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dimanche, 14 janvier 2024

Fin de la droite et de la gauche, triomphe du turbocapitalisme

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Fin de la droite et de la gauche, triomphe du turbocapitalisme

Diego Fusaro

Source: https://geoestrategia.es/noticia/42063/opinion/fin-de-la-derecha-y-la-izquierda-triunfo-del-turbocapitalismo.html

En suivant les "aventures de la dialectique", comme les appelait Merleau-Ponty, le passage au turbocapitalisme (ou capitalisme absolu-totalitaire) peut être interprété comme la transition historique d'une forme de capitalisme caractérisée par la présence de deux classes (bourgeoise et prolétarienne) à une forme inédite de capitalisme "post-classe", qui ne se distingue plus par l'existence de classes au sens strict (en tant que subjectivité in se et per se) et qui, en même temps, se caractérise par une inégalité maximale. Ce processus évolutif a également déterminé la raison profonde de l'obsolescence de la dichotomie gauche-droite, "deux mots désormais inutiles".

Par capitalisme "post-classe", c'est-à-dire littéralement "sans classe", il ne faut pas entendre un mode de production dépourvu de différences individuelles et collectives en matière de connaissance, de pouvoir, de revenu et de consommation. En effet, ces différences augmentent de manière exponentielle dans le contexte de la cosmopolitisation néolibérale (dont le mot d'ordre est précisément le slogan "Inégalités"). Mais pas en formant, en soi et pour soi, des "classes" en tant que subjectivités conscientes et porteuses de différences culturelles et idéelles. Car en tant que "classes", en soi et par soi, ni le Serviteur national-populaire ni le Seigneur mondial-élitiste ne peuvent être pris en considération. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, au moment où - à Berlin, en 1989 - le capital commence à devenir plus classiste que jamais et à donner lieu à des inégalités plus radicales qu'auparavant, les classes comprises comme des groupes dotés d'une "en-soi-ité" et d'une "pour-soi-ité" seront éclipsées. Plus concrètement, les prolétaires ne cessent pas d'exister et augmentent même en nombre, du fait de la concentration de plus en plus asymétrique du capital. Mais ils ne possèdent plus la "conscience de classe" antagoniste et, à proprement parler, le prolétariat lui-même devient un "précariat", condamné à la flexibilité et au nomadisme, à la mobilité et à la rupture de tout lien solide, en fonction des nouveaux besoins systémiques du turbo-capitalisme. La classe bourgeoise, quant à elle, perd sa conscience malheureuse et, avec elle, sa condition matérielle d'existence. Elle se prolétarise et, depuis 1989, plonge progressivement dans l'abîme de la précarité.

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Tant que le système capitaliste, dans sa phase dialectique, était caractérisé par la division en deux classes et deux espaces politiques opposés, il était, dès le départ, intrinsèquement, fragile. En effet, il était traversé par des contradictions et des conflits, qui se manifestaient dans la conscience bourgeoise malheureuse, dans les luttes prolétariennes pour la reconnaissance du travail, dans les utopies futuristes de réorganisation du monde et enfin dans le programme "rédempteur" de la gauche (qu'elle soit socialiste-réformiste ou communiste-révolutionnaire). D'un point de vue hégélien, le capital se trouve dans son propre être-autre-que-soi, dans son propre éloignement de soi qu'il doit dialectiquement "surmonter" afin de pouvoir coïncider pleinement avec lui-même sous la forme d'un dépassement de sa propre négation.

Le Capital, comme la Substance dont parle Hegel, coïncide avec le mouvement de dépossession de soi et avec le processus de devenir autre-que-soi-avec-soi. Il s'agit donc de l'égalité auto-constitutive après la division. Pour le dire encore avec Hegel, il s'agit de devenir égal à soi-même à partir de son propre être-autre. Son essence n'est pas la Selbständigkeit abstraite, l'égalité immobile avec elle-même, mais le "devenir égal à soi-même" : l'identité "avec soi-même" n'est pas donnée, mais est atteinte comme résultat du processus. C'est pourquoi, à l'instar de l'Esprit théorisé par Hegel, le Capital peut aussi être compris comme das Aufheben des/seines Andersseyns, "le dépassement de son propre être-autre". En se développant au rythme de son propre Begriff, c'est-à-dire - selon la Science de la Logique - comme une réalité ontologique en développement dialectique, le capitalisme produit un dépassement à la fois des classes antagonistes, de la dichotomie gauche-droite et, en perspective, de tout autre élément dialectique capable de menacer sa reproduction.

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En particulier, ce processus, sur la pente qui va de 1968 à 1989 et de là à aujourd'hui, se développe - comme l'a montré Preve - en subsumant sous le capital toute la sphère des antagonismes et des contestations, tant de la part de la droite (traditionalisme culturel in primis et protestations de la petite bourgeoisie contre la prolétarisation), que - surtout - de la part de la gauche, qu'elle soit démocratique, socialiste ou communiste (réformisme keynésien, pratiques redistributives, welfarisme, praxis révolutionnaire, utopie de la réorganisation égalitaire de la société). La droite et la gauche sont dialectiquement "dépassées" (aufgehoben), au sens hégélien du terme. Elles se transforment en parties abstraitement opposées et concrètement interchangeables de la reproduction capitaliste. Ils apparaissent comme des pôles qui, alternant dans la gestion du statu quo, nient l'alternative. Et ils trompent les masses sur l'existence d'une pluralité qui, en réalité, a déjà été résolue pour toujours dans le triomphe prédéterminé du parti unique articulé du turbo-capitalisme.

C'est pourquoi le dépassement du binôme gauche-droite ne doit être compris ni comme le simple résultat d'une "trahison" des leaders de la gauche, ni comme une subtile tentative contemporaine de la droite radicale d'infiltrer le "monde des gentils". Au contraire, il s'agit d'un processus en acte co-essentiel à la logique dialectique du développement du capital. Et en synthèse, l'incapacité à interpréter correctement le contexte réel constitue l'erreur des tentatives herméneutiques encore généreuses et naïves du vieux marxisme survivant, encore guidées par la prétention illusoire de superposer au turbo-capitalisme les contours du cadre dialectique précédent maintenant dissous, tombant ainsi dans le théâtre de l'absurde; un théâtre de l'absurde sur la scène duquel on continuerait à représenter le conflit entre la bourgeoisie et le prolétariat, et par conséquent, on pourrait "refonder" la gauche par un retour au passé injustement oublié (alors que la vérité crue est que le conflit réellement existant, aujourd'hui, est celui entre "le haut" et "le bas", entre le "haut" de l'oligarchie financière et le "bas" des classes moyennes et des travailleurs, de plus en plus réduits à la misère).

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La gauche ne peut se refonder principalement pour deux raisons: a) le cadre historique a muté (ce qui nécessite donc de nouveaux paradigmes philosophico-politiques qui comprennent et contestent opérationnellement la mondialisation capitaliste et le néolibéralisme progressiste); b) elle héberge depuis son origine dans une partie d'elle-même - comme l'a montré Michéa - un double vulnus fondamental : 1) la conception du progrès comme rupture nécessaire avec les traditions et les liens antérieurs, c'est-à-dire l'élément décisif qui le conduira infailliblement à adhérer au rythme du progrès néolibéral; et 2) l'individualisme hérité des Lumières, qui conduit nécessairement à la monadologie concurrentielle néolibérale. La défense de la valeur individuelle contre la société d'Ancien Régime s'inverse dans l'individualisme capitaliste et son anthropologie monadologique, de même que le renversement en bloc des traditions génère l'intégration de l'individu non plus dans la communauté égalitaire, mais dans le marché mondial des biens de consommation.

Le fondement du capitalisme absolu-totalitaire, dans le contexte socio-économique, n'est plus la division entre la bourgeoisie de droite et le prolétariat de gauche. Et ce n'est même pas, politiquement, l'antithèse entre la droite et la gauche. Le nouveau fondement du capitalisme mondial est la généralisation non-classiste et omni-homologisante de la forme marchandise dans toutes les sphères du symbolique et du réel. C'est précisément parce qu'il est absolu et totalitaire que le capitalisme surmonte et résout - au sens capitaliste du terme - les divisions qui menacent sa reproduction de diverses manières. C'est pourquoi le turbo-capitalisme n'est ni bourgeois ni prolétarien. Il n'est pas non plus de droite ou de gauche. En fait, il a dépassé et résolu ces antithèses, valables et opérantes dans sa phase dialectique précédente.

Avec l'avènement du turbo-capitalisme, le prolétariat et la bourgeoisie sont "dépassés" et "dissous" - non pas "in se" et "per se" (en soi et pour soi), dirait-on avec Hegel - dans une nouvelle plèbe post-moderne de consommateurs individualisés et résilients, qui consomment des marchandises avec une euphorie stupide et supportent avec une résignation désenchantée le monde subsumé sous le capital, c'est-à-dire un monde de plus en plus inhabitable écologiquement et déshumanisé anthropologiquement. D'où la société de Narcisse, le dieu postmoderne des selfies, des "autoportraits" de gens tristes qui s'immortalisent en souriant.

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De même, droite et gauche sont "dépassées" et "dissoutes" dans une homogénéité bipolaire, articulée selon la désormais perfide alternance sans alternative d'une droite néolibérale peinte en bleu et d'une gauche néolibérale peinte en fuchsia. Ils ne se battent pas pour une idée différente et peut-être opposée de la réalité, fondée sur des ordres de valeurs différents et sur leurs Weltanschauungen irréconciliables. Au contraire, ils rivalisent pour réaliser la même idée de la réalité, celle décidée souverainement par le marché et le bloc oligarchique néolibéral, par rapport à laquelle ils jouent désormais le rôle de simples majordomes, bien que dans une livrée de couleur différente. Au sommet, sur la passerelle de contrôle, il y a une nouvelle classe post-bourgeoise et post-prolétarienne, qui n'est ni de droite ni de gauche, ni bourgeoise ni prolétarienne. C'est la classe du patriciat financier cosmopolite qui, plus précisément, est de droite en économie (compétitivité sans frontières et marchandisation intégrale du monde), de centre en politique (alternance sans alternative du centre-droit et du centre-gauche également néolibéraux), et de gauche en culture (ouverture, dérégulation anthropologique et progressisme comme philosophie du plus jamais ça).

En bref, la transition vers la nouvelle figure du capitalisme absolu-totalitaire se développe le long d'une trajectoire qui nous suit de 1968 au nouveau millénaire, en franchissant la date fondatrice de 1989. En effet, de 1968 à nos jours, le capitalisme a dialectiquement "surmonté" (aufgehoben) la contradiction qu'il avait lui-même provoquée dans la phase antithétique-dialectique, représentée par le double nœud d'opposition entre bourgeoisie et prolétariat, et entre droite et gauche. Ainsi, le capitalisme actuel absolu-totalitaire se caractérise: d'une part, par l'éclipse du lien symbiotique entre les deux instances de la "conscience malheureuse" bourgeoise et des "luttes pour la reconnaissance du travail servile" prolétariennes ; et d'autre part, par l'élimination de la polarité entre la droite et la gauche, désormais convertie en deux ailes de l'aigle néolibéral. Le turbo-capital a "dépassé" ces antithèses, propres au moment de l'"immense puissance du négatif" (c'est-à-dire de l'être-autre-de-soi), et les a "subsumées" sous lui-même, en reconquérant sa propre identité avec lui-même à un niveau plus élevé que dans la phase thétique, comme le fruit du passage par son propre auto-étranglement.

samedi, 13 janvier 2024

Sentiment d'appartenance ou citoyenneté mondiale. Le défi de l'avenir

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Sentiment d'appartenance ou citoyenneté mondiale. Le défi de l'avenir

Source: https://electomagazine.it/appartenenza-contro-cittadini-del-mondo-la-sfida-del-futuro/

Citoyens du monde contre sentiment d'appartenance. Une confrontation qui reste sous le radar mais qui devient de plus en plus décisive pour l'avenir de la planète. Même si, du moins en apparence, le destin semble scellé. L'analyse de Gennaro Malgieri, publiée ici il y a quelques jours, concernant la pensée unique de plus en plus obligatoire, aboutit à une solution qui semble définitive: plus personne n'appartient à rien ni à personne et tout le monde est un citoyen identique d'un monde dépourvu de couleurs, de cultures et de langues.

Cela justifie le droit d'émigrer où l'on veut et l'annulation du droit de n'accueillir que ceux que l'on veut chez soi, sur sa propre terre. Car il n'y aura plus de terre à soi, de maison à soi, de culture à soi à défendre. L'Italie, bien sûr, est à l'avant-garde de ce changement. En revanche, le modèle de référence est celui des États-Unis, où les autochtones ont été exterminés (peut-on le dire, ou bien Netanyahou et les journalistes italiens protesteront-ils?) pour être remplacés par des déracinés venus du monde entier.

Avec pour résultat merveilleux des guerres féroces entre bandes ethniques, des massacres perpétrés par des fous en constante augmentation, une détresse mentale des jeunes à des niveaux jusqu'ici inimaginables. Mais le tout protégé par le politiquement correct.

Et par l'omertà d'un journalisme italien qui apprécie même tout étron à condition que l'on dise qu'il s'agit de chocolat américain. Et qui, au contraire, est prêt à condamner avec une indignation suprême toute manifestation d'un intolérable sentiment d'appartenance. Partout sur la planète sauf, bien sûr, aux Etats-Unis. Donc guerre sans répit contre les pan-asiatiques, contre les eurasiens, contre les panturquistes. Iperborea publie la délicate nouvelle de Gunnar Gunnarsson "Le berger d'Islande" et aussitôt un critique italien en profite pour attaquer le pan-scandinavisme de l'écrivain islandais. Chaque fois que le mot "pan" apparaît, les commentateurs politiquement corrects crient au nazisme. Pour Gunnarsson, pour Poutine, pour Erdogan. Et même pour Modi, qui n'a aucune ambition expansionniste pour l'Inde mais qui défend obstinément l'âme de son pays.

Sans oublier, bien sûr, les tentatives d'alliances entre pays d'Amérique latine. Parce que les accords économiques, c'est bien, à condition qu'ils impliquent aussi les atlantistes, mais les alliances sur des bases ethniques, linguistiques, religieuses, culturelles, c'est interdit. Parce que les citoyens du monde risqueraient de ne plus pouvoir imposer la seule culture acceptée: celle des multinationales.

La pensée unique tue les peuples par imbécillité

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La pensée unique tue les peuples par imbécillité

Gennaro Malgieri

Source: https://electomagazine.it/il-pensiero-unico-uccide-i-popoli-attraverso-limbecillita/

Une sorte de lèpre intellectuelle infecte l'opinion publique mondiale depuis au moins deux décennies, après s'être manifestée discrètement: la pensée unique. Il n'a jamais été facile de la définir, mais le recours aux catégories du conformisme culturel et de l'homologation comportementale, ainsi qu'à l'intrusion du mercantilisme et de ses dérivés consuméristes, explique peut-être quelque chose, même si ce n'est pas l'essence profonde qu'il s'agit de toucher.

C'est-à-dire "vécue" sur le mode du ressenti des individus et des collectivités perdus dans une poussière de plus en plus épaisse qui masque la réalité effective et la rend délavée, donc fausse dans sa perception universelle au profit des "maîtres" des mentalités qui, de manière tout à fait occulte, perpétuent la supercherie de la transposition de l'image de l'homme à l'image de l'homme, perpétuent l'imposture de la transposition de la vérité dans un univers construit à leur image, à leur ressemblance et à leur intérêt afin de dominer l'humanité en la soumettant à une sorte de "virtualité" visant à considérer comme "licite" ce qui est décidé sur la base de logiques économiques et financières culturellement fonctionnelles à la finalité qu'ils se proposent.

Le résultat immédiat est l'annulation des différences, l'aplatissement sur des modèles pré-constitués qui - avec l'effondrement décisif de la rationalité - forment des univers parallèles dans lesquels la subversion de la compréhension de la réalité par le monde est imposée comme une "morale" objective. Et même les noms des choses, des espèces, des personnages vivants et apparents sont dépassés par une imposture colossale dont le but ultime est la destruction des distinctions et donc des civilisations, des cultures et des histoires. La pensée unique est le système le plus efficace pour tuer les peuples, exterminer leurs identités, annuler les origines et les racines.

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Dans un livre dense mais précieux, Politicamento Corretto. Storia di un'ideologia (Editions Marsilio), l'universitaire Eugenio Capozzi révèle les coordonnées du démantèlement systématique opéré par un mensonge devenu aujourd'hui l'idée-guide des États, des peuples et des nations à laquelle se dérobent les minorités, pas toujours aussi actives que la nécessité l'exigerait, en s'opposant à une gigantesque opération de subversion du sens commun au profit d'oligarques loin d'être évidents dont les terminaux opèrent dans l'industrie de la communication et vont jusqu'aux agences de formation et s'insinuent dans les parlements et les forces politiques.

L'orientation de la pensée unique est de conquérir le monde en le rendant perméable à une idée de l'égalitarisme qui compromet l'émergence de nouvelles élites, voire d'aristocraties de la pensée. La technologie joue un rôle décisif dans ce projet fondé sur le progressisme comme philosophie publique et fondement de la coexistence civile. L'incarnation, en somme, comme le dit Capozzi, du relativisme éthique auquel est soumise la grande majorité des individus, dont le "chiffre" commun est essentiellement l'ignorance.

Et c'est pour cette raison que l'industrie culturelle - soumise aux desseins de l'économie financière mondialiste - s'efforce de démanteler le passé, de mettre l'accent sur le présent et de fantasmer sur l'avenir, c'est-à-dire de se livrer à une opération d'annulation radicale de l'histoire qui n'est pas sans rappeler l'irruption des Lumières dans l'histoire de la pensée et le jacobinisme consécutif de la version politico-terroriste de cette idéologie selon laquelle l'histoire a commencé avec l'acquisition d'un "rationalisme obtus", c'est-à-dire accordé par les classes dirigeantes de l'époque, les philosophes révolutionnaires, athées et "immoralistes", aux peuples qui ont d'abord été les victimes involontaires de ce simulacre de liberté et qui l'ont ensuite adopté comme mode de vie.

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La pensée unique a réduit la littérature, l'art, la poésie, la philosophie, les coutumes et la langue à des oripeaux accessoires de modes d'expression visant à plaire à l'uniformité et à abandonner les différences culturelles. Symptomatique, à titre d'exemple, est l'hypocrisie des autorités qui craignent de montrer les produits de l'ingéniosité de leur civilisation à ceux qui nourrissent d'autres sensibilités légitimes. Grotesque et imbécile à la fois, le recouvrement des nus masculins et féminins des statues des musées du Capitole, en janvier 2016, pour ne pas "offenser" le président iranien Hassan Rouhani, par respect pour l'islamisme. Capozzi raconte, pour illustrer son propos, qu'un classique comme Huckleberry Finn de Mark Twain a récemment été publié par une maison d'édition américaine en remplaçant le mot nigger par black et slave, oubliant que "negro" ou "nègre" en français n'a jamais eu de connotation négative, à tel point qu'un grand homme d'État-intellectuel, doublé d'un poète extraordinaire, s'est vu confier la rédaction d'un livre sur la question, je veux évoquer Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal libre, qui inventa fièrement le terme de "négritude" pour définir l'identité africaine, sans renier la tradition latine dont son peuple était pourtant tributaire, ce qui lui valut non seulement l'affection des Sénégalais (l'un des rares dirigeants africains jamais remis en cause) mais aussi une place à l'Académie française.

L'imbécillité fait plus mal que les baïonnettes, a dit quelqu'un. Mais sur l'imbécillité s'est construit un système, sinon un système spéculatif de domination certainement. Le système de la pensée unique, précisément. Une tendance, comme le souligne Capozzi, qui se fonde sur la censure préventive et "conduit à des résultats parfois grotesques lorsqu'elle devient une forme de protection préventive de la part des autorités ou des institutions publiques, même contre la simple possibilité de publier des contenus offensants dans n'importe quel forum".

Les expressions "politiquement correct" et "correction politique" se sont imposées dans le débat public occidental à partir des États-Unis, contaminant d'abord l'ensemble du monde anglo-saxon, puis se propageant à l'autre bout du monde jusqu'à l'extrême Orient, comme le Japon où la dénaturation d'une grande tradition culturelle s'est produite parallèlement à la décadence de coutumes qui ont pris des modulations occidentalistes grotesques.

Le progressisme est donc l'essence de la pensée unique. Son principal ennemi est la Tradition, terrible évocation, selon les "novistes", d'époques brutales, bestiales, synonymes d'irrationalité où Dieu, le sacré, la famille, la communauté, les hiérarchies, le respect, la loyauté, la recherche du bien commun connotaient incontestablement des sociétés saines, bien que non exemptes de crises de légitimité internes et d'agressions externes militaires puis culturelles.

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Une société, la traditionnelle, tendue vers un ordre qui se concrétise dans des formes politico-institutionnelles que l'on pourrait résumer dans la formule de "l'Etat organique" où le peuple et les aristocrates sont moins éloignés que le "politiquement correct" ne le laisse croire en relisant l'histoire de Rome ou de la Grèce ou de Sparte. C'est la négation de la sécularisation - trait essentiel de la modernité - au profit d'une tension vers le sacré qui caractérise les sociétés traditionnelles. Et les différences qualitatives et de genre constituaient la richesse de ce monde euro-méditerranéen, pour rester proche de notre histoire, qui aujourd'hui sont latentes dans la forme, mais ont pris des traits qui dépassent la connotation spirituelle de l'antiquité pour se présenter avec le voile des fausses ambitions, nous faisant croire que nous sommes tous égaux non pas devant la loi, mais devant la "seule" loi reconnaissable, celle du marché.

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Dommage que tout le monde ne puisse s'y conformer... Giovanni Sessa, spécialiste de philosophie politique et l'un des intellectuels les plus pointus dans le décryptage des déformations de la modernité, a écrit un livre agile et agréable à lire, simplement intitulé Tradizione. Demitizzare la modernità  (édité par "Nazione Futura") dans lequel il saisit les antinomies irréconciliables par rapport à la pensée unique. Et les profondes différences se manifestent aussi avec l'âme rationaliste qui en constitue le fondement.

C'est donc vers le monde de la Tradition, avec ses valeurs, que la pensée unique - démolisseuse des éléments cités plus haut, à commencer par la centralité et l'unicité de la personne - se tourne pour l'enfoncer définitivement à travers l'éducation, les technologies de masse, les visions massifiantes (diversement colorées) d'une humanité en perdition, en délire devant les gadgets éphémères de la modernité. Et c'est une humanité dépourvue de toute perspective historique, contrairement au monde de la Tradition, donc soumise à l'état de nature et régie par la nécessité économique dans laquelle sombre son destin.

C'est pourquoi tout aujourd'hui est liquide, transitoire, provisoire, précaire. Une sorte de totalitarisme du néant, aussi "doux" que peut l'être une technique qui se satisfait de caresser sournoisement ceux qu'elle veut soumettre. Sessa affirme que le monde de la Tradition - aussi lointain soit-il - peut être une réponse efficace au déracinement contemporain, à la pensée unique. Et il écrit : "Regarder la Tradition, d'un point de vue politique, implique d'adopter une position critique à l'égard des totalitarismes modernes, dans leurs différentes variantes, ainsi qu'à l'égard de la gouvernance, le nouveau régime qui s'impose, comme une expropriation des identités culturelles et politiques, une négation de la souveraineté populaire et le bras administratif d'oligarchies transnationales.

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Le projet néo-lumières, pour triomphant qu'il soit dans les formes exprimées par la pensée unique, n'en montre pas moins sa faiblesse, comme l'illustre Sessa. Il est destiné à se manifester d'autant plus que les peuples sont insatisfaits de modèles qui les homogénéisent et, de manière décisive, les rendent moins libres, même si, en apparence, il semble que ce soit le contraire. Curieusement, c'est le monde occidental qui évite de reprendre possession de cette "pensée critique" qui est dans sa nature historique et qui rejette la Tradition, avec tout ce qu'elle signifie, comme étoile polaire pour réorganiser une communauté d'hommes, de nations et d'États qui réponde d'abord en termes culturels aux grandes épreuves du 21ème siècle. Un siècle qui, comme l'avait prévenu André Malraux, sera religieux ou ne sera pas. Ici, la récupération et la contestation ne peuvent réussir que si le sacré revient s'immiscer dans la vie des gens. Au-delà des flatteries de la post-modernité.

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L'homme inutile et l'arche de l'oligarchie

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L'homme inutile et l'arche de l'oligarchie

par Roberto Pecchioli

Source : EreticaMente & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/l-uomo-inutile-e-l-arca-dell-oligarchia

Le mensonge le plus stupide répandu par le système est que ses opposants sont des comploteurs, des paranoïaques qui inventent des intrigues et des conspirations, convaincus par faiblesse mentale que la main invisible d'un Spectre planétaire est à l'origine de chaque événement. Ce ne sont pas les sujets qui manquent, mais la vérité est qu'il n'y a ni complot ni machination. Les actions, les cibles, les instruments, les agents du pouvoir sont là, au vu et au su de tous. Ils ressemblent à un jeu de la Settimana Enigmistica, la page blanche avec des points qu'il appartient au lecteur d'assembler pour composer l'image. Nos "supérieurs" nous disent tout : à nous d'assembler les faits et les mots.

Dès les années 1950, à l'aube de la révolution technologique, Günther Anders écrivait que l'homme était dépassé. Son intelligence n'est plus à la hauteur des innovations technologiques, des découvertes qui révèlent l'insuffisance de l'homo sapiens. Anders appelait le fossé grandissant entre l'homme et la machine le "fossé prométhéen". Des décennies plus tard, la volonté de transcender l'homme au point de le remplacer par un appareil artificiel est évidente. Les robots, les nanotechnologies, l'essor de l'intelligence artificielle, le cyberhomme hybridé avec la machine sont des réalités. Difficile, pour beaucoup, de saisir le sens d'une reconfiguration aussi gigantesque, la plus grande, la plus définitive des remises à zéro.

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L'idéologie des élites n'est pas seulement le libéralisme mondialiste tendant à la privatisation du monde et à l'unification planétaire sous la domination d'une oligarchie maîtresse de tous les moyens. Le véritable objectif est le transhumanisme, c'est-à-dire la volonté de dépasser l'homme créature en changeant irrémédiablement sa nature biologique. L'écrivain a analysé tout cela dans un livre, L'uomo transumano - récemment publié par Arianna Editrice - dont le sous-titre, La fine dell'uomo (La fin de l'homme), a fait l'objet d'un désaccord avec l'éditeur. Nous aurions préféré que le point d'interrogation donne de l'espoir, qu'il indique une possibilité, qu'il laisse la porte ouverte à la réfutation. Il faut se ranger à l'avis du marketing : en effet, la fin de l'homme - homo sapiens sapiens, l'espèce à laquelle nous appartenons - est proche. Les porte-parole des maîtres universels nous le disent clairement. L'homme archaïque d'Anders est désormais "inutile", selon les termes de Yuval Harari, intellectuel majeur et porte-parole du Forum de Davos, transhumaniste, auteur du best-seller Homo Deus, dont le titre est un programme idéologique précis.

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Harari est lui-même un produit transhumain: homme de confiance des seigneurs du monde, israélo-américain, athée, homosexuel (humanité inversée, stérile...). Il fait partie de ceux que la coupole désigne pour élaborer des idées et diffuser la parole des supérieurs à l'homme d'autrefois, à petites doses ciblées. Il faut s'y faire. Tant pis pour nous si nous ne comprenons pas : ils nous ont mis au parfum. L'homo deus, qui refait la création imparfaite et se met à la place de Dieu, de la nature ou de l'évolution - vieille utopie gnostique résurgente - ce n'est pas nous. C'est "eux", les illuminati, qui s'arrogent non seulement la direction de l'humanité, mais même la propriété des humains.

Dans une récente interview accordée au média suisse Uncut-news.ch, Harari a lâché l'ultime bombe, pour autant que nous ayons encore les outils cognitifs pour la reconnaître : l'homme ordinaire - une grande partie de l'humanité - est "inutile". Il faut donc s'en débarrasser. L'image qu'il utilise est biblique : "lorsque le déluge viendra, l'élite construira l'arche de Noé et la classe des inutiles (moi, vous, amis, enfants et petits-enfants) se noiera". Paranoïa, indication de problèmes psychiatriques ? Pas si la voix est celle des grillons parlants de Davos, traduits dans toutes les langues pour éduquer la future transhumanité.

Ainsi parle Harari, le techno-Zarathoustra. "Le monde connaît une profonde mutation : l'intelligence artificielle joue un rôle de plus en plus important. Quel en est l'impact ? L'idée que les êtres humains ont une âme ou un esprit et un libre arbitre est révolue". On ne connaît pas de matérialisme plus absolu, glacial et inhumain que celui distillé par les ventriloques de lorsignori. Ils prédisent (ou savent...) que l'humanité sera divisée en castes biologiques. Au lieu d'une humanité, il y en aura plusieurs. Le résultat est que la plupart des gens deviennent "économiquement inutiles" et "politiquement impuissants".

Nos maîtres nous qualifient d'"inutiles", c'est-à-dire de non utiles ; nous ne servons pas leurs objectifs, les seuls qui vaillent la peine d'être poursuivis. L'utilité a été déclinée dans un sens purement économique : des bras à exploiter, des cerveaux à presser. Fin : ils ont des robots, des Chatbox d'Intelligence Artificielle. À quoi sert l'être humain obsolète, malade, pleurnichard, détenteur des "droits" qu'ils proclament ? À polluer Gaïa, une planète qui leur appartient. "Nous voyons déjà les premiers signes d'une nouvelle classe de personnes, la classe des inutiles, ceux qui n'ont aucune compétence à utiliser dans la nouvelle économie". Il ne reste plus qu'à s'en débarrasser en les supprimant. "La révolution de l'intelligence artificielle est en marche, créant une classe sans utilité militaire ou économique et donc sans pouvoir politique. Puisque nos bras et nos cerveaux - les miens, les vôtres - n'ont plus de raison d'être, il faut, selon Harari, se contenter de drogues et de jeux vidéo. Non, merci, à l'inculture du gaspillage.

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La prophétie est précise. Lorsque le déluge arrivera, les scientifiques construiront une arche de Noé pour l'élite et les autres se noieront. Le déluge pourrait être une guerre nucléaire - les prémisses sont là - ou une nouvelle pandémie. Les tests ont très bien fonctionné et l'Organisation mondiale de la santé aura bientôt des pouvoirs directs sur les États-nations archaïques. Ou une famine, que l'Occident suicidaire prépare en interdisant les cultures et l'élevage sous l'alibi du changement climatique. La région d'Émilie-Romagne paie les agriculteurs pour qu'ils ne travaillent pas leurs terres. Le déluge prend la forme d'une bruine constante: l'appel à une sexualité compulsive mais stérile (homosexualité, idéologie du genre), la diffusion de modèles de vie dont les enfants sont exclus, c'est-à-dire la transmission de la vie. Ces jours-ci, la secrétaire "fluide" du DP, porte-parole des destins magnifiques et des progressistes, s'est élevée contre le désir de maternité.

Avec beaucoup d'emphase, on célèbre un avenir dans lequel les êtres humains (survivants) ne seront plus conçus et mis au monde naturellement. Le dépassement de l'humain est présenté comme une libération pour les femmes. Pour l'homme, plus inutile que désuet, vient la pilule qui stérilise. Plus de progrès : voici un moyen de vivre autrement les relations sexuelles et sentimentales. La pluie devient un déluge dans les régions les plus avancées du monde. Avancée vers la fin...

Un nouveau droit inversé s'impose : non plus le droit à la vie, mais à la mort déclarée, pour les malades, les vieillards, les dépressifs, les pauvres. L'armée des inutiles doit avancer sereinement vers son anéantissement, calme, posée : c'est son "intérêt supérieur", comme l'interdiction de soigner le petit Indy. Si notre intérêt est déterminé par quelqu'un d'autre, nous ne sommes pas libres et nous avons perdu la propriété de nous-mêmes, corps et âme.

C'est ce que veulent les danseurs de Harari. Réfléchissons-y. Et surtout, débarrassons-nous des schémas mentaux qui rendent hégémoniques l'acceptation préjudiciable de tout changement, le déterminisme positiviste-idéaliste selon lequel l'histoire serait inévitablement tournée vers le progrès et toute transformation serait une évolution positive. Comment concilier tout cela avec l'inutilité de la majorité de l'humanité, appelée à disparaître parce qu'inutile dans le système trans et inhumain voulu d'en haut, dépasse notre entendement. La pensée magique croit à la répétition et à l'abolition du jugement critique.

Pour Harari et le Dominion, l'humanité est un "algorithme obsolète". Après tout, quelle est la supériorité des humains sur les poules, dit le théoricien de l'humain inutile, si ce n'est que l'information circule en nous selon des schémas plus complexes ? Les poules traitent plus d'informations visuelles que nous, les humains, mais elles ne peindront jamais la Chapelle Sixtine. La dérive anti-humaine des tendances et des croyances, dont les conséquences sont le nihilisme et le mécanisme, est inquiétante. Tout ordre, toute vérité, toute beauté, est une construction sociale, la personne humaine n'est qu'une série d'algorithmes contenus dans une masse biochimique.

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Ainsi, la vie devient disponible, modifiable. De manipulation en manipulation, de bidouillage en bidouillage, l'homme devient autre que lui-même dans un parcours toujours en cours : le transhumain se coule dans le posthumain et l'antihumain. Selon la vulgate transhumaniste, dans cinquante ans, les humains "feront tous partie d'un réseau doté d'un système immunitaire central". Suit la menace : "Vous ne pourrez pas survivre si vous n'êtes pas connecté". L'oligarchie sera une sorte de Dieu et l'homo sapiens perdra le contrôle de sa vie.

La suite est la répétition du mantra élitiste de la "surpopulation à combattre". Ils préparent le déluge et nous préviennent. Entre-temps, ils doivent nous convaincre que c'est pour notre bien. Harari affirme dans From Animals to Gods qu'"il ne semble pas y avoir d'obstacle technique insurmontable à la production de surhommes. Les principaux obstacles sont les objections éthiques et politiques qui ont ralenti le rythme de la recherche humaine. Et aussi convaincants que soient les arguments éthiques, on voit mal comment ils pourraient résister longtemps à l'étape suivante, surtout lorsque l'enjeu est la possibilité de prolonger indéfiniment la vie humaine, de vaincre des maladies incurables et d'améliorer nos capacités cognitives et mentales". L'appât est la santé, mais le but est la mort.

À Davos, la montagne enchantée de l'Agenda 2030 transhumain, Harari l'a exprimé en ces termes : "La science remplace l'évolution par la sélection naturelle par l'évolution par le dessein intelligent. Il ne s'agit pas du dessein intelligent d'un Dieu au-delà des nuages, mais de NOTRE dessein intelligent, celui de nos nuages (les nuages informatiques, ndlr), les nuages d'IBM et de Microsoft. Ce sont ces nuages qui conduiront notre évolution". Les applaudissements nourris des présents - tous membres éminents des oligarchies économiques, financières, technologiques et politiques - montrent ce qu'est la pensée dominante, le matérialisme grossier qui l'anime, le délire de la toute-puissance convaincue d'avoir détrôné et remplacé Dieu.

Pour le dôme du pouvoir, ivre d'hybris, l'humanité future transhumaine, anthropologiquement et ontologiquement différente de l'ancienne, a besoin d'une éclaircie drastique. Harari a la vertu de la franchise. La plupart des gens sont "inutiles", ne sont plus "nécessaires". Nous sommes obsolètes, excédentaires, un obstacle à résoudre. Un frisson me parcourt l'échine. "Nous n'aurons tout simplement plus besoin de la grande majorité de la population, car l'avenir prévoit le développement de technologies toujours plus sophistiquées, telles que l'intelligence artificielle [et] la bio-ingénierie."

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Ceux qui ne peuvent plus trouver de travail en raison de l'automatisation croissante n'apportent rien à la société, ils ne sont plus nécessaires, ils ne font pas partie de l'avenir. Pour l'élite transhumaniste, la valeur de la personne humaine réside uniquement dans son utilité économique. L'homme est un animal à l'intelligence plus raffinée, un être purement biologique et corporel que l'on peut manipuler, sélectionner, modifier génétiquement, hybrider et finalement abattre pour les "têtes de l'humanité" en surnombre.

Même la fierté des "droits de l'homme" de l'homme occidental est battue en brèche. Pour les transhumanistes, il s'agit de mythes dénués de sens au niveau biologique, d'une histoire inventée, d'un récit, comme Dieu, le droit à la vie, la liberté, etc. Bien qu'importants dans certains contextes historiques, ils deviendront totalement insignifiants. L'agenda de la Grande Réinitialisation (grand effacement...) n'est rien d'autre que la mise en place progressive d'un gouvernement mondial technocratique basé sur le dépassement de l'humain (solve) et la création d'un monde entièrement nouveau (coagula), dans lequel c'est la machine qui domine l'humanité.

Les propos de Yuval Harari dans Homo Deus sont exemplaires. "Aujourd'hui, l'humanité est prête à substituer la sélection naturelle à la conception intelligente et à étendre la vie au-delà de l'organique, dans le domaine de l'inorganique. Au lieu que l'homme crée une nouvelle technologie, la technologie crée une nouvelle humanité". Et elle la détruit en la rendant inutile pour les desseins de quelques maîtres fous de tout. Si cela nous plaît, nous nous taisons ou nous pensons que cela ne nous concerne pas. Si cela nous fait peur, ce qui est normal, ne soyons pas des autruches en enfouissant notre tête dans le sol. Construisons l'arche des hommes, chassons ceux qui veulent notre mort et nous le disent sans honte. Sinon, ils auront raison : l'homo sapiens ne méritera pas de survivre.

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dimanche, 07 janvier 2024

Le peuple russe et l'État russe dans l'avenir (dans la logique de Hegel)

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Le peuple russe et l'État russe dans l'avenir (dans la logique de Hegel)

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/article/russkiy-narod-i-russkoe-gosudarstvo-v-budushchem-v-logike-gegelya

Dans la philosophie politique de Hegel [1], il y a une transition cruciale en ce qui concerne l'établissement de l'État (der Staat). Heidegger, dans son plan de cours sur Hegel [2], s'attarde sur la terminologie même de Staat - stato - statut. Il est basé sur la racine latine stare - se tenir, mettre, établir. En russe, État vient du mot "souverain", c'est-à-dire seigneur, maître. Si, en latin et dans ses dérivés, l'accent est mis sur l'acte d'établissement - l'État est quelque chose d'établi (artificiellement), de posé, de construit, de créé, d'érigé, d'installé -, dans les langues slaves, il n'indique que le fait d'un pouvoir suprême - seigneurial. Et comme, dans la tradition slave, le seigneur était en même temps un juge, le mot fait référence au tribunal - go-sud-arj, ce qui apparaît clairement dans l'adresse polie russe dérivée de souverain - "juge". Le pouvoir juge, celui qui juge est le pouvoir. L'État est la zone de ses possessions, ce qui est en son pouvoir, ce qu'il détient et maintient en tant qu'autocrate. D'où le pouvoir.

La distinction même des concepts correspond à la distinction, beaucoup plus profonde, que fait Hegel entre l'"ancien état" ("imperfect - unvolkommener Staat - state") et le "nouvel état", le "véritable état". L'ancien État est précisément la possession, la domination, dans la limite négative, la tyrannie. Il est construit autour de l'élément réel du pouvoir, autour de l'axe vertical ordre-subordination. Bien qu'il y ait ici certaines nuances.

Parmi les "vieux États", Hegel distingue plusieurs types :

    - Le type oriental (despotisme rigide, fossilisation) ;

    - Type grec (première tentative de donner au pouvoir dans l'empire d'Alexandre un sens philosophique unificateur, mais on en arrive encore au despotisme);

    - type romain (formalisation extrême du droit privé, séparation des pouvoirs, cycles changeants de despotisme des autorités et de despotisme de la foule).

9782080235510.jpgLe Staat au sens propre est autre chose. C'est un "nouvel État". En lui, le fait de son établissement, de sa constitution, de sa création est fondamental. Le Staat est un moment de l'Esprit, pleinement réalisé et conscient de lui-même. Autre définition : "l'État est la procession de Dieu dans le monde" [3] (der Gang Gottes in der Welt). Ou:

Dans le système hégélien, l'État est considéré comme un produit de la conscience de soi. L'État en tant que Staat est l'expression du degré de concentration de la réalisation, c'est-à-dire un phénomène philosophique. Nous voyons ici une consonance avec l'"État" de Platon. Le Staat est le πολιτεία de Platon, mais pas tout à fait la Res Publica, bien qu'il y ait aussi quelque chose d'important pour Hegel dans cette traduction. L'État n'est institué que par les philosophes, c'est-à-dire par ceux en qui la conscience de soi de la société atteint son point culminant. Mais les philosophes expriment le mouvement même de Dieu dans le monde, qui se manifeste à travers une série de liens dialectiques, y compris les moments de la conscience de soi du peuple.

L'État, selon Hegel, appartient à la sphère de la moralité (Sittlichkeit). L'ensemble de cette sphère se décompose en deux séries de moments dialectiques :

thèse - famille

antithèse - société civile

synthèse - Etat (Staat)

thèse - État (Staat)

antithèse - relations internationales

synthèse - empire mondial              

L'État est l'élément commun aux deux séries, leur centre. Dans la première série, il correspond à la synthèse, dans la seconde à la thèse. Et la synthèse de la deuxième série est le super-État - l'Empire, où l'Esprit atteint le stade de l'Absolu (universel, Idée universelle). C'est là que s'achève l'histoire, en tant que séquence du déploiement de l'Esprit et de son accession à un nom propre. L'État est donc le membre intermédiaire entre la famille et la "fin de l'histoire".

Dans la philosophie du droit, cette étape est précédée de deux autres séries: le droit abstrait et la morale. Le droit établit l'idée de l'individu et la morale celle du sujet. L'individu, cependant, ne devient un esprit que dans le domaine de la morale.

9782080413574.jpgLe sujet spirituel se réalise à travers la théorie et la pratique de la famille. Dans la famille, l'Esprit réalisé devient d'abord lui-même. L'individu dans la famille se révèle comme l'expression d'une Idée concrète. Il est plus qu'un individu, et sa moralité (Hegel entend par là la capacité de prendre une distance critique par rapport à la loi formelle) s'exprime en pratique dans le soin du tout qu'est la famille.

Mais une société qui vit sur la base de la famille (agraire, patriarcale) n'est pas encore une nation ou un État au sens hégélien. La famille ne peut être mise à l'échelle linéaire de la famille des familles, c'est-à-dire de l'État, tant qu'elle n'a pas parcouru tout le chemin de la dialectique. Ce n'est que dans l'"ancien État" (et non dans le Staat) qu'il existe une société de familles. Elle représente généralement les classes inférieures dans les conditions du monde de la vie. Mais ce monde de la vie n'est pas animal, il est moral, car la famille est animée par l'Esprit, et c'est en elle qu'elle s'exprime. Le pouvoir n'appartient pas à la projection ascendante des familles, mais aux représentants de l'élite, qui se sont retrouvés dans leur position selon une logique complètement différente. Ludwig Gumplowicz [4] décrit cette situation comme le résultat d'une "lutte raciale", en considérant les "races" comme les porteurs de différentes cultures ethniques. Les plus forts subjuguent les plus faibles. C'est ainsi que se forment les vieux États, les despotismes, les tyrannies, les principautés (pas le Staat). Dans ces systèmes, les familles et les dirigeants vivent dans des mondes parallèles, ne se comprenant pas, ne réalisant pas clairement la nature de leur lien et la nature de ce qui les unit.

Dans la pratique, cette distinction entre famille et pouvoir était particulièrement caractéristique de l'Europe de l'Est et, dans une plus large mesure encore, de la Russie tsariste. Ernest Gellner [5] a résumé ce type de société par le nom d'un pays fictif et "agraire". Dans l'Europe occidentale de l'époque moderne, l'équilibre commence à se modifier. Hegel résume la nature des changements par le terme "Lumières" (Aufklärung). Il s'agit d'un point crucial de sa dialectique.

