samedi, 12 novembre 2022
Le sujet radical, le masque et la chute des dieux
Le sujet radical, le masque et la chute des dieux
René-Henri Manusardi
Source: https://www.geopolitika.ru/it/article/il-soggetto-radicale-la-maschera-e-la-caduta-degli-dei
L'option fondamentale
Le Sujet radical qui fait le choix de suivre le Divin, dévoilé dans son âme/conscience au moment de sa naissance dans le Chàos, lors de la première catharsis qui l'a conçu au préalable, sous l'effet de la lumière divine aveuglante, ainsi que des consolations spirituelles et des visions métapolitiques qui le confirment dans le choix qu'il a fait, voit aussi les ténèbres de sa nature, la zone d'ombre de son être, la pollution des vices capitaux à travers sa personne et sa personnalité.
La lumière du Divin éclaire et aveugle et, dans cette obscurité chaotique, le Sujet radical voit la substance fragile dont il est fait, le masque qu'il a lui-même placé sur le visage de sa vraie nature où, s'adorant lui-même comme Narcisse, il a construit un royaume égocentrique de faussetés et de croyances déformées qu'il croit lui-même, dont il s'est convaincu et dont il a convaincu les autres. Ainsi, la vision initiale du caractère fallacieux de sa propre nature, la prise de conscience de l'obscurité impliquant le corps, l'esprit et l'âme créent comme réponse différentes dynamiques intérieures de type égoïste, du rejet d'une telle vision et prise de conscience négatives à la recherche exclusive de consolations spirituelles, de la lumière du Divin sans l'ombre de sa propre nature contaminée que l'on ne tolère pas de voir.
Ici, le sujet radical, au moyen de ces dynamiques égoïstes, est projeté dans le temps au bord de la fournaise du monde souterrain, le monde souterrain de sa nature corrompue et est encore placé devant un choix, un nouveau choix, le choix radical. C'est-à-dire, soit reculer, abandonner et se contenter d'une vie illusoire, soit faire confiance au Divin qui l'a guidé jusqu'ici et l'a amené là et, par conséquent, avoir le courage de se jeter dans l'abîme, de se résoudre à descendre aux enfers dans un abandon et une kénose totale. Ce choix terrible s'appelle "l'option fondamentale" et c'est la seule voie accordée au sujet radical pour devenir, après la grande épreuve, un guerrier ardent et un archer gardien du feu de la Tradition. Sinon, le sujet radical vivra selon des expédients humains ou, dans le pire des cas, deviendra un opérateur d'iniquité, devenant lui-même l'architecte de la décadence liquide postmoderne, dans l'illusion de vivre selon sa propre lumière réfléchie égoïste plutôt que de lutter dans l'ombre de la radiance du Divin.
Le Masque
Tout être humain possède sur son visage originel un masque de fausseté, créé par son orgueil ou, mieux - comme nous le font remarquer les Pères de l'Église orientale, qui divisent l'orgueil lui-même en deux sphères - il possède un masque de type mythique, auto-construit avec la vanité et l'orgueil, qui ont grandi avec lui depuis sa naissance jusqu'à l'accomplissement de sa maturité psychophysique. Ce masque, si l'on peut l'appeler ainsi, tend naturellement à s'ossifier, à se durcir au fil des ans, devenant inestimable à moins que le Divin n'intervienne directement pour l'éradiquer de manière progressive avec la coopération active de l'homme, comme dans le cas du Sujet radical qui adhère à la descente aux enfers.
Il semble évident que la déclaration éclairante de Luigi Pirandello dans le roman Un, personne et cent mille : "Vous apprendrez à vos dépens qu'au cours du long voyage de la vie, vous rencontrerez beaucoup de masques et peu de visages", non seulement trouve une confirmation ici, mais peut même être considérée comme une vérité de la nature, irréfutable. Dans le fondement, compris comme la formation initiale du masque mythique, les composantes de fragilité héréditaire de l'ADN et l'environnement familial ont une influence négative extraordinaire que seul un haut talent d'ordre intellectuel, très rare à un jeune âge, pourrait éviter. Aussi parce que, à l'exception d'une formation monastique rigoureuse comme c'est encore le cas pour les enfants au Tibet et dans le reste de l'Asie, chez l'enfant la compréhension morale et éthique ne va pas de pair avec ses élans spirituels précoces et cela démontre donc la virginité de sa minuscule Weltanschauung, encore en dessous et au-dessus du bien et du mal.
Dans la phase de croissance, donc, le développement du masque mythique prend généralement forme par l'imitation des normes culturelles et sociales présentes dans l'environnement et, dans les quatre à cinq dernières générations, on peut dire que ce développement a surtout adhéré aux comportements dictés successivement par les médias radiophoniques et télévisuels, les médias cinématographiques, et par le biais des PC, des téléphones portables et des smartphones aux médias virtuels des réseaux sociaux, y compris l'actuelle vacuité intellectuelle du phénomène consumériste des "Influenceurs".
En gardant à l'esprit la spécificité du type humain Rebelle, un candidat à être in fieri un Sujet Radical qui, en antithèse du monde médiatique, est un dévot de l'idée de Tradition, son masque mythique à peine effleuré par la pseudo-culture médiatique, Elle se nourrit plutôt de la négativité représentée par les aspects non éthiques et faussement spirituels des idéologies et des totalitarismes du 20ème siècle, qui se mêlent à la Tradition elle-même en proposant la naissance de l'Homme nouveau aux dépens de l'Homme de l'éternel retour, l'Homme qui est l'image du Divin et le gardien du feu de la Tradition. Ainsi, l'aspect le plus douloureux de la chute du masque mythique chez le sujet radical est donné non seulement par l'éradication de ses vices mais aussi par le renoncement au poison idéologique inhérent aux trois théories politiques que sont le libéralisme, le communisme et le fascisme, étant incapable de séparer existentiellement ce qui reste encore de valeur traditionnelle dans ces idéologies de ce qui est laxisme ou utopie irréalisable dans la mesure où elle n'est pas conforme à la nature humaine.
Le masque mythique est donc l'ossification de la méconnaissance des vices mortels et du fait de s'y complaire avec le mythe fondateur de notre rapport narcissique à nous-mêmes, aux autres, au monde, et qui recherche, désire, exige bruyamment l'adoration. Le masque mythique s'élève ainsi au rang de "dieu de lui-même et des autres" et, par un mécanisme d'attraction centripète, cherche à utiliser, dominer, écraser, manipuler et plagier les autres personnes à ses propres fins exclusives. Nous nous sommes tellement habitués à agir et à nous comporter de cette manière que nous en sommes rarement conscients -d'autant plus à l'époque du totalitarisme libéral, qui représente l'organisation socio-politique scientifique et anti-spirituelle, à travers les médias, l'opinion publique et le politiquement correct- de la production de masques mythiques. Mais le masque mythique doit finalement tomber dans la perspective existentielle du sujet radical, et pour le faire tomber, il doit faire tomber les dieux qui habitent les profondeurs de son âme et conditionnent son corps, son esprit, sa vie et son existence.
La chute des dieux
Du sanskrit dyàuh, le mot "dieu" signifie "brillant, éclatant, aveuglant". Et, ainsi, la lumière du Divin apparaît lorsqu'elle pénètre les profondeurs de l'âme et convoque le Rebelle député à l'ultime transformation en Sujet radical. Mais à l'intérieur de l'être humain, dans sa nature, dans son âme ainsi que dans son corps et son esprit, résident avant tout ces lumières illusoires, ces dieux de la mort qui ont patiemment construit au cours de chaque existence humaine le masque mythique qui voile son visage originel et ont fait en sorte que sa capacité à communiquer avec le Divin soit obscurcie en chaque personne.
Les noms de ces lumières trompeuses, ces dieux de la mort, sont : Orgueil, Envie, Colère, Avarice, Paresse, Luxure. Ils sont comme des pieuvres qui, à partir du centre de commandement de notre âme, se ramifient et s'enroulent dans l'esprit, le corps, les relations et créent des maladies spirituelles et psychosomatiques ainsi que physiques. Ces dieux sont aussi terribles que peu connus et leurs vertus contraires, en tant qu'émanations du Divin à travers lesquelles le Sujet radical doit réaliser l'Opus magnum de sa propre transformation, le sont encore moins.
Selon la tradition monastique occidentale et orientale, "toute maladie du corps et de l'esprit, directe ou indirecte, a une racine spirituelle, car elle trouve sa demeure dans l'âme". En effet, à l'intérieur du binôme instinctif anthropologique tempéramental Attraction/Répulsion, qui génère le binôme de caractère existentiel Amour/Haine, l'anthropologie mystique reprend les enseignements expérimentaux de la philosophie classique, en lisant les vices mortels sous le nom technique d'habitudes négatives (du latin habitus - robe), dans le sens d'altérations, d'irrégularités dans les relations interpersonnelles et intrapersonnelles, profondément enracinées dans l'âme/conscience.
Ajoutons que les habitudes négatives (vices capitaux) ayant leur origine dans l'âme/conscience, sont décrites comme des conditions pathologiques de la conscience elle-même, qui se ramifient ensuite dans le tissu psychosomatique pour donner naissance à des troubles neurobiologiques. De même, nous considérons la pratique d'habitudes positives (vertus naturelles) comme une réponse antagoniste aux habitudes négatives et, par conséquent, des conditions de saluto-genèse de la conscience et un chemin sûr vers la régénération psychophysique.
Dans le schéma ci-dessus, nous avons interfacé les vices (à gauche du tableau) et les vertus opposées (à droite du tableau) avec la neutralité des passions (au centre du tableau), que les anciens philosophes considéraient comme les "moteurs de l'âme", c'est-à-dire de l'activité humaine, et qui, en termes scientifiques, constituent l'instinct de survie et l'instinct de conservation. En plus des termes traditionnels décrivant les vices capitaux et les vertus naturelles, nous avons ajouté des termes anthropologiques actuels, qui nous aident à mieux comprendre la réalité des habitudes négatives et positives.
Au cours des prochains articles, nous nous plongerons dans l'analyse de chaque vice capital et de sa vertu contraire, qui fera également l'objet d'un prochain volume avec une orientation spécifique. Pour l'instant, nous nous limitons à souligner l'urgence de cette lutte, clé essentielle et passe-partout pour passer du Rebelle au Sujet radical. Une lutte qui doit être généreuse, sans rabais, cruelle et tenace, visant à faire mourir le vieil homme avec ses vices pour donner naissance à l'Homme de la Tradition avec ses vertus et sa foi dans le Divin. Dans un environnement hautement égocentrique, plein de petits chefaillons et de solipsistes pseudo-nietzschéens (mais qui n'ont pas grand-chose de Nietzsche en eux) comme celui de la zone nationale-populaire dont nous sommes issus, le motif de cette lutte vers l'auto-décentralisation et la maîtrise sereine de soi pour devenir des guerriers gardiens du feu de la Tradition ne doit être qu'un seul : la chute des dieux !
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jeudi, 10 novembre 2022
L'invention du progrès
L'invention du progrès
Roberto Pecchioli
Source: https://www.ereticamente.net/2022/10/linvenzione-del-progresso-roberto-pecchioli.html
Bien creusé, vieille taupe ! s'exclame Hamlet à la vue du fantôme de son père, apparaissant au prince du Danemark si loin de son lieu de sépulture. Bien creusé, vieille taupe, Karl Marx réitérera dans Le dix-huit brumaire de Louis Napoléon, confiant dans l'esprit de la révolution prolétarienne.
La taupe qui a creusé le plus profondément est l'idée de progrès, née au 18ème siècle et devenue le totem et le tabou de la modernité occidentale. Elle est apparue lorsque le besoin s'est fait sentir d'attribuer à l'homme, vidé de tout contenu religieux, un destin ayant une signification matérielle. L'invention du progrès est devenue une idéologie, à tel point que des partis et des forces culturelles se disent progressistes et que ceux qui ne sont pas de leur acabit éprouvent le besoin de se justifier, de circonscrire ou de nier leur opposition.
Comment échapper à l'idée de progrès, à son avancée inexorable, à opposer ce qui signifie opposer au progrès de l'humanité, au mouvement positif vers des degrés ou des stades supérieurs, le concept implicite de perfection, d'évolution, de transformation continue vers le mieux.
L'optimisme du 19ème siècle faisait écrire à Giuseppe Mazzini : "Nous savons aujourd'hui que la loi de la vie est le progrès, avec un abus de majuscules. Le progrès, c'est le sens de l'Histoire (encore une capitalisation ; mais le sens de l'Histoire existe-t-il ?), la voie définie, l'Évangile du Bien et du Juste. Quiconque se met en travers du chemin ne peut être qu'un fou, un perturbateur insensé dont la parole doit être retirée. L'écouter reviendrait à marcher à reculons, à se reléguer en deuxième division : régresser. Le progrès est la lumière, toute objection est l'obscurité. En bref, être progressiste est un devoir, une évidence, une foi matérielle séculaire. Comme la phrase sur l'amour gravée sur les bagues des fiancés : plus qu'hier, moins que demain.
Le destin de l'humanité est "magnifique et progressif". Celui qui ne le croit pas est un maudit réactionnaire, une épave du passé qui ne mérite pas d'être réfutée : le sens et la direction positive du progrès sont indiscutables, semblables à certains postulats mathématiques non prouvés dont la validité est admise a priori, ou à des axiomes, principes supposés vrais parce qu'ils sont considérés comme évidents ou parce qu'ils constituent le point central d'un cadre de référence théorique.
Pas du tout. Et la réfutation ne vient pas d'un louangeur invétéré des temps anciens ou de l'Unabomber, mais de l'un des intellectuels de "gauche" les plus lucides, Christopher Lasch, l'auteur de La culture du narcissisme et de La rébellion des élites. Appliquons à l'historien et sociologue américain (1932-1994), pour des raisons de commodité, la catégorisation droite-gauche qu'il a toujours rejetée. Lasch était plutôt un populiste amoureux des cultures populaires, un socialiste sui generis et avant tout un intellectuel libre. Dans Le paradis sur terre - un titre très polémique - il déclare que le point de départ de sa réflexion est la question suivante : "comment se fait-il que tant de personnes sérieuses continuent à croire au progrès, alors que la masse des preuves aurait dû les amener à abandonner cette idée une fois pour toutes" ?
Les idées reçues et adoptées ont la vie dure, et le progrès est l'idée maîtresse de la culture de masse. Un remarquable malentendu, voire un clignotant pour ceux qui ont grandi dans les idées marxistes, qui ne parlent pas du tout de progrès, mais de libération des chaînes du capitalisme, dont l'idée directrice est la nécessité de révolutionner continuellement la société. Même Proudhon a mis en garde contre l'optimisme insensé de ceux qui confondent le progrès matériel et économique avec le progrès moral.
C'est ce qu'ont écrit Marx et Engels dans le Manifeste de 1848. "Là où elle est parvenue à dominer, la bourgeoisie a détruit toutes les conditions de vie féodales, patriarcales et idylliques. Elle a impitoyablement déchiré tous les liens féodaux colorés qui liaient l'homme à son supérieur naturel, et n'a laissé entre l'homme et l'homme aucun autre lien que l'intérêt nu, le froid "paiement en espèces". Elle a dissous la dignité personnelle dans la valeur d'échange, et à la place des innombrables libertés brevetées et honnêtement gagnées, elle a placé, seule, la liberté sans scrupule du commerce. (...). La bourgeoisie a dépouillé de leur halo toutes les activités qui étaient jusqu'alors vénérées et considérées avec une pieuse crainte. Elle a transformé le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme de science, en salariés à son salaire. La bourgeoisie a déchiré le voile sentimental de la relation familiale et l'a réduite à une pure "relation d'argent".
L'invention du progrès est la réussite la plus extraordinaire du capitalisme, dont le but est d'abattre toute barrière, toute idée et tout principe afin de tout ramener à l'échange mesurable en argent. Il doit déraciner chaque racine afin de construire l'homo consumens à taille unique - unidimensionnel, selon Herbert Marcuse - un vide à remplir avec l'imagerie des marchandises et la rhétorique inassouvie des désirs ; une machine à désirer sans boussole qui tourne sans relâche à la recherche du nouveau, programmatiquement meilleur que le passé, "plus" que le "moins" d'hier, discrédité, moqué, supprimé. Pourtant, Marx, encore lui, a exprimé dans les Manuscrits un concept décisif, qui semble à l'opposé du progressisme : la racine est l'homme.
Privé de ses racines, l'homme se dépouille de lui-même au nom du progrès, accueillant avec une joie suffisante toute nouveauté, synonyme d'avancement. Avec l'invention du progrès et son introduction dans la culture de masse, la partie est jouée : elle devient une auto-illusion, un faux bonheur qui arbore le drapeau de la soumission à l'ordre capitaliste. Les progressistes d'ascendance socialiste et communiste, ayant rafraîchi leurs angoisses révolutionnaires, ne saisissent pas la défaite, mais perçoivent comme une victoire le présent dominé par la course illimitée (la dromocratie, pour Paul Virilio, le marathon sans fin pris pour le progrès) : un hallucinant jeu de miroirs. Les francfortologues l'ont compris, soulignant que la culture de masse et l'idée de progrès n'avaient pas libéré les hommes, mais les avaient transformés en victimes consentantes de la publicité et de la propagande. Forme de la marchandise et société du spectacle : aliénation au pouvoir.
Un irrégulier du socialisme qui ne se résigne pas à se noyer dans la soupe progressiste, Jean-Claude Michéa, en est conscient. Pour lui, l'idée de progrès, déclinée comme une course folle sans ligne d'arrivée, révèle les deux postulats cachés de la sensibilité libérale-libertaire, la matrice du progressisme.
La première est l'adhésion à l'idée que l'homme n'est qu'une machine désirante contrainte par sa nature à maximiser sa propre utilité. Cette réduction, une fois introduite comme un corollaire obligatoire du progrès, rend toute objection impossible. Le progrès s'incline devant la mystique des droits, qui deviennent une sorte de revendication de tous sur tous. Cela finit par tout justifier, de l'exploitation la plus impitoyable aux nouveaux droits liés à la sphère sexuelle et pulsionnelle.
Le progrès est l'idéologie de l'homo oeconomicus, parallèle à l'homme-machine et à l'individu qui s'émancipe de toutes les croyances ou structures traditionnelles. Un processus sans fin - comme est sans fin le fil du progrès - qui produit un revers retentissant, une hétérogénéité des fins : la soumission à de nouvelles formes de domination et d'autorité : "l'État moderne et ses juristes, le marché autorégulé et ses économistes, et bien sûr, l'idéal de la science comme fondement imaginaire et symbolique de ce nouveau tout historique".
Incroyable est la mutation, ou la transvaluation des valeurs que le progressisme libéral-libertaire a imposé à ses ennemis d'hier. Marcuse a d'abord dénoncé la "tolérance répressive" du pouvoir dans les sociétés politiques occidentales, la tendance à assimiler le progrès technologique à l'émancipation humaine. Il a affirmé l'imposture des sociétés démocratiques qui rendent impossible toute forme d'opposition. L'incipit de l'Homme unidimensionnel est "une non-liberté confortable, polie, raisonnable et démocratique prévaut dans la civilisation industrielle avancée, un signe de progrès technique". Cependant, la solution fait partie du mal : la libération par Eros, la négation du principe d'autorité, les paradis artificiels et la fermeture dans la dimension subjective. Exactement ce dont le néo-capitalisme mondialiste a besoin pour perpétuer sa domination.
L'autre élément qui légitime l'idéologie du progrès, en la rendant transversale, est l'erreur capitale de la gauche "moderne", qui reste bloquée dans la croyance que le libéralisme est une force conservatrice, voire réactionnaire. Ils sont nombreux, soupire Michéa, à "s'insurger encore contre la famille autoritaire, le moralisme sexiste, la censure littéraire, l'éthique du travail et autres piliers de l'ordre bourgeois, alors que ces derniers sont désormais détruits ou sapés par le capitalisme avancé." Rien de plus insensé que l'affirmation - ou le malentendu - progressiste selon lequel il représente la justice et le bien : depuis le 18ème siècle et les Lumières, la raison, le changement et le progrès sont les étendards et les conséquences de l'ordre économique libéral, dont l'étoile polaire est le marché, pourvoyeur d'harmonie entre des individus rationnels mus par le seul intérêt, privés de filiation et de liens, obstacles intolérables au progrès.
Le fait que le progrès ne mène pas au bonheur, malgré les améliorations indéniables de nombreuses conditions matérielles, ne dissuade pas ses partisans : il suffit de déplacer l'objet du désir, de brandir de nouvelles avancées, et le tour est joué.
Un autre effet de la superstition progressiste est le curieux suprémacisme de l'époque actuelle, au nom duquel ceux qui ont vécu avant nous nous sont inférieurs ; ils ont bénéficié de moins de moyens et de moins de droits, leur humanité est donc également inférieure à la nôtre. Le "présentisme" progressiste cherche à repousser l'avenir en l'écrasant sur le présent, car sinon il perdrait beaucoup de son efficacité et de son attrait. En effet, le progrès de demain sera supérieur au nôtre, avec la perte d'estime de soi et la relativisation d'aujourd'hui qui en découlent. Les maîtres du progrès le savent et agissent en conséquence. Ils provoquent une anxiété constante, consubstantielle au progrès - le processus qui ne peut s'arrêter - une agitation intérieure qui nous rend dépendants du nouveau, de la consommation, des désirs.
Le progrès, au lieu d'accroître nos possibilités et d'ouvrir nos esprits, comme le pensaient les positivistes et les pragmatiques, génère des tensions, de la compétitivité, de la peur, de l'envie sociale, auxquelles il n'y a pas d'autre remède que d'administrer des doses croissantes du médicament qui a provoqué la maladie. De plus, méprisant tout passé, elle renonce à la confrontation, se contentant de la supériorité des moyens du présent. C'est là que réside l'une des contradictions progressives : l'excès de moyens obscurcit les fins au point de les nier.
Le progrès, dans la forme sous laquelle il est vécu dans la culture de masse, ressemble de plus en plus à la vaine course circulaire du hamster dans la roue et dans la cage. L'invention du progrès, la foi aveuglante qu'elle génère, sont les murs de la prison sans barreaux qui rend la vie contemporaine frénétique et jamais rassasiée.
Tôt ou tard, le progrès aussi s'essoufflera et les hommes reviendront sur leurs pas, acceptant une vie plus naturelle, humaine au sens noble du terme. La taupe se lassera de creuser et regardera les détritus de son long travail. Peut-être que ce que la géniale légèreté d'Ennio Flaiano a imaginé se produira : même le progrès, devenu vieux et sage, votera contre.
Roberto Pecchioli
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dimanche, 30 octobre 2022
Alexandre Douguine: La nécessité d'une langue souveraine
La nécessité d'une langue souveraine
par Aleksandr Douguine
Source: https://www.ideeazione.com/il-bisogno-di-una-lingua-sovrana/
Quand on parle de narration, c'est une catégorie philosophique qu'il faut connaître, parce que la notion de narration est un élément de la philosophie postmoderne qui se base sur la linguistique structurale, sur le structuralisme, sur Ferdinand de Saussure, le linguiste structural qui a séparé le discours et la langue. Cet aspect est très important.
Qu'est-ce que la langue ? Le langage est fait de règles. Nous ne parlons pas, nous utilisons le langage, mais le langage ne parle jamais de lui-même, il est dans les dictionnaires, dans la syntaxe - c'est ce qu'on appelle le niveau paradigmatique, et un récit, ou un discours, est ce qui est construit à partir du langage, de son vocabulaire, de sa syntaxe, de ses lois.
Les récits sont infinis. La langue est une.
Lorsque nous parlons de souveraineté spirituelle, culturelle et civilisationnelle - ce dont parle le président Vladimir Poutine dans ses discours - elle devient chaque jour plus pertinente. Nous ne parlons pas de récits souverains, mais d'une langue souveraine dans laquelle des milliards de récits souverains peuvent être exprimés.
Si la langue est souveraine, alors le discours sera souverain. En utilisant la langue libérale et mondialiste de l'Europe occidentale, on peut certes formuler un discours souverain russe dans cette langue, ou deux, ou trois, ou dix. Mais c'est pour résoudre des tâches immédiates, pour la substitution des importations dans le récit à très court terme. Et ce qui compte, c'est de savoir si et pour combien de temps nous allons dire adieu à l'Occident collectif. Ou voulons-nous revenir à ce langage global, en laissant l'écran de fumée des récits souverainistes se lever un peu.
Je pense que c'est ce que l'élite russe veut faire: parler pendant un certain temps, puis faire marche arrière et dire: "OK, nous acceptons votre langue et votre mondialisation, mais pas comme ça, donnez-nous une place dans tout ça". Elle est condamnée non pas parce que nous sommes prêts et qu'ils ne le sont pas.
Nous avons été coupés, sevrés brutalement de cet Occident, et nous serons ramenés dans cet Occident pour parler la même langue après être tombés en dessous des dernières limites et avoir dit : nous nous rendons. Notre défaite sera la condition pour nous ramener à cette langue occidentale car, que nous le voulions ou non, que nous le comprenions ou non, nous devrions impérativement nous destiner à développer une langue souveraine russe. La Russie est une civilisation indépendante, qui ne fait pas partie de la civilisation occidentale ; elle ne coïncide avec aucune civilisation, ni orientale, ni chinoise, ni islamique, mais elle est égale à la civilisation occidentale ou chinoise. Cela décrit dans les grandes lignes la structure de notre langage souverain, mais pas notre récit souverain.
Quand nous parlerons cette langue russe, tout ce que nous dirons sera souverain et ce que signifiera "narratif" dans ce sens ne sera pas seulement le discours du narrateur à la télévision, ce ne sera pas seulement la structure que nous donnerons à notre système d'éducation, ce ne sera pas seulement la communauté des experts qui sera forcée de parler cette langue souveraine, ce sera aussi notre science, ce sera notre science humaniste aujourd'hui et notre science naturelle demain. Car la science naturelle, comme le savent les plus grands scientifiques tels que Schrödinger et Heisenberg, est aussi un langage dans la vision de la science naturelle.
Nous avons donc besoin d'une langue civile, mais d'une langue civile qui nous est propre. Nous ne la parlons pas, nous ne le connaissons pas, nous parlons un anglais pidgin, qui est la base de notre terminologie, de nos experts, de nos iPhones, de nos technologies dans nos fusées - tout cela relève d'un anglais pidgin. Je veux dire que, même si ces technologies sont présentes en Russie, la structure de ces processeurs et codes est, hélas, issue d'un paradigme différent.
C'est un énorme défi que nous devons relever et, enfin, la tâche commence à être prise en compte par nos autorités.
Aussi étrange que cela puisse paraître, le peuple est bien mieux préparé que l'élite. Les gens ne saisissent tout simplement pas les impulsions venant d'en haut de manière très profonde: on leur a dit "communisme" - ils ont pensé quelque chose de leur côté, on leur a dit "libéralisme" - ils ont pensé quelque chose de leur côté, on leur a dit "patriotisme" - ils ont pensé quelque chose de leur côté, ce qui signifie qu'ils ne s'habituent pas à ces jeux narratifs aussi profondément que l'élite, alors que l'élite - si elle dit "allez à l'ouest", alors allez-y.
Il appartient donc à l'élite de changer la langue.
Pour créer un système de récits souverains, il est nécessaire d'établir les paramètres de cette langue souveraine. Quels sont ces paramètres ? Nous avons une conception très différente de l'homme. Dans chaque culture, dans chaque langue, il y a l'homme. Il y a l'homme islamique, il y a l'homme chinois, il y a l'homme d'Europe occidentale, qui est un homme post-genre, un homme qui se transforme en intelligence artificielle, en mutant, en cyborg. Un batteur de transformation et de libération. Il se libère de toute forme d'identité collective - c'est son but, sa tâche - pour ne plus avoir de religion, de nation, de communauté, puis de sexe et, demain, d'appartenance au genre humain, et c'est aujourd'hui le programme de l'Européen occidental.
Les Chinois ont une manière différente de faire les choses en général. Même dans la tradition islamique, les choses se font différemment, parce qu'il s'agit fondamentalement de la relation de l'individu avec Allah, et que tout le reste ne l'inclut ni en tant que liberté ni en tant qu'être humain - c'est une anthropologie complètement différente dans tout ce monde islamique d'un milliard d'hommes. Ils peuvent être formellement d'accord avec certains modèles occidentaux, mais en réalité, soit ils ne les comprennent pas, soit ils les réinterprètent, ils ont leur propre langage, profondément enraciné. Dans la région de la Volga et dans le Caucase du Nord, ils continuent à la promouvoir. C'est pourquoi ils sont immunisés contre l'Occident. L'Inde, l'Afrique et l'Amérique latine ont également leur propre homme.
Nous avons besoin d'une conception de l'homme russe, nous avons besoin d'une justification de l'homme russe, et c'est Dostoïevski, c'est notre philosophie, c'est Florensky, c'est le slavophile, c'est Soloviev, c'est aussi Berdiaev, mais l'homme russe est, avant tout, l'homme conciliaire - c'est la chose la plus importante. Pas un individu. Pour nous, l'homme est une famille, un clan, une nation, une relation avec Dieu, une personnalité. Pas un individu, mais une personnalité.
C'est là que s'arrête notre présence à la Cour européenne des droits de l'homme, car il y a une divergence sur le concept fondamental de l'être humain. Pour la Cour européenne des droits de l'homme et l'idéologie libérale occidentale, le droit de l'homme est individuel, pour nous il ne l'est pas, en termes de langage souverain.
Pouvez-vous imaginer comment la science humaine, c'est-à-dire les sciences humaines, change après que nous ayons modifié l'élément de base? Considérer tout différemment, réécrire tous les manuels de sociologie, d'anthropologie, de sciences politiques, de psychologie à la manière russe.
Oui, nous avons eu notre philosophie à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle. Mais nous devons nous refaire une idée de la personne russe qui est différente des autres - et immédiatement en tirer une langue différente.
La deuxième chose est l'idée du monde. C'est la chose la plus difficile. Nous pensons que les sciences naturelles sont universelles. Non, elles sont centrées sur l'Occident. Ce cosmos auquel nous avons affaire a été introduit et intégré dans notre conscience depuis l'Occident dans les Temps Modernes, en ignorant délibérément toutes les autres images du monde.
Le cosmos russe est semblable au cosmos européen médiéval - et complètement différent de celui de l'Occident moderne ; il est différent, même de Fyodorov ou de Tsiolkovsky, et nos recherches les plus intéressantes et les plus avant-gardistes dans les disciplines des sciences naturelles ont procédé d'intuitions fondamentalement différentes de la structure de la réalité.
Si, dans les sciences humaines, nous prenons essentiellement notre tradition philosophique, rejetons tout ce qui est libéral, tout le langage libéral, et mettons l'homme russe au centre, nous obtenons une nouvelle langue. Et dans les sciences physiques, cette tâche est bien plus compliquée : nous n'en sommes qu'au début et beaucoup de travail nous attend.
