, les hommes sacrifient leur autonomie à une mécanique qui les subsume, fonctionne presque sans eux, contre eux et qu’ils passent alors à côté de l’essentiel, ce qui a fait la vie de l’homme depuis l’aube de l’humanité. Concrètement, la modernité industrielle transforme la pauvreté en misère, l’esclave des hommes en esclave des machines, c’est-à-dire détruit en un même mouvement les capacités de survie en toute autonomie et rend dépendant (dans le sens d’une véritable «toxicomanie axiologique») d’un système incontrôlé, agissant au-delà des valeurs qui sont censées le fonder et sur lequel l’individu n’a aucun poids. Dans La Convivialité, Illich écrit : «Lorsqu’une activité outillée dépasse un seuil défini par l’échelle ad hoc, elle se retourne d’abord contre sa fin, puis menace de destruction le corps social tout entier» (4). Et il ajoute : «Il nous faut reconnaître l’existence d’échelles et de limites naturelles. L’équilibre de la vie se déploie dans plusieurs dimensions; fragile et complexe, il ne transgresse pas certaines bornes. Il y a des seuils à ne pas franchir. Il nous faut reconnaître que l’esclavage humain n’a pas été aboli par la machine, mais il en a reçu une figure nouvelle. Car, passé un certain seuil, l’outil, de serviteur, devient despote» (5).

Dans une perspective cette fois plus historique et plus exégétique qu’économique, Illich se penche, dans la deuxième partie de son œuvre, sur une logique qui transcende celle de l’État comme celle du marché, et qui place derechef sa pensée en amont des logiques et mythes libéraux ou socialistes : la construction moderne de la notion de besoin – au travers du processus de professionnalisation – et l’annihilation du vernaculaire, c’est-à-dire d’un ensemble de valeurs et de pratiques qui, malgré les problèmes qu’elles pouvaient poser, avaient au moins le mérite, d’une part, de préserver un relatif contrôle des individus sur leur propre destin – en les ancrant dans certaines limites – et, d’autre part, d’empêcher la sociabilité et les sociétés humaines de glisser hors de ce à quoi elles sont vouées. Analysant tour à tour le rapport à la langue et au texte (Du Lisible au visible : la naissance du texte), le rôle de la femme (Le Genre vernaculaire), le travail domestique opposé au travail salarié (Le Travail fantôme), la professionnalisation des tâches (Le Chômage créateur), le développement (Dans le miroir du passé), les sens (H2O ou les eaux de l’oubli), Illich déconstruit l’imaginaire moderne du développement et du progrès. Il décrit par quels processus historiques les modernes se sont peu à peu trouvés dépossédés de leur travail, de leur genre, de leur langue et, au fond, de leurs identité et désirs propres; comment la langue maternelle s’est trouvée normalisée, donc les gens expulsés de leurs mots, du sens; comment les genres ont disparu au profit des sexes; corrélativement, comment les femmes se sont trouvées enfermées dans une logique où, suite au processus de professionnalisation moderne, elles ont été privées des domaines qui leur étaient spécifiques et ont été pour ainsi dire rabattues sur un travail domestique devenu impraticable et dévalorisé puis sur un travail salarié où leur sont refusés à la fois le respect et une identité propre; comment l’étranger, l’Autre, est devenu un être défini par ses manques relatifs aux canons occidentaux, un sous-développé; comment le travail, les activités vernaculaires ont été absorbées par la division professionnelle du travail et le salariat; comment, enfin, les modernes ont vu leurs sens, leur aperception du réel appauvris autant qu’homogénéisés...
Mais revenons un instant sur les notions de besoin et de vernaculaire. En 1988, Illich publiait un texte court et dense intitulé L’Histoire des besoins (6). Pour lui, cette notion de besoin – qui correspond à une véritable addiction (7) – est intrinsèquement liée à l’idéologie du progrès, suivie, après la Seconde Guerre mondiale, par celle du développement. Naturalisée, devenue une évidence que personne ne songe à remettre en cause tant elle est liée à un imaginaire d’épanouissement, de bien-être ritualisé au travers des mécanismes de la consommation; opposée à des mythes (ceux mettant en scène des sociétés ou des périodes historiques de pénurie systématique et endémique, comme, pour les Lumières, le Moyen Âge ou, pour l’évolutionnisme colonial, les sociétés dites «primitives»), la notion de besoin nous habite au point d’être sans cesse invoquée et de faire l’objet de toutes les attentions politiques des États-nations comme des organismes internationaux, en particulier ceux créés durant l’après-Seconde Guerre mondiale. Illich montre que cette notion est implicitement liée à un processus de professionnalisation et que, surtout : «les nécessités appellent la soumission, les besoins la satisfaction. Les besoins tentent de nier la nécessité d’accepter l’inévitable distance entre le désir et la réalité et ne renvoient pas davantage à l’espoir que les désirs se réalisent» (8). Autrement dit, alors que la notion de nécessité renvoie non seulement à ce qui est essentiel à la survie mais aussi à ce qui est possible dans les limites des situations, des moyens dont on dispose ou du milieu où l’on se trouve, donc du réel, et implique une certaine humilité dans les désirs, la notion de besoin contient intrinsèquement un refus de la réalité, c’est-à-dire un refus de la finitude, des limites, de l’homme comme de la planète sur laquelle il vit. Pour les progressistes de la société industrielle, l’individu abstrait des Droits de l’Homme, unité nue, indéterminée, permettant l’arithmétique contractualiste des droits et des intérêts, est devenu, après la Seconde Guerre mondiale et le lancement du programme développementiste par le président Truman, un être de besoins, entièrement illimité par ses besoins et, de fait, ses manques. «Le phénomène humain ne se définit donc plus par ce que nous sommes, ce que nous faisons, ce que nous prenons ou rêvons, ni par les mythes que nous pouvons nous produire en nous extrayant de la rareté, mais par la mesure de ce dont nous manquons et, donc, dont nous avons besoin» (9). La vieille théorie évolutionniste peut ainsi être recyclée en une typologie, en une nouvelle hiérarchie, qui ne sera plus celle des races ou des cultures selon des traits moraux et esthétiques directs, mais du pouvoir – facilement quantifiable par les indicateurs économiques et statistiques – de satisfaction et, surtout, de détermination de ces besoins. Car qui détermine les besoins élabore les critères de jugement et de classement, donc de légitimation morale. Ici entre en scène le processus de professionnalisation, c’est-à-dire de perte d’autonomie (la capacité de faire les choses par soi-même sans passer par des institutions, des corps intermédiaires ou des normes artificielles et homogénéisantes) et d’autarcie (perte des communaux et de l’environnement permettant la survie) : déterminés, prescrits par des experts, des technocrates, c’est-à-dire, par une aristocratie prométhéenne, légitimée par ses démonstrations de puissance, son efficience dans le grand spectacle et les rites techniciens, les besoins sont sans fin et répondent de manière exponentielle à la logique induite par leur propre création.
Le processus moderne est, dans sa phase industrialiste, et par le fait d’un monopole (qui n’est pas seulement celui de la force) d’institutions comme l’État, l’école, etc., une opération de destruction idéologique – en termes de légitimité mais aussi de possibilité légale d’action concrète – de ce que les gens apprennent, savent et savent faire par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Concrètement, si quiconque veut modifier sa maison, il doit demander l’autorisation administrative à un organe bureaucratique, un plan à un architecte et acheter du matériel autorisé et normalisé chez un revendeur agréé. Il n’a plus ni le temps (son emploi salarié le lui vole), ni les capacités (il ne l’a plus appris de ses parents ou de sa communauté), ni la permission légale (l’État seul permet) de faire quoi que ce soit par lui-même. Il est obligé d’utiliser, de consommer les services obligatoires qu’offre la société moderne, par exemple, le marché (et sa logique) ou l’école pour devenir architecte ou ingénieur et apprendre comment on fait une maison, selon quels critères et quels besoins on la fait, comment on bricole, etc. Or ces services répondent ou sont censés répondre à des besoins pour la plupart artificiels et qui n’ont pour objectifs que de susciter d’autres besoins. On entre alors dans la logique du développement : «Fondamentalement, le développement implique le remplacement de compétences généralisées et d’activités de subsistance par l’emploi et la consommation de marchandises; il implique le monopole du travail rémunéré par rapport à toutes les autres formes de travail; enfin, il implique une réorganisation de l’environnement telle que l’espace, le temps, les ressources et les projets sont orientés vers la production et la consommation, tandis que les activités créatrices de valeurs d’usage, qui satisfont directement les besoins, stagnent et disparaissent» (10). Autrement dit, ce qui a constitué l’essentiel de la vie des hommes depuis leur apparition disparaît ou ne subsiste que sous une forme fantôme – terme qui montre une véritable inversion, voire une perversion culturelle puisque ce qui est le vivant même prend le visage de la mort.

On le voit, le développement est une mécanique de destruction doublée d’une mécanique de soumission; on y perd ce que l’on est en faveur d’une illusion de ce que l’on pourrait avoir. Les populations soumises à la logique du développement perdent ce que François Partant appelle les conditions de leur propre reproduction sociale (11). Elle est un énorme processus d’acculturation, non seulement de ceux qui la subissent, mais aussi de ceux qui la promeuvent. Elle détruit les cultures autant que les environnements à partir desquels elles s’étaient fondées, amenant une sorte de «nature artificielle», technicisée. «Le développement économique signifie également qu’au bout d’un moment il faut que les gens achètent la marchandise, parce que les conditions qui leur permettaient de vivre sans elle ont disparu de leur environnement social, physique ou culturel» (12). Le développement crée donc une dépendance aux institutions d’État, au marché, au salariat et aux technocrates; il rend impossibles mais aussi – ce qui est pire – inconcevables les activités de subsistance et d’échange (matériels et spirituels) autonomes liées à l’existence de communaux (13) et de traditions, de cultures locales transmises sans «intermédiaires artificiels», répondant aux nécessités directes d’individus intégrés dans un milieu donné. Ces activités, Illich les appelle vernaculaires. Dans la mesure où le développement «est un programme guidé par une conception écologiquement irréalisable du contrôle de l’homme sur la nature, et par une tentative anthropologiquement perverse de remplacer le terrain culturel, avec ses accidents heureux ou malheureux, par un milieu stérile où officient des professionnels» (14), il nuit à l’ensemble de l’humanité et, d’abord, aux plus faibles. En effet, ils sont les premiers à payer une telle logique, dans la mesure où ils se voient enlever les capacités de survie en faveur d’une intégration dans un système économique aux délices duquel ils n’auront jamais accès; ainsi la pauvreté devient-elle misère et la perte d’autonomie perte d’autarcie. En plus d’être globalement et par nature néfaste, le développement est donc aussi inéquitable, tant socialement que vis-à-vis des femmes.
Sous sa forme industrielle, la modernité est à la fois aporétique et déréalisante. Aporétique car, sous prétexte de libérer l’individu et l’humanité toute entière des contraintes de la nature, de la tradition, de la mort, de Dieu ou du hasard, voire du principe même de l’existence de limites, elle les vend, les voue et les soumet à la volonté de puissance, à la domination des moyens sur les fins, les amenant de ce fait à organiser confortablement leur propre destruction. Déréalisante car ce quelle permet, ce n’est pas un contrôle de l’homme sur son milieu, ou de l’individu sur la société dans laquelle il vit, en somme l’émancipation sous la forme de la fin (d’ailleurs fantasmée) des limites et des contraintes, mais bien la création d’un milieu artificiel, d’un laboratoire, d’un réel artefact clinique, isolé du monde et de l’Autre; un réel artefact qui emprisonne l’individu, détruit sa sociabilité comme son intériorité, le transforme en un objet, un automate seulement disponible, mobilisable. La puissance, dit Illich à la suite d’Épicure, tue la liberté; c’est pourquoi il faut y renoncer.

Notes
(1) Ivan Illich, Œuvres complètes, volume1 (Fayard, 2004), p. 263.
(2) D. Cerezuelle, De l’exigence d’incarnation à la critique de la technique chez Jacques Ellul, Bernard Charbonneau et Ivan Illich, in P. Troude-Chastenet (sous la direction de), Jacques Ellul. Penseur sans frontière (L’Esprit du Temps, 2005), p. 239.
(3) On se référera aussi au fameux Traité du sablier d’Ernst Jünger.
(4) I. Illich, Œuvres complètes, volume1, op. cit., pp. 454-455.
(5) Ibid., p. 456.
(6) I. Illich, L’Histoire des besoins, in La Perte des sens (Favard, 2003), pp. 71-105.
(7) Ibid., p.75.
(8) Ibid., id.
(9) Ibid., p.78.
(10) I. Illich, Le Travail fantôme, in Œuvres complètes, volume 2, op. cit., p. 107.
(11) F. Partant, La Fin du développement. Naissance d’une alternative ? (Saint-Amant-Montrond, Babel, 1997).
(12) I. Illich, Le Travail fantôme, op. cit., p. 96.
(13) Le terme provient des analyses de Karl Polanyi; il désigne, en résumé, les ressources, les lieux et les activités de survie qui ne relèvent ni de l’État ni du marché. Pour plus de précision à ce propos, voir K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (Gallimard, coll. NRF, 1998).
(14) I. Illich, Le Travail fantôme, op. cit., p. 113. Dans les sociétés où le vernaculaire dominerait, «l’individu qui a choisi son indépendance et son horizon tire de ce qu’il a fait et fabrique pour son usage immédiat plus de satisfaction que ne lui en procureraient les produits fournis par des esclaves ou des machines. C’est là un type de programme culturel nécessairement modeste. Les gens vont aussi loin qu’ils le peuvent dans la voie de l’autosubsistance, produisant au mieux de leur capacité, échangeant leur excédent avec leurs voisins, se passant, dans toute la mesure du possible, des produits du travail salarié», p. 103.

L’auteur
Frédéric Dufoing est né en 1973 à Liège, en Belgique. Philosophe et politologue de formation, il dirige, avec Frédéric Saenen, la revue Jibrile et a publié de nombreux articles, entretiens (avec Philippe Muray, Serge Latouche, Jacques Vergès, etc.), pamphlets, critiques et chroniques concernant – notamment – l'éthique des techniques, la pensée d'Ivan Illich et celle de Jacques Ellul. Il prépare actuellement un ouvrage consacré à l'écologisme radical.

samedi, 23 octobre 2010

La Laïcité décérébrée de la France et l'avenir politique de l'Europe

La laïcité décérébrée de la France et l’avenir politique de l’Europe

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Par Manuel de Diéguez

 Face au messianisme conquérant d’une démocratie placée sous le joug d’un empire planétaire de la « liberté » et de la « justice », l’Europe asservie oppose depuis bientôt trois quarts de siècle un repli stratégique illusoire. Triste camp retranché, en vérité, qu’une apologie désespérée des simples « cultures », piteuse retraite dans la multiplicité et la diversité des folklores censés opposer la barrière infranchissable des régions à l’expansion apostolique et vassalisatrice d’un empire victorieux ! Toutes les civilisations vaincues recourent au stratagème d’un panégyrique éploré et stérile de leur passé glorieux. On croit repousser les Tamerlan de l’histoire à seulement cultiver des fleurs de grand prix, on croit terrasser les barbares à les enivrer de parfums qu’ignorent leurs narines. Les trésors pillés du musée de Bagdad fleurent bon dans les foires et sur les marchés du Nouveau Monde. L’Occident oubliera-t-il que la seule civilisation insubmersible est née à Athènes ?

 

Elle n’avait pas de joyaux somptueux à étaler aux regards ; son seul glaive était celui de la raison. Alors, les premières victoires des argumentations rigoureuses ont couronné les enchaînements de la dialectique, alors le diadème de la logique est devenu pour toujours le casque et la tiare de la civilisation mondiale. La pensée rationnelle de demain triomphera-t-elle des cultures décérébrées de notre temps?

Les premiers architectes du discours raisonné avaient compris que la démocratie serait philosophique ou ne serait pas. Les théocraties ne pensent pas – leurs dieux savent tout – tandis que le pouvoir des masses populaires combat un ennemi plus difficile à vaincre que les idoles – l’opinion publique. Du moins les prêtres disposaient-ils d’un noyau dur de l’entendement politique dont ils avaient reçu l’armure en héritage et dont les ancêtres avaient fait étinceler les cuirasses, tandis que la démocratie guerroie avec le chaos cérébral du plus grand nombre, ce qui la condamne à demeurer à jamais minoritaire et désarmée sur l’agora.

Parmi les capitulations cérébrales des civilisations qu’entraîne leur chute dans la servitude politique, la première est celle de la laïcité française, qui a renoncé au scalpel de la pensée critique et qui donnera demain à une France en voie de décérébration une place de choix au musée des « arts premiers » du quai Branly.

C’est au cœur de ce naufrage de la raison que je me suis demandé si l’Europe vassalisée par la  » doxa  » du clergé des modernes quittera l’horticulture culturelle dans laquelle elle s’est peureusement réfugiée. J’ai donc imaginé un dialogue serré entre la laïcité au bistouri d’un apprenti-philosophe et celle d’un républicain culturaliste, afin de tenter d’illustrer la tragédie du dépérissement de l’encéphale de la France.

1- La laïcité et les croyances religieuses

Le fantassin de la laïcité nationale: Voyez-vous, Monsieur, la ruine de la République de l’intelligence tient à l’asthénie politique de la laïcité. Comment voulez-vous fonder l’unité morale et intellectuelle d’un pays dont le culte de la raison avait pourtant bâti les premiers autels, comment voulez-vous convertir aux droits et aux pouvoirs de la méthode le peuple des logiciens de 1789 si nous renonçons à former les générations montantes à l’école d’un discours raisonné? Hélas, notre pauvre éducation nationale n’initie plus les enfants aux principes qui guidaient la droiture de l’intelligence française – elle se contente de charger leur mémoire de savoirs tout bêtement exacts.

Le philosophe : Fort bien, Monsieur, mais comment définissez-vous la laïcité?

Le fantassin : La laïcité, c’est la tolérance à l’égard de toutes les religions de la terre, la laïcité, c’est le respect que professe notre civilisation à l’égard de toutes les croyances sacrées qui rendent désormais le monde aussi providentiellement divers que du temps du polythéisme, la laïcité c’est la substitution de la bénédiction républicaine à la bénédiction apostolique. Tous les catéchismes et tous les mythes sacrés en bénéficieront dorénavant – et, dans le même temps, quel élan unanime du genre humain vers la compréhension rationnelle du monde si la laïcité, c’est également et tout à la suite la proclamation sans ambages de la séparation radicale des catéchèses ecclésiales et des Etats rationnels!

Le philosophe : Je crains de rencontrer la résistance d’une première casemate fortifiée sur le chemin de l’œcuménisme que suivra votre raison en promenade; car je doute de la cohérence cérébrale d’une laïcité que vous placez maintenant sur la même route fleurie que la théologie prospère des Eglises. Qu’est-ce que votre tolérance équitablement partagée entre les droits de la logique d’Euclide et celle de la Révélation? Par quel raisonnement d’une rigueur exemplaire, je l’espère, fondez-vous le rayonnement de la France rationnelle dans le monde sur un postulat philosophique contradictoire par nature et par définition? Car vous nous présentez les attraits d’une tolérance complaisante aux dieux dont un long usage de leurs bénédictions a certifié la pédagogie. Mais leurs doctrines se trouvent en guerre les unes avec les autres. Comment votre tolérance se présentera-t-elle, dans le même temps, en porte-parole assermenté de la vigueur et de la cohérence de la pensée républicaine? La logique universelle dont la raison véritable est armée déploiera-t-elle par centaines les banderoles d’une légitimation générale des usages et des traditions les plus absurdes?

Le fantassin : Tout Etat responsable se fonde sur une raison responsable. Comment défendez-vous une laïcité politiquement irresponsable et, par conséquent, incivique?

Le philosophe : Fort bien: vous avouez que votre tolérance n’est pas philosophique pour un sou, mais seulement politique en diable; vous avouez que les démocraties l’ont adoptée pour le seul motif qu’elles l’ont jugée payante, donc de nature à défendre l’ordre public à peu de frais. Mais alors, comment annoncerez-vous tout à trac aux croyants les plus convaincus, donc aux citoyens persuadés de la pertinence de leur orthodoxie religieuse , que la République consent non point à valider franchement, mais seulement à « tolérer » hypocritement leur erreur et qu’elle met beaucoup d’habileté politique à plaquer le masque de la charité sur le visage d’une France devenue tartufique des pieds à la tête?

Si vous avez affaire à des cervelles pour lesquelles deux et deux font cinq, pourquoi renoncez-vous si vite à réfuter leur aberration? Tout simplement, parce que vous savez bien que les croyances religieuses sont tenaces et même indéracinables, de sorte que vous vous dites qu’il appartient à tout Etat de sens rassis de les accepter du bout des lèvres, donc de renoncer à faire régner de force les théorèmes des géomètres de la condition humaine dans les têtes rebelles à en écouter les prémisses et les conclusions. Mais c’est assurer seulement la paix civile que d’édicter l’interdiction pure et simple de débattre sérieusement de la nature des dieux. En politique, ce n’est pas la logique, mais seulement la politique qui dit ce qui est rationnel et ce qui ne l’est pas. Votre tolérance est donc feinte et contrefaite du seul fait qu’elle n’est pas honnêtement légitimable dans l’ordre des sciences et des savoirs reconnus, votre laïcité décérébrée n’est rien de plus que la forme du machiavélisme que l’éducation nationale des démocraties a lovée au cœur d’une Liberté rendue secrètement acéphale, mais fière de la vacuité cérébrale de son civisme.

2 – La laïcité et la logique

Le fantassin : Ne savez-vous pas que la séparation de l’Eglise et de l’Etat commence sur les bancs de l’école et qu’elle repose entièrement sur l’enseignement, dès le plus jeune âge, des droits de la raison, donc sur l’initiation des enfants aux pouvoirs de l’argumentation logique? Comment la France de notre génération déverserait-elle les principes d’une logique cacochyme dans les têtes innocente de la génération suivante?

Le philosophe : Dans ce cas, dites-moi, je vous prie, comment vous édifiez sans le dire et en catimini une République que vous avez amputée en coulisses de l’esprit de logique de la France, dites-moi, je vous prie, ce qu’il en est d’une nation que vous ne prétendez laïque que pour rire? Quel sens faut-il donner à votre refus masqué, mais catégorique d’exercer pleinement les droits de la pensée rationnelle? L’autorité régalienne qu’exerce votre laïcité retorse et contrefaite, vous en déguisez non moins pieusement la doctrine que l’Eglise fait monter le pain de sa dogmatique dans le four de sa sainteté. Mais qu’est-ce qu’un Etat tellement illogique qu’il renoncera non moins fermement qu’une tyrannie cauteleuse ou une théologie impérieuse à convaincre l’adversaire par des démonstrations serrées et conduites en bon ordre? Que vous placiez l’autorité de votre despotisme sur un trône terrestre ou céleste, ce sera toujours à un maître que vous obéirez. Croyez-vous vraiment que la France laïque pourra s’offrir longtemps le luxe de jeter la pensée logique par-dessus bord, croyez-vous vraiment que la République fera de l’irrationnel le levain de sa foi aussi aisément que l’Eglise reçoit la manne de la Révélation dans ses ciboires?

Le fantassin : L’arbitraire s’accompagne toujours d’une oppression. Je ne vois pas de quelle oppression les croyants auraient à se plaindre au sein de notre République. Ce sont la Monarchie de Juillet, la Restauration et le second Empire qui ont mis en place une dictature catéchétique, si j’en crois une éducation nationale qui me l’a enseigné sur les bancs de l’école laïque.

Le philosophe : Imaginez un instant une France dans laquelle la religion catholique, apostolique et romaine aurait retrouvé dans leur plénitude, primo, l’exercice de la puissance publique, secundo, l’autorité du clergé sur la société civile, tertio, les moyens de la hiérarchie sacerdotale de régner sur les esprits dont elle disposait sous la monarchie; puis, imaginez que cet Etat armé de nouveau et jusqu’aux dents des droits de son ciel, que cet Etat, dis-je, daigne vous accorder une grâce particulière, celle de vous damner de votre propre chef; imaginez, de surcroît, que ce sceptre d’une fausse liberté soit censé vous élever au rang d’élu d’un Dieu résigné – celui que le progrès continu des savoirs rationnels dans le siècle contraindrait, de son propre aveu, à vous décorer des insignes de son propre accommodement aux prétentions effrontées du profane. Dans ce cas, ne s’agirait-il pas exclusivement, pour les représentants assermentés de leurs dogmes aux abois, de sauvegarder bon gré mal gré les apparences d’un ordre public et d’une unité théologiques de la nation, alors que celle-ci serait censée avoir chu dans les affres du temporel et se trouverait livrée aux tortures de la damnation aux yeux du Saint Siège? Que diriez-vous de tant de bienveillance et de bénignité apparente d’une Eglise de ce genre à votre égard, de tant de clémence et de condescendance du Vatican pour votre hérésie, de tant de mépris de Rome sous l’affichage benoît de sa charité?

Et maintenant, prenez la situation inverse, celle d’une République devenue maîtresse des lieux. Ne sera-t-elle pas contrefaite à son tour, une laïcité frappée de l’interdiction doctrinale de réfuter le péché d’ignorance et de sottise dans les écoles publiques, ne sera-t-elle pas hypocrite, elle aussi, une raison républicaine dont le refus de raisonner se parera d’une sagesse politique souveraine ? Mais croyez-moi, les fidèles ne sont pas dupes des gages de votre fausse bonté. Ils préfèreraient que vous tiriez le fer que d’assister au spectacle de vos dérobades sous l’apprêt de vos bénédictions laicisées.

3 – La laïcité respectueuse

Le fantassin : Je ne vois pas comment la laïcité respecterait les croyances religieuses de bonne foi si elle leur infligeait l’humiliation de les réfuter sur le pré. Les bons républicains n’ont pas d’autre choix que de laisser l’ épée au fourreau.

Le philosophe : Dans ce cas, je vois se dessiner à l’horizon une difficulté morale de plus forte taille encore que la difficulté cérébrale, celle de la définition du respect. Est-ce respecter les peuplades primitives de s’incliner bien bas devant leurs grigris? Est-ce respecter un interlocuteur que de demeurer bouche cousue devant lui, mais de n’en penser pas moins? Est-ce respecter un ignorant que de juger inguérissable sa sottise? Voyez le coup de force inavoué que vous cachez sous les dehors trompeurs de votre respect: vous laissez l’illettré croupir dans son trou, mais vous tranchez les armes à la main de l’étendue des pouvoirs intellectuels et politiques que vous concédez à son idole. Ce sera à votre seule initiative que le totem se verra signifier votre interdiction pure et simple de se mêler de politique au sein de la République. Vous réduisez les apanages de l’amulette du ciel au droit que vous lui accordez de dresser l’oreille aux prières de ses adorateurs; mais ces derniers, vous les parquez dans leurs demeures ou leurs temples et vous ratatinez les prérogatives de leur culte au point de leur interdire de jamais se manifester au grand jour et sur la voie publique. Mais, dans le même temps, vous renoncez prudemment à convaincre les croyants de l’inanité de leur théologie.

Le fantassin : La République ne réfute les dieux que dans la mesure où la nécessité s’en impose aux démocraties rationnelles. Les juifs ont réfuté les idoles des païens, non point jusqu’à les proclamer inexistantes, mais seulement en tant qu’impuissantes, donc inutiles, puisque non profitables à leur politique; les chrétiens sont allés un peu plus loin – les dieux trop anthropomorphes à leurs yeux étaient ridicules et ne pouvaient exister. Mais leurs connaissances psychologiques des dieux rentables n’allait pas jusqu’à psychanalyser la politique de l’idole panoptique qu’ils s’étaient donnée. Pourquoi voulez-vous que la République réfute une divinité autrefois omnipotente et omnisciente, mais qui n’est plus enseignée ni dans les écoles publiques, ni dans les écoles confessionnelles, puisque les manuels scolaires ont été déniaisés dans les deux institutions et que tous les enseignants reconnus sont désormais habilités par des diplômes laïcs?

Le philosophe : Que voilà un beau prétexte pour mettre un terme à la conquête de la connaissance scientifique du genre simiohumain! A ce compte, nous ne saurons jamais ni pourquoi les ancêtres ont cru en leurs faux dieux pendant trois millénaires, alors qu’ils excellaient déjà dans les arts et les sciences, ni pourquoi nous croyons encore en trois fantômes qui trépasseraient aussitôt dans l’ordre politique si nous leur retirions leurs fourches du diable et leurs marmites infernales – ce dont les Eglises se gardent bien.

Quelle est la solidité de votre prétendue science de tous les dieux ou d’un seul si elle vous interdit encore de vous mêler résolument de leurs affaires dans la cité et de leur fermer le caquet? Elle est infirme, votre anthropologie critique si elle vous autorise à ne condamner les idoles que superficiellement, donc sans oser les citer à comparaître devant votre tribunal, faute, me semble-t-il, de vous trouver en mesure de rédiger l’acte d’accusation qui répondrait à la question de savoir pourquoi l’encéphale des évadés de la zoologie sécrète des dieux ; elle est manchote, votre science du simianthrope si elle n’ose prêter une oreille même distraite au Céleste enraciné au plus secret de l’inconscient du singe vocalisé. Mais si votre judicature n’est pas suffisamment légitimée à vos propres yeux, comment pouvez-vous prétendre respecter un ciel auquel vous interdisez pourtant d’autorité de mettre le nez dans les affaires de votre République? Pourquoi ne daignez-vous pas réduire sa folie a quia ? Les chrétiens ont osé ridiculiser les autels des païens et anéantir leurs simulacres sacrés. Pourquoi reculez-vous devant la superbe des trois dieux uniques qui vous font délirer, alors qu’ils ne se chamaillent qu’avec les atouts que vous leur avez mis entre les mains? Comment se fait-il que vous les saluiez d’un hochement de tête et que vous poursuiviez votre chemin en détournant les yeux? Craignez-vous d’en apprendre davantage sur l’homme et sur la politique qu’à réfuter Neptune ou Apollon?

Et puis, votre laïcité au petit pied a-t-elle seulement des titres à se proclamer citoyenne si vous vous contentez de remplacer les fausses allégations de Jupiter par la prosternation des Français et de leur Ministère de l’éducation nationale devant le mutisme apeuré de l’intelligence de la France? Qu’avez-vous fait du cerveau de la nation depuis 1905? Puisque nous savons, nous, que l’idole à trois têtes devant laquelle notre espèce continue de s’agenouiller n’a d’autre domicile que les boîtes osseuses en folie des déments qui les adorent, l’honnêteté qui inspire l’esprit de logique de la République exige pour le moins que nous consentions à les extraire des cervelles et à en exposer les effigies sur les places publiques.

4 – La République aux cent têtes

Le fantassin : Si Périclès avait ordonné la séparation de l’Eglise et de l’Etat, il lui aurait bien fallu sauver les apparences de la foi à Athènes; et comment les aurait-il sauvées sans imposer le silence, du moins en public, aux prêtres de Zeus, d’Athéna, de Mars et de Poséidon ? Allez-vous redonner à l’Eglise de France le droit de haranguer et même d’ameuter les citoyens dans la rue ? Nous avons mis deux siècles à seulement limiter quelque peu le pouvoir immense dont disposait l’Eglise sous la monarchie et qui lui permettait d’égarer le faible entendement des foules de l’époque ; et maintenant vous prétendez tout subitement redonner au clergé gallican le droit de tromper les sots, et cela sous le prétexte, absurde par définition, selon lequel le droit naturel des dévots devenus républicains serait de nous faire entendre leurs arguties avec la même docilité pieuse qu’ils doivent, eux, à leur ignorance et à leur naïveté ! Mais vous savez bien que si vous mettez face à face un savant et un ignorant et si vous demandez au public de les départager, ce sera toujours le plus bavard et le plus malin qui se verra couronné des lauriers du vainqueur. Si l’astrologie était enseignée dans nos écoles, la moitié des Français croiraient à l’astrologie. Comment pouvez-vous redonner tous leurs droits aux idoles, et cela au nom même de la laïcité?

Le philosophe : Tiens, tiens, vous voilà tout allumé d’une saine indignation philosophique , vous voilà monté sur le pont d’une raison plus logicienne! Mais vous éludez encore la vraie question, qui n’est pas de combattre sur le front des droits de l’ignorance et de la sottise, mais de préciser ce qu’il en coûtera à la raison incohérente du XXIe siècle que vous nous préparez, vous qui videz la laïcité du contenu qui la définit, vous qui la rendrez si fièrement irrationnelle à son tour qu’elle vous reconduira tout droit à la même capitulation de la pensée logique que la théologie du Moyen Age. Savez-vous que, plus d’un siècle après la séparation de l’Eglise et de l’Etat, un tiers des Français croit encore dur comme fer en l’existence du paradis et de l’enfer? Vous estimez qu’il n’est pas digne d’une République de la raison de perdre son temps à réfuter des totems. Mais savez-vous que les concepts se totémisent à leur tour et qu’on ne devient un spéléologues des profondeurs de l’inconscient de la « raison » elle-même que si l’on a appris à observer les idoles verbifiques qui trônent dans les têtes?

Le fantassin : Sachez , Monsieur le philosophe, que la République ne viole pas les consciences, sachez que la démocratie compte sur les progrès constants de la raison dans le monde, même si ces progrès doivent se révéler d’une lenteur désespérante, sachez que la France refuse tout net de fonder les droits de la pensée rationnelle sur le recours à la force.