Au cours du siècle des Lumières, une nouvelle forme de société civile (bürgerliche Gesellschaft) émerge en Europe occidentale. Ce phénomène correspond à la démocratie bourgeoise et au capitalisme. Gellner appelle ce pays "Industrie" de manière généralisée. Selon Hegel, ce phénomène repose principalement sur la désintégration de la famille, l'individualisme et l'acquisition d'une conscience sociale aiguë. C'est la phase de l'antithèse, la suppression de la famille. La société civile est mauvaise en soi, mais elle est nécessaire dans la structure dialectique du déploiement de l'Esprit. L'Esprit doit passer par cette phase pour atteindre un nouveau niveau. La famille se désintègre en tant qu'unité collective pour laisser place au citoyen. En lui, la personne de la loi abstraite, le sujet moral et le père de famille sont présents, mais sous une forme retirée. Ils ne le définissent pas. Ce sont ses droits et libertés sociopolitiques qui le définissent. C'est le libéralisme.

Et ce n'est que maintenant que nous arrivons au "nouvel État", c'est-à-dire au Staat, tel que le concevait Hegel.

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Plus important encore: selon Hegel, l'État est le moment du dépassement, de la suppression de la société civile. L'État réel ne peut pas être bourgeois, il est toujours super-bourgeois. Son but ne devrait pas être de servir les individus de la société civile, de garantir ou de protéger leur bien-être ou leurs libertés. Hegel écrit:

"Dans la liberté, il faut procéder non pas à partir de la singularité, non pas à partir d'une conscience de soi singulière, mais seulement à partir de son essence, car cette essence, qu'on en soit conscient ou non, se réalise comme une force indépendante dans laquelle les individus séparés ne sont que des moments [6]".

L'État devient lui-même lorsque la société civile est complètement dépassée (quand elle est supprimée) et que le citoyen (Bürger) est finalement et irréversiblement aboli, transformé en quelque chose d'autre. Historiquement, l'État n'a pas été créé par les familles ni par la bourgeoisie (industrielle ou commerciale ou ses prototypes), mais par un domaine spécial - le domaine du courage [7] (der Stand der Tapferkeit), comme l'appelle Hegel.

Contrairement à l'émergence des anciens États, cela ne se produit pas en vertu d'une nation plus puissante et guerrière qui en soumet une autre, plus faible et plus pacifique, ou par quelque autre méthode d'usurpation du pouvoir par un tyran ou un groupe oligarchique, mais en vertu du fait que les membres de la société civile dans laquelle le mouvement de l'Esprit qui se connaît lui-même aura lieu réaliseront l'impasse qu'est le libéralisme, mais ne reviendront pas simplement à la famille (la thèse), mais surmonteront l'antithèse (eux-mêmes en tant que libéraux) par la synthèse. Cette synthèse est l'établissement de l'État en tant que Staat. Ici, comme dans la famille, l'homme sacrifie sa liberté formelle et morale au nom d'une moralité supérieure. Mais il est désormais uni non seulement à la famille, mais aussi à l'État, qui est sa mission, son être et son destin.

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C'est alors que la société civile devient un peuple (Volk). La pluralité des familles n'est pas encore un peuple. La société civile composée d'individus (c'est le demos) n'est pas non plus un peuple. La société devient un peuple lorsque l'Esprit qui l'habite parvient à dépasser le libéralisme et est prêt à établir un État (Staat).

Il est important que dans cette compréhension de Hegel la catégorie de peuple (Volk) soit très proche du terme λαός, que j'utilise dans "Ethnosociologie" [8]. [8]. Volk est un peuple construit dans un ordre raisonnable. Ce n'est pas une foule, c'est une armée. D'où le mot slave "régiment", formé précisément à partir de l'allemand Volk. La société civile cesse d'être un mouvement chaotique de bourgeois à la recherche du profit individuel. La société des marchands se transforme en une société de héros (selon Sombart [9]), en une "classe de bravoure". Le peuple en tant que société de héros crée l'État. Hegel souligne en particulier "le droit des héros à fonder l'État" [10] (das Heroenrecht zur Stiftung von Staaten).

Si nous suivons Hegel à la lettre, nous parviendrons à la conclusion intéressante que, jusqu'à présent, l'État au sens où il l'entend (Staat) n'a jamais été véritablement créé. Tout ce que nous avons vu dans l'histoire n'est qu'une approximation plus ou moins grande du Staat, et le plus souvent il s'agit d'États qui sont des tyrannies ou des despotismes, ou au contraire des républiques chaotiques atomisées par la société civile, le demos, qui ne communiquent rien sur la nature spirituelle du pouvoir.

L'État véritable et définitif appartient donc à l'avenir.

Appliquons ce modèle à l'histoire russe. Évidemment, au sens strictement hégélien, les Russes n'ont jamais vraiment eu d'État (au sens de Staat). Historiquement, il y avait, d'une part, un "monde de familles (slaves)" et, d'autre part, une élite politique (presque toujours majoritairement étrangère - sarmate, scythe, varègue, mongole, européenne, juive, etc.). Les Russes n'avaient pas de société civile.

Néanmoins, depuis le 19ème siècle, on assiste à certaines tentatives de construction d'une telle société civile. Ce projet a débuté lorsque les Lumières européennes ont pénétré en Russie, mais jusqu'au 19ème siècle, il n'a touché que les élites. Au 19ème siècle, les Occidentalistes et les Slavophiles ont participé à ce projet. Les slavophiles s'inspiraient à bien des égards de Hegel, tout comme les Russes occidentalistes, marxistes et libéraux. D'où la "citoyenneté". En même temps, traduit en russe, l'allemand Bürgerlichkeit a cessé d'être fermement associé à bourgeoisie, qui a le même sens et la même étymologie, et a acquis un sens plus "élevé" mais moins correct. Le but des Lumières était de transformer le monde des familles en capitalistes individualistes aliénés, de créer une société de marchands. Il fallait détruire les familles et la paysannerie en tant que territoire des familles (et des communautés), en les transformant en un prolétariat atomisé. Tel était le point de vue des marxistes hégéliens. Les libéraux russes pensaient que la libération des paysans transformerait la population russe en une classe moyenne. Quant aux slavophiles, ils pensaient que le peuple russe devait affirmer son intégrité et sa conscience spirituelle et morale. C'est aussi le siècle des Lumières, mais en russe.

Dans le schéma hégélien :

    - les marxistes russes aspirent à une société civile avec une interprétation de classe corrigée ;    

    - les libéraux russes à la société civile ;    

    - et les slavophiles immédiatement à la phase suivante - au statut du peuple (Volk), celui-là même où la création de l'État en tant que Staat devrait avoir lieu (et certains slavophiles - Golokhvastov et Aksakov - ont proposé à cette fin à Alexandre II puis à Alexandre III de rétablir l'État russe par la convocation du Zemsky Sobor).

Les libéraux recherchaient l'antithèse classique de Hegel - la destruction des familles (communautés) et la promotion du capitalisme. Les marxistes pensent que le capitalisme existe déjà et qu'il doit être vaincu par la révolution prolétarienne. Quant aux slavophiles, ils pensaient que l'antithèse devait être immédiatement corrélée à la synthèse et que le peuple russe, déjà suffisamment imprégné des idées libérales des Lumières, devait passer le plus rapidement possible à la troisième phase, celle de la création de l'État.

Nous savons comment les choses se sont passées dans l'histoire russe. Les idées libérales ne sont pas restées longtemps à l'état pur, mais au lieu de les surmonter dans le peuple (Volk), la révolution d'octobre a eu lieu, qui a d'abord été considérée comme la première phase de la transition vers le communisme mondial - c'est-à-dire vers la "fin de l'histoire" au sens marxiste (hégélien de gauche) - sans l'État, dans un pur internationalisme prolétarien.

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Lorsque la révolution a eu lieu dans un seul pays, et même dans la Russie agraire sous-capitaliste (avec une société civile minimale), Lénine et Trotsky l'ont acceptée, mais les marxistes occidentaux, qui s'efforçaient de rester des marxistes orthodoxes, ne l'ont pas fait.

La suite est intéressante. C'est une chose de mener une révolution prolétarienne dans un pays où il n'y avait pas de prolétariat du tout, afin de commencer ensuite à soutenir le mouvement ouvrier en Europe et dans le monde entier à partir des positions gagnées, ce que Lénine et Trotsky étaient enclins à faire, et c'est tout à fait autre chose de construire le socialisme dans un seul pays - c'était tout à fait contraire au marxisme, quelle que soit l'interprétation que l'on en donne. Mais Staline s'est engagé dans cette voie. Et là, il était tout à fait en phase avec Hegel, et Hegel lui-même, et non avec son interprétation marxiste.

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Dans la pratique, Staline a commencé à construire l'État russe sur le dépassement de la société civile (qui existait pourtant nominalement). Ce moment de l'histoire a coïncidé avec l'émergence d'une nouvelle entité - non pas tant les familles et les communautés paysannes, mais le peuple soviétique, qui était pensé en étroite unité avec l'État. Selon Marx, le nouvel État (Staat) selon Hegel ne devrait pas exister du tout, et s'il existe, c'est uniquement en tant que sous-produit des premières sociétés capitalistes créant des nations temporaires dans le cadre de l'"industrie" (Gellner). Lénine, lui aussi, pensait que les États bourgeois passaient au stade de l'impérialisme et étaient voués à l'extinction. Le capitalisme est un phénomène universel et planétaire. Et la fin de l'histoire en tant que victoire du communisme dans le monde entier se produira indépendamment de la création d'États et de l'émergence de relations internationales entre eux, ce qui n'a pas grande importance et n'est qu'un détail insignifiant.

En cela, les communistes étaient d'accord avec les libéraux, la seule différence étant que les libéraux étaient convaincus que tout se terminerait au stade du capitalisme mondial, tandis que les communistes pensaient que ce stade serait suivi d'une révolution prolétarienne mondiale, qui établirait l'internationalisme prolétarien sur la base de l'internationalisme bourgeois.

Mais Staline et l'État soviétique qu'il a construit ne s'inscrivent pas dans ce schéma (à la fois communiste et libéral). En substance, l'URSS ressemblait au Staat de Hegel, tandis que le peuple soviétique ("soviétique" est le terme exact à employer dans le présent contexte, et non pas "russe" - comme l'était le monde des familles) était le Volk selon Hegel. Dans l'URSS en tant qu'État, on croyait en effet que la société civile (l'identité bourgeoise) avait été vaincue.

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Les relations internationales revêtent alors un caractère véritablement hégélien, puisque c'est la confrontation entre l'URSS et les pays occidentaux qui déterminera le type d'empire mondial (Reich) - communiste, nazi ou libéral - qui adviendra.

L'arrière-plan hégélien est encore plus évident dans le fascisme italien, où il a été conceptualisé par l'un de ses théoriciens, Giovanni Gentile [11], et dans le national-socialisme allemand (Julius Binder [12], Karl Larenz [13], Gerhardt Dulckeit [14]). C'est à travers le prisme de la philosophie du droit de Hegel que Martin Heidegger a conceptualisé le national-socialisme.

Dans le camp libéral, l'État apparaît sous l'influence des idées de Keynes et dans l'expérience américaine de la politique du New Deal de Roosevelt, mais il ne fait pas l'objet d'un développement théorique (les fascistes britanniques d'Oswald Mosley ne comptent pas dans ce contexte). Plus tard, à l'époque de la guerre froide, l'hégélien libéral Alexandre Kojève théorise la "fin de l'histoire" en tant que victoire de la société civile mondiale [15]. Et après l'effondrement de l'URSS, le philosophe politique américain Francis Fukuyama [16], développant les idées de Kojève, a écrit un programme manifeste sur la "fin de l'histoire" et la victoire planétaire du libéralisme. Mais cela n'a rien à voir avec l'État de Hegel, qui devrait être fondé sur le dépassement de la société civile, c'est-à-dire du capitalisme.

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Il est important de retracer le destin de la société soviétique où, selon Staline, la société civile doit être complètement dépassée. Tel était le sens de l'État soviétique (si nous le considérons dans une optique hégélienne). Mais l'effondrement de l'URSS et l'abandon de l'idéologie communiste ont montré que ce dépassement était une illusion. D'une part, Staline a effectivement contribué à la formation d'une société civile dans une coquille prolétarienne en URSS (le monde de la paysannerie et l'écoumène des familles ont été fondamentalement sapés, et la majorité de la population a été déplacée vers les villes - c'est-à-dire qu'elle est devenue "citadine", "citoyenne"), mais d'autre part, cette société civile, qui était presque inexistante dans la Russie tsariste avant la révolution, n'a pas été surmontée dans l'État. Cela devrait se produire (selon Hegel) lors du prochain cycle. Entre-temps, la société soviétique s'est effondrée précisément dans le capitalisme, l'État s'est affaibli autant que possible et a presque disparu dans les années 1990, et les idées libérales ont triomphé dans la Russie post-soviétique.

C'est précisément parce que l'État stalinien n'a pas été un véritable dépassement du capitalisme qu'il a été contraint de revenir à la phase précédente - purement nihiliste et libérale - afin de repartir du fond libéral.

Mais - et ceci est d'une importance cruciale - l'inclusion de la Russie post-soviétique dans le contexte libéral global et sa transformation en une société civile post-soviétique sont devenues l'élément le plus important dans la réalisation du scénario hégélien. Ce n'est qu'à ce moment-là que la société russe est devenue véritablement bourgeoise, ce qui signifie que le moment historique du dépassement de la bourgeoisie en faveur de l'institution du Staat peut finalement se produire.

En même temps, la Russie a, contre toute attente, conservé sa souveraineté politique, que l'Allemagne, par exemple, qui avait auparavant revendiqué, et avec non moins, sinon plus de raisons, de créer un État hégélien à part entière, a perdue après la Seconde Guerre mondiale.

Il ressort de cette analyse qu'au sens plein du terme, le peuple russe en tant que Volk hégélien ne peut devenir une réalité que dans l'avenir, un avenir dont nous nous sommes rapprochés. Et l'opposition à l'Occident libéral, qui ne deviendra pas (pour l'instant du moins) un État et un peuple, décomposant les familles dans la version extrême de la société civile mondialiste, ajoute de l'énergie spirituelle interne aux Russes.

Hegel lui-même pensait qu'à la "fin de l'histoire", la mission de devenir l'expression de l'idée universelle, c'est-à-dire l'Empire mondial, revenait aux Allemands. Il prévoyait la création d'une monarchie constitutionnelle allemande sur la base de l'État prussien, ce qui s'est produit sous Bismarck et les Hohenzollern. Ensuite, grâce au système de relations internationales avec d'autres États et très probablement grâce à la métaphysique de la guerre, les Allemands sont destinés à devenir un "peuple historique mondial", fermant la chaîne des quatre empires historiques (déjà évoqués - oriental, grec et romain). Cette idée de l'importance historique mondiale de l'Allemagne et de son esprit, de sa place géographique et anthropologique dans l'histoire mondiale, a été développée plus tard au 20ème siècle par les révolutionnaires conservateurs Arthur Moeller van den Bruck [17] et Friedrich Hielscher [18]. Cependant, cette perspective a été retirée de l'ordre du jour ou reportée indéfiniment après la défaite de l'Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre mondiale. Après 1945, les Allemands ont de nouveau été rejetés dans la société civile, essentiellement sans le droit de s'engager dans la politique. L'établissement héroïque de l'État n'était plus possible dans leur cas. L'Allemagne est donc sortie de l'horizon hégélien de la lutte pour le sens de l'histoire mondiale, pour le cours de Dieu dans le monde.

Il est évident que les pays de l'Occident libéral, déjà en vertu de leur dévotion radicale à l'idéologie bourgeoise, au capitalisme et à la société civile, ne contiennent pas non plus de conditions préalables à l'établissement de l'État et à l'incarnation de l'Esprit.

Par conséquent, parmi les prétendants à ce rôle à l'échelle mondiale à l'heure actuelle, il ne peut y avoir que la Russie et la Chine. Et tant la Russie - surtout ces dernières années - que la Chine ont déjà fait certains pas dans cette direction. Le facteur décisif sera la volonté de surmonter complètement la société civile dans ces pays, la prise de conscience de la nécessité et de la capacité d'un nouvel établissement de l'État (Staat) et l'existence d'une masse critique de "domaines du courage". La société devient un peuple, dépassant les normes bourgeoises, les structures de la conscience ordinaire, pour devenir une armée, un régiment (Volk).

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Dans la société chinoise, la tradition confucéenne de l'État éthique et le maoïsme, qui rejette le capitalisme, peuvent servir de support idéologique. En Russie, la condition préalable pour devenir une grande nation peut être considérée comme la métaphysique de l'Empire katékhonique et une certaine expérience du stalinisme soviétique, la construction d'un État solidaire non-bourgeois et illibéral. Celui qui y parvient a une occasion historique unique de devenir un réceptacle de l'Esprit universel. Les Russes ont toujours pensé qu'ils étaient le moment du "passage de Dieu dans le monde". C'est pourquoi l'idée que les Russes sont un "peuple porteur de Dieu" est apparue. Le moment est venu d'en prendre pleinement conscience et d'agir en conséquence.

Notes:

[1] Гегель Г.Ф.В. Философия права. М.: Азбука,2023.

[2] Heidegger M. Seminare: Hegel – Schelling.  2011, Frankfurt am Main: Vittorio Klostermann, 2011.

[3] Гегель Г.Ф.В. Философия права. § 258. С. 284

[4] Gumplowicz L.  Der Rassenkampf: Sociologische Untersuchungen. Innsbruck: Wagner'sche Univer-Buchhandlung^ 1883

[5] Геллнер Э. Нации и национализм. Мю: Прогресс, 1991.

[6] Гегель Г.Ф.В. Философия права. § 258. С. 284.

[7] Гегель Г.Ф.В. Философия права. § 325. С. 361.

[8] Дугин А.Г. Этноосоциология. М.: Академический проект, 2011.

[9] Зомбарт В. Собрание сочинений: В 3 т. - СПб.: Владимир Даль, 2005.

[10] Гегель Г.Ф.В. Философия права. § 350. С. 373.

[11] Джентиле Дж. Избранные философские произведения. Краснодар: КГУКиИ, 2008.

[12] Binder J. Der deutsche Volksstaat, Tübingen:  Mohr,  1934.

[13] Larenz K. Hegelianismus und preußische Staatsidee. Die Staatsphilosophie Joh. Ed. Erdmanns und das Hegelbild des 19. Jahrhunderts. Hamburg: Hanseatische Verlagsanstalt,  1940.

[14] Dulckeit G. Rechtsbegriff und Rechtsgestalt. Untersuchungen zu Hegels Philosophie des Rechts und ihrer Gegenwartsbedeutung. Berlin: Junker u. Dünnhaupt, 1936.

[15] Кожев А. Из Введения в прочтение Гегеля. Конец истории//Танатография Эроса, СПб:Мифрил, 1994.

[16] Фукуяма Ф. Конец истории и последний человек. М.: ACT; Полиграфиздат, 2010.

[17] Мёллер ван ден Брук А. Миф о вечной империи и Третий рейх. М.: Вече, 2009.

[18] Хильшер Ф. Держава. СПб: Владимир Даль, 2023.

lundi, 01 janvier 2024

Quel est le rapport entre le libéralisme et la liberté ?

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Quel est le rapport entre le libéralisme et la liberté ?

Par Raphael Machado

Source: https://jornalpurosangue.net/2023/12/18/o-que-o-liberalismo-tem-a-ver-com-liberdade/

Il est très fréquent de voir les libéraux traiter leur théorie politique et la "liberté" en tant que valeur et principe comme s'ils étaient synonymes et comme s'il y avait une corrélation proportionnelle directe entre eux.

En fait, pour le libéralisme, la liberté est la valeur suprême et l'axe autour duquel tous les phénomènes sociaux, politiques, économiques et culturels sont lus. C'est plus qu'évident. Ce qui l'est moins, c'est "quelle" liberté ?

Le problème est que les libéraux traitent la "liberté" comme s'il s'agissait d'une chose qui existe dans la nature, ou d'une chose dont le contenu est évident et donné d'avance, et non d'une construction sociale et culturelle. Comme dans toute fausse conscience, ce qui est idéologique, relatif, construit et récent est traité comme scientifique, absolu, naturel et pérenne.

Seriez-vous surpris de découvrir que leur concept de liberté n'a que trois siècles ? Car si l'on définit la "liberté" comme l'absence d'obstacles, d'entraves ou d'interdictions à l'action individuelle, comme le droit de "faire ce que l'on veut", alors jusqu'à l'époque moderne, ce concept de liberté était fondamentalement inconnu de l'humanité.

Aussi étrange que cela puisse paraître, ce que presque tout le monde comprend de manière "évidente" comme étant la définition et le sens même de la "liberté" (certains vont jusqu'à la considérer comme un "droit naturel"!) n'est rien d'autre qu'une construction historique liée au triomphe historique de la bourgeoisie.

Le sujet est largement abordé par Benjamin Constant, Isaiah Berlin et Alain de Benoist.

Ce que les "anciens", comme Constant désignait les Grecs et les Romains, définissaient comme la liberté, c'était la participation active et constante à la communauté comme moyen d'exercer directement une part de souveraineté. La liberté serait donc un principe politique et une prérogative collective.

On n'est libre que dans la mesure où l'on participe à l'exercice de la souveraineté par le biais de la politique. La liberté ne concerne pas la sphère privée, mais la sphère publique. C'est pourquoi les décisions souveraines du corps politique sont rarement considérées comme des atteintes à la "liberté". La liberté est quelque chose qui implique aussi l'obéissance à l'autorité.

Isaiah Berlin aborde le sujet d'une manière différente, mais dans la même direction. Contrairement à ce qu'il appelle la "liberté négative" (c'est-à-dire la possibilité de faire ce que l'on veut, sans avoir à se soucier d'interdictions ou de limitations), Berlin parle de "liberté positive", qui serait une action autodéterminée orientée vers la réalisation de ses propres objectifs fondamentaux.

En ce sens, selon Berlin, un homme dépendant n'est jamais libre, car ses décisions sont facilement influencées par des impulsions qui échappent à son contrôle. Selon cette conception, il est même possible de recourir à l'intervention de l'État et à la coercition pour étendre la liberté, par exemple en renforçant les mécanismes d'autocontrôle et d'autodiscipline des hommes.

Si l'on combine les définitions de Constant et de Berlin, on obtient une vision assez fidèle de la conception traditionnelle de la liberté, telle qu'elle est défendue par Platon, ou telle qu'elle était valorisée dans les sociétés traditionnelles (même si elles n'ont pas toujours réussi à s'en approcher).

Dans la synthèse platonicienne, la liberté prélibérale serait donc la co-participation au corps politique dans la poursuite du Bien, ce qui implique nécessairement le gouvernement du meilleur et la recherche des vocations fondamentales de chacun, avec la responsabilisation de chaque citoyen pour qu'il puisse se réaliser de manière autonome (en tant que cellule du corps politique).

L'image finale est radicalement différente du concept de liberté inventé par les marchands ambulants, les usuriers et les parasites qui composaient la bourgeoisie naissante à la fin du Moyen-Âge et qui ont réussi, pendant longtemps, à dicter la direction du monde.

Le libéralisme (et ses dérivés comme le libertarianisme et l'anarcho-capitalisme), non seulement n'a donc pas le monopole de la défense de la liberté, mais peut aussi être interprété comme contraire à la liberté à la lumière de la Tradition.

vendredi, 29 décembre 2023

Théodore Kaczynski enfin vu de droite

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Théodore Kaczynski enfin vu de droite

Nicolas Bonnal

Je n’avais lu que des extraits du texte de Kaczynski dont ma culture pyrrhonienne (encore un texte contre les machines ?) m’avait toujours tenu éloigné : et cet affreux terroriste d’ailleurs, n’était-il lui-même qu’une énième psy-op du système ? Et le terrorisme Una-bomber (opération stupide, compliquée, et peu efficace, vouée à l’échec donc…) relève-t-il aussi d’une énième manip’ du Deep State US dont la version totalitaire et post-moderne apparut avec le binôme Clinton et Janet Reno ? Même les procès sont comme les attentats ou les piteux «massacres dans les boites de nuit» mis en scène depuis les années Clinton (celui de Michael Jackson comme celui d’O. J. Simpson). L’avènement des chaînes info et du web a rendu le conditionnement perpétuel et hyper-efficace – et l’opposition liquide et virtuelle, qui se contente de cliquer toute la journée, totalement inefficace. Mais bon, parlons du texte.

Là, j’ai eu des surprises. Kaczynski est un homme de droite, un réac conservateur blanc (d’où la manip’ encore plus envisageable : le mâle blanc lucide - haï par Sartre et nos intellos froncés - = terroriste etc.) et il attaque le progressisme venu de la gauche dure.

On commence :

« 7. Mais qu'est-ce que le progressisme ? Dans la première moitié du 20ème siècle, on pouvait à peu près identifier le progressisme au socialisme. Aujourd'hui, les choses sont moins claires, et il est difficile de qualifier d'un seul mot un mouvement devenu très hétéroclite. Quand nous parlerons ici des progressistes, nous ferons surtout référence aux socialistes, aux collectivistes, aux gens «politiquement corrects», aux féministes, aux défenseurs des homosexuels et des handicapés, aux défenseurs des droits des animaux, etc. Mais n'est pas forcément progressiste celui qui participe à de telles activités… »

Attention : la pleurnicherie humanitaire de Philippe Muray a toujours existé : Marx en parle (la duchesse de Sutherland extermine ses paysans écossais mais elle chérit la case de l’oncle Tom – voyez le Capital, VI), Hobson en parle, et Gustave de Beaumont, et quelques dizaines d’autres. Ce qui importe ici c’est de noter la liquidation de la question sociale (les pauvres n’ont qu’à crever, il suffit comme dit Nietzsche dans la Volonté, §154, de leur couper l’appétit) remplacée par la question sociétale : féminine attitude, LGBTQ, haine rabique du blanc (d’autant plus facile que le petit blanc Ran-Tan-Plan ne comprend toujours pas pour qui il vote), etc.            

0269001985550P.JPGLe langage devient fou et on va retrouver Orwell et l’âme désarmée de Bloom (dont j’ai aussi parlé ailleurs – je répète que les pires intellos ne sont pas les juifs mais les froncés, à part Céline-Drumont-Céline, et pas pour les raisons qu’on croit, et ce depuis six siècles) :

« 11. Lorsqu'un individu juge dépréciatifs presque tous les propos tenus sur lui — ou sur les groupes auxquels il s'identifie — nous pouvons dire qu'il nourrit un sentiment d'infériorité ou de dépréciation de soi. C'est une attitude fréquente chez ceux qui militent en faveur des droits des minorités, qu'ils appartiennent ou non aux communautés qu'ils défendent. Ils sont particulièrement susceptibles sur les mots désignant les minorités. Les termes «nègre», «oriental», «handicapé», ou «nana» désignant un Africain, un Asiatique, un infirme ou une femme n'avaient pas à l'origine de connotation péjorative. «Nana» et «gonzesse» étaient presque les équivalents féminins de «gars», «mec» ou «type». »

Kaczynski voit comme Allan Bloom le rôle des militants dans les universités (cf. les éléments de Cornell university en 1959) ; car la vraie guerre culturelle a eu lieu en occident anglo-saxon, pas en Chine. Un qui l’avait compris était Eric Hobsbawn, juif communiste rationnel qui voit l’Occident démocratique anglo-saxon devenir totalement cinglé dans les années soixante (il est rejoint par Vargas Llosa et des dizaines d’autres) :

« Ce sont les militants eux-mêmes qui leur ont donné un sens péjoratif. Quelques défenseurs des droits des animaux vont jusqu'à rejeter le terme «animal domestique» et insistent pour le remplacer par «compagnon animal». Les anthropologues progressistes se donnent beaucoup de mal pour éviter le moindre propos dépréciatif sur les peuples primitifs. Ils veulent désormais les appeler des «peuples sans écriture».

Disons-le nûment alors. Le danger ne vient pas des races ou des immigrés, des noirs ou des « arabo-musulmans », mais des gauchistes blancs toqués, humanitaires tous cultivés et rêvant d’une bonne retraite (disait déjà Céline) :

« 12. Les plus sensibles au langage «politiquement incorrect» ne sont ni le Noir du ghetto, ni l'immigré asiatique, ni la femme battue, ni la personne handicapée ; il s'agit plutôt d'une minorité de militants dont la plupart n'appartiennent à aucun groupe «opprimé», mais viennent des couches privilégiées de la société. Le bastion du «politiquement correct» se trouve dans les universités, en majorité chez les professeurs, blancs, de sexe masculin, hétérosexuels, issus de la classe moyenne, avec emploi fixe et bon salaire. »

L’increvable fonctionnaire français (Godelier) qui a invité la théorie du genre se dit lui-même fonctionnaire au service de l’humanité… Rassurez-vous, Platon avait déjà tout dit sur la dégénérescence démocratique (livre VIII de la République, voyez mon texte).

On se met à adorer le faible ou la victime :

« 13. De nombreux progressistes font leurs les problèmes des groupes qui paraissent faibles (les femmes), historiquement vaincus (les Indiens d'Amérique), répulsifs (les homosexuels) ou inférieurs d'une quelconque façon. Ce sont eux qui pensent que ces groupes sont inférieurs et c'est précisément à cause de cela qu'ils s'identifient à eux, même s'ils ne s'avouent jamais de tels sentiments. (Nous ne voulons pas dire que les femmes, les Indiens, etc., sont inférieurs, nous relevons seulement un trait de la psychologie progressiste.) »

61eZWuuZKSL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgLe passage à la liquidation des sexes ou des races ou de la culture (qui est ontologiquement raciste, sexiste, etc., donc éliminable, tout comme la langue non inclusive est fasciste – dixit Barthes, grammairien-sémiologue qui fut le nouveau Vaugelas de nos interminables flemmes savantes) nous prépare au conditionnement informatique qui va métamorphoser ontologiquement. On va y revenir. Kaczynski ajoute :

« 14. Les féministes sont vraiment rongées par la crainte que les femmes ne soient pas aussi fortes et aussi compétentes que les hommes, et cherchent désespérément à prouver qu'elles le sont.

15. Les progressistes ont tendance à haïr tout ce qui renvoie une image de force, d'habileté et de réussite. Ils détestent les États-Unis, la civilisation occidentale, les Blancs de sexe masculin et la rationalité. »

La liquidation du « mâle blanc bourgeois » (Sartre dans sa monstrueuse conférence sur les intellectuels à Tokyo) est le programme numéro un. Et tous les Biden, Macron, Delors, Schäuble, von der Leyen, Lagarde, Biden (again, car je l’adore, et il va être réélu dans un fauteuil bourgeois de sa salle ovale) et Powell ne sont payés ou motivés que pour ça: nous réduire à néant. Rappelons que le pauvre doit et va crever, la cause est entendue depuis Gorbatchev et le virage à droite (1984…) Mitterrand-Fabius-Delors. L’extrême-gauche culturelle sert le milliardaire post-humain de la bourse (qui crève tous les plafonds avec son IA en dépit de tous les Bill Bonner, Delamarche, Greyerz et Gave de la place antisystème). Kaczynski note aussi qu’on reprogramme les caractères (en fait on programme l’humanité comme on veut, il est temps de le reconnaître) pour en faire des efféminés, des dégonflés et assistés :

« 16. Des locutions comme «confiance en soi», «indépendance d'esprit», «initiative», «esprit d'entreprise» ou «optimisme» ont peu de place dans le vocabulaire progressiste de gauche. Le progressiste est anti-individualiste et pro-collectiviste. Il demande à la société de résoudre les problèmes des individus et de les prendre en charge. Il n'a pas confiance en ses propres capacités à résoudre ses problèmes et à satisfaire ses besoins. Il est opposé à la notion de compétition parce que, dans le fond, il se sent minable. »

Qui a parlé le premier d’efféminé aux temps modernes ? Un certain La Boétie, dans sa Servitude volontaire ...)

La quête du vaccin par tous nos innombrables retraités et nos petits jeunes conditionnés par la télé et la hiérarchie sanitaire-administrative  (O Foucault si incompris – voyez mes textes encore…) a montré cette dimension minable du petit fonctionnaire post-humain. On se serait cru dans un épisode du prisonnier (« individualiste ! »), faux rebelle toujours facilement et manipulé et ridiculisé par les femmes – vive James Bond et Sean Connery donc. Le machisme ou donjuanisme est le seul moyen de mettre fin à ces temps du jésuitisme de la Fin.

L’art moderne et le cinéma des festivals doivent aussi dégénérer pour créer notre homoncule occidental dont la civilisation a déjà disparu, ce que plein de naïfs n’ont pas compris :

« 17. Les formes d'art prisées par les intellectuels progressistes modernes sont caractérisées par le sordide, l'échec et le désespoir. Ou bien encore elles prennent une tournure orgiaque, rejetant tout contrôle rationnel, comme s'il n'y avait plus aucun espoir de parvenir rationnellement à quoi que ce soit, comme s'il ne restait plus qu'à s'immerger dans les sensations du moment. »

51BsgiZu2ML._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgLe déclin de l’art est bien décrit par Tolstoï dans son essai sur l’art (voyez mon texte). A la même époque le sioniste Max Nordau en parle très bien (voyez mon texte aussi). Freud évoque même la disparition des races évoluées (si, si) du fait de la culture… C’est bien cela qui me désole chez Barzun : a-t-il compris de quels temps il parlait ?

Je trouve ensuite un deuxième lien, dernier et surtout essentiel : celui entre la sous-culture gauchiste festivalière, antiraciste-écologiste etc. et le triomphe de la toute-puissance technologique mise au service du contrôle des populations (ici Mélenchon s’incite à la table de Schwab à Davos) :

« 157. Si la société industrielle survit, il est probable que s'installera un contrôle technologique presque total du comportement humain. Il ne fait aucun doute que la pensée et le comportement humain sont pour une large part biologiquement déterminés. Les expériences l'ont démontré: des sensations comme la faim, ou des sentiments comme le plaisir, la colère ou la crainte peuvent être manipulés en stimulant électriquement des parties précises du cerveau. Les souvenirs peuvent être détruits en endommageant certaines régions du cerveau, ou ravivés par stimulation électrique. Des médicaments peuvent provoquer des hallucinations ou modifier l'état d'esprit. Il existe peut-être une âme humaine immatérielle mais, si elle existe, il est évident qu'elle est moins déterminante que les données biologiques du comportement humain. Dans le cas contraire, les scientifiques ne pourraient pas manipuler si facilement les sensations et les comportements à l'aide de médicaments et d'impulsions électriques. »

Ce que Kaczynski décrit (comme tant de films hollywoodiens de la bonne époque), nous le vivons maintenant :

« 158. Les autorités ne peuvent guère envisager de contrôler la population en branchant des électrodes dans tous les cerveaux. Mais le fait que les pensées et les sensations humaines soient si vulnérables aux interventions biologiques montre que le problème du contrôle du comportement est principalement un problème technique : un problème de neurones, d'hormones et de molécules complexes, le genre de problème auquel les scientifiques peuvent s'attaquer. Étant donné les extraordinaires performances techniques de notre société, il est plus que probable que de grands progrès seront accomplis dans le contrôle du comportement humain. »

Il explique pourquoi cela marchera (cf. la stratégie du salami des soviétiques) :

« 159. Les gens parviendront-ils à résister victorieusement à l'introduction d'un tel contrôle ? Ce serait certainement le cas si on tentait de l'instaurer brusquement. Mais parce qu'il sera installé très progressivement, il n'y aura aucune résistance rationnelle et efficace (voir paragraphes 127, 132, 153). »

Je termine par le meilleur : l’alliance entre la subversion et la technologie. C’est le 666. Un antéchrist machine uni à un Lucifer gnostique. C’est ce que nous avons maintenant en Europe comme en Amérique (la Chine et la Russie se contentent pour l’instant de la machine, ignorant quelque peu le LGBTQ…) :

« 216. Certains progressistes ont l'air de s'opposer à la technologie ; cela durera tant qu'ils seront exclus de la direction du système. Mais si le progressisme devient un jour dominant dans notre société et qu'alors il dispose de la technologie, les progressistes s'en serviront avec enthousiasme et favoriseront son développement. Ils ne feront ainsi que répéter ce qu'ils ont déjà fait tant de fois par le passé. Quand les bolcheviques étaient minoritaires en Russie, ils étaient vigoureusement opposés à la censure et à la police secrète, ils prônaient l'autodétermination des minorités nationales, etc. ; mais, aussitôt arrivés au pouvoir, ils imposèrent une censure plus stricte, créèrent une police secrète encore plus implacable que celle du tsarisme et opprimèrent les minorités nationales au moins autant que l'avaient fait les tsars. »

Mais comme on disait le danger vient et est venu des USA et de leurs légendaires et sataniques universités (ô confréries…) :

« Aux États-Unis, il y a une vingtaine d'années, alors que les progressistes étaient en minorité dans les universités, les professeurs progressistes s'étaient fait les ardents défenseurs de la liberté d'expression ; aujourd'hui ils ont réussi à imposer leur mode de pensée, à l'exclusion de tout autre, dans les universités où ils sont majoritaires : c'est le «politiquement correct». Même chose pour la technologie : s'ils arrivent jamais à la contrôler, ils s'en serviront pour opprimer tout le monde. »

C’est ce vers quoi nous allons, gaîment. J’oubliais : opprimer ne leur suffira pas.

Quelques sources :

https://www.dedefensa.org/article/max-nordau-et-lart-dege...

https://www.terreetpeuple.com/culture-enracinee-memoire-8...

https://yogaesoteric.net/fr/de-platon-a-packard-de-la-ges...

https://eurolibertes.com/societe/de-platon-a-cnn/

https://dissibooks.files.wordpress.com/2013/09/avenirsoci...

https://nicolasbonnal.wordpress.com/2023/10/20/michel-fou...

https://www.dedefensa.org/article/sigmund-freud-politique...

https://www.dedefensa.org/article/allan-bloom-et-la-decon...

https://www.dedefensa.org/article/platon-nous-decrivait-i...

21:06 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : philosophie, nicolas bonnal, theodor kaczynski | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

jeudi, 28 décembre 2023

Hegel et la quatrième théorie politique

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Hegel et la quatrième théorie politique

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/article/gegel-i-chetvyortaya-politicheskaya-teoriya

L'hégélianisme de gauche de Marx

La Quatrième théorie politique, si nous réalisons ses structures préliminaires, peut devenir plus systématique et concrète si nous considérons certaines doctrines, écoles et figures fondamentalement importantes pour la philosophie politique dans son optique. Prenons l'exemple de Hegel.

Tout d'abord, il convient de noter que le système de Hegel a reçu des interprétations assez développées dans le contexte de trois théories politiques, ce que la Quatrième théorie politique s'efforce de surmonter.

Le développement le plus détaillé (mais aussi le plus déformé) de Hegel a eu lieu dans le contexte de la deuxième théorie politique, dans le marxisme. Marx a créé son propre système sur la base de Hegel, lui empruntant les mouvements et méthodes fondamentaux pour justifier sa propre philosophie politique. En un sens, tout le marxisme est une interprétation de Hegel. La philosophie de Hegel n'est donc pas seulement un objet extérieur que l'on peut regarder à travers le prisme d'une seconde théorie politique, mais elle constitue une dimension essentielle de celle-ci. Le marxisme est un hégélianisme de gauche.

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La différence fondamentale est cependant le rejet de la position principale de Hegel sur l'esprit subjectif, sur l'Idée originelle, encore cachée et inconnaissable (qui n'est pas encore devenue elle-même). C'est ainsi que le Hegel chrétien entend Dieu. Et c'est cette Instance primordiale (la thèse principale de tout le système) qui explique tout le reste de la théorie générale de Hegel.

L'athée et matérialiste Marx écarte ce moment "idéaliste" et proclame le premier commencement que Hegel lui-même a été le second - la Nature. Selon Hegel, la Nature est le résultat de la négation de l'Idée, l'antithèse. Et tout le contenu ontologique de la Nature consiste en ce qu'elle est la négation de l'esprit subjectif, son retrait. Mais le retrait n'est pas l'anéantissement total. L'esprit sommeille dans la Nature, et c'est ce qui explique le devenir lui-même (das Werden). C'est le travail de l'esprit dans la Nature que Hegel explique par le passage du niveau mécanique au niveau chimique et organique. La vie est la manifestation de cet esprit - retiré de la nature (en tant qu'elle-même), mais présent en tant qu'autre. En outre, c'est l'éveil de l'esprit qui permettra à Hegel de comprendre les principaux moments de l'existence historique - jusqu'à la société civile et l'étape finale - l'établissement d'États d'un nouveau type, comme les monarchies constitutionnelles.

Pour Marx, tout commence avec la Nature, et il est contraint, comme Spinoza, de lui attribuer la primauté par rapport à la conscience. Marx est aidé en cela par la théorie de l'évolution de Darwin. Aucun commencement transcendantal n'est plus affirmé, bien que Marx emprunte à Hegel la logique même de la description du devenir et du passage de la nature à l'histoire. Mais la déformation du modèle de base de la philosophie de Hegel n'affecte pas seulement le début de son système, mais aussi sa fin. Pour Hegel, l'histoire du monde est le réveil de l'esprit assoupi. Et ce réveil s'amplifie pour atteindre ce que Hegel appelle le domaine de la moralité (Sittlichkeit). Là encore, il distingue la triade dialectique : famille - société civile - État. C'est dans l'État qu'il voit l'approximation de l'épanouissement de l'esprit du monde à sa forme absolue. L'État, comme le dit Hegel, "est le cours de Dieu dans le monde".

Évidemment, pour le matérialiste Marx, l'État ne peut avoir une telle ontologie et un tel statut téléologique. Par conséquent, Marx s'arrête à la société civile, et par "État", il entend ce que Hegel considérait comme les "anciens États" par opposition aux nouveaux États, les monarchies constitutionnelles, qui, selon sa logique, devraient être fondées après que la société civile ait atteint le moment de la conscience de soi et ait décidé de se dépasser. La société civile de Hegel est elle-même la négation de la famille en tant que premier moment de l'entrée de l'homme dans le domaine de la moralité. L'instauration de la monarchie constitutionnelle est la négation de la négation, c'est-à-dire la synthèse. Au moment du dépassement de soi et de la préparation à l'établissement d'un État, la société civile de Hegel se transforme en peuple (Volk).

Marx ne connaît pas un tel état "parfait" et reste au niveau de la société civile. De ce côté-là uniquement. Par ailleurs, Marx introduit le concept de classe, absent chez Hegel, et donne la priorité à la "lutte des classes". Bien que Marx emprunte à nouveau à Hegel le rôle de la lutte (Widerstreit, Kampf) en tant que force motrice de l'histoire. Selon Marx, la société civile (= le capitalisme) doit devenir mondiale et, au cours de cette mondialisation, les anciens États seront abolis. Et lorsque le capitalisme deviendra un phénomène planétaire, les contradictions de classe qui s'y sont accumulées conduiront à une crise systémique et à une révolution mondiale. Le prolétariat s'emparera du pouvoir et la structure de la société civile sera bouleversée du point de vue des classes - le pouvoir ne sera plus entre les mains du capital (bourgeoisie), mais entre celles des travailleurs, après quoi une société sans classes sera construite. Mais il n'y aura plus d'État en tant que tel, ni de nations. "La fin de l'histoire", selon Marx, est une société communiste, conçue comme pleinement internationale.

Il y a beaucoup de nuances et de courants dans cette image hégélienne de gauche, mais en général, Hegel, dans le contexte de la deuxième théorie politique, apparaît justement sous une forme déformée, réduite et pervertie par rapport à la pensée de Hegel lui-même.

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Staline et Hegel

Une autre question est la réfraction de l'hégélianisme de gauche dans la pratique historique. Et ici, il est nécessaire de s'attarder séparément sur l'expérience historique de l'URSS et de la Chine communiste. Le stalinisme et le maoïsme sont des systèmes politiques qui, bien que formellement modelés sur le marxisme et l'idéologie prolétarienne, étaient en pratique des systèmes politiques beaucoup plus proches de l'hégélianisme en tant que tel. Sans attendre la victoire finale du capitalisme à l'échelle mondiale et la généralisation de la société civile, la Russie soviétique sous Staline, puis la Chine communiste sous Mao, ont commencé à construire un État post-civil dans lequel le centre de gravité était la construction de l'État, et où la théorie des classes ne contribuait qu'à l'industrialisation et à l'urbanisation accélérées (forcées) de la population auparavant agraire.

Ainsi, la Russie soviétique et la Chine communiste ont suivi la voie de Hegel, dans une version plus proche de la Troisième théorie politique que du marxisme classique.

