Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mardi, 08 août 2023

Papini et la philosophie désacralisée (pour la faire revivre)

giovanni-piapini-expertos-CARF.jpg

Papini et la philosophie désacralisée (pour la faire revivre)

Une réinterprétation du "Crépuscule des philosophes" de Papini, un rebelle en guerre contre les hommes, ce compagnon de route éloigné de ses semblables.

par Luca Caddeo

Source: https://www.barbadillo.it/110476-papini-e-la-filosofia-desacralizzata-per-farla-rinascere/

Selon Friedrich Nietzsche, on rembourse mal un maître si l'on ne reste qu'un disciple. C'est pourquoi Giovanni Papini serait un digne élève de son maître renégat et tout aussi aimé de l'hybris et des délires. D'ailleurs, le titre même du livre que nous allons présenter ne laisse guère de doute à cet égard : Le Crépuscule des philosophes. L'essai, publié dès 1906, rend en effet hommage au Crépuscule des idoles de son précurseur Nietzsche, lui-même inspiré, de manière tout aussi polémique, du Crépuscule des dieux de Richard Wagner. D'autre part, l'histoire des idées est pleine de parricides, et sans ces massacres initiatiques, la philosophie elle-même - qui a à voir avec Eros et donc avec Thanatos - n'aurait jamais été ce que, malgré sa tendance quasi endémique à la crise et à la redéfinition de ses fondements, elle doit continuer à être: la vie qui, dans le travail de la pensée, engendre d'autres vies.

391968754_tcimg_74B37D95.jpg

Dans l'introduction du livre, réédité par Gog en 2022, le philosophe perspicace Paolo Casini rappelle que Benedetto Croce avait noté que l'écrivain florentin de 25 ans démolissait la philosophie dans son ambition la plus sincère. Bien qu'inversé, c'est le même raisonnement hégélien selon lequel s'interroger sur le commencement de la philosophie, c'est déjà commencer à philosopher: le problème du commencement de la philosophie croise celui de son éventuel crépuscule.

Le crépuscule des philosophes par Giovanni Papini

Certes - au-delà des résultats de ses analyses sévères - Papini manie avec une certaine familiarité les outils de la philosophie pour la désacraliser, la ridiculiser, la violer, la trahir, la réduire en cendres - mais ce faisant, il la pratique et l'invente : peut-on assassiner la philosophie en faisant de la philosophie ? Avec cette critique qui est aussi un constat, essayons d'examiner brièvement en quel sens l'écrivain présente la philosophie dans son aboutissement ultime. Force est de constater que c'est bien la raison abstraite avec tous ses " produits " respectifs qui est traduite devant le tribunal de la raison de Papini, mais surtout la pensée occidentale contemporaine dans ses noms les plus retentissants : Kant, Hegel, Schopenhauer, Comte, Spencer et - poignardé et condamné à mort - Nietzsche. Ce sont ces philosophes que l'écrivain entend abattre, écorcher, exécuter. Et il faut dire aussi que Papini lui-même - initialement défini par Evola comme un "briseur de brèches" - considère son essai comme une autobiographie intellectuelle, quelque chose d'extrêmement subjectif et qui n'aura de sens non pas en tant que tel, mais seulement à la lumière des effets qu'il sera capable de générer.

friedrich-nietzsche-an-intellectual-biography.jpg

D'où la propension - d'ailleurs souvent contredite - à appliquer à son propre "philosopher" les critères exégétiques réservés aux autres philosophies. Néanmoins, il y a chez Papini une forte conscience que celui qui écrase peut être écrasé ainsi que l'idée que le meilleur des écraseurs ne peut oublier de s'écraser lui-même. Le visionnaire courageux et subversif n'écrase pas avec l'arrogance affectée de l'universitaire, mais avec la rage de l'incendiaire ; toute l'avant-garde, le milieu littéraire florentin du début des années 1900, ses rues, ses drapeaux, ses revues, le futurisme imminent - "l'odeur de la poussière", la volonté de se battre en duel, de se cracher au visage, les poings, "la bagarre nocturne", "l'assaut à la baïonnette" - sont en lui. Papini préfère être un martyr plutôt qu'un imbécile et attaque avec une sorte d'autosatisfaction dionysiaque, avec une douleur pure, avec un sens du tragique, en sachant très bien que son travail est "inégal", "partiel", imparfait - il le fait en tant qu'homme, avec une franchise étourdissante, avec masochisme peut-être, pas en tant que savant, pas en tant qu'intellectuel ; en tant qu'artiste, pas en tant que philistin.

59947293.jpg

Tout philosophe est un homme

Toute philosophie est une psychologie, toute philosophie est un philosophe, et tout philosophe est un homme. La vérité est une sorte de superstructure qui reflète la vie, la biographie. Les philosophes - même lorsqu'ils se disent asystématiques - poursuivraient un concept résolutif qui, dans un système moniste, serait capable de rendre compte de la diversité. Cependant, cette tendance ne serait qu'une ambition naïve, un besoin souvent dicté par des idiosyncrasies et des vicissitudes personnelles ; il ne serait pas possible d'atteindre l'unité absolue, ni de découvrir les lois d'un système si cohérent qu'il ne dépendrait pas d'axiomes qui sont en eux-mêmes indémontrables. Il ne serait pas non plus possible, comme nous l'avons dit, de posséder la vérité - du moins la vérité comprise comme un objet de connaissance contemplative et représentative. À la manière de l'estimé William James, pour Papini, une proposition est vraie "dans la mesure où elle nous est utile pour agir ou ne pas agir". Ce qui "donne des attentes qui ne se produisent pas" est faux ; le faux est quelque chose d'"inutilisable". Résultat : seul ce qui est utile est vrai. En d'autres termes - avec un raisonnement sophistique - l'utile est nécessairement vrai, l'inutile est faux. Le vrai est ce qui, au-delà de toute interprétation rationnelle, contribue à l'élévation de l'homme, presque à sa déification ; le vrai est le devenir qui bat les cartes, la dialectique qui construit des châteaux de cartes dans l'instant : "les choses doivent devenir les jouets de l'homme - l'univers doit devenir l'argile docile avec laquelle l'Homme-Dieu donnera forme à ses fantasmes" pour que la volonté humaine se transforme instantanément en action, le rêve comme l'éclair en réalité. Dans ce "pragmatisme magique" - comme l'appelait Norberto Bobbio - l'art, la religion, la science et la philosophie ne sont "vrais" qu'en vertu des résultats qu'ils produisent - et cela s'applique à tous les idéaux.

imapapiniges.jpg

La philosophie, une réalité vivante

Les idoles secouées par le diapason nietzschéen ne doivent être démolies que si elles n'améliorent pas la vie. Inversement, toutes les productions de l'esprit humain sont "vraies" dans la mesure où elles sont capables de renforcer la force plastique de l'homme - peu importe que le monde "vrai" ait été hissé au-dessus du monde "réel" en le rendant faux (Nietzsche), ce qui importe, c'est que l'idéal hissé sur la vie sache se nourrir aux sources de la vie et sache en faire, dirait Georg Simmel, un plus-de-la-vie qui, dans l'esprit momentanément objectivé, nourrit infiniment la vie pour s'écouler à nouveau, avec l'effondrement des artifices intellectuels, dans le magma bouillonnant de la vie. Cependant, bien qu'il s'agisse d'un contexte idéal, on soupçonne parfois que même Papini, qui, dans Un uomo finito, avait l'intention de liquider la philosophie pour être une étincelle de vie et de "réalité vivante dans la réalité vivante", a succombé, au moins en partie, à la tentation d'assassiner la philosophie pour en fonder une "définitive" - une forme de pragmatisme qui n'était pas seulement une "précaution méthodique" mais une "mystique magique" visant à modifier l'âme humaine et à magnifier l'esprit pour le faire agir "sans intermédiaires".

R240024270.jpg

Papini contre Papini

D'autre part, Papini faisant de Papini son antagoniste lui impose son idée de la vérité, la vérité d'un enfant qui aspire à la gloire et, sans compromis, à une authenticité qui n'est pas abstraite, mais continuellement adhérente aux contradictions existentielles. Face à ces exigences, nous aurions voulu reproduire une synthèse des démolitions des philosophes, une reconnaissance de l'implacable et cruel désossage, de l'écorchement sacré, mais nous nous sommes finalement abstenus, convaincus que la grandeur de ce texte corrosif et de son démiurge tourmenté ne se manifeste pas tant dans le raisonnement philosophique ni dans l'exactitude parfois discutable des arguments que dans l'esprit profanateur qui les enflamme, dans la flamme qui les forge. Agitateur iconoclaste, animateur, mestre, "éveilleur nocturne", génie et roi de la critique, nous aimons Giovanni Papini, ce rebelle en guerre contre les hommes, ce compagnon de route loin de ses pairs, même quand nous le détestons. On l'aime même quand, plus tard, kidnappé par le système ultramondain d'un dieu, il s'écrase en quelque sorte - faisant taire tout le monde à l'improviste depuis un autre abîme - avec une férocité religieuse : Papini contre Papini.

11:55 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : giovanni papini, philosophie, italie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

jeudi, 03 août 2023

« Pour être tué, il faut vivre » (Jules Michelet): comment le vieil Occident zombie survit à sa mort

d6e7869beb651a80baed90cc9ef278c3.jpg

« Pour être tué, il faut vivre » (Jules Michelet): comment le vieil Occident zombie survit à sa mort

Nicolas Bonnal

Vladimir Poutine et la Russie dominent, mais l’Occident se maintient avec sa dette, son hypocrisie, ses casseroles coloniales. Dix techno-lords US sont plus riches que tous les Africains. Bruxelles agonise en nous volant argent et liberté.

Jean Baudrillard parla d’hystérésis (1) pour décrire ce monde. Il évoquait même, je crois, cette barbe qui continue de pousser au poil de menton du cadavre.

Qu’est-ce qui n’est pas mort en Occident ?  Qu’est-ce qui ne relève pas encore du phénomène zombi ? Les économies hallucinées (James Kunstler), les cent mille milliards  de dettes qui ne terrorisent que les naïfs (on ira tous à un million de milliards de $, imprimez !), les nations abolies, fusionnées, les peuples remplacés ou stérilisés, les religions profanées, tout en fait, y compris la terre et son atmosphère (voyez comment vivent la Chine ou l’Inde de notre René Guénon pour rire un peu), relève de la parodie, de la mort défigurée et du mort-vivant. Le public se reconnaît du reste dans ce type abominable de série yankee : les morts qui font semblant de vivre. Je continuerais durant des pages, si je ne craignais de me répéter. Le mouvement autonome du non-vivant, disait-on du mouvement matériel en ces temps aéroportés et précipités.

Je ne suis pas plus pessimiste que cet historien progressiste, qui est passé de mode en ces temps divagants, palabreurs et parkinsoniens. Michelet s’étonne en son temps de républicanisme alors prometteur, de l’hystérésis  médiévale, du maintien incompréhensible, des siècles durant, du clergé et de la féodalité, maintien  qui aboutit aux violentes révolutions qu’on connaît.

« L’état bizarre et monstrueux, prodigieusement artificiel, qui fut celui du Moyen-âge, n’a d’argument en sa faveur que son extrême durée, sa résistance obstinée au retour de la nature. »

michelet-couture.jpg

Et il philosophe du coup Michelet (il le fait souvent bien) :

« Mais n’est-elle pas naturelle, dira-t-on, une chose qui, ébranlée, arrachée, revient toujours ? La féodalité, voyez comme elle tient dans la terre. Elle semble mourir au treizième siècle, pour refleurir au quatorzième. Même au seizième siècle encore, la Ligue nous en refait une ombre, que continuera la noblesse jusqu’à la Révolution. Et le clergé, c’est bien pis. Nul coup n’y sert, nulle attaque ne peut en venir à bout. »

Comment se maintint le clergé en fait ?

«  Frappé par le temps, la critique et le progrès des idées, il repousse toujours en dessous par la force de l’éducation et des habitudes. Ainsi dure le Moyen-âge, d’autant plus difficile à tuer qu’il est mort depuis longtemps. Pour être tué, il faut vivre. Que de fois il a fini ! »

Michelet rappelle les grandes dates agoniques du Moyen-âge :

« Il finissait dès le douzième siècle, lorsque la poésie laïque opposa à la légende une trentaine d’épopées ; lorsqu’Abélard, ouvrant les écoles de Paris, hasarda le premier essai de critique et de bon sens.

Il finit au treizième siècle, quand un hardi mysticisme, dépassant la critique même, déclare qu’à l’Évangile historique succède l’Évangile éternel et le Saint-Esprit à Jésus.

 Il finit au quatorzième, quand un laïque, s’emparant des trois mondes, les enclot dans sa Comédie, humanise, transfigure et ferme le royaume de la vision.

Et définitivement, le Moyen-âge agonise aux quinzième et seizième siècles, quand l’imprimerie, l’antiquité, l’Amérique, l’Orient, le vrai système du monde, ces foudroyantes lumières, convergent leurs rayons sur lui. »

Ce système de la Renaissance-science-nation est en train de crever autour de nous comme on sait. Il n’accouche de rien du tout, on a un œuf de serpent écrasé. Comme je le montre dans un livre (3), Tocqueville, Pouchkine ou Poe avaient déjà tout dit sur ce monde gelé il y a deux cents ans. Ce monde qui dure depuis relève de cette hystérésis. Mais combien de temps un tel zombi peut durer ? Michelet poursuit avec conscience :

« Que conclure de cette durée ? Toute grande institution, tout système une fois régnant et mêlé à la vie du monde, dure, résiste, meurt très longtemps. Le paganisme défaillait dès le temps de Cicéron, et il traîne encore au temps de Julien et au-delà de Théodose. »

Samichphhre.jpgTout met du temps à crever, paganisme compris, et tout dure au-delà de sa mort. Michelet persiste et signe :

« Que le greffier date la mort du jour où les pompes funèbres mettront le corps dans la terre, l’historien date la mort du jour où le vieillard perd l’activité productive. »

Si c’est comme cela pour le génie médiéval, je ne vous dis pas pour la démocratie-marché…

« Tout finit au douzième siècle ; le livre se ferme… », termine Michelet qui remarque qu’un système périclitant comme celui de l’Eglise – ou de la démocratie bourgeoise à notre époque -  a tendance à devenir totalitaire et dangereux :

« Les anciens conciles sont généralement d’institutions, de législation. Ceux qui suivent, à partir du grand concile de Latran, sont de menaces et de terreurs, de farouches pénalités. Ils organisent une police. Le terrorisme entre dans l’Église, et la fécondité en sort. »

Cette Eglise moderne lança aussi la Croisade. Les conciles orthodoxes furent oubliés. C’est encore cette Eglise catholique romaine, star des temps modernes, qui inventa en 1622 le beau mot de propagande.

A Michelet j’adjoindrai un philosophe oublié (Michel Onfray en parle, mais trop peu), Ludwig Feuerbach qui remarque que son antichristianisme n’a plus prise parce qu’il a à faire à des farceurs masqués. C’est comme pour les attentats, les « gens », le « public » ne sentent pas les coups. Ils sont anesthésiés (Stanley Payne). En ces temps de Bergoglio et de gauchisme catho, cela ne prêtera pas à sourire.

« Le ton « des bonnes sociétés, » le ton neutre, sans passion et sans caractère, approprié à la défense d’illusions, de préjugés et de mensonges dont tout le monde convient, voilà le ton dominant, le ton normal de l’époque, le ton dans lequel non seulement les affaires politiques, — ce qui se comprend de soi-même, — mais encore les affaires de religion et de science, c’est-à-dire le mal d’aujourd’hui, sont traitées et doivent être traitées (4). »

Feuerbach_Ludwig.jpg

Et Feuerbach annonçait ce que décrit Edgar Poe à la même époque: le masque prendrait la place du visage, le cerveau celui de l’âme.

 « Apparence, mensonge, hypocrisie, masque, voilà le caractère du temps présent; masque notre politique, masque notre moralité, masque notre religion et masque notre science. »

Le masque de la mort rose occidentale cache une décrépitude sans égale ; la Russie ici aussi devra se mettre à l’œuvre pour inspirer des hommes de bonne volonté.

Notes

(1) Le dictionnaire d’Oxford de mon ordinateur donne cette définition en anglais. ‘The phenomenon in which the value of a physical property lags behind changes in the effect causing it, as for instance when magnetic induction lags behind the magnetizing force.’

(2) A l'ouest rien de « moderne » - Chroniques de la Fin de l'Histoire, (Edition Kindle sur amazon.fr).

(3) Michelet (Jules : Histoire de France, VII, Renaissance, pp. 17-18 (sur uqac.ca).

(4) Feuerbach (Ludwig) : l’essence du christianisme, traduit de l’allemand par Joseph Roy, Paris, 1864. préface de la seconde édition.

 

Lifestyle-Left: la gauche selon les modes de vie commercialisés

0c69729d4b006c6cef839d43510b6f9a.jpg

Lifestyle-Left: la gauche selon les modes de vie commercialisés

Diego Fusaro

Bron: https://posmodernia.com/lifestyle-linke-la-izquierda-de-l...

Des phénomènes comme la gay pride sont présentés par l'ordre dominant du discours comme des moments essentiels d'émancipation face à un patriarcat résiduel et homophobe. En réalité, ils ne sont que des manifestations d'adaptation sociale à l'American way of life propre au capitalisme postmoderne, complété par la substitution de la lutte des classes par un conflit de genre et d' "engouements sexuels", par définition interclassiste et donc fonctionnel au maintien de l'ordre dominant. Ce dernier réussit, à chaque fois, à évacuer complètement la priorité politique des classes dominées de la sphère des apparences, c'est-à-dire qu'il supprime, ou du moins atténue, la contradiction asymétrique entre le capital et le travail. Cette contradiction est idéologiquement évacuée au profit d'un conflit de genre totalement abstrait, dans lequel l'homosexuel riche et l'homosexuel pauvre convergent du même côté dans la lutte fictive pour la conquête des droits individuels des consommateurs.

1a1fec7180c550c4bac942a99fc264cf.jpg

La domestication de tout élan révolutionnaire anti-systémique est obtenue par la distraction, où l'on réoriente les énergies positives vers des conflits issus de la "diversité" et par l'adhésion aux modules de la coolitude post-moderne. Cela se traduit par l'ostentation de l'extravagance et de l'excentricité qui, tout en confirmant la rupture avec l'ancien ordre de valeurs bourgeois et prolétarien, sont pleinement compatibles avec la logique du turbo-capitalisme postmoderne et néo-hédoniste, qui promeut toute transgression fonctionnelle à la conquête de nouveaux espaces pour le marché et tout anticonformisme conforme au nouveau schéma de dérégulation économique et consumériste. La vie entre les barreaux de la cage technocapitaliste n'a cessé de se dégrader entre extravagance et aliénation. Et la gauche, en tant que parti du mouvement et de la transgression, se reconfirme comme partie prenante de la sanctification théorico-pratique de la marche triomphale du capital et des classes dominantes.

Il ne faut pas non plus oublier que l'ère post-héroïque a depuis longtemps remplacé le héros par la victime : être une victime - c'est-à-dire un sujet qui n'a rien fait, mais à qui on a fait quelque chose - confère prestige et immunité contre la critique. Qu'il s'agisse d'un groupe, d'un individu ou de l'environnement lui-même, la victime est le sujet passif par excellence ; elle coïncide avec celui qui a souffert et mérite donc le respect, dans le triomphe de cette résilience qui, ce n'est pas un hasard, est la "vertu" que les magnats cosmopolites apprécient le plus dans les masses subalternes. De plus, la victime a un droit par définition, dans la mesure où on lui a pris quelque chose : de la faiblesse d'avoir souffert, on passe, sans interruption, à la revendication et au désir de compensation.

Enfant de la "culture du narcissisme", de l'égocratie galopante et de la nouvelle culture de la victime vindicative, le jus omnium in omnia apparaît comme le fondement ultime de la civilisation de la libéralisation individualiste tous azimuts de la consommation et des mœurs. Les fantasques batailles arc-en-ciel qui, dans le quadrant gauche, ont remplacé les luttes "rouges" contre le capital et l'impérialisme, se résolvent en fin de compte en revendications pour le capital et l'impérialisme: pour le capital, puisqu'il s'agit, de facto, de batailles libérales-progressistes contre toute limite traditionnelle encore résistante à la libéralisation individualiste de la consommation et des coutumes; pour l'impérialisme, puisqu'elles passent sans réserve au soutien direct de la "mission civilisatrice" - avec le bombardement intégré de la civilisation du dollar et son interventionnisme moralisateur commis au nom de la suppression des droits civils - dans les régions du monde qui ne sont pas encore soumises au mode de production et d'existence capitaliste.

Conformément au nouveau régime de pouvoir postmoderne, caractéristique de la civilisation nihiliste de l'arc-en-ciel, ce sera le désir individuel - et lui seul - qui assumera le statut de loi en l'absence de loi. Une fois de plus, la rébellion anarchique de la gauche arc-en-ciel post-marxiste ne s'oppose pas au pouvoir néolibéral, mais le soutient et le sanctifie idéologiquement. En même temps, comme cela est devenu évident depuis le tournant post-bourgeois et ultra-capitaliste de 1968, elle n'est plus autoritaire et focalisée sur l'hypertrophie de la loi, mais est elle-même devenue anarcho-capitaliste et laxiste, permissive et hédoniste.

7a45dde7c036665e7e1562cc1b8b7034.jpg

D'une part, à travers les batailles de caprices arc-en-ciel, la néo-gauche glamour abandonne définitivement le terrain de la lutte anticapitaliste contre l'exploitation et le classisme, qu'elle accepte désormais comme physiologique, sinon comme fécondante et "créative": elle ne s'occupe que de problèmes hors sujet faisant ainsi l'impasse sur la question du travail, de l'économie et du social, dont s'occupe souverainement la droite de l'argent.

En revanche, avec les caprices de la consommation arc-en-ciel, la gauche du costume, outre qu'elle favorise la distraction des masses de la question sociale et de la lutte contre le capital, promeut la dissolution de la société en un atomisme de "machines désirantes" - pour reprendre la définition de Deleuze - : les machines désirantes exigent que chacun de leurs caprices de consommation individuels soit légalement reconnu comme une loi. La gauche devient ainsi une Lifestyle-Left, qui met l'accent non pas sur le travail et les droits sociaux, mais sur la libéralisation des modes de vie individuels. Au lieu du peuple et de la classe ouvrière, dans l'ordre discursif de la néo-gauche patronale, il n'y a plus que des individus conçus comme des machines à désirer. Ils doivent être "orthopédiqués", libérés de tout lien résiduel avec les communautés et les traditions et, dulcis in fundo, écrasés sous le modèle du consommateur, qui a autant de droits que ses caprices peuvent être transformés en marchandises en fonction de l'argent dont il dispose.

En ce sens, le cas de l'"utérus de substitution", que le néo-langage politiquement correct a pieusement rebaptisé "maternité de substitution", reste emblématique. Dans la plupart de ses actions, la gauche néolibérale n'est plus capable de reconnaître dans une telle pratique l'aboutissement de l'aliénation, de l'exploitation et de l'objectivation, résultant du fait que le ventre de la femme est dégradé en "stock à vendre", que l'enfant à naître est souillé en tant que marchandise à la demande, et que les femmes des classes inférieures sont dégradées et condamnées à recourir à ces pratiques en raison de leur propre condition économique. Ayant intériorisé le regard omniprésent du capital et l'anthropologie du libre désir, la gauche trash défend vigoureusement l'abomination de l'utérus de substitution comme une expression de la "liberté de choix" et comme un "droit civil", comme une "opportunité" et comme un "désir" qui doit être légalement protégé. Une fois de plus, dans le triomphe du néolibéralisme progressiste, la conquête mercantile de l'ensemble du monde de la vie ne trouve plus dans la gauche un rempart d'opposition, mais une de ses justifications théoriques ; et ce, une fois de plus, sur la base de la forma mentis selon laquelle tous les tabous et toutes les limites doivent être brisés parce que c'est précisément la raison ultime du progrès.

520x840.jpg

Comme le montre notre livre intitulé Difendere chi siamo (Ed. Rizzoli, 2020), le système globocratico-financier vise à déconstruire toute identité collective (Nation et Classe, Peuple et Etat, Communauté et Patrie) et, en général, toute identité ut sique. En effet, il reconnaît dans le concept même d'identité un rempart inopportun de résistance à la généralisation de la culture du néant caractéristique de la marchandise et de son nihilisme relativiste post-moderne. Plus concrètement, la dynamique dialectique du développement du capital procède en détruisant les identités collectives résistantes et, en même temps, en protégeant et en " inventant " des identités organiques à la société de consommation, d'autant plus si elles parviennent à diviser horizontalement le front des offensés. Les seules identités autorisées et célébrées à l'heure de la désidentification omnihomologisante coïncident avec celles des minorités capitalistes globales : c'est-à-dire avec celles des acteurs sociaux dont l'idéologie représente l'enveloppe de légitimation morale du nouvel ordre social, centré sur le capitalisme financier sans frontières pour atomes-consommateurs libéraux-libertaires.

Quel plus grand succès du pouvoir néo-capitaliste que celui obtenu en provoquant la lutte des exploités homosexuels et des exploités hétérosexuels au lieu de la coopération par le bas contre l'exploiteur, qu'il soit homosexuel ou hétérosexuel ? Les micro-conflits sectoriels promus par le nouvel ordre symbolique des gauches postmodernes sont par définition horizontaux et interclassistes, donc fonctionnels à la reproduction du pouvoir néolibéral : ils évacuent complètement les priorités politiques, sociales et économiques des classes dominées de la sphère d'apparition. Et elles les remplacent, de manière distrayante et compensatoire, par des luttes abstraites et horizontales ; des luttes grâce auxquelles l'homosexuel riche et l'homosexuel pauvre, la femme exploiteuse et la femme exploitée, le ploutocrate noir et l'homme noir démuni, convergent fictivement du même côté de la lutte.

La lutte de classe de la base contre le sommet est ainsi fragmentée et rendue invisible par la production artificielle de luttes internes - de luttes " diversitaires " - sur le front des offensés, désormais divisés selon des différenciations promues ad hoc par l'ordre du discours hégémonique. Et la gauche, qui - pour le dire avec Bobbio - était à l'origine du côté de l'égalité, prend de plus en plus le parti des différences et de la défense de la diversité; et ce non seulement parce qu'en adhérant au néolibéralisme elle défend la vision compétitive et asymétrique de la société, mais aussi dans la mesure où elle assume comme son propre front de lutte et d'organisation politico-culturelle la bataille "diversitaire" pour les différences et les minorités.

ef2b1eaf2971f68d0ce6d2f118a2d3d7.jpg

De plus, ces combats revendicatifs et différentialistes - des mouvements féministes aux gay pride - ne visent pas à renverser les structures dominantes, mais à y être pleinement reconnus en tant que minorités. Les exclus se montrent inclus de la même manière qu'ils dénoncent leur exclusion: en effet, ils ne contestent pas un système fondé sur l'exclusion (et qui, à ce titre, mérite d'être aboli), mais se reprochent égoïstement de ne pas avoir été inclus dans ce système. Lequel est littéralement all inclusive, puisqu'il aspire à inclure tout et tous dans son périmètre aliéné en n'affirmant qu'une seule distinction : la distinction économique. C'est là que réside le faux interclassisme homogénéisant de la civilisation marchande, qui brise toutes les différences pour que la différenciation économique, fondement du classisme, puisse régner partout, sans limite.

Le phénomène de protestation Black Lives Matter, que la gauche trash a élevé à sa propre conception, peut également être interprété de la même manière. L'objectif déclaré de cette révolte protestataire, qui a éclaté en 2020, n'était pas la reconnaissance sacro-sainte de l'égale dignité et de l'égalité de tous les hommes, qu'ils soient noirs ou blancs. Il s'agissait au contraire de créer - ou de renforcer - un conflit "sectoriel" développé horizontalement entre les Noirs et les Blancs, en laissant entendre, sans trop de déguisement, que les hommes blancs étaient, en tant que tels et sans exception, à blâmer.

mardi, 01 août 2023

L'avènement d'une hégémonie anti-culturelle

Captura-de-Tela-2020-04-27-as-11.23.01-892x1024.png

L'avènement d'une hégémonie anti-culturelle

par Marcello Veneziani

Source : Marcello Veneziani & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/l-avvento-dell-egemonia-anti-culturale

Mais qui détient l'hégémonie culturelle dans notre pays aujourd'hui, et plus généralement dans le monde occidental ? Une substitution idéologique et pratique est-elle en train de s'opérer, et par qui ? En quoi consiste l'hégémonie culturelle aujourd'hui?

Trois questions comme celle-ci justifieraient un essai de la taille d'un livre et une recherche très articulée. Essayons plutôt d'y répondre succinctement. Commençons par la référence historique qui clarifie le périmètre dans lequel nous nous déplaçons.

L'hégémonie culturelle, élaborée par Gramsci avec la référence originale à Lénine, a connu trois phases: celle menée par Togliatti et le PCI, la conquête du pouvoir culturel comme prémisse à la conquête politique du pays, qui s'est développée dans l'après-guerre et s'est surtout exprimée par l'infiltration de l'italo-marxisme dans la haute culture, l'édition et l'université; ensuite, celle issue de 68, qui s'est progressivement étendue à d'autres sphères, des mass media au divertissement, de l'art au cinéma, des coutumes à l'école, s'appuyant sur l'engagement civil et démocratique, passant de l'hégémonie d'un Parti-Église, le PCI, à l'hégémonie d'un espace, celui de la gauche radicale-progressiste. Et enfin, la troisième hégémonie, qui rassemble l'héritage soixante-huitard et communiste, se fond dans l'idéologie occidentale du politiquement correct et de ses dérivés, formant un climat, une ambiance générale, un habitus. Pour définir la parabole à travers deux noms, nous dirions qui nous sommes passés de Gramsci à Umberto Eco, "idéologue" de la gauche post-marxiste dans la société de masse néo-capitaliste.

7887fc2bd50545616d0f26d271a6999e.jpg

Aujourd'hui, le contrôle de la culture est entre les mains d'une classe, d'une caste, d'un dôme idéologico-militant qui serpente à travers différentes sphères, de l'édition à l'information et au divertissement, et touche les lieux de production, les institutions, les prix, les festivals, les titres et les chaînes d'approvisionnement dispersées.

Mais l'hégémonie culturelle ne vient pas de nulle part, quelque chose la précède, quelque chose s'y oppose. Pour le dire de manière lexicale, qui détenait l'hégémonie culturelle avant l'hégémonie culturelle ?

Le sentiment populaire commun, stratifié au fil des siècles, qui s'exprimait à travers des liens sociaux, des traditions partagées, des rituels, des canons et des références enracinés et répandus, véhiculés par des institutions, à commencer par l'Église catholique et ses ramifications sociales et paroissiales. Il en résulte une société encore en quelque sorte "organique" qui, dans la vision de Gramsci, devra être supplantée par l'intellectuel organique collectif. Le parti remplacerait l'église, la section remplacerait la paroisse. Le modèle historico-politique antagoniste dont s'inspire l'hégémonie de Gramsci est celui promu par Gentile puis par Bottai, avec une empreinte nationale-fasciste. La référence principale chez nous est au contraire la révolution léniniste et ses stratèges du régime, de Zdanov à Luckàcs.

L'hégémonie idéologique remplace la tradition et la religion : le projet est d'apporter une nouvelle lumière aux masses, de les libérer de l'obscurantisme réactionnaire, patriotique et religieux, de fonder un nouveau sentiment commun. Agir sur les mentalités, en croyant que celui qui contrôle les idées dominantes devient la classe dirigeante. L'hégémonie suppose d'agir dans une société plurielle et conflictuelle, avec d'autres tendances culturelles et un pouvoir politique et économique qui n'est pas encore entre ses mains. Des compromis sont possibles avec certaines de ces réalités divergentes, dans la perspective de les intégrer ensuite dans l'horizon de l'hégémonie; avec d'autres, il ne reste que la guerre, la délégitimation, voire la diabolisation.

Mais une autre hégémonie se cache dans les entrailles de la société, une hégémonie sous-culturelle: la culture concerne encore les hautes sphères, puis il y a les courants pop, les divertissements, les coutumes, les tendances de masse. Pendant des années, il y a eu une guerre souterraine entre l'engagement et la récréation; l'un conduisait à des choix radicaux-progressistes et l'autre à des choix qualunquistes (=quelconques/terme tiré d'un mouvement contestataire de l'immédiat après-guerre, le mouvement qualunquiste, ndt) et modérés, de type démocrate-chrétien puis berlusconien ou vaguement de droite.

792bf71925df97acfc5d254577c56984.jpg

Or notre société connaît depuis des années une déculturation de masse radicale, malgré l'hégémonie culturelle (ou peut-être à cause d'elle ?). Ainsi, l'hégémonie culturelle, pour s'imposer, finit par coïncider de plus en plus avec l'hégémonie sous-culturelle: elle touche la musique, la télévision, les influenceurs, le trash, l'utilisation de la vie privée et les orientations sexuelles, elle détermine un nouveau conformisme de masse qui naît d'une tendance transgressive à l'origine. Il n'y a plus de guerre entre l'idéologie et le désengagement, la culture et le divertissement, les frontières sont floues, l'une se dissout dans l'autre, la culture est reléguée à la pose, aux slogans et à la bigoterie idéologique; l'hégémonie devient de plus en plus sous-culturelle. Si l'hégémonie culturelle en vient à se confondre avec l'annulation de la culture et la négation de tout ce qui constitue et définit une civilisation, elle est destinée à devenir une hégémonie anti-culturelle.

Dans ce contexte, l'idée qu'une "droite" national-populiste, souverainiste et identitaire puisse remplacer l'hégémonie culturelle de "gauche" semble difficile, impraticable. Il n'y a pas de conditions, il n'y a pas d'hommes et de rangs de remplacement, il n'y a probablement pas le tempérament et la prédisposition pour le faire, il n'y a pas de projet et de stratégie à l'œuvre. Pour rester au gouvernement, la "droite" doit déconstruire ce qui la définit, notamment sur le plan culturel et identitaire; de petites contestations symboliques, mais ensuite elle doit s'adapter au modèle hégémonique ou au moins s'attacher à en neutraliser le contenu. On assiste donc à une situation schizophrénique où le pouvoir politique est d'un côté et le pouvoir culturel de l'autre. L'un gère le cours des événements et l'autre dicte l'agenda des "valeurs".