Le philosophe : Mais, mon bon Monsieur, qui vous parle de faire appel à la force des baïonnettes ? Votre laïcité faussement revêtue des apanages d’une République d’avant-garde, mais engagée sur le front de bataille de la raison totémisée du monde actuel, votre laïcité, dis-je, refuse avec persévérance d’honorer les droits attachés depuis Voltaire à l’exercice de la pensée critique; et votre refus de décrypter la totémisation rampante de la raison des modernes et d’en connaître la généalogie suffira grandement à fonder votre espèce de liberté intellectuelle sur un obscurantisme condamné à ignorer les ressorts anthropologiques de vos idéalités sacralisées. Vous avez beau jeu de vous faire une gloire de garder vos gendarmes dans leurs casernes si votre pacification cérébrale de la France repose sur votre censure des conquêtes de la postérité du siècle des Lumières. Je vois les mâchoires discrètement sacerdotalisées de votre République verbifique dévorer à belles dents les « hérésies » de la raison combattante de demain.

Qu’en est-il de la raison de la France rousseauiste dont vous bénissez encore les ciboires et les cierges ? Vous êtes les nouveaux naturistes ; c’est pourquoi vous croyez n’avoir pas à vous mettre sur la piste de la divinité même fatiguée de votre temps. Vous ne refusez que les théologiens qui ont minutieusement recensé les traits de leur idole à l’école de deux millénaires de leur doctrine. Vous avez seulement dépassé les théoriciens du ciel qui vous dessinaient les contours abrupts ou amollis de leur roi dans les nues et sur la terre. Ceux-là, pourquoi se tueraient-ils à faire semblant d’apprendre les secrets d’une idole dont ils prétendent connaître les arcanes en long et en large et depuis tant de siècles? Mais vous, pourquoi n’avez-vous pas connaissance des rouages du dieu Liberté qui rôde dans les couloirs de votre République et qui fait fumer vos sacrifices sur les autels du langage devant lesquels votre démocratie ensanglantée se prosterne?

5 – La quête de la raison

Le fantassin : Où voulez-vous en venir?

Le philosophe : Vous le savez bien : si la République se prélassait dans les aîtres d’ une raison accomplie, donc arrivée à bon port, croyez-vous que la France demeurerait un Etat intellectuellement vivant? La pensée suit son chemin de croix. Il lui est interdit de prendre place sur le bateau ivre que sa rivale, la théologie, croit conduire d’une main sûre. Jamais le paradis de la vérité rationnelle ne rivalisera à armes égales avec celui d’une mythologie exercée, elle, à s’enfermer de génération en génération et de siècle en siècle dans des fortins inattaquables. Mais s’il appartient à la République de la raison de poursuivre inlassablement son voyage, comment fonderiez-vous l’ordre public sur une forme nouvelle de la paresse d’esprit, celle que vous avez baptisée la tolérance au pays d’Alice? Sous le masque de votre tolérance, j’y reviens, je vois un refus sacerdotal de faire progresser la connaissance des secrets redoutables du genre humain, je vois l’orgueil et la peur à travers les trous du manteau de votre parcelle de raison.

Le fantassin : J’ai foi en l’avenir de la science, Monsieur, j’ai foi en l’élan naturel que la révolution française a donné à l’intelligence dans le monde entier. Comment ne vaincrait-elle pas un adversaire tapi derrière les murailles fissurées de ses dogmes? Comment ne terrasserait-elle pas les régiments de la peur à l’école des légions aguerries d’une logique dont rien ne saurait arrêter la marche?

Le philosophe : Que voilà un beau stratège! J’ai déjà dit que les religions n’ont pas à fortifier sans relâche leurs châteaux forts, puisqu’elles ont disqualifié d’avance et à jamais les armes présentes et futures de leurs agresseurs. Est-il une stratégie plus assurée de l’emporter à tous coups que de n’avoir en rien à réfuter des arguments? Mais voyez comme nous sommes à la peine: si nous n’allons pas défier l’ennemi dans ses retranchements, si nous n’ouvrons pas une brèche dans ses rangs, si nous suspendons un seul instant nos assauts sur un champ de bataille qui nous est étranger, si nous n’observons pas la rouille qui menace sans cesse nos propres armes, si nous ne fortifions pas sans relâche nos propres campements à l’école des dangers de la pensée vivante, donc faillible, nous tomberons dans la même léthargie cérébrale qui, depuis l’âge des premiers singes raisonneurs, donne à la foi la citadelle inviolable de sa somnolence pour trésor. Ce ne sont pas des légions sous les armes que nous combattons, c’est le sommeil du genre humain. Croyez-moi, cet ennemi-là dispose de ressources dont vous mesurez mal l’étendue. Si vous n’y prenez garde, une laïcité à l’usage de Paul et Virginie et que vous croyez encore habile à naviguer entre les récifs périra beaucoup plus rapidement que la paresse d’esprit des croyances dont les Bernardin de Saint Pierre de la démocratie auront renoncé à combattre les ténèbres, parce qu’il est dans la nature d’une raison bucolique de périr corps et biens dans la stagnation, tandis que les religions prospèrent à servir de havres tranquilles à une humanité avide de s’engourdir.

Le fantassin : Monsieur, ne pensez-vous pas que votre philosophie d’une laïcité périlleuse et sans cesse au combat conduira l’humanité tout entière à l’anarchie? « De l’audace, encore de l’audace et toujours de l’audace », disait Danton. Mais quels Etats et quelles sociétés peuvent-ils se condamner à faire progresser sans fin leur apostolat? Ne vaut-il pas mieux administrer prudemment la boîte osseuse de la France et des Français, quitte à la laisser faire escale dans une rade trop tranquille, s’il est mortel de la livrer précipitamment aux risques de la navigation en haute mer? Car enfin, si la République socratique que vous appelez de vos vœux était vouée à approfondir sans relâche la connaissance la plus angoissante des secrets du genre humain et si la science de notre évolution en panne se révélait de plus en plus mortelle pour la cité, n’en viendrions-nous pas à nous demander pourquoi il existe des religions messianiques, donc pourquoi notre espèce se forge des dieux prometteurs, donc pourquoi elle s’enivre de songes tour à tour euphoriques et terrifiants, donc pourquoi les évadés de la nuit animale se montrent bien souvent, je vous le concède, plus prêts à prendre les armes pour défendre les rêves qui comblent leurs attentes que leurs pauvres lopins sur la terre ? Est-il de sage politique finaliste, Monsieur, d’expédier la sotériologie républicaine et la démocratie édénique siéger dans le royaume du salut par le savoir si, décidément, les extases du vrai savoir sont incompatibles avec les exigences de l’action?

6 – Le regard sur le Dieu des singes

Le philosophe : Je ne vous le fais pas dire! Voyez-vous, depuis la parution de L’origine des espèces de Darwin en 1859 et de l’Interprétation des songes de Freud en 1900, ce n’est plus l’astronomie minusculisée de Copernic qui se voit frappée d’interdit par tous les Etats du monde, mais la spectrographie anthropologique du Dieu de la délivrance que nos ancêtres adoraient. Au XVIIIe siècle, c’était encore le récit de la création qui commençait de se trouver réfuté par les encyclopédistes ; aujourd’hui, c’est la croyance en l’existence même d’une idole soi-disant rédemptrice, mais aux châtiments sauvages et aux récompenses trompeuses, d’une idole de la délivrance qui se révèle scindée entre trois cervelles calculatrices, trois morales intéressées, trois théologies harponneuses, trois clergés gros et gras, trois hameçons catéchétiques, trois codes pénaux en lambeaux, une idole qui se révèle un totem aussi sanglant que stupide et que nos anthropologues relèguent dans le paléolithique. Votre laïcité sera bonne à jeter aux orties si, cent six ans après la loi de séparation de l’Eglise et de l’ Etat, elle n’ose pas davantage démontrer les duperies du ciel que Descartes ne s’est risqué à défendre l’héliocentrisme quatre-vingts ans après la parution du De Revolutionibus du grand Polonais. Qu’en est-il de l’animal politique coincé entre ses béatitudes et ses tortures infernales et que nous appelons « Dieu »?

Le fantassin : Vous allez un peu fort ! Vous avez de la chance que la République ait aboli la sainte inquisition et ses bûchers!

Le philosophe : La raison est à l’école des blasphèmes et des sacrilèges. Voyez dans quel abîme de l’ignorance et de la sottise vous vous précipitez si, près d’un demi-millénaire après le procès de Galilée, vous prétendez priver la République des saintes profanations de la raison de demain. Car vous allez substituer aux pouvoirs d’un ciel abêti et cruel les apanages, régaliens à leur tour, des Etats auto- idéalisés à l’école des artifices de leur propre verbiage. Si vous vous décidez à faire débarquer dans nos écoles la connaissance anthropologique de la sauvagerie de tous les dieux, quel portrait de la barbarie de nos ancêtres que le spectacle du monstre céleste qui se faisait offrir leur chair et leur sang sur ses offertoires et auquel nos malheureux ascendants payaient le tribut de la rédemption de leurs squelettes! Si la République devenait le nouvel Isaïe de la raison du monde, comme nous jetterions allègrement aux orties le garant de l’éternité de nos ossatures! Voyez comme nous sommes loin du petit séisme astronomique qui a bouleversé la boîte crânienne des théologiens du cosmos il y a un demi-millénaire, voyez comme notre siècle sera celui du chambardement de la science du fonctionnement cérébral de notre espèce ou ne sera pas. Souvenez-vous de ce que les décadences sont toujours liées aux paniques de la pensée. Ce sera au prix de la décadence de la civilisation mondiale de l’intelligence que vous porterez votre laïcité acéphale sur les fonts baptismaux des formes nouvelles de l’ignorance du monde. Mais peut-être la vraie France fécondera-t-elle la conque osseuse d’une humanité encore en devenir.

7 – L’homme et l’imaginaire

Le fantassin : Comment démontrez-vous l’inexistence, sous quelque forme spatiale que ce soit, du Dieu des sacrifices sanglants dans un univers devenu multidimensionnel? Et puis, même si l’idole n’existait que dans les esprits, songez qu’un Dieu privé de ses foudres et de sa chambre des tortures désarmerait la République des châtiments. Retirerez-vous son glaive dans l’imaginaire à la France dite « des armes et des lois »?

C’est pourquoi je me demande si la République, elle, se trouve ailleurs que dans le cerveau des Français. Je vous défie de jamais rencontrer ce personnage au coin de la rue; mais si vous soutenez qu’il se cacherait dans les articles de la Constitution, qu’il se ferait voir davantage en chair et en os sur les bancs de l’Assemblée nationale, que son corps serait visible sous l’uniforme des agents de la force publique, que les robes noires des magistrats et des ténors du Barreau manifesteraient sa réalité physique, vous me répondrez que la France et son Etat ne sont présents que sous l’os frontal des habitants de ce pays et que la géographie se refuse à porter secours aux attentes de l’esprit et du cœur. La question se réduit donc, me semble-t-il, à celle de savoir pourquoi les dieux ont eu d’abord des bras et des jambes, puis se sont réduits à un souffle dans l’éther, alors que la France ne se gêne pas de donner le change et de faire croire qu’elle existe indépendamment de la foi de ses fidèles et qu’elle aurait donc besoin de l’étoffe de ses drapeaux et des rubans de ses décorations pour bien montrer qu’elle n’arbore des signes et des signaux que pour se prouver à elle-même qu’elle n’est ni une vapeur, ni un simple acteur de l’esprit.

Mais ne pensez-vous pas que l’humanité a besoin de substantifier des personnages mentaux et que la politique veut rencontrer son propre corps collectif et le concrétiser dans l’imaginaire afin de s’en faire un interlocuteur public? Mais alors, ne pensez-vous pas que le dieu des cierges et des ciboires est construit sur le même modèle? Voyez comme il a besoin de cérémonies, de rites, de chasubles, de crosses d’évêques et de régiments de prêtres pour exister, lui aussi, à l’exemple de la France!

Le philosophe : Vous voyez bien que la dissection anthropologique de « Dieu » nous éclaire sur la vie des Etats et des hommes dans l’imagination patriotique et religieuse confondues! Songez que le simianthrope est un animal né social et que, de la fourmi aux abeilles et aux loups, les animaux socialisés par la nature se révèlent hiérarchisés, donc placés par leur capital psychogénétique sous les ordres d’un chef à la fois réel et imaginaire, de sorte qu’ils se sentent appelés par leur propre dédoublement cérébral à se ranger docilement sous un sceptre bicéphale et à en respecter les commandements bifaces avec une docilité ou une indocilité qu’ils appellent leur liberté ou leur servitude. Puis le lent grossissement de la conque osseuse du singe évolutif au cours des âges l’a nécessairement conduit à se demander ce qu’il adviendrait de ses chefferies physiques et mentales s’il n’avait pas de harpon pour capturer et domestiquer l’air, la mer et les étendues célestes.

C’est pourquoi une simiohumanité devenue peu ou prou post-zoologique à la rude école d’apprentissage des millénaires de ses songes s’est donné dans les nues des maîtres fabuleux et de plus en plus proportionnés à l’extension de son environnement oculaire et mental. Mais comment retirer leur casquette aux idoles si je suis un animal dédoublé entre son corps et ses songes ? Quand la difficulté de séparer Poséidon de la mer et Apollon du soleil est devenue plus difficile que de séparer Hermès du commerce, il nous a bien fallu reléguer Zeus dans un au-delà du monde visible, mais sans lui retirer pour autant les cordes qui nous rattachent à lui. Nous en avons profité pour attribuer au glaive sanglant de la justice de Zeus des qualités morales et politiques de plus en plus incompatibles avec sa fonction de président de nos tribunaux et de garde-chiourme de nos prisons. Depuis lors, trois idoles carcérales et séraphiques à souhait sont devenues les étais, les poutres de soutènement et les recours du singe qu’épouvante le vide et le silence de la geôle de l’immensité dans laquelle il se trouve enfermé.

Le fantassin : Vous vous demandez donc comment nous allons désensauvager l’idole des singes sans la réduire à une potiche politique.

Le philosophe : Je me demande avant tout comment nous arracherons la République aux griffes d’un empire étranger si notre laïcité en était réduite à recourir aux armes de la raison rudimentaire des ancêtres. Etes-vous sûr que votre laïcité acéphale se révèlera l’instrument d’un asservissement moins complaisant de la France et de l’Europe à l’empire américain qu’une idole trop hâtivement désarmée? Autrement dit, sommes-nous condamnés à retourner aux dieux primitifs pour survivre ou bien allons-nous nous donner un Dieu de l’intelligence? Mais ce Dieu-là, comment le ferons-nous « exister »?

Le fantassin : Fort bien, fort bien ; mais pourquoi croyez-vous que Socrate a bu dans un esprit patriotique la ciguë mortelle dont les archontes de la ville ont jugé de sage politique de lui tendre la coupe? Ne pensez-vous pas que ce philosophe indocile a compris le danger pour la philosophie elle-même de tomber dans une misanthropie incivique si elle ne scellait pas une alliance docilement patriotique et indissoluble avec les Etats de son temps ? Votre « Dieu » de l’intelligence, sur quelle balance pèserez-vous la supériorité de son encéphale?

8 – La sainteté de la raison

Le philosophe : Vous admettez donc que si la sagesse politique la plus médiocre était l’âme véritable de la laïcité, il nous faudrait négocier la bancalité cérébrale de la République d’aujourd’hui avec les archontes . Mais ne croyez-vous pas que les vrais guerriers de la laïcité se mettent à l’école et à l’épreuve de la ciguë socratique?

Le fantassin : Bon, entrons encore davantage dans les sacrilèges de votre dialectique de la sainteté de la raison: certes, la France socratique ne saurait rendre la raison de notre siècle aussi ignorante et aveugle que la bonne et sotte théologie de nos ancêtres. Mais si nous lui fournissions des arguments acérés, croyez-vous que nous nous serons mis à l’abri pour si peu? Qui nous assurera que nous ne courrons pas à bride abattue vers l’autre danger que vous avez évoqué, celui de tomber dans un second Moyen Age? Comment les peurs qu’on prend pour des garde-fous ou des sauve-qui-peut protègeraient-ils les démocraties des audaces fécondes, donc selon vous, des blasphèmes créateurs que prononcera la raison? Vous dites que si une Liberté fondée sur le refus d’accorder ses droits à la pensée critique devait se rendre aussi catéchétique dans les coulisses que sa rivale dans le ciel, le tour serait venu, pour la fille aînée d’une raison privée de votre bistouri, d’enfanter un obscurantisme du XXIe siècle. Vous dites que cet obscurantisme de la dernière cuvée se prétendra faussement laïc et démocratique à souhait. Mais comment démontrez-vous que seul le scalpel d’une laïcité résolument pensante protègera la France des attraits du faux messianisme de la démocratie américaine. Comment démontrez-vous qu’une laïcité timide serait l’arme d’une vassalisation irrésistible de l’Europe?

Le philosophe: Ne voyez-vous pas que le culte d’une raison démocratique amputée conduira le monde moderne à un tartuffisme de la liberté politique aussi contrefait que le culte précédent, qui livrait les vaincus à leur vainqueur sous les couleurs d’une divinité faussement irénique et toujours complice du plus fort, ne voyez-vous pas que votre France se prosternera devant les idoles du langage forgées sur l’enclume des idéalités politiques du Nouveau Monde, ne voyez-vous pas que les totems du triomphateur se révèleront non moins redoutables que les grigris dont la monarchie fleurissait ses autels, ne voyez-vous pas que votre République d’une laïcité décérébrée armera de pied en cap un clergé bureaucratique auquel sa piété docile servira d’échine aussi flexible que celle du clergé chrétien, ne voyez-vous pas que votre scolastique des droits de l’homme enfantera une classe dirigeante fière de sa demi « raison » politique, ne voyez-vous pas que votre sacerdoce de la Liberté distribuera les nouveaux bénéfices ecclésiastiques dont la fonction publique déversera la manne et le pactole, ne voyez-vous pas que le nouvel esprit d’orthodoxie qui s’imposera au cœur de l’Etat de demain sera forgé sur l’enclume des idéaux de la démocratie américaine?

9 – Un double examen de conscience

Parvenus à cette auberge, le dialogue entre nos deux bretteurs a marqué une pause. Le fantassin se disait que si la guerre entre une laïcité devenue acéphale sur les autels des idéalités de la République devait mettre en danger la sainteté toute verbale des démocraties de la Liberté, le genre humain se vaporiserait dans des abstraction pseudo rédemptrices et que le danger de se prosterner devant des idoles verbales forgées par les démocraties auto-idéalisées serait aussi grand que de retourner au vocabulaire du Moyen Age. De son côté, le philosophe s’interrogeait maintenant avec angoisse sur le sort politique qui menaçait la science anthropologique encore au berceau dont il rêvait. Le tribunal des idéalités était-il appelé à se changer en un nouveau saint office? La censure idéologique interdirait-elle de formuler les méthodes de décryptage des secrets théologiques du singe rêveur? L’évolution cérébrale dangereusement pseudo rationnelle de l’animal parlant le reconduirait-elle à châtier les nouveaux blasphèmes de la pensée?

Certes, la généalogie critique de l’espèce de raison que sécrète l’encéphale simiohumain allait permettre de spectrographier les personnages verbaux que les semi évadés de la zoologie encensent dans leur tête et dans leur cœur. Mais une République tolérante à l’égard du sacrilège socratique accepterait-elle la déconfiture du  » Dieu  » mimétique qui se regardait depuis tant de siècles dans le miroir que sa créature lui tendait? La France n’était pas près de jeter à la casse l’idole vieillie qui conduisait l’Europe à la décadence; au contraire, elle jugeait préférable de la requinquer un instant afin qu’elle renforçât les chaînes que le conquérant lui avait attachées aux chevilles.

Et pourtant il était bien évident que les Etats européens condamnés à se refléter dans leurs identités collectives magnifiées par le ciel de leur servitude politique et religieuse seraient conduits à la dissolution pure et simple. Certes, un continent qui demeurerait sous la tutelle de ses songes sacrés allait tomber dans l’ignorance et la sottise des vassaux qui proclament toujours que leur défaite serait l’expression de la volonté impénétrable de l’idole de leur vainqueur; mais une humanité indocile et qui saurait qu’elle n’a décidément jamais eu d’autre interlocuteur qu’elle-même serait-elle encore de taille à fonder l’éthique de sa résurrection sur son abandon dans le vide de l’immensité ? Le fantassin de la laïcité se tourna vers son ami le philosophe:

- Ne pensez-vous pas, Monsieur, lui dit-il, que si la République et le cosmos n’avaient plus de gouvernail à se partager, nous ferions naufrage ensemble?

Le philosophe lui répondit :

- Je ne me résignerai jamais à boiter sans fin entre les félicités de la bêtise et les désespoirs de l’intelligence.

Et le dialogue reprit pour quelques instants encore.

10 – Comment pousser Dieu dans le dos ?

Le fantassin : Je vous concède que « Dieu » n’était qu’un malheureux apprenti pédagogue. Nos ancêtres encore dans l’enfance s’échinaient de siècle en siècle à la double tâche de porter humblement sa casaque dans leurs prières et à le déniaiser à l’école de leur intelligence naissante; et il est vrai qu’ils l’ont éduqué avec suffisamment de succès d’une époque à l’autre qu’ils l’ont rendu au moins égal en esprit aux plus sages de ses créatures. Mais où puisaient-ils les ressources cérébrales qui leur permettraient de lui attribuer peu à peu des qualités morales et intellectuelles en progrès sur les précédentes? Quand le flair politique de leur créateur mythique, fort médiocre à l’origine, eut appris peu à peu à égaler celui de tous les Machiavel de sa théologie , quand sa science de l’avenir cérébral de sa créature eut fait pâlir d’envie les plus grands docteurs de son Eglise, pourquoi ne s’est-on pas demandé de quelle intelligence ses prophètes nourrissaient leurs performances cérébrales et quelles étaient les armes du bord qui leur avaient permis d’installer progressivement dans le cosmos une divinité capable de se perfectionner lentement?

Le philosophe : Réjouissez-vous, Monsieur, c’est précisément sur ce modèle que la République fonctionne en réalité dans les têtes. La démocratie, elle aussi, tente sans relâche de porter remède à ses infirmités. Les sachant inguérissables par nature, cette théologienne invétérée gesticule sur les planches d’un théâtre croulant sous les détritus. Mais si vous mettez en parallèle les ahanements respectifs d’un « Dieu » fatigué et d’une République calquée sur les progrès poussifs de son intelligence, ne disposerez-vous pas d’un programme transcendant aux soubresauts irrationnels de l’Histoire?

11 – L’intelligence ascensionnelle

Le philosophe se disait maintenant qu’un regard de l’intelligence ascensionnelle du simianthrope pourrait faire aller de l’avant et parallèlement l’encéphale du créateur fabuleux d’autrefois et la matière grise de sa malheureuse créature; car celle-ci demeurait obstinément emboîtée dans son propre effigie dûment célestifiée. Qu’en était-il d’une idole et d’une République tellement calquées l’une sur l’autre qu’on les voyait courir de conserve parmi les ruines du monde et rivaliser d’ambition à lui donner une direction? Certes, « Dieu » n’avait jamais été qu’une idole à dégrossir dans les laboratoires du devenir; et si on la plaçait au-dessus de ses adorateurs, c’était seulement afin d’apprendre plus facilement à se regarder progressivement du dehors. Mais n’est-ce pas devenir « divin », si je puis dire, que d’apprendre à porter un regard de haut et de loin sur les animaux sacrés dont nos ancêtres avaient peuplé le cosmos et qu’ils appelaient des dieux? Quand on a su qu’il s’agissait d’idoles à décoder, on est parvenu à courir à leurs côtés, puis à surplomber leurs ateliers. Si la laïcité enfantait un regard toujours provisoire sur l’infirmité cérébrale et morale des trois dieux uniques, ne deviendrait-elle pas l’Isaïe des modernes?

Imaginons donc une République future et qui se serait armée d’un télescope dont le miroir réfléchirait ensemble le tortionnaire souterrain et le vaporisateur de nos ancêtres. Quelle comète de l’intelligence de l’humanité ! Nos ancêtres peuplaient les nues d’animaux politiques sauvages et difformes. Quels forgerons d’un « Dieu » bancal sommes-nous inconsciemment demeurés au sein d’une République à laquelle Socrate enseigne un « Connais-toi » perpétuellement ouvert – celui que la philosophie ne cessera jamais de demeurer à elle-même. A nous de savoir si nous délivrerons ce diamant de sa gangue.

Quand le fantassin de la laïcité pensante et le philosophe se séparèrent, le premier était armé d’un regard d’anthropologue sur les abysses des Républiques, le second d’une spéléologie du genre simiohumain plus inachevable que jamais.

Manuel de Diéguez, le 3 octobre 2010

Manuel de Diéguez est un philosophe français d’origine latino-américaine et suisse.

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mercredi, 29 septembre 2010

Alain Finkielkraut, écrivain critique de la modernité

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Alain Finkielkraut, écrivain critique de la modernité

par Pierre LE VIGAN

Agrégé de lettres, Alain Finkielkraut enseigne à l’École polytechnique les Humanités et sciences sociales. Il anime l’émission « Répliques » sur France-Culture; il a beaucoup écrit et beaucoup publié. L’homme est un des intellectuels généralistes qui comptent dans les débats d’idées. Il plaît à quelques-uns et déplaît à beaucoup. Il ne laisse pas grand monde indifférent; l’homme a du nerf, de la passion, des coups de sang, des emportements, et parfois des remords ou en tout cas des craintes de ne pas avoir été compris. Reste à savoir si on l’aime ou le déteste pour de bonnes raisons.

 

Alain Finkielkraut s’est fait connaître par Le nouveau désordre amoureux (1977) qu’il a écrit avec Pascal Bruckner. Il y critiquait l’idée de la « révolution sexuelle ». Selon lui, cette idée aboutissait à nier l’existence même de l’amour au profit d’une survalorisation de la sexualité. Les femmes seraient selon notre auteur les premières victimes de cette dévalorisation de l’amour [notons que trente ans plus tard, on peut se demander si les hommes ne sont pas plus encore perdants dans cette évolution].

 

La défaite de la pensée, en 1987, marque un tournant important. L’irruption et même l’invasion de toute une pseudo-culture y est critiquée. Elle aboutit à une défaite de la pensée et de la raison. La mise à égalité de n’importe quels rythmes musicaux avec la musique non seulement classique mais tout simplement élaborée, de n’importe quel type d’écriture avec un art d’écrire travaillé, l’idée, en d’autres termes, que par exemple Christine Angot ferait en quelque sorte le même métier que Maupassant ou Albert Camus, est dénoncée comme un égalitarisme culturel par le bas : c’est l’idée que tout vaut tout. Avec comme conséquence l’idée que, comme certaines choses ne valent rien ou en tout cas pas grand chose, au fond, rien ne vaut quelque chose. L’invention d’une « culture » sans pensée aboutit selon Finkielkraut à une pensée sans culture, qui se retourne contre la pensée elle-même et explique aussi le déclin de la capacité d’éduquer, donc le déclin de l’école comme institution centrale de la République. C’est l’une des conséquences de l’esprit du temps mais aussi de la politique culturelle de Jack Lang.

 

À partir de ce livre, Alain Finkielkraut ne cesse de dénoncer, à la suite de Hans Jonas, « la nature quasiment compulsive du progrès ». Avec Le Mécontemporain (1992), Finkielkraut réhabilite Charles Péguy et sa lutte prémonitoire contre la « panmuflerie sans limite ». C’est une protestation contre les conséquences de la course au « progrès » et contre le développement de la technique sans limites. L’inclassable Charles Péguy, socialiste, catholique, patriote écrivait : « Ce sera un grand malheur pour l’humanité dans son âge moderne, un malheur qui ne sera peut-être pas réparé, que d’avoir eu en mains cette matière, que d’avoir été conduite par le progrès peut-être inévitable de sa technique industrielle à être libre, à être maîtresse, à tripoter librement cette matière qui se prête à tout, qui ne se donne à rien, qui se prête à tous, qui ne se donne à personne, cette matière libidineuse, sans astreinte, presque sans résistance. À ce jeu en ce temps-ci, une humanité est venue, un monde de barbares, de brutes et de mufles; plus qu’une panbéotie [inculture, lourdeur. L’expression a d’abord été employée par Renan], plus que la panbéotie redoutable annoncée, plus que la panbéotie redoutable constatée : une panmuflerie sans limites; un règne de barbares, de brutes et de mufles; une matière esclave; sans personnalité, sans dignité; sans ligne; un monde non seulement qui fait des blagues, mais qui ne fait que des blagues, et qui fait toutes les blagues, qui fait blague de tout. Et qui enfin ne se demande pas encore anxieusement si c’est grave, mais qui inquiet, vide, se demande déjà si c’est bien amusant. » (Deuxième élégie).

 

Alain Finkielkraut marque son opposition au communautarisme et au multiculturalisme au nom d’un républicanisme « national » c’est-à-dire qui voit la nation comme un creuset indispensable. « Nationiste » mais non pas nationaliste à la Maurras. Alain Finkielkraut défend le principe de la nécessité  de l’assimilation des immigrés plus que de leur simple « intégration » qui lui parait une juxtaposition des différences sans dépassement de celles-ci et fusion dans le creuset national. C’est logiquement qu’Alain Finkielkraut a aussi dénoncé ce qu’il appelle le « sans-papiérisme », idéologie visant à attribuer une fonction quasi-rédemptrice  aux immigrés séjournant illégalement en France.  Dans le même axe de refus de la négation des appartenances, des liens et des frontières, Alain Finkielkraut a voulu revaloriser, avec L’ingratitude (1999), la place des héritages intellectuels et de l’admiration, contre l’idéologie de la table rase et le refus contemporain de se reconnaître des maîtres à penser (« Ni Dieu ni maîtres »).

 

Ce  tableau montre une capacité à poser des questions qui fâchent, assez éloignées de la pensée « bisounours » – la pensée du « tout le monde il est gentil » qui produit des moutons de Panurge ou mieux encore de faux rebelles que Philippe Muray appelait justement « Mutins de Panurge », les gens qui parlent d’un film qui « dérange » (sic) quand un film prétend faire pleurer sur le sort des clandestins qui tentent de s’installer ailleurs que chez eux au mépris de toute loi et de toutes les règles de l’hospitalité qui sont de ne venir chez les autres qui si on y est invité. Alain Finkielkraut le remarque : il n’y a plus que « le parti dans le sens du poil ».

 

Alain Finkielkraut a aussi pris des positions globalement favorables à la politique de l’État d’Israël, ce qui l’a fait accuser de communautarisme, lui qui en est un adversaire revendiqué. Ses positions ont aussi amené certains de ses adversaires à lui objecter qu’il était surprenant qu’il soit compréhensif face à un nationalisme [qui serait supposé être celui de l’État d’Israël dans ce raisonnement] dans le même temps que notre auteur critique radicalement bien des aspects de la modernité dont le nationalisme est un des aspects. De quoi se faire beaucoup d’ennemis et créer bien des équivoques. Osons toutefois écrire qu’il n’y a que les penseurs sans profondeur qui ne soulèvent pas d’équivoques ni de passions, ni ne vivent sans quelque contradiction. Alain Finkielkraut est un penseur contrarié et contrariant. Et alors ?

 

C’est précisément parce que Alain Finkielkraut a trop souvent été au cœur de trop rapides polémiques qu’il faut lire son enquête sur les systèmes philosophiques de la modernité : Philosophie et modernité (Éditions de l’École polytechnique/Ellipses, 2009). Il s’agit selon l’auteur  des systèmes postérieurs aux Lumières. La construction du livre est simple : l’auteur a suivi le chemin intellectuel de quelques penseurs majeurs dans l’analyse des tournants qu’a pris la modernité.

 

Premier personnage de l’enquête : Rousseau. C’est un critique du progrès mais avec l’idée qu’une nouvelle sociabilité sauvera l’homme et restaurera un lien social égalitaire et un lien d’amour généralisé. Pour Rousseau, la réparation est possible et c’est l’histoire humaine qui la réalisera. Cette société réconciliée, c’est l’objet du « contrat social ». Les clauses du contrat social « se réduisent toutes à une seule – savoir, l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous; et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. […] Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne; et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants: “ Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout ”. » (Le contrat social, Livre 1, chap. 6, 1762).

 

Avec Marx, ce qui importe est l’idée que c’est le travail et non Dieu qui a créé l’homme. Tocqueville est une autre figure majeure. Avec lui, ce qui est mis en avant est l’idée que l’inégalité économique qui subsiste après la Révolution française n’est plus relayée par une inégalité symbolique et que, par là, naissent les frustrations et  les risques de nouvel absolutisme de l’État (on dirait aujourd’hui de nouveau totalitarisme et il en s’agirait pas seulement de celui de l’État mais aussi de celui du marché généralisé). Tocqueville ne croit ni à l’idée libérale comme quoi l’intérêt général est la somme des intérêts particuliers, ni à l’idée rousseauiste que le peuple ne s’exprime que d’une seule voix (la « volonté générale » qui, dit Rousseau, « doit partir de tous pour s’appliquer à tous ») et que la démocratie c’est l’unanimité et la dictature de l’intérêt général. Tocqueville a ainsi une terreur quasi-religieuse de la tendance moderne au « tous semblable », qui aboutit à croire que nous avons « tous les mêmes besoins », et que devons tous être sous la même chape étatique (et inter-étatique bien sûr car la collaboration entre États n’a jamais été aussi forte et le totalitarisme jamais aussi mondialisé).