Et, bien sûr, l'action est le verbe. Si nous parlons de la langue, nous avons une conception de l'action très différente de celle de la tradition d'Europe occidentale. Il s'agit davantage d'une praxis aristotélicienne que technologique. C'est la philosophie de la cause commune de Serge Boulgakov, car les Russes ne font pas les choses comme tout le monde. La notion aristotélicienne selon laquelle la praxis est le résultat de la libre créativité du maître et non l'exécution technique de la tâche d'un autre nous convient et telle est l'idée principale de la philosophie de l'économie, ce qui signifie que notre économie est différente. Nous avons donc une science différente et une pratique différente. Cela signifie que nous avons une dimension éthique de l'action, et non une simple dimension pragmatique/utilitaire et optimiste, ce qui signifie que nous faisons quelque chose dans un but éthique. C'est-à-dire que ce que nous faisons, nous le faisons, par exemple, parce que c'est bien, pour rendre ce quelque chose meilleur, beau, pour le rendre plus juste.
Changer le récit face aux défis fondamentaux auxquels notre pays est confronté sera impossible sans changer de langage.
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Contre le libéralisme culturel
Contre le libéralisme culturel
par Roberto Pecchioli
Source : EreticaMente & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/contro-il-liberalismo-culturale
Lors d'une discussion, un ami aux sentiments conservateurs a déploré le déclin de la moralité publique et privée et des liens communautaires, l'attribuant aux communistes, en particulier au soi-disant "marxisme culturel", l'orphelin vite consolé à l'ombre du mondialisme capitaliste. Autant le marxisme a d'innombrables défauts à nos yeux, autant nous n'avons pas envie de lui attribuer ceux qu'il n'a pas. Le courant politique brumeux que nous appelons habituellement le "marxisme culturel" n'est en fait rien d'autre qu'une brindille surgissant des flancs d'un monstre bien plus dangereux, le progressisme, un cocktail de libéralisme et de libertarisme culturel.
Ce n'est pas un hasard si elle est née, s'est développée et est devenue une tendance hégémonique aux États-Unis et en Grande-Bretagne, débordant des salles de classe et des campus universitaires pour devenir l'idéologie officielle de l'Occident en phase terminale. Même les "pères nobles" sont désormais surclassés, les universitaires adeptes de l'école de Francfort qui ont été placés dans des chaires aux États-Unis, dans les universités des classes dirigeantes, et y sont devenus des "maîtres vénérés". Les intellectuels allemands d'origine juive de l'Institut des sciences sociales de Francfort ont réussi, une fois débarqués en Amérique et après avoir changé de maître - dans la phase initiale en Allemagne, ils étaient liés organiquement à la jeune Union soviétique - ils ont lancé l'entreprise de séparer le marxisme du socialisme et du communisme. Ils ont mis l'accent sur sa composante la moins "populaire", réduisant tout à la libération des liens de la société "patriarcale" et de la personnalité dite autoritaire (Adorno), à atteindre par le déchaînement de l'éros (Marcuse). Ces idées étaient l'humus de la contre-culture des jeunes des années 60 et ont donc retraversé l'océan pour devenir les mots à la mode des soixante-huitards.
Au fil du temps, la contre-culture est devenue la culture officielle, conquérant les arènes académiques, éditoriales et politiques jusqu'à devenir le sens commun de trois générations. Ceux qui connaissent l'histoire des partis communistes européens se souviennent du malaise, de l'agacement et de l'aversion mutuelle ouverte entre les communistes orthodoxes et les soixante-huitards imprégnés de Marcuse, du libertarisme extrême, de la sous-culture de la drogue et de certains genres musicaux et artistiques.
Devenu par hétérogénéité des fins - la ruse superlative de la superstructure libérale-capitaliste - une épreuve de force intra-bourgeoise puis post-bourgeoise, l'esprit soixante-huitard a évolué vers la vulgate du libéralisme en économie, du libertarisme en mœurs et valeurs, et du " droitisme ", avec l'étonnante substitution des droits sociaux - chers aux marxistes - par des droits dits civils, renvoyant à la sphère individuelle, pulsionnelle, intime et sexuelle.
En ce sens, la culture de l'effacement des "éveillés" (woke), en plus d'être un autre produit des universités anglo-saxonnes, a opéré un singulier tripotage du marxisme. Au lieu des exploités du capitalisme - la classe prolétarienne comme moteur de la révolution communiste - toutes sortes de "damnés de la terre" (Frantz Fanon) ont été élevés au rang de héros de notre temps, considérés non pas comme une classe plus ou moins homogène à qui confier la palingénésie économique et sociale, mais comme des victimes à racheter.
La nouvelle culture occidentale est indifférente à la question sociale mais très sensible à la dialectique victime-carnage. Le relativisme éthique et existentiel, le féminisme radical et l'idéologie du genre ne dérivent pas du tout du marxisme. Ils ont, le cas échéant, une dette envers l'école de Francfort, la première à avoir compris que les classes inférieures de la société ne sont pas révolutionnaires, mais paradoxalement conservatrices et réalistes, engagées dans l'amélioration de leurs conditions matérielles et sociales au sein du système existant.
D'où le choix de nouveaux sujets "révolutionnaires" : les femmes, les homosexuels, les minorités ethniques et raciales, à compenser par l'attribution de privilèges, de quotas réservés dans l'accès aux professions et aux fonctions supérieures (ce qu'on appelle la discrimination positive). De la lutte des classes marxiste, le libéralisme-libertarisme culturel est passé à la guerre des sexes, des orientations sexuelles et à la démolition méthodique de toute sphère de civilisation de référence. C'est l'oikophobie dénoncée par Roger Scruton et Alain Finkielkraut, la haine de soi qui pousse les gens à mépriser, jeter à la poubelle et condamner à la damnatio memoriae l'histoire commune.
Plus concrètement, le marxisme interprétait l'histoire comme une lutte entre des classes aux intérêts opposés, exploiteurs contre exploités, la dialectique du maître et du serviteur héritée de Hegel. Karl Marx froncerait les sourcils et réprimerait à peine sa nausée si l'un de ses (prétendus) disciples chantait les louanges du complexe hétérogène de théories que l'intellectualisme paresseux regroupe sous le syntagme de "marxisme culturel". Dans son système déterministe, prétendument scientifique et dur comme du béton, il n'y avait pas de place pour le relativisme ni pour le féminisme bourgeois ; le prolétariat féminin était incorporé dans la révolution en tant qu'"armée de réserve" du capitalisme, qui incluait les femmes dans le monde du travail pour des raisons de concurrence entre les travailleurs et pour élargir la base de l'industrialisation naissante. Le marxisme pourrait encore moins accepter la théorie du genre et le principe selon lequel il n'existe pas de données naturelles-biologiques, mais seulement des rôles et des constructions culinaires.
Le terme même de "marxisme culturel" est équivoque : comment un ensemble confus de théories peut-il être considéré comme marxiste ? Ce serait contredire l'un de ses piliers : la superstructure dépend de la structure, donc le mode de production détermine la mécanique sociale. Un système économique est lié à un certain type de culture, et non l'inverse. Inversez les "relations de production" et tout le reste changera en conséquence, dit Marx. L'insolent progressiste "éveillé"/"woke" pense le contraire : il suffit de changer la culture. Le progressisme ne peut être marxiste car son horizon est interne au capitalisme, dont il partage la forme marchandise et la tension vers l'illimité.
La liberté est confondue avec l'illimitation des choix des consommateurs. Le désir est l'étoile polaire, dans la même croyance que l'homme est une machine à désirer. Pourtant, le marxisme condamne le fétichisme de la marchandise ; le progressisme, le courant dominant du libéralisme culturel, considère tout, y compris l'homme, comme une marchandise. L'étiquette de prix le rassure, car elle certifie l'existence d'une offre qui correspond à une demande, même si elle est absurde ou immorale. Il existerait une sorte de droit de chacun sur tout qui finit par justifier le "droit d'exploiter librement son voisin, de s'accoupler avec son chien, et de s'efforcer allègrement de remplacer l'homme ancien par l'homme nouveau" (J.P. Michéa).
En outre, comment peut-on lier le marxisme à l'idéologie du genre ou au relativisme, alors que Lénine, dans Matérialisme et empiriocriticisme, a déclaré: "Chacun peut sans peine trouver des dizaines d'exemples de vérités éternelles et absolues, dont il n'est pas permis de douter, à moins d'être fou. Être matérialiste, c'est reconnaître la vérité objective, qui nous est révélée par les organes des sens. Reconnaître la vérité objective, c'est-à-dire indépendante de l'homme et de l'humanité, c'est admettre, d'une manière ou d'une autre, la vérité absolue".
Le libéralisme a mille visages, mais un principe unit toutes ses nuances infinies, la suspicion pour tout ce qui conditionne et qualifie la liberté, pour tout ce que nous n'avons pas choisi. Tous les libéralismes se définissent par la négative, c'est-à-dire par le concept de la liberté comme l'absence d'entraves extérieures. Le père le plus constant du libéralisme culturel est Benjamin Constant (portrait), le chantre de la liberté moderne, de la liberté libérale.
"C'est le droit de n'être soumis qu'à la loi, de ne pas être arrêté, condamné à mort ou maltraité de quelque manière que ce soit, par suite de la volonté arbitraire d'un ou plusieurs individus. Chacun a le droit d'exprimer son opinion, de choisir son activité et de l'exercer ; de disposer de ses biens et même d'en abuser ; d'aller et venir sans autorisation. C'est le droit de rencontrer d'autres individus, que ce soit pour discuter de ses intérêts, ou pour professer le culte de son choix, ou simplement pour remplir ses jours et ses heures de la manière la plus conforme à ses inclinations et à ses fantasmes".
Nous comprenons l'attrait immédiat d'un tel programme; en réalité, il est destructeur de la société et est mis en œuvre au prix de la guerre de tous contre tous, c'est-à-dire, en définitive, de la loi du plus fort. L'individu libéral est le seul sujet agissant, une autre différence capitale avec le socialisme et tout penchant communautariste et identitaire. Il a le droit suprême de posséder et aussi d'abuser de ce qu'il possède ; il opine, il débat jusqu'à l'épuisement, il abuse de l'opinion, mais il n'a pas de convictions profondes ; la notion de bien et de juste lui est étrangère, sauf dans une clé subjective. Son but est d'agir sans autre limite que sa propre volonté et son propre plaisir. Comme Faust qui nie l'Évangile de Jean (au commencement était le verbe) et s'exclame : au commencement était l'action ! Et faustien est l'adjectif qu'utilise Oswald Splenger pour décrire la personnalité de l'homme occidental.
Il ne se soucie pas de la moralité ou de la justesse de ses actes : il suffit qu'ils soient "libres", c'est-à-dire non conditionnés par quoi que ce soit. Le seul juge, son Ego hypertrophié et souverain : le relatif absolu ! Pour lui, il ne s'agit pas d'orienter la liberté vers le bien, mais simplement de l'exercer. La fin n'est pas l'acte bon, mais l'acte libre. Les lois auxquelles il prétend se soumettre sont la volonté dominante et momentanée déclinée en normes écrites, le droit "positif", tel que dans la mesure où il est établi avec les procédures prévues par d'autres normes, également positives. C'est-à-dire provisoire, étranger à tout principe de droit naturel, qui pour lui n'existe pas, mais qui s'il existait devrait être aboli dans la mesure où il restreint la liberté. Logiquement, il finit par fuir les liens familiaux, les liens de la communauté d'origine, et toute autre idée ou modalité qui n'est pas choisie subjectivement avec une révocabilité illimitée.
La post-modernité occidentale est un libéralisme/libertarisme accompli, tant dans les relations économiques et sociales que dans les choix existentiels. Aucun marxiste authentique ne pourrait être d'accord avec cela. Un autre élément du progressisme libéral contemporain est le manque de réalisme, le péché originel de l'idéalisme - commun à tous les épigones de Hegel - qu'Augusto Del Noce (photo) a surnommé "idéisme", ou la primauté de l'idée sur la réalité.
Descartes a commencé par "Je pense, donc j'existe", ce qui signifiait "Je pense, donc les choses existent". Dès lors, les hommes en sont venus à croire que c'est leur esprit qui crée les choses. Les réalités, en revanche, existent indépendamment de nous et le péché le plus caractéristique de la modernité est la croyance qu'elles n'existent pas en elles-mêmes, mais sont la projection de notre subjectivité.
Pour Chesterton, les hommes ont perdu le bon sens qui leur fait accepter la réalité. Il appelle à un retour à l'humble contemplation de la vérité : rien n'est plus éloigné de l'illimitation de l'homme faustien, oublieux de la leçon de concrétude de la grande philosophie, d'Aristote à Thomas d'Aquin. Cet oubli est le point de convergence entre les vestiges post-marxistes - détachés de leur ancrage avec la justice sociale - et le monde libéral.
Le marxisme est inter-nationaliste, c'est-à-dire qu'il accepte - tout en les transcendant dans le communisme - l'existence des nations, donc des racines. Le libéralisme l'a dépassé à gauche par le biais du progressisme, qui débouche sur le mondialisme, la citoyenneté universelle, l'anti-drapeau arc-en-ciel.
Le socialisme et le communisme ont surgi du tronc libéral en réaction aux injustices intolérables, à l'exploitation de l'homme dans les premières révolutions industrielles. Le fruit ne tombe jamais trop loin de l'arbre. Et l'arbre est libéral, quelle que soit la fascination marxiste qui laissait croire à une incompatibilité totale.
L'inimitié était réelle, mais pas irrévocable. Cela a été démontré par la conversion rapide des marxistes occidentaux au libéralisme dans ses variantes libérales et libertaires. Ils ont hurlé contre le capitalisme, mais ont en fait scié l'arbre des identités, des peuples, de la famille, du bon sens. Tout à l'avantage des vainqueurs de 1989, qui ont pu se débarrasser d'un seul coup du concurrent et de tous les obstacles moraux, communautaires et spirituels qui ralentissaient sa course effrénée.
Le vol de l'Icare libéral a effacé tous les héritages, mais les marxistes sans peuple et sans prolétariat ont été les aides de camp, les idiots utiles du libéralisme réel. Déconstruite, dénaturée, dénudée, l'humanité progressive est un fatras stérile de consommateurs. De biens, d'expériences, de droits, de soi. La liberté libérale a pris le pas sur la "libération" marxiste et consiste désormais en un choix hétéro-dirigé sur le seul rayon du supermarché entre des marchandises de couleurs différentes et de contenu identique.
Maudit soit nos enfants et nos frères, marxistes imaginaires, agents de l'ennemi libéral. Et pauvres marxistes survivants et fiers de l'être qui croient encore à l'idéologie de Marx et Lénine ; pauvres de nous aussi, anciens conservateurs conscients qu'il n'y a rien à préserver, personnages à la recherche d'un auteur dont le drapeau est tombé. Divisés, ennemis en chef. Pauvres oints, nous ne serons pas ceux qui aplatiront Milan...
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vendredi, 28 octobre 2022
La misère symbolique. Le philosophe Bernard Stiegler et l'ère hyperindustrielle
La misère symbolique. Le philosophe Bernard Stiegler et l'ère hyperindustrielle
par Giovanni Sessa
Source: https://www.centrostudilaruna.it/la-miseria-simbolica-il-filosofo-bernard-stiegler-e-lepoca-iperindustriale.html
Nous avons longtemps soutenu qu'il serait nécessaire de se débarrasser de l'idée néfaste de la fin de l'histoire. La société contemporaine n'est pas le "meilleur des mondes possibles", elle est surmontable et amendable. Nous avons été confortés dans cette position par la lecture d'un récent ouvrage du philosophe français Bernard Stiegler, La misère symbolique. L'ère hyperindustrielle, publié en version italienne par Meltemi (pour les commandes : redazione@meltemieditore.it ; 02/22471892, pp. 164, euro 16.00). Le volume comprend une introduction de Rossella Corda, une postface de Giuseppe Allegri et un essai du groupe de recherche Ippolita, qui édite les œuvres de Stiegler en Italie.
Que le lecteur sache que le penseur français ne se limite pas à élaborer un diagnostic des causes qui ont produit l'ère hyperindustrielle, mais propose une thérapie pour le malaise, tant individuel que communautaire, qui caractérise les relations humaines en son sein. En premier lieu, il se débarrasse du cliché de la post-modernité telle qu'elle a été théorisée par Lyotard et Baumann, cliché qui porte implicitement en lui la référence à un prétendu post-industrialisme, trompeur pour l'exégèse du présent. Il serait approprié d'utiliser l'expression d'âge hyper-industriel pour désigner notre époque : elle permet de comprendre l'incontournabilité de la tèchne et, surtout, le lien qui unit l'esthétique et le politique. Notre époque est celle du paupérisme du symbolique. Un tel paupérisme n'induit pas la définition : "du moi et du nous, à partir de la pauvreté d'un imaginaire colonisé ou surexploité par les technologies hyper-médiatiques [...] qui vicient la prolifération d'un narcissisme primaire physiologique" (p. 9). Conscient de la leçon Post-scriptum de Deleuze sur les sociétés de contrôle et, en ce qui concerne les processus d'individuation, de celle de Simondon, Stiegler présente un examen de la pensée symbolique comme pharmakon, poison et antidote à la fois: "dans le sillage de cette longue tradition qui commence avec Platon" (p. 10), conclut Corda.
Certes, ni les guerres conventionnelles ni les conflits sociaux n'ont disparu, mais le monde contemporain connaît une guerre plus envahissante, celle qui se déroule dans la sphère "esthétique", dont l'enjeu est la con-sistance symbolique. Pour Stiegler, le terme "esthétique" désigne le "sentiment" en général. Le politique vise la construction d'un pathos commun: "qui intègre notre partialité-singularité réciproque [...] en vue d'un devenir-un" (p. 11), par l'établissement de relations de sympathie, fondées aristotéliciennement sur la philia. On peut en déduire que la politique est un acte esthétique basé sur la "participation e-motive-créative" (p. 11), visant à la construction du corps social. Elle peut induire la réalisation du nous ou ouvrir des échappatoires dissolvantes. La seconde hypothèse se produit lorsque les "affects" sont pris dans le piège de l'exploitation réalisée par la Forme-Capital qui, colonisant l'imaginaire par le marketing, oriente la dimension désirante de l'homme et marchandise la vie.
Le capitalisme cognitif et la société de contrôle, son corrélat historique, vivent d'un tel abus esthétique, si subtilement puissant qu'il détermine l'effacement de la honte prométhéenne qui, selon Anders, aurait accompagné, en tant que trait "affectif", l'âge de la technologie. Il est nécessaire, souligne passionnément le penseur, d'échapper à l'emprise de l'hétéro-direction socio-existentielle et: "remettre en mouvement les processus de désir actif" (p. 11). La guerre esthétique ne peut être gagnée qu'à condition de connaître les substrats complexes de rétentions sur lesquels se structure la production imaginale. Il ne suffit pas de s'arrêter aux rétentions primaires et secondaires analysées par Husserl. Les premières se constituent sur le présent de la perception (l'écoute d'une symphonie), les secondes sur les processus d'image (le souvenir de cette écoute), mais les plus pertinentes, dans la phase actuelle, sont les rétentions tertiaires, produites par la mémoire externalisée que nous fournit la technologie. Dans ce contexte, nous avons affaire à des "objets temporels industriels", qui donnent lieu à la répétition infinie d'expériences et de perceptions et qui influencent la définition du moi et du nous : "ils se déposent dans une sorte d'archive de base, aussi physique [...] qu'abstraite" (p. 13). De cette façon, nous atteignons le point d'écouter sans plus entendre, nous écoutons mécaniquement, comme des magnétophones humains.
Cette situation, et son possible renversement, est déduite, selon Stiegler, du film de Resnais, On connaît la chanson. La rétention tertiaire a ici le visage de la répétition du refrain des chansons, qui sont devenues la "mémoire collective", non pas d'un nous consolidé, mais du On social inauthentique, dont Heidegger a magistralement parlé. En même temps, les protagonistes de ce film visent à transvaloriser, à transformer leur "souffrance" symbolique en une action symbolique. C'est la possibilité esthético-politique dissimulée dans la misère imaginaire. Le penseur stimule le trait poïétique des hommes, de sorte qu'ils adhèrent : "à une autre capacité d'imaginer" (p. 15), qui ne peut se fonder sur un retour à un passé donné, non touché par l'implant technique, mais qui, de celui-ci, doit naître. Le Gestell est à considérer comme un lieu de décision : on peut y procéder au renvoi définitif du je et du nous (l'état actuel des choses) ou à leur re-constitution, au-delà de la marchandisation universelle en cours (cette position ne semble pas différente de celle de Jünger dans Le Travailleur).
Seule l'adhésion à une philosophie imaginaire, a-logique, comme l'idéalisme magique évolien, peut permettre aux poietes de se sentir perpétuellement exposés au novum, aux rythmes de la physis et au fondement qui la constitue : la liberté. Nous avons trouvé le livre stimulant à lire. Nous ne pouvons pas être d'accord avec l'auteur lorsqu'il affirme que la misère symbolique du présent a eu une manifestation claire dans le succès électoral des Lepenistes le 21 avril 2002. Peut-être faut-il lire, dans ce vote, une réponse "instinctive" à la misère symbolique, qui nous semble, au contraire, incarnée de façon paradigmatique, par la "mise en marche" de Macron, dans laquelle se sont dissoutes les certitudes "solides" de la gauche.
Une dernière considération : il est paradoxal que moi, votre serviteur, issu de mondes intellectuels très éloignés de Stiegler, partage certaines de ses analyses. Sur le sujet, nous attendons des contributions des représentants de la pensée de la Tradition, qui sont trop souvent occupés à répéter de vieilles leçons.
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lundi, 24 octobre 2022
Le concept du sujet pauvre
Le concept du sujet pauvre
par Darya Platonova Douguina
Source: https://www.ideeazione.com/il-concetto-di-soggetto-povero/
"Ne regardez pas ce que fait notre homme. Regardez ce qu'il s'efforce de faire".
F. M. Dostoïevski
Un trait caractéristique de la philosophie russe, selon certains historiens de la philosophie russe, est l'ontologisme de la pensée. La position de l'ontologisme en philosophie, contrairement à la position opposée du gnoséologisme, implique la considération primordiale non pas du processus de la pensée, mais de l'objet de la compréhension. Étant du côté de l'ontologique, nous cherchons avant tout à identifier et à répondre à la question : "QUOI est, QUOI est l'objet de notre connaissance, QUOI est le centre de notre intuition intellectuelle". Les adeptes du modèle ontologique cherchent avant tout à trouver, parmi tout ce qui "coule et change", un certain point fondamental, un point fixe, comme une grosse pierre dans une rivière de montagne au débit rapide. Et ce n'est qu'après avoir trouvé et saisi ce point d'appui, l'instance de l'être, que nous pouvons envisager notre processus de recherche intentionnelle de cette chose. Par conséquent, nous ne commençons pas à réfléchir à la pensée avant d'avoir défini ce qu'elle est et ce que nous pouvons comprendre. Les adeptes de cette méthode sont Parménide (idée de l'identité de l'être et de la pensée), Platon (recherche des idées en tant qu'instances réellement existantes) - qui ont tourné leur raisonnement vers la recherche d'une base immuable, porteuse d'être.
Contrairement à l'ontologie, l'épistémologie cherche à comprendre le cours même de notre pensée depuis le tout début. Les adeptes de cette position (et la position elle-même a commencé à se développer activement après Immanuel Kant) portent leur attention sur la réflexion propre au processus de pensée. Dans ce modèle, la possibilité d'identifier un point de référence qui a son propre statut ontologique et devient une "chose en soi", incompréhensible pour la cognition, est remise en question. La seule chose qui reste à faire est d'étudier le processus de cognition lui-même. Dans cette méthode, le Sujet est extrêmement important, c'est lui qui devient le centre, son rôle est extrêmement grand.
Les philosophes russes sont loin de la position du gnoséologisme. Ceci est conditionné par le fait que l'idée même de Sujet et d'instance cognitive dans l'esprit russe est extrêmement vague et obscure. La culture russe, l'histoire russe et la religion russe n'acceptent pas le concept d'"individu", qui est un concept purement occidental, froid et détaché. Le collectivisme du peuple russe, visible même dans les plus petits détails du discours écrit (par exemple, dans le "I" minuscule par opposition au "I" majuscule en anglais), a une notion du sujet complètement différente. Et ce sujet est non-individuel, commun et unique à une multitude de personnes. C'est un esprit national, qui n'est jamais divisé en parties et qui pense, croit, comprend, écoute et comprend d'une manière tout à fait particulière.
Le sujet russe est absolument pauvre. Il est pratiquement inexistant, il est si grand qu'il commence à sembler trop petit. Il s'agit d'une pauvreté, non pas au sens classique de manque ou de besoin, mais d'une pauvreté qui surpasse les richesses et les émeraudes, comme la pauvreté d'un moine qui surpasse tous les trésors et les accumulations par son essence intérieure. Et le sujet est si pauvre qu'il est presque absent, que sa volonté, ses intentions pénètrent à peine à travers le brouillard de l'indistinction. Ce n'est pas seulement qu'il n'y a pas d'orientation vers quelque chose, mais qu'il n'y a pas de point d'origine initial, l'initiateur de cette orientation.
Notre pauvre sujet russe est, en fait, la chose la plus secrète et la plus magique qui existe. C'est un être subtil. C'est l'être véritable. C'est un espoir qui n'est pas converti, mais qui est en train d'être.
Le peuple russe est pauvre. C'est une personne qui souffre, comme Job. Le peuple porte la bannière du Christ, la vérité fidèle, à laquelle il abandonne totalement son simulacre de réflexion, et il la porte héroïquement, à travers l'obscurité des âges et des menaces, de la douleur et de la souffrance... Sans trahir l'être authentique.
L'homme russe est trop large pour être un sujet. Et il a l'air pauvre. Mais cette pauvreté est la plus grande richesse - et cette ampleur - qui donne au monde son indéniable colonne vertébrale.
Et cette pauvreté, précisément cette pauvreté, douce, humble, non dirigée, parfois confuse et à peine comprise, est la véritable richesse russe. Celui qui est déjà, sans le savoir, au centre de l'être.
Au centre, où la richesse et la pauvreté ne sont que des catégories verbales. Au centre de la vérité absolue. Au centre de la lumière éternelle de la bonté, dans ce coin de l'âme où les mots sont trop épuisés pour exprimer l'infinité et les superlatifs de Dieu...
14:44 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : daria douguina, daria platonova, russie, philosophie | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Dromocratie. La vitesse comme puissance
Dromocratie. La vitesse comme puissance
Alexander Douguine
Source: https://www.geopolitika.ru/article/dromokratiya-skorost-kak-vlast
Dans le monde d'aujourd'hui, la vitesse joue un rôle énorme. En tout. Dans l'opération militaire spéciale en Ukraine, nous, Russes, avons constaté que dans la guerre - dans la guerre moderne - c'est également l'un des facteurs clés. Beaucoup, beaucoup - presque tout - dépend de la rapidité avec laquelle on peut obtenir les renseignements, les communiquer au commandement de l'unité de tir et prendre la décision de frapper, ainsi que de changer rapidement et de quitter l'endroit d'où les moyens de tir viennent d'être localisés. D'où le rôle énorme des drones, des communications par satellite, du temps de transmission des coordonnées de l'ennemi, de la mobilité des unités de combat et de la rapidité de la communication des ordres à l'exécutant. De toute évidence, cet aspect a été sous-estimé lors des préparatifs de l'opération militaire spéciale, et nous devons maintenant le rattraper dans un environnement critique.
De même, nous avons sous-estimé notre dépendance vis-à-vis de l'Occident pour la technologie numérique, les puces et la fabrication de matériels de précision. Se préparer à une confrontation frontale avec l'OTAN et, dans le même temps, s'appuyer sur des éléments technologiques développés et produits soit dans les pays de l'OTAN, soit dans des États dépendants de l'Occident, n'est pas une preuve de grande intelligence.
Mais il ne s'agit pas de la dépendance occidentale dans le propos du présent article, mais du facteur vitesse. Le philosophe français Paul Virilio, qui a étudié l'importance de la vitesse pour la civilisation technique moderne, a proposé un terme spécial - la dromocratie. Du grec dromos (vitesse) et kratos (force, puissance). La théorie de Virilio repose sur l'affirmation que dans les nouvelles conditions de civilisation, le gagnant n'est pas celui qui est le plus fort, le plus intelligent ou le mieux équipé, mais celui qui est le plus rapide. La vitesse est ce qui décide de tout. D'où la volonté d'augmenter par tous les moyens la vitesse des processeurs et, par conséquent, de toutes les opérations numériques. C'est le point central de la plupart des réflexions sur l'innovation technique aujourd'hui. Tout le monde rivalise précisément en vitesse.
Le monde d'aujourd'hui est une lutte pour la vitesse. Et celui qui s'avère être le plus rapide remporte le prix ultime - le pouvoir. Dans tous ses sens et dimensions - politique, militaire, technologique, économique, culturel.
Pendant ce temps, dans la structure de la dromocratie, la chose la plus précieuse est l'information. C'est la vitesse de transmission des informations qui est l'expression concrète de la puissance. Cela s'applique aussi bien au fonctionnement des bourses mondiales qu'à la conduite de la guerre. Celui qui est capable de faire quelque chose plus rapidement acquiert un pouvoir total sur celui qui hésite.
En même temps, la dromocratie, en tant que stratégie consciemment choisie, c'est-à-dire une tentative de dominer le temps en tant que tel, peut également conduire à des effets étranges. Le facteur de l'avenir entre en jeu. D'où le phénomène des transactions à terme et des fonds de couverture associés, ainsi que d'autres mécanismes financiers de nature similaire dans lesquels les principales transactions sont effectuées avec quelque chose qui n'existe pas encore.
L'idéal de la dromocratie médiatique serait d'être le premier à rendre compte d'un événement qui ne s'est pas encore produit, mais qui est très probablement sur le point de se produire. Ce n'est pas seulement du faux, c'est travailler avec le domaine du possible, du pro-bable. Si nous prenons un événement futur probable comme quelque chose qui s'est déjà produit, nous gagnons du temps et donc du pouvoir. Une autre chose est que cela peut ne pas se produire. Oui, et c'est possible, mais parfois l'échec de l'attente s'avère peu critique, et inversement, une prédiction confirmée, prise au préalable comme un fait accompli, offre d'énormes avantages.
C'est l'essence de la dromocratie : l'élément temps n'est pas très simple et celui qui parvient à le soumettre obtient le pouvoir global total. Dans le développement des supers vitesses, la réalité elle-même est déformée et les lois de la physique non classique - préfigurées dans la théorie de la relativité d'Einstein et, dans une plus large mesure encore, dans la physique quantique - entrent en jeu. Les vitesses limites modifient les lois de la physique. Et c'est dans ce domaine que, selon Virilio, la lutte planétaire pour le pouvoir se joue aujourd'hui.