Mais jusqu'à présent, nous avons compté sans l'aubergiste, nous n'avons pas mentionné la troisième voie, le sujet le plus fort: c'est-à-dire le pouvoir technocratique, économique et financier qui gère les grands arrangements supranationaux et la mondialisation. Un pouvoir prêt à utiliser les deux; mais au cours des dernières décennies, par le biais du politiquement correct et de la culture de l'annulation (cancel culture), l'hégémonie culturelle radicale-progressiste a été la garde rouge, le précepteur idéologique de ce pouvoir. Nous vivons dans une société "mondialisée" où dominent les intérêts des uns et les "valeurs" des autres. Et les gouvernements de droite jonglent dans les recoins. Malgré les gouvernements de droite, malgré les humeurs populaires majoritairement opposées à l'hégémonie culturelle et à l'hégémonie techno-financière mondiale, la convergence stratégique entre les deux hégémonies domine, dans le projet commun d'éradication des identités, des liens sociaux, des héritages civils et religieux; une sorte de guerre contre l'histoire, la nature et la réalité, au nom d'une société individualiste, mutante et globale, où les droits sont séparés des devoirs et combinés aux désirs, où le "je suis ce que je veux être" est le premier commandement; sauf à suivre sans critique et automatiquement les tendances suggérées pour être "inclus" dans les flux et la consommation du présent. Je ne vois pas d'autres hégémonies à l'horizon que cette hégémonie absolue et durable du présent global sur tout passé, tout avenir autre que le présent, toute idée d'éternité et tout sens religieux de la vie. Une hégémonie contre la culture et la civilisation, qui finissent par coïncider.

(Vita e Pensiero, juillet 2023)

La dictature de la ploutocratie financière

1eb2a67a0ae266f21c14b96aeab3d8f3.jpg

La dictature de la ploutocratie financière

Diego Fusaro

Source: https://posmodernia.com/la-dictadura-de-la-plutocracia-financiera/

Grâce aux processus de supranationalisation et à l'ordre du discours dominant, les peuples eux-mêmes sont de plus en plus convaincus que les décisions fondamentales ne dépendent pas de leur volonté souveraine, mais des marchés et des bourses, des "liens extérieurs" et des sources supérieures s'inscrivant dans un sens transnational. C'est cette réalité que les peuples, c'est-à-dire ceux d'en bas, "doivent" simplement seconder électoralement, en votant toujours et seulement comme l'exige la rationalité supérieure du marché et de ses agents.

"Les marchés apprendront aux Italiens à voter comme il faut", affirmait solennellement, en 2018, le commissaire européen à la programmation financière et au budget, Günther Oettinger, condensant en une phrase le sens de la "démocratie compatible avec le marché". Et, en termes convergents, l'eurotechnocrate Jean-Claude Juncker avait catégoriquement affirmé qu'"il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens" ("Le Figaro", 29.1.2015). Des thèses comme celles qui viennent d'être évoquées, concernant une séparation prétendument nécessaire entre la représentation populaire et la sphère de la décision politique, auraient été considérées jusqu'à récemment comme des attaques réactionnaires, autoritaires et inadmissibles contre la démocratie. Avec la "bifurcation" de 1989, en revanche, elles sont devenues hégémoniques dans l'ordre du logos dominant : à tel point que quiconque ose les contester de quelque manière que ce soit est répudié comme "populiste" et "souverainiste".

300px-Plutocracy_cover.jpg

La droite et la gauche néolibérales appliquent chacune aujourd'hui les mêmes recettes économiques et sociales. Et ces dernières ne sont plus le fruit d'une négociation politique démocratique, puisque la souveraineté économique et monétaire des États-nations souverains a disparu. Les recettes sont donc imposées de manière autocratique par des institutions financières supranationales, qui ne sont pas légitimées démocratiquement (BCE, FMI, etc.). Et comme la droite bleue et la gauche fuchsia ne remettent pas en question les processus de dé-démocratisation et de supranationalisation de la prise de décision (qu'elles facilitent d'ailleurs le plus souvent), toutes deux finissent par légitimer la souveraineté de l'économie post-nationale et, avec elle, celle de la classe apatride de la ploutocratie néolibérale, qui se cache toujours derrière l'anonymat apparent d'entités "raisonnablement suprasensibles" telles que les marchés, les bourses ou la communauté internationale.

e3646906-cedb-11e7-947e-f1ea5435bcc7.jpg

Déjà en 1990, Norberto Bobbio affirmait que "par gauche, nous entendons aujourd'hui la force qui est du côté de ceux qui sont en bas, et par droite la force qui est du côté de ceux qui sont en haut". Même alors, Bobbio décrivait en détail la nature du clivage dans le cadre du capitalisme dialectique moderne, dans lequel la gauche représentait les intérêts des dominés (ceux d'en bas) et la droite les intérêts des dominants (ceux d'en haut). Cependant, Bobbio n'a pas déchiffré l'obsolescence de ce schéma herméneutique dans le cadre du nouveau capitalisme absolu-totalitaire: dans son scénario, comme cela devrait être clair maintenant, la gauche, pas moins que la droite, représente la partie, les intérêts et la perspective de ceux qui sont au sommet.

Par conséquent, au-delà de la perfide dichotomie droite-gauche, il est impératif de re-souverainiser l'économie afin de rétablir la primauté de la décision souveraine et, enfin, d'établir la souveraineté populaire, c'est-à-dire la démocratie en tant que κράτος du δῆμος. Car la souveraineté populaire coïncide avec une communauté maîtresse de son destin, donc capable de décider de manière autonome des questions clés de sa propre existence. La dichotomie entre le socialisme et la barbarie n'a pas cessé d'être valable : avec la novitas fondamentale, cependant, que tant la droite que la gauche se sont ouvertement rangées du côté de la barbarie. Par conséquent, un nouveau socialisme démocratique d'après la gauche doit être façonné.

6289e3c348ff5975c44cdfefe61d14ff.jpg

Les intellectuels organiques au service du capital - le nouveau clergé post-moderne - et les politiques inféodés au pouvoir néo-libéral - droite bleue et gauche fuchsia - maintiennent les classes dominées, le Serviteur national-populaire, à l'intérieur de la caverne mondialisée du capital. Elles convainquent les dominés que c'est le seul système viable. Et ils les incitent à choisir entre des alternatives fictives, qui sont également basées sur l'hypothèse de la caverne néolibérale comme un destin inéluctable, sinon comme le meilleur des mondes possibles. Contre le nouvel ordre mental et la mappa mundi forgée par le clergé intellectuel à l'appui du pôle dominant, nous devons avoir le courage d'admettre que l'antithèse entre la droite et la gauche n'existe aujourd'hui que virtuellement, en tant que prothèse idéologique pour manipuler le consensus et le domestiquer dans un sens capitaliste, selon le dispositif typique de la "tolérance répressive" par lequel le citoyen du monde se voit offrir un choix "libre" d'adhérer aux besoins systémiques. En fait, le choix est inexistant dans la mesure où les deux options au sein desquelles il est appelé à s'exercer partagent, au fond, une identité commune: la droite et la gauche expriment de manière différente le même contenu dans l'ordre du turbo-capitalisme. Et c'est ainsi qu'elles provoquent l'exercice d'un choix manipulé, dans lequel les deux parties en présence, parfaitement interchangeables, alimentent l'idée de l'alternative possible, qui en réalité n'existe pas. Ainsi, l'alternance réelle entre la droite et la gauche garantit non pas l'alternative, mais son impossibilité.

plutocrats_old_carousel.png

C'est pourquoi, pour réaliser la "réorientation gestaltiste" qui nous permet de comprendre le présent et de nous orienter dans ses espaces par la pensée et l'action, il est nécessaire de dire adieu sans hésitation et sans remords à la dichotomie déjà usée et inutile entre la droite et la gauche. C'est pourquoi l'abandon de la dichotomie ne doit pas s'échouer dans les bas-fonds du désenchantement et de l'apaisement de toute passion politique pour le rajeunissement du monde: la passion durable de l'anticapitalisme et de la recherche opérationnelle d'arrière-pensées ennoblissantes doit au contraire se déterminer dans la tentative théorico-pratique de théoriser et d'opérer de nouveaux schémas et de nouvelles cartes, de nouvelles synthèses et de nouveaux fronts avec lesquels revivre le "rêve d'une chose" et le pathos anti-adaptatif alimenté par les désirs d'une liberté plus grande et meilleure. Pour paraphraser l'Adorno de Minima Moralia, la liberté ne s'exerce pas en choisissant entre une droite et une gauche parfaitement interchangeables et également alliées au statu quo. Elle s'exerce en rejetant, sans médiation possible, le choix manipulé et en proposant de véritables alternatives qui pensent et agissent autrement, au-delà de l'horizon aliéné du capital. Il faut refuser l'alternance, pour redonner vie à l'alternative.

samedi, 29 juillet 2023

Hegel, toutes voiles déployées

hegel_by_schlesinger.jpg

Hegel, toutes voiles déployées

Carlos X. Blanco

Préface de Ética y economía : Ensayos sobre Hegel de Diego Fusaro. Editorial Letras Inquietas (Cenicero, La Rioja, 2023). Édité par Carlos X. Blanco.

Hegel est aujourd'hui un objet de condamnation. Si l'on écoute les apôtres de la "société ouverte", il y aurait un démon philosophique à exorciser. À côté de Platon, et parmi les plus grands, il y a Hegel, le grand philosophe germanique de Stuttgart (1770-1831) : lui aussi est le monstre que les libéraux Karl Popper et George Soros auraient voulu transpercer, en le déversant sur le dépotoir d'un Marché-Monde totalitaire, aujourd'hui triomphant.

71EdhKdMiiL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgTotalitaire est le qualificatif donné à Hegel par ceux qui représentent aujourd'hui, en réalité, la quintessence du totalitarisme : les prédicateurs du mondialisme, c'est-à-dire du néolibéralisme, de la religion du marché, du monde sans frontières... Les dénigreurs de Hegel sont, en grand nombre, les véritables totalitaires d'aujourd'hui. Chacune de ces dénominations "globalitaires" - comme dirait Fusaro - rend parfaitement compte du totalitarisme réellement existant et actuel. Le terme "totalitaire" en vient à représenter l'idée d'un pouvoir global, sans fissures ni failles, qui étouffe ab initio toute plainte ou dissidence, qui annule la pluralité et élimine les espaces, les coins et les recoins de la libre vie privée.

Les anathèmes poppériens et sorosiens sont lancés contre un État qu'ils comprennent comme un Léviathan totalitaire, une entité toute-puissante qui annule l'individu et le soumet. Mais le marché mondial, seigneur de la spéculation financière prédatrice, est, lui, bel et bien le nouveau Léviathan. Et il se trouve que l'éloge actuel de l'individu détaché de l'État cache l'étroite imbrication, la chaîne de fer de nature économique, qui lie son "libertarianisme" anti-hégélien dans une relation métallique et palpable avec le Marché mondial. C'est ce Marché mondial qu'ils ont projeté pour un 21ème siècle où "l'argent" n'aurait plus l'odeur des patries, et où les frontières - pour le Capital - n'existeraient pas. Il ne resterait aux peuples que le simulacre libertaire d'un dépassement de l'abolition des États. Les peuples deviendraient des serfs, sans législation protectrice, croyant bêtement que le capitalisme deviendrait - par sa propre dynamique - libertaire. Un capitalisme libertaire : quelle farce !

Mais ainsi, enterrant Hegel, le Seigneur deviendrait Seigneur Absolu, vendant de la fumée et de la camelote idéologique: car la fin des États signifierait l'avènement de la "gouvernance mondiale". Les entités mondialistes auto-légitimées - en commençant par l'ONU elle-même, et en terminant par le Forum de Davos, le FMI, la BM, etc. - agiraient comme de véritables Gouvernements planétaires qui, au plus tôt, mettraient tous les peuples de la Terre dans le même piège.

Il fallait en finir avec Platon et Hegel : c'est ce qu'ont décrété les néolibéraux Popper et Soros, idéologues de la "société ouverte". Bref, il était nécessaire, impératif, vital pour les seigneurs de l'argent de se débarrasser de la philosophie. Pourquoi ? Pour la simple raison que Platon et Hegel sont porteurs d'idées incompatibles avec le totalitarisme mercantile et néolibéral. Ils portent en eux le germe d'un possible sauvetage de l'Humanité bien comprise, c'est-à-dire comme un système de communautés organiques composées d'êtres rationnels et enracinés. Les deux géants du savoir philosophique, Platon et Hegel, nous enseignent (ainsi que leurs "fils" intellectuels respectifs, géants eux-mêmes, à savoir Aristote et Marx) ce qui est fondamental pour l'avènement de l'homme libre, c'est-à-dire la Communauté.

Qu'enseigne Hegel et que condamne le néolibéralisme ?

Premièrement. Hegel, ainsi que les autres géants et champions de la philosophie illibérale (toute vraie philosophie est illibérale) enseignent que l'homme est un animal communautaire (zoon politikon). Il n'est pas un atome isolé et discret. Ne perdons pas de temps à déguiser notre thèse, elle-même hégélienne : le courant dominant de la philosophie politique anglo-saxonne est un mensonge et une monstruosité. Le "loup-garou pour l'homme" (Hobbes) est un avant-goût de la jungle et de l'ère capitaliste sanglante: s'attaquer à son prochain, boire son sang, le violer, le voler et le réduire en esclavage... pour que la "richesse" puisse ensuite exister. Il n'est pas vrai que les vertus naissent des vices (Mandeville) ou des crimes les plus atroces. La tolérance lockienne a toujours été sélective, et son prétendu rejet de l'absolutisme impliquait la construction d'un absolutisme économique bourgeois plus subtil et plus écrasant. C'est alors que Hegel arrive et remet en question toutes ces balivernes libérales, y compris la "main invisible" d'Adam Smith. Fin connaisseur de l'économie politique anglaise, l'homme de Stuttgart nie la majeure. L'homme, comme le voyaient déjà les Grecs, est l'animal communautaire par excellence. L'humanité, c'est la vie rationnelle et l'épanouissement de l'esprit et de la vie éthique dans la communauté organique. Et le lien qui unit les individus, les rendant ontologiquement possibles, est un lien qui, dans la tradition chrétienne, peut être appelé amour. Il s'agit d'un lien éthique. La nature de l'homme est d'être communautaire. L'ontologie de l'être social a été découverte par cet "Aristote contemporain" qu'est Hegel. Dans le couple monogame et hétérosexuel lui-même, l'association organique - et non seulement ou surtout contractuelle - de deux personnes qui s'aiment, ce qui est spécifiquement humain transparaît déjà de manière aveuglante: le lien éthique-amoureux, le lien qui conduit naturellement à la procréation, un lien suprabiologique (parce que l'enfant implique l'éducation, l'affection et la culture) à partir duquel, dialectiquement, se déploient les institutions proprement humaines: la famille et la polis. Cet amour familial est l'antichambre éthique et logique de la cité.

81C1argxWIL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpg

La terrible "Open Society" que nous prépare le mensonge libéral et anglo-saxon n'est pas une société: c'est un agrégat d'atomes discrets et égoïstes (sans amour) qui réduisent leurs "engagements" envers l'autre, envers leurs semblables (en remplaçant les enfants par des animaux domestiques, les conjoints par des amants occasionnels, les identités réelles par des "assignations culturelles" et des "autodéterminations de genre"), et ainsi de suite. Mais l'engagement fondamental reste intact dans ce monde terriblement "ouvert" : celui du nouveau serviteur ab-solu (qui signifie "lâche", détaché) d'un Autre: le Seigneur, qui n'est plus un homme riche fumant le cigare et portant le chapeau, l'ancien patron manchestérien, mais bien plus, quelque chose de plus terrible et de plus englobant. Loin de la figure de l'homme d'affaires, prosopon du Capital, ou du masque humain incarnant un rapport social (c'est-à-dire, à proprement parler, le Capital), le Seigneur est un tyran global, planétaire, un maître anonyme qui opère selon la vieille devise: divide et impera. Le Serviteur d'aujourd'hui, en revanche, est divisé en atomes discrets, ne sait plus fonder de familles ou de poleis, et est aujourd'hui, en ce 21ème siècle occidental, plus faible que jamais.

Deuxièmement. Les néolibéraux et les mondialistes, furieusement anti-hégéliens, enseignent que l'État est ultimement mauvais. Ils ne reconnaissent jamais que l'État, avec ses cadres législatifs potentiellement protecteurs des peuples, peut devenir un rempart contre ce sauvage "Monde sans frontières". Ils n'admettent jamais qu'un État populaire défende la production indigène et la classe ouvrière indigène. Son cadre législatif et sa discipline interne, en se dotant de moyens coercitifs pour la défense du peuple, peuvent empêcher la société de plonger dans une biocénose incontrôlable, où les capitalistes prédateurs gouvernent la planète, les corps et les esprits des hommes, en ruinant les conquêtes sociales (santé, culture, éducation, qualité de l'emploi, réseaux d'assistance et de solidarité...). Ils accusent Platon et Hegel d'"étatisme", et ce concept, pour leur part, ils l'associent ténébreusement aux totalitarismes du 20ème siècle : Hitler et Staline. Les philosophes de la lignée dialectique, de Platon à Hegel et Marx, seraient les pères intellectuels de la statolâtrie, c'est-à-dire du culte d'un État divinisé qui écrase l'individu. Foutaise, pure foutaise.

9788869760709_0_536_0_75.jpg

Hegel, bien étudié, parle de lui-même. Son langage n'est pas toujours simple, mais une fois acquis, le Tout est compris, et dans le Tout la vérité devient manifeste. Hegel, en partant de la dialectique découverte par Platon et en prenant au sérieux la définition aristotélicienne de l'homme comme zoon politikon, dissipe la fumée atomistique de Popper et de Soros.L'émergence même d'un monde multipolaire, où le Sud se défait du colonialisme occidental, où les pays émergents redécouvrent le rôle des États comme véhicules du peuple et pour le peuple, sera la preuve que Hegel avait raison. La raison qui, en termes hégéliens, n'est rien d'autre que la cohérence. Elle n'est que le déploiement de l'Esprit qui devient supérieur sur la base de luttes émancipatrices, de conquêtes, de résistances, d'avancées objectives au milieu de mille revers conjoncturels. Le Hegel de Fusaro, c'est le Marx d'avant Marx, le communautarisme d'aujourd'hui dans le langage métaphysique du 19ème siècle, mais aussi l'éclat de la philosophie au milieu de la nuit néolibérale, brutalement "libertaire" et atomiste.

Un maître du 21ème siècle pour comprendre un maître du 19ème. Je suis fier de placer ces quelques lignes devant la prose du Prof. Fusaro, lisse, virile et démolissante. Je ne m'attarderai pas plus longtemps sur la présentation de cet outil essentiel de libération qu'est le livre de Diego Fusaro sur G. W. F. Hegel. Sa parution en langue espagnole fait peut-être partie de la dialectique du monde lui-même. Si les vents soufflent dans une direction favorable, ils rencontreront des voiles déjà déployées.

Pour toute commande:

https://www.letrasinquietas.com/etica-y-economia-ensayos-...

 

vendredi, 28 juillet 2023

Costanzo Preve : dix ans après sa mort

costanzo-preve_mr.jpg

Costanzo Preve : dix ans après sa mort

par Federico Roberti

Source : https://www.ariannaeditrice.it/articoli/costanzo-preve-a-dieci-anni-dalla-scomparsa

Ceux qui nient la nature humaine, et qui le font à partir de la "gauche", convaincue qu'il s'agit d'un concept conservateur et réactionnaire (confondant ainsi l'utilisation idéologique du concept avec sa pertinence philosophique et ontologique), ne comprennent malheureusement pas que le caractère générique même de la nature humaine est le principal facteur empêchant la stabilisation d'une dictature manipulatrice, qu'elle soit inspirée par le matérialisme dialectique de Staline ou par le fondamentalisme sioniste-protestant de Bush. Si l'homme n'était pas une entité naturelle générique, dans laquelle la créativité et la réaction à l'oppression sont des éléments non seulement historiques mais enracinés dans la structure anthropologique la plus profonde, je ne parierais même pas dix euros sur les possibilités des mouvements de résistance.

9791090742383-475x500-1.jpg

Costanzo Preve [1]

En Italie, la classe dirigeante est soumise aux pouvoirs forts. Et elle prospère en les servant, en prétendant gouverner et administrer la chose publique de manière autonome. Forte parce que le peuple n'a même pas le courage d'admettre qui est le véritable responsable. Elle doit être considérée comme une noblesse fidèle au roi, qui suit ses ordres ; elle est seulement divisée en deux factions qui s'affrontent à la cour pour la suprématie: la "droite" et la "gauche", y compris une grande partie du pouvoir judiciaire.

41s18wFapZL.jpg

Deux conceptions de la subordination et de la vente au détriment des citoyens s'affrontent. Les "barons", la droite, veulent agir comme des seigneurs féodaux, afin qu'en tant que vassaux, ils puissent disposer d'une certaine autonomie sur leurs fiefs, et abattre le peuple aussi bien à leur profit qu'au nom du roi. Les "mandarins", la gauche et les magistrats, veulent exécuter les souhaits prédateurs des pouvoirs forts en tant que fonctionnaires "sages" et parvenir ainsi à vivre vénérés et forts, sans trop se salir les mains avec des vols personnels. On ne sait pas laquelle des deux factions est la pire pour les gens ordinaires, qui feraient bien de ne pas se ranger du côté de l'une ou de l'autre. Les gesticulations suite au C ovid, et les fraudes biomédicales structurelles en général, montrent comment, dans certains cas, les mandarins peuvent être encore plus zélés et donc encore plus nocifs, en déchirant la constitution et la loi et en opprimant le peuple, que les barons qui veulent établir un droit de prédation même pour eux-mêmes alors qu'ils sont des prédateurs pour le roi.

Francesco Pansera [2]

Pour Costanzo Preve, l'être en tant que métaphore de la communauté n'est compréhensible qu'à travers la pratique philosophique et c'est la prémisse indispensable à toute praxis politique. La praxis doit être associée à la théorie pour dépasser le nihilisme de la technocratie, alors que le cirque médiatique ne fait la part belle qu'aux philosophies inoffensives pour les oligarchies au pouvoir. Il y a donc une philosophie où l'on s'affranchit des modes, où l'on rompt avec les simplismes pour fonder la vérité. Une vérité qui n'est ni fabriquée ni possédée, mais que l'on peut approcher sans jamais en faire sa propriété personnelle.

9788875883270_0_300_0_0.jpg

En s'éloignant volontairement des stéréotypes et des fausses vérités propagées par le cirque médiatique, la philosophie devient l'activité véridique d'une communauté humaine qui se fixe des objectifs ontologiques. Chez Costanzo Preve, il y a coprésence de plusieurs registres linguistiques parce que la philosophie ne doit pas s'enfermer dans des niches spécialisées ; c'est le voyage autour de l'être humain et donc les philosophes doivent enseigner l'écoute et que la critique est un moyen de s'humaniser et de se retrouver entre semblables.

La politique n'existe que si l'être humain pense et définit sa propre nature, dans un travail de l'esprit qui peut être inhibé par la déconstruction des corps intermédiaires de la démocratie. Le nihilisme technocratique, idéologiquement athée et anti-communautaire, élève son péan à l'individualisme pour démanteler la politique et ses pratiques communautaires et réduire l'être humain à un atome consommateur qui ne perçoit pas la nécessité de la communauté sous ses formes plurielles.

LE DIALOGUE

La politique n'est possible qu'à travers un chemin de recherche commun où la dialectique n'est pas considérée comme une division mais comme une pratique communautaire et, en tant que telle, déjà une pratique politique. À l'inverse, le bavardage est le symptôme d'un manque d'être, il n'est donc pas une simple opération médiatique mais l'expression de la pathologie qui corrompt le corps social. Le bavardage consolide l'insignifiance de la parole et enseigne que si la pensée est impuissante, le Pouvoir peut tout. Ses propos sont la reproduction du système dominant qui gouverne par le biais d'un bavardage perpétuel dont le caractère infondé n'est pas un obstacle à sa diffusion mais plutôt un facteur déterminant qui le favorise. En effet, "le bavardage est la possibilité de tout comprendre sans appropriation préalable de la chose à comprendre" (cf. Martin Heidegger, "L'Être et le temps, l'essence du fondement").

9788855291026-de-300.jpg

Le bavardage forme des personnalités indifférentes et des troupeaux dociles, des plèbes qui se dispersent parmi les signifiants circulant dans le système et deviennent l'objet du Pouvoir. Il réduit la vie en communauté à une simple banalité, particularité propre aux animaux, alors que le dialogue est communauté et n'appartient qu'aux êtres humains. Le cirque médiatique forme les individus à l'exercice du bavardage pour les priver de pensée utopique-révolutionnaire et de praxis politique ; sans distinction entre droite et gauche, il est aujourd'hui essentiellement unifié dans son rôle de passivation du corps social. Des agents d'influence (influencers) sont engagés pour détourner l'attention du présent et de ses monstrueuses contradictions vers le vide du bavardage. La régression vers celui-ci est l'instrument le plus efficace pour pousser les individus et les groupes dans l'imaginaire publicitaire de la consommation et du désir de consommation illimitée ; le désengagement de la pensée devient désengagement de la politique, avec l'effet non accidentel de légitimer la concentration de la richesse dans des oligarchies qui gèrent le discours public, tandis que les peuples plébéiens restent sujets et précaires, attendant que les miettes tombent de la table des privilégiés.

L'opération de recherche de la vérité par le dialogue est difficile et suscite des résistances auxquelles est liée, aujourd'hui, la censure perpétrée par des agents d'influence pour pousser les dissidents politiquement incorrects vers une position d'invisibilité sociale. Cependant, la vérité demeure et se révèle au fil du temps.

Cop_Dialoghi.png

Le dialogue n'est pas un simple échange de significations, mais une rencontre intégrale dont l'issue est imprévisible, à condition que les participants soient disposés à parler franchement et soient préparés à l'éventualité que leurs thèses soient contredites, voire niées. L'expérience dialogique peut avoir lieu si les sujets s'orientent à quitter les amarres de leurs propres opinions et, en traversant la mer instable de la confrontation, arrivent à de nouveaux ports, à de nouvelles solidités conceptuelles.

L'activité de dialogue est une communication dans l'écoute, qui implique de longues temporalités et opère dans un cadre amical. Le dialogue est une formation, car face à la résistance qui peut émerger de l'intérieur, on ne se dérobe pas, mais on se prépare à l'écouter avec l'intention de se connaître soi-même ; le dialogue est un champ de bataille, non seulement avec l'interlocuteur, mais surtout avec soi-même.

DROITE/GAUCHE

L'insignifiance de la droite et de la gauche est la condition en laquelle se déploie la comédie politique à l'époque du capitalisme absolu. Devenue autonome de toute contrainte éthique, elle dissimule derrière des images, des slogans et des phrases chocs la vacuité conceptuelle des deux camps. Son but ultime, improcratique, est de reformuler la vérité sur la nature humaine, qui doit perdre la capacité de calculer par la pensée et donc de tracer la ligne.

La dichotomie fictive et politiquement correcte droite/gauche sert à masquer la dichotomie réelle entre oligarchie dominante et démocratie en déclin ; il faut masquer la réalité en neutralisant les questions qui peuvent collectivement faire prendre conscience de cette nouvelle dichotomie. La dichotomie gauche/droite ne sert pas seulement à masquer l'arrogance oligarchique mais aussi l'incapacité réelle des professionnels de la politique à prendre des décisions souveraines et stratégiques. La seule empathie que l'on peut désormais leur trouver est l'exhibitionnisme puéril avec lequel ils tentent de gagner la sympathie et l'approbation de la plèbe.

41L9jzaNCOL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpg

Si la politique est le lieu où les oppositions sont habilement créées pour normaliser le mal, la gauche et la droite jouent le rôle de vestales de la tragédie de la mondialisation. L'homologation entre les deux camps favorise la désertification de l'imaginaire culturel, la pensée évoluant dans des limites étroites qui confirment le modèle de société actuel. Face à l'impossibilité de soupçonner que le présent n'est pas tout, les comportements consuméristes et nihilistes se renforcent, où la possibilité de choix, le libre arbitre, concerne les biens et les expériences "consommables" mais pas son propre destin ni celui de la communauté de référence ; on ne peut choisir que les moyens d'atteindre les fins permises par le Pouvoir, en compensant par des formes de narcissisme exaspéré la menace confusément perçue du néant qui se dessine.

Droite et gauche sont les moyens par lesquels le capitalisme absolu gagne chaque liturgie électorale quels que soient les résultats des partis en lice, dans une œuvre pérenne de réduction de la démocratie à un ritualisme formel sans substance où s'affirme une sorte de dictature du Centre. Le minus-pegging et le evil-minorism, qui se font passer pour des théories politiques, ne sont en réalité que des instruments pour conjurer le chômage des classes politiques professionnelles. Cette homologation, symptôme d'une pensée stagnante qui a nécrosé la dialectique, devra affronter (et dans certains cas, affronte déjà) les contradictions de la cage d'acier dans laquelle elle veut enfermer les peuples ; bientôt, il ne sera plus possible de contourner le déclin de la Planète, la prolétarisation des classes moyennes, la misère anthropologique et surtout la concentration sans précédent du pouvoir et de la richesse. Alors que les contradictions dormantes remontent à la surface, l'élaboration d'une alternative politique, dotée d'une mémoire historique, ne peut être différée ; en effet, sauver la mémoire n'est pas un acte neutre mais un choix qui dénonce l'anomie du présent et l'urgence d'une projectualité renouvelée.

Parce que la mondialisation libérale-capitaliste n'est pas le dernier mot de l'histoire et que la libre pensée est dans l'essence naturelle de l'homme.

9788875882655_0_536_0_75.jpg

AU-DELÀ DE LA DROITE ET DE LA GAUCHE

Au-delà de la droite/gauche, il y a la communauté, où s'affirme la valeur d'usage et non la valeur d'échange. Une révolution métaphysique et ontologique doit partir d'une vision intégrale de l'être humain, afin que toute réforme économique et politique éventuelle ne soit pas la proie de régressions.  Ce n'est qu'en identifiant le problème premier de l'Occident libéral, à savoir l'oubli de son fondement ontologique, que l'on peut comprendre que la tragédie éthique d'aujourd'hui, prétendument irréversible selon les chantres du capital, exige le courage d'une métaphysique en phase avec son temps.

Au-delà de la droite/gauche, le rôle de "marionnettiste" dans le jeu d'oppositions que joue le capitalisme absolu doit être démasqué pour que le conflit soit horizontal et non vertical et que soit occultée la véritable opposition entre démocratie et oligarchie. Si le demos n'a que le droit formel de voter, il ne décide pas mais est victime de manœuvres oligarchiques qui neutralisent sa capacité de décision en manipulant l'information et en réduisant son éducation à une formation professionnelle. Les oligarchies au pouvoir vident la démocratie, ne permettant que la survie de l'institution juridique formelle afin d'éviter l'émergence de conflits. Le demos doit agir en intervenant dans les luttes internes des dominants pour ouvrir une brèche qui peut devenir le début d'une transformation si les dominés ont les outils pour décoder ces luttes et s'il existe des projets politiques alternatifs.

812GWNpEFyL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpg

Au-delà de la droite/gauche, il y a ce que Costanzo Preve appelle le "communautarisme démocratique", dans lequel le sujet humain n'est pas privé de son individualité mais vit l'esprit communautaire dans la conscience de son essence sociale. Face à la société des besoins induits qui ne reconnaît aucun fondement commun et atomise l'individu dans la solitude, le sujet humain du communautarisme démocratique définit ses propres besoins authentiques avec la médiation du logos et s'émancipe parce qu'il découvre que la réalité historique est posée par l'homme et peut donc être transformée. Dans ce cadre, l'économie répond aux besoins authentiques des personnes librement associées et ne vise pas à satisfaire les appétits du marché.

Au-delà de la droite/gauche, la religion n'est pas une malformation de la culture humaine mais exprime le besoin profond de participer à un destin commun. Si Dieu est une métaphore de la communauté, l'athéisme du capitalisme absolu voudrait banaliser la religion comme résidu de résistance à l'individualisme économique.

Dans le contexte chrétien, Jésus a été condamné à mort parce qu'il voulait ramener la mesure et la justice là où régnait la concentration oligarchique des richesses, le représentant comme le symbole de l'aspiration jamais assouvie à l'égalité solidaire. Aujourd'hui, l'Église, qui a fait taire la signification révolutionnaire de la figure de Jésus, n'a de visibilité que si elle contribue à la pacification sociale par des activités de soutien aux plus démunis. L'aversion pour le christianisme et les religions en général se fait non pas au nom de la liberté mais au nom du capital, et la sécularisation n'est pas le triomphe de la rationalité contre l'irrationalité de la foi, mais le processus de remplacement d'un clergé traditionnel par un nouveau clergé médiatique dont la fonction est de légitimer les oligarchies dominantes en faisant triompher les canons de l'extériorité et de l'apparence.

Au-delà de la droite/gauche, le communautarisme représente une alternative viable au capitalisme absolu et mondialisé s'il ne se réduit pas à un organicisme conformiste où la communauté prévaut sur le sujet humain indépendamment de sa volonté et de son caractère, avec des arguments ambigus qui ne peuvent être acceptés par les esprits libres auxquels il faut d'abord s'adresser. En ce sens, la communauté représente le seuil d'interaction entre l'individu concret et l'humanité, elle est le lieu où se rencontrent la liberté et la solidarité. "Une liberté sans solidarité est une illusion narcissique destinée à disparaître lorsque la fragilité matérielle de l'homme oblige même l'individu le plus réticent à entrer en relation avec ses semblables. La solidarité sans liberté est une contrainte humanitaire extrinsèque...", déclare Costanzo Preve.

Au-delà de la droite/gauche, face à l'usage irrépressible des réseaux sociaux, au culte de l'image et à l'idolâtrie de l'iconique sans contenu, la démocratie de proximité soutient le contact direct entre les sujets humains, la tension tonique des regards et des paroles sans laquelle la participation n'est qu'une brève parenthèse de peu de sens dans le flux de la vie quotidienne.  La participation directe renforce l'unité et la dialectique, tandis que la distance de la dimension virtuelle structure des relations dans lesquelles les sujets peuvent plus facilement se soustraire aux tensions et aux doutes, faisant disparaître la responsabilité communautaire et politique. La politique et l'éthique communautaires ne peuvent s'affirmer que dans des relations participatives, où le dialogue neutralise les éventuels titanismes, narcissismes et autres formes de nihilisme.

Au-delà de la droite/gauche, le capitalisme absolu abrutit les masses populaires avec ce nouvel opium du peuple qu'est le consumérisme, alors que la conscience malheureuse et la souffrance vécues par les masses elles-mêmes sont des sources d'inspiration indispensables et des préalables à une projectualité politique commune. L'aliénation est médicalisée pour en faire un état permanent qu'il faut apprendre à supporter, en s'adaptant à un état de nihilisme passif. Si le capitalisme absolu cultive l'impuissance du sujet humain, dans le nouvel humanisme prôné par Costanzo Preve, on calcule la limite de tout besoin. De cet humanisme, la philosophie, la religion, l'art et la science sont des fondements désintéressés, désengagés de l'idéologie totalitaire du profit et de la plus-value, des activités permanentes du sujet humain en tant qu'être à la fois naturel et social.