 

Nietzsche ensuite. Ce Nietzsche, justement, s’élevait contre les « mensonges passionnés » de Rousseau selon qui il était possible de se « sauver » du péché originel par la rédemption par l’histoire et le « progrès ». Pas de berger, un seul troupeau : c’est ce monde, le monde moderne, dont Nietzsche annonce à la fois l’avènement et le danger. Abolir toutes les distances, toutes les frontières, toutes les hiérarchies, c’est le grand danger contre lequel réagit Nietzsche.

 

Freud. Sa principale idée est la « narration dépurative » (une narration qui rend plus pur). En d’autres termes, dire guérit. L’effet des théories de Freud, c’est l’extension du narcissisme à l’inconscient. Le droit d’ « être absolument soi-même » aboutit à un centrage sur soi et à l’oubli des autres et de la société elle-même. La pensée « identitaire », une certaine pensée identitaire en tout cas, et les revendications identitaires participent souvent de cet « être soi » étendu collectivement. Un narcissisme collectif. Nietzsche avait écrit : « Nous en sommes à la phase où le conscient devient modeste ». C’était au moment où la « découverte » de l’inconscient rendait modeste sur le conscient. C’est maintenant l’inverse, l’inconscient est supposé d’une richesse qui permet à chacun de surenchérir sur ses potentialités prétendument uniques.

 

Une autre figure est celle d’Heidegger. Son apport à la compréhension de notre monde est considérable. Nous sommes passés d’une technique qui permettait d’entrer en connivence avec la nature, qui était un simple prolongement de l’homme à une technique qui s’oppose à la nature, qui consiste à la transformer, à la dominer, et est toute entière conçue en vue de la  puissance. Dans ce dispositif (Gestell), tout « fonctionne » et entraîne un nouveau déploiement des fonctionnalités. Tout devient consommable, la pensée méditante est remplacée partout par la pensée calculante. Dans une société où chacun est obnubilé par sa propre identité, la disparition des normes collectives amène à ce que les personnalités psychorigides laissent la place aux personnalités psychofluides plus à l’aise dans une société « liquéfiée » (Zygmunt Bauman) – la société liquide de l’équivalence généralisée de tout, la société du « tout est consommable ».

 

Avec Carl Schmitt, c’est la grande politique qui est en question. Comme Hobbes, Carl Schmitt pense que le remède aux guerres civiles est l’État souverain. Mais celui-ci nécessite une homogénéité du peuple, ce que ne permet pas le libéralisme. Le principal apport de Carl Schmitt est non pas la distinction ami – ennemi mais la distinction entre l’ennemi et le criminel. Pour Schmitt, l’ennemi est un adversaire, ce n’est pas un ennemi absolu, ce n’est pas le criminel. Il n’est pas à exterminer. Cette conception s’oppose donc radicalement avec celle qui est née avec la Révolution française, celle de Carrier et des guerres contre les Vendéens en 1793 – 94, ou encore celle de l’Épuration en France en 1944 – 45. La guerre selon Carl Schmitt ne peut être exterminatrice. Schmitt défend l’idée du katechon, celui qui retarde la fin des temps, contre l’eschaton, celui qui amène la fin des temps.

 

Selon Schmitt, le droit public européen aurait été en période d’équilibre, c’est-à-dire de non-démonisation de l’ennemi, entre les traités de Westphalie de 1648 mettant fin aux guerres de religion et la veille de la Révolution française. On peut en fait considérer que, hormis la parenthèse de 1792 – 1794, cette période s’étend jusqu’en 1918 et les traités attribuant à l’Allemagne toute la responsabilité de la guerre, ces traités qui ont consacré, avec les principes de l’Américain Wilson (les « Quatorze Points ») la fin du droit public européen.

 

Alain Finkielkraut aborde ensuite Emmanuel Lévinas. Ce qu’aime Finkielkraut en lui, c’est le pascalien. Pascal écrivait : « “ Ma place au soleil. ” Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. » (Pensées; section V, « La justice et la raison des effets »). Lévinas se demande à son tour si chacun ne prend pas la place de quelqu’un d’autre. Lévinas est aussi celui qui nie que le monde soit « pure expansion de l’être », ce que voulait être le nazisme selon Finkielkraut. Un point de vue discutable mais stimulant.

 

Continuons l’enquête en suivant les pas d’Alain Finkielkraut. Le monde moderne se résume par la formule : Scientia propter potentiam. La science sert à la puissance. C’était la maxime de Francis Bacon (1561 – 1626). C’est aussi la visée de Descartes (1596 – 1650). « Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Un peu plus de cent ans plus tard, Rousseau, déjà abordé plus haut, apparaît comme un anti-Descartes. On connaît sa formule : « L’homme qui médite est un animal dépravé ». Toutefois, la généalogie de la déchéance humaine qu’entreprend Rousseau débouche sur un remède. Selon lui, ce remède est l’engendrement de l’homme par l’histoire. Retourner à l’état de nature, ou retrouver un nouvel état de nature, c’est bien sûr une autre façon d’être constructiviste, même si l’état de nature est pour lui «  une fiction qu’il utilise pour expliquer l’apparition des phénomènes sur lesquels s’exerce sa critique » (Alain de Benoist, « Relire Rousseau », in Études et Recherches, n° 7, 1989, et in Critiques – Théoriques, L’Âge d’Homme, 2003). Rousseau comme Descartes veut retrouver un autre état de l’humanité que le réel actuel. En ce sens, l’anti-Descartes Rousseau est peut-être plus encore « un autre Descartes ». Quant à Marx, il reprend, considère Alain Finkielkraut, à la fois le projet de Descartes et celui de Rousseau.

 

Après ces grands inventeurs de système, l’apport de Hannah Arendt est tout autre. C’est une remise en perspective de la place de  l’homme dans l’histoire. Nul n’est l’auteur de sa propre vie : telle est peut-être la formule qui définit le mieux la vision de l’homme qu’a Hannah Arendt. « Quelqu’un a commencé l’histoire [de sa vie]. Et en est le sujet au double sens du mot, l’acteur et le patient, mais personne n’en est l’auteur. »  Pourquoi ? Parce que l’homme est libre, mais n’est pas souverain. L’homme ne peut ainsi être l’auteur de sa propre histoire. La praxis, l’action humaine, excède toujours la simple poièsis, la fabrication, qu’il s’agisse de la fabrication des objets ou de la fabrication de l’histoire. La poièsis est une action qui n’a de valeur qu’en fonction de la fin qui est la sienne, de l’objet qu’elle produit, tandis que la praxis est à elle-même sa propre fin : il s’agit d’agir pour exprimer la vie elle-même, ainsi de la danse qui n’a d’autre fin qu’elle-même. En ce sens, le faire n’est qu’une modalité de l’agir, une modalité qui est subordonnée à une fin. Le faire ne résume jamais la totalité de l’agir humain. Agir n’est pas seulement faire. Agir, c’est aussi contempler, méditer, danser, rêver.

 

Selon Hannah Arendt, au nom du progrès, les hommes deviennent des moyens. Ceci l’amène à conclure que croire au progrès est contraire à la dignité humaine (Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Le Seuil, 1991). Au nom du progrès on croit que le faire est plus important que l’agir, que la poièsis est plus importante que la praxis. On en arrive ainsi à justifier les pires horreurs au nom de l’idée que « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». Telle est la conséquence du remplacement de l’agir libre et gratuit par la « fabrication » (fabrication d’un avenir radieux, d’un homme nouveau, d’une histoire rédimée, etc). Cette obsession d’une histoire qui « s’accomplisse », qui remette le monde « en ordre », c’est la matrice de tous les totalitarismes. Cela passe bien souvent par l’utopie d’un pouvoir-philosophe, ou d’un roi-philosophe, ou d’un « socialisme scientifique », qui fut l’utopie centrale du XXe siècle.

 

L’origine de ces conceptions est dans la volonté de construire un monde parfait, ce qui est bien autre chose qu’un mode meilleur. « Il faudrait que les philosophes deviennent rois, ou les rois et souverains de ce monde réellement et sincèrement philosophes » écrivait Platon (La République, livre V, 473c). En ce sens, Alain Finkielkraut note : « Platon est ainsi l’inspirateur de toutes les utopies ». Les deux derniers siècles ont montré, parce qu’ils furent des siècles du faire et des siècles de fer, jusqu’où l’homme pouvait se perdre en croyant faire son histoire. Utopies, totalitarismes et dualisme entre monde parfait et monde réel ont partie liée. Quand le monde est sous le signe du « deux », – « qui n’est pas avec moi est contre moi » – le totalitarisme n’est jamais loin. C’est notamment ce que ne veut pas voir Alain Badiou dans son livre De quoi Sarkozy est-il le nom ? (Lignes, 2007). Cette pensée binaire de Badiou dans ce domaine, c’est celle que résumait Paul Nizan : « Dans un monde brutalement divisé en maîtres et en serviteurs, il faut enfin avouer publiquement une alliance longtemps cachée avec les maîtres, ou proclamer le ralliement au parti des serviteurs. Aucune place n’est laissée à l’impartialité des clercs. Il ne reste plus rien que des combats de partisan » (Les chiens de garde).

 

Contestant ce dualisme, Hannah Arendt écrivait : « Le mal radical existe mais pas le bien radical. Le mal radical nait toujours lorsque l’on espère un bien radical. Il ne peut y avoir de bien et de mal qu’entre les hommes qui ont des relations entre eux. La radicalité détruit la relativité et de ce fait les relations elles-mêmes. Le mal radical est toute chose qui est voulue indépendamment  des hommes et des relations qui existent  entre eux [souligné par nous]. » En d’autres termes, les principes absolus font les crimes absolus. Prenons l’exemple de ce que Robespierre disait à propos du jugement de Louis XVI : « Nous invoquons des formes parce que nous n’avons pas de principes ». Il ajoutait : « Il faut le condamner sur le champ à mort, en vertu du droit d’insurrection. » Il poursuivait : « Il n’y a point de procès à faire, Louis n’est point un accusé. Vous n’êtes point des juges. Vous n’êtes, vous ne pouvez être que des hommes d’État et les représentants de la nation. Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer. Un roi détrôné dans la République n’est bon qu’à deux usages : ou à troubler la tranquillité de l’État et à ébranler la liberté, ou à affermir l’une et l’autre à la fois » [en le tuant bien sûr].

 

Ce qu’indique Robespierre, c’est que, si nous avons vraiment des principes, les formes n’importent pas. Des formes qui ne sont rien d’autres que le droit de se défendre, de se justifier, d’expliquer, de situer le contexte. Dans la conception de Robespierre, l’ennemi des principes justes (la « Liberté » en l’occurrence) doit être condamné sans jugement, doit être « liquidé ». Dans ce même esprit, Danton disait, toujours  à propos de Louis XVI : « Nous ne voulons pas juger le roi, nous voulons le tuer ». « Louis Capet, disait de son côté Jeanbon (dit Jeanbon Saint-André), a été jugé le 10 août, mettre son jugement en question, ce serait faire le procès de la Révolution et ce serait vous déclarer rebelles. » Le même Jeanbon vota la mort du roi en déclarant : « un roi par cela seul qu’il est roi, est coupable envers l’humanité, car la royauté même est un crime ». C’est encore la primauté des principes abstraits sur toute autre considération.

 

Comme le montre Hannah Arendt, les théories de l’histoire dégradées en politiques sont toujours une escroquerie sentimentale et sanglante. À son origine, la société américaine issue de la Guerre d’Indépendance, assise sur le désir d’exceller, échappait, – tout en ayant d’autres travers -, à ces utopies et à ces totalitarismes. Mais Hannah Arendt voit très bien que la « société de consommation de toutes choses » tue le peuple en sa pluralité et en sa majesté. Si la consommation devient l’unique horizon, le peuple lui-même devient, écrit justement Tocqueville « une foule innombrables d’hommes libres et égaux tournant sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme » (De la démocratie en Amérique). C’est ce que le même Tocqueville appelle justement les « traits nouveaux du despotisme. » Dans le même temps, c’est le monde de l’homme, le monde des productions culturelles de l’homme, les livres, les arts, les universités, les paysages, qui est dévasté. C’est alors la fin de la civilisation, c’est-à-dire de ce qui enjambe, et de ce qui réunit les générations, de ce qui constitue l’âme des peuples. C’est la fin de toute transmission et de toute filiation : c’est la fin de la « durabilité » du monde. C’est la fin de la « patrie non mortelle des mortels que nous sommes », selon l’expression d’Hannah Arendt (Condition de l’homme moderne). C’est ce qui est jeu. Sous prétexte de « lever les freins à la croissance » – c’est le titre et l’objet de la commission de Jacques Attali, dite encore « pour la libération de la croissance » (sic) – on accepte de détruire le monde par la multiplication des supermarchés, la suppression de la spécificité du dimanche, l’ouverture plus grande encore des frontières, la destruction des professions organisées, etc. Mais comme le rappelle Alain Finkielkraut, nous ne sommes pas seulement des consommateurs, nous sommes aussi des habitants du monde. Et cela ne va pas sans obligations vis à vis du monde. C’est la nécessité de la phronésis, la prudence,  opposée à l’hubris, l’excès. Ceux qui réduisent le monde à la consommation ne comprennent pas que le monde est toujours neuf. « Un chant d’oiseau surprend la branche du matin » écrit le poète René Char (Le Poème pulvérisé).

 

Pierre Le Vigan

 

• Paru dans Écrits de Paris, août – septembre 2009 et remanié pour la présente mise en ligne.


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vendredi, 24 septembre 2010

Interview: Anarcho-Primitivist Thinker and Activist John Zerzan

Interview: Anarcho-Primitivist Thinker and Activist John Zerzan

By Alex BIRCH

Ex: http://www.corrupt.org/

Anarcho-Primitivist Thinker and Activist John ZerzanJohn Zerzan is one of the leading advocates of the anti-civilization movement, communicating through speech, literature and action that modern society is unsustainable and harmful to our psychology and freedom. Following in the footsteps of Theodore Kaczynski, Zerzan is a radical anarcho-primitivist and believes that we must get rid of civilization itself, returning to a very simple lifestyle close to nature. His ideas confront commonly held beliefs about primitive people and about our path towards progress.



When was the first time you seriously began to question modern civilization?

I began to question civilization by the early '80s. Began the route to this in the '70s when I was looking at the beginnings of industrialism in England, which led to certain conclusions about the nature of technology (that's it's always about values, never neutral). This went on to thinking about division of labor and soon I was confronted by the nature of civilization. About when Fredy Perlman was making similar conclusions.

Most people today would agree that we live in troubled times, but few would dare to claim the system is fundamentally flawed. What makes you defend the radical viewpoint that we cannot reform civilization to better meet our needs and the future health of our planet?

Freud saw civ [Editor's note: civilization] as the cause of neurosis (Civ and its Discontents), Jared Diamond called domestication (the basis of civ) "the worst mistake humans ever made." It isn't so hard to come to a radical conclusion about it; what is harder is to project an alternative.

A big part of your criticism against civilization is that it gives birth to hierarchies and inequalities. Is it possible for humans to completely get rid of social power structures?

I think it's possible to get rid of the structures; afterall. Homo didn't seem to need them for more than two million years. Power structures emerge quite recently really. That is with domestication, followed swiftly by civ.

Kaczynski arrestedGerman anthropologist Hans-Peter Dürr made a study during the 80’s, which described primitive tribes in modern time displaying extreme social guilt over nakedness and sexuality. Aren’t there other countless examples of primitive tribes where social and cultural norms uphold power and gender structures as part of everyday life?

Primitive is a fairly useless term. The watershed is whether or not people practice some domestication. This sounds simplistic but it holds true universally. Think of a behavior or attitude that we might call negative. Did it exist before domestication? No is the simple answer.

Theodore Kaczynski rejected leftism, because he believed it would inevitably support collectivism, and thus, the growth of large-scale societies. Do you agree with him or have you chosen a different ideological path?

I do agree with that. I am anti-leftist. ('Post-leftist' is a phoney term signifying about nothing.)

Kaczynski also famously claimed that technology creates incentive for its own continued growth. Is technology a necessary evil, or is primitive technology in small-scale communities acceptable, as long as it doesn’t develop into industrial forms?

Tools are fine, that which has little or no division of labor/specialization. Systems of technology are a 'necessary evil' if you want eco-disaster and barren techno-cultures (like this one).

Let’s say we had the possibility of returning to local, self-sustaining communities tomorrow. Would we be able to regulate or prevent communities to unite and begin developing better technology and more advanced lifestyles?

Given what we know about the bad results of political and technological development I would think that people would not want to replicate that path.

IndustrialismYou’ve said that the “symbolic thinking” of modern man, including language, mathematics and time, limits and oppresses our freedom. What do you believe led up to the development of these things—why did humanity choose civilization culture and not primitive culture? Do we have a choice at all?

My guess is that the very, very slow movement of division of labor crept up on humans and set the stage for domestication. All of society moves along together so that it is hard to reverse things - which is a big reason technology never goes backward. The whole question of the symbolic is connected, I think, to the movement of alienation. Unless it's just a coincidence that both seemed to have come along together.

Kaczynski argues that we need to destroy key elements of industrial society in order to return to a pre-industrial order. Do you believe this is realistically possible, and if so, are there ethical limits to radical activism against the current order?

I think the elements need to be destroyed but if the population wants technology it will likely, I'm afraid, simply be re-installed. So the challenge is deeper than just physically destroying the stuff. The limits of militancy would seem to be determined in terms of how serious the situation is in one's estimation. That is people who are shocked by radical acts are basically those who feel that the dominant order is mainly sound and healthy.

Do you believe green anarchists are organized enough to be able to overthrow the current system and replace it with your ideal vision, or do anarcho-primitivists need to align themselves with other anti-globalist groups in order to grow more powerful?

What other 'anti-globalist' groups, is one question. Where are leftist groups, for instance, anti-globalization? They want to reform it not get rid of it - because industrial existence, mass society, is fine with them. But a-p folks [Editor's note: anarcho-primitivists] are nowhere potent enough yet to be decisive against it.

Tribal communityWhat changes do you want to see being implemented as a part of reducing the negative impacts of globalization?

Abolition of globalization ,in favor of radically decentralized, face-to-face community somewhat along the lines of band society, which obtained for thousands of generations.

Some people might compare your views with that of Rousseau. Isn’t there a danger in romanticizing “the wild man” against “the modern man,” imposing a romantic picture of what’s it like to live a primitive lifestyle?

Romantizing or idealizing life outside of domestication/civlization is not a good idea and the road there is not likely to be a picnic. But what are the choices? Continuing on a path of suicide, genocide, ecocide?

The current ecological crisis is beginning to scare many. Is humanity by nature an irresponsible species, or what motivates us to value profit and greed over long-term health for the environment and ourselves?

No, not by nature. Again, consider that war, hierarchy, eco-destruction, the systematic objectification of women, religion, work, etc etc. are products of domestication/civ and that people - who were cooking with fire 2 million years ago -did fine without that exalted development.

John ZerzanDo you believe a collapse of the globalist order is inevitable, or is there a possibility for humanity to unite its best of minds and choose a different path?

I am actually hopeful that as reality continues to present itself unmistakably that there could be a conscious choice in favor of a sane existence. That of course is what I am working toward.


Visit John Zerzan's site at http://www.johnzerzan.net/ for more information.

dimanche, 19 septembre 2010

J. J. Esparza: de la postmodernité

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1986

 

De la post-modernité

 

José Javier ESPARZA

 

La post-modernité est à la mode depuis une bonne décennie. Le terme "post-moderne" a été forgé par le philosophe français Jean-François LYOTARD qui entendait exprimer un sentiment hyper-critique, généré par le désenchantement que suscitaient notre époque (in: La condition postmoderne, Editions de Minuit, Paris, 1979). Depuis lors, les interprétations du phénomène post-moderne se sont succédé pour être appliquées sans trop d'ordre ni de rigueur. On en est même venu à l'identifier à une mode musicale, ce qui, finalement, revient à ne percevoir que la partie d'un tout. La musique hyper-sophistiquée par la technique, les "comics" américains ou la bande dessinée européenne, la mode, le foisonnement des manifestations artistiques de coloration dionysia- que ne sont ni plus ni moins que des facettes de la post-modernité. Mais les facettes les plus visibles donc, a fortiori, les plus appréciées par la culture mass-médiatique. Avant toute chose, il convient de comprendre ce qui a précédé ces phénomènes pour éviter de nous fourvoyer dans une analyse trop fragmentaire de la post-modernité.

 

Présentisme et désenchantement

 

Quels sont les facteurs sociologiques qui définissent la post-modernité? Pour Fernando CASTELLO, journaliste à El Pais, il s'agit de la vogue post-industrielle, portée par l'actuelle révolution scientifique et technique qui implique l'abandon des fonctions intellectuelles à la machine et se manifeste dans l'univers social par une espèce de nihilisme inhibitoire, par un individualisme hédoniste et par le désenchante- ment (1). D'autres, tel Dionisio CAÑAS, nous décrivent l'ambiance émotionnelle de l'attitude post-moderne comme un déchantement par rapport au passé marqué par l'idéologie du "progrès". Cette idéologie a donné naissance à la modernité et aujourd'hui, sa disparition engendre une désillusion face à un présent sans relief ainsi qu'une forte sensation de crainte face au futur immédiat. L'ensemble produit une vision apocalyptique et conservatrice, négatrice de la réalité, vision qui, selon CAÑAS, coïncide avec une esthétique "réhumanisante", anti-moderne et, parfois, engagée. Une telle esthétique avait déjà été annoncée par Gimenez CABALLERO, dans son ouvrage Arte y Estado, publié en 1935 (2). Pour ces deux auteurs, il s'agit, en définitive, d'un retour au conservatisme.

 

Entendons, bien sûr, que ce conservatisme ne saurait se réduire à un mental "droitier". Guillau- me FAYE (3) parle, par exemple, d'un néo-conservatisme des gauches, régressif mais tou- jours égalitaire, qui survient lorsque le progressisme se rétracte en un présent sans perspective, une fois coupées la mémoire et la dimension vivantes du passé. La post-modernité, l'attitude post-moderne, restent "progressistes" (du moins en paroles) et égalitaire, mais le progrès qu'elles évoquent est mis à l'écart lorsqu'il affronte, dans la réalité concrète, un futur incertain et critique. Le discours progressiste est, à l'épreuve des faits, freiné et immobilisé par la menace d'une crise mondiale. Mais s'il veut conserver sa valeur et sa légitimité, il doit continuer sa marche en avant tout en maintenant son utopie de normalisation du monde. Le résultat est que l'utopie progressiste commence à perdre sa crédibilité, faisant place à une forme élégante et sophistiquée de présentisme en laquelle le lyrisme technique de la modernité devient un snobisme technologique.

 

Le manque de perspectives que nous offre le futur crée un vide fatal, une sensation de désenchantement vis-à-vis du présent. Dans la modernité, le présent avait toujours été la préfiguration du futur, sa mise en perspective, qu'il s'agissait de la lutte des classes pour une société communiste ou de la normalisation légale pour aboutir au règne sans partage de la société marchande. Lorsque l'idéologie sociale, la modernité, n'a plus la possibilité de préfigurer quoi que ce soit, la post-modernité émerge. Mais pourquoi la modernité n'est-elle plus à même d'offrir un futur? Pourquoi est-on arrivé au point final de la modernité?

 

La mort du finalisme

 

L'idée de fin se trouve dans l'embryon même des idéologies de la modernité. Toutes partent d'un point de départ négatif (exploitation d'une classe prolétaire par une classe plus élevée, impossibilité de mener à bien les échanges naturels entre les individus, etc.) pour arriver à un point final positif (la société sans classes, le libre-échange, etc.). Dès lors, le finalisme est partie intégrante de la modernité en tant qu'idéologie.

 

Il est évident que la modernité n'est pas seulement une idéologie. La modernité est un phénomène ambigu parce qu'elle contient tant une idéologie homogénéisante et inorganique qu'un vitalisme transformateur de la nature organique. Ainsi, aux yeux d'Oswald SPENGLER, la modernité présente d'un côté la vitalité faustienne et aventurière qui est en grande partie à la base de la force d'impulsion du devenir historique européen, mais d'un autre côté, elle présente des tendances meurtrières qui prétendent normaliser (moderniser) la planète entière, en promouvant une vision inorganique. Une telle normalisation signifie pour SPENGLER la fin de l'âge des "hautes cultures" (Hochkulturen), la fin de l'ère des spiri- tualités et de la force vitale des peuples. Il existe donc un divorce entre la modernité comme vitalisme, comme aventure, comme "forme". La première est la vision progressiste de l'histoire, la seconde est la vision tragique du monde et de la vie. La première est celle qui a prédominé.

 

Le souci d'homogénéiser et de normaliser le monde, pour qu'il accède enfin à la fin paradisiaque promise, trouve son cheval de bataille dans l'idéologie du progrès, véhiculant une vision du temps linéaire qui relie le monde réel négatif au monde idéal positif. Cette particularité rappelle ce que NIETZSCHE nommait l'inversion socratique: la césure du monde en deux mondes, germe de toutes les utopies. Le progrès idéologique se perçoit comme matrice de la modernité. Mais ce progrès signifie aussi la certitude de l'existence d'un point final, puisqu'on ressent l'infinitude du progrès comme une hypocrisie et que, dans ce cas, il faudra un jour cesser de croire en lui. NIETZSCHE n'a-t-il pas écrit dans l'Antéchrist: "L'humanité ne représente pas une évolution vers quelques chose de meilleur ou de plus fort, ou de plus haut, comme on le croit aujourd'hui; le progrès est purement une idée moderne; c'est-à-dire une idée fausse". Par sa propre nature, la notion de progrès implique la fin de l'histoire. C'est ce que pressentait sans doute Milán KUNDERA, lorsqu'il écrivait: "Jusqu'à présent, le progrès a été conçu comme la promesse d'un mieux incontestable. Aujourd'hui cependant, nous savons qu'il annonce également une fin" (4). Cette certitude qu'une fin surviendra est cela précisément qui produit le désenchantement. Tous les finalismes sont à présent morts parce qu'ils ne sont légitimes que dans la mesure où ils atteignent un but hic et nunc.

 

Régression et fin de l'histoire

 

Mais quid dans le cas où l'on affirmerait aucun finalisme? Dans le cas où l'on ne prétendrait pas arriver à une fin de l'histoire, à la fin des antagonismes et des luttes entre volontés oppo- sées? Cette conclusion, consciemment ou inconsciemment, des milliers d'intellectuels l'ont déjà tirée. En se posant une question très simple: où se trouve ce fameux paradis annoncé par les progressistes? La réponse est lapidaire: nulle part. Déduction: la seule possibilité qui reste pour sauver l'utopie, c'est de cultiver une idéologie de la régression. On passe de ce fait à un culte du "régrès" qui remplace la culte du "progrès" devenu désuet et sans objet.

 

Ce n'est pas un hasard si la gauche de notre époque vire au "vert" et à un certain passéisme idyllique. Pour la gauche actuelle, l'Arcadie pastoraliste s'est substituée à l'Utopie constructiviste. Cette mutation est dans la logique des choses. Le progrès avait été conçu selon une double optique: idéologique et technologique. Le progrès technologique, véhiculé par cet esprit faustien et aventurier (SPENGLER), qui donna toute son impulsion au développement de l'Europe, a, plutôt que de normaliser et de pacifier, créé plus de tensions et d'antagonismes. Prométhée, dit-on, est passé à droite... La gauche a réagi, consciente que le progrès technique était par définition sans fin et limitait ipso facto son "monde idéal"; elle délaissa la technique, abandonna son promé- théisme (sauf, bien sûr en URSS où le technicisme marxiste se couple au mythe de Gengis Khan). La gauche a opéré un tour de passe passe conceptuel: elle n'a plus placé la fin de l'histoire, l'homogénéisation de la planète, dans un avenir hypothétique. Sur le plan des idées et de la praxis, elle a replacé cette fin dans l'actualité. Attitude clairement observable chez les idéologues de l'Ecole de Francfort et leurs disciples.

 

Cette mutation s'est effectuée de manière relativement simple. Il s'agit, dans la perspective actuelle de la gauche, de vivre et de penser comme si la révolution et le paradis sans classes, idéaux impossibles à atteindre, existaient de manière intemporelle et pouvaient être potentialisés par l'éducation, le combat culturel et la création de mœurs sociales nouvelles. On constate que la gauche intellectuelle effectue cette mutation conceptuelle au moment où sociaux-démocrates et sociaux-libéraux affirment de fait la fin de l'histoire parce qu'ils estiment, sans doute avec raison, que leur société-marché a abouti. On croit et l'on estime qu'est arrivé le moment d'arrêter le mouvement qui a mis fin jadis à l'Ancien Régime et implanté l'ordre social-bourgeois.

 

Mais que faire si ce mouvement ne s'arrête pas partout, en tous les points de la planète? Si le principe de révolution agite encore certains peuples sur la Terre? En Occident, on a décrété que l'histoire était terminée et que les peuples devaient mettre leurs volontés au frigo. Et en ce bel Occident, c'est chose faite. Elles croupissent au frigidaire les volontés. Ailleurs dans le monde, la volonté révolutionnaire n'est pas extirpée. Le monde effervescent du politique, la Vie, les relations entre les peuples et les hommes n'obéissent pas partout à la règle de la fin des antagonismes. Croire à cette fiction, c'est se rendre aveugle aux motivations qui font bouger le monde. C'est déguiser la réalité effeverscente de l'histoire et du politique avec les frusques de l'idéologie normalisatrice et finaliste.

 

Là nous percevons clairement la contradiction fondamentale de la société post-moderne.

 

Un doux nihilisme

 

Dans de telles conditions, nos sociétés ne peuvent que vivre en complet dysfonctionnement. D'un côté, nous avons un monde idéal, suggéré par les idéologies dominantes, conforme à ses présupposés moraux qu'il convient de mettre en pratique dans sa vie quotidienne pour ne pas se retrouver "marginal" (humanitarisme, égalitarisme, bien-être). D'un autre côté, nous voyons un monde réel qui, en aucun cas, n'obéit à l'idéologie morale moderne et qui nous menace constamment d'une crise finale, d'une apocalypse terrible.

 

La technique qui nous permet de survivre dans cette contradiction est simple: c'est la politique de l'autruche. Le divorce entre les deux réalités crée une formidable schizophrénie sociale. Selon les termes de BAUDRILLARD: Perte du rôle social, déperdition du politique... De toutes parts, on assiste à une perte du secret, de la distance et à l'envahissement du domaine de l'illusion... Person- ne n'est actuellement capable de s'assumer en tant que sujet de pouvoir, de savoir, d'histoire (5). Le spectateur a supplanté l'acteur. Quand les hommes, les citoyens avaient un rôle, le jeu social détenait un sens. N'étant plus que des spectateurs impuissants, tout sens s'évanouit. Et derrière le spectacle, en coulisses, se déploie un monde qui n'a rien à voir avec celui qui nous est offert, suggéré, vanté. Le système cherche à ce que nous vivions comme si la fin de l'histoire, du politique, du social était déjà survenue. Autrement dit, le système simule la disparition du sens que nous évoquions.

 

Il ne reste plus aux hommes qu'à s'adonner au nihilisme "soft" d'un monde sans valeurs. Mais le sens des valeurs a-t-il réellement disparu? Non. Il se cache. Il est imperceptible dans les sociétés de consommation de masse d'Europe mais reste vivace là où se manifeste une volonté collective d'affirmation. Du point de vue de l'idéologie occidentale dominante, les signes d'un tel sens restent cachés comme un visage derrière un masque. Pourtant, ce visage est celui d'un être bien vivant. C'est ce qui explique pourquoi l'homo occidentalis ne mesure les phénomènes nationalistes du Tiers-Monde que sous l'angle de folies individuelles alors qu'en réalité, il s'agit de volontés nationales d'échapper à la dépradation américaine ou soviétique. Dans nos sociétés, au contraire, il n'y a déjà plus de volonté collective mais il règne un individualisme englouti dans l'indifférence généralisée de la massification. C'est un univers où chacun vit et pense comme tous sans pour autant sortir de son petit monde individuel. C'est là une autre forme de nihilisme et l'on ne détecte rien qui puisse affirmer une quelconque volonté.

 

Cet individualisme a déteint sur toute la société post-moderne. Il a suscité tous les phénomènes qui caractérisent ce post-modernisme, y compris ce nihilisme hédoniste, né de la disparition du sens. Gilles LIPOVETSKI confirme cet individualisme intrinsèque de la société post-moderne en énumérant les traits qui la caractérisent: recherche de la "qualité de la vie", passion pour la personnalité, sensibilité "écolo", désaffection pour les grands systèmes qui exigent la motivation, culte de la participation et de l'expression, mode rétro,... (6).

 

Arrêtons nous un moment à ce culte de la participation et de l'expression qui sont symptômes supplémentaires de la schizophrénie sociale et, par là, facteurs de nihilisme. Il existe dans nos sociétés une impulsion de type moral qui appelle constamment à la participation dans la vie publique et à l'expression de la volition individuelle par le biais de la communication. Ainsi, l'on prétend que nos sociétés sont des sociétés de communication, thème que l'on retrouve chez des auteurs aussi éloignés l'un de l'autre que HABERMAS, MARSHALL McLUHAN ou Alvin TOFFLER. Mais où participer, où s'exprimer quand les institutions qui avaient traditionnelle- ment la fonction de canaliser ces pulsions et ces nécessités ont cessé de posséder un sens, ont succombé aux impulsions commerciales de la communication de masse? Comme l'a vu justement BAUDRILLARD (7), le système appelle sans cesse à la participation, il veut sortir la masse de sa léthargie, mais la masse ne réagit pas: elle est trop bien occupée à assurer son bien-être individuel. La participation et l'expression jouent aujourd'hui le même rôle de norme sociale que l'idée que le souverain était l'incarnation d'un pouvoir divin. Actuellement, les normes morales  -déjà non politiques-  du système social-démocratique ne sont qu'un simple vernis, comme le fut, à la fin du XVIIème siècle, l'idée du souverain comme principe incarnateur. Cela signifierait-il que nous sommes à la fin d'un cycle? En termes clairs: le silence des masses, l'impossibilité des dogmes fondamentaux du système démocratique signifie- raient-ils le terme, la mort de l'idée démocratique de participation du peuple, laissant cette participation à une simple fiction juridique, comme le pense Jürgen HABERMAS (8)?