On retrouve des théories similaires dans le domaine plus appliqué et moins philosophique de la guerre réseau-centrée. Et c'est précisément ce type de guerre réseau-centrée que nous avons rencontré au cours de l'Opération militaire spéciale en Ukraine. La principale caractéristique d'une telle guerre est le transfert rapide d'informations entre les unités individuelles et les centres de commandement. Pour ce faire, les soldats et autres unités de combat sont équipés de multiples caméras et autres capteurs, dont les informations convergent vers un point unique. S'y ajoutent les données provenant des hélicoptères, des drones et des satellites. Ils sont intégrés directement aux unités de combat et de tir. Et cette intégration complète du réseau fournit l'avantage le plus important - l'avantage de la vitesse. C'est ainsi que fonctionnent les HIMARS, les tactiques de groupe mobile et les DRG. Les communications par satellite Starlink ont également été utilisées à cette fin.
Les théories de la guerre réseau-centrée reconnaissent que la rapidité de la prise de décision se fait souvent au détriment de la justification. Il y a beaucoup d'erreurs de calcul. Mais si vous agissez rapidement, même si vous avez commis une erreur, il est toujours temps de la corriger. Le principe du piratage ou des attaques DoS est utilisé ici - l'essentiel est de pilonner l'ensemble de la position des troupes de l'ennemi, en recherchant les points faibles, la porte dérobée. Les pertes peuvent être assez élevées, mais les résultats, en cas de succès, sont très importants.
En outre, la guerre réseau-centrée inclut, comme composante intégrale, les canaux d'information ouverts - en premier lieu, les réseaux sociaux. Ils ne se contentent pas d'accompagner la conduite des hostilités, en ne communiquant, bien sûr, que ce qui est bénéfique et ce qui ne l'est pas, en cachant ou en déformant au-delà de toute reconnaissance, mais ils opèrent également avec un avenir probabiliste. Encore le principe de la dromocratie. Ce que nous percevons comme des faux aujourd'hui n'est rien d'autre que le sondage et la stimulation artificielle d'un futur possible. De nombreuses contrefaçons s'avèrent vaines, tout comme les tentatives de percer les défenses de piratage sont souvent futiles, mais elles atteignent parfois leur but - et le système peut alors être détourné et subjugué.
La dromocratie dans la sphère politique permet de s'écarter des règles idéologiques rigides. En Occident même, par exemple, le racisme et le nazisme ne sont pas, c'est le moins qu'on puisse dire, ouvertement encouragés. Mais une exception est faite dans le cas de l'Ukraine et de quelques autres sociétés orientées vers la défense des intérêts géopolitiques de l'Occident. Le nazisme anti-russe et la russophobie sont florissants en Ukraine, mais l'Occident lui-même ne le remarque pas, l'évitant habilement. Le fait est que pour la construction rapide de la nation là où elle n'a jamais existé, et lorsqu'il y a en fait deux peuples sur un même territoire, on ne peut se passer du nationalisme, comme levier d'Archimède. Pour y parvenir le plus rapidement possible, des formes extrêmes sont nécessaires, y compris le nazisme et le racisme purs et simples. Et c'est à nouveau une question de dromocratie. Un simulacre de nation doit être créé rapidement. À cette fin, l'idéologie radicale, toutes les images et tous les mythes sur la propre exclusivité, même les plus ridicules, sont pris et tout cela est rapidement réalisé (avec un contrôle total de la sphère de l'information, en conséquence, les sociétés de l'Ouest ne le remarquent tout simplement pas).
L'étape suivante est la propagande tout aussi rapide de ces idées, qui n'ont rien à voir avec la démocratie libérale occidentale. Ce qui suit est la guerre, et les agresseurs sont dépeints comme des victimes et les sauveurs comme des bourreaux. L'essentiel est de contrôler l'information. Et si tout se déroule selon le plan des mondialistes, une résolution rapide suit, et après cela, les structures néo-nazies elles-mêmes sont tout aussi rapidement éliminées. C'est presque la même chose que ce que nous avons vu en Croatie lors de l'éclatement de la Yougoslavie. D'abord, l'Occident aide les ultra-nationalistes croates - les néo-Ustachistes - et les arme contre les Serbes, puis il les nettoie lui-même pour qu'il n'y ait plus aucune trace d'eux. L'important est de tout faire très, très vite. Rapidement, le néonazisme est apparu, a rapidement rempli son rôle, a rapidement disparu. Comme si cela n'était jamais arrivé.
C'est exactement le secret de Zelensky. Ce comédien mercurial comme meneur n'a pas été choisi par hasard. Sa psyché est volatile et sujette à des changements rapides. Le politicien parfait pour une société fluide. Un moment, il dit et fait une chose, le moment suivant, il fait quelque chose de complètement différent. Et personne ne se souvient de ce qui s'est passé il y a une seconde, car la vitesse de circulation des informations ne cesse d'augmenter.
Et sur cette toile de fond, à quoi ressemblons-nous ? Dès que nous avons commencé à agir de manière rapide, décisive et presque spontanée (la première phase de l'opération militaire spéciale), un succès énorme a suivi. Près de la moitié de l'Ukraine est tombée sous notre contrôle.
Dès que nous avons commencé à ralentir l'opération, l'initiative a commencé à passer à l'ennemi. C'est là qu'il s'est avéré que la nature réseau-centrée de la guerre moderne et les lois de la dromocratie n'avaient pas été correctement prises en compte. Dès que nous avons adopté une position réactive, que nous sommes passés à la défensive et au retranchement, nous avons perdu le facteur vitesse. Oui, les victoires ukrainiennes sont pour la plupart virtuelles, mais dans un monde où la queue remue le chien, où presque tout est virtuel (y compris les finances, les services, l'information, etc.), cela ne suffit guère. L'anecdote des deux parachutistes russes sur les ruines de Washington se plaignant - "nous avons perdu la guerre de l'information" - est drôle, mais ambiguë. Après tout, il s'agit aussi de quelque chose de virtuel, d'une tentative de codage pro-babylistique de l'avenir. Cependant, lorsqu'il s'agit de vérifier la réalité, tout n'est pas aussi lisse. Ici, il faut soit abattre toute la dromocratie, la virtualité, toute la postmodernité centrée sur les réseaux, c'est-à-dire toute la modernité et tout le vecteur de l'Occident moderne (mais comment le faire en même temps ?), soit accepter - même si c'est en partie - les règles de l'ennemi, c'est-à-dire nous accélérer nous-mêmes. La question de savoir si nous, les Russes, serons capables d'entrer dans le royaume de la dromocratie et d'apprendre à gagner des guerres réseau-centrées (y compris l'information !) n'est pas une abstraction. Notre victoire en dépend directement.
Pour cela, nous devons tout d'abord comprendre - de manière russe et patriotique - la nature du temps. Combien nous sommes lents à tout comprendre, combien nous sommes arriérés, et combien nous sommes lents à mettre en pratique - cela semble même démentir le proverbe selon lequel "les Russes mettent longtemps à s'atteler, mais ils roulent vite". C'est maintenant le moment où, si nous n'allons pas très vite, la situation pourrait devenir très dangereuse.
Plus vite on le fait, plus vite on réparera les dégâts. Je ne parle même pas de doter nos soldats d'attributs de réseau, d'accélérer le processus de commandement et d'introduire des mesures efficaces de sécurité de l'information. Mais il est tout simplement nécessaire d'être à la hauteur d'un ennemi bien équipé.
Et encore : si la spéculation sur le prix des uniformes minimaux des mobilisés n'a pas été immédiatement suivie d'une vague rapide de représailles directes de la part des autorités, c'est un très mauvais signe. Quelqu'un au pouvoir s'imagine que nous sommes encore en train d'atteler, alors que nous nous précipitons déjà à pleine vitesse. Il est urgent d'y réfléchir. Sinon, nous risquons de nous précipiter, comment dire gentiment... Un peu dans la mauvaise direction.
La Dromocratie n'est pas une blague. Il ne s'agit pas de dépasser l'Occident. Il faut l'emporter sur son hubris vertigineux, mais pour ce faire, nous devons agir à la vitesse de l'éclair. Et de manière raisonnable. La Russie n'a plus le droit ni le temps de s'endormir et de se laisser aller à la léthargie.
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mercredi, 05 octobre 2022
Diego Fusaro: le penseur du social-patriotisme
Diego Fusaro: le penseur du social-patriotisme
Javier R. Portella
Source: https://www.geopolitika.ru/es/article/diego-fusaro-el-pensador-del-social-patriotismo
Nous avons le plaisir de vous présenter aujourd'hui l'entretien que le directeur du blog elmanifiesto.com (Madrid), Javier R. Portella, a réalisé avec le célèbre penseur italien Diego Fusaro.
Ma première question ne peut qu'être d'actualité : que pensez-vous de la victoire de Giorgia Meloni et de Fratelli d'Italia aux élections italiennes du 25 septembre ? Partagez-vous mon espoir que cela pourrait représenter le début d'une rupture avec l'ordre (ou le désordre...) actuel du monde ? Ou craignez-vous, au contraire, que rien de fondamental ne change ?
Malheureusement, je ne peux pas partager l'espoir qu'il s'agisse d'une nouvelle étape ou la promesse d'une rupture avec l'ordre néolibéral dominant. Après tout, la droite néolibérale et atlantiste de Giorgia Meloni représente parfaitement le système dominant, basé sur la souveraineté du marché et l'impérialisme atlantiste qui est son complément. En ce sens, ils ont tort de dire que le parti de Giorgia Meloni est un parti néo-fasciste. Il s'agit plutôt d'un parti profondément néolibéral qui est au moins aussi éloigné du fascisme que la gauche fuchsia et arc-en-ciel d'aujourd'hui l'est du communisme. L'ordre néolibéral d'aujourd'hui agit comme un aigle avec deux ailes : nous avons l'aile gauche fuchsia pour la galerie, puis l'aile droite bleue de l'argent. La droite et la gauche néolibérales, inféodées au capital, représentent ceux d'en haut contre ceux d'en bas, le capital contre le travail, la mondialisation capitaliste contre les nations souveraines et démocratiques. C'est pourquoi, en Italie, le parti unique articulé de manière néo-libérale a encore gagné, avec son alternance sans alternative. Dans le sixième canto du Purgatorio, Dante compare Florence à une personne malade qui se tourne à droite et à gauche de son lit pour trouver un soulagement temporaire à sa propre souffrance: c'est ce que font aujourd'hui les peuples d'Europe, en se tournant tantôt vers la droite néolibérale tantôt vers la gauche néolibérale; c'est pourquoi le véritable geste révolutionnaire à accomplir consiste, tout d'abord, à dépasser la dichotomie de la droite et de la gauche qui ne profite qu'à ceux d'en haut pour créer une nouvelle géographie politique pour ceux d'en bas, c'est-à-dire pour le Peuple des classes populaires et des classes moyennes.
Dans votre contestation, précisément, de l'ordre mondial actuel, vous êtes souvent étiqueté comme un "rossonero", un rouge-noir, (en espagnol on dit "rojipardo", rouge-brun, bien que le terme correct à utiliser en Espagne serait "rojiazul", rouge-bleu), ce qui, comme cela a déjà été précisé dans votre réponse précédente, implique de défendre à la fois des principes de droite et de gauche. Les vrais, bien sûr : pas les principes de la droite libérale ou de la "gauche fuchsia", comme vous l'appelez. Quels sont ces principes ?
Disons que "rossonero" est présenté par le discours unique, politiquement correct et éthiquement corrompu ? Pour ma part, je me considère au-delà de la gauche et de la droite, un élève indépendant de Hegel et de Marx. Comme je l'ai écrit dans mon livre Penser différemment, "aujourd'hui il est nécessaire d'avoir des idées de gauche et des valeurs de droite, et par idées de gauche j'entends la défense du travail et de la solidarité, de la communauté et des intérêts des classes laborieuses. Par droite, j'entends la patrie et la famille, l'honneur et la transcendance". Rien de tout cela ne se retrouve aujourd'hui ni dans la droite bleue délavée ni dans la gauche rose néo-libérale, qui ne sont que des appendices de la culture du néant, celle du capital cosmopolite.
Nos sociétés sont marquées par un conflit profond que vous qualifiez souvent de "lutte des classes". Ma question est la suivante : à côté de cette lutte de nature fondamentalement économique entre "ceux d'en haut" et "ceux d'en bas", n'y a-t-il pas aussi un autre conflit qui, de manière transversale, ébranle les fondements de notre civilisation ? Je fais référence au conflit entre, d'une part, ceux qui, imprégnés de matérialisme et d'individualisme, cherchent à annihiler le sens et la beauté du monde ; et, d'autre part, ceux d'entre nous qui luttent pour le défendre et l'améliorer ?
La lutte des classes existe et, comme les classes dirigeantes le disent elles-mêmes, elles la gagnent sous la forme d'un massacre de classe à sens unique. La lutte des classes existe aujourd'hui, mais pas sous la forme que Marx l'avait imaginée : la nouvelle composition des classes présente en fait au sommet le bloc oligarchique capitaliste-financier, à la base l'union de la moyenne bourgeoisie et des classes ouvrières. Selon les mots de Hegel, le maître mondial élitiste contre le serf national populaire. Mais la lutte de classe différente de notre présent a également à voir avec le fait qu'il ne s'agit pas seulement d'une lutte matérielle et économique, malgré que cela soit certainement le cas. Il s'agit également d'une lutte culturelle et spirituelle, car le Global Master élitiste est ancré dans le relativisme postmoderne et nihiliste, dans la culture de l'annulation ("cancel culture") et dans le nouvel ordre mental qui reflète le néant de la forme marchandise globalisante. Le Serviteur National du Peuple, par contre, reste enraciné dans l'histoire et la culture, dans la tradition et la communauté, dans les liens avec les territoires et les personnes, avec le Sacré et avec la transcendance, de sorte que la lutte des classes est aussi une lutte culturelle, qui se présente aussi comme une lutte entre les flux perceptibles sur le territoire et la régulation, entre la dérégulation et les normes qui peuvent donner un sens au monde et à l'existence. La culture dite de l'effacement, qui n'est pas à proprement parler une "culture" qui aurait pour élément central une forme ou une autre d'effacement, mais une culture qui consiste à effacer définitivement toute la culture, est ce qui exprime le mieux la civilisation et de tout ramener au néant de la classe ploutocratique mondiale actuelle, ainsi que le mouvement de développement du capital qui précède comme le néant du film et du livre bien connus The Neverending Story. Se battre dans la lutte des classes aujourd'hui signifie défendre les intérêts des classes moyennes et ouvrières, essayer de dépasser la réification du capitalisme; mais aussi essayer d'arrêter l'avancée du néant techno-capitaliste en valorisant notre civilisation, notre histoire, notre culture. C'est pourquoi, aujourd'hui, défendre Platon et Aristote n'est pas, pour Dotti, un geste de snobisme aristocratique, mais le geste fondamental de la défense de notre civilisation.
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lundi, 26 septembre 2022
La Russie face à l'Europe, géopolitique et panslavisme (Nicolas Danilevski)
16:33 Publié dans Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nikolaï danilevski, russie, 19ème siècle, panslavisme, philosophie, philosophie politique, philosophie de l'histoire | | del.icio.us | | Digg | Facebook
dimanche, 25 septembre 2022
Le marxisme n'est pas de gauche ou la gauche n'est pas marxiste?
Le marxisme n'est pas de gauche ou la gauche n'est pas marxiste?
Santiago Aparicio
Source: https://decadenciadeeuropa.blogspot.com/2022/09/el-marxismo-no-es-de-izquierdas-o-la.html
Le nouveau livre du savant Carlos X. Blanco (le terme "savant" n'est rien d'autre qu'un aveu dans ce monde d'"experts" qui, eux, parlent de tout et ne savent rien) a un titre qui se veut irrévérencieux : "Le marxisme n'est pas de gauche" (Editorial EAS). L'essai, ou plutôt l'enchaînement de pensées ruminées au fil du temps et mises enfin noir sur blanc, vise à retirer les "mains sales" de la gauche d'une pensée du XIXe siècle qui a servi, entre autres, à transformer le monde d'une certaine manière.
Blanco est un Splengerien reconnu (ses œuvres précédentes contiennent cet esprit de décadence civilisationnelle que l'on lit chez Spengler et il y aura une interview à ce sujet d'ici peu) et un Fusariste de premier ordre (un partisan de Diego Fusaro). Il a aussi eu son penchant pour les buénistes (pour les disciples du philosophe Gustavo Bueno), mais tout en aimant le maître, il s'est peu à peu éloigné pour suivre d'autres voies qu'il comprend comme plus prolifiques afin d'accomplir la onzième thèse de Marx, transformer le monde, et pas seulement y penser. Ce n'est pas un sujet nouveau pour lui, puisqu'il a déjà écrit à ce sujet dans le magazine Nómadas (fondé par mon cher professeur et collègue Román Reyes).
L'irrévérence du titre s'entrevoit dans le libellé des pages des libres propos de l'auteur. C'est un traité tout entier dirigé contre la gauche fuchsia (PSOE-Podemos en Espagne) qui est accusée d'avoir abandonné le peuple à son triste sort. Une gauche qui a non seulement abandonné la lutte principale contre le capitalisme, mais qui est devenue porte-chandelles du capitalisme. Engluée qu'elle est dans diverses luttes qui lui permettent de fuir la réalité. Ils ont abandonné le marxisme ou l'ont transformé en quelque chose qui n'est pas le marxisme lui-même. "La gauche occidentale contemporaine s'est empêtrée dans ses théories et est devenue agnostique, voire nihiliste, vis-à-vis de la réalité. L'homme n'existe pas, la réalité n'existe pas, la société n'existe pas, tout est construction, structure, récit" (p. 46).
Le marxisme comme ontologie de l'être
Il est normal que, selon l'auteur, des auteurs aussi disparates que Diego Fusaro, Constanzo Preve ou Alain de Benoist récupèrent Karl Marx pour leurs critiques du système établi. La première chose à faire est de "défataliser l'existant", ou en d'autres termes de "rendre aux masses populaires leur capacité de résistance à l'Horreur". Redonner à la société la conscience collective d'être des sujets dotés d'un pouvoir pratique" (p. 35). Tout cela conduit à une lutte des classes, d'une part, et à une lutte des États, d'autre part. Et à la récupération de l'être humain en tant qu'être social et spirituel. Ainsi, Marx devient le théoricien de la communauté et de l'être social, l'ontologue majeur.
Blanco comprend que le marxisme doit être poli et débarrassé du matérialisme pour revenir à l'idéalisme (de matrice hégélienne) afin d'en faire une Ontologie de l'Être. Disons-le avec Fusaro : "La validité universelle est déterminée par des moments génétiques particuliers, par des figures concrètes connotées spatialement et temporellement. Le vrai devient tel temporellement : il ne s'épuise pas dans l'histoire, mais la rend possible en tant que lieu où l'histoire se manifeste" (Idéalisme ou barbarie. Pour une philosophie de l'action. Trotta. P. 152). Pour l'auteur, le marxisme en tant que matérialisme historique n'a aucun sens car il "offre la version la plus domestiquée et la plus maniable possible d'un nouveau déterminisme qui bloque les possibilités de l'être humain de devenir une réalité" (p. 54).
La construction d'un camp national-populaire
Grâce à Marx, un Marx qui n'est plus du tout à percevoir comme un gauchiste, rappelons-le, il sera possible d'avoir une philosophie fondatrice d'un "camp national-populaire : un État qui veille à la justice sociale, qui défend les faibles, qui protège la propriété, qui œuvre pour la stabilité de l'emploi et la garantie de l'épargne, pour les retraites, pour un système d'éducation rigoureux et de qualité, des soins de santé gratuits et perfectionnés" (p. 68). Face à un capital entièrement mondialisé, il ne reste plus qu'à émanciper les peuples en "a) récupérant l'État-nation pour lui-même [...] ; b) créant un nouveau bloc contre-hégémonique, c'est-à-dire une alliance des classes actuellement perdantes [...] ; c) lançant de nouvelles alliances et des alignements géostratégiques sur la scène mondiale" (p. 41).
Il est nécessaire de récupérer le peuple, un peuple dont la gauche actuelle ignore complètement ce qu'il est, car "s'il n'y a pas de peuple, il n'y a pas de nation" afin de lutter contre les grandes sociétés transnationales, le système financier et les intérêts géostratégiques des élites mondiales. La gauche espagnole, selon Blanco, a cédé au postmodernisme et a perdu tout sens de la nation espagnole en galvaudant son l'indépendance. Marx est devenu un penseur de nouvelles façons de transformer la société.
La critique
Le livre possède la force du malaise de ceux qui sont effrayés par l'état du monde actuel. Une frayeur provoquée par l'absence absolue de luttes émancipatrices contre le grand mal qui n'attend pas, le capitalisme et son idéologie dominante (un concept que l'auteur n'aborde pas dans le livre, d'ailleurs). C'est un essai très fusariste, qui plaira aux adeptes de l'Italien, mais c'est aussi l'un de ses talons d'Achille. Il ne laisse pas une seule tête dans le sable (de l'UN-Podemos, il dit ceci : "Depuis le début, ils ont été un obstacle à une véritable alliance de classe et à la formation d'un bloc national-populaire contre-hégémonique" p. 72), ce qui plaira aux critiques de gauche et de droite. Mais...
Le marxisme a-t-il été de gauche ? Bien sûr, la gauche a été influencée par le marxisme, mais en tant que méthode d'analyse ou philosophie alternative, il ne provient d'aucune partie du système politique. C'est comme si l'on disait que le rationalisme est de droite, le positivisme du centre ou la phénoménologie de gauche. La réalité est que la gauche a depuis longtemps cessé d'être marxiste ou d'avoir vraiment le marxisme comme base d'analyse de la réalité. Ils utilisent faussement le nom de Marx avec leurs questionnements sociétalo-culturels, avec leurs souvenirs de telle ou telle phrase... en utilisant le corpus marxiste en termes très généraux pour prendre les postures à la mode de l'époque dans laquelle nous sommes.
En ce qui concerne l'idée de laisser le marxisme sans matérialisme, il n'y a pas grand-chose de nouveau. Il comprend qu'elle doit rester une ontologie sans plus. Cela signifie renvoyer Marx à sa jeunesse. Aux écrits de 1844 avec ses concepts d'essence, d'aliénation ou de travail aliéné. En 1845 (L'idéologie allemande), Marx mettait déjà en garde contre le fait de rester dans le simple idéalisme ; en 1847 (Misère de la philosophie), il se sent à l'aise avec le matérialisme de l'imaginaire de Spinoza et cette vérité qui s'initie comme un produit. Laisser Marx sans matérialisme, c'est le placer dans une taverne berlinoise en train de boire des bières avec ses nouveaux amis hégéliens. Car ce que Marx a fait, comme il l'a reconnu lui-même dans les Gründisse et dans Das Kapital, c'est qu'il a retourné Hegel dans tous les sens. L'approche de l'auteur consisterait à retourner Marx, à son tour, dans tous les sens.
Que dit vraiment le marxisme ?
Ironiquement, puisque l'auteur le critique à travers E. P. Thompson, rien de mieux que d'utiliser Louis Althusser pour voir que des auteurs marxistes déjà conséquents ont rejeté tout déterminisme historique chez Marx. Il dit dans son livre-interview avec Fernanda Navarro (Filosofía y marxismo, Siglo XXI) : "il n'est pas possible de parler de lois de la dialectique, tout comme il n'est pas possible de parler de lois de l'histoire. Les deux expressions sont tout aussi absurdes l'une que l'autre. Une véritable conception matérialiste de l'histoire implique l'abandon de l'idée que l'histoire est régie et dominée par des lois qu'il suffit de connaître et de respecter pour triompher de l'anti-histoire" (p. 18).
Les marxistes, ceux qui étaient et, dans une certaine mesure, sont encore marxistes, ont abandonné tant le matérialisme historique (dans sa version déterministe) que le matérialisme dialectique et cet abandon s'est passé il y a déjà longtemps. Ils ont également compris que le sujet de la transformation n'existe pas, comme l'avait compris Marx, sous une forme donnée mais qu'il est modulé dans le temps. Pourquoi certaines révolutions (ou changements sociaux) réussissent-elles et d'autres non ? En raison d'un processus quelque peu aléatoire. Ce sont les circonstances qui finissent par rendre propice l'apparition d'un sujet de transformation, donc le bloc national-populaire que Blanco postule pourrait avoir son moment, sa rencontre (un terme très utilisé par Alain Badiou), ou pas.
Ce qui n'est pas possible, c'est d'abandonner la lutte des idées. Sur ce point, les marxistes qui restent et ceux qui sont partis sont d'accord. Dont Althusser avec sa philosophie qui "en définitive, est comme lutte des classes en théorie" (Éléments d'autocritique, éditions Laia, p. 59). Sans matérialisme, tout cela n'est pas possible car, en fin de compte et en dernière instance, "ce qui compte [dit Althusser] dans le mode de production, plus que tel ou tel fait, c'est le mode de domination de la structure sur ses éléments" (Para un materialismo aleatorio, Arena Libros, p. 71).
L'auteur a sans doute raison de demander de regarder davantage le côté plus ontologique (ce qui n'a rien à voir avec l'humanisme, un élément de l'idéologie dominante pour décourager les transformations du système). Le concept d'aliénation, même dans sa version la plus moderne chez Guy Debord, reste fondamental pour comprendre comment les choses fonctionnent aujourd'hui. Mais sans cette vision matérialiste, comment comprendre et appréhender les processus de reproduction, comment entrevoir les éléments idéologiques qui finissent par agir comme des éléments de domination sociale, comment comprendre les changements structurels du système qui ont finalement une influence sur le culturel, l'idéologique, le social-matériel ? Vous ne pouvez pas enlever l'aspect matérialiste de Marx car cela reviendrait à lui enlever son âme.
Le capitalisme est plein de contradictions et cela permet à Marx d'être utilisé aujourd'hui par des groupes, qui ne sont pas essentiellement de gauche, pour promouvoir un changement de type national-populaire. Le livre de Blanco est d'un grand intérêt pour cette raison, précisément. Lorsque la classe dominante espagnole (dans toutes ses factions) s'est lancée contre ce qu'on a appelé le néo-rancisme ou le rojipardismo (= le rouge-brunisme), et on en a des aperçus dans le livre, c'est parce que la rencontre des classes est désormais possible. Il y a des éléments d'union passé-présent (pour le dire en termes thomistes) ; il y a des éléments matériels ; il y a des éléments géopolitiques ; il y a des éléments de simple survie.....
Blanco se bat depuis des années pour ce genre d'union de tous ceux qui sont en bas de l'échelle (le sujet Serviteur ou Précariat de Fusaro) avec le monde des idées. Une lutte pour cette époque d'épuisement civilisationnel et l'espoir d'un avenir différent et meilleur. L'union du meilleur de la tradition, du meilleur de la modernité et du meilleur du spirituel contre un ennemi commun : le capitalisme et son idéologie postmoderne dominante. Nous espérons pouvoir proposer une interview approfondie de l'auteur (la faute à l'auteur de l'article) pour expliquer tous ces détails.
Achetez le livre (vous l'apprécierez) et participez au débat.
Commandes: https://editorialeas.com/producto/el-marximo-no-es-de-izquierdas/
17:52 Publié dans Actualité, Philosophie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : karl marx, marxisme, carlos x blanco, philosophie, philosophie politique, théorie politique, politologie, sciences politiques | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Darya Dugina à la 16ème conférence internationale sur "L'univers de la pensée platonicienne"
Darya Dugina à la 16ème conférence internationale sur "L'univers de la pensée platonicienne"
par Darya Platonova Douguina
Source: https://www.ideeazione.com/darya-dugina-alla-xvia-conferenza-internazionale-luniverso-del-pensiero-platonico/
Nous publions le discours de Darya Platonova Dugina, qui fut chercheuse en philosophie politique à l'Université d'État de Moscou, prononcé lors de la 16ème conférence internationale sur "L'univers de la pensée platonicienne" à Saint-Pétersbourg du 28 au 30 août 2018.
La philosophie politique s'est toujours vu refuser une pleine reconnaissance, quand elle concentrait ses efforts sur l'analyse des aspects métaphysiques du néoplatonisme. Les concepts néo-platoniciens tels que la "permanence" (μονή), l'"émanation " (πρόοδος), le "retour" (ὲπιστροφή), etc. étaient traités dans les ouvrages historico-philosophiques séparément de la sphère du Politique (1). Ainsi, la Politie n'a été interprétée que comme une étape dans l'ascension vers le Bien, intégrée dans le modèle hiérarchique rigide de la pensée philosophique néo-platonicienne, mais pas comme un pôle indépendant du modèle philosophique.
Cette vision de l'héritage philosophique néo-platonicien nous semble insuffisante. Nous voudrions prendre l'exemple des œuvres de Proclus/Proklos pour montrer que, dans le néo-platonisme, le politique est interprété comme un phénomène important et indépendant intégré dans un contexte général philosophique, métaphysique, ontologique, épistémologique et cosmologique.
Alors que dans le platonisme classique et chez Platon lui-même la philosophie politique est explicitement exprimée (cf. les dialogues intitulés 'État/République', 'Politique', 'Lois', etc.), dans le néo-platonisme et surtout chez Proclus nous ne pouvons juger de la philosophie qu'indirectement etn surtout, dans les seuls commentaires des dialogues de Platon. Cela est également dû au contexte politico-religieux de la société dans laquelle les néo-platoniciens ultérieurs, y compris Proclus lui-même, opéraient.
À l'heure actuelle, les idées politiques des néo-platoniciens n'ont pas fait l'objet de recherches suffisantes et, en outre, le fait même de l'existence d'une philosophie politique néo-platonicienne (du moins chez les néo-platoniciens grecs tardifs) n'a pas été prouvé et ne fait pas l'objet de recherches scientifiques et historico-philosophiques. Cependant, les systèmes néo-platoniciens de philosophie politique ont été largement développés dans le contexte islamique (d'al-Farabi à la gnose politique chiite) (2), et le néo-platonisme chrétien dans les versions d'auteurs occidentaux (en particulier, le bienheureux Augustin (3) a largement influencé la culture politique de l'Europe médiévale.
A l'heure actuelle, le sujet est peu développé. En russe, il n'existe pratiquement aucun travail de recherche consacré spécifiquement à la philosophie politique de Proclus. Parmi les sources étrangères, les seules études spécialisées sont "Platonopolis" de Dominic O'Meara, le spécialiste anglais de la philosophie néo-platonicienne (4), "Founding Platonopolis : Platonic Polytheism in Eusebius, Porphyry and Iamblichus" (5), des chapitres séparés dans "Proclus. Philosophie néoplatonicienne et science" (6) et commentaires de A.-J. Festugière aux traductions françaises des œuvres majeures de Proclus, en particulier les Commentaires sur le Timée en cinq volumes (7) et les Commentaires sur l'État en trois volumes (8).
En haut, le Père Festugière, helléniste français de très haut vol.
Proclus Diado (412-485 ap. J.-C.) est l'un des plus importants penseurs de l'Antiquité tardive, un philosophe dont les œuvres expriment toutes les principales idées platoniciennes développées au cours de nombreux siècles. Ses écrits combinent le platonisme religieux et le platonisme métaphysique ; dans une certaine mesure, il est une synthèse de tous les platonismes précédents - à la fois le platonisme classique (Platon, Academia), le platonisme "moyen" (décrit dans J. Dillon) (9) et le néo-platonisme (Plotin, Porphyre, Jamblique/Iamblichus). Proclus était probablement le troisième savant de l'école athénienne de néo-platonisme (après Plutarque d'Athènes et Syrianos, le professeur de Proclus), qui a existé jusqu'en 529 (jusqu'à sa fermeture par Justinien, qui a émis des édits contre les païens, les juifs, les ariens et de nombreuses sectes, et a dénoncé l'enseignement du platonicien chrétien Origène).