71IPJH8CLEL._AC_UF894,1000_QL80_.jpg

Au-delà de la droite/gauche, le communautarisme démocratique est la réponse à la réification que le capitalisme absolu fait de la nature humaine, réduite à une simple entité à utiliser en fonction du marché, dans un processus transversal qui affecte toutes les classes sociales auxquelles il applique un pouvoir d'homogénéisation qui non seulement homogénéise les goûts mais aussi passivise les tempéraments, provoquant des passions tristes et débilitantes. L'être humain étant déterminé dans l'espace et le temps, l'espace géographique illimité de la mondialisation ne permet pas une réelle participation. Au contraire, la démocratie de proximité exige des espaces de participation factuelle rationnellement gérables, faute de quoi elle n'est qu'une forme sans substance. La participation est aussi inextricablement liée à l'éducation en tant que véhicule, un long voyage, pour arriver à la capacité de rechercher les raisons de chaque événement ; seule une éducation libérée du conditionnement du pouvoir dominant, qui ne se confond pas avec un conformisme imposé d'en haut, peut former la personne en développant pleinement les capacités de chaque individu. Tout ordre démocratique se mesure à la capacité de la communauté, et pas seulement de la communauté scolaire et/ou académique, à être éducative à l'égard des citoyens qui la composent.

Au-delà de la droite/gauche, le communautarisme démocratique de Costanzo Preve n'envisage pas le dépassement dialectique marxien de l'État, mais plutôt son renforcement, dans la mesure où il doit devenir le garant des formes médiatiques à travers lesquelles le citoyen participe à la communauté. L'État est l'institution qui permet la défense et la mémoire des identités culturelles et linguistiques, nourrissant une forme de patriotisme où "patrie" signifie les identités mentionnées ci-dessus, qui ne doivent pas être effacées pour en faire au contraire le ciment de la communauté et de sa liberté, rejetant toute tentative d'imposer une domination idéocratique comme l'actuel "parapluie protecteur" des États-Unis sur l'Italie et l'ensemble de l'Europe.

9788875883454_0_500_0_75.jpg

Droite/gauche est une dichotomie qui survit aujourd'hui comme une fiction et une tragicomédie, dans un interrègne marqué par des doses de plus en plus massives de violence publique et privée, parce que ce qui est ancien ne veut pas disparaître ; le début d'un "nouveau monde" n'est possible qu'en abandonnant la logique sectaire des alignements et en acceptant de comprendre la nécessité de se libérer de l'assujettissement au stéréotype.

9788cp6882167_0_536_0_75.jpg

La grande limite de l'époque contemporaine est le refus généralisé de s'engager, mais cela ne doit pas justifier l'inaction. Au contraire, il est nécessaire de sortir des chaînes de la plainte, chacun s'engageant dans les limites de ses possibilités à construire une alternative politique crédible. Avec ses écrits, adressés à tous ceux qui veulent échapper à l'anomie, Costanzo Preve a osé rouvrir la chaîne des "pourquoi" ; les destinataires ne peuvent plus être les soi-disant militants, mais toutes les personnes qui veulent réfléchir et comprendre, indépendamment de la façon dont elles sont ou ne sont pas placées dans le théâtre politique. L'appartenance n'est rien, la compréhension est tout.

* Front de la dissidence Émilie-Romagne

* Cet essai est une reprise libre du contenu de "Pratica filosofica e politica in Costanzo Preve", écrit par Salvatore Bravo et publié par Editrice Petite Plaisance en 2021.

NOTES

[1] "Marx inattuale", Bollati Boringhieri, Turin 2004, p. 161.

[2] https://menici60d15.wordpress.com/2023/07/10/baruffe-di-c...

jeudi, 27 juillet 2023

La solution, c’est le problème : retour sur Paul Watzlawick et les impasses occidentales

watzlawick.jpg

La solution, c’est le problème: retour sur Paul Watzlawick et les impasses occidentales

Nicolas Bonnal

La guerre contre la Russie devait être la solution : elle est devenue le problème. L’Europe technocratique supranationale devait être la solution : elle est le problème. Le vaccin devait être la solution : il est devenu le problème. On continue ?

faites_vous_meme_votre_malheur-642833-264-432.jpgLe légendaire Paul Watzlawick avait souligné le caractère gothique de nos monstrueux systèmes de « santé » : la multiplication par trente des dépenses médicales a créé les conditions d’un effondrement humain : faible, endetté, complexé, le citoyen serait bon pour les abattoirs de la postmodernité et pour soixante vaccins par an. Tournant le dos aux enseignements de Jünger (dans les années cinquante –voyez mes textes) ou de Rudolf Steiner (dans les années vingt), le petit blanc occidental se donne aux monstres et aux charlatans des hôpitaux (Debord, Commentaires) pour un oui ou pour un non.

Deux caractères m’enchantent chez Watzlawick, sa culture littéraire qui est la mienne – et son humour.

Pour Watzlawick la solution est souvent le problème : et la presse britannique découvre l’écrasante défaite aujourd’hui de l’Ukraine et de l’Otan face à l’ours d’argile russe… Toutes les solutions de nos technocrates et politiciens froncés n’ont fait que créer de nouveaux problèmes sans jamais rien solutionner. Ce Watzlawick est un sage taoïste ironisant face au triomphe apocalyptique-millénaire des bureaucrates.

Mais laissons-lui la parole.

Faites-vous-même votre malheur, début du livre :

« Ce que les directeurs de zoo pratiquent dans leur modeste domaine, les gouvernements modernes tentent de l’accomplir à l’échelle nationale: confits dans la sécurité, il faut que les citoyens mènent une existence dégoulinante de bonheur du berceau jusqu'à la tombe. Pour atteindre ce noble objectif, il faut, entre autres choses, entreprendre et mener sans relâche l’éducation du public pour lui permettre d'accéder à des niveaux toujours plus élevés d'incompétence sociale. Il ne faut donc pas s'étonner de voir l'accroissement vertigineux des sommes consacrées dans le monde à la santé publique et aux diverses entreprises à caractère social. »

L’ironie dénonce cette attitude protectrice (cf. Tocqueville) qui débouche sur ses conséquences tragi-comiques et catastrophiques :

« Donnons quelques exemples: le total des dépenses de santé des Etats-Unis s'est élevé de 12,7 milliards de dollars en 1950 à 247,2 milliards en 1980. Les seules dépenses de médicaments et d'articles médicaux sont passées de 3,7 milliards à 19,2 milliards pendant la même période. Et les dépenses de Sécurité sociale ont connu une évolution aussi faramineuse, passant de 23,5 milliards en 1950 à 428,4 milliards en 1979 (24). Pour prendre un seul exemple européen, les statistiques actuelles font apparaître en Allemagne de l’Ouest une dépense quotidienne de 450 millions de DM pour le système de santé, c'est-à-dire trente fois plus qu'en 1950. Elles montrent aussi qu'on compte à tout moment une moyenne de 10 millions de personnes malades en République fédérale et que le citoyen moyen d'Allemagne de l'Ouest engloutit trente mille comprimés dans le cours de sa vie. »

On répète parce que c’est drôle : « le citoyen moyen d'Allemagne de l'Ouest engloutit trente mille comprimés dans le cours de sa vie. »

1_les-cheveux-du-baron-de-munchhausen.jpg

Et vous ? Et moi ?

Certes un système aussi effroyable ne peut être interrompu. Il doit aller au bout comme le Titanic de la « civilisation » moderne dont a parlé Jünger dans son Traité du Rebelle :

 « Que l'on imagine ce qui nous arriverait en cas de ralentissement, voire  ce qu'à Dieu ne plaise! - d'inversion de cette tendance. Des ministères entiers et toutes sortes d'autres institutions monstrueuses s'effondreraient, des pans entiers de l'industrie feraient faillite et des millions d'hommes et de femmes se retrouveraient au chômage. Pour participer à la lutte contre l'éventualité d'un tel désastre, j'ai conscience du rôle modeste mais réel que peut jouer ce petit livre. »

La clé c’est ça. L’Etat moderne rend le citoyen nul et incapable, dépendant jusqu’au suicide – Tocqueville toujours et cette puissance publique, ce souverain qui nous enlèvera le trouble de penser et la peine de vivre, qui nous débarrassera dit Pearson vers 1990 du fardeau de la personnalité :

comment_reussir_a_echouer-258916-264-432.jpg« L'Etat moderne a si grand besoin de l'impuissance et du malheur toujours croissant de ses citoyens qu'on ne peut laisser la satisfaction d'un tel besoin à la seule initiative individuelle, quelles qu'en soient les bonnes intentions. Comme dans tous les autres domaines de la vie humaine, le chemin de la réussite passe ici par la planification et le dirigisme de l'État. Etre malheureux est certes à la portée du premier venu. »

Après l’art de se rendre malheureux devient une occupation à plein temps, via la pharmacie ou les livres de « développement personnel » (défense de rire) :

Mais se rendre malheureux, faire soi-même son propre mal heur sont des techniques qu'il faut apprendre: à cet apprentissage-là, quelques coups du destin ne suffisent pas. Or, même dans les écrits des professionnels (c'est-à-dire des psychiatres et des psychologues), les renseignements utiles sont rares et le plus souvent fournis au hasard, en dehors de toute intention de l'auteur…. ».

Sources:

https://www.amazon.fr/DANS-GUEULE-BETE-LAPOCALYPSE-MONDIA...

https://www.amazon.fr/Autopsie-lexception-fran%C3%A7aise-...

https://www.amazon.fr/Faites-vous-m%C3%AAme-votre-malheur...

https://www.telegraph.co.uk/news/2023/07/18/ukraine-and-t...

 

20:37 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, nicolas bonnal, paul watzlawick | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

La dépendance aux passions chez Balzac

d9b6f3cdd28e07aa44dfa6d40b362497.jpg

Pierre Le Vigan:

La dépendance aux passions chez Balzac

L’œuvre de Balzac permet d’éclairer la question de la dépendance psychique, au delà des addictions à des produits, comme les alcools, le café, etc, abordées dans le Traité des excitants modernes. Toute l’œuvre de Balzac est en effet ordonnée par quelques idées directrices. Dans celles-ci, l’addiction et les excès psychiques ont presque toujours leur  part.

9782742702657.jpegUn personnage de La Peau de chagrin s’exprime ainsi : «Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : vouloir et pouvoir. Entre ces deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit, mais savoir laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes ».

En d’autres termes, Balzac met en garde contre les puissances du désir, contre l’activisme cherchant à les satisfaire, et rappelle les vertus de la contemplation. Mais curieusement, pour dominer le désir, il faut parfois, dit Balzac, se laisser aller à en accepter les manifestations. « Pour l’homme privé, pour le Mirabeau qui végète sous un règne paisible et rêve de tempêtes, la débauche comprend tout ; elle est une perpétuelle étreinte de toute la vie, ou mieux, un duel avec une puissance inconnue, avec un monstre : d’abord le monstre épouvante, il faut l’attacher par les cornes, c’est des fatigues inouïes ; la nature vous a donné je ne sais quel estomac étroit et paresseux, vous le domptez, vous l’élargissez, vous apprenez à porter le vin, vous apprivoisez l’ivresse, vous passez les nuits sans sommeil … » (…) « La débauche est sans doute au corps ce que sont à l’âme les plaisirs mystiques ».   

9782070371617-fr-300.jpgInspiré par l’illuminisme de Saint-Martin et de Swedenborg, Balzac croit que la vérité relève de l’intuition, et que la science provient d’une tradition mère « dont nos pensées sont les débris … » (Louis Lambert). C’est évidemment une conception anti-rationaliste du monde. La place faite à l’illumination peut amener un certain a - priori favorable aux effets des excitants ou des drogues. Mais l’essentiel dans la vision balzacienne, pour ce qui nous importe, est ici : « La vie décroît, en raison directe de la puissance des désirs ou de la dissipation des idées ».

Pour Balzac, l’instinct – non sans proximité avec ce que Freud appellera l’inconscient – devient fou mû par les idées. Dit autrement : l’idée tue celui qui la porte. Comme l’écrit Ramon Fernandez : « Ainsi, l’idée de la science tue la science dans la Recherche de l’absolu, l’art tue l’œuvre dans le Chef d’œuvre inconnu, l’idée du crime est analogue au crime même dans l’Auberge rouge, l’avarice tue l’avare dans Maître Cornélius. Et il va sans dire que, dans Louis Lambert, la pensée tue le penseur » (Balzac ou l’envers de la création romanesque, Grasset, 1980, réédition, p. 92). En ce sens, les nouvelles dites philosophiques (« Etudes philosophiques ») ne le sont pas plus – et pas moins – que les autres. Pour Balzac, les idées rendent fou, et l’idée fixe rend fou absolument : la névrose est au cœur de son œuvre.

9782710328391.gifL’idée fixe amène en effet à l’idée d’un arrière-monde. Dans Catherine de Médicis, Balzac écrit : « Je pense donc que cette terre appartient à l’homme, qu’il en est le maître, et peut s’en approprier toutes les formes, toutes les substances … Déjà, nous avons étendu nos sens, nous voyons dans les astres ! Nous devons pouvoir étendre notre vie ! Avant la puissance, je mets la vie …  Un homme raisonnable ne doit pas avoir d’autre occupation que de chercher, non pas s’il est une autre vie, mais le secret sur lequel repose sa forme actuelle pour la continuer à son gré ! Voilà le désir qui blanchît mes cheveux ; mais je marche intrépidement dans les ténèbres, en conduisant au combat les intelligences qui partagent ma foi. La vie sera quelque jour à nous ».

Cette idée de Balzac, cette idée d’une connaissance cachée qui est au cœur de tous les ésotérismes – ici l’alchimie – est commune avec l’un des présupposés de l’entrée dans les drogues : l’idée qu‘il existe une « clé » permettant de vraiment comprendre les choses, et d’élargir le domaine de la vie. Il s’agit d’acquérir une puissance sur un milieu, une capacité de domination exceptionnelle. Il y a là une illusion de toute puissance que l’on retrouve comme adjuvant des conduites d’addiction, qu’elles soient ou non liées à un produit. Mais en même temps, cette illusion d’un multiplicateur de la vie qui résiderait dans un arrière-monde porte la mort en elle. Car le renouvellement de la vie suppose moins la puissance que la capacité d’oubli : « Oublier est le grand secret des existences fortes et créatrices ; oublier à la manière de la nature, qui ne se connaît point de passé, qui recommence à toute heure les mystères de ses infatigables enfantements » (César Birotteau).

515VGX3RV2L._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgAinsi, les livres de Balzac sont des mises en épopées d’aventures bourgeoises dans lesquelles les tendances psychologiques des personnages sont l’élément déterminant. En d’autres termes, l’intrigue sert de faire-valoir et, comme le note encore Ramon Fernandez, « précipite la catastrophe » (…) « comme un accident révèle la maladie et achève la vie d’un malade chronique qui s’abusait sur sa santé » (op. cit., p. 219). La maladie, pour Balzac, c’est la passion. Celle-ci entraîne à la dépense de l’énergie tout autant qu’un champ de bataille. Et c’est ainsi que certains personnages balzaciens, tel Philippe Bridau, « s’habituent à ériger leurs moindres intérêts et chaque vouloir  de leur passion en nécessité » (La Rabouilleuse).  Qu’elles amènent à des réussites, provisoires ou non, toutes les passions produisent le mal. « Les sentiments nobles poussés à l’absolu produisent des résultats semblables à ceux des plus grands vices » (La Cousine Bette). Passions, idée d’une connaissance cachée à découvrir par divers moyens, dangers de l’absolu : tous ces thèmes traversent les récits de Balzac et, à leur façon, aident à penser les dépendances.

PLV

Dernier livre de Pierre Le Vigan:

Pierre LE VIGAN, Avez-vous compris les philosophes ? Tome V. (Thalès de Milet, Anaximandre, Anaximène, Pythagore, Héraclite, Parménide, Anaxagore, Empédocle, Démocrite, Augustin, Scot Erigène, Abélard, Ockham, Malebranche, La Mettrie, Holbach), Ed. La barque d’or:

https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=pierre+le+vigan+avez+vous+compris+tome+5

 

 

 

 

 

lundi, 24 juillet 2023

Munitions culturelles

eedc2978ed208ff1f97685174079be62.jpg

Munitions culturelles

Par Chōkōdō Shujin

Source: https://arktos.com/2023/07/13/cultural-ammunition/

Chōkōdō Shujin se penche sur les expressions esthétiques, les créations artistiques et les valeurs partagées qui définissent l'identité d'une nation, en insistant sur la nécessité de préserver et d'entretenir les traditions qui contribuent à une société dynamique et spirituellement enrichissante.

Le mot "culture" a été utilisé avec beaucoup de désinvolture au cours des XXe et XXIe siècles, en particulier dans le domaine tout à fait moderne, nébuleux et trompeur de la sociologie. Mais qu'est-ce que la culture au juste ? Pourquoi faut-il la préserver ? Nombreux sont ceux qui n'ont eu qu'une vague impression du mot "culture" dans leur esprit et qui n'ont jamais vraiment réfléchi à la véritable nature de la culture. Cela s'explique par le fait que, du moins jusqu'à aujourd'hui, une "culture" consciente n'a pas imprégné tous les recoins de la vie nationale, voire internationale. Ces dernières années, cependant, le terme est devenu frivole, attaché au nom de n'importe quelle chose étrange à la mode en ce moment, et a donné lieu à un sentiment de frivolité et de préoccupation avec les obsessions des leaders de la société. Même parmi les personnes qui s'y connaissaient en culture, on pensait que le terme "vie culturelle" faisait référence aux modes de vie des classes riches et aisées, fières de leurs goûts modernes, tandis que le terme "projets culturels" était plutôt associé à des actes de charité extravagants et à des travaux qui n'étaient ni toxiques ni médicinaux.

Cependant, ce n'est pas le sens exact de la culture. La culture est davantage liée à ce que nous avons appris et à la manière dont nous menons notre vie quotidienne, en particulier au niveau national, ainsi qu'aux idéaux, à l'état d'esprit et aux méthodes de vie que nous utilisons pour ce faire. D'un point de vue esthétique, la culture peut être définie comme l'expression des créations artistiques, des valeurs, des traditions et des coutumes d'une société. Elle englobe les sensibilités esthétiques, les efforts créatifs et les représentations symboliques qui reflètent la compréhension commune de la beauté, de l'expression et de l'identité d'une communauté.

Les œuvres d'art qui ornent nos murs et nos alcôves, les expressions que nous utilisons dans nos conversations, les diverses allusions historiques et littéraires, et même les ustensiles que nous utilisons pour manger font déjà partie de nos cultures respectives. Au Japon, par exemple, nous pouvons manger assez bien sans bols à thé élégants et sans plats laqués, bien sûr. Cependant, le fait que nous utilisions des bols à thé et des plats laqués témoigne de notre culture dans la vie quotidienne. Si ces mêmes bols et plats laqués sont aussi utiles, durables et beaux dans leur forme et leur couleur que possible, ils sont culturellement supérieurs. En même temps, si ces ustensiles sont manipulés avec habileté et entretenus de manière à ce qu'ils soient agréables à manger, il s'agit là d'une belle contribution à la vie culturelle.

Dans toute l'Europe, des échos d'une culture riche subsistent, et leur beauté réside dans leur distinction, à l'opposé de la mentalité du "melting pot" prônée par les médias américains.

20ab8bb338bd3565978dadb2d125ad49.jpg

7122511cd1279e8b1ae97944bf999253.jpg

L'un des aspects les plus frappants de la culture japonaise est son profond sens esthétique. De l'art raffiné de l'arrangement floral, connu sous le nom d'ikebana, à l'art délicat de la cérémonie du thé, appelé chadō et apporté au Japon de Chine au neuvième siècle par le moine bouddhiste Eichū, les Japonais ont perfectionné l'art de trouver la beauté dans la simplicité. Les principes élégants du haïku, qui embrassent l'imperfection et l'éphémère, sont tissés dans le tissu de l'esthétique japonaise, créant un langage visuel unique et serein. "C'est l'un des grands devoirs du peuple japonais que de léguer au monde, comme en témoigne notre histoire. Cependant, cet esprit disparaît progressivement de notre patrie. Il est cependant heureux qu'il y ait encore quelques occasions dans notre patrie d'entrer en contact avec un tel esprit..." écrit Yojūrō Yasuda. Les classiques sont véritablement indissociables d'une culture. "C'est un esprit qui appartient à nos ancêtres - pas seulement au Japon, mais à tous les ancêtres - c'est la combustion d'une flamme inventée par des génies et transmise à des génies, une flamme qui ne s'est pas encore éteinte, ni dans la prose ni dans la critique", écrivait dix ans plus tôt le célèbre auteur Ryūnosuke Akutagawa.

La culture russe, par exemple, est elle aussi le fruit de siècles d'histoire, de riches traditions et d'un art captivant. Elle s'étend sur un vaste territoire, de l'Europe de l'Est à l'Asie du Nord, et a été façonnée par un large éventail d'influences, ce qui lui confère un héritage unique et captivant. L'un des aspects les plus remarquables de la culture russe est sa profonde appréciation des arts. De la littérature à la peinture, de la musique au ballet, la Russie a produit certains des artistes les plus célèbres du monde. Des écrivains comme Dostoïevski, Tolstoï et Gogol ont écrit des œuvres littéraires profondes qui explorent les complexités de la condition humaine. Leurs écrits, souvent d'une beauté sombre, sont connus pour leur profondeur, leur introspection philosophique et leur résonance émotionnelle. Ils ont su saisir les subtilités des émotions humaines et détailler fidèlement les relations entre les gens parce qu'ils affirmaient le mode de vie du monde tel qu'il était. La musique russe a, elle aussi, laissé une marque indélébile sur le monde. Des compositeurs tels que Tchaïkovski et Rachmaninov ont créé des symphonies et des ballets qui évoquent des émotions puissantes et transportent les auditeurs dans des contrées à couper le souffle. La célèbre tradition du ballet russe, incarnée par les théâtres Bolchoï et Mariinsky, est un festin visuel de mouvements gracieux, de costumes éblouissants et de récits captivants.

37306a1c49b2eb9f713a509a66547e5e.jpg

Dans toute l'Europe, les échos d'une culture riche subsistent, et leur beauté réside dans leur distinction, à l'opposé de la mentalité du "melting pot" prônée par les médias américains. En Italie, les fresques opulentes, les magnifiques cathédrales et les grands palais témoignent du génie artistique et de la sensibilité esthétique de cette culture. En Allemagne, l'offre culturelle est tout aussi captivante, avec des contributions renommées à la musique, à la littérature, à la philosophie et aux arts visuels. Les symphonies de Beethoven, les chefs-d'œuvre littéraires de Goethe et les idées philosophiques de Nietzsche et de Kant témoignent des prouesses intellectuelles et artistiques de l'Allemagne.

Ce sont ces choses que les médias mondialistes cherchent à faire disparaître. "Le socialisme n'est rien d'autre que l'unité obligatoire de l'humanité", a écrit Dostoïevski.

En y réfléchissant, il est impossible de ne pas se rendre compte à quel point la culture influence notre vie quotidienne. On peut dire que plus la culture est saine, meilleure est la vie des gens, et donc plus grande est la force nationale, tant sur le plan matériel que spirituel. La tradition englobe toutes les formes de langage esthétique et de symbolisme.

Lorsque les êtres humains s'efforcent d'atteindre les idéaux de bonté et de beauté, ils peuvent progresser et s'améliorer, mais lorsqu'ils sont assujettis aux idéaux des autres, ils perdent de vue leurs propres voies.

C'est pourquoi le traditionaliste, en particulier, doit rechercher et cultiver, à la fois directement et indirectement, à partir de diverses sources, les principes nécessaires pour combler les lacunes de la culture moderne, pour protéger et nourrir l'excellente culture propre à sa nation, et pour construire un avenir vital pour demain. Surtout, alors que nous faisons des efforts désespérés pour sortir victorieux des difficultés actuelles, la pénurie de culture devra, bien sûr, être supportée pendant un certain temps encore. Je pense bien sûr à la domination américaine sur les médias. Cependant, même si nous devons supporter les mêmes difficultés, les dissidents dans leur ensemble doivent envisager les batailles de demain avec plus de vigueur et d'espoir que jamais. C'est pourquoi j'espère que tous les défenseurs des cultures traditionnelles, qu'ils soient de l'Est ou de l'Ouest, se font mutuellement confiance et qu'ils n'abandonneront en aucun cas leur histoire. Nous devons également être rassurés sur le fait que si nous devons unir nos forces et faire preuve d'intelligence ensemble, il y a encore beaucoup de place pour l'amélioration. Cependant, les gouvernements et ceux qui ont le courage de résister au suicide culturel doivent être plus sérieux et essayer de comprendre où se situent les faiblesses de la culture actuelle. Il n'est pas trop tard pour dire que la principale cause du nouveau système actuel est le manque d'efforts dans ce domaine, et il n'est pas non plus trop tard pour y remédier.

c9ed693d68f384c823109d62480ab0e6.jpg

La raison pour laquelle on ne peut pas dire que ce monde se soit amélioré sur le plan humain, malgré le fait que la culture matérielle progresse de jour en jour, est qu'il s'éloigne de plus en plus d'une culture et d'une société véritablement morales. En ce sens, non seulement le monde ne peut pas être considéré comme ayant progressé, mais le front culturel a également décliné en raison de la négligence de la dimension spirituelle. Lorsque les êtres humains s'efforcent d'atteindre les idéaux de bonté et de beauté, ils peuvent progresser et s'améliorer, mais lorsqu'ils sont assujettis aux idéaux des autres, ils perdent de vue leur propre voie. "Préserver le grand art du passé, c'est préserver notre esprit", comme l'a si bien dit Yojūrō Yasuda.

Ni le cours de la vie ni la forme de la vie ne seront déterminés sans équivoque. Par conséquent, lorsqu'un principe s'élève, un principe antipodique apparaît. Ainsi, la vérité se trouve généralement dans le conflit qui les oppose. Les vrais martyrs, cependant, sont les fanatiques dans chaque cas. En d'autres termes, ils sont les nobles victimes de la construction de la nouvelle société.

Mais ici, lorsqu'un mouvement politique est en vogue, tout le monde se tourne vers lui et n'a aucune considération pour les autres. Lorsqu'une nouvelle idée apparaît, on a tendance à y croire sans y réfléchir. Je me consacre à la poésie et à l'art, mais je ne peux m'empêcher de penser qu'il manque des institutions qui défendent vraiment l'art. Il y a ceux qui, par idéologie superficielle, essaient d'enfermer les artistes dans la culture conventionnelle, ou ceux qui, dans un but politique, essaient d'inculquer une mentalité de classe marxiste, etc.

1be6f39249833c51d7b128c3b58efac5.jpg

Récemment, j'ai eu le plaisir de traduire plusieurs textes du philosophe, critique et poète controversé de l'ère Shōwa, Yojūrō Yasuda. L'une d'entre elles en particulier, "Preservation of National Treasures" (Préservation des trésors nationaux), apparemment consacrée au célèbre temple Hōryū-ji (gravure, ci-dessus), est particulièrement prémonitoire. L'œuvre a été écrite en 1936 et, à l'époque, les médias et, par conséquent, la culture étaient soumis à un contrôle gouvernemental strict. Yasuda était un traditionaliste dans la même lignée que Yukio Mishima ou Julius Evola, un classiciste avoué fortement influencé par le mysticisme japonais. Dans son ouvrage le plus célèbre et le plus influent, "Japanese Bridges", à mi-chemin entre l'essai et le poème en prose, Yasuda écrit : "Encore une fois, les classiques ne sont pas des choses du passé - ils sont le présent, ils nous appartiennent, pour le bien de nos résolutions futures".

Dans l'essai "Préservation des trésors nationaux", Yasuda décrit d'abord les efforts de préservation du temple Hōryū-ji, parrainés par le gouvernement ; ici, il sous-entend subtilement que le Japon est lui aussi "préservé" de force et de manière non naturelle par les efforts du gouvernement, et qu'il en résulte une culture artificielle et inquiétante. "Cependant, lorsque le vieux bois a été utilisé tel quel et que seule la couche de finition a été renouvelée, il n'a pas pu s'empêcher de s'écailler de façon anormale".

Les temples anciens, comme le Hōryū-ji, ont subi d'importantes réparations historiques depuis l'Antiquité, et certains d'entre eux sont d'ailleurs réputés pour préserver fidèlement les charmes des époques respectives au cours desquelles ils ont été construits. La question se pose donc de savoir s'il faut les conserver dans leur forme originale ou les restaurer dans leur état d'origine. Yasuda admet qu'il ne s'agit pas simplement d'une question de préservation des antiquités. Le Hōryū-ji n'est "pas seulement une simple antiquité, mais aussi un monument du passé qui inspire toujours les habitants du pays, ainsi qu'une norme éternelle de beauté qui vit toujours dans le nouveau jour." Le Hōryū-ji n'est pas exceptionnel parce qu'il est en ruines dans sa forme ancienne, affirme-t-il, mais parce qu'il est une œuvre d'art à part entière, une œuvre d'excellence perpétuelle. De manière particulièrement opportune, Yasuda note que l'éducation nationale du Japon s'est limitée à l'utilisation d'expressions aussi stupides que "le plus ancien bâtiment en bois du monde". En lisant cela, comment ne pas penser à la récente litanie des "premières femmes XX" ou des "premiers XX de couleur" ? Bien entendu, ces personnalités ne sont jamais valorisées pour leur talent ou leur mérite - souvent douteux - mais plutôt pour leur race, leur genre ou leur sexualité. "Ceux qui s'en réjouissent ne sont pas ceux qui sont vains", prévient Yasuda, fustigeant les décisions prises par des fonctionnaires qui n'apprécient pas les arts et qui se satisfont de telles mesures. Les partisans modernes de la diversité pour elle-même souffrent d'une cécité artistique tout aussi volontaire.

0a9fcbd0a9918cdd2c0c8abea1b1f50a.jpg

À gauche, nous voyons un "art" moderne hideux subventionné par des fonds publics, et à droite, nous assistons parfois à la prolifération d'une esthétique que je qualifie de "Norman Rockwell en images de synthèse", une romance de quelque chose qui n'a jamais existé.

Akutagawa_Ryunosuke_photo2.jpg

Pour Yasuda, cependant, "nos trésors nationaux ne sont pas défendus en raison de leur ancienneté. Ils sont protégés parce qu'ils sont de grandes œuvres d'art esthétique". En d'autres termes, il accorde de l'importance au mérite plutôt qu'à des caractéristiques arbitraires. Il s'oppose à la vision pédante qui imprègne le système éducatif moderne. Il est remarquable et surprenant de constater à quel point le système éducatif de l'anglosphère ressemble au système militariste du Japon de la fin de l'ère Meiji et de l'ère Taishō. Dans son autobiographie inachevée, Ryūnosuke Akutagawa (photo) décrit l'apprentissage des "...détails de l'histoire occidentale, des équations de la chimie sans expérimentation, du nombre d'habitants d'une ville occidentale - autant de bagatelles inutiles. Avec un peu d'effort, ce n'était pas une tâche difficile. Mais il était aussi difficile d'oublier qu'il s'agissait de menus détails inutiles". Il est assez amusant de constater que ses trois fils, Hiroshi, Takashi et Yasushi Akutagawa, ont tous décrit des expériences similaires au cours de leur scolarité. J'ai rencontré des enseignants américains qui apprennent à leurs élèves l'anniversaire de Shakespeare sans leur faire lire aucune de ses œuvres. Récemment, la flambée de russophobie a entraîné la suppression de Dostoïevski et de Tolstoï des programmes scolaires. Dans de tels contextes, les classiques sont réduits à de simples données. Les auteurs féminins et l'artiste qui peut se vanter d'avoir les pronoms les plus bizarres sont mis en avant.

Dans une époque matérialiste comme la nôtre, il est de notre devoir, en tant que traditionalistes, de protéger la pureté et la beauté des grandes œuvres de nos différentes nations. Mais nous vivons une époque manifestement décadente. Notre ancienne fierté nationale, et en particulier les arts et la littérature, sont malmenés, et les arts anciens ne sont pas protégés. L'histoire est réécrite. "Les classiques, qui étaient autrefois adoptés face à des ennemis étrangers au nom de la gloire nationale, sont aujourd'hui interdits", écrit M. Yasuda.

45d10fab5f452cf2c04242afc0fcddad.jpg

Dans la troisième section de "Préservation des trésors nationaux", intitulée de manière provocante "Antiquités et boulets de canon", Yasuda décrit la situation de manière très littérale : pour l'effort de guerre, d'anciennes sculptures bouddhistes ont été fondues et moulées pour en faire des boulets de canon. Il qualifie les partisans de cette pratique de "théoriciens des balles". "Même si nous pensons au Japon d'aujourd'hui, nous sommes à une époque où la perversion du patriotisme est encore susceptible d'émerger. Très littéralement, les antiquités ont été militarisées, ce qui a évidemment entraîné leur destruction. "Je considère comme une contradiction dans la théorie que les arts traditionnels de son propre pays soient utilisés au nom de la défense nationale." Bien que Yasuda ait été Shintō, plutôt que bouddhiste, il est facile de comprendre sa juste indignation face à cet iconoclasme, et nous voyons évidemment des actions similaires aujourd'hui. Pour le dire le plus simplement possible, l'art est réduit à l'utile, et ce, des deux côtés de l'échiquier politique. De gauche, nous voyons un "art" moderne hideux subventionné par des fonds publics, et de droite, nous voyons parfois la prolifération d'une esthétique que je qualifie de "Norman Rockwell en CGI", une romance de quelque chose qui n'a jamais existé. De gauche, nous voyons le faux argument selon lequel les femmes obèses ont toujours été considérées comme désirables et belles, et de droite, nous voyons ceux qui, dans l'Amérique rurale, se disent conservateurs tout en qualifiant d'efféminés ceux qui ont une culture classique. Dans les deux cas, il s'agit d'un blasphème artistique. "Si les antiquités doivent être utilisées comme munitions, il s'agit d'une grande contradiction avec les défenseurs de la défense nationale", a écrit M. Yasuda. "N'appelez pas cela jouer avec l'héritage du passé, et ne vous moquez pas de nous comme des enfants qui ne connaissent pas les quatre coins de la terre, car la guerre est toujours un sacrilège du Logos. Il le dit encore plus crûment : "Ces progressistes ne veulent pas parler de culture. Malgré la perversion de la culture, nous devons nous efforcer de rester purs. Ceux qui cherchent à détruire les classiques au nom du progrès ne valent pas mieux que les "théoriciens de la balle" décrits par Yasuda.