 

Ainsi, l'impossibilité de réaliser ce qui paraît le plus important dans toute société démocratique qui se respecte pourrait donner naissance à un nouveau facteur de nihilisme qui s'ajouterait à ceux déjà énumérés. D'autre part, à la vision apocalyptique inhérente à tout finalisme, se joignent actuellement divers paramètres de crise: économiques, écologiques, géostratégiques... Tous pourraient, à un moment donné, converger. En réalité, la crise est l'état habituel du monde depuis que l'homme existe sur cette planète. Le sens que l'on donnait à la vie était celui qui réduisait l'acuité des crises; il y avait alors quelque chose à leur opposer. Aujourd'hui, en revanche, la crise se profile avec netteté et le consensus a disparu. L'appareil macroéconomique transnational qui régit actuellement l'Occident est occupé à régulariser un système de crise. Mais cette crise ne peut être régularisée indéfiniment. Après la crise viendra inéluctablement la guerre... ou une autre situation conflictuelle qui ne prendra pas nécessairement le visage de la confrontation militaire directe; Songeons aux guerres économiques et culturelles qui affaiblissent déjà l'Europe, avec parfois la frappe chirurgicale et précise d'un terrorisme manipulé...

 

Parier pour l'interrègne

 

Le nihilisme de notre actuelle quotidienneté n'a rien à voir avec le nihilisme classique, exprimé par le terrorisme urbain et le chaos social. Le nihilisme actuel est un nihilisme doux, "soft", accepté comme tel par le système en tant que rouage de son mécanisme complexe. Un nihilisme qui peut se présenter comme inhibiteur, c'est-à-dire comme une acception des normes politiques et morales du système couplée à un refus d'avaliser son fonctionnement et les hiérarchies qu'il implique. Mais un nihilisme qui peut aussi se présenter comme nihilisme "exhibé", comme c'est le cas pour les "nouveaux barbares". Finalement, aucun des deux modèles n'est réellement nocif pour le système. Ce flou est précisément ce qui fait de la post-modernité une époque potentiellement décisive, dans la mesure où on peut franchement la définir comme un interrègne. Interrègne obscur, chargé d'ivresse dionysiaque sourde, comme nous l'a décelé Guillaume FAYE (9). Interrègne qui est prémisse de quelque chose d'encore incertain. Quelque chose qui pourrait rendre à notre monde son enthousiasme, son sens de l'aventure, la nécessité du risque et la volonté de prendre à nouveau des décisions. Tel est le pari de tout interrègne.

 

Giorgio LOCCHI écrit que les représentants les plus autorisés de la Révolution Conservatrice allemande du temps de Weimar, de JüNGER à HEIDEGGER, ont appelé "interrègne" cette période d'attente durant laquelle le destin bascule entre deux possibilités: 1) achever le triomphe de la conception du monde égalitaire avec sa "fin de l'histoire" ou 2) promouvoir une régénération de l'histoire (10). La post-modernité actuelle est un interrègne. Pour cela elle peut être le creuset d'une nouvelle révolution culturelle comme celles qu'a connues l'Europe tout au long de son histoire. En dernière instance, la balance penchera de l'un ou de l'autre côté...

 

Dès lors, nous pouvons affirmer qu'il existe quatre attitudes fondamentales en jeu actuellement. L'une de ces attitudes est proprement post-moderne, elle est hédoniste, éclectique, dionysiaque, indécise. Cette atittude-là est celle du pari pour les mutations superficielles mais contestatrices. Une deuxième attitude est également conforme au système; elle intériorise les présupposés "progressistes" et prône l'aveuglement face à l'histoire en marche, face au devenir du réel; elle fuit tout espèce de pari. Une troisième attitude pourrait être celle de nouveaux barbares, citadins ou ruraux. Elle consiste à sortir du système, à en sortir psychiquement pour les premiers, physiquement pour les secondes. Il s'agit de tuer les parieurs en "cassant le jeu". Enfin, la quatrième attitude est l'attitude faustienne et aventurière: miser et gagner. Mais pour quel enjeu? La régénération de l'histoire européenne. La décision de miser constitue alors un moment-clef.  Telle pourrait être l'attitude d'une Nouvelle Révolution, inspirée de la révolution conservatrice allemande des années 20. Tous les révolutionnaires conservateurs, écrit Louis DUPEUX (12), se définissent comme résolument modernes... Loin de la peur et des tourments qu'engendre le pessimisme conservateur traditionnel, la Révolution Conservatrice dégage une modernité contre le modernisme ou le progressisme, une contre-modernité. Il s'agit, en clair de se décider pour le côté organique de la modernité et d'abandonner les chimères inorganiques. Accepter et assumer la modernité comme forme vitale, comme impulsion et non comme sens orienté vers un finalisme inéluctable (et finalement misérabiliste) qu'on n'atteindra en fin de compte jamais. Rappellons-nous l'expression de JüNGER: fondre passé et futur en un présent vivant, ardent.

 

Il faut que dès maintenant, ceux qui ont décidé de parier pour cette nouvelle révolution spirituelle prennent conscience que le destin de notre culture et de notre continent se trouve entre leurs mains. Il serait toutefois assez ingénu de rejeter simplement les manifestations sociales et esthétiques de la post-modernité au nom d'un "conservatisme" qui, au bout du compte, ne pourrait conduire à rien. Il s'agit de savoir ce que peut donner comme résultat "l'orgiasme" en lequel se plonge la post-modernité. FAYE a écrit que dans les orgies romaines, seul l'amphitryon reste sobre: parce que le "climax", l'apogée du dionysisme n'est autre que le signal du prochain retour d'Apollon. Dans la perspective de cette nouvelle révolution culturelle, notre nouvelle révolution culturelle, la post-modernité ne peut être que la certitude, esthétique et mobilisatrice, que Dionysos sait ce qu'il fait même si ses serviteurs ignorent ses desseins.

 

Javier ESPARZA.

(traduction française de Rogelio PETE).

 

Cet article de Javier ESPARZA, traduit par Rogelio PETE est extrait de la revue PUNTO Y COMA (N°2, décembre 85 - février 1986). Adresse: Revista PUNTO Y COMA, Apartado de Correos 50.404, Madrid, España. Tel.: 410.29.76. Abonnement pour six numéros pour tout pays européen: 2600 pesetas. Tarif étudiant: 2200 pesetas.

 

Notes

 

(1) Castello, F., Tiempos Posmodernos, El Pais, 30/1/1985.

(2)  Cañas, D., La posmodernidad cumple 50 años en España, El Pais, 28/4/1985.

(3) Faye, G., La modernité, ambigüités d'une notion capitale, in: Etudes et Recherches n°1 (2ème série), printemps 1983.

(4) Kundera, M., cité par Régis Debray in Le pouvoir intellectuel en France, Ramsay, Paris, 1979.

(5) Baudrillard, Jean, Les stratégies fatales, Grasset, 1983.

(6) Lipovetsky, G., L'ère du vide, Gallimard, 1983.

(7) Baudrillard, J., Cultura y Simulacro, Kairos, 1984.

(8) Habermas, J., Historia y crítica de la opinión pública, Gili, Col. Mass Media, 1982.

(9) Faye, G., La nouvelle société de consommation, Le Labyrinthe, 1984.

(10) Locchi G., Wagner, Nietzsche e il mito sovrumanista, Akropolis, 1982.

(11) L'auteur du présent article ne trouve pas, dans la "révolution conservatrice" actuelle des Etats-Unis, d'éléments valables pour une régénération historico-culturelle de l'Europe. Il estime que ces éléments sont davantage à rechercher dans le sillage de la "Nouvelle Droite" française et des mouvements qu'elle a influencé ou dont elle a reçu l'influence en Europe.

(12) Dupeux L., Révolution Conservatrice et modernité, in Revue d'Allemagne, Tome XIV, Numéro 1, Janvier-Mars 1982.

 

dimanche, 22 août 2010

We Anti-Moderns

We Anti-Moderns

Ex: http://www.counter-currents.com/

Antoine Compagnon
Les antimodernes:
De Joseph de Maistre à Roland Barthes
Paris: Gallimard, 2005

“Ce qu’on appelle contre-révolution ne sera
point une révolution contraire, mais le
contraire de la révolution.”
—Joseph de Maistre

joseph-de-maistre-source-catholicism-org.jpgThough Antoine Compagnon’s eloquently written and extensively researched essay won a number of prizes and set off a stir among France’s literati, there is little to recommend it here—except for its central theme, which speaks, however implicitly, to the great question of our age in defining and classifying a form of thought whose mission is to arrest modernity’s seemingly heedless advance toward self-destruction.

The antimoderne, Compagnon argues, was born with the birth of liberal modernity. Neither a reactionary nor an antiquarian, the anti-modernist is himself a product of modernity, but a “reluctant” one, who, in the last two centuries, has been modernity’s most severe critic, serving as its foremost counter-point, but at the same time representing what is most enduring and authentic in the modern. This makes the antimoderne the modern’s negation, its refutation, as well as its double and its most authentic representative. As such, it is inconceivable without the moderne, oscillating between pure refusal and engagement. The anti-modernist is not, then, anyone who opposes the modern, but rather those “modernists” at odds with the modern age who engage it and theorize it in ways that offer an alternative to it.

Certain themes or “figures” distinguish anti-modernism from academism, conservatism, and traditionalism. Compagnon designates six, though only four need mentioning. Politically, the antimoderne is counter-revolutionary; unlike contemporary conservatives, his opposition to modernity’s liberal order is radical, repudiating its underlying premises. Philosophically, the antimoderne is anti-Enlightenment; he opposes the disembodied rationalism born of the New Science and its Cartesian offshoot, and he sides with Pascal’s contention that “the heart has its reasons that reason knows not.” Existentially, the antimoderne is a pessimist, rejecting the modern cult of progress, with its feel-good, happy-ending view of reality. Morally or religiously, the antimoderne accepts the doctrine of “original sin,” spurning Rousseau’s Noble Savage and Locke’s Blank Slate, along with all the egalitarian, social-engineering dictates accompanying modernity’s optimistic onslaught.

The greatest and most paradigmatic of the antimoderns was Joseph de Maistre (1753–1821). Prior to the Great Revolution of 1789, which ushered in the modern liberal age, Maistre had been a Freemason and an enthusiast of the Enlightenment. The Revolution’s wanton violence, combined with Burke’s Reflections, helped turn him against it. Paradoxically indebted to the style of Enlightenment reasoning, his unorthodox Catholic critique of the Revolution became the subsequent foundation not only for the most meaningful distillations of Continental conservatism, but of the antimodern project.

The tenor of Maistre’s anti-modernism is probably best captured in his contention that the counter-revolution would not be a negation of the Revolution, but its dépassement (i.e., its overtaking or transcendence). Unlike certain reactionary anti-revolutionaries who sought a literal restoration of the old regime, the grand Savoyard realized the Revolution had wreaked havoc upon Europe’s traditional order, and nothing could ever be done to undo this, for history is irreversible. The counter-revolution would thus have to be revolutionary, going back not to the old regime, but beyond it, to a new order representing both the Revolution’s completion and transcendence. In this sense, the anti-modern project—by rejecting what is decadent and perverted in the modern, while defending what is great and necessary in it—holds out the prospect of rebirth.

Between the Great Revolution and the Second World War, as anti-modernists were excluded from the leading spheres of French political and social life, they took refuge, Compagnon argues, in literature and letters—their “ideological resistance [being] inseparable from [their] literary audacity.” Balzac, Baudelaire, Flaubert, Proust, Péguy, Céline—to name those most familiar to English-speaking readers—are a few of the great figures of French literature who, in implicit dialogue with Maistre, resisted the modern world in modernist ways. (Not coincidentally, for it was also a European phenomenon, the great Welsh Marxist scholar, Raymond Williams, makes a similar argument for English literature in his Culture and Society, 17801950 [1958], though in anti-capitalist rather than anti-modernist terms.)

But if Compagnon develops a suggestive term to designate the nineteenth- and twentieth-century resistance to modern liberal dogmas, he himself is no anti-modernist—which is what one would expect from this professor of French literature occupying prestigious chairs at both the Sorbonne and Columbia University. For anti-modernism is not simply modernity’s aesthetic auxiliary, as Compagnon would have it, but an ideological-cultural tradition frontally challenging the modern order. Given, moreover, the anti-liberal and frequently anti-Semitic implications of the anti-modern temper, as well as its uncompromising resistance to the reigning powers, no feted representative of the system’s academic establishment could possibly champion its tenets. Thus, despite Compagnon’s invaluable designation of one of the great figures opposing modernity’s destructive onslaught, he not only characterizes the antimoderne in exclusively literary terms, missing thereby its larger historical manifestations and contemporary relevance, he never actually comes to term with its defining antonym: the “moderne.”

The concept of modernity, though, is crucial not only to an understanding of the anti-modern, but to an understanding of—and hence resistance to—the forces presently threatening the European life world. There are, of course, a number of different ways to understand these anti-white threats. In an earlier piece in TOQ, I argued that they stem ultimately from the ontological disorder (“consummate meaninglessness”) that marks the foundation of the modern age. Others in these pages have pointed to the Jewish “culture of critique” and the managerial revolution of the Thirties, both of which throw light on the subversive forces threatening us. At other venues, there are those emphasizing the predatory nature of international capitalism, the suicidal disposition of our secular, humanist civilization, or the complex and perplexing forces of modern structural differentiation, to mention just a few of the contending interpretations. Because the historical process is a complicated affair and rarely lends itself to a single monolithic interpretation, the wisest course is probably an eclectic one accommodating a variety of interpretations.

However, if it were necessary to put a single label on the historical process responsible for the “decomposition and involution” preparing the way for our collective demise as a race and a culture, the best candidate in my view is the admittedly imprecise and difficult to define term “modernity”—and its variants (modernism, modernization, modern times, etc.). Over the last century and a half, some of our greatest thinkers have wrestled with this term, offering a variety of not always compatible interpretations of that “certain something” which distinguishes modern life from all former or traditional modes of existence. Compagnon adopts the view of Baudelaire, who invented the term, defining “modernité” as an experience “which is always changing, which does not remain static, and which is most clearly felt in the [bustling] metropolitan center of the city [where everything is] constantly subject to renewal.” The Baudelairian conception, like other interpretations of the modern stressing its fleeting, fragmented, and discordant nature, relates back to the Latin modernus or the early French modo, meaning “just now”—that is, something that is of present and not of past or “old-fashioned” times. In this sense, it is associated, positively, with the new, the improved, the unquestionably superior; negatively, with the ephemeral, the fashionable, and the superficial.

Here is not the place to review the history of this key term. Suffice it to note that the modernist sees life in the present as fundamentally and qualitatively different from life in the past. In contrast to traditionalists, who view the present as a continuation, a transmission, and a recuperation of the past, modernists (and today we are all, to one degree or another, modernists) emphasize discontinuity, favoring reason’s endless capacity to create ever more desirable forms of existence, opposing, thus, the historic, organic, and traditional orders of earlier social forms and identities. Racially, culturally, and in other ways, modern civilization cannot, then, but pursue its abstract, disordering cult of progress in a manner that contests who we are.

There is also a geography to modernity. It began as a European idea, but its fullest historical realization came in lands where the European tradition was weakest, specifically in America (“the home of unrelenting progress . . . where tomorrow is always better than today”) and, to a lesser extent, Soviet Russia. Thus it was that up to 1945 anti-modernists dominated European literature and letters and anti-modernist principles not infrequently found their way into the European public sphere. Since das Jahre Null, however, all has changed, and anti-modernists have been largely exiled to Samizdat and marginal publications—a sign of modernity’s increasingly totalitarian disposition to regulate, level, and homogenize for the sake of America’s modern “way of life.”

Flawed as it may be, Compagnon’s book not only helps us rediscover the anti-modern tradition that stands as an antidote to a runaway modernity, it comes at a time when modern civilization, in the form of globalization, faces its gravest crisis. Phillipe Grasset (at dedefensa.org), arguably the greatest living student of modern, especially American, civilization, claims that a triumphant modernity is today completely unchained, drunk on its own power, as it remakes the planet and transforms our lives in ways that destructure all known identities and beliefs. Like earlier French Jacobins, who exported their revolution to the rest of Europe, American Jacobins in the White House and on Wall Street are today imposing their revolutionary disorder on the rest of the world, as they turn it into a monochrome, amorphous herd of consumers shorn of everything that has traditionally been the basis of our civilization.

A single force compels the spiritless modernism of these latter-day Jacobins: the chaos-creating imperatives of their techno-economic cult of progress, which runs roughshod over every organic, historic, and traditional reference. Evident in Iraq, along our southern border, and in the antechambers of the European Commission, they thrive not just on the illusion that the past is discontinuous with the present, but on a “virtualism” whose artificial and self-serving constructions bear little relationship to the realities they endeavor to affect. As one White House official said to a New York Times reporter (October 17, 2004) on the subject of Bush’s “faith-based community”: “When we act, we create our own reality.” The modernist is prone, thus, to taking refuge in the illusory idea he makes of reality. This “virtualist” affirmation of illusion as reality inevitably leads to chaos, madness, and a world which is no longer our own.

Because our age’s defining conflict increasingly revolves around the battle between a destructuring modernity, in the form of globalism, and the anti-modernist forces of order rooted in the cultural and genetic heritage defining the European, the anti-modernist project has never been more pertinent. In Grasset’s view, what is at stake in this conflict is “the consciousness of existing as a specific phenomenon”—that is, identity. For as the modernist impetus of an American-driven globalism imposes its virtualist identities (based on creedal abstractions, not history, nature, or tradition), it clashes with the anti-modern project of forging an identity based on a synthesis of primordial identities and modern imperatives, as the temporal and the untimely meet and merge in a higher dialectic.

Throughout the nineteenth century and into the first half of the twentieth century, anti-modernists commanding the cultural heights of modern civilization were able, at times, to mitigate modernity’s destructive import. Since the American triumph of 1945, especially since 1989, as liberals and globalists subjected the spirit to new, more iron forms of conformity, this has changed, and anti-modernist writers and critics have been systematically purged from the public sphere.

The anti-modern, though, is not so easily suppressed, for it is the voice of history, heritage, and a reality that refuses to adapt to the modernist’s Procrustean demands.

Banned now from literature and letters, it is shifting to other fields. With the terrorist assault of 9/11, fourth-generation war in Iraq, the European referendum of 2005, etc.—the anti-modern forces of history and heritage continue to make themselves felt, for as our clueless modernists fail to understand, the past is never dead and gone.

TOQ, vol. 7, no. 4, Winter 2007–2008

vendredi, 20 août 2010

La croisade de Thomas Molnar contre le monde moderne

La croisade de Thomas Molnar contre le monde moderne

par Arnaud FERRAND-LÉGER

Ex: http://www.europemaxima.com/

molnar.jpgDans le monde clos des intellectuels catholiques, Thomas Molnar reste un penseur à part. Philosophe, universitaire, écrivain et journaliste, l’ancien exilé hongrois réfugié aux États-Unis est rentré dans sa patrie dès la chute du communisme. Depuis il enseigne la philosophie religieuse à l’Université de Budapest. Mieux, avec la victoire des jeunes-démocrates de Viktor Orban, le professeur Molnar fut le conseiller culturel du jeune Premier ministre magyar avant de retourner dans l’opposition.

 

En France, les interventions de Thomas Molnar se font maintenant rares dans la presse, y compris parmi les journaux catholiques et nationaux. Il publia longtemps dans le bimensuel Monde et Vie d’où, d’une plume acérée, il diagnostique d’un œil sévère et avisé le délabrement du monde postmoderniste. En revanche, il continue la publication de ses ouvrages. Le dernier, Moi, Symmaque et L’Âme et la Machine, composé de deux essais, porte encore un regard inquiet sur le devenir de la société industrielle occidentale. Rarement, un livre aura justement traduit la crise mentale profonde dans laquelle sont plongés les catholiques de tradition. Il faut croire que l’accélération du monde soit brusque pour que le catholique Molnar se mette à la place du sénateur romain Symmaque, dernier chef du parti païen au IVe siècle. Symmaque fut le dernier à essayer de restaurer les cultes anciens…

 

 

Tel un nouveau Symmaque, Thomas Molnar charge, sabre au clair !, contre le relativisme moral, le multiculturalisme, l’inculture d’État, la perte des valeurs traditionnelles, l’arnaque artistique… Il n’hésite pas à affronter les grandes impostures contemporaines ! Mais le docteur Molnar ouvre un corps social entièrement métastasé.

 

 

Découvrir Thomas Molnar

 

 

Cette nouvelle dénonciation – efficace – permettra-t-elle à son œuvre prodigieuse de sortir enfin du silence artificiel dans lequel la pensée dominante l’a plongée ? Jean Renaud le croit puisqu’il relève le défi. A travers cinq entretiens, précédées d’une étude fine et brillante de l’homme et de ses livres, Jean Renaud se propose de faire découvrir cet étonnant universitaire hongrois. Même si son ouvrage se destine en priorité au public francophone d’Amérique du Nord (Pour les « Américains nés dans un monde unilatéral, programmé, horizontal, indifférencié ! Un de [leurs] ultimes recours, ce sont ces quelques Européens qui, de par le monde, persistent »), le lectorat de l’Ancien Monde peut enfin connaître la pensée originale de cet authentique réactionnaire, entendu ici dans son acception bernanosienne.

 

 

Non sans une pointe d’humour, Jean Renaud présente le professeur Molnar comme « toujours prêt à attaquer et à tenir, même pour soutenir des causes impopulaires, cet ennemi de l’Europe politique, cet exilé en terre d’Amérique mérite néanmoins parfaitement le titre d’Européen. Non seulement possède-t-il les principales langues du vieux continent, il est d’abord et surtout resté fidèle à un héritage, multiple, ondoyant, traversé de lignes harmoniques, de fragiles équilibres. Cet héritage européen n’est point porté par lui comme une cape décorative ornée de nostalgies : il est vivant et doit être protégé par le verbe et par la pensée ». Ce combat qui fait frémir toute la grande conscience humaniste n’est pas « sans taches, puisque [son promoteur] est blanc, mâle et hétérosexuel, ni impertinence, car il n’en manifeste aucune honte ». D’ailleurs, insatisfait d’exposer ses opinions incongrues, il osa s’exprimer dans la presse nationale-catholique et participa à plusieurs colloques du G.R.E.C.E.; c’est dire la dangerosité du personnage !

 

 

Bien sûr, Thomas Molnar n’adhère pas à la Nouvelle Droite. Il en diverge profondément sur des points essentiels. Ce catholique de tradition reste un fervent défenseur du principe national. Il « préfère ce nationalisme que l’on dit “ étroit ” et “ identitaire ” au mondialisme homogénéisé, uniforme, forcément totalitaire. Bref [il ne veut] pas que les “ valeurs ” américaines, après celles de Moscou, soient imposées à l’humanité. […] Les petits peuples, ajoute-t-il, à l’égal des puissants, sont indissolublement attachés à leur identité nationale : langue, littérature, souvenirs historiques incrustés dans les monuments, les chansons, les proverbes et les symboles. Voilà les seuls outils propres à résister aux conquêtes et aux occupations. Pour la même raison, il est impossible d’organiser des alliances ou des fédérations de petites nations : les haines et les méfiances historiques les empêchent de se fédérer. C’est un malheur, mais que voulez-vous ? »

 

 

Contempteur des fausses évidences

 

 

Auteur d’une remarquable contribution à l’histoire de la Contre-Révolution, sa vision de la droite est impitoyable de lucidité. Après avoir montré que « le libéralisme […] est antinational par essence, morceau difficile à avaler pour ces hommes de droite qui se veulent des conservateurs à l’américaine, tels Giscard, Barre et Balladur. […] Il est significatif, continue-t-il, de constater que l’histoire de la droite est jalonnée de grandes illusions et, partant, de grandes déceptions. […] La droite n’a pas de politique, elle a une “ culture ”. La politique ne se trouve qu’à gauche depuis 1945; la droite ne fait que “ réagir ” de temps en temps avec un Pinochet au Chili, un Antall en Hongrie. C’est de courte durée. […] La droite n’a pas le choix : autoexilée de la politique, elle déplore cet exil qui promet d’être permanent, elle ferme les yeux et préfère s’illusionner ».

 

 

Persuadé de l’importance du combat métapolitique et de son enjeu culturel, Thomas Molnar note, avec une précision de chirurgien, que « l’opinion de droite, et la droite catholique en fait partie intégrante, ne s’intéresse guère aux arguments, aux raisonnements, au jeu subtil de la culture. Elle se sent, depuis 1789, lésée dans ses droits, dans sa vérité, et cherche à regagner ses positions d’antan. Elle se laisse enfermer dans un ghetto, pleine de ressentiment, et fait tout pour limiter sa propre influence, son propre poids, afin de pouvoir dire par la suite qu’elle est victime de l’histoire et de ses influences sataniques ». Ce réac suggère des orientations nouvelles qui détonnent dans un milieu sclérosé. Il propose par conséquent une rénovation radicale du discours banalement conservateur.

 

 

La partie la plus intéressante des entretiens concerne toutefois la Modernité, ses conséquences et son avenir. Respectueux d’« un réel multiforme jamais possédé, dans son intégralité, par la raison humaine », Thomas Molnar observe que « le ciel de la modernité est fermé; les certitudes d’antan ont mauvaise presse. Mettons-nous dans la peau de l’homme moderne : ses deux poteaux indicateurs sont l’utopie et la technologie, le miracle politique et le miracle matériel, idéaux éphémères qui s’écroulent à chaque instant. Fini le rêve marxiste, vive le libéralisme ! Plus de voyage dans la lune, vive l’intervention biotechnique ! Le cosmos, jadis peuplé de dieux, ressemble aujourd’hui à quelques gros cailloux qui tourne et éclatent, naissent et s’éteignent ». Voilà le triste bilan de « la philosophie moderne [… qui] est le refus des essences et l’accueil de l’existence brute, du devenir […] plutôt que de l’être. […] La perte de l’essence entraîne celle des structures, puis celle des significations. on peut dire n’importe quoi, à l’instar de la peinture moderne. Nous habitons le paradis des tartuffes et des charlatans, paradis où fleurit la dégringolade du sens ».

 

 

La crise de la Modernité

 

 

Or la désespérance nihiliste est superfétatoire. Pis elle est inutile, car si l’« on se sert, aujourd’hui, de ce mot “ désenchantement ” pour décrire la perte du sacré; n’oublions pas qu’il peut y avoir, dans un avenir proche ou lointain, une perte du profane, plus exactement une perte du noyau de notre civilisation technicienne et mécanicienne ». Il envisage alors tranquillement « l’effondrement graduel (toujours la fatigue des civilisations) de la mentalité technicienne, voire scientifique, par le reflux de la civilisation occidentale, qui a atteint, avec la domination américaine sur la planète, une espèce de nec plus ultra ». Certes, «l’idéologie industrielle, profondément subversive, la publicité, l’étalage du privé sur la place publique, la confusion des sexes, le règne de la machine et des robots bloquent, pour le moment, notre horizon », mais « les modernes ont tout perdu, souligne à son tour Jean Renaud; ils nous ont peut-être profondément offensés, mais ils sont fous. Leur univers est imaginaire. Chacun à notre place, il nous est possible de résister, de tenir quotidiennement, de refuser l’isolement d’aider le jeune et le vieux, d’accumuler ces actes modestes que nous avons désappris, ces actes par lesquels l’âme se fortifie. Le monde moderne existe de moins en moins ». Si les catholiques actuels savaient encore penser et s’ils cessaient de suivre les sirènes de la confusion moderne, le professeur Molnar serait sans conteste leur référence intellectuelle.

 

 

« Pour la liberté de l’âme face à la robotisation », tonne Thomas Molnar qui poursuit ainsi une véritable croisade spirituelle contre un monde déshumanisé et mécanisant, toujours plus négateur de la diversité naturelle. En d’autres temps et en d’autres lieux, Thomas Molnar aurait été un croisé de haute tenue, car il est dans l’âme un Croisé contre le Désordre contemporain. Ode alors à l’homme qui fut la Chrétienté…

 

 

Arnaud Ferrand-Léger

 

 

Moi, Symmaque, suivi de L’Âme et la machine, Éditions L’Âge d’Homme, 167 p.

 

Du mal moderne. Symptômes et antidotes, cinq entretiens de Thomas Molnar avec Jean Renaud, précédé de « Thomas Molnar ou la réaction de l’esprit » par Jean Renaud, Québec, Canada, Éditions de Beffroi, 1996.


Article printed from Europe Maxima: http://www.europemaxima.com

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mercredi, 31 mars 2010

Postmortem Report: a collection of essays by Tomislav Sunic

Postmortem Report: a collection of essays by Tomislav Sunic

Ex: http://majorityrights.com/

Tom_Sunic_Tomoslav_Council_of_Conservative_Citizens_2008.jpgYou may already know that Tom Sunic’s new book Postmortem Report: cultural examinations from postmodernity has been published.  Tom is a fine essayist - among the best we have - and Postmortem Report brings together the best of his work in this format.  He asked me to produce some blurb to announce the book here, but I thought a few short passages might be more to your taste.  These are what he selected.

From the (suitably straightening) foreword by Kevin MacDonald:

Europeans who have any allegiance to their people and culture cannot stand by and accept this state of affairs. We are approaching an endgame situation in the West. In the United States, people of non-European descent will be the majority in just a few short decades, and the same will happen throughout Europe and other societies established by Europeans since the dawn of the Age of Discovery. At that point, the centuries-old hostilities and resent-ments of non-White peoples toward Whites that Sunic discusses will come to the fore, and the culture and Europe will be irretrievably lost.

We must confront this impending disaster with a sense of psychological intensity and desperation. Reading Tom Sunic’s essays will certainly provide the background for understanding how we got here and perhaps also for finding our way toward the future.

And from the text, a subject which just occasionally gets an airing here:

In conclusion, one could say that, in the very beginning of its development, Judeo-Christian monotheism set out to demystify and desacralize the pagan world by slowly supplanting ancient pagan beliefs with the reign of the Judaic Law. During this century-long process, Christianity gradually removed all pagan vestiges that coexisted with it. The ongoing process of desacralization and the “Entzauberung” of life and politics appear to have resulted not from Europeans’ chance departure from Christianity, but rather from the gradual disappearance of the pagan notion of the sacred that coexisted for a long time with Christianity. The paradox of our century is that the Western world is saturated with Judeo-Christian mentality at the moment when churches and synagogues are virtually empty.

And more:

And yet, we should not forget that the Western world did not begin with the birth of Christ. Neither did the religions of ancient Europeans see the first light of the day with Moses—in the desert. Nor did our much-vaunted democracy begin with the period of Enlightenment or with the proclamation of American independence. Democracy and independence—all of this existed in ancient Greece, albeit in its own unique social and religious context. Our Greco-Roman ancestors, our predecessors who roamed the woods of central and northern Europe, also believed in honor, justice, and virtue, although they attached to these notions a radically different meaning.

On two giants of the German revolutionary conservative tradition:

One cannot help thinking that, for Spengler and his likes, in a wider historical context, war and power politics offer a regenerative hope against the pervasive feeling of cultural despair. Yet, regardless of the validity of Spengler’s visions or nightmares, it does not take much imagination to observe in the decadence of the West the last twilight-dream of a democracy already grown weary of itself.

... And what to say about the German centenarian, enigmatic essayist and novelist Ernst Jünger, whom the young Adolf Hitler in Weimar Germany also liked to read, and whom Dr. Joseph Goebbels wanted to lure into pro-Nazi collaboration? Yet Jünger, the aristocratic loner, refused all deals with the Nazis, preferring instead his martial travelogues. In his essay Annäherungen: Drogen and Rausch, Jünger describes his close encounters with drugs. He was also able to cut through the merciless wall of time and sneak into floating eternity. “Time slows down . . . The river of life flows more gently… The banks are disappearing.” While both the French president François Mitterrand and the German chancellor Helmut Kohl, in the interest of Franco-German reconciliation, liked meeting and reading the old Jünger, they shied away from his contacts with drugs.

On the racio-political attack against our people:

The whole purpose of classicism and neoclassicism, particularly in plastic art, but also in philosophy and literature suggested that Europeans had to abide by the cosmic rules of racial form and order. Whatever and whoever departs from order — brings in decadence and death. The word and epithet “racist” and “racism” are usually hurled against White nationalists, never ever scathing other racial non-European out-groups. Over the last fifty years, no effort has been spared by the Western system and its mediacracy to pathologize White Western peoples into endless atonement and perpetual guilt feelings about their White race. The intended goal was to create a perception that all non-European races and out-groups are immune to sentiments of xenophobia or racial exclusion. The incessant anti-White propaganda and the idealization of non-Whites have attained grotesque dimensions, resulting in clinical self-hate and neurotic behavior among the majority of Whites.