L'herméneutique philosophique de Proclus est un événement absolument unique dans l'histoire de la philosophie de l'Antiquité tardive. Les œuvres de Proclus représentent l'aboutissement de la tradition exégétique du néo-platonisme. Ses commentaires partent des œuvres originales de Platon, mais prennent en compte le développement de ses idées, y compris les critiques d'Aristote et des philosophes stoïciens, dans les moindres détails. À cela s'ajoutait la tradition du platonisme moyen, dans laquelle un accent particulier était mis sur les questions théistes religieuses (10) (Numénius, Philon d'Alexandrie). Plotin a introduit la thématisation de l'apophatique dans l'exégèse. Porphyre a attiré l'attention sur la doctrine des vertus politiques et des vertus qui font appel à l'esprit. Jamblique (11) a introduit une différenciation dans la hiérarchie plotinienne des séries ontologiques et eidétiques de base représentées par les dieux, les anges, les démons, les héros, etc. Si chez Plotin nous voyons la triade principale des Éléments - l'Unité, l'Esprit et l'Âme, chez Jamblique la série eidétique à plusieurs étapes séparant les gens de l'Âme du monde et des royaumes spéculatifs de l'Esprit. Jamblique fait également sienne la pratique consistant à commenter les dialogues de Platon en termes ésotériques.
Pour une reconstruction précise de la philosophie politique de Proclus, il est nécessaire de prêter attention au contexte politique et religieux dans lequel il opérait.
Sur le plan politique, l'époque de Proclus est très mouvementée : le philosophe est témoin de la destruction des frontières occidentales de l'Empire romain, des grandes migrations de peuples, de l'invasion des Huns, de la chute de Rome, d'abord aux mains des Wisigoths (410), puis des Vandales (455), et de la fin de l'Empire d'Occident (476). L'un des visiteurs choisis par Proclus, Anthemius, un patricien de Byzance, a pris une part active aux activités politiques.
Proclus (selon les règles traditionnelles d'interprétation des dialogues de Platon) commence son commentaire de la République et du Timée par une introduction dans laquelle il définit le sujet (σκοπός) ou l'intention (πρόθεσις) du dialogue ; il en décrit la composition (οἷκονομία), le genre ou le style (είδος, χαρακτήρος) et les circonstances dans lesquelles le dialogue a eu lieu : la topographie, l'époque, les participants au dialogue.
En déterminant le sujet du dialogue, Proclus souligne l'existence dans la tradition philosophique de l'analyse de Platon de l'"État"/de la "République" des différents points de vue (12):
1) certains sont enclins à considérer le sujet du dialogue comme une étude du concept de justice, et si une considération du régime politique ou de l'âme est ajoutée à la conversation sur la justice, ce n'est qu'un exemple pour mieux clarifier l'essence du concept de justice ;
2) D'autres considèrent l'analyse des régimes politiques comme l'objet du dialogue, alors que l'examen des questions de justice, selon eux, dans le premier livre n'est qu'une introduction à l'étude plus approfondie du Politique.
Nous rencontrons donc une certaine difficulté à définir l'objet du dialogue : le dialogue vise-t-il à décrire la manifestation de la justice dans la sphère politique ou dans la sphère mentale ?
Proclus estime que ces deux définitions du sujet du dialogue sont incomplètes et soutient que les deux objectifs de l'écriture dialoguée partagent un paradigme commun. "Car ce qu'est la justice dans la psyché, la justice est la même dans un État bien gouverné" (13), dit-il. En définissant le sujet principal du dialogue, Proclus note que "l'intention [du dialogue] est de [considérer] le régime politique, puis [de considérer] la justice. On ne peut pas dire que le but principal du dialogue est exclusivement de tenter de définir la justice ou exclusivement de décrire le meilleur régime politique. Ayant admis que le politique et la justice sont interconnectés, nous noterons que dans le dialogue, il y a également une considération détaillée de la manifestation de la justice dans la sphère du mental. La justice et l'État ne sont pas des phénomènes indépendants. La justice se manifeste à la fois au niveau politique et au niveau psychique (ou cosmique).
Une fois ce fait établi, la question suivante se pose : lequel est le plus primaire - l'âme (ψυχή) ou l'état (πολιτεία) ? Existe-t-il une relation hiérarchique entre les deux entités ?
La réponse à cette question se trouve dans le dialogue "L'État/la République" (15), lorsque Platon introduit l'hypothèse de l'homologie (ὁμολογία) de l'âme et de l'État, de la sphère du mental et du politique. Cela nous oblige à réfléchir attentivement à ce que l'on entend par homologie chez Platon et les néo-platoniciens qui ont poursuivi sa tradition. Dans la philosophie moderne ultérieure, le paradigme (réel) est surtout une chose ou un objet, et l'ontologie et l'épistémologie sont construites de manière hiérarchique : pour les objectivistes (empiristes, réalistes, positivistes, matérialistes), la connaissance sera comprise comme un reflet de la réalité extérieure, pour les subjectivistes (idéalistes), la réalité sera interprétée comme une projection de la conscience. Ce dualisme sera la base de toutes sortes de relations dans les domaines de l'ontologie et de l'épistémologie. Mais appliquer une telle méthode (objectiviste ou subjectiviste) au néo-platonisme serait anachronique: ici, ni l'état, ni l'âme, ni leurs concepts ne sont primaires. Chez Platon et les néo-platoniciens, l'ontologie primaire est dotée d'idées, de paradigmes, tandis que l'esprit et l'âme et la sphère du politique et du cosmique représentent des reflets ou des copies, des icônes, des résultats de l'eikasia (εικασία). Par conséquent, face à l'exemplaire, toute sorte de copie, qu'elle soit politique, mentale ou cosmique, possède une nature égale, un degré égal de distance par rapport à l'exemplaire. Ils ne sont pas vus par comparaison avec l'autre, mais par comparaison avec leur prototype eidétique.
La réponse à la question de la primauté du Politique sur le psychique ou vice versa devient alors claire : ce n'est pas le Politique qui copie le psychique ou vice versa, mais ils sont homologues l'un à l'autre dans leur secondarité par rapport à une image/eidos commune.
La reconnaissance de cette homologie est la base de la méthode herméneutique de Proclus. Pour lui, l'État, le monde, l'esprit, la nature, la théologie et la théurgie représentent des chaînes eidétiques de manifestations d'idées. Par conséquent, ce qui est vrai de la justice dans la sphère du Politique (par exemple, l'organisation hiérarchique, le placement des philosophes-tuteurs à la tête de l'État, etc.) est en même temps vrai de l'organisation de la théologie - la hiérarchie des dieux, des daimons, des âmes, etc. L'existence d'un modèle (paradigme, idée) garantit que tous les ordres de copies ont une structure unifiée. C'est ce qui permet de déduire sans risque la philosophie politique de Proclus de son vaste héritage, dans lequel peu de place est accordée à la politique proprement dite. Proclus implique le Politique de la même manière que Platon, mais contrairement à ce dernier, il fait du Politique le thème principal de ses réflexions beaucoup moins fréquemment. Néanmoins, toute interprétation des concepts de Platon par Proclus contient presque toujours implicitement des analogies dans le domaine du Politique.
L'homologie générale ne nie cependant pas le fait qu'il existe une certaine hiérarchie entre les copies elles-mêmes. La question de la hiérarchie des copies entre elles a été abordée différemment par différents commentateurs de Platon. Pour certains, plus proches du paradigme, le modèle est le phénomène de l'âme, pour d'autres le phénomène du niveau de l'état, et pour d'autres encore le niveau cosmique. La construction de cette hiérarchie est l'espace de liberté dans l'interprétation et la hiérarchisation des vertus. Ainsi, par exemple, dans Marin (16), la vie de Proclus lui-même est présentée comme une ascension d'une échelle hiérarchique de vertus : du naturel, du moral, du social au divin (théurgique) et encore plus haut, sans nom, en passant par le purificateur et le spéculatif. Les vertus politiques sont généralement considérées comme intermédiaires.
À partir du fragment que nous avons cité plus haut, dans lequel Proclus aborde le sujet du dialogue sur l'État, nous pouvons voir sa volonté de souligner que la hiérarchisation des interprétations est toujours secondaire par rapport à la structure ontologique et épistémologique de base du platonisme en tant que méthode contemplative. Ainsi, la construction d'un système de hiérarchies au cours des interprétations et des commentaires s'avère être secondaire par rapport à la construction d'une topologie métaphysique générale reflétant la relation entre l'exemplaire et la copie. Et même si Proclus lui-même, au cours du développement de son commentaire, accorde plus d'attention situationnelle aux interprétations mentales, contemplatives, théurgiques, théologiques, cela ne signifie nullement que l'interprétation politique est exclue ou d'importance secondaire. Peut-être que dans d'autres circonstances politico-religieuses, dont nous avons parlé dans la première partie de notre travail, décrivant la situation politique de l'époque de Proclus dans le contexte de la société chrétienne, Proclus aurait pu se concentrer davantage sur l'herméneutique politique, sans violer la structure générale et la fidélité à la méthodologie platonicienne. Mais dans cette situation, il a été contraint de parler de politique de manière moins détaillée.
L'interprétation par Proclus du dialogue sur "La République", où le thème de Platon est l'organisation optimale de l'État (polis), représente une polyphonie sémantique, une polyphonie qui contient implicitement des chaînes entières de nouvelles homologies. Chaque élément du dialogue interprété par Proclus, du point de vue de la psychologie ou de la cosmologie, correspond à un équivalent politique, parfois explicitement, parfois seulement implicitement. Ainsi, les commentaires du dialogue de Platon, qui thématisent précisément la "polythéia", ne représentent pas pour Proclus un changement du registre habituel de considération des dimensions ontologiques et théologiques dans la plupart de ses autres commentaires. En vertu de son homologie, Proclus peut toujours agir en fonction des circonstances et compléter librement son schéma herméneutique, en le déployant dans n'importe quelle direction.
Notes:
(1) Terme de Carl Schmitt pour souligner qu'il ne s'agit pas d'une organisation technique du processus de gouvernement et de pouvoir, mais d'un phénomène métaphysique avec sa propre structure métaphysique interne, une ontologie et une "théologie" autonomes, dont est issue la formule de C. Schmitt "théologie politique". Voir Schmitt C. Der Begriff des Politischen. Texte de 1932 avec un rapport et trois corollaires. Berlin : Duncker & Humblot, 1963 ; Schmitt C. Théologie politique. М :. Canon Press-C, 2000.
(2) Corbin Henri. Histoire de la philosophie islamique. M : Progress-Tradition, 2010.
(3) Mayorov G.G. La formation de la philosophie médiévale (patristique latine). M : Mysl, 1979 ; Augustine. Sur la Cité de Dieu. Mn : Harvest, M. : Astra, 2000.
(4) O'Meara D. J. Platonopolis. La philosophie politique platonicienne dans l'antiquité tardive. Oxford : Clarendon Press, 2003.
(5) Schott J. M. Founding Platonopolis : The Platonic Polity in Eusebius, Porphyry, and Iamblichus/Journal of Early Christian Studies, 2003.
(6) Siorvanes Lucas. Proclus. Philosophie néoplatonicienne et science. Edinburgh, Edinburgh University Press, 1996.
(7) Proclus. Commentaires sur le temps. Tome 1, Livre I ; tr. André-Jean Festugière. Paris : J. Vrin-CNRS, 1966 ; Idem. Commentaires sur le temps. Tome 2, Livre II ; tr. André-Jean Festugière. Paris : J. Vrin-CNRS, 1967 ; Idem. Commentaires sur le temps. Tome 3, Livre III ; tr. André-Jean Festugière. Paris : J. Vrin-CNRS, 1967 ; Idem. Commentaires sur le temps. Tome 4, Livre IV ; tr. André-Jean Festugière. Paris : J. Vrin-CNRS, 1968 ; Idem. Commentaires sur le temps. Tome 5, Livre V ; tr. André-Jean Festugière. Paris : J. Vrin-CNRS, 1969.
(8) Proclus. Commentaires sur la République. Tome 1, Livres 1-3 ; tr. André-Jean Festugière. Paris : J. Vrin-CNRS, 1970. Idem. Commentaires sur la République. Volume 2, Livres 4-9 ; tr. André-Jean Festugière. Paris : J. Vrin-CNRS, 1970 ; Idem. Commentaires sur la République. Tome 3, Livre 10 ; tr. André-Jean Festugière. Paris : J. Vrin-CNRS, 1970.
(9) Dillon J. Les Platoniciens du milieu de 80 av. J.-C. à 220 ap. Saint-Pétersbourg. Aletheia, 2002.
(10) Dans l'enseignement éthique des platoniciens du milieu, l'idée centrale proclamée est le but d'être assimilé au divin.
(11) Jamblique systématise également la méthode de commentaire des dialogues de Platon, en introduisant la division en différents types d'interprétation : éthique, logique, cosmologique, physique, théologique. C'est sa méthode de commentaire qui servira de base à celle de Proclus. Il distinguait les douze dialogues platoniciens en deux cycles (la "canne de Jacques") : le premier cycle comprenait des dialogues sur des problèmes éthiques, logiques et physiques, le second - les dialogues platoniciens plus complexes, qui étaient étudiés dans les écoles néo-platoniciennes aux derniers stades de l'éducation ("Timée", "Parménide" - dialogues sur des problèmes théologiques et cosmologiques). L'influence de Jamblique sur l'école athénienne de néo-platonisme est extrêmement grande.
(12) Proclus. Commentaire sur la République. Trad. par A.J. Festugière. Op. cit. P. 23-27.
(13) Proclus. Commentaire sur la République. Trad. par A.J. Festugière. Op. cit. P. 27
(14) Proclus. Commentaire sur la République. Trad. par A.J. Festugière. Op. cit. P. 26.
(15) Platon. L'État/Plato. Œuvres en quatre volumes. Volume 3. Part 1, St. Petersburg : St. Petersburg University Press ; Oleg Abyshko Publishing, 2007.
(16) Marin. Proclus, ou sur le bonheur / Diogène Laërce. Sur la vie, les doctrines et les dires du célèbre philosophe. M. : Thought, 1986. С. 441-454.
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mercredi, 14 septembre 2022
Post-politique vs. politique existentielle
Post-politique vs. politique existentielle
Darya Platonova Douguina
Source: https://www.geopolitika.ru/en/article/post-politics-vs-existential-politics?fbclid=IwAR2JunF6yn5IUsupqgrlyBzbclznJcOqVCWNtCvSvYpaVxKxi0DOFemrUB0
Le 20ème siècle a été un siècle de rivalité entre trois idéologies. Certaines ont réussi à régner pendant plusieurs siècles (le libéralisme), d'autres pendant des décennies ou seulement quelques années (le communisme et le national-socialisme). Mais leur disparition nous semble évidente. Ces trois idéologies, filles de la philosophie des Temps Modernes, ont quitté l'espace de la politique. L'ère de la modernité a pris fin.
La fin de l'ère de la modernité
La mort du libéralisme ne semble pas aussi évidente que celle du communisme ou du national-socialisme. Francis Fukuyama proclame "la fin de l'histoire", c'est-à-dire la fin de la rivalité entre les trois idéologies et la victoire finale de la doctrine libérale. Mais le libéralisme n'a pas encore gagné... On peut s'en rendre compte en prêtant attention à la politique aujourd'hui. Si, dans le libéralisme classique, le sujet de la politique était l'individu (sa principale vertu était la liberté au sens négatif : décrite avec précision par Helvétius, "Un homme libre est un homme qui n'est pas enchaîné, n'est pas emprisonné, n'est pas intimidé comme un esclave par la peur du châtiment..."), aujourd'hui cet individu-là n'existe plus. Le sujet du libéralisme classique est éliminé de toutes les sphères, on se méfie de sa globalité; son identité, même si elle est posée négativement, est caractérisée comme une défaillance dans le fonctionnement du système virtuel global de la modernité. Le monde est entré dans le domaine de la post-politique et du post-libéralisme.
La politique rhizomique
L'individu s'est transformé en rhizome, le contour du sujet s'est dissous en même temps que la foi en un Nouvel Âge ("Il n'y a pas eu de Nouvel Âge/de Temps Modernes !" proclame Bruno Latour, constatant dans la modernité les nombreuses contradictions et le non-respect de ses propres règles de fonctionnement - la constitution). "On est fatigué de la langue de bois", le logos de la modernité est moqué par la société liquide et fusionnelle de la postmodernité. Un nouvel acteur de la politique émerge : le post-sujet. Il pense de manière chaotique : les diapositives se succèdent dans sa tête à la vitesse de la lumière, interférant avec les stratégies classiques de pensée logique. La nouvelle pensée est celle d'un têtu chaotique, la pensée glitch. La politique se transforme en un pays des merveilles dans lequel l'acteur-Alice tantôt augmente, tantôt diminue dans le schéma psychédélique de la nouvelle post-rationalité.
La gauche et la droite contemporaines sont un exemple de ce schéma. La récente coalition de la gauche et de la droite contre le Rassemblement National en France après le premier tour des élections régionales a montré la fin du modèle politique de la modernité. Nous assistons à la fusion des valeurs de la gauche et de la droite, désormais unies par un virus libéral d'un nouveau genre. La gauche moderne commence à flirter avec le capital, défend activement les valeurs politiques de la droite (l'écologie par exemple) et la droite prend le visage comique des faux nationalistes.
Une caractéristique de la post-politique est le brouillage des contours de l'échelle de l'"événement". L'échelle se déplace de façon spectaculaire ("Alice grandit, Alice rétrécit"). La confrontation moderne entre le système et le terrorisme a été appelée par Baudrillard la Quatrième Guerre mondiale. Contrairement aux guerres précédentes - l'échelle mondiale 1-2, la troisième guerre mondiale - l'affrontement des deux pôles géopolitiques clés (États-Unis et URSS) - une guerre softpower, semi-médiévale, prête à devenir une guerre avec de nouvelles armes à tout moment ; la quatrième guerre mondiale - une guerre post-moderne dans laquelle l'ennemi et l'ami sont habilement imbriqués (le terrorisme devient une partie du système politique). La 4ème GM flirte avec l'échelle : sa principale caractéristique est le hasard, le chaos et l'arbitraire dans la définition de l'échelle de l'événement (le micro-narratif devient l'événement, les macro-narratifs sont ignorés). Un acte terroriste occupe une petite surface : un bâtiment, un couloir, quelques pièces ou quelques terrasses (micro-narration). Mais son importance est aussi grande que la bataille de Stalingrad (macro-narration).
Dans les guerres classiques, il existait des points de référence auxquels nous pouvions rattacher l'événement et sa signification. Dans le monde politique moderne, il n'y a pas de points de référence : c'est comme Alice au pays des merveilles. Il diminue, puis augmente, mais sa croissance "normale, idéale" est impossible à identifier (le chaos décrit par Deleuze dans La logique du sens). La logique du politique est abolie.
Les attentats terroristes (130 morts - Paris, vendredi 13 novembre 2015) ébranlent le "politique" plus que les guerres à grande échelle (Syrie). Cela montre que le monde entre dans une nouvelle phase : celle de la politique rhizomique. Pour comprendre la politique contemporaine, nous devons apprendre à penser en termes rhizomiques. Absorber le chaos.
La post-politique est un monde de technologie politique, 5 secondes de gauche, socialiste - 5 secondes de droite, républicain. L'identité change avec le clic d'une télécommande de télévision, la technologie. (Seule la question se pose : qui contrôle la télécommande, qui décide de changer la diapositive). Dans les termes de Martin Heidegger, la force principale de la post-politique moderne : la Machenschaft und Technè.
Une alternative à la politique rhizomique dans une situation où les idéologies sont mortes
Les écrits de Heidegger offrent une perspective particulière sur l'organisation du politique. Dans la société occidentale libérale, l'œuvre de Heidegger et surtout sa philosophie politique (qui ne nous est pas livrée explicitement) n'ont pas été suffisamment explorées. En règle générale, l'étude de la philosophie politique de Heidegger se réduit à une tentative de trouver chez le philosophe une apologie du fascisme et de l'antisémitisme (un exemple en est la réaction de la communauté philosophique à la récente publication des Cahiers noirs, particulièrement éloquente de la part de l'historien français de la philosophie Emmanuel Faye). Une telle interprétation ignore la dimension métaphysique de la philosophie de Heidegger et semble inutilement superficielle et déformer l'enseignement de Heidegger.
Martin Heidegger ne peut être interprété dans le contexte d'aucune théorie politique du 20ème siècle. Sa critique de la Machenschaft ne s'applique pas seulement aux Juifs (et non pas sur un principe biologique, mais métaphysique), mais aussi, dans une bien plus large mesure, au national-socialisme. En ce sens, nous pouvons dire que Heidegger représente une critique fondamentale du national-socialisme, dans lequel il voit des manifestations de la Machenschaft (par opposition au national-socialisme "spirituel", authentique - qui, selon Heidegger, ne s'est pas réalisé sous le régime d'Hitler).
Heidegger reconnaît une crise profonde des systèmes politiques. Appliquant l'histoire de l'être à l'histoire du politique, la politique apparaît comme un processus d'oubli progressif de l'être et d'approche de l'être. Le politique moderne n'a pas de dimension existentielle, il existe de manière inauthentique. Politique et ontologie sont inséparables, Platon l'avait déjà souligné dans la République en introduisant l'homologie entre le politique et l'ontologique ("la justice dans l'âme est la même que la justice dans l'État").
En appliquant la Fundamentalontologie au domaine du politique, nous pouvons suggérer que le politique peut exister de manière authentique et inauthentique. L'existence authentique de l'homme politique est son engagement envers l'être, l'inauthentique est sa préoccupation excessive de l'être, son oubli de l'être. L'état dans lequel l'homme politique devient authentiquement existentiel est hiérarchique. L'ontologique se tient au-dessus de l'ontique. L'authentique au-dessus de l'inauthentique. Les types de domination se situent sur une ligne verticale stricte : de la Machenschaft à la Herrschaft.
Dans la situation actuelle de crise du "politique", la politique existentielle mérite une attention particulière et nous semble une véritable alternative à la politique rhizomique. Elle nécessite une étude approfondie et un développement plus poussé.
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mardi, 13 septembre 2022
L'Arthashastra de Kautilya : les origines orientales du réalisme politique
L'Arthashastra de Kautilya : les origines orientales du réalisme politique
Le réalisme, un héritage politique et un grand aperçu de la philosophie indienne
par Matteo Borgese
Source: https://aliseoeditoriale.it/arthashastra-kautilya-india-realismo-politico/
"Une flèche tirée par un archer peut tuer un homme ou ne pas le tuer du tout, mais l'intellect utilisé par un homme compétent peut tuer même un bébé dans le ventre de sa mère".
Cette phrase attribuée à Kautilya, le premier théoricien du réalisme politique, est la preuve concrète qu'un certain type de pensée peut être la plus efficace des stratégies pour la survie d'une nation. Le réalisme politique ou 'Realpolitik' peut être résumé comme la théorie de la philosophie politique selon laquelle le maintien concret du pouvoir est central.
Pour le réalisme, les questions morales, éthiques ou religieuses ne sont pas admissibles lorsqu'il s'agit de la théorie du gouvernement d'un peuple. La signification plus large de Realpolitik est aussi claire pour ceux qui s'intéressent à la géopolitique que l'évolution que ce terme a subie tout au long de l'histoire occidentale. Les noms de Kissinger et de Bismarck vous seront sans doute familiers, mais en remontant encore plus loin dans l'histoire du réalisme, nous pouvons rencontrer des figures tout aussi connues qui se distinguent comme des précurseurs de la Realpolitik : Machiavel, à la Renaissance, et Thucydide, dans la Grèce classique.
Bien que ces grands penseurs aient défini avec leurs idées les concepts qui constituent le réalisme politique et qu'ils aient joui d'une grande considération en Occident, il faut se tourner vers l'Asie du Sud pour retrouver les origines, au moins littéraires et documentées, du courant de pensée réaliste. Kautilya, également connu sous le nom de Chanakya ou Vishnugupta, est l'auteur de l'Arthashastra, terme sanskrit traduit par le philosophe et orientaliste G. Maggi par "Code du pouvoir", un traité composé entre le 4ème et le 2ème siècle avant J.-C. sur l'art du gouvernement, couvrant des sujets tels que l'économie, la guerre, la gestion des infrastructures, la politique étrangère et, au sens moderne des termes, le renseignement et la sécurité.
La figure de Kautilya et le contexte historique
Kautilya vivait dans le nord de l'Inde à la fin du 4ème siècle avant Jésus-Christ. Il a étudié dans l'une des plus anciennes universités du monde antique, dans la ville de Taxila, et est considéré comme un "faiseur de roi" car il a déposé la dynastie régnante de l'époque, les Nanda, et a fait couronner le jeune Chandragupta Maurya (statue, ci-dessous), dont il est devenu le mentor, sur le trône du royaume de Magadha, ouvrant ainsi l'ère de l'Empire Maurya. Kautilya devient le conseiller du souverain Maurya, jouissant d'une influence extraordinaire sur les décisions à prendre dans la gestion de l'État.
Ce fut le premier des empires pan-indiens, grâce aux directives de Kautilya; la domination de Chandragupta s'est étendue en très peu de temps de l'actuel Pakistan au Bangladesh, englobant tout le nord de l'Inde et une partie du sud de l'Inde. C'est dans ce contexte que le conseiller de l'empereur Maurya a pu écrire l'Arthashastra. L'empire de Chandragupta comptait une population de 50 à 60 millions d'habitants, soit environ 35 % de la population mondiale de l'époque, et pouvait se targuer d'une puissance militaire hors du commun. On estime que l'armée comptait plus de 600.000 soldats et près de 10.000 éléphants.
Ils formaient l'épine dorsale de la puissance militaire de Maurya, et notre vision de la guerre moderne ne doit pas nous conduire à sous-estimer l'importance de ces animaux en tant qu'arme de guerre, aussi cruciale à l'époque que la marine ou l'aviation peuvent l'être pour les forces armées contemporaines aujourd'hui. Bien conscient de la puissance politique et militaire de l'empire Maurya, Kautilya s'est montré astucieux pour façonner un modèle durable en proposant à son souverain un système de gouvernement qui ne se limite pas à la guerre mais qui est complet et conforme à une pensée réaliste concrète et sans préjugés.
L'Arthashastra, le contenu du "Code du pouvoir"
La pensée de Kautilya est finement condensée dans son œuvre la plus célèbre, l'Arthashastra. Le traité est en fait la première preuve littéraire de la Realpolitik, et je n'en veux pas au Chinois Sun Tzu, dont les maximes, bien que d'une immense valeur, prennent une saveur presque philosophique lorsqu'elles sont - parfois de force - étendues hors du contexte de la guerre. Le traité était déjà connu de nombreux intellectuels du vivant de Kautilya et est devenu une lecture obligatoire pour les souverains après l'ère Maurya. Pourtant, le texte a été perdu pendant de nombreux siècles pour n'être redécouvert qu'en 1904, et peut aujourd'hui à nouveau jouir de la renommée qu'il mérite grâce aux traductions modernes.
Pour se faire une idée de l'Arthashastra et de ses 15 chapitres, on pourrait comparer l'œuvre à un ouvrage qui a eu une résonance extraordinaire en Occident dans le domaine du réalisme, comme Le Prince du philosophe florentin Niccolò Machiavel, déjà mentionné. Selon Weber, cependant, malgré la crudité de la pensée machiavélique, l'œuvre du Florentin est même "inoffensive" en comparaison de l'Arthashastra. Kautilya est surprenant par la modernité de son regard analytique qui voit dans "conquérir ou être conquis" la seule règle dans les jeux de politique intérieure et extérieure du gouvernement.
Dans le traité, le penseur indien construit une série de situations dans lesquelles il est nécessaire de s'attaquer à des instruments considérés, surtout dans la société de l'époque, comme "déloyaux" : cela va de l'utilisation d'espions, principalement des femmes chargées des assassinats, mais aussi des enfants et des mendiants sous couverture, à la manipulation de l'opinion publique au moyen d'activités de propagande et à la création ciblée de la dissidence et du mécontentement à l'égard des ennemis politiques. Bien que le terme "renseignement" n'apparaisse jamais dans le traité dans son sens moderne, ces types de mesures détaillées par Kautilya peuvent être définies comme des mesures actives et couvrent des actions ante litteram.
Une importance considérable est accordée à la guerre en tant qu'instrument concret de résolution des conflits qui est presque nécessaire pour atteindre la paix et le bien-être de la nation. Selon Kautilya, il existe trois types de guerre : il y a la guerre ouverte, qui est à éviter car elle est imprévisible et coûteuse ; ensuite, il y a la guérilla, qui est préférable à la guerre ouverte malgré le fait que les forces de l'ennemi sur le terrain sont inférieures ; et enfin, il y a la guerre basée sur l'utilisation d'espions, d'assassins et de propagande, qui est bien plus efficace et moins chère que les types précédents. Il convient de souligner que Kautilya, selon certains historiens, a poussé le contrôle des citoyens à l'extrême en utilisant des espions de l'Empire et que Chandragupta était un souverain craint, plutôt qu'apprécié, en raison de cette surveillance oppressive.
Un quatrième type de guerre que Kautilya expose provient de la conception culturelle hindoue qui considère l'art de la diplomatie comme un instrument de guerre inestimable. Pour le philosophe indien, en effet, dans la conclusion de pactes et de traités, les intentions des gouvernants sont dissimulées et leurs actions futures peuvent être lues. Pour prendre un exemple moderne, on pense au pacte Molotov-Ribbentrop entre l'Allemagne nazie et la Russie soviétique, dans lequel il était facile de lire entre les lignes comment le pacte était plus adapté pour gagner du temps en vue d'une rupture future plutôt que de représenter un accord solide dans le temps entre deux puissances qui étaient à l'époque en conflit idéologique et politique avéré.
L'héritage de Kautilya dans l'Inde contemporaine
Les capacités d'analyse de Kautilya, bien que peu communes pour l'époque, ne doivent pas faire oublier le contexte culturel de l'époque et l'importance de certaines valeurs religieuses dans la société hindoue. L'Arthashastra est chargé d'une composante éthique et morale qui, à première vue, sans une connaissance de l'appareil culturel complexe issu de l'hindouisme - et du bouddhisme - pourrait heurter la teneur du réalisme extrême de l'œuvre. La philosophie et la religion hindoues apparaissent puissamment dans le texte lorsque l'on arrive à la conclusion que le but ultime de la guerre, malgré les moyens "injustes", est la paix et le bien-être des citoyens.