Hegel et le libéralisme (société civile)

La Première théorie politique propose deux attitudes différentes à l'égard de Hegel. Puisque Hegel considère qu'il est nécessaire de surmonter la société civile, c'est-à-dire la démocratie libérale et le capitalisme, un certain nombre de penseurs libéraux proposent de se débarrasser radicalement de Hegel comme d'un auteur inacceptable et non pertinent. C'est ce que pense Karl Popper, qui développe sa pensée en détail dans son programme "La société ouverte et ses ennemis" [1]. Hegel y est identifié comme "l'ennemi de la société ouverte" et comme une figure appelant au dépassement des Lumières. Le point de vue libéral considère la société civile comme le couronnement du processus historique. L'État n'est qu'un phénomène temporaire. Hegel lui-même appelait cette interprétation de l'État Notstaat, "l'état de nécessité" ou l'État extérieur (äusserer Staat). Il n'a pas de sens, pas d'ontologie, et est un état transitoire entre la "barbarie", "les ténèbres du Moyen-Âge", et la société civile. Au fur et à mesure que la société devient plus éclairée, un tel état ne sera plus nécessaire. C'est la thèse centrale du libéralisme dans les relations internationales. Popper et ceux qui le suivent (ainsi que les positivistes tels que B. Russell) rejettent toutes les interprétations de Hegel, laissant sa philosophie aux interprètes de gauche et de droite.

La deuxième approche des libéraux à l'égard de Hegel consiste à tenter d'interpréter son système et, surtout, sa téléologie d'une manière libérale. L'exemple le plus frappant est celui d'Alexandre Kojève, qui a repris la fascination de Hegel que cultivent les marxistes tout en proposant une interprétation libérale de sa philosophie. Selon Kojève, la fin de l'histoire sera la société civile, et non l'État (qu'il considère comme un état intermédiaire). Mais Kojève rejette l'approche de classe de Marx, et il s'avère que le triomphe de la civilisation capitaliste est le but du processus historique. Ce concept a été emprunté à Kojève par Francis Fukuyama, qui a interprété l'effondrement de l'URSS et le début du "moment unipolaire" exactement de cette manière. En fait, la dialectique hégélienne, grossièrement déformée dans ce cas, a été mise au service du mondialisme. Évidemment, cette interprétation de Hegel dans le contexte de la Première théorie politique n'a été possible qu'en faisant violence au système de Hegel lui-même, pas moins (sinon plus) que dans le cas de Marx. Il s'agit également d'une interprétation athée fondée sur la négation de la thèse centrale de Hegel sur l'esprit subjectif. Il est révélateur qu'un tel hégélianisme libéral (caractéristique de certains trotskistes et néoconservateurs américains) ait été formulé par d'anciens communistes génétiquement liés à l'interprétation gauchiste de Hegel.

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Les hégéliens libéraux tels que Benedetto Croce, qui a proposé une version purement esthétique de l'interprétation de Hegel, rejetant sa doctrine de l'État, sont à part dans ce cas. En Russie, au 19ème siècle, il existait une école d'hégéliens libéraux (K. D. Kaveline, B. N. Tchitcherine, A. D. Gradovsky, etc.) qui comprenaient la philosophie de Hegel comme une justification du constitutionnalisme en opposition au système autocratique qui existait en Russie à l'époque. Ils ne s'intéressaient pas à l'ontologie de l'État proprement dit.

L'hégélianisme de droite

La lecture de Hegel dans le contexte de la Troisième théorie politique est beaucoup plus proche de l'original. C'est l'hégélianisme qui est à la base de la théorie politique du fascisme italien. Le principal idéologue du régime de Mussolini était l'hégélien Giovanni Gentile. Dans ce cas, la doctrine de l'État acquiert sa propre ontologie. La théorie fasciste reconnaît la nécessité de dépasser la société civile au profit d'une nation politique. Le symbole proprement romain du lictor fascia, qui était un faisceau de verges, c'est-à-dire le symbole de la solidarité et de l'unité des différentes couches de la société romaine, symbolisait ce nouvel État.

Cependant, le capitalisme n'a jamais été vaincu au cours du 20ème siècle fasciste (Ventennio). Le fascisme a poursuivi la tradition du Risorgimento, lancée par des nationalistes libéraux de gauche tels que le jacobin Mazzini et mise en pratique par le monarchiste libéral Camillo Cavour. L'idée était de construire un État unifié en Italie sur la base d'entités politiques disparates, de principautés, d'autonomies, etc.

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Dans le fascisme et dans la théorie de Gentile, ces tendances ont atteint leur point culminant et, dans l'esprit de Hegel, se sont transformées en un dépassement de la société civile et en la création d'un État corporatif.

Cependant, l'idée principale de Hegel était l'établissement conscient d'une monarchie constitutionnelle par le dépassement de la société civile. La monarchie était un point fondamental, car c'est le monarque unique qui occupait une place au sommet de l'État hiérarchique, remplaçant en cela la triade libérale des pouvoirs - le pouvoir judiciaire. Hegel - dans l'esprit de Cicéron - pensait que dans un véritable État, les trois formes politiques de pouvoir mises en avant par Aristote devaient être présentes :

    - La monarchie (le pouvoir d'un seul, en qui l'Esprit est personnifié),

    - l'aristocratie (qu'il associe au gouvernement et à l'exécutif), et

    - politique (représentée par le parlement).

Hegel conçoit la constitution comme l'expression de la volonté historique réalisée de la société civile d'établir librement et délibérément une monarchie sur elle-même. La monarchie est précisément établie, et non simplement préservée.

En Italie, le rôle du roi Victor Emmanuel III a été préservé par inertie et n'était chargé d'aucun contenu. Le véritable pouvoir était entre les mains de Benito Mussolini, dont le rôle n'était pas clairement défini d'un point de vue dogmatique et constitutionnel.

En même temps, l'Italie fasciste a conservé dans une large mesure les structures du capitalisme économique et les notions individualistes de la nature humaine inhérentes à la société civile. C'est pourquoi il a été si facile pour les Italiens de revenir au paradigme libéral après l'occupation américaine. Les Italiens ne sont jamais devenus une nation au sens hégélien du terme, les relations bourgeoises ont persisté et sont redevenues dominantes après 1945.

En Allemagne, dans les années 1920 et 1930, une école d'hégéliens s'est également développée, interprétant les enseignements de Hegel dans l'esprit de la Troisième théorie politique - Julius Binder [2], Karl Larenz [3], Gerhardt Dulckeit [4]. Mais l'appel des nationaux-socialistes à la "race" déformait la structure de la pensée de Hegel, qui comprenait le peuple (Volk) sans aucune référence à la biologie et à la génétique, puisque le peuple était, selon Hegel, le moment de l'auto-découverte de l'Esprit dans le domaine de la morale, où toute prédétermination biologique était complètement et irréversiblement supprimée. Les hégéliens allemands ne pouvaient que s'en rendre compte, mais ils ont dû adapter leur philosophie aux exigences des dirigeants nazis.

Parallèlement, la monarchie, la monarchie allemande abolie par Weimar après l'abdication de Guillaume II, n'a jamais été restaurée par Hitler après l'arrivée au pouvoir des nazis. Ses pouvoirs dictatoriaux et le statut charismatique du "chef" n'ont pas fait l'objet d'un développement juridique et constitutionnel à part entière - malgré les importants développements théoriques du modèle juridique et constitutionnel réalisés par des philosophes allemands et, surtout, par Carl Schmitt [5].

Ainsi, dans le contexte de la troisième théorie politique, le système de Hegel et sa conception de l'État et du peuple ont été fondamentalement déformés.

Notre analyse conduit à deux conclusions importantes :

    - L'hégélianisme a eu une influence significative sur les trois théories politiques de la modernité occidentale, qui a été la plus évidente au vingtième siècle ;

    - et dans chacune des trois théories, il a été fondamentalement déformé, parfois au point d'être méconnaissable.

C'est ici que doit commencer une lecture de Hegel dans le contexte de la Quatrième théorie politique.

Une telle lecture peut se contenter de suivre directement Hegel lui-même, sans adapter sa théorie à des exigences idéologiques extérieures. Les lectures libérales et communistes de Hegel doivent être écartées en premier lieu parce qu'aucune d'entre elles n'accorde l'importance nécessaire à l'ontologie spirituelle de l'État proprement dit, opérant uniquement soit avec la société civile en tant que telle, aboutissant à l'individualisme pur (la version radicale de cette approche est celle des mondialistes modernes qui ont finalement détruit la famille), soit avec la version de classe, qui aboutit en pratique à la même chose que le libéralisme (marxisme culturel, hyper-internationalisme). Le stalinisme ou le maoïsme, en revanche, où l'État joue un rôle plus important, sont rejetés par la gauche classique.

L'hégélianisme de droite est historiquement plus proche de Hegel, mais il est tronqué, déformé et ne va pas jusqu'au bout de sa logique. Lorsque le nationalisme bourgeois, qui ne s'élève pas au niveau de la monarchie constitutionnelle, et, plus encore, le racisme biologique, qui efface d'emblée la nature morale de l'État (ce qui, chez Hegel, est un point fondamental), entrent en jeu, la déviation par rapport au système hégélien est encore plus évidente.

Ainsi, le rejet des trois théories politiques classiques de la modernité occidentale nous permet d'accéder au vrai Hegel - le Hegel authentique et tout à fait cohérent qu'il était en lui-même - de l'autre côté des interprétations idéologiques.

Ainsi, la Quatrième Théorie Politique peut s'appuyer sur une lecture pure de Hegel et écarter facilement tous les modèles déformants de ses interprétations.

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En même temps, nous avons souligné à plusieurs reprises que le sujet de la quatrième théorie politique devrait être le Dasein heideggérien ou le peuple (Volk) dans son expression existentielle. Le peuple non pas en tant que nations, non pas en tant qu'agrégat d'individus atomiques (et nous pourrions ajouter : non pas en tant qu'oekoumène de familles au sens hégélien), mais le peuple en tant que moment de déploiement de la conscience de soi de l'Esprit. C'est ici que la structure impressionnante et plutôt détaillée de la lecture de Hegel par Heidegger nous vient en aide. Le point de départ est l'interprétation générale de Hegel dans le contexte de la philosophie heideggérienne, mais surtout le matériel des conférences et des séminaires sur la philosophie du droit de Hegel [6] que Heidegger a donnés en 1934-35. En effet, Heidegger y donne une interprétation de la doctrine de l'État et du droit de Hegel, en essayant de rester le plus proche possible de l'original et en se fondant sur la reconnaissance de Hegel comme le couronnement de la pensée philosophique de l'Europe occidentale, achevant le long voyage commencé par les présocratiques, Platon et Aristote.

Selon Heidegger, l'État hégélien est l'être (Seyn) en relation avec ce qui apparaît comme Dasein, c'est-à-dire le peuple, qui est à son tour le moment du dépassement (suppression) de la société civile. Dans la société civile, après s'être réalisé en tant qu'individu immergé dans les interactions sociales, mais agissant et existant sur la base d'une conscience de soi rationnelle et développée, l'individu arrive au point où il réalise son individualité non pas comme une liberté, mais comme une pure abstraction, et donc comme une unilatéralité et une limitation. C'est alors que l'individu prend la décision volontaire et consciente d'abandonner cette identité civique au profit du Dasein, c'est-à-dire du peuple. Et dans ce mouvement spirituel, le peuple établit (constitue) une monarchie constitutionnelle. C'est dans cette monarchie que se manifeste la compréhension et l'expression fondamentale-ontologique, l'action d'être (Seyn). Seul un Dasein authentiquement existant est capable de créer un état authentique (hégélien). Ainsi, l'état métaphysique de l'Esprit de Hegel reçoit son fondement existentiel dans le peuple, compris comme le Dasein de Heidegger. C'est donc à travers Heidegger, qui peut être considéré comme l'un des principaux auteurs à l'origine de la Quatrième théorie politique, que nous pouvons aborder une lecture de Hegel qui est exclue tant que nous restons dans le contexte des trois idéologies familières.

Dans ce cas, l'accent mis par Hegel lui-même sur l'affirmation, fondamentale pour l'ensemble de son système, selon laquelle seul l'État possède la véritable liberté et que, par conséquent, servir l'État n'est pas un rejet de la liberté, mais un moyen d'y parvenir, devient clair. Le rejet vient de l'individualisme, qui est un simulacre de liberté et même un obstacle dialectique sur le chemin de la liberté.

Heidegger, réfléchissant sur les différents moments de la description du pôle de signification des différents moments de la société dans la Philosophie du droit [7], arrive à une conclusion très claire, en arrive à une hiérarchie très importante :

    - le sujet du droit abstrait est la personne (Persona) ;

    - le sujet de la moralité (dans la compréhension hégélienne de Kant, en tant que liberté par rapport aux structures et aux rôles rigides de la loi abstraite) est le sujet ;

    - le sujet de la famille - le membre de la famille - le père de famille (alias le maître de maison en économie) ;

    - le sujet de la société civile - le bourgeois, le citoyen.

Mais lorsqu'il s'agit de l'État et du peuple, le sujet - pour la première fois ! - devient l'homme (Mensch). Et jamais auparavant la nature même de l'homme - dont l'origine est la liberté (= volonté) - n'a été pleinement révélée, ne restant que des moments, des maillons de la chaîne menant à l'homme en tant que but. L'homme n'est pleinement homme que dans la nation et l'État. Avant cela, nous avons encore affaire au sommeil de l'Esprit, même s'il est moins profond que dans la Nature. Mais encore, tant que le peuple ne se manifeste pas - et surtout dans l'acte d'instauration d'une monarchie constitutionnelle - il n'y a pas d'homme en tant que tel. Pas encore. Et c'est là que Heidegger situe le Dasein.

Ainsi, l'ensemble du système de Hegel, et en particulier sa Philosophie du droit, correspond de la meilleure manière possible à la Quatrième théorie politique.

La seule chose qu'il convient de mentionner séparément est le lien organique et spirituel des deux grands penseurs - Hegel et Heidegger - avec le destin et l'ontologie de l'histoire allemande, avec le peuple allemand et l'État allemand. Cela détermine leur point de vue sur l'histoire du monde et l'identité des autres peuples, occidentaux et non occidentaux. L'histoire allemande est intimement liée non seulement au christianisme d'Europe occidentale dans son ensemble, mais aussi au protestantisme, qui considérait le catholicisme comme quelque chose d'historiquement surmonté (supprimé), et l'orthodoxie n'était pas du tout connue ou sérieusement prise en compte. Tout ce qu'écrivent Hegel et Heidegger est directement lié au peuple allemand et à l'histoire de l'Europe occidentale. Cet ethnocentrisme doit simplement être pris en compte. Grâce à lui, et avec une certaine justification, ils s'orientent vers des principes plus généraux. Mais comme toujours, le fossé entre l'universalisme germanique (et plus anciennement grec, latin et plus largement occidental) et l'universalisme en général est facilement négligé. Vu de l'extérieur et en tenant compte des civilisations non occidentales complètement réinterprétées par les traditionalistes (en premier lieu, R. Guénon [8]) et, en particulier, de la distance de l'histoire russe, évoluant en partie parallèlement, en partie perpendiculairement ou même à l'opposé, le germanocentrisme de ces grands penseurs s'avère plus relatif qu'ils ne le croyaient eux-mêmes. Mais les slavophiles russes, la philosophie religieuse russe et les grands esprits de l'âge d'argent russe ont rendu hommage à Hegel en proposant d'appliquer le système hégélien lui-même à un champ civilisationnel différent - à la Russie, au peuple russe et à l'État russe. Nous avons nous-mêmes répété quelque chose de similaire à propos de Heidegger [9] - et encore avec une correction pour un Dasein différent (ce qui, cependant, nécessitait une transition de l'eurocentrisme et du germanocentrisme plus privé de Heidegger à la théorie de la pluralité des Dasein). Ainsi, en relativisant cette position ethnocentrique (qui est confirmée par le destin historique du peuple allemand et de l'État allemand, qui, après deux tentatives, s'est effondré dans le nihilisme de la société civile et a complètement perdu sa liberté et sa souveraineté), nous obtenons un modèle étendu pour un développement plus solide de l'analyse politique dans le contexte de la quatrième théorie politique et de la théorie du monde multipolaire.

Notes:

[1] Поппер К. Открытое общество и его враги. М.: Международный фонд «Культ. Инициатива», 1992.

[2] Binder J. Der deutsche Volksstaat, Tübingen:  Mohr,  1934.

[3] Larenz K. Hegelianismus und preußische Staatsidee. Die Staatsphilosophie Joh. Ed. Erdmanns und das Hegelbild des 19. Jahrhunderts. Hamburg: Hanseatische Verlagsanstalt,  1940.

[4] Dulckeit G. Rechtsbegriff und Rechtsgestalt. Untersuchungen zu Hegels Philosophie des Rechts und ihrer Gegenwartsbedeutung. Berlin: Junker u. Dünnhaupt, 1936.

[5] Schmitt C. Staat, Bewegung, Volk. Hamburg:Hanseatische Verlag Anstalt, 1933.

[6] Heidegger M. Seminare: Hegel – Schelling.  Frankfurt am Main: Vittorio Klostermann, 2011.

[7] Heidegger M. Seminare: Hegel – Schelling.  S. 149.

[8] Генон Р. Восток и Запад. М.:Беловодье, 2005.

[9] Дугин А.Г. Мартин Хайдеггер. Возможность русской философии. М.: Академический проект, 2011.

mardi, 26 décembre 2023

Friedrich Nietzsche et les fascismes européens

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Friedrich Nietzsche et les fascismes européens

L'influence du penseur allemand est à l'origine de la naissance du mouvement mussolinien. Le Duce avait déjà reconnu son ascension en 1908

par Sandro Marano

Source: https://www.barbadillo.it/112167-friedrich-nietzsche-e-i-fascismi-europei/

La question de savoir si et dans quelle mesure la philosophie de Nietzsche a influencé le fascisme et le nazisme est l'une des plus débattues, et tant les apologistes que les détracteurs de sa pensée se sont disputés et se disputent encore à ce sujet.

2399_10462382_0.jpgDans l'un des chapitres d'un essai publié en 1934, Le socialisme fasciste, intitulé "Nietzsche contre Marx", l'écrivain français Pierre Drieu La Rochelle, soulignant l'influence des philosophies de Nietzsche et de Marx sur les mouvements politiques et sociaux de son époque, s'interrogeait: "L'esprit de Nietzsche ne se retrouve-t-il pas au cœur de tous les grands mouvements sociaux qui se sont déroulés depuis vingt ans sous nos yeux ? Il est désormais bien établi que Nietzsche a eu une influence décisive sur Mussolini. Mais n'a-t-il pas aussi influencé Lénine ? Et tout en admettant que l'enseignement de Nietzsche est "multiforme, sibyllin comme celui de tous les artistes. Un enseignement qui échappera toujours à toute tentative de possession définitive par un parti, par une époque", il n'hésite pas à conclure que la philosophie poétique de Nietzsche est "plus efficace et plus irrésistible sur les artistes et les hommes politiques que la pensée d'un philosophe comme Bergson". (1)

Un écrit de Mussolini

9788889515150_0_536_0_75.jpgPar ailleurs, il faut noter que Benito Mussolini a été le premier en Italie à faire une lecture politique de Nietzsche avec un petit essai, La filosofia della forza (La philosophie de la force), paru en fascicules de novembre à décembre 1908 dans "Il pensiero romagnolo", et qui prend comme point de départ une conférence du député socialiste Treves. Dans cet examen concis et lucide, Mussolini identifie, entre autres, le point faible de la philosophie de Nietzsche dans son approche trop individualiste: "Il ne suffit pas de créer de nouvelles tables de valeurs, il faut aussi produire humblement du pain". (2) Et il a jeté les bases d'une interprétation du Surhomme compris non pas comme un individu héroïque qui défie les conventions, mais comme une nation, qui est peuple et aristocratie, car "dans la nation, il y a la tradition et la promesse d'un avenir d'expansion, il y a l'élitisme des minorités qui dirigent et se distinguent comme les porte-drapeaux d'un peuple et il y a l'implication du peuple lui-même qui se sent appartenir à cette communauté". (3)

Parmi les interprétations possibles, celle du fascisme ne peut donc être exclue a priori, étant donné que "le concept nietzschéen qui est parvenu en Italie sous la forme la moins déformée est précisément celui du surhomme, popularisé par Mussolini dès 1908. Il était compris, certes, comme le symbole du peuple conquérant et dominateur selon la politique de puissance chère au nationalisme et à l'impérialisme ; mais aussi et surtout comme le présage d'un homme nouveau, d'un nouveau type de citoyen, porteur d'un nouveau mode de vie". (4)

512cHsVNxkL._AC_SY580_.jpgSur la critique de l'individualisme dans la philosophie de Nietzsche, Sossio Giametta est d'accord, notant que Nietzsche, "bien qu'il ait été conscient comme personne d'autre, sauf peut-être Marx, du déclin des valeurs et de la décadence en général, d'où sa renommée en tant que critique de la civilisation, ne pouvait penser qu'en termes individuels, alors que les maux moraux qu'il percevait étaient pour la plupart causés par des transformations sociales, en particulier économiques, et étaient des répercussions de celles-ci". (5)

Cependant, la question de l'influence de la philosophie nietzschéenne sur le fascisme rappelle la question plus générale de l'influence de la pensée philosophique sur la politique. Et ceci est particulièrement vrai pour des penseurs comme Platon, Machiavel, Rousseau, Marx, ainsi que Nietzsche lui-même, dont les philosophies ont une dimension prophétique et se prêtent donc à être utilisées par la politique.

On pourrait peut-être sourire de la boutade d'Ortega y Gasset selon laquelle "l'homme politique devient nerveux lorsque le philosophe se met en avant pour dire ce qui doit être dit sur les questions politiques". Mais elle implique, d'une part, la nécessaire distinction de rang entre la philosophie, qui est pensée de la vérité, et la politique, qui est "pensée utilitaire" ; et d'autre part, l'influence indéfectible de la philosophie sur toutes les activités de l'esprit, puisque "l'homme vit d'une philosophie et dans une philosophie". Cette philosophie peut être savante ou populaire, la sienne ou celle d'un autre, ancienne ou nouvelle, brillante ou stupide, mais dans tous les cas, notre être a ses racines vivantes fermement dans une philosophie". (6)

Il y a donc toujours une responsabilité du philosophe, aussi indirecte et subtile soit-elle. Comme l'écrit Sossio Giametta avec des arguments qui nous semblent irréfutables : "La culture ne communique pas directement avec la politique. Une idéologie philosophique n'est donc jamais directement traduisible en idéologie politique. (...) Cependant, les idéologies culturelles ont des relations souterraines très importantes avec les événements sociaux et politiques, à la fois dans un sens actif et passif, en tant que parties d'un même phénomène global, et c'est certainement aussi le cas pour Nietzsche. (...) Le philosophe n'est pas responsable, en tant que tel, de ses actes sur le plan éthique. De même, il n'est pas responsable des conséquences de sa philosophie sur le plan politique, social ou autre. Il n'est jamais responsable que devant la vérité. Et celle-ci, cependant, ne doit pas être comprise comme une responsabilité "faible", partielle, diminuée, mais plutôt comme la plus forte et la plus sérieuse qu'un homme puisse avoir, de l'homme qu'est le philosophe et pour laquelle seules les autres, aussi importantes, "incontournables" soient-elles, deviennent secondaires". (7)

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Lorsque Nietzsche décrit "le dernier homme", avec ses clins d'œil au bonheur stéréotypé, à la médiocrité, à l'égalité, et qu'il nie le socialisme, la démocratie et le christianisme; lorsqu'il souhaite l'avènement du Surhomme (quel que soit le sens qu'on lui donne: chef politique, esthète armé à la D'Annunzio, ou nouvelle aristocratie du sang et du sol et de l'ordre nouveau); quand il exalte la lutte entre les hommes et la volonté de puissance, il met en place une série d'éléments et de suggestions qui trouvent un terrain fertile et "naturel" dans le fascisme. "Et en ce sens, écrit Sossio Giametta, non sans raison, il fournira toujours de formidables arguments à toutes les droites, car les droites, tout comme les gauches, ne manquent pas de justifications profondes". (8)

La réflexion de Sossio Giametta

Et à ceux qui trouvent répugnant d'admettre le lien étroit entre Nietzsche et le fascisme, Sossio Giametta objecte que, sur la base des textes, ce lien existe et est indubitable et que leur répugnance provient du fait qu'ils "ne sont pas prêts à prendre le fascisme au sérieux, c'est-à-dire à le considérer non pas comme le résultat de l'arbitraire et de la férocité gratuite, mais comme un accomplissement historique, comme un phénomène de vieillesse et de décadence, oui, et de violence aussi, mais naturel et grandiose, comme le déclin d'une époque et de la puissance mondiale de l'Europe, (...) comme un mouvement qui, même s'il n'est pas encore en mesure de s'adapter à l'évolution de l'histoire, n'en est pas moins un mouvement d'opposition. ) comme un mouvement qui, même dans sa négativité, a aussi incorporé toutes les bonnes raisons que Nietzsche plaide précisément en sa faveur et qui resteront à jamais les raisons de la droite, au grand dam de ceux qui rêvent ou plutôt fulminent de pouvoir un jour, avec leurs sophismes, récupérer Nietzsche pour la gauche". (9)

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Pour Augusto Del Noce

De la même opinion sont généralement les interprètes qui n'ont pas de préjugés, parmi lesquels nous citons le philosophe catholique Augusto Del Noce (photo), qui observe qu'il est "absolument faux, donc, de juger le pré-nazisme de Nietzsche, parce que son œuvre ne peut avoir, même contre la volonté de son auteur, qu'un caractère de diagnostic ; mais il est en même temps absolument vrai que, si l'on veut l'interpréter comme une doctrine d'action, la forme ultime à laquelle on doit arriver est la "fureur nazie"": D'autre part, peut-on citer un disciple pratique de Nietzsche dans lequel on ne puisse pas reconnaître un précurseur du fascisme et du nazisme?". (10)

En fin de compte, il faut reconnaître honnêtement, de la même manière que l'on prêche d'un côté ses limites et son unilatéralisme et de l'autre ses mérites et sa grandeur, que Nietzsche a certainement été un précurseur du fascisme.

Notes:

(1) Pierre Drieu La Rochelle, Le socialisme fasciste, EGE, 1974, pp. 87-95 ;
(2) Benito Mussolini, La filosofia della forza, en annexe au texte d'Ernst Nolte, Il giovane Mussolini, Sugarco, 1993, p. 131 ;
(3) Marcello Veneziani, Mussolini le politicien, Ciarrapico, 1981, p.105 ;
(4) Augusto Simonini, Il lingaggio di Mussolini, Bompiani, 1978, p. 107 ;
(5) Sossio Giametta, Commentaire sur Zarathoustra, Bruno Mondadori, 1996, p. 10 ;
(6) José Ortega y Gasset, Bonheur et technique, in Méditations sur le bonheur, Sugarco, 1994, pp. 170-171 ;
(7) Sossio Giametta, op. cit. p. 313-314 ;
(8) Sossio Giametta, op. cit. p. 13 ;
(9) Sossio Giametta, op. cit. p. 119-120 ;
(10) Augusto Del Noce, Tramonto o eclissi dei valori tradizionali, Rusconi, 1971, p. 192.

lundi, 25 décembre 2023

Raymond Abellio et l’établissement du communisme sacerdotal en Europe

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Raymond Abellio et l’établissement du communisme sacerdotal en Europe

Nicolas Bonnal

L’Europe se retrouve soumise à une dictature technocratique et socialiste, mais aussi à une dictature de manipulateurs de symboles (Robert Reich) qui usent de l’informatique pour réordonner le monde un peu comme la théologie fut usée jadis. Voyons quel inspirateur peut nous expliquer ce projet.

Je l’ai rencontré en 1984-85 quand je découvrais joyeusement ces thèmes. D’un manière amusante, cet écrivain collaborateur, extrémiste (comme tous les anciens socialos) pendant la guerre, marginal, trempé d’ésotérisme, de sexualisme, de socialisme, d’européisme et de « communisme sacerdotal », ancien précepteur du fils Mitterrand, et tireur de cartes pour les filles de Mme Claude (ne le niez pas, je les ai vues) dans son studio de la rue des Bauches (sic) face au cimetière de Passy, a titillé mes souvenirs récemment ; car tout comme son disciple et ami Parvulesco, Abellio (alias Georges Soulès), était un partisan enjoué des grandes phrases, de romans du huitième jour (j’en écrivais alors…), des grandes constructions, de la métapolitique européenne et de la néo-grande synthèse hermétique post-guénonienne.

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On n’en parle plus beaucoup d’Abellio. Il a fatigué son monde comme tous les ésotéristes (Guénon n’est finalement qu’un historien décalé de la pensée comme Barzun ; ses états multiples de l’être font fuir tout le monde, sauf la poignée résiduelle de cinglés propre à toute secte). Mais je suis tombé sur ces lignes d’un site plus vulgarisateur que mes propos, et qui vont j’espère rappeler quelques bons souvenirs à certains :

« Il considère, comme il l'explique dans Les Militants, que la société se compose de quatre castes : à la base, les hommes d'exécution, au-dessus, les hommes de gestion, les technocrates, puis les hommes de puissance et, au sommet, les hommes de Connaissance, ceux-ci ne pouvant encore exister dans la société actuelle. Si la Connaissance est le but de sa quête, il ne peut résister à la fascination de la puissance, comme son personnage Pirenne, prêt à tout pour l'obtenir. Fortement influencé par Nietzsche, il veut voir l'avènement d'un "nouvel homme" forgé par cette volonté de puissance ».

Je vous laisse relire et apprécier. On ne relance pas en ce moment le mot de « caste » pour rien, on ne met pas l’Inde au-dessus de la Chine pour rien, alliée des anglo-saxons et détentrice maniaque de ce secret des castes. On relira mes textes sur Alain Daniélou que j’ai rencontré trop brièvement à la même époque.

Poursuivons. Le modèle national-socialiste revient à la mode sur fond d’effondrement démographique et de métissage généralisé (mais c’est  logique : dans Mein Kampf Hitler déjà est convaincu de l’un et de l’autre, comme Gobineau). Il est germano-européen, autoritaire-bureaucratique, russophobe rabique, et veut fonder dans le fer et dans le feu – enfin, dans la mesure de ses gâteuses capacités) un ordre européen qui se passera de Twitter…

md31053267733.jpgAbellio est socialiste jusqu’au bout, comme nos élites mondialistes actuelles (voyez mon texte sur Trotski et ce problème). Et il rejette le marxisme :

« Dans les années trente, alors qu’il avait à peine plus de vingt ans, il avait cru pouvoir réaliser cette volonté de puissance dans le militantisme socialiste. Sa déception, très forte, constitue la reconnaissance d'une première erreur. Dans le premier tome de ses Mémoires, Les Militants, violente attaque du marxisme, Abellio dénonce cette erreur et prophétise l'effondrement inévitable du marxisme. Celui-ci s'avérant incapable de réaliser ses rêves, notamment celui d'un socialisme européen qu'il expose dans Assomption de l'Europe (1954), c'est vers le national-socialisme qu'il se tourne ; c'est avec lui qu'il veut voir naître "une Europe idéale surgie de la guerre comme un bienfait des dieux".

Mais en 1942, il prend conscience de son aveuglement : "Les positions abstraites que j'avais pu prendre à l'Oflag deux ans auparavant sur la construction socialiste de l'Europe et sur lesquelles je vivais encore lors de l'attaque allemande en Russie avaient pu me faire croire à un dépassement possible de mon premier échec. J'étais bien obligé de constater qu'elles n'avaient pas résisté à l'épreuve des faits. Durant ces deux dernières années, j'avais cherché les socialistes allemands et ne les avais pas trouvés, et les rafles des Juifs posaient désormais sur le sens du nazisme une interrogation fondamentale qu'il était impossible d'éluder".

La volonté de puissance, miroir aux alouettes fatal à G. Soulès, n'a plus, pour Abellio à la fin de sa vie, qu'une acception mystique. C'est parce qu’il avait cru voir dans le socialisme européen prôné par le nazisme les fondements de cette "âme universelle" que Soulès tomba dans l'erreur et l'errance qui occultent hélas, aujourd'hui encore, la richesse de pensée et la perfection d'écriture de Raymond Abellio. »

Il me semble évident que derrière le charabia du maître et son occultisme de synthèse, les intuitions demeurent : l’Europe, l’ésotérisme, les castes, la vision dantesque, et le fanatisme bureaucratique et synarchique dont ce petit maître fut une manifestation.

https://books.openedition.org/msha/19840

 

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samedi, 23 décembre 2023

L'essence initiatique de la connaissance chez Hegel (vue par Giandomenico Casalino)

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L'essence initiatique de la connaissance chez Hegel (vue par Giandomenico Casalino)

L'auteur salentin propose une exégèse non conventionnelle de la philosophie de l'auteur allemand, visant à soustraire le philosophe idéaliste aux lectures "modernes".

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/112190-lessenza-iniziatica-del-sapere-in-hegel-vista-da-giandomenico-casalino/

Giandomenico Casalino, spécialiste des choses traditionnelles, propose depuis longtemps dans ses essais une exégèse non conventionnelle de la philosophie de Hegel, visant à soustraire le philosophe idéaliste des lectures "modernes", visant à reléguer l'idéaliste dans la sphère de l'historicisme immanentiste. Ce travail analytique a, comme sa propre pars construens, le désir de restaurer l'hégélianisme dans la vénérable "tradition platonico-hermétique". C'est ce qui ressort de la lecture du dernier ouvrage de Casalino, L'essenza iniziatica del sapere in Hegel (L'essence initiatique de la connaissance chez Hegel), en librairie chez Arỹa edizioni (sur commande : arya.victoriasrl@gmail.com, pp. 80, euro 18.00). L'intention de l'auteur est explicite dès le début du volume : "Hegel appartient, de Proclus à travers tout le platonisme médiéval jusqu'à George Gemiste Plethon (Γεώργιος Γεμιστὸς Πλήθων) [...] à la véritable Tradition platonicienne, qui a certes conclu sa vie institutionnelle en 529 après J.-C. [...] mais n'a pas cessé sa vie spirituelle, en termes de transmission" (p. 12). 

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L'appartenance hégélienne à une telle séquence spéculative se manifesterait par le fait que le penseur concevait la philosophie comme "une considération ésotérique sur Dieu" (p. 13). Philosopher représenterait donc, selon ce point de vue, le moment le plus élevé sur le chemin qui mène à la Connaissance: "en vertu du fait qu'il n'est plus fondé sur la conviction fidéiste de l'existence de l'Autre et de son extranéité par rapport au Moi" (p. 13) comme cela se produit, au contraire, dans la représentation propre au moment religieux et ésotérique. Ce n'est qu'à travers la philosophie qu'il est possible de connaître l'Absolu, le Divin. Casalino note un trait théo-logique chez Hegel dans la mesure où la logique de l'idéaliste présente ce que Mario Dal Pra a défini comme la condition du dieu "incoato", du dieu avant la création, avant de sortir de lui-même. La logique hégélienne est en fait une ontologie, elle s'identifie à la métaphysique et à la physique, dans la mesure où: "L'essence de la Nature-Monde est la même essence conceptuelle, c'est-à-dire éternelle, de la Pensée, ou que les Dieux-Métaux, en tant que Puissances vivantes des choses, sont les mêmes Noumène-Astres-Métaux intérieurs, comme l'affirme la Tradition hermétique" (p. 14).

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Essai de Casalino sur Hegel

Pour Hegel, à la lumière de ces affirmations : "La connaissance est et consiste dans la coïncidence identificatrice du connaissant et du connu, où le semblable est connu par le semblable; le connaissant est l'être du connu" (p. 15). En un mot, le panlogisme nous inviterait à prendre conscience de notre nature la plus vraie et la plus profonde, le divin, qui vit en nous depuis toujours. C'est pourquoi le résultat auquel parvient le système du philosophe de Stuttgart, l'Esprit, représente en réalité un retour à l'origine. Il s'agit d'un processus anamnestique qui induit l'"Éveil", un processus circulaire et ouroborique de connaissance de soi. En vertu de ce contexte conceptuel, Casalino voit une proximité évidente entre les positions hégéliennes et celles exprimées au 20ème siècle par Evola et Guénon, représentants du traditionalisme, qui visaient, de différentes manières, à dépasser le moment purement religieux, fidéiste et sentimental, centré sur le dualisme Homme/Dieu. L'auteur montre une préférence pour l'approche d'Evola, qu'il définit comme héroïque-apollinienne, de l'Absolu: Evola se serait placé, tout comme la Connaissance hégélienne, au-delà du même Mystère hellénique, qui, comme l'avait saisi Aristote dans le fr. 15 du Perì philosophias, transmis jusqu'à nous par Simplicius (ou Simplice ou encore Simplicios de Cilicie), n'est jamais allé jusqu'au mathèin, l'Intelligible, s'arrêtant à la dimension du pathèin, la dimension animique.

M02081256223-large.jpgC'est notamment sur ce parcours que Hegel aurait eu connaissance d'un élément pertinent de l'enseignement de Plotin. Le néo-platonicien, soucieux de la vision classique de la vie et de la Connaissance, invitait en effet ses étudiants à se libérer de la "conscience", si chère à la gnoséologie moderne: "il n'y a de conscience vigilante, éveillée, intentionnelle, au sens moderne du terme, que lorsqu'il y a une diminutio du Nous, un mouvement vers le bas" (p. 44). La conscience, en tombant dans le corps, "remplace l'éternité de la pensée par une continuité dans le temps et l'espace [...] c'est un abaissement de la contemplation" (p. 45). La pensée est une chose, nous disent Plotin et Hegel, et la conscience de la pensée en est une autre : "tout ce qui est sous le gouvernement de la conscience, ce sont les choses qui nous sont les plus étrangères, les moins nobles, tandis que de ce qui est notre vraie nature [...] nous sommes inconscients" (p. 47). Dans l'ensemble de l'œuvre du grand idéaliste, la Phénoménologie de l'Esprit jouerait le même rôle que le Timée dans le parcours de Platon: "c'est le récit vraisemblable de l'"histoire" symbolique de la conscience qui aboutit au Savoir absolu" (p. 53).

La science de la logique correspondrait, au contraire, au Parménide platonicien. L'affirmation hégélienne bien connue : "Le Vrai est le Tout" montre qu'une telle vision peut être atteinte, selon l'auteur, par une Connaissance intuitive et instantanée "qui n'exclut pas, précisément parce qu'elle lui est supérieure [...] la Logique moderne [...] de l'identité [...] cette dernière étant le mode légitime de connaissance de la dimension exotérique" (p. 19). Le cercle hégélien des cercles, selon Casalino, ne se réfère donc pas à un déjà-là qui doit être retrouvé, ni même à un futur, à un avant-nous, mais à ce toujours qui est donné dans les phénomènes comme le Tout présent. Hegel, dans cette perspective, dépasse le dualisme essence/existence, intérieur/extérieur et, libéré de la dimension du sentir et du vouloir, nous invite à nous élever vers "le suprasensible par la thèoria [...] la vision indicible de l'Idée qui est l'Intelligible " (p. 55).

Hegel conclut, pour l'auteur: "en parlant [...] du mouvement de l'Être dans lequel se réalise l'Essence qui est le Tout et qui est l'Absolu, celui-ci est présent dans le temps et dans l'espace mais il est ab aeterno en dehors d'eux" (p. 57). Il s'agit d'une connaissance à caractère hermétique, à réaliser dans l'Instant qui est l'Éternel, puisque nous vivons en lui même si nous n'en avons pas connaissance. L'identité du réel et du rationnel ne renvoie pas à l'acceptation de l'existant, car : "L'Idée est réelle, parce qu'elle est vraie, seulement dans la Nature [...] et à travers et au-delà d'elle pour être [...] Esprit ! Une analyse à méditer... 

Giovanni Sessa

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lundi, 18 décembre 2023

Alexandre Douguine: Hegel et la théorie des relations internationales

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Hegel et la théorie des relations internationales

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/article/gegel-i-teoriya-mezhdunarodnyh-otnosheniy?fbclid=IwAR2flWtFdtkg3eRNfPNycu8lz7xAzS9ej3-OgPlYcgeRj5ouM7suZqQThCc

Le paradigme général du système hégélien

Retraçons l'influence de la philosophie de Hegel sur la théorie des relations internationales. Elle se manifeste le plus clairement dans le marxisme et le libéralisme, alors que Hegel n'a pas eu une grande influence sur le réalisme. Examinons ce sujet plus en détail.

9782080235510.jpgC'est dans la "Philosophie du droit" [1] que Hegel a le mieux exprimé son point de vue sur la politique. Ces opinions sont fondées sur l'ensemble de sa philosophie et font partie intégrante de tout le système. Néanmoins, la théorie du politique de Hegel est exposée d'une manière assez originale et, afin de révéler le bloc de ses idées sur la politique internationale, il est nécessaire de la décrire brièvement.

Tout d'abord, il convient de rappeler le paradigme général de la pensée de Hegel. Il repose sur le principe triadique formulé par Fichte : thèse - antithèse - synthèse [2]. Fichte, à son tour, l'a puisé dans la tradition néoplatonicienne. Hegel lui-même n'a pas utilisé l'expression "thèse - antithèse - synthèse", bien que la structure de sa dialectique tourne constamment autour d'un schéma triadique similaire.

Selon Hegel, au commencement de toute chose se trouve l'Idée-en-soi ou l'Esprit subjectif. C'est la thèse principale. Vient ensuite le moment de la négation. L'Esprit se nie lui-même, s'aliène et devient la Nature. L'Esprit, dans ce moment de négation, cesse d'être en-soi et devient pour-autrui. Mais la Nature et la substance ne sont pas le premier commencement. Ce n'est qu'un moment de négation. C'est pourquoi elle est négative. Étant négative, elle indique ce qu'elle nie, la suppression et en même temps l'ascension et l'élévation (Aufhebung) de ce qu'elle est [3]. Cette tension entre les deux moments dialectiques agit comme l'Esprit qui organise et fait bouger la nature. Il y a une "potentialisation" des couches de l'être extérieur, du physique-mécanique au chimique et enfin à l'organique. Ce processus de déploiement de l'esprit est l'esprit. Chez l'homme, l'esprit détermine la conscience. 

La vie organique combinée à la conscience humaine détermine le troisième moment - la négation de la négation ou la synthèse. Dans l'homme, l'Esprit entame son dernier virage et se dirige vers le point où, à travers l'homme, l'Idée peut se contempler elle-même et où l'Esprit devient l'Esprit absolu, c'est-à-dire l'Idée pour elle-même.

Tel est le tableau général du système de Hegel. Dans la "Philosophie du droit", il ne considère que l'homme et les moments de sa "potentialisation", la dialectique du mouvement à travers les différentes couches de l'esprit qui se dévoile. 

La structure de la pensée de Hegel dans la Philosophie du droit

008214471.jpgHegel commence par le droit abstrait, une approche purement juridique qui établit la personne (au sens de la jurisprudence), c'est-à-dire l'individu. Le droit coutumier règle les relations de l'individu avec les autres individus et avec les objets du monde qui l'entoure. C'est ainsi qu'est postulé le modèle cartésien de la relation entre le sujet et l'objet. Le droit, selon Hegel, possède à ce stade sa propre ontologie et prédétermine le fonctionnement de la "conscience ordinaire". Le droit en tant que tel est une pure banalité qui traite d'abstractions. Il constitue les cartes intuitives du comportement et de l'expérience de tous les jours, mais n'a aucun contenu philosophique. Les lois précèdent donc l'État et le politique en tant que tels. On le voit dans les analyses des sociétés archaïques. Mais pour Hegel, il est important de réaliser ce domaine tout d'abord au niveau des concepts. Les relations juridiques sont l'abstraction de base qui structure les relations de l'homme avec le monde qui l'entoure au niveau de l'expérience immédiate. Le droit, au sens purement juridique, est le fond de l'existence humaine, sa limite extérieure.

Hegel opère ici avec le droit romain et avec la tradition européenne d'interprétation du droit dans l'esprit de ce que Carl Schmitt appellera plus tard la "nomocratie" [4].

Le deuxième niveau, où le sujet autonome émerge pour la première fois, c'est-à-dire où le travail de l'esprit commence, est, selon Hegel, la moralité (die Sittlichkeit). Il se tourne ici vers la raison pratique de Kant. Hegel explique le passage du droit à la Sittlichkeit comme l'acquisition par l'homme du premier degré d'autoréflexion, la conquête de l'autonomie par rapport à la stricte distribution des rôles et des statuts dans le champ logiquement juridique antérieur. Le sujet moral ne coïncide pas avec une personne juridique (physique), c'est-à-dire qu'il est quelque chose de plus qu'un individu. Le système de relations avec les autres individus et les objets du monde extérieur devient plus complexe. Mais Hegel interprète cette personnalité morale comme un moment où l'on quitte les liens sociaux, rigidement fixés par la loi, pour entrer dans la zone de l'intériorité, c'est-à-dire l'immersion en soi-même, dans l'autoréflexion. C'est un geste dans l'esprit de Diogène le Cynique, le sceptique qui se détourne de la société au nom de la contemplation personnelle. 