And, finally, on the perils of being labelled a “racist”:

Intellectual terror in American colleges is well hidden behind the garb of feigned academic conviviality and the “have-a-wonderful day” rhetoric of superficially friendly peers. Yet it has far more insidious effects than the naked terror I experienced in a drab ex-communist Europe. Apart from being a derogatory, value-laden word that immediately lends itself to an array of catastrophic fantasies and judgment-day scenarios, the word “Nazi” also gives birth to a schizoid behavior among a number of White nationalists, particularly in America. Many of them seriously project in their minds National Socialist Germany as a country populated by Albino-like Nordic Übermenschen possessing a hidden force that could be resuscitated any day either in Patagonia or on astral UFOs. As noted previously in The Occidental Observer, the false reenactment of political events leads to their farcical repetition — with dangerous political consequences. In our postmodernity, the overkill of false images leads to the real kill. The often rowdy and infantile behavior of such “proud Aryan internet warriors” scares off serious White people who could otherwise be of some help in these decisive days of struggle for Western civilization. We must ask ourselves: Cui bono? Who benefits?

jeudi, 18 février 2010

Réalité virtuelle et économie

Archives de Synergies Européennes - 1995

RÉALITÉ VIRTUELLE ET ÉCONOMIE

 

realitievirtuelle.jpgLa lecture d'Aristote nous enseigne que l'argent naquit pour faciliter le troc, et que dès lors il est une con­vention, un artifice, un signe. Ce signe alimenta l'imagination et développa l'illusion qui corrompit les âmes et les sociétés, car il magnifia la richesse créée par l'argent-papier en lieu et place de la richesse réelle is­sue de la production de biens et de services. L'éthique aristotélicienne se fondait sur le concept de la limi­tation des richesses; tant que l'économie de troc fonctionnait, il ne pouvait y avoir de richesse illimitée car, par exemple, la récolte de grains est limitée comme le sont les semailles. Mais l'argent introduisit le concept de richesse illimitée; et contrairement aux grains de céréales, les monnaies peuvent s'accumuler indéfiniment, et quand cela survient, la richesse se transforme en une fin en soi, et non plus en un moyen; l'homme ne vit plus de la richesse, il vit pour elle.

 

Le Moyen Age condamna le développement des taux d'intérêt, considérés comme anti-naturels sur base d'une éthique aristotélicienne; cependant, le judaïsme et le protestantisme les prirent à leur compte, dé­veloppant ainsi le commerce et l'économie en général. Actuellement, les chroniques économiques journa­lières qui nous retracent les turbulences économico-financières mondiales nous révèlents par la même occasion l'hégémonie décisive de la sphère financière sur le plan réel de la production, l'investissement, l'emploi et le salaire. Ceci est un phénomène à portée planétaire, mais dont le pouvoir de nuisance nous semble se manifester avec une véhémence toute particulière dans les économies périphériques (notamment en Amérique latine, ndt), excessivement dépendantes des financements externes. La globa­lisation financière est à l'origine de la concetration d'énormes actifs dans les mains de quelques méga-opérateurs qui obtiennent de forts taux d'intérêt, aux dépens des pays périphériques qui se trouvent ainsi sous leur pouvoir direct. Du reste, il est significatif que le commerce mondial ne dépasse pas 4000 mil­liards de dollars tandis que l'argent électronique qui circule dans le “marché ouvert” atteindra les 210.000 milliards à la fin de 1995.

 

En 1990, le Prix Nobel d'économie fut octroyé à un trio de fins connaisseurs dans l'art de maximiser les rentes speculatives: Harry Markowitz, Merton Miller et William Sharpe. Plus tard, en 1991 (Ronald Coase) et en 1994 (John Nash, Reinhard Selten et Janos Harsanyi), les Prix Nobel récompensèrent les travaux apportant les signes d'une science encore plus fine dans ce domaine. Nous y voyons une manifestation éblouissante de la dérive financière et des significations qu'elle est en mesure de proposer. Sous le doux euphémisme de “produits dérivés”, l'ingénierie financière sauvage invente tout un large éventail d'accords financiers d'où naît une immense timballe financière grâce à laquelle des sommes énormes peuvent être gagnées après avoir parié des sommes bien plus minimes. Spéculer avec des instruments aussi volatiles crée des risques élevés: dès que le moindre maillon de la chaîne s'interrompt, il en résulte des pertes as­tronomiques; par exemple, si un pays en voie de développement entre en cessation de paiements, ce sont des milliards de dollars “dérivés” qui volent instantanément en fumée.

 

Un système développé de satellites, ordinateurs et autres moyens technologiques à portée globale am­plifient la dimension des transactions financières de tous types qui débordent le monde de l'économie réelle, en rapidité comme en intensité. L'argent électronique dégage une chaleur moite: cette fiction est propice au pullulement de la faune “yuppy”, qui jongle tour à tour avec des profits mirobolants et avec des banqueroutes foudroyantes, au rythme éperdu des capitaux lancés dans leur course à travers les divers marchés de capitaux.

 

A l'ère de la réalité virtuelle, quand les signes se rebellent envers les réalités, il est nécessaire de récupé­rer l'essence des valeurs philosophiques. Les finances doivent être remises dans un état de subordina­tion à l'égard des productions réelles de biens et de services, car c'est de là que des possibilités naissent pour l'être humain de se réaliser en tant que tel. La dépendance des populations humaines envers le pou­voir diffus et essentiellement cruel du monde financier est extrêmement dangereuse, elle annule le pou­voir décisionnel des gouvernements et ne saurait avoir qu'un impact social traumatique. Les stratégies de développement qu'il nous faut créer, une fois pour toutes, seraient basées sur la production et les expor­tations: la production des choses au-dessus du règne des signes.

 

Manuel Agustin GAGO.

(article tiré de Disenso, n°4, hiver 1995).

mercredi, 10 février 2010

Du temple au bureau

Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1988

585-WARSCHAU%20Rondo.jpgDu temple au bureau

 

Monument d'une époque qui a fait de l'argent une divinité universelle, les grands sièges bancaires illustrent luxueusement et sans aucune dissimulation, le langage du pouvoir de ce siècle. Son vocabulaire, son sens de la monumentalité et sa relation avec ce public indifférencié et massif, que, par-dessus tout, il faut fasciner.

 

Gloria Otero

 

Bien qu'aujourd'hui les frontières n'aient jamais été aussi diffuses entre l'argent, le pouvoir et la divinité, les édifices qui leur ont été consacrés se sont confondus depuis des temps immémoriaux. Avant même l'invention de la monnaie, temples et palais se répartissaient les fonctions de la banque, accueillant sous le même toit et avec une solennité identique, les intérêts suprêmes, matériels et spirituels, de la communauté. Un mélange de mystère, de luxe et d'ostentation étudiée, s'inscrivait dans ses antécédents –temples sumériens et babyloniens, basiliques romaines, palais de la Renaissance…–, quand, au XIXième siècle, les premières banques modernes firent leur apparition, elles se destinèrent spécifiquement à garder l'argent et à attirer des clients.

 

En Espagne, les sièges les plus importants –Bilbao, Nacional, Hispano, Central, España– ont été construits entre 1880 et 1920. Dans des délais de deux ou trois ans au maximum, à l'exception des bâtiments de la banque «España», qui, à cause de son extraordinaire complexité, ont exigé sept ans de travail. leur typologie, qu'il fallait absolument inventer, jaillit avec une uniformité remarquable de la stylistique champêtre et embrouillée du siècle.

 

Lors de cette première étape, réellement dorée, de leur évolution, les édifices bancaires se tournèrent unanimement vers deux modèles historiques: le temple grec et le palais de la Renaissance. On utilisa, massivement, le premier aux Etats-Unis et le second, en Europe. Sur base de cette référence initiale, l'architecte jouait passionnément à la combinaison des styles, en dominant des distorsions d'ordres et les délires de l'imagination, avec une rigueur et un art exemplaire.

 

Madrid, capitale financière espagnole depuis le début du siècle, conserve divers exemples de cette période. Tous ceux-ci présentent une dichotomie entre l'extérieur et l'intérieur qui caractérisera cette architecture jusqu'à nos jours. De la rue, la banque déploie tout un arsenal symbolico-décoratif, destiné à transmettre un message d'inviolabilité et de puissance, métaphore des trésors que la banque renferme. Ce sacro-saint argent que le XIXième siécle adorait avec une ferveur presque mystique. Des cariatides grecques, des bossages typiques de la Renaissance, des colonnes de tous les ordres, des grilles de toutes les tailles et une faune variée avec un préférence marquée pour les lions, les éléphants, les chevaux et jusqu'aux quadriges, envahissent les façades. Mais la grandiloquence du langage extérieur se tempère à l'intérieur, où la solennité bancaire acquiert une mesure plus exacte. C'est là que se crée un modèle propre dont la pièce la plus importante est la salle des guichets; grande salle rectangulaire, au toit dépouillé, constitué d'une verrière fournissant une lumière naturelle, elle est entourée de comptoirs de service pour le public et d'une galerie qui fait communiquer le premier étage avec le mouvement de la salle. Un hall précède toutes les autres pièces, il est plus ou moins grand, circulaire et doté d'un toit, également en verre et complète cette scénographie qui réduit son vocabulaire comme pour éviter de vaines distractions à l'heure de la vérité. Celle qui opère aux guichets de cette salle avec de lointaines réminiscences classiques madrilènes.

 

Pompe décimononique

A Madrid, la calle de Alcalá réunit un échantillonnage typique de banques du début du siècle. Commençons par le numéro un du pays: la «Banco de España»; elle est dotée d'une salle d'opérations polygonale, d'une magnificence si sobre et mélancolique qu'on y retrouve l'atmosphère de l'Escurial. Puis voilà la «Central», la plus américaine de toutes les banques de par sa vocation gréco-latine; elle est décorée de cariatides à l'entrée et de colonnes gigantesques, rappelant la mer et les oliviers du paysage classique. Seulement ici, on n'a pas la Méditerranée à côté mais «el Ministerio del Ejercito» (Ministère de l'Armée). Tout près de là, on peut voir la «Santander» dotée d'une pointe de coquetterie dans sa modestie, si on la compare avec les banques environnantes. Et un air presque aimable de villa italienne de loisirs, avec sa voûte de couleur rose, surbaissée sur la salle centrale. La banque «Español de Crédito» tirant parti de sa position de coin, face à la «Bilbao», déploie toute une cohorte d'éléphants, face aux grilles imposantes de sa voisine; c'est peut-être le bâtiment le plus spectaculaire de tous, avec ses échos modernistes et ses quadriges monumentaux scrutant le ciel madrilène.

 

Quelques années après, toute cette débauche historique, symbolique et décorative, disparaît. Le rationalisme balaie toute excroissance narrative de l'architecture et inaugure une ére inédite pour les grands édifices représentatifs. Une ère austère, obsédée par la relation sans artifices entre forme, structure et fonction. La banque «de Viscaya», construite en 1930, l'année de la fondation du Gatepac, témoigne du tournant vers le nouveau style. En plein cœur de la city décimononique, elle impose une façade plane qui ne joue qu'avec la géométrie et avec le chromatisme des matériaux nobles, la même présentation se répétant exactement à l'intérieur.

 

Tout possède un imperceptible air déco. Sa somptuosité raffinée est chargée de séculariser définitivement l'édifice bancaire. De là à le transformer en un bureau luxueux, il n'y a que deux pas à franchir, tous deux clairement américains. Le premier pas est élémentaire, la configuration de l'édifice de bureaux en tant que tel. Une typologie inédite qui finira par imposer sa simplicité et son pragmatisme à toute l'architecture. Le second est plus conceptuel, le relatif abandon du secrétisme et l'emphase aristocratique des premiers sièges bancaires, en faveur d'une plus grande transparence et d'une vocation de service public.

 

Le futur de Sullivan

A la moitié de ce siècle, la dictature architectonique du bureau était évidente. Louis Sullivan, le pionnier des gratte-ciel qui, en 1900, rêva d'un style constructif si grand qu'il n'admettait aucune exception, mourut, ignoré, dans un hôtel de troisième classe de Chicago mais il avait obtenu gain de cause. Le triomphe de la structure d'acier, le niveau libre et le mur de soutènement, ont largement réalisé son idéal. Bin qu'une fois achevé, cela laisse beaucoup à désirer. Les étages empilés comme le fromage pour les sandwichs, en blocs cubiques d'une monotonie incontestable, servent effectivement ???. Des appartements de luxe, des commerces, des hotels , tout s'emboîte divinement dans le réticule bureaucratique. Pourquoi pas ne serait-ce pas possible pour l'édifice bancaire?

 

Une date et un exemple américains constituent des exemples clés. Le 12 juin 1954, on inaugure, à New York, le bâtiment de Manufactures Trust Company. Un cube de verre et d'aluminium totalement transparent, qui montre ce qui se passe à l'intérieur avec un naturel parfait.

 

Se rapprocher de l'usager.

La porte du trésor, pesant 30 tonnes, s'ouvre directement sur la Cinquième Avenue, dont elle est à peine séparée par une vitre. Une nouvelle image, démocratique et ouverte, qui annule murs et grilles et dépose son argent au vu de tous, s'impose dans l'architecture bancaire. En Espagne, la banque «Popular», sur la Gran Vía madrilène, sera la première à l'imiter. A Barcelone, le bâtiment de la «Banca Catalana», sur la Diagonal, date également de la fin des années cinquante, il donne une version particulière de ce rapprochement avec l'usager, avec une conception extérieure qui se différencie à peine d'un bloc d'appartements de haut standing de l'époque.

 

La profusion de fontaines et de plantes; le remplacement des guichets par des tables individuelles pour donner plus d'attention au client, situées au centre du patio, transformant la scénographgie traditionnelle, du cercle majestatif  autour de l'insignifiant sujet, sont des détails déterminants de cette volonté plus démocratique et conviviale de la banque envers son public. Tout cela ne signifie pas, pas du tout, qu'elle renonce à la représentativité et à l'ostentation. Elle modifie simplement sa mise en scène. Et si, depuis les années soixante, une banque, n'importe laquelle, peut occuper sans problème un bâtiment originalement construit pour contenir des bureaux, comme cela arrive souvent, depuis les années soixante-dix, l'architecture d'avant-garde devient son étoile. Une étoile assez perplexe devant le panorama assez maussade qui l'entoure. Dans ces années d'éclosion post-moderne, le rationalisme moderne éclate et écrase le lieu commun de son édifice emblème, la tour de bureaux. La nécessité, utopique, se répand, de rompre sa monotonie en maintenant sa philosophie.

 

Madrid continue à accaparer la collection la plus complète d'expériences au cours de cette décennie. De la calle Alcalá, le cœur financier se transporte a la Castellana. Dans ce nouveau cadre, les nouveaux sièges seront construits de manière isolée. Non seulement physiquement, mais également conceptuellement, car à de très rares exceptions près, personne ne veut plus établir, comme auparavant, une relation urbaine avec son environnement. Tout au contraire. Chaque bâtiment se construit de manière solitaire et agressive sur son terrain, avec une vocation exclusivement compétitive, qui a conduit certains spécialistes à affirmer que si Alcalá est un concert, la Castellana est un pélerinage. Ce qui arrive est que bien que chaque édifice ait une apparence qui lui est propre, stimulant le voisin, il n s'agit pourtant d'un ait très qualifié.  Signé par les noms les plus illustres de l'architecture espagnole actuelle, bien que ces spécialistes ne se soient pas spécialement distingués avec ces banques: un Gutierrez Soto, Rafael Moneo, José Antonio Corrales et Ramón Vázquez Molezún, Javier Carvajal, Saenz de Oiza…

 

Sur ce parcours un peu histérique à cause du protagonisme visuel, qui n'est ni esthétique ni spatial et qui va caractériser les dernières vingt années de ce type d'édifices, trois exemples signalent, dans les années soixante-dix, des options prémonitoires., la banque de l'«Unión» et le «Fenix» (1971) conçus par un classique imperturbable de l'architecture rationaliste, Gutierrez Soto, qui, à cette occasion, se quitte la théatralité –cas unique dans sa longue trajectoire–, et réalise une tour de marbre et d'aluminium noir et or, comme un autel gigantesque,  pour la statue de la firme. C'est le pari pour la côté spectaculaire lisse et plein, bien que de qualité.

 

La «Bankunión», de Corrales y Molezún, équipe ancienne dans une avant-garde paisible et solvable depuis des années, avec sa ? de voûte en plein cintre, ses conductions thermiques à l'air et sa couleur cuivrée, a suscité la polémique en son temps (1975). On se séparait de la morphologie habituelle et on en imposait une autre, plus artificieuse et exhibitionniste, avec une touche technologique, inédite alors dans des édifices bancaires. C'est l'opposé du côté spectaculaire partant des particularités du projet.

 

Rafael Moneo, le triomphateur le plus discret et le plus international de l'architecture espagnole récente, réalisa, avec Ramón Bescós, le bâtiment le moins spectaculaire et le plus admiré de tous ceux qui rivalisent pour la gloire dans le défilé bancaire de la Castellana. La très célèbre «Bankinter», dissimulée derrière le petit palais de Mudela, est un exercice modèle, vu la situation et les circonstances. Rien de plus insolite dans l'architecture du moment en général (1976) et de l'architecture bancaire en particulier.

 

Contrastant fortement avec la tour voisine de Gutierrez Soto, l'immeuble de Móneo apparaît comme un second terme neutre pour le petit palais, mais avec une entité majestueuse qui lui est propre, depuis l'accès par la calle latéral de la Castellana. L'usage de matériaux traditionnels, comme la brique, sans aucun aura luxueux; les jeux géométriques et d'échelle surprenants; la rigueur et le soin, qui n'ont rien de standard, avec lequel on a veillé à tous les détails de cet édifice, même l'incorporation d'œuvres d'art, déterminent le caractère génial de cette banque. Et son originalité absolue comme édifice de lecture lente, non propagandiste et à la spatialité ambigue, dans la meilleure tradition postmoderne. Rien n'illustre mieux les théories de son auteur sur la crise des typologies dans l'architecture contemporaine et le protagonisme du projet à son endroit.

 

Ceci est son pari solitaire au bord de la Castellana. Un certain nombre d'années devra s'écouler avant que les grands édifices corporatifs commencent à admettre, très prudemment, certains de ses postulats. L'appauvrissement et la monotonie des tours de bureaux, définitivement identifiées avec l'architecture bancaire, devraient encore empirer plus pour que surgissent des exemples alternatifs. La standardisation des espaces intérieurs au point de devenir parfaitement interchangeables, organisés par des entreprises spécialisées dans leur installation, appauvries également par l'automatisation n'avait pas tellement d'importance. Ce qui importait, c'était l'épuisement expressif des tours à l'américaine, basées sur une concurrence purement objectuelle en fonction de leur échelle et de leur caractère spectaculaire.

 

Un cas exotique.

Les années quatre-vingt et la crise pétrolière  ont apporté les premières corrections internationales à ce modèle. La plus spectaculaire correspond précisément à une banque, celle de Hong Kong et de Shangaï, de Norman Foster. Edifice-symbole où l'on retrouve le génie capitaliste et colonial dans un monde sur le point de passer dans le camp opposé.

 

Foster, Saxon et admirateur soumis de l'architecture visionnaire de Buckminster Fuller et des merveilles de l'ingéniérie aérienne partielle, redéfinit les gratte-ciel à partir d'une position antithétique par rapport à Moneo; à partir de l'utilisation de la technologie la plus sophistiquée. Mais comme lui, il le fait en s'inspirant  plus des circonstances du projet que d'une typologie préalable. Sa banque réalise largement cet exploit, en répondant également au goût multinational de son client et à celui du public local de l'entité, composé pour 98% de Chinois.

 

L'édifice à été construit dans un temps record de cinq ans, à un prix également record, puisqu'il est le bâtiment le plus cher du monde. Ses innovations incontestables peuvent difficilement être généralisées mais, en tout cas, dévoilent rigoureusement tous les points faible du gratte-ciel: le grand recours à la lumière naturelle, la variété des espaces, grâce à la structure suspendue de l'édifice; l'amplitude presque comparable à celle d'une cathédrale des secteurs diaphanes; le protagonisme du publique et ses allées et venues  entre les étages par des escaliers mécaniques.

 

Tout cela laissera une trace exotique et isolée dans le panorama général de l'architecture bancaire des années quatre-vingt, qui a voulu être, avec de légères retouches formelles, le modèle bloc de bureaux sans plus. Ce qui est certain, c'est qu'en dépit de sa sclérose, elle continue à être l'instrument préféré de projection urbaine pour les grandes corporations privées. Une espèce de fétiche indispensable du pouvoir économique, qui uniquement dans les édifices les plus récents de la banque officielle, change de signe: la «Banco de España» à Jaén, de Moneo; celle de Gerone, de Pep Bonet; celle de Madrid, de Corrales et Molezún… Le reste est l'empire de l'édifice-objet, fortement adjectivé par l'un ou l'autre détail simplement pictural (la couleur, l'échelle, la conception de l'un ou l'autre élément extérieur…) et absolument obsédé par le fait d'imposer son image dans un rayon le plus grand possible.

 

La banque espagnole la plus célèbre de cette décennie, la banque «de Bilbao» de l'architecte Saénz de Oiza, est un bel exemple, très brillant, cela oui, de cette tendance. Et le quartier de Azca, avec sa collection de sièges bancaires et commerciaux constitue l'apothéose totale de cette architecture pour le coup d'œil, selon que l'on circule en voiture  vers n'importe quel destination professionnelle.  Moins mégalomane peut-être, mais également partagé entre un extérieur grandiloquent et asservissant et un intérieur indifférencié et sans vie. En résumé, la malédiction de l'édifice de bureaux, l'infiltration totale de sa monotonie universelle ou, simplement, le caractère ordinaire croissant des langages dominants, les langages de l'argent et du pouvoir établi, qui apparaissent chaque jour avec plus d'insolence et de nudité.  

 

jeudi, 04 février 2010

L'homme d'aujourd'hui est soumis...

hommeosumis.jpgL’homme d’aujourd’hui est soumis…

« Bien loin de l’insurgé qu’étaient Œdipe ou Antigone, l’homme d’aujourd’hui est soumis, docile, obéissant, il est surtout bien intégré à l’immanence de l’appareil. Ainsi les hommes ne travaillent plus au sens plein du terme, mais « doivent se soumettre à un emploi. Ils sont ainsi commandés, concernés par un poste qui en dispose, c’est-à-dire les requiert ». (Heidegger, Le Dispositif, GA 79, p. 26). Ils occupent une fonction précise dans l’appareil et obéissent aux commandement requis par cette position. L’homme est intégralement défini par ses fonctions, et en réalité, il est une fonction de l’appareil : il est le « fonctionnaire de la technique » (Heidegger, Pourquoi des poètes ?, GA 5, p. 294), en ce sens exact qu’il la fait fonctionner et en constitue lui-même une des ses fonctionnalités. Il n’est plus l’existant, il est l’assistant, au double sens du terme, comme spectateur et comme auxiliaire. Il est en permanence mobilisé par une machinerie dont le fonctionnement n’est autre que sa propre circularité : c’est précisément pourquoi il est constamment en mouvement.» 

Jean VIOULAC, L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, Paris, PUF, 2009, p. 160.


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mardi, 26 janvier 2010

Opinie: "De moderne mens is lui, verwend en ingeslapen"

Opinie: “De moderne mens is lui, verwend en ingeslapen”

Wanneer ik nog eens het internet afspeurde op zoek naar teksten e.d. van ideologische tegenstanders (ook die moet men immers lezen), viel mijn oog op de volgende tekst. Het is de geschreven versie van een toespraak die door de voorzitter van de noord-Nederlandse JOVD is gegeven naar aanleiding van het nieuwe jaar: http://www.jovd.nl/news/387/15/Nieuwjaarstoespraak-Landelijk-Voorzitter-Martijn-Jonk/. De titel hiervan is “De moderne student is lui, verwend en ingeslapen.“ Na het lezen hiervan had ik, uiteraard want wat had u anders verwacht, enige bedenkingen hierbij die ik hier even neertyp. Voor het gemak heb ik enkele citaten uit de toespraak gehaald die ik individueel zal becommentariëren:

Wij verkeren in een positie waar wij verworven vrijheden te snel voor lief nemen. Vrijheid maakt lui. Voor ons zijn vrije en eerlijke verkiezingen haast zo vanzelfsprekend als de ochtend na de nacht.

Gelukkig hoeven wij in Nederland niet meer te strijden voor deze basale vrijheden. Hier kiezen wij onze leiders, en hopelijk -ja, hopelijk- kiezen wij dit jaar nog voor nieuwe.

Democratie beschouw ik als een keuze tussen verschillende visies op de maatschappij. Zo ken men in vroegere tijden, als is het nog niet eens zolang geleden, nog kiezen tussen radicaal verschillende visies op de maatschappij. Men had royalisten, regionalisten, communisten, socialisten, liberalen, liberaal-democraten, katholieken, etc… En al ben ik niet rouwig om het feit dat politieke milities geen vuurgevechten meer houden in de straten, de democratie heeft ook een deel van haar eigenheid verloren in de teloorgang van de ideologieën.

Vandaag de dag kan men niet stellen dat de vrijheid van verkiezingen echt geldt aangezien men een sociale moord pleegt op een deel van de politieke meningen. En dan heb ik het niet over de verachting van mensen voor een partij van pedofielen, dat is immers geen ideologie, maar een perversie, maar over het uitsluiten over bijna gans Europa van radicaal-rechtse nationalisten. Zeker wanneer die partijen een andere richting voorstellen dan het bestaande vormen zij een gevaar, net omdat zij een deel uitmaken van de eigenheid van de democratie: een bestaand systeem en een alternatief daarvoor. Nu kiest men enkel voor een bepaalde fractie binnenin de liberale parlementaire burgerlijke staat. En dat beschouw ik niet als een democratische verwezenlijking, maar een verarming voor de democratie.

Daarom moet mij als kersvers landelijk voorzitter van het hart dat de moderne student lui, verwend en ingeslapen is. Niet om het bepalen van studieresultaten, het nastreven van toekomstambities of het respecteren van de rechtstaat, maar wel als het gaat om liberale principes. De wereld van de snelle successen, de Wall Street mentaliteit waar snelle winsten en korte termijn visie prevaleren boven een lange termijnvisie, hebben immateriële kernwaarden op de achtergrond gedrukt.

Het liberale principe stoelt zich, maar verbeter mij gerust als ik fout ben, op de vrijheid van het individu om te kiezen aan welke gemeenschap(pen) hij zich verbindt op vrijwillige basis, maar ook op het recht om nergens voor te streven. Een gevolg van het liberalisme is ook de huidige maatschappij waar materiële, hieronder meer over dit onderwerp, en financiële verwezenlijkingen als het hoogste worden geacht. De Wall Street mentaliteit met snelle winsten en korte termijn visie is trouwens ook een liberaal verschijnsel vanwege de maatschappelijke gevolgen van deze ideologie. Als de mensen enkel hun eigen belang moeten nastreven, is het in hun belang om zoveel mogelijk winst te maken. Elk systeem in de menselijke geschiedenis en van menselijke oorsprong is immers onderhevig aan een herhalende en wederkerende cyclus van opbouw, toppunt en verval. Het is dan ook vanuit deze ideologie bekeken logisch dat men in de eerste twee fases zoveel mogelijk materieel en financieel kapitaal verzamelt om de derde fase te overleven. Nadat men ze ironisch genoeg zelf in gang heeft gezet.

Immateriële waarden zijn trouwens enkel massaal aanwezig in maatschappijen die niet de overvloed hebben die wij vandaag de dag kennen. Of in wereldvisies waar de kern net ligt in een hoger iets zoals een volk of een traditie. Traditionalisten en volksnationalisten zijn bv. vanuit hun kern anti-liberaal (en evenzeer anti-marxistisch). Iedereen die het tegenovergestelde beweert, beseft de gevolgen van zijn ideologie niet of verwart volksnationalisme met anarcho-nationalisme en het naïeve geloof in autonome gemeenschappen.

We zullen altijd voor blijven liggen op deze twee landen met betrekking tot menserechten, liberale vrijheden zoals de waarde van het individu.

De liberale vrijheid van het individu is meestal de misdaad van de ontworteling. Het liberale individualisme trekt de mens los uit zijn gemeenschap en uit de ketting van de culturele traditie die de mens met het verleden en de toekomst verbindt. Ook het modernistische concept van dé vrijheid is een onnodige veralgemening aangezien ze niet bestaat. Elk individu heeft zijn eigen vrijheid nodig, waarbij de ene al meer nood (bewust en onbewust) zal hebben aan een identiteitsbeleving in het collectief/de gemeenschap. Het is dan ook eerder nodig om in plaats van dé vrijheid te strijden voor de vrijheden.

Maar het draait niet alleen om geld, banen en economie. Wij moeten blijven waken voor liberale waarden in Nederland.[...] Daarnaast zullen we vroeg of laat moeten accepteren dat een open en vrije samenleving risico’s met zich meebrengt. Leven is niet zonder risico, en er bestaat niet zoiets als absolute veiligheid. Politici die dit beweren, liegen. Voor liberalen is deze keuze eenvoudig: wij nemen het risico om vrij te zijn.

Liberale waarden houden in dat men een sociale mobiliteit bereikt wordt door een economische vrijheid. Door die twee aan elkaar te koppelen, en het eerste te laten afhangen van het tweede, wordt de mens ontdaan van hogere idealen en bezigheden. Zo zijn filosofen niet meer nuttig omdat zij geen economische meerwaarde brengen aan de mens en verwordt de natuur tot niets meer dan een productiefactor. Het leven mag dan wel niet zonder risico’s zijn, dit mag op geen enkel moment een vergoeilijking zijn van de enorme sociale wantoestanden die de eerste industriële revolutie met zich meebracht. Enkel door staatsinterventie zijn die problemen opgelost, niet omdat de bedrijfseigenaars vanuit één of andere liberale visie opeens besloten dat het hen beter uitkwam om hun arbeiders te behandelen als mensen.

Vrijheid heeft zijn risico’s en ik geloof niet in de politiestaat. Noch geloof ik dat dingen als een luchthaven volledig te beveiligen zijn. Maar het stellen dat men het risico neemt om vrij te zijn, heeft op meer toepassing dan de (vaak overdreven) veiligheidsmaatregelen op luchthavens.

Naast Iran zijn er meer plaatsen in de wereld waar vrijheid en bescherming nog alles behalve realiteit zijn. Bijvoorbeeld in Afghanistan. Nederlandse soldaten werken mee aan een zwaar en moeilijk proces. Voor de veiligheid van ons en de Afghanen hebben 21 Nederlandse soldaten hun leven gegeven, en de missie is een aanslag op Nederlands militair materieel. Toch pleit de JOVD voor verlenging.[...] Wij vechten tegen een maatschappij waarin Islamitische fundamentalisten je stenigen als je het gebed mist. Afghanistan is dat cruciale slagveld tegen die militante en fundamentalistische islam.

Iran is waarschijnlijk één van de meest democratische landen in het Nabije Oosten en de islamitische wereld. Kan men zich inbeelden dat dergelijk straatprotest zou plaatsvinden in Jordanië of Egypte of Saudie-Arabië? Afghanistan wordt dan weer gekenmerkt door een opeenstapeling van cultureel wanbegrip van de kant van de NAVO toe. Een recent voorbeeld is het Amerikaanse idee om 100% vrouwelijke gevechtseenheden te laten patrouilleren. In een maatschappij van mannen en vaak volgens tribale of clanlijnen moet dit toch wel het meest idiote idee zijn dat ze daar in de laatste jaren hebben gehad. Wanneer een stamhoofd en/of -oudste wordt afgeblafd door een vrouwelijke soldaat, dan leg je de kiemen voor een nog grotere terugkeer van de Taliban.

Natuurlijk is het een goed recht om in Afghanistan te gaan pleiten voor de emancipatie van de vrouw, maar als men het op deze manier wilt doen, vergeet men ook de eigen geschiedenis. Hier is de vrouwenemancipatie ook niet van dag één op dag twee gebeurd. Laten we bv. de rol van WOII met de vrouwen in de fabrieken niet vergeten toen bleek dat vrouwen dezelfde arbeid als mannen aankonden. Het is enkel door het verwerven van een economische macht dat men een maatschappelijk en politiek gevolg duurzaam tot stand kan doen komen. Afghanistan is trouwens ook niet het ene cruciale slagveld tegen de militante islam. Het heeft een grote symboolwaarde, dat is waar. Maar de strijd wordt ook in Yemen gevoerd, in Somalië en het noorden van centraal-Afrika. En uiteraard ook in de moslimgemeenschappen van Europa waar nu terroristen “van eigen grond” uit voortkomen.

Tot zover mijn korte bedenkingen bij deze tekst. Uiteraard heb ik een vriendelijk e-postbericht gestuurd naar de voorzitter van de JOVD om hem op de hoogte te brengen van deze tekst. Hoogstens kan er een beschaafde en interessante discussie uit voortvloeien.

dimanche, 24 janvier 2010

Erik M. Ritter von Kuehnelt-Leddihn: Garantiert unmodern

Garantiert unmodern

Ex: http://www.deutsche-stimme.de/

Immer noch lesenswert: Randnotizen zum 100. Geburtstag von Erik Maria Ritter von Kuehnelt-Leddihn

kuehnelt-leddihn
Rechts, aber nicht unbedingt
»konservativ«: Kuehnelt-
Leddihn (1909 – 1999)

Der am 31. Juli 1909 geborene Erik Maria Ritter von Kuehnelt-Leddihn zählt zu den  beinahe vergessenen Geistesgrößen des vergangenen Jahrhunderts – Grund genug, sich seiner zum 100. Geburtstag wieder zu erinnern.