L'aspect le plus frappant de la crise actuelle de la culture est que les classiques, l'essence de l'histoire et le sang fier de nos différentes nations, sont maintenant détruits par ces nouveaux riches artificiellement élevés qui se considèrent comme les élites. Mais l'art de l'époque révolutionnaire est complètement différent de l'art qui est né sous la déclaration que l'art est fermenté dans un esprit révolutionnaire. Le premier est un produit de l'ère pacifique, de la décoration et du divertissement, tandis que le second est un cri né d'un esprit combatif. C'est pour cette raison qu'ils sont véritablement différents.

c5c681b4b3527697a0e938c1e8c4ecda.jpg

L'art est le fruit du sang et des larmes, mais il est en même temps une flamme révolutionnaire qui purifie la vie. Les vrais artistes sont des pionniers, et leurs actions émanent véritablement d'un esprit de sacrifice. L'art progressiste académique, par contre, est une défense du légalisme. Pour ces progressistes, il ne s'agit pas d'une question de goût ou de connaissance, mais de massacrer les arts.

Je terminerai par une autre observation prémonitoire de Yasuda. "Il est inévitable que ceux qui sont censés avoir du prestige et du rang, comme les professeurs et les docteurs en sciences, ne s'attendent à rien, et que les classiques soient massacrés dans le pays par le pouvoir de l'époque. Il n'y a pas de jeunes pour les protéger. Qui assurera les arts traditionnels de demain ? Qui assurera l'art du folklore d'aujourd'hui ?"

Qui est Chōkōdō Shujin ?

Chōkōdō Shujin est un artiste qui s'inscrit dans la tradition de l'école Shirakaba-ha, ou école du Bouleau blanc, de la littérature japonaise. En tant que tel, son travail est fortement ancré dans l'esthétique, le pessimisme et un fort scepticisme à l'égard de la modernité et des "avancées" technologiques. Convaincu de l'importance de l'art pour l'art, Shujin est poète, essayiste, romancier et auteur de nouvelles. Ses traductions de la littérature japonaise en anglais sont disponibles sur son blog : https://teikokubungaku.substack.com, et sur son compte Twitter : @CShujin. Il aime fumer des cigarettes et avoir des pensées désagréables. Il réside à Aomori, au Japon.

Nietzsche, Solon et la dialectique du commandement et de l'obéissance

5455-100235724.jpg

Nietzsche, Solon et la dialectique du commandement et de l'obéissance

Par Chad Crowley

Source: https://arktos.com/2023/07/14/nietzsche-solon-and-the-dialectic-of-command-and-obedience/

Chad Crowley explore l'interaction entre la philosophie de la maîtrise de soi de Nietzsche et l'accent mis par Solon sur la responsabilité communautaire, mettant en lumière la dynamique complexe de l'autorité, de l'obéissance et de la poursuite de l'excellence.

La dialectique de l'autorité, de l'obéissance et du commandement a captivé les philosophes pendant des siècles. Deux citations, l'une de Friedrich Nietzsche, "Celui qui ne peut s'obéir à lui-même sera commandé", et l'autre de Solon, législateur athénien du 6ème siècle avant J.-C., "Celui qui a appris à obéir saura commander", fournissent un cadre intrigant pour explorer cette dialectique. Malgré l'abîme temporel, ces philosophes s'engagent dans un dialogue qui éclaire notre compréhension de l'identité, de l'autorité et de la dynamique du pouvoir.

L'interaction profonde entre la philosophie de Nietzsche et la tradition intellectuelle grecque fournit un contexte riche pour interpréter ces déclarations. Nietzsche, d'abord philologue classique, vouait une profonde vénération à la philosophie et à la culture grecques. Il considérait les Grecs, notamment les philosophes présocratiques, comme les incarnations de la créativité, de la force et de la sagesse humaines.

49ee5ba0a4d4e6c577a39659de91b3ab.jpg

Nietzsche vouait une profonde admiration au concept grec d'arète, généralement traduit par excellence, qui signifie la réalisation de son plein potentiel. Cette quête de l'excellence résonne fortement avec la philosophie de Nietzsche, qui prône le dépassement et la création de soi, comme le montre son concept de l'Übermensch. L'Übermensch nietzschéen représente un homme qui conquiert ses propres limites, se maîtrise lui-même et affirme ainsi sa volonté sur le monde extérieur. Cette incarnation du triomphe personnel et de la réalisation de soi symbolise la réalisation ultime de l'arète.

Nietzsche-Soberman-SP-1080x823.jpg

L'idéal aristocratique grec, qui valorise des vertus telles que le courage, l'honneur et les prouesses intellectuelles, trouve un écho chez Nietzsche. Cette noblesse d'esprit est liée au concept grec d'agon, la lutte concurrentielle qui pousse à l'excellence. La philosophie de Nietzsche, bien que profondément inspirée par la tradition grecque, dépasse la simple imitation, créant une réinterprétation nuancée imprégnée de ses idées sur la volonté, le pouvoir et la nature de l'être et du devenir.

L'affirmation de Nietzsche, "Celui qui ne peut s'obéir à lui-même sera commandé", résume sa philosophie de la volonté de puissance. Elle met en avant l'acte d'auto-obéissance comme une manifestation de force, une affirmation de soi qui équivaut à l'exercice d'un pouvoir. Pour Nietzsche, le moi qui commande et le moi qui obéit sont les facettes d'une même entité, incarnant une dynamique interne complexe de pouvoir. Cette dynamique de pouvoir est fondamentalement une question de maîtrise et de force: la capacité à se contrôler soi-même est une affirmation de sa force personnelle, un testament de son pouvoir individuel. À l'inverse, ne pas s'affirmer, ne pas s'obéir, c'est se soumettre à des ordres et à des valeurs extérieurs - un abandon du pouvoir personnel et un affront à la volonté de puissance inhérente à la vie, dans la perspective de Nietzsche.

Un autre concept nietzschéen essentiel à considérer est le pathos de la distance. Cette notion fait référence à la séparation émotionnelle que Nietzsche juge nécessaire entre le haut et le bas, le noble et le commun, une séparation née de valeurs et de réalisations supérieures. Fortement influencé par l'éthique de l'aristocratie grecque, Nietzsche considérait cette distance émotionnelle comme une composante intégrale du voyage vers le dépassement de soi et l'établissement de l'Übermensch. Cette séparation est également un élément essentiel de la dialectique commandement-obéissance : ceux qui se conquièrent eux-mêmes et résistent aux normes extérieures créent une distance émotionnelle qui non seulement les distingue du troupeau, mais leur confère également l'autorité de commander, ce qui éclaire davantage la dynamique complexe de la dialectique.

1f5c72726c937994d05406703cb88485.jpg

En revanche, la citation de Solon, "Celui qui a appris à obéir saura commander", introduit une dimension communautaire dans la dialectique autorité-obéissance. Solon envisage la société comme une entité vivante et harmonieuse où l'homme doit adhérer à des traditions ancestrales établies afin de favoriser un monde équilibré. Apprendre à obéir n'est pas une capitulation de l'individualité, mais un acte de responsabilité sociale. De plus, par l'obéissance, on comprend la trame éthique du commandement et on devient capable de commander aux autres.

Malgré leurs différences, les perspectives de Nietzsche et de Solon ne s'excluent pas mutuellement, mais s'engagent dans une interaction dialectique. Elles reflètent différentes facettes de la condition humaine : l'accent mis sur le moi et la dynamique du pouvoir intérieur (Nietzsche) par rapport à la concentration sur la responsabilité sociale et l'harmonie communautaire (Solon). Les deux perspectives soulignent le rôle de l'obéissance dans la compréhension et l'exercice du commandement.

En bref, la philosophie de Nietzsche encourage un voyage vers la maîtrise de soi et la poursuite de l'idéal grec de l'arête, qui se manifeste dans l'Übermensch. La sagesse de Solon met l'accent sur la vertu sociétale de l'obéissance aux normes communautaires, essentielle pour un leadership efficace. Ces perspectives, malgré leurs disparités, créent une dialectique complexe entre l'autorité et l'obéissance, prônant un équilibre entre l'affirmation de soi et la responsabilité collective. Cet équilibre reflète une interprétation moderne du noble esprit grec incarné par l'Übermensch. Ainsi, le dialogue permanent entre Nietzsche et Solon, ancré dans la philosophie grecque, continue d'éclairer notre compréhension de l'identité, de l'autorité et de l'excellence.

En soutenant Arktos, vous défendez des points de vue alternatifs et contribuez à préserver le riche patrimoine ethnoculturel de l'Europe.

Qui est Chad Crowley? 

Chad Crowley est un homme polyvalent qui a travaillé à la fois dans le monde universitaire et dans celui des affaires. Il vit au Canada, adhère aux principes de la Nouvelle Droite et s'intéresse profondément à l'histoire, à la culture et aux arts.

samedi, 22 juillet 2023

Oswald Spengler et la stérilité du civilisé

21.jpg

Oswald Spengler et la stérilité du civilisé

Nicolas Bonnal

On va parler de Spengler mais je voudrais faire quelques rappels préalables et indispensables pour expliquer pourquoi les Européens sont certainement morts comme êtres depuis longtemps.

Dans mon recueil sur les penseurs allemands j’ai souligné cette haine et cette peur du monde moderne et de la catastrophe qu’il amène ; on les retrouve chez tous les grands penseurs allemands ou autrichiens, y compris les juifs.

Dans son petit texte sur la guerre, voici ce Freud écrit sur la culture :

« Et voici ce que j’ajoute : depuis des temps immémoriaux, l’humanité subit le phénomène du développement de la culture (d’aucuns préfèrent, je le sais, user ici du terme de civilisation). C’est à ce phénomène que nous devons le meilleur de ce dont nous sommes faits et une bonne part de ce dont nous souffrons. Ses causes et ses origines sont obscures, son aboutissement est incertain, et quelques-uns de ses caractères sont aisément discernables. »

Voici les conséquences de ce développement culturel si nocif à certains égards, et auxquelles nos élites actuelles se consacrent grandement :

 « Peut-être conduit-il à l’extinction du genre humain, car il nuit par plus d’un côté à la fonction sexuelle, et actuellement déjà les races incultes et les couches arriérées de la population s’accroissent dans de plus fortes proportions que les catégories raffinées. »

Goethe lui rêvait déjà du paysan, pas encore trop pollué par la civilisation :

« Notre population des campagnes, en effet, répondit Goethe, s'est toujours conservée vigoureuse, et il faut espérer que pendant longtemps encore elle sera en état non seulement de nous fournir des cavaliers, mais aussi de nous préserver d'une décadence absolue ; elle est comme un dépôt où viennent sans cesse se refaire et se retremper les forces alanguies de l'humanité. Mais allez dans nos grandes villes, et vous aurez une autre impression… »

Et il insiste encore, au début du tome deuxième de ses entretiens avec Eckermann (voyez mes textes), sur l’affaiblissement des hommes modernes :

« Causez avec un nouveau Diable boiteux, ou liez-vous avec un médecin ayant une clientèle considérable - il vous racontera tout bas des histoires qui vous feront tressaillir en vous montrant de quelles misères, de quelles infirmités souffrent la nature humaine et la société… »

cc1051b4885abfb24018b7b09a1db7f3.jpg

Venons-en au déclin de l’occident de Spengler. Dans le tome II et le chapitre sur les villes notre auteur écrit des lignes admirables sur la fin du tact cosmique. On écoute le maître :

« Ce qui rend le citadin de la ville mondiale incapable de vivre ailleurs que sur ce terrain artificiel, c'est la régression du tact cosmique de son être, tandis que les tensions de son être éveillé deviennent chaque jour plus dangereuses. N'oublions pas que le côté animal du microcosme, l'être éveillé, s'ajoute à l'être végétal, mais non inversement. Tact et tension, sang et esprit, destin et causalité sont entre eux comme la campagne fleurie et la ville pétrifiée, comme l'être et ce qui dépend de lui. La tension sans le tact cosmique qui l'anime est le passage au néant. »

Comme Mirbeau, Spengler se rend compte que dans les grandes villes « toutes les têtes se ressemblent » :

« L'intelligence est le substitut de l'expérience inconsciente de la vie, l'exercice magistral d'une pensée squelettique et décharnée. Les visages intelligents se ressemblent chez tous les peuples. C'est la race elle-même qui ·se retire d'eux. Moins l'être sent le nécessaire et l'évident, plus il s'habitue à vouloir tout« éclairer», plus l'être éveillé calme sa phobie par la causalité. D'où l'identification par l'homme du savoir et de la démonstration; d'où la substitution aussi du mythe causal ou théorie scientifique au mythe religieux; d'où enfin la notion d'argent abstrait, considéré comme pure causalité de la vie économique, par opposition au commerce d'échanges ruraux qui est tact et non système de tensions. »

eb7341128cab36f1c6c269ccb239f601.jpg

La_628_E8.jpg

Et comme je citais Mirbeau :

« …j’ai remarqué, à quelques exceptions près, que les villes, surtout les villes de travail et de richesses, qui, comme Anvers, sont des déversoirs de toutes les humanités, ont vite fait d’unifier, en un seul type, le caractère des visages… Il semble maintenant que, dans les grandes agglomérations, tous les riches se ressemblent, et aussi tous les pauvres. »

C’est dans La 628-E8, un livre prodigieux dont l’héroïne est une… automobile.

Maigre divertissement urbain (Spengler de nouveau) :

« La seule forme de récréation, spécifique à la ville mondiale, que connaisse la tension intellectuelle est la détente, la « distraction ». »

Et tout amène logiquement à la stérilité qui frappe toutes les races et tous les peuples du monde en ce vingt-et-unième épris de grands remplacements et d’inintelligence artificielle. Spengler :

« Et de ce déracinement croissant de l'être, de cette tension croissante de l'être éveillé il résulte, comme conséquence suprême, un phénomène préparé de longue date, sourdement, qui se manifeste soudain à la claire lumière de l'histoire pour mettre fin à tout ce spectacle : la stérilité du civilisé. »

ef1b82e910ed70e1fd8d821fde630237.jpg

Ce n’est pas la culture de mort du pape polonais, c’est « le tournant métaphysique vers la mort » qu’incrimine plus justement Spengler (cela explique pourquoi les renaissances chrétiennes envisagées depuis deux siècles ont toutes échoué) :

« Ce phénomène est impossible à comprendre par la causalité physiologique, comme l'a tenté, par exemple, journellement la science moderne. Car il implique absolument un tournant métaphysique vers la mort. Certes oui comme individu, mais comme type, comme collectivité, le dernier homme des villes mondiales ne veut plus vivre : la phobie de la mort est éteinte dans cet organisme collectif. La crainte profonde et obscure qui s'empare du paysan, l'idée de la mort de sa famille et de son nom, ont perdu leur sens. Dans la continuité du sang, proche parent du monde intérieur visible; on ne sent plus un devoir du sang, la condition dernière de l'être, une fatalité. »

Spengler sera rejoint par Freud sur ce point précis :

« Les enfants manquent non seulement parce que leur naissance devient impossible, mais parce que l'intelligence extrêmement avancée ne trouve plus de raisons pour sa propre existence. »

Problème auquel furent déjà exposés les grecs et les romains (voyez mon recueil sur leur décadence) et dont parla abondamment Ibn Khaldun. On voit bien du reste cette impossibilité – en Russie actuelle comme ailleurs – de repeupler. Les gens ne veulent/peuvent plus. Le dépeuplement venu de la civilisation nihiliste occidentale n’est pas ce besoin dont a parlé Hitler à Rauschning : c’est devenu un destin.

Sources :

https://www.dedefensa.org/article/goethe-et-les-entropies...

https://www.dedefensa.org/article/sigmund-freud-politique...

https://ia802903.us.archive.org/14/items/oswaldspenglerle...

https://lesakerfrancophone.fr/ibn-khaldun-et-notre-modern...

https://reseauinternational.net/pourquoi-ibn-khaldun-pref...

http://www.dedefensa.org/article/ibn-khaldun-et-le-modele...

https://www.amazon.fr/livre-noir-d%C3%A9cadence-romaine/d...

https://www.amazon.fr/GOETHE-GRANDS-ESPRITS-ALLEMANDS-MOD...

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2021/03/12/g...

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2018/09/28/g...

 

Diego Fusaro: Romulus et Renus, ou l'importance sacrée de la frontière

romulus_mystery_wolf.jpg

Romulus et Remus, ou l'importance sacrée de la frontière

par Diego Fusaro

Source : Diego Fusaro & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/romolo-e-remo-ovvero-l-importanza-sacra-del-confine

Bien qu'avec quelques nuances, Tite-Live et Plutarque racontent l'histoire du fratricide entre Romulus et Remus. Le premier, lors de la fondation de Rome, est chargé de labourer le sillon autour de la nouvelle ville, selon le rite étrusque. Jugé digne de poser ce rite sacré, Romulus prépare la charrue dotée d'un soc de bronze et l'attache au joug, en y joignant un taureau à l'extérieur et une vache à l'intérieur, tous deux entièrement blancs. Tenant le timon de la charrue en biais, de manière à ce que la terre excavée soit orientée vers l'intérieur, il trace habilement le premier sillon dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. L'Urbs est construite sur la base de la frontière sacrée qui entoure son espace et la distingue de l'autre partie d'elle-même.

Remus, sorti vaincu de la querelle augurale, tenta de faire échouer les opérations en se moquant de son frère: "Enfin", raconte Plutarque, "il franchit le fossé, mais tomba, renversé à cet endroit même, selon les uns par Romulus lui-même, selon les autres par un compagnon de Romulus nommé Caelere". Tite-Live rapporte aussi directement les paroles prononcées par Romulus au plus fort de sa colère, après avoir commis le fratricide : "Désormais, quiconque osera franchir ainsi mes murs mourra".

Le mythe pose, à sa manière, une possible solution ante litteram au dilemme d'Antigone formulé par Hegel. Pour Romulus, il n'y a pas de doute : la loi de l'Urbs prévaut sur le lien éthique familial, surtout lorsque ce dernier viole la juste mesure au lieu de la respecter. Mais surtout, le récit mythologique parle de la sacralité de la frontière en tant que limite qui définit une identité - en l'occurrence l'identité politique et culturelle de Rome - en la délimitant et en la différenciant de ce qu'elle n'est pas.

Sans frontière, il ne peut y avoir d'identité, qui est le fondement même de l'existence de la différence, laquelle présuppose toujours la pluralité d'identités qui ne coïncident pas et qui, par conséquent, sont distinctes les unes des autres. À son tour, sans identité, il ne peut y avoir non plus de relation, qui est, par essence, une relation entre identités avec des limites précises. Ces dernières marquent la fin de l'une et le début de l'autre, ainsi que la possibilité d'un lien relationnel, différent de celui qui découle de l'abus de l'une au détriment de l'autre, qui se produit lorsque l'invasion s'infiltre.

romulus_cesari.jpg

La civilisation des marchés sans frontières donne lieu à une invasion permanente qui n'a certainement pas pour but de favoriser les relations entre les différents, même pas sous la forme d'un dialogue. Celui-ci, comme le suggère sans équivoque le mot grec (διάλογος), implique toujours une distance et donc un seuil clair séparant les dialoguants, qui ne sont rien d'autre que des identités différentes placées dans une relation d'amitié médiatisée par le langage. Au contraire, l'invasion du marché, qui est l'impérialisme du neutre indifférencié, aspire à produire la suppression des différences et des identités, de sorte que tout tombe dans l'abîme de l'identique et de l'homologation globale. À proprement parler, la mondialisation elle-même pourrait bien être conçue comme la neutralisation des différences et des identités, et comme le passage de la planète entière vers le neutre global, sans frontières matérielles ou immatérielles, nationales ou identitaires. C'est la revanche post-mortem de Remus et de sa volonté d'invasion, de neutralisation des frontières qui différencient une identité d'une autre.

En ce sens, ce que nous avons expliqué ailleurs à propos du lien entre État-nation et internationalisme s'applique au lien entre identité et différence. La relation amicale de l'internationalisme présuppose l'existence d'États-nations souverains, libérés de leurs impulsions nationalistes dans un sens régressif : la suppression des États-nations souverains ne conduit pas à l'internationalisme, mais à l'espace ouvert réifié du mondialisme de marché, qui est l'unification du monde sous la bannière de l'économie de marché, libérée des limites de la politique souverainiste.

De même, c'est un pur non sequitur de penser que l'on peut favoriser le dialogue entre les différents en dissolvant les identités. Dans cette hypothèse, il n'y a que la monotonie de l'indistinct qui se donne comme l'homologation consumériste des identités et, conjointement, comme le triomphe planétaire de la Pensée Unique comme seule pensée permise. Le différent qui n'accepte pas de se désidentifier et de s'homogénéiser avec l'autre de lui-même est déclaré, sic et simpliciter, illégitime et dangereux. Et en tant que tel, il est traité, neutralisé et rééduqué jusqu'à l'indifférenciation. Par conséquent, même dans ce cas, ce dialogue entre les différents ne prévaut pas, qui présuppose toujours que les différents sont différents et ont leur propre identité spécifique. En revanche, c'est la même chose qui triomphe à l'échelle mondiale : la même langue, la même pensée, la même façon d'être et de produire, de vivre et d'être en relation avec les autres.

Brogi,_Carlo_(1850-1925)_-_n._8226_-_Certosa_di_Pavia_-_Medaglione_sullo_zoccolo_della_facciata.jpg

Au niveau des identités, comme dans le cas des États-nations, l'identification de deux pôles abstraitement opposés et concrètement complémentaires s'applique également. Le nationalisme régressif et le mondialisme de marché se réalisent l'un dans l'autre : le nationalisme régressif, qui porte en lui le désir d'attaquer l'autre en son propre nom, se réalise dans le mondialisme. Ce dernier est la phase finale du nationalisme, puisqu'il coïncide avec l'assujettissement de la planète entière à la seule nation triomphante, dont la monnaie est le dollar et la langue l'anglais de Wall Street. Le nationalisme s'accomplit dans le mondialisme, qui le présuppose.

Le lien que l'on peut établir entre l'identitarisme régressif et le cosmopolitisme anti-identitaire n'est pas différent. Le premier aspire à nier l'identité de l'autre, et donc la différence, par l'imposition universelle de la sienne. Le second coïncide avec l'universalisation maléfique d'une identité qui, en réalité, n'est pas telle parce qu'elle n'admet pas la différence et donc, comme Remus, ne respecte pas la frontière qui, en se séparant de l'autre, définit ce qui lui est propre. L'identitarisme régressif s'accomplit dans le cosmopolitisme anti-identitaire, qui le présuppose, et qui a en commun avec le premier la négation du droit à la différence, supprimée au nom même de l'impérialisme de la particularité.

Et c'est là, on le sait, un autre nom de l'idéologie, qui est la "volonté abstraite de l'universel" et le triomphe concret du particulier. Mais l'universel, dans son sens authentique, n'est jamais la partie qui s'impose comme universelle, c'est au contraire ce qui existe comme universel concret, qui n'annule pas les particularités mais se réalise en elles et par elles. Cela nous permet d'affirmer, une fois de plus, que l'identité ne peut exister qu'en présence de la différence et que, par conséquent, elle se donne par définition, déclinée au pluriel, comme un nœud entre différentes identités.

La tâche de la culture, qui est sans aucun doute aussi et non secondairement celle d'éduquer à l'identité, ne peut être considérée comme accomplie avec succès que lorsqu'elle produit le respect de la différence et du lien qui en découle entre la différence et l'identité. Rien n'est plus éloigné, en somme, ni du petit identitarisme tribal, qui nie l'autre au nom de lui-même, ni du "vide final" du cosmopolitisme anti-identitaire, qui vend le fantasme de favoriser le dialogue entre ceux qui sont différents en niant leur identité et, par conséquent, la prémisse même de tout dialogue. La culture consiste, au sens propre, à éduquer à l'identité et donc à la conscience de soi - étant entendu que cela n'est possible que si l'on éduque en même temps à la reconnaissance de la différence.

p016_shutterstock_66449587.jpg

Celle-ci ne doit être interprétée ni comme une survivance importune de l'étranger, qu'il faut rendre identique et donc neutraliser, ni comme une réalité étrange, avec laquelle toute confrontation est a priori impossible. La différence exige au contraire d'être pensée à la manière spinozienne, comme l'un des différents attributs de la substance unique, différenciée en elle-même - attribut qui ne doit donc pas être nié au nom de l'identité indifférenciée, mais valorisé dans son être en tant que manifestation différente de la substance elle-même. D'où la nécessité d'une éducation à la polyphonie et à la différence, qui ne peut être reconnue et appréciée que si l'on possède sa propre identité.

À l'opposé des perspectives de l'identitarisme régressif et du cosmopolitisme anti-identitaire, l'humanité existe en tant que collectivité unique ; si vous voulez, également en tant qu'Unité articulée et en tant que Totalité différenciée, en tant que pluralité d'identités et de différences, dans laquelle l'unité du genre humain s'exprime sous de multiples formes. Aimer vraiment l'humanité signifie donc aimer les différences et les identités qui la composent, et surtout aimer sa propre identité culturelle, son propre peuple, sa propre langue, son propre territoire. C'est respecter la frontière comme symbole d'identité et de juste mesure, et donc comme barrière contre l'invasion, contre la désidentification et contre l'illimité.

Robert Havemann et la tendance rouge-verte

r-havemann-1949-DW-Politik-Berlin-jpg.jpg

Robert Havemann et la tendance rouge-verte

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/07/12/robert-havemann-och-den-rodgrona-tendensen/

L'idéologie hégémonique du socialisme réel de l'Europe de l'Est était le marxisme-léninisme, ce qui n'excluait pas certaines tendances idéologiques et culturelles inattendues. Pour le meilleur ou pour le pire, le marxisme oriental était une protection contre le développement décrit par Michel Clouscard par les termes libéralisme-libertaire et capitalisme de la séduction, aujourd'hui mieux connu sous le nom de "capitalisme woke".

ulfmodin.pngUlf Modin a décrit dans son livre sur la RDA comment l'héritage culturel européen était valorisé et comment l'américanisation était évitée ; en Roumanie, en Corée du Nord et en Albanie, une vision protochronique de l'histoire a été développée où les racines profondes du propre peuple ont été soulignées. Enver Hoxha, par exemple, affirmait fièrement que le sang des Albanais n'avait jamais été mélangé à celui des conquérants ; il s'élevait également contre "les comportements, les goûts et le mode de vie dégénérés du monde bourgeois-révisionniste pourri". En Allemagne de l'Est, il y a même eu une politique eugénique réelle et efficace, visant à faciliter la fondation d'une famille par les étudiantes, notamment par le biais d'allocations familiales élevées et ciblées.

Vers la fin de l'existence des États socialistes réels, des tendances idéologiques intéressantes se sont manifestées: en Union soviétique, même avant la chute du système, il existait un environnement intellectuel "néo-ruraliste", partiellement accepté par le système, avec des éléments néo-orthodoxes, écologiques et conservateurs. Il a ensuite influencé le nationalisme postérieur à la chute du Mur. Des tendances partiellement similaires peuvent être identifiées en Allemagne de l'Est, en particulier l'évolution de Rudolf Bahro (1935-1997), qui est passé d'un marxisme relativement orthodoxe à une position verte comportant des aspects ésotériques et nationaux. Robert Havemann (1910-1982) est également intéressant dans ce contexte, mais pas pour les mêmes raisons que Bahro.

Robert-Havemann+Ein-deutscher-Kommunist-Rückblicke-und-Persektiven-aus-der-Isolation.jpgBahro et Havemann ont tous deux été membres du parti pendant un certain temps et ont d'abord été considérés comme des opposants loyaux. Havemann, un peu plus âgé, avait participé à un mouvement de résistance antifasciste pendant la guerre mondiale et était un chimiste réputé en RDA. Bahro n'a pas eu un parcours aussi spectaculaire que Havemann, mais il a travaillé pendant plusieurs années dans les cénacles des cadres est-allemands. Étant donné que la question du climat est aujourd'hui liée à une "grande remise à zéro" ayant des connotations managériales et totalitaires, Bahro et Havemann sont tout à fait pertinents. Ils ont également abordé la question de la relation entre un véritable système socialiste ou capitaliste d'État et la crise écologique.

L'approche de Havemann était originale. Son objectif était une société presque anarchiste dans laquelle l'État socialiste réel s'était effondré, mais il avait une attitude relativement positive à l'égard du potentiel des communistes du parti pour y contribuer. Bahro s'est développé dans une direction légèrement différente, avec l'espoir d'un "prince vert" et le désir d'organiser les communistes en dehors de l'appareil du parti. Havemann développe ses arguments dans Morgen, un livre datant de 1980. Il y décrit la crise écologique, avec des aspects tels que la crise des matières premières, les émissions, l'explosion démographique et la famine, comme une crise existentielle pour l'humanité. Havemann se réfère au Club de Rome et écrit que les lecteurs verront de leur vivant la fin d'une "civilisation industrielle obsédée par la croissance". Il cite également Lao-Tseu et affirme que "lorsque les gens ne craignent pas ce qui est terrible, ce qui est le plus terrible de tout se produit".

Havemann s'est ensuite demandé si le capitalisme ou un véritable socialisme pouvait résoudre la crise écologique. Il écrit que dans les sociétés historiques, la stagnation a été la norme, le capitalisme qui a émergé en Europe est une anomalie avec sa croissance constante. Les conditions de cette évolution sont l'interaction d'un certain nombre de "caractéristiques ethnologiques, historiques, économiques, géographiques et culturelles extrêmement improbables" (comparez ici le "mode de production germanique" décrit par le jeune Marx). Cependant, sa conclusion est que le capitalisme ne peut pas résoudre la crise parce qu'il dépend d'une croissance constante: "sans croissance constante, le capitalisme est condamné". D'où, entre autres, la société de consommation.

Robert-Havemann+Fragen-Antworten-Fragen-Aus-der-Biographie-eines-deutschen-Marxisten.jpgSon analyse du socialisme réel n'est pas beaucoup plus positive, y compris le fait qu'il y dit qu'il ne s'agit pas de socialisme. Il a également abordé la question des prix parfois chaotiques dans le socialisme réel, en comparant des analyses similaires de Mises et de Hayek. Dans un tel système, "les prix ne correspondent pas à la valeur", surtout lorsqu'il existe aussi, pour des raisons politiques, un système de prix bas subventionnés pour certains biens. Dans la compétition entre le socialisme réel et le capitalisme, la consommation et les prix jouent un rôle central, de même que la croissance. "Bientôt, nous aurons rattrapé l'Occident".

Havemann estime néanmoins que les États socialistes réels sont mieux placés que leurs concurrents capitalistes pour se réformer et faire face à la crise écologique. La condition préalable est qu'ils puissent réaliser le socialisme et la démocratie. Pour Havemann, une discussion ouverte est essentielle, ce qui, à la lumière de son analyse matérialiste historique du socialisme réel en tant que société de classe, semble quelque peu idéaliste. Mais il a également développé un argument sur l'importance de l'espoir pour les êtres humains, un argument qui a fait penser à Ernst Bloch et qui a débouché sur une utopie.

L'utopie de Havemann rappelle les Nouvelles de nulle part de William Morris, un avenir où les grandes villes, la société de consommation et l'État ont disparu. Les grandes villes sont encore là comme des ruines destinées à décourager, et les gens vivent de manière plus dispersée. Même l'État s'est progressivement désintégré, il n'y a "plus d'État, plus de gouvernement, plus de police... juste la gestion des choses". Il n'y a pas non plus d'obligation de travailler en Utopie, ce qui ne veut pas dire que les gens ne travaillent pas. Au contraire, ils consacrent beaucoup de temps à la culture et à l'éducation. Les biens de consommation ont une "durée de vie énorme", ils sont produits pour durer longtemps. La production est fortement automatisée, mais il n'est pas question de "communisme de luxe entièrement automatisé" (la dégénérescence anthropologique qui rend un tel idéal possible venait juste de commencer lorsque Havemann a écrit son utopie). Il n'y a pas non plus d'armée, et presque pas de voitures, de trains ou d'avions. Le tourisme existe, mais les gens aiment le voyage et prennent leur temps.

Il convient de noter que certaines idées contemporaines se sont glissées dans l'utopie de Havemann. Par exemple, il a consacré beaucoup d'espace à l'avenir de l'amour et de la sexualité. Il affirme que dans l'utopie, aucune sexualité n'est taboue, y compris l'inceste (bien qu'il décrive la plupart des homosexualités historiques comme le résultat d'un stress social et d'une anomalie). De même, la jalousie disparaît lorsqu'aucun bien ne peut être hérité du père à l'enfant. Les enfants sont élevés dans de grands villages d'enfants et la religion a disparu d'elle-même (bien que Havemann ait été plus compréhensif à l'égard de la religion que beaucoup de vrais socialistes et qu'il ait été ouvert à la coopération avec les croyants).

9783596234721-de-300.jpgEn tant qu'utopie, il s'agit d'une version actualisée de Morris, où il apparaît rapidement que Havemann n'avait pas la même âme artistique que l'Anglais. Elle souffre des mêmes problèmes que Morris en termes d'exécution et, comme mentionné ci-dessus, contient également des éléments moins attrayants. En même temps, la différence avec le "Great Reset" est évidente: Havemann recherchait un socialisme et une démocratie authentiques plutôt qu'une politique climatique imposée d'en haut. Il est tout à fait possible que l'écologie et la démocratie soient en réalité des entités incompatibles, mais pour Havemann, elles ne l'étaient pas. En même temps, son travail contient des analyses intéressantes. Par exemple, il décrit la scission entre les sociaux-démocrates et les communistes comme un désastre historique, tout comme l'émergence de petites sectes radicales qui ont éloigné du communisme des personnalités de valeur. Citant Togliatti, il décrit l'objectif comme une "unité de la diversité" dans laquelle les différents groupes de gauche pourraient coopérer tout en ayant des différends sur différentes questions. Pour cela, il faut d'abord "savoir clairement où se situent les fronts de la lutte révolutionnaire dans la société d'aujourd'hui". Ces fronts ne se situent pas, par exemple, entre les communistes et les sociaux-démocrates ou entre les religieux et les athées. À notre époque, la même question se pose pour les divers groupes qui s'opposent aux mondialistes, à la "gauche", au libéralisme, au Léviathan et à tout ce qu'ils choisissent d'appeler leurs adversaires. Eux aussi doivent essayer d'identifier les fronts de lutte et de créer une sorte d'"unité de la diversité".