Ce n'est qu'au niveau suivant, le troisième, que l'on entre dans le domaine du Politique, où commence le véritable travail de ce que Hegel appelle "l'Esprit" (Geist) et qui est au cœur de tout son enseignement. Ici, Hegel suit entièrement Aristote. D'où le choix du terme : Hegel appelle le troisième domaine "moralité" (die Sittlichkeit), ce qui correspond au concept d'éthique d'Aristote (ἠθική, ἦθος). Les concepts de "moralité" et d'"éthique", qui semblent souvent synonymes, sont fondamentalement dissociés par Hegel.

1_le-droit-naturel.jpgGénéralement, les hégéliens le suivent dans la même voie. La moralité est l'immersion de l'individu en lui-même, la première capacité à détacher sa présence de l'abstraction purement juridique de lui-même en tant que personne. Dans la morale, en revanche, l'individu entre dans une forme de vie pratique active qui a déjà été réfléchie et a gagné la subjectivité morale, mais cette fois résolument tournée vers la possibilité pour l'esprit supérieur de se réaliser à travers l'action morale consciente. C'est le moment de la naissance de la société. 

Nous passons au troisième niveau en suivant les étapes droit - morale - morale (société).

Ici encore, la triple division apparaît. Tout le domaine de la moralité est divisé par Hegel en trois moments : la famille, la société civile et l'État. Il s'agit là d'un prolongement exact de la pensée d'Aristote sur l'éthique et son développement. Selon Aristote, la politique fait partie de la sphère de l'éthique, car c'est elle qui décide de la question du bien, c'est-à-dire de la déontologie.

L'être dans la famille et sa négation dans la société civile

Le premier moment de la réalisation humaine est l'être-en-famille. C'est là que, pour la première fois, le sujet moral exprime sa volonté par une action concrète - en sacrifiant l'individu à la famille comme première communauté. Selon Hegel, la famille est un phénomène purement spirituel. Elle n'a pratiquement rien de corporel, elle est le caractère concret de l'être moral (Sittlichkeit). Dans la famille, l'homme s'affirme d'abord pleinement en tant qu'esprit, en tant qu'idée substantielle et concrète. La conscience et la volonté du sujet se révèlent dans la famille. 

La société est constituée de familles en tant qu'ensembles organiques, où chaque individu est en unité morale avec les autres membres. Il n'y a pas ici de relations purement juridiques (d'individu à individu ou de sujet à objet) ni de détachement du sujet moral. L'être dans la famille est un dépassement de soi et le passage d'une humanité abstraite à une humanité concrète.  

Hegel considère le moment suivant de manière dialectique, comme une sortie de la famille vers le domaine défini par la pluralité déjà existante des familles, qui forme la société civile (bürgerliche Gesellschaft). Il s'agit ici d'une aliénation de l'individu par rapport à la totalité organique de la famille et, en ce sens, elle est négative. La société civile expose l'organisme intégral de la famille à la négation. Mais à la différence du droit, avec lequel tout a commencé, la société civile se construit déjà sur la base du sujet agissant spirituel concret, qui se manifeste dans la famille. Dans l'interprétation de Hegel, la société civile est un phénomène négatif dans lequel l'esprit se retire de ses conquêtes apparentes dans la famille. Cela détermine l'attitude de Hegel à l'égard des Lumières, qui ont pris la société civile (c'est-à-dire le capitalisme - Bürger = bourgeois) comme principal point de référence. La société civile est une négation, une chute visible de l'Esprit, mais elle est nécessaire pour le prochain tournant dialectique. Ce tournant est le dépassement de la société civile dans l'État (der Staat). 

L'État comme dépassement de la société civile

La famille est la thèse, la société civile est l'antithèse. L'État (der Staat) en est la synthèse.

L'État (der Staat) est l'expression la plus parfaite de l'Esprit. Dans l'État, un membre de la société civile, qui s'est réalisé en tant que sujet moral à part entière (à partir du stade de la famille), qui a acquis une autonomie sociale (en devenant un citoyen en soi), se surmonte lui-même par un service social gratuit. De même que, dans la famille, l'individu sacrifie son être en soi au profit de l'épanouissement de l'esprit, de même, dans l'État, le citoyen se sacrifie à un niveau encore plus élevé, se dépassant au service de l'ensemble. Non seulement la famille, mais une forme synthétique encore plus élevée de l'incarnation de l'esprit.

Au stade de l'État, la société civile (bürgerliche Gesellschaft) devient le peuple (das Volk).

Heidegger, commentant la Philosophie du droit, observe avec perspicacité que le peuple (das Volk) correspond au Dasein, et que l'État (der Staat) est le Sein (au sens heideggérien) - Staat als Seyn des Volkes [5].

Selon Hegel, l'État (der Staat) est le sommet de la moralité (Sittlichkeit). Il incarne l'horizon le plus élevé du déploiement de l'Esprit. L'État est pur Esprit, il est donc raisonnable et possède une volonté. 

À son tour, la plus haute concentration de l'État est le monarque. Hegel était un monarchiste constitutionnel. Dans la figure du monarque, la dialectique de l'esprit atteint son point culminant. Tous les membres de l'État sont au service du monarque, et le monarque est au service de l'Idée.

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Enfin, dans la phase de l'Esprit correspondant à l'État, Hegel identifie également trois moments. Encore une fois, thèse - antithèse - synthèse.

L'État lui-même (der Staat), en tant qu'organisme unique, apparaît ici comme une thèse, comme une unité spirituelle dans laquelle il atteint son épanouissement le plus complet possible. Mais l'État n'est pas le seul. Il en est un parmi d'autres. Il crée un système de relations internationales. C'est encore la négation. La présence d'un autre Etat limite la souveraineté du premier. Ainsi le système de relations internationales dans l'enchaînement des moments de la révélation de l'esprit est l'expression du négatif.

Ce négatif (antithèse) est finalement supprimé par l'affirmation de l'Idée universelle, c'est-à-dire l'Empire philosophique (das Reich). C'est en lui que l'histoire s'achève. Et l'esprit, après avoir traversé toutes ses étapes, atteint sa pleine et absolue révélation. Si, au commencement, elle était Idée-en-soi, puis elle est devenue, par l'aliénation de soi dans la nature (antithèse), Idée-pour-autrui, c'est dans l'Empire du monde (das Reich) qu'elle devient Idée-pour-soi. Mais l'Idée (ἰδέα) est ce qui est vu. Lorsqu'il n'y a pas d'Autre que l'Idée elle-même, elle ne peut être vue. L'esprit en tant que tel est le processus de déploiement de l'Idée, lorsqu'elle constitue l'Autre, et qu'ensuite l'Autre contemple l'Idée. Mais cet Autre n'est pas un Autre total ; c'est l'Idée elle-même, qui ne s'exprime qu'à travers l'Esprit, qui devient, à partir du subjectif, d'abord objectif, puis absolu. L'Empire mondial (das Reich) est l'achèvement de l'histoire en tant qu'histoire de l'Esprit, c'est-à-dire quelque chose de final et d'absolu. 

Telle est l'image générale du système philosophique de Hegel. 

Application du modèle de Hegel aux idéologies politiques de la modernité européenne

À partir d'une vue d'ensemble du système de Hegel, il devient parfaitement clair comment il peut être appliqué à certaines idéologies politiques, et surtout au communisme et au libéralisme. 

Le fait que Marx ait construit son système sur la philosophie de Hegel est connu de tous et n'a pas besoin d'être prouvé. La reconstruction de l'histoire selon Marx, bien qu'elle introduise le facteur des classes dans la base de l'analyse, reprend en général complètement le scénario de Hegel. La seule chose est que dans la théorie matérialiste et de classe de Marx, qui exclut la primauté de l'Idée en soi et commence la construction de son propre système à partir du deuxième membre de la chaîne dialectique - à partir de la Nature, de l'antithèse, la "fin de l'histoire" n'est pas l'Empire mondial (das Reich), mais une société internationale sans classes - le communisme. 

Cependant, le communisme de Marx est également précédé d'une phase de capitalisme, qui doit d'abord devenir un phénomène mondial. C'est ce sur quoi ont insisté les marxistes européens qui ont nié la révolution bolchevique en Russie en tant qu'exemple de marxisme authentique, et plus tard les trotskistes qui ont rompu avec Staline et, comme les sociaux-démocrates européens, ont condamné l'URSS en tant que "perversion du marxisme". Ainsi, l'hégélianisme de gauche supposait également une certaine analogie avec l'Empire mondial (das Reich), en tant que moment précédant la révolution prolétarienne mondiale dans la construction du capitalisme mondial. 

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C'est ainsi que Hegel a été interprété par des théoriciens libéraux tels que Kojève [6] et Fukuyama [7]. Rejetant, bien sûr, la révolution marxiste et l'approche de classe, ils pensent que la "fin de l'histoire" se produira par l'unification de l'humanité dans un système supranational mondial unique. Ce serait la victoire complète du capitalisme et de l'internationalisme bourgeois. Mais contrairement aux marxistes, ils nient l'existence de classes, estimant que la classe moyenne s'étendra progressivement à l'ensemble de l'humanité et que l'égalité sera atteinte par des moyens évolutifs plutôt que révolutionnaires. Le globalisme planétaire que les marxistes affirment avant la révolution mondiale, et que les libéraux considèrent comme la "fin de l'histoire", correspond cependant précisément à la société civile de Hegel, qu'il considérait comme un moment dialectique précédant l'émergence de l'État. Ainsi, tant les libéraux que les marxistes sont déroutés et déformés qualitativement par le système de Hegel, puisqu'ils refusent de reconnaître dans l'État de Hegel une forme d'Esprit qualitativement supérieure à la société civile. Selon Hegel, les individus moraux, enracinés dans la famille et ayant réalisé le moment négatif de l'aliénation dans une société composée de nombreuses familles, doivent volontairement (ou plutôt sous l'influence de l'esprit qui travaille en eux) surmonter cette phase et par la négation de la négation, c'est-à-dire par la négation (suppression) de la société civile, passer à la monarchie constitutionnelle. Les libéraux restent au niveau du deuxième moment dialectique - au niveau de la société civile, en dépassant la famille (d'où l'abolition progressive de la famille dans le marxisme et le libéralisme), mais en ne dépassant pas le dépassé, c'est-à-dire le capitalisme et la démocratie bourgeoise. Ils restent donc dans le domaine antérieur à la compréhension hégélienne de l'État en tant que tel, c'est-à-dire en tant que moment de l'ascension de l'Esprit. Ainsi, même lorsqu'elles sont orientées sur le principe hégélien de la "fin de l'histoire", elles sautent par-dessus le moment essentiel le plus important de tout le système hégélien - l'État [8]. Hegel insiste sur le fait que la monarchie ne précède pas la société civile, mais la suit. Du moins la monarchie en question dans son système. La société civile annule historiquement la monarchie de l'ancien type, que Hegel, dans son système de déploiement de l'Esprit dans le domaine de la morale, ne mentionne pas du tout. Mais elle précède la monarchie philosophique, l'état de l'Esprit. 

Nous pouvons donc conclure que les interprétations libérales et marxistes de Hegel s'écartent considérablement de son système dans le domaine de l'État et du droit, et que leur interprétation de la "fin de l'histoire" déforme gravement la pensée de Hegel et n'inclut pas en principe l'ontologie de l'État de Hegel. Hegel lui-même tire le sens de la "fin de l'histoire" de cette ontologie de l'Etat (der Staat) en tant que moment de l'ascension de l'Esprit. Si nous comprenons la "fin de l'histoire" comme l'internationalisation de la société civile, y compris ou non le critère de classe du marxisme, nous changeons complètement la structure de la philosophie de l'histoire de Hegel, sans jamais atteindre le point où la synthèse de la sphère morale a lieu et où la monarchie philosophique (pas encore un empire mondial), l'État de l'Esprit, est créée. 

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Les hégéliens de droite, comme Giovanni Gentile, étaient beaucoup plus proches de Hegel. Ils ont placé la notion d'État précisément dans un contexte hégélien et y ont vu la suppression de la société civile. Un tel État serait post-bourgeois, post-capitaliste.

Aussi étrange que cela puisse paraître, les bolcheviks russes étaient proches de Hegel, qui a d'abord annoncé la possibilité d'une révolution prolétarienne dans un seul pays, puis, sous Staline, la construction du socialisme dans un seul pays également. De même, la théorie et la pratique de la création d'un État post-bourgeois, dans lequel la société civile est surmontée, ont émergé au sein de la gauche. Si nous considérons le système qui s'est développé sous Staline comme une "monarchie" spontanée, il s'inscrit précisément dans la logique hégélienne. 

Qu'est-ce que l'État de Hegel ?

Voici donc ce à quoi nous arrivons. Dans le système de Hegel, lorsqu'il s'agit de l'État comme aboutissement du déploiement moral de l'Esprit, il ne s'agit pas de n'importe quel État, mais d'un État dans lequel la société civile a été supprimée, dépassée. C'est entre de tels États - des monarchies post-démocratiques (constitutionnelles) - que se construit le système des relations internationales.

En fait, ces relations contiennent le moment philosophique le plus important. D'une part, la présence d'un autre État affaiblit le degré de généralisation philosophique que l'Esprit atteint dans chaque État individuel. La présence d'autres États souligne l'insuffisance et la non-finalité de cette expression. C'est pourquoi le système des relations internationales est une négation. L'Esprit dans la politique internationale reconnaît ses limites, c'est-à-dire sa forme et sa relativité. C'est la justification philosophique de la guerre - c'est l'œuvre du moment négatif. 

Mais en même temps, la politique internationale acquiert la plus haute signification philosophique, car c'est là que se déroule l'avant-dernier acte, suivi de l'accomplissement de la "fin de l'histoire", c'est-à-dire de la finalisation de l'Esprit devenant absolu. Il n'y a donc rien de plus profond et de plus significatif que les processus qui se déroulent dans les relations internationales à ce stade dialectique. Les relations internationales représentent précisément le moment de l'Esprit, et c'est à ce point décisif que se joue le sort de savoir comment et sur la base de quel État sera construit l'Empire final de l'Esprit (Reich).

Nous approchons ici de l'apothéose du domaine moral lui-même, de son sommet. Toute l'histoire, selon Hegel, est un mouvement vers ce but - vers l'Empire mondial (das Reich) du sens, et les relations internationales en sont proches. C'est le moment où l'avenir projette son ombre la plus épaisse (adumbratio chez Husserl).  

Exemples d'États quasi-hégéliens au 20ème siècle

Nous avons vu précédemment que ni une lecture communiste ni une lecture libérale de Hegel ne peuvent nous conduire à cette interprétation des relations internationales, puisqu'elles ne disposent pas d'une théorie de l'État post-démocratique. Cependant, si nous prêtons attention au vingtième siècle, nous verrons que dans la pratique de la politique mondiale, nous avons eu essentiellement affaire à de telles formations. 

L'URSS, dans la version de Staline, était un "empire post-bourgeois". Les pays de l'Axe, également post-démocratiques, étaient les plus proches de la monarchie philosophique de Hegel dans leurs justifications théoriques, et même les régimes libéraux de l'Occident - surtout l'Angleterre et les États-Unis - n'ont pas affaibli leur statut d'État, mais - bien que sous la pression de circonstances pragmatiques - ont au contraire créé des systèmes politiques forts et centralisés. Si cette observation est valable, alors nous pouvons proposer une lecture hégélienne des relations internationales au 20ème siècle. Les développements majeurs dans ce domaine acquièrent alors une dimension philosophique vivante et profonde. On peut y voir les trois idéologies politiques qui sont devenues les axes des blocs respectifs - libéral, soviétique et nationaliste. À la veille de la résolution définitive de l'Esprit dans l'Empire mondial (das Reich), les trois idéologies, s'appuyant sur leurs États hôtes, s'affrontent dans la bataille pour la "fin de l'histoire".

Le 20ème siècle et les simulacres d'État

À la fin du 20ème siècle, il est possible de résumer cet affrontement séculaire et d'interpréter les relations internationales de la manière suivante. D'abord, l'alliance de l'URSS (hégéliens de gauche) et de l'Empire bourgeois (représenté par les Anglo-Saxons - hégéliens libéraux par convention) a vaincu les pays de l'Axe (le Troisième Reich d'Hitler et l'Italie fasciste de Mussolini), c'est-à-dire les hégéliens de droite. Puis, pendant la guerre froide, les libéraux ont finalement gagné, et il est significatif que Fukuyama ait écrit son manifeste libéral-hégélien sur la "fin de l'histoire" juste après la chute du système socialiste mondial. Cela coïncide avec le moment unipolaire et, en effet, dans les années 90 du vingtième siècle, il semble que l'"Empire mondial" sera un régime libéral-démocratique établi dans la superpuissance américaine la plus puissante et sans rivale et ses satellites libéraux en Europe et en Asie. 

Introduction-a-la-lecture-de-Hegel.jpgMais c'est ici que nous sommes confrontés à la contradiction la plus grave. À première vue, la lecture libérale de Hegel, présentée dans ses grandes lignes et en détail dans les ouvrages de Kojève, l'a emporté. Ici aussi, les néoconservateurs américains, issus du trotskisme et donc profondément imprégnés d'hégélianisme, ont joué un rôle majeur. Contre la ligne stalinienne de l'"empire rouge", trop étroitement associée à leurs yeux à l'esprit et à l'identité russes, dans laquelle ils voyaient une trahison de l'internationalisme, les trotskistes américains se sont rangés du côté des libéraux mondialistes pour les aider à achever la construction de la société bourgeoise capitaliste à l'échelle planétaire, pour parvenir à l'abolition totale des nations, des races, des religions et de toutes les identités locales, et créer ainsi les conditions préalables à la réalisation d'une révolution prolétarienne mondiale strictement conforme aux préceptes de Marx, sans craindre de tomber dans le piège du national-bolchevisme stalinien, qui n'était à leurs yeux qu'"une forme de national-socialisme". La révolution mondiale était reportée à la victoire complète du capitalisme mondial.

Mais ici apparaît une considération essentielle: se situant au niveau de la société civile et n'ayant pas réalisé (contrairement aux hégéliens de droite, plus fidèles à Hegel et à son système) la signification philosophique de l'Etat comme moment d'expression de l'Esprit, les hégéliens libéraux ne pouvaient correspondre pleinement à l'Empire final et prétendre que le libéralisme mondial sous la forme du mondialisme était le couronnement de l'épanouissement de l'Esprit pour lui-même. D'autant plus que les prémisses spirituelles du système hégélien ont été formellement niées par le marxisme et n'ont pas joué un grand rôle pour les libéraux.

1_l-atheisme.jpgMais s'il y a un trou noir aux origines du système, c'est ce que la civilisation libérale a dû affronter au moment de son triomphe suprême. Et ce n'est pas un hasard si Alexandre Kojève, hégélien libéral assez conséquent, a accordé tant d'attention au thème de la mort, de la négativité et du néant chez Hegel [9]. Si l'on lit le système hégélien avec les yeux d'un athée (et Kojève a consacré son étude fondamentale à l'athéisme [10]), l'Empire final de l'Esprit (das Reich) se transformera en un triomphe sporadique du nihilisme planétaire.

C'est exactement ce qui s'est passé au tournant des époques, et qui a été marqué par le premier coup d'éclat de l'islam radical contre les États-Unis, au moment symbolique de la chute des tours jumelles du World Trade Center à New York. Du point de vue de la philosophie des relations internationales selon le modèle hégélien, le 11 septembre 2001 a été le moment clé de tout le vingtième siècle. Au lieu d'un Empire mondial victorieux, c'est l'abîme du néant qui commence à se déployer devant l'humanité. 

Il fallait donc ici franchir la ligne et tenter de repenser en termes hégéliens tout ce qui s'était passé et ce qui allait se passer désormais selon la logique fondamentale de Hegel. 

Hegel et la carte politique du premier tiers du 21ème siècle

Si nous appliquons l'interprétation authentiquement hégélienne des moments de déploiement de l'Esprit à la situation du premier quart du 21ème siècle, nous obtenons l'image suivante. Les événements du 20ème siècle, malgré leur relative similitude avec la formation de trois États philosophiques (c'est-à-dire idéologiques, fondés sur l'Idée) - le libéralisme, le stalinisme et le fascisme - n'étaient en fait pas un véritable moment des relations internationales en tant qu'antithèse de l'État à part entière et précurseur de la synthèse, mais un monde inversé (verkehrte Welt) situé non pas au-dessus de la société civile, mais en dessous d'elle. Ces trois camps n'étaient pas des États hégéliens au sens plein du terme, ce qui signifie qu'ils restaient au niveau de la société civile, même si celle-ci était déformée. D'ailleurs, la victoire même du libéralisme sous la forme des États-Unis et des Anglo-Saxons en témoigne. Ce n'est pas l'Empire qui a gagné, mais un sous-état de type bourgeois libéral-démocratique (Not-Staat, aussere Staat ou pre-state, vor-Staat [11]). Le mondialisme n'est pas le moment du triomphe de l'Idée, découverte dans le dernier moment du déploiement de l'Esprit, c'est le remaniement des Lumières, qui ont été trop hâtivement enroulées dans des formes étatiques. En d'autres termes, nous ne sommes pas au moment des relations internationales hégéliennes, qui suivent logiquement la création de l'État post-démocratique, mais avant, dans l'état qui précède l'émergence des monarchies philosophiques à part entière.

Des relations internationales qui n'ont jamais existé

C'est ici que se révèle toute l'importance de Hegel pour la théorie du monde multipolaire. 

Tout d'abord, les États idéologiques du 20ème siècle, qui se battent entre eux, doivent être reconnus non pas comme trois formes de l'Idée, mais comme des simulacres, c'est-à-dire des versions déformées qui précèdent le véritable original. Ce sont des ombres du futur (des adumbrationes selon Husserl) projetées par de véritables monarchies philosophiques dans lesquelles l'Esprit n'est pas encore incarné. La victoire du libéralisme dans les années 1990 n'a pas été l'accord final des relations internationales, car les sociétés civiles n'ont pas encore été formées en véritables nations. 

Une nation, selon Hegel, émerge lorsqu'elle dépasse la société civile, c'est-à-dire le capitalisme. Mais ni l'URSS ni les pays de l'Axe de l'Europe centrale n'ont véritablement surmonté le capitalisme. Par conséquent, la victoire des libéraux a simplement rendu universel le moment de la société civile, c'est-à-dire l'État pré-étatique, pré-philosophique et monarchique. Cela signifie qu'il ne s'agissait pas de la "fin de l'histoire", mais seulement d'une préparation de l'humanité à la phase suivante - la phase des États réels.

Le monde multipolaire est appelé à devenir une telle transition vers le prochain moment de l'ordre moral, lorsqu'un homme nouveau apparaîtra - un homme de l'État philosophique, qui n'abandonnera pas la famille, mais au contraire, enraciné dans sa structure éthique, l'étendra et l'exaltera vers le haut - dans la direction de la monarchie philosophique. Les pôles du monde multipolaire devraient être précisément de telles monarchies philosophiques s'appuyant sur le peuple, formées en surmontant la société civile atomisée et déconnectée. Par conséquent, nous n'avons pas encore dépassé les relations internationales proprement dites, en tant que deuxième moment dialectique sur la voie de l'Empire mondial (Das Reich). Il est devant nous. 

81vqjqTtvKL._AC_UF894,1000_QL80_.jpgEn outre, les États à part entière au sens hégélien du terme n'ont pas encore totalement émergé. La Chine et la Russie sont aujourd'hui les plus proches de la création d'une monarchie philosophique, et l'Inde s'oriente partiellement dans cette direction. Mais le moment clé sera la mutation dialectique nécessaire de l'Occident, lorsque là aussi, au lieu d'un pseudo-empire libéral, un véritable État émergera, et non un Not-Staat libéral, comme c'est le cas aujourd'hui. Même un libéral hégélien comme Fukuyama s'en est rendu compte, admettant que sa version de la "fin de l'histoire" a échoué et proclamant une orientation vers la "construction de l'État" [12]. Mais pour un libéral convaincu, il est difficile de comprendre la valeur philosophique du dépassement de la démocratie et du passage à l'organisation verticale de la monarchie. Par conséquent, la tentative de créer véritablement quelque chose de similaire à l'État hégélien tout en préservant le libéralisme et la société civile, bien que sous une forme modifiée, contient une contradiction irréductible. Les théoriciens et, plus encore, les praticiens de la construction d'un véritable État en Occident attendent toujours leur heure.

Et ce n'est que lorsque le monde multipolaire sera plus ou moins construit, c'est-à-dire lorsqu'un certain nombre de monarchies philosophiques post-démocratiques (constitutionnelles) et d'États hiérarchiques illibéraux à part entière émergeront dans le monde, construits conformément aux fondements du moment moral et sous l'influence directe de l'Esprit, aspirant à une expression de soi pleine et absolue, que nous passerons à la phase dialectique suivante, qui, pour la première fois, correspond véritablement à ce que Hegel entendait par "relations internationales". Ce n'est qu'à partir de cette position d'immersion dans le monde multipolaire que nous pourrons envisager l'avenir ultime dans la perspective ultime et nous faire une première idée de ce que sera le véritable Empire final de l'Esprit (das geistliche Reich), c'est-à-dire l'Idée universelle parvenue à son expression parfaite et donc la "fin de l'histoire". 

Influence du système de Hegel sur la politique allemande

Dans la doctrine de l'État de Hegel, la clé est sa relation dialectique avec la société civile. Il convient ici de tenir compte de l'époque à laquelle Hegel écrivait. La Révolution française et le Siècle des Lumières ont clairement opposé la société civile aux anciennes monarchies. Le capitalisme et l'idéologie bourgeoise progressaient activement dans tous les pays européens. C'est à cette époque que Hegel crée la Philosophie du droit, dans laquelle il justifie le statut métaphysique et dialectique de l'État. Il ne parle pas simplement de l'État, qui comprendrait les anciennes monarchies européennes, mais d'un nouvel État, qui est un concept philosophique. En cela, il rejoint Platon. Le véritable État n'est que celui qui est établi et gouverné par des philosophes. Hegel insiste sur le fait qu'un tel État philosophique n'est possible qu'après la société civile. Avant la société civile, l'État est organique et immanent ; il n'a pas la pleine conscience de soi nécessaire au domaine de la moralité. Et la société civile elle-même ne peut établir l'État qu'à l'extérieur (aussere Staat [13]), comme un "gardien de nuit" dont le sort sera terminé lorsque la société civile pourra s'en passer (idée de Locke).

Pour parvenir à l'état philosophique, une société civile rationnelle et volontaire - morale au sens de Kant et déjà morale, c'est-à-dire fondée sur la famille (tout cela est présent dans le deuxième moment de la dialectique de la morale sous une forme dépouillée) - doit se résoudre à se dépasser elle-même. Non pas au sens de Hobbes, sous l'influence des circonstances (tel est l'ancien état), mais de bonne volonté - comme indicateur de maturité morale et de perspicacité philosophique. Le nouvel État doit être un acte de renoncement de la bourgeoisie libérale à elle-même, c'est-à-dire le dépassement du capitalisme, son élimination. Une fois la société civile abolie dans l'État, il n'est plus possible d'y revenir. La bourgeoisie cède le pouvoir au monarque philosophique, en qui l'idée morale se révèle pleinement.

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Hegel écrit ses œuvres à la veille de l'émergence de l'Empire allemand sur la base de la Prusse des Hohenzollern. En effet, contrairement à l'empire austro-hongrois des Habsbourg, le Deuxième Reich allait devenir l'expression historique du nouvel État de Hegel. C'est ainsi que les hégéliens ont perçu la création de l'Empire allemand par Bismarck. Et le mérite de Hegel dans la justification métaphysique, l'affirmation philosophique de cet Empire fut d'abord reconnu par tous. L'esprit prussien, minutieusement disséqué par Spengler [14], soulignait justement ceci : dans l'Empire allemand, le principe du service militaire abolissait l'individualisme bourgeois.

Dans une telle situation, les relations internationales décidaient de tout, car, selon Hegel, après son établissement, l'État philosophique entrait dans le moment dialectique qui suit la formation de l'État - le système des relations internationales. C'est ainsi que la politique internationale a acquis son contenu philosophique. 

La Première Guerre mondiale a été le point culminant de la mise à l'épreuve par l'Allemagne de sa place dans la dialectique de l'Esprit. Le nouvel État, l'Empire allemand de Guillaume II Hohenzollern, et l'ancien État, l'Empire austro-hongrois des Habsbourg (dans lequel la société civile non seulement n'a pas été supprimée, mais s'est épanouie) se sont heurtés à l'Entente libérale, à laquelle l'Empire russe pré-bourgeois s'est joint par une incompréhension philosophique totale et contre toute logique. Le résultat est connu. 

Mais d'un point de vue philosophique, ce qui suit est important: le Deuxième Reich n'est pas devenu un État philosophique au sens plein du terme, ce qui s'est révélé lorsque, après la défaite de l'Allemagne lors de la Première Guerre mondiale, la société allemande est retombée dans le libéralisme. La République de Weimar était une société civile typique dans laquelle les vestiges du IIème Reich se sont progressivement dissous. Par conséquent, cette société civile n'a pas été véritablement dépassée et l'Empire allemand s'est avéré être un simulacre par rapport au modèle de forme hégélienne.

La deuxième tentative d'établir un État post-bourgeois sous Hitler s'est également avérée être un simulacre. Le national-socialisme - du moins le "national-socialisme spirituel" auquel Heidegger faisait référence - a été conceptualisé dans certains cercles philosophiques comme un nouvel effort pour transformer la société civile (cette fois-ci, celle de la République de Weimar) en un peuple et construire un État philosophique. 

Une fois de plus, la politique internationale est un affrontement entre le Troisième Reich, qui se veut un État philosophique, et le camp libéral auquel Staline s'est rallié. Du point de vue de la théorie marxiste, l'URSS est l'expression d'une société post-bourgeoise - mais civile ! - mais dans la pratique, le système stalinien ressemblait davantage à un modèle d'État éthique, c'est-à-dire à une version de l'hégélianisme qui supprimait le capitalisme. Les philosophes au pouvoir en URSS ont été remplacés par des bolcheviks idéologues. Cette caractéristique idéocratique du régime soviétique a été parfaitement comprise par les Eurasiens russes [15]. De nouveau, l'alliance contre nature dans les relations internationales (bourgeoisie et anti-bourgeoisie) et la défaite de l'Allemagne. 

L'Allemagne s'est alors effondrée dans la société civile et a perdu toute subjectivité, avant de se fondre dans l'Union européenne et la mondialisation.

Qu'est-ce que cela signifie du point de vue de Hegel ? Une seule chose: ni le deuxième ni le troisième Reich n'étaient des États philosophiques. Ils appartenaient au siècle des Lumières, qu'ils n'ont pas réussi à dépasser. Quel que soit le degré de dépassement de la société civile, le capitalisme les a empêchés de passer véritablement à la phase historique suivante de l'épanouissement de l'Esprit. Il ne s'agissait pas de nouveaux États dotés d'une idée directrice, mais seulement de tentatives infructueuses de fonder un tel État. La pensée de Hegel ne se réfère donc pas à une description du passé, mais à un aperçu de l'avenir. L'Occident n'a toujours pas d'État au sens hégélien du terme, comme le soulignent la généralisation du mondialisme libéral et l'abolition parallèle des États traditionnels en Europe. 

L'Occident n'a pas encore créé ce qu'il convient d'appeler un "État" au sens de la morale de Hegel. Cela signifie que les relations internationales n'ont pas encore acquis cette charge philosophique qui n'apparaît qu'à l'approche de la "fin de l'histoire", c'est-à-dire de l'Empire mondial de l'esprit (das geistliche Reich) et de l'Idée universelle. 

La multipolarité : l'avènement de l'avenir

Dans sa phase actuelle, le monde multipolaire représente les premières tentatives systémiques de surmonter la société civile, qui s'incarne aujourd'hui dans la diffusion mondiale du capitalisme et du libéralisme. Les tendances illibérales dans les pôles du monde multipolaire - en Chine, en Russie, dans le monde islamique, etc. - sont les premiers signes du mouvement vers le nouvel État, selon Hegel. Il s'agit ici d'un mouvement dialectique vers la disparition du capitalisme. En Chine, l'accent est mis plus clairement, en Russie moins. Un certain nombre d'idéologues islamiques le comprennent très bien. En d'autres termes, nous sommes à l'aube de l'émergence d'États au sens hégélien du terme. 

I22744.jpgTant que l'Occident s'identifie à la société civile et reste complètement dans le cadre des Lumières et de l'idéologie libérale, il n'y a pas lieu de parler d'État au sens hégélien. Ainsi, toutes les tentatives de Fukuyama pour justifier une nouvelle "construction de l'État" ne s'éloignent pas des théories de Locke ou de Voltaire sur le rôle des gouvernants éclairés qui doivent préparer la société à la démocratie. Selon Fukuyama, les régimes politiques modernes de l'Occident n'ont pas tout à fait rempli cette fonction, de sorte qu'une période préparatoire de gouvernement oligarchique par des élites libérales minoritaires et éclairées est nécessaire. Mais tout cela ne sert qu'à mettre en œuvre de manière encore plus efficace les normes de la société civile à l'échelle planétaire, et non à les surmonter. Cela signifie qu'un État hégélien est hors de question. 

Mais en même temps, il n'est pas exclu qu'en réponse au renforcement des pôles illibéraux face aux États non occidentaux, l'Occident lui-même se tourne un jour vers l'horizon illibéral. Jusqu'à présent, il s'agit de tendances périphériques, instantanément absorbées par la dictature du libéralisme. Cela signifie que jusqu'à présent, l'Occident n'est pas dans l'élément des relations internationales au sens hégélien, puisqu'il n'a même pas encore atteint le niveau de l'État. Mais l'urgence est de plus en plus grande et les premières manifestations en sont les poussées des courants d'extrême droite, tant en Europe qu'aux États-Unis. À la périphérie du monde occidental, cela se manifeste par le soutien de l'Occident à des mandataires racistes tels que l'Ukraine ou Israël. En principe, Israël, en tant que phénomène régional, est un modèle de ce que l'Occident pourrait devenir s'il s'engageait sur la voie du dépassement de la société civile en direction d'une certaine idéocratie illibérale. Il ne s'agit cependant pas d'un projet d'avenir, mais plutôt d'une lueur du nationalisme européen et même du racisme, qui a été autorisé par l'Occident en Israël en vertu d'une complicité morale dans les souffrances des Juifs à l'époque nazie. 

Mais ce retour à l'État au sens hégélien du terme exigera de l'Occident qu'il abandonne complètement le libéralisme, qu'il le surmonte consciemment. Jusqu'à ce que cela se produise, l'Occident en tant que civilisation restera sur la spirale précédente (au niveau du Not-Staat), ce qui, en soi, peut conduire à sa dégradation rapide face à l'édification d'un État à part entière auprès des autres pôles. 

Les relations internationales et l'apocalypse

Relions maintenant la lecture hégélienne du monde multipolaire à la manière dont la tradition chrétienne décrit l'époque immédiatement adjacente à la fin des temps (c'est-à-dire la "fin de l'histoire" de Hegel).

La fin réelle de l'histoire, qui pour Hegel est l'achèvement du cycle d'autodécouverte de l'Esprit devenant absolu, est comprise par le christianisme comme la seconde venue du Christ et la descente de la Jérusalem céleste sur terre, décrite dans l'Apocalypse de saint Jean le Théologien. C'est l'émergence d'un nouveau ciel et d'une nouvelle terre. Ce n'est qu'ainsi que pourra se réaliser la véritable unité de l'humanité, au moment de la résurrection des morts et du Jugement dernier. L'Empire de l'Esprit (das geistliche Reich) peut être compris comme le Royaume des Cieux (das himmliche Reich) ou le Royaume de Dieu (das Gottesreich). Puisque Hegel voit dans la politique et l'histoire le déploiement de l'Esprit, une telle corrélation est tout à fait appropriée et clarifie mieux la pensée et l'ensemble du système de Hegel, qui était chrétien et a certainement construit sa théorie sur une base chrétienne (même s'il ne l'a pas toujours suffisamment souligné). C'est cette lecture qui serait la plus proche de Hegel lui-même, à l'opposé des interprétations laïques, athées et matérialistes de l'hégélianisme de gauche et des libéraux. 

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Si tel est le cas, les relations internationales entre les États précédant immédiatement le phénomène de la nouvelle Jérusalem seraient aussi logiquement placées dans le contexte de l'Apocalypse. Peut-être les États de Hegel correspondraient-ils alors aux images des anges participant au drame apocalyptique, ainsi qu'aux figures des bêtes de la mer et de la terre, qui rappellent clairement le Léviathan et le Béhémoth du livre de Job. Il est significatif que Hobbes ait choisi le Léviathan comme principale métaphore pour décrire son État. Dans ses textes géopolitiques, Carl Schmitt identifie le Léviathan à la puissance maritime (Sea Power) et les Béhémoths à la puissance terrestre (Land Power) [16]. Ils sont à leur tour en corrélation avec la Grande-Bretagne et les États-Unis (Sea Power, pays de l'OTAN, atlantisme) et la Russie (Land Power, Eurasie), c'est-à-dire avec les deux pôles du monde multipolaire. 

Si la corrélation de certaines figures de l'Apocalypse avec les États du monde multipolaire repose sur une tradition stable en philosophie politique et en géopolitique, en raison de la dimension spirituelle de la théorie de Hegel, et parce que pour lui l'histoire et sa dialectique sont le déploiement des moments de l'Esprit, nous pouvons supposer que dans l'Apocalypse, le monde est en train de se transformer en un monde multipolaire, nous pouvons supposer que dans la réalité apocalyptique, non seulement la bête de la mer et la bête de la terre peuvent représenter des États, mais aussi d'autres figures - surtout les anges, qui sont décrits comme des armées, des armées qui combattent les armées adverses de démons sous l'égide de Satan. Les armées sont une fonction de l'État, et l'armée céleste ainsi que les forces de l'enfer sont également en corrélation avec les États, puisque l'armée est l'une des caractéristiques les plus frappantes de l'État en tant que tel. 

Dans ce cas, nous pouvons considérer les événements décrits dans l'Apocalypse comme une carte symbolique des relations internationales à l'époque finale précédant immédiatement la "fin de l'histoire", c'est-à-dire la fin des temps.

Cette interprétation correspond bien à la théorie de Hegel lui-même, qui n'était ni athée ni matérialiste, mais au contraire chrétien. Mais il faut noter ici l'essentiel: les pôles du monde multipolaire sont des États au sens hégélien, c'est-à-dire des entités dans lesquelles la société civile a été fondamentalement et irréversiblement vaincue, c'est-à-dire le capitalisme, le système bourgeois et l'idéologie libérale. Ce n'est qu'au cours de l'élimination du libéralisme en tant que négation de la négation de la négation que la formation des États a lieu. Cela indique que malgré tous les signes de proximité de l'Apocalypse, particulièrement évidents dans la société libérale occidentale, l'humanité a encore un autre cycle à traverser, qui, en termes d'importance et de signification, dépasse de loin tous les précédents. Et le système des relations internationales du monde multipolaire, du fait de sa proximité avec la fin de l'histoire du monde, est doté d'une signification colossale du point de vue de l'histoire de l'Esprit. En effet, les images apocalyptiques d'anges et de démons indiquent symboliquement la participation directe et ouverte des esprits (célestes et souterrains) à l'aboutissement de l'histoire du monde. 

Ainsi, le monde multipolaire n'apparaît pas comme une forme d'existence stable et sans problème, mais comme un moment extrêmement intense de l'histoire du monde, dynamique, extrêmement significatif et décisif en ce qui concerne les significations historiques finales les plus profondes.

Notes:


[1] Гегель Г.Ф.В. Философия права. М.: Азбука,2023. 

[2] Фихте И.Г. Наукоучение. М.: Издательство «Логос»; Издательская группа «Прогресс», 2000.

[3]  Мартин Хайдеггер предлагал толковать aufheben у Гегеля через три смысла, отраженных в латинчких глаголах tollere, conservare, elevare.

[4] Шмитт К. Политическая теология. М:. Канон-Пресс-Ц, 2000.

[5] Heidegger M. Seminare: Hegel – Schelling.  Frankfurt am Main: Vittorio Klostermann, 2011. S. 115.

[6] Кожев А. Из Введения в прочтение Гегеля. Конец истории//Танатография Эроса, СПб:Мифрил, 1994.

[7] Фукуяма Ф. Конец истории и последний человек. М.: ACT; Полиграфиздат, 2010.

[8] Те государства, которые не превосходят гражданское общество, а пытаются служить ему, Гегель называет «государством нужды» (Not-Staat) или «внешним государством» (aussere Staat). Heidegger M. Seminare: Hegel – Schelling.  S. 607.

[9] Кожев А. В. Идея смерти в философии Гегеля.  М.: Логос; Прогресс-Традиция, 1998.

[10] Кожев А. В. Атеизм и другие работы. М.: Праксис, 2007.

[11] Heidegger M. Seminare: Hegel – Schelling.  S. 607.

[12] Fukuyama F. State-Building: Governance and World Order in the 21st Century. NY: Cornell University Press, 2004.

[13] Heidegger M. Seminare: Hegel – Schelling.  S. 607.

[14] Шпенглер О. Пруссачество и социализм. М.: Праксис, 2002.

[15] Трубецкой Н.С. Наследие Чингисхана. М.: Аграф, 1999.

[16] Шмитт К. Земля и море/Дугин А.Г. Основы геополитики. М.: Арктогея-Центр, 2000.

 

dimanche, 17 décembre 2023

Propos d'avant-hier pour après-demain, les inédits de Gustave Thibon par Luc-Olivier d'Algange

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Propos d'avant-hier pour après-demain, les inédits de Gustave Thibon

par Luc-Olivier d'Algange

Le livre d'inédits de Gustave Thibon, qui vient de paraître aux éditions Mame, est un événement. L'ouvrage rassemble des notes, des conférences, « feuilles volantes et pages hors champs », lesquelles, pour les lecteurs non encore familiers constitueront une introduction du meilleur aloi, et pour les autres, une vision panoramique des plus instructives. Presque tous les thèmes connus de l'oeuvre sont abordés, et d'autres encore, où l'on découvre un philosophe dont la vertu première est l'attention. Il y est question de la France, des « liens libérateurs », formule qui n'est paradoxale qu'en apparence, des « corps intermédiaires », de Nietzsche et de Simone Weil, du mystère du vin, de l'âme du Midi, du Portugal, de la vie et de la mort. Ces « pensées pour soi-même », nous donnent la chance de remonter vers l'amont, vers la source d'une pensée qui ne se contente pas d'être édifiante et sauvegarde l'inquiétude, ce corollaire de la Foi, qui est au principe de toute aventure intellectuelle digne d'être vécue.

gthinédits.jpgEncore qu'il eût, depuis plus d'un demi-siècle, des lecteurs fidèles, et, mieux encore, de ceux qui surent entrer en conversation avec lui et prolonger sa pensée et son œuvre, - tel Philippe Barthelet auteur d'un livre d'entretiens avec Gustave Thibon, et d'un magistral Dossier H consacré à l'auteur de L'Ignorance étoilée, aux éditions de L'Age d'Homme - il est à craindre que Gustave Thibon ne soit pas encore reconnu à sa juste valeur, et surtout, à sa juste audace. Une image s'interpose : celle du « philosophe-paysan » qui se contenterait de dispenser une sagesse traditionnelle appuyée sur le catholicisme et l'amour de la terre.

Forts de cette vision réductrice, sinon fausse, on se dispense de le lire, de confronter son œuvre à celles des philosophes, plus universitaires, de son temps, et l'on méconnaît ce qu'il y a de singulièrement affûté, et sans concession d'aucune sorte, dans sa pensée érudite, mais de ligne claire et précise, sans jargon. Gustave Thibon, dans ces pages « hors champs », adresse au lecteur, une mise-en-demeure radicale, non certes au sens actuel de radicalisme, mais, à l'inverse, par un recours aux profondeurs du temps, aux palimpsestes de la pensée, à cette archéologie, voire à cette géologie de l'âme, à cette géographie sacrée, celle de la France, qui est, par nature, la diversité même, qui se décline de la Bretagne à l'Occitanie, et n'en nécessite point d'autre, abstraite, importée ou forcée.