La vision hindoue de Kautilya, dynamique et conforme à la culture hindoue, admet que la nature de l'homme est de faire la guerre puisque toute action pour la survie de la nation est un acte guerrier, plus ou moins manifeste. Dans ce conflit perpétuel, le souverain doit profiter de ses réalisations, non pas de manière hédoniste, mais plutôt en façonnant la prospérité et en aspirant à une société meilleure pour ses sujets. Kautilya est également le père de la théorie du mandala, un concept applicable en politique étrangère qui est souvent résumé par un diagramme. La théorie part de l'hypothèse que deux États voisins, ayant donc des territoires voisins, sont ennemis par nature.
Ce concept est évoqué lorsqu'on cite le proverbe "l'ennemi de mon ennemi est mon ami", un aphorisme que l'on a cru pendant de nombreux siècles être d'origine arabe, mais qui trouve au contraire son origine et sa confirmation littéraire dans l'Arthashastra. La théorie du mandala est une évidence si l'on pense à la politique asiatique de ces dernières décennies. La menace pakistanaise a en effet poussé l'Inde à intensifier ses relations diplomatiques avec l'Afghanistan, tandis que la menace chinoise a poussé le pays vers le bloc occidental et dans QUAD, l'alliance quadrilatérale avec le Japon, l'Australie et les États-Unis. Dans cet échiquier où les cases voisines constituent une menace pour la sécurité nationale, on voit bien que l'amitié cultivée par Modi avec la Russie de Poutine est d'une importance capitale.
Inconnu des Occidentaux depuis des siècles, Kautilya a toujours été présent dans la culture indienne en tant que maître de la stratégie et du réalisme politique, au point qu'il est coutume de dire que "tout est Arthashastra en Inde". Son nom a été donné à une rue du centre de Delhi, où se trouve le siège des services de renseignement indiens, ce qui souligne encore l'héritage que cette figure a laissé à l'Inde contemporaine. La Realpolitik ne semble donc pas être quelque chose qui a influencé les dirigeants indiens au cours de l'histoire, mais apparaît plutôt comme un produit de la culture hindoue, de l'art de la gouvernance et de la pensée philosophique raffinée, facteurs liés par le besoin intemporel de survivre en tant que culture et nation.
Matteo Borgese
"Né à Rome en 1996. J'ai fréquenté un collège classique, puis j'ai continué sur la voie de la croissance et de l'étude des sciences humaines qui m'a rapproché de plus en plus de la philosophie orientale. Je m'intéresse au sous-continent indien et à tout ce qui a trait à la culture et à l'histoire indiennes, anciennes et contemporaines. Passionné par l'histoire des religions, le mysticisme et la relation entre l'homme et le divin dans sa globalité, j'essaie de discerner les échos des doctrines philosophiques anciennes dans la politique contemporaine".
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David Engels réfléchit sur l'œuvre de Spengler : penser à l'avenir
David Engels réfléchit sur l'œuvre de Spengler : penser à l'avenir
Par Javier Navascués
Source: https://elcorreodeespana.com/hispanidad-y-geopolitica/558345695/David-Engels-reflexiona-sobre-su-obra-Spengler-Pensando-en-el-futuro-Por-Javier-Navascues.html
Le célèbre historien David Engels (né à Verviers, en Belgique, en 1979) est professeur en charge de recherches à l'Instytut Zachodni de Poznan (Pologne), où il se consacre à l'étude approfondie de toutes les questions liées à l'histoire intellectuelle occidentale et à l'identité européenne. Il est également président de la Société Oswald Spengler. Auteur d'un livre fondateur, intitulé Le declin, David Engels consacre également une grande partie de son ouvrage à l'esquisse d'une possible réforme des institutions européennes basée sur ce qu'il appelle "l'Hespérialisme", une combinaison profonde et rénovatrice du meilleur patriotisme européen avec le conservatisme culturel le plus élaboré. Auprès de l'éditeur espagnol Letras Inquietas, il a participé à l'ouvrage collectif Las 13 claves del Nuevo Orden Mundial.
Pourquoi Spengler a-t-il été le grand scrutateur de l'âme occidentale ?
Spengler est sans aucun doute l'un des plus grands philosophes de l'histoire de la civilisation occidentale. On peut discuter de la valeur de sa pensée métaphysique - il appartenait à l'école du vitalisme, qui se résume finalement à un dualisme très difficile à maintenir sur le plan de la logique - mais les parallèles factuels qu'il a découverts entre les grandes civilisations humaines comptent parmi les choses les plus importantes jamais écrites dans ce domaine. Personnellement, ce n'est pas tant l'analyse de l'histoire européenne que je qualifierais d'originale - dans une large mesure, ses contemporains la considéraient également comme telle - mais la découverte de son inévitable nécessité à la lumière de développements analogues dans d'autres cultures ; un double "éloignement" historique qui nous permet non seulement de voir l'Occident sous un jour entièrement nouveau, mais aussi d'aborder les civilisations non européennes dans une perspective complètement différente.
Il faut ajouter à cela la précision presque mathématique avec laquelle Spengler a également tenté de prédire l'avenir de l'Europe sur cette base ; une tentative qui doit être largement considérée comme vérifiée 100 ans après la publication du Déclin de l'Occident, où l'on annonçait le déclin de la population, le déclin du christianisme, le socialisme à plusieurs milliards de dollars, la pollution environnementale, le populisme, les migrations de masse, la montée des peuples non-européens (notamment d'Asie et du monde musulman), le pacifisme, l'extinction des villages, la fatigue spirituelle, la désindustrialisation, le leadership allemand sur l'Union européenne et bien d'autres encore, tandis que la guerre en Ukraine pourrait marquer le dernier chapitre du césarisme. Mes propres recherches sur Spengler sont donc guidées par deux impératifs : d'une part, en tant qu'historien, pour approfondir la pensée de Spengler par analogie (et la corriger à l'occasion), et d'autre part, en tant qu'Occidental du 21ème siècle, pour contribuer à façonner de manière analytique et essayistique notre propre présent à la lumière de la morphologie culturelle de Spengler.
Parlez-nous brièvement du mythe de Faust et de son application à l'homme européen, et donc de la nature faustienne.
Pour Spengler, chaque culture se caractérise par une vision du monde unique et inimitable, profondément ancrée dans son âme culturelle, une façon spécifique et inimitable de voir et de comprendre Dieu, l'Homme et le monde. L'Égyptien voit le monde comme une longue route menant directement au royaume des morts et à l'au-delà, l'Oriental comme un espace de destinée entièrement déterminé par l'incalculable arbitraire divin, le Grec et le Romain comme une collection de corps concrets et matériels, et l'Occidental comme un espace de puissance abstraite et infinie qui invite à atteindre constamment l'horizon, à se dépasser et à traduire tout ce qui existe en pouvoirs et en fonctions. Comme le légendaire Faust, l'Occidental est insatiable, insatisfait, intempestif, toujours aussi curieux que mégalomane. Son avidité de "plus" s'exprime aussi bien dans la dimension architecturale des cathédrales et des gratte-ciel que dans la dimension musicale de la polyphonie des orgues de salle et des grands orchestres symphoniques, dans la dimension politique des croisés et des conquérants que dans la dimension scientifique des voyages spatiaux et de la fission nucléaire. On aurait donc tort de considérer l'histoire comme une sorte de développement linéaire du progrès par rapport à l'état actuel des connaissances des Européens : la haute technologie est plutôt un pur produit de l'homme occidental (qui, pour sa part, est incapable d'apprécier à leur juste valeur nombre des grandes créations des autres civilisations) et disparaîtra avec lui dans le temps prévisible de quelques générations et périra à l'exception de quelques rudiments de technologie de simple application.....
Quelles solutions proposez-vous pour éviter ce déclin ?
Soyons francs : nous ne pouvons pas empêcher le déclin ; tout au plus pouvons-nous le freiner un peu et, surtout, essayer de le façonner de manière à pouvoir défendre notre honneur et maintenir notre civilisation comme cadre de vie le plus longtemps possible malgré sa pétrification naissante ; c'est le devoir que nous avons non seulement envers nos ancêtres, qui ont construit cette civilisation au prix de grands sacrifices, mais aussi envers nos descendants, à qui nous voulons la laisser aussi indemne que possible. L'Empire romain, la dynastie chinoise des Han ou les Ramessides égyptiens sont des exemples typiques de la manière dont une telle civilisation fossilisée a pu perdurer pendant de nombreuses générations, bien que sous une forme de plus en plus affaiblie et simplifiée, et transmettre son héritage aux civilisations ultérieures.
À cet égard, j'ai mis l'accent sur deux solutions dans mes différents ouvrages récents sur le sujet. Dans "Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe" (Ed. esp.: Madrid, EAS, 2019), j'ai montré des approches quant à la façon dont les individus peuvent rester fidèles aux idéaux de leur civilisation, même contre la résistance de toute une société, et les transmettre aux générations suivantes ; dans Renovatio Europae (Renovatio Europae. Por una renovación hesperialista de Europa; éd. esp.: Madrid, EAS, 2020) et mon dernier volume, Europa Aeterna (pas encore publié en anglais), j'ai exposé avec de nombreux co-auteurs l'idée politique de l'"hesperialisme", c'est-à-dire un patriotisme européen culturellement conservateur qui pourrait nous aider à surmonter notre crise actuelle et à initier la phase finale de notre civilisation sur la base de la connaissance des rouages de l'histoire.
El Correo de España n'est pas responsable des opinions de ses contributeurs, qui en sont les seuls responsables.
Javier Navascués
Directeur adjoint de El Correo de España. Présentateur de radio et de télévision, conférencier et scénariste. Il a été rédacteur sportif de El Periódico de Aragón et de Canal 44. Il a collaboré à des médias tels que EWTN, Radio María, NSE et Canal Sant Josep, Adelante la Fe, dont il a été le directeur, et Agnus Dei Prod. Acteur du documentaire Cura de Ars et d'une autre œuvre contre le marxisme culturel, John Navasco. Il a réalisé des vidéos virales telles que El Master Plan et El Valle no se toca. Il tient actuellement un blog sur le prestigieux portail InfoCatólica et participe occasionnellement à Somatemps, Ahora Información, Español Digital et Radio Reconquista à Dallas, au Texas. Il collabore avec le programme Javier Cárdenas sur OKDIARIO.
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jeudi, 08 septembre 2022
Ernst Jünger en tant que psychonaute
Ernst Jünger en tant que psychonaute
Par Fernando Trujillo
Quelle : https://guerradelasideas.blogspot.com/2022/06/junger-como-psiconauta.html?spref=tw
Des états de conscience altérés
Soldat, voyageur, intellectuel, homme d'action, mystique, la figure d'Ernst Jünger combine tant de nuances contradictoires qui font de lui l'un des hommes les plus intéressants de la littérature du 20ème siècle.
Dès son plus jeune âge, il a ressenti en lui un rejet de la vie bourgeoise, choisissant la voie de l'action, ce qui l'a conduit à s'engager dans la Légion étrangère, puis à faire son baptême du feu pendant la Première Guerre mondiale, une expérience qu'il a retranscrite dans des œuvres telles que Orages d'acier.
Cependant, des auteurs tels que José Luis Ontiveros et Armin Mohler ont parlé de sa facette de penseur, de guerrier et d'anarque, cependant, une facette presque totalement ignorée, à mon avis, est sa facette de psychonaute.
Le terme psychonaute signifie étymologiquement "navigateur de l'âme" et s'applique aux personnes qui, grâce à certaines drogues, peuvent entrer dans un état de perception où elles peuvent accéder à une gnose ou entrevoir les mystères de l'Univers dans lequel nous vivons. Il convient de préciser que le terme ne définit pas seulement un consommateur d'hallucinogènes, mais que ces états peuvent également être atteints par la solitude ou la méditation.
Avant de poursuivre, il convient de préciser que ce texte, ici, ne vise pas une apologie de la consommation de drogues ; la manière irresponsable dont la civilisation occidentale utilise les drogues comme moyen de "s'amuser" est une parodie de l'utilisation des drogues chez les Amérindiens et les sages orientaux. Jünger lui-même, dans ses Approches, affirme que la possession de drogues crée des formes d'esclavage et de servitude démoniaque dans lesquelles aucun geôlier n'est nécessaire et compare les trafiquants de drogues qui partagent gratuitement leur marchandise avec des adolescents à une version maléfique du joueur de flûte de Hamelin.
Cela montre clairement que, bien que Jünger ait été un consommateur de LSD et d'autres substances, il ne les utilisait pas pour "passer un bon moment", mais pour en ressentir les effets et les étudier en profondeur.
Dans son ouvrage Approches, drogues et ivresse, Junger se penche sur ses expériences avec différents types de drogues telles que le LSD, l'opium, la cocaïne, ainsi que sur les effets de l'ivresse tout en nous parlant des auteurs qui l'ont précédé sur cette voie tels que Poe, Baudelaire et Quincey et de la fascination que les stupéfiants ont exercée sur l'humanité. L'auteur écrit : Depuis les temps primordiaux, les chamans et les devins, les magiciens et les mystagogues connaissent l'étroite relation entre l'ivresse et l'extase. C'est pourquoi les drogues ont toujours joué un rôle dans leurs consécrations, initiations et mystères. C'est un véhicule d'ouverture parmi d'autres : comme la méditation, le jeûne, la danse, la musique, la contemplation égocentrique d'œuvres d'art ou d'émotions violentes. Son rôle ne doit donc pas être surestimé. En outre, elle ouvre également les portes sombres ; Hassan Ibn Al Sabbah avec ses assassins nous offre son exemple".
Dans ces mots, nous voyons comment Jünger donne à ces drogues un rôle de clés pour ce que Blake définirait comme les portes de la perception et comment diverses cultures anciennes les ont utilisées comme moyen de contacter leurs dieux et leurs esprits.
Tout au long de son ouvrage Approches, l'auteur fait l'expérience de ces états altérés, décrivant ses moments et les comparant à des expériences similaires vécues par d'autres auteurs. Ainsi, dans un chapitre, Jünger raconte ses expériences avec l'opium après son séjour dans la Première Guerre mondiale et fait référence à l'écrivain britannique Thomas de Quincey (illustration), avec lequel il établit des comparaisons dans ses expériences avec l'opium.
Après la défaite allemande, l'auteur raconte son retour chez lui, épuisé et blessé, et dans son introduction à la consommation d'opium, il nous montre l'état de l'Europe après la guerre.
Pendant la République de Weimar, le peuple allemand s'est adonné au nihilisme, à la toxicomanie, aux bordels, au matérialisme et à l'hédonisme. Une situation similaire s'est produite après la Seconde Guerre mondiale, qui a tué tout vitalisme et tout romantisme, laissant un vide que la jeunesse a tenté de combler avec les drogues, la "révolution hippie" et le sexe libre.
Jünger n'était pas un décadent comme on pourrait le penser, mais un explorateur de ces états de conscience altérés. Pendant cette décadence de l'Allemagne, l'auteur faisait partie du mouvement dit de la "Révolution conservatrice", né pour contrer le libéralisme et le marxisme.
Son penchant pour l'opium durera jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, quand il occupait un poste militaire dans la France de Vichy où il fréquentait les salons littéraires avec leurs fumeurs d'opium, rencontrant des artistes et des intellectuels tels que Jean Cocteau, Pablo Picasso et Henri de Montherlant.
La frontière est mince entre un décadent et un psychonaute, tout comme entre un toxicomane et un chaman indien, pour ne citer que ces exemples-là. L'exploration du cosmos par les drogues, l'atteinte de ces états altérés comme un but supérieur et non comme une fuite éphémère hors de la réalité. Jünger se situait quelque part entre les deux, entre un homme en quête d'évasion et un explorateur de la psyché, subissant une métamorphose qui le fit passé de l'escapiste potentiel au chaman contemporain.
LSD et autres hallucinogènes
En 1945, Jünger se lie d'amitié avec Albert Hoffman (photo, ci-dessous), le créateur du LSD, alors qu'ils avaient correspondu quelques années auparavant en raison de l'admiration que vouait Hoffman au travail de l'auteur. Jünger s'est intéressé à la relation pouvant exister entre la nouvelle drogue et la création artistique. À cette époque, l'auteur travaillait sur son roman dystopique Heliopolis, dont le protagoniste Antonio Peri est un expérimentateur de drogues que l'on pourrait qualifier de psychonaute littéraire.
Au printemps 1951, Jünger, avec Hoffman et le pharmacologue Heribert Konzett, a réalisé une expérience en prenant une petite dose de LSD qui, bien qu'elle n'ait pas eu les effets désirés, a ouvert à notre auteur les portes de la perception mystique.
"Ce n'est pas plus qu'un chat domestique comparé au vrai tigre, à la mescaline, ou tout au plus à un léopard", a affirmé Jünger après cette première expérience. Bien que cela ne soit pas suffisant, à d'autres moments, Jünger a réussi à franchir ces portes de la perception. Son initiation au LSD a eu lieu au moment où Huxley avait écrit le livre The Doors of Perception dans lequel il raconte l'utilisation du LSD à des fins mystiques.
Jünger a ensuite expérimenté les effets du peyotl, à base de champignons hallucinogènes, lors de son voyage au Mexique dans le cadre de son exploration du royaume des rêves.
La culture de la drogue compte de nombreux charlatans tels que Timothy Leary, un agent de la CIA que Hoffman a lui-même accusé de ne vouloir qu'attirer l'attention de la galerie sur sa propre personne, et Carlos Castañeda, soupçonné d'avoir inventé une grande partie de ce qui est exposé dans ses livres et qu'Alejandro Jodorowsky, un autre charlatan, qu'il a accusé d'être un opportuniste. L'intention de Jünger n'est pas de promouvoir une culture de la drogue au niveau des masses, des livres comme Approches ne doivent pas être considérés de cette façon.
Pour Jünger, ces drogues doivent être utilisées avec prudence et retenue, le psychonaute ne peut pas rester tout le temps dans cet espace intérieur, il doit sortir dans le monde sobre, banal et quotidien pour raconter ce qu'il a appris et ce qu'il a vu.
À cet égard, le point de vue de Jünger sur certains hallucinogènes est similaire à celui de l'anthropologue mexicain Fernando Benítez qui, dans son ouvrage En la tierra mágica del peyote, parle de l'utilisation cérémonielle du peyotl chez les Indiens Huichol dans le cadre d'un pèlerinage religieux annuel. Benítez établit une comparaison entre l'utilisation du peyotl par les Huichols pour des motifs sacrés et l'utilisation du LSD dans la civilisation occidentale, dépourvue de toute voie mystique et utilisée dans le but d'améliorer l'amusement et l'expérience sexuelle.
Pour Jünger, l'utilisation du LSD nous offre une possibilité de connaissance de soi, d'apprentissage de notre relation au soi et au monde dans lequel nous vivons. En ce sens, l'utilisation du LSD et d'autres hallucinogènes conduit à ces portes de la perception, à condition qu'ils soient utilisés avec parcimonie et à des fins dépassant le divertissement banal.
Ivresse
Jünger écrit : "le buveur ivre est souvent considéré avec bienveillance comme l'ennemi de l'ennui et du découragement. Un messager de Dionysos fait irruption pour ouvrir la porte du monde carnavalesque. Elle a même un effet contagieux sur les personnes sobres".
Jünger raconte dans Approches ses expériences avec le vin et la bière, depuis sa jeunesse jusqu'à ses expériences dans l'armée. Pour l'auteur, l'ivresse est une clé qui ouvre les portes de la perception, grâce à laquelle nous pouvons accéder ou voir la réalité d'une manière différente. Jünger raconte comment le vin et la bière ont fait partie de la culture européenne en tant que boissons sacrées.
Les peuples germaniques et leur relation à l'ivresse sont visibles dans la boisson mythique qu'est l'hydromel bu par les guerriers tombés au Valhalla, les banquets et les rituels sacrés tels que le Blot où la bière était consacrée pour leurs rituels. Wotan est un buveur d'hydromel modéré tandis que son fils Thor est un gros buveur, ce que raconte Jünger en montrant le caractère sacré de l'ivresse chez les Allemands.
Dans l'ivresse, la figure de Dionysos, le dieu grec du vin, est essentielle. Elle représente son pouvoir toxique, ses influences sociales et bénéfiques, et révèle les traits clairs et sombres de l'ivrogne. Dionysos est le libérateur, celui qui fait tomber les masques révélant les aspects sombres de la personnalité du buveur. Tout au long d'Approches, Jünger le mentionne souvent.
Mais Dionysos n'est pas seulement le dieu du vin, mais aussi du théâtre, de la joie de vivre, de l'extase, de la folie, des instincts sains et sombres de l'homme. Jünger était un homme dionysiaque, un homme qui a goûté aux excès de l'ivresse mais qui était aussi animé par le désir de vivre, de se battre.
Pour Jünger, la guerre est une expérience intérieure telle qu'il la définira dans Orages d'acier, ce coup porté au matérialisme et au conformisme de la paix bourgeoise, une notion dionysiaque qui rompt avec un ordre établi pour provoquer une régénération. Sans chaos, il ne peut y avoir d'ordre et vice versa. Jünger, Marinetti et D'Annunzio ont tous parlé de la guerre comme d'un fait indiscutable de l'histoire tout en considérant la paix comme une utopie.
Dionysos est le dieu des pulsions violentes, il est le chaos et l'ivresse apporte ce sentiment de rupture avec le monde et d'entrée dans un monde différent. Sur ce terrain, Dionysos est un dieu dangereux et à ne pas prendre à la légère, l'ivresse peut ouvrir les portes de la perception mais aussi détruire celui qui la porte en lui.
Dans l'ivresse, on peut percevoir les choses d'une manière différente de celle de la sobriété, mais cela peut aussi conduire à des moments de violence irrationnelle, réveillant les instincts les plus sombres du porteur et provoquant tout, des situations embarrassantes aux tragédies.
La venue de Dionysos et les effets de l'ivresse sur les individus et les peuples entraînent ce que Jünger définirait comme un Grand Passage (Übergang).
Que signifie "Grand Passage" ?
Jünger fait la distinction entre le Grand Passage et le Petit Passage, le premier étant une sortie de l'espace historique, un saut par-dessus le mur du temps ou une approche extrême. Les éphémérides historiques sont elles-mêmes de petits passages, tandis que la naissance et la mort d'une personne seraient un Grand Passage.
Un exemple donné par l'auteur d'un Grand Passage serait la musique de Wagner, l'opéra wagnérien est venu briser les schémas musicaux de son époque, pour créer une œuvre au-delà de l'histoire, les Grands Passages sont liés à la destruction des formes, les masses d'énergie qu'ils emmagasinent déclenchent choc et violence.
Ainsi, les deux guerres mondiales seraient des Grands Passages de l'histoire et Jünger fut le témoin des deux.
C'est là que l'ivresse prend son rôle, non seulement une simple ivresse due à l'alcool mais une ivresse pour la guerre, pour l'art, un excès de vie qui change constamment l'histoire.
Nous pouvons alors définir l'ivresse dans ce cadre comme étant le chaos, le changement constant et dionysiaque, par opposition à la sobriété du type passif, ordonné et apollinien. L'un est un destructeur de mondes et l'autre est la préservation d'un statut, tous deux complémentaires. Il ne peut y avoir de nouveau monde sans détruire l'ancien, tout comme il ne peut y avoir de chaos perpétuel. La sobriété a besoin de l'ivresse et vice versa comme une dualité de l'Univers.
Conclusion
Blake a dit dans ses Proverbes sur l'enfer que le chemin de l'excès mène au Palais de la sagesse. Comme nous l'avons vu, Jünger et les psychonautes ont parcouru ce chemin, certains ont survécu, d'autres sont morts jeunes et d'autres encore ont sombré dans la folie.
La leçon d'Approches, à la fin, est de fouler le chemin de l'excès, d'atteindre la sagesse et de vivre avec modération. Jünger a appris, après ses excès, à avoir de la retenue, à être capable de contrôler ses impulsions et à ne pas sombrer dans le vice.
Finalement, après avoir expérimenté tous ces excès, Jünger a choisi la voie de la sobriété, de la maîtrise de soi, il a eu ses excès dans sa jeunesse afin d'atteindre la vieillesse en homme sage. Ainsi, la jeunesse est faite pour les excès, pour apprendre et faire des erreurs, et la vieillesse est faite pour la sagesse et la contemplation.
Si un homme n'a jamais foulé le chemin de l'excès, comment peut-il voir la sagesse ? Il est nécessaire de traverser l'enfer pour aboutir au paradis, tout comme Dante dans sa Divine Comédie. Jünger a vécu jusqu'à l'âge avancé de 103 ans, a écrit de nombreux mémoires, romans et essais tout en regardant passer sous ses yeux l'ensemble du vingtième siècle, voyant se dérouler les petits et les grands passages, les captant dans ses livres.
Un homme qui a cherché la guerre et a survécu, qui a voyagé à la recherche de cette sagesse éternelle et a eu une vie des plus intéressantes.
Cette ivresse de vivre finalement, c'est ce qu'il a gardé tout au long de son existence dans ce monde, ce désir de savoir, d'expérimenter et d'écrire. Dans les drogues, on peut trouver ce chemin vers la sagesse, mais la modération et la préparation mentale sont indispensables pour ne pas vivre une expérience banale. Jünger l'a vécu et a vécu pour pouvoir raconter ce qu'il a découvert.
Notre monde moderne et technicisé manque d'une ivresse de vivre, de sortir des schémas, de quitter l'apathie et de marcher sur le chemin de la connaissance de soi et de la sagesse, nous péchons par trop de sobriété et nous écartons l'idée d'aventure.
La leçon de toute l'œuvre d'Ernst Jünger est l'ivresse de la vie, de quitter la vie bourgeoise et de pouvoir être aventureux, être un connaisseur, commettre des excès et chercher la voie de l'action dans ce monde étouffant et conformiste.
Avril 2016
Bibliographie:
1) Junger, Ernst, Approches, drogues et ivresse (1978). Enrique Ocaña (trans.) Tusquets. Barcelone (2000).
2) Auteur inconnu "Ernst Junger" (S.F) Cannabis Magazine [En ligne] Récupéré sur http://www.cannabismagazine.es/digital/ernst-juenger
3) Publié à l'origine dans l'anthologie Jünger : After War and Peace, quatrième volume de la collection Pensamientos y perspectivas de Editorial Eas https://editorialeas.com/producto/junger-tras-la-guerra-y-la-paz/.
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mercredi, 07 septembre 2022
Faire éclater les bulles de savon colorées - Critique des universaux de l'idéologie dominante
Faire éclater les bulles de savon colorées
Critique des universaux de l'idéologie dominante
par Klaus Kunze
Source: http://klauskunze.com/blog/2022/08/09/die-bunten-seifenblasen-platzen-lassen/
Les idées et les idéaux permettent de dominer les gens
La religion est un moyen de dominer les gens : jusqu'ici, vous pouvez encore penser. A partir d'ici, vous devez simplement croire ! Toute domination repose soit sur la peur, soit sur la croyance des dominés que la domination est en accord avec les lois éternelles.
Le peuple allemand est lui aussi intimidé et dominé par de telles croyances. Seuls ceux qui parviennent à les saper ont une chance d'être libres.
Il y a beaucoup de bonnes choses qui sont certes reconnues par un homme intelligent, mais qui n'ont pas en elles de raisons si évidentes pour pouvoir convaincre les autres de leur justesse. Les hommes intelligents se tournent donc vers la divinité.
Niccolo Machiavelli, Discorsi, 1531, Livre I, 11.
Il suffit de mettre ses ordres de loi dans la bouche d'une divinité pour qu'ils soient suivis de bon cœur. C'est ainsi que l'humaniste italien expliquait la fonction de la religion. Depuis lors, les Lumières ne se sont pas seulement intéressées aux religions écrites, mais aussi à toute forme de métaphysique.
Les métaphysiciens pensent que l'univers est rempli de règles morales. Celles-ci ne sont pas l'œuvre de l'homme. Elles sont censées être absolues, c'est-à-dire indépendantes de l'action humaine. Elles sont l'anneau nasal approprié par lequel on nous tire dans la direction voulue, en tant que sujets à travers le manège.
Il y a quelques centaines d'années, en Allemagne, un tel anneau nasal consistait en l'idée qu'un prince régnait souverainement "par la grâce de Dieu". Celui qui ne suivait pas n'était pas seulement un désobéissant, mais aussi un infidèle, voire un hérétique. En Allemagne, la souveraineté du monarque a été immédiatement suivie par la "souveraineté du peuple" en 1918. Le souverain a été rapidement remplacé. La structure formelle de la pensée est cependant restée. Les citoyens devaient obéir. Jusqu'en 1923, il fallut réprimer plusieurs révoltes armées pour les ramener à la raison.
L'idée absolue
Aujourd'hui encore, les élites fonctionnelles dirigeantes nous demandent beaucoup de foi. Elles règnent au nom d'idées grandioses telles que l'humanité, la démocratie, la sauvegarde du climat, la justice et la paix mondiale. Bien sûr, ils se posent en seuls interprètes élus de ces jolis concepts, et si nous ne les croyons pas, juges et exécuteurs seront appelés.
Il est facile de gonfler n'importe quelle idée comme un ballon, de placer deux bougies à côté d'elle et de l'adorer comme quelque chose de sacré. Les idées sont indispensables à tout dirigeant : les sujets n'aiment pas courber la tête devant ses ordres. Mais ils obéissent volontiers à la loi, dont leur président se fait le premier dépositaire, à la justice, lorsqu'elle émane d'une bouche qualifiée, à l'humanité et à la justice, lorsqu'on vide leurs poches et qu'on en redistribue le contenu.
Ceux qui regardent trop vers le ciel reconnaîtront peut-être les idées qui sortent de leur tête et les prendront pour des êtres réels.
Rien ne s'oppose à ce que ces idées soient des idéaux si nous voulons être de bonnes personnes. Mais nous obligent-elles moralement à quoi que ce soit ? Car que sont ces jolis concepts sinon des mots vides de sens, un souffle de voix (flatus vocis) ?
Du point de vue de leurs utilisateurs, ils sont vraiment plus que cela. Beaucoup prétendent que leurs belles idées, concepts et idéaux n'existent pas seulement dans notre imagination, mais à l'extérieur, quelque part dans un monde réel ou un "au-delà". L'un des ancêtres de cette doctrine était Platon. Il avait affirmé que les idées étaient apparues en premier, comme des archétypes, et que les choses accessibles à nos sens n'étaient apparues que plus tard. Les idées sont bien plus réelles que les choses, car après la destruction d'une chose, l'idée survit. Et l'homme ne se représente-t-il pas une chose comme une idée avant de l'assembler ?
Le Père de l'Eglise Augustin a fait sienne la théorie platonicienne des idées et en a fait un élément constitutif du christianisme de l'Eglise. Son concept philosophique est le réalisme des idées, selon lequel les idées et les catégories (universalia) existaient déjà avant les choses du monde et sont plus réelles qu'elles : universalia sunt ante rem.
De tels universalia seraient par exemple "le beau en soi", "le juste en soi", "le cercle en soi" ou "l'homme en soi". Selon la théorie des idées, de telles idées ne sont pas de simples représentations dans l'esprit humain, mais une entité métaphysique existant réellement [1]. Vous pouvez vous représenter cela très simplement : Je crée dans ma tête des idées comme "Donald Duck aux dents de requin" ou le "Donald Duck en soi", puis je meurs, mais mon idée fixe reste présente pour l'éternité. Où ? Demandez cela à M. Platon, si vous le rencontrez un jour dans son ciel transcendant des idées.