Gebürtiger Steirer, studierte Kuehnelt-Leddihn, schon in jungen Jahren tiefkatholische Anhänger der Reichsidee altösterreichischer Prägung, in Wien und Budapest, unternahm 1930 im Alter von 21 Jahren seine erste Rußlandreise, über die er für eine konservative ungarische Zeitung berichtete, und lehrte von 1937 bis 1947 an verschiedenen Kollegs in den USA.

Zu dieser Zeit hatte er auch bereits seine ersten zeitkritischen Romane veröffentlicht, die stets den Glauben einbezogen. Kuehnelt-Leddihn betrachtete sich als Mann der äußersten Rechten und war ein Gegner der modernen, sich von der Französischen Revolution herleitenden kollektivistischen Ideologien; die Französische Revolution stellte für ihn überhaupt die Urkatastrophe der neueren Geschichte dar. In ihrem Gefolge griff sowohl die Demokratie mit ihren – für Kuehnelt weder theologisch, philosophisch noch anderweitig begründbaren – Prinzipien der Gleichheit aller Menschen und der Richtigkeit von Mehrheitsentsåcheidungen und ihrer Neigung zur Unterdrückung von völkischen und sozialen Minderheiten sowie Eliten Platz als auch der logisch an die Demokratie anknüpfende egalitäre Sozialismus und der ebenfalls auf der Demokratie gründende »identitäre«, d.h. gleichmacherische Nationalismus.

Den Nationalsozialismus betrachtete er als Synthese beider und verortete auch ihn auf der »linken« Seite des politischen Spektrums. Hier ist der bei Kuehnelt-Leddihn zuweilen besondere Gebrauch der Begriffe zu beachten: »Identitär« bedeutet ihm so viel wie »übereinstimmend«; einem solchen Prinzip stellte er das »diversitäre« gegenüber, d.h. ein die gewachsene Vielfalt achtendes. Den »Nationalismus« betrachtete er als »identitär«, der Gewachsenes in ein Prokustesbett zwängen möchte, wie es beispielsweise auch in der Französischen Revolution der Fall war.

Demokratische Sentimentalisierung

Die Ursache für die Katastrophen der Moderne sah der Ritter, der sich nach seiner Rückkehr Ende der vierziger Jahre in Tirol niederließ, im großen Abfall vom Christentum seit dem 18. Jahrhundert und im damit verbundenen Machbarkeitswahn eines sich selbst überschätzenden Menschentums. Er gab einem übervölkischen, traditionalen Reichsgedanken den Vorzug, einem nicht auf »Blut«, sondern »Boden« bezogenen Patriotismus sowie dem freiheitlichen Rechtsstaat und wandte sich gegen die demokratische Sentimentalisierung und Unsachlichkeit, die er in den Wahlkämpfen mit ihrem Stimmenfang und im parlamentarischen Betrieb ausmachte.

In seinem 1953 erschienenen Werk »Freiheit oder Gleichheit« vertrat Kuehnelt unter Bezug auf zahlreiche Denker des 19. Jahrhunderts die These, Freiheit und Gleichheit seien unvereinbar, und beschäftigte sich ausführlich mit den Grundideen von Monarchie und Demokratie und mit politischen Prinzipien. Er unterschied vier Phasen des Liberalismus, wobei er die dritte Phase – den relativistischen Altliberalismus – nicht als im wirklichen Sinne liberal betrachtete, während er für den entstehenden Neuliberalismus, für den u.a. Röpke und Müller-Armack standen, Sympathien hegte.

Als Alternative zur Liberaldemokratie, die an ihrem inneren Gegensatz scheitern und zu Chaos oder totalitärer Tyrannei führen müsse, wie mehrfach geschehen, plädierte Kuehnelt für ein unparteiisches, professionelles Beamtentum, einen unabhängigen Gerichtshof, dem auch Theologen angehören sollten, und eine monarchische Spitze samt Kronrat. Ständische und regionale Volksvertretungen sah sein grober Entwurf ebenfalls vor.

Aktuelle Warnung vor der Linken

Zeitlebens warb Kuehnelt, der 1957 mit alljährlichen ausgedehnten Weltreisen begann, für die Formulierung einer konservativen oder rechten Ideologie, die theistisch und transzendental ausgerichtet und »personalistisch« sein, Vernunft und Gefühl in Einklang bringen, Tradition und Erfahrung achten, die gewachsene Vielfalt des Menschengeschlechts wertschätzen und Staat und Kirche in ein geordnetes Verhältnis bringen solle.

Vorrangig war für ihn die Wahrung von Freiheit, Recht und Ordnung. Er war überzeugt, daß die Rechte ohne eine solche zusammenhängende Schau und nur mit reinem Pragmatismus der Linken – der östlichen wie der westlichen oder auch einer möglichen Neuauflage des Nationalsozialismus – und ihren profilierten Ideologien nicht entgegentreten könne, worin er sich beispielsweise mit Gerd-Klaus Kaltenbrunner einig sah.

Mit diesem Thema befaßte sich Kuehnelt u. a. in den Aufsätzen »Der Anti-Ideologismus« (Criticon 120, 1973), »Ideologie und Utopie« (in: »Rechts, wo das Herz schlägt«, Graz, 1980) und »Die Krise der Rechten« (in: »Die recht gestellten Weichen«, Wien, 1989). Seine Vorstellungen einer Rechtsideologie stellte er ausführlich im 1982 in den USA erschienenen »Portland-Manifest« dar.

Die Selbstverortung vieler Konservativer als in der Mitte stehend erschien Kuehnelt als mutlos, den Begriff »konservativ« lehnte er ab, da dieser nicht besage, was zu erhalten sei. 1985 erschien eine Generalabrechnung mit der Moderne, »Die falsch gestellten Weichen. Der rote Faden 1789-1984«, in welcher Kuehnelt-Leddihn die neue Geschichte seit der Französischen Revolution aus seiner Sicht kenntnisreich, zuweilen, wie es ihm oft beliebte, im guten Sinne polemisch, darstellte, »eine Anti-Festschrift, die es in sich hat«, wie sich Caspar von Schrenck-Notzing in seiner Besprechung in Criticon ausdrückte.

Trotz der Ereignisse der Jahre 1989-1991 besteht auch heute noch, wenngleich vielleicht in geschwächter Form, das von Kuehnelt festgestellte Ideologiemonopol der Linken. Die Vormachtstellung der Linken bedeutete für Kuehnelt die Herrschaft der Halbgebildeten über die Ungebildeten in Medien und Schulen, Die wahrhaft großen Geister hätten stets rechts gestanden, äußerte er in einem Criticon-Aufsatz 1991.
1995 warnte er unter dem Titel »Die Linke ist noch nicht am Ende« in »Theologisches« die Rechte vor der Unterschätzung der vermeintlich geschwächten Linken. Diese sei »ihre zwei größten Hypotheken losgeworden: den Köhlerglauben an den Staatskapitalismus (der richtige Name für den Sozialismus) und die friedensbedrohende UdSSR mit ihren Gulags und anderen Greueltaten.«

»Panoptikum für unmoderne Menschen«

Sie sei gegen Bindungen und wende sich nun neben der Kirche vor allem gegen die Familie, ihr Programm sei »nicht mehr die Götterdämmerung marxistisch-leninistischen Charakters [...] sondern die Verschweinung der Völker, die zum Schluß womöglich nur mehr aus Hurenböcken, Dirnen, Urningen, verwahrlosten Kindern, Drogensüchtigen und Aids-Kranken bestehen, eine wahrhaft ›marcusische‹ Vision!« An der Richtigkeit dieser Anmerkungen kann heute kaum noch ein Zweifel bestehen. Die nach 1990 aufkeimende Hoffnung, mit linker Utopie und daraus hervorgehenden, von Lüge begeleiteten Experimenten sei es vorbei, hat sich noch nicht erfüllt.

Seinen Lebensabend verbrachte Kuehnelt-Leddihn weiterhin studierend, schreibend und lehrend. Über Kindheit und Jugend sowie seine ausgedehnten Bildungs- und Vortragsreisen schrieb er sein letztes, erst posthum im Jahre 2000 erschienenes Buch »Weltweite Kirche«. Die Theologie hatte er immer als Kern seiner Beschäftigung betrachtet. Am 26. Mai 1999 starb Erik von Kuehnelt-Leddihn in Lans/Tirol.

Manfred Müller hatte schon 1981 in Nation & Europa in seiner Besprechung des bereits erwähnten Aufsatzbandes »Rechts, wo das Herz schlägt. Ein Panoptikum für garantiert unmoderne Menschen« geäußert, man treffe »heute selten auf einen so belesenen und weitgereisten Schriftsteller wie Kuehnelt-Leddihn«, und er biete »auch Nationalisten vielfältige Anregung zu fruchtbarer geistiger Auseinandersetzung.« Und der im Januar dieses Jahres verstorbene Freiherr von Schrenck-Notzing, welcher den Ritter gut gekannt hatte, bezeichnete ihn 2006 als »Fundgrube, die noch der Erschließung harrt.«

Über Erik von Kuhnelt-Leddihn erscheint voraussichtlich Ende des Jahres eine von Marco Reese, Marius Augustin und Martin Möller  herausgegebene Monographie.

Marco Reese

vendredi, 20 novembre 2009

La géopolitique entre modernité et post-modernité

wereldbol.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1996

La géopolitique entre modernité et post-modernité

Intervention de Louis Sorel lors de la 4ième Université d'été de «Synergies Européennes», Madessimo, 1996

 

à Claire

 

INTRODUCTION:

 

Auteur d'une première Géographie universelle décrivant le monde antique alors sous domination romaine, le Grec Strabon (63 av. JC-25 ap. JC) définissait sa discipline comme étant la “science des princes et des chefs militaires”. De fait, c'est pour le compte de l'impérialisme athénien que son illustre prédecesseur Hérodote d'Halicarnasse (484-424 av. JC), tout aussi bien père de la géographie que de l'histoire, parcourait le bassin méditerranéen. Par la suite, ainsi que l'ont démontré les travaux de Paul Claval et d'Yves Lacoste, la géographie s'est développée en étroite connexion avec les différents pouvoirs, qu'ils soient politiques, militaires ou économiques.

 

Ainsi définie, la “géographie fondamentale” (Yves Lacoste) ressemble fort à la géopolitique. Pourtant les réflexions et les pratiques d'ordre géopolitique, tout aussi anciennes que les problématiques pouvoirs-territoires, sont longtemps restées empiriques et confinées aux milieux dirigeants. C'est du XVIième au XXième siècle que cette réflexion sur les rapports entre espace et puissance prend progressivement forme pour devenir une discipline autonome et instituée, avec les travaux de l'Américain Alfred Thayer Mahan (1840-1914), du Britannique Halford MacKinder (1861-1947) et de l'Allemand Karl Haushofer (1869-1946). Aujourd'hui largement vulgarisées, les thèses des “pères fondateurs” sont à l'origine d'un corpus doctrinal longtemps hégémonique. Pour le désigner, nous parlerons indifféremment de géopolitique classique ou encore de géopolitique moderne.

 

Ce corpus doctrinal a inspiré la réflexion stratégique des dernières décennies et permet d'analyser de manière cohérente, dans leur dimension spatiale, les rapports de puissance et les conflits du XXième siècle. Ultime étape d'une histoire objectivement européocentrée depuis la Renaissance, la fin du conflit Est-Ouest est aussi la fin d'une période qui a “in-formé” (donné forme [à]) la géopolitique dite moderne. Le déclin démographique des peuples de souche européenne et inversément la forte croissance des populations du Sud, la montée en puissance économique et technologique de l'Asie confucéenne, les turbulences de l'aire arabo-islamique et la renaissance du pantouranisme, phénomènes auxquels il faut ajouter la persistance des écarts de développement et la prolifératlon des armes de destruction massive, ouvrent des temps radicalement autres. Le corpus doctrinal Mahan-MacKinder-Haushofer ne permet pas de déchiffrer ces mondes nouveaux. Née de la Modernité, la géopolitique classique est aujourd'hui bousculée par la “mondialisation”. Une géopolitique post-moderne prend ses marques et d'actifs débats sémantiques ont déjà permis de préciser ses contours.

 

I. LA GÉOPOLITIQUE CLASSIQUE: LE CORPUS DOCTRINAL MAHAN-MACKINDER-HAUSHOFER

 

UNE GÉOPOLITIQUE WESTPHALIENNE

 

Le corpus Mahan-MacKinder-Haushofer est l'expression doctrinale d'un monde d'Etats. Né au sortir du Moyen-Age des décombres de l'ordre féodal, l'Etat moderne est un type d'unité politique délimité par des frontières linéaires (et non des marches ou un limes), au territoire homogène sur le plan linguistique, culturel et juridique (ou tendant vers l'homogénéisation), caractérisé par la centralisation des pouvoirs (1). Cette forme politique a été consacrée par les traités de Westphalie. Signés à Munster, le 8 septembre 1648 (entre la France et l'Empire), et à Osnabruck le 6 août de la même année (entre l'Empire, la Suède et les puissances protestantes), ces traités mettent fin à la Guerre de Trente Ans. Le principe “cujus regio ejus religio”, précédemment invoqué lors de la paix d'Augsbourg (1555), affirme l'idée d'un Etat sécularisé; la Chrétienté en tant qu'espace politique se dissout. Quant aux clauses territoriales et constitutionnelles, elles abaissent l'Empire et fragmentent l'Allemagne en 343 entités quasi souveraines (principautés, villes libres, évêchés). Les traités de Westphalie instituent donc un ordre étatique et territorial, émancipé de toute autorité supra-nationale (Papauté et Empire). Dans les siècles qui suivent, l'Etat moderne s'impose jusquà devenir hégémonique, au cœur du XXième siècle. Le droit des gens en fait le seul acteur légitime des relations internationales (2).

 

Aboutissement d'une réflexion systématique sur ce qui fait la richesse et la puissance des nations, réflexion amorcée par le mercantilisme (3), la géopolitique moderne et l'ordre étatique ont partie liée. C'est à la charnière des XIXième et XXième siècles, lorsque les Etats européens sont à leur apogée  —dotés de vastes empires coloniaux, ils contrôlent un espace économique aux dimensions de la planète—  que nait la géopolitique en tant que discipline autonome. L' âpreté des luttes entre nations pour le contrôle des marchés extérieurs est telle qu'elle dissipe alors l'utopie ricardienne d'une division internationale du travail harmonieuse. Aussi, un nouveau discours, la géopolitique, prend-il ses marques. Théorisation des rapports de puissance entre Etats nationaux dans un monde européocentré, la géopolitique classique est une géopolitique westphalienne.

 

L'OPPOSITION TERRE-MER

 

Les Temps Modernes s'ouvrent avec les Grandes Découvertes. Mis en mouvement par le dynamisme politico-religieux des croisades puis, en terre ibérique, de la Reconquista, les Européens du Ponant, Portugais et Espagnols et dans leur sillage, Hollandais, Anglais et Français, cherchent à s'affranchir des routes continentales de la soie et des épices. Née dans les steppes du Sud de l'actuelle Russie, la civilisation européenne s'élance sur les mers du globe et dès lors, la Terre doit être appréhendée comme totalité (4).

 

Conscients du rôle central de l'Océan mondial (71% de la superficie du globe) dans le “jeu mondial”, les “pères fondateurs” de la géopolitique moderne ont vu dans l'opposition entre puissances continentales/telluriques et puissances maritimes/thalassocraties le moteur de l'histoire universelle. Avec bien des nuances cependant. Apôtre du Sea Power, A. T. Mahan croit en la victoire inéluctable du maître de la mer. Il joue un rôle non négligeable dans l'abandon des principes isolationnistes et continentalistes des présidents Georges Washington et James Monroe, les Etats-Unis se préparant, dès la fin du XIXième siècle, à prendre la relève de la thalassocratie britannique (5). A l'inverse, H. MacKinder, et à sa suite K. Haushofer, est un partisan convaincu de la supériorité continentale. Hors de portée des coups du maître de la mer, le Heartland (la Terre centrale, qu'il place en Russie sibérienne) serait en mesure, grâce aux liaisons ferroviaires, de valoriser ses immenses ressources naturelles et, en cas de conflit, pourrait manœuvrer avec rapidité sur ses lignes intérieures. Le “théorème” qui suit résume en quelques mots sa pensée: «Qui contrôle le cœur du monde commande à l'île du monde (L'ensemble Eurasie-Afrique. NdA), qui contrôle l'île du monde commande au monde». En bon diplomate britannique, il s'efforce pourtant de maintenir divisé le Heartland.

 

Appliquée aux deux conflits mondiaux, cette grille de lecture s'est révélée prospective. Remaniée par les soins de Nicholas John Spykman (1893-1943), elle a ensuite été reprise comme modèle d'interprétation de la guerre froide et largement vulgarisée au cours des années soixante-dix (6). Dans sa version continentaliste, la théorie de l'éternel affrontement entre Terre et Mer a profondément imprégné la culture géopolitique des milieux grand-européens.

 

LA GÉOPOLITIQUE COMME “SCIENCE DES SCIENCES”

 

Plus ou moins explicitement définie par ses initiateurs comme science, et même comme “science des sciences” couronnant l'ensemble des connaissances humaines, la géopolitique classique veut établir les “lois objectives” gouvernant les sociétés humaines dans leurs interactions politiques. Ainsi Friedrich Ratzel (1844-1904) entendait-il fonder une véritable “technologie spatiale du pouvoir d'Etat” (Michel Korinman) grâce à laquelle la politique tendrait vers “la forme correspondant aux lois de la nature” (7). A sa suite, Karl Haushofer voit en la géopolitique une “science appliquée et opérationnelle” dont l'objectif final serait le “grand registre de la planète” pour “mettre en ordre le monde”. Bien que réputée plus pragmatique, l'école anglo-saxonne de géopolitique n'est pas sans partager le déterminisme et le scientisme de l'école allemande. La philosophie de l'histoire sous-jacente aux travaux d'A. T. Mahan et d'H. MacKinder  —fatalité de l'affrontement entre Terre et Mer, victoire inéluctable de l'élément maritime pour le premier, terrestre pour le second, puissance des “causalités géographiques”—  en témoigne. Ces traits se retrouvent chez nombre de leurs successeurs, notamment les Américains Ellen Churchill Semple et Ellesworth Huntington et la géographie politique française elle-même, présentée depuis Lucien Febvre comme “possibiliste”, n'est pas immunisée contre le déterminisme (8). Cette volonté de scientificité explique, entre autres facteurs, le primat accordé à la géographie physique  —la stabilité des configurations naturelles se prête plus à la formulation de lois, fussent-elles illusoires—  et l'intérêt porté aux sciences de la vie dont les méthodes font à l'époque autorité.

 

Par son scientisme, la géopolitique classique s'inscrit dans la modernité triomphante du XIXième siècle. Les géopolitologues d'alors partagent avec leurs contemporains, peu ou prou, une conception absolutiste de la science, la croyance en l'existence de lois (géographiques) de l'histoire, et une volonté faustienne de dominer la Nature qu'illustrent les citations précédemment extraites de l'œuvre de K. Haushofer. Lointain aboutissement du projet cartésien de “mathésis universalis”, cette science qui se veut totale entreprend d'arraisonner le monde (9). A l'évidence, la géopolitique classique est frappée du sceau de la modernité. Aujourd'hui, les formes ultimes prises par cette modernité —mondialisation/globalisation des relations politiques, économiques et culturelles internationales—  tendent à invalider ses principaux schèmes.

 

II. LA MONDIALISATION

 

LA FORMATION D'UN MONDE FINI(10)

 

Sur le plan géographique, la mondialisation doit être définie comme une mise en relation généralisée des différents lieux de la Terre. Elle se traduit par une connaissance quasi-exhaustive de la planète  —tout point du globe est soumis à la surveillance des multiples satellites mis en orbite ces dernières décennies—  l'appropriation des superficies émergées que recouvre le pavage des Etats (exception faite du continent antarctique), et un treillage de puissants réseaux de communication supportant des flux massifs et divers, qu'ils soient matériels (matières premières et produits énergétiques, produits alimentaires, biens manufacturés) ou immatériels (informations, sons et images), sans oublier les mouvements de population (11).

 

Pendant de longs millénaires, le monde a été constitué de “grains” (sociétés humaines) et d'“agrégats” (ensemble de sociétés humaines regroupées sous la direction d'une autorité unique) ou “empires-mondes” dont les relations, quand elles existaient, étaient trop ténues pour modifier en profondeur les comportements. C'est avec les Grandes Découvertes que l'on passe “des Univers à l'Univers” (12). L'économie-monde européenne s'étend progressivemen à l'ensemble de la planète et dès le XVIIIième siècle, une première economie universelle existe. Cependant, ses réseaux sont encore lâches, l'intérieur des continents échappant aux “jeux de l'échange” animés par une succession de villes-centres (Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam), ensuite évincées par les Etats territoriaux (13).

 

Au XIXième siècle, la révolution industrielle et la constitution de vastes empires coloniaux aux mains des Européens imposent l'échelle mondiale. La Terre est une sphère désormais unifiée par la marine à vapeur, le cheval de fer et le câble télégraphique (14). C'est pour faire la théorie de cet espace-temps cosmopolite  —réseau serré où s'entremêlent facteurs géographiques (géographie physique), démographiques, économiques, ethno-culturels et religieux—  et fonder une science de l'action et du pouvoir adaptée à ce milieu complexe que la géopolitique se constitue en discipline autonome. Il faut pourtant attendre la crise de 1929, dont on connaît la rapide propagation à l'ensemble des économies modernes, pour que l'on prenne véritablement conscience de la généralisation des interdépendances. Alors Paul Valéry peut écrire, dans son avant-propos aux Regards sur le monde actuel (1931): «Le temps du monde fini commence».

 

DE LA MONDIALISATION A LA GLOBALISATION

 

La crise économique des années trente et ses effets  —contraction des échanges internationaux, cascade de dévaluations monétaires, fragmentation de l'espace capitaliste en zones distinctes—  puis la 2ième guerre mondiale ont marqué un coup d'arrêt à la mondialisation. Elle reprend ensuite de plus belle. Les Etats-Unis définissent un nouvel ordre mondial, économique (les accords monétaires de Bretton Woods, signés en 1944, et les accords commerciaux dit du GATT, signés en 1947, en sont les deux piliers) et stratégique (doctrine du containment  en 1947, Alliance atlantique en 1949, pactomanie des années 50). C'est dans ce cadre que le monde dit libre, structuré de l'extérieur par la menace soviétique, connaît une expansion exceptionnelle (les Trente Glorieuses) et une interdépendance croissante entre les trois grands pôles capitalistes (Etats-Unis, Europe de l'Ouest, Japon).

 

La Grande dépression déclenchée par le choc pétrolier d'octobre 1973 ne remet pas en cause le processus de mondialisation. Les grands groupes industriels poursuivent leur expansion à l'étranger  et le libéralisme doctrinaire de l'ère Reagan-Thatcher renforce la dynamique libre-échangiste (15). Enfin, la “révolution financière” des années 80 (dérèglementation, interconnection des places financières par la télématique) permet 1e développement d'un méga-marché financier mondial. Avec l'extension de ce “modèle” de développement au Sud et à l'Est, suite à la désintégration du communisme entre 1989-1991, un nouvel anglicisme vient désigner ce néo-capitalisme planétaire et hégémonique, celui de “globalisation”. Alors même que la mondialisation-globalisation triomphe, ce processus ne fait pourtant plus sens, ses conséquences sociales, culturelles et écologiques invalidant l'idée de progrès dont il était le vecteur. En Occident, tout horizon d'attente a disparu, et l'unification techno-économique du monde débouche non pas sur “l'unité du genre humain” mais sur l'explosion des revendications identitaires. Le vague optimisme historique qui avait succédé, suite au “rapport Khrouchtchev” (1956) dénonçant le stalinisme, aux “lendemains qui chantent” se meurt; le saint-simonisme de la commission Trilatérale et du Forum de Davos ne fait plus recette (16).

 

MONDIALISATION ET GÉOGRAPHIE

 

Le triomphe de la mondialisation a généré la représentation d'un monde réticulé et fluide, à l'image de l'océan financier qui nous submerge. Les énormes masses de capitaux qui circulent 24 heures sur 24 à la vitesse de la lumière sont à même, les attaques récurrentes contre le Système monétaire européen le montrent, de se muer en ouragans planétaires mettant à bas les politiques économique d'Etats solidement constitués. Arguant de ces faits, d'aucuns en ont déduit “la fin de la géographie” (17). Les frontières étatiques devenues poreuses et les distances effacées par la révolution des communications, l'espace-temps de la globalisation serait devenu un espace-temps technologique, sa maîtrise dépendant des seuls facteurs techniques. La Terre lisse comme une boule de billard, l'inégale distribution des facteurs naturels et culturels sans influence sur la localisation des activités économiques et la circulation des cartes de la puissance, la géographie céderait le pas à une trajectographie. Toute communauté de citoyens étant nécessairement localisée, la fin de la géographie signifierait par voie de conséquence la fin du politique.

 

Une étude plus approfondie des réalités économiques et financières montre pourtant le caractère superficiel et réducteur des thèses émises par les tenants de 1a “géographie-zéro”. La progressive structuration de trois macro-régions  —Etats-Unis/Amérique du Nord, Europe, Japon/Asie-Pacifique—  par le facteur proximité est un phénomène de polarisation géographique. A l'échelle des entreprises, y compris dans l'espace-temps financier, les contraintes territoriales existent. En théorie, rappelle Philippe Moreau-Defarges, “l'opérateur financier n'ayant besoin que d'écrans et de lignes téléphoniques, il serait en mesure de s'installer n'importe où; en fait, il faut à cet opérateur une imprégnation quotidienne de rumeurs, d'informations, qu'il n'obtient que dans des endroits bien précis (d'abord, les grandes places financières)» (18). Et, doit-on ajouter, la localisation des têtes financières du système-Monde est elle-même liée à la répartition des centres de pouvoir, d'information (agences de presse), d'innovation, sans oublier l'existence de traditions commerciales fortes. Bref, la face de la Terre demeure rugueuse et différenciée, et la mondialisation ne saurait échapper aux rêts de la géographie. Mais elle impose une nouvelle grammaire de l'espace. Ainsi Roger Brunet et Olivier Dollfus ont-il dressé une première géographie de la globalisation avec ses espaces centraux, animés par des métropoles ordonnées en mégalopoles que relient de puissants flux circulant aux latitudes tempérées de l'hémisphère Nord (l'anneau de la Terre); à proximité, des périphéries dites intégrées, mises en valeur par les centres d'impulsion; plus loin, des périphéries délaissées qu'enjambent les réseaux de communication les plus modernes; oubliés des médias, des chaos bornés, zones grises où sévissent narco-trafiquants et guérillas reconverties en “PME de guerre”. On est loin du “village planétaire” décrit par les thuriféraires du capital transnational, le monde est en fait un “archipel-monde” (Michel Foucher), cette forte expression rendant compte tout à la fois de la globalité des flux et interconnexions et de la fragmentation politico-stratégique de la planète (19).

 

La mondialisation n'a donc pas banalisé l'espace; la géographie demeure et partant la géopolitique. Mais une géopolitique recomposée.

 

III. ACTUALITÉ DE LA GÉOPOLITIQUE

 

LA FIN DU MODELE WESTPHALIEN

 

La géopolitique classique est, on l'a vu, une géopolitique des Etats. Consacré par les traités de Westphalie, l'Etat moderne s'est progressivement universalisé; d'abord en principe, le rayonnement intellectuel de la civilisation européenne permettant à la philosophie politique moderne d'essaimer, puis dans les faits, avec la décolonisation et tout récemment la fin du communisme (démembrement de l'URSS, éclatement de l'ancienne Yougoslavie, divorce à l'amiable des Tchèques et des Slovaques). Avec 186 Etats membres de l'ONU (auxquels il faut ajouter une quinzaine d'Etats)  —ils étaient 50 en 1945 et 110 en 1961—  nous vivons dans un monde étatiquement plein. Mieux: le principe de territorialité a été étendu à l'élément marin. Autrefois res nullius, la mer est devenue dans l'après-1945 mondiale objet d'appropriation, révolution juridique qu'a entérinée la convention sur le Droit de la Mer conclue à Montego Bay (Jamaïque) le 10 décembre 1982. Entrée en vigueur le 16 novembre 1994, elle donne aux Etats côtiers la possibilité d'étendre leurs eaux territoriales jusqu'à douze milles nautiques du littoral (environ 22 km), et surtout de se découper des ZEE (zones économiques exclusives) à 188 milles au-delà, c'est-à-dire jusqu'à 370 km des côtes. Les thèses de John Selden, auteur au XVIIième siècle d'un Mare clausum, prennent donc le pas sur les théories libérales exposées par Grotius dans sa “Dissertation sur la liberté des mers” (20).

 

L'ordre étatique semble donc régner et pourtant, le triomphe du modèle westphalien n'est qu'apparent. Animés par des “acteurs exotiques et anomique” (Lucien Poirier)  —firmes transnationales, organisations non-gouvernementales, églises, sectes, mafias et narco-trafiquants, guérillas et groupes terroristes—  réseaux et flux transnationaux cisaillent les territoires étatiques. Des formes politiques concurrentes se réveillent ou sont en gestation: Cités-Etats au cœur de la logistique des affaires, à l'instar de Singapour, et regroupements multi-Etats susceptibles de donner naissance à de “grands espaces” (21). L'Américain Samuel P. Huntington n'hésite pas à compter au nombre de ces nouvelles puissances politiques 1es civilisations. Certes, celles-ci sont loin d'être des acteurs institués et autonomes, et nombre de conflits mettent aux prises des sous-blocs culturels participant d'une même aire de civilisation. Mais les empires que certains politologues voient se profiler ne sont-ils pas l'expression politique et institutionnelle de patriotismes de civilisation? Les thèses de S. P. Huntington ont par ailleurs le mérite de souligner le rôle des facteurs ethno-linguistiques et religieux dans les relations internationales. Les populations de l'archipel-monde étant reliées par des sons et des images, l'instance culturelle est devenue un champ majeur de confrontation (22).

 

L'Etat moderne n'est donc plus le seul maître du jeu mondial. N'en déduisons pas trop hâtivement la fin de cette forme politique; l'histoire est polyphonique et plusieurs types de politie sont appelées à coexister. Par contre, la période d'hégémonie du modèle westphalien est assurément close. Une Realpolitik doctrinaire qui ignorerait ces faits, par nostalgie de l'ordre classique du XIXième siècle européen, manquerait son objet. La complexité et l'hétérogénéité du système-Monde nous rapproche plus du XVième siècle que du XIXième siècle, et il nous faut prêter attention aux géopolitiques “d'en bas”, celles des acteurs infra-étatiques (collectivités locales, firmes, etc.), aux géopolitiques “d'en haut”, celles des regroupements multi-Etats et des aires de civilisation, aux géopolitiques de l'“antimonde”, celle des trafics en tous genres et de la flibusterie.

 

LE TRIANGLE TERRE-MER-AIR

 

Paradigme fondateur de la géopolitique classique, la théorie de l'éternelle opposition entre Terre et Mer appelle un certain nombre de remarques.

 

Ce modèle géopolitique n'exprime pas une vérité transhistorique. De la Haute Antiquité aux XVième-XVIième siècles, rappelle Gérard Chaliand, le conflit relevant de la longue durée est celui qui met aux prises nomades d'Asie centrale et sédentaires de l'Ancien Monde. Quant au conflit Chrétienté-Islam, il commence au VIIIième siècle et perdure jusqu'au cœur du XVIIIième siècle, quand 1e déclin ottoman devient alors irréversible (23). En fait, l'opposition entre Terre et Mer ne devient centrale qu'à partir des Temps modernes, avec quelques entorses par rapport à la théorie. Ainsi voit-on à plusieurs reprises puissances maritimes et continentales alliées contre un pertubateur du rimland, ces territoires qui, de la Norvège à la Corée, ceinturent le heartland, dont N. J. Spykman a montré l'importance: Grande-Bretagne et Russie contre Napoléon Ier puis Guillaume II, puis Etats-Unis et URSS contre Hitler.

 

Il n'y a pas d'issue déterminée à l'affrontement entre Terre et Mer. Certes, suite aux victoires des thalassocraties anglo-saxonnes en 1918 et en 1945, A. T. Mahan semble l'avoir emporté sur H. MacKinder. Sur le plan géo-économique, c'est évident. La primauté des réseaux océaniques est écrasante, ils assurent les 3/4 des échanges internationaux, et les économies se maritimisent. Sur le plan géostratégique, le bilan est plus équilibré. Les flottes de guerre jouissent toujours d'une liberté d'action planétaire —“aujourd hui, écrit Hervé Coutau-Bégarie, un porte-avions et son groupe peuvent parcourir plus de 1000 kilomètres par jour. Lors de la guerre du Golfe, la plupart des hommes et des matériels sont venus directement des Etats-Unis, en faisant la moitié du tour de la Terre”—  et les missiles de croisière embarqués menacent le cœur des continents. A une échelle plus restreinte, précise-t-il , “avec le chemin de fer, complété ensuite par l'automobile, la puissance terrestre devient capable de déplacer ses forces aussi vite que la puissance maritime” (24). De surcroît, dans une mer aux dimensions de la Méditerranée, une flotte moderne doit compter avec les missiles sol-mer. Les thèses unilatéralistes et déterministes trouvent donc rapidement leurs limites et on leur préférera la dialectique de l'Amiral français Raoul Castex: «Un élément ne peut vaincre l'autre que s'il va l'affronter chez lui». Pour vaincre, la puissance maritime doit débarquer à terre et la puissance continentale se projeter sur mer. Avec l'avènement de l'arme aérienne, forces aéroterrestres puis aéronavales, cette relation dialectique entre Terre et Mer est d'autant plus équilibrée (25).