Certes, la terre est présente, et Gustave Thibon rejoint Simone Weil dans ses réflexions sur l'enracinement ; certes, il est catholique, sans avoir à passer son temps à le proclamer, - mais ces deux évidences sont, avant tout, l'expérience d'une transcendance véritable, qui ne cède jamais à la facilité revendicatrice, à ces représentations secondes qui nous poussent, sur une pente fatale parfois, à parler « en tant que ». Gardons-nous, dit Gustave Thibon, de nous reposer dans l'image que nous nous faisons de nous-mêmes ou dans le sentiment, d'être, par nos opinions et nos convictions, une incarnation du « Bien ».

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Il existe bien un narcissisme religieux, une satisfaction indue, une façon de s'y croire, au lieu de croire vraiment, une pseudo-morale de dévots, une « charité profanée » (selon l'expression de Jean Borella) que Gustave Thibon, dans ces inédits, n'épargne pas de ses flèches. On se souviendra, en ces temps hâtifs et planificateurs que nous vivons, de sa formule qui ne cesse de gagner en pertinence : «  Il ne faut pas faire l'Un trop vite ». Contre la fiction d'un universalisme abstrait, Gustave Thibon propose un retour au réel , celui du monde, avec ses limites et ses frontières heureuses ; celui de l'homme qui défaille et parfois se dépasse. Il suivra Nietzsche, pas à pas, dans son « humain, trop humain », dénonçant les leurres, la morale comme masque du ressentiment et de la faiblesse, non pour « déconstruire », et se livrer au désastre dans « un vacarme silencieux comme la mort » ainsi que l'écrivait Nietzsche, - noble naufragé qui en fit la tragique expérience, -  mais pour  comprendre que le vide qui se dissimule derrière nos vanités est appel à une plénitude infiniment proche et lointaine.

La faiblesse exagère tout. Son mode est l'outrance. Elle conspue, elle maudit, elle excommunie avec la rage de ceux dont la Foi est incertaine. Ces Propos d'avant-hier pour après-demain, le sont aussi pour notre pauvre aujourd'hui. Nous avons nos Robespierre, nos Précieuses ridicules, nos propagandistes du chaos, sous l'habit policé des technocrates, perfusés d'argent public, et tous ont pour dessein de faire table rase de notre héritage pour y établir leurs fatras, leurs encombrements de laideurs, de fictions lamentables, autant d'écrans entre nous et le monde ; écrans entre nous et un « au-delà de nous-mêmes », vaste mais autrefois familier, comme le furent les Rameaux, Pâques, Noël. - ces temporalités qualifiées où les hommes se retrouvaient entre eux et en eux-mêmes à la recherche de « la juste balance de l'âme » : «  Existence simultané des incompatibles, balance qui penche des deux côtés à la fois : c'est la sainteté » écrivait Simone Weil, citée, dans ces pages, par Gustave Thibon.

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Philosophe-paysan, Gustave Thibon le serait alors au sens où il nous intime de nous désembourgeoiser, de cesser, par exemple, de considérer l'argent comme le socle des valeurs et de retrouver le « dépôt  à transmettre » : le fief, la terre, la religion. «  Le socle dévore la statue (…), avarice bourgeoise, aucune magnificence, pas de générosité ; abaissement des valeurs : pour le marchand tout se chiffre – et mépris des valeurs artistiques ; mentalité étriquée (…) ; règne du Quantitatif. Les « gros » ont replacé les « grands ».

Où demeurer alors ? Gustave Thibon nous le dit, en forme de devise héraldique : «  Contre l'espoir dans l'espoir ».

Luc-Olivier d'Algange

samedi, 16 décembre 2023

Cioran, quand l'âme de la patrie roumaine se confond avec la patrie française

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Cioran, quand l'âme de la patrie roumaine se confond avec la patrie française

Gennaro Malgieri

Source: https://electomagazine.it/cioran-quando-lanima-della-patria-romena-di-origine-si-fonde-con-la-patria-francese/

Emil Cioran (1911-1995) est le plus grand écrivain non français du 20ème siècle. Son roumain semble avoir été traduit dans la langue de Montaigne avec un naturel étonnant. Comment la "francisation" à laquelle il s'est consacré dès son débarquement sur les bords de la Seine en 1937 a fait de lui le connaisseur le plus pénétrant de l'âme de sa nouvelle patrie, alors qu'il n'a jamais renié celle d'origine, dont il a puisé les personnages pour considérer la France avec la mentalité du Slave et l'expérience du "Parisien": à la fois actif et pessimiste, indolent et cynique. Les deux aspects de son caractère se transforment en aphorismes sublimes et abyssaux, comme dans ses réflexions sur la France, écrites en 1941, sur ce qui allait devenir son pays avant même qu'il ne l'ait décidé.

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En effet, il était naturel pour Cioran de choisir la France comme "lieu" de son voyage existentiel et spirituel, car il y voyait reflétées les contradictions qui l'agitaient. Et son opuscule intitulé De la France, proposé il y a quelque temps en Italie par les éditions Voland pour la première fois, confirme son amour critique pour son pays d'adoption, dans l'histoire duquel il s'immerge presque avec volupté, en soulignant son excentricité et sa tendance à se décomposer avec insouciance, pourrait-on dire, pour ensuite se relever en s'accrochant à une grandeur ancestrale toujours remise en question, même par ceux qui avaient tout intérêt à la préserver. Je pense à un Chateaubriand, mal aimé de Cioran, qui, comme De Maistre (curieusement aimé du Roumain), s'est attaché à revigorer l'idée d'une France éternelle - enveloppée de christianisme dont le "génie", surtout pour le premier, est plus esthétique que religieux, qui aurait dû reprendre la vocation carolingienne de sa mission universelle et qui, au lieu de cela, s'est retrouvée à manier l'universalisme laïque de la Grande Révolution, ruisselante de sang et d'intolérance, embrassée, trahie et essentiellement niée par son dernier César, comme en témoigne le Mémorial de Sainte-Hélène.

Cioran fait ses adieux à la langue roumaine en optant pour le français avec Divagations, le dernier livre écrit dans son idiome natal. Il s'agit d'un tournant existentiel plutôt que littéraire. La lecture, enfin rendue possible par sa publication chez l'éditeur italien Lindau, le confirme pleinement.

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Contrairement à ses textes antérieurs, marqués par de fortes influences philosophiques, Cioran, dans ce premier recueil d'aphorismes encore non mûrs, suspendu entre de petits essais et de minuscules considérations extemporanées, une œuvre en somme dépourvue de projet unitaire, contrairement à ses textes ultérieurs, révèle une tendance à une mélancolie cosmique sublimée par la perception d'une réalité à la fois insaisissable et décadente. Il tend l'oreille au silence qui enveloppe l'univers et y perçoit le vide. Sans espoir et sans Dieu. Un énorme abîme qu'il voit devant lui, au fond duquel il s'efforce d'entrevoir un but à la vie. La décomposition de l'existence, qu'il approfondira dans les grands textes de sa maturité, est évoquée dans Divagations non pas à la manière d'un nihiliste "idéologique", comme on pourrait le penser, mais d'un percepteur de sensations qui l'amènent à décrire l'évanescence de tout ce qui l'entoure, esquissant une théorie de l'abandon qui caractérisera la "mise en pièces" de la modernité qui se fera plus tard avec la minutie d'un anatomopathologiste.

Que nous dit donc ce livre ? Simplement que le monde, comme le note Costantin Zaharia dans la préface de l'édition originale, "est absurde dans son essence et que le tumulte qui l'agite ne porte aucun signe de signification". Un état de souffrance permanent, en somme. Au point que le livre s'ouvre sur cette profession de foi: "Nous ne donnons voix qu'à des douleurs sans nom; les autres, qui forment la trame des instants, nous les jetons à la poubelle de l'évidence". Et rien ne semble apaiser ce malaise intériorisé au point de rendre surprenants les "exercices d'admiration" que Cioran proposera plus tard, esquissant des figures majestueuses qui puisent dans le désespoir des raisons d'espérer et de renaître, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Mais dans Divagations, il n'y a de place que pour l'anéantissement.

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J'en veux pour preuve : "Quand j'observe le silence ultramontain des paysages, l'impassibilité sublime des arbres, la dilapidation du soleil sur des cristallisations vertes qui étonnent et troublent l'esprit, quand on connaît les gisements de la sensibilité, une nostalgie sans contenu monte à la surface du cœur, embrassant l'espace avec une majesté suave et funèbre, alors la beauté m'apparaît comme le poison le plus fort qu'ait jamais goûté l'âme".

On ne saurait mieux décrire la douleur d'une âme qui a passé toute sa vie à chercher quelque chose, doutant jusqu'à la fin qu'elle le trouverait.

Cioran est le symptôme d'un malaise. Exagéré, sans doute, consciemment. C'est pourquoi ses textes se lisent comme un bréviaire séculaire dans lequel il n'est pas difficile de discerner, parmi d'innombrables aspérités, des éclats d'affliction sincère qui reflètent notre condition précaire de créatures imparfaites abandonnées au bord de l'inconnu.

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Strindberg et la division du travail

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Strindberg et la division du travail

par Joakim Andersen 

Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/12/12/strindberg-och-arbetsdelningen/

August Strindberg est toujours un auteur intéressant à connaître, à bien des égards un révolutionnaire conservateur suédois et un bon Européen. Il a contribué à l'introduction dans notre pays de plusieurs tendances continentales, notamment le socialisme utopique et l'occultisme français. Ses points de vue et l'exactitude de son jugement ont changé au fil du temps, mais ils ont toujours été présentés avec vigueur. Le Strindberg que nous rencontrons dans Likt och olikt (Like and Unlike) en est un exemple: il s'attaque à la division du travail, se révèle physiocrate, préfigure la gynécocratie et décrit les Suédois comme les Français du Nord.

Strindberg et la division du travail

Dans Likt och olikt (Like and Unlike), Strindberg cherche les racines du malaise européen et livre une critique culturelle lapidaire, bien qu'unidimensionnelle. L'une des causes essentielles du malaise est la division du travail. La spécialisation croissante et l'émergence de classes ne sont pas des phénomènes entièrement positifs pour Strindberg ; au contraire, sans nécessairement s'en rendre compte, il finit par se rapprocher du raisonnement conservateur sur les Stände, soit sur la relation entre la partie et le tout. Mais il se rapproche aussi des arguments marxiens sur le thème "la marchandise sociale détermine la conscience" et des théories de Bourdieu sur l'habitus. Strindberg écrit ici que "par la spécialisation, nous sommes tellement affligés de maladies professionnelles et spirituelles que nous ne nous comprenons pas les uns les autres bien que nous parlions la même langue" et qu' "en formant des classes sociales, l'homme a perdu la capacité d'observer le tout".

Il est intéressant de noter, à la lumière du raisonnement de Marx, qu'il développe également la distinction entre travail productif et improductif pour en faire une critique de la civilisation. Alors que Marx parlait de travailleurs improductifs, destructeurs et idéologiques, Strindberg revient à Quesnay et divise le travail en deux catégories : le travail indispensable et le travail non indispensable. L'indispensable, c'est "la nourriture, l'habillement, le logement et le combustible", en grande partie produits par la paysannerie. Mais l'histoire voit l'émergence d'intermédiaires, "une classe marchande qui ne produit rien, et avec la classe marchande naissent les villes", et à un moment donné, leur relation se transforme en son contraire. Le paysan est considéré comme un frère serviteur et son travail est méprisé.

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Pour Strindberg, le paysan est le moins affecté par la division du travail, il a "en règle générale un corps robuste, une bonne santé et du bon sens, et dépasse ainsi l'homme de culture comme l'homme moyen". Les différentes figures culturelles de la ville sont décrites comme des existences beaucoup plus tragiques. Strindberg fait le lien avec les discours sur la dégénérescence et l'anxiété liée au statut. Il parle de "nerfs en ruine, d'anémie cérébrale, d'anxiété perpétuelle, de mauvais sommeil, de la peur d'une mauvaise situation financière et donc d'une réputation sociale ternie, de la course à la promotion et de la peur dévorante d'être ignoré". Il existe également des similitudes avec les descriptions d'Evola, qui décrit l'homme moderne comme étant sur-socialisé : "l'homme de culture semble être hanté par une mauvaise conscience, qui lui fait désirer une compagnie constante, et à partir de laquelle il a construit la doctrine selon laquelle "l'homme est un animal sociable"".

L'aliénation est un fil conducteur dans l'analyse des différentes professions. Le contremaître, par exemple, devient "une double nature, une créature brisée, une abstraction" ; quant au fonctionnaire, Strindberg écrit qu'"un travail aussi inintelligent que la transcription l'humilierait s'il n'utilisait pas son sens du pouvoir pour se défendre". Il anticipe en partie les arguments sur les métiers à la con ; il considère plusieurs professions comme nuisibles et inutiles dans une société saine.

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Un tableau peint par Strindberg: "La ville".

Strindberg et la grande ville

Parfois, il se montre amusant en tant que primitiviste rousseauiste ; à propos des chemins de fer, on nous dit que "qui n'a pas entendu les acclamations qui accompagnent l'ouverture d'un chemin de fer, et comment oserai-je élever mon faible cri contre ce wagon flamboyant de Jaggernaut, sous lequel tant de croyants se couchent pour mourir. J'essaierai, même si c'est sans autre sanction que l'aggravation de mon malaise". Il se concentre principalement sur la grande ville, qui s'est développée parallèlement à la société de classes. Strindberg se rapproche des descriptions marxiennes de "l'accumulation originelle" lorsqu'il explique les origines historiques de la ville : "Les guerriers et les prêtres ont été les premiers à fuir le travail ; d'autres ont donc dû travailler pour eux et, dans la protection de leurs forteresses, ils sont devenus la bourgeoisie ; c'est pourquoi on a également trouvé des traces de forteresses dans toutes nos plus vieilles villes". Lorsque les villes étaient sur le point de tomber en décrépitude, l'Etat intervenait par la force pour interdire l'achat de terres en dehors d'elles.

La ville et le citadin apparaissent à Strindberg comme des aberrations, "la grande ville, telle qu'elle apparaît aujourd'hui, est une absurdité dont l'existence ne peut manquer d'étonner, et le citadin est une personne complètement différente du campagnard". Dans son attitude hostile à l'égard de l'homme cultivé en tant que tel, on sent le Strindberg unidimensionnel, mais sa critique du luxe est pertinente dans la société de consommation. Il écrit notamment que "le luxe est un maître inconstant, qui aujourd'hui donne du pain et demain rien. Il produit une population artificielle qui vit à la merci des autres et peut être plongée dans la misère à tout moment". La ville affaiblit les gens dans la lutte pour la survie ; elle les rend aussi faux et sur-socialisés. C'est probablement ici que l'on trouve certaines des observations les plus justes de Strindberg pour comprendre notre époque et des phénomènes tels que le politiquement correct. Freud affirmait que nous sommes malheureux dans la culture ; Strindberg suggère qu'il y est lui-même assez malheureux, écrivant que "en vivant ensemble, on a dû imposer des liens qui ne demandent qu'à être rompus ; les conventions, la politesse, l'étiquette, tout cela est nécessaire, mais c'est une terrible nécessité, car c'est de la fausseté".

Les solutions de Strindberg sont très réactionnaires. Il veut donner aux ouvriers des terres à cultiver et démanteler ce qu'il appelle la centralisation. Au lieu de cela, le pays devrait être gouverné comme une union de ses parties historiques, "que le Riksdag soit un congrès des provinces et des villes, qui ne décide que du royaume en tant qu'union d'États, décide de la guerre et de la paix, frappe la monnaie, etc. Dans le même temps, la royauté doit être abolie, de même que la religion d'État. Strindberg écrit que "l'État idéal serait celui où chaque individu accoucherait de lui-même, s'habillerait par lui-même, sans troc ni échange: où rien ne serait exporté du pays, surtout pas les denrées alimentaires, qui seraient échangées contre des produits de luxe, et où rien n'aurait besoin d'être importé. Ce serait de l'auto-assistance au sens le plus large du terme". Le degré de réalisme de cette vision est discutable, mais il s'agit de l'une des visions les plus radicales. L'accent mis par Strindberg sur l'autarcie est tiré par les cheveux.

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Strindberg et les Suédois

Dans Likt och olikt, Strindberg, caractérisé par Jan Myrdal comme "un Suédois", explore également les Suédois. Il s'oppose au "patriotisme pernicieux" qui sépare la Suède des autres peuples germaniques et empêche une union nécessaire (c'est-à-dire un patriotisme que Yockey et d'autres ont décrit comme un "nationalisme mesquin"). En même temps, il n'est pas convaincu des bienfaits de la diversité et mentionne à propos de la Finlande, entre autres, "les terribles déchirements causés par les différences de nationalité". L'idéal de Strindberg est que "l'empire du peuple" se transforme en "union du peuple", ce qui n'est pas sans rappeler l'idée marxienne selon laquelle les peuples européens doivent être "maîtres chez eux" comme condition préalable à la coopération. Ou des idées similaires dans la droite européenne la plus authentique.

En ce qui concerne le caractère national, Strindberg affirme, peut-être pas tout à fait correctement, que le Suédois est "un mélange de Celtes, de Frisons et de Goths", ce qui n'est pas surprenant étant donné sa propre vie spirituelle conflictuelle, et que le tempérament celte et germanique du Suédois est toujours en conflit l'un avec l'autre. En ce qui concerne le Suédois, il cite Egon Zöller, selon lequel le Suédois se caractérise par "un sens aigu de l'indépendance, un sens profondément enraciné de la personnalité, associé à un solide sens pratique, qui apprend à garder la juste mesure". Le Suédois et l'Allemand partagent dans une certaine mesure ces caractéristiques, mais selon Zöller, le Suédois est plus objectif et pratique. À cet égard, il ressemble au Français, mais avec plus de profondeur et sans la superficialité française. Zöller parle ici de "l'union harmonieuse d'un sens éthique élevé et d'une compréhension pratique".

En ce qui concerne la culture suédoise, Strindberg, comme beaucoup d'autres, identifie "une étrange combinaison d'amour pour les siens et de sous-estimation des siens". Le Suédois a quelque chose de provincial et d'incertain dans l'image qu'il a de lui-même, "il veut tellement être suédois, mais en même temps il n'aime pas reconnaître quoi que ce soit de suédois tant que les étrangers ne l'ont pas déjà fait". Strindberg parle également ici de "son énorme aversion pour les étrangers". Il est également intéressant de noter qu'il considère l'histoire suédoise comme universellement européenne. La description de l'histoire suédoise par Strindberg n'est pas aussi profonde que celle d'Almqvist ou de Rydberg, mais elle contient plusieurs observations originales et précises.

A propos de l'auteur : Joakim Andersen

Joakim Andersen tient le blog Oskorei depuis 2005. Il a une formation universitaire en sciences sociales et une formation idéologique marxiste. Au fil des ans, l'influence de Marx a été complétée par Julius Evola, Alain de Benoist et Georges Dumézil, entre autres, car le marxisme manque à la fois d'une théorie durable de la politique et d'une anthropologie. Aujourd'hui, Joakim ne s'identifie à aucune étiquette, mais considère que la fixation, entre autres, sur le conflit imaginaire entre la "droite" et la "gauche" occulte les véritables enjeux de notre époque. Son blog s'intéresse également à l'histoire des idées et aime présenter des mouvements étrangers à un public suédois.

Qu'est-ce que Motpol ?

Motpol est un groupe de réflexion identitaire et conservateur qui poursuit deux objectifs principaux : 1) mettre en lumière un spectre culturel qui est essentiellement exclu d'un espace public suédois de plus en plus étroit et monotone, et 2) servir de forum pour la présentation et le débat d'idéologies, de théories et de pratiques politiques. Les auteurs de Motpol viennent d'horizons différents et écrivent à partir de perspectives différentes.
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vendredi, 15 décembre 2023

Bibliothèque Dasha. Pour le 31ème anniversaire de Daria Douguina

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Bibliothèque Dasha. Pour le 31ème anniversaire de Daria Douguina

L'héroïne de la nouvelle Russie

Source: https://www.geopolitika.ru/article/dashina-biblioteka-k-31-dnyu-rozhdenya-dari-duginoy

La série de livres "Bibliothèque de Dasha", que la maison d'édition "Vladimir Dal" ouvre avec la publication des "Paroles héroïques" du grand poète russe Nikolaï Gumilev, est une initiative symbolique. 

Darya Douguina, qui est devenue une héroïne de la nouvelle Russie, celle qui revient dans une lutte difficile à ses racines civilisationnelles, à son identité, est un exemple non seulement de patriote aimant de manière désintéressée sa patrie et donnant sa jeune vie pour elle, pour sa victoire, non seulement d'orthodoxe profondément croyante, fidèle au Christ et à l'Église jusqu'à son dernier souffle, mais aussi d'intellectuelle raffinée, de philosophe, d'amoureuse, de connaisseuse de la culture et de l'art. En la personne de Daria Douguina, les innombrables Darya, Maria, Svetlana, Natalia, Eugenia, Catherine, Irina, Anna, Sofia, Vasilisa, Varvara, Tatiana russes trouvent un modèle de féminité complètement différent des stéréotypes bas et primitifs qui nous sont imposés de l'extérieur. Il s'avère qu'une fille russe peut faire un choix spécial - un destin unique, lié du début à la fin à la tradition et à ses valeurs, à la science, à l'intelligence et à la volonté, à l'amour actif de son peuple, de son pays et de son pouvoir. Il ne s'agit pas d'une garce égoïste, corrompue, cynique, qui ne se préoccupe que d'elle-même et de sa carrière. Il s'agit d'une jeune fille aimante, souffrante, réfléchie et délicate, qui honore les idéaux de chasteté. C'est la fille russe de la mère patrie.

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La tradition comme sens de la vie et de la mort

Dasha a vécu une vie très courte, interrompue par l'explosion d'une bombe placée par un terroriste ukrainien sous sa voiture. Cela s'est produit après la fête de la Tradition. Jusqu'au dernier moment, on ne savait pas si Darya monterait dans cette voiture ou dans une autre. Celle qui a explosé pourrait bien avoir été conduite par son père. Son plus grand regret, et il le regrettera jusqu'à la fin de ses jours, est de ne pas être monté à bord de ce véhicule. Une torture éternelle que l'on ne souhaite même pas à son ennemi le plus juré. 

"La tradition est un concept clé pour Dasha depuis sa naissance. Elle est née en 1992 dans une famille de philosophes traditionalistes. Dès le premier jour de sa vie, elle a baigné dans un environnement linguistique où tout était construit autour de la discussion et de la compréhension de la tradition et de la lutte contre son antithèse - le monde moderne. Adolf Portmann pensait qu'après la naissance, l'enfant passe de l'utérus physique à un tissu social de mots, d'intonations, de gestes, d'expressions, d'attitudes. Et même s'il n'en comprend pas encore le sens, l'enfant l'absorbe inconsciemment. La tradition, le traditionalisme est devenu une telle matrice sociale pour la petite Dasha. C'était la philosophie traditionaliste ou, plus précisément, la philosophie qui était imbriquée dans le traditionalisme, qui vibrait d'une seule impulsion avec lui.  

La mère de Dasha, philosophe de formation, se souvient d'un épisode où Dasha, âgée de trois ans, et elle-même étaient allongées ensemble dans leur lit le matin, et où la petite fille reproduisait verbalement, de façon incroyable, les pensées qui grouillaient dans la tête de sa mère. Dasha a demandé : "Qu'est-ce que l'existentia ? À ce moment-là, sa mère pensait à l'existentia de Heidegger. Ce fut un choc et en même temps un signe. Un signe de la sensibilité philosophique de l'enfant. La philosophie et ses syntagmes se sont répandus, ont été dispersés et ont tourné autour de "l'enfant philosophe" dès sa plus tendre enfance.

Dès l'école, il est apparu clairement à Dasha qu'elle pourrait se réaliser pleinement dans la philosophie - dans la sphère des idées, des pensées, des concepts, des théories, des intuitions, des schémas intellectuels et des intuitions. Sa mère, Natalia Melentieva, avait choisi la philosophie plutôt que l'histoire ou la philologie (alternatives possibles à une formation en arts libéraux) avec autant de passion et de sincérité dans sa jeunesse. L'argument absolu en faveur de la philosophie pour Natalia était le sujet magique et fascinant de la recherche philosophique de sa connaissance plus âgée, qui rédigeait une thèse sur "Le jeu en tant que phénomène esthétique" dans le cadre de ses études de troisième cycle à la faculté de philosophie de l'université d'État Lomonossov de Moscou. Combien de fois la mère de Dasha a-t-elle raconté à sa progéniture comment, à l'âge de quatorze ans, elle a été frappée comme la foudre par le thème du jeu esthétique, comment elle a été inspirée à l'école par des conversations sur Johan Huizinga - le génie néerlandais qui a écrit une étude sur le jeu en tant que principe d'interaction entre l'humain et le divin, ou l'impression que lui a faite le gracieux roman de Hermann Hesse, Le jeu des perles de verre, sur le chemin du philosophe, sur le "faire philosophique", sur le jeu exquis de la vraie pensée qui crée des mondes et transforme parfois les destins humains. Dasha écoutait sa mère et absorbait : le thème du jeu de la pensée inspirée était imprimé dans son sang et sa chair. C'est une sorte de levain philosophique qui agite l'âme de Dasha. C'est dans un tel état de fusion et de relâchement de l'âme que l'on est prêt à rencontrer la vraie pensée, la sagesse et la Tradition.

Dasha a entendu l'expression "rébellion contre le monde moderne" depuis son enfance : c'est la principale ligne de front entre la Tradition et la modernité, qui cherche à détruire celle-ci.

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Ayant grandi dans un environnement orthodoxe dans le contexte de l'unificationnisme, c'est-à-dire en observant les anciennes traditions pré-Raskolnik de l'Église russe, fréquentant régulièrement des camps orthodoxes pour enfants et pour jeunes, Darya a acquis dès l'école maternelle l'expérience nécessaire pour combiner les grandes idées et les pratiques religieuses concrètes - prières, jeûne, communion, confession, liturgie. Pendant un certain temps, elle a chanté dans la chorale de l'église et a étudié le chant znamenny.

Ainsi, dans sa vie, le traditionalisme philosophique et théorique était organiquement combiné à l'immersion dans la tradition russe. Pour les parents de Dasha eux-mêmes, cette position était le résultat d'un choix volontaire et conscient, et non d'une adhésion inertielle au mode de vie établi. Le père et la mère de Dasha étaient tous deux des philosophes qui ont pris la décision délibérée de revenir aux racines sacrées de leur culture et de leur civilisation. Les générations précédentes de leurs familles avaient suivi leur peuple et leur société, ainsi que l'histoire soviétique, sans aucune objection: donc l'athéisme donc la science. Les parents de Dasha, Alexander et Natalia, ont unanimement pris le virage vers les fondements profonds de l'identité de leur plein gré. Non pas tant à cause des humeurs de leurs familles, mais malgré elles. Dasha était déjà née dans une famille qui avait choisi la Tradition. Et elle a vécu sa vie sans jamais remettre en cause ce choix. 

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Dans le sillage de l'étoile directrice de l'esprit

Un brillant baccalauréat, l'admission à la faculté de philosophie de l'université d'État de Moscou, dont Daria sort avec un diplôme dit "rouge", des études de troisième cycle, la préparation d'une thèse sur le "platonisme politique" de Proclus. Parallèlement, Daria se passionne pour l'art moderne, principalement la musique électronique, maîtrise l'héritage culturel des classiques russes et européens, se plonge dans la philosophie politique et la géopolitique, la théorie des civilisations, l'étude des langues modernes et anciennes. 

Puis, au cours de la quatrième année d'études, elle a effectué un stage d'échange universitaire de la MSU en France (Université de Bordeaux). 

En France, Daria a fait personnellement connaissance avec des traditionalistes de premier plan et des représentants de la Nouvelle Droite, un mouvement intellectuel surprenant qui combine (contrairement au nom inexact donné à ce mouvement par ses opposants idéologiques) des éléments à la fois de la critique conservatrice et de la stratégie sociale de gauche. La Nouvelle Droite identifie l'antithèse de la Tradition, c'est-à-dire l'image de l'ennemi, avec le libéralisme, convaincue que c'est en lui que le "monde moderne" (dans ce qu'il a de pire, comme opposé à la civilisation sacrée spirituelle) s'incarne pleinement. 

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Plus tard, Dasha trouve un emploi sur la chaîne de télévision Tsargrad - elle devient présentatrice de l'émission "Notre point de vue". 

Elle commence alors à se chercher dans différents domaines : journalisme, enseignement, théâtre. Au Théâtre d'art de Moscou, Darya supervise le projet Open Stages, qui devient une initiative importante dans la vie culturelle de Moscou : des dizaines de conférences, de séminaires, de spectacles, de productions théâtrales, de concerts, de soirées poétiques, de cours philosophiques et psychologiques, de conférences religieuses et de festivals sont organisés. Dasha a participé à nombre d'entre eux non seulement en tant qu'organisatrice, mais aussi en tant qu'âme du projet et en tant que participante directe - actrice, metteur en scène, conférencière, oratrice, modératrice. Mais l'essentiel, c'était l'âme. Une fois de plus, la tradition - culturelle, religieuse, russe, spirituelle, profonde - était au centre de tout. 

Ces dernières années, Daria s'est entièrement consacrée à l'art oratoire : les principales chaînes de télévision russes, d'innombrables flux et interviews (parfois en plusieurs langues), des conférences et des séminaires philosophiques, des cours entiers et le développement de théories indépendantes. Parallèlement, elle s'est rendue dans des forums internationaux prestigieux (elle a pris la parole lors d'une session de la Commission européenne des droits de l'homme sur le statut des femmes) et dans les territoires reconquis de la Novorossiya. Aujourd'hui, des rues de Donetsk et de Melitopol portent son nom. 

Bien que Dasha n'ait pas publié un seul livre de son vivant, il s'est avéré qu'elle a laissé un héritage étonnamment riche. Elle a édité certaines transcriptions de ses discours, textes et articles et les a préparés en vue de leur publication - sous forme de thèses, de livres et de cycles. Ces écrits sont aujourd'hui en cours de publication.

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Le grand héritage d'une courte vie

Il s'agit d'un véritable roman moderne dans le genre des messages sur les réseaux sociaux, avec un éventail complexe de pensées, d'expériences, de drames existentiels, de révélations, de remarques ironiques, d'études littéraires à part entière d'un spectre étonnamment large - des problèmes naïfs d'une jeune fille aux révélations métaphysiques élevées et vertigineuses. Un scénario complet des étapes de la formation d'une âme de jeune fille profonde et sublime. La dernière note, écrite le jour de sa mort, ne pouvait être lue sans larmes. Elle est consacrée à la façon dont Dostoïevski a compris les profondeurs du cœur russe. La dernière chose à laquelle Dasha a pensé, c'est au peuple russe. C'est ce qu'elle aimait vraiment, totalement, infiniment. 

Le deuxième livre, "L'optimisme eschatologique" [2], contient les écrits philosophiques de Daria Dugina. Des travaux de cours, des ébauches de thèses, des articles scientifiques, des impressions de conférences et d'interviews, rassemblés ensemble, révèlent l'image d'une philosophe traditionaliste à part entière, spécialiste du platonisme. En même temps, le platonisme n'était pas seulement un objet d'étude pour Daria, mais une source d'inspiration profonde. Elle a vu, en fait elle a découvert par elle-même, que le traditionalisme qui lui avait été inculqué depuis l'enfance - Guénon, Evola, le mysticisme orthodoxe - dans sa structure correspondait le plus étroitement aux enseignements de Platon et de ses disciples, les néoplatoniciens. Le platonisme est un traditionalisme qui affirme sans compromis la souveraineté radicale de l'esprit sur la matière, de l'éternité sur le temps, de Dieu sur la création. En partant des œuvres de Denys l'Aréopagite, vers lequel Dasha a d'abord été attirée par l'idée d'une interprétation apophatique de la Divinité, elle a rapidement découvert Proclus et toute la lignée néoplatonicienne jusqu'à son géniteur, Plotin. Et de là, en passant par les outils plotiniens, tout a conduit à Platon lui-même. 

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Il y a eu un épisode où Daria, alors étudiante, discutait lors d'un événement avec un vieil écrivain et philosophe, Youri Mamleev (photo), notre ami, notre idole et notre professeur de longue date. Il lui a demandé : "Que faites-vous, Dasha ?" Je dois dire que Dasha a toujours eu l'air très jeune et que, jusqu'à très récemment, on lui demandait son passeport lorsqu'elle achetait de l'alcool. Rien à dire sur les premières années d'université : elle avait l'air d'une enfant. Et là, l'enfant, pas du tout gênée, répond au célèbre écrivain - joyeusement et avec assurance : "Ce qui m'intéresse avant tout, c'est la théologie apophatique et le concept d'ἐπέκεινα τῆς οὐσίας [3]." L'expression du visage de Mamleev était plutôt déconcertante -- comme s'il était pris dans les pages de ses propres écrits paradoxaux. Le thème de l'"abîme du haut", apophatique, et de l'"abîme du bas", tout aussi incommensurable et sans nom, a toujours été pour lui un mystère incompréhensible, un mystère, une quête autour de laquelle se nouaient et se dénouaient les intrigues de ses récits et de ses romans, naissaient et mouraient ses héros.  Et soudain, la jeune créature, sans la moindre hésitation, théorise sur l'apophatisme et l'indicible ! Mamleev aimait et respectait Dasha depuis lors.

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Outre le néoplatonisme, Darya se rapproche des fondements d'une philosophie indépendante, qu'elle appelle "l'optimisme eschatologique". Elle y attribuait ses auteurs préférés : Julius Evola, Ernst Jünger, Emil Cioran, Lucian Blaga. Il s'agit d'une approche particulière du monde moderne, qui est vécu comme une crise, une déchéance, une dégénérescence, un cauchemar continu et impénétrable. C'est ce que devient le monde après la perte du sacré. Un monde sans tradition. Et bien que ce monde soit exactement comme cela et d'une certaine manière sans espoir, incorrigible, sans espoir de correction, une personne fidèle à la Tradition ne baisse pas les bras. Il fait l'impossible, il va à contre-courant - contre le cours même, apparemment objectif, de l'histoire, contre la société, la culture, l'économie, la politique, les divertissements, la vie de tous les jours. Et bien qu'il s'agisse d'un chemin voué à l'échec (la modernité, hélas, est plus forte), celui qui est capable d'emprunter la voie de l'"optimisme eschatologique" devient un véritable héros, le dernier gardien de la frontière, un frontalier, fidèle à la Lumière, même lorsqu'il est abandonné et oublié sur un territoire que personne d'autre que lui ne défend, contigu à l'obscurité totale qui s'annonce. 

Ce faisant, Daria a également jeté un regard courageux sur les profondeurs du nihilisme du monde moderne. Elle a laissé des notes perspicaces et subtiles sur la philosophie postmoderne (en premier lieu sur Deleuze, qu'elle a particulièrement mis en valeur) et sur certains auteurs déjà purement infernaux du cercle des philosophes de l'Ontologie Orientée Objet (Nick Land, Reza Negarestani, etc.). 

Les traditionalistes voient dans le monde moderne la civilisation de la Grande Parodie, c'est-à-dire le royaume de l'Antéchrist. Les postmodernes et les réalistes spéculatifs, avec leur satanisme philosophique affiché, semblent illustrer cette thèse de manière éclatante. La modernité, malgré toute sa noirceur, ne doit pas seulement être rejetée, mais d'abord comprise. Cela fait également partie du programme de l'"optimisme eschatologique".

La frontière russe

Daria a toujours réfléchi à la frontière ou, plus précisément, à la "frontière" - la zone qui sépare les couches de l'existence, de la civilisation, de la culture et de la science. C'est le sujet de son troisième livre, qui est déjà terminé, mais qu'elle a elle-même réparti sur un certain nombre de cours, de séries de conférences, de discours et d'interviews. Il s'intitule et sera bientôt publié sous le titre "Frontière russe" [4]. 

Daria y parle aussi longuement des théories de la Nouvelle Droite, qu'elle a rencontrée en France et avec laquelle elle a gardé des liens personnels étroits jusqu'à la fin.

Là encore, c'est la Tradition qui est en cause.

Dasha applique le principe de la frontière, de la zone intermédiaire, du no man's territory, à l'interprétation du phénomène de la Novorossiya et de l'Ukraine dans son ensemble. Elle va plus loin et pose la question de la métaphysique de la frontière - comment se produit l'acte de distinction, de différenciation, de séparation entre l'un et l'autre, entre l'homme et l'ange, entre l'âme et le corps, entre le moi et le toi. Et le point essentiel de sa réflexion sur la frontière est que, contrairement à la conception habituelle de la frontière, celle-ci n'est pas une ligne, mais une bande, une ceinture, où les opposés coexistent, se disputent, se heurtent, s'essaient, passent de l'un à l'autre. Non seulement l'Ukraine s'avère être une grande frontière entre la Russie et l'Europe, mais les Russes, en tant que noyau de l'Eurasie, sont eux-mêmes une zone spéciale entre l'Est et l'Ouest. Notre identité profonde est la frontière, nous sommes la frontière russe. 

Là encore, il ne s'agit pas seulement d'une position géographique horizontale, nous sommes la Sainte Russie, et donc une frontière entre la terre et le ciel, entre l'humanité et Dieu. 

Daria parle de tout cela dans son nouveau livre, qui est en train d'être soigneusement élaboré à partir de notes, de conférences et de brouillons.  

Daria Dugina : le symbole personnel de chacun

Darya est devenue une "jeune fille de la tradition", et ce bien au-delà des frontières de la Russie. Elle est devenue un symbole de résistance à ce que le président russe Vladimir Poutine a appelé la "civilisation satanique occidentale". Cette civilisation renverse la culture et ses valeurs éternelles, détruit le sexe et la famille, cherche à déraciner les fondements de la religion et à détruire toute identité des peuples et des sociétés, à enlever aux gens leur humanité même. Dasha est née dans une famille de gens de la Tradition. Porter la Tradition comme une bannière est devenu sa mission, son message, son acte héroïque. "La tradition et ses ennemis" - cette paraphrase de "La société ouverte et ses ennemis" du philosophe libéral Karl Popper pourrait être une introduction à son destin. Elle-même aimait porter un T-shirt portant l'inscription "L'orthodoxie ou la mort". Après le début du SWO, le pays s'est habitué à la bannière noire portant ces mots dans les bulletins d'information de l'héroïque correspondant de guerre Vladlen Tatarsky, avec qui Dasha était amie. Mais ce tee-shirt est apparu à Dasha à un très jeune âge, quand on ne pense pas du tout à la mort et qu'on en comprend à peine la signification. L'orthodoxie était pour elle, au contraire, quelque chose de proche, de profondément intérieur et qui l'entourait de toutes parts. C'était la Tradition. Et ce qui la contestait, ce qui la rejetait, ce qui l'attaquait, la ridiculisait, c'était la mort. 

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La "Vierge de la Tradition" est une expression juste. C'est à ce titre - en l'honneur de la "jeune fille de la tradition" - que des rues et des parcs portent aujourd'hui le nom de Dasha. Des universités et de nombreux prix portent son nom. Des films et des pièces de théâtre lui sont consacrés.  Des monuments lui sont érigés dans les villes et capitales russes. Ses livres, compilés à partir de ses croquis, notes et impressions de conférences, sont publiés par les meilleures maisons d'édition et traduits dans de nombreuses langues étrangères. Des compositeurs européens (comme l'Italien Angelo Inglese) écrivent des opéras sur elle et sur ses textes. Des artistes peignent des portraits d'elle. Parce que Daria dit quelque chose de très important pour tout le monde, et en même temps quelque chose de différent pour tout le monde. 

Nombreux sont ceux qui se sont déjà forgé une image tout à fait unique - profondément personnelle pour chacun - d'elle. Ainsi, la princesse sicilienne Vittoria Alliata di Villafranca a appelé Daria Douguina "la nouvelle Béatrice" de tous les peuples du monde qui sont fidèles à la Tradition sacrée. Elle est commémorée dans les églises orthodoxes et catholiques, et sa mémoire est honorée par les musulmans et les hindous. 

L'importance d'un symbole réside dans le fait qu'on ne peut se l'approprier. Il conserve toujours son attrait et sa simplicité. Et il reste toujours quelque chose d'insaisissable, de caché, d'incompris. Il ne peut y avoir de monopole sur l'interprétation de Daria Douguina. Personne - ni ses parents, ni ses amis proches, ni ses condisciples et collègues, ni les observateurs et commentateurs détachés - ne peut prétendre détenir la seule véritable interprétation de sa personnalité. Chacun peut avoir sa propre Daria Douguina. Elle soutiendra une personne qui traverse une période difficile et douloureuse. 

Voici ce que nous a écrit une femme qui a perdu son fils dans la guerre en Ukraine : "Je sais que Dasha est vivante, qu'elle est au ciel. Tout comme mon fils, Vasily, tout comme son ami, également tué, Petya, tout comme tous nos saints soldats... Et en priant pour Dasha - peut-être, qui sait, en priant Dasha elle-même, en tant que notre nouvel intercesseur russe pour tous les héros, pour tous ceux qui ont été tués, pour nos garçons et nos filles - nous prions pour eux tous, et pour tout le monde, pour chaque âme russe..."

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Le mot "visage" en vieux russe est merveilleux. Il désigne également l'image d'un saint, d'un ange, voire de Jésus-Christ lui-même. Mais en même temps, les textes parlent du "visage des saints", du "visage des anges". Les prières demandent à Dieu de compter le défunt parmi les justes, parmi les sauvés, parmi la face céleste. Et il ne peut s'agir d'un individu. Une personnalité devient un visage lorsqu'elle se dépasse, s'élève jusqu'à son archétype, dont elle est le reflet, l'ombre, la promesse dans la vie terrestre. Dasha, par sa vie, par sa couronne de martyre, nous y croyons, a atteint l'apparence, l'est devenue. Sa personnalité s'est surpassée. C'est pourquoi la princesse sicilienne parle de "notre Béatrice", l'image de la Vierge, le guide vers les royaumes célestes, l'initiatrice, la consécratrice. 

Peut-être Dasha incitera-t-elle des jeunes hommes et des jeunes femmes à étudier les sciences, à aimer leur culture et leur philosophie, à se plonger dans les structures de notre conscience, à chercher les fondements de notre identité. 

Certains seront conduits à la foi et à l'église, à l'orthodoxie, à laquelle elle a été fidèle jusqu'au bout. Et il est dit : "Que celui qui persévère jusqu'à la fin soit sauvé." C'est si important et si effrayant - "jusqu'à la fin"....

Et quelqu'un ira au front de notre guerre sainte et se battra pour la patrie, pour l'Empire, pour le peuple et... pour Dasha, pour sa mémoire lumineuse. 

Et quelqu'un qu'elle poussera à s'immerger dans la culture russe, à attirer l'attention sur l'âge d'argent et la philosophie religieuse russe.

Un fonctionnaire et un citadin insouciant, se souvenant de Dasha, lisant à son sujet, rencontrant les signes de sa mémoire, ressentiront de manière aiguë leur responsabilité personnelle dans le fait que les Russes - filles, femmes, enfants, et même hommes - peuvent vivre en sécurité et librement, sans craindre à tout moment, sur leur terre, dans leur maison, d'être odieusement tués par des terroristes. Et les fils du crime contre Daria mènent à ces intermédiaires indifférents qui ont aidé à obtenir des informations sur elle et sa famille contre de l'argent, ont préparé de faux documents, ont donné des informations confidentielles. Certains ont même trouvé assez de colère pour se moquer de cette tragédie et de ce deuil. 

Si vous n'êtes pas du côté de Daria, vous êtes du côté de ses assassins. C'est ce que notre peuple a parfaitement compris. Il est important de noter que notre élite a également été gravement touchée par cette situation. Nous ne pouvons plus rester à l'écart et indifférents. Il n'y a plus de position neutre : nous sommes soit de ce côté-ci, soit de l'autre côté de la frontière. Dasha est le symbole de notre camp dans ce choix fondamental.