Les idées - rasées par le nominalisme (par le rasoir d'Okham) !
Le sens théologique de la théorie des idées pour l'Église avait été de suggérer l'existence de Dieu par des moyens purement intellectuels : en effet, si les idées sont plus réelles que les choses, les idées des idées (les concepts supérieurs) sont à leur tour plus réelles que les concepts simples, les concepts supérieurs plus réels que les concepts supérieurs, et ainsi de suite. La baleine en tant que chose est donc moins réelle que le teckel, le teckel est moins réel que le chien, et en grimpant dans la pyramide conceptuelle, nous arrivons à des concepts de plus en plus élevés, au sommet desquels se trouve donc Dieu en tant qu'incarnation de toute réalité.
Au lieu de nous élever dans une pyramide conceptuelle, nous considérons aujourd'hui que des concepts généraux de plus en plus abstraits sont plus éloignés de la réalité que les choses individuelles auxquelles nous pourrions donner un nom propre. Nous n'accordons pas d'existence propre aux idées, car elles n'existent que dans notre tête. En latin, ce qui existe réellement s'appelle ens (un être), au pluriel entia.
Un vol de 122 grues est une beauté. Pour nous, il est composé de 122 entités (entia) et non de 123 (122 grues + 1 beauté), car la beauté n'est pas une entité (ens) à part entière. Nous suivons ainsi Guillaume d'Ockham. Le théologien (1288-1347), connu pour le roman d'Umberto Eco et le film avec Sean Connery sous le nom de "Guillaume des Baskerville", nous avait en effet avertis de ne pas multiplier sans raison le nombre supposé d'entia ; Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem. Cette phrase est entrée dans l'histoire de la philosophie comme le "rasoir d'Occam".
Dans le cadre de la querelle médiévale sur les universaux [2] entre les réalistes adeptes des idées néoplatoniciennes et les nominalistes, Ockham avait, comme ses prédécesseurs Roscellinus et Abaelard, endommagé durablement la foi intellectualiste des scolastiques. Ceux-ci cherchaient à démontrer le Dieu chrétien par une hiérarchie ontologique des concepts et les catégories d'être aristotéliciennes avec les moyens de l'intellect humain [3].
Le fait que même de beaux mots comme "humanitaire" ou "juste" sont précisément cela - de beaux mots, un "souffle de voix", flatus vocis, (Roscellinus) - mais ne sont pas des entia, des entités réelles, est la leçon permanente de l'ancienne querelle des universaux. Nous formons des idées et des mots dans notre tête [4]. Nous les utilisons. Mais ils ne nous obligent à rien. Le ballon de baudruche d'un devoir-être universel et absolu a éclaté de manière irréversible. Il n'y a pas d'être humain en soi à partir duquel nous pourrions déduire des normes morales.
Les concepts abstraits, que nous ne pourrions pas désigner par un nom propre (nomen), ne sont pas des êtres réels, mais seulement des représentations. De simples représentations sont surtout ces concepts idéologiques complexes avec lesquels on nous tourmente quotidiennement : colonialisme, culpabilité, péché, pénitence, genre, climat, catastrophe, pandémie et bien d'autres. Ils ne peuvent pas nous engager à quoi que ce soit, car ils ont été simplement inventés. Ils sont souvent destinés à nous faire agir contre nos propres intérêts. Ils forment un anneau de concepts inventés, un anneau pour nous asservir tous, nous pousser dans les ténèbres et nous lier éternellement.
Comment fonctionne l'anneau des ténèbres ?
L'un de ces anneaux est "l'égalité humaine fondamentale". Prenons-la comme exemple.
Quelqu'un peut-il m'expliquer ce qu'est l'"égalité humaine fondamentale" ? Ce terme, issu de la cuisine idéologique de nos autorités, est censé nous obliger à traiter comme nos égaux des personnes qui nous ressemblent peu. Empiriquement, tous les hommes sont inégaux. Mais si l'on croit à la théorie platonicienne des idées et que l'on est partisan du réalisme médiéval des idées, alors l'idée de "l'homme en soi" est plus réelle que chaque individu.
Sommes-nous tous des représentations physiques de l'idée de l'"homme en soi" ? Dans ce cas, nous serions tous "égaux". Au début, nous nous sommes souvenus de Machiavel qui, il y a 500 ans, soulignait déjà l'aspect fonctionnel de la religion. L'idée selon laquelle nous sommes tous "égaux" fonctionne également très bien. Mais seulement tant que nous y croyons.
Les partisans de l'égalité universelle sont de plus en plus agressifs. Comme s'ils étaient ivres de leur obsession pour l'égalité, ils ont de plus en plus de mal à penser de manière différenciée. Ils n'hésitent pas à mettre dans le même sac toutes les pensées fondées sur l'inégalité et qui structurent la société : "Pouah, la droite !" Et quand ils ne trouvent plus du tout d'argument, c'est encore mieux : "nazi !"
Malgré vous : je ne veux pas être égal. Être "égal" n'est qu'un mot, un souffle de voix. J'aimerais être égal, parce que c'est bien d'avoir des droits. Mais être égal, c'est aussi me priver de mon identité et donc de ma dignité humaine.
Aux yeux de la gauche, j'ai donc fait un aveu : celui d'être de droite. Je ne reconnais soi-disant pas "l'éthique de l'égalité humaine fondamentale" et je fais l'objet de suspicions [5] : qu'entendent-ils par là ?
La "nouvelle droite" intellectuelle est un phénomène idéologique. Il est difficile de trouver un dénominateur commun. En tant que 'droite', elle se distingue de la gauche en mettant l'accent sur ce qui rend les gens - pour reprendre la définition de Norberto Bobbio - inégaux plutôt qu'égaux" [6].
Uwe Backes, "Gestalt und Bedeutung des intellektuellen Rechtsextremismus in Deutschland", Aus Politik und Zeitgeschichte Bd. 46 / 2001. p.27
Cela reste toutefois un peu flou. Pour Karl Marx, figure de proue de toutes les gauches, tous les maux ne découlaient-ils pas déjà de l'inégalité des hommes: de leur division en "classes" en raison des rapports de propriété matérielle ? Ne considérait-il pas cette existence comme déterminante des différences de conscience, soulignant ainsi clairement et de manière polémique "ce qui fait que les hommes apparaissent inégaux plutôt qu'égaux" ?
Pour distinguer cette bonne pensée inégalitaire de gauche de la mauvaise pensée inégalitaire de droite, il fallait trouver un nouveau critère. Le journalisme de gauche l'a cherché et trouvé dans l'adjectif "fondamental". Dès 1989, le "Centre fédéral pour l'éducation politique" de l'État a donné le choix des mots :
"L'extrémisme de droite est un mouvement de défense anti-individualiste, niant l'axiome fondamental/démocratique de l'égalité humaine fondamentale, contre les forces libérales et démocratiques et leur produit de développement, l'État constitutionnel démocratique" [7].
Uwe Backes et Eckhard Jesse, Politischer Extremismus in der Bundesrepublik Deutschland, 1989.) p.43.
Nous retrouvons ici le topos de l'égalité fondamentale comme un principe parmi d'autres, dont la somme seule doit conduire à l'État constitutionnel démocratique. C'est un exemple des nombreux monstres verbaux avec lesquels on veut nous lier idéologiquement, une construction, une abstraction, un fantasme d'un genre particulier et sans contenu réel. Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem ! L'"égalité fondamentale" n'existe que dans la tête - pas dans la mienne, cependant. Elle ressemble à l'égalité fondamentale entre les vers de terre et les moules. Bien sûr, ils ne s'intéressent pas non plus aux chimères.
On prétend qu'est d'extrême droite, en se référant à l'égalité fondamentale, celui qui aspire à un ordre politique "dans lequel l'inégalité fondamentale entre les hommes, fondée sur l'origine, le mérite, l'appartenance nationale, ethnique ou raciale, est institutionnalisée". Ce langage conceptuel purement politologique s'est imposé dans notre journalisme sur l'extrémisme financé par l'État par rapport à un langage juridique qui s'interroge sur les caractéristiques de l'ordre fondamental libéral et démocratique et qui utiliserait des termes juridiquement établis.
Trop souvent, la corporation des politologues employés par l'État ne comprend pas, en raison de son incompétence professionnelle, l'incongruité entre les notions politologique, philosophique et juridique. Elle utilise volontiers des champs lexicaux extensibles à souhait, qui se sont avérés si extensibles au cours des vingt dernières années que toute extension de la pensée d'extrême gauche à d'autres domaines de la vie a pu être facilement comprise, ne serait-ce qu'à travers des termes tels que "égalité fondamentale". Qui sait ce qu'est une "égalité humaine fondamentale" qui n'est mentionnée dans aucune loi ?
"Contrairement à la gauche, la Nouvelle Droite rejette le principe d'égalité fondamentale entre les hommes et considère que l'inégalité anthropologique entre les hommes n'est pas seulement un fait empirique, mais qu'elle est déterminante pour l'organisation de la domination politique" [8].
Michael Minkenberg, "Die Neue Radikale Rechte im Vergleich : Frankreich und Deutschland", in : Zeitschrift Das Parlament, 1/1997, p.140-159, p.147.
Depuis lors, ils ont allègrement copié l'un sur l'autre le concept d'"égalité humaine fondamentale". La féministe Julika Rosenstock l'explique plus précisément et considère que
"la pensée de droite comme terme analytique de parenthèse pour les formes d'une pensée qui s'étend des valeurs bourgeoises et conservatrices de conservation réfléchie de ce qui a fait ses preuves jusqu'à l'opposition radicale et révolutionnaire totale à ce qui existe, et pour laquelle la critique de l'égalité constitue un trait de caractère essentiel, même s'il se manifeste de manière très différente selon les individus" [9].
Julika Rosenstock, Vom Anspruch auf Ungleichheit, Über die Kritik am Grundsatz bedingungsloser Menschengleichheit, imprimé avec l'aimable soutien du Centre de recherche sur l'antiféminisme de l'Université technique de Berlin, soutenu par la Fondation Heinrich Böll, 2015, p.16.
Il peut être distingué d'une telle pensée qui s'approprie l'égalité des sexes.
"a inscrit l'idéal d'égalité sur ses drapeaux et dans ses programmes"[10].
Rosenstock op. cit.
Qu'entend Rosenstock par là ? Elle distingue la "pensée de droite" de toute pensée qui "a inscrit l'idéal d'égalité sur ses drapeaux et dans ses programmes". L'idéal d'égalité est l'une de ces conceptions issues du réalisme des idées de Platon. "Valeurs" ? "Idéal" ? "Drapeaux" ? Quand les drapeaux flottent, l'esprit est parfois dans la trompette, avait autrefois raillé Konrad Lorenz. Qu'est-ce qu'un scientifique de gauche comme Benz, qu'est-ce qu'une féministe radicale et libérale comme Rosenstock entend par cette "égalité" de valeur que la droite dédaigne avec tant d'indécence ?
Elle veut dire quelque chose de complètement différent de ce que je veux dire lorsque je fonde mon identité sur mon inégalité par rapport à tous les autres êtres humains. Empiriquement et factuellement, tous les êtres humains sont différents, Rosenstock le sait aussi. Cette inégalité de fait garantit ma liberté, car si j'étais égal à tous les autres, je ne serais plus libre: libre d'être différent, libre pour mon identité personnelle. Celui qui doit être égal ne peut pas être libre.
Mais Rosenstock pense à quelque chose de tout à fait différent lorsqu'elle pose le postulat de l'égalité universelle des êtres humains: elle pense à l'égalité en termes de "valeur morale". Elle puise cette notion dans le ciel des idées de Platon, la grande boîte à malices du réalisme des idées. Au XXe siècle,
"l'égalité morale de tous les hommes s'est développée en droit positif comme noyau matériel du principe d'égalité" [11].
Rosenstock op. cit., p.49.
L'égalité des droits devant la loi s'est certes développée sur le plan juridique. Mais Rosenstock parle d'égalité "morale", c'est-à-dire non juridique. Elle parle de l'égalité métaphysique dans le ciel de Platon, et non de l'égalité sur terre. Elle ne demande pas seulement de reconnaître un droit, mais de rendre hommage à une morale éternellement valable. Or, une morale qui s'impose de manière absolue et universelle est une métaphysique. La métaphysique est une pensée antérieures aux Lumières. Rosenstock parle d'égalité métaphysique. Au Moyen Âge, on l'appelait "égalité devant Dieu". On croyait en une source d'"égalité dans le Seigneur" spirituelle supposée dans l'au-delà.
Cette métaphysique de la transcendance est devenue obsolète avec la perte de la croyance en l'au-delà. Dieu a été écarté de l'argumentation. L'homme a pris sa place :
"L'affirmation décisive du monde moderne est l'image de Dieu de l'homme, et de chaque homme pour lui-même : C'est cela et rien d'autre qui signifie la dignité de l'homme" [12].
Udo Di Fabio, La culture de la liberté, 2005. p.114.
Le droit naturel affirmait que la nature de l'homme était à l'image de Dieu. Elle lui est substantiellement attachée, elle est une composante de sa personne. Ce faisant, il déplaçait la source de l'action morale du ciel vers l'homme. En tant que métaphysique de l'immanence, elle pense qu'il existe un second moi moral immanent à chaque être humain. Tous les hommes sont égaux en ce sens que ce moi moral est inhérent à chacun. Il marque sa nature d'être moral, c'est pourquoi tous les hommes sont "moralement égaux" à cet égard. Comme une conscience morale, il est à l'origine d'un devoir-être métaphysique :
"La tâche de devenir une personne est confiée à chaque être humain" [13].
Rosenstock op. cit., p.260.
Aucun dieu d'outre-tombe ne nous impose aujourd'hui de tâches. Les tâches morales nous seraient au contraire immanentes. D'un tel point de vue métaphysique, le devoir moral est déjà dans l'être réel. Tous ceux qui parlent d'un devoir-être absolu sans une personne qui le commande font de la métaphysique : parce que, de fait, chaque être humain fonde son identité en tant qu'individu lorsqu'il se trouve face à son entourage, conclut Rosenstock:
"Dans le processus appelé individualisation, la revendication de l'individu à la subjectivité, c'est-à-dire à la revendication d'être son propre maître, s'accompagne d'un commandement, un commandement qui s'adresse à tous, de la subjectivité. [...] Cela culmine pour l'individu dans le fait qu'il doit se réaliser (et non quelque chose). [...] Une partie de cette revalorisation de la subjectivité est une revalorisation des intérêts et des sentiments de l'individu - au point de situer la source de la morale au plus profond de lui-même" [14].
Rosenstock op. cit., p.250 et s.
Qui édicte le commandement ? Qui donne donc "à l'homme l'ordre" de "se réaliser" ? Rosenstock sort un Sollen de son chapeau et place un Sollen moral à côté de l'homme réel. Son origine est inexplicable. Qui ordonne ce devoir-être ?
Dire que l'homme est habité par une "morale" - conçue comme un idéal universel - est une vieille idée de l'histoire de la pensée, antérieure aux Lumières. Par "la morale", qui est censée être inhérente à chaque être humain en tant qu'exigence de devoir, les métaphysiciens entendent généralement eux-mêmes et la morale qui résulte de leur conseil personnel. Ils aimeraient l'imposer à tous les hommes comme obligatoire : elle serait universelle, donc valable partout, absolue et sans restriction, et elle échapperait à la législation humaine. Où que nous soyons : la morale était déjà là avant nous et nous remplissait.
Alors que la pensée libérale radicale de Rosenstock opère donc quasiment un dédoublement de la personne en un être réel et un devoir-être idéal, c'est précisément ce qu'elle critique dans la pensée critique radicale de l'égalité:
"La duplication de la personne en son être et son devoir-être est le substrat identitaire de la pensée critique élémentaire de l'égalité, c'est sa structure de sens objective. L'individu se décompose à travers elle en réalité et potentiel, ou mieux en réalité et mandat. L'identité sociale ou juridique en tant qu'être humain, porteur de droits fondamentaux, femme ou Allemand doit donc toujours être comprise de manière descriptive et prescriptive. Les exemples de variantes de droite radicale d'une telle pensée l'ont illustré en défendant un enracinement considéré comme indispensable dans des identités collectives prédéfinies et indisponibles comme le peuple ou le sexe" [15].
Rosenstock op. cit., p.242 et s.
Le substrat théorique identitaire de leur propre pensée élémentaire de l'égalité, sa structure de sens objective, consiste donc aussi en un dédoublement de la personne en un être réel - et un "ordre de réalisation de soi". La structure de raisonnement et de pensée des métaphysiciens radicalement égalitaires et des métaphysiciens radicalement völkisch est donc identique. La seule chose qui diffère est le contenu matériel de la "mission" que "l'homme" est censé recevoir de quelque part en métaphysique.
Le terme philosophique pour une telle structure de pensée est le normativisme. Il implique l'idée qu'il existe des normes morales prédéfinies, voire "imposées" à tous les hommes. Il s'oppose à la conception décisionniste selon laquelle toutes les normes humaines et les concepts moraux ne sont obligatoires que lorsqu'un législateur humain a décidé de les appliquer (en latin : decisio) et de les déclarer comme droit applicable (positivation).
Rosenstock est une normativiste douée pour son idéal d'égalité des hommes et fustige les normativistes de droite dont l'idéal est l'inégalité des hommes. Son horizon d'intérêt limité lui permet de reconnaître clairement et souvent à juste titre une pensée métaphysique dans certaines pensées et revendications du journalisme de droite. Elle trouve cette métaphysique de droite de l'inégalité terrible. Ses idéaux libéraux sont très différents de ceux auxquels croit l'idéalisme de droite. Le fait qu'elle soit elle-même une métaphysicienne d'une égalité humaine construite comme un idéal constitue le point aveugle de son optique limitée.
Sa conclusion, qui consiste à voir une métaphysique de droite dans toute pensée communautaire, est trop courte. Celui qui prend acte de l'inégalité et construit son identité sur cette inégalité peut, mais ne doit certainement pas, être un métaphysicien. La différence est difficile dans l'abstrait, mais très simple à comprendre dans l'exemple pratique : "Mon peuple est sacré" serait une déclaration métaphysique. En revanche, "Mon peuple est sacré pour moi" ne l'est pas. La première affirmation serait transcendante et prétendrait s'appliquer à tous. La seconde affirmation ne dit rien d'autre en substance que le fait d'un sentiment personnel du locuteur [16].
Nous pouvons aussi aimer notre peuple et notre patrie sans nous perdre dans le réalisme néo-platonicien des idées ou autres délires métaphysiques. La prise de conscience de leur dangerosité avait commencé il y a des siècles avec le nominalisme. Dans le domaine de la métaphysique, nous ne pouvons actuellement pas gagner de pot de fleurs. En revanche, nous pouvons facilement crever les ballons de la gauche. Gagnons donc de l'air.
Notes:
[1] Voir aussi le résumé de Wikipédia.
[2] En détail : H. Berger, mot-clé Universaliensteit, dans : Lexikon des Mittelalters, Bd.VIII, 1999, Sp. 1244 ff.
[3] Voir en détail Panajotis Kondylis, Die neuzeitliche Metaphysikkritik, 1990, p.32-41 (39).
[4] Ockham : "in mente", Summa logicae, I Sent.d.27, q.3, cité ici d'après Kondylis, Metaphysikkritik, p.43.
[5] Uwe Backes, Gestalt und Bedeutung des intellektuellen Rechtsextremismus in Deutschland, Aus Politik und Zeitgeschichte Bd. 46 / 2001. p.24.
[6] BACKES (2001) P.27.
[7] Uwe Backes et Eckhard Jesse, Politischer Extremismus in der Bundesrepublik Deutschland, 1989.) p.43.
[8] Michael Minkenberg, "Die Neue Radikale Rechte im Vergleich : Frankreich und Deutschland", in : Zeitschrift Das Parlament, 1/1997, p.140-159, p.147.
[9] Julika Rosenstock, Vom Anspruch auf Ungleichheit, Über die Kritik am Grundsatz bedingungsloser Menschengleichheit, imprimé avec l'aimable soutien du Centre de recherche sur l'antiféminisme de l'Université technique de Berlin, soutenu par la Fondation Heinrich Böll, 2015, p.16.
[10] Rosenstock op. cit.
[11] Rosenstock op. cit., p.49
[12] Udo Di Fabio, La culture de la liberté, 2005, p.114.
[13] Rosenstock op. cit., p.260.
[14] Rosenstock op. cit., p.250 et suivantes.
[15] Rosenstock op. cit., p.242 et suivantes.
[16] La section précédente ("Comment fonctionne l'Anneau des Ténèbres") est essentiellement tirée de : Klaus Kunze, Identität oder Egalität, 2020, p.10 et suivantes.
20:03 Publié dans Philosophie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : philosophie, égalité, inégalité, universaux, philosophie morale, philosophie politique, théorie politique, politologie, sciences politiques | | del.icio.us | | Digg | Facebook
lundi, 05 septembre 2022
Existe-t-il une philosophie politique dans la tradition néo-platonicienne?
Existe-t-il une philosophie politique dans la tradition néo-platonicienne?
par Darya Platonova Dugina
Source: https://www.ideeazione.com/esiste-una-filosofia-politica-nella-tradizione-neoplatonica/?fbclid=IwAR2YJrkwCl_PayjJWpLnLQkvGQWMTXaIrBQF6C5qgdYDz0XSecdHu-xi8tQ
"Car l'État est l'homme en grand format et l'homme est l'État en petit format".
F. Nietzsche
Friedrich Nietzsche, dans ses conférences sur la philosophie grecque, a qualifié Platon de révolutionnaire radical. Platon, dans l'interprétation de Nietzsche, est celui qui dépasse la notion grecque classique du citoyen idéal: le philosophe de Platon se place au-dessus de la religiosité, contemplant directement l'idée du Bien, contrairement aux deux autres catégories (guerriers et artisans).
Cela fait plutôt écho au modèle de théologie platonique du néo-platonicien Proclus, où les dieux occupent la position la plus basse dans la hiérarchie du monde. Rappelons que dans la systématisation de Festugier, la hiérarchie des mondes de Proclus est la suivante :
- Le supra-substantiel (dans lequel il y a deux commencements : la limite et l'infini),
- le mental (être, vie, esprit),
- l'intermédiaire (esprit-pensée : au-delà, céleste, en-deçà),
- la pensée (Chronos, Rhéa, Zeus),
- Déité (têtes divines, détachées, intra-cosmiques).
Plotin place les formes au-dessus des dieux. Les dieux ne sont que des contemplateurs de formes absolument idéales.
"Amené sur son rivage par la vague de l'esprit, s'élevant vers le monde spirituel sur la crête de la vague, on commence immédiatement à voir, sans comprendre comment ; mais la vue, s'approchant de la lumière, ne permet pas de discerner dans la lumière un objet qui n'est pas lumière. Non, alors seule la lumière elle-même est visible. L'objet accessible à la vue et la lumière qui permet de le voir n'existent pas séparément, tout comme l'esprit et l'objet-pensée n'existent pas séparément. Mais il y a la lumière pure elle-même, dont découlent ensuite ces opposés".
Le Dieu-Démiurge du Timée crée le monde selon les modèles du monde des idées, occupe une position intermédiaire entre le monde sensible et le monde intelligible - tout comme le philosophe, qui établit la justice dans l'État. Il s'agit d'un concept plutôt révolutionnaire pour la société grecque antique. Elle place une autre essence au-dessus des dieux, une pensée supra-religieuse et philosophique.
La République, dialogue de Platon, construit une philosophie psychologique et politique non classique. Les types d'âme sont comparés aux types de structure étatique, dont découlent différentes conceptions du bonheur. L'objectif de chaque personne, dirigeant et subordonné, est de construire un état juste et cohérent avec la hiérarchie ontologique du monde. C'est ce concept d'interprétation de la politique et de l'âme en tant que manifestation de l'axe ontologique que Proclus Diadochos développe dans son commentaire des dialogues de Platon.
S'il est facile de parler de la philosophie politique de Platon, il est beaucoup plus difficile de parler de la philosophie politique de la tradition néo-platonicienne. Le néo-platonisme était généralement perçu comme une métaphysique visant à la déification de l'homme ("l'assimiler à une divinité"), considérée séparément de la sphère politique. Toutefois, cette vision de la philosophie néo-platonicienne est incomplète. Le processus d'"assimilation à la divinité" de Proclus, qui découle de la fonction métaphysique du philosophe chez Platon, implique également l'inclusion du politique. La déification se produit également à travers la sphère politique. Dans le livre VII du dialogue intitulé République, dans le mythe de la caverne, Platon décrit un philosophe qui s'échappe du monde des lances et s'élève dans le monde des idées, pour ensuite retourner à nouveau dans la caverne. Ainsi, le processus de "ressemblance avec une divinité" va dans les deux sens : le philosophe tourne son regard vers les idées, dépasse le monde de l'illusion et s'élève au niveau de la contemplation des idées et, donc, de l'idée du Bien. Toutefois, ce processus ne s'achève pas avec la contemplation de l'idée du Bien comme étape finale - le philosophe retourne à la caverne.
Quelle est cette descente du philosophe, qui a atteint le niveau de la contemplation des idées, dans le monde mensonger des ombres, des copies, du devenir ? N'est-ce pas un sacrifice du philosophe-réalisateur pour le peuple, pour son peuple ? Cette descente a-t-elle une apologie ontologique ?
Georgia Murutsu, spécialiste de l'État chez Platon, suggère que la descente a un double sens (un appel à la lecture du platonisme par Schleiermacher) :
1) l'interprétation exotérique explique la descente dans la grotte par le fait que c'est la loi qui oblige le philosophe, qui a touché le Bien par le pouvoir de la contemplation, à rendre la justice dans l'État, à éclairer les citoyens (le philosophe se sacrifie pour le peuple) ;
2) Le sens exotérique de la descente du philosophe dans le monde inférieur (dans le domaine du devenir) correspond à celui du démiurge, reflétant l'émanation de l'esprit du monde.
Cette dernière interprétation est très répandue dans la tradition néo-platonicienne. Le rôle du philosophe est de traduire ce qu'il contemple de manière éidétique dans la vie sociale, les structures de l'État, les règles de la vie sociale, les normes de l'éducation (paideia). Dans le Timée, la création du monde est expliquée par le fait que le Bien (transsubstantiant "sa bonté") partage son contenu avec le monde. De même, le philosophe qui contemple l'idée du Bien, en tant que ce Bien lui-même, répand la bonté sur le monde et, dans cet acte d'émanation, crée l'ordre et la justice dans l'âme et dans l'État.
"L'ascension et la contemplation des choses supérieures est l'ascension de l'âme dans le domaine de l'intelligible. Si vous admettez cela, vous comprendrez ma chère pensée - si vous aspirez bientôt à la connaître - et Dieu sait qu'elle est vraie. Voici ce que je vois : dans ce qui est perceptible, l'idée de bien est la limite et est à peine perceptible, mais dès qu'elle y est perceptible, il s'ensuit qu'elle est la cause de tout ce qui est juste et beau. Dans le domaine du visible, elle donne naissance à la lumière et à sa règle, mais dans le domaine du concevable, elle est elle-même la règle dont dépendent la vérité et la raison, et c'est vers elle que doivent se tourner ceux qui veulent agir consciemment dans la vie privée et publique".
Il convient de noter que le retour, la descente dans la grotte, n'est pas un processus unique, mais un processus qui se répète constamment (royaume). C'est l'émanation infinie du Bien dans l'autre, de l'un dans le multiple. Et cette manifestation du Bien est définie par la création de lois, l'éducation des citoyens. C'est pourquoi, dans le mythe de la grotte, il est très important de mettre l'accent sur le moment où le souverain descend au fond de la grotte - la "cathode". La vision des ombres après la contemplation de l'idée du Bien sera différente de leur perception par les prisonniers, qui sont restés toute leur vie dans l'horizon inférieur de la caverne (au niveau de l'ignorance).
L'idée que c'est la déification et la mission kénotique particulière du philosophe dans l'État de Platon, dans son interprétation néo-platonicienne, qui constitue le paradigme de la philosophie politique de Proclus et d'autres néo-platoniciens ultérieurs, a été exprimée pour la première fois par Dominic O'Meara. Il reconnaît l'existence d'un "point de vue conventionnel" dans la littérature critique sur le platonisme, selon lequel "les néo-platoniciens n'ont pas de philosophie politique", mais exprime sa conviction que cette position est erronée. Au lieu d'opposer l'idéal de la théosis, la théurgie et la philosophie politique, comme le font souvent les universitaires, il suggère que la "théosis" doit être interprétée politiquement.
La clé de la philosophie implicite de la politique de Proclus est donc la "descente du philosophe", κάθοδος, sa descente, qui répète, d'une part, le geste démiurgique et, d'autre part, est le processus d'émanation de l'Élément, πρόοδος. Le philosophe descendant des hauteurs de la contemplation est la source des réformes juridiques, religieuses, historiques et politiques. Et ce qui lui donne une légitimité dans le domaine du Politique, c'est précisément la " ressemblance avec la divinité ", la contemplation, le "lever" et le "retour" (ὲπιστροφή) qu'il effectue dans la phase précédente. Le philosophe, dont l'âme est devenue divine, reçoit la source de l'idéal politique de sa propre source et est obligé de porter cette connaissance et sa lumière au reste de l'humanité.
Le philosophe-roi chez les néo-platoniciens n'est pas spécifique au sexe. Une femme philosophe peut également se trouver dans cette position. O'Meara considère les figures hellénistiques tardives d'Hypatie, d'Asclepigenia, de Sosipatra, de Marcellus ou d'Edesia comme des prototypes de ces souverains philosophes loués par les néo-platoniciens. Sosipatra, porteuse du charisme théurgique, en tant que chef de l'école de Pergame, apparaît comme une telle reine. Son enseignement est un prototype de l'ascension de ses disciples sur l'échelle des vertus vers l'Unique.
Hypatie d'Alexandrie, reine de l'astronomie, présente une image similaire dans son école d'Alexandrie. Hypatie est également connue pour avoir donné aux dirigeants de la ville des conseils sur la meilleure façon de gouverner. Cette condescendance dans la caverne des gens du haut de la contemplation est ce qui lui a coûté sa mort tragique. Mais Platon lui-même - voyant l'exemple de l'exécution de Socrate - prévoyait clairement la possibilité d'une telle issue pour un philosophe qui était descendu dans le Politique. Il est intéressant de noter que les platoniciens chrétiens y ont vu un prototype de l'exécution tragique du Christ lui-même.