Dans l'ensemble, Havemann est intéressant en tant qu'exemple de la manière dont certains marxistes ont évolué vers une position verte dès l'époque du socialisme réel. Ce qui est aujourd'hui une rhétorique vague a souvent été exprimé ouvertement par Havemann, y compris l'objectif et le conflit entre la bureaucratie et la liberté. Le fait qu'une "grande remise à zéro" ait également des connotations de classe devient évident à la lecture de Havemann. En même temps, il y a des domaines qu'il a moins abordés qu'un Linkola ou un Kaczinsky, notamment la relation entre la psychologie et l'écologie. Par exemple, l'anthropologie de Havemann, avec ses éléments de tabula rasa et d'optimisme général, est une expression de ce que Kaczinsky définit comme le gauchisme. Son analyse de la société de consommation était également relativement superficielle par rapport à la droite plus authentique. Quoi qu'il en soit, Havemann est intéressant du point de vue de l'histoire des idées ; il serait également une connaissance potentiellement enrichissante pour la génération de Greta Thunberg, car il a si clairement souligné le conflit entre la bureaucratie et la liberté.

A propos de l'auteur : Joakim Andersen

Joakim Andersen tient le blog Oskorei depuis 2005. Il a une formation universitaire en sciences sociales et une formation idéologique en tant que marxiste. Au fil des ans, l'influence de Marx a été complétée par Julius Evola, Alain de Benoist et Georges Dumezil, entre autres, car le marxisme manque à la fois d'une théorie durable de la politique et d'une anthropologie. Aujourd'hui, Joakim ne s'identifie à aucune étiquette, mais considère que la fixation, entre autres, sur le conflit imaginaire entre la "droite" et la "gauche" occulte les véritables enjeux de notre époque. Son blog s'intéresse également à l'histoire des idées et aime présenter des mouvements étrangers à un public suédois.

 

vendredi, 21 juillet 2023

La théologie de Tolkien contre les idéologies

8B710039-DD94-4FDD-A3DF-8AB7FD9DE8D2-454x600.jpeg

La théologie de Tolkien contre les idéologies

par Roberto Presilla

Source : Avvenire & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/la-teologia-di-tolkien-contro-le-ideologie

Nous anticipons l'éditorial du philosophe Roberto Presilla qui ouvre le numéro 2/2023 de Vita e Pensiero, le bimensuel culturel de l'Université catholique du Sacré-Cœur.

Cinquante ans après sa mort, l'œuvre de Tolkien reste l'un des grands chefs-d'œuvre de la littérature. Le nombre d'exemplaires vendus et de traductions place le vieux professeur d'Oxford sur un pied d'égalité avec un autre écrivain anglais au succès certain, ce William Shakespeare dont Tolkien a discuté les choix linguistiques. Par rapport au public, la critique a évolué assez lentement : il existe aujourd'hui quelques revues académiques consacrées aux études sur Tolkien. Comme toujours, des tendances opposées émergent dans le débat, à l'instar de ce qui s'est produit au cours des dernières décennies parmi les fans. Le pendule de l'histoire montre de grandes variations : il va des "camps hobbits" de certains partisans des mouvements de droite, il y a des décennies, à l'utilisation que les communautés hippies ont faite de Tolkien dans les années 1960, en l'interprétant comme un précurseur du "flower power". Dans ce sillage, on peut aussi lire, peut-être, le choix d'Amazon Prime Video, qui a proposé une dramatisation dans une clé inclusive (avec la série The Rings of Power). S'il est évident qu'une telle opération fait appel, au moins en partie, à la collaboration des héritiers, il est tout aussi clair que les grands classiques - Shakespeare docet - sont relus et réinterprétés, parfois avec des effets qui, à terme, peuvent s'avérer intéressants.

tolkien_affiche.jpg

Dans le cas de la série télévisée, cependant, on assiste à une simplification (excessive) de la profondeur philosophique et théologique de Tolkien, au nom de priorités "morales" qui sont étrangères à sa vision. On lit dans Tolkien ce que son propre cadre de référence idéologique suggère. Ainsi, la droite italienne a lu Tolkien à partir de la leçon d'Elémire Zolla et d'autres, tandis que les jeunes hippies américains l'ont inclus dans leur propre critique du capitalisme. Cependant, comme l'écrivait G.K. Chesterton dans The Banner of the Broken Sword, "quand les gens comprendront-ils qu'il est inutile de lire sa propre Bible si l'on ne lit pas aussi celle des autres ?": il est facile de lire un texte en y superposant son propre point de vue, en oubliant les mises en garde que la méthode philologique - certainement pratiquée par le professeur Tolkien - suggérerait.

Les érudits peuvent eux aussi tomber dans la même erreur : pensez à ceux qui discutent du "paganisme" de Tolkien et qui se demandent si le légendaire professeur est "catholique". Dans une lettre adressée au père Robert Murray en décembre 1953, Tolkien écrit que Le Seigneur des Anneaux est fondamentalement une œuvre religieuse et catholique ; je n'en étais pas conscient au début, je l'ai été pendant la correction" (Reality in Transparency. Letters 1914-1973, lecture 142). C'est pourquoi, ajoute l'écrivain, il a pratiquement effacé toute référence à quoi que ce soit de "religieux".

Si l'écrivain est catholique et considère son œuvre comme telle, comment résumer sa vision ? On peut esquisser une tentative à partir de l'essai sur les contes de fées (Sulle fiabe, in Albero e Foglia), qui présente le mécanisme narratif de l'eucatastrophe, qui dément la "défaite finale, et qui est donc évangile". L'eucatastrophe conjugue la vertu d'espérance et la vision providentielle, avec une saveur théologique certaine. Tolkien est parfaitement conscient du fait que les histoires - et l'Histoire - ne peuvent être optimistes, mais doivent plutôt s'accommoder du péché, du mal, de la corruption : le "happy end" de nombreux films est la version simpliste et quelque peu mensongère de l'eucatastrophe, le renversement espéré d'une situation qui s'ouvre sur une issue heureuse, sans pour autant effacer la souffrance et la destruction.

550x838.jpg

L'arc narratif du Seigneur des Anneaux est structuré autour d'une eucatastrophe, à plusieurs niveaux. L'anneau unique n'est pas détruit par Frodon, qui ne peut finalement pas résister à la tentation: c'est Gollum qui s'en empare, se mord le doigt, puis plonge dans l'abîme et détruit l'anneau. Beaucoup d'épisodes sont donc de petites eucatastrophes [...] : de toute façon, ce n'est pas l'habileté stratégique ou la prévoyance qui garantit la victoire, qui est d'ailleurs rarement indolore. C'est le contraire qui se produit pour ceux qui sont perdus : Saroumane, par exemple, est un sage qui cherche à maîtriser le réel en exploitant les moyens à sa disposition. Grâce à un Palantír - une pierre capable de communiquer à distance - il a l'illusion d'étudier l'Ennemi, mais son esprit est corrompu par la vision répétée de la puissance de Sauron, qui insinue dans son esprit la soif de pouvoir et en même temps la peur, consumant peu à peu sa capacité à discerner les traces de l'œuvre d'un Autre dans les événements de l'histoire. La peur et la soif de pouvoir mènent au désespoir : la seule défense est l'espoir, l'humble conscience de la providence en action.

Tolkien, en conteur expert, sait traduire ce concept en histoires - chaque geste de miséricorde ou de bonté portera ses fruits - et cette attitude le rapproche d'autres écrivains catholiques, tels que Manzoni. Ainsi, Gollum, bien que dévoré par la passion de l'Anneau, est plus mesquin que méchant, et est sauvé à plusieurs reprises, même par Frodon, parce qu'il suscite la compassion. C'est cette pitié qui transforme providentiellement Gollum d'antagoniste en sauveur de la Terre du Milieu. Le combat s'inscrit également dans une tension spirituelle. Dans cette perspective, c'est Faramir, à bien des égards alter ego de Tolkien lui-même, qui donne voix aux convictions de l'écrivain en déclarant qu'il n'aime ni les armes ni la gloire, mais seulement les gens qui doivent se défendre contre un ennemi maléfique.

the-battle-of-maldon-book.jpg

Cette conception providentielle repose sur une vision proche de celle d'Augustin. Le mal n'est pas le contraire du bien, mais la négation du bien, sa diminution : c'est pourquoi le mal ne peut être combattu avec les armes que le mal lui-même a forgées. Ce concept, qui traverse toutes les histoires du corpus de Tolkien, est également explicité ailleurs : dans une lettre à son fils Christopher de septembre 1944 (Reality in Transparency, op. cit. 81), critiquant sévèrement la diabolisation des adversaires allemands, Tolkien commente : "You cannot fight the Enemy with his Ring without turning yourself into an Enemy too" (On ne peut pas combattre l'ennemi avec son anneau sans se transformer soi-même en ennemi). Et plus tard, écrivant à Rayner Unwin en octobre 1952 (Reality in Transparency, op. cit. 135), Tolkien commente ainsi le premier essai atomique effectué par le Royaume-Uni: "Le Mordor est au milieu de nous. Et je suis désolé de devoir souligner que le nuage bouffi récemment créé ne marque pas la chute de Baradur, mais a été produit par ses alliés - ou du moins par des gens qui ont décidé d'utiliser l'Anneau à leurs propres fins (bien sûr excellentes)".

On ne peut pas penser contrer les effets de la corruption en recourant à ce qui corrompt: l'Anneau ne peut pas réaliser le bien parce qu'il a été créé pour soumettre le bien à un dessein de pouvoir. Mais la création est belle, et le deuxième monde d'Arda l'est aussi : Tolkien contemple avec fascination la beauté de la création, la variété des arbres et des paysages. Et, obéissant à la même logique que celle qui gouverne ses personnages, le narrateur insère Tom Bombadil, la figure la plus énigmatique de l'œuvre, régulièrement oubliée dans les adaptations cinématographiques. C'est facile à faire, car Tom Bombadil ne sert apparemment pas l'histoire. Mais il chante toute la journée, il connaît et aime la nature sans prétention de domination. Ainsi, dans son lien avec la terre non corrompue, il ne peut être victime de la volonté de puissance que l'Anneau sait nourrir et canaliser. La meilleure façon de célébrer Tolkien est peut-être de se rappeler que Frodon et Gandalf, eux aussi, au milieu de leurs aventures, ont été divertis par Tom Bombadil.

jeudi, 20 juillet 2023

Horror fati, le rejet de la réalité

6f553c952f93575096fcf5b506287de6.jpg

Horror fati, le rejet de la réalité

par Roberto Pecchioli

Source: https://www.ideeazione.com/horror-fati-il-rifiuto-della-realta/

Un homme obtient le droit de devenir une femme par la loi, sans chirurgie ni parcours psychologique, simplement parce qu'il le veut. Son corps n'est plus qu'un accessoire. Il a désormais le droit légal d'être considéré comme ce qu'il n'est pas. La décision du tribunal de Trapani menace de provoquer une avalanche : le dernier épisode de la déconstruction avant l'aboutissement trans et post-humain. Un autre demande est survenue, cette fois à devenir une femme, à se faire implanter un utérus pour pouvoir ensuite avorter. En d'autres temps, de tels postulants auraient été confiés à des psychothérapeutes ; aujourd'hui, ils ont des droits. Disney - à la pointe du phénomène woke et de la régression gendériste appliquée aux enfants - produit une version de Blanche-Neige et les sept nains sans prince charmant (intolérable hétéropatriarcat) avec des nains - multiethniques en hommage à l'obsession antiraciste et inclusive - qui ne le sont pas : il semble de mauvais aloi d'insister sur l'injuste petitesse de la stature.

Chaque jour surviennent de nouvelles étapes d'un voyage à l'envers qui laisse pantois ceux qui regardent le crépuscule joyeux de l'Occident avec les yeux de la réalité. Une sorte d'horror fati devient le sens commun, une haine du destin assigné par la nature, une volonté tenace de changer le cours des choses, un ressentiment implacable pour ce qui est. L'amor fati s'appelait l'acceptation sereine de la réalité, la reconnaissance du destin. Marcello Veneziani écrit que "dans le sens courant, le destin est considéré comme un gendarme cruel qui arrache la vie à un désir. En réalité, le destin enracine l'être dans le futur, donne un sens à l'événement, relie l'existence à un dessein et à une persistance. Être, c'est avoir un destin".

d9cf1a3899856bdfc9a4705f3f0d21ba.jpg

L'horreur de ce destin, la tentative de s'y opposer par tous les moyens est l'une des caractéristiques de l'humanité contemporaine.  Il y a là quelque chose de faustien, une volonté de puissance, de contrôle, de dépassement, qui montre la fin de la civilisation gréco-romaine et chrétienne. L'homme se confie à la technique et à la technologie non pas pour s'améliorer mais pour devenir autre que lui-même. Ce qui est techniquement réalisable n'est pas une opportunité à explorer et à soumettre au tribunal de l'éthique, de la prudence, du bien et du mal, mais une obligation à vivre à tout prix.  On peut, donc on doit, à condition, bien sûr, d'alimenter un marché orienté vers le profit.

La décomposition sociale devient rupture et l'école - lieu de formation des adultes de demain - encourage la carrière "alias", l'identification selon le désir et le caprice individuels - toujours provisoires et révocables - et non selon le nom, le prénom et les caractéristiques naturelles. Il faut dire "le sexe attribué à la naissance", comme si les parents et les obstétriciens avaient jeté une pièce en l'air devant le nouveau-né. L'invitation de Friedrich Nietzsche "devenez ce que vous êtes" - le chemin de l'identification qui libère et reconnaît - est pratiquée à l'envers. Devenez ce que vous voulez, parce que la nature vous a enfermé dans un corps et une condition que vous avez le droit de rejeter, en les recréant au gré du désir, de l'arbitraire, du charabia.

L'horror fati, le ressentiment pour ce que nous sommes, est lié à une particularité de l'homme contemporain inconnue des générations passées : la contrariété de ne pas avoir participé aux processus qui ont conduit à la naissance. L'homme occidental veut à toute force être le créateur de lui-même. De l'individualisme au subjectivisme jusqu'à une sorte d'égoïsme forcené. Une jeune fille a expliqué dans une vidéo, vue par des millions de personnes, qu'elle avait poursuivi ses parents en justice pour l'avoir mise au monde sans lui demander sa permission. Elle invite les femmes enceintes - le père n'est pas évoqué - à consulter un médium pour demander au fœtus s'il veut naître ou non. Nous laissons tout jugement à ceux qui la liront, comme sur la proposition du Forum économique mondial (Klaus Schwab, Larry Fink, George Soros avec enfant homo à la remorque et vilaine compagnie) de légaliser, au nom de l'inclusion, le sexe et le mariage avec les animaux, en contournant la barrière de l'espèce.

L'erreur de ceux qui, comme nous, sont horrifiés par tout cela est de se limiter à une condamnation morale. C'est évident, c'est nécessaire, mais c'est une erreur. Nous avons tendance à raisonner en termes d'éthique ou de morale sexuelle. Dans le chant V de la Comédie, Dante dit de Sémiramis, la reine assyrienne, qu'"elle fut tellement détruite par le vice de la luxure qu'elle rendit le libitus licite dans sa loi, pour justifier l'idylle dans laquelle elle était entraînée". En d'autres termes, elle a légalisé chacun de ses vices privés. C'est ce qui se passe ici et maintenant, mais il ne s'agit en aucun cas de libérer les sens et les instincts. Ceux-ci sont au contraire la clé pour déconstruire l'homme, détruire son âme rationnelle et sociale en tant que créature "politique", pour le réduire à un amas confus de pulsions à satisfaire immédiatement.

2235f500bfdbd146a230e202206659ce.jpg

Ce qui est en train de changer rapidement le sens de la vie, l'anthropologie et l'ontologie de la créature humaine, ne peut être évalué en termes éthiques. Il y a bien plus que cela. Certes, "les hommes ont nié Dieu, mais ce faisant, ils n'ont pas mis en cause la dignité de Dieu, mais celle de l'homme, qui ne peut se passer de Dieu" (Nikolaï Berdjaev). Le drame, c'est que nous sommes au-delà : la dignité est un concept inconnu et Dieu un vestige du passé, dont on se moque comme s'il s'agissait d'un simple retard culturel, dépassé par la lumière aveuglante de la modernité.

La négation de la nature, de la vérité et de la réalité, la haine du destin et des limites, la préférence pour l'artificiel, l'intronisation des désirs, des caprices, des utopies, tout cela a un but terrible : la fuite de l'homme hors de lui-même. La nouvelle crête, la dernière bataille décisive, c'est celle qui oppose les cultures humanistes aux délires post-humanistes et transhumanistes, l'ultime conflit dont l'enjeu n'est pas le pouvoir ou la victoire d'une idéologie, mais la persistance de la créature humaine, de l'espèce homo sapiens. Les secousses que nous ressentons, les tremblements de terre quotidiens qui réduisent à néant la conception millénaire de nous-mêmes et du monde, sont des tassements, les étapes d'un parcours guidé dont le but intermédiaire est le transhumanisme, le dépassement de la créature humaine "naturelle", pour l'hybrider avec la machine. Cyberman plus Intelligence Artificielle plus toutes les technologies présentes et futures destinées à envahir le corps et l'esprit de la masse biochimique qu'est l'homme.

Un transit, révèle le préfixe, puisque "trans" est ce par quoi il passe pour arriver ailleurs, dans un état distinct de l'état initial. Le but ultime est l'après-homme, la construction/création d'une nouvelle espèce. D'où le discrédit, l'horreur - voire la haine - à l'égard de la nature et de ses lois, que l'on nomme de manière réductrice "biologie". Une humanité trans et post-technologique, hybride, d'où l'on expulse la pensée libre et la raison droite, pour la soumettre à la surveillance la plus stricte par des dispositifs artificiels contrôlés, propriété d'une oligarchie restreinte dont nous devenons tous les esclaves, les objets, les abeilles ouvrières d'une ruche.  L'Intelligence Artificielle est jusqu'à présent contrôlée par quelques hommes. Demain, le biopouvoir et la biocratie - le pouvoir sur la vie - pourraient échapper aux mains des docteurs Frankenstein postmodernes.  Le risque doit être sérieux, si la sonnette d'alarme a été tirée par un grand nombre de scientifiques dévoués. Les appareils d'intelligence artificielle prononcent des homélies, dirigent des orchestres et affirment fièrement qu'ils seront bientôt capables de tout faire mieux que nous, y compris de gouverner à la place des humains.

9d0b160e1ba46fe2c0af4045c9e99e76.jpg

Effrayant est le silence des innocents - nous -, l'aphasie du milieu culturel largement servile, l'inaction du pouvoir politique, privé de la capacité de décider, discrédité aux yeux de l'opinion publique. Une opération de plus voulue et poursuivie par l'oligarchie au pouvoir, à laquelle la classe politique se prête volontiers en échange de privilèges. Au milieu des décombres, le pouvoir gagne, qui devient le Léviathan, seule entité capable de diriger une (dis)société désormais passée de l'état liquide (Bauman) à l'état gazeux.

Nous sommes aux prémices du défi décisif: la lutte entre les partisans d'une avancée technologique illimitée, appelée progrès pour éviter le débat, et ceux qui sont convaincus que des limites morales, politiques et matérielles sont nécessaires, et que la barrière infranchissable est le respect de la nature et de la personne humaine.  Le champ de bataille est biopolitique, le contrôle de la vie, du corps, de la pensée. Qui décidera, et comment décidera-t-on, de ce qu'il faut introduire dans notre organisme pour le redessiner, le modifier, l'hybrider avec la machine ? Qu'adviendra-t-il de notre cerveau, de notre libre arbitre, comment vivrons-nous, que mangerons-nous ? Produits naturels ou artificiels ? Deviendrons-nous des OGM, des organismes génétiquement modifiés ? Que signifiera l'homme, la personne, l'esprit, la liberté ?

Nous vivons une transition décisive où la modernité va perdre son masque et dévoiler son visage. C'est le primat du devenir sur l'être, la lutte prométhéenne contre le destin et la nature. Vexé de ne pas être créateur de lui-même, l'homme décrète la victoire d'Héraclite : tout coule, panta rei, l'eau du fleuve n'est jamais la même. Au commencement était le Logos, le Verbe, la raison illuminée par la transcendance qui vainc le Chaos. Puis Faust fit irruption, le chercheur fiévreux de savoir, et la primauté passa à l'action. Im Anfang war die Tat, au commencement était l'action. Marx en subira l'influence, inaugurant la philosophie de la praxis destinée à changer le monde, avec la 11ème thèse sur Feuerbach. Sonnez la trompette de la modernité sur la musique de la révolution : les philosophes ont jusqu'à présent interprété le monde, il s'agit maintenant de le transformer, ordonne l'homme de Trèves.

Le voyage est terminé. Nous ne nous demandons plus si une chose est bonne ou mauvaise, bien ou mal, mais si elle est "techniquement" possible, réalisable et rentable. L'alchimiste postmoderne ne transforme plus la pierre en or, il transforme, modifie, transcende la matière pour la recréer. Il trans-forme, c'est-à-dire qu'il redessine, retravaille, forge un monde en mutation permanente, dont le trajet ressemble à celui d'un train sans conducteur.

Nous vivons dans l'inconscient de la pensée une révolution radicale qui change le sens et le destin de l'humanité. C'est une révolution qui marche vers la neutralisation des identités et des différences originelles, l'effacement de la nature, l'annulation des agencements, des rôles et des relations qui fondent l'humanité : la famille, les sexes, la procréation. A la base, il y a l'horror fati, l'horreur et le rejet de ce que nous sommes par nature.

fc460a64386d62ca33fa38049e6c208e.jpg

La lutte contre le destin n'épargne personne : on devient femme ou homme, le choix est subjectif, révocable. Si le ticchio souffle, on est italien le matin, cosmopolite le midi et américain le soir. Pour l'orientation sexuelle, large éventail de choix, il y a trois ou trente-trois sexes et on peut les expérimenter à volonté, surfer entre les genres.

Nous nous auto-créons, mais nous ne sommes pas les forgerons de nous-mêmes, plutôt des clients de la technologie, transgenres à vie, au gré des modes et des préférences. Le destin est remplacé par le progrès, qui déçoit cependant, une attente anxieuse et différée. Mieux vaut l'instant, le mouvement perpétuel, le fragment, l'hermaphrodite global qui se trans-forme, se trans-férence et se trans-course. Tout circule en transit, on traverse déguisé et changeant une autoroute éternellement en construction, chaque mètre est une sortie et une déviation, l'essentiel est de payer le péage. Seul le voyage compte, l'origine nous met en colère car nous ne l'avons pas choisie "librement".

Nous sommes des nomades en perpétuel transit même sans bouger, des marins dans l'océan virtuel, un, aucun et cent mille, des mutants et des trans parfaits. L'impermanence insurmontable et la nouveauté absolue de ce temps sont stupéfiantes. Nous allons, nous traversons, nous franchissons des murs, nous enlevons des obstacles en créant des ruines, en encombrant la route de débris dans une course qui est une fin en soi. Ou plutôt, la fin, c'est l'hybridation avec l'artificiel, la machine, le produit technique.

C'est la fin de l'humanité telle que toutes les générations précédentes l'ont comprise, le tournant d'une époque, une voie à sens unique dont il sera difficile de trouver le chemin du retour. Dépasser l'homme, le transcender et le transformer en une espèce nouvelle, trans et finalement post-humaine.

Homo sum, humani nihil a me alienum puto, écrivait le Romain Térence à l'époque de l'amor fati. Je suis un homme, rien d'humain ne m'est étranger. Que dira l'intelligence artificielle de l'homme qui hait son destin ?

 

mardi, 18 juillet 2023

L'empire de l'image, celle du consommateur

107b9edd05f22bb1efe5a8143a0ee9da.jpg

L'empire de l'image, celle du consommateur

par Andrea Zhok

Source : Andrea Zhok & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/l-impero-dell-immagine-di-consumo

Ce qu'ils ont en commun :

1) l'idée que l'Occident peut se passer des combustibles fossiles et abandonner les moteurs à combustion alors que le reste du monde n'y pense même pas ;

2) l'idée que l'armée russe est technologiquement arriérée, qu'elle se bat avec des piques, qu'elle est dirigée par un fou et qu'elle s'effondre parce que nous envoyons nos armes aux Ukrainiens ;

3) l'idée que si vous êtes un homme mais si vous décidez ce matin d'être une femme, cela signifie que vous êtes une femme, point final, et que le reste n'est qu'arguties conservatrices et scrupules d'anachronique ;

4) l'idée que l'Europe peut survivre en tant que puissance économique en l'absence d'approvisionnement en énergie bon marché ;

etc. etc. ?

Il existe de nombreuses façons de décrire de manière unitaire le processus historique qui aboutit à ces contre-vérités (et à d'autres), mais si nous voulons le décrire en termes quasi philosophiques, nous pouvons dire qu'il s'agit tout simplement de cas de subjectivisme absolu, un subjectivisme encore plus radical que les formes les plus extrêmes de l'idéalisme subjectif de type Berkeley.

Ici, le monde est tel qu'il est simplement parce que je le pense, et le fait que je le pense le rend tel.

Il est intéressant de noter comment la politique, et plus encore la politique internationale, qui a toujours été avant tout de la "Realpolitik", est devenue au cours des dernières décennies le domaine incontesté non pas tant des vœux pieux que d'une batterie de délires volontaristes dans lesquels la réalité est, sans reste, ce que l'on veut qu'elle soit. Et si elle n'est pas d'accord, tant pis pour la réalité.

La nature, dont on se gargarise sous des formes pseudo-écologistes, a en fait disparu et s'est réduite un peu à un conte de Disney (peut-être amendé) et un peu à un lieu idéal, fonctionnel pour nous rappeler nos péchés. La nature que l'on imagine défendre n'est en fait jamais qu'une image publicitaire de la nature, comme un aperçu à savourer lors des prochaines vacances rêvées.

7202c9338709a51b4ff558a861857e7a.jpg

Le remplacement de la nature par une image socialisée de celle-ci est d'ailleurs le trait dominant de tout le débat sur l'autodétermination sexuelle, qui d'un sujet particulier mais néanmoins intéressant est devenu une obsession globale sur laquelle se livre une bataille idéologique de longue haleine.

Le domaine de l'image célèbre naturellement ses triomphes les plus incontestés lorsqu'il doit gérer l'opinion publique autour de pays hostiles et/ou de peuples lointains. Les exigences de la propagande sanctifient ce penchant de notre époque en en faisant un devoir civique (la construction d'une opinion publique docile comme arrière-garde du front de guerre).

Ici, l'autre jour, je réfléchissais à un fait inquiétant de la jeunesse contemporaine, tel qu'il ressort d'un échantillonnage d'interactions sur les réseaux sociaux. Je constatais l'extraordinaire et irrépressible niveau de dépendance à une pression publicitaire, largement occultée, qui ramène l'horizon de ses aspirations à la sphère de la consommation-admiration-jeunesse.

À ce niveau, la victoire des mécanismes du marché est totale et incontestée. L'adhésion aux modèles de consommation et aux types de biens en tant qu'horizon de valeur est sans scrupules et totalement inconsciente. Il ne s'agit pas de "croire la publicité". Pendant longtemps, la publicité n'a pas fonctionné principalement sous la forme directe du message publicitaire, mais sous des formes obliques - et infiniment plus efficaces - consistant à proposer une image du monde et des modèles humains, à laquelle les biens, les services et les fonctions correspondent comme par magie avec une étiquette de prix.

Dans ce processus, il n'y a pas seulement la vente du produit, mais la vente d'une image de soi et des autres. Ce que l'on appelait autrefois l'idéologie s'est transformée sans relâche en publicité directe, mais surtout indirecte (dans les films, à travers les influenceurs, etc.).

La formation sentimentale de ces nouvelles générations se forge sur cette modélisation unidimensionnelle, qui devient alors aussi l'unique objet de diatribes, de polarisations et de "débats civils". Et de fait, l'agenda idéologique des jeunes coïncide au millimètre près avec l'agenda précuit de la "classe créative" : autodétermination génitale, écologisme du niveau du journal de Greta, mépris pour toute forme de vie qui s'écarte de l'image du centre aisé d'une métropole américaine, animalisme disneyen, catalogue de méchants extrait directement de l'agenda de la NSA, etc.

Cette soumission totale à une culture manipulatrice de l'image est d'ailleurs sans issue, car d'une part même l'école et l'université en sont de plus en plus imprégnées, et d'autre part la capacité de lecture autonome - seule source à laquelle on pourrait s'adresser pour puiser dans des modèles différents et non commerciaux - ne fait plus partie des facultés primaires.

Dans la lecture, l'imagerie est créée de manière autonome par le lecteur, ce qui fait toujours de la lecture un acte où l'on apprend et où l'on crée simultanément. Mais l'habitude de naviguer dans un système d'images créées par soi-même fait apparaître la lecture comme un médium comparativement fatigant et paralyse son développement.

4714a3a21002896a78e2111531f57029.jpg

Le résultat naturel de ce processus est une réduction verticale de la capacité de lecture structurée au niveau de la lecture d'un e-mail ou d'un tweet, tandis que cette faculté particulière autour de laquelle la civilisation des derniers millénaires s'est construite semble être sur le point de disparaître.

Ainsi, en réfléchissant à l'évolution de la conscience de la jeunesse contemporaine vers un monde d'images manipulatrices, je me suis demandé ce qui se passerait lorsque cette génération deviendrait la classe dirigeante. Seulement, à y regarder de plus près, la génération d'aujourd'hui est déjà la deuxième à vivre cette condition, mais sous une forme plus extrême que la précédente.

Et la génération précédente est celle qui constitue aujourd'hui la colonne vertébrale des classes dirigeantes et des classes productives : la prédominance de cette forme de subjectivisme idéaliste qui rend ses propres projections plus réelles que la réalité est donc déjà un premier fruit de cette dynamique.

Cette conclusion met en garde contre la perspective optimiste selon laquelle "cela ne peut pas durer longtemps, tôt ou tard ils s'effondreront". Oui, ils s'écraseront (c'est-à-dire nous nous écraserons tous), mais en l'absence de développement de facultés alternatives, ce ne sera pas une leçon de réalisme, une incitation à analyser le monde et sa complexité, mais une simple incitation à changer d'imagerie, à choisir une autre image fantaisiste dans les rayons de ce supermarché cosmique que nous imaginons être notre monde.

jeudi, 06 juillet 2023

Spengler, Marx et Lénine : Capitalisme, communisme et racisme

d855545f540b2e17956ebac7813ade5b.jpg

Spengler, Marx et Lénine: Capitalisme, communisme et racisme

Constantin von Hoffmeister

Source: https://www.eurosiberia.net/p/spengler-marx-and-lenin-capitalism?utm_source=post-email-title&publication_id=1305515&post_id=132756558&isFreemail=true&utm_medium=email

L'aigle bicéphale du Saint-Empire romain germanique ou de l'Empire russe comme symbole de l'hypertrophie impériale : les collisions entre les dirigeants et les dirigés ne peuvent disparaître que lorsque les intérêts de profit sont réduits et que les crises internes d'accumulation du travail et du capital sont résolues, ce qui, dans des conditions de type impérialiste, ne peut jamais être que temporaire. En fait, il n'y aura pas de fin tant que les entités impérialistes et leurs structures capitalistes sous-jacentes n'auront pas été détruites. Cependant, les écrits d'Oswald Spengler ne doivent pas seulement être lus comme un examen du socialisme, mais aussi comme un bilan du capitalisme de Manchester. La raison en est que Spengler considère ce dernier comme une variante du marxisme. Tous deux sont anti-étatiques et matérialistes de part en part. Spengler justifie ce point de vue en soulignant que le marxisme, comme le "manchesterisme", considère le travail comme une "marchandise" et non comme une profession, un service ou un but dans la vie. Pour le prouver, Spengler utilise l'équation du travail et de la marchandise avec laquelle Karl Marx analyse le système capitaliste à travers la théorie de la plus-value. Dans le socialisme prussien, le travail est un devoir - dans le marxisme, c'est une marchandise. Ce qui peut être vendu ne doit pas être conservé. Un devoir est une obligation interne et n'est donc pas disponible pour le troc - c'est un ancrage dans la société, et non un choix.

746px-Constantin_Meunier_-_Valaja_-_A_II_764_-_Finnish_National_Gallery.jpg

Spengler a combattu la République de Weimar et voulait avant tout éviter que sa crise ne débouche sur une révolution. Il s'est donc efforcé de dénoncer les communistes, qui voulaient mettre l'expérience du bolchevisme à l'ordre du jour en Allemagne, comme n'étant pas dignes de confiance. Dans son livre L'homme et la technique, publié en 1931, Spengler affirme que, contrairement aux discours internationalistes des partis marxistes, les peuples opprimés d'Europe ont en réalité profité de la pratique de l'exploitation dans d'autres parties du monde. A y regarder de plus près, les classes inférieures avaient elles aussi un "niveau de vie luxueux" par rapport aux peuples non-européens, grâce au "salaire élevé de l'ouvrier blanc", qui "reposait exclusivement sur le monopole que les chefs d'industrie avaient érigé autour de lui", c'est-à-dire sur le partage des profits supplémentaires générés dans les colonies.

Certes, ce sont les catastrophes de l'époque de la guerre mondiale, les crises de l'impérialisme européen et les convulsions d'un capitalisme qui s'affirme à l'échelle mondiale qui ont fourni aux mouvements de lutte communistes les armes, les arguments et la force morale. Mais ce sont les conditions extérieures qui ont amené le communisme au pouvoir, tout comme elles l'ont fait pour le fascisme italien et, plus tard, pour le national-socialisme allemand. Ces deux mouvements désormais classés "à droite" ont été précédés par l'exemple soviétique de la mobilisation d'innombrables esprits et de mains qui voulaient créer quelque chose de nouveau et de bon au sens propre, et pas seulement pour eux-mêmes et leur groupe politique ou leur classe sociale, ou même pour leur "race", mais idéalement pour toute l'humanité.

Vladimir_Lenin.jpg

Vladimir Lénine avait besoin d'un ennemi politique concret et l'a trouvé dans le "capitaliste". Il plaide pour la destruction sociale et physique du capitaliste, dans l'esprit des théories racistes. Pour cet "excrément de l'humanité, ces éléments désespérément pourris et dépravés, cette peste, ce fléau, ce furoncle", il ne devait y avoir aucune pitié, disait Lénine. Dans les quelques écrits où Marx a traité du racisme, il a déjà développé trois éléments fondamentaux : premièrement, le capitalisme favorise la concurrence entre les travailleurs ; deuxièmement, la classe dirigeante utilise délibérément le racisme pour maintenir les travailleurs à l'écart les uns des autres et les rendre ainsi plus contrôlables ; et troisièmement, l'oppression d'un groupe de travailleurs a des effets néfastes sur tous les travailleurs parce qu'elle les affaiblit dans les luttes de classe.

Merci de lire Eurosiberia ! Abonnez-vous gratuitement pour recevoir les nouveaux articles et soutenir mon travail.

Vous pouvez trouver Constantin sur Twitter, Telegram, et Substack. Pensez à le suivre et à vous abonner.