Les livres de Dasha

Dasha était plus qu'une personne, elle était une mission, une flèche lancée vers l'avenir, dont le vol a été interrompu par un ennemi cruel et cynique au tout début de son voyage. Elle n'a pas pu faire tout ce qu'elle aurait dû faire, tout ce qu'elle voulait faire, tout ce qu'elle avait prévu. Mais cela signifie qu'elle a laissé un plan d'action pour nous tous, et surtout pour les nouvelles générations. Et il est si important que le peuple de Russie - les jeunes hommes et les jeunes femmes auxquels elle s'adressait en premier lieu - lise les livres qu'elle a lus, reconnaisse les phénomènes philosophiques et culturels qui ont frappé son imagination, écoute la musique et regarde les pièces de théâtre qu'elle aimait. Mais ce n'est pas tout. 

La courte vie de Dasha Douguina n'est que les premières pages d'un livre qui n'a pas encore été écrit. C'est pourquoi sa bibliothèque, ses listes de lecture personnelles, ses auteurs et ses œuvres préférés doivent être constamment renouvelés. Elle voulait vivre non seulement sa vie, mais aussi l'esprit et l'âme de son peuple. La "bibliothèque de Dasha" n'est pas seulement ce qu'elle a lu et recommandé aux autres, mais aussi ce qu'elle n'a pas eu le temps de lire. Il s'agit également des œuvres non écrites qui émergent actuellement ou qui apparaîtront à l'avenir. C'est un champ complètement ouvert. C'est une bibliothèque que les nouvelles générations de Russes qui reviennent à la tradition, les garçons et les filles russes liront, comprendront, apprécieront, aimeront et même écriront eux-mêmes à l'avenir. 

On peut appeler "livres de Dasha" ceux qu'elle n'a pas lus elle-même, faute de temps. Mais vous les lirez, vous les comprendrez, vous les aimerez, vous les penserez plus que jamais....

Lieu de rencontre : le cœur du héros

Pourquoi commencer la série "La bibliothèque de Dasha" par les paroles héroïques de Nikolaï Gumilev ? Bien sûr, parce que c'était le poète préféré de Dasha. Dasha plaçait la figure du héros au-dessus de tout. Elle était infiniment dévouée à l'idée de dépassement de soi, de service sacrificiel au peuple, à la société, à l'État.

Dans son journal de la période de formation scientifique en France, Daria a écrit une phrase prophétique incroyable : "Un jour, je mourrai dans la grande guerre sainte et je deviendrai une héroïne". Elle vivait alors dans la prospère ville de Bordeaux, dans un petit appartement confortable qu'elle louait avec une Française qu'elle connaissait - une collègue du département de philosophie.

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Elle nourrit son héroïsme petit à petit. Au début, c'était terrible et presque impossible pour elle de se lever à 7 heures du matin, de courir plusieurs kilomètres par jour, de lire au moins une centaine de pages de livres philosophiques chaque jour, d'écrire deux ou trois articles, de participer à des flux spontanés et à des programmes télévisés. Travailler 16 heures par jour. Cela exigeait un timing, un chronométrage, un "non" catégorique à toute complaisance, un sursaut de volonté, un refus des normes ordinaires du dortoir humain: "Maman, j'ai pris un kilo de plus, je vais courir 12 km", disait-elle à sa mère, en sortant dans une tenue d'entraînement spéciale - dans le noir, la neige, la pluie, le froid. Elle s'entraînait à de petites choses, et lorsqu'elle échouait et ne respectait pas les règles qu'elle s'était fixées, elle était très contrariée. Elle entraînait sa volonté et pensait que c'était sa façon de se rapprocher de la dimension héroïque. Pour elle, un héros était quelqu'un qui prêtait attention à la dimension idéale de la vie, qui essayait de lier l'échelle horizontale à l'échelle verticale des mesures, de proportionner le quotidien à l'idéal, et qui, par un effort de volonté, essayait de mettre la marque de l'éternité sur le devenir et le chaos, la marque de l'ordre supérieur sur le quotidien et le banal. "Au loin, le banal !" Le héros ne se déploie pas horizontalement, il est crucifié sur la croix du céleste et du terrestre, de l'idéal et du charnel, il brise le rêve, s'éveille et s'élance dans un vol mystérieux. Le réveil est le premier pas vers l'héroïsme. 

Le monde ne semble plus qu'une morne routine. Le héros découvre des dimensions magiques.

Les baisers des étoiles

♪ se déversent des profondeurs sans fond ♪

♪ And turn like a cloud ♪

En distances tristes et sans horizon...

Comme un nuage sans horizon je suis

Autour du mystère, plein de mystère...[5]

Le héros est une figure très particulière. Il convient de dire encore quelques mots à son sujet. Après tout, ce livre comprend précisément la poésie héroïque de Nikolaï Gumilev. 

Le héros n'est pas un simple homme. Et en même temps, il n'est pas Dieu. En un sens, il est les deux à la fois. Le héros est la rencontre de la Terre et du Ciel.

Le héros est le chemin de Dieu vers l'homme, et de l'homme vers Dieu. Dans le héros, Dieu peut reconnaître ce qui ne lui est pas propre, comme la souffrance.

D'où l'idée que les âmes des héros sont les "larmes des dieux". Parce que Dieu est sans passion, calme, éternel, rien ne le rend fou, mais l'homme... -- lui est passionné, malade, souffrant, tourmenté, connaissant la pauvreté, l'humiliation, la faiblesse, le doute. Dieu ne connaîtra jamais la passion, la douleur, la perte, le deuil s'il ne connaît pas l'essence de l'homme, s'il n'a pas son propre fils ou sa propre fille héroïque qui permettra à Dieu de faire l'expérience du cauchemar, de l'horreur et de la profondeur de la pauvreté, de la privation inhérente à l'homme. Dieu ne s'intéresse pas aux hommes qui sont prospères et qui réussissent : leurs réalisations, comparées à Lui, sont insignifiantes. Mais un homme qui souffre, qui est tourmenté, qui lutte contre le destin est un mystère pour Dieu. 

Et Dieu peut vouloir se dépasser, dépasser sa propre impassibilité, sa propre béatitude, et goûter à la pauvreté - l'absence de béatitude, connaître la souffrance (πάθος en grec), la misère. C'est le héros qui permet à Dieu de ressentir la douleur et qui, au contraire, ouvre l'homme à l'expérience de la félicité, de la grandeur, de l'immortalité et de la gloire.

L'héroïsme est donc une instance ontologique et en même temps anthropologique, une verticale sur laquelle se déroule le dialogue entre le divin et l'humain (ou entre le céleste et le terrestre).

Et là où il y a un héros, il y a toujours une tragédie. Le héros est toujours porteur de souffrance et de rupture. Il n'y a pas de héros heureux, tous les héros sont nécessairement malheureux. Le héros, c'est le malheur. 

Pourquoi ? Parce qu'être à la fois éternel et temporel, sans passion et souffrant, céleste et terrestre, est la plus insupportable des expériences.

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Dans le christianisme, les héros de la Grèce antique ont été remplacés par des ascètes, des martyrs, des saints. De même, il n'y a pas de moines heureux, ni de saints heureux. Ils sont tous humainement profondément malheureux. Mais d'un autre point de vue, céleste, ils sont bénis. Comme sont bénis ceux qui pleurent, ceux qui sont chassés, ceux qui subissent la calomnie, ceux qui ont faim et soif dans le Sermon sur la Montagne. Heureux les malheureux.

Ce qui fait d'un homme un héros, c'est la pensée qui se dirige vers le ciel mais qui s'effondre sur la terre. Ce qui fait d'un homme un héros, c'est la souffrance, la misère qui le déchire, le tourmente, le torture et l'endurcit en même temps - et il en est toujours ainsi. Elle peut se produire dans la guerre ou dans la mort atroce, mais elle peut aussi se produire sans guerre ni mort....

Le héros cherche sa propre guerre, et s'il ne la trouve pas, il va dans sa cellule, dans l'ermitage, et y combat avec l'ennemi le plus vrai. Car le vrai combat est le combat spirituel. Artur Rimbaud l'a écrit dans "Illuminations" : "Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes". Le poète savait de quoi il parlait.

S'il n'y avait pas de héros, il n'y aurait pas de théâtre, pas de culture, pas d'art, pas de religion. Notre civilisation n'aurait pas existé. 

L'héroïsme, "optimisme eschatologique" et "malheur philosophique"

Par essence, l'héroïsme est l'"optimisme eschatologique" dont Dasha a été profondément inspirée et en même temps blessée. ... "Blessé" - par le fait que le monde moderne a misé sur "l'abîme de la terre", "l'abîme d'en bas", le dépotoir d'objectifs insignifiants, le festin cynique des choses matérielles : Dasha a été "inspirée" par le fait que, dans le même temps, des âmes solitaires choisies ont été jetées dans le monde, qui invariablement, contre toute attente, mettent leur espoir dans "l'abîme du ciel" et concluent un pacte désespéré avec le ciel, en allant se battre sur les champs de bataille ou dans des garnisons et des forteresses lointaines, aux frontières de territoires sinistres, d'où les hordes de Gogs et de Magogs de la fin des temps sont sur le point de s'abattre. Ces gardes élus sont appelés à protéger l'Homme, à s'opposer à l'écrasement des constructions spirituelles, des eidos de lumière, des paradigmes célestes et des échelles d'ascension, encore disséminés dans le monde, bien qu'ils soient devenus presque invisibles et illisibles. 

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Dasha a-t-elle inventé elle-même ce concept à double face et à voix différente - "l'optimisme eschatologique" - ou l'a-t-elle puisé dans le flot d'idées tristes et vivifiantes de ses penseurs préférés de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle : F. Nietzsche, Emil Cioran, Raymond Abellio, Julius Evola... ?

Dasha a suivi Platon, qui a tristement déclaré que le philosophe est condamné à une tentative douloureuse d'unir ce qui est difficile à unir - les plus hautes contemplations des idées divines et le monde terrestre, ordinaire, où tout est en désordre, où les exemples intelligents de vérité sont complètement effacés et comme recouverts de la poussière de la banalité mortelle.  Le mythe de Platon décrit paradoxalement une intrigue à la fois pleine d'espoir et tragique, dans laquelle le philosophe éveillé sort de la caverne obscure où la plupart des hommes se morfondent en contemplant le théâtre d'ombres. Dans ce cachot, les gens se sont volontairement détournés de la lumière et regardent un écran sur la paroi sombre de la caverne. On y projette une succession de simulacres et d'artifices de toutes sortes, reflets et résultats des activités pathétiques des cortèges de clowns, des propagandistes antiques et des vulgarisateurs de la doxa, de l'opinion momentanée sur les confins supérieurs de la caverne. Les habitants de cette casemate sont enchaînés et ne peuvent tourner la tête vers la lumière, se contentant des fausses images sur le mur. Celui qui résiste, brise l'ordre, fait un effort et tourne la tête vers la lumière, et émerge alors dans le vrai monde du soleil intellectuel, devient à la fois un philosophe et un héros. Mais le philosophe ne doit pas seulement s'élever dans le vrai monde, voir le vrai monde des idées, des modèles et des hiérarchies spirituelles, il est ensuite appelé à redescendre dans la caverne -- à "retourner".  Le "retour" signifie apporter la vérité au reste de l'humanité. 

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Ce double caractère du philosophe comme médiateur entre les mondes, comme messager, comme messager de lumière, Daria l'a parfaitement ressenti et compris. Elle avait sans doute elle-même connu des illuminations de la pensée vraie et avait été touchée par des états de contact avec le côté secret des choses. Dans le mythe de la caverne, après avoir quitté le sol et s'être glissé hors de la prison sordide, le philosophe, selon Platon, contemple des amas de significations lorsque des séquences d'événements sont comprimées et apparaissent comme une simultanéité instantanée, comme la projection sur un plan de perles sur un fil tendu verticalement. "Le jeu des perles de verre"... l'idée magique d'Hermann Hesse. Mais le philosophe ne se contente pas de scruter les perles, il s'élève le long de la chaîne des significations. Le philosophe est un pèlerin vers les mondes supérieurs du logos, de l'esprit. En même temps, du connu, nommé et compréhensible (kataphatique), le philosophe doit passer à l'inconnu et à l'indescriptible. Chez Platon, ce rêve est appelé "épistrophe" (ἑπιστροφή) -- une ascension dans l'échelle des vertus, des sciences, des rites, des prières offertes aux dieux [6]. Mais cela " implique une fuite des contours de sa propre finitude, implique une expérience de rupture avec l'histoire individuelle, une expérience de rupture mystique, une rencontre du moi comme finitude avec quelque chose d'inconnu qui est infini" [7]. 

N'est-ce pas là le lieu du héros ? Mais suivons Platon et Daria Platonova-Douguina plus loin. Après les sommets brillants du philosophe dans l'état juste platonicien, il doit à nouveau se rendre dans la caverne du non-sens et de la futilité. Il est contraint de descendre dans la demeure des ombres et de contempler à nouveau les côtés sombres de la vie. Plus haut, il a contemplé la vérité, et son but est maintenant de se rebeller contre l'illusion, de détruire la stabilité douteuse de la Nef des fous, le confort du palais souterrain des rêves. Il est prêt à raconter ce qu'il a vu au ciel, à expliquer, à interpréter, à appeler à la transformation d'un homme perdu. Pour cela, le philosophe peut être exécuté par des philistins bêtes et méchants. Les gens ne veulent surtout pas éteindre leur téléviseur.

C'est au point de conjonction dialectique de l'ascension vers la lumière et de la descente dans l'enfer des souterrains que Daria a vu la conjonction magique de l'héroïsme, de la philosophie, de l'exploit philosophique et de l'"optimisme eschatologique".

Une autre façon de décrire l'héroïsme multidimensionnel est liée, chez Daria, à la problématisation de l'esclave et du maître par Hegel. Là où l'un est prêt à professer la liberté du Maître, qui est capable d'accepter le risque d'affronter la mort, "de lancer sa flèche de désir vers l'autre rive" [8] (F. Nietzsche). Un autre type de héros naît. Le héros ne cherche pas le bonheur et ne le trouve pas. Seuls les "derniers hommes" de Nietzsche recherchent servilement le bonheur, qui disent "le bonheur, c'est nous qui le trouvons... et qui clignent de l'oeil" [9]. Le héros accomplit un acte de volonté, repoussant "cette rive" de l'illusoire et dirigeant son geste, son intention vers une autre rive dont il ne sait rien [10] Il n'y a jamais de certitude ni de garantie dans cet acte. C'est un jet désespéré, un geste tourné vers le néant, dirigé vers un lieu "où il n'y a ni parallèles ni pôles" [11]. Ce jet se révélera-t-il être un passage dans le néant par le haut, dans la dimension apophatique du Suprême ? Peut-on même dire qu'il s'agit d'une volonté vers l'Un suprême, qui (dans la tradition platonicienne) n'a même pas d'être, puisqu'il est préexistence, c'est-à-dire au-dessus de l'être, avant l'être, avant l'être ? Un exercice aussi libre et risqué peut conduire à tomber dans le piège d'une sorte de parodie du Suprême - le "d'en bas", qui se cache sous le revêtement des choses, derrière le voile de la matière. Et il semble que c'est à cette unité inférieure que les ontologues modernes orientés vers l'objet se sont intéressés, plongeant l'humanité dans le dernier néant.

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L'héroïsme, si l'on suit la pensée et le sentiment de Daria, est un optimisme eschatologique qui s'exprime dans le fait que nous sommes dans un monde condamné, où nous sommes victimes et ne pouvons échapper à ce cercle vicieux. Mais même crucifiés, nous sommes encore obligés, et suprêmement tenus, de maintenir le statut de cet univers en le constituant, en le complétant, en le reconstruisant et en le rafistolant. Et même s'ils ne se lancent pas volontairement dans la direction de l'Absolu, les gens fatigués dans un monde vide de sens se tiennent d'une certaine manière sur la dernière frontière de la défense de l'esprit contre les ténèbres d'en bas, de la lumière céleste contre l'insignifiance et la matérialité. Les porteurs de l'optimisme eschatologique sont encore un peu comme les derniers défenseurs de ce monde, sur ses dernières frontières, comme les soldats d'un avant-poste abandonné dans le désert sans fin d'un pays inconnu, ce qui est parfaitement illustré dans le film Le désert des Tartares de Valerio Zurlini.

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Un idéal trop élevé : ravissements et risques

Nikolaï Gumilev était pour Dasha l'idéal du héros et le type le plus rare de guerrier patriarcal-masculin russe. À l'école, elle aimait Maïakovski pour la même raison, prenant sa voix tonitruante pour du courage. Plus tard, son goût s'est affiné et sophistiqué.  

La poésie de Gumilev présente toute une chaîne de figures héroïques. Par exemple, le poème "Barbares" décrit l'invasion de guerriers ascétiques du nord dans la capitale du sud choyé, prise d'assaut brutalement. Au centre de la description se trouve une reine alanguie sur un lit, prête à se donner au chef victorieux des barbares, mais dans le but secret de le noyer sous l'emprise de sa chair invitante, de le dissoudre, de le dompter comme Circé, puis... (probablement) de le transformer en cochon. Mais le poème de Gumilev se termine ainsi :

La grande place était en ébullition, étincelante de monde,

Et le ciel du sud ouvrait son éventail enflammé,

Mais le chef renfrogné a retenu le cheval en état d'ébriété,

et avec un sourire hautain, il tourna ses troupes vers le nord.

"Avec un sourire hautain, il tourna ses troupes vers le nord". Les problèmes de Dasha dans sa vie personnelle proviennent de son amour pour cette lignée de Gumilev. Il est là, son homme idéal : "le chef renfrogné des barbares", indifférent à l'attraction méridionale sans fin de la prostituée de Babylone. Et bien sûr, l'auteur de ce brillant manifeste de la vraie masculinité lui-même.

L'autre héros de Dasha est un intrépide explorateur des profondeurs interdites qui a reçu un cadeau risqué de Lucifer lui-même.

Cinq chevaux que mon ami Lucifer m'a offerts.

Et un anneau d'or et de rubis,

pour que je puisse descendre dans les profondeurs des grottes

Et voir le jeune visage du ciel.

De tels voyages n'augurent rien de bon, mais c'est la voie de la civilisation satanique moderne. Et si l'humanité est condamnée à l'emprunter, elle doit le faire avec honneur : jamais, même dans des situations extrêmes, sans renoncer à Dieu. Le poème se termine ainsi : 

Et, se moquant de moi, me méprisant,

Lucifer m'ouvrit les portes des ténèbres,

Lucifer me donna un sixième cheval -

Et le désespoir était son nom. 

Le désespoir est une chose à exclure catégoriquement. Daria aimait beaucoup répéter la célèbre formule de Silouan d'Athos (icöne) : "Gardez votre esprit en enfer et ne désespérez pas". C'est la formule la plus profonde et la plus précise de l'optimisme eschatologique.

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Pour Daria, Nikolaï Gumilev est un optimiste eschatologique russe. Son peloton d'exécution, son mépris froid de la mort, son amour pour l'Empire et, en même temps, pour l'Afrique exotique, la terreur d'un petit violoniste, le tramway qui vole à travers l'éternité et les continents.....  C'est la somme d'une histoire russe finissante et une anticipation poignante des ravissements et des horreurs à venir. 

L'âge d'argent et sa topologie

Dasha aimait l'âge d'argent russe dans son ensemble, se délectait de sa philosophie, de sa sophiologie, de ses paradoxes. Après tout, c'est en lui que s'est concentrée, pour la dernière fois dans le temps, la plus haute concentration de notre conscience historique - le véritable esprit russe. 

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De haut en bas: Pavel Florensky, Vassily Rozanov et Alexander Blok.

Il y a la compréhension profonde de l'âge d'or (A.S. Pouchkine, A.V. Gogol, F. Dostoïevski), la volonté d'un nouveau Moyen Âge (P. Florensky, N. Berdiaev), l'union de la troisième renaissance slave (F. Zelinsky, I. Annensky), l'existentialisme stupéfiant de V. Rozanov et l'existentialisme anticipé du même V. Rozanov. L'existentialisme de V. Rozanov, l'anticipation de l'événement (comme chez D. Merejkovsky), la présence intense de l'apocalypse (comme chez N. Kliouïev), les paradoxes du Logos russe (chez A. Beliei et A. Blok) et le sentiment d'un abîme proche (chez L. Tikhomirov et Jean de Cronstadt). En général, c'était une époque d'"optimisme eschatologique".

L'âge d'or de la poésie et de la littérature russes est le 19ème siècle. La classe cultivée russe a découvert à cette époque "le grand inconnu" - le peuple qui semblait être resté silencieux pendant tant de siècles. Ils labouraient la terre, fondaient des familles, donnaient naissance à des enfants, peuplaient l'espace, allaient à l'église, menaient des rondes, gagnaient des guerres. Mais l'élite dirigeante - tout comme aujourd'hui - n'a tout simplement pas remarqué son existence. Et le peuple s'est replié sur lui-même, dans les ermitages des vieux croyants, dans les discussions somnolentes, dans l'attente d'un miracle inconnu, dans la soumission trompeuse et la rapine indomptable. Et lorsque Pouchkine et les slavophiles ont remarqué le peuple, ils ont entamé le difficile processus de compréhension. Cela a donné Khomyakov, Kireïevsky, les frères Aksakov, Samarin, Leontiev, Gogol, Dostoïevsky, Danilevsky, Tolstoï. L'affaire était entendue : le peuple apparaissait à l'horizon de l'histoire russe comme un sujet indépendant. Et tout le monde s'est figé.

L'âge d'argent s'ensuivit. Une tentative de compréhension de la grande découverte de l'âge d'or. Comment le peuple découvert se comportera-t-il ? Comment utilisera-t-il sa liberté et sa reconnaissance de lui-même ? Qui croiront-ils ? Qui suivra-t-il ? Quelle foi choisiront-ils - l'ancienne ou la nouvelle ? C'est ainsi que l'ancienne croyance se mêle ici au sectarisme, le monarchisme au nationalisme et à la révolution, les dernières théories occidentales à l'explosion de l'intérêt pour l'Antiquité. Le peuple a commencé à prendre conscience de lui-même, à s'agiter, à se réveiller de son sommeil bogatyrique séculaire. Et l'État commença à se fissurer et à trembler.

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Dasha aimait beaucoup cette époque, à la fois si semblable à la nôtre et si différente. À cette époque, la Russie a connu une explosion d'esprit sans précédent, une explosion de génie, une épiphanie - à la fois ravissante et terrifiante - comme le phénomène même du sacré (ravissement et horreur infinie). Dasha était profondément imprégnée de cette époque, de sa culture, de sa pensée, de son thème. 

Elle associait l'âge d'argent à Saint-Pétersbourg, sa ville préférée. Dasha a vécu une véritable histoire d'amour avec Saint-Pétersbourg, difficile, déchirée, parfois douloureuse. Parfois, désespérée, en revenant de cette ville difficile et non linéaire (malgré les avenues tracées à la règle), elle disait : "Je n'y retournerai plus jamais"... Et... elle y est retournée. Pour Dasha, Saint-Pétersbourg était l'expression spatiale de l'âge d'argent. Elle s'y est fait des amis, principalement des gens qui n'étaient manifestement pas de notre époque - des poètes, des intellectuels, des philosophes, des musiciens. Elle a participé à des soirées créatives et à des représentations théâtrales, notamment à la Maison de la radio de Theodor Kurentzis. Les productions étaient parfois profondément sinistres. Parfois, elles étaient aériennes et transparentes. 

Dasha considérait l'âge d'argent non pas comme le passé, mais comme l'éternel présent russe. Elle voulait que la Russie entame un âge de bronze, un âge de héros. Et elle se voyait comme la muse de l'âge de bronze. Mais il n'a pas commencé... Dasha était et est toujours la muse de cet âge de bronze (jusqu'à présent) qui a échoué. 

Le destin est tragique, déchirant, mais en même temps si beau. Le destin d'une jeune dame de la tradition, fidèle à celle-ci jusqu'à la fin.

Notes:

[1] Dugina D.A. Topi et les hauteurs de mon cœur. M. : AST, 2023. 

[2] Dugina D.A. Optimisme eschatologique. M. : AST, 2023.

[3] Concept néoplatonicien de transcendance pure - littéralement "de l'autre côté de tout".

[4] Dugina D.A. Russian Frontier. MOSCOU : AST, 2024.

[5] Groupe Yuri Orlov, "Nicolaus Copernicus". Baisers d'étoiles. https://songspro.pro/13/Nikolay-Kopernik/tekst-pesni-Potselui-zvezdnye?y....

[6] Dugina D.A. Optimisme eschatologique. С. 49. 

[7] Dugina D.A. Optimisme eschatologique. С. 52. 

[8] Nietzsche F. Ainsi parlait Zarathoustra/Nietzsche F. Œuvres en 2 volumes. Т. 2. M. : Mysl, 1996. С. 10.

[9] Nietzsche F. Ainsi parlait Zarathoustra. С. 11.

[10] Dugina D.A. L'optimisme eschatologique. С. 34. 

[11] Là où il n'y a ni parallèles ni voiles. À la mémoire d'Evgeny Golovin. Moscou : Langues de la culture slave, 2015.

 

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jeudi, 14 décembre 2023

Giorgio Locchi et Dominique Venner, penseurs de l’histoire

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Giorgio Locchi et Dominique Venner, penseurs de l’histoire

Clotilde Venner

Deux chemins différents mais une conclusion commune: l’histoire est le lieu de l’imprévu et elle est faite par les hommes.

Deux pensées qui permettent de lutter contre  le « tout est foutu » que l’on entend si fréquemment dans les milieux de droite et contre lequel Dominique s’est toujours insurgé.

Mais avant de développer cette idée d’imprévu, j’aimerais revenir sur l’itinéraire de Dominique et sur sa relation avec l’histoire.

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I. Dominique Venner et l'histoire

Dominique s'est intéressé à l'histoire pour plusieurs raisons. Comme je l'explique dans mon livre (A la rencontre d'un cœur rebelle), Dominique a eu trois vies, une première où il fut un activiste politique, une seconde plus méditative que je nomme le recours aux forêts, et une troisième où il fut l'historien que nous avons connu. L'étude de l'histoire, je pense a pris toute son importance au moment de son arrêt de la politique donc au terme de sa première vie. Cet arrêt de la politique, il l'a vécue comme une petite mort. Pour surmonter cette épreuve, il s’est  retiré à la campagne, a fondé une famille, et là pendant une quinzaine d'années s’est consacré à l’écriture de livres sur l’histoire des armes, mais parallèlement il a lu, de manière méthodique et intense, des ouvrages principalement historiques. Pendant toutes ces années,  il n'a eu de cesse de se poser la question « que faire ? », « que transmettre ? ». Et c'est dans l'étude de l'histoire qu'il a trouvé des réponses. L'histoire, si on l'interroge avec une pensée active est une source inépuisable de réflexions. L'attitude qu'il avait vis à vis d’elle était celle d'un penseur et non celle d'un érudit s'attachant à des détails insignifiants. C'est donc l'étude de l'histoire qui lui a permis de comprendre la crise de civilisation et de sens que les peuples européens traversent. Et il n'a eu de cesse de vouloir par la suite à travers de nombreux ouvrages historiques apporter une réponse à cette crise de sens, je pense à deux livres notamment: Histoire et Traditions des européens et Le Samouraï d'Occident.

II. Penser avec l’histoire

En étudiant l'histoire et en méditant sur elle, Dominique en est venu à l'idée  que l'histoire était le lieu de l'imprévu permanent, c’est en cela qu’il rejoint les intuitions de Giorgio Locchi sur le fait que l’histoire est ouverte.

Ce qui est intéressant dans leurs deux itinéraires intellectuels, c’est qu’ils sont parvenus aux mêmes conclusions mais par des voies complétement différentes. Dominique avait été dans sa jeunesse un activiste qui avait fait de la prison puis devenu un historien reconnu, il n’a eu de cesse de s’interroger sur les événements qui font basculer le cours de l’histoire (Histoire du Terrorisme, Imprévu dans l’histoire). Et il était au combien conscient du rôle des minorités actives dans les bouleversements politiques (portrait de Lénine dans L’imprévu dans l’histoire). Dominique comme Locchi croyait que l’histoire était le fait des hommes et non d’une quelconque  providence.

Il me disait souvent, il est facile d'analyser les événements une fois qu'ils sont arrivés (ex la chute du mur de Berlin) mais rarement de les prévoir. Cet  notion d'imprévu historique au lieu de rendre Dominique pessimiste le rendait d'une certaine manière optimiste pas dans le sens d'un optimisme béat mais dans le sens où rien n'est jamais figé. A tout moment une situation bloquée, apparemment sans issue peut basculer. Ce qui signifie qu'il ne faut jamais désespérer car les situations mêmes les plus tragiques sont sujettes à évolution. En 1970, personne n'imaginait la chute de la puissance soviétique. En 1913, personne ne prévoyait l'embrasement européen qui aurait lieu en 1914, Dominique l'analyse très bien dans Le Siècle de 1914. Le pessimisme absolu et l'optimisme béat sont tout aussi stupides car rien n'est jamais définitif ni dans le bien ni dans le mal. La longue plainte, et le pessimisme jouissif l’exaspéraient au plus haut point. On retrouve ce travers dans certains milieux de droite. Toute sa vie, il n’a eu de cesse de combattre cet état d’esprit. Il considérait que ces postures sont souvent le paravent d’une forme de paresse et de lâcheté.

Quand je dis que Dominique était optimiste, cela ne s'oppose pas au fait qu'il était plus que conscient que l'histoire est tragique. Si je devais définir sa conception de l'histoire, je dirais qu'il était un tragique-optimiste, c'est un concept un peu oxymorique qui résume bien sa pensée. Mais vous allez me dire, comment peut-on être optimiste quand on étudie l'histoire des hommes, c'est une succession d'horreurs permanentes. Certes tout au long de l'histoire, les hommes, les peuples traversent des épreuves, des tragédies  qui menacent de les annihiler mais en même temps cette même histoire reste en permanence ouverte, elle n'est jamais figée, elle  est ce qu'en font les hommes, elle a le sens qu'on lui donne. C'est pour cela que Dominique écrit à la fin du Choc de l’histoire : "Concernant les Européens, tout montre selon moi qu’ils seront contraints d’affronter à l’avenir des défis immenses et des catastrophes redoutables qui ne sont pas seulement celle de l’immigration. Dans ces épreuves, l’occasion leur sera donnée de renaître et de se retrouver eux-mêmes".

"Je crois aux qualités spécifiques des Européens qui sont provisoirement en dormition. Je crois à leur individualité agissante, à leur inventivité et au réveil de leur énergie".

Le réveil viendra. Quand ? Je l’ignore. Mais de ce réveil, je ne doute pas".

III. L’imprévu dans l’histoire

Dominique avait lu attentivement Marx, Spengler et Evola, il y avait trouvé des idées intéressantes, mais sa pensée était très éloignée de toute forme de téléologie historique, en cela il était très proche de Giorgio Locchi. Il ne pensait pas que l’histoire ait un sens ou obéisse à des cycles, il considérait que c’étaient les hommes qui faisaient l’histoire. Il écrit ainsi dans Le Choc de l’Histoire : « Je peux critiquer en revanche les théories qui furent à la mode au temps de Marx ou de Spengler. Chacune dans leur registre, elles ont récusé la liberté des hommes à décider de leur destin. »

Pour faire mieux comprendre son propos, je reprendrai une formulation du sociologue Michel Maffesoli, les événements nous paraissent souvent imprévisibles car « nous ne savons pas écouter pousser l’herbe ». Les grands événements historiques sont le plus souvent le fruit d’une maturation souterraine invisible à un œil qui n’est pas exercé. Il y a un autre élément qui était important pour Dominique, c’était la notion de représentations. Pour lui, les êtres humains vivent et se distinguent à travers leurs représentations (religions, politiques, esthétiques). Et si on veut comprendre les grands phénomènes historiques, il faut s’attacher à l’étude des mentalités. Dans Le Siècle de 1914, il analyse avec beaucoup de finesse les grandes idéologies du XXe siècle, fascisme, libéralisme, immigrationnisme et comment elles ont influencé le cours du destin européen.

IV. Différence d’approche avec Giorgio Locchi

L’approche de Dominique est  beaucoup moins abstraite et philosophique  que celle de Giorgio Locchi. Dans de nombreux livres Dominique fait le portrait d’hommes ou de femmes exceptionnels. Ces portraits avaient plusieurs fonctions. La première, c’était de donner de la chair aux événements. Dans le livre qu’il a consacré à Jünger (Un autre destin européen), il a rédigé un long portrait de Stauffenberg. Je pense qu’à travers l’évocation de la vie de l’officier, il nous fait  comprendre de l’intérieur l’opposition d’une partie de l’aristocratie allemande à Hitler. Dans ses livres, il y a également de nombreux portraits de femmes, qui je pense ont un rôle pédagogique comme des figures « d’exempla » au sens latin du terme, dans le sens de Plutarque et de sa « Vie des hommes illustres ». A travers ses évocations, je pense à Catherine de la Guette, Madame de Lafayette dans Histoire et Traditions des européens, ainsi qu’au portrait de Pénélope et Hélène dans Le Samouraï d’Occident, il nous donne à voir ce que c’est qu’être une femme européenne.

Conclusion : Ce que peut nous apporter l’histoire

Dans notre époque obscure et décadente, je pense que nous avons besoin de modèles auxquels nous raccrocher et ces évocations de personnages historiques peuvent être une grande source d’inspiration. Ils nous disent comment nos ancêtres ont aimé, ont souffert et ont surmonté les tragédies de l’histoire.

La réflexion philosophique est nécessaire pour nous armer intellectuellement, c’est en cela que le travail de Giorgio Locchi est précieux et important mais je pense que nous avons également besoin de nous projeter en imagination dans la vie de nos ancêtres. Je dirais donc que Giorgio Locchi et Dominique Venner sont deux auteurs complémentaires sur lesquels nous appuyer pour « combattre ce qui nous nie » pour reprendre la formule de Dominique.

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Colloque Giorgio Locchi 1923-2023

Un colloque entièrement consacré à Giorgio Locchi (Rome, 15 avril 1923 - Paris, 25 octobre 1992) se déroulera ce 25 novembre en Italie à Rieti, capitale de la Province de la Sabine et cœur géographique de l’Italie, pour le centenaire de la naissance du philosophe. Celui-ci bénéficie du patronage de la ville qui entend honorer « la figure de Giorgio Locchi, intellectuel, philosophe, journaliste né à Rome mais originaire de la Sabine et plus précisément de Salisano, grand protagoniste de la pensée européenne de la seconde moitié du XXe siècle ». 

Un grand protagoniste que l’on commence tout juste d’évaluer à sa juste valeur, la véritable portée de sa réflexion n’ayant commencé à émerger qu’au cours de ces dernières années. Son principal essai, Wagner, Nietzsche et le mythe surhumaniste, récemment édité en français par l’@InstitutILIADE et @LaNouvelleLibr1, reste un jalon de la pensée philosophique, dont la portée n’a pas encore été véritablement comprise. Locchi y voit d’un œil nouveau le rapport entre Wagner et Nietzsche et identifie dans les deux grands protagonistes de la culture du XIXe siècle les initiateurs d’un nouveau courant historique, d’un "nouveau mythe", le mythe surhumaniste, destiné à livrer bataille aux idéologies égalitaires. En outre, dans un texte récemment mis en lumière, et prochainement traduit en français, Locchi voit en Martin Heidegger le principal continuateur philosophique de la voie ouverte par Wagner et Nietzsche, en donnant à nouveau des catégories tout à fait originales pour interpréter la pensée de celui qui fut de loin le philosophe le plus influent du XXe siècle. Il s’agit d’une contribution inestimable, qui donne lieu à une lutte serrée avec les interprétations académiques dominantes de la pensée heideggérienne et fournit des clés précieuses pour s’opposer à sa "récupération" par les tenants de l’idéologie égalitaire.  

Le résultat de cet impressionnant effort théorique est une pensée radicale, non nostalgique, ancrée dans les défis du présent et de l’avenir, capable d’encadrer les débats actuels dans une perspective tout à fait novatrice, ainsi que de donner de nouveaux arguments et de nouvelles stimulations à ceux qui se soucient de l’identité européenne et de la lutte contre les menaces qui, toujours plus nombreuses, la mettent en péril.  

Nul doute que ce colloque fera date dans la mesure où son fils Pierluigi y dévoilera toute un pan inédit de la réflexion et des travaux de Giorgio Locchi, portant sur la mutation anthropologique en cours, travaux destinés à être divulgués et prolongés par un Centre d’études locchiennes prochainement fondé outre-Alpes.  Interviendront lors du colloque :

☑ @AdrianoScianca, auteur entre autres du livre Ezra Pound et le sacré, le temple n’est pas à vendre (Institut Iliade - La Nouvelle Librairie, Paris, 2023- https://boutique.institut-iliade.com/product/ezra-pound-e... ), sur Locchi entre Nietzsche, Heidegger et Gentile ;

☑ Stefano Vaj, éditeur du premier recueil italien d’essais de Giorgio Locchi, Definizioni (SEB, Milan, 2006) et auteur de Scritti su Giorgio Locchi (Moira,2023) sur : Origine, mythe et liberté, au cœur du parcours de Giorgio Locchi ;

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☑ Clotilde Venner, ancienne épouse de Dominique Venner, auteur sous le pseudonyme de Pauline Lecomte avec Dominique Venner du Choc de l’histoire (Via Romana, Paris, 2011), et avec Antoine Dresse de À la rencontre d’un cœur rebelle, entretiens sur Dominique Venner, (La Nouvelle Librairie, Paris, 2023 ; https://boutiquetvl.fr/les-inclassables/clotilde-venner-a... ) sur : Giorgio Locchi, Dominique Venner : les parcours parallèles de deux penseurs de l’histoire ; 

☑ Pierluigi Locchi, responsable du développement international de l’Institut Iliade pour la longue mémoire européenne, où il est également formateur, et qui a notamment dirigé les éditions françaises de Définitions et de Wagner, Nietzsche et le mythe surhumaniste de son père Giorgio Locchi et publié la postface de Il pensiero dell’origine in Giorgio Locchi de Giovanni Damiano, sur : Regarder vers l’avenir avec Giorgio Locchi : de nouvelles clés pour penser un monde nouveau. 

Une table ronde recueillera également les témoignages de ceux qui, en Italie, ont connu personnellement le philosophe : son éditeur et ami Enzo Cipriano, Gennaro Malgieri, ancien rédacteur en chef du Secolo d’Italia et ancien député du PdL, Stefano Vaj ainsi que son fils Pierluigi. 

Samedi 25 novembre à 16h30

Palazzo Sanizi - Via Sanizi, 2, Rieti 

Pour vous procurer les livres de Giorgio Locchi, rendez-vous dans notre boutique en ligne:

https://boutique.institut-iliade.com/product/wagner-nietz...

https://boutique.institut-iliade.com/product/definitions-...

lundi, 11 décembre 2023

L'Europe, une économie sans âme et sans culture

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L'Europe, une économie sans âme et sans culture

Gennaro Malgieri

Source: https://electomagazine.it/europa-uneconomia-senza-anima-e-senza-cultura/#google_vignette

Le vide qui caractérise la discussion sur le destin de l'Europe nous invite à reprendre en main des livres "intemporels", heureusement réédités par des maisons d'édition aussi pertinentes que raffinées. Rien de tel, en ces temps d'asphyxie politique plus que climatique, que de se "plonger" dans les pages de La Genèse de l'Europe de Christopher Dawson, l'un des plus grands historiens anglais du XXe siècle, méritoirement réédité par Lindau (pp. 409, euro 34.00), où l'introduction à l'histoire de l'unité européenne du IVe au XIe siècle - véritablement cruciale dans la construction de l'identité continentale - est considérée à juste titre comme un âge de renaissance, puisque l'intégration complexe entre l'Empire romain et l'Église catholique, la tradition classique et les sociétés essentiellement "barbares" mais soumises à la romanité a favorisé la naissance d'une civilisation vivante, comme l'a magistralement décrit Gioacchino Volpe dans ses études sur le Moyen Âge et les débuts de la nation italienne, une partie de la nation européenne qui a existé malgré tout comme un esprit d'entreprise dans la construction d'un édifice sur des ruines qui n'ont pas été enlevées, mais revitalisées grâce aussi au monachisme en tant que générateur de foi et de culture.

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Christopher Dawson et Gioacchino Volpe, deux historiens à redécouvrir.

On peut discuter de la politique de Dawson, suscitée par des contingences qu'il convient d'historiciser, mais on ne peut manquer de discerner dans son analyse la recherche des fondements unitaires des nations elles-mêmes dans le cadre d'une Europe qui vivait au sein d'un "empire intérieur" qui attend toujours d'être ravivé. Ce même "empire" qui a suggéré à Paul Valéry les pages denses et passionnantes sur l'Europe disséminées dans les nombreux ouvrages consacrés au thème de la décadence de notre civilisation. Le désarroi est tel qu'une immersion dans la sagesse du grand poète et philosophe français est presque thérapeutique : "Nos civilisations savent maintenant qu'elles sont mortelles", lisais-je il y a quelques jours dans son célèbre Cahiers. Malheureusement, ceux qui ont la capacité de voir venir la tempête s'en remettent à des sourciers politiques qui, à l'aide de bâtons improbables, indiquent des atterrissages qui devraient être sûrs. Mais qu'est-ce qui est sûr quand le "travail de l'esprit", pour reprendre les mots de Valéry, ne produit plus rien pour façonner une civilisation qui se désagrège ?

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Devant les Cahiers fermés, j'ouvre un autre recueil d'informations précieuses sur notre avenir, formulées à la veille de la première grande guerre civile européenne par un jeune Valéry dont la vie intense (1871-1945) lui a permis de recueillir les fruits de ses diagnostics pour conclure qu'il avait raisonné sur l'esprit européen en formulant des pronostics que personne ne semble vouloir prendre en compte aujourd'hui. Voici donc In morte di una civiltà (Aragno editore) qui comprend le scintillant essai en deux parties - issu de deux lettres publiées dans la revue londonienne Athenaeum en 1919 - La crisi dello spirito et d'autres écrits "quasi-politiques" où l'on puise des méditations non superficielles sur l'identité d'être européen et sur ce que signifie cette attitude de "conquête" de soi, d'abord, et ensuite projeter "prométhéennement" les résultats d'une éducation - je ne sais pas si elle est "humaine, trop humaine" ou même "divine" - qui a donné un sens au monde, sans jactance et sans exagérations rhétoriques.

Et "la crise de civilisation" nous introduit dans une considération du Vieux Continent qui ne peut certainement pas être optimiste aujourd'hui, comme Massimo Carloni, éditeur du volume, nous le fait comprendre en réfléchissant sur le "drame de l'esprit" en conclusion de l'essai composite de Valéry. Il écrit : "L'Europe née avortée des cendres de la Seconde Guerre mondiale, dans ses diverses métamorphoses comme l'Europe du charbon et de l'acier, de l'énergie atomique, de la Communauté économique, puis de la Banque centrale et de la finance, est une parodie décourageante, un simulacre bureaucratique du rêve de Valéry. L'homo europaeus, synthèse de liberté et de rigueur, d'imagination et d'intelligence, dont la Grèce a fourni le modèle parfait et Léonard la célèbre représentation, est aujourd'hui misérablement réduit à l'effigie d'une pièce de monnaie. Tandis que la Méditerranée, de creuset et de carrefour des civilisations, est devenue un lugubre cimetière marin jonchés de tombes... Ces signes décourageants suffisent à mesurer la distance abyssale qui nous sépare des origines de l'esprit européen que nous avons misérablement trahi.

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Valéry l'avait-il prévu ? Je le crois. Pour conclure qu'"une économie n'est pas une société", il présupposait qu'elle devait avoir, pour ne pas risquer de périr rapidement, une culture, la conscience d'une histoire, une vision du monde et de la vie. Et au fond de lui, il espère que l'Europe redeviendra ce qu'elle a été par son esprit. "Tous les peuples qui ont débarqué sur ses rivages l'ont fait leur ; ils ont échangé des biens et des coups ; ils ont fondé des ports et des colonies où, non seulement les objets du commerce, mais les croyances, les langues, les coutumes, les acquisitions techniques, étaient des éléments de l'échange. Avant même que l'Europe actuelle ne prenne la forme que nous lui connaissons, la Méditerranée, dans son bassin oriental, avait vu naître une sorte de "proto-Europe". Et c'est là que l'Europe s'arrête aujourd'hui ? Où est-elle née du mythe, de la mer, de l'amour d'un dieu et des similitudes de peuples qui se reconnaissaient originaires d'un monde ancestral que nous aurions appelé indo-européen ? Nous ne pouvons pas y renoncer. L'heure n'est pas aux funérailles, mais aux renaissances. En y croyant, bien sûr.