Platon s'est préparé une descente similaire, en se lançant dans la création d'un État idéal pour le souverain de Syracuse, Dionysius, et en étant traîtreusement vendu comme esclave par le tyran adultère. L'image néo-platonicienne de la reine-philosophe, fondée sur l'égalité des femmes supposée dans la République de Platon, est une particularité dans l'idée générale du lien entre la théurgie et le domaine du Politique. Il est important pour nous que l'image de Platon de la montée/descente du philosophe de la caverne et de son retour à la caverne ait une interprétation étroitement parallèle dans le domaine du Politique et du Théurgique. Ce point est au cœur de la philosophie politique de Platon et ne pouvait être manqué et développé par les néo-platoniciens. Une autre question est que Proclus, se trouvant dans les conditions de la société chrétienne, n'a pas pu développer pleinement et ouvertement ce thème, ou alors ses traités purement politiques ne nous sont pas parvenus. L'exemple d'Hypatie montre que la mise en garde de Proclus n'était pas superflue. Cependant, en étant conscient que l'ascension/descension était initialement interprétée à la fois métaphysiquement, épistémologiquement et politiquement, nous pouvons considérer tout ce que Proclus a dit sur la théurgie dans une perspective politique. La déification de l'âme du contemplatif et du théurge fait de lui un véritable homme politique. La société peut l'accepter ou non. Ici, le destin de Socrate, les problèmes de Platon avec le tyran Dionysius, et la mort tragique du Christ, sur la croix duquel était écrit "INRI - Jésus le Nazaréen, roi des Juifs". Il est le Roi qui est descendu du ciel et qui est monté au ciel pour les hommes. Dans le contexte du néo-platonisme païen de Proclus, cette idée d'un pouvoir politique véritablement légitime aurait dû être présente et construite sur exactement le même principe : seul celui qui est "descendu" a le droit de gouverner. Mais pour descendre, il faut d'abord monter. Par conséquent, la théurgie et le fait de "ressembler à une divinité", bien que n'étant pas des procédures politiques en soi, contiennent implicitement la politique et, de plus, la politique ne devient platoniquement légitime qu'à travers elles.
La "ressemblance avec une divinité" et la théurgie des néo-platoniciens contiennent en elles une dimension politique, qui s'incarne au maximum au moment de la "descente" du philosophe dans la caverne.
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Michel de Montaigne : le premier conservateur
Michel de Montaigne : le premier conservateur
par Klaus Kunze
Source: http://klauskunze.com/blog/2022/08/27/der-erste-konservative/
"J'ai horreur de la nouveauté"
Le conservateur est celui qui aime le monde tel qu'il est. Pourquoi, dès lors, devrait-il tout bouleverser ? Michel de Montaigne (1533-1592) n'avait pas encore quarante ans que, ancien juge, il prenait sa retraite. Dans sa tour de 16 pas de diamètre, il se retira pour lire un bon millier de livres, pour la plupart des éditions latines de classiques antiques. Il vécut désormais de ses biens fonciers.
Tour de Montaigne : la bibliothèque de la tour de Michel de Montaigne se trouve au deuxième étage (photo Heinrich Salome 2009, Wikipedia).
Montaigne s'affiche ouvertement comme un conservateur :
"J'ai horreur des innovations, quel que soit leur visage, et j'ai raison de le faire, car j'en ai vu les effets les plus désastreux. Celle qui nous fait si durement souffrir depuis vingt-cinq ou trente ans n'a certes pas tout fait à elle seule, mais on peut dire avec quelque raison qu'elle a tout produit et engendré, au moins indirectement, même les méfaits et les destructions qui se commettent depuis sans elle, et même contre elle".
Montaigne, Livre I, 23, p.66.
En France, le XVIe siècle et en Allemagne, les XVIe et XVIIe siècles ont été l'époque des guerres de religion. Les innovations mentionnées par Montaigne sont les édits de Châteaubriant (1551), de Compiègne (1557) et d'Écouen (1559), qui ont privé les protestants de leurs droits et les ont finalement condamnés à mort, ce qui a conduit aux guerres huguenotes et a fait des milliers de victimes huguenotes lors de la nuit de la Saint-Barthélemy en 1572. Le catholique Michel de Montaigne aurait préféré que tout reste en l'état, les innovations ayant conduit à ces excès et à une "décomposition de l'ordre social".
La France du XVIe siècle a vu, outre les persécutions des huguenots, des cannibales d'Amérique du Sud ramenés par bateau. Montaigne opère une comparaison en 1580,
"il est encore plus barbare de se repaître de l'agonie d'un homme vivant que de le manger mort : plus barbare de déchirer sur le banc de torture un corps qui sent encore tout, de le griller par morceaux, de le faire mordre et déchirer par les chiens et les porcs (comme nous ne l'avons pas seulement lu, mais comme nous le voyons encore devant nous dans un frais souvenir : pas du tout entre anciens ennemis, mais entre voisins et concitoyens, et, ce qui est pire, sous prétexte de piété et de fidélité à la foi), que de le rôtir et de se l'approprier après qu'il a rendu son dernier souffle. "[1]
Michel de Montaigne, Essais, 1580, livre I, 31, p.113.
Dans son voisinage, des connaissances et des parents se massacraient parfois mutuellement pour des subtilités théologiques. Chacun, y compris Montaigne, était menacé de torture et de bûcher pour tout soupçon d' "hérésie". Il est très instructif et pertinent pour notre époque de voir comment le très cultivé Montaigne s'est comporté dans cette situation. Bien que conservateur, il considérait qu'un ordre moral bien établi et des institutions étaient nécessaires pour contenir les forces imprévisibles de la nature humaine [2]. L'Eglise catholique était pour lui un tel garant d'un ordre possible, raison pour laquelle il y restait extérieurement fidèle. "Il était un conservateur pratique, pas un conservateur déclaré, combatif, idéologique" [3], mais il restait sceptique vis-à-vis de toute doctrine.
Entre Charybde et Scylla
Juriste et bon rhétoricien, Montaigne a toujours su laisser transparaître sa véritable opinion sans que l'Inquisition ne puisse l'épingler. Dans un seul et même Essai (livre I, 23), il parvient à présenter des affirmations contradictoires de telle sorte que l'une le protège des poursuites et l'autre contient la critique. Montaigne affirme "l'exhortation sans équivoque d'obéir à l'autorité et de ne pas toucher à la forme de gouvernement", dont il a juste avant maudit les "innovations".
Les contradictions se dissipent immédiatement si l'on considère l'une comme son opinion réelle et l'autre comme une feuille de vigne rhétorique destinée à le protéger. Dans un autre essai, il l'admet ouvertement :
"Ce n'est pas que ces histoires ou ces citations m'aient toujours servi d'exemple, d'accréditation ou d'ornement : je ne les considère pas seulement sous l'angle de l'usage que j'en fais. Souvent, au-delà de leur rapport avec mon sujet, elles portent en elles le germe de réflexions plus complexes et plus audacieuses, et font résonner un sous-entendu subtil tant pour moi, qui ne veux pas m'étendre sur le sujet, que pour ceux qui sont capables de s'accorder à ma façon de penser".
Montaigne, Essais, 1580, Livre I, 40, p.130.
Montaigne laisse sagement de côté les réflexions les plus osées. Il s'en tient au sous-entendu de l'incrédulité: "Je doute de moi comme de tout le reste" (II 17 p.314). Cette technique d'argumentation est typique des époques où la police de la pensée, avec ses chambres de torture, ses bûchers ou ses emprisonnements dans des camps, n'attend qu'un mot de travers. La prudence est d'autant plus recommandée qu'une domination combattue règne sur la société. René Descartes (1596-1650) a conseillé un jour à un ami : "Je veux en tout cas que tu n'exposes pas ouvertement tes idées nouvelles, mais que tu t'en tiennes extérieurement aux anciens principes. Tu dois te contenter d'ajouter de nouveaux arguments aux anciens. Personne ne peut t'en vouloir ; et ceux qui comprennent tes arguments pourront déduire d'eux-mêmes ce que tu as voulu leur faire comprendre".
C'est surtout sous les régimes totalitaires qu'un écrivain doit espérer que son lecteur réfléchira de manière compréhensive et ira jusqu'au bout de sa pensée. Les générations futures reconnaissent l'empreinte intellectuelle de ces époques au fait qu'il y a plus de choses entre les lignes que dans les lignes elles-mêmes [4].
Briser les tabous
Les Etats théocratiques, comme dans l'espace de l'Islam, et d'autres Etats idéologiques mettent leur saint des saints respectif sous tabou. Une blague sur Mahomet peut être la dernière que l'on se permette. Aujourd'hui encore, en Allemagne, on n'a pas le droit de plaisanter sur tout. Pensez-vous de manière compréhensive ?
En Occident, l'existence de Dieu et la vérité de la révélation chrétienne étaient sacro-saintes, aujourd'hui, cette croyance est remplacée par une acception quasi-religieuse de la dignité d'une abstraction, celle de l'homme en soi. Montaigne savait exactement comment envelopper sa critique sans briser un tabou.
Celui qui est contraint d'utiliser le langage de l'adversaire court cependant le risque de faire de ses "contenus de pensée au moins le point de référence incontournable d'une pensée visant à l'efficacité sociale" et de se laisser ainsi dicter les conditions de la discussion [5]. Montaigne évitait cet écueil de façon magistrale. Le point de référence de toute pensée inquisitoriale était Dieu, et ce dans son interprétation par les théologiens catholiques. Montaigne loue ce Dieu de manière hymnique et ne manque pas de le confesser. En même temps, il affirme son humilité devant les théologiens appelés à interpréter la parole de Dieu. Non, il ne connaît rien à la théologie et n'a aucune ambition.
Après ces clauses salvatrices et stéréotypées, il donne du fil à retordre à la théologie scolastique de son temps. Il lui retire littéralement le tapis sous les pieds grâce à une argumentation intelligente. Elle était essentiellement basée sur le raisonnement. Par des déductions syllogistiques et un raisonnement convaincant, les scolastiques médiévaux avaient voulu prouver l'existence de Dieu. Montaigne n'a que des sarcasmes pour cela et désarme en même temps ses détracteurs avec l'argument hypocrite suivant : les conseils de Dieu sont si insondables qu'on ne peut absolument pas le prouver par la raison humaine.
Nous comprenons immédiatement que le Rubicon des "raisonnements plus audacieux" est atteint ici. Dans la vision du monde de Montaigne, Dieu n'a aucune fonction. On pourrait le supprimer sans que cela change quoi que ce soit. Montaigne conduit ses lecteurs d'argument en argument jusqu'au point où ils ne peuvent raisonnablement que conclure : Dieu n'existe pas du tout, ou du moins n'est pas un référent pertinent. Montaigne se sauve en souriant vers la rive sûre avec l'excuse suivante : on ne peut que croire fermement en lui, ce que lui, Montaigne, fait naturellement. Je le vois rire de bon cœur dans sa tour et je me réjouis de voir avec quel génie mon collègue juriste, décédé depuis longtemps, savait raisonner. Avec lui, il ne faut jamais s'arrêter aux apparences, mais comprendre ce qu'il veut vraiment nous dire derrière ses mots.
Ses arguments sont complexes et profonds. Ce qu'ils prétendent dire ne correspond pas nécessairement à leur fonction argumentative. Il admet que "le public n'a pas à se soucier" (I, 23) de ses "pensées" non exprimées [6].
Dieu - manœuvré hors du débat
Profondément sceptique, Montaigne juxtapose de nombreux points de vue de philosophes sur ce que sont Dieu et une âme, et les rejette tous comme ridicules : "Il est étonnant que même les partisans les plus acharnés de la croyance en l'immortalité de l'âme se soient trouvés incapables et hors d'état de la prouver, qu'ils trouvaient si évidente et si convaincante, en vertu de leur capacité humaine. Ce sont des rêves de gens qui désirent, non de gens qui savent, disaient les anciens" (II, 12) [7]. Cela semble très moderne et agnostique : Nous ne savons rien des "âmes". Quatre paragraphes plus loin, nous nous frottons les yeux avec étonnement : "Il était juste, en effet, de nous renvoyer à Dieu seul et au bienfait de sa grâce, avec la dette de reconnaissance pour la vérité d'une si noble foi, que c'est de sa main généreuse seule que nous recevons le fruit de l'immortalité, qui consiste à jouir de la béatitude éternelle".
Tout en fouillant avec délectation les fondements de la foi de l'Église, Montaigne repousse toute opposition théologique possible : "Nous ne pouvons avoir de certitude sur Dieu que par la foi. C'est pourquoi les théologiens peuvent nous faire croire ce qu'ils veulent. Comme on pensait autrefois chasser un démon avec un sort, il catapulte "Dieu" dans l'oubli argumentatif : hors de propos, affaire de foi, nous n'en savons rien. Montaigne ne contredit aucun dogme théologique. Ils ne l'intéressent plus, car il fait un pas décisif de la scolastique médiévale vers les temps modernes des Lumières :
Se tourner vers la nature
Au lieu de s'attarder sur les subtilités scolastiques et les fausses preuves de la "nature de Dieu" et de "l'homme en soi", Montaigne se tourne résolument vers la nature réelle, le monde que nous pouvons percevoir par les sens, la diversité des animaux, des peuples, des coutumes et des religions. Cette approche a ouvert la voie à l'empirisme et aux sciences naturelles. Au-delà de toute spéculation sur les "choses en soi" platoniciennes, il a comparé les cultures des hommes et les a trouvées toutes aussi aptes, dans leur diversité, à garantir la paix et la tranquillité par des lois quelconques.
N'importe lesquelles ! Montaigne considère que toutes les religions, coutumes, traditions et lois liées à la culture se valent. Il relativise ainsi la prétention du christianisme à l'exclusivité et le relègue au rang de "coustume", de coutume, d'usage et de mode. Pour Montaigne, les lois, les religions et les coutumes sont des situations. Cela devait être fatal à tout intellectualisme et à tout normativisme [8].
Les intellectualismes sont des constructions intellectuelles rationalistes sophistiquées qui partent de postulats et en tirent des conclusions de plus en plus larges par déduction, sans commencer par regarder autour d'eux dans la réalité empirique. Est normativisme toute dogmatique qui part d'un postulat "moral", c'est-à-dire d'une exigence de devoir. Montaigne détruit les prétentions à l'absolu de toutes ces doctrines. Sa méthode de pensée relativiste signifiait un "adieu au principe" fondamental, comme l'a repris ces jours-ci un philosophe à la mode. Le "scepticisme" de Montaigne "décompose l'idéalité des normes en vigueur, mais consolide leur validité de fait" [9].
C'est dans l'abandon sceptique des principes que réside la pertinence permanente de Montaigne. Alors que les théologiens de l'Inquisition passaient au crible chaque imprimé pour y déceler des hérésies, les éditeurs doivent aujourd'hui à nouveau "retirer" les livres qui ont attiré la haine religieuse des fanatiques. Des fonctionnaires sont licenciés pour avoir prétendument "relativisé" le postulat de base de notre constitution : la "dignité" de l'homme. Aujourd'hui, ce terme ne désigne plus seulement la règle fondamentale de la civilisation selon laquelle l'État ne doit pas avilir un être humain. Aujourd'hui, est déjà considéré comme un ennemi de la dignité humaine celui qui tient à la pérennité ethnique de son peuple.
Une croyance métaphysique en un "homme en soi" abstrait et en sa "dignité inaliénable" est devenue un principe idéologique de base à partir duquel on peut joyeusement déduire tout ce qui va d'un droit d'immigration en Allemagne, d'une société multiculturelle, d'un revenu minimum de l'Etat pour tous jusqu'à la reconnaissance des 63 types sexuels réellement existants.
Interdire à l'État, en vertu d'un droit positif, c'est-à-dire d'une loi, de traiter les gens de manière dégradante était une décision constitutionnelle nécessaire. Mais faire de la dignité humaine un principe "pré-étatique" ( !), donc métaphysique, à partir duquel on peut déduire n'importe quel contenu idéologique, n'aurait fait que faire rire amèrement Montaigne : "Celui qui sait gagner notre foi à ses postulats est notre maître et notre dieu" (II, 12) [10]. C'est ainsi que nous aussi, aujourd'hui, avons nos maîtres gardiens de la pensée. La plupart des gens se prosternent devant eux, si tant est qu'ils y pensent. Les hommes, soupire Montaigne, suivent "de bonne foi en leurs opinions" la "conception dominante, et on l'adopte, avec tout le fatras des arguments et des preuves, comme une vérité, comme un corps de doctrine ferme et fermé, qu'on n'ébranle plus et sur lequel on ne se permet plus de juger". (II, 12) [11].
Combien de temps les petits singes de cirque vont-ils continuer à faire des pirouettes ?
"Il est très facile d'ériger sur des "postulats statutaires des édifices de pensée de toute sorte, car en vertu d'un tel précepte qui fixe les règles, les autres parties peuvent être assemblées sans contradiction". Notre "accord et notre approbation leur donnent les mains libres pour nous entraîner tantôt à gauche, tantôt à droite, jusqu'à ce que nous fassions des pirouettes à leur rythme". (II 12) [12].
Tant que nous ne ferons pas abstraction aujourd'hui, dans l'espace pré-politique et le débat politique, des postulats de foi de nos maîtres idéologiques, nous ne ferons, sur le chemin de l'abandon total de nos intérêts nationaux et de notre peuple, que des pirouettes comme autrefois un petit singe de cirque enchaîné d'un joueur d'orgue de Barbarie. Montaigne est là pour nous conseiller :
"Chaque science a ses principes préétablis, qui limitent de toutes parts le jugement humain. Si vous vous heurtez un jour à cette barrière, à cette erreur de principe, la bouche des partisans des principes vous répondra aussitôt qu'on ne débat pas avec des gens qui n'ont pas de principes. Pourtant, il ne peut y avoir de principes pour les hommes, à moins que la divinité ne les leur ait révélés. Tout le reste, le début, le milieu et la fin, est un rêve et de l'écume. A ceux qui vont au combat avec des postulats, il faut postuler leur renversement respectif". [13]
Montaigne, Essais, 1580, livre II, 12, p. 270.
C'est pourquoi, résume Montaigne, nous devons "mettre dans la balance tous les postulats, et principalement les postulats généraux, et ceux qui nous tyrannisent".
Ne pas se laisser tyranniser par des principes et des postulats arbitraires - tel est l'héritage durable du conservateur sceptique Michel de Montaigne.
Notes:
[1] Michel de Montaigne, Essais, 1580, éd. Hans Magnus Enzensberger, traducteur Hans Stilett, Francfort 1998, livre I, 31, p.113.
[2] Panajotis Kondylis, Les Lumières dans le cadre du rationalisme moderne, 1981, p.143.
[3] Klaus Jürgen Grundner, Michel de Montaigne, in : Criticón 1981, 160 et suivantes (161 r.sp.).
[4] Klaus Kunze, Mut zur Freiheit, 1995, p.212.
[5] Kondylis, Les Lumières dans le cadre du rationalisme moderne, p.236.
[6] Montaigne, I 23, p.65.
[7] Montaigne, Livre II, 12, p.276.
[8] Kondylis, Les Lumières dans le cadre du rationalisme moderne, p.139.
[9] Hugo Friedrich, Montaigne, 2ème éd. 1967, cité ici par Grundner op. cit. S.163.
[10] Montaigne, Livre II, 12, p.270.
[11] Montaigne, Livre II, 12, p.269.
[12] Montaigne, Livre II, 12, p.269 s., 270.
[13] Montaigne, Livre II, 12, p. 270.
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Hommes et ruines : Evola et le jusnaturalisme
Hommes et ruines : Evola et le jusnaturalisme
par Giovanni Sessa
Source: https://www.paginefilosofali.it/gli-uomini-e-le-rovine-ev...
Evola a joué un rôle de premier plan dans l'espace public journalistique et doctrinaire de l'après-Seconde Guerre mondiale en Italie. Le penseur romain était un point de référence pour ces jeunes qui, à la fin de la guerre, n'avaient aucune intention de se soumettre aux valeurs et aux hommes du nouveau régime. Un moment central de l'action culturelle promue par les traditionalistes pour corriger les références théoriques fallacieuses du milieu néo-fasciste se trouve dans la publication de l'ouvrage Gli uomini e le rovine (Les Hommes au milieu des ruines). Marco Iacona reconstruit la genèse, le contenu et les objectifs politiques et culturels de l'auteur dans son dernier ouvrage, Contro il giusnaturalismo moderno. Evola, lo Stato, gli uomini, le rovine, en librairie chez Algra Editore (par commande : algraeditore@gmail.com, pp. 83, euro 7.00). Le texte comporte une préface de Claudio Bonvecchio.
Le livre d'Evola a été publié pour la première fois en 1953, presque au même moment où a eu lieu le procès du F.A.R. dans lequel le philosophe avait été injustement impliqué. Le penseur, dans ses pages, était animé par l'intention d'expliciter les prérequis théoriques d'un véritable Droit, afin de libérer les jeunes qui le regardaient comme un Maître, d'un nostalgisme stérile, en les orientant vers les valeurs de la Tradition. Comme pour le pamphlet Orientamenti, ainsi que pour la rédaction de Gli uomini e le rovine, l'intellectuel romain a utilisé les contributions qu'il avait préparées à ce moment historique pour "l'encre des vaincus" et, comme le note Iacona : "on peut affirmer, sans trop de scrupules, que les idées qui y sont exprimées peuvent être datées des deux années 1949 et 1950" (p. 13). Le livre est introduit par un essai du prince Junio Valerio Borghese, commandant de la fameuse division X Mas. Evola a donc assumé un rôle théorique, Borghese, au contraire, un rôle pratique. Il devait organiser "des forces capables d'intervenir en cas d'urgence" (p. 15). La même stratégie, dans ces années-là, rappelle Evola dans Le chemin du Cinabre, avait été adoptée par les communistes, auxquels il fallait répondre en s'inspirant de leurs propres tactiques.
L'élite traditionnelle d'une part, donc, et les hommes préparés à l'action d'autre part. Des années plus tard, le traditionaliste l'a reconnu : "Tout ce projet n'a eu aucun suivi" (p. 17). Les Edizioni dell'Ascia, chez lesquelles est sorti le volume d'Evola, auraient dû prévoir, sur la recommandation du penseur, de publier douze textes destinés à orienter ceux qui étaient restés "debout parmi les ruines". En réalité, seuls deux textes sont issus de cette série. Dans Les hommes au milieu des ruines, les positions des traditionalistes sont ouvertement contre-révolutionnaires. Le pouvoir légitime, affirme-t-il, dans le monde de la tradition, vient toujours "d'en haut". Cela avait été réitéré, bien qu'avec des nuances différentes, par les intellectuels qui s'opposaient aux retombées de la Révolution française. La véritable cible polémique du volume est le droit naturel moderne, qui place à l'origine de la condition humaine "un état de nature dont il aurait fallu sortir [...] et envisager un pouvoir organisé garant des droits naturels appartenant à chaque individu " (p. 27). Au contraire, pour Evola, "le peuple lui-même a son centre dans le souverain qui surgit naturellement comme tel par voie divine" (p. 28).
L'unité d'état organique est structurée de manière hiérarchique, une re-proposition de la hiérarchie existant dans chaque homme, tripartite en corps, âme et esprit. Une structure politique traditionnelle, avec en son centre l'omphalos rayonnant du rex, est réputée favoriser la pulsion anagogique qui conduit les individus à la conquête de la personnalité. La loi de la nature est donc, pour Evola, "le fondement non pas de l'égalité mais de l'inégalité" (p. 31). Le penseur nie la condition présociale de l'état de nature, rejette le contrat social et la souveraineté populaire, et postule la nécessité de restaurer un droit différencié. La "révolution" évolienne ne peut donc se présenter que comme conservatrice. En effet, Les hommes au milieu des ruines "est un livre unique pour l'Europe de l'époque ; il délimite clairement [...] les positions que peut prendre une droite d'opposition authentique" (p. 38). De nombreux jeunes ont répondu passionnément à l'appel d'Evola. Malheureusement, l'action métapolitique et la formation spirituelle présentées dans le livre, conclut Iacona, n'ont apporté aucun changement à la droite italienne. La classe dirigeante du MSI et, plus tard, celle de l'Alleanza Nazionale, étaient insensibles à la proposition du traditionaliste qui, comme le notait Geminello Alvi, avait, par rapport à notre époque, une "distance sidérale".
Il s'agissait d'un radicalisme "de 'reconstruction'" (p. 43), capable d'accorder une extraordinaire capacité de résistance au moderne. Les membres du groupe des "Fils du Soleil", proches d'Evola, rappelant la Tradition métahistorique, ont définitivement laissé derrière eux les scories du néofascisme. Le philosophe était un critique acerbe de l'État totalitaire défini comme "une école de la servilité" (p. 64), de l'idée du parti unique (une véritable contradiction dans les termes : la partie s'arrogeant la qualité du tout), du nationalisme, central dans l'idée fasciste. Pour lui, il fallait identifier les principes de l'État véritable, compris comme la forme aristotélicienne du pouvoir démotique de la nation "dans l'imperium et l'auctoritas [...] dans l'ordre politique et sa prééminence sur l'ordre social et économique" (p. 46). Ces principes appartiennent à la dimension de l'être, du stare (se tenir debout), ils sont impérissables. Une telle référence traditionnelle fait défaut à l'histoire italienne depuis la période romaine.
Les références, donc "aux principes de la Tradition qui seront d'un type idéal" (p. 47). Le contenu de Gli uomini e le rovine était un antidote à la modernité : aujourd'hui, il peut jouer le même rôle vis-à-vis de la société liquide, son successeur.
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samedi, 03 septembre 2022
Small is beautiful : Leopold Kohr et le refus de l’Etat totalitaire moderne
Small is beautiful: Leopold Kohr et le refus de l’Etat totalitaire moderne
par Nicolas Bonnal
Nous allons vivre un cauchemar étatique dans tous les pays. Le penseur austro-américain Léopold Kohr était cité avec Jacques Ellul et Guy Debord à la fin du documentaire apocalyptique Koyaanisqatsi. C’est comme cela que je l’ai découvert en 1983. En réalité son nom est inconnu alors que son lemme est mythique : small is beautiful. Kohr est l’esprit qui a mis en doute le monde moderne dans tout ce qu’il a de gigantesque, de titanesque, d'autoritaire et de compliqué.
Pour lui tout s’écroulera de ce fait ; ou, si cela ne s’écroule pas, finira mal. A l’heure où l’Europe tangue, où les USA tanguent, où l’Espagne et le royaume désuni tanguent, on ferait mieux de redécouvrir son breakdown of nations publié il y a plus d’un demi-siècle. Proche des libertariens ou des traditionnels (je suis des deux écoles, donc je me sens bien concerné), la pensée de Kohr ne pourrait qu’inspirer une solution de rechange à notre civilisation marquée par le gigantisme messianique et l’hypnotisme techno-totalitaire.
Léopold Kohr est un peu comme René Girard. Son explication unique doit tout expliquer. Voici ce qu’il écrit au début de l'effondrement (breakdown) des nations :
« Comme les physiciens de notre temps ont essayé d'élaborer une théorie unique, capable d'expliquer non seulement certains mais tous phénomènes de l'univers physique, j'ai essayé de développer une seule théorie à travers laquelle non seulement certains mais tous les phénomènes de l'univers social peuvent être réduits à un commun dénominateur. »
Et son secret, inspiré par une remarque de Jonathan Swift (un grand initié selon le père de mon ami Nicolas Richer) est le refus du bulk, de la masse, de la taille :
«Le résultat est une philosophie politique nouvelle et unifiée centrée autour de la taille. Elle suggère qu'il semble y avoir une seule cause derrière toutes les formes de misère sociale: la grandeur. Aussi simpliste que cela puisse paraître, nous trouverons l'idée plus facilement acceptable si nous considérons que la grandeur, ou sur-dimension, est vraiment beaucoup plus que juste un problème social. Elle semble être le seul et unique problème imprégnant toute la création. Où quelque chose ne va pas, c’est que quelque chose est trop gros. »
Il multiplie ensuite les exemples physiques et médicaux :
« Si les étoiles dans le ciel ou les atomes d'uranium se désagrègent en explosion spontanée, ce n'est pas parce que leur substance a perdu son équilibre. C'est parce que la matière a tenté d’étendre au-delà des barrières infranchissables fixées à chaque accumulation. Leur masse est devenue trop grande. Si le corps humain devient malade, c'est, comme dans le cancer, parce qu'une cellule, ou un groupe de cellules, a commencé à dépasser ses limites étroites attribuées. »
Sans alluder à Le Bon et à tous ceux (Canetti, Freud, Pearson), qui ont étudié la triste civilisation des masses et de l’abrutissement collectiviste moderne, Kohr ajoute très justement :
« Et si les corps sociaux deviennent malades avec la fièvre de l'agression, la brutalité, le collectivisme, ou l'idiotie massive, ce n'est pas parce qu'ils ont été victimes d’un mauvais leadership ou d’un dérangement mental. C'est parce que les êtres humains, si charmants en tant qu'individus ou en petites agrégations, ont été soudés en unités sociales concentrées telles que des foules, syndicats, cartels ou grandes puissances. C'est alors qu’ils commencent à glisser en catastrophe incontrôlable. »
La société postmoderne semblait moins dangereuse qui devient plus stupide. Le grand universitaire batave Johann Huizinga avait bien parlé lui de cette dérive du sport massifié dans son Homo ludens, qui est aussi un hommage au monde traditionnel non massifié. Kohr ajoute en hommage à Malthus (pourquoi pas d’ailleurs quand on voit comment les Chinois sont traités par leur administration ?) cette fois :
« Les problèmes sociaux, pour paraphraser la doctrine de la population de Thomas Malthus, ont la malheureuse tendance à croître à un rapport géométrique avec la croissance de l'organisme dont ils font partie, tandis que la capacité de l'homme à faire face avec eux, si elle peut être étendue, ne croît qu'à un rapport arithmétique. Ce qui signifie que, si une société se développe au-delà de sa taille optimale, ses problèmes doivent finalement dépasser la croissance des facultés humaines qui sont nécessaires pour y faire face. »
On se rapproche de notre sujet du moment : la dérive fasciste et eschatologique des Etats occidentaux. Léopold Kohr écrit :
« Après la Seconde Guerre mondiale, une tendance similaire à la destruction de sa propre puissance mondiale s'installa, à un rythme cependant beaucoup plus lent. Entre-temps, il a été complètement arrêté. Il n'y a plus de possibilité que les États-Unis ne soient pas une grande puissance. En conséquence, l'état d'esprit correspondant, se développant comme une conséquence peut-être indésirable mais inévitable, a déjà commencé à se manifester à de nombreuses reprises, par exemple lorsque le secrétaire à la Défense du Président Truman, Louis Johnson, a envisagé en 1950 une guerre préventive, ou lorsque le général Eisenhower, dans un discours devant le Congrès dans la même année, a déclaré que nous pouvons écrabouiller (lick) le monde. Ce dernier mot ressemblait plus à une déclaration de l'exubérant Kaiser d'Allemagne qu'au président de l'université de Columbia. Pourquoi un défenseur de la paix et de la démocratie devrait-il vouloir écrabouiller le monde? Exprimée de façon non agressive, l'affirmation aurait été que, si nous sommes unis, le monde entier ne peut pas nous liquider. »
Kohr donne son explication à ces temps nouveaux d’hubris et de terreur et de lutte contre la terreur, la pénurie ou le climat :
« Cependant, cela montre comment le pouvoir engendre cet état d'esprit particulier, en particulier chez un homme qui, en général, doit connaître toute l'étendue du potentiel de l'Amérique. Il montre aussi qu'aucune idéologie de la paix, aussi ancrée soit-elle dans les traditions d'un pays, ne peut empêcher la guerre si une certaine condition de pouvoir est apparue. Il peut avoir un effet retardateur et embellissant, mais c'est tout, comme l'indique le mythe trompeur de la guerre préventive qui préconise l'agression pour le but solennellement déclaré de l'éviter. C'est comme si quelqu'un allait tuer un homme pour lui épargner la peine de mourir. »
Cela me fait penser au « principe de précaution » dont l’usage ne peut être que menaçant dans ses applications, dérisoire dans ses résultats et totalitaire dans son aboutissement. Kohr reprend Hegel et Marx pour qui la modification quantitative entraîne nécessairement une mutation qualitative. La tranquille nation de Jefferson devient un petit monstre sous Lincoln ou Roosevelt I, une énorme monstre sous Roosevelt II-Truman et une créature tératologique et cocasse sous Bush-Obama-Biden (Trump n'ayant jamais exercé le pouvoir).