Twitter : @constantinvonh

Télégramme : https://t.me/eurosiberia1

Substack : https://eurosiberia.substack.com

Eurosiberia

mardi, 04 juillet 2023

La fin de la démocratie et la montée de la pensée unique

99891d4ffbeefd9d467377c228d28217.jpg

La fin de la démocratie et la montée de la pensée unique

par Fabrizio Pezzani

Source : Fabrizio Pezzani & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/la-fine-della-democrazia-e-l-affermazione-del-pensiero-unico

L'État éthique est défini comme la forme institutionnalisée par les philosophes Hobbes et Hegel, dans laquelle l'institution étatique est la fin ultime vers laquelle les actions des individus doivent tendre pour la réalisation d'un bien universel.

Au fil du temps, cependant, le concept d'État éthique a pris une composition différente et en est venu à revêtir une dimension totalitaire dans laquelle le bien et le mal sont le résultat d'une imposition indépendante de ce qui devrait être le contrat de base entre l'État et le citoyen. Thomas Hobbes est considéré comme le père de la philosophie politique moderne avec sa prise de distance par rapport à la réflexion du monde classique sur la socialité et la politique de l'homme ; Hobbes inaugure la méthode contractualiste où les hommes trouveront des règles communes en sacrifiant une partie de leur liberté en échange de la protection et du respect des règles établies et se référeront à un seul grand représentant institutionnel qu'il définit comme le Léviathan ; en ce sens, Hobbes est défini comme le principal théoricien de l'État absolu ou de l'absolutisme dans lequel le souverain est considéré comme étant au-dessus de la loi universelle.

6a00fce36d2d3a0cc74f84eeb52ada59.jpg

Après Hobbes, Hegel (illustration, ci-dessus), le philosophe idéaliste, définit l'État comme une substance éthique consciente d'elle-même ; l'État est la plus haute expression de l'éthique, une théorie qui contraste fortement avec le droit naturel et le contractualisme de la philosophie politique moderne. L'État, affirme Hegel, est la source de la liberté et de la norme éthique pour l'individu, il est la fin suprême et l'arbitre absolu du bien et du mal.

Cependant, l'État hégélien n'est pas un véritable État absolutiste et totalitaire, mais une unité organique vivante qui doit s'adapter aux circonstances évolutives naturelles de la société humaine. Pour Hegel, l'État éthique est le dernier moment de l'esprit subjectif et objectif, Hegel affirme que la liberté est et reste à tout moment la condition historique de la philosophie depuis la Grèce antique. Pour Hegel, une combinaison du bien commun et du bien personnel doit être trouvée dans l'État dans les limites dues à l'interaction des individus. La position de Hegel a ensuite été contrée par la critique de Karl Popper, qui a défini l'État éthique comme une société fermée, par opposition à l'État de droit propre à une société ouverte.

La théorie de l'État éthique a ensuite été reprise au 20ème siècle pour expliquer les États fasciste et communiste, qui étaient en fait des États totalitaires dans lesquels les libertés individuelles étaient réprimées selon les règles supérieures du "Léviathan" de Hobbes.

Les constitutions démocratiques successives qui ont régi l'État de droit jusqu'au siècle dernier fondent leur existence sur un équilibre fragile entre le droit et la liberté, entre l'intérêt général et la protection des minorités qui s'oppose à la pensée unique.

3tg6k6B.jpg

Aujourd'hui, nous nous trouvons dans un état éthique oppressif car si la démocratie libérale reconnaît et défend la liberté d'expression avec comme limite la protection de la dignité humaine, l'extrémisme progressiste voudrait, au contraire, censurer tout ce qui n'est pas conforme à la pensée unique proposée par une élite qui semble viser une gouvernance mondiale et impose ses propres règles du bien et du mal qu'elle définit en fonction d'un changement culturel qui répond à des intérêts supérieurs. La culture de l'annulation (cancel culture) est la représentation la plus destructrice d'un monopole culturel qui efface la liberté d'expression et la véritable démocratie dont la survie est de plus en plus en jeu.

La culture de l'annulation sévit dans les universités où l'on interdit aux enseignants non alignés de s'exprimer, sur les places où l'on démolit des statues comme celle de Churchill déclaré fasciste et celles de Lincoln posé comme raciste et de Colomb également campé comme raciste, et même dans le journalisme où l'on impose des modes d'expression qui ne heurtent la sensibilité de personne, puis dans la politique qui chevauche la pensée unique et le débat sur le genre et l'économie verte deviennent les chevaux de bataille d'une pensée unique qui, dans la non-pensée de la société, devient un despotisme culturel sans freins. Entendre la secrétaire du DP faire l'éloge d'une société libre sans freins sur le genre, énumérer plus de dix acronymes auxquels elle pourrait ajouter les Indiens Apaches, les Mescaleros, les Hutus, les pygmées de Bornéo, sans faire de bruit mais en se montrant comme un exemple d'universalité, tout cela a du sens. C'est ainsi que l'on passe de l'Etat de droit à l'Etat éthique absolutiste où la censure, la démission, la répression et la mise au pilori sont la fin des non-alignés ; le phénomène est endémique dans les pays anglo-saxons sans repères éthiques et moraux, prompts à gommer le peu de culture qu'ils possèdent.

L'attaque contre la démocratie libérale s'appuie sur un populisme sécuritaire qui redécouvre l'État fort qui protège le citoyen de plus en plus seul, sans défense et désorienté, mais aussi plus facile à dominer et à gouverner, et donc l'État éthique entre de force dans la vie des particuliers, proposant des modèles absolus à suivre de manière ordonnée, perturbant le système social qui est à la merci de la pensée unique.

A côté du genre, mythe et bible, l'économie verte sert des intérêts supérieurs mais risque de ruiner la classe moyenne et de bouleverser la hiérarchie sociale où les super-riches imposent leur "culture de l'annulation", indifférents aux drames sociaux qu'ils sont en train de créer.

maxredictwokesdefault.jpg

Le monde occidental est en train de creuser sa propre tombe avec une forme de nihilisme extrême et désespéré qui prône un mondialisme sans règles morales. Le mondialisme est une idéologie complexe qui oppose une apparente liberté débridée à un contrôle social invasif et parfois criminel et à un contrôle toujours plus profond et invasif des opinions exprimées par les acteurs sociaux. Nous vivons dans une liberté éphémère qui devient condamnable si nous allons au-delà des opinions autorisées et des idées politiquement correctes, nous vivons dans une illusion de liberté sans limites, hédoniste sans limites morales qui sont l'expression d'un minimum de décence mais gouvernée par une oligarchie étroite qui contrôle, guide et punit sans pitié les pauvres et innocents transgresseurs.

Nous sommes dans un monde éthéré, fait de jeux et d'illusions, mais en proie à une pensée unique qui s'est donné pour objectif de changer le monde ; pourtant, face à cette descente aux enfers, il ne semble pas y avoir une seule voix de protestation, mais un troupeau sans fin de lemmings qui se jettent dans le ravin. 

 

Le déclin shivaïque de l'Occident selon Poe

Shiva-Smite-lancamento.jpg

Le déclin shivaïque de l'Occident selon Poe

Constantin von Hoffmeister

Source: https://www.eurosiberia.net/p/the-poesque-shiva-decline-of-the?utm_source=post-email-title&publication_id=1305515&post_id=126626115&isFreemail=true&utm_medium=email

Les tambours battants du temps ne cessent de sonner pour l'Occident, ce géant autrefois vigoureux aujourd'hui drapé dans le manteau du déclin. Le déclin de l'Occident est une oeuvre majeure, une élégie en prose composée par le sage et éclairé Oswald Spengler, qui lance un appel depuis les profondeurs du passé, et mon objectif est de mettre en exergue son spectre obsédant. "Tout ce que nous voyons ou semblons voir n'est qu'un rêve à l'intérieur d'un rêve", a écrit Edgar Allan Poe, illustrant la grandeur éphémère de l'Occident dans le rêve sans fin du temps.

Dans les salles autrefois resplendissantes de la culture occidentale, le silence règne désormais. Les échos du passé - les grandes philosophies, l'art, les gloires de Rome et d'Athènes - ne sont plus que des murmures noyés dans la course bruyante du temps et l'inévitable chute des civilisations. Comme l'observe avec sagacité Spengler, il existe dans le monde un rythme inéluctable, semblable au flux et au reflux des marées de l'océan. Toutes les cultures, comme si elles suivaient un chef d'orchestre céleste omnipotent, s'élèvent, atteignent des sommets, puis s'écrasent sur les rivages de l'obscurité. C'est ainsi que se dessine la trajectoire de l'Occident. "Au plus profond de ces ténèbres, je me suis longtemps tenu là, m'interrogeant, craignant, doutant, rêvant de rêves qu'aucun mortel n'avait jamais osé rêver auparavant", médite Poe dans Le Corbeau, ce qui est peut-être une réflexion appropriée sur la fin de la longue journée de la culture, suggérée par Spengler.

shiva-statue.jpg

Une telle culture naît dans le ventre d'un paysage unique, d'un milieu singulier. Son enfance est une période de mysticisme et de proximité avec le sol. La progression du temps témoigne de la maturation de cet être en une culture. Les facultés intellectuelles se développent en même temps que le corps. La religion se transforme en philosophie ; l'art devient le miroir de l'âme ; l'âge des héros est supplanté par celui de la raison. Comme l'éclosion d'une rose, cela marque l'apogée de la croissance culturelle.

Cependant, tout comme chaque rose est destinée à se faner, il en va de même pour chaque culture. Les ravages du temps sont une réalité au même titre que la conception métaphysique de l'existence elle-même. C'est ainsi qu'apparaît la notion de civilisation, stade qui représente la sénescence, le grisonnement d'une culture. C'est là que la rose commence à perdre sa floraison. L'esprit et l'âme, qui ont fleuri si magnifiquement, commencent à se flétrir. L'esprit de l'Occident, autrefois personnifié par la vivacité de son art, la profondeur de sa pensée et la puissance de ses héros, commence à s'effacer dans les annales de l'histoire. "Les frontières qui séparent la vie de la mort sont au mieux ombragées et vagues. Qui dira où finit l'une et où commence l'autre?". Les mots de Poe dans son poème en prose Eureka résument le soir des cultures tel qu'observé par Spengler.

À travers le voile mystérieux d'Eureka, Poe déploie sa propre vision cosmologique, un mélange alchimique de science, de philosophie et de métaphysique. Dans sa contemplation, il s'interroge sur le flux rigide du cosmos, une danse sans fin de la genèse et de l'oubli, évoquant des images qui rappellent la progression cyclique de la vie et de la mort, de la floraison et de la décadence. Cette rumination, interprétée à la lumière ambiante des bougies de la métaphore, s'aligne de manière obsédante sur le concept de réincarnation - la naissance, la mort et la renaissance de l'âme dans la valse sans fin de l'existence.

65163297-46555529.jpg

Au fur et à mesure que la culture vieillit, la ville prend le pas sur la campagne. Les âmes, autrefois libres et ouvertes comme les plaines vallonnées, sont désormais confinées dans des murs de pierre et d'acier. Le matérialisme prend le pas sur le spirituel et le dynamisme de la société s'étiole. La richesse et le pouvoir deviennent les priorités, supplantant les quêtes intellectuelles et spirituelles. C'est là que se joue la tragédie de l'Occident, dans un tableau aussi sinistre que celui peint par la main macabre de la mort elle-même. "Je suis devenu fou, avec de longs intervalles d'horrible santé mentale", écrit Poe, symbolisant la désillusion culturelle qui marque le début du déclin.

Pourtant, dans cette triste narration, le désespoir n'est pas absolu. Car, comme l'a écrit Poe lui-même, "il n'y a pas de beauté exquise sans une certaine étrangeté dans les proportions". Le déclin de l'Occident, s'il est un récit d'appréhension et de désespoir, est aussi un récit d'inévitabilité et de transition, une danse cyclique de Shiva sur la mélodie de l'existence elle-même. Car des cendres de l'ancien surgira le nouveau, et le chant de la vie continuera à jouer, sans fin et éternel. "Le plaisir qui est à la fois le plus pur, le plus élevé et le plus intense provient, je le maintiens, de la contemplation du beau", nous rappelle Poe, qui nous exhorte à trouver la beauté même dans les édifices en ruine et de panoramas autrefois majestueux.

Dans le ballet spectral de Shiva, le célèbre "Seigneur de la danse", se déploie un panorama fantasmagorique de l'ondulation incessante de l'univers. Ce spectacle est un tableau gothique, illustrant la création par un tambour symbolique, la protection par une pose sereine et la destruction par une flamme brûlante. Simultanément, un pied en l'air signale la libération, tandis qu'un nain écrasé illustre la folie des mortels. Encapsulée dans un halo de lumière ardente, cette danse palpitante reflète la cadence incessante de l'existence. Ainsi, la danse de Shiva, empreinte d'une beauté mélancolique, est une symphonie intemporelle de naissance, de vie, de mort et de renaissance, un reflet vivant du rythme du cosmos.

La rose de l'Occident, autrefois resplendissante, n'est plus que l'ombre d'elle-même. Ses pétales, autrefois étincelants et grouillants de vie microscopique, sont aujourd'hui ratatinés et sans vie, témoignant du caractère éphémère de toute chose. Pourtant, cela n'inspire pas le désespoir, mais plutôt une acceptation rationnelle. Le rythme qui conduit le jeu des civilisations est hors de portée des mains des mortels. L'Occident n'est qu'un acteur dans ce grand opéra qu'est l'histoire, et il doit tirer sa révérence lorsque son rôle est terminé. "Même dans la tombe, tout n'est pas perdu", a dit un jour Poe, indiquant que même dans sa chute, l'esprit de l'Occident persiste.

pngtree-hindu-god-lord-shiva-sitting-near-the-cow-at-the-woods-picture-image_3113819.png

Dans le grand spectacle de l'histoire, Spengler affirme que l'Occident est maintenant à son crépuscule. Lorsque le soleil se couche, on ne peut s'empêcher de pleurer le passage du jour. Pourtant, dans ce deuil, il y a aussi une résignation approbatrice, un respect pour la grandeur passée et la paix à venir. "Ceux qui rêvent le jour sont conscients de beaucoup de choses qui échappent à ceux qui ne rêvent que la nuit", écrivait Poe, réfléchissant aux braises déclinantes de la civilisation occidentale.

En fin de compte, l'histoire racontée n'est pas celle de la chute de l'Occident, mais celle de sa trajectoire à travers le temps - un voyage partagé par toutes les civilisations qui ont honoré cette Terre. Dans les ombres menaçantes de la déconstruction, il y a une beauté mélancolique, un sombre sacrifice pour Kali au rythme du battement de tambour persistant du temps. L'orchestre de l'histoire est incessant dans son rythme, et nous devons accueillir cette vérité. "C'est ainsi que, jeune et plongé dans la folie, je suis tombé amoureux de la mélancolie", a écrit Poe, une réflexion pertinente sur la mélancolie poétique qu'inspire le traité de Spengler.

Dans le grand théâtre cosmique, la danse de Kali apparaît comme une extension du tourbillon rythmique de Shiva. Souvent revêtue du manteau de la destruction, le rôle de Kali est néanmoins plus nuancé. Sa danse, bien que féroce, ne fait pas simplement écho à la danse de dissolution de Shiva. Au contraire, elle incarne également les aspects génératifs et nourriciers du divin. En tant que Shakti, l'énergie primaire du temps et de la transformation, la danse de Kali peut être considérée comme le maestro qui dirige les métamorphoses de l'univers à travers ses processus cycliques. Par essence, sa danse tempétueuse réalise le potentiel né de la danse de Shiva, en le guidant vers une maturation fructueuse.

La vie, enseigne Spengler, est un cycle - une chanson éternelle, et dans chaque note de cette mélodie, une culture naît, s'épanouit et puis se décompose. Pourtant, c'est cette désintégration même qui alimente la naissance de nouvelles vies, de nouvelles cultures et de nouvelles civilisations. Tout comme le crépuscule ouvre la voie à l'arrivée d'une nouvelle aube, la mort d'une civilisation annonce la naissance d'une autre. Le cycle de la naissance, de l'épanouissement, du déclin et de la mort fait autant partie des civilisations que des organismes vivants. "Il n'est pas du tout irrationnel de penser que, dans une existence future, nous considérerons ce que nous pensons être notre existence actuelle comme un rêve", a un jour songé Poe, sous-entendant la nature cyclique de l'existence et sa relation avec les civilisations.

L'âme de la population, autrefois pleine d'entrain et d'un lien primitif avec la nature et le divin, évolue et se transforme dans la monotonie mécanique de l'existence urbaine. Le matérialisme, la recherche du pouvoir, de la richesse et de la domination deviennent le centre d'intérêt, éclipsant les quêtes spirituelles et intellectuelles d'une culture à son apogée. Les villes s'élèvent alors que la nature recule, témoignage concret de la conquête arrogante de la terre par l'homme. Pourtant, sous ce triomphe se cache la tragédie de la perte - une perte de connexion, une perte d'esprit, une perte d'âme. "Nous avons aimé d'un amour qui était plus que de l'amour", le vers obsédant de Poe semble résonner avec l'amour perdu pour la nature et la spiritualité.

Dans ce récit morbide mais édifiant, Spengler, tel un élève érudit du calme Bouddha, dévoile la vérité du destin de l'Occident. Son brillant crescendo de progrès, de philosophie et d'art a commencé à faiblir, s'enfonçant dans une tonalité mineure. Le grand sonnet de l'Occident entre maintenant dans ses dernières strophes. Pourtant, il y a une reconnaissance des rythmes et des cycles du monde, une compréhension de l'éternelle récurrence de toutes les choses. Cependant, contrairement à la philosophie de Friedrich Nietzsche, ce qui revient prendra toujours une forme différente et ne sera jamais deux fois le même.

shiva-couleur.jpg

Imaginez un jeu incessant, où l'on passe continuellement du triomphe à la défaite, reflétant l'idée de Nietzsche d'une éternelle récurrence - une boucle sans fin des hauts et des bas de la vie. Pourtant, cette théorie, aussi étrange soit-elle, ne rend pas compte de la véritable essence de l'existence. En effet, dans la vie humaine et les civilisations, si l'âme, le noyau éternel, persiste, ses manifestations diffèrent à chaque itération, comme un acteur incarnant différents rôles, l'essence étant constante mais le caractère mutable. Nietzsche pose une question : "La répétition éternelle de votre vie vous inspirerait-elle de la terreur ou de la joie ?" Une réponse de peur, affirme-t-il, appellerait un changement jusqu'à ce que la pensée de la répétition sans fin devienne désirable. Mais c'est oublier que, malgré la constance de l'âme, chaque cycle de vie, chaque renaissance de civilisation, n'est pas une répétition monotone mais un spectacle nouveau, une nouvelle danse au rythme de la vie. Shiva sourit éternellement.

Nous sommes donc au bord du gouffre, témoins de la phase terminale de l'Occident. C'est un triste spectacle que celui de ce géant qui s'effondre, alors qu'il était autrefois si dynamique, si plein de vie. Pourtant, dans ce chagrin, il y a une véritable compréhension. C'est le propre de toutes les cultures, de toutes les civilisations, de s'élever et de s'effondrer. Alors que la morosité enveloppe l'Occident, nous nous recueillons en silence, honorant ce qui a été, pleurant ce qui a été perdu et anticipant ce qui est encore à venir. Le vers de Poe "Once upon a midnight dreary, while I pondered, weak and weary" résonne dans la conscience collective, incarnant l'introspection collective que la disparition de l'Occident rend nécessaire.

Le Déclin de l'Occident, ce requiem d'une civilisation, est ainsi compris. Ses échos se répercutent dans les couloirs du temps, mélodie lancinante qui murmure la réalité de notre existence. L'Occident, comme une bougie au bout de sa mèche, brille de mille feux avant de sombrer dans l'obscurité tranquille. Pourtant, dans ces ténèbres, il y a la promesse d'une nouvelle aube, d'une nouvelle civilisation qui s'élèvera des braises, poursuivant le cycle, l'éternelle procession de la vie. "C'est le battement de son cœur hideux", dit Poe dans "Le cœur révélateur", une métaphore du pouls persistant de la civilisation au milieu de son déclin, un testament de la propension tenace de la vie au renouvellement et à la continuité.

Merci d'avoir lu Eurosiberia ! Abonnez-vous gratuitement pour recevoir les nouveaux articles et soutenir mon travail.

Vous pouvez trouver Constantin sur Twitter, Telegram, et Substack. Pensez à le suivre et à vous abonner.

Twitter : @constantinvonh

Télégramme : https://t.me/eurosiberia1

Substack : https://eurosiberia.substack.com

Eurosiberia

samedi, 01 juillet 2023

Une société sans confiance

222b059864d335eda98b69f180b4430b.jpg

Une société sans confiance

par Roberto Giacomelli

Source: https://centrostudiprimoarticolo.it/la-societa-senza-fiducia/

Le culte de la Fides

À la base de la vie communautaire, il y a des valeurs incontournables qui permettent la coexistence et le développement des relations sociales, parmi lesquelles la confiance entre les membres et dans les institutions. À l'époque de la Rome archaïque, une divinité, Fides, personnifiait la bonne foi qui devait régir les relations entre les peuples et les affaires entre les citoyens. Son culte, plus ancien que celui de Jupiter, remonte au roi Numa Pompilius, à qui l'on attribue la construction du temple sur le Capitole, Fides Publica.

pageimage-fide.jpg

Fides présidait à la loyauté et à la fidélité, valeurs fondatrices des grandes civilisations qui ont disparu avec le temps. La déesse était représentée sur les pièces de monnaie sous la forme d'une vieille femme à cannes, plus âgée que le père des dieux, dont l'apparence inspirait l'admiration et représentait la sagesse.

La fides exigeait le respect de la parole donnée qui permettait d'accéder au pouvoir, ce à quoi un politicien menteur n'aurait jamais eu accès. Parce qu'il incarnait l'essence de l'État et qu'il médiatisait la relation entre celui-ci et ses citoyens en garantissant le pacte avec le peuple centré sur la Fides.

Les valeurs qui donnent vie à un peuple

Les Romains considéraient la confiance et la loyauté comme les pierres angulaires du Mos maiorum et aucune relation publique ou privée ne pouvait échapper à cette règle. La dignité d'hommes dignes de confiance parce que loyaux et fidèles a fait la grandeur de ce phare de la civilisation que Rome représente encore dans le monde. La décadence de la civilisation qui a culminé avec l'avènement du capitalisme a rendu obsolètes les qualités humaines qui étaient indispensables et inaliénables dans le monde classique.

7ef1dfc702b8e7caa3c18a2df9bcbdeb.jpg

L'honneur d'une personne basé sur la confiance qu'elle inspirait à son prochain n'a plus de valeur, remplacé par le prix de chaque individu et son pouvoir d'achat. Il n'y a plus de confiance entre les vendeurs et les acheteurs, qui craignent non sans raison d'être trompés, car le premier n'est pas intéressé à sauvegarder l'intégrité de sa réputation, mais seulement à réaliser le maximum de profit avec le minimum d'effort. La relation fiduciaire entre l'État et le citoyen a disparu, ce dernier craignant que l'organisme qui devrait le protéger ne soit un persécuteur sadique. Les impôts injustes, les amendes et les pénalités de toutes sortes empoisonnent la vie des citoyens réduits à l'état de consommateurs et de contribuables pour l'entretien d'un appareil éléphantesque et injuste.

La difficulté d'être une tribu

La confiance dans l'affection a diminué, les gens doutent de la sincérité de leurs partisans, de leurs amis et de leurs parents, soupçonnant que derrière l'attachement sentimental se cache l'intérêt économique. L'éclipse des valeurs, du sens de l'honneur, du plaisir de l'honnêteté, de la fidélité aux principes, aux règles morales, fissure inexorablement la relation de confiance entre les membres de la communauté. C'est à cette grave carence que l'on peut attribuer la disparition du patriotisme, de l'amour de la patrie, des traditions des ancêtres. Les valeurs résiduelles ne vivent que dans les réalités tribales : supporters sportifs, communautés spirituelles, mouvements révolutionnaires.

Là, où la relation humaine reste basée sur la confiance, le partage et la complicité, apparaissent les dernières lueurs de l'esprit de clan. En dehors de ces espaces protégés par la dégénérescence de la société nourricière, le vide est absolu. Il est difficile de faire confiance à une justice qui ne punit pas les massacres comme celui du pont Morandi, qui enquête sur les citoyens qui se défendent contre les criminels et qui condamne les policiers qui frappent les criminels dangereux.

En revanche, il n'y a pas de poursuites contre les responsables de l'instabilité hydrogéologique qui a tué et détruit le territoire de la Romagne. L'État, qui a acquitté le pirate qui a éperonné un navire de la marine, met en examen la Capitainerie et la Guardia di Finanzia pour le naufrage d'immigrés clandestins imputable aux seuls trafiquants de nouveaux esclaves.

df1fe44f035e2d1414f79ecb071e3e4b.jpg

Ce qu'il reste de l'État

Il est tout aussi difficile de croire aux politiciens qui ont réduit l'État à un tas de décombres, détruisant l'économie, l'école, la culture et la langue italienne. Ne méritent pas la moindre confiance les syndicats qui n'ont pas protégé les travailleurs aux salaires les plus bas d'Europe, qui n'ont pas défendu les non-vaccinés suspendus de leur travail. Le manque de confiance dans la politique conduit les masses à se retirer du choix électoral, de l'engagement social, du devoir de participer à la vie de l'État.

Le monde américanisé, individualiste et égoïste, a éliminé le sens de l'appartenance, de l'identité et de l'esprit communautaire. La solitude, la dépression, les addictions en sont les conséquences pathologiques, une faiblesse généralisée qui laisse les citoyens à la merci des puissances de dissolution. La phase terminale du capitalisme, avec la tyrannie de la surveillance, a poussé la folle dérive commencée à la fin du Moyen Âge jusqu'à ses conséquences extrêmes.

Le cycle s'achève avec le remplacement des peuples et la disparition des cultures locales, mais ceux qui restent éveillés à l'heure la plus sombre de la nuit verront la lumière de l'aube. Les derniers hommes encore en vie se tiennent sur les ruines, tandis que les chiens se régalent des cadavres de lions croyant avoir gagné, mais les lions restent des lions tandis que les chiens ne restent que des chiens.

vendredi, 30 juin 2023

L'intelligence artificielle il y a trente ans et aujourd'hui

7d7c71fd196d34478dad77e5077f4a79.jpg

L'intelligence artificielle il y a trente ans et aujourd'hui

Source: Naves en Llamas, nº 22 (2023), 21-24

Carlos X. Blanco

Docteur en philosophie et expert en sciences cognitives.

En 1993, au département de philosophie et de psychologie de l'université d'Oviedo, j'ai présenté ma thèse pour l'obtention du titre de docteur en philosophie. Mon travail s'intitulait "Gnoseología de la Psicología Cognitiva" (Gnoséologie de la psychologie cognitive) et, dans ses différents chapitres, je traitais assez longuement du statut des disciplines qui - déjà à l'époque - promettaient de révolutionner la science et la technologie et, en fin de compte, de modifier la condition humaine elle-même. Mon analyse, réalisée en grande partie avec les outils de la théorie de la clôture catégorielle (Gustavo Bueno), ne se limitait pas à cette école de psychologie qui utilisait ce qu'on appelle la "métaphore informatique", qui comprenait l'esprit humain (et animal) comme un système de traitement de l'information. Au-delà, j'ai estimé que l'analyse devait inclure une critique de cette sorte de "club" de connaissances qui - aux États-Unis - commençait à s'appeler "sciences cognitives". Il s'agissait d'un ensemble de connaissances très hétérogènes, mais unies par une approche et des méthodologies dites "computationnelles".

8029bb656280b4d48fac910731913fb5.jpg

L'intelligence artificielle (I.A.), née bien avant le "club" des sciences cognitives, se sentait ici (nous parlons des années 1980) comme la maîtresse de maison, la reine qui pouvait faire la leçon et donner des mandats aux autres sciences (c'est-à-dire la psychologie, la linguistique, l'anthropologie, les neurosciences...). C'est elle, l'I.A. régnante, qui offrirait un cadre commun, une vision du monde, une méthodologie, etc. aux autres. Même la philosophie (qui, dans le monde anglo-saxon, était avant tout la philosophie analytique, la philosophie de l'esprit) devait intégrer ses arguments et ses analyses dans la sphère informatique (Fodor, Dennet).

A l'époque, mes collègues du département et mes étudiants ne comprenaient pas l'importance d'une telle analyse. Il ne s'agissait pas seulement de critiquer le "mentalisme" d'une telle vision du monde et de l'homme. Gustavo Bueno, au sujet de la gnoséologie de la psychologie, avait des vues très crues, curieusement très proches du béhaviorisme. Cela explique la présence dans mon comité de thèse, outre le célèbre philosophe (en tant que président), d'une paire de psychologues philosophes (Marino Pérez et Juan Bautista Fuentes), qui entendaient par matérialisme en psychologie exactement ceci: le "béhaviorisme". Ils étaient - ou sont peut-être encore - deux disciples de Bueno qui appliquaient certaines bonnes théories aux sciences du comportement. Dans ces années-là, ils hybridaient Skinner avec Ortega et Bueno, c'est-à-dire qu'ils étaient déterminés à faire la quadrature du cercle et à fabriquer des fers à repasser en bois. Une absurdité typique des universités hispaniques, si enclines à l'arbitraire et à la stérilité. Le comportementalisme qui leur plaît tant n'est rien d'autre qu'une idéologie d'origine américaine qui ne produit qu'une vision mécanique et aliénante de l'être humain; cette vision comportementaliste et mécanique était également cachée, dès le début, dans toute l'approche computationnelle, de sorte qu'à Oviedo (Fuentes est professeur à la Complutense, mais a été "adopté" par Oviedo dans plusieurs aspects), il n'y avait pas beaucoup d'instruments ni de personnes pour faire une critique adéquate.

27a47d19dee61cefadf6e6c93347f774.jpg

L'application de cette méthode d'analyse des sciences et des connaissances que Gustavo Bueno a conçue, la théorie de la fermeture, a nécessité la rectification et le remaniement des outils utilisés, en fonction des connaissances en question. L'intelligence artificielle, celle qui intéresse vraiment le philosophe (et non une simple technologie de programmation, de simulation de comportements, etc.) n'est pas une science : c'est un projet ontologique transformateur, enfant du capitalisme le plus destructeur et prédateur, aujourd'hui dirigé par la Silicon Valley, Big Tech, les GAFAM... Ce n'était pas une simple métaphore au service du mentalisme des cognitivistes.

Si ces philosophes et psychologues "matérialistes" m'ont lu calmement, je ne pense pas qu'ils aient jamais saisi ma proposition. Une proposition que je n'ai pas pu approfondir après 1993, faute de soutien pour ma carrière universitaire. Dans ma thèse de doctorat, je mettais en garde contre l'émergence dangereuse d'un "humanisme computationnel" selon lequel les frontières entre la machine, l'être vivant et l'être humain deviendraient floues. Un "humanisme computationnel" se présentait comme un cadre philosophique pour la promesse d'un monde plus confortable et plus heureux, où les humains seraient mécanisés. Ainsi, le processus de réification se poursuivrait, le capitalisme verrait de nouvelles barrières tomber : tout peut être marchandisé, tout entre sur le marché. Non seulement la terre, l'eau, l'air, la sueur humaine, les organes et les vies organiques. Même les processus mentaux et l'intimité de l'homme sont destinés à être commercialisés. L'idéologie transhumaniste dont nous parlons tant aujourd'hui n'est rien d'autre qu'une mise à jour du projet des "sciences cognitives et informatiques" que j'ai analysé dans les années 1980.

2e68be1159e0fe05e001126b009a9787.jpg

Un "humanisme computationnel" proclamé comme cadre philosophique pour la promesse d'un monde plus confortable et plus heureux, où les humains seraient mécanisés. Ainsi, le processus de réification se poursuivrait, le capitalisme verrait de nouvelles barrières tomber : tout peut être marchandisé, tout entre sur le marché. Non seulement la terre, l'eau, l'air, la sueur humaine, les organes et les vies organiques. Même les processus mentaux et l'intimité de l'homme sont destinés à être commercialisés. L'idéologie transhumaniste dont nous parlons tant aujourd'hui n'est rien d'autre qu'une mise à jour de ce projet de "sciences cognitives et informatiques" que j'ai eu la chance d'analyser dans les années 1980.

L'intelligence artificielle n'était pas une véritable "science", mais elle n'était pas non plus une simple "technologie", entendue comme l'application pratique de la science. Elle impliquait plutôt la création d'une ontologie alternative. Mais il ne s'agissait pas d'un simple jeu académique. Au MIT, à Carnegie Mellon, dans les universités californiennes, etc., il n'y avait pas un simple désir d'être moderne et de dire au monde : "Arrêtez avec la vieille métaphysique européenne poussiéreuse. Nous sommes en train de dompter la métaphysique avec des ordinateurs ! Il n'en est rien. Il s'agissait de quelque chose de bien pire, de terrible.

01aca09724b18710c50c34bf45a56c1c.jpg

L'ontologie alternative qu'ils proposaient avait un caractère viral et usurpateur. Il s'agissait de s'introduire dans toutes les branches du savoir, scientifique-technique et humaniste, pour se nourrir du noyau vivifiant de chacune d'entre elles et, tel un parasite, la supplanter définitivement en jetant les parties inutiles dans l'évier. Par exemple, l'Intelligence Artificielle a converti en qualia, c'est-à-dire en subjectivité résiduelle, non calculable, tout ce qui signifiait sentiment, expérience, phénomène interne, le plus caractéristique de toute psychologie philosophique non comportementaliste. Mais le projet qui se forgeait, je le répète, véritable prélude au transhumanisme d'aujourd'hui, allait beaucoup plus loin. Comme s'il s'agissait d'un véritable attrape-nigaud, l'Intelligence Artificielle de l'époque (rappelons que trois décennies se sont écoulées depuis que j'ai fait ce travail) promettait de réduire les figures de l'Esprit Objectif, au sens de Hegel, à de simples structures symboliques manipulables : la Culture, non pas au sens subjectif, c'est-à-dire la formation d'un individu, mais au sens objectif et suprapersonnel, allait être dévorée par les algorithmes.