Valéry écrit : "Notre Europe, qui n'était au départ qu'un marché méditerranéen, devient ainsi une immense usine ; usine au sens propre, machine à transformations, mais aussi usine intellectuelle sans équivalent. Cette usine intellectuelle reçoit de partout toutes les choses spirituelles ; elle les distribue à ses innombrables organes. Les uns saisissent les nouveautés avec espoir, avec avidité, en exagérant leur valeur ; les autres résistent, opposant à l'invasion des nouveautés la splendeur et la solidité des richesses déjà établies. Entre l'acquisition et la conservation, il faut sans cesse rétablir un équilibre mouvant, mais le sens critique s'attaque à l'une ou l'autre tendance, méconnaît les idées possédées et valorisées ; il teste et discute sans pitié les tendances de cet "ajustement" toujours en cours. Est-ce là le destin de l'Europe, oublieuse de l'équilibre raisonnable qui l'a amenée à être le sel de la terre ?

L'Europe, en somme, s'autodétruit. Du passé, on ne sait que faire. De l'avenir, on n'a pas la moindre perception. C'est comme si les Européens s'étaient construit une prison qui les oblige en quelque sorte à regarder à travers les barreaux ce qui se passe autour d'eux, le temps et l'espace s'amenuisant. Ils deviennent insignifiants, tandis que le monde construit par ceux qui les ont précédés devient babélique, en proie à des intérêts voraces, objet des appétits de nouveaux colonisateurs appartenant à d'autres univers culturels et anthropologiques. Comme par le passé, la civilisation européenne est elle aussi destinée à disparaître de la manière la plus lente et la plus sanglante : en renonçant à son existence, à sa capacité de se reproduire par des naissances, en abdiquant le rôle qu'elle devrait humainement conserver. Dans les années 1920, le livre d'un spécialiste des civilisations et de la décadence, Richard Korherr : Régression des naissances, mort des peuples, a fait sensation en Allemagne et en Italie. Korherr y montrait, en appliquant la méthode comparative, comment et dans quelle mesure la stérilité intentionnelle et programmée, motivée par l'égoïsme et par l'habitude de satisfaire des besoins immédiats fictifs, a fait tomber dans l'abîme des cultures qui avaient dominé de vastes régions de la planète et contribué à la formation de la civilisation euro-méditerranéenne.

Aujourd'hui, dans l'indifférence des peuples et de leurs classes dirigeantes, la même chose est en train de se produire, et il n'est donc pas abusif ou alarmiste d'affirmer que la désintégration de l'Europe est liée à deux facteurs principaux : le taux de natalité et la crise d'identité. Le premier et la seconde sont étroitement liés et donnent une idée du déclin sur lequel se trouvent les analystes capables de discerner entre les plis du malaise européen ce que sera l'avenir d'un continent qui, année après année, semble prendre les connotations d'une lande désolée dans laquelle peu de chercheurs tentent de s'accrocher à une certaine idée de l'Europe qui séduise, sans grand espoir, il faut bien le dire, surtout pour les jeunes générations dont l'indifférence manifeste à l'égard de leur avenir dans un contexte géopolitique et culturel en pleine mutation est le symptôme le plus douloureux d'un déclin inéluctable.

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Parmi les observateurs les plus attentifs de la mutation européenne depuis quelque temps, on trouve Giulio Meotti, dont le livre au titre évocateur Notre-Dame brucia. L'autodistruzione dell'Europa (Giubilei Regnani editori, préface de Richard Millet), s'intéresse aux raisons d'une catastrophe annoncée depuis longtemps et devant laquelle la culture européenne, la politique étatique et la parodie de l'Union ont gardé les yeux fermés.

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L'incendie qui a détruit une grande partie de la cathédrale française est une métaphore, pour Meotti, de la fin de l'Europe. On a l'impression que Notre-Dame brûle vraiment : "Le problème, observe Meotti, ne sera pas maintenant de reconstruire Notre-Dame, mais l'identité que représentait cette église". Devant la cathédrale en feu, nous pleurons l'image d'une civilisation brisée. "La déliquescence de l'Europe". C'est la conscience de l'Europe - et, si l'on veut, de l'Europe chrétienne - qui a brûlé à Paris. Et elle brûle encore, pour ceux qui savent voir la tragédie qu'elle a emblématiquement mise en lumière en nous parlant d'un monde qui n'a plus de raison d'être, dominé par des dévalorisations que la technologie exalte sans les freiner. Et surtout, elle démolit les fondements d'une civilisation. En un mot : l'Europe est malade du relativisme culturel. Le prix en est devenu douloureusement quantifiable, au point que la décomposition progressive des États-nations occidentaux est désormais possible", écrit Mme Meotti. Le multiculturalisme - construit sur fond de décadence démographique, de déchristianisation massive et de répudiation culturelle - n'est rien d'autre qu'une phase transitoire qui risque de conduire à la fragmentation de l'Occident. Avec l'effondrement de l'Église catholique et l'abandon des bergers, la "trahison des clercs", la destruction de la famille naturelle, la fin des idéologies et un politiquement correct qui fait tabula rasa de toute référence culturelle restante, la vague de populisme en Occident n'a été qu'une réaction à ce "choc civilisationnel".

Dans quelle mesure le populisme affecte-t-il l'espoir d'un retournement ? Je ne pense pas. Au contraire, d'après ce que nous comprenons, il semble vouloir exacerber le problème. Il n'a pas de recettes à opposer à la crise, pas d'horizons à montrer, pas de visions à proposer. C'est un cri. Il n'est donc pas suffisant.

lundi, 27 novembre 2023

Pierre Le Vigan: Les limites de la morale de Kant

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Pierre Le Vigan:

Les limites de la morale de Kant

Kant (1724-1804) a proposé aussi bien une théorie de l’esthétique que de la morale, et de la connaissance. A chaque fois, il s’agit de sortir du psychologisme et de dégager les conditions d’un jugement a priori, dit encore transcendantal. La règle qu’essaie d’appliquer Kant a tous ses écrits est celle-ci : ne pas en dire plus que ce que l’on sait. Savoir ce que l’on sait, savoir ce que l’on ne sait pas. C’est ainsi que Kant aborde la philosophie. Une des grandes questions qu’aborde Kant est celle-ci : dans quelle mesure peut-on avoir des connaissances certaines en métaphysique, tout comme en mathématique et en physique ? Les notions métaphysiques ont été pensées a priori dans la philosophie. A priori : c’est-à-dire au-delà de l’expérience. Peut-on continuer à les penser comme cela ? Kant nous dit : il faut distinguer la forme des connaissances et la matière de la connaissance. La forme dépend de nous, la matière nous est déjà donnée. Kant va nous dire : l’esprit intervient dans la connaissance des choses (c’est en ce sens qu’on pourra parler d’idéalisme, sans que cela soit l’esprit qui crée les choses). L’expérience ne suffit pas à déterminer ce que sont les choses a priori, puisque l’expérience est justement postérieure à l’apparition des choses (idée contestable sur le fond mais logique dans la conception de Kant). L’expérience ne concerne que des cas particuliers. Nous observons que le soleil se lève tous les jours. Cela ne suffit pas à nous donner la certitude qu’il se lèvera demain. Une fréquence de répétition statistique ne produit pas une preuve logique.

Seule la raison permet de déterminer une proposition nécessaire (selon laquelle il ne peut en être autrement) et universelle (il en sera ainsi quelles que soient les circonstances) avant l’expérience.  La mathématique et la physique, contrairement à la métaphysique,  comportent ainsi des jugements synthétiques a priori. De quoi s’agit-il ? Des jugements synthétiques sont des jugements qui apportent quelque chose de plus à l’information incluse dans la proposition. Exemple : « un chat est un félin » n’est pas une proposition synthétique. C’est une proposition analytique. Rien de nouveau n’est dit, car tous les chats sont des félins. Cela est dans la définition même du chat. Par contre, « un chat peut faire des km pour retrouver son maitre » est une proposition synthétique.  La raison en est que cela n’est pas dans la définition du chat. C’est une information supplémentaire.

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Comment se construit la connaissance ? Les jugements, synthétiques ou analytiques, se font sur la base de notions qui existent a priori dans notre entendement. Ainsi, l’espace et le temps sont des formes a priori de la sensibilité, nous dit Kant. « Tout objet de la sensibilité doit se conformer aux intuitions pures de l’espace et du temps », rappelle Victor Delbos, et c’est l’objet de l’esthétique transcendantale de Kant dans sa Critique de la raison pure. Ces formes n’existent pas dans la matière elle-même (ici, Kant n’est pas matérialiste, alors que, pourtant, il ne nie pas l’existence des objets extérieurs à l’homme. Mais il ne pense pas que l’espace et le temps soient des propriétés mêmes de la matière. Ce sont pour lui des propriétés de la noèse, c’est-à-dire de la saisie des choses, noèmes, par notre entendement). Il y a d’autres formes a priori de l’entendement, ce sont ce que Kant appelle les catégories, qui sont l’objet de l’analytique transcendantale. Il y a ainsi un chemin qui va de la sensibilité à l’entendement, puis à la raison. Cette dernière produit les idées, mais ne peut atteindre la connaissance des choses en soi, que Kant appelle des noumènes. Cette incapacité de la raison à saisir les choses en soi est l’objet de la dialectique transcendantale. Les idées de la raison, Dieu, l’âme, le monde sont ce que l’on peut penser, mais que l’on ne peut connaitre. C’est le domaine de la métaphysique, c’est-à-dire des hypothèses à la fois nécessaires et non démontrables, au-delà de toute possibilité de preuve.

critique_de_la_raison_pure-50631-264-432.jpgUne architecture de la pensée de Kant se dessine alors. Kant rappelle que la philosophie se divise en logique, physique et éthique. La logique est formelle. Elle relève des règles de la raison. La physique et l’éthique renvoient respectivement aux choses de la nature, et aux choses des hommes. C’est ainsi qu’il doit y avoir une métaphysique de la nature, et une métaphysique des mœurs, qui concerne les hommes. Il s’agit de savoir, dans les deux cas, comment connaitre la règle à suivre, pour que la volonté, que l’on suppose libre, se détermine en fonction de règles a priori. La raison s’applique aussi bien à la connaissance physique qu’à la connaissance des règles morales, et  la volonté n’est pas autre chose que la raison pratique. Elle est aussi « pure » (c’est-à-dire préalable à l’expérience) que la raison pure théorique (de theoria, voir le monde, l’examiner).

Comment peut-on connaitre les éléments de la métaphysique ? Il faut d’abord dire ce que sont ces éléments. Ce sont ce que nous avons appelé les « idées de la raison », toutes les questions sur le monde (son origine), l’âme (éternelle ou pas, créée ou pas), Dieu (existe-il ou pas ?). La métaphysique devrait, pour exister,  sortir  de l’analytique, c’est-à-dire de la tautologie. Comment en sortir si ce n’est par des jugements synthétiques ? Or, on observe qu’il n’y a pas de jugements synthétiques a priori en métaphysique. On peut dire que Dieu est Dieu, mais on ne peut rien dire de Dieu. On peut dire que l’âme est l’âme ou qu’elle est l’esprit, ce qui est un synonyme, mais on ne peut rien dire de l’âme. Etc. Nous ne savons rien de ces choses car nous ne les avons pas expérimentées. Nous ne pouvons donc avoir en métaphysique de jugement synthétique a posteriori (comme « le feu brûle »), ni a priori comme dans les mathématiques ou la physique. Citons comme exemple de jugement synthétique a priori dans les mathématiques : « 5 + 7 = 12 ». C’est une information qui n’est pas contenue dans l’énoncé « 5 + 7 ». Ce qui est affirmable au-delà de toute expérience, comme en mathématique et en physique (loi de la gravitation par exemple), est donc un jugement a priori. On l’appelle aussi transcendantal. L’a priori est donc ce que l’on sait et qui précède l’expérience, ce qui rend inutile l’expérience pour le savoir, mais qui sera confirmé par l’expérience si elle a lieu. Pour résumer cela, Kant dit : « Des pensées sans matière sont vides ». C’est pourquoi la métaphysique concerne des choses qui ne peuvent être connues. En ce sens, la métaphysique n’existe pas. Les objets de la métaphysique, qui sont sans matière, peuvent être objets de pensées (cogitata), mais non de connaissance.

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Cela veut dire que nous ne pouvons connaitre que des réalités sensibles. C’est pour cela que nous ne pouvons rien connaitre de la métaphysique. Nous pouvons la penser, nous pouvons y penser, mais non pas la connaitre. Les choses telles que nous les connaissons sont les phénomènes. Si nous étions des chats au lieu d’être des humains, les choses nous apparaitraient différemment. Les phénomènes seraient autres pour nous. Les choses pour soi seraient autres. Mais la science nous dit que les choses seraient les mêmes. Exemple. Un bruit qui apparait faible pour les humains apparait fort pour un chat. Le pour soi est différent. Il en serait de même pour un humain qui aurait une sensibilité excessive de l’oreille. Mais c’est le même bruit. La science nous permet de le graduer. Il est ainsi objectivement le même, mais le phénomène se manifeste pour nous différemment de ce qu’il en est pour les chats. La science nous permet donc de connaitre la chose en soi, ce que Kant appelle le noumène, et qu’il postule non connaissable. C’est pourquoi la distinction que fait Kant entre noumène et phénomène n’est sans doute pas pertinente.  Mais il est certain que le phénomène est concret, et que le noumène (l’intensité d’un bruit mesuré scientifiquement par exemple) est abstrait. En tout état de cause, les objets de la métaphysique échappent à toute connaissance, aussi bien phénoménale que nouménale. Nous ne pouvons rien savoir d’un dieu qui serait créateur du monde, d’une âme qui serait immortelle, d’un monde qui serait créé par Dieu, etc. Pourquoi ? Parce qu’aucune connaissance objective n’est possible quant à ces objets. La métaphysique n’est pas une série de phénomènes, connaissables a postériori, et n’est pas non plus un ensemble de noumènes, connaissables a priori, scientifiquement, comme « 2 + 3 font 5 » ou comme « l’eau bout à 100 degrés et gèle à zéro degré ».  

critique_de_la_raison_pratique-1021684-264-432.jpgLa métaphysique étant le domaine des incertitudes, nous ne savons donc pas si nous avons une âme mortelle ou immortelle, si Dieu existe, ni si nous sommes libres. Comment alors établir une morale, une règle de comportement, si nous ne sommes peut-être pas libres, si nous sommes donc soumis à des déterminations ? Les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) partent des connaissances rationnelles de la moralité. On tient pour acquis que ce qui doit être tenu pour bon est une bonne volonté. Ni la recherche du bonheur, ni l’intelligence, ni le courage ne sont des critères de moralité. La bonne volonté est le seul critère. Mais comment la caractériser ? Quand on agit par devoir. Ce qui est moral, ce qui est issu de bonne volonté, ce ne sont pas seulement les actions conformes au devoir, mais celles faites par devoir, et non pas parce que la conformité au devoir nous apporterait quelques avantages. Le commerçant honnête par intérêt n’est donc pas louable. Plus encore : celui qui fait le bien par « tempérament gentil » a moins de mérite que celui qui fait le bien par devoir, et non par inclination de sa sensibilité. La volonté doit accepter d’être en lutte contre nos inclinations naturelles. Il y a donc « séparation radicale entre les mobiles exclusivement issus du devoir et les mobiles issus des inclinations » (Victor Delbos in Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Delagrave, 1900, rééd. 1986, p. 39).

Le devoir étant indépendant de notre intérêt et de nos inclinations, son critère doit être la représentation que nous avons de la loi. C’est évidemment un critère tout à fait discutable, comme le montrera, à la limite, le procès Eichmann. Mais la légalité n’est pas la moralité. Elle n’est pas obligatoirement la loi morale. Celle-ci consiste à faire quelque chose qui peut être universalisé. Ce n’est pas seulement choisir le devoir plutôt que son inclination qui est bien, c’est choisir ce qui peut être universalisé.   La raison entre donc dans le devoir, puisque, en me demandant ce qui peut ou non être universalisé, je fais appel à la raison. Le critère de la morale, ou encore de la raison pratique – comment se comporter ? – apparait ainsi assez simple, et plus simple que la raison théorique, celle qui permet la connaissance théorique du réel. La difficulté est que l’observation des actes comme phénomène ne nous dit pas s’ils ont été accomplis par devoir. Une « bonne sœur » a des actes qui paraissent plein de bonne volonté. Mais ne les accomplit-elle pas pour aller au paradis ? Dans ce cas, c’est par inclination et non par devoir. Ce n’est pas de la vraie morale. Voyons tel autre qui agit bien, selon la maxime d’une action universalisable : ne le fait-il pas par amour propre, ou par intérêt comme le pensait La Rochefoucauld ? Pour autre chose que le devoir ? La morale ne relève donc pas des exemples. Tout homme est doté de raison, tout homme a donc une volonté, même si nous avons vu, compte tenu de ce que nous ne pouvons rien dire de l’existence de Dieu, que la part de notre liberté reste quelque chose d’indéterminable. Mais pour Kant, puisque nous avons une volonté en conséquence de la raison, cette volonté est une raison pratique.  Le devoir exprime le rapport entre la raison et une volonté. La raison s’impose à la volonté en contrecarrant si besoin la sensibilité. Elle s’impose par la contrainte. La raison est un impératif. Les impératifs sont hypothétiques quand ils existent en fonction d’une certaine finalité, tel l’impératif d’être prudent dans une ascension en montagne, ou l’impératif de prendre tel chemin pour aller à tel endroit. L’impératif est catégorique quand c’est un commandement indépendant d’une fin. C’est alors une loi de l’action. « Car il n’y a que la loi qui entraine avec soi le concept d’une nécessité inconditionnée, véritablement objective, par suite d’une nécessité universellement valable, et les commandements sont des lois auxquelles il faut obéir, c’est-à-dire se conformer même à l’encontre de l’inclination » (Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785). La loi est une notion morale avant d’être la loi d’un Etat.

critique_de_la_faculte_de_juger-1021686-264-432.jpgL’impératif catégorique est une proposition synthétique a priori, c’est-à-dire qu’il ne repose pas sur l’expérience et ne dépend pas d’elle. Il est du même ordre, dans la raison pure pratique, que les mathématiques dans la raison pure théorique. L’impératif catégorique se fonde sur ce qui anime la volonté. Voilà, nous dit Kant, ce que doit être le fondement de la volonté : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » (Fondements de la métaphysique des mœurs).  De quelle loi universelle s’agit-il ? Des lois universelles de la nature, qui veut le développement de la vie. Des lois de la vie de l’homme : il doit développer ses facultés et ne pas les laisser en jachère. La paresse est ainsi contraire à l’impératif catégorique. Il faut à la fois concevoir ce que nous voulons comme loi universelle, et vouloir que ce soit une loi universelle. La raison est sollicitée, et la volonté s’appuie sur son diagnostic. L’immoralité consiste à s’accorder des exceptions à la loi universelle. Le motif d’une action, la bonne volonté, prime toujours sur le résultat que l’on voudrait atteindre, sur le mobile de l’action. Mais le mobile lui-même est encadré. Ce mobile ne peut être que le bien de l’homme. « L’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré. » C’est le second impératif catégorique. De là la conclusion : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »

L’homme est à la fois le bénéficiaire et l’auteur de cette législation. C’est le principe de l’autonomie de la volonté. La volonté n’est pas déterminée par Dieu. Elle vient de l’homme. Cette loi morale établit un « règne des fins », qui est un idéal, et est l’équivalent du règne de la grâce par rapport au règne de la nature, ou règne de « ce qui est », chez Leibniz.  De même que la volonté est libre, l’homme est libre. Si tu dois faire quelque chose, tu peux le faire. C’est par la raison que nous avons conscience de ce devoir. « En tant qu’il se connait uniquement par le sens intime, l’homme n’a qu’une existence phénoménale ; mais l’homme possède plus que la sensibilité, il possède même plus qu’un entendement, c’est-à-dire plus qu’une faculté qui, tout en étant active, doit se borner à lier selon les règles les représentations sensibles ; il possède une raison dont la pure spontanéité produit des idées qui, en dépassant l’expérience, lui assignent des limites. » (Victor Delbos in Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs) Et cette raison conduit à une morale déontologique. L’homme n’est pas seulement un phénomène, une chose pour soi ; par le devoir, il est aussi une chose en soi. Le bien n’est pas seulement ce qui, comme le bonheur, se rapporte à la sensibilité. Le bien est ce qui découle de l’application de la loi morale.

9782253065142-001-T.jpegIl ne faut pas partir du bien tel qu’il serait conçu esthétiquement, ou au cas par cas, il faut partir de la volonté bonne, celle qui est issue de l’observation de la loi morale, celle qui peut faire l’objet d’une maxime universelle, nonobstant nos inclinations. Ce n’est jamais l’intuition qui peut définir le bien, mais la loi morale universalisable. « La loi morale humilie inévitablement tout homme quand il compare avec cette loi la tendance sensible de sa nature. »  (Critique de la raison pratique). Cette volonté bonne choisissant la loi morale est ainsi un jugement synthétique a priori, s’appliquant au savoir-être-moral, au savoir se comporter, et non à la connaissance théorique de ce qui est. Formidable devoir dissocié de la recherche du bonheur. « Devoir ! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d'agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclame la soumission, qui cependant ne menace de rien de ce qui éveille dans l'âme une aversion naturelle et l'épouvante pour mettre en mouvement la volonté, mais pose simplement une loi qui trouve d'elle-même accès dans l'âme et qui cependant gagne elle-même malgré nous la vénération (sinon toujours l'obéissance), devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu'ils agissent contre elle en secret ; quelle origine est digne de toi, et où trouve-t-on la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute parenté avec les penchants, racine dont il faut faire dériver, comme de son origine, la condition indispensable de la seule valeur que les hommes peuvent se donner eux-mêmes ? » (Critique de la raison pratique, 1ere partie, I, 3).

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Mais d’où vient ce devoir ? Il vient de ce que l’homme s’élève au-dessus de lui-même. Il vient de ce que l’homme est libre par rapport à la nature. Il vient de ce qu’il a une personnalité. C’est en tant qu’il a une personnalité et est homme de devoir que l’homme doit et peut se respecter lui-même. Si je choisis comme noumène (en soi) d’être homme de devoir – et je peux faire ce choix – je serais comme phénomène (pour soi) homme de devoir. Ici, l’essence précède l’existence. L’une entraine l’autre. Il faut remonter en amont des comportements, au moment du choix initial de ce que l’on est, pour les comprendre. Kant pose la liberté comme a priori, avant l’expérience de celle-ci. La liberté appartient ainsi à l’homme nouménal, et non à l’homme phénoménal, celui de l’expérience (ce qui n’empêche évidemment pas la liberté de s’expérimenter). Chez Kant, répétons-le, l’essence précède l’existence. L’homme est donc pleinement responsable de ses actes. Dieu a créé les choses en soi, et l’homme peut faire le choix de la raison, de la volonté bonne, du devoir. Si l’homme ne fait pas ce choix, Dieu n’est pas responsable des phénomènes. L’être créé est chose en soi, mais, dans le temps, dans la temporalité, il se manifeste comme phénomène.  Créé par Dieu, l’homme est donc libre. Le cardinal de Bérulle, au début de XVIIe siècle, dit : « Dieu nous a confié nous-mêmes à nous-mêmes ». Si nous pensons dans les termes des Anciens, le devoir est ce qu’ils appelaient la vertu. Mais le devoir engendre-t-il le bonheur ? Ce serait mêler dans un même registre le devoir, qui relève de la raison, et le bonheur, qui relève des réalités sensibles.  Pour que le bonheur soit possible, cela nécessite que se rejoignent ces deux ordres, sensibilité et raison. C’est pourquoi Kant nous dit que le bonheur suppose que la vertu, c’est-à-dire la loi morale, puisse nous perfectionner dans le temps. Pour cela, il postule qu’il faudrait, pour avoir ce temps nécessaire, que notre âme soit immortelle. C’est l’immortalité de l’âme qui permet le progrès, qui s’effectue au niveau de l’espèce humaine, et non à l’échelle du seul individu. Or, qu’est-ce qui permet l’immortalité de l’âme, sinon Dieu ? Dieu veille sur les hommes en tant qu’espèce et non sur moi comme simple particulier. De même, comme le bonheur ne peut dépendre que d’un autre que nous, seul Dieu peut nous l’assurer. La croyance en la possibilité du bonheur nécessite donc de croire en l’existence de Dieu.  Car Dieu nous a créé non pas être heureux si nous sommes vertueux, mais pour être dignes d’être heureux si nous sommes vertueux. La vertu est une condition nécessaire, mais pas automatique. Dieu nous a enfin créé libres pour nous permettre de choisir d’être moral.

ecrits_sur_le_corps_et_lesprit-43191-264-432.jpgKant introduit donc comme condition du bonheur trois croyances (l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu, la réalité de notre liberté) mais qui, contrairement a la raison pure théorique, et à la raison pure pratique, ne reposent sur aucune expérience possible. Croyance en Dieu, croyance en l’immortalité de l’âme, croyance en notre état de liberté : nous sommes dans le domaine de la métaphysique, où rien n’est démontrable. Il nous faut donc faire un pari. Surtout, nous constatons que la raison pratique nous a obligé à aller plus loin que la raison pure théorique, puisque nous avons besoin de postuler la vérité de croyances indémontrables car métaphysiques. Ces croyances sont du domaine de la dialectique transcendantale, qui nous permet d’y croire, sans les démontrer. La raison doit donc admettre ces croyances. C’est justement dans la mesure où nous ne connaissons pas les réalités supra-sensibles (Dieu, l’âme, la liberté) que nous agissons par devoir et non par crainte, et c’est ce qui donne sa valeur au devoir comme supérieur aux données sensibles.

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L’une des objections classiques adressées à l’impératif moral catégorique de Kant est celle qui concerne la vérité. A priori, dire la vérité est une loi universellement souhaitable. Il est logique de vouloir en faire une maxime universelle. Mais si un ami est poursuivi par des malfaisants, et que vous savez où il est caché, par exemple chez vous, devez-vous dire la vérité à ceux-ci ? Au risque qu’il soit assassiné ? Même si vous êtes certain qu’il n’a rien à se reprocher ? C’est l’objection à Kant qu’avance Benjamin Constant en 1797 dans Le droit de mentir. Un devoir, nous dit Benjamin Constant, répond à un droit. « Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. » Droit à la vérité veut dire bien entendu droit à connaitre la vérité. Or, il est bien évident que les poursuivants de votre ami sont supposés de n’avoir aucun droit à la vérité. Ce ne sont pas des hommes de justice. Ce sont des criminels. Dans ce cas, ne pas leur dire que votre ami est réfugié chez vous est un « mensonge généreux ». Mais Kant n’admet pas ce raisonnement. Selon lui, dire la vérité ne relève pas d’une intention de nuire à quelqu’un, même dans le cas évoqué. Si cela nuit objectivement à votre ami, la question ne doit pas être posée comme cela. Si cela nuit, c’est l’effet du hasard.  On voit que Kant joue sur les mots, puisque dans l’exemple indiqué, il est certain que cela va nuire à votre ami, que vous allez en somme le « dénoncer » en disant la vérité, à savoir qu’il s’est réfugié chez vous.

2842059670.jpgCela heurte Benjamin Constant. La vérité ne permet pas d’accorder des droits à l’un et d’en refuser à l’autre, pense-t-il. Selon Constant, dire la vérité n’est nécessaire que si ceux qui la demandent ont droit à la vérité car leurs intentions sont bonnes. Ils n’ont pas droit à la vérité si leurs intentions sont mauvaises. Mais Kant balaie ces arguments – sans même évoquer un autre argument qui serait que l’amitié donne des droits. « Tous les principes juridiquement pratiques doivent renfermer des vérités rigoureuses, et ceux qu’on appelle ici des principes intermédiaires ne peuvent que déterminer d’une manière plus précise leur application aux cas qui se présentent (…), mais ils ne peuvent jamais y apporter d’exceptions, car elles détruiraient l’universalité à laquelle seule ils doivent leur nom de principes. », soutient Kant (« Doctrine de la vertu » in Métaphysique des mœurs, 1795). Il ne peut donc y avoir d’exceptions à l’impératif catégorique universalisable, ce qui implique que tout le monde soit postulé de bonne foi et de bonne volonté.

Autre exemple qui met la morale de Kant en difficulté. Dans L’Existentialisme est un humanisme, Sartre évoque (page 41 et s. de l’édition Folio-essais Gallimard de 1996) une contradiction que l’impératif catégorique du devoir universalisable ne permet pas non plus de résoudre, pas plus que l’impératif complémentaire consistant à ne pas prendre autrui comme moyen. Un jeune homme, pendant la guerre de 39-45, hésite entre rester auprès de sa mère fragile dont il est le seul soutien, ou bien s’engager dans la Résistance. Rester auprès des siens quand ils ont besoin de vous est un devoir universalisable. Lutter contre une tyrannie et une occupation étrangère est aussi un devoir universalisable. Quelle est la solution kantienne ? Il n’y en a pas. Chacun ne peut suivre que sa propre pente. C’est l’application de la formule « c’était plus fort que moi », qui ne fait que justifier a posteriori un choix. Soit on interprète sa vie personnelle et celle de ses proches comme subordonnée à des impératifs plus généraux (la libération de la patrie), soit, à l’inverse, on interprète l’obligation de soutien à ses proches comme déterminante. Cela renvoie à la façon dont on considère l’Occupation de son pays par l’Allemagne en 1940-44. La considère-t-on comme un mal absolu ? Ou comme un mal relatif, et par ailleurs passager, voire comme un mal moins important qu’une libération qui amènerait une autre tyrannie ? Ou qu’une libération chaotique du pays, entrainant des injustices pires que l’Occupation ? Il n’y a en fait pas de réponse morale à cette question. Tout est défendable, d’autant que le hasard se mêle à cela. Je peux entrer dans la Résistance et délaisser ma mère mais être tellement maladroit que je suis plutôt un fardeau qu’une aide pour la Résistance. Je peux rester avec ma mère pour m’occuper d’elle, mais la décevoir et même la désespérer, car je n’ai pas fait le choix du courage civique et patriotique qu’elle attendait de moi, etc. C’est l’hétérotélie. La discussion rationnelle est sans fin, et n’offre aucune solution. Il y a ainsi des limites au caractère efficace de la morale déontologique de Kant – ce qui ne surprendra guère car le critère de Kant n’est pas l’efficacité. Il faut combiner l’analyse kantienne avec une analyse conséquentialiste, comme le voyait Benjamin Constant. On peut aussi, en sortant totalement des conceptions de Kant, faire intervenir un critère esthétique. Ce qui a le plus d’allure est sans doute d’entrer dans la Résistance, à condition que cela ne soit pas au dernier moment, mais ne se préoccuper nullement du sort de sa mère n’est pas très beau. Pour autant, jouer le garde-malade est-il très valorisant au plan esthétique ? La réponse est bien évidemment négative.  Alors, à quelle morale se référer ? ll faut d’abord noter la présence actuelle dans le champ de la morale du relativisme et de l’individualisme absolu. C’est la morale relativiste. Elle consiste à dire « A chacun sa morale ». L’individu se voit comme n’ayant pas de devoirs envers la société.  Pas de devoir non plus envers une quelconque transcendance (Dieu ou le sacré), ni envers une lignée familiale ou une communauté. La morale est réduite à ses intérêts ou à ses désirs individuels. C’est en fait le contraire d’une morale. C’est aussi le contraire de la morale d’Aristote. On peut considérer  celle-ci comme l’autre grand système à côté de celui de Kant.

9782081274105.jpgLa morale d’Aristote est une morale du juste milieu, c’est-à-dire non pas de la moyenne médiocrité des choses, mais de la juste appréciation. Disons même : une morale du juste discernement des situations. Une morale de la circonspection. C’est une morale du style, de l’allure : faire ce qui est noble et digne. Elle inclut certes en partie la morale kantienne : il n’est, par exemple, pas beau de mentir car, si tout le monde mentait, c’est la laideur morale qui serait universalisée. Mais elle inclut aussi le point de vue conséquentialiste. Il est encore moins beau de dire la vérité que de mentir quand dire la vérité est trahir un ami.  Et ce point de vie conséquentialiste est plus encore esthétique.  Kant avait noté le lien étroit entre le bien et le beau (Observation sur le sentiment du beau et du sublime, 1764). Il rejoignait ici Aristote. Mais pourtant, il élaborait quelques années plus tard une morale bien loin de celle d’Aristote.

La raison et la parole (le logos) sont, nous dit Aristote, le propre de l’homme. Ils nous conduisent à vouloir le bien pour nous-mêmes, c’est-à-dire à vouloir notre bonheur, mais ce nous concerne aussi le bonheur de la cité. Dans le domaine pratique, le bien est soit la fabrication (poiesis), soit l’action elle-même (praxis). Cette dernière est avant tout l’action politique. C’est une action qui ne vise pas la fabrication d’un objet. C’est une pratique qui vise à se gouverner et à gouverner la cité. A bien la gouverner. L’action politique doit se soucier du bien commun et des conditions de la vie bonne. Elle nécessite la prudence (phronésis), et la recherche de la justesse, qui n’est pas la moyenne entre deux extrêmes, mais une ligne de crête entre deux maux, par exemple entre la témérité et la lâcheté.  L’homme doit bien faire ce qu’il sait faire, bien jouer de la musique s’il sait jouer de la musique, bien faire du pain s’il est boulanger, etc. « (…) nous supposons que le propre de l’homme est un certain genre de vie, que ce genre de vie est l’activité de l’âme, accompagnée d’actions raisonnables, et que chez l’homme accompli tout se fait selon le Bien et le Beau, chacun de ses actes s’exécutant à la perfection selon la vertu qui lui est propre. A ces conditions, le bien propre à l’homme est l’activité de l’âme, en conformité avec la vertu ; et si les vertus sont nombreuses, selon celle qui est la meilleure et la plus accomplie. » (Ethique à Nicomaque, I, 7, trad. Jean Voilquin, Garnier, 1961). Le bonheur correspond à la vertu la plus haute, qui est la connaissance. Celle-ci est la sagesse même. « (…) le bonheur n’a d’autres limites que celles de la contemplation. Plus notre faculté de contempler se développe, plus se développent nos possibilités de bonheur et cela, non par accident, mais en vertu même de la nature de la contemplation. Celle-ci est précieuse par elle-même, si bien que le bonheur, pourrait-on dire, est une espèce de contemplation. » (Ethique à Nicomaque, X, 7 et 9). Le bonheur ne consiste donc pas dans ce que l’on produit, dans ce que l’on fait (poiesis),  mais dans ce que l’on voit (voir et connaitre, c’est la même chose pour les Grecs), le monde et la sagesse, le monde et sa sagesse. Dans cet exercice des activités vertueuses, les plaisirs liés à l’activité, y compris de contemplation,  sont toutefois un encouragement bienvenu. Car la persévérance est nécessaire à la vertu. « (…) ce qu’il faut apprendre pour le faire, nous l’apprenons en le faisant : par exemple, c’est en bâtissant qu’on devient architecte ; en jouant de la cithare qu’on devient citharède. De même, c’est à force de pratiquer la justice, la tempérance et le courage que nous devenons justes, tempérants et courageux. » (Ethique à Nicomaque, II, 7). La question n’est donc non pas d’appliquer une règle universelle (Kant), mais de devenir soi-même meilleur, de viser la juste ligne de crête.

PLV 

A propos de l’auteur :

Pierre Le Vigan est urbaniste de formation et essayiste.

Derniers ouvrages parus : Avez-vous compris les philosophes ? I à V. Introduction à l’œuvre de 42 philosophes, La Barque d’or, diffusion amazon, 512 pages, 24,99 € (en promotion à 12 € en ce moment), Eparpillé façon puzzle. Macron contre le peuple et les libertés, Perspectives Libres, 2022, diffusion Cercle Aristote, Le grand empêchement (Comment le libéralisme entrave les peuples), Perspectives libres, 2021, Métamorphoses de la ville. De Romulus à Le Corbusier, La Barque d’Or, 2022 (diffusion amazon)

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Pierre Le Vigan est urbaniste et essayiste. L'auteur travaille dans le domaine du logement social. En parallèle, depuis plus de 30 ans, il a écrit dans de nombreuses revues (Perspectives Libres, la Nouvelle Revue d'Histoire, Eléments, Nouvelle Ecole, Krisis, le Spectacle du Monde, la Nouvelle Revue Universelle...), dans des revues électroniques (Philitt, livr’ arbitre, contrelittérature, …), et dans des revues de phénoménologie.

Spécialiste de l'histoire des idées (articles sur Clément Rosset, Friedrich Nietzsche, Martin Heidegger, Françoise Dastur, Alain de Benoist, Rémi Brague, Pierre Manent, Alain Caillé, Serge Latouche, ...), il a publié aussi des textes sur la phénoménologie et la psychologie (voir son ouvrage Le malaise est dans l'homme et Face à l'addiction).  Ses écrits ont aussi porté sur Jean Prévost, Jean Giono, George Orwell, Albert Camus, Walter Benjamin, ...  Il s'est aussi intéressé au cinéma, à la peinture, la sexualité, la politique, la cosmologie.

Un portrait de l'essayiste est paru dans Le Spectacle du monde, sous la plume de François-Laurent Balssa en janvier 2012  (''Pierre Le Vigan, un urbaniste chez les philosophes"). L'auteur a développé une critique du capitalisme comme réification de l'homme, un refus de l'idéologie productiviste, du culte de la croissance, de l'idéologie du progrès, de la destruction des peuples et des cultures aussi bien par l'uniformisation marchande que par la transplantation des populations. Le revers du mondialisme est selon lui le communautarisme (revue Perspectives libres, 15, 2015) qui est une perversion de l'enracinement.

Un entretien avec l'auteur et un portrait sont parus dans L'Incorrect en octobre 2020 : Pierre Le Vigan : « Les post soixante-huitards sont passés du nihilisme passif au nihilisme actif. ». 

Des Carnets politiques, littéraires, philosophiques de l'auteur ont été regroupés dans Le Front du Cachalot (2009), préfacé par Michel Marmin. Le titre qui fait référence à Moby Dick d'Herman Melville. D'autres carnets se trouvent dans La Tyrannie de la transparence, Chronique des temps modernes, Soudain la postmodernité. Pierre Le Vigan a aussi parfois utilisé les pseudonymes de Noël Rivière et de Fabrice Mistral (Krisis, n° Psychologie).

L'auteur s'exprime dans  divers médias (TV Libertés, Sputnik, Boulevard Voltaire, Radio courtoisie, Cercle Aristote...).

Urbaniste de formation (DESS de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, DEA de l'EHESS et CEA d'Ecole d'Architecture), il a aussi obtenu une maîtrise d'Administration Economique et Sociale, une licence d'histoire (Université Paris 1), un DESU de psychopathologie (Paris VIII Saint Denis. Mention Trés bien), une licence de philosophie (Institut catholique de Paris. mention Bien).

Pour trouver le site de l'auteur, taper :  la barque d'or avec pierre le vigan

http://la-barque-d-or.centerblog.net/

contact éditeur : labarquedor@gmail.com   

Ouvrages :

  1. Inventaire de la modernité, avant liquidation : au-delà de la droite et de la gauche : études sur la société, la ville, la politique (préf. Alain de Benoist), Avatar, « Polémiques », 2007 (ISBN 978095551325) SUDOC 130699098. réédité par La Barque d'Or
  2. La Patrie, l'Europe et le Monde : éléments pour un début sur l'identité des Européens (dir. avec Jacques Marlaud), Dualpha, 2009 (SUDOC 133242161).
  3. Le Front du Cachalot : carnets de fureur et de jubilation (préf. Michel Marmin), Dualpha, 2009. ISBN 9782353741366 rééditié par la barque d'or
  4. La Tyrannie de la transparence : carnets II (préf. Arnaud Guyot-Jeannin), L'Aencre-Dualpha, 2011 ISBN 9782353741366 (SUDOC 157765989). rééditié par la barque d'or
  5. Le malaise est dans l'homme : psychopathologie et souffrances psychiques de l'homme moderne (préf. Thibault Isabel), Avatar, 2011. ISBN 978-1907847059 rééditié par la barque d'or
  6. La Banlieue contre la ville : comment la banlieue dévore la ville, La Barque d'Or, 2011, ISBN 978-2-9539387-0-8, notice BnF n°FRBNF42539340.
  1. Écrire contre la modernité, La Barque d'Or, 2012, ISBN 978-2-9539387-1-5, notice BnF no FRBNF42700054.
  1. Chronique des temps modernes, La Barque d'Or, 2014, ISBN 978-2-9539387-2-2, notice BnF no FRBNF43756341.
  1. L'Effacement du politique : philosophie politique et genèse de l'impuissance politique de l'Europe (préf. Éric Maulin), La Barque d'Or, 2014, ISBN 978-2-9539387-3-9, notice BnF no FRBNF43807908.
  1. Soudain la postmodernité : de la dévastation certaine d'un monde au possible surgissement du neuf (préf. Christian Brosio), La Barque d'Or, 2015, ISBN 978-2-9539387-4-6, notice BnF no FR-BNF44339206.
  1. Métamorphoses de la ville, de Romulus à Le Corbusier, La Barque d'Or, septembre 2017, ISBN 978-2-9539387-6-0, notice BNF N° FRBNF45464513 
  1. Face à l'addiction, La Barque d'Or, février 2018, ISBN 978-2-9539387-8-4, notice BNF N° FRBNF45460554
  1. Achever le nihilisme. Figures, manifestations, théories et perspectives, Sigest, février 2019. ISBN 9782376040224.
  2. Avez-vous compris les philosophes ? Platon, Aristote, Descartes, Kant, Hegel, Nietzsche, Heidegger, postlude Empédocle, La Barque d'Or, avril 2019, ISBN 978-2-9539387-5-3
  3. Le Grand Empêchement. Comment le libéralisme entrave les peuples, Ed. Perspectives Libres, Novembre 2019. ISBN 9791090742512
  4. Avez-vous compris les philosophes ? II, Spinoza, Fichte, Schelling, Bergson, Sartre, Foucault, La Barque d'Or, janvier 2020 : ISBN 978-2-491020-00-2.
  5. Avez-vous compris les philosophes ? III, Epicure, Lucrèce, Berkeley, Hume, Bruno, Lénine, Ortega. Sur Platon. Sur Maffesoli, La Barque d'Or, mai 2020. ISBN 978-2-491020-01-9
  6. Avez-vous compris les philosophes ? IV Hobbes, Locke, Leibniz, Dilthey, Rosset. La Barque d'or janvier 2021,  ISBN 978-2-491020-03-3
  1. Comprendre les philosophes. Préface de Michel Maffesoli, Dualpha, 2021. ISBN 9782353745418
  1. Nietzsche et l'Europe suivi de Nietzsche et Heidegger face au nihilisme, Perspectives Libres, 2022. ISBN 979-10-90742-67-3
  2. Eparpillé façon puzzle (Un peuple en miettes). La politique de Macron contre le peuple et les libertés, Entretien sur le libéralisme, Perspectives Libres, 2022, ISBN 979-10-90742-68-0
  3. La planète des philosophes. Comprendre les philosophes II. Préface d'Alain de Benoist. Dualpha, janvier 2023. ISBN 978-23-53746-07-1
  4. Avez-vous compris les philosophes ? V. Thalès de Milet, Anaximandre, Anaximène, Pythagore, Héraclite, Parménide, Anaxagore, Empédocle, Démocrite, Augustin, Scot Erigène, Abélard, Ockham, Malebranche, La Mettrie, Holbach suivi Les limites de la morale de Kant. La Barque d'or, mai 2023. ISBN 978-2491020040
  5. Avez-vous compris les philosophes ? I à V. Une introduction à l'oeuvre de 42 philosophes ? La Barque d'Or, novembre 2023, ISBN 978-2-491020-05-7

Courriel des éditions ''la barque d'or'': la barquedor@gmail.com

SITE : la-barque-d-or.centerblog.net/

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Contributions :

  1. Le Mai 68 de la Nouvelle Droite, Paris, Éditions du Labyrinthe, 1998.
  2. Arnaud Guyot-Jeannin (éd.), Aux sources de l'erreur libérale, pour sortir de l'étatisme et du libéralisme, L'Âge d'Homme, 1999.
  3. Arnaud Guyot-Jeannin (éd.), Aux sources de la droite, pour en finir avec les clichés, L'Âge d'Homme, 2000.
  4. Michel Marmin (éd.), Liber Amicorum Alain de Benoist, Paris, Les Amis d’Alain de Benoist, 2004.
  5. Face à la crise, une autre Europe, Synthèse nationale, 2012.
  6. Thibault Isabel (éd.), Liber Amicorum Alain de Benoist II, Paris, Les Amis d’Alain de Benoist, 2013.
  7. Article "Hegel" dans Pourquoi combattre ? sous la direction de Pierre-Yves Rougeyron, éd. Perspectives Libres, 2019.