 

Venant s'ajouter à la Terre et à la Mer, l'élément aérien au sens large (espace endo- et exo-atmosphérique) est aujourd'hui déterminant. Dès l'entre-deux-guerres, le Général italien Giulio Douhet, théoricien de l'Air Power, ei ses épigones  —William Mitchell et Alexandre de Severski aux Etats-Unis, Hugh Trenchard et Stanley Baldwin en Grande-Bretagne—  prennent la mesure de 1a révolution stratégique amorcée. Plutôt que de s'acharner à défaire les forces militaires adverses, ils préconisent de s'attaquer aux racines mêmes de la puissance en bombardant les centres industriels et démographiques de l'Etat ennemi. Les conséquences géopolitiques sont majeures: la souveraineté territoriale est démantelée par le haut, et le Heartland lui-même n'est plus invulnérable (26). Après 1945, la révolution balistico-nucléaire et la mise sur orbite de satellites, nouvelle rupture dans l'ordre géopolitique et stratégique, viennent donner tout leur poids à l'élément aérien. «En termes mythiques, écrit Raymond Aron, on est tenté de dire que la terre et l'eau subissent désormais la loi de l'air et du feu» (27). Les trois éléments sont cependant étroitement intégrés. Ainsi la maîtrise des cieux, le Space Power des stratèges américains, permet-elle le contrôle et la mise en valeur de espaces terrestres. L'action diplomatico-stratégique, mais aussi la prospection minière et énergétique et la gestion du système alimentaire mondial passent par l'utilisation du Cosmos. Mais l'exploitation d'un réseau satellitaire est elle-même conditionnée par l'existence d'une chaîne de points d'appui et de “cailloux” océaniques. En retour, les satellites sont largement utilisés pour la navigation maritime et le contrôle des mouvements à la surface des océans. Au duopole Terre-Mer, on substituera donc le triangle géopolitique-géostratégique Terre-Mer-Air.

 

De cette mise au point se déduit la nécessité, pour une géopolitique grand-européenne, de ne pas céder au syndrôme de Metternich, cet européocentrisme doublé d'un géocentrisme oublieux de l'Océan (28). L'espace mondial unifié par le liaisons océaniques et aériennes, le “milieu” qui nous baigne est un monde océano-spatial. Vérité scientifique depuis Erastothène de Cyrène (vers 275-195 av. J.C.), le premier à évaluer de façon exacte la longueur de la circonférence de la Terre, la rotondité de celle-ci est aussi une vérité géopolitique et stratégique. Défions nous donc de toute vision étriquée du monde.

 

POUR UNE GÉOPOLITIQUE MODESTE

 

La géopolitique classique se veut scientifique, mais si l'on en croit le Français Yves Lacoste, cette discipline ne saurait prétendre à un tel titre. S'appuyant sur les travaux épistémologique de Michel Foucault, il définit la géopolitique-méthode non pas comme une science mais comme un savoir scientifique combinant, à l'instar de la médecine ou encore de l'agronomie, des outils de connaissance produits par diverses sciences (sciences de la matière, sciences de la vie, sciences sociales), en fonction d'une pratique. Eminemment politique et stratégique, donc pluriel et polémique, ce “savoir-penser-l'espace”, pour y agir efficacement, est profondément empirique. Il n' a pas vocation à énoncer les lois de l'histoire, ni à établir une théorie générale des rapports de puissance. Tout au plus les géopolitologues peuvent-ils, à partir des corrélations et similarités observées, esquisser des théories partielles (29).

 

L'“image du monde” élaborée par les sciences du chaos impose également à la géopolitique d'en rabattre sur ses ambitions. L'univers politique et stratégique dans lequel les peuples se meuvent est un système hypercomplexe et chaotique, c'est-à-dire imprédictible. Les entreprises des nombreux et divers acteurs du système-Monde interfèrent dans un espace mondial encombré et clos, leurs effets se composent, et la moindre perturbation est désormais susceptible de se transformer en ouragan planétaire. Le recours à la notion de système  —ensemble d'éléments interdépendants—  ne doit donc pas induire en erreur. Totalité contradictoire, le système-Monde n'est pas régulé.

 

La nouvelle “image du monde” qui se substitue à la “mécanique céleste” de Pierre Simon de Laplace implique une rupture avec l'hybris propre à la modernité. Simple méthode d'analyse multidisciplinaire des rapports de puissance, la géopolitique ne saurait fonder en raison une entreprise de domination planétaire. Quant au projet titanique de soumettre la Nature, on sait aujourd'hui quelles en sont les conséquences écologiques: épuisement des sols, pénurie planifiée d'eau douce, saturation de l'atmosphère. La pression du système-Monde sur le système-Terre est telle que les exigences du milieu naturel, prétendument domestiqué, s'imposent à nouveau (30). Aussi l'antique principe d'autolimitation, dont Alexandre Soljénitsyne a souligné avec force les vertus (Discours du Lichtenstein, 1993), vaut pour la géopolitique. L'heure est à la géosophie.

 

Louis SOREL.

 

NOTES:

 

(1) Le territoire de l'Etat moderne n'est pas la simple projection géographique d'une communauté politique mais l'un des éléments constitutifs de la dite communauté: “(le principe de territorialité) suppose que le pouvoir politique s'exerce non pas à travers le contrôle direct des hommes et des groupes, mais par la médiation du sol”, in Bertrand Badie, La fin des territoires, Fayard, 1995 , p.12.

(2) Sur l'importance des traités de Westphalie dans la genèse de l'ordre étatique et territorial, cf. Bertrand Badie, op. cit., p.42-51.

(3) Sur les conceptions mercantilistes de la richesse et de la puissance, cf. François Fourquet, Richesse et puissance. Une généalogie de la valeur, La Découverte, 1989.

(4) Sur les routes de la soie, cf. François-Bernard et Edith Huygue, Les empires du mirage, Robert Laffont, 1993.

(5) A. T. Mahan est le théoricien de la maîtrise de la mer par destruction de la flotte adverse au moyen d'une bataille décisive. Les éditions Berger-Levrault ont publié en 1981 un certain nombre de ses textes, présentés par Pierre Naville (Mahan et la maîtrise des mers). Pour une critique du mahanisme, lire Hervé Coutau-Bégarie, La puissance maritime, Fayard, 1985.

(6) N. J. Spykman a reformulé les schèmes de H. MacKinder en soulignant l'importance du croissant intérieur, cette ceinture d'Etats amphibies qui court de la Norvège à la Corée, qu'il rebaptise rimland. Il formule un nouveau théorème: «Qui contrôle le rimland contrôle l'Eurasie». Le centre de puissance planétaire n'est plus le heartland mais le monde atlantique. Cf. Olivier Sevaistre, «Un géant de la politique: Nicholas John Spykman», in Stratégique, n°3/1988, Fondation pour les études de défense nationale.

(7) Citation de F. Ratzel extraite de Claude Raffestin, Géopolitique et Histoire, Payot, 1995, p. 53. Pour une approche plus pondérée de cet auteur, se reporter à Michel Korinman, Quand l'Allemagne pensait le monde, Fayard, 1990. Lire également André-Louis Sanguin, «En relisant Ratzel», in Annales géographiques  n°555, 1990.

(8) Sur E. Churchill Semple et E. Huntington, cf. Pierre-Marie Gallois, Géopolitique. Les voies de la puissance, Plon, 1990.

(9) Precisons que ce scientisme coexiste, chez certains auteurs, avec des tendances mystiques. Ainsi Haushofer écrit-il: «Au commencement de l'Etat, il y avait le sol sur lequel il se trouvait, il y avait le caractère sacré et saint de la Terre; c'est là-dessus d'abord que l'homme bâtit, développa l'économie et fit surgir la puissance et la civilisation». Alain Joxe rappelle qu'il distingue ensuite “un deuxième niveau génétique: celui du peuple et

de la race; puis un troisième niveau, celui de la réflexion socio-politique”. Cette stratification renvoie, note A. Joxe, à la tripartition fonctionnelle mise en évidence par Dumézil: «Le sol des géopoliticiens allemands joue le rôle fondamental (et féminin) de la fécondité, de la production et de la richesse; le peuple met en œuvre le courage guerrier, et 1e socio-politique appartient au philosophe; le géopoliticien est le moderne philosophe, dominant par l'esprit le rapport du peuple et du sol» Cf. A Joxe, Le cycle de la dissuasion (1945-1990), La Découverte-FEDN, 1990 p. 58-59.

(10) Ce titre reprend celui du premier chapitre de Philippe Moreau Defarges, La mondialisation. Vers la fin des frontières?, Institut français de relations internationales-Dunod, 1993.

(11) Dans L'Empire et les nouveaux barbares, Lattès, 1991, le politologue Jean-Christophe Rufin souligne la réapparition des terrae incognitae de puis un peu plus d'une décennie: ce sont des zones de guérilla où les mouvements armés, déconnectés de la géopolitique mondiale depuis la fin du conflit Est-Ouest, et donc privés de subsides, se sont reconvertis en “PME de guerre”; les grandes mégapoles du Sud; les territoires d'Etats fermés comme l'Arabie Saoudite, le Soudan, la Birmanie ou encore la Chine. Bien sûr, ces lieux ne sont pas inaccessibles mais leur connaissance géographique, en l'absence de statistiques fiables et de cartes réactualisées, régresse. La mondialisation “oublie” donc certains espaces.

(12) Cf. Pierre Léon, L'ouverture du Monde, Armand Colin, 1977.

(13) Cf. Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Champs-Flammarion, 1985.

(14) Sur l'importance des câbles sous-marins dans la géostratégie de la Grande -Bretagne entre 1870 et 1914, cf. Paul Kennedy, Stratégie et diplomatie. 1870-1945, Economica, 1988.

(15) La revue Alternatives économiques a publié un hors-série (n° 23/l995) sur la mondialisation.

(16) Sur l'implosion du sens et la fin des “Lumières”, cf. Zaki Laidi, Un monde privé de sens, Fayard, 1994.

(17) Cf. Richard O'Brien, «La fin de la géographie», in Marie-Françoise Durand, Jacques Lévy, Denis Retaillé, Le monde. Espaces et systèmes, Fondation nationales des sciences politiques-Dalloz, 1992.

(18) Cf. Philippe Moreau Defarges, Introduction à la géopolitique, Points, 1994, p.182.

(19) Sur la géographie de la mondialisation, cf. Roger Brunet (Dr), Géographie universelle, tome I, Hachette/Reclus, 1990. Dans L'Espace Monde, Economica, 1994, Olivier Dollfus propose une synthèse de qualité.

(20) Il est à noter que ce sont les Etats-Unis, puissance thalassocratique attachée au principe de la liberté des mers, qui ont amorcé cette révolution juridique, lorsque Harry S. Truman a proclamé en 1945 leur souveraineté sur les gisements de pétrole “hors rivage” du Golfe du Mexique. Ils ont pourtant refusé d'adhérer à la convention de Montego Bay.

(21) Sur la notion de “grand espace”, cf. Carl Schmitt, Du politique, Pardès, 1990. Nous avons résumé sa théorie dans Eléments pour une pensée-monde européenne, Synergies Européennes, 1996.

(22) Cf. Samuel P. Huntington, «Le choc des civilisations», in Commentaire, n°66, 1994, p. 238-252. Voir également F. Thual, Les conflits identitaires, Ellipse, 1995.

(23) Cf. Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, 1990, p. XVIII-XXIII.

(24) Cf. Hervé Coutau-Bégarie, «Essai de géopolitique et de géostratégie maritimes», in Hervé Coutau-Bégarie (Dr), La lutte pour l'empire de la mer, Economica, 1995, p. 38-41.

(25) Sur l'œuvre de Raoul Castex, cf. Hervé Coutau-Bégarie, La puissance maritime, op. cit.

(26) Le n°3/1995 de la revue Stratégique, publié par l'Institut de stratégie comparée chez Economica, est consacré à la stratégie aérienne.

(27) Cf. Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1962 (réédité en 1988), p. 214.

(28) Dans sa postface au Terre et Mer de Carl Schmitt (Le Labyrinthe, 1985), intitulée «La thalassopolitique», Julien Freund emploie le terme de “géocentrisme” pour souligner le caractère excessivement tellurique de certaines analyses géopolitiques.

(29) Cf. Yves Lacoste, «Les géographes, l'action et le politique», in Hérodote n° 33-34, 2°-3° trimestres 1984.

(30) Dans le n°43 de la revue Géopolitique (automne 1993), Paul-Marc Henry se demandait si l'humanité mourrait de faim ou de soif (p.42-43). Le premier terme de l'alternative n'est pas exclu, la sécheresse (40% des terres émergées) et l'épuisement des sols menaçant la sécurité alimentaire mondiale. Ainsi les chercheurs du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (GCRAI) en appellent-ils à une croisade agricole (réunion de Lucerne, 9-10 février 1995). Mais 1a réussite de cette croisade —mal choisi, ce terme laisse à penser qu'il s'agit de persévérer dans la logique productiviste de l'agriculture moderne—  est conditionnée par la maîtrise de l'eau. Et la fonte des glaces de l'Arctique, les cyclones, les inondations  —tous phénomènes manifestant, au même titre que la désertification, la réalité de déséquilibres climatiques provoqués par le modèle productiviste— ne doivent pas nous abuser. Selon P. M. Henry, “l'humanité entière (...) est entrée dans un cycle de rareté et de cherté concernant l'élément sans lequel la vie disparaîtrait de la surface de la terre”. Les faits sont probants. En apparence l'eau abonde; l'hydrosphère, soit la quantité totale d'eau, est de 1,4 milliards de km3. Mais l'eau douce ne représente que 2% de ce chiffre, dont les 3/4 à l'état solide: inlandsis, icebergs, glaciers. En définitive, seules les eaux continentales, superficielles et souterraines, sont aisément accessibles. Et elles sont inégalement réparties: 1/5° des terres émergées ne dispose d'aucune ressource fluviale propre et dépend de nappes phréatiques et de fleuves allogènes. Les ressources en eau sont donc limitées mais les besoins des sociétés humaines ne cessent de croître. Ils devraient tripler dans le quart de siècle à venir, ceci s'expliquant par la croissance démographique du Sud, le développement des “pays émergents” et la diffusion du mode de vie occidental. En conséquence, l'eau est une ressource stratégique, enjeu et moyen de géopolitiques antagonistes. Leur champ d'application délimite des aires hydro-conflictuelles, la plus “chaude” étant le Moyen-Orient. Deux puissance hydrauliques régionales, Israël et la Turquie  —la première s'est assurée la maîtrise le Jourdain, les aquifères de Cisjordanie, le lac de Tibériade et ses sources; la seconde contrôle les sources du Tigre et de l'Euphrate, au grand dam de la Syrie et de l'Irak—, dominent la région. D'autres zone hydro-conflictuelles existent. L'Egypte, le Soudan et l'Ethiopie rivalisent d'intérêt pour le Nil. Aux confins du Sahel, le Sénégal et la Mauritanie s'affrontent autour du fleuve Sénégal. L'Asie des moussons n'est pas épargnée: Inde et Bangladesh s'y disputent le Gange et le Brahmapoutre; Inde et Pakistan, le bassin de l'Indus. En Amérique du Nord, entre les Etats-Unis et le Mexique, le partage et l'utilisation des eaux du Rio Grande et de la nappe souterraine transfrontalière ne vont pas sans problème. Enfin, l'Europe compte aussi des zones hydro-conflictuelles. On connaît par exemple le différend entre Hongrois et Slovaques, relatif au Danube. Du moins ces deux pays ont-ils eu la sagesse de s'adresser à la Cour internationale de justice de La Haye. Ressource vitale, l'eau est donc un enjeu universel et des “guerres de l'eau” ne sont pas à exclure. Un autre mode de développement s'impose, faute de quoi le siècle à venir pourrait bien être celui des affrontements géo-planétaires.

 

mercredi, 07 octobre 2009

Fascism and the Meaning of Life

Fascism and the Meaning of Life


Review: MODERNISM AND FASCISM: The Sense of a Beginning under Mussolini and Hitler. Roger Griffin (Palgrave Macmillan, Basingstoke 2007)

Roger Griffin, Professor in Modern History at Oxford Brookes University, first introduced the idea of 'Palingenesis' to the field of fascist studies over 15 years ago, making him immediately a leading figure in his chosen vocation. He isolated the syncretic fascist core as being palingenetic, populist ultra-nationalism, with overtones of a phoenix-like heroic rebirth. Since then he has extended and elaborated his theory that essential to the definition of the 'fascist minimum' is the notion of national rebirth or renaissance - “myths that generated policies and actions designed to bring about collective redemption, a new national community, a new society, a new man...engineered through the power of the modern state.” - culminating in this masterwork which rightly places fascism at the centre of wider modernist movements.

Epiphanic versus Programmatic Modernism

Griffin's insights have previously been recognized as audacious and perceptive, no more so than here. Part One of the book tackles the at first seemingly tricky concept of Modernism itself, which Griffin clarifies brilliantly. Modernism's “common denominator lies in the bid to achieve a sense of transcendent value, meaning of purpose despite Western culture's progressive loss of a homogeneous value system and overarching cosmology (nomos) caused by the secularizing and disembedding forces of modernization.” Modernization is experienced by those caught up in its slipstream as a relentless juggernaut unzipping the fabric of meaningful existence and leaving in its wake the abyss of permanently unresolved ambivalence. In short, Modernism is defined as a reaction against the decadent* nihilism of intellectual, societal and technical modernization. While Marx, other Leftists and liberals consider modern man's condition as one of angst and alienation induced by class warfare and industrial production, the Right sees anomie as both the cause and the principle symptom of our modern malaise. “It is the black hole of existential self-awareness in all of us, our fear of 'the eternal silence of infinite spaces' that so alarmed [Blaise] Pascal, which produces culture”. This modern culture is further divided by Griffin into what might be called introvert and extrovert reactions: the introvert reaction is generally individualistic and in Griffin's expression an 'epiphanic modernism' – the path of the artist – while the extrovert, collective reaction is defined as 'programmatic modernism'. The latter seeks to change the world and resolve the permanent crisis of modernity (“all that is solid melts into air” - Marx) by a collective act of 'reconnection forwards' (Moeller van den Bruck). It is not difficult to make the short step from 'programmatic modernism' to fascism; the transcendent politics proposed by van den Bruck at the beginning of the Twentieth Century are not so different from Guillaume Faye's 'Archaic Futurism' at its end. Both are, in the phrase of Guy Debord, “technically equipped archaism”.

Amongst the epiphanic modernists Griffin includes Nietzsche, Eliot, Joyce, Proust, van Gogh, Kandinsky and Malevich, but perhaps the truth of Griffin's argument is demonstrated by the man widely-acknowledged as the greatest modern painter: Picasso. In his earlier cubist works, Picasso sought inspiration from the primitivism of African masks, and later in the archetypal Mediterranean symbols of horses and particularly bulls (which surprisingly Griffin doesn't mention).

Gardening State

Following the exhaustive and enlightening dissection of modernism in Part One, Griffin explores the implications and applied politics in Part Two, where “modernity turbocharged by the conjuncture of the First World War, the Russian Revolution, the collapse of three absolutist regimes and a powerful monarchy, with an influenza epidemic that killed as many as 100 million people world wide had made the modernist drive to ward off the terror of the void – cultural, social and political – a phenomenon of mass culture. The new era would be a creatio ex profundis, an act of creativity defying the void.” Fascism aimed for a complete overhaul, in accordance with Emilio Gentile's observation of totalitarianism as “an experiment in political domination undertaken by a revolutionary movement.” Griffin introduces the idea of the pre-War Fascist and National Socialist regimes as 'gardening states' striking a successful balance between idyllic ruralism and technocratic modernism, the “compelling new imperative” that it obeyed “to clean up, to sterilize, to re-order, to eliminate dirt and dust” (Frances Saunders). Or neatly, if flippantly, summed up by Lars Lindholm, “For example, the Aryans (i.e. Germans, the blond and blue-eyed) are direct descendants from the Atlantean root-race, whereas the Jews, Negroes, Slavs, and anyone else for that matter, are unfortunate mutants, further away from Homo sapiens than the snottiest gorilla. The reason for all the troubles in this world is the presence of these unsavoury species that the master race should mercifully do away with so that peace and quiet could be restored and life imbued with a bit of style.” PILGRIMS OF THE NIGHT: Pathfinders of the Magical Way (Llewellyn, St. Paul MN, 1993). It was this same vision of hygienic modernity which inspired the building in London of bright new health centres in Peckham and Finsbury during the 1930s. But mild English pragmatism was no match for German determination, where public buildings were “an act of sacralization symbolized in the toned bodies of Aryan workers showering in the washrooms of newly built hygienic factories or playing football on a KdF sportsground, their camaraderie and zest for life expressing the hope for a young, healthy nation.”

Fascist aesthetics

Included in the book are illustrations of art and architecture not usually associated with the pre-War Fascist and National Socialist regimes: from the soaring arch designed by Adalberto Libera for the aborted EUR '42 exhibition in Rome (later ripped-off by Eero Saarinen for the St. Louis Gateway Arch), to the cool steel and glass structure designed by Morpugo encasing the Ara Pacis of Augustus, the 1933 blueprint for the new Reichsbank in Berlin by Gropius, or Baron Julius Evola's painterly experimentations with Dadaism. Goebbels is revealed as a fan of Edvard Munch and Fritz Lang, while Le Corbusier submitted plans for the new town of Pontinia in the recently-reclaimed Pontine Marshes. Fritz Todt celebrated Aryan technocratic power in his construction of autobahns and later the Atlantic Wall. Irene Guenther is quoted extolling 'Nazi Chic' with fashion displaying “another countenance, one that was intensely modern, technologically advanced, supremely stylized and fashionably stylish” and the Bauhaus influence on the new, burgeoning market in consumer durables is emphasised. Unlike previous historians of fascism with their simplistic and inflexible frameworks, Griffin admirably demonstrates that “fascism, despite the connotations of regression, reaction and flight from modernity it retains for some academics, is to be regarded as an outstanding form of political modernism”, encapsulating a “deadly serious attempt to realize an alternative logic, an alternative modernity and an alternative morality to those pursued by liberalism, socialism or conservatism”.

Ambition

Griffin is well aware of the boldness and ambition of his arguments. “Post-modern” academia is notoriously hostile to transdisciplinarity and historians today are loath to erect grand structures of interpretation and meaning. Few historians are less fashionable than Oswald Spengler, or even Samuel 'Clash of Civilizations' Huntington. Griffin is well aware of this problem, and in the introduction he specifically places MODERNISM AND FASCISM within the context of 'Aufbruch' (a breaking out of conventions). For this reason Griffin's style is reflexive: he is conscious of the fact that in proposing a new syncretic historical worldview he is in some ways mirroring the dynamics of fascism itself. Of course, European Identitarians and New Rightists will have no problem with the concept of evolutionary synthesis (it's no accident that one of the principal English-language New Right websites is called
Synthesis), nevertheless Griffin is correctly keen to show and stress that his work is non-totalizing. Overall his style is extremely lucid and arguments that may appear at first to be mere flights of fancy are revealed as having firm foundations, unlike the convoluted, almost impenetrable and until recently-fashionable critical theory style of, say, Andrew Hewitt's POLITICAL INVERSIONS: Homosexuality, Fascism and the Modernist Imaginary (1996) or the late Lacoue-Labarthe's HEIDEGGER, ART AND POLITICS (1990).

The sky is falling on our heads

At the end of his book, Griffin draws attention to a BBC News report from September 1998. “The sky is falling” it announces dramatically (shades of Asterix and Obelix here) “The height of the sky has dropped by 8km in the last 38 years, according to scientists from the British Antarctic Survey. Greenhouse gasses like carbon dioxide are believed to be responsible for creating the effect.” He goes on to speculate, “Had Nietzsche been philosophizing at the beginning of the twenty-first century instead of the end of the nineteenth, amidst Swiss glaciers shrivelling under skies where the abstract art of vapour trails punctures illusions of transcending Good and Evil, maybe he would have 'rethought all his ideas' in a different, greener 'framework'. Instead of railing against the advent of 'nihilism', 'decadence' and 'the last man', he might have realized that the time for any sort of 'eternal return' is rapidly running out in a literal, not symbolic sense.” In the intervening 9 years since that ominous BBC report, our carbon emissions have escalated tremendously while our climate has deteriorated further, thanks to global capitalism, free market economics, liberalism, population increase, mass migration across borders and above all the profound weakness and myopia in confronting the issue which is inherent to liberal democracies. We need to get a grip.

*not the frivolous, glamourized Sally Bowles Weimar “decadence” that the word conjures up in the minds of many gay men, but rather the very real awareness of decay; that all our greatest achievements as a civilization – the Renaissance, the Age of Discovery, the Moonshots – are behind us.

vendredi, 25 septembre 2009

Face à l'horreur moderne

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Face à l’horreur moderne…

FACE A L’HORREUR MODERNE DE LA CIVILISATION DU POUVOIR DE L’AVOIR…RAPPELONS-NOUS TOUJOURS L’EMOTION SPONTANEE DE LA COMMUNAUTE DE l’ÊTRE ARCHAÏQUE…
N’en déplaise à  toutes les idéologies de justification des mensonges économiques et politiques de la société de l’avoir, le communisme primitif le plus primitif exprimait bien et d’abord l’immanence naturelle du souci de l’être, en la vérité qualitative de l’essence émotionnelle du jouir et du ré-jouir humains… C’est en tout cas et une fois de plus, la conclusion pratique évidente à laquelle on aboutit face à une découverte remarquable effectuée dernièrement par une équipe de paléoanthropologues lors de fouilles effectuées sur le gisement de la Sima de los Huesos ( la Cime des Os) dans la Sierra de Atapuerca, dans la province de Burgos en Espagne…
L’espace ici étudié est celui des territoires traditionnels de l’Homo Heidelbergensis qui a vécu en Europe au Pléistocène. Cet ancêtre commun de l’Homme de Néanderthal et de l’Homo Sapiens qui occupait ces lieux, il y a environ 530 000 ans, vivait et se nourrissait communautairement par la cueillette et surtout par la chasse. Il était expérimenté pour venir à bout du gros gibier, par exemple les chevaux et les rhinocéros laineux. Il fabriquait avec soin des armes diversifiés et notamment des épieux à lancer qui pouvaient atteindre jusqu’à 2,50 m de long ainsi que de multiples outils en silex. Les marques de découpage sur les os retrouvés indiquent que ces derniers étaient raclés méticuleusement pour que l’on en retire la viande. Les os étaient aussi utilisés comme instruments pour la fabrication d’outils en silex. Avec habileté,  le bois et les os étaient taillés et l’on confectionnait aussi, à partir d’eux, des aiguilles pendant que les tendons, eux, servaient de fils. Et ainsi, avec la peau, les aiguilles et les tendons, il était possible d’élaborer des vêtements particulièrement chauds et résistants. Le développement de ses capacités sociales et culturelles tel que les restes de campements communautaires méthodiquement ordonnés en témoignent laisse très clairement supposer  que l’ Homo heidelbergensis qui vivait centralement autour de feux communs possédait déjà les fondements d’une langue simple mais efficacement fonctionnelle. La culture matérielle d’ Homo heidelbergensis correspond en fait au Paléolithique inférieur et le plus souvent il s’agit d’Acheuléen.
Les archéologues ont aussi découvert des traces nombreuses d’os calcinés, ce qui  indique indéniablement la pratique élaborée de rites funéraires avérés. Sur la trentaine d’individus identifiés et examinés dans la Sierra de Atapuerca, un crâne a très particulièrement retenu l’attention du Centro de Evolucion y Comportamiento Humanos de Madrid. Ce crâne est très probablement  celui d’une jeune fille d’une dizaine d’années et les fragments que l’on en a retrouvé permettent de diagnostiquer les traces certaines d’une craniosynostose, une maladie génétique rare débutant au cours de la vie fœtale et qui provoque une soudure prématurée des os crâniens susceptible d’entraîner de sévères et irréversibles déficiences psychomotrices.
D’où, la conclusion d’évidence qui s’impose immédiatement et logiquement… Atteinte par cette grave et invalidante malformation congénitale, la jeune fille en question n’aurait jamais pu atteindre l’âge relativement avancé qui fut le sien sans la sollicitude, l’attention et  l’égard permanents des siens au sein du groupe dans lequel elle est née et a justement pu vivre dans une bien-veillance obligée de chaque instant. Si cette dernière a donc pu exister, grandir, résister et subsister malgré son lourd handicap, cela procède de l’accompagnement attentif et systématique du groupe de chasseurs-cueilleurs qui était le sien. Cette découverte confirme que l’accueil, la compréhension, la douceur, l’ouverture d’âme et la sollicitude que l’on peut porter aux personnes souffrantes, malades ou infirmes n’est pas un comportement récent dans l’histoire de l’humanité… Bien loin de là, du reste, puisqu’aujourdhui, si l’on retire les avantages financiers des impostures économiques générales en jeu et les pathologies spectaculaires compensatoires de fallacieuse bonne conscience mises en scène, les fraîches et franches relations directes à l’autre sont dorénavant ici extrêmement  rares…
Il y a un bon demi-million d’années, nos ancêtres lointains qui vivaient en groupes communautaires ignorant le pouvoir, l’argent et la servitude étaient donc d’instinct capables de ce sentiment, de cette inclination et de cette sensibilité pratique qui regarde l’autre avec émoi, bouleversement et com-préhension. Voilà qui vient nous rappeler les très pertinentes analyses de Marx et d’Engels dans les Grundrisse et dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat tels qu’ils avaient su démontrer que les communautés  primitives sont des espaces où l’être ensemble  indivisé (et pour cela,  se voulant totalité une de sa propre immanence de besoins et de désirs) est une dynamique de vie sans scission entre dominants et dominés qui ignore tout organe séparé de pouvoir et qui d’emblée s’émeut de tous en chacun et de chacun en tous.
Dans la tribu primitive, il n’y a pas d’organe séparé du pouvoir parce que le pouvoir n’est pas sépare de la communauté parce que c’est elle – en l’essence de son être – qui le détient comme son être en tant que totalité unitairement homogène de son auto-mouvement de vie, d’affection, de délicatesse, de sentir, de re-ssentir et de fidélité.
Quel est le lieu réel du pouvoir dans la communauté primitive? C’est la totalité du  vivre ensemble lui-même qui le détient et l’exerce comme unité totale de son indivision globale de corps et d’âme. Ce pouvoir non séparé de la communauté s’exerce en un seul sens et  il anime tous les sens en un seul projet: maintenir dans l’indivision l’être de la communauté, empêcher que la non-réciprocité entre les hommes installe la division dans le groupe. Il s’ensuit que ce pouvoir s’exerce sur tout ce qui est susceptible d’aliéner la société, d’y introduire la désagrégation, le morcellement et le parcellement. Il s’exerce, entre autres, sur l’institution d’où pourrait surgir la captation du pouvoir, la chefferie. Le chef est, dans la tribu, sous surveillance d’intelligence critique constante. La communauté veille à ne jamais laisser le goût du prestige passager se trans-former en désir de pouvoir permanent.
Si l’appétit de pouvoir du chef devient trop évident, la procédure mise en jeu est simple et c’est toujours la même: on le réprimande puis on l’abandonne, voire même on le tue. La crainte clairvoyante de la séparation  habite très certainement la communauté primitive, mais elle possède fondamentalement les moyens de la conjurer par l’ardeur passionnelle à exister et à aimer qualitativement les joies de l’être.
L’exemple des communautés préhistoriques nous enseigne là que la division n’est pas inhérente à l’être de l’être ensemble et qu’en d’autres termes, l’Etat n’est pas éternel, qu’il a, ici et là, une date de naissance et qu’il aura d’ailleurs et bien évidemment une date de mort.
Pourquoi la pathologie de la domestication étatique a-t-elle émergé ? La question de l’origine de l’Etat doit se préciser ainsi : à quelles conditions une communauté cesse-t-elle d’être primitive et accepte-elle que les satisfactions de l’être se trouvent subjuguées par les inversions mortifères de la dialectique de l’avoir?
Pourquoi les expériences, les normes et les savoirs qui empêchent le surgissement de l’Etat défaillent-ils, à tel ou tel moment de l’histoire ?
Il est hors de doute que seule l’interrogation attentive et critique du fonctionnement affectif profond des communautés primitives permet efficacement d’éclairer le problème des origines du déchoir dans l’errance étatique des asservissements de l’acquérir. Et ainsi, la lumière jetée sur le moment de la genèse de l’Etat éclaire-t-elle également les conditions de possible réalisation de sa liquidation historique quand demain, fatigués de subir la tyrannie du spectacle du quantitatif, les êtres humains décideront de re-trouver l’humanité des véritables tréfonds de leur être.
L’homme du communisme primitif  était naturellement en relation naturelle à l’humain et tout en même temps en rapport d’humanité à la nature. Cette découverte à la fois remarquable et touchante en vieille terre d’Espagne vient exhumer cette réalité des profondeurs ignorée depuis des lustres d’insipidité universitaire et étatique et suivant laquelle il est manifeste que la préhistoire fut aussi préhistoire d’une passion et d’une  compassion non encore abruties par la temporalité du commerce et du pouvoir.
Qu’en est-il du produire dans la communauté pré-historique ? A cette question fondamentale, la réponse classique de la vérité officielle de la crasse imbécillité médiatico-universitaire dominante est la suivante : la vie archaïque pré-historique est un vagabondage  de subsistance et de pauvreté, elle parvient au mieux à assurer la survie du groupe incapable de sortir du sous-développement technique. Le sauvage écrasé par son environnement écologique et sans cesse guetté par la famine et l’angoisse, telle est l’image d’idiotie ignare habituellement répandue.
Manipulation idéologique des faits, a déjà répliqué depuis longtemps l’anthropologue de vrai terrain Marshall Sahlins. Passant des chasseurs australiens et Bochimans aux communautés néolithiques d’agriculteurs primitifs telles que l’on pouvait encore au siècle dernier, les observer en Afrique ou en Mélanésie, au Viêt-Nam ou en Amérique du Sud, relisant sans parti pris les archives  connues et y ajoutant des données chiffrées argumentés, celui-ci affirme, avec méthode et recherche que  non seulement la communauté primitive n’est pas une dynamique de misère mais qu’elle est la première et jusqu’à présent la seule vie commune d’abondance.
Comme le disait Marx dans sa radicale critique absolue et universelle de tous les capitalismes tant de sauce bolchévique que de soupe libérale ou de brouet social-démocrate:  Si l’homme primitif ne rentabilise pas son activité, c’est non pas par ce qu’il ne sait pas le faire, mais parce qu’il n’en a ni l’envie ni le besoin puisqu’il se trouve en une autre dimension que celle de l’entassement, de l’accumulation et de l’addition.
Evidemment, en ces temps là, la relation d’être à la vie qui considérait qu’il n’est de richesse que d’être, n’empêchait pas nos très lointains ancêtres de se tuer en des guerres d’ailleurs limitées et éphémères qui avaient d’abord pour objet d’empêcher les dérives du commerce pacifique qui transforme toujours et aliénatoirement le produire pour l’homme en travailler pour l’échange. Mais, il est tout de même réconfortant d’apprendre sur le terrain concret de la vie réelle vérifiée que le comportement humain vrai a bien entendu  préexisté à l’invention des impostures de la morale lorsque le temps civilisationnel du politique et de l’économique a généralisé la paix des éthiques commerçantes et la guerre interminable des religions de l’expansion pour que la dictature démocratique  du calcul cosmopolitique finisse par s’emparer du monde.
La guerre localisée et circonscrite entre tribus est une façon pré-historique de repousser l’émergence économique du rencontrer avec  la politique de l’avoir et donc d’endiguer la menace d’une délégation de pouvoir menant aux dérives intrinsèquement liées à la naissance des sociétés de la médiation, de la possession et de la rentabilisation.
Les communautés primitives refusent la différenciation économique et politique en s’interdisant le surplus matériel du spectacle social des prétentions et des représentations qui génèrent inévitablement les démesures infinies du marché narcissique du fétichisme des impuissances de l’ego qui réifie les êtres et qui divinise les choses.
Aujourd’hui, dans la société du triomphe de l’équivalent général-argent près de 30.000 personnes meurent de faim chaque jour dans le monde, soit une toutes  les quatre secondes, ceci dans l’indifférenciation démocratique la plus absolue puisque désormais tout a un prix et que cette mort est la première facture normalement due au système de l’échange qui veut que dans le circuit des transactions, chaque marchandise humaine soit indifféremment équivalente à n’importe quelle autre humaine marchandise consommée par la vie ou par la mort mais toujours digérée par les impératifs de la distribution financière de la quantité nécessaire.
A la différence de ces milliers d’errants isolés et solitaires qui décèdent, chaque année, dans le sans-abrisme froid, insensible et triste du despotisme de la valeur qui précisément les trouve sans valeur, cette jeune fille pré-historique dans le monde de l’anti-valeur, a eu le contentement de trouver des êtres d’être avec qui une relation d’essence, de sensation et de sentiment a pu jaillir en pur dé-sintéressement d’avoir et en strict attachement d’être…
De la sorte, nous sommes avertis que dans l’embarras momentané que pouvait occasionnellement rencontrer la communauté de l’être archaïque, jamais personne ne restait à l’écart de son groupe dans le délaissement et l’esseulement car l’abondance dans le satisfaire communautaire des chasseurs-cueilleurs était avant tout un accomplir de chacun en l’être et de l’être en chacun. A l’opposé, dans la société de l’avoir qui a aujourd’hui fini par définitivement voiler l’être à lui-même, l’abondance paranoïaque du système solipsiste des objets s’en va tellement loin dans l’abomination de l’in-sensible que le dés-intéressement pour l’être humain qui ne serait pas produit rentable de marchandisation estampillé, peut tout à fait tolérer la mort industrielle de millions d’hommes qui n’ont pas le bon ticket pour entrer dans les grandes surfaces où s’obtiennent les accréditations certifiés pour la sur-vie organisée.
Au moment où la crise radicale du monde du produire de l’intérêt est en train d’atteindre le point crisique majeur où le produire de l’intérêt mondial ne peut plus supporter les mensonges du crédit par lesquels il a longuement fait semblant de croire que la vérité de sa finitude spatiale pourrait être compensée par une fausse infinitude temporelle, il est plus que jamais temps de se remémorer les inspirations et les enthousiasmes d’avant l’argent…Ce vieux monde pourri de temporalité marchande va crever et c’est tant mieux, regardons donc un tout petit peu vers l’Homo Heidelbergensis, non pas évidemment pour fuir déraisonnablement dans un retrouver nostalgique impossible qui n’aurait pas de sens mais pour penser subversivement la rationalité du sens de la communauté humaine, cette fois non plus locale, restreinte et étriquée mais universelle, cosmique, révolutionnaire et consciente du Tout historique de son histoire…
Contre la pourriture marchande qui sacralise les errances de l’oubli de l’être…
A bas l’échange, le salariat et l’Etat…
Vive la communauté ontologique et universelle de l’être de l’homme…