Kohr explique encore :
« C'est donc toujours la masse critique du pouvoir qui transforme les nations en agresseurs, tandis que l'absence de pouvoir critique semble toujours la condition qui les rend pacifiques. Le calme n'est donc pas une attitude mentale ou une qualité acquise qui peut être formée en nous. Il nous revient automatiquement comme le résultat de la faiblesse physique. Les tribus les plus sauvages sont paisibles lorsqu'elles sont faibles. Mais, pour la même raison, les peuples civilisés deviennent des sauvages quand ils sont forts. »
En devenant forts nous devenons dangereux. Et en devenant gros nous devenons aussi médiocres. Nietzsche, Eric Hobsbawn (très intéressant) ou Bakounine ont remarqué la stérilisation culturelle et musicale de l’Allemagne et de l’Italie au moment de leur unification… qui a débouché sur les monstres politiques que l’on sait (fascisme, nazisme, Europe).
Kohr redoute plus encore, vers 1960, l’Etat mondial ou la démence de la construction européenne. Il nous reste à remarquer que son culte des petits Etats (plus pacifiques, solidaires, cultivés, etc.) peut facilement être détourné et recyclé par « les puissances », au sens paulinien, du jour. Il n’est pas démontré que la déconstruction de nos pauvres Etats-nations - ou de ce qu’il en reste - serve nécessairement la liberté, la prospérité et surtout la culture de nos peuples. C’est une élimination de plus dans le projet flasque et grotesque d’une gargantuesque construction mondialiste.
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jeudi, 01 septembre 2022
Tocqueville et la vanité de la théorie du complot
Tocqueville et la vanité de la théorie du complot
par Nicolas Bonnal
Personne n'a expliqué le monde dit moderne et les siècles dits démocratiques mieux qu'Alexis de Tocqueville. On peut se demander alors ce que ce grand esprit terrassé par le césarisme plébiscitaire des Bonaparte (qui stérilisa l'esprit français, en particulier l'esprit aristocratique qui est celui de la Liberté – voir Jouvenel) pouvait penser de la théorie du complot pour expliquer l'histoire. Or il n'y a pas à se le demander, car il a bien répondu sur ce point dans sa correspondance, à un ami visiblement « d’extrême-droite », le sympathique marquis de Circourt, qui lui parlait de l'inévitable et fastidieux jésuite Barruel, auteur du pensum sur les conspirations maçonniques et illuminées pendant la révolution (dans le genre je préfère Robison ou même le Napoléon de Walter Scott, ou même Dumas et Balsamo).
Sur la gesticulation politique au XIXe siècle, Debord avait écrit dans ses Commentaires :
La « conception policière de l’histoire était au XIXe siècle une explication réactionnaire, et ridicule, alors que tant de puissants mouvements sociaux agitaient les masses (1). »
Mais les masses allaient mener au socialisme, à l’étatisme, au fascisme et au nazisme, en attendant le mondialisme télévisé. Relisez Ortega Y Gasset qui révéla leur perversion dans Rébellion.
Tocqueville n'a donc pas lu le légendaire et sulfureux Barruel ; et d'expliquer pourquoi :
« J'en ai toujours été détourné par l'idée que celui-ci avait un point de départ essentiellement faux. Sa donnée première est que la révolution française (il est permis de dire aujourd'hui européenne) a été produite par une conspiration. Rien ne me paraît plus erroné (2). »
Car on oublie que conspirer signifie respirer ensemble. Les Français voulaient tous ou presque cette abomination. Le voyageur Young révéla l’instantané fanatisme de leur révolution dans ses voyages.
Tocqueville fait ensuite une concession rhétorique :
« Je ne dis pas qu'il n'y eût pas dans tout le cours du dix-huitième siècle des sociétés secrètes et des machinations souterraines tendant au renversement de l'ancien ordre social. Au-dessous de tous les grands mouvements qui agitent les esprits se trouvent toujours des menées cachées. C'est comme le sous-sol des révolutions. »
Mais Tocqueville rappelle l'essentiel. L'essentiel est qu'il n'y a pas besoin de théorie de la conspiration quand la théorie de la constatation fonctionne. Les Français voulaient que ça saute, comme aujourd'hui ils veulent du Macron, du Reset, de la pénurie et des coupures de courant (oui, je sais, pas tous, mais la minorité de mécontents qui clique ne fait et ne fera pas la loi). Car on ne les refait pas les Français. La révolution-conspiration c’est quand la masse veut la même merde que l’élite. Aux mécontents de changer de pays.
Tocqueville ajoute superbement :
« Mais ce dont je suis convaincu, c'est que les sociétés secrètes dont on parle ont été les symptômes de la maladie et non la maladie elle-même, ses effets et non ses causes. Le changement des idées qui a fini par amener le changement dans les faits s'est opéré au grand jour par l'effort combiné de tout le monde, écrivains, nobles et princes, tous se poussant hors de la vieille société sans savoir dans quelle autre ils allaient entrer (3). »
Nouvelle société qui semblait inévitable. A cet égard Tocqueville souligne les caractères de la science historique :
« On dirait, en parcourant les histoires écrites de notre temps, que l’homme ne peut rien, ni sur lui, ni autour de lui. Les historiens de l’Antiquité enseignaient à commander, ceux de nos jours n’apprennent guère qu’à obéir. Dans leurs écrits, l’auteur paraît souvent grand, mais l’humanité est toujours petite. »
Notre écrivain ajoute :
« Si cette doctrine de la fatalité, qui a tant d’attraits pour ceux qui écrivent l’histoire dans les temps démocratiques, passant des écrivains à leurs lecteurs, pénétrait ainsi la masse entière des citoyens et s’emparait de l’esprit public, on peut prévoir qu’elle paralyserait bientôt le mouvement des sociétés nouvelles et réduirait les chrétiens en Turcs (4). »
Cette doctrine de la fatalité me paraît juste : tout empire, à commencer par l’étatisme, le bellicisme humanitaire et la tyrannie informatique, et l’on n’y peut rien : théorie de la constatation.
C'est l'historien de l'Espagne Stanley Payne qui, désespéré par l'anesthésie de cet ancien grand peuple, dénonce la torpeur de ces temps post-historiques. Raison de plus pour rendre hommage à la liquidation de la théorie du complot par Tocqueville : la masse suit, quand elle ne la précède pas, la mauvaise volonté de son élite. Plus antiraciste, plus féministe, plus véganienne et plus écologiste qu’elle, plus cybernétisée même, elle exige du Reset.
Ma solution ? Un voilier dans les sublimes fjords du Chili (pays le plus vacciné au monde...).
Notes
1). Debord, Commentaires, XX.
2). Tocqueville, correspondance, A M. LE COMTE DE CIRCOURT, Tocqueville, 14 juin 1852.
3). Ibid.
4). De la Démocratie en Amérique II Première partie CHAPITRE XX.
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vendredi, 26 août 2022
Ernst Jünger et la technique
Ernst Jünger et la technique
"Ernst Jünger. Le visage de la technique" de Michele Iozzino analyse les réflexions de l'écrivain allemand sur les dynamiques qui sont en train de changer l'humanité
par Giovanni Sessa
Source: https://www.barbadillo.it/105696-ernst-junger-e-la-tecnica/
Ernst Jünger était, pour reprendre une expression que Giuseppe Prezzolini a inventée pour lui-même, un "fils du siècle", un fils du vingtième siècle. Il l'était, non seulement en termes d'âge, mais aussi en tant que sismographe attentif des bouleversements existentiels et spirituels de l'homme européen au siècle dernier. En particulier, son iter théorique complexe est profondément marqué par l'exégèse de la technologie. C'est un jeune universitaire, Michele Iozzino, qui le rappelle, avec un texte organique et persuasif, dans le volume Ernst Jünger. Il volto della tecnica, récemment mis en librairie grâce à la maison Altaforte Edizioni (pour toute commande : info@altafortedizioni.it, pp. 195, euro 15,00). Le livre est agrémenté de la préface de Luca Siniscalco, non seulement un exégète des textes jüngeriens, mais aussi un connaisseur attentif de la pensée allemande du vingtième siècle.
Il va sans dire que le penseur a eu sa première rencontre avec la technologie moderne dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Les pages dramatiques et passionnantes de ses journaux de guerre en témoignent admirablement. Le thème de la mobilisation totale, caractéristique des modernes, a été pleinement saisi et présenté par Jünger dans Der Arbeiter, en 1932. Depuis lors, ce thème est réapparu plus d'une fois, dans les phases ultérieures de la production littéraire de cet Allemand hors du commun. Siniscalco note que l'intention d'Iozzino est de présenter "un recueil utile et complet des premières thèses de Jünger [...] en dialogue avec la phase plus mature de sa pensée et sa théorie de la subjectivité" (p. 10). L'auteur fait ressortir, dans ces pages, tant le moment déconstructif des thèses du penseur analysé que leur pars construens. En bref, chez le Travailleur, l'esprit de la technique se forge une seconde nature, qui lui permet de contrôler tous les aspects de l'appareil technique. Pour cette raison, la tâche primordiale de ce sujet de l'histoire est de "façonner" le monde. Son trait constitutif, la "magie" démiurgique.
Le long du parcours jüngerien, le Travailleur donnera naissance à d'autres "figures", modifications profondes de cette première incarnation d'une nouvelle typologie humaine, toujours, selon Iozzino, en continuité avec elle. Deux d'entre eux sont d'une importance absolue: le Rebelle, celui qui se retire dans les forêts, et l'Anarque, capable de pratiquer, face à l'irruption du pouvoir technique soutenu par l'appareil de l'État Léviathan, un apolitisme métaphysique en vertu de la liberté que garde et maintient son "cœur aventureux". Ces trois "figures" sont, de différentes manières, ancrées dans la dimension de l'élémentaire. Le primordial rend les références anthropologiques de l'écrivain totalement étrangères à l'individu de la société bourgeoise. Cet individu-là a fait taire en lui la voix de la physis, des puissances qui l'habitent. Son temps est une linéarité progressive, oublieuse du "destin stellaire", à la recherche duquel se déplacent les trois "figures" évoquées, qui ne peut être fondé que sur une récursivité cyclique. Le même, rappelle Siniscalco, que Jünger a vécu sur sa propre personne lorsqu'à Kuala Lampur, il a assisté, pour la deuxième fois de sa vie, au passage de la comète de Halley. Une temporalité qui préfigure un possible Nouveau Départ, sous le signe du mythe et de l'astrologie traditionnelle, à laquelle Jünger fait allusion de manière exemplaire dans les pages de Au mur du temps.
Après tout, comme le montre l'ensemble de sa production, l'Allemand voulait montrer à l'homme contemporain une issue au désastre de la modernité et le ramener à la dimension cosmique. L'expérience de la revue Antaios, visant à reproposer aux hommes la loyauté ancestrale à la Terre, doit également être lue dans ce sens. Seule la rencontre avec l'élémentaire est capable de faire ressortir en l'homme la dimension profonde, le Soi, le lien holistique avec le Tout. Chez l'Arbeiter, cette rencontre est induite par la mobilisation: la puissance de l'Implant, si elle est contrôlée par un type humain ouvert à la "transcendance immanente", à la destructivité nihiliste montrée sur les champs de bataille, peut se transformer en force plastique, en ouverture à la "forme": "étant donné que ce qui manque aujourd'hui "c'est précisément la forme" [...] c'est cette vraie grandeur qui ne s'obtient pas par l'effort, ni par la volonté de puissance" (p. 14). Cet aspect sera également propre au Rebelle et à l'Anarque, qui tenteront d'affirmer l'être dans le devenir.
Les trois figures jüngeriennes sont des compossibles, qui peuvent se manifester sous l'impulsion de tendances spirituelles données ou de différentes contingences historiques. Iozzino s'attarde, en développant une riche exégèse, sur le texte Maxima-minima, dans lequel le penseur affronte, trente ans plus tard, les thèses du Travailleur, en constatant comment son essence est réductible à la recherche d' "une autre puissance" (p. 15). Une puissance capable de réconcilier Prométhée avec Orphée, afin de limiter les excès d'imposition du premier envers le réel. À ce moment de l'histoire, il fallait trouver, dans la catastrophe apocalyptique conjuguée à l'utilisation prométhéenne de la technologie, une "force ordonnatrice" capable d'accorder les hommes et l'origine. Aujourd'hui, cette question a pris le trait de l'inéluctabilité. La technique a une nature ambiguë, d'une part elle se réfère à l'Indistinct, d'autre part elle peut conduire à l'Ineffable du Néo-Platonisme.
Il nous semble qu'une continuité entre les figures et les phases de l'écrivain, comme le note l'auteur, est évidente, par contre entre l'Arbeiter, le Rebelle et l'Anarque il y a aussi une différence substantielle. Les deuxième et troisième figures ont dilué, dans une sorte de philosophie de la conscience, la volonté d'action historico-politique qui a émergé des pages de l'Arbeiter. Cela s'est produit parce que la référence jüngerienne, plutôt que sur la "transcendance immanente", profitait maintenant d'une position "religieuse". Evola l'avait bien compris et, pour cette raison, il appréciait surtout le premier Jünger.
Giovanni Sessa
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Sur Nicolás Gómez Dávila ou, plutôt, de la pensée sans sang et sans vie
Sur Nicolás Gómez Dávila ou, plutôt, de la pensée sans sang et sans vie
Par Giovanni Damiano
Source: https://www.ilprimatonazionale.it/cultura/su-nicolas-gomez-davila-pensiero-sangue-vita-241444/
Rome, 13 août - La modernité de Gómez Dávila tient sans doute à son style aphoristique pétillant et à son refus de toute approche systématique. Et il est même post-moderne, si l'on considère la façon dont il a conçu son œuvre : constitutivement infinie, à jamais éloignée de la maladie de l'achèvement. Un ouvrage voué par sa nature même à l'inachèvement. C'est pourquoi le Colombien n'a fait qu'ajouter des notes en marge d'un texte qui, littéralement, est implicite, parce qu'il n'est jamais destiné à être manifesté ou explicité ; comme s'il s'agissait d'une simple potentialité, dont le pouvoir ne réside que dans le fait d'être sans cesse commenté. Mais ce sont des gloses qui se réfèrent à une œuvre qui est en réalité insaisissable, en dehors des gloses elles-mêmes, dans un cercle dont on ne peut s'échapper.
La note fausse de Gómez Dávila
En même temps, et c'est sans doute fascinant, le Colombien se dit réactionnaire à tous crins. Donc, un vrai réactionnaire. Ce qui est différent du conservateur, car il n'aspire pas à un passé à préserver. Le vrai réactionnaire est tel parce qu'il fuit radicalement les sirènes de l'histoire, échappant ainsi à la fois au passé et au futur féerique du progressiste, pour saisir dans le présent un reflet de cette éternité qui est la seule dimension qui lui convienne.
Pourtant, en lisant Gómez Dávila, on sent une note discordante, quelque chose qui ne va pas tout à fait. Une indifférence ostentatoire à la politique, une retraite olympienne des bas-fonds de l'histoire, voilà ce qui dérange, du moins pour l'écrivain. C'est une attitude légitime, bien sûr, mais qui finit par rendre une pensée trop exsangue et sans vie, trop dérangeante et abstraite. Bien sûr, le Colombien n'est pas comparable, en termes de courage intellectuel, à l'insupportable et inoffensif Cioran, mais il est révélateur que, comme le Roumain ou, par exemple, Guénon, il fasse partie du catalogue Adelphi, une maison d'édition qui, sans préjudice de ses énormes mérites, a toujours regardé la politique et l'histoire avec agacement, sinon avec hauteur, avec snobisme. Un regard au-dessus de la mêlée, un refus souverain du choc, de ce conflit qui est la chair de la politique, que l'on ne peut partager, surtout pour ceux qui se reconnaissent dans l'héritage d'un Machiavel ou d'un Leopardi.
Par conséquent, en guise de coda finale, du moins pour votre serviteur, ces mots de Martin Heidegger continuent de s'appliquer : "Maintenant, il ne s'agit pas du tout de savoir si, aux yeux de certaines personnes "éduquées" craintives, un mouvement populaire pour le réveil de la nation a un certain "niveau" ou non, ni même de savoir qui, d'une certaine manière, "représente" fortuitement ce mouvement et qui ne fait que l'accompagner - mais il s'agit seulement de savoir si nous - chaque individu - employons la décision de sa volonté là où se trouve encore le seul salut de la patrie, ou s'il dissipe et jette sa propre volonté, entretenant l'inactivité et la tiédeur sous le couvert de la protection de la tranquillité, des vertus civiques et autres. Aujourd'hui, il n'y a qu'une seule ligne claire, qui sépare clairement la droite et la gauche. La demi-mesure est une trahison" (italiques dans l'original).
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jeudi, 25 août 2022
Guy Debord et le « despotisme peu éclairé » de notre apocalypse démocratique
Guy Debord et le « despotisme peu éclairé » de notre apocalypse démocratique
Nicolas Bonnal
Il y a quarante ans ou presque Guy Debord revenu du gauchisme et converti à la critique radicale et traditionnelle (subtilement teintée de marxisme, car il y a une dimension guénonienne dans le marxisme bien tempéré) du monde moderne nous prévient que « le destin du Spectacle (démocratie libérale) n’est pas de finir en despotisme éclairé ». Il se demande même « qui diable peut commander le monde démocratique. » Nous y sommes, et tout se passe bien. Debord comprend très bien pourquoi : nous devenons des imbéciles dirigés par des conspirateurs nihilistes. Et cela donne dans ses fastueux Commentaires où il prévoit même le devenir complotiste d’une partie de l’opinion :
« L’imbécillité croit que tout est clair, quand la télévision a montré une belle image, et l’a commentée d’un hardi mensonge. La demi-élite se contente de savoir que presque tout est commenté d’un hardi mensonge. La demi-élite se contente de savoir que presque tout est obscur, ambivalent, « monté » en fonction de codes inconnus. Une élite plus fermée voudrait savoir le vrai, très malaisé à distinguer clairement dans chaque cas singulier, malgré toutes les données réservées et les confidences dont elle peut disposer. C’est pourquoi elle aimerait connaître la méthode de la vérité, quoique chez elle cet amour reste généralement malheureux. »
L’opinion est déjà prête à avaler n’importe quoi (Léon Bloy disait nument vers 1900 que « le bourgeois avale tout même la merde »). A fin des années 80, Mitterrand est réélu et c’est le déferlement de la « tontonmania » dans l’hexagone ; Debord évoque alors l’inévitable servitude volontaire et l’inquiétante montée des réseaux :
« La Boétie a montré, dans le Discours sur la servitude volontaire, comment le pouvoir d’un tyran doit rencontrer de nombreux appuis parmi les cercles concentriques des individus qui y trouvent, ou croient y trouver, leur avantage. Et de même beaucoup de gens, parmi les politiques ou médiatiques qui sont flattés qu’on ne puisse les soupçonner d’être des irresponsables connaissent beaucoup de choses par relations et par confidences. Celui qui est content d’être dans la confidence n’est guère porté à la critiquer ; ni donc à remarquer que, dans toutes les confidences, la part principale de réalité lui sera toujours cachée. »
Debord avait même prévu des lascars comme Sarkozy, Hollande ou Macron (attentats, dictature et dette au programme sur fond de news apocalyptiques et sidérantes) :
« Il faut conclure qu’une relève est imminente et inéluctable dans la caste cooptée qui gère la domination, et notamment dirige la protection de cette domination. En une telle matière, la nouveauté, bien sûr, ne sera jamais exposée sur la scène du spectacle. Elle apparaît seulement comme la foudre, qu’on ne reconnaît qu’à ses coups. Cette relève, qui va décisivement parachever l’œuvre des temps spectaculaires, s’opère discrètement, et quoique concernant des gens déjà installés tous dans la sphère même du pouvoir, conspirativement. Elle sélectionnera ceux qui y prendront part sur cette exigence principale : qu’ils sachent clairement de quels obstacles ils sont délivrés, et de quoi ils sont capables. »
Tout cela est rendu facile par (déjà…) l’effondrement intellectuel :
« L’ineptie qui se fait respecter partout, il n’est plus permis d’en rire ; en tout cas il est devenu impossible de faire savoir qu’on en rit. »
Tout se passe sur fond de présent perpétuel et d’autodestruction festive (le jet ski à Brégançon) :
« La construction d’un présent où la mode elle-même, de l’habillement aux chanteurs, s’est immobilisée, qui veut oublier le passé et qui ne donne plus l’impression de croire à un avenir, est obtenue par l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées passionnément comme d’importantes nouvelles ; alors que ne passent que rarement, et par brèves saccades, les nouvelles véritablement importantes, sur ce qui change effectivement. Elles concernent toujours la condamnation que ce monde semble avoir prononcée contre son existence, les étapes de son autodestruction programmée. »
La démocratie (occidentale s’entend) va donc amener une Fin du monde sur fond de crétinisme généralisé. Mais cette Fin du monde sera bâclée (le pleurnichement de T. S. Eliot cité par le colonel Kurz à la fin d’Apocalypse now) :
« On croyait savoir que l’histoire était apparue, en Grèce, avec la démocratie. On peut vérifier qu’elle disparaît du monde avec elle… Il faut pourtant ajouter, à cette liste des triomphes du pouvoir, un résultat pour lui négatif : un État, dans la gestion duquel s’installe durablement un grand déficit de connaissances historiques, ne peut plus être conduit stratégiquement. »
On verra si face à Biden, Schwab, Scholz ou Macron une force politique adverse, incarnant le refus de la Fin de l’Histoire, est susceptible de mettre fin à ce despotisme si peu éclairé. Personnellement j’en doute.
Sources :
http://achard.info/debord/CommentairesSurLaSocieteDuSpect...
http://www.bibebook.com/files/ebook/libre/V2/bloy_leon_-_...
https://www.youtube.com/watch?v=ieTinz7xtJQ
https://www.amazon.fr/gp/product/B08MH5ZPV5/ref=dbs_a_def...
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samedi, 20 août 2022
La fin du style : Nietzsche contre David Strauss
La fin du style : Nietzsche contre David Strauss
Nicolas Bonnal
Stupide dix-neuvième siècle : cette expression incorrecte qui fait fi de dizaines de critiques géniaux de la modernité (voyez mes Chroniques sur la Fin de l’Histoire) tombe à pic pour David Strauss, biographe du pauvre Jésus (atmosphère de Vatican II déjà) et inventeur du style journalistique teuton, style qui a le don d’énerver Nietzsche dans une de ses considérations inactuelles. Strauss incarne le crétin moderne avec son arrogance et sa légèreté, sa chutzpah et sa vulgarité.
Nietzsche, qui n’est pas précisément chrétien, écrit sur cette montée de la légèreté imbécile :
« Jésus devrait être présenté comme un exalté qui, de nos jours, échapperait difficilement au cabanon, et l’anecdote de la résurrection du Christ mériterait d’être qualifié de « charlatanisme historique ». — Laissons passer, pour une fois, tout cela pour y étudier la façon particulière de courage dont Strauss, notre « philistin classique », est capable. »
Remarquons que Nerval écrivait la même chose quarante ans avant : on enfermerait le Christ à Bicêtre. Et Nietzsche comme Nerval a fini à l’asile. Et d’évoquer ce fameux philistin (Strauss toujours) qui manque de respect à Schopenhauer :
« C’est ainsi que David Strauss, un véritable satisfait en face de nos conditions de culture, un philistin-type, parle une fois, avec des tournures de phrases caractéristiques de la « philosophie d’Arthur Schopenhauer, pleine d’esprit, il est vrai, mais souvent malsaine et peu profitable ». Car une circonstance fâcheuse veut que ce soit surtout sur ce qui est « malsain et peu profitable » que « l’esprit » aime à descendre avec une particulière sympathie et que le philistin lui-même, lorsqu’il lui arrive d’être loyal envers lui-même, éprouve en face des produits philosophiques que ses semblables mettent au jour quelque chose qui ressemble beaucoup à du manque d’esprit, bien que ce soit d’une philosophie saine et profitable. »
On voit apparaître le charabia de la langue. Nietzsche continue de se moquer de Strauss – qui est l’auteur alors de bestsellers en Allemagne (c’est le début du rétrécissement spirituel allemand prévu par Goethe lors d’un entretien avec Eckermann) :
« À vrai dire, il ne se pique pas véritablement, mais il se sert d’un moyen plus violent encore qu’il décrit ainsi : « Nous ouvrons Schopenhauer qui frappe notre idée au visage à chaque occasion » (p. 143). Or, une idée n’ayant pas de visage — fût-elle même l’idée de Strauss par rapport à l’univers — mais le visage pouvant tout au plus appartenir à celui qui a l’idée, le procédé se décompose en plusieurs actions. Strauss ouvre Schopenhauer lequel le frappe... au visage. Alors Strauss « réagit » dans un sens « religieux », c’est-à-dire qu’il se met à frapper à son tour sur Schopenhauer, il se répand en injures, parle d’absurdités, de blasphèmes, de scélératesses, déclare même que Schopenhauer n’avait pas toute sa raison. »
Strauss incarne selon Nietzsche notre descente aux enfers intellectuelle : le journalisme. Macron qui file un milliard ou presque à la presse a instinctivement compris de quoi il en retourne : pour imposer l’horreur, financer les journaux, ces fonctionnaires de l’opinion. Le journalisme comme plus tard la télé (cf. Godard) va recouvrir le monde :
« Et, comme Strauss s’entend bien à employer les circonlocutions ! Que veut-il dire, quand il parle des études historiques qui aident à notre compréhension de la situation politique, si ce n’est ceci qu’il recommande la lecture des journaux ? Et en parlant de notre participation vivante à l’édification de l’Etat allemand, entend-t-il autre chose que notre séjour quotidien à la brasserie ? Une promenade au jardin zoologique n’est-elle pas le meilleur moyen vulgarisateur, par quoi nous élargissons notre connaissance de la nature ? Et enfin, le théâtre et le concert où nous puisons « des stimulants pour notre imagination et notre humour » qui nous satisfont « d’une façon parfaite ». Comme cela est dit avec esprit et dignité ! Voilà notre homme ! car son ciel est notre ciel. C’est ainsi que triomphe le philistin… »
Nietzsche avec son coutumier génie visionnaire décrit déjà la vie ordinaire au sens guénonien de nos philistins (guerre, vaccin, végétarisme) :
« Mais de là nous nous dirigeons, heureux plus que jamais, dans le logis confortable des habitants de la villa. Nous trouvons ceux-ci au milieu de leurs femmes et de leurs enfants, lisant leurs journaux, occupés aux conversations politiques de tous les jours. Nous les entendons discourir durant un certain temps sur le mariage et le suffrage universel, la peine de mort ou les grèves ouvrières, et il ne nous semble pas qu’il fût possible de défiler plus vite le chapelet des opinions publiques. »
La presse oppresse ; elle fabrique et programme un citoyen mécanisé et dangereux ; l’usure de la langue prostituée des journaux aide à la fabrication de ce crétin ordinaire (pas de pain, pas de gaz, luttons contre la Russie !) :
— Il est certain qu’un Allemand d’aujourd’hui puise la majeure partie de ses lectures quotidiennes dans les écrits périodiques, journaux et revues, dont le langage s’insinue dans son oreille goutte à goutte, avec un perpétuel rappel des mêmes mots et des mêmes tournures de phrases. Et comme il utilise généralement pour cette lecture les heures où son esprit fatigué, de toute façon, n’est pas prédisposé à la résistance, son sens du langage se familiarise peu à peu avec cet allemand quotidien, et il lui arrive par ailleurs d’en regretter l’absence avec douleur. Mais les fabricants de ces journaux, d’accord en cela avec la nature de leurs occupations, sont le plus habitués à l’écume de ce langage journalistique. »
La prostitution du goût intellectuel rejoint le déclin du goût gastronomique ou musical :
« Au sens propre du mot, ils ont perdu toute espèce de goût, et il arrive tout au plus à leur palais de goûter, avec une sorte de volupté, ce qui est tout à fait corrompu et arbitraire. C’est ce qui explique le tutti unisono que l’on entonne, malgré ce relâchement et cet énervement général, chaque fois qu’un nouveau solécisme a été inventé. Avec ces impertinentes corruptions du langage, on exerce sa vengeance contre celui-ci, à cause de l’incroyable ennui qu’il provoque peu à peu chez ceux qui sont à sa solde. »
C’est la fin de la grammaire :
« La faute grammaticale, et c’est là ce qu’il y a de singulier, ne choque donc pas notre philistin, il la salue au contraire comme un charmant délassement dans le désert aride de l’allemand de tous les jours. Mais ce qui le blesse, c’est ce qui est véritablement productif. Chez l’écrivain-modèle ultra-moderne la syntaxe contournée, guindée ou complètement effilochée, le néologisme ridicule sont non seulement acceptés, on les lui compte encore comme un mérite, comme quelque chose de piquant. »
Le retournement des valeurs peut alors avoir lieu – dans le domaine grammatical :
« Quand tout ce qui est plat, usé, sans force, vulgaire est accepté comme la règle, ce qui est mauvais et corrompu comme exception charmante, alors tout ce qui est vigoureux, noble et beau tombe dans le décri. »
Et cela rend impossible l’accès aux classiques :
« S’il est absolument impossible de faire de même avec l’allemand de Strauss, cela ne tient probablement pas au fait que sa langue est plus allemande que celle des deux autres, mais simplement à ceci qu’elle est embrouillée et illogique, tandis que chez Kant et chez Schopenhauer elle est pleine de simplicité et de grandeur… »
Dans Zarathoustra notre prophète tempêtera aussi contre les journaux. « Ils rendent leur bile et appellent cela des journaux »…
Source:
https://fr.wikisource.org/wiki/David_Strauss,_sectateur_e...
http://www.philotextes.info/spip/IMG/pdf/zarathoustra.pdf
http://www.dedefensa.org/article/de-platon-a-cnn-lenchain...
https://www.amazon.fr/Chroniques-sur-lHistoire-Nicolas-Bo...
https://www.dedefensa.org/article/goethe-et-les-entropies...
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