Préfaces :

  1. Patrick Brunot, Arrêt sur lectures, Dualpha, 2010.
  2. Philippe Randa, Sous haute surveillance politique, Dualpha, 2011.
  3. Georges Feltin-Tracol, L'esprit européen entre mémoires locales et volonté continentale, Héligoland, 2011.
  4. Arnaud Guyot-Jeannin, L'avant-garde de la tradition dans la culture, Pierre-Guillaume de Roux, 2016 (notice BnF no FRBNF45174598).
  5. Nicolas Bonnal, Le choc Macron. Les antisystèmes sont-ils nuls ? 2017 (ISBN-13: 978-1521364413).
  6. Aristide Leucate, Dictionnaire du désastre français et européen, Dualpha, 2018 (ISBN-13: 978-2353743780).

 

mardi, 14 novembre 2023

Pour Marc Augé, l'anthropologue qui a fait entrer l'ethnologie dans la philosophie

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Pour Marc Augé, l'anthropologue qui a fait entrer l'ethnologie dans la philosophie

par Pierfranco Bruni

Source: https://www.destra.it/home/addii-per-marc-auge-lantropologo-che-porto-letnologia-nella-filosofia/

Marc Augé, décédé le 24 juillet 2023, était un anthropologue qui entremêlait la connaissance des peuples et la sagesse de la pensée. Un philosophe qui a gravé dans le langage des mots l'affirmation d'une identité qui se grave dans la conscience d'un espace-temps qui s'affirme dans le lieu du temps et l'espace des lieux. 

M02080813730-large.jpgL'anthropologue est dans le philosophe et le philosophe dépasse la donnée scientifique de l'histoire. En effet, Marc Augé oppose à l'histoire les deux données fondamentales de la vision comparative : l'espace et le temps.  Son "non-lieu" est une dimension qui, pour être comprise dans sa profondeur, doit se rattacher non seulement à un système de valeurs, mais à l'être. L'homme est une interrogation sur les valeurs, mais il est surtout une dissolution du système de cette interrogation dans une interaction de sens. Ses livres sont un voyage accompli entre les cultures africaines et occidentales. C'est dans cette fenêtre ouverte sur la connaissance et les matrices établies des traditions que se développe un horizon de vie au-delà de tous les si.

Il dit : "Dans la vie moderne, les mythes naissent quand les rituels meurent et perdent leur pouvoir créatif. Le choc a lieu entre la mémoire et le contemporain dans une saison de la vie où les civilisations ont besoin de rencontrer l'appartenance dans une géographie de l'identité.

Genie-du-paganisme.jpgL'anthropologue des civilisations dans l'homme a déclenché le signifiant du présent dans l'avenir : "Être contemporain, c'est mettre l'accent sur ce qui, dans le présent, délimite quelque chose de l'avenir. Délimiter quelque chose de l'avenir, c'est lire avec clairvoyance la mesure des "choses" sur un plan proprement phénoménologique. Et c'est ici que l'anthropologue est lié au philosophe. 

Parmi ses livres, je voudrais rappeler :

  • Fictions fin de siècle, Paris, Fayard, 2000
  • Les Formes de l’oubli, Paris, Payot & Rivages, 2001
  • Journal de guerre, Paris, Galilée, 2003
  • Le Temps en ruines, Paris, Galilée, 2003
  • Pour quoi vivons-nous ?, Paris, Fayard, 2003
  • Le Métier d'anthropologue. Sens et liberté, Paris, Galilée, 200610
  • Casablanca, Paris, Le Seuil, 2007
  • Éloge de la bicyclette, Paris, Payot & Rivages, 2008
  • Où est passé l'avenir, Paris, Panama, 2008 ; rééd. Paris, Le Seuil, 2011
  • Le Métro revisité, Paris, Le Seuil, 2008
  • Génie du paganisme, Paris, Gallimard (coll. Folio), 2008.
  • Pour une anthropologie de la mobilité, Paris, Payot & Rivages, 2009
  • Carnet de route et de déroutes, Paris, Galilée, 2010
  • La Communauté illusoire, Paris, Payot & Rivages, 2010
  • Journal d'un SDF, Paris, Le Seuil, 2011
  • La Vie en double. Voyage, ethnologie, écriture, Paris, Payot & Rivages, 2011
  • L'Anthropologue et le monde global, Paris, Armand Colin, 2013
  • Les Nouvelles Peurs, Paris, Payot & Rivages, 2013
  • Une ethnologie de soi : le temps sans âge, Paris, Le Seuil, 2014
  • Éloge du bistrot parisien, Paris, Payot & Rivages, 2015
  • La Sacrée Semaine qui changea la face du monde, Paris, Odile Jacob, , 71 p. (ISBN 978-2-7381-3389-2)
  • L'Avenir des terriens : fin de la préhistoire de l'humanité comme société planétaire (trad. de l'italien), Paris, Albin Michel, , 132 p. (ISBN 978-2-226-39388-3)
  • Qui donc est l'autre ?, Paris, Odile Jacob, , 320 p. (ISBN 978-2-7381-3959-7)

9782021290622_large.jpgUn chemin non négligeable. Dont le centre est défini par son regard constant sur le temps, qui est devenu une véritable attraction. En arrière-plan de ses études, surtout au cours des dernières décennies, s'est imposé le thème de la mondialisation, sur lequel il s'attarde, arguant dans une de ses parenthèses : "Dans le concept de mondialisation, et chez ceux qui s'y réfèrent, il y a une idée de la complétude du monde et de l'arrêt du temps qui dénote une absence d'imagination et un enchevêtrement dans le présent profondément contraire à l'esprit scientifique et à la morale politique". 

Dans un tel contexte, la problématique du mythe s'est imposée. C'est-à-dire des symboles et des manifestations qui leur sont associées : "Les dieux sont au centre de l'univers symbolique compris comme l'ensemble des représentations des systèmes d'activité humaine : on ne peut passer de l'un à l'autre de ces systèmes, et d'une pratique à l'autre, que grâce à leur médiation". 

Marc Augé a traversé les archétypes des mythes en plaçant l'anthropologie et l'archéologie dans un dispositif ethnique, ou plutôt ethnologique, comme les faces d'une même pièce. Ainsi. L'anthropologie non comme un métier mais comme la véritable sagesse du savoir. Le savoir antique dans une base de méditations représentatives. Les héritages ont ainsi trouvé leur place dans le non-lieu de l'espace-temps dans lequel les hommes ont construit, laissant la grotte leur hutte. L'anthropologue qui a fait entrer l'ethnologie dans la philosophie.

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Freud et la tradition mystique juive : un essai de David Bakan 

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Freud et la tradition mystique juive: un essai de David Bakan 

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/freud-e-la-tradizione-mistica-ebraica-un-saggio-di-david-bakan-giovanni-sessa/

La psychanalyse est l'une des formes déviantes et les plus envahissantes du spiritualisme contemporain, comme le démontrait très bien Julius Evola. Elle a joué un rôle important dans la perte du "Centre" par l'homme contemporain. Ce résultat est inscrit dans l'humus culturel et spirituel qui a agi sur la formation de son fondateur, Sigmund Freud. C'est ce que rappelle David Bakan, ancien professeur de psychologie à l'université de York au Canada, décédé en 2004, dans l'ouvrage Freud et la tradition mystique juive, désormais disponibles en version italienne dans les librairies grâce à Iduna editrice (pour les commandes : associazione.iduna@gmail.com, pp. 280, 24,00 euros).

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Le volume est précédé d'un essai introductif de Nuccio D'Anna. Ce dernier, en accord avec l'auteur, note que, dès son plus jeune âge, Freud avait acquis une connaissance linguistique approfondie de la Bible. Le psychanalyste avait appris à respecter le régime alimentaire juif traditionnel, à converser en yiddish avec sa famille et à pratiquer d'importantes formes méditatives typiques du hassidisme. Il conservait également dans son cabinet de travail: "une belle présentation du texte du Zohar, peut-être l'écrit kabbalistique le plus célèbre [...], dans lequel on trouve des indications pertinentes sur l'unio mystica" (p. X). Il connaissait probablement aussi la technique kabbalistique "du dilung et de la kefitsah [...] enseignée à ses disciples par Abulafia dès le XIIIe siècle" (p. X). Cette technique permettait d'évoquer la racine d'où naît la pensée logique et d'atteindre l'"élargissement de la conscience".  En fait, le médecin viennois s'est attaché, dans l'élaboration de la théorie et de la pratique psychanalytiques, à "transposer ces anciennes méthodes en les déracinant totalement de leurs racines rituelles et sacrées" (p. XI), opérant un renversement évident des anciennes méthodologies rituelles.

179489234_1495199781.jpgIl en est arrivé là sous l'influence de figures disparates. Tout d'abord, à la fin du XIXe siècle, l'influence intellectuelle du médecin Wilhelm Fliess (photo, ci-contre), fermement convaincu de la latence sexuelle de l'enfance, voire de la bisexualité de l'enfance, a été considérable. Plus tard, les relations entre les deux hommes se sont brusquement interrompues. Bientôt, Freud rencontre sur son chemin, grâce à l'intercession de Jung, la "muse" de Nietzsche, Lou Andreas-Salomé, qui s'intéresse au rôle réalisateur d'Eros. Elle fascine le psychanalyste qui l'introduit dans la Société du mercredi, un groupe structuré en deux niveaux : l'un ésotérique, qui regroupe l'élite des cercles freudiens et qui compte parmi ses membres Alfred Adler, et l'autre exotérique. Ce groupe se réunit régulièrement de 1902 à 1907. En 1912, Ernest Jones et Sandór Ferenczi proposent au maître de créer un comité secret qui, jusqu'en 1936, "exerce un contrôle discret sur toutes les initiatives de la Société psychanalytique" (p. V). Ainsi, "la société psychanalytique commença à se dessiner comme une véritable parodie simiesque de chaîne initiatique" (p. VI).

Après la mort de son père en 1897, Freud est admis dans la loge viennoise de l'Ordre indépendant du B'nai B'rith, une fraternité supranationale. Au cours de ces années, notre penseur a commencé, rappelle Bakan, à élaborer la théorie de la sexualité infantile, centrée sur les complexes d'Œdipe et d'Électre. Si les motivations externes de l'adhésion à la loge étaient dictées par le désir de réaffirmer son identité juive et de répondre à la montée de l'antisémitisme dans la Vienne du maire Lueger, en revanche, l'appartenance à la loge lui garantissait un large public pour ses conférences. Dans un prologue consacré à la devise de l'esprit, il utilise le folklore juif au sujet des Witze et des devises, profanant clairement leur contenu sacré. Dans les conférences consacrées à Eros et Thanatos, il souligne le caractère "paternaliste" des monothéismes, qu'il juge producteur de psychoses et d'inhibitions. L'adaptation par Freud de la tradition familiale ancestrale "clarifie [...] la direction obscure dans laquelle conduisent les thérapies psychanalytiques" (p. XI). Une direction catagogique, menant, comme le savait le mystère hellénique, à la "chute dans le bourbier", à l'enfoncement dans le sous-sol pulsionnel humain, dont la manipulation pouvait être aussi risquée pour le supposé thérapeute que pour le patient. La pratique du Tarot avec les Arcanes Majeurs, indiquant traditionnellement les principes "formant" le cosmos, à laquelle Freud s'adonnait dans ses moments libres en loge, avait pour lui le sens d'une contre-célébration du "Jour du Seigneur".

Totem-et-tabou.jpgCette tendance se retrouve dans le volume Totem et Tabou de 1913. Dans ses pages, Freud envisage dans le monde archaïque : "l'existence de petites sociétés formées autour d'un homme adulte qui commandait avec autorité un grand cercle de femmes immatures" (p. XV). Il introduit ainsi une équivalence entre les religions et ses abstractions totémiques, tenues pour responsables de formes graves d'obsession psychique. En ce sens, l'essai Le Moïse de Michel-Ange est exemplaire. Dans la sculpture du grand artiste, le psychanalyste ne perçoit pas la "lumière" indiquant la "Présence divine", mais simplement l'effort surhumain de Moïse pour apaiser la colère qui l'anime afin de sauver les Tablettes. Dans le volume Moïse et le monothéisme, Freud "avance l'hypothèse que Moïse n'était pas un Israélite, mais un membre de la caste noble égyptienne" (p. XIX). Bakan soutient que la tentative de Freud est similaire à celle de Sabbatei Tzevi : il a l'intention d'évincer le fondateur du judaïsme du rôle d'Envoyé de Dieu. Cette thèse vise à placer "sur un plan parareligieux ses recherches sur la névrose [...] et déclare que toutes les religions sont une forme particulière de "névrose obsessionnelle universelle"" (p. XXI).

Dans l'interprétation freudienne des rêves, centrée sur la distinction entre contenu manifeste et latent, il y a, selon Bakan, la présence de doctrines sabbatiennes et une référence explicite au démonisme. Il s'agit d'un renversement de l'alliance sacrée que les Juifs ont conclue à l'origine avec Dieu. Le médecin viennois attribue à la psychanalyse le rôle salvateur qui, dans la pensée religieuse, revenait à Dieu. Cette "prétendue" science a été construite ad hoc, estime Bakan, pour stériliser la dimension divine et lumineuse de l'homme.

samedi, 11 novembre 2023

Sans mythes...

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Sans mythes...

Andrea Marcigliano

Source: https://electomagazine.it/senza-miti/

Georges Dumézil disait qu'un peuple sans mythes est un peuple déjà mort.

Car les mythes, ou plutôt les récits, sont ce qui se transmet. Per saecula saeculorum. À travers les générations. Ils sont donc la Tradition. Qui n'est pas un corpus de doctrines abstraites. De vieux livres et de vêtements rituels dont le sens a été perdu. Ce ne sont plus que des mascarades pour peintres enrichis en quête de rédemption sociale et hygiénistes dentaires aux ambitions ésotériques.

La tradition, ce sont les racines. Des racines qui s'enfoncent dans la terre. Dans son nòmos, pourrait-on dire en citant l'œuvre majeure de Carl Schmitt. Et le nòmos, c'est la loi. Celle qui n'est pas écrite. Qui n'a pas besoin d'être écrite, ni de juges, ni d'avocats. C'est la loi qui parle au cœur des hommes, parce que c'est là qu'elle se fonde.

Et le langage du nòmos, ou plutôt la manière dont il parle, c'est précisément le mythe.

Et les mythes sont tout sauf des fables, simplifiées pour des esprits primitifs. Au contraire, c'est l'absence de mythes qui révèle une pauvreté d'esprit.

Les exemples de cet appauvrissement sont constamment sous nos yeux. Il suffit de penser à ces "traditions chrétiennes" qui font partie de notre histoire. Et une part importante. En fait, fondamentale. Étant donné que même un laïc (et bouffeur de prêtres en colère) comme Don Benedetto Croce est allé jusqu'à déclarer que "nous ne pouvons pas ne pas nous appeler chrétiens".

Bien sûr, il ne posait pas la question de la foi, mais celle des récits, des mythes qui innervent notre culture.

Et qui, aujourd'hui, sont de plus en plus abjurés. Voire moqués.

L'université importante (selon son jugement incontestable et autoréférentiel) qui décide de remplacer Noël par une "fête de l'hiver" plus générique... le curé progressiste qui nous invite à ne pas faire la crèche pour ne pas offenser ceux qui appartiennent à d'autres religions (et qui, soit dit en passant, n'ont jamais rêvé d'être offensés)... l'opposition désormais de plus en plus répandue des chefs d'établissement scolaire à tout symbole de Noël, ne sont que ce qui émerge d'une perte de mythes beaucoup plus profonde et radicale.

De tous les mythes, chrétiens et "païens", qui constituent la trame de notre culture. La référence de notre civilisation. Et qui, aujourd'hui, ont été remplacés par une conception de l'existence purement économiste, mais aussi (même si c'est banal de le dire) consumériste.

Notre société est moribonde. En fait, elle est morte depuis longtemps. Et notre peuple, une sorte de zombie sans mémoire culturelle. Facile à manipuler et à contrôler par des sorciers vaudous plus ou moins improvisés. Et par de mauvaises imitations de Baròn Samedi.

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jeudi, 09 novembre 2023

Réflexions anthropologiques sur l'égoïsme - Le mythe du sauvage primitif

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Réflexions anthropologiques sur l'égoïsme - Le mythe du sauvage primitif

Par Ricardo Vicente López

Source: https://noticiasholisticas.com.ar/reflexiones-antropologicas-sobre-el-egoismo-el-mito-del-salvaje-primitivo-por-ricardo-vicente-lopez/#google_vignette

Du deuxième au quinzième siècle, les Européens ont traité plus intensément avec les peuples qui étaient éloignés et différents d'eux et que l'on appelait, avec un certain euphémisme, avec une qualification qui est parvenue jusqu'à nous, "les peuples barbares". Le nom même de barbares implique un haut degré d'ambiguïté quant à ce que le mot est censé décrire. Un simple exercice, comme ouvrir un dictionnaire, nous met face au contenu du mot :

    "Se dit d'un individu appartenant à l'une des hordes ou à l'un des peuples qui, au 5ème siècle, renversèrent l'Empire romain/ fig. cruel, féroce, sauvage, inculte, grossier, rustaud, téméraire, etc".

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La synonymie est plus que claire. Mais à partir du 15ème siècle, avec la découverte de l'Amérique, on entre en contact avec des peuples extra-continentaux et on commence à parler de peuples sauvages :

    "Naturel des pays qui n'ont ni culture ni système de gouvernement / Se dit de l'homme qui vit à l'état de nature, dans les forêts, sans domicile fixe ni lois, et qui est le contraire de l'homme civilisé. Extrêmement bête, têtu, grossier ou stupide".

Il n'y a pas lieu d'en dire plus, les définitions sont éloquentes. Cette façon de définir exprime ce que notre culture, la culture occidentale et chrétienne, pense d'eux.

Du côté de l'Académie royale de la langue, le travail a consisté à recueillir les sens avec lesquels les mots sont utilisés, à consulter la littérature récente pour comparer les usages des mots et à consulter des spécialistes de la langue. En bref, les idées que notre société se fait de tout peuple qui n'appartient pas à la "civilisation" :

    "Ensemble des idées, des sciences, des arts ou des coutumes qui forment et caractérisent l'état social d'un peuple ou d'une race... comme synonyme de culture et par opposition à la barbarie".

Examinons de plus près ce que nous venons de lire. Il est dit qu'il faut entendre par civilisation les éléments "qui forment et caractérisent l'état social d'un peuple ou d'une race", on pourrait donc en déduire que tout peuple qui a des arts et des coutumes est civilisé. Le problème est que tous les peuples qui ont habité et habitent la terre depuis deux millions d'années en ont, comme nous le verrons un peu plus loin.

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En quoi est-ce donc le contraire de la barbarie ? Quels seraient les peuples barbares, selon cette définition ? Ceux qui n'ont ni arts ni coutumes. Tous les hommes et leurs ancêtres biologiques ont toujours eu des coutumes, même les animaux supérieurs ont des coutumes, des habitudes de comportement. Il nous resterait l'art. La fabrication des outils de pierre du Paléolithique pourrait être acceptée, avec certaines réserves, comme ne contenant pas d'art, mais la fabrication des 35.000 dernières années montre une technique polie et un goût pour les travailler de certaines manières qui ne répondent pas à des raisons uniquement utilitaires. Sans parler des peintures rupestres ou des récipients peints du Néolithique.

L'intention de ces propos est de mettre en garde le lecteur contre le nombre de préjugés qui entourent le sujet, avec un air scientifique, que nous allons tenter d'analyser. L'utilisation du mot culture, avec un usage aussi restreint (comme "opposé à la barbarie"), témoigne des préjugés de la culture européenne, principalement au cours des 18ème et 19ème siècles, qui n'a appliqué son sens qu'à elle-même. Elle l'a également utilisé comme synonyme de civilisation. Paul Radin (1883-1959) [1] nous apprend que dans les milieux scientifiques, il n'est pas rare de retrouver les mêmes préjugés :

    "La réaction de l'ethnologue non professionnel ou du profane... est généralement une perplexité irritée, à laquelle s'ajoute le soupçon qu'après tout, les peuples primitifs sont probablement gouvernés par une mentalité intrinsèquement inférieure... Dans une large mesure, et souvent sans s'en rendre compte, l'ethnologue cultivé porte des jugements analogues lorsqu'il s'efforce d'évaluer les cultures primitives".

Il est clair que la recherche a longtemps souffert de ces interférences idéologiques. Mais on peut dire avec satisfaction qu'au cours de la seconde moitié du siècle dernier, des progrès significatifs ont été réalisés sur ces questions et que, grâce à cela, nous disposons aujourd'hui d'une énorme quantité de matériel scientifique de valeur et d'une littérature qui progresse de manière significative.

Cependant, certains inconvénients doivent encore être surmontés. Ceux-ci sont d'ordre méthodologique [2] et épistémologique [3]. Une grande partie des progrès de l'anthropologie est due aux études comparatives avec les espèces les plus proches de l'homme, comme les singes anthropoïdes et, en leur sein, les chimpanzés ; et, d'autre part, aux études sur les peuples qui sont parvenus jusqu'à nous à un stade d'évolution semblable à bien des égards au paléolithique ou au néolithique, ce qui nous permet de savoir comment étaient, par analogie, les hommes qui vivaient il y a plus de deux millions d'années.

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La mise en garde suivante s'impose : les peuples qui nous sont contemporains (les Occidentaux modernes) ne peuvent en aucun cas être considérés comme appartenant aux étapes historiques susmentionnées, car ils ont à peu près la même quantité d'histoire accumulée que n'importe laquelle des cultures actuelles. Seule l'analogie, c'est-à-dire le rapport de similitude entre des choses différentes, permet de penser, à partir des caractéristiques de ces peuples, à ce qu'étaient ces hommes d'avant. Dans le premier cas, il y a souvent un biologisme exagéré, c'est-à-dire une réduction du niveau humain au niveau animal, l'homme étant placé comme un anthropoïde plus parfait. Il n'y aurait que des différences de quantité, pas de qualité. C'est ainsi que l'on peut parler d'instincts humains, un concept qui permet de justifier idéologiquement de nombreux comportements sociopolitiques du monde moderne. Dans le second cas, des extrapolations, pas toujours heureuses, permettent de tirer des conclusions erronées. Mais aussi, sur un autre plan, la convergence de disciplines différentes, aux vues souvent contradictoires sur un même sujet, génère une grande confusion. C'est pourquoi Arnold Gehlen (1902-1976) [4] affirme :

    "Une autre raison de l'échec des théories anthropologiques dans leur ensemble est qu'une telle science devrait inclure de nombreuses sciences particulières : biologie, psychologie, épistémologie, linguistique, physiologie, sociologie, etc. Le simple fait de se retrouver au milieu de sciences aussi diverses ne serait pas facile, mais beaucoup plus discutable serait la possibilité de trouver un point de vue à partir duquel toutes ces sciences pourraient être maîtrisées par rapport à un seul sujet. Il faudrait abattre les murs entre ces sciences, mais d'une manière productive, car de cet abattement nous obtiendrions des matériaux pour la nouvelle construction d'une science unique".

La difficulté signalée par Gehlen n'est pas facile à résoudre et il ne faut pas s'attendre à ce qu'une réponse soit trouvée dans un avenir immédiat. Beaucoup de choses devront être changées au préalable en termes de conception de la science, de questions méthodologiques, de critères antérieurs chargés de significations idéologiques, etc. Il est souhaitable que ces questions soient présentes et explicitées, afin que la recherche fasse apparaître les valeurs utilisées par chaque scientifique, valeurs qui, en tant que telles, sont de nature extra-scientifique, c'est-à-dire philosophique.

Le lecteur serait ainsi conscient qu'il lit les résultats de la recherche de quelqu'un qui part de certaines hypothèses, qu'il convient d'expliciter. Cette affirmation est d'autant plus pertinente qu'il est vérifiable que nous sommes souvent confrontés à de nombreuses affirmations présentées comme scientifiques, alors qu'elles contiennent en réalité une foule de préjugés extra-scientifiques (au sens de jugements préalables).

La dissimulation de valeurs, d'idéologies, de présupposés philosophiques, etc., pas toujours consciente, mais non moins présente car, par manque d'explicitation, ce qui ne devrait pas être présenté comme scientifique est montré comme tel. Pour le dire le plus brièvement possible : il y a un niveau de recherche qui se réfère à des données empiriques vérifiables, sa présentation est placée sur le plan de la science stricte. Mais dès que l'on en déduit des conclusions qui risquent d'être des hypothèses possibles mais non probables (au sens de testables), il doit être clair qu'elles n'ont pas valeur de science. Cela nous amènerait à admettre que l'homme, au sens spécifique et intégralement humain, ne peut être appréhendé qu'en termes d'anthropologie philosophique. Gehlen poursuit :

    "La difficulté (en vertu de laquelle une anthropologie philosophique n'a pas été réalisée jusqu'à présent) consiste donc en ceci : dans la mesure où l'on considère les caractéristiques ou les propriétés séparément, on ne trouve rien de spécifiquement humain. Certes, l'homme a une constitution physique magnifique, mais les anthropoïdes (grands singes) en ont une assez semblable ; il y a beaucoup d'animaux qui construisent des habitations ou font des constructions artificielles, ou vivent en société... si l'on ajoute à cela le poids de la théorie de l'évolution, il semble que l'anthropologie serait le dernier chapitre d'une zoologie. Tant que nous n'aurons pas une vision totale de l'homme, nous devrons en rester à la contemplation et à la comparaison des caractères individuels, et tant que nous en resterons là, il n'y aura pas d'anthropologie indépendante, puisqu'il n'y aura pas d'être humain indépendant... Aucune des sciences particulières qui s'occupent aussi de lui (morphologie, psychologie, linguistique, etc.) n'a cet objet : l'homme ; à son tour, il n'y a pas de science de l'homme, si l'on ne tient pas compte des résultats fournis par chacune des sciences particulières...".

Il ne m'échappe pas que ces affirmations peuvent paraître un peu déconcertantes au moment d'entreprendre la tâche proposée. Mais je crois qu'avoir une conscience claire des problèmes ne les rend ni plus grands, ni plus insurmontables, et qu'au contraire, les ignorer peut conduire à des déceptions aux tristes conséquences. Si nous n'avons pas réussi jusqu'à présent à avoir une science de l'homme, ce n'est pas une raison pour ne pas continuer à progresser dans cette voie. En revanche, nous devons continuer à rassembler les fragments de connaissances scientifiques dont nous disposons et, sur cette base, élaborer des propositions d'interprétation de ce fascinant objet d'étude qu'est l'homme.

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Car c'est sur la base de la position que nous adoptons consciemment à l'égard de l'homme que les résultats des autres sciences humaines et sociales seront plus clairs. Toute science socio-historique repose sur une conception de l'homme qui, dans la plupart des cas, n'est pas explicitée et qui influence inévitablement ses conclusions. À titre d'exemples bien connus, je citerai l'égoïsme exagéré de l'homme attribué à Adam Smith ou la pulsion biologique de l'homme attribuée à Sigmund Freud. Dans les deux cas, il s'agit d'une anthropologie implicite.

Toutefois, pour redonner espoir et confiance dans les efforts scientifiques, il convient de dire que, bien que l'homme se soit interrogé sur ce qu'il est au cours des trois mille dernières années de notre tradition occidentale, ce n'est que depuis un siècle et demi qu'il est en mesure d'approfondir cette question avec des résultats très positifs. Le biologiste, spécialiste de l'évolution et professeur à l'université de Californie Francisco J. Ayala (1934-2023), né en Espagne et naturalisé américain, affirme :

    "Le résultat de tous ces efforts était, avant 1859, fondamentalement déficient, car une caractéristique essentielle de la nature humaine - son origine évolutive à partir d'ancêtres pré-humains, avec tout ce que cela implique - n'avait pas encore été découverte".

Les difficultés évoquées ci-dessus doivent être accompagnées de cette affirmation : "Aujourd'hui, nous sommes mieux placés que jamais pour entreprendre cette tâche, et c'est la raison qui nous fait prendre conscience des problèmes".

Notes:

[1] Né en Pologne et établi aux États-Unis, il était un anthropologue culturel et folkloriste américain très lu au début du 20ème siècle.

[2] Une manière ordonnée et systématique de procéder pour arriver à un résultat ou à une fin particulière [3] La branche de la philosophie qui s'occupe de l'éducation et de la formation des adultes.

[3) La branche de la philosophie qui s'intéresse à l'étude de la manière dont la connaissance est obtenue et de sa validité.

[4) Philosophe et sociologue allemand, ses théories ont inspiré le développement du néo-conservatisme allemand contemporain.

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mardi, 07 novembre 2023

Gianni Vattimo et l'héritage postmoderne

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Gianni Vattimo et l'héritage postmoderne

par Umberto Bianchi

Source : Umberto Bianchi & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/gianni-vattimo-e-l-eredita-postmoderna

Il y a quelques années, je suis allé écouter une conférence de Gianni Vattimo au centre social "Angelo Mai" à Rome, dans le quartier du Rione Monti. Après avoir écouté attentivement les propos du philosophe, à la fin de sa conférence, je lui ai demandé comment, dans une situation telle que celle engendrée par l'expansion irrésistible de la pensée techno-économique, il était, selon lui, possible d'arriver à une synthèse de pensée qui, en unissant l'Être et le Devenir, représenterait la seule alternative pour en sortir. Eh bien, la réponse de Vattimo était la suivante: ce qui représentait le mieux ce que je proposais, se trouvait dans la pensée de Nietzsche, ajoutant ensuite qu'en aucun cas, cela ne devait tomber dans l'erreur de la métaphysique.

La mort récente de Gianni Vattimo soulève toute une série de questions sur l'actualité et les interprétations possibles non seulement de sa pensée, mais aussi de tout un courant qui, d'une manière ou d'une autre, a été le porte-parole actif d'une certaine manière de penser.

Porte-parole actif aussi d'une certaine façon de comprendre notre époque que l'on peut bien définir par le concept de post-modernité. Tout d'abord, Vattimo a été l'élève de ce Luigi Pareyson, grand philosophe de l'aire catholique, mais irrésolument proche de l'existentialisme actif de Heidegger et Jaspers, auquel il s'intéresse avec un profond intérêt, en accentuant toutefois son côté "herméneutique", centré sur l'interprétation subjective de la réalité (et donc de l'Être, sic !).

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Sur la ligne de Pareyson, il y aura aussi la pensée herméneutique de Hans George Gadamer, que Vattimo a personnellement connu en Allemagne et qu'il a de nouveau porté à l'attention du public italien.

Le motif sur lequel se base une grande partie de la pensée philosophique entre les années 50 et le début du nouveau millénaire est la considération de l'inanité et de l'inconsistance ontologique de toute forme de pensée "forte" et axiomatique.

Une pensée "forte", axiomatique, face à l'avancée impétueuse de la Modernité. C'est la raison pour laquelle l'existentialisme de Heidegger et Nietzsche, qui avaient eu un précurseur, s'inscrivent dans toute une tradition de pensée occidentale, depuis la fin du 19ème siècle jusqu'à aujourd'hui, soit une tradition de pensée occidentale, à partir du siècle des Lumières, marquée par ce que l'on peut définir comme la "démolition" de la métaphysique. Il s'agit d'un processus qui, face au scénario des soixante-dix dernières années, prend une valeur et une urgence encore plus fortes, allant jusqu'à poser des questions et envisager des scénarios tout à fait différents des précédents.

Les grands récits idéologiques et les solutions préconstituées, animés par un esprit unilatéral, montrent de plus en plus leur incapacité à fournir des réponses aux sollicitations continues offertes par l'inexorable synthèse techno-économique, dans tous les domaines possibles, dans toutes les sphères possibles de notre existence. Si la modernité représente une phase de développement de la civilisation occidentale, sous la bannière d'une série de paramètres idéologiques bien définis, la post-modernité représente une phase ultérieure sous la bannière des idéologies les plus radicales et les plus complexes.

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La post-modernité représente dès lors une phase ultérieure sous le signe de l'incertitude totale, la civilisation occidentale étant arrivée à un véritable carrefour "ontologique", entre la perspective d'un aplatissement total et délétère aux paramètres de la techno-économie, avec la détérioration globale des conditions socio-économiques, sanitaires et environnementales de l'ensemble de l'humanité, ou l'amélioration qualitative globale des conditions de vie de cette dernière, grâce aussi au soutien d'une technologie au service de l'homme. Face à ce dilemme, des chercheurs, comme Vattimo, nous parlent d'une pensée "faible", capable de s'adapter et de se modeler sur ce qui, de l'individu et de l'"interpretatio" que l'on donne de la réalité environnante, échappe ainsi à toute cage idéologique ou métaphysique qui contrarierait son action. Cette forme de relativisme est également partagée par d'autres penseurs contemporains, tels que Gilles Deleuze et Félix Guattari, mais également Jacques Derrida, Michel Foucault et Jacques Lacan.

Deleuze, en particulier, avec Guattari, procède à une dissection féroce de la psychanalyse, l'accusant de représenter une forme de pensée axiomatique, se traduisant par une praxis au service du capitalisme. Deleuze sera d'ailleurs le premier auteur, dans l'après-guerre, à redécouvrir un penseur comme Nietzsche, jusqu'alors diabolisé en raison de ses liens idéologiques avec l'expérience du nazisme. En Nietzsche, Deleuze voit la possibilité d'une ouverture à une réalité qui n'est plus comprise et interprétée dans un seul sens mais à travers mille plans perceptifs différents. Cela laisse à l'individu la possibilité de comprendre et de modeler la réalité à sa guise, en dépassant ses propres limites humaines, atteignant ainsi cette condition de "surhomme", en termes deleuziens "l'au-delà de l'homme", si bien décrite et préconisée par Nietzsche.

On accuse souvent la "pensée faible", avec sa forte charge d'individualisme, de constituer la représentation idéologique et le porte-drapeau de tous ceux qui, dans cette phase de notre époque, représentent l'ivraie et l'abandon, une sorte de manifeste programmatique de la "décadence" de l'Occident. Si cela peut être vrai d'une part, il y a d'autre part une implication entièrement nouvelle et inattendue, par rapport à ce que l'on pourrait penser habituellement. Ce que Vattimo et Deleuze nous proposent, c'est une ouverture totale à une réalité qui, n'étant plus comprise dans un sens monolithique, peut devenir sujette à n'importe quel paramètre interprétatif. Et tout cela, en plus de devenir un moyen d'éviter de se laisser enfermer dans les méandres de la pensée technico-économique, permet à l'Occident d'adopter des formes de pensée "autres" que celles représentées par les paramètres idéologiques habituels.

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L'abandon des récits idéologiques du 20ème siècle et le phénomène de reflux ont conduit à une véritable redécouverte de la sphère de l'irrationnel, qui a connu ses prodromes avec certaines formes du "New Age", des formes déroutantes, aujourd'hui dépassées par d'autres phénomènes plus pertinents de diffusion massive de ces domaines de la pensée (il suffit de penser à la redécouverte de l'intérêt pour toutes les doctrines à fort caractère initiatique et magique...), pour pouvoir parler d'une résurgence de cet "Idéalisme magique" dont Novalis (et d'autres... sic !) a été le précurseur emblématique, à une époque où les principaux récits matérialistes et économistes apparaissaient au contraire de manière écrasante sur la scène occidentale.

Et c'est précisément la "bipolarité" constitutive de l'Occident, toujours en équilibre entre le rationnel et l'irrationnel, entre les récits matérialistes et les élans vers l'Absolu, phénomène unique dans l'histoire des civilisations, qui sera la "contrepartie" qui sauvera le monde de la catastrophe que représente le mondialisme et toutes ses retombées. Et donc, dans le cas des penseurs post-modernes, à la Vattimo ou à la Deleuze, il ne me semble pas qu'il faille parler de "pensée faible", mais plutôt de "pensée élastique", capable de s'adapter et de s'opposer aux spires de la pensée unique, retournant filer le Samsara de l'Histoire. Quelqu'un objectera peut-être que ce n'est probablement pas ce que Vattimo, Deleuze ou Derrida voulaient dire.

Peu importe. L'énonciation d'une Pensée, et quelque chose qui devient une véritable force autonome, ésotériquement parlant une "Eggregora", qui se dirige vers des conclusions que même ses créateurs n'auraient pas pu imaginer. C'est ce que, philosophiquement parlant, nous pourrions appeler l'"hétérogénéité des fins", dont l'herméneutique philosophique est l'une des expressions les plus prégnantes. Et ce, en dépit de tous les chantres superficiels de cette pensée "mainstream" si en vogue aujourd'hui, mais aussi si en crise.

BIBLIOGRAPHIE DE RÉFÉRENCE:

VATTIMO : Les aventures de la différence, Garzanti, Milan, 1980

Il pensiero debole, Feltrinelli, Milano, 1983 (édité par G. Vattimo et P. A. Rovatti).

DELEUZE : Nietzsche et la philosophie (1962), tr. Salvatore Tessinari, Colportage, Florence 1978 et tr. Fabio Polidori, Feltrinelli, Milan 1992 ; plus tard Einaudi, Turin 2002

L'Anti-Edipo (1972), volume I de Capitalisme et Schizophrénie, tr. Alessandro Fontana, Einaudi, Turin 1975.

D'AGOSTINI : Breve Storia della filosofia del Novecento-Einaudi, 1971.

FOUCAULT : L'archeologia del sapere (1969), tr. Giovanni Bogliolo, Rizzoli, Milan 1971.

dimanche, 05 novembre 2023

L'identité comme besoin radical de l'être humain

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L'identité comme besoin radical de l'être humain

L'époque dans laquelle nous vivons s'acharne à contrecarrer les identités, à les considérer comme des résidus toxiques et contondants d'une fermeture au monde.

par Marcello Veneziani

Source: https://www.barbadillo.it/111637-il-punto-di-m-veneziani-...

L'identité est un besoin radical de l'âme humaine. Un besoin naturel et culturel, personnel et communautaire, sur lequel se fondent la reconnaissance de soi et le respect des autres ; l'inverse est également vrai. Il n'y a pas de dialogue qui n'ait lieu entre des identités différentes ; ceux qui prétendent dialoguer en écartant ou même en annulant les identités rendent le dialogue inutile et impossible ; il ne peut y avoir de dialogue entre des nihilités neutres et interchangeables.

Au contraire, l'époque dans laquelle nous vivons s'acharne à déprimer et à annuler les identités, à les considérer comme un obstacle à la paix et à l'inclusion, comme des résidus toxiques et contondants d'une fermeture au monde. Il s'agit en l'occurrence d'un bombardement visant l'identité si ample, si constant et si capillaire, venant d'en haut, de l'intérieur et d'en bas. Une chape d'obligations, d'urgences et de dispositions tombées d'en haut, une infiltration continue de modèles d'influence hostiles à travers les médias et les institutions, et un afflux massif de flux migratoires qui produisent de l'aliénation, de la tension et du malaise.

Cette triple attaque contre l'identité produit des réactions hostiles de trois types principaux : un repli introverti sur son propre habitat, une attitude de colère et de mécontentement à l'égard du monde extérieur, et une demande de protection sécuritaire et de représentation de l'identité en même temps. C'est ce qui se passe dans le monde, en Occident, en Italie. Une grande partie des conflits et des malaises qui traversent les sociétés provient de la mise en danger de l'identité, de la non-reconnaissance et du non-respect de ce que nous sommes, de l'assèchement des différences, du vertige que procure le monde global et désorienté.

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Mais l'identité n'est pas inerte, solide comme un rocher et inamovible. L'identité entre dans l'histoire, elle est néanmoins un être en devenir ; le flux de l'identité s'appelle la tradition, qui est une transmission dans laquelle la persistance et la souplesse recherchent un point d'équilibre. L'identité ne présuppose pas un monde immobile, mais une société qui sait changer, se souvenir, conserver l'expérience et le patrimoine hérité, mais aussi affronter les défis de l'avenir. La tradition n'est pas l'immobilisme ou le culte du passé, mais la continuité, l'avancée et le retour ; et, mutatis mutandis, la sauvegarde de ce qui ne mérite pas de périr. Joie des choses durables.

L'adversaire de l'identité et de la tradition n'est donc pas le progrès et l'avenir, mais l'idéologie de la guerre contre la réalité, l'histoire et la nature, et ses dérivés, à commencer par la soi-disant culture de l'annulation (cancel culture). Une agression capillaire et généralisée est en cours contre tout ce qui constitue l'habitat naturel et culturel, biologique et historique de notre civilisation ; le sens religieux, les liens communautaires, les appartenances affectives, le sentiment commun des peuples.

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Le premier à avoir compris, à l'aube de notre modernité, la négation du réel et du spirituel, en s'attaquant au sentiment commun, à la famille, au sens religieux et aux liens territoriaux, fut Giambattista Vico, à qui j'ai récemment consacré la première biographie (Vico dei miracoli, Vita tormentata del più grande pensatore italiano, ed. Rizzoli). Au rationalisme athée dominant, puis des Lumières, propres de son époque, et à "l'arrogance des savants", Vico oppose l'appel à la civilisation et à ce qui la connote : la mémoire historique et le souvenir des origines, la tradition, la langue, la poésie, mais aussi la famille, le sacré, l'amour de la patrie. Dans cette vision qui relie plutôt qu'elle ne sépare ou n'oppose mythe et science, histoire et pensée, philosophie et religion, physique et métaphysique, Vico défend l'identité comme principe de réalité.

Il préfigurait, il y a trois siècles, ce qui se produirait plus tard, jusqu'à l'inversion de la réalité, où l'on dénonce la xénophobie, l'homophobie, l'islamophobie pour ne pas voir la patriophobie, la théophobie et la familophobie, et plus généralement la haine et la honte de sa propre civilisation, de son histoire, de sa vie, de sa nature et de sa culture. Il s'agit d'un effacement systématique et agressif de tous les vaisseaux sanguins dans lesquels circule la vie d'un homme: de la famille à la nativité et au rôle parental, de la communauté urbaine à la communauté nationale, du vocabulaire courant aux symboles, des traditions dans lesquelles il est né et a été élevé aux modes de vie des siens.

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Dans ce contexte dégradé, essayez d'imaginer où son identité, son identité en tant que peuple et en tant que personne, pourrait aboutir. Mais alors, quand vous alignez tous ces facteurs, quand vous enchaînez les démolitions, vous vous rendez compte qu'au bout du compte, il ne reste plus rien de vous, si ce n'est le dispositif qui vous fait dire oui, comme un phoque dressé, pour accéder à la deuxième marche, puis à la troisième, à la quatrième... Ou qui vous punit, vous prive de reconnaissance, si vous choisissez une autre voie. Vous restez dérouté, exacerbé, mais surtout déconnecté, vous perdez le contact avec vos origines, votre vie, votre monde, vous ne vivez que l'ivresse du transit. Vous perdez la liberté d'être vous-même dans le mirage de devenir tout et son contraire, dans une fluidité incessante ; vous perdez votre relation avec votre environnement, la dignité de ce que vous êtes et votre sécurité. Car l'identité n'est pas une sorte d'icône reposant dans l'hyper-ouranisme, c'est votre vie avec la chaleur d'une âme et de ses affections, la ferveur d'une intelligence connectée au réel, la chair de vos amours, le sang de votre mémoire et la rétine d'images qui s'y impriment et documentent votre histoire.

On ne prend conscience de l'identité que lorsqu'elle est en danger, sinon on vit dans l'identité sans s'en rendre compte. Quand on perd son identité, on perd la familiarité avec soi-même et son histoire ; et la familiarité avec le monde et l'histoire, au niveau de l'identité communautaire. Vous devenez un mutant en orbite et un étranger dans votre maison. L'identité, c'est tout simplement ce que nous sommes, notre réalité en tant qu'êtres humains, âme, esprit et corps. Même sans en être pleinement conscients, les peuples exigent la protection de leur identité, et ce à un niveau pratique avant le niveau culturel, en passant naturellement par les intérêts et les besoins. Avec l'identité, surgit une énergie niée qui bouleverse les cartes, les théorèmes et les arrangements et rouvre l'histoire à l'avenir imprévisible.

Marcello Veneziani