… De la civilisation du pouvoir… Rappelons-nous toujours l’émotion spontanée de la communauté de l’être archaïque…

N’en déplaise à  toutes les idéologies de justification des mensonges économiques et politiques de la société de l’avoir, le communisme primitif le plus primitif exprimait bien et d’abord l’immanence naturelle du souci de l’être, en la vérité qualitative de l’essence émotionnelle du jouir et du ré-jouir humains… C’est en tout cas et une fois de plus, la conclusion pratique évidente à laquelle on aboutit face à une découverte remarquable effectuée dernièrement par une équipe de paléoanthropologues lors de fouilles effectuées sur le gisement de la Sima de los Huesos (la Cime des Os) dans la Sierra de Atapuerca, dans la province de Burgos en Espagne…

L’espace ici étudié est celui des territoires traditionnels de l’Homo heidelbergensis qui a vécu en Europe au Pléistocène. Cet ancêtre commun de l’Homme de Néanderthal et de l’Homo Sapiens qui occupait ces lieux, il y a environ 530 000 ans, vivait et se nourrissait communautairement par la cueillette et surtout par la chasse. Il était expérimenté pour venir à bout du gros gibier, par exemple les chevaux et les rhinocéros laineux. Il fabriquait avec soin des armes diversifiés et notamment des épieux à lancer qui pouvaient atteindre jusqu’à 2,50 m de long ainsi que de multiples outils en silex. Les marques de découpage sur les os retrouvés indiquent que ces derniers étaient raclés méticuleusement pour que l’on en retire la viande. Les os étaient aussi utilisés comme instruments pour la fabrication d’outils en silex. Avec habileté,  le bois et les os étaient taillés et l’on confectionnait aussi, à partir d’eux, des aiguilles pendant que les tendons, eux, servaient de fils. Et ainsi, avec la peau, les aiguilles et les tendons, il était possible d’élaborer des vêtements particulièrement chauds et résistants. Le développement de ses capacités sociales et culturelles tel que les restes de campements communautaires méthodiquement ordonnés en témoignent laisse très clairement supposer  que l’Homo heidelbergensis qui vivait centralement autour de feux communs possédait déjà les fondements d’une langue simple mais efficacement fonctionnelle. La culture matérielle d’Homo heidelbergensis correspond en fait au Paléolithique inférieur et le plus souvent il s’agit d’Acheuléen.

Les archéologues ont aussi découvert des traces nombreuses d’os calcinés, ce qui  indique indéniablement la pratique élaborée de rites funéraires avérés. Sur la trentaine d’individus identifiés et examinés dans la Sierra de Atapuerca, un crâne a très particulièrement retenu l’attention du Centro de Evolucion y Comportamiento Humanos de Madrid. Ce crâne est très probablement  celui d’une jeune fille d’une dizaine d’années et les fragments que l’on en a retrouvé permettent de diagnostiquer les traces certaines d’une craniosynostose, une maladie génétique rare débutant au cours de la vie fœtale et qui provoque une soudure prématurée des os crâniens susceptible d’entraîner de sévères et irréversibles déficiences psychomotrices.

D’où, la conclusion d’évidence qui s’impose immédiatement et logiquement… Atteinte par cette grave et invalidante malformation congénitale, la jeune fille en question n’aurait jamais pu atteindre l’âge relativement avancé qui fut le sien sans la sollicitude, l’attention et  l’égard permanents des siens au sein du groupe dans lequel elle est née et a justement pu vivre dans une bien-veillance obligée de chaque instant. Si cette dernière a donc pu exister, grandir, résister et subsister malgré son lourd handicap, cela procède de l’accompagnement attentif et systématique du groupe de chasseurs-cueilleurs qui était le sien. Cette découverte confirme que l’accueil, la compréhension, la douceur, l’ouverture d’âme et la sollicitude que l’on peut porter aux personnes souffrantes, malades ou infirmes n’est pas un comportement récent dans l’histoire de l’humanité… Bien loin de là, du reste, puisqu’aujourdhui, si l’on retire les avantages financiers des impostures économiques générales en jeu et les pathologies spectaculaires compensatoires de fallacieuse bonne conscience mises en scène, les fraîches et franches relations directes à l’autre sont dorénavant ici extrêmement  rares…

Il y a un bon demi-million d’années, nos ancêtres lointains qui vivaient en groupes communautaires ignorant le pouvoir, l’argent et la servitude étaient donc d’instinct capables de ce sentiment, de cette inclination et de cette sensibilité pratique qui regarde l’autre avec émoi, bouleversement et com-préhension. Voilà qui vient nous rappeler les très pertinentes analyses de Marx et d’Engels dans les Grundrisse et dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État tels qu’ils avaient su démontrer que les communautés  primitives sont des espaces où l’être ensemble  indivisé (et pour cela,  se voulant totalité une de sa propre immanence de besoins et de désirs) est une dynamique de vie sans scission entre dominants et dominés qui ignore tout organe séparé de pouvoir et qui d’emblée s’émeut de tous en chacun et de chacun en tous.

Dans la tribu primitive, il n’y a pas d’organe séparé du pouvoir parce que le pouvoir n’est pas sépare de la communauté parce que c’est elle – en l’essence de son être – qui le détient comme son être en tant que totalité unitairement homogène de son auto-mouvement de vie, d’affection, de délicatesse, de sentir, de re-sentir et de fidélité.

Quel est le lieu réel du pouvoir dans la communauté primitive? C’est la totalité du  vivre ensemble lui-même qui le détient et l’exerce comme unité totale de son indivision globale de corps et d’âme. Ce pouvoir non séparé de la communauté s’exerce en un seul sens et  il anime tous les sens en un seul projet : maintenir dans l’indivision l’être de la communauté, empêcher que la non-réciprocité entre les hommes installe la division dans le groupe. Il s’ensuit que ce pouvoir s’exerce sur tout ce qui est susceptible d’aliéner la société, d’y introduire la désagrégation, le morcellement et le parcellement. Il s’exerce, entre autres, sur l’institution d’où pourrait surgir la captation du pouvoir, la chefferie. Le chef est, dans la tribu, sous surveillance d’intelligence critique constante. La communauté veille à ne jamais laisser le goût du prestige passager se trans-former en désir de pouvoir permanent.

Si l’appétit de pouvoir du chef devient trop évident, la procédure mise en jeu est simple et c’est toujours la même: on le réprimande puis on l’abandonne, voire même on le tue. La crainte clairvoyante de la séparation  habite très certainement la communauté primitive, mais elle possède fondamentalement les moyens de la conjurer par l’ardeur passionnelle à exister et à aimer qualitativement les joies de l’être.

L’exemple des communautés préhistoriques nous enseigne là que la division n’est pas inhérente à l’être de l’être ensemble et qu’en d’autres termes, l’État n’est pas éternel, qu’il a, ici et là, une date de naissance et qu’il aura d’ailleurs et bien évidemment une date de mort.

Pourquoi la pathologie de la domestication étatique a-t-elle émergé ? La question de l’origine de l’État doit se préciser ainsi : à quelles conditions une communauté cesse-t-elle d’être primitive et accepte-elle que les satisfactions de l’être se trouvent subjuguées par les inversions mortifères de la dialectique de l’avoir ?

Pourquoi les expériences, les normes et les savoirs qui empêchent le surgissement de l’État défaillent-ils, à tel ou tel moment de l’histoire ?

Il est hors de doute que seule l’interrogation attentive et critique du fonctionnement affectif profond des communautés primitives permet efficacement d’éclairer le problème des origines du déchoir dans l’errance étatique des asservissements de l’acquérir. Et ainsi, la lumière jetée sur le moment de la genèse de l’État éclaire-t-elle également les conditions de possible réalisation de sa liquidation historique quand demain, fatigués de subir la tyrannie du spectacle du quantitatif, les êtres humains décideront de re-trouver l’humanité des véritables tréfonds de leur être.

L’homme du communisme primitif  était naturellement en relation naturelle à l’humain et tout en même temps en rapport d’humanité à la nature. Cette découverte à la fois remarquable et touchante en vieille terre d’Espagne vient exhumer cette réalité des profondeurs ignorée depuis des lustres d’insipidité universitaire et étatique et suivant laquelle il est manifeste que la préhistoire fut aussi préhistoire d’une passion et d’une compassion non encore abruties par la temporalité du commerce et du pouvoir.

Qu’en est-il du produire dans la communauté pré-historique ? À cette question fondamentale, la réponse classique de la vérité officielle de la crasse imbécillité médiatico-universitaire dominante est la suivante : la vie archaïque pré-historique est un vagabondage  de subsistance et de pauvreté, elle parvient au mieux à assurer la survie du groupe incapable de sortir du sous-développement technique. Le sauvage écrasé par son environnement écologique et sans cesse guetté par la famine et l’angoisse, telle est l’image d’idiotie ignare habituellement répandue.

Manipulation idéologique des faits, a déjà répliqué depuis longtemps l’anthropologue de vrai terrain Marshall Sahlins. Passant des chasseurs australiens et Bochimans aux communautés néolithiques d’agriculteurs primitifs telles que l’on pouvait encore au siècle dernier, les observer en Afrique ou en Mélanésie, au Viêt-Nam ou en Amérique du Sud, relisant sans parti pris les archives  connues et y ajoutant des données chiffrées argumentés, celui-ci affirme, avec méthode et recherche que  non seulement la communauté primitive n’est pas une dynamique de misère mais qu’elle est la première et jusqu’à présent la seule vie commune d’abondance.

Comme le disait Marx dans sa radicale critique absolue et universelle de tous les capitalismes tant de sauce bolchévique que de soupe libérale ou de brouet social-démocrate :  « Si l’homme primitif ne rentabilise pas son activité, c’est non pas par ce qu’il ne sait pas le faire, mais parce qu’il n’en a ni l’envie ni le besoin puisqu’il se trouve en une autre dimension que celle de l’entassement, de l’accumulation et de l’addition. »

Evidemment, en ces temps là, la relation d’être à la vie qui considérait qu’il n’est de richesse que d’être, n’empêchait pas nos très lointains ancêtres de se tuer en des guerres d’ailleurs limitées et éphémères qui avaient d’abord pour objet d’empêcher les dérives du commerce pacifique qui transforme toujours et aliénatoirement le produire pour l’homme en travailler pour l’échange. Mais, il est tout de même réconfortant d’apprendre sur le terrain concret de la vie réelle vérifiée que le comportement humain vrai a bien entendu  préexisté à l’invention des impostures de la morale lorsque le temps civilisationnel du politique et de l’économique a généralisé la paix des éthiques commerçantes et la guerre interminable des religions de l’expansion pour que la dictature démocratique  du calcul cosmopolitique finisse par s’emparer du monde.

La guerre localisée et circonscrite entre tribus est une façon pré-historique de repousser l’émergence économique du rencontrer avec  la politique de l’avoir et donc d’endiguer la menace d’une délégation de pouvoir menant aux dérives intrinsèquement liées à la naissance des sociétés de la médiation, de la possession et de la rentabilisation.

Les communautés primitives refusent la différenciation économique et politique en s’interdisant le surplus matériel du spectacle social des prétentions et des représentations qui génèrent inévitablement les démesures infinies du marché narcissique du fétichisme des impuissances de l’ego qui réifie les êtres et qui divinise les choses.

Aujourd’hui, dans la société du triomphe de l’équivalent général-argent près de 30 000 personnes meurent de faim chaque jour dans le monde, soit une toutes  les quatre secondes, ceci dans l’indifférenciation démocratique la plus absolue puisque désormais tout a un prix et que cette mort est la première facture normalement due au système de l’échange qui veut que dans le circuit des transactions, chaque marchandise humaine soit indifféremment équivalente à n’importe quelle autre humaine marchandise consommée par la vie ou par la mort mais toujours digérée par les impératifs de la distribution financière de la quantité nécessaire.

À la différence de ces milliers d’errants isolés et solitaires qui décèdent, chaque année, dans le sans-abrisme froid, insensible et triste du despotisme de la valeur qui précisément les trouve sans valeur, cette jeune fille pré-historique dans le monde de l’anti-valeur, a eu le contentement de trouver des êtres d’être avec qui une relation d’essence, de sensation et de sentiment a pu jaillir en pur dé-sintéressement d’avoir et en strict attachement d’être…

De la sorte, nous sommes avertis que dans l’embarras momentané que pouvait occasionnellement rencontrer la communauté de l’être archaïque, jamais personne ne restait à l’écart de son groupe dans le délaissement et l’esseulement car l’abondance dans le satisfaire communautaire des chasseurs-cueilleurs était avant tout un accomplir de chacun en l’être et de l’être en chacun. À l’opposé, dans la société de l’avoir qui a aujourd’hui fini par définitivement voiler l’être à lui-même, l’abondance paranoïaque du système solipsiste des objets s’en va tellement loin dans l’abomination de l’in-sensible que le dés-intéressement pour l’être humain qui ne serait pas produit rentable de marchandisation estampillé, peut tout à fait tolérer la mort industrielle de millions d’hommes qui n’ont pas le bon ticket pour entrer dans les grandes surfaces où s’obtiennent les accréditations certifiés pour la sur-vie organisée.

Au moment où la crise radicale du monde du produire de l’intérêt est en train d’atteindre le point crisique majeur où le produire de l’intérêt mondial ne peut plus supporter les mensonges du crédit par lesquels il a longuement fait semblant de croire que la vérité de sa finitude spatiale pourrait être compensée par une fausse infinitude temporelle, il est plus que jamais temps de se remémorer les inspirations et les enthousiasmes d’avant l’argent…Ce vieux monde pourri de temporalité marchande va crever et c’est tant mieux, regardons donc un tout petit peu vers l’Homo heidelbergensis, non pas évidemment pour fuir déraisonnablement dans un retrouver nostalgique impossible qui n’aurait pas de sens mais pour penser subversivement la rationalité du sens de la communauté humaine, cette fois non plus locale, restreinte et étriquée mais universelle, cosmique, révolutionnaire et consciente du Tout historique de son histoire…

Contre la pourriture marchande qui sacralise les errances de l’oubli de l’être…

À bas l’échange, le salariat et l’État…

Vive la communauté ontologique et universelle de l’être de l’homme…

Gustave Lefrançais

dimanche, 20 septembre 2009

Deux études allemandes sur Lyotard

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1998

Robert Steuckers:

Deux études allemandes sur Lyotard

Lyotard (1): Moralités postmodernes

Décédé au début de cette année, le philosophe français Jean-François Lyotard ne cesse de préoccuper les Allemands. Sous l’impulsion de Peter Engelmann, directeur des éditions Pas­sa­gen à Vienne, vient de paraître  —hélas post mortem—  une tra­duction de Moralités postmodernes. Toute histoire, toute construction politique et historique a généré une morale, mais cette morale n’est pas universelle ni universalisable: elle demeure locale, fugitive, soumise aux aléas du temps et de l’histoire; elle doit rester sans ambition missionnaire. Cette morale d’ici et de maintenant, et qui est toujours d’ici et de maintenant sous peine de ne pas avoir d’ancrage dans le réel, pourra certes se heurter à d’autres morales, de là-bas et de jadis, mais ne leur sera pas foncièrement et nécessairement contradictoire. Elles peuvent s’affronter, se juxtaposer, se cô­to­yer, se fructifier ou s’ignorer mutuellement, au choix: murmure confus de maximes diverses, cris de joie qui fusent deci-delà. Comme un gourmet, le philosophe doit jouir et déguster la pluralité irréductible que lui offre la vie (J. F. Lyo­tard, Postmoderne Moralitäten,  ISBN 3-85165-320-3, DM 48 ou öS 336, Passagen Verlag, Walfischgasse 15/14, A-1010 Wien; e-mail: passagen@t0.or.at; internet: http://www.t0.or.at/~passagen).

 

Lyotard (2): hommage à Karel Appel

Ami du peintre Karel Appel, Lyotard a commenté le “geste” de l’ar­tiste, à la fois destructeur et créateur. L’ouvrage paraît en version allemande, avec les textes du philosophe et des reproductions en couleurs des peintures d’Appel (J. F. Lyo­tard, Karel Appel: Ein Farbgestus, Cachgang & Springer, Berne, ISBN 3-906127-53-2, DM 78, à commander auprès de: Buchhandlung Walther König, Ehrenstrasse 4, D-50.672 Köln).

 

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mercredi, 16 septembre 2009

Hamann: le Mage du Nord, critique des Lumières

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1997

HAMANN: le Mage du Nord, critique des Lumières

 

Spécialiste de la philosophie des Lumières, du Romantisme et du nationalisme allemand, Isaiah Berlin a publié une bonne étude sur Le Mage du Nord critique des Lumières, J. G. Hamann 1730-1788. Il écrit: «Hamann mérite d'être étudié, car il est l'un des rares critiques vraiment originaux des temps modernes. Apparemment, sans rien devoir à personne, il attaque l'orthodoxie dominante avec des armes dont certaines sont obsolètes et d'autres inefficaces ou absurdes; mais il le fait avec assez de force pour gêner la marche de l'ennemi, pour attirer des alliés sous sa propre bannière réactionnaire et pour initier, si l'on peut dire que quelqu'un a commencé, la résistance séculaire à la marche des Lumières et de la raison au XVIIIième siècle; cette résistance qui, à son heure, déboucha dans le Romantisme, l'obscurantisme et la réaction politique, dans un très important renouveau des formes artistiques et qui, finalement, provoqua des dégâts permanents dans la vie politique et sociale des hommes. Un tel personnage demande à coup sûr quelque attention. Hamann est le pionnier de l'antirationalisme dans tous les domaines. Ni Rousseau, ni Burke, ses contemporains, ne méritent cette dénomination car les idées purement politiques de Rousseau sont classiques dans leur rationalisme, tandis que Burke en appelle au tranquille bon sens des hommes raisonnables, même s'il dénonce les théories fondées sur des abstractions. Hamann rejetait tout cela; partout où l'hydre de la raison, de la théorie, de la généralisation relève l'une de ses horribles têtes, il frappe. Il fournit un arsenal dans lequel des romantiques plus modérés puisèrent certaines de leurs armes les plus efficaces  —tels Herder, même une tête froide comme le jeune Goethe, même Hegel qui écrivit un long et peu aimable compte-rendu de ses œuvres, même Humboldt le pondéré et ses compagnons libéraux. Il est la source oubliée d'un mouvement qui, finalement, engloutit toute la culture européenne» (P. MONTHÉLIE).

 

Isaiah BERLIN, Le Mage du Nord critique des Lumières. J. G. Hamann 1730-1788, PUF, 1997,150 pages, 138 FF.

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lundi, 14 septembre 2009

L'influence de Henri Lefèbvre sur Guillaume Faye

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1997

Robert Steuckers:

L'influence de Henri Lefèbvre sur Guillaume Faye

Indubitable et déterminante est l'influence de Henri Lefebvre sur l'évolution des idées de Guillaume Faye; Henri Lefebvre fut un des principaux théoriciens du PCF et l'auteur de nombreux textes fonda­mentaux à l'usage des militants de ce parti fortement structuré et combatif. J'ai eu personnellement le plaisir de rencontrer ce philosophe ex-communiste français à deux reprises en compagnie de Guillaume Faye dans la salle du célèbre restaurant parisien “La Closerie des Lilas” que Lefebvre ai­mait fréquenter parce qu'il avait été un haut lieu du surréalisme parisien du temps d'André Breton. Lefebvre aimait se rémémorer les homériques bagarres entre les surréalistes et leurs adversaires qui avaient égayé ce restaurant. Avant de passer au marxisme, Lefebvre avait été surréaliste. Les conver­sations que nous avons eues avec ce philosophe d'une distinction exceptionnelle, raffiné et très aristo­cratique dans ses paroles et ses manières, ont été fructueuses et ont contribué à enrichir notamment le numéro de Nouvelle école sur Heidegger que nous préparions à l'époque. Trois ouvrages plus récents de Lefebvre, postmarxistes, ont attiré notre attention: Position: contre les technocrates. En finir avec l'humanité-fiction (Gonthier, Paris, 1967); Le manifeste différentialiste (Gallimard, Paris, 1970); De L'Etat. 1. L'Etat dans le monde moderne, (UGE, Paris, 1976).

 

Dans Position (op. cit.), Lefebvre s'insurgeait contre les projets d'exploration spatiale et lunaire car ils divertissaient l'homme de “l'humble surface du globe”, leur faisaient perdre le sens de la Terre, cher à Nietzsche. C'était aussi le résultat, pour Lefebvre, d'une idéologie qui avait perdu toute potentialité pra­tique, toute faculté de forger un projet concret pour remédier aux problèmes qui affectent la vie réelle des hommes et des cités. Cette idéologie, qui est celle de l'“humanisme libéral bourgeois”, n'est plus qu'un “mélange de philanthropie, de culture et de citations”; la philosophie s'y ritualise, devient simple cérémonial, sanctionne un immense jeu de dupes. Pour Lefebvre, cet enlisement dans la pure phraséo­logie ne doit pas nous conduire à refuser l'homme, comme le font les structuralistes autour de Foucault, qui jettent un soupçon destructeur, “déconstructiviste” sur tous les projets et les volontés po­litiques (plus tard, Lefebvre sera moins sévère à l'égard de Foucault). Dans un tel contexte, plus aucun élan révolutionnaire ou autre n'est possible: mouvement, dialectique, dynamiques et devenir sont tout simplements niés. Le structuralisme anti-historiciste et foucaldien constitue l'apogée du rejet de ce formidable filon que nous a légué Héraclite et inaugure, dit Lefebvre, un nouvel “éléatisme”: l'ancien éléatisme contestait le mouvement sensible, le nouveau conteste le mouvement historique. Pour Lefebvre, la philosophie parménidienne est celle de l'immobilité. Pour Faye, le néo-parménidisme du système, libéral, bourgeois et ploutocratique, est la philosophie du discours libéralo-humaniste répété à l'infini comme un catéchisme sec, sans merveilleux. Pour Lefebvre, la philosophie héraclitéenne est la philosophie du mouvement. Pour Faye, —qui retrouve là quelques échos spenglériens propres à la ré­cupération néo-droitiste (via Locchi et de Benoist) de la “Révolution Conservatrice” weimarienne—  l'héraclitéisme contemporain doit être un culte joyeux de la mobilité innovante. Pour l'ex-marxiste et ex-surréaliste comme pour le néo-droitiste absolu que fut Faye, les êtres, les stabilités, les structures ne sont que les traces du trajet du Devenir. Il n'y a pas pour eux de structures fixes et définitives: le mou­vement réel du monde et du politique est un mouvement sans bonne fin de structuration et de déstruc­turation. Le monde ne saurait être enfermé dans un système qui n'a d'autres préoccupations que de se préserver. A ce structuralisme qui peut justifier les systèmes car il exclut les “anthropes” de chair et de volonté, il faut opposer l'anti-système voire la Vie. Pour Lefebvre (comme pour Faye), ce recours à la Vie n'est pas passéisme ou archaïsme: le système ne se combat pas en agitant des images embellies d'un passé tout hypothétique mais en investissant massivement de la technique dans la quotidienneté et en finir avec toute philosophie purement spéculative, avec l'humanité-fiction. L'important chez l'homme, c'est l'œuvre, c'est d'œuvrer. L'homme n'est authentique que s'il est “œuvrant” et participe ainsi au devenir. Les “non-œuvrants”, sont ceux qui fuient la technique (seul levier disponible), qui re­fusent de marquer le quotidien du sceau de la technique, qui cherchent à s'échapper dans l'archaïque et le primitif, dans la marginalité (Marcuse!) ou dans les névroses (psychanalyse!). Apologie de la tech­nique et refus des nostalgies archaïsantes sont bel et bien les deux marques du néo-droitisme authen­tique, c'est-à-dire du néo-droitisme fayen. Elles sortent tout droit d'une lecture attentive des travaux de Henri Lefebvre.

 

Dans Le manifeste différentialiste, nous trouvons d'autres parallèles entre le post-marxisme de Lefebvre et le néo-droitisme de Faye, le premier ayant indubitablement fécondé le second: la critique des processus d'homogénéisation et un plaidoyer en faveur des “puissances différentielles” (qui doi­vent quitter leurs positions défensives pour passer à l'offensive). L'homogénéisation “répressive-op­pressive” est dominante, victorieuse, mais ne vient pas définitivement à bout des résistances particu­laristes: celles-ci imposent alors malgré tout une sorte de polycentrisme, induit par la “lutte planétaire pour différer” et qu'il s'agit de consolider. Si l'on met un terme à cette lutte, si le pouvoir répressif et oppresseur vainc définitivement, ce sera l'arrêt de l'analyse, l'échec de l'action, le fin de la découverte et de la création.

 

De sa lecture de L'Etat dans le monde moderne,  Faye semble avoir retiré quelques autres idées-clefs, notamment celle de la “mystification totale” concomitante à l'homogénéisation planétaire, où tantôt l'on exalte l'Etat (de Hobbes au stalinisme), tantôt on le méconnaît (de Descartes aux illusions du “savoir pur”), où le sexe, l'individu, l'élite, la structure (des structuralistes figés), l'information sura­bondante servent tout à tour à mystifier le public; ensuite l'idée que l'Etat ne doit pas être conçu comme un “achèvement mortel”, comme une “fin”, mais bien plutôt comme un “théâtre et un champ de luttes”. L'Etat finira mais cela ne signifiera pas pour autant la fin (du politique). Enfin, dans cet ouvrage, Faye a retenu le plaidoyer de Lefebvre pour le “différentiel”, c'est-à-dire pour “ce qui échappe à l'identité ré­pétitive”, pour “ce qui produit au lieu de reproduire”, pour “ce qui lutte contre l'entropie et l'espace de mort, pour la conquête d'une identité collective différentielle”.

 

Cette lecture et ces rencontres de Faye avec Henri Lefebvre sont intéressantes à plus d'un titre: nous pouvons dire rétrospectivement qu'un courant est indubitablement passé entre les deux hommes, cer­tainement parce que Lefebvre était un ancien du surréalisme, capable de comprendre ce mélange ins­table, bouillonnant et turbulent qu'était Faye, où se mêlaient justement anarchisme critique dirigé contre l'Etat routinier et recours à l'autorité politique (charismatique) qui va briser par la vigueur de ses décisions la routine incapable de faire face à l'imprévu, à la guerre ou à la catastrophe. Si l'on qua­lifie la démarche de Faye d'“esthétisante” (ce qui est assurément un raccourci), son esthétique ne peut être que cette “esthétique de la terreur” définie par Karl Heinz Bohrer et où la fusion d'intuitionnisme (bergsonien chez Faye) et de décisionnisme (schmittien) fait apparaître la soudaineté, l'événement im­prévu et impromptu, —ce que Faye appelait, à la suite d'une certaine école schmittienne, l'Ernstfall—  comme une manifestation à la fois vitale et catastrophique, la vie et l'histoire étant un flux ininter­rompu de catastrophes, excluant toute quiétude. La lutte permanente réclamée par Lefebvre, la reven­dication perpétuelle du “différentiel” pour qu'hommes et choses ne demeurent pas figés et “éléatiques”, le temps authentique mais bref de la soudaineté, le chaïros, l'imprévu ou l'insolite revendiqués par les surréalistes et leurs épigones, le choc de l'état d'urgence considéré par Schmitt et Freund comme es­sentiels, sont autant de concepts ou de visions qui confluent dans cette synthèse fayenne. Ils la rendent inséparable des corpus doctrinaux agités à Paris dans les années 60 et 70 et ne permettent pas de con­clure à une sorte de consubstantialité avec le “fascisme” ou l'“extrême-droitisme” fantasmagoriques que l'on a prêtés à sa nouvelle droite, dès le moment où, effrayé par tant d'audaces philosophiques à “gauche”, à “droite” et “ailleurs et partout”, le système a commencé à exiger un retour en arrière, une réduction à un moralisme minimal, tâche infâmante à laquelle se sont attelés des Bernard-Henry Lévy, des Guy Konopnicki, des Luc Ferry et des Alain Renaut, préparant ainsi les platitudes de notre political correctness.