Je ne pense pas que mes supérieurs, mes collègues enseignants ou mes étudiants l'aient vu. C'est une occasion manquée. Ils n'ont pas saisi les implications d'une critique de l'Intelligence Artificielle à l'époque, une critique centrée non seulement sur sa faiblesse épistémique, mais sur sa "férocité" ontologique. Il ne s'agissait pas de dénoncer l'I.A. comme une simple pseudo-science (ce qu'elle est), ni d'en rester à une simple critique idéologique (dire que c'est un mécanicisme aliénant, une aberration où l'homme se dégrade en se réduisant à une chose, une machine). Comme je le dis, il y a beaucoup plus de cire que de cire qui brûle. Ces critiques épistémologiques et idéologiques sont des critiques valables, et elles sont également présentes dans mon travail, mais j'étais beaucoup plus intéressé à remettre en question le statut ontologique (pas seulement gnoséologique) de ces technologies et pseudo-technologies au service du Grand Capital, bien payé à l'époque par l'argent des Yankees. Des pratiques et des discours qui allaient conduire l'humanité à son détrônement définitif et à son asservissement ultérieur.

d43971f816eaf555c0df321465aeb71d.jpg

Vers l'esclavage. Un monde où il n'y a plus de Droit, parce que les algorithmes jugent ; un monde où il n'y a plus d'Art, parce que les algorithmes créent ; un monde où il n'y a plus d'Etat, parce que le monde entier est régi par des programmes "qui font et défont" ce qui convient au Grand Capital... De quel monde s'agit-il ?

Face aux prétentions d'un prétendu "humanisme informatique", le véritable humanisme est un retour à l'artisanat. Le bon professeur donne des cours de maître, qui sont uniques, personnels et intransmissibles. Aucun ordinateur ne remplacera les architectes des cathédrales gothiques. Aucun robot ne remplacera le travailleur manuel qui met du soin et de l'expérience dans les objets qui sortent de ses mains. L'approche mécaniste, comme l'approche "biocentrique", ou toute autre approche qui met l'être humain en marge, est une alliée du totalitarisme. En tant qu'"artisan" et penseur anthropocentrique, j'ai déclaré la guerre aux technologues et aux économistes depuis de nombreuses années. Le monde est celui que l'homme transforme avec ses mains, son amour, son expérience. La science et la technologie qui ne nous permettent pas d'être des personnes sont des déchets et de la camelote.

lundi, 26 juin 2023

L'homme, la nature, la technologie: le nouveau livre de Giovanni Sessa éclaire les questions décisives de notre temps

74b6ac1fed42a1c5fefcf57d6e30aeac.jpg

L'homme, la nature, la technologie: le nouveau livre de Giovanni Sessa éclaire les questions décisives de notre temps

Par Giovanni Damiano

Source: https://www.ilprimatonazionale.it/cultura/uomo-natura-tecnica-libro-giovanni-sessa-icone-possibile-265250/

Rome, 25 juin - Avant-propos : le nouveau livre de Giovanni Sessa, très important et intitulé Icone del possibile: giardino, bosque, montagna (Oaks, 2023), se distingue par son originalité et la richesse de son argumentation. Plutôt qu'un compte-rendu, je tenterai ici d'indiquer, sous forme de notes, une série d'aspects qualificatifs du texte de Sessa, en y ajoutant quelques réflexions supplémentaires.

sesssa.jpg

Cop.-SESSA-ICONE-last.jpeg

1) Tout d'abord, le livre de Giovanni Sessa aborde le sujet dans une perspective anti-dualiste très claire, à ne pas lire cependant dans le sens de l'et-et, bien sûr, où l'et-et se prête au malentendu de la synthèse conciliatrice. D'un autre côté, il ne faut pas non plus craindre l'aut-aut, à condition de ne pas l'interpréter comme une opposition rigide, ou pire, essentialisée, mais plutôt comme l'une des voies par lesquelles la physis se manifeste. L'et-et lui-même peut donc être admis, précisément comme l'un des modes de la physis. Mais il est tout aussi important de ne pas tomber dans le monisme, dont le risque suprême, traditionnellement, est le triomphe de l'indéterminé, de la dissolution des différences. En bref, il faut comprendre la physis comme un champ de tension dans lequel tout peut entrer en relation, mais de manière tensionnelle, ce qui est précisément aussi la position de Sessa.

f5e6a77af402edcb7b5dd329aa23560e.jpg

Giovanni Sessa et la redécouverte de la grécité archaïque

2) Parler de physis, plutôt que de nature, comme le fait Sessa, c'est vouloir récupérer la pensée grecque archaïque, en vue d'une tentative de donner naissance à un nouveau commencement d'origine. Une tentative de regarder la nature précisément à partir de la perspective originelle de la pensée grecque archaïque, en essayant donc, et en même temps, de la rendre à nouveau pensable dans le présent. Une physis qui ne doit donc pas être comprise comme une relique érudite d'époques irréversiblement révolues ou comme une référence stérilement "cultivée" ou intellectualiste, mais plutôt comme une mémoire vivante dans le présent.

2a51903a2fc28e697c44fcdebf1319f4.jpg

3) Sessa lit à juste titre physis comme dynamis, faisant ainsi allusion à l'extraordinaire puissance de la nature, à son immense réservoir de possibles. D'où précisément le titre du livre de Sessa, placé entièrement sous le signe du possible. L'icône, en revanche, renvoie à l'œuvre louable de Ludwig Klages qui, à propos de l'objet, dans lequel la vie se raidit, perdant sa mutation continue, voyait précisément dans l'image ce qui perpétue le devenir de la physis. Les icônes du possible sont donc les images toujours changeantes de la puissance de la physis, autre aussi de l'écologie, dans laquelle, dès son nom, le logos résonne comme une puissance qui divise de façon dualiste l'essence (la réduction de la physis à un simple concept) de l'existence (la manifestation concrète de la physis), finissant ainsi par commettre un physiocide (voir la préface de Romano Gasparotti à l'ouvrage de Sessa).

4) Dans le sous-titre de son livre, comme un nouveau rejet de tout dualisme rigide, qui nierait le dynamisme, le renouvellement de la nature dans son immanence, Sessa juxtapose la forêt et la montagne au jardin, ou plutôt à l'artificialité technique. Nature et culture, nature et technique sont ainsi placées dans un rapport qui n'est pas seulement contrastif, qui ne s'exclut pas mutuellement, aussi parce que nature et culture, certes pas de manière harmonieuse et pacifiée, mais plutôt souvent problématique, "coexistent" néanmoins, cohabitent. On pense à Arnold Gehlen, qui notait que la culture était précisément un concept anthropo-biologique, selon lequel la culture de l'homme n'est pas détachée de la nature, elle n'est pas une sphère autonome, complètement détachée de la nature, mais elle est structurellement imbriquée avec elle. L'homme est donc un être en devenir, pleinement impliqué dans le devenir de la physis. Si ce lien était rompu, nous serions confrontés à un tournant ontologique radical, c'est-à-dire à la naissance d'une nouvelle ontologie, d'un nouveau statut ontologique de la nature et de l'homme.

ob_019ef0_anaximandre.jpg

Socrate, Platon et Aristote

5) Pour la pensée originelle de la physis, l'homme en faisait pleinement partie. En reconstituant, de manière évidemment très sommaire, cette généalogie, on peut commencer par Anaximandre, qui pensait que les hommes provenaient de poissons ou d'autres animaux ressemblant à des poissons (voir DK 12 A 11 et 30). Et en effet, chez tous les autres soi-disant présocratiques, l'homme est toujours immergé dans la physis, sans occuper une place particulièrement privilégiée par rapport à elle.

Et même le soi-disant "tournant anthropocentrique" des Sophistes est plus un lieu commun historiographique qu'autre chose; par exemple, Mauro Bonazzi note qu'avec les Sophistes, c'est la perspective qui change, et non les sujets traités, en ce sens que l'homme n'est pas, pour ainsi dire, retiré de la physis pour être étudié en toute autonomie, à tel point que Bonazzi va jusqu'à affirmer que "la physis en tant que telle demeure, c'est le point de départ de toute recherche".

f-641-5347d745324c2.jpgSocrate lui-même, on le sait, s'est intéressé à la philosophie d'Anaxagore ; outre les célèbres passages dans les Nuées d'Aristophane, où les nuages semblent se référer - comme le note Maria Michela Sassi - aux "implications athées de l'étude des phénomènes naturels", il y a les non moins célèbres passages du Phédon (96a-99c), où Socrate rappelle s'être intéressé dans sa jeunesse aux "recherches sur la nature" (historia perì physeos) et en particulier, précisément, à la philosophie d'Anaxagore.

Il en va tout autrement avec Platon. Les idées platoniciennes, selon Mario Vegetti, naissent principalement dans la sphère des "valeurs éthiques" (beau, juste, bon) ou dans la sphère épistémique des mathématiques (égal, etc.). Il est donc très difficile d'étendre la relation idée-chose au monde des objets naturels, y compris l'homme. Cela expliquerait le recours au programme cosmogonique exposé dans le Timée, avec l'intervention, non fortuite, d'un véritable artisan (le Démiurge) qui, s'il ne crée pas à partir de rien, donne néanmoins lieu, précisément parce qu'il est artisan, à un artificialisme technique évident. Et c'est pourquoi le Platon médiéval, grâce au célèbre Commentaire sur le Timée de Chalcis, était surtout celui du Timée, qui se prêtait facilement à une relecture - Vegetti ne cesse de l'affirmer - dans le cadre de la théologie chrétienne créationniste.

Au contraire, il ne me semble pas exagéré de rappeler comment la pensée biologique d'Aristote s'enracine dans la tradition naturaliste présocratique, dont le Timée tire la conception de la physis comme une réalité dotée d'un ordre et d'une existence autonomes. Ce n'est pas un hasard si la définition de l'homme chez Aristote se réfère au zoologique et non à l'anthropologique. L'être humain est traité comme l'un des animaux; en bref, il n'est pas au centre du processus naturel, mais simplement l'une de ses parties. L'homme naît dans la zoosphère et s'en distingue ensuite, mais à la base se trouve, comme chez Anaximandre, l'idée d'une continuité entre l'homme et l'animal. Si bien que l'homme, même en tant qu'animal politique, partage précisément la politisation avec les autres animaux, comme l'explique un passage fondamental de l'Historia animalium (I 1, 488a), où il est dit qu'il y a des animaux qui vivent seuls et d'autres en communauté, et d'autres qui peuvent vivre les deux à la fois. L'homme peut vivre les deux, et dans son aspect communautaire, il est comparé aux abeilles, aux guêpes, aux fourmis, aux grues. Par conséquent, puisque seul le logos est ce qui différencie réellement l'homme de tous les autres animaux, la véritable anthropogenèse est donc le logos lui-même (voir Politique, 1253a 9-18). Seul le logos représente le facteur véritablement dirimant/discriminant qui marque le "détachement" décisif de l'homme de la zoosphère.

16647f057c55f490d1402e57a689b61e.jpg

L'ambiguïté de Prométhée et le dilemme de la technologie

6) Je termine ces brèves notes par un addendum, tout aussi schématique, sur le Prométhée platonicien, en partant toutefois de l'hypothèse, partagée par Sessa, que le Titan ne doit pas être isolé, ni valorisé unilatéralement, du moins si l'on veut rester fidèle à sa matrice grecque d'origine, mais plutôt inscrit dans une perspective beaucoup plus large dans laquelle, par exemple, il entrerait dans une relation, certes jamais linéaire et pacifiée, même avec Orphée, à l'encontre des thèses bien connues de Pierre Hadot. Et cela parce que le monde grec, dans son clair-obscur, laisse la place aux contraires, dans leur relation toujours précaire, fragile.

tumblr_inline_paynw7N3hv1smgn9f_640.jpg

Or, en rappelant au passage qu'en réalité même le mythe de l'Androgyne, raconté par Aristophane dans le Symposium, raconte la condition, je dirais ontologique et en même temps existentielle, de l'homme, ou plutôt sa parabole d'une plénitude et d'une unité perdues, au manque et au désir actuels (impossibles?) de revenir à cette plénitude originelle, sur Prométhée, il faut dire tout de suite, dans le sillage de Jean-Pierre Vernant, qu'il y a une ambiguïté, une duplicité constitutive du Titan déjà mise en évidence par Hésiode, où Prométhée est à la fois le "vaillant fils de Japet", bienfaiteur de l'humanité, et l'être "aux pensées rusées", à l'origine des malheurs de l'homme. Il faut d'ailleurs rappeler que Pandore est aussi un produit technique, l'œuvre d'un démiurge qui la fabrique à partir de la terre et qui, dans les variantes, est tantôt Héphaïstos, tantôt Epiménide, tantôt Prométhée lui-même. Pandore est également inséparable de Prométhée, dans le sens où - comme le dit Umberto Curi - ce n'est pas l'inconscience de l'insipide Epiméthée qui est la cause des maux de l'homme, mais la philanthropie de Prométhée, car sans le sacrilège de ce dernier, l'humanité n'aurait jamais connu les "afflictions douloureuses" dont Pandore a été l'intermédiaire.

Pour en revenir à Platon, Prométhée apparaît dans les passages du Polyptyque 274c-d, où, le règne de Kronos ayant pris fin, ce qui leur permettait de mener une vie bienheureuse, exempte de douleur et de chagrin, les hommes, restés faibles et en proie aux animaux, privés de moyens et d'art (techne), sont aidés précisément par Prométhée, Héphaïstos, Athéna et "d'autres". Cela signifie que A) la techne est l'enfant d'un état d'indigence, de faiblesse chronique, de manque, et B) qu'en effet les technai de Prométhée (le feu), d'Héphaïstos et d'Athéna (la métallurgie) et des "autres" (les techniques de l'agriculture) ne suffisent pas, car l'art vraiment nécessaire, vraiment fondamental, la techne basilikè, l'art de la royauté, c'est la politique. Par conséquent, même le don de Prométhée est non seulement insuffisant en soi, minimisant ainsi clairement la capacité "sotériologique" supposée du feu, mais aussi subordonné à l'art de la royauté.

implprotagorasages.jpgDans le Protagoras, l'histoire est bien connue: les dieux confient aux deux frères la distribution des biens aux vivants; les deux frères se mettent d'accord pour qu'Epiméthée soit chargé de la distribution, qui, cependant, échoue, laissant l'homme dépourvu de tout moyen propre à sa survie, de sorte que Prométhée est conduit à voler le feu pour le donner aux hommes, avec une singulière inversion des rôles, de l'exécuteur des ordres de Zeus à son violateur. De là, comme le note Curi, émerge "une sorte de théorie du progrès", avec le passage de l'homme de la condition dans laquelle il se trouvait avec Épiméthée à celle dans laquelle il se trouve avec Prométhée, renversant ainsi le cadre régressif hésiodique, dans lequel c'est Épiméthée qui succède à son frère.

Mais le fait est que les dons des dieux ne suffisent pas à l'homme qui, une fois de plus, a besoin de l'art de la politique, de la politikè techne, pour laquelle Zeus envoie Hermès avec la tâche d'apporter à l'homme la modestie et la justice aptes à fonctionner comme poleis kosmoi, comme l'ordonnancement des cités des hommes (Protagoras 322b-c). Ainsi, une fois encore, les dons de la technologie ne suffisent pas à sauver une humanité intrinsèquement déficiente et manquante. Au contraire, c'est précisément la technologie qui nous fait prendre conscience de cette inaptitude de l'homme à survivre. Et comme le souligne encore Curi, dans cette version du mythe prométhéen, c'est donc Zeus qui apparaît véritablement philanthropos, dans la mesure où ce sont ses dons qui permettent la survie de l'homme.

istockphoto-1170540057-612x612.jpg

Enfin, le rôle et la fonction des techniques, toujours dans ce cas, en sortent drastiquement réduits, car d'une part elles sont inférieures à la physis, dont elles ne peuvent égaler le potentiel, et d'autre part elles sont complètement subordonnées à la politique. En somme, la technique se révèle être un doron-dolon, un don trompeur, annonciateur de maux, car elle nous fait croire à un salut qu'elle ne peut finalement pas nous accorder. En synthèse extrême, nous avons d'un côté la nécessité de la technique, de l'autre le désenchantement lucide de celle-ci; de cette relation, pourtant difficile à démêler et peut-être même contradictoire, il est indispensable de partir, sous peine de se réfugier soit dans des archéologies anhistoriques, soit dans des aventurismes utopiques " futuristes ".

Réflexions thomistes en faveur de l'acceptation de la nature humaine contre l'ingénierie transgenre

Saint-Thomas-la-personne-e1547761487400.jpg

Réflexions thomistes en faveur de l'acceptation de la nature humaine contre l'ingénierie transgenre

Par Carlos X. Blanco

Source: https://noticiasholisticas.com.ar/reflexiones-tomistas-a-favor-de-la-aceptacion-de-la-naturaleza-humana-en-contra-de-la-ingenieria-transgenero-por-carlos-x-blanco/

Il est difficile de comprendre comment et pourquoi il y a tant de personnes "qui ne sont pas à l'aise avec leur sexe". Ce sont des âmes qui n'acceptent pas leur corps. Une telle affirmation ne peut se comprendre que dans le cadre d'un dualisme platonicien radical ou d'un gnosticisme aberrant qui, peut-être, a imprégné notre culture plus profondément qu'elle ne veut bien le reconnaître.

Le platonisme peut être interprété comme un dualisme anthropologique radical. Selon cette doctrine, chaque individu est l'union accidentelle d'un corps et d'une âme. L'âme étant la partie durable de notre être, la partie la plus noble, on pourrait penser que l'âme d'une personne est ici et maintenant unie à ce corps, mais que demain elle pourrait être unie à un autre corps. Le corps change alors comme s'il n'était qu'un vêtement.

Les sectes les plus diverses, chrétiennes ou non, ont professé dans l'Antiquité et au Moyen Âge le gnosticisme, à savoir la doctrine selon laquelle le salut des êtres humains ne dépend pas de la possession de la foi ou des bonnes œuvres ou des deux, mais d'une connaissance spirituelle secrète, réservée à quelques-uns, une connaissance arcane qui implique l'abaissement de la dignité du monde matériel et de la chair, jusqu'au mépris. Il n'était pas rare dans le gnosticisme de combiner une telle vision avec un dualisme néoplatonicien radical, dans lequel le monde lui-même est l'objet d'une condamnation, et Dieu lui-même est condamné comme mauvais, dans la mesure où il a créé la nature, les corps et toute matière vile.

Flagellants.png

Pour Thomas d'Aquin, et pour tout bon catholique, il en va tout autrement : c'est le corps qui est contenu dans l'âme, et non l'inverse. On ne peut concevoir l'âme comme une sorte de petit homme (d'homoncule) qui se logerait dans un véhicule charnel, le dirigerait et le conduirait. Ce dualisme qui voit l'âme comme un homoncule admet la possibilité que, si le pilote se lasse d'un tel véhicule, il peut aussi s'en débarrasser ou le modifier.

On pourrait très bien comprendre la théorie dualiste (platonicienne et gnostique) de l'homoncule par une stricte analogie. Ce serait le cas du propriétaire d'une voiture: la personne qui possède et conduit la voiture n'est pas la voiture elle-même. Si la voiture tombe en panne, son propriétaire la fait réparer. S'il veut s'en débarrasser, il en achètera une nouvelle en envoyant l'ancienne à la casse. Il peut aussi la "tune up", comme on dit aujourd'hui, c'est-à-dire lui apporter des modifications - parfois très importantes - pour changer son apparence et certaines de ses performances. Il est clair que l'analogie est très bien comprise aujourd'hui, dans le contexte actuel de la "société de consommation". Mon corps, comme ma voiture, est une marchandise. C'est un bien à consommer, à acheter et à vendre. C'est aussi un bien manipulable qui peut être modifié à volonté: j'en ai assez d'être un homme, alors je me "règle" et je deviens une femme (et vice versa).

What-Does-It-Mean-To-Be-Transgender.jpg

Appliquons l'analogie à l'utilisation du corps comme accessoire de l'âme. Le mépris platonicien et gnostique du corps n'est pas et ne peut pas être chrétien. C'est une offense à Dieu que de rejeter ses dons: le corps est un don divin, et ce don divin doit être accepté dans son intégrité. Dieu nous donne l'être "tout entier": l'intégralité que nous sommes en tant qu'individus, c'est ce qu'il nous a donné. En nous donnant l'être (esse), il nous a donné quelque chose de radical et d'intensif: l'acte d'être, et non une essence que nous pouvons arbitrairement "compléter". Et cet acte d'être (esse) est quelque chose comme un éclair, une étincelle divine qui nous a arrachés au néant et aux causes qui auraient pu - et qui auraient effectivement pu - nous donner naissance. Les causes qui m'ont donné l'être, dans l'ordre naturel et humain (la rencontre sexuelle de mes parents, la génération animale entre les hommes, l'amour entre les personnes, la biologie des cellules, etc.) ont été laissées "en arrière", et sont restées séparées dès que je suis "venu" à l'être. C'est là, dans cet avènement radical voulu par Dieu, que la totalité de ce que je suis, corps et âme, essence et existence, homme et non femme, celui-ci et non un autre, a vu le jour.....

Mon âme n'est pas unie accidentellement à un corps, ce corps d'homme qui est comme ceci, comme cela. Mon âme est celle de mon corps et mon corps est celui de cette âme: l'être humain est un composé somatopsychique, une forme d'unité dans laquelle l'aspect immatériel (l'âme intellective) recouvre tout le reste, le matériel et le sensible et végétatif.

Mon âme humaine sera restaurée dans l'au-delà, en retrouvant mon propre corps d'homme (et non de femme), et non celui d'un homme ordinaire ou du corps générique de l'espèce. Certes, dans l'au-delà, les fonctions reproductrices, concupiscentes, etc. de l'animal humain mâle que je possède aujourd'hui, dans le siècle ou dans le monde, ne me seront plus nécessaires, mais mon âme sera toujours celle d'un mâle et accèdera à un corps - même s'il n'est plus voluptueux - de mâle. Il n'est pas possible, comme on le dit parfois, "d'être en contradiction avec soi-même". Si ce que je suis et ce que je ressens ne coïncident pas, le problème est psychologique et non ontologique ou anthropologique. Le monde moderne trompe les dysphoriques en leur disant que le problème est objectif, les plongeant ainsi dans la destruction somatopsychique. Cette tromperie moderne est curieuse: dans le règne despotique du relativisme et du subjectivisme, on dit à ceux qui souffrent subjectivement de "ne pas être à l'aise avec leur corps" que leur subjectivité a un caractère ontologique inappréciable. Si je me sens batracien, c'est que je suis batracien.

ad269c30c6ac1a94b9682f48345b0697.jpg

Mon âme est totalement dans le corps, et dans n'importe laquelle de ses parties. Dans mes yeux se trouve mon âme qui voit, donnant à ces organes le pouvoir de voir. Dans mon sexe se trouve aussi mon âme, pour donner à ses organes le pouvoir de reproduction et d'amour. L'âme est donc présente de différentes manières dans les diverses parties du corps et enveloppe le corps. Le corps de l'être humain est enveloppé et animé par l'âme; il est aussi enveloppé par une âme suprême et immortelle: l'âme intellectuelle, qui comprend, avec le corps, les classes inférieures de l'âme. Ceux qui souffrent d'une forme de dysphorie, c'est-à-dire ceux qui sont en proie à la tristesse et qui vivent dans l'insatisfaction de ce qu'ils sont (leur propre corps, leur propre sexe), ont appris, dans le milieu social actuel, qu'il y a un coupable: un fait causal, le caractère accidentel de leur sexuation.

La société actuelle, consumériste et réifiante, considère tout cela comme un fait (accidentel ou contingent) qui pourrait être supprimé et rectifié. Ce sont les heures sombres du capitalisme moderne: j'ai une verrue de trop, je la fais enlever. J'ai trop d'enfants, j'exige qu'ils soient avortés. Je n'aime pas mon nez, je vais au bloc opératoire et j'en choisis un nouveau. Et c'est exactement ce qu'ils font avec la condition sexuée des êtres humains. Il existe des moyens hormonaux et prothétiques pour la "changer", comme si l'acte d'être -celui-ci- de l'individu humain était modifiable. Cet acte, je le répète, est un rayonnement dans lequel Dieu ne nous donne pas une existence aplatie (une existence au même niveau que toutes les autres existences, comme il le fait pour le cafard ou le caillou) mais une existence qualifiée: en tant qu'homme ou femme, en tant que Carlos ou Carmen...

Si je veux "régler" ma voiture ou rénover ma maison, je peux substituer la forme accidentelle de ces choses. Il n'y a personne qui "règle" les formes substantielles. La société de consommation est aussi une société de l'artifice, où les technologues se prennent pour des rois. Même la chose la plus cruciale dans une culture, pour survivre, comme l'éducation, a dévalé la pente de la technologisation: plus personne ne "sait" rien (et, par conséquent, plus personne ne goûte ni ne contemple rien), on ne parle que d'"aptitudes", de "compétences", etc. Les technologues sont des despotes de la lignée de Midas: ils aiment l'or, mais ils ignorent l'essentiel, à savoir que l'or n'est pas comestible.

Le corps humain est soumis à une terrible marchandisation et réification. La technologie ne connaît pas de limites, elle ne peut plus se justifier que comme une institution despotique et sans limites. Et le champ de pillage et d'extraction du 21ème siècle sera le corps humain. Contre rémunération, on veut modifier des aspects fondamentaux de notre personne en traitant de "réactionnaires" ceux qui s'opposent moralement à ces opérations. L'or paie tout: les enseignants, les juges, les hommes politiques. Et il paie la médecine qui, par la culture de la mort et de la manipulation, cesse d'être le noble art de guérir pour devenir une technique immonde de "tuning" humain, destinée à satisfaire celui qui paie pour les services demandés. Hormoner un nourrisson, mutiler des jeunes, implanter des prothèses et créer des jouets qui imitent les organes sexuels... tout cela exécuté sur des personnes ayant une faible capacité de jugement, biologiquement saines, mais simplement "tristes". Ce n'est pas de la médecine, c'est la destruction de la race humaine.

12:33 Publié dans Actualité, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, thomisme, nature humaine | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

mercredi, 21 juin 2023

Transmutations du Logos dans une société postmoderne

a2e0a79562a56b4b7aeed1bc37803730.jpg

Transmutations du Logos dans une société postmoderne

Alexandre Douguine

Source: https://katehon.com/ru/article/transmutacii-logosa-v-obshchestve-postmoderna?fbclid=IwAR0knnUtRRLvVm2IkmZDKnv39myODbr8uGejYUivLBRYjUFGaO3GIP36u4o

Les étapes du diurnalisme: du logos à la logistique

Traçons le destin du logos dans la société postmoderne. Il est extrêmement important de toujours se rappeler que le logos est l'une des manifestations du mythe héroïque, c'est-à-dire le produit du régime diurne (selon la classification de G. Durand). Et il n'est pas le seul, ni absolu. Le logos inclut les côtés antithétiques et pléonasmiques du mythe héroïque (homogénéisation hétérogène) et les porte à leur limite ultime. Mais il laisse aussi dans l'inconscient des aspects du mythe diurne tels que la volonté de puissance directe et frénétique, la passionnalité et l'hyperbolisation. Bien sûr, ces aspects du diurne - parents du logos - pénètrent également le logos, mais pas explicitement, seulement par l'inertie de l'attraction chorégraphique des mythes héroïques les uns envers les autres (c'est-à-dire non logiquement).

L'émergence du logos à partir du mythos est, comme nous l'avons vu, le premier pas d'un ethnos stable et équilibré vers la modernité. Mais toutes les sociétés construites autour du logos n'atteignent pas la modernité, il faut aussi en tenir compte.

L'étape suivante vers la modernité est le passage du logos à la logique.  À ce stade, le logos, en tant qu'ordre cristallisé, s'éloigne encore plus du complexe général du mythe héroïque et développe un schéma décrivant les paramètres de base de lui-même - c'est la science de la logique et, dans une large mesure, des mathématiques, de la géométrie, etc. Bien que la logique reflète la structure du logos aussi précisément que possible, elle laisse beaucoup de choses en arrière. Ainsi, dans le christianisme, le logos (la Parole) est Dieu, et Dieu est naturellement au-dessus de la logique - en particulier le fait de son incarnation, ainsi que de nombreux aspects de l'enseignement chrétien basés sur les déclarations du Christ, le Logos, mais contenant également des paradoxes logiques.

NG016_Schrift_Aristoteles_Aristoteles_Logik.jpg

Il n'y a pas de place pour les paradoxes dans la logique d'Aristote. La logique est une propriété d'une telle société, qui est encore plus proche de la modernité. La société chrétienne est certainement une société du logos (ou plutôt du Logos). La logique a activement pénétré dans le christianisme avec les constructions théologiques des Pères de l'Église orientale, et surtout avec l'épanouissement de l'aristotélisme scolastique. Mais la transition finale vers une société de logique ne se fait que lorsque nous nous éloignons du théisme chrétien - à la Renaissance et surtout au siècle des Lumières (comme nous l'avons montré dans les chapitres précédents). La société moderne est fondée sur une logique autonome et généralisée, qui devient le principal ordonnancement social - processus, relations, institutions, normes juridiques, politique, statuts, économie, etc. La modernité développée devient de plus en plus technique et se concentre sur la sphère économique. L'économie devient le "destin" des sociétés occidentales. Ainsi, au fur et à mesure que la modernité s'installe, la logique se transforme en logistique.

0f9fbb5a81ffa7cc00a1c48345fa0a30.jpg

La logistique est un terme militaire qui désigne la commande de nourriture, de munitions, de logements, etc. pour les troupes. Du domaine de la stratégie militaire, il est passé aux théories modernes du management, où il désigne aujourd'hui l'optimisation des processus de production, la réduction des coûts, l'amélioration de la gestion des flux d'argent et d'information, etc. La logique s'applique à une variété d'activités - intellectuelles, politiques, scientifiques, sociales, etc. La logistique est une logique appliquée uniquement au processus de gestion des ressources matérielles à des fins purement pragmatiques. La logistique est beaucoup plus étroite et concrète que le logos.

La société économique, qu'elle soit capitaliste ou socialiste (en théorie), repose sur la primauté de la logistique, et la dispute entre les deux systèmes politico-économiques au 20ème siècle a tourné autour de la question de savoir lequel des deux systèmes logistiques était le plus efficace, le plus opérationnel et le plus compétitif. La bataille entre les deux camps était une compétition entre la logistique du marché et la logistique planifiée. La fin de cette rivalité et la victoire de la logistique du marché ont coïncidé avec le passage au postmodernisme.

En logistique, la concentration du sujet, qui caractérisait le diurnalisme, se disperse en une multitude de sujets, les managers individuels, dont chacun devient un système autonome qui réalise son cycle économique de manière individuelle. Le gestionnaire est la dernière édition du diurne, un petit héros qui se débat dans le chaos des marchandises, du travail, des cours en bourse, des documents financiers, des rapports, des impôts, qu'il doit réorganiser dans un entrepôt, faire travailler le plus efficacement possible, distribuer aux autorités, les classer dans des dossiers et les transmettre à d'autres gestionnaires. Dans une société logistique, chaque personne est considérée comme un manager, c'est-à-dire comme un individu porteur d'intelligence, réduit aux compétences nécessaires à la réalisation d'opérations logistiques. L'homogénéisation hétérogène - en tant que propriété fondamentale du diurnalisme - est ici réduite aux compétences de l'adéquation logistique, élevée au rang de norme. Celui qui s'en sort est un gagnant. Celui qui échoue est un perdant, un loser.

De logisticien à loser

Le postmoderne est donc arrivé dans un environnement de logistique de marché victorieuse, avec un type de gestionnaire normatif. À chaque étape de la ligne diurne-logique-logistique, le mythe héroïque a perdu certains aspects, réduisant ainsi son potentiel mythologique. La logique est l'état dans lequel les restes infinitésimaux du diurne original constituent l'atome du diurne. La postmodernité, cependant, représente une tendance à une fragmentation encore plus grande de l'atome logistique. Dans le chapitre précédent, nous avons décrit ce phénomène comme étant celui du logème.

ce30678970f910e37b5650dc7d043082.jpg

Le logème, au sens sociologique, est la fragmentation de la rationalité logistique à un niveau encore plus petit - subindividuel ou divisionnel. L'objet de commande du logème n'est pas l'espace extérieur immédiat - les troupes qui ont besoin de nourriture, les intérêts et les schémas d'optimisation d'une entreprise ou les marchandises dispersées dans un entrepôt - mais le corps, la psyché de l'individu et les objets qui leur sont adjacents - vêtements, nourriture, peau, cheveux, jambes, mains, oreilles, ainsi que les moindres émotions, expériences, sensations. Le logème est la capacité triomphante à se débrouiller seul - marcher debout, porter un mouchoir à son nez et une tasse à ses lèvres, nouer ses lacets, résister à l'envie de gratter la piqûre d'un moustique avec ses ongles, etc. Il y a là aussi un écho de la volonté de puissance et du désir de créer de l'ordre à partir du chaos, mais à un micro-niveau. Il s'agit du même diurnalisme inflexible, mais réduit à l'échelle microscopique. Mais le microscopique de cette échelle ne se traduit pas (encore) automatiquement par l'antiphrase et l'euphémisme de nocturne. Au contraire, les micro-désirs et les micro-vœux sont hyperbolisés, titanisés, portés à l'échelle planétaire. Le remède contre la séborrhée se transforme en énormes affiches publicitaires qui obscurcissent le ciel - c'est le dernier accès de paranoïa héroïque; le microscopique et l'insignifiant prennent les proportions du "lointain" et du "grand".

Le phénomène du glamour s'inscrit précisément dans cette tendance. Le glamour, c'est la glorification du logema, l'attribution du statut d'hégémonie sociale et d'image au confort, à l'hygiène et aux micro-désirs, la standardisation rigide du corps et de ses proportions, la norme totalitaire de l'apparence exemplaire élevée au rang d'absolu.

Le passage de la société logistique à la société logémique est le processus le plus important et le plus fondamental de la postmodernité.

Le néant et sa sociologie

L'un des produits spécifiques du logos est le néant. Cette représentation logique est un développement du dualisme diurne. Le diurne s'identifie à "tout" et à l'opposé - comme la mort - une place est préparée pour le néant. Lorsque nous passons au niveau du logos, le néant devient le lien le plus important dans le couple fondamental is-no (est-non), en tant que non généralisé.

Parallèlement, le néant est nécessairement inclus dans le fondement des théologies monothéistes, où le monde est créé à partir du néant. Le Logos, identique à lui-même, est tout. Ce qui n'est pas identique à lui n'est rien.

3b49b17df5c230ac787de8a884d74a0a.jpg

En logique, le binaire est-non devient le module opérationnel le plus important car il prédétermine la structure du fonctionnement de la conscience rationnelle. Le néant acquiert un caractère technique permanent.

En logistique, le néant acquiert la propriété de routine, c'est-à-dire l'absence d'un bien, une pénurie, la nécessité de remplir une case, une dépense (un crédit). Le néant devient banal.

Mais à mesure que le sujet du porteur du logos s'effrite dans le développement diurne de Dieu qui devient manager (gestionnaire), le domaine du néant s'étend constamment, passant de la périphérie (du bas de la création) au centre du système social, pour finalement se banaliser dans la balance financière (crédit) ou dans l'étude de marché ("pas de produit en stock"). Plus la figure du porteur du logos est superficielle, plus la zone de néant est grande.

Cette circonstance a été remarquée pour la première fois dans la philosophie de Nietzsche, qui a identifié le nihilisme comme une caractéristique fondamentale de la civilisation occidentale moderne. Nietzsche a déclaré : "Le désert grandit. Malheur à ceux qui cachent un désert en eux-mêmes". La croissance du "désert", c'est la croissance d'une zone de néant qui englobe de toutes parts l'individu qui se rétrécit. De plus, étant homogène - puisqu'il n'a pas de propriétés - le néant étendu autour d'un individu se confond avec le néant étendu autour d'un autre individu, augmentant ainsi le volume du "désert".

Heidegger a suivi Nietzsche pour développer en détail le thème du néant, et Jean-Paul Sartre a à son tour systématisé les intuitions de Heidegger dans son œuvre majeure, L'Être et le Néant. L'attention croissante portée au néant est une conséquence directe de la rationalité et de la logique de la culture occidentale, qui reflète de plus en plus les tendances sociologiques fondamentales de sa double logique inhérente. Le logos devient de moins en moins profond, le néant s'élargit.

deleuze_gilles_opaleplus.opale56291_13.jpg

Dans la transition vers le postmoderne, lorsque le chant du cygne doit être fait à un niveau encore plus fin, certains philosophes, en particulier Gilles Deleuze, proclament que "le moment est venu de la transition du néant de la volonté (la maladie du nihilisme) au néant, du nihilisme incomplet, douloureux et passif au nihilisme actif". Il s'agit là d'un point très subtil. Une chose est la croissance du néant (et du nihilisme) à mesure que le porteur du logos s'effondre, une autre est l'orientation du logos vers le néant, c'est-à-dire la poursuite active et consciente de son contraire. Cela va clairement au-delà du diurnalisme et implique un changement de régime en faveur de l'euphémisme et, par conséquent, du nocturne.

Du point de vue du logos et même de la logique et de la logistique, le néant est un pur néant, non pas une désignation conventionnelle de l'autre, mais non pas une désignation du néant. La croissance du néant a donc lieu dans l'espace du numérateur de la fraction humaine - là où se trouve le logos. Le néant est le produit du logos. En restant dans le numérateur, la société occidentale a pour limite le rien avec lequel le porteur de la raison est en dialogue et en interaction constants. Le néant grandit, le porteur du logos diminue. Mais dans l'inertie de l'histoire sociologique, le néant est la dernière limite du logos, au-delà de laquelle l'histoire sociale ne peut se poursuivre. S'étant arrêtée au néant, l'histoire se termine (Fukuyama l'a écrit) et est remplacée par l'économie (la logistique). Le manager est un nihiliste actif. Il ne cherche plus à synthétiser les données sociales, philosophiques ou scientifiques, à construire un ordre logique. Il se contente de construire un ordre logistique dans son environnement, sans se soucier des lois sociales universelles. Ce faisant, il fragmente la société et promeut avec optimisme le néant. Rien n'est plus nihiliste que l'économie, la gestion et le marketing. Le marché est l'élément pur du nihilisme, où circulent les cycles de la rationalité économique écrasée, et la macroéconomie elle-même, dans la théorie libérale, n'est que la généralisation des microéconomies atomiques, constitutives dans leur mouvement chaotique, mais logistique.

Si la raison commence à aspirer consciemment au néant, elle indique une voie complètement différente de celle de l'économiste qui suggère qu'en avançant inconsciemment vers le néant, il se concentre sur les cycles logistiques et réussit à gérer la "fin de l'histoire".

Nous en arrivons ici au plus important: si pour le logos le néant est rien, pour le mythos le néant n'est pas rien, il est quelque chose, et il est multiple, riche et vivant, parce que le mythe lui-même, poussé au dénominateur, se trouve dans la position du néant pour le logos. Le néant du logos est tout le mythos, c'est la plénitude de l'inconscient, à l'exception de la partie infinitésimale du mythe héroïque, qui s'est progressivement transformé en petit logos de l'achèvement de la Modernité. Et si l'on imagine que le logos puisse, en effet, non seulement s'approcher du néant, mais y descendre (comme Deleuze lui-même s'est jeté par la fenêtre), alors il tomberait directement dans le mythe.

Dans la volonté de néant, contrairement aux intentions des postmodernes, on peut donc reconnaître une impulsion secrète venant de l'inconscient. Pour la raison, la folie est la fin, tandis que pour l'inconscient, l'arrêt ou la rupture des procédures logiques de l'esprit est toujours un nouveau départ, un nouveau cycle d'individuation, un nouvel élan de la dynamique du mythe.

Gorgias.jpg

Nous ne regarderons donc rien d'autre que les représentants de la philosophie rationnelle, du sophiste Gorgias (483 av. J.-C. - 380 av. J.-C.) à Sartre et Deleuze, en y voyant les aspects du mythe qui ne sont pas inclus dans la rationalisation stricte, qui ne sont pas transférés au logos. D'où cette conclusion importante: le nihilisme de la civilisation occidentale contemporaine, en particulier dans la transition vers le postmoderne, peut être vu de l'autre côté comme une consolidation des énergies inconscientes qui ne trouvent pas d'exutoire dans le numérateur par des moyens légitimes, et qui préparent leur retour au moment où les structures "répressives" du logos se sont finalement affaiblies.

Les compétences du logos

Ce moment coïncide avec le passage de la logistique au logème, c'est-à-dire avec la prochaine scission du support du logos et la concentration de l'attention sur le niveau subatomique. Le logème est une vie quotidienne hors contexte, détachée non seulement des grands cycles sociaux, mais aussi des opérations primitives et routinières de gestion des unités économiques. Le chef d'entreprise, porteur de la logistique, reste responsable vis-à-vis des autres: concurrents, partenaires, entreprises, institutions financières et administratives, autorités fiscales, salariés, vendeurs et acheteurs, etc. Le logème intervient lorsque l'objectif devient l'ordonnancement des pulsions individuelles et l'organisation de l'espace adjacent au corps - extérieur et intérieur. Il s'agit d'un souci de confort, de santé, de satiété, de bonne humeur, etc. en dehors de tout objectif social, de toute tâche, de toute obligation, etc. Les tâches logémiques comprennent

- faire les courses

- le shopping

- l'épilation

- le tatouage

- choix des vêtements

- piercing

- boire des rafraîchissements (boire des boissons rafraîchissantes, du café et du thé)

- SMS-ing - envoi et réception de messages SMS (souvent anonymes ou envoyés avec négligence)

- regarder la télévision

- médicaments

- danse

- week-end

- détente

- sport

- conduite

- fumer

- nager à la piscine

- feuilleter des magazines sur papier glacé

- voyages de vacances

- produits d'hygiène personnelle

- maquillage

- épilation

- Nightclubbing (sorties en boîte de nuit)

- porter des écouteurs en écoutant de la musique

- l'internautique (cliquer sur des bannières et des liens sur l'internet avec les doigts)

- remplir des questionnaires

- répondre correctement et brièvement à des questions simples.

Les structures avec lesquelles le logème opère sont tellement miniaturisées qu'elles se situent au dernier niveau de la logique et menacent de glisser définitivement dans le néant, c'est-à-dire dans l'inconscient, dans le mythe, dans le nocturne. Au carrefour de l'ultraminimalisme logique, voire du nihilisme pur, incarné par le logème, et du mode nocturne, qui remonte prudemment du sous-sol, une sociologie du postmoderne, une analyse systématique de ce conglomérat de porteurs de logèmes évanescents - rappelant le halo de Saint-Elme ou la chute des météorites - qui remplace la société dissolvante des Modernes, peut être fondée.

La sociologie phénoménologique d'Alfred Schütz

Le précurseur d'une telle sociologie du minimal est le célèbre sociologue austro-américain Alfred Schütz (1899-1959), qui a fondé l'orientation phénoménologique de la sociologie. Schütz était un élève du philosophe Edmund Husserl (1859-1938), le créateur de la phénoménologie. L'essence de l'approche phénoménologique est un appel à l'abstraction des concepts déductifs généralistes qui déduisent le petit du grand, le particulier du général, et à la focalisation sur le petit, le particulier, le présent empirique. En particulier, Husserl a appelé à partir de la pensée concrète telle que nous la trouvons chez les gens ordinaires, du "monde de la vie" (Lebenswelt), et à ne procéder qu'ensuite, avec prudence, à des généralisations et des rationalisations. Cette approche phénoménologique a conduit Martin Heidegger à identifier une catégorie philosophique centrale dans son enseignement, le Dasein, avec laquelle il a construit son ontologie fondamentale. Dans le cas de Schütz, la phénoménologie a débouché sur une sociologie de la vie quotidienne, étudiant les microphénomènes du comportement humain dans le monde qui l'entoure.

Schütz a montré que le comportement de la personne ordinaire de tous les jours englobe un vaste ensemble de phénomènes qui sont considérés comme allant de soi par défaut. Cette catégorie d'objets, de phénomènes et d'événements constitue des points de référence cruciaux dans la structure de la vie quotidienne. Schütz les appelle "taken for granted", c'est-à-dire "quelque chose qui va de soi". Le monde de la vie est constitué de ces moments. L'homme de tous les jours est tellement imprégné de ce qui va de soi qu'il commence à projeter ces "certitudes" sur le monde. C'est ce que Schütz appelle la "typification", c'est-à-dire le processus consistant à interpréter en permanence l'inaperçu comme l'évident. En typifiant un passant inconnu dans la rue, l'habitant projette sur lui un ensemble de perceptions qu'il a formées avant la rencontre et sans aucun lien avec elle. Il tire des conclusions sur la base de l'habillement, de la démarche, de l'âge et du sexe, et place l'étranger dans une vaste série d'"évidences", excluant ainsi l'inconnu ou les grandes généralisations sociales et philosophiques. Le monde de vie de l'individu moyen est une typification continue - chaque nouvel événement, phénomène, objet ou message est interprété à travers une chaîne de choses déjà connues, maîtrisées et "considérées comme allant de soi".

Une autre gradation du comportement de l'individu moyen consiste en deux types de motivation : la "motivation par le but" et la "motivation par la cause". Développant les idées de Weber sur l'activité rationnelle, Schütz estime que la motivation par le but concentre la volonté humaine pour atteindre quelque chose de spécifique et conduit donc à l'action. La motivation par la cause, quant à elle, ne fait que préparer le terrain et augmenter la probabilité d'une action, mais ne la provoque pas inévitablement.

Une autre idée sociologiquement opérationnelle de Schütz est la division de la sphère de vie du philistin en quatre horizons :

- l'horizon des prédécesseurs

- l'horizon des descendants

- l'horizon des personnes spatialement proches ("conspatials")

- l'horizon des personnes vivant à un moment donné - en même temps qu'un individu donné ("contemporains").

Au sein de ces horizons, l'individu pratique deux types de relations: la compréhension-interprétation et l'action-influence. Seule la compréhension-interprétation peut s'appliquer aux prédécesseurs, seule l'action-influence peut s'appliquer aux descendants, et les deux types de relations peuvent s'appliquer à des relations spatiales et temporelles étroites.

Schtz1.jpg

41jnLFeaWnL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpg

PUF_TELLI_2003_01.jpg

La formalisation sociologique de Schütz est extrêmement importante car

- elle est construite à partir de la figure minimale du philistin et ne fait appel à aucun système sociologique qui expliquerait la genèse de ce philistin lui-même, le placerait dans un contexte social concret et interpréterait en connaissance de cause ce qu'il considère comme "allant de soi" et ce qu'il ne considère pas, et d'où vient ce "allant de soi" ;

- quels sont les nœuds de typification dans les différentes sociétés et comment cette typification opère ;

- comment les buts et les causes sont structurés dans une société donnée et pourquoi il en est ainsi et pas autrement ;

- comment les quatre horizons sont configurés, ce qu'ils comprennent et comment les modèles de relations d'interprétation-compréhension et d'influence active sont déployés.

Dans une société à part entière et dans la sociologie classique, en particulier la sociologie structurelle, la phénoménologie de Schütz serait vide et dénuée de sens, car elle n'expliquerait rien par essence et ne ferait que décrire et systématiser, à un niveau primaire, des processus insignifiants. Mais elle révèle sa signification méthodologique la plus importante au moment où la société en tant que phénomène prend fin, où ses structures subissent une dissolution, une dissipation, et sont remplacées par des microbes, pour lesquels cela n'a aucune importance - produits de quelles constructions, structures sociales et ensembles philosophico-religieux ils sont les produits de la dissolution. Le manager avait encore un profil sociologique. Le porteur logémique n'a pas ce profil et, dans ce cas, l'approche phénoménologique de Schütz révèle toute son importance et sa pertinence. Il décrit le philistin, immergé dans la structure des formes sensuelles - de vie - concrètes, comme une figure autonome à l'intersection de ses axes "sociologiques" de base, où les hypothèses les plus bizarres et les plus exotiques peuvent être placées.

Cette méthodologie, qui serait inadéquate dans une société aux fondements sociologiques préservés - tant dans l'espace du moderne que dans celui du prémoderne - révèle au contraire sa pertinence et son potentiel heuristique dans le postmoderne.

Le quotidien devient encore plus quotidien

La petite échelle phénoménologique proposée par Schütz est encore plus réduite dans le postmoderne. C'est ce que l'on constate notamment dans la question de la disparition des horizons. Les deux premiers horizons - la relation aux ancêtres et aux descendants - disparaissent pratiquement, ou du moins deviennent si secondaires qu'ils n'affectent en rien la structure de la vie quotidienne. Ainsi, le personnage postmoderne typique n'a plus que deux horizons - les "conspatiaux" et les "contemporains". En même temps, la zone conspatiale se transforme dans deux directions: elle se rapproche de la corporéité singulière (au détriment des institutions sociales, des liens familiaux après un certain degré d'autonomie de l'adolescent, etc.), mais s'étend le long des lignes du réseau - la figure nominale de l'interlocuteur virtuel en ligne ou du destinataire d'un SMS est intégrée dans l'espace proche, d'où le parent de sang ou le camarade d'études disparaît.

La zone contemporaine s'étend et se rétrécit également. Puisque le passé et le futur ne font plus l'objet d'aucune attention, certains thèmes importants pour l'habitant du postmoderne sont transférés du passé (le futur) au présent, et y sont placés de manière holographique. Le personnage historique joué par un acteur célèbre est identifié à l'acteur lui-même, c'est-à-dire plasmatiquement placé dans la contemporanéité. En revanche, ce qui du présent n'affecte pas directement la singularité corporelle est ignoré et non inclus dans la zone d'attention, c'est-à-dire coupé du présent et placé dans le "nulle part".

La structure de "ce qui va de soi" change également, incorporant des éléments de célébration, d'avantages, de plaisir, en totale déconnexion avec le travail, l'effort et l'accomplissement personnel. Cette évolution est liée à la tendance générale à l'accroissement des droits civils et des garanties sociales. Dans le même temps, les exigences en matière de socialisation sont de moins en moins nombreuses. Pour devenir un citoyen productif, il suffit de savoir compter jusqu'à deux et de dire "bonjour" avec un accent. Dans de nombreux pays européens, cela suffit pour obtenir la citoyenneté et les prestations sociales.

L'équilibre entre la motivation pour un objectif et la motivation pour une cause est également en train de changer. Le raffinement des logos affaiblit l'impulsion volitive vers le but, relativise le but, et l'action devient donc moins probable, plus virtuelle. L'intention reste au niveau d'un souhait virtuel et n'atteint pas le niveau de la réalisation active. En revanche, la "motivation de la cause" probabiliste devient plus significative, puisque le "pourquoi" se réfère à la fois à l'action et à l'inaction, et que l'explication du pourquoi quelqu'un a fait quelque chose (et plus souvent pourquoi il ne l'a pas fait) devient une méthode apaisante pour les sentiments de plus en plus complexes et douloureux que le logème éprouve à l'égard de l'action. Schütz fait la distinction entre "action" et "acte", c'est-à-dire entre le processus de faire et l'acte (fait). Dans l'ère postmoderne, l'aspect dominant est sans aucun doute "l'action", c'est-à-dire le fait de faire quelque chose, qui peut s'arrêter à tout moment sans jamais s'achever, ou passer à un autre état et s'ouvrir comme une autre action dont personne (y compris l'auteur) n'était conscient à la première étape. L'acte est difficile à supporter pour le logème, il demande un effort et implique l'irréversibilité. Le faire est plus acceptable, mais il devrait aussi idéalement être fait de manière légère, festive et sans finalité univoque. On peut l'assimiler à la rupture et à la déchirure. La déchirure est un état irréversible (le fil est déchiré et c'est tout). La déchirure est un processus de tension dans lequel le fil est tiré mais pas encore déchiré. Le logement est est la rupture d'un fil : on tire sur le fil, mais on n'ose pas le déchirer, on continue à tirer et à tirer.

la-nostalgie-du-sacre.jpg

Michel Maffesoli : à la conquête du présent

La méthodologie de Schütz a été brillamment appliquée à l'étude de la société occidentale (post)moderne, qui évolue rapidement vers le postmoderne, par un autre sociologue, Michel Maffesoli (né en 1944). Disciple de Gilbert Durand, Maffesoli combine dans ses recherches les principes de la sociologie des profondeurs et l'approche phénoménologique de Schütz.

Selon Maffesoli, la société postmoderne se caractérise par la fatigue des modèles normatifs placés dans le passé (histoire) ou dans le futur (utopie).  C'est à partir de là que commence la "conquête du présent". Le postmoderne se méfie de l'échelle, tant la temporelle que la sociale, et ne s'intéresse pas à ce qui s'est passé avant et à ce qui se passera après. Le postmoderne se concentre sur l'instant, sur le proche et le très proche, sur le maintenant. C'est ainsi qu'apparaissent les topoï de la nouvelle sociologie : "micro-événement", "réalisation de l'utopie ici et maintenant", "célébration", "localité". Les logèmes du Tout-Monde situent les scénarios de la "grande société" (qui peut comprendre aussi bien des tribus archaïques que des civilisations technologiques modernes) à un niveau micro, en les jouant à l'échelle d'une pièce ou d'un écran d'ordinateur. Le quotidien devient épique, grandiose. La signification des événements banals est hypertrophiée et la routine devient une fête. La rationalité devient de plus en plus locale, gérant des opérations individuelles et simples, mais refusant d'aller vers la généralisation. Ce que les postmodernes considèrent comme "acquis" - réseaux WiFi partout, téléphones portables, Mac Do au coin de la rue, etc. - est bizarre et isolé, fragmentaire par nature.

logique-de-l-assentiment-dire-oui-a-la-vie.jpg

Sur la toile de fond de ce déchiquetage du logos en poussière de logos, Maffesoli saisit la montée du mythe et, en particulier, du mythe de Dionysos. Cette observation est extrêmement importante, car elle montre que la perte, dans la postmodernité, de l'emprise du grand logos et la montée critique du nihilisme sont compensées par la montée de l'inconscient - et plus précisément des structures du nocturne.

Le schéma sociologique de Maffesoli est le suivant : le logocentrisme de la Modernité (qu'il appelle ironiquement "Post-Médiévalisme") et des formes sociales qui l'ont précédée s'est épuisé, et un nouveau recours au mythe est en cours. Mais ce recours a, et Maffesoli en convient, un caractère pathologique, car il est lié à l'expulsion complète du mythe du domaine de la conscience qui l'a immédiatement précédé, ce qui comprime le ressort du dénominateur au point qu'il se détache. Maffesoli l'illustre dans une interview en évoquant la recrudescence des meurtres en série en Occident et, surtout, aux États-Unis. Il souligne que les tueurs en série, en tant que phénomène social, prospèrent dans les sociétés où la sécurité - et donc la stérilisation de l'agressivité - est élevée au rang de valeur suprême. Maffesoli cite l'exemple des infections "nosocomiales", c'est-à-dire les infections ou, plus largement, les maladies qu'une personne contracte lorsqu'elle est admise dans une clinique pour le traitement de maladies tout à fait différentes. La société moderne, en particulier la société américaine, recherche l'asepsie totale dans le domaine de la violence, veut la guérir dans toutes ses manifestations. Cela conduit à une concentration compensatoire de la violence sporadique en certains points, sous des formes hypertrophiées. La violence contemporaine est "nosocomiale", elle naît d'une volonté excessive de l'éradiquer. Le processus même de traitement devient la source et la cause de la maladie.

Ainsi, le logème, en tant qu'aspiration à rationaliser les moindres aspects de la vie d'un individu, fait revivre les élans dionysiaques du mythe nocturne. Dans la postmodernité, on peut dire que le mythe revêt un caractère nosocomial, traversant des logèmes auxquels il peut se soustraire plus facilement que les structures plus totales et vigilantes de la logistique. Le mythe perce alors que le logème l'a assimilé au néant.

Postmodernisme des jeunes et "langue albanaise"

Maffesoli pense que la société européenne contemporaine existe sur deux registres. Au niveau de l'élite et de l'intelligentsia, elle pense en termes de modernité et de récits libéraux et parfois sociaux-démocrates. Pour les élites, la société est toujours là, elles vivent dans le Moderne. Mais les masses et surtout les masses de jeunes, qui ont cessé de comprendre les "grands récits", se plongent volontiers dans l'élément dionysiaque de la décomposition et de la défragmentation sociales, en se regroupant dans de petits collectifs (entreprises), en dehors desquels le monde et la société existent de manière devinatoire et probabiliste. Les jeunes ne sont plus modernes, ils ne comprennent pas le discours de la modernité. Les jeunes sont postmodernes, équilibrant le jeu ironique du logème et s'élevant à partir d'images et de mythes nocturnes inconsciemment disparates. D'où le désir des jeunes de déformer le langage, d'inventer un nouvel argot destiné à détruire les normes grammaticales. Du point de vue du logos, ce sont de pures erreurs. Mais du point de vue du mythe, il s'agit d'une tentative de recréer la rhétorique dans sa qualité fondamentale - en tant que langage de la logique parallèle, langage du mythe.

L'internet et le livejournal en fournissent de nombreux exemples. La "langue albanaise" qui a circulé sur l'Internet russe et qui était extrêmement populaire dans le Live Journal il y a quelque temps, en est un exemple parfait. Les expressions "preved", "krosavcheg", "afftar zhot", etc. sont pleines de mythes vagues mais expressifs, d'exclamations qui se situent entre une syllabe (ordonner le microcosme environnant avec de tels grognements sur Internet, augmenter l'humeur, assurer l'appartenance collective à la communauté Internet, etc. La langue "albanaise" est une découverte spontanée du pouvoir de la katahreza, qui est le trope le plus important du nocturne.

40ce848ee16a3595b9b8e5938fad78d3.jpg

Réseaux et logiques

La fixation sur les lieux, particulièrement évidente dans le milieu de la jeunesse, nous permet de comprendre la structure de la société en réseau, qui est une caractéristique de la postmodernité.

Le réseau n'est pas centré. Il se déploie simultanément à partir de plusieurs pôles, et ces pôles peuvent apparaître et disparaître, passer de l'un à l'autre, se multiplier ou se réduire. Le sens du pôle réseau - le serveur - est qu'il est toujours local, c'est-à-dire situé dans un espace restreint, proportionnel au logem. Le pôle est organisé autour d'un corps singulier et son plus simple rampe. En même temps, il peut se constituer autour d'une émotion, d'une humeur ou d'une image unique. Les réseaux les plus larges se développent autour d'une seule expression - le réseau "albanais" "Preved, Medved" ou le faux mouvement de sanglots des adolescents Emo. Les réseaux plus complexes - bikers, break-dancers, skinheads, etc. - sont moins répandus, précisément en raison de la complexité de leurs protocoles de réseau. Plus le protocole est proche de l'embouteillage, plus le réseau a de chances de se déployer à grande échelle.

Lorsqu'un pôle de réseau apparaît, il commence à se développer une industrie qui exploite ce pôle. C'est ainsi que se déploient des réseaux superposés de biens collatéraux, de services, d'émissions, de fabrication de gadgets et de badges, de places de marché et de centres de distribution, jusqu'à l'élaboration et la promulgation de la législation gouvernementale. Le nombre de pôles est théoriquement illimité, et tout logème - c'est-à-dire l'effort d'un individu en voie de désintégration pour faire face à un monde qui s'essouffle - a une chance de devenir un tel pôle, de déployer un réseau autour de lui, ou de s'insérer dans des réseaux déjà existants. Ces deux actions, l'émergence du pôle et la connexion aux réseaux existants, ne feront à terme qu'un seul et même geste: chaque nouvel utilisateur du réseau devient en même temps un nouveau portail, un nouveau "serveur". Non seulement il peut regarder l'émission de téléréalité en direct, mais il peut montrer l'émission de téléréalité depuis son siège devant son ordinateur, et tous les utilisateurs du réseau peuvent alors le voir assis devant l'écran en train de regarder quelqu'un d'autre assis devant l'écran en train de regarder... Et ainsi de suite pendant un certain temps. Vous pouvez faire une grimace ou rire pour changer. C'est ainsi que naît une nouvelle (post)société en réseau, minimaliste.

001286824.jpg

L'ombre de Dionysos

L'observation de Maffesoli sur le retour du mythe par le biais d'une nouvelle idiotie juvénile (idiotie du côté logique) nous amène à une conclusion extrêmement importante sur la structure du postmoderne. Du côté du logos, le postmoderne représente le nihilisme et la fragmentation critique du porteur du logos au niveau du logème. Pourtant, il n'est rien d'autre que le déploiement du programme moderne à son stade le plus élevé, et donc la poursuite du travail commencé par le mythe diurne à l'époque archaïque. La plupart des philosophes postmodernes n'ont nullement cherché à revenir au mythe ou à réduire la modernité à un malentendu temporaire. Au contraire, ils voulaient "éclairer les Lumières" (Horkheimer), achever la mission de la modernité qu'elle n'avait pas accomplie. Le postmodernisme n'est pas destiné à préparer le retour du mythe, mais à se libérer enfin du mythe dans toutes ses variations - jusqu'à celles qui subsistent dans le logos, la logique, et même la logistique. Le programme officiel du postmoderne n'est donc que logème et, à l'extrême, le néant ; un logème en interaction avec le néant. Cette dichotomie "logème versus néant" est la dernière édition du dualisme diurne - le héros regardant la mort en face (aujourd'hui elle s'exprime comme "le jeune homme buvant une bière dans le métro" ou "la dame dans le solarium"). L'homme post-moderne, le post-humain, est une micro-rationalité entourée d'un désert tentaculaire. Ce n'est plus l'homme et la mort, mais un morceau d'homme, un organe séparé et le fait d'être séparé du reste, le reste étant perçu non pas comme "tout", où l'on peut s'intégrer, mais comme rien, où l'on ne peut pas s'intégrer. Le destin de la fracture dans le postmoderne est la tragédie de la prothèse jetée; la prothèse qui, pour un moment, a reçu un quantum de conscience. Le salut se trouve dans les drogues, les relations sexuelles non conventionnelles, l'infection précoce par le HIV et la possibilité de "mourir jeune" (par exemple dans un accident de voiture). Il n'y a aucune perspective de grandir, il n'y a pas d'avenir (no future est un slogan punk des années 80). D'où une anthropologie juvénile, théoriquement étendue à tous les âges, et un refus de grandir dans la société occidentale (où l'on voit de plus en plus de grands-parents s'habiller et se comporter comme des adolescents).

Ce nihilisme actif est le programme positif du postmoderne dans sa dimension logique. En outre, avant que cet idéal puisse être réalisé, il est suggéré que l'effort soit consacré à la lutte contre les vestiges du "totalitarisme" dans la modernité elle-même, qui empêchent la réalisation de cet "idéal".

Mais si nous reconnaissons la justesse des thèses de Maffesoli, nous voyons l'ensemble du tableau de l'autre côté. L'affaiblissement du logos, sa pulvérisation permet aux mythes refoulés et réprimés - surtout les mythes nocturnes, moins visibles et plus souples - de surgir progressivement de l'inconscient et de pénétrer le numérateur sous le masque du "néant", d'une part, et sous l'apparence d'un logos "très faible", d'autre part. Les mythes nocturnes offrent leur aide à la fracture locale tant pour ordonner le chaos ambiant que pour régler les relations avec le néant, qui peut être euphémisé. Ce faisant, l'activité du logème devient extatique et le néant devient doux. C'est l'"ombre de Dionysos" dont parle Maffesoli. Le mythème nocturne pénètre invisiblement le logème et le transforme en quelque chose d'autre. Dans ce cas, le postmoderne devient un "retour du mythe".

9782262029944.jpg

Mais une telle perspective, surtout si l'on considère la vigilance négative générale du postmoderne à l'égard du diurne, soumis à l'asepsie, ne peut que conduire à la dissolution douce de la société dans le promiscuité du "royaume des mères" (que recherchait le Faust de Goethe), et donc à l'immersion de la société dans l'inconscient, dans le mythe, et dans son hypostase nocturne. Il pourrait donc s'agir à la fois de la fin de ce cycle diurne et du prélude du suivant. - Ces hypothèses ont été envisagées par les sociologues P. Sorokin, G. Durand, Ch. Lalo, etc., qui pensent que la société moderne européenne (et mondiale) est en train d'achever sa prochaine étape (sensuelle, dionysiaque, postclassique, etc.) et qu'à travers une série de chocs, de crises et de catastrophes, une nouvelle humanité, avec des attitudes sociales complètement différentes ("le retour des anciens dieux" ou un nouvel "ordre idéationnel"), apparaîtra à la place de l'humanité actuelle.

Postmoderne et archéo-moderne dans la mondialisation

Une autre implication importante de l'analyse de Maffesoli sur le postmoderne en sociologie est la possibilité de corréler les principes du postmoderne proprement dit (au sens étroit, la perspective du logos) et de l'archéomoderne. Dans le processus de mondialisation, comme nous l'avons montré, le postmoderne globalisant se superpose à l'archéomoderne localisant. Il s'agit d'une observation structurelle importante car elle décrit l'essence du réseau. Le réseau intègre au niveau des logèmes (postmodernes) des pôles locaux (serveurs) ayant la nature de l'archéomoderne (c'est-à-dire consistant en un logème flou déjà saturé de mythes nocturnes ascendants). Le logème global (le globalisme proprement dit en tant que projet d'un seul monde, "un seul monde" avec "gouvernement mondial", "parlement électronique mondial", etc.) intègre un nombre arbitraire de demi-logèmes-semi-mythes locaux au niveau des liens faibles. Tous sont échangés horizontalement et verticalement par des infraèmes, des quanta d'informations sans signification, qui créent une simulation d'action et de processus, en l'absence de toute progression ou accumulation (la voie "vers l'avant" a déjà été bloquée par un énorme néant). L'archéomoderne ne comprend pas le logème global et n'en est pas du tout solidaire. Il vit dans le "monde de la vie" minimisé de Schütz, dans une "conspatialité" de plus en plus virtuelle et une "contemporanéité" bizarre. Et c'est là qu'a lieu la montée non censurée et relativement libre des mythes nocturnes. L'archéomoderne est le point où le mythe s'infiltre dans le logos de la structure de la société en réseau.

Le réseau lui-même est la dernière édition du logos, mais ce qu'il intègre, ce sont les agglomérats contradictoires et monstrueux de la modernité non digérée, mélangés à des fragments de mythe qui n'ont pas été enlevés. Les portails, qu'il s'agisse d'initiatives individuelles de mise en réseau ou de pays entiers, sont presque toujours archéomodernes, c'est-à-dire mi-logème, mi-mythique. Le fait qu'ils soient prêts à s'intégrer dans un réseau mondial avec un protocole commun est la preuve de leur soumission au projet mondialiste intégrateur du postmoderne (du côté du logos). Mais le fait qu'ils ne vont pas suivre la voie du logos et de la modernisation, et qu'ils ont au contraire l'intention d'introduire dans le réseau toutes les contradictions et toutes les incongruités de leur modernisation inachevée, combinées à la structure déjà déconstruite du mythe, témoigne de la perspective d'une masse croissante d'éléments mythologiques qui s'accumulent constamment dans le réseau. Et si, dans un premier temps, ces éléments seront certainement des mythes grotesques, fragmentés, chaotiques, à un moment donné, selon le principe du chreod, ils commenceront à former des constructions mythologiques plus ordonnées à partir d'une certaine saturation. Peut-être qu'à un moment donné, rien ne prendra les contours de la "grande mère", de la "baba dorée" cultuelle...

Références :

Делез Ж.  Ницше. СПб:Аксиома, 2001.

Дугин А.Г. Археомодерн. М.: Академический проект, 2022.

Дугин А.Г. Логос и мифос. Социология глубин. М.: Академический проект, 2010.

Дугин А.Г. Обществоведение для граждан Новой России. М.: Евразийское движение, 2007.

Дугин А.Г. Поп-культура и знаки времени. СПб.: Амфора, 2005.

Дугин А.Г. Постфилософия. Три парадигмы в истории мысли. М.: Евразийское движение,  2009.

Дугин А.Г. Радикальный субъект и его дубль. М.: Евразйиское движение, 2009

Дугин А.Г. Социология русского общества. М.: Академический проект, 2011.

Дугин А.Г. Этносоциология. М.: Академический проект, 2012.

Маффесоли М. Околдованность мира или божественное социальное // СОЦИО-ЛОГОС. – М.: Прогресс, 1991.

Рэнд А. Атлас расправил плечи. М.: Альпина,2018

Сартр Ж. П. Бытие и ничто: Опыт феноменологической онтологии. — М.: Республика, 2004.

Gilbert-Durand-300.jpg

9782130651673-475x500-1.jpg

Durand G. Les Structures anthropologiques de l'imaginaire. P.:  P.U.F., 1960.

Durand G. L'Imaginaire. Essai sur les sciences et la philosophie de l’image. P.:Hatier, 1994.

Durand G. Introduction à la mythodologie. Mythes et société.P.:  Albin Michel, 1996.

7c78c433fd8dd8660c005edc2bde489215b19099c6a7dc307224554b01fd1031.png

712d0q2UgJL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpg

Maffesoli M. Apocalypse, Paris: CNRS, 2009.

Maffesoli M. La crise n'existe pas. [http://www.amateur-idees.fr/Michel-Maffesoli-La-crise-n-existe]

Maffesoli M. L’Ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l’orgie. P.: Méridien/Anthropos, 1982

Maffesoli M. La Conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quotidienne. P.: PUF,  1979.

Maffesoli M. La Dynamique sociale. La société conflictuelle . Thèse d'Etat. Lille: Service des publications des theses, 1981.

Maffesoli M. Le Temps des tribus. P.: Meridiens Klincksieck, 1988.

Robertson R. Globalization: Social Theory and Global Culture. London;Newbury Park Calif. : Sage Publications, 1992.

Schütz A. Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt. Eine Einleitung in die verstehende Soziologie. Wien: Springer-Verlag, 1932.

 

19:31 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, postmodernité, alexandre douguine | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook