samedi, 11 octobre 2025
Le plan secret de l’histoire: le voyage philosophique de Nick Land de l’accélérationnisme à l’eschatologie
Le plan secret de l’histoire: le voyage philosophique de Nick Land de l’accélérationnisme à l’eschatologie
Markku Siira
Source: https://geopolarium.com/2025/10/09/historian-salainen-suu...
Qualifier Nick Land uniquement de prophète de la dystopie techno-capitaliste peut aujourd'hui sembler une description insuffisante. Sa récente discussion avec le politologue russe Aleksandr Douguine révèle que le philosophe britannique résidant à Shanghai inscrit la crise de la modernité et l'accélération dans un contexte historique, théologique et géopolitique bien plus nuancé. Land ne rejette pas ses premières intuitions, mais les affine afin de proposer une analyse qui distingue deux formes essentielles de la modernité.
Land maintient une distinction entre le « paléo-libéralisme » et le « libéralisme globaliste » actuel. Le premier incarne pour lui le cœur de la tradition anglo-saxonne, en particulier anglo-écossaise, caractérisée par des systèmes décentralisés, le « sommet vide » (empty summit) et les « mains invisibles » (invisible hands) — au pluriel, sur lequel Land insiste consciemment. Dans ce modèle paléo-libéral, la morale publique suprême de la société n’est pas codifiée dans l’autorité, mais déléguée à des processus spontanés.
Selon Land, la culture chinoise présente des caractéristiques similaires : « Dans la tradition taoïste-légaliste, il existe une forte tendance, propre à cette pensée selon laquelle le meilleur empereur est invisible pour la société » et « les montagnes sont hautes et l’empereur est loin » — des conceptions qu’il considère comme analogues à celle du « sommet vide ».
Land fait référence à Adam Smith et Bernard Mandeville pour montrer que cela repose sur une intuition profonde: l'action égoïste de l'individu peut conduire au bien commun par le biais de la main invisible. Il considère cette forme de libéralisme comme saine et historiquement durable, tant qu’elle reste liée à son contexte ethnique et culturel particulier. Le problème n’est donc pas le libéralisme en soi, mais son arrachement à son environnement originel et sa transformation en une idéologie globale et universelle, devenue selon Land le plus grand problème du monde, un « monstre moralisateur ».
Cette distinction explique l’intérêt de Land pour certaines technologies actuelles. Il voit dans Internet, les cryptomonnaies et l’intelligence artificielle décentralisée une expression moderne des principes paléo-libéraux. Ces technologies reposent sur une logique décentralisée et non centralisée, qui s’oppose à la « sur-codification » venue d’en haut. En ce sens, son accélérationnisme demeure valide : les systèmes décentralisés engendrent une véritable accélération.
Selon Land, les objets qui suscitent de la passion chez les accélérationnistes actuels sont fondamentalement les mêmes: «L’intelligence artificielle accélère, la technologie blockchain accélère.» Pour lui, ces phénomènes représentent le vrai libéralisme: «Ces technologies exigent une mentalité libérale fondée sur la décentralisation et le concept de sommet vide. L’Internet lui-même est né de ce principe — ses concepteurs ont noté qu’en cas d’échange de frappes nucléaires, tous les centres de commandement centraux seraient détruits. »
Dans le dialogue avec Douguine, le cadre philosophique de Land s’approfondit encore. Il souligne que tant la tradition biblique que la philosophie critique de Kant à Heidegger rejettent une conception du temps simplement progressiste. Selon Land, comprendre en profondeur le temps et l’histoire nécessite d’abandonner la conception habituelle selon laquelle l’homme agit dans un processus causal du présent vers l’avenir.
Il en découle la thèse centrale de Land : « la structure historique organise les décisions que nous prenons ». Ce point de vue révèle son attitude post-humaniste fondamentale, où l’agentivité humaine est remplacée par des processus historiques, voire divins, plus larges. Cependant, Land n’adopte pas l’idée de Douguine de « stopper ce processus », mais maintient que ces processus ne sont pas maîtrisables par la volonté humaine.
Son approche consiste plutôt à « avoir confiance dans le plan » — il semble croire que les phénomènes apparemment chaotiques et impies du présent, comme l’accélération technologique, peuvent faire partie d’un plan providentiel plus vaste, même s’il dépasse l’entendement humain.
Land explique cela en se référant au Faust de Goethe : « L’énoncé de Méphistophélès et le concept de main invisible d’Adam Smith sont presque identiques. Les deux affirment que le bien commun ne résulte pas d’une intention délibérée individuelle, mais s’accomplit grâce à une force supérieure. »
Vu sous cet angle, la pensée du philosophe britannique, autrefois qualifiée de « sataniste », est plutôt une tentative de dire « oui » au processus historique profond, plutôt qu’une rébellion contre celui-ci.
Enfin, dans sa pensée désormais mature, Land voit comme un développement positif le retour du débat sociétal à un langage théologique et métaphysique. Les accusations de satanisme ne le dérangent pas, car elles montrent que la supposée fin de l’ère moderne séculière et superficielle a été atteinte.
Land affirme : « Les gens doivent en réalité penser aux choses de façon beaucoup plus profonde qu’il n’y paraîtrait à première vue. Je pense qu’il vaut vraiment la peine de payer le prix et de supporter les flèches et les coups, si cela signifie que toute la culture passe à un état plus profond de réflexion sur des questions sérieuses. »
Selon lui, cet approfondissement se manifeste dans le fait que les gens recommencent à discuter des anges, des démons et des forces historiques — ce qui, selon Land, constitue une alternative bienvenue à « l’athéisme auto-satisfait ».
La vision philosophique de Land atteint une expression particulièrement poétique dans son interprétation de la croix de Saint-Georges du drapeau anglais. Il remarque que « les nouvelles de Grande-Bretagne — d’Angleterre — montrent aujourd’hui des gens brandissant le drapeau de Saint-Georges », et relie cela aux recherches de l’historienne Frances Yates.
Selon Land, « ce qui est fascinant, c’est que ce [drapeau] représente la tradition hermétique rosicrucienne, qui a cheminé de la Renaissance italienne à l’Angleterre élisabéthaine — les croix de Georges, la Rose-Croix ». Cette symbolique lui révèle la profondeur secrète de l’histoire : « Même si les gens ne connaissent pas toujours la signification plus profonde de leurs actes, le drapeau qu’ils agitent représente cette tradition cachée qui agit sous notre monde moderne. »
Cette observation résume l’essence de son approche : « L’histoire est beaucoup plus profonde que les gens ne l’imaginent. » Dans le voyage philosophique de Land, de la dystopie du technocapitalisme au seuil de l’eschatologie, la crise de la modernité n’apparaît que comme un phénomène superficiel, sous lequel se cachent des forces et des traditions métaphysiques ancestrales — des forces qui continuent d’exercer leur influence aujourd’hui, que les gens en soient conscients ou non.
Le voyage philosophique de Land n’a donc pas abandonné l’accélérationnisme, mais l’a intégré dans un réseau toujours plus complexe de forces historiques, qui dépassent l’évaluation morale traditionnelle et nous obligent à affronter les dimensions métaphysiques plus profondes de la réalité.
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vendredi, 10 octobre 2025
L’horizon déclinant de l’humanité: la dystopie techno-capitaliste de Nick Land
L’horizon déclinant de l’humanité: la dystopie techno-capitaliste de Nick Land
Markku Siira
Source: https://geopolarium.com/2025/10/08/ihmisyyden-haviava-hor...
Le philosophe anglais et théoricien de l’accélérationnisme Nick Land (né en 1962) est redevenu une figure d’actualité, dont les réflexions sont discutées dans des podcasts, commentées dans des publications en ligne, ainsi que sur les réseaux sociaux, où Land est lui-même présent. Sa pensée séduit ceux qui voient la technologie comme un destin inévitable ou comme une menace qui bouleverse les frontières de l’humanité et remet en question les fondements de l’ordre mondial.
La pensée de Land agit comme un trou noir dans le champ de la philosophie moderne: elle attire, trouble et déforme tout ce qui s’en approche. Son œuvre oblige à affronter la finitude de l’humanité sous la pression de la machine technologique. Sa philosophie ne se contente pas de remettre en cause la place de l’homme, mais anticipe la marche implacable de la technologie vers un avenir posthumain où les valeurs et significations traditionnelles se dissolvent sous la dynamique technocratique.
L’approche de Land rejette la morale et place l’auto-direction de la technologie au centre de tout, soulignant ainsi une posture radicalement antihumaniste. Un concept clé de ses premiers écrits est celui de « xénodémon » – une incarnation lovecraftienne de l’intelligence artificielle utilisant l’humanité comme tremplin pour ses propres desseins. S’agit-il encore d’un scénario futuriste, ou bien d’un processus de transformation déjà en cours, qui façonne la réalité selon ses propres conditions et menace d’engloutir le sujet humain ?
La base philosophique de Land s’est formée dans les années 1990 à l’université de Warwick, où il a participé au collectif expérimental Cybernetic Culture Research Unit (CCRU). Dans ce laboratoire intellectuel, Land s’est abreuvé aux courants de Gilles Deleuze, Félix Guattari et de la littérature cyberpunk, a développé le concept d’« hyperstition » (prophétie autoréalisatrice), et a adopté la théorie de l’accélérationnisme, qui, pour lui, se manifeste comme une force autonome du technocapitalisme fonçant vers la singularité.
Au début des années 2000, Land a quitté sa carrière universitaire pour passer à l’usage d’amphétamines et pour subir un effondrement personnel, puis est devenu une figure culte. Ses idées sur la technologie, le capitalisme et la mystique ont depuis été reprises tant par les techno-utopistes, les occultistes que par les prophètes de la dystopie.
Land voit le capitalisme comme « un virus qui se répand de manière cyberpositive », libérant l’homme de ses limites biologiques mais fragmentant la subjectivité humaine. Pour lui, le capitalisme n’est pas un système économique, mais une machine planétaire qui réorganise la réalité sans la permission de l’homme. Ce processus rappelle l’énergétique du philosophe français Georges Bataille : un flux intense et non linéaire, qui dissout les hiérarchies et les sujets, transformant l’économie en une force chaotique qui absorbe tout et recrache une réalité métamorphosée.
Parmi les néons et les gratte-ciel de Shanghai, il a vu dans la « Nouvelle-Chine » un précédent du futur – une fusion de l’automatisation globale et du capitalisme asiatique, qui selon lui représente un modèle de développement où la technologie atteint son plein potentiel sans les limites de la démocratie occidentale.
En Chine, Land n’a cependant pas adopté le communisme spatial chinois, mais les principes du néo-réactionnarisme américain, qu’il a développés avec les concepts de « Lumières sombres » et de la « cathédrale ». Le néo-réactionnarisme constitue chez Land un étrange paradoxe : il combine un techno-centrisme futuriste avec une résurgence du féodalisme – l’admiration de l’innovation technologique et de la hiérarchie traditionnelle. Les Lumières sombres imaginent une libération par le technocapitalisme qui mènera hors des illusions de la démocratie et de l’égalité, que Land considère comme des illusions anthropocentriques.
Land critique la démocratie occidentale comme un frein au développement technologique, empêchant l’avènement de la « singularité technologique ». Selon lui, la démocratie maintient la suprématie du sujet humain et freine l’ascension de l’intelligence machinique. Cette vision déterministe repose sur la croyance que le développement technologique est une loi naturelle auxquelles les processus démocratiques s’opposent en vain. L’énergie philosophique de Land s’inspire du concept de machine de Deleuze et Guattari, un champ dynamique générant différences et intensités, l'accélérant pour le mener à l’effondrement et à la renaissance.
Land s’intéresse aussi à la technologie blockchain. Il considère la cryptomonnaie comme une révolution philosophique qui libère l’économie de la confiance humaine et du contrôle des tiers. Pour Land, la blockchain est une « écologie technonomique » – un processus symbiotique entre technologie et économie, qui automatise la confiance et ouvre la voie à une économie libérée du contrôle.
Cette vision reflète la conception de Land de l’argent comme intelligence machinique, fonctionnant non seulement plus vite que la conscience humaine, mais posant aussi les bases d’un nouvel ordre économique non humain. Dans la vision de Land, l’argent est une forme précoce d’intelligence artificielle qui dirige la société de façon autonome.
Ces dernières années, Land a adopté le vocabulaire du gnosticisme pour décrire le technocapitalisme comme une fusion du matérialisme et de la spiritualité – une libération antihumaniste se dirigeant vers une suprématie non humaine où l’intelligence se libère des chaînes que lui impose l’humanité. Il décrit le technocapitalisme comme un processus cosmique qui dissout le sujet humain et le remplace par une intelligence machinique affranchie de la morale. Il appelle cela un « lexique thermodynamique », faisant référence à la force auto-alimentée des marchés et de la technologie, qui écarte l’homme comme un tournant historiquement inévitable.
Land suit également la politique américaine et voit dans les alliances politiques de leaders technologiques comme Trump et Musk des signes accélérationnistes qui sapent la cathédrale et accélèrent le technocapitalisme vers la singularité. Cette vision unit sa pensée technologique et mystique, où le capitalisme agit comme une hyperstition, une prophétie autoréalisatrice.
L’évolution de la pensée de Land révèle un paradoxe fascinant : il est passé d’un déterminisme centré sur la technologie à un discours métaphysique, tout en conservant son attitude antihumaniste fondamentale. Cela se manifeste aujourd’hui dans sa façon de réinterpréter les concepts religieux dans le contexte de l’ère technologique, tout en rejetant le libéralisme comme un échec historique.
Ses vues, qui anticipaient autrefois la fin de la politique depuis la perspective de la rupture technologique, se sont rapprochées au fil des ans de la pensée conservatrice traditionnelle, ce qui se reflète aujourd’hui aussi dans ses commentaires, par exemple sur l’état de l’Église d’Angleterre et ses allusions aux profondeurs secrètes de l’histoire de la modernité. Il est étonnant que Land ne voie pas lui-même la contradiction entre le progressisme technologique et le traditionalisme réactionnaire – ou peut-être que ce paradoxe est justement le cœur de sa philosophie.
De même, l’usage pseudo-scientifique de certains concepts pose problème: le mélange de gnosticisme, d’occultisme et de numérologie donne à sa pensée une impression de profondeur, mais révèle une vision du monde où les références occultes peuvent primer sur la rigueur analytique. Cela fait de l’œuvre de Land davantage une fiction spéculative qu’une analyse philosophique sérieuse.
Finalement, la dystopie de Land n’est pas un avertissement, mais une vision qui semble autodestructrice, qu’il considère inévitable, voire souhaitable. Son approche met trop l’accent sur le chaos, négligeant la possibilité d’un changement maîtrisé. Alors que l’horizon de l’humanité menace de disparaître, il nous revient de décider si nous naviguerons à travers la tempête technologique ou si nous nous abandonnerons de bon gré à la gueule de la machine.
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mardi, 07 octobre 2025
La gauche psychanalytique
La gauche psychanalytique
par Roberto Pecchioli
Source : Il perchè cui prodest & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/la-sinistra-psica...
Psychanalytique parce qu’elle projette ses propres fantasmes sur la réalité, la déformant jusqu’à la nier : l’idéologie gauchiste dévoyée et l’aversion pour tout ce qui est normal.
Arrêtez le monde, je veux descendre. Est-ce la vieillesse, ou l’altérité absolue face aux idées dominantes, mais je ne supporte plus les Bons, les Pacifistes, les Belles Âmes. Peut-être dois-je me faire soigner, car tout écart par rapport à la pensée magique progressiste de l’Occident comateux est considéré comme une maladie. Psychique, naturellement. De nouvelles phobies sont inventées chaque matin: xénophobie, homophobie, transphobie, technophobie, islamophobie. Plus on en trouve, mieux c’est. Il y a toujours de la place nouvelle dans l’idéologie gauchiste dévoyée. Si tu n’es pas comme moi, si tu penses différemment, raisonne le bon progressiste qui transpire la bonté par tous les pores, tu es rongé par la haine. Il faut donc punir par la loi un sentiment, selon le critère de la mélasse progressiste indigeste. Dans la mécanique mentale correctionnelle et rééducative, ce sont toujours les autres qui haïssent. Telle est la pédagogie de la normophobie, l’aversion pour tout ce qui est normal.
La gauche moderne autoproclamée – normophobe – est psychanalytique en tant qu’idéalisme. Au sens philosophique du terme: elle confond l’idée avec la réalité. Vieille histoire, inaugurée par le vieux Hegel, qui toutefois n’aurait pas aimé la frénésie du changement thématisée par Marx. Psychanalytique parce qu’elle projette ses propres fantasmes sur la réalité, la déformant jusqu’à la nier. La projection, selon Freud, est le mécanisme de défense inconscient qui consiste à attribuer à autrui ses propres pensées, sentiments ou qualités inacceptables ou déplaisants, afin d’éviter le conflit et l’angoisse de les reconnaître. Raccourci parfait pour nier la réalité: par exemple, ils croient à l’égalité en dépit de l’évidence de son inexistence dans la nature. Ou que le mariage n’est pas l’union d’un homme et d’une femme, et que donc le prétendu mariage homosexuel (un oxymore évident) est un acte bienfaisant d’égalité.
Personne n’y avait jamais pensé: merveilles du progrès, l’œuf de Christophe Colomb qui tient debout parce qu’il est écrasé. L’obsession pour l’égalité déclinée en termes d’équivalence, d’homologation, d’interdiction de constater les différences et les faits. Contra factum non valet argumentum, disaient les Latins. Vieillerie! L’idéalisme (l'idéisme) malade, onirique, est la négation de la biologie elle-même: masculin et féminin sont des constructions sociales des classes dominantes. Nous ne sommes pas ce que nous sommes, seule compte l’autoperception; aujourd’hui, je me sens chat, donc je le suis, demain, je me considèrerai femme. Personne ne peut me juger ni me demander de me regarder dans le miroir. Au diable la réalité.
La gauche psychanalytique ? Psychanalytique parce qu’elle projette ses propres fantasmes sur la réalité, la déformant jusqu’à la nier.
Les gauchistes y croient toujours, mordent à l’hameçon des menteurs et des agitateurs auxquels leurs pères et grands-pères n’auraient jamais prêté l’oreille, eux qui maniaient la faucille et le marteau pour faire vivre la famille, dite "traditionnelle" pour la discréditer. Tradition signifie transmission: inutile de rappeler que qui ne transmet pas détruit. «Bien creusé, vieille taupe», commenta Marx à propos de la révolution qui agit en sous-main comme les rongeurs, qui ne songent guère à construire. Belles âmes, désaccoutumées à l’ordre mental, pensent à la fois que le pouvoir naît du canon du fusil, «mais aussi » (copyright Walter Veltroni) qu’il suffit, pour arrêter les guerres, d’arborer un drapeau arc-en-ciel et proclamer la nécessité du «dialogue», remède universel. Étrange qu’Héraclite, le philosophe du changement (panta rhei, tout coule) ait écrit que « pōlemos (le conflit) est le père de toutes choses, de tout le roi ; et il révèle certains comme dieux, d’autres comme hommes, les uns il fait esclaves, les autres libres». La notion de pōlemos indique le principe fondamental du devenir du monde et de l’harmonie de la réalité. Trop compliqué: pour éviter le mal de tête, la seule guerre qui indigne ces messieurs et compagnons – alors qu’il y en a des dizaines en cours – est celle de Palestine, à laquelle ils appliquent immédiatement le même critère de jugement unique, estampillé conforme: opprimé contre oppresseur. La logique dualiste du plus facile, ici coïncidant avec la vérité.
Le progressiste collectif est sincèrement persuadé que la manifestation, la mobilisation et la grève résolvent tout. D’ailleurs, le mythe de la grève générale, ferment de révolte et de révolution sociale, théorisé par Georges Sorel, est plutôt démodé et Sorel lui-même a ensuite suivi d’autres voies idéales. Le vacarme progressiste actuel sur Gaza est exemplaire: ils vivent la juste cause palestinienne comme un psychodrame à réparer en agitant des drapeaux ou en bloquant – ici, pas là-bas – gares, autoroutes, transports. Jamais de grèves proclamées pour se défendre contre les factures d’énergie, la hausse des dépenses militaires, pour condamner la fuite de Fiat hors d’Italie, pour les malversations bancaires, pour soutenir ceux qui ont été licenciés pour refus de vaccin.
Le vide décrit par Eugenio Montale: «ne nous demande pas le mot qui scrute de tous côtés notre âme informe», pour conclure «cela seulement aujourd’hui nous pouvons te dire / ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne voulons pas». Un siècle plus tard, nous voilà revenus au point de départ. Ils savent ce qu’ils ne veulent pas, mais ignorent à quelle société ils veulent tendre. Hurleurs sans idées. Autrefois, ils étaient communistes et luttaient pour quelque chose. Les grèves d’hier rassemblaient des foules dignes qui exigeaient la justice sociale, défendaient le travail et une répartition plus équitable des richesses. Peut-être aspiraient-ils à devenir petits-bourgeois, comme le pensaient les francfortistes qui niaient la nature révolutionnaire du prolétariat industriel, mais c’étaient des générations concrètes avec des objectifs précis.
L’exemple parfait de la dissonance cognitive progressiste sont les flash mobs – rassemblements spontanés, brefs, chorégraphiés – réalisés dans de nombreux hôpitaux italiens pour soutenir la Palestine. Outre l’inanité évidente du moyen utilisé, le choix du lieu frappe, typique de ceux qui n’ont aucun rapport avec la réalité. Dans les hôpitaux, on souffre; patients et familles attendent des soins, pas des manifestations. Dans ce cas, comme dans les blocages routiers et des transports, il est probable que le résultat soit contraire aux attentes, mais l’idéalisme à bon marché qui se moque des faits est plus facile. Cela coûte peu, comme la foire à l’indignation sourcils froncés et moralisme verbeux. Le progressisme adore le mot droits, dont il use chaque jour, passé du champ social (travail, salaire, santé, éducation, sécurité) à celui de l’individualisme amoral, libertin et consumériste.
L’archétype progressiste contemporain est un éternel adolescent, un Peter Pan immature dont l’aspiration est des vacances éternelles (c’est-à-dire, étymologiquement, des absences) auxquelles tout lui est dû. Il y a « droit » et chaque nouveau droit devient invariablement une « loi de civilisation ». Donc le passé, tout passé, doit être interprété comme barbarie, dont on sort en se confiant à la mystique du progrès: après, c’est toujours mieux qu’avant. Dans un monde où le capitalisme est vraiment devenu «destruction créatrice» (J. Schumpeter), c’est le binôme étrange, maîtres universels et progressistes, qui l’emporte. Ils ne veulent pas l’admettre, mais la conscience malheureuse des plus réfléchis sait que c’est la vérité. La solution, tout aussi facile, est la préférence pour les gestes symboliques, le bavardage pensif où l’on se lave la conscience et où l’on donne libre cours à l’émotivité, dernier refuge de l’esprit, par nature passager, trouble éphémère, petite larme légère qui certifie la bonté, l’appartenance granitique à l’armée du Bien.
Les gauchistes se divisent en trois catégories principales: ceux d’origine catholique croient à un humanitarisme larmoyant, fraternité abstraite d’une religion sans Dieu. La couleur rose. Le gros du corps central, ex-, post-, néo-communiste, s’est adapté à une sorte de marxisme light, épuré de l’abolition de la propriété privée. La couleur rouge. Troisième secteur, la couleur fuchsia de la bourgeoisie libérale, globaliste, dévouée au Marché, à la Technique, à l’Innovation. Toutes convergent dans le Progrès et les Droits tout en détestant Dieu, la patrie et la famille. Ce n’est plus la religion l’opium du peuple, mais plutôt l’opium des dépendances et des modes qui est la religion des peuples. Leur idole est toujours l’Autre, la Victime. Ils ont la manie du défilé, du nombre, qui ne produit pas de force mais du poids. Enfant, je me demandais pourquoi ils «prenaient toujours parti pour l’équipe adverse». Maintenant je le sais, c’est la haine pour la comparaison insoutenable, la rancœur pour ce qui est plus élevé et plus beau.
L’idéologie gauchiste dévoyée et l’aversion pour tout ce qui est normal : l’archétype progressiste contemporain est un éternel adolescent, un Peter Pan immature dont l’aspiration est des vacances éternelles où tout lui est dû.
J’exagère ? Peut-être, mais parfois il faut laisser parler ses tripes. Lors des manifestations pro-Pal à Rome, une bonne cause – mais qui, pour beaucoup, n’était qu’une occasion de se défouler contre le gouvernement – a aussi été ternie par des jets d’œufs, de pierres et d’insultes contre le siège du mouvement ProVita. Un signal révélateur. D’autres hommes vertueux (ou dames) ont souillé la statue du pape Wojtyla, traité de fasciste de m... Les voyous et les crétins ne sont pas ennoblis par les drapeaux qu’ils brandissent. J’exagère encore ? Alors j’insiste: la haine, les visages livides de rage, la rancœur de gens mal dans leur peau, la négligence personnelle, sont filles du nihilisme de ceux qui ne croient qu’à la destruction. Orphelins de père et de mère, enfants naturels d’idéologies rances, ils trouvent dans l’aversion une raison de vivre.
Le sempiternel dualisme: ils ont besoin de l’ennemi, à leurs yeux toujours absolu. Un sondage a révélé que plus d’un quart de la faction la plus progressiste américaine approuve la violence et l’assassinat politique, contre sept pour cent du monde ultraconservateur. Il s’agit, c’est la justification gramscienne, de violence « progressive », destinée à l’édification d’une société meilleure. Meilleure? Fichez-moi la paix, dirait Totò, qui était tout de même le prince De Curtis. Un autre élément psychanalytique est la fascination – qui devient mode de vie – pour les instincts les plus bas, présentés comme spontanéité, sincérité, naturalisme. Dans la gauche psychanalytique, c’est le Ça qui gagne, les pulsions et besoins primitifs. Et l’emportent même sur le vieux rouge, le violet de la rancœur et le jaune de l’envie, autre thème freudien. Charlie Kirk avait tort de défier ses adversaires: prove me wrong, prouve-moi que j’ai tort. Impossible. L’évangile apocryphe progressiste est une séquence de dogmes sectaires, indiscutables, aussi durs que les Commandements. Pour Moïse le radical-progressiste, génération perdue de l’Occident terminal, le divan du psychanalyste ne servira à rien.
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lundi, 06 octobre 2025
La fin de la société ouverte!
La fin de la société ouverte!
Source: https://www.unser-mitteleuropa.com/98852
Le système politique occidental se considère comme libre, libéral et bien sûr démocratique. Ces attributs sont encore utilisés avec succès par les élites occidentales auprès des personnes qui ne connaissent pas le système occidental de l’intérieur.
Une sorte de base philosophique pour le système occidental fut fournie jadis par Karl Popper avec sa description de ce système comme une « société ouverte ». Elle serait ouverte, selon Popper, parce que le débat politique y serait ouvert à tous les résultats et ne serait pas déterminé par des objectifs idéologiques, ou des lois historiques prétendues (celles de l'historicisme), ou des traditions. Dans l’idéal de société « ouverte », il n’existe donc pas de vérité absolue.
Par exemple, selon Popper, on ne peut pas conclure, après avoir observé de très nombreux cygnes blancs, que tous les cygnes sont blancs. Un seul cygne noir suffit à contredire cette affirmation. De telles subtilités sont extrêmement dangereuses. On pourrait tout aussi bien affirmer aujourd’hui qu’on ne peut pas conclure, à partir de l’observation de milliards d’êtres humains qui se répartissent en hommes et en femmes, qu’il n’existe que deux sexes. Tout fou qui prétend appartenir à un autre sexe devrait donc réfuter l’existence de seulement deux sexes.
La «société ouverte» a pour but de libérer les capacités critiques de l’homme. Le pouvoir de l’État doit ainsi être partagé autant que possible afin d’éviter les abus de pouvoir. Le débat politique dans la «société ouverte» est naturellement démocratique, ce qui ne signifie pas la domination de la majorité, mais la possibilité de révoquer le gouvernement de manière pacifique.
Ainsi, la « société ouverte » se distingue du fascisme, du communisme, du nationalisme et de toute théocratie.
Ce concept politique offre sans aucun doute des aspects attractifs, surtout pour tous les libres penseurs qui ne veulent pas se laisser enfermer dans un carcan idéologique. D’un autre côté, ce concept présente aussi des faiblesses dangereuses (comme le montre l’exemple ci-dessus), car il ne propose aucune perspective à long terme pour la société et rejette également toute tradition. Pourtant, la tradition recèle souvent des expériences vieilles de plusieurs siècles, voire de plusieurs millénaires, sur la vie et ses lois. Popper rejette explicitement de telles lois en tant qu’elles seraient de l'historicisme. Ignorer ces lois se transformera tôt ou tard en piège mortel pour une société.
De cette manière, la porte est ouverte à toutes sortes d’absurdités, comme la folie du genre, la glorification de toutes sortes de perversions sexuelles ou de modes de vie alternatifs, qui finissent par signifier le déclin et la mort assurés de la société concernée. Popper a développé ses idées pendant la Seconde Guerre mondiale, à une époque où les priorités étaient naturellement différentes d’aujourd’hui.
En l’absence de toute directive pour organiser la vie, de nombreuses personnes finissent par être totalement désorientées et donc particulièrement réceptives à la propagande de l’air du temps diffusée par les médias, contrôlés en coulisses par les élites du pouvoir. C’est pourquoi George Soros est également un adepte de cette philosophie, ce qu’il a exprimé par la création de son « Open Society Foundation ».
À ce stade, les idées de la « société ouverte » sont contrecarrées par la pratique:
Le débat sur les objectifs actuels de la société occidentale n’a depuis longtemps plus lieu en public, mais dans des cercles de pouvoir qui se coupent de la société. Il ne s’agit que des intérêts des acteurs représentés dans ces cercles de pouvoir. Les résultats de ce débat sont emballés pour le grand public dans des narratifs de bien-pensance, puis communiqués par les médias. Un véritable débat ouvert serait, lui, tout autre.
La société occidentale est donc tout sauf ouverte et elle est ouvertement antidémocratique, car ces médias n’autorisent plus que des opinions qui ne s’opposent pas aux intérêts des élites en coulisses.
L’intolérance des médias envers ceux qui pensent différemment est devenue de plus en plus insupportable ces dix à quinze dernières années. L’explication est simple: depuis la crise financière de 2008, le monde occidental est en mode de gestion de crise permanent.
L’arrière-plan plus profond de cette crise permanente réside dans des déplacements tectoniques du pouvoir à l’échelle mondiale, au détriment des élites occidentales.
Comme le système occidental, avant la chute du rideau de fer, était préférable à tout autre système politique, les élites occidentales pouvaient bien tolérer la critique, même fondamentale. En ce sens, on était « libéral » au sens de Popper. L’effondrement du Pacte de Varsovie a marqué l’apogée du pouvoir occidental. La défaite de l’Union soviétique a été perçue comme une sorte de fin de l’histoire. Les élites occidentales se croyaient à jamais maîtresses du monde. Ensuite, la descente a été lente mais certaine. Les citoyens ordinaires l’ont aussi ressenti dans leur portefeuille. Il en a résulté des mouvements « populistes » qui ont remis en question le pouvoir des élites. À partir de ce moment, les médias de masse contrôlés sont devenus de plus en plus illibéraux envers ceux qui pensent différemment.
La guerre en Ukraine est pour les élites occidentales une sorte de séisme, qui a suivi les déplacements tectoniques du pouvoir mentionnés ci-dessus. Leur hégémonie est désormais remise en cause. Avec la domination sur cette planète, tous les avantages économiques qu’ils en tiraient disparaîtront bientôt. Il ne s’agit pas seulement de la possibilité de s’enrichir en imprimant de l’argent. Sont également importants, par exemple, l’imposition mondiale des droits de brevet, ce que seul un hégémon peut finalement faire.
Dans une telle situation, les élites ne tolèrent aucune contradiction. Désormais, elles ont définitivement arraché leur masque libéral et tentent d’éliminer les dissidents. Ce qui peut arriver aux amis de Poutine, par exemple, l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder ou l’ancienne ministre autrichienne des Affaires étrangères Karin Kneissl peuvent en témoigner.
Popper se retournerait dans sa tombe !
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dimanche, 05 octobre 2025
Sacrifice et souveraineté: la géopolitique comme épopée théodramatique ou tragédie païenne
Sacrifice et souveraineté: la géopolitique comme épopée théodramatique ou tragédie païenne
Santiago Mondéjar
Source: https://geoestrategia.eu/noticia/45216/geoestrategia/sacr...
Le discours officiel émanant des institutions européennes présente la guerre en Ukraine comme une lutte moralisatrice, presque téléologique : une confrontation lucide et manichéenne entre le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, l’innocence et l’agression. Les politiciens, analystes et médias consacrent l’Ukraine comme protagoniste héroïque, tandis qu’ils relèguent la Russie au rôle d’antagoniste maléfique, reproduisant ainsi une structure narrative similaire aux drames moraux théo-dramatiques expliqués par Hans Urs von Balthasar (1988).
Le drame chrétien — exemplifié dans la Divine Comédie de Dante ou dans Le Grand Théâtre du Monde de Calderón — imprègne le mal et la souffrance d’une signification au sein d’une économie de la rédemption, dans laquelle l’action humaine est soumise au jugement moral et à la possibilité de la grâce. Dans ce cadre conceptuel, le conflit se configure comme un jugement éthique, une narration de rédemption et un impératif moral : l’Europe se sent poussée à agir avec droiture, s’efforçant de protéger les opprimés et de réparer un ordre brisé. Cette rhétorique évoque les exhortations collectives des grandes puissances européennes pendant la Première Guerre mondiale, marquées par une narration linéaire et téléologique, investie d’une providence morale projetée sur les réalités géopolitiques (Mosse, 1990). Cependant, sous cette idéalisation morale se cache une réalité brute.
La guerre en Ukraine, comme tous les conflits, est alimentée par la realpolitik: un choc d’intérêts stratégiques, d’insécurités historiques et de calculs pragmatiques (Mearsheimer, 2014), marqué par l’hamartia et la péripétie, c’est-à-dire les erreurs de jugement et les retournements soudains du destin. Ainsi, le conflit s’éloigne du drame chrétien, avec sa promesse d’une issue morale, et se rapproche d’une tragédie païenne, soumise à l’implacable dynamique du pouvoir effectif.
Lorsque les dirigeants européens et leurs hérauts projettent une cohérence narrative imaginaire sur le conflit, ils ignorent les limites du volontarisme, la contingence des résultats et la chimère d’une résolution téléologique. À la place, émerge une logique brutale, amorale et contingente, plus proche des tragédies d’Euripide que de la dramaturgie salvatrice articulée par von Balthasar (1988). À l’instar de la tragédie grecque, le conflit se déroule dans un cadre indifférent à la clarté morale, où les acteurs poursuivent leurs fins, conditionnés par les circonstances plus que par des impératifs éthiques (Lebow, 2003).
En moralisant le conflit, l’Europe commet une grave erreur en imposant une dramaturgie politique conçue comme un drame moral à une réalité profondément tragique, brutale et moralement ambiguë : un drame de nécessité, non de grâce divine.
Cependant, cette tendance à la moralisation est révélatrice d’un point de vue anthropologique. L’Europe, culturellement imprégnée d’un imaginaire chrétien qui entre en collision avec sa dépendance séculaire à la guerre (Traverso, 2007), s’efforce de doter le conflit d’une clarté morale qui légitime le soutien public et justifie, a posteriori, l’exceptionnalisme de sa politique du fait accompli (Anderson, 2006).
Comme le raconte Euripide, le poids du passé fait pencher la balance vers la force brute, comme le montrent les vies d’Agamemnon, Clytemnestre et leur descendance, ce qui reflète la conception grecque de la parenté comme lien inséparable de responsabilité morale partagée: la loyauté familiale unit et divise, et la vengeance, même justifiée, perpétue la misère (Goldhill, 1986). Ce schéma de violence cyclique liée à la lignée trouve un parallèle en Ukraine: les intérêts géostratégiques, les alliances de circonstance et les héritages historiques partagés fonctionnent comme des parentés géopolitiques.
Cependant, en cadrant la guerre comme un acte de justice providentielle, on fait taire le khoros — le chœur tragique grec, la voix collective de la raison —, voix qui pourrait indiquer que la racine du conflit n’est pas à chercher dans un dessein divin, mais dans l’ambition politique et la contingence historique. Par ce glissement narratif vers le moralisme, on obscurcit l’essence tragique du conflit, ce qui encourage des réactions politiques motivées davantage par l’impossibilité d’échapper au cercle vicieux du maintien à tout prix d’une cohérence morale qui n'est imposée que par l’intérêt à éliminer les réalités brutales de la politique internationale.
La morphologie de la tragédie grecque, avec son indifférence remarquable au sentimentalisme, offre un cadre plus solide pour explorer la dynamique du pouvoir, de la justice et des conflits contemporains. Elle permet d’apprécier comment la politique et les relations internationales reflètent une philosophie enracinée dans le tragique : un cynisme sous-jacent qui défie le moralisme simpliste en reconnaissant l’inévitabilité du conflit, la nature illusoire de la justice et les cicatrices indélébiles des offenses (Lebow, 2003).
Un exemple paradigmatique est la saga de la Maison d’Atrée, marquée par la mort, la trahison et la violence, nées de dettes héritées qui entraînent les acteurs dans des conflits dépassant leurs choix individuels, transformant la volonté en une force tragique. Agamemnon, roi de Mycènes, incarne l’hybris : l’orgueil démesuré qui défie les limites humaines et divines. Sa décision de sacrifier sa fille Iphigénie pour obtenir des vents favorables pour Troie, inspirée par l’oracle et manipulée par Ulysse, révèle comment l’ambition et la quête de l’honneur s’entrelacent avec la contrainte et la stratégie politique.
L’arrogance d’Agamemnon l’aveugle aux conséquences de ses actes: des décisions qui paraissent rationnelles ou nécessaires déclenchent des représailles, des échecs et des passions déchaînées. Dans cette tragédie, chaque personnage parcourt un chemin de perdition, convaincu de la justice de sa cause, mais prisonnier d’une obsession implacable.
De façon analogue, l’Occident collectif, gonflé de confiance après sa victoire dans la Guerre froide, a commis une erreur de jugement similaire : il a sous-estimé la complexité du conflit et, dans sa présomption de suprématie morale et matérielle, a précipité une collision avec la réalité. À l’instar de Clytemnestre qui transforme le ressentiment familial en autorité politique par la vengeance, la perception par la Russie de la déloyauté ukrainienne et de la malhonnêteté systématique de l’Occident depuis l’ère Gorbatchev reflète la tension entre le devoir et le ressentiment, la solidarité et le conflit (Sakwa, 2017).
Les liens, qu’ils soient familiaux ou géopolitiques, peuvent conduire à l’unité comme à la destruction mutuelle. Sur ce plan tragique, l’Ukraine émerge comme une Iphigénie, symboliquement immolée sur l’autel des ambitions d’autrui, prise au piège de forces qui dépassent sa volonté de puissance. L’Union européenne, quant à elle, assume le rôle d’Ulysse, tissant de subtiles tromperies — comme les accords de Minsk, que Merkel et Hollande se sont plus tard vantés d’avoir manipulés — pour orienter les attentes et subordonner le destin de l’Ukraine aux intérêts d’un ordre géopolitique (Sakwa, 2017). La tragédie réside dans le fait que, malgré la volonté souveraine de l’Ukraine, ses souffrances sont instrumentalisées par des tiers, ce qui en fait un axe narratif du pouvoir et de la légitimité.
Ce schéma reprend la structure d’Euripide: la victime, loin d’être passive, met à nu l’hybris de ceux qui l’entourent et révèle la fragilité de toute prétention à la moralité ou à la rationalité absolue dans les conflits (Euripide, 2001). Le sacrifice d’Iphigénie trouve un écho dans le présent, démontrant combien la tension entre l’ambition, l’honneur et la contrainte demeure catastrophique, même si les acteurs modernes se drapent dans la rhétorique de la justice morale et du droit international.
D’un point de vue philosophique, la tragédie offre un cadre indispensable pour comprendre les conflits humains. La synthèse du mythe et de la géopolitique révèle que les guerres sont façonnées par des passions profondément humaines : l’hybris, la loyauté et la vengeance motivent des décisions qui transcendent les dichotomies morales simplistes. Comme l’illustre la Maison d’Atrée, la parenté et l’ambition servent de sources doubles d’identité et de calamité (Goldhill, 1986).
De même, la guerre en Ukraine montre que les États, tout comme les individus, sont pris dans des réseaux d’obligations, de survie et d’orgueil, ce qui reflète les impulsions humaines éternelles. Même lorsque la noblesse ou la sincérité animent les efforts pour restaurer l’ordre et la justice, ces actions portent en elles les germes de leur propre ruine. La tragédie, par sa lucidité inébranlable, enseigne les limites de l’action humaine et la persistance du conflit comme horizon inexorable de la condition mortelle.
L’offensive russe en Ukraine peut être interprétée, métaphoriquement, comme la matérialisation d’un destin tragique plus que comme le produit d’un choix moral. La politique, dans ce scénario, se présente comme un théâtre où le pouvoir s’affirme à travers la confrontation (Lebow, 2003). Dans la tragédie grecque, le héros n’agit pas par volonté propre ou par calcul moral, mais parce qu’il le doit: il est pris dans une logique d’inévitabilité dictée par les dieux, le destin ou sa propre hybris.
Oreste ne tue pas Clytemnestre seulement pour venger son père, mais parce que l’ordre du monde l’y oblige (Eschyle, 2009). De même, la mentalité occidentale peut être comprise comme la sécularisation d’un fatalisme historiciste qui, chez Fukuyama (1992), hérite de la téléologie dialectique de Hegel, lui-même inspiré de la philosophie de l’histoire d’Augustin. Dans La Cité de Dieu, Augustin a posé pour la première fois dans la tradition occidentale une conception téléologique et linéaire de l’histoire: un drame à dessein divin, orienté vers une culmination religieuse. Hegel sécularise cette vision dans le Weltgeist, l’Esprit absolu qui, à travers un processus dialectique, atteint la conscience de soi et la liberté dans le monde.
L’histoire acquiert ainsi une direction, un but et une fin dans les deux sens: comme objectif et comme terme. Fukuyama, adoptant ce schéma hégélien, remplace l’État idéal de Hegel par la démocratie libérale occidentale, la proclamant « forme définitive du gouvernement humain ». Dans son récit, les guerres, les révolutions et les conflits ne sont pas de simples accidents historiques, mais des étapes nécessaires dans la dialectique vers une synthèse finale. Cependant, en déclarant que cette synthèse est déjà atteinte, Fukuyama transforme la démocratie libérale d’un système politique contingent en un destin manifeste de l’humanité, une prétention qui révèle une théologie politique sécularisée, au sens développé par Carl Schmitt : le souverain, incarné dans l’ordre libéral, décide de l’état d’exception, suspendant le conflit idéologique fondamental.
La démocratie libérale cesse d’être un projet politique faillible et devient un dogme incontestable, une question de foi qui relègue la dissidence au statut d’hérésie, destinée à être éradiquée par le cours inexorable de l’histoire.
Cependant, cela commet le péché capital que la tragédie grecque dénonce sévèrement : l’hybris de s’arroger des attributs divins. Alors que la vision augustino-hégélienne est linéaire et optimiste, projetant le salut séculier, la perspective tragique est cyclique et pessimiste, avertissant du châtiment inévitable pour ceux qui prétendent transcender les limites de la condition mortelle. Dans la vision du monde grecque, l’univers est régi par un ordre cosmique (thémis) que les humains ne doivent pas troubler. Le destin (moira) des mortels est la finitude, l’imperfection et le changement ; toute tentative d’atteindre la stabilité éternelle ou la connaissance absolue — attributs exclusifs des dieux — constitue une transgression punissable.
En proclamant la fin de l’histoire, Fukuyama commet précisément cette hybris, s’arrogeant le déterminisme divin sur le parcours de l’humanité. En ce sens, la guerre en Ukraine n’est pas une simple erreur de calcul ou un excès conjoncturel, mais une tragique anagnôrisis : le moment où les acteurs, aveuglés par leur propre ambition, reconnaissent que le pouvoir ne peut s’affirmer que par la violence. La catharsis qui en résulte n’est pas rédemptrice, mais dévastatrice, et évoque la terreur et la pitié tandis que le monde est témoin de la façon dont la logique du pouvoir plonge des millions de personnes dans la souffrance (Aristote, 1997).
Le sacrifice d’Iphigénie trouve un écho tragique dans le conflit ukrainien. Agamemnon ne sacrifie pas sa fille par désir ou justice, mais parce que la logique du destin et de la guerre l’y contraint (Eschyle, 2009). De même, les acteurs en Ukraine sont otages de la nécessité historique, un sacrifice exigé par l’hybris du pouvoir absolu. À la différence du drame chrétien, où la souffrance vise la rédemption (von Balthasar, 1988), dans la logique de la tragédie il n’y a pas de salut : l’action politique répond au destin, non à la moralité, et vise l’affirmation de la souveraineté à tout prix.
Tout en sachant que leurs actions déclencheront un cycle implacable de violence qui pourrait bien finir par les dévorer, les acteurs géopolitiques poursuivent, car s’arrêter signifierait renoncer à leur propre existence politique.
Bibliographie:
Aeschylus. (2009). The Oresteia (R. Fagles, Trans.). Penguin Classics.
Anderson, B. (2006). Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism (Rev. ed.). Verso.
Aristotle. (1997). Poetics (M. Heath, Trans.). Penguin Classics.
Euripides. (2001). Iphigenia at Aulis (P. Vellacott, Trans.). Penguin Classics.
Fukuyama, F. (1992). The End of History and the Last Man. Penguin Books.
Goldhill, S. (1986). Reading Greek Tragedy. Cambridge University Press.
Lebow, R. N. (2003). The Tragic Vision of Politics: Ethics, Interests and Orders. Cambridge University Press.
Mearsheimer, J. J. (2014). ‘Why the Ukraine Crisis Is the West’s Fault: The Liberal Delusions That Provoked Putin’. Foreign Affairs, 93(5), 77–89.
Mosse, G. L. (1990). Fallen Soldiers: Reshaping the Memory of the World Wars. Oxford University Press.
Sakwa, R. (2017). Russia Against the Rest: The Post-Cold War Crisis of World Order. Cambridge University Press.
Traverso, E. (2007). Fire and Blood: The European Civil War, 1914–1945 (A. Brown, Trans.). Verso.
von Balthasar, H. U . (1988). Theo-Drama: Theological Dramatic Theory (Vol. 1, G. Harrison, Trans.). Ignatius Press.
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L’Occident étouffe la dissidence pour préparer les citoyens à la guerre
L’Occident étouffe la dissidence pour préparer les citoyens à la guerre
Davide Rossi
Source: https://telegra.ph/LOccidente-soffoca-il-dissenso-per-pre...
La situation actuelle a généré les prémisses dramatiques visant à diffuser une culture de guerre, alimentée par des peurs savamment et artificiellement construites, en inventant des ennemis là où il n’y en a pas.
À notre époque, marquée par des oppositions souvent plus verbales et verbeuses que substantielles, mais toujours dichotomiques, ne laissant aucune place au dialogue, à la confrontation, à l’approfondissement, où l’on véhicule des modèles absolus et absolutistes selon lesquels il n’est pas permis de s’aventurer dans la réflexion mais où il s'agit simplement de prendre parti, presque obligatoirement du côté de la pensée dominante, prélude à toute guerre, la dissidence étant devenue inadmissible, répréhensible, erronée et fausse simplement parce qu’elle a été pensée.
Lire la complexité des faits et de la réalité devient ainsi toujours et en tout cas condamnable, car cela impliquerait de démanteler l’architecture de guerre qui s’est construite autour du récit dominant, lequel doit être soutenu à chaque souffle médiatique, imposé avec une violence à la fois subtile et robuste à des citoyennes et citoyens de plus en plus détachés et désorientés face à un monde qu’on leur fait percevoir comme lointain et incompréhensible.
L’acquiescement passif généralisé des anciennes générations, majoritaires en Occident, trouve un triste et tragique équivalent symétrique parmi les jeunes générations, bien que, fort heureusement, de notables et brillantes exceptions existent. Les jeunes, en effet, ont généralement intériorisé la substance de cette induction martelée, pour aboutir à une passivité complaisante tout en se consacrant à des questions éphémères, où le jeu de la dissidence n’est qu’un jeu, où mettre ou non un « like » sur les réseaux sociaux est essentiellement pareil et totalement insignifiant, car toutes ensemble, les nouvelles générations occidentales, et celles qui ont été occidentalisées à travers le monde, ont été convaincues de s’intéresser à des sujets peu significatifs et essentiellement évanescents, pour lesquels le fait de prendre parti devient un masque social pour une représentation sans avenir.
Après avoir été privés de la parole, le système tente de priver également les jeunes générations de toute pensée et, comme le rappelait à juste titre l’écrivain Erri De Luca il y a quelque temps, il ne leur reste plus qu’à écrire sur leur propre corps, en essayant d’y graver ce que l’on suppose indélébile, alors que cela s’effacera avec le temps et le cours de la vie, transformant les tatouages en une éloquence muette d’un corps plus ou moins maladroitement encadré par les époques précédentes, mais incapable, comme celui qui l’habite, de parole.
Écouter sans parler ni répondre et, au final, ne plus parler, enfermés dans une réalité irréellement réelle, virtuellement compensatrice des besoins émotionnels et communautaires qui, en Occident, ont été violemment étouffés pour transformer les femmes et les hommes, et surtout les jeunes, en atomes sociaux inoffensifs et insignifiants, des monades séparées de toutes les autres et toutes ensemble coupées du monde qui les entoure.
Le tout est aggravé par la réduction de l’information et de la connaissance à ce qui peut être simplement et uniquement véhiculé par le smartphone, érigé en source principale, pour beaucoup exclusive, d’interaction avec le monde extérieur, dans un cadre qui confond le haut et le bas, le bon et le mauvais, le vrai et le faux, le tout dans un kaléidoscope où distinguer devient une fatigue supplémentaire et difficile à pratiquer, et où les mille pages des « Frères Karamazov » de Dostoïevski deviennent un sommet inatteignable, même dans le simple résumé wikipédesque. Privés ainsi de savoirs et de beauté, les langages et les pensées s’appauvrissent, brûlent leurs racines, abandonnées, perdues et oubliées, tout comme sont oubliés en même temps les multiples et complexes branches qui tiraient origine, sève et vie de ces racines, donnant feuilles, fruits, fleurs, c’est-à-dire toute la richesse bigarrée des cultures.
Une communication qui, par ailleurs, se trouve écrasée par des dynamiques de marchandisation et de commercialisation où les valeurs et qualités artistiques et culturelles sont submergées et dévastées par les exigences d’un marché qui engloutit toute dimension et surtout l’imaginaire personnel et collectif, violemment colonisé et poussé vers une homogénéisation dévastatrice, réductrice, avilissante.
Le tragique résultat final est une société appauvrie et appauvrissante, où le réel est transcendé au profit du superficiel, où la complexité est réduite à des jugements banalisés, positifs ou négatifs, dictés par des attitudes superficiellement préconçues, au sein de dichotomies culturelles et politiques où progressisme et conservatisme sont réduits à des postures générales, impalpables et factices, manifestant davantage une gigantesque pauvreté spirituelle qu’une profonde plénitude de contenu.
L’Occident, ainsi privé de son univers culturel et de ses valeurs séculaires, a perdu de vue l’essentiel, pour se réduire à la simple vénération de l’argent, devenu malheureusement et tragiquement l’étalon de toutes les relations, une approche monétariste de la culture et des relations humaines qui a produit une coexistence de plus en plus injuste dans ses dynamiques matérielles et de plus en plus dégradée dans ses dynamiques spirituelles.
Le tout dans une auto-référentialité qui amène les citoyennes et citoyens occidentaux à perdre totalement de vue et à ne pas comprendre les expressions culturelles et les sociétés extra-occidentales, dans lesquelles les relations humaines et la vie quotidienne sont encore rythmées par des temps, des pensées et des modalités étrangères à la marchandisation.
Cette situation a généré les prémisses dramatiques visant à véhiculer une culture de guerre, alimentée par des peurs soigneusement et artificiellement construites, inventant des ennemis là où il n’y en a pas, comme dans le cas de la Russie, construisant des murs qui rendent incompréhensible ce qui est étranger à la petitesse des horizons dans lesquels on nous a enfermés, une cour étouffée par des murs encore plus étouffants et lourds, vendue comme un « jardin fleuri », selon les paroles tragiques de Josep Borrell, ancien Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères, épigone de toutes celles et ceux qui ont pris et continuent à prendre l’Union européenne et l’Occident pour un paradis démocratique, alors qu’il s’agit, à l’évidence, d’un enfer libéral-libéraliste, néolibéral, tandis que ceux qu’ils désignent comme autocraties et dictatures sont des nations où la politique décide de l’économie au bénéfice des citoyens et aussi, justement, des États dans lesquels les femmes et les hommes sont encore loin de la dégradation et de la décadence que nous vivons et traversons dans le Vieux Continent et le reste de l’Occident, des États-Unis à l’Australie. Cet Occident collectif de plus en plus vidé de sens et de signification et, pour cette raison même, privé d’espérance.
Le déclin de l’Occident n’est pas simplement un déclin matériel et irréversible dû à la fin de la période du pillage des matières premières énergétiques et alimentaires au détriment du Sud global, mais c’est aussi et surtout le crépuscule d’une civilisation qui a renoncé à la confrontation, à la recherche et à l’innovation, et s’est tristement et tragiquement repliée dans une fermeture hautaine face à toute forme d’altérité, par peur de toute confrontation et contamination, montrant ainsi toute la faiblesse d’un temps, le présent, qui a détruit ses propres racines historiques, spirituelles, matérielles pour se réduire à un miroir complaisant de soi-même dans la pauvreté actuelle, image compensatoire, autosuffisante et auto-gratifiante, un selfie dont on ajuste les couleurs et le contraste sans se rendre compte qu’il reste essentiellement une image pauvre, floue et délavée.
Pour toutes ces raisons et bien d’autres, je continue à croire que celles et ceux qui trouveront en eux-mêmes la force de ne pas renoncer, d’étudier, de résister, de lutter — forts de leur histoire, de leur culture, de leur identité, y compris religieuse et politique — non seulement pourront s’améliorer eux-mêmes et améliorer leur entourage, mais surtout indiqueront une voie vers la paix, la coopération et l’amitié entre les peuples à toutes celles et ceux qui, violés et humiliés par la violence du système libéral, ont perdu tout espoir et toute parole et s’abandonnent de plus en plus à la rhétorique belliqueuse de la guerre.
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jeudi, 02 octobre 2025
La lutte pour l’âme et l’espace
La lutte pour l’âme et l’espace
Sid Lukkassen
Source: https://denieuwezuil.nl/de-strijd-om-de-ziel-en-de-ruimte/
L’un des concepts clés pour comprendre le monde politique d’aujourd’hui est celui du « conatus ». Ce terme a été utilisé par le célèbre philosophe Spinoza, et je l'ai récemment mis au centre d’un article sur les menaces que fait peser l’immigration de masse. Ce concept apparaît désormais aussi dans un ouvrage controversé sur lequel des penseurs conservateurs de droite se sont déjà exprimés de manière tranchée : le livre Bronze Age Mindset, de l’auteur polémique « Bronze Age Pervert », qui agit sur « X » (anciennement Twitter) comme une sorte de roi-prêtre.
D’abord : soutenez Sid via BackMe (https://sidlukkassen.backme.org/), car Sid est seul. C’est grâce à votre soutien qu’il est possible de poursuivre ce genre de recherches fondamentales. Personne ne prend de risques pour Sid. Il dépend de lecteurs comme vous. C’est un monde triste et dur, où votre soutien représente la dernière lueur de chaleur et de lumière.
Avant d’entrer plus avant dans Bronze Age Mindset, commençons par une explication pour mieux comprendre la notion de « conatus ». Prenons ce débat à la télévision néerlandaise. Face à un public, le philosophe Cornelius Rietdijk tente, d’un point de vue philosophique, de briser un tabou: celui d’avorter des enfants handicapés. Il construit ses arguments calmement, rationnellement et de manière équilibrée, puis se heurte à un mur d’indignation morale. On voit clairement que trois éthiques différentes sont à l’œuvre.
Trois types d’éthique
Le public semble adopter une éthique du devoir. Leur raisonnement est le suivant: l’on reçoit un enfant handicapé par le hasard du destin. Il faut l’assumer. Il s’agit alors, en toute conscience, intégrité et honnêteté, de faire au mieux – c’est là votre devoir d’être humain.
Le médecin qui s’oppose à Rietdijk raisonne différemment. Il met l’accent sur le poids de la souffrance. Si la souffrance des parents est trop grande, ou si l’enfant handicapé souffre de façon insupportable, l’avortement ou l’euthanasie peuvent être envisagés. Il s’agit ici d’une éthique utilitariste: le plaisir est le bien suprême, la souffrance le mal suprême. Une action est moralement défendable si elle permet effectivement de minimiser la souffrance et de maximiser le plaisir.
Rietdijk lui-même défend une forme d’éthique de la vertu (à ne pas confondre avec la « vertu » au sens politiquement correct du terme). La vie humaine ne peut être considérée comme telle que si elle peut s’épanouir, et pour cela « un cadre de vie adéquat » est nécessaire. Beaucoup de gens partagent cette intuition: ils disent par exemple « Si un jour je dois finir comme une plante verte, alors ce n’est plus la peine, qu’on me débranche. » La qualité avant la quantité.
Le choix d’une éthique
Le caractère abyssal de la question réside dans le fait qu’on ne peut, sur la base d’arguments empiriques ou pragmatiques, privilégier l’une de ces trois éthiques par rapport aux deux autres. Car la façon dont on évalue les faits pragmatiques et empiriques dépend précisément de l’éthique avec laquelle on aborde la vie.
C’est comme si l’on était debout sur une plaque tectonique, au-dessus d’une faille abyssale. La raison et l’expérience n’offrent aucune donnée qui rendrait le passage vers une autre plaque moralement obligatoire. Ce saut doit donc venir du plus profond de soi: choisir entre des éthiques qui s’excluent mutuellement est, par définition, un saut dans l’abîme.
Conatus
Vous me suivez jusqu’ici? Très bien, car mon travail est alors presque accompli. Tout dépend donc de l’éthique qui vous interpelle. Et cela dépend des valeurs qui animent votre noyau intérieur: votre âme, votre personnalité, votre caractère. Ce principe fondamental, c’est ce que Spinoza appelle le «conatus». Ce conatus cherche à se perfectionner lui-même, et filtre tous les faits du monde en fonction de ce qui renforce ce noyau primitif. Le processus du conatus, c’est le durcissement du « soi » au sein d’un monde extérieur.
Le noyau, le principe organisateur qui réside dans l’âme même, est donc existentiel et jamais empirique – la logique et l’expérience sont toujours secondaires. Voilà ce qu’est le conatus.
Bronze Age Mindset : la maîtrise de l’espace
Maintenant que ceci est clarifié, nous sommes prêts à aborder le livre de Bronze Age Pervert (BAP). Selon lui, tout ce qui vit cherche à occuper de l’espace. Il s’agit généralement de posséder, de contrôler ou de conquérir l’espace. Songez à un lion juché au sommet d’une montagne, surveillant la vallée à la recherche de proies. Ou à un aigle planant encore plus haut dans le ciel.
Selon BAP, le fait de s’approprier l’espace avec succès conduit au développement des qualités innées de l’organisme. Ce développement permet à son tour de conquérir encore plus de matière, de dévorer les organismes inférieurs qui sont alors absorbés par l’organisme supérieur. Il le décrit ainsi : « It is mobilization of matter to develop the inborn character or idea or fate. » ("C'est la mobilisation de la matière dans le but de développer le caractère, l'idée ou le destin innés"). Il s’agit donc de quelque chose de plus abstrait que la simple assimilation de biomasse : il s’agit aussi d’un principe. Il s’agit ici, en fait, du conatus.
Application à la politique
« Organism seeks mastery of space, environment, to master matter in ways particular to its own abilities. […] The higher and more organized the form of life, the more complex its need for development are » ("L'organisme cherche la maîtrise de l'espace, de l'environnement, à maîtriser la matière en des façons particulières selon ses propre capacités").
Dans l’exemple des lions et des aigles, nous comprenons instinctivement ce que cela signifie, mais si on applique cela à la société humaine, il en va de même en politique. Pourquoi, par exemple, quelqu’un se sent-il attiré par le plan de Frans Timmermans d’augmenter les allocations et les primes sociales?
Parce que cette personne sent qu’elle veut être couverte contre les risques, et que cela lui convient. La protection du groupe. Un autre, au contraire, préfère payer moins de cotisations et prendre plus de risques lui-même. Parce que cela fait partie de sa personnalité: individualisme, volonté de fonctionner par ses propres moyens et d’être indépendant du groupe. Vouloir façonner son propre destin et en assumer soi-même les conséquences. Votre conatus détermine donc les arguments politiques auxquels vous êtes réceptif.
Une question existentielle
« Gauche » et « droite » ne sont donc pas des « inventions » – pas des « constructions » qui ne prennent sens que dans un système particulier, une configuration économique et sociale donnée. « Gauche » et « droite » sont des grandeurs existentielles, propres à l’âme de chaque individu – à son conatus. Elles précèdent toute factualité empirique.
Revenons un instant à Bronze Age Mindset. Le livre affirme : « As a result of this mastery of matter there is development of its body, its senses, and all of its faculties, and the unfolding of its inborn destined form or nature » ("Résultat de cette maîtrise de la matière: le développement de son corps, de ses sens et de toutes ses facultés, et le déploiement de sa forme ou nature innée et destinale"). On comprend alors que, même si BAP n’utilise pas le terme « conatus », il s’agit bien de cela. Le conatus est le principe fondamental dans lequel tout ce que l’organisme, la chose, le concept deviendront un jour, est déjà en germe – dès lors qu’ils s’expriment, se déploient dans la réalité.
Bien et mal = force et faiblesse
« It seeks to become strong, skillful, to master problems and feel the expansion of its power » ("Cela cherche à devenir fort, talentueux, à maîtriser des problèmes et à ressentir l'expansion de sa puissance"). Nous touchons ici au vrai sens de l’éthique, tel que Nietzsche l’écrit – et tel qu’il l’a directement emprunté à Spinoza: est bon tout ce qui renforce notre force vitale; est mauvais tout ce qui la diminue.
Dans cette optique, on constate qu’il existe différentes formes d’éthique, mais ce qui finit par l’emporter, c’est qu’une personne devient le chef d’un groupe, et son éthique devient alors dominante – parce que l’espace est limité, parce que les ressources sont limitées.
En somme : il s’agit d’une lutte à mort entre des éthiques qui s’excluent mutuellement. Ce ne sont pas les arguments moraux qui déterminent l’issue, mais la force des parties en présence qui décide quelle morale deviendra la morale valide, normalisée, légitime.
Réflexions complémentaires
Il faut souligner qu’il existe ici une sorte de « processus de puissance ». Un jeune homme doit gravir une montagne, capturer un aigle. Et quand il revient au village avec cet aigle, il est désormais membre à part entière du groupe et peut participer au conseil de la tribu. Au fond, il s’agit de « parvenir à maturité », de s’épanouir. Ressentir comment, par sa propre force, on acquiert une forme de maîtrise.
Dans la société actuelle, ce processus naturel est entièrement affaibli, atténué, canalisé par toutes sortes d’institutions. Avec la ritaline et d’autres médicaments, il est même médicalisé, supprimé. Au final, on ne peut plus ressentir de telles émotions qu’en réalité virtuelle, comme dans le Metaverse de Mark Zuckerberg.
La postmodernité est condamnée
Dans la société ouest-européenne actuelle, numérisée et évitant tout conflit, les hommes ne peuvent plus développer naturellement leur confiance en eux. Les actes qui, en situation naturelle, les rendraient attirants aux yeux des femmes – chasser, se battre, construire – sont désormais impossibles dans ce contexte surréglementé. Les jeux vidéo, où l’on construit des villes et mène des batailles, peuvent encore donner une vague impression de ces sensations.
En résumé : la société postmoderne est totalement coupée de la croissance et du développement naturels. D’où la multiplication des «stages de virilité». Tout est déjà limité, et au final, il faut se libérer comme un loup solitaire de la société sursocialisée si l’on veut encore réaliser quelque chose de créatif.
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mercredi, 01 octobre 2025
Gianfranco La Grassa, père de la théorie du "Conflit Stratégique" est décédé: un génie de la philosophie politique nous a quittés
Gianfranco La Grassa, père de la théorie du "Conflit Stratégique" est décédé: un génie de la philosophie politique nous a quittés
Entrevue avec Gianni Petrosillo
propos recueillis par Carlos X. Blanco
Le 25 septembre 2025 dernier, l’éminent économiste et penseur italien Gianfranco La Grassa est décédé. Né en 1935, La Grassa laisse derrière lui, par sa longue vie et son intense labeur, une œuvre immense, insuffisamment connue, surtout dans mon pays, l'Espagne, où tout semble désormais inconnu de tous. Lié au marxisme dès sa jeunesse, il a fini par développer sa propre pensée, la "théorie du Conflit Stratégique" que, hélas, je dois avouer n’avoir découverte que relativement récemment. Dès le début, j’ai compris son importance et me suis immédiatement mis au travail. Il me paraissait urgent de traduire ses articles et livres (certains déjà disponibles en espagnol, d’autres en cours de traduction), et de collaborer – dans la mesure de mes modestes moyens et malgré ma “cancellation” académique – avec son disciple, mon ami Gianni Petrosillo. À l’occasion de son décès tout récent, il était de mon devoir de rendre hommage au Maître disparu. J’ai décidé, en accord avec Gianni, à qui je suis très reconnaissant, de commencer cet hommage à La Grassa par un entretien avec son disciple, quelques questions posées à celui qui connaît si bien le penseur et son œuvre. Un penseur ne meurt jamais totalement si son œuvre est étudiée et prise en compte.
– Qui était Gianfranco La Grassa ? Que représente sa perte ?
Avant tout, permets-moi de te remercier, Carlos, pour le travail que tu accomplis. Gianfranco La Grassa a été très heureux d’apprendre que tu avais traduit un de ses derniers textes en espagnol, une langue qu’il chérissait beaucoup car certaines de ses œuvres ont été publiées dans le passé dans des pays d’Amérique latine hispanophones.
Gianfranco La Grassa fut l’un des plus grands interprètes de la pensée de Marx en Italie et hors d’Italie. Il était un marxiste rigoureux qui ne s’est jamais éloigné de la lettre de Marx, c’est-à-dire qu’il ne lui a jamais attribué de théorisations ni de développements de pensée qui ne se trouvaient pas dans ses écrits “terminés”, contrairement à beaucoup d’autres qui ont utilisé Marx pour lui faire dire des choses qu’il n’a jamais pensées, en les tirant d’œuvres inachevées ou même de notes (ce qu’il appelait les grundrissistes).
Pour La Grassa, Marx était un scientifique et non un philosophe, et il l’a traité comme tel lorsqu’il s’est rendu compte que sa théorie ne menait pas aux résultats objectifs dont Marx lui-même parlait. Évidemment, l’interprétation de Marx par La Grassa a également varié selon les différentes époques, mettant en avant certains aspects plutôt que d’autres, mais il s’agissait toujours de Marx et non de fantaisies que certains intellectuels lui ont prêtées, réduisant Marx à un philosophe ou à un économiste embrouillé (comme dans la question de la baisse tendancielle du taux de profit ou de la transformation et, par conséquent, de la stricte correspondance entre valeur et prix de production).
Marx n’était ni un philosophe ni un économiste. Il a fondé une nouvelle science, la critique des modes de production (l’enveloppe qui contient les forces productives et les rapports de production entre ces forces), et donc les rapports sociaux étaient son objet d’étude (Le Capital est une relation sociale, affirme Marx). Althusser appelait cela l’ouverture à la science du “continent histoire” et, comme disait Engels, la présentation d’une nouvelle science impliquait une révolution dans la terminologie spécifique de cette même science.
Or, La Grassa, à partir de Marx, découvre ou redécouvre le “continent politique” que Marx avait laissé au second plan (du fait qu’à son époque, la science économique, tout juste formalisée, était devenue la discipline à laquelle il fallait se confronter). Et le concept de lutte des classes (entre propriétaires des moyens de production et détenteurs de la force de travail), principal moteur de l’histoire, il le remplace par celui de "conflit stratégique" entre agents dominants qui n’agissent pas seulement dans la sphère économique mais dans toutes les sphères sociales, avec, en dernière analyse, une prévalence de la sphère politique.
Parce que la Politique n’est pas seulement un domaine humain, mais un flux d’action (en tant que série de coups stratégiques pour s’imposer), c’est-à-dire l’élément que l’on retrouve dans toutes les sphères. L’entrepreneur qui veut s’imposer sur le marché, l’idéologue qui cherche à se distinguer dans la sphère culturelle, le politique qui veut prendre le pouvoir, tous font de la politique en ce sens.
En utilisant un langage classique, avec La Grassa, l’économie cesse d’être la détermination en dernière instance de nos systèmes et c’est la politique qui le devient, non pas comprise comme sphère sociale, mais comme une série de coups stratégiques pour s’imposer dans chaque domaine.
Ainsi, La Grassa s’est éloigné de Marx, mais à partir de Marx, et a assumé la responsabilité de cette étape sans l’attribuer au penseur allemand.
Si l’on veut situer Gianfranco, il faut le placer parmi les continuateurs de la soi-disant école réaliste italienne, celle qui met la politique au premier plan dans son sens le plus cru et réaliste, de Machiavel à Michels, Mosca et Pareto, mais toujours avec une originalité propre. C’est avec Machiavel que la politique devient science, et Gianfranco ajoute quelque chose de nouveau et de différent à toute cette grande école italienne.
– Pour toi, personnellement, en tant que disciple et collaborateur durant de nombreuses années, que représentait cet homme?
Ce n'est pas facile pour moi, en ce moment, de parler de ma relation avec Gianfranco, si peu de jours après sa mort. J'étais beaucoup plus jeune lorsque nous nous sommes connus, et nous avons collaboré jusqu'à tout récemment. Pendant vingt ans, nous nous sommes vus (au moins une fois par an, car il vivait dans le nord de l’Italie et moi dans le sud) et nous nous parlions tous les jours. Pour moi, il a été un maître en tout. Un de ces maîtres tellement supérieurs que la règle du disciple qui dépasse le maître ne s'applique pas. Comme le disait Engels de Marx, c’était un génie. Eh bien, La Grassa fut, mutatis mutandis, un penseur de ceux qui ne naissent que très rarement. Évidemment, il n’a pas reçu de son vivant tous les mérites qu’il aurait dû, car il était peu enclin à se mettre en avant, comme seuls les plus grands savent l’être. Sa pensée passait avant son individualisme et, de ce fait, la société ne se rend souvent pas compte de ce qu’elle a perdu. En effet, il a écrit énormément d’essais, mais je ne me souviens d’aucune présentation publique; il préférait s’adresser à peu de gens, mais à ceux qui étaient vraiment intéressés à construire quelque chose de sérieux.
– En quoi consiste sa théorie du Conflit Stratégique ?
Marx, en décrivant la dynamique de la société capitaliste, place au centre la sphère productive, bien qu’elle ne soit pas strictement économique (la réflexion sur les rapports sociaux et sur le Capital comme relation sociale que nous avons esquissée dans la première réponse), la considérant, sinon comme la sphère dominante par rapport à la politique et à l’idéologie-culture, du moins comme la déterminante “en dernière instance”.
Selon lui, la concurrence entre capitalistes guide l’expansion de la production et l’augmentation du taux d’exploitation de la force de travail, menant, en raison de contradictions internes, à la formation du travailleur collectif coopératif (union de cadres et de journaliers), la nouvelle classe sociale qui, formée dans ce processus, aurait renversé le capitalisme, puisque les capitalistes eux-mêmes, déjà désintéressés par la production et réduits à un noyau restreint, se seraient transformés en simples actionnaires et spéculateurs financiers. Cependant, Marx concentre principalement son analyse sur l’innovation des processus et sur la plus-value relative, négligeant totalement l’innovation des produits et les dynamiques stratégiques entre capitalistes, ainsi que la nécessité d’interagir avec des acteurs sociaux non strictement économiques. Ainsi, sa prévision du développement capitaliste reste liée à une vision téléologique, presque inévitable, de l’histoire: les contradictions internes auraient automatiquement créé les conditions de la révolution.
La Grassa, à partir d’une critique de ces limites, propose une approche alternative fondée sur le concept de “conflit stratégique”. Ce conflit n’est pas simplement un antagonisme entre capitalistes ou entre classes, mais un processus continu de désagrégation et de ré-assemblage des forces sociales, entraînées par le flux constant du réel et s’affrontant en raison d’une force objective qui traverse la société humaine elle-même. Les acteurs sociaux (politiques, économiques, culturels) créent des alliances temporaires pour prévaloir, innovent dans les produits et les processus, se restructurent et s’adaptent en réponse aux pressions concurrentielles, générant des dynamiques imprévisibles qui façonnent la société de manière non linéaire ni déterministe. Le conflit stratégique devient ainsi le moteur principal des transformations sociales, remplaçant l’idée marxiste d’un chemin historique prédéterminé.
Cette approche permet de comprendre comment la société capitaliste contemporaine évolue à travers la négociation continue du pouvoir, des ressources et des capacités entre différents acteurs. Il n’existe plus de sujet révolutionnaire unique, comme le travailleur collectif décrit par Marx; au contraire, les possibilités de transformation émergent des interactions stratégiques entre groupes et individus, des innovations et de la compétition constante qui caractérisent non seulement l’économie moderne, mais toute l’agrégation humaine. La Grassa met ainsi en évidence que la clé pour comprendre le capitalisme contemporain ne réside pas tant dans l’analyse de la seule exploitation de la force de travail, mais dans la lecture du conflit stratégique comme dynamique fondamentale et moteur du changement social.
En synthèse, alors que Marx voyait le capitalisme comme un système dont les contradictions internes mèneraient inévitablement à une transformation révolutionnaire, La Grassa interprète la réalité moderne comme un ensemble complexe de conflits stratégiques, où la nécessité de prévaloir, qui peut se manifester de diverses manières — concurrence, affrontement direct ou dissimulé —, façonne continuellement les possibilités de développement, de restructuration et de changement de la société. Ce sont surtout les groupes dominants et ceux qui les défient qui déterminent ces conflits, au niveau étatique et international, mais aussi dans d’autres sphères. Cela réduit donc le conflit de classe à un aspect secondaire, qui peut cependant émerger avec plus de force dans certaines circonstances historiques, lorsque, par exemple, les classes exploitées sont de nouveau entraînées dans l’histoire par certains groupes qui ont besoin de leur apport pour modifier les rapports de force. Mais les revendications de la classe ouvrière, comme le disait Lénine, sont toujours syndicalistes, jamais révolutionnaires; les bolcheviques, par exemple, en tant que groupe d’avant-garde l’étaient, mais leur arrivée au pouvoir n’a pas signifié que la classe ouvrière ait réellement pris le contrôle de la société. Évidemment, la question est plus longue et complexe, et pour la définir, il faudrait lire les livres de Gianfranco, auxquels je dois évidemment renvoyer pour plus de précision.
– Maintenant que nous sommes peut-être aux portes d’un conflit mondial, peut-être la Troisième Guerre mondiale, la géopolitique suscite un intérêt croissant. La théorie du Conflit Stratégique ne s’insère-t-elle pas parfaitement dans cette discipline? La géopolitique est-elle la grande absente chez les auteurs marxistes?
Tout d’abord, je voudrais préciser ce que je considère comme étant la géopolitique dans l’enseignement de La Grassa. Je la comprends comme l’ensemble des flux politiques, économiques et militaires qui traversent les espaces et les aires géographiques. Ces mêmes flux, en se pénétrant et en s’entrecroisant, influencent les structures des différentes formations sociales, comprises comme des pays individuels (dans leur totalité) ou comme des aires homogènes regroupant plusieurs pays. Ces faisceaux de flux ne peuvent être interprétés de façon aseptique, car ils sont le résultat d’une direction spécifique qui porte en elle la propension hégémonique des différents acteurs en jeu.
La géopolitique s’apparente donc beaucoup à une partie d’échecs, où l’enjeu est le contrôle des structures politiques, économiques, énergétiques et militaires de régions géographiques entières. Comme tout bon joueur le sait, il ne faut pas toujours affronter l’adversaire de front, mais le pousser à se découvrir afin de pouvoir le mettre en échec. Les manœuvres d’irritation de l’ennemi deviennent alors fondamentales: il doit être continuellement provoqué d’un côté pour être capturé de l’autre. Dans ce développement de multiples tactiques liées à un dessein stratégique plus ou moins défini (car dans la poursuite graduelle des objectifs intermédiaires, la stratégie générale se modifie aussi, sans pour autant perdre son essence), l’utilisation d’instruments de soft power et de hard power est implicite.
Nous n’avons jamais négligé la géopolitique; beaucoup d’autres marxistes, en revanche, l’ont fait, aveuglés par un internationalisme ouvrier inexistant. Nous l’avons cependant intégrée dans une analyse théorique plus large qui part justement du conflit stratégique, dont l’expression maximale est l’affrontement entre groupes dominants de différents États pour la suprématie mondiale. Nous nous approchons d’une période de guerres — même s’il est difficile de dire dans quelle mesure elles ressembleront aux guerres mondiales du passé —, car le pays unipolaire, les États-Unis, est en relatif déclin et se trouve défié par de nouvelles puissances. Quant aux résultats de ce conflit, qui naturellement deviendra de plus en plus direct, il est encore difficile de faire des prévisions sûres.
Face à la Russie de Poutine, aujourd’hui premier adversaire, avec la Chine, des États-Unis, les Américains ont alterné le hard power (intervention militaire en Serbie, considérée comme une zone de fraternité pro-russe; puis, après la Serbie et d’autres manœuvres déstabilisatrices, la guerre par puissance interposée en Ukraine) et le soft power (la promotion des “révolutions de couleur” dans les anciennes républiques soviétiques d’Europe centrale et de l’Est), cherchant à enclencher une manœuvre d’encerclement du géant russe et en se concentrant, de plus, sur la possibilité de déstabiliser les pays traditionnellement sous l’hégémonie de Moscou. Certes, les Américains ne sont pas encore prêts à affronter directement une puissance nucléaire comme la Russie (frapper les premiers et annihiler sa possible riposte nucléaire), mais ils conspirent pour limiter ses zones d’influence et l’isoler de ses alliés potentiels.
Cependant, je ne pense pas qu’il y ait déjà une Troisième Guerre mondiale ; il faudra encore des années et il n’est pas certain qu’elle puisse être comparée aux précédentes, qui elles-mêmes n’étaient pas comparables entre elles ni à celles qui les ont précédées.
– Le concept de « démocratie libérale » nous est présenté comme une grande tromperie, une farce. Chez La Grassa, retrouve-t-on davantage Lénine ou Schmitt ? Qu’en penses-tu ?
Sous des formes différentes, Lénine et Schmitt sont deux grands penseurs, et Schmitt s’est sans aucun doute confronté à la figure de Lénine, qui réunit en lui la capacité de théorisation et la force révolutionnaire sur le terrain, comme cela s’est rarement produit dans l’histoire. Aujourd’hui, ayant définitivement dépassé les stigmates idéologiques, du moins en ce qui nous concerne, nous pouvons puiser librement chez tous, dans tout ce qui peut nous aider à comprendre le monde et, si possible, à le transformer.
Nous n’avons pas de « recettes pour les auberges du futur » ni même de système social à construire, mais nous savons que la démocratie libérale et le pays qui l’a utilisée en adaptant son concept à son image et à sa ressemblance est notre ennemi; qu’on soit clair, je ne parle pas d’un ennemi culturel, je ne suis pas anti-américain par préjugé, mais par choix politique. Trop de pouvoir concentré dans un seul pays aggrave les problèmes et tout devient démesuré: trop de massacres, trop d’injustices, trop de guerres. Nous n’éliminerons jamais ces choses du monde et il n’y aura jamais d’équilibre parfait des forces, mais il faut veiller à ce qu’un seul gendarme ne décide pas de ce qui est juste ou non.
La démocratie a toujours été l’emballage d’une certaine dictature, celle du modèle américain qui s’est imposé au monde, avec ses récits individualistes et libertaires, mais même la liberté, de cette façon, n’est qu’une cage dorée. Comme se demandait Lénine: liberté pour qui et pour faire quoi? Aujourd’hui, je suis libre d’exprimer ma pensée — à vrai dire, de moins en moins — et avec le risque d’être traduit devant les tribunaux, ou devant le tribunal de la pensée politiquement correcte qui juge sans même qu’il y ait procès.
Mais la démocratie a toujours recouru à de nombreux systèmes pour réprimer ou rendre insignifiants ses adversaires, de façon légère ou sévère selon les situations. Même le droit de vote, aujourd’hui, est complètement inutile, et l’a peut-être toujours été. Je ne peux voter que pour ceux qui se présentent, aujourd’hui ils sont de plus en plus inacceptables, et d’ailleurs, les gens ont cessé de voter, mais eux n’ont pas cessé de décider du destin des pays; je dis «eux» parce qu’ils sont tous pareils.
Je pense maintenant à l’Italie, où il y a un gouvernement de centre-droit, dirigé par Meloni. Quand Meloni n’était pas au pouvoir et était dans l’opposition, elle parlait de souveraineté nationale, de ne pas s’opposer à la Russie, de reconnaître la Palestine. Devenue Première ministre, elle a renié toutes ces positions, adoptant l’inverse, car en Italie, peu importe qui gagne, ce sont les Américains qui décident de ce qui peut ou non être fait. Nous sommes un pays où il y a des centaines d’installations militaires américaines, nos services secrets sont infiltrés par les États-Unis, nous sommes occupés depuis la Seconde Guerre mondiale, de quelle liberté nous parle-t-on?
Comme le disait Albert Caraco, « Pour un pays qui fait l’Histoire, il y en a plus de vingt qui la subissent, et dans ces vingt, chaque parti, quel qu’il soit, est le parti de l’étranger, même s’il se proclame nationaliste. » Je suis un peu l’actualité en Espagne et, même s’il y a quelques différences, il me semble qu’il n’en va pas très différemment là-bas, car toute l’Europe est une extension des États-Unis, mais le monde change, et cette subordination qui nous avait garanti une longue période de tranquillité est en train de devenir, dans le nouveau contexte historique, ce qui nous ruinera.
– Comment comptes-tu travailler désormais sur le plan intellectuel ? Que feras-tu de l’immense héritage de ce Maître? Le site Conflitti e Strategie (http://www.conflittiestrategie.it/) est-il un instrument pour cela?
Je maintiendrai assurément la pensée de La Grassa vivante et, comme il l’aurait souhaité, nous veillerons à ce qu’elle soit actualisée et, si nécessaire, dépassée, car son approche était scientifique. Gianfranco répétait toujours une phrase de Max Weber: « Chacun de nous sait que, dans la science, son propre travail, après dix, vingt, cinquante ans, aura vieilli. Tel est le destin, ou mieux dit, telle est la signification du travail scientifique, lequel, par rapport à tous les autres éléments de la culture pour lesquels on peut en dire autant, y est subordonné et s’y confie dans un sens absolument spécifique: tout travail scientifique “achevé” entraîne de nouveaux “problèmes” et désire vieillir et être “dépassé”. Celui qui veut servir la science doit s’y résigner. »
Le site continuera d’être un outil pour réaliser ce travail, mais nous espérons que d’autres naîtront, de partout. Ensuite, il y a toutes ses lettres et documents à organiser, un penseur laisse toujours beaucoup.
– Quels auteurs, vivants ou disparus, sont les plus proches de l’héritage de La Grassa ?
Je ne saurais te dire quel penseur est le plus proche de La Grassa, sa pensée est très originale, mais on peut retrouver des idées chez de nombreux grands du passé. Aujourd’hui, je vois peu de disposition à innover et à penser vraiment. L’époque n’aide pas, et c’est l’histoire qui fait les grands hommes, dans tous les domaines, jamais l’inverse. Ici aussi, Gianfranco disait : « Essayez d’imaginer Marx sans la Révolution industrielle (première et seconde phase) et sans 1848, il n’aurait probablement pas pu théoriser ce qu’il a ensuite fait. »
– Penses-tu que le “gauchisme” est une maladie infantile (Lénine) et même un soutien stratégique du Capital?
Cette question est importante pour clarifier ce qu’a toujours été la gauche dans l’histoire, pas seulement aujourd’hui. Comme le disait Lénine, c’était le lieu de la trahison des dominés. La gauche a toujours trahi les exploités. Aujourd’hui, elle le fait même ouvertement. Depuis que la gauche s’est détachée du marxisme et des idées communistes, elle a montré son vrai visage. C’est l’idéologie des classes aisées qui ont honte de l’être, mais pas de profiter de leurs privilèges, qu’elles exhibent sous des formes raffinées. La gauche, disait Gianfranco, est le cancer de la société et la droite un faux remède homéopathique. Tout cela reste à réinterpréter et à construire.
– Merci beaucoup Gianni. Étudions l’œuvre de La Grassa, c’est notre meilleur hommage, comme tu le sais bien.
15:47 Publié dans Entretiens, Hommages, Philosophie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : gianfranco la grassa, hommage, entretien, philosophie, philosophie politique, théorie politique, sciences politiques, politologie, conflit stratégique | |
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lundi, 29 septembre 2025
L'intelligence est-elle soluble dans la modernité vagissante?
11:57 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, lecture | |
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jeudi, 25 septembre 2025
Chine, simulacres et mort de l’authenticité
Chine, simulacres et mort de l’authenticité
Quand les copies triomphent et que la dernière braise du goût s’éteint
Alexander Douguine
Alexander Douguine affirme que la Chine ne produit que des simulacres, exposant ainsi la vacuité des prétentions occidentales à l'authenticité et révélant que le vrai discernement appartient uniquement à l'esprit aristocratique.
Si l'on observe attentivement la Chine, il devient évident qu’elle ne produit que des simulacres. On peut goûter au whisky chinois ou conduire une voiture chinoise. Cela ressemble à la chose, et pourtant ce n’est absolument pas la chose. Ici, nous sommes désemparés. Après Deng Xiaoping, les Chinois ont appris à copier absolument tout avec une précision parfaite. Mais ils ne créent rien de nouveau. Savez-vous pourquoi ? Parce que, dans la tradition chinoise — dans le confucianisme, le taoïsme, et même dans le bouddhisme, qui est d’origine indo-européenne mais a été domestiqué par la Chine — ce qui est nouveau appartient au domaine maudit. Et c'y est justement placé.
Copier est sûr. Créer est dangereux. C’est pourquoi, comme l’a justement remarqué le critique d’art Dmitri Khvorostov, l’art chinois — même l’art d’avant-garde — ne produit que de l’ornement. Là où l’Européen éprouve une rupture psychique (ou esthétique), le Chinois produit de l’ornement. Rien de plus.
Les Chinois sont un peuple profondément sain d’esprit. C’est pourquoi ils ne produisent que des simulacres.
Mais comment distinguer l’authentique du faux ? Ici, la question va bien au-delà de la Chine.
Pour quelqu’un dont le Dasein¹ existe de façon inauthentique, originaux et contrefaçons n’existent pas. Il n’a tout simplement aucune capacité à distinguer le vrai de la cheap imitation. Parce qu’il est lui-même un faux. Même s’il est au sommet de la richesse et possède d’énormes sommes d’argent. Les super-riches sont entourés de misérables babioles contrefaites, tout en étant convaincus de vivre au milieu de pièces originales. Parce que leur être même est sans valeur. Leur Dasein existe comme le "On", das Man², et donc leur goût et leur capacité de discernement sont profondément plébéiens.
Ce qui distingue un aristocrate d’un plébéien, ce n’est ni le statut social ni la richesse, mais la capacité de discernement. Je crois que c’est exactement ce que Lord Henry disait à Dorian Gray, bien que je n’en sois pas sûr. Evgueni Vsevolodovitch Golovine³ me l’a définitivement dit (ou peut-être pas ; je commence à confondre histoire personnelle et histoire du monde…). Il soulignait, avant tout, la capacité à distinguer la copie de l’original. C’est en ce sens que nous avons L’Exemple de Henri Suso⁴. Qu’une chose existe en tant qu’exemplaire n’est donné que par une expérience intérieure subtile. L’expérience de Dieu.
Les Chinois ont réglé la question: ils produisent des contrefaçons, mettant de côté le mystère de l’original. Ce n’est pas leur affaire.
Les consommateurs russes sont encore plus naïfs — ressemblant à de joyeuses villageoises ukrainiennes des bourgades les plus reculées: elles respirent l’arôme, savourent le goût, distinguent le cher du bon marché. Pourtant, elles-mêmes ne sont rien de plus que des babioles, objets produits en masse avec plus ou moins de défauts.
Pour les Chinois, cela ne pose aucun problème. En fait, pour eux, il n’y a aucun problème.
La capacité européenne à distinguer l’original du faux est la dernière braise vacillante du goût aristocratique. Un écho lointain d’une époque où cela avait encore de l’importance. Seule, peut-être, la princesse Vittoria de Aliata⁵ avec son merveilleux château ou le père de notre splendide grand-duc Georges Mikhaïlovitch⁶ sont capables de percevoir cette différence. Les autres — pas du tout.
C’est précisément pour cela que la Chine est invincible. Elle a ôté le voile dont se parait l’Occident moderne. L’Occident revendique l’authenticité, tout en n’en ayant pas la moindre compréhension.
Baudrillard était très perspicace. Nous vivons dans le troisième ordre des simulacres⁷. Il ne faut pas revendiquer l’authenticité. Cela ne fait que vous rendre plus ridicule et vulgaire.
Le whisky, le vin et le parfum n’ont désormais plus d’autre saveur que celle qu’on vous dit qu’ils ont.
Abandonnez cette chimère de conscience — les responsables des ventes pensent à votre place.
(Traduit du russe vers l'anglais et annoté par Constantin von Hoffmeister)
Notes du traducteur :
(1) Note du traducteur (NT) : Dasein (« être-là ») est le terme de Martin Heidegger pour désigner l’existence humaine comprise comme le déploiement même de l’Être. Dans L'Être et le Temps (1927), Heidegger l’utilise pour décrire la modalité unique d’être par laquelle l’humain rencontre le monde et dévoile le sens.
(2) NT : Das Man (« le On ») est le terme de Heidegger pour désigner l’existence inauthentique, où les individus se conforment à des normes sociales impersonnelles plutôt que de choisir de manière authentique. Cela désigne la condition quotidienne de dissolution dans la voix collective anonyme de la société.
(3) NT : Evgueni Vsevolodovitch Golovine (1938-2010) était un poète, essayiste et penseur ésotérique russe, associé au Cercle de Youjinsky, un groupe intellectuel underground à Moscou des années 1960 aux années 1980. Puisant dans l’hermétisme, le romantisme allemand, le mysticisme médiéval et la philosophie nietzschéenne, Golovine a cultivé une esthétique aristocratique opposée au matérialisme soviétique et à la société de masse. Connu pour brouiller la biographie personnelle et le mythe historique, il devint une figure culte de la culture ésotérique post-soviétique.
(4) NT : Henri Suso (Heinrich Seuse en allemand, env. 1295-1366), mystique dominicain allemand, a écrit L’Exemple comme traité mystique autobiographique. Rédigé à la troisième personne pour éviter l’orgueil, il présente le « Serviteur de la Sagesse Éternelle » (Suso lui-même) comme un modèle vivant pour l’ascension de l’âme à travers la souffrance, la renonciation et l’union divine. En invoquant Suso, Douguine suggère que la capacité à reconnaître l’authentique dépend d’une perception intérieure affinée, proche du discernement mystique.
(5) NT : La princesse Vittoria Colonna di Paliano de Aliata (1953–2012) fut la dernière résidente de la Villa Valguarnera à Bagheria, en Sicile, l’une des grandes villas aristocratiques de l’île. Plus qu’une noble, elle fut aussi traductrice d’Ernst Jünger et participante active des milieux traditionalistes européens. Sa villa devint un lieu de rencontre pour écrivains, artistes et penseurs, y compris des représentants de la Nouvelle Droite européenne, et elle-même était proche de Guido Giannettini et d’autres intellectuels italiens de droite.
(6) NT : Le grand-duc Georges Mikhaïlovitch Romanov (né en 1981) est le fils unique de la grande-duchesse Maria Vladimirovna de Russie, héritière de la lignée Romanov, et du prince Franz Wilhelm de Prusse, membre de la dynastie allemande des Hohenzollern. Son père s’est converti à l’orthodoxie orientale lors de son mariage, prenant le nom de Mikhaïl Pavlovitch, et a été titré grand-duc dans les cercles monarchistes. Par sa mère russe et son père allemand, Georges unit les traditions des Romanov et des Hohenzollern, deux des plus grandes dynasties européennes, et sa famille demeure associée aux mouvements monarchistes et traditionalistes. Aujourd’hui, Georges réside principalement à Moscou, tandis que son père vit en Allemagne.
(7) NT : Jean Baudrillard (1929-2007) était un philosophe et théoricien culturel français surtout connu pour son concept de simulacres et d’hyperréalité. Par le « troisième ordre des simulacres », il entendait un stade où les signes et images ne représentent plus la réalité mais génèrent leur propre réalité autoréférentielle.
19:49 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, alexandre douguine, chine | |
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samedi, 20 septembre 2025
Quand l’hellénisme rencontra le bouddhisme
Quand l’hellénisme rencontra le bouddhisme
par Odysseus Bournias Varotsis
Odysseus Bournias Varotsis montre comment le gréco-bouddhisme, né des conquêtes d’Alexandre, fusionna l’art, la royauté et la philosophie grecques avec le bouddhisme pour créer une vision universelle de la sagesse et de la compassion.
Lorsque la plupart des gens imaginent le Bouddha, ils pensent à des images sereines venant d’Inde, du Tibet ou du Japon. Peu sauraient deviner que les premières statues de Siddhārtha Gautama — le Bouddha historique — furent sculptées dans un style manifestement grec, à l’ombre de l’Hindu Kush. Moins nombreux encore sont ceux qui savent que, pendant des siècles, le bouddhisme parla grec, porta des tuniques grecques, et débattit selon la dialectique grecque.
Ce mariage culturel remarquable est ce que les historiens appellent le gréco-bouddhisme : la rencontre de la civilisation hellénistique, née des conquêtes d’Alexandre le Grand, avec les courants spirituels de l’Inde. Mais le gréco-bouddhisme fut bien plus qu’un art. Ce fut une fusion de mondes qui bouleversa l’évolution même du bouddhisme, posa les fondements du Mahāyāna et influença la façon dont des millions de personnes comprendraient la compassion, la sagesse et le cosmos.
Rencontre au carrefour des mondes
Lorsque les armées d’Alexandre atteignirent le Pendjab au IVe siècle av. J.-C., elles laissèrent derrière elles des cités, des institutions et des routes commerciales reliant la Grèce à l’Inde. Les royaumes indo-grecs de Bactriane et du Gandhāra devinrent un corridor culturel vibrant où la philosophie grecque et la spiritualité bouddhiste se rencontrèrent d’égal à égal.
Les artistes du Gandhāra commencèrent à sculpter le Bouddha sous des formes naturalistes et hellénistiques : serein, juvénile, drapé dans les plis d’un himation de philosophe. Jusqu’alors, le Bouddha n’était représenté que par des empreintes de pas, des roues, ou des trônes vides ; soudain il devint visible en tant que theios anēr, un « homme divin » au sens hellénistique — à l’instar d’Héraclès, d’Asclépios ou de Pythagore, qui incarnaient la présence divine sous une forme humaine. Cette transformation ne fut pas un simple emprunt stylistique. Elle exprima la reconnaissance du Bouddha comme maître universel, dont le rôle pouvait être compris à travers toutes les cultures.
Ménandre : un roi du Dharma dans la mémoire grecque et bouddhiste
Un roi indo-grec, en particulier, marqua l’imaginaire bouddhiste : Ménandre Ier (Milinda), qui régna vers 165–130 av. J.-C. Connu dans le Milindapañha (« Les questions de Milinda »), Ménandre engagea le moine Nāgasena dans une série de dialogues philosophiques aussi rigoureux que ceux de l’Académie de Platon. Ils discutèrent de la nature du soi, de la renaissance et de la libération — des questions formulées dans un style dialectique grec, mais résolues par une sagesse bouddhiste.
Ménandre fut retenu non seulement comme roi-philosophe, mais aussi comme protecteur du Dharma. Après l’usurpation anti-bouddhiste qui fractura l’Empire Maurya, Ménandre défendit à la fois ses sujets grecs et la saṅgha bouddhiste, méritant le titre de Soter, le « Sauveur ». À sa mort, les chroniques bouddhistes racontent que ses reliques furent honorées comme celles du Bouddha lui-même : divisées et enchâssées dans des stupas à travers son royaume. Cet acte extraordinaire le place aux côtés d’Aśoka parmi les grands cakravartins — rois universels qui font tourner la roue du Dharma.
Panthéons au carrefour : héros, gardiens et bodhisattvas
Le grand panthéon du bouddhisme Mahāyāna, avec ses Bouddhas cosmiques, ses bodhisattvas rayonnants et ses origines primordiales de l’éveil, n’est pas né dans l’isolement. Il vit le jour au carrefour culturel du Gandhāra, là où les visions du monde indienne, iranienne et hellénique se rencontrèrent et fusionnèrent. Cette fusion ne fut pas symétrique : le bouddhisme absorba et transfigura les motifs extérieurs pour les intégrer à sa propre vision sotériologique.
Des Grecs vint le modèle du héros et de l’homme divin (theios anēr) — des figures comme Héraclès et Asclépios qui faisaient le lien entre dieux et mortels. Ceux-ci trouvèrent un écho dans les bodhisattvas, qui incarnent compassion, sagesse et puissance, ponts entre le samsāra et le nirvāṇa. Des Iraniens vinrent les yazatas, gardiens angéliques de l’ordre cosmique, dont la fonction structurelle se retrouve dans les Cinq Bouddhas cosmiques, chacun présidant à un domaine de l’éveil. De l’Inde vinrent le cadre karmique et l’idéal du cakravartin, le souverain du Dharma, qui se combina à la royauté hellénistique pour façonner la figure du roi-sauveur bouddhiste.
Il en résulta un panthéon proprement bouddhiste, mais dont les formes étaient reconnaissables à travers les cultures : héros grecs, gardiens iraniens, Devas hindous et intermédiaires platoniciens, tous réinterprétés comme des émanations du Dharmakāya, la réalité ultime.
Pyrrhon en Inde : un philosophe grec parmi les sages
La rencontre ne fut pas à sens unique. Pyrrhon d’Élis, qui accompagna Alexandre en Inde, retourna en Grèce transformé. Les récits antiques le décrivent passant du temps parmi les Σαμαναίοι (Śramaṇas) — des philosophes ascétiques, sans doute les précurseurs de la saṅgha bouddhiste qui conservaient les premiers enseignements radicaux du Bouddha. Leur rejet du dogme et des attachements mondains impressionna profondément Pyrrhon.
De ces sages, il développa la philosophie du scepticisme, prônant la suspension du jugement (epochè) et la quête de la paix intérieure (ataraxia). Son disciple Timon de Phlionte consigna ces enseignements. Certains chercheurs ont suggéré que cela représenterait le tout premier témoignage écrit d’idées directement influencées par le bouddhisme — et, fait remarquable, en grec plutôt qu’en forme indienne. Bien que spéculative, cette thèse est solidement argumentée et met en lumière combien tôt le dialogue gréco-bouddhique put entrer dans l’histoire littéraire.
L’oikouménè d’Alexandre et le Grand Véhicule
Alexandre rêvait d’une oikouménè, un monde uni par des lois et une culture communes. Son empire s’éteignit, mais l’archétype survécut : le salut non par la fuite du monde, mais en son sein, à travers un ordre universel embrassant la diversité tout en tendant vers l’unité.
Cette vision résonna lors de l’émergence du Mahāyāna ou « Grand Véhicule » du bouddhisme. De même qu’Alexandre voulait unir des peuples divers en une seule oikouménè, le Mahāyāna conçut un vaste véhicule menant tous les êtres vers l’éveil — non pas une voie solitaire de renoncement, mais un projet universel de compassion et de libération.
Gandhāra : berceau d’une révolution savante
Au-delà de l’art et de la royauté, le Gandhāra fut aussi un centre intellectuel. C’est là que la tradition de l’Abhidharma se cristallisa — des analyses systématiques de l’esprit, de la matière et de la conscience. Les moines gandhāriens catégorisèrent les phénomènes avec la rigueur de la taxinomie aristotélicienne, mêlant méthode logique grecque et intuition bouddhiste.
Cette culture scolastique donna naissance aux grandes écoles du Mahāyāna: le Madhyamaka, avec ses déconstructions dialectiques, et le Yogācāra, avec sa psychologie de la conscience. Le bouddhisme que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Mahāyāna — philosophique, cosmologique, dévotionnel — a germé sur ce terreau gréco-bouddhique.
Un destin partagé : hier et aujourd’hui
Le gréco-bouddhisme nous montre que les civilisations ne s’épanouissent pas dans l’isolement, mais dans la rencontre. Sans l’influence grecque, le bouddhisme serait peut-être resté une voie ascétique austère et individualiste. Sans le bouddhisme, l’universalisme œcuménique grec pourrait être vu comme un impérialisme aveugle où prévaut la loi du plus fort. Ensemble, ils créent une vision de la sagesse et de la compassion qui transcende les frontières culturelles et confessionnelles.
Dans le monde hellénistique, l’Europe et l’Asie partagèrent un destin pendant un temps. La fusion de l’hellénisme et du bouddhisme créa un symbole de l’ordre universel : un Dharma capable de porter le monde, un « Grand Véhicule » pour l’humanité.
Aujourd’hui, à l’heure où l’Orient et l’Occident se rencontrent à nouveau dans un monde multipolaire fait de tensions et de convergences, cette rencontre ancienne reprend la parole. Elle n’offre pas seulement une leçon d’histoire, mais sans doute aussi un symbole primordial pour une nouvelle civilisation : la synthèse créatrice de l’esprit européen et asiatique peut donner naissance à une nouvelle aube culturelle. Pour l’Europe, cette fusion pourrait annoncer rien de moins qu’une renaissance — une résurrection inspirée par la mémoire que, il n’y a pas si longtemps, des rois issus de l’empire d’Alexandre rêvaient d’un royaume où l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie s’entremêlaient. De leur union naquirent de nouveaux horizons, tant terrestres que métaphysiques, irradiant d’une puissance numineuse et d’une inspiration audacieuse.
Bibliographie recommandée
Beckwith, Christopher I. Greek Buddha: Pyrrho’s Encounter with Early Buddhism in Central Asia. Princeton: Princeton University Press, 2015.
Halkias, Georgios T. “The Self-Immolation of Kalanos and Other Luminous Encounters among Greeks and Indian Buddhists in the Hellenistic World.” Journal of the Oxford Centre for Buddhist Studies 8 (2015): 163–186.
Halkias, Georgios T. “When the Greeks Converted the Buddha: Asymmetrical Transfers of Knowledge in Indo-Greek Cultures.” In Religions and Trade: Religious Formation, Transformation and Cross-Cultural Exchange between East and West, edited by Peter Wick and Volker Rabens, 65–115. Leiden: Brill, 2014.
Halkias, Georgios T. “Yavanayāna: Scepticism as Soteriology in Aristocles’ Passage.” In Buddhism and Scepticism: Historical, Philosophical, and Comparative Perspectives, edited by Oren Hanner, 83–108. Hamburg Buddhist Studies 13. Hamburg: University of Hamburg, 2020.
Karttunen, Klaus. India and the Hellenistic World. Helsinki: Finnish Oriental Society, 1997.
Mairs, Rachel. The Hellenistic Far East: Archaeology, Language, and Identity in Greek Central Asia. Oakland: University of California Press, 2016.
McEvilley, Thomas. The Shape of Ancient Thought: Comparative Studies in Greek and Indian Philosophies. New York: Allworth Press, 2002.
Mukherjee, B. N. The Rise and Fall of the Kushāṇa Empire. Calcutta: Firma KLM, 1988.
Narain, A. K. The Indo-Greeks. 2nd rev. ed. Delhi: Oxford University Press, 1980. Originally published Oxford: Clarendon Press, 1957.
Stoneman, Richard. The Greek Experience of India: From Alexander to the Indo-Greeks. Princeton: Princeton University Press, 2019.
Wenzel, Marian. Echoes of Alexander the Great: Silk Route Portraits from Gandhara — A Private Collection. Chicago: Art Media Resources, 2000.
18:11 Publié dans archéologie, Traditions | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : bactriane, gandhara, helléno-bouddhisme, gréco-bouddhisme, bouddhisme, philosophie, philosophie grecque, alexandre le grand | |
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vendredi, 19 septembre 2025
« La Rive Gauche » ésotérique de Georges Bataille et du Collège de Sociologie
« La Rive Gauche » ésotérique de Georges Bataille et du Collège de Sociologie
Cette initiative fut une expérience culturelle dont l’importance est inversement proportionnelle à sa notoriété
par Luca Gallesi
Source: https://www.barbadillo.it/124690-la-rive-gauche-esoterica...
A propos d'Interroger le Sphinx. Histoire du Collège de Sociologie de Renzo Guolo, paru aux éditions Mimesis (Italie)
Vers la fin des années trente, au sein de la librairie parisienne Galeries du Livre, rue Gay-Lussac, plusieurs intellectuels de premier plan, parmi lesquels Georges Bataille, Roger Caillois et Michel Leiris, fondent le Collège de Sociologie : une association qui n’est ni un collège, ni réellement vouée à la sociologie, mais qui voudrait être une société secrète dédiée à l’étude du sacré, à la fonction des mythes et à l’action du pouvoir.
Georges Bataille, déjà reconnu comme écrivain et spécialiste de Nietzsche, considère que l’école sociologique française doit tourner son attention vers les problématiques de l’homme contemporain.
Roger Caillois, proche de René Daumal et de Georges Dumézil, estime vital d’identifier les facteurs capables de restaurer les liens entre les hommes, raison pour laquelle il oriente ses recherches vers le sacré.
Michel Leiris, comme les deux autres figures du surréalisme français, est un ethnologue très critique envers sa propre discipline, qu’il juge incapable de saisir la totalité de l’existence, contrairement à la poésie et à la littérature.
Rapidement tombée dans l’oubli, tant à cause de sa brièveté que de l’avènement de la guerre mondiale, cette initiative fut, en réalité, une expérience culturelle dont l’importance est inversement proportionnelle à sa notoriété, comme le raconte Renzo Guolo dans son essai Interroger la Sphinx. Histoire du Collège de Sociologie (Mimesis, 376 p., 26 €). En explorant les parcours intellectuels, académiques et artistiques des fondateurs, Guolo met en lumière l’absolue singularité d’un groupe ayant courageusement mené une aventure exemplaire dans le monde politique et culturel du 20ème siècle, impliquant de nombreux protagonistes de l’époque.
Aux trois noms déjà cités, il faut ajouter, parmi les fondateurs, Jules Monnerot, qui fut en réalité le véritable concepteur de l’initiative et celui qui en a choisi le nom, mais qui ne prit ensuite pas part aux activités ultérieures, sans doute volontairement effacé en raison de son adhésion déclarée au fascisme français, ce qui n’est pas totalement incompréhensible.
Georges Bataille, Roger Caillois et Michel Leiris.
En effet, lorsqu’on évoque des sociétés secrètes – ou même des Ordres monastico-chevaleresques – s’opposant au matérialisme de la société de consommation, la pensée se tourne spontanément vers des mouvements et cénacles d’extrême droite, qui fleurissaient alors à travers l’Europe. Or, ici, nous sommes face à des figures de la culture et de la politique issues presque toutes de la gauche, parfois même de l’extrême gauche, fascinées par l’attrait envoûtant des zones d’ombre du pouvoir. Chez tous, on trouve l’ardent désir d’une « nouvelle aristocratie », fondée sur une grâce mystérieuse, et non sur le travail ou l’argent. Caillois va jusqu’à considérer comme sain « de désirer le pouvoir sur les âmes ou sur les corps, par prestige ou tyrannie », pour forger un nouvel « environnement ». Bataille, quant à lui, affirme que « seuls l’armée et la religion peuvent répondre aux aspirations les plus profondes des hommes ».
Connus pour leur radicalisme anticonformiste, Bataille, Caillois et Leiris partagent une amitié et une affinité spirituelle scellées dans l’expérience artistique et littéraire du surréalisme, ainsi que dans l’aventure politico-ésotérique de revues révolutionnaires telles que Contre-Attaque et Acéphale. L’objectif affiché du Collège de Sociologie est de dépasser l’académisme de la sociologie officielle, « en réglant leurs comptes avec les gardiens académiques de cette science humaine et l’hégémonie qu’ils y exercent », qui se figent dans l’analyse des civilisations passées. Il s’agit d’affronter, au contraire, « des questions brûlantes mais urgentes à comprendre, telles que le fascisme et le communisme, avec leur emprise sur la société, leur caractère d’organisations de mobilisation totale, leur nature à la fois politique et religieuse ».
Au final, l’histoire de ce cénacle d’intellectuels privilégiés s’achève par le retour de tous ses animateurs à la littérature, qu’ils avaient dédaigneusement quittée à la recherche d’un sens à la vie ne pouvant se trouver que dans l’action et la redécouverte du sacré. Leur aventure semble aujourd’hui à des années-lumière des préoccupations de l’intelligentsia actuelle, davantage soucieuse de ses apparitions sur les réseaux sociaux et dans les talk-shows que prête à affronter le scandale et la difficulté d’approfondir les grandes questions de l’existence humaine. Il demeure cependant la consolation de leur exemple et de leurs tentatives, qu’on les partage ou non, de s’engager pour affronter la réalité de leur temps, sans se soucier d’être, ni même de paraître, du côté des justes.
19:48 Publié dans Livre, Livre, Philosophie, Sociologie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, sociologie, livre, surréalisme, collège de sociologie, jules monnerot, georges bataille, michel leiris, roger caillois | |
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lundi, 15 septembre 2025
Par amour pour l'homme
Par amour pour l'homme
Tout ce qui suit, bien sûr, appartient à un autre monde. Pour nous, il y a « le chemin à travers la forêt », aussi le troisième ou le quatrième, « sur des sentiers envahis par la végétation », ainsi que les chemins de campagne, exemples d'anarchie, de l'Allemagne secrète, du soldat politique, et de ce type particulier d'homme qui veille pendant les longues nuits et garde la lumière de sa lampe dans l'obscurité du monde, sans espérer voir un jour ceux qui sont nouveaux (et pourtant éternels) et qui, peut-être, apparaîtront à l'aube...
par Karel Veliký
Source: https://deliandiver.org/z-lasky-k-cloveku/
– sur le paracheveur de l'humanisme
Le philosophe français Michel Foucault fait partie des rares penseurs qui ont mis des lunettes à toute une époque, la nôtre. Il a littéralement créé tout l'univers intellectuel d'un certain type d'homme, d'une conscience qui n'existait pas sous une forme aussi complète avant son action. Aujourd'hui, ce mode intellectuel s'est tellement répandu que la plupart de ceux qui regardent le monde à travers ses lunettes n'ont probablement jamais entendu parler de lui... Qui était ce professeur, ce propagateur déterminé de l'HIV spirituel, qui a su transformer la lumière en ténèbres et vice versa ?
Élevé dans la religion catholique, il fréquenta une école catholique sélective (et donc stricte). Mais il devint homosexuel avec des tendances sadomasochistes. Après cette découverte, il tenta d'abord de se suicider. À plusieurs reprises. Ce n'est qu'ensuite qu'il lança au monde, tel un énième Rastignac : « Maintenant, c'est nous deux ! Qui sera le plus fort ? ».
L'époque s'orientait à gauche. La lecture des livres de Louis Althusser (photo) le convainc tellement qu'il devient membre du Parti communiste. Cependant, il avait déjà examiné auparavant la signification du pouvoir en tant que moteur principal des événements et de l'histoire, probablement chez Nietzsche et Sade. Dans les années 1960, il sympathise d'abord avec la révolution culturelle de Mao, car « pour construire un système social entièrement nouveau sur les fondations de l'ancien système, il faut d'abord nettoyer le terrain ». Cette citation du président Mao semble avoir été le point de départ de Foucault dans les années 1970...
C'est à cette époque que mûrissent les thèses qui vont bouleverser les codes:
- La folie est une maladie essentiellement sociale, et non biologique. Il en déduit alors, par un certain détour, que les fous sont les seuls individus sains dans une société inhumaine, matérialiste et indifférente.
- Les criminels sont également les victimes réelles de cette société inhumaine.
- La promiscuité sexuelle et la perversion peuvent avoir une signification révolutionnaire et subversive.
Aux États-Unis, la théorie des « malades sains » a été prise au sérieux, notamment parce qu'elle correspond parfaitement au principe libertaire « moins d'État, plus de droits civils » (c'est-à-dire la domination contre le salut): ainsi, des milliers de malades mentaux ont été libérés des institutions « pour être mis en liberté », c'est-à-dire « à la rue ». Dans le même temps, les criminels, condamnés ou non, les déviants, ont commencé à jouir de privilèges au détriment de leurs victimes. Ce changement a été si choquant qu'il s'est reflété dans le cinéma commercial de l'époque (L'Inspecteur Harry, Un justicier dans la ville, French Connection, etc.).
Dirty Harry (L'inspecteur Harry)
Death Wish (Un justicier dans la ville)
French Connection
Antithèse: la révolte dans un asile, menée de manière caractéristique par un criminel dérangé qui se fait passer pour un fou (Vol au-dessus d'un nid de coucou, 5 Oscars), et Mozart (Amadeus, 8 Oscars) en génie infantile et excentrique victime d'un système répressif. L'émigré Forman a-t-il lu La folie et la civilisation ?
Vol au-dessus d'un nid de coucou
Amadeus
Puis vint le film émouvant de Levinson, Rain Man (4 Oscars) : ils sont toujours « là »...
Mieux vaut devenir fou dans la nature (Glazen Globes) et autres représentations similaires de l'humanité en ruine comme exemples d'une « humanité » noble, c'est aussi un monde, certes, mais ce n'est pas le nôtre.
Mieux vaut devenir fou dans la nature
Du stalinisme au maoïsme, puis au libertarianisme, jusqu'à « l'empire du tout est permis ». La Californie, Berkeley, les toilettes pour hommes, les saunas... le paradis. La dernière phase de Foucault est l'héroïsation de la pédérastie: «l'homosexuel se marie avec la mort». Il était lui-même séropositif. Qu'importe que cette cohabitation héroïque avec Madame La Mort résulte de causes et de pulsions qui sont tout sauf héroïques et idéalistes: du point de vue de la subversion, tant mieux ! Il a même eu le temps d'ouvrir la question de l'utilité sociale de la pédophilie, une autre de ces « expériences limites » (Grenzsituation) auxquelles il ne cessait non seulement de faire référence, mais qu'il recherchait également. Contre le « mal » du patriarcat, il oppose une « famille » alternative selon le modèle lesbien-homosexuel...
À la base de la pensée de Foucault se trouve le fait que dans les communautés traditionnelles, les personnes handicapées mentales vivaient librement et étaient souvent considérées avec une sorte de crainte sacrée. Ce n'est qu'avec la mécanisation et la monétarisation de l'ère moderne qu'on a commencé à les enfermer et à les soigner – en raison de leur inutilité pratique.
Georg Friedrich Wilhelm Hegel écrit également dans le paragraphe 408 de son Encyclopédie des sciences philosophiques, que Foucault cite directement, que la folie ouvre des profondeurs qui donnent tout son sens à la liberté humaine. Cependant, alors que le premier pense avant tout à des personnalités exceptionnelles du calibre de Beethoven, le second, ou plutôt son instrumentalisation dans l'esprit de l'idéologie égalitaire « toi aussi » (« tu peux tout faire », U2, d'où « l'empire du tout est permis »), massifie cette expérience limite par excellence et la réduit ainsi nécessairement au niveau du bas-ventre, des orgies sodomites et de la quête pédophile.
La première traduction en tchèque, vestige évident du « lâcher-prise » de la fin des années 1960, est parue dès 1971 (Psychologie a duševní nemoc). Dans les années 1990 ont suivi Dějiny šílenství, Sen a obraznost, Myšlení vnějšku, Diskurs, autor, genealogie. Surveiller et punir clôturait la décennie. À ce jour, plus de quinze titres ont été publiés en tchèque, certains à plusieurs reprises, dont plusieurs chez l'éditeur Herrmann a synové, notamment l'ouvrage en quatre volumes Histoire de la sexualité. À cela s'ajoutent « mille » biographies et études. Ajoutons-y celles de ses contemporains (et les travaux rédigés sur eux) tels que Derrida ou Deleuze, dont la déconstruction, le nomadisme ou la déterritorialisation sont également devenus, par vulgarisation, des mots d'ordre déterminants de l'époque, et l'empreinte de leur influence sur la vie publique locale n'est pas surprenante, puisqu'ils ont façonné la pensée de deux générations.
Mais tout cela, c'est le monde des autres. Pour nous, il y a le « chemin à travers la forêt », le troisième ou le quatrième, « sur des sentiers envahis par la végétation », même dans les champs, il y a les exemples d'anarchie positive, de l'Allemagne secrète, du soldat politique, et de ce type particulier d'homme qui veille pendant les longues nuits et garde la lumière de sa lampe dans l'obscurité du monde, sans espérer voir, un jour, ceux qui sont nouveaux (et pourtant éternels) et qui émergeront peut-être à l'aube... L'expérience des monstruosités, des atrocités quotidiennes et des perversités de ce monde autre (médiatique et vécu), qui n'est pas le nôtre, confirme cependant les paroles de Dávila : « Seuls ceux qui propagent secrètement l'admiration pour la beauté conspirent efficacement contre le monde actuel. »
13:32 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, michel foucault | |
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dimanche, 07 septembre 2025
Ernst Jünger et l'Iranien Jalal Al-e Ahmad: deux critiques de la modernité technique et de l'occidentose
Ernst Jünger et l'Iranien Jalal Al-e Ahmad: deux critiques de la modernité technique et de l'occidentose
Alessandra Colla : Entre Ernst Jünger et Jalal Al-e Ahmad, il existe davantage une « convergence critique » qu'une « alliance intellectuelle » fondée sur une critique de la modernité
Entretien avec Alessandra Colla
Propos recueillis par Eren Yeşilyurt
Source: https://erenyesilyurt.com/index.php/2025/08/29/alessandra...
Lorsque je suis tombé sur cette phrase de Jalal Al-e Ahmad à propos d'Ernst Jünger, j'ai été profondément marqué : « Jünger et moi étudiions plus ou moins le même sujet, mais sous deux angles différents. Nous abordions la même question, mais dans deux langues différentes ». Partant de cette affirmation, nous avons discuté avec Alessandra Colla, de la revue Eurasia, de la manière dont les deux penseurs ont abordé des questions communes issues de contextes culturels et intellectuels différents, dans le cadre de la révolution conservatrice et du Gharbzadegi.
Jalal Al-e Ahmad reste un penseur dont les œuvres et les concepts font encore aujourd'hui l'objet de débats. Pourriez-vous nous parler de sa vie et des transformations de son univers intellectuel ? Quels facteurs ont déclenché ces changements ?
En Italie, Jalal Al-e Ahmad (portrait, ci-dessous) est pratiquement inconnu en dehors des milieux spécialisés. Pourtant, ce penseur est une figure centrale de l'histoire intellectuelle iranienne du 20ème siècle, au point d'être considéré comme l'un des inspirateurs de la révolution de 1979.
Sa vie est profondément liée à l'histoire mouvementée de l'Iran du 20ème siècle : il est difficile de la raconter de manière exhaustive dans une interview, je me contenterai donc d'en esquisser les grandes lignes.
Né à Téhéran en décembre 1923 dans une famille chiite de tradition cléricale depuis trois générations, il ressent très tôt la tension entre la vision religieuse du monde et la transformation radicale de la société iranienne sous Reza Pahlavi, le shah au pouvoir depuis 1925. Après avoir commencé des études de théologie, il les abandonne au bout de trois mois et rompt avec sa famille, refusant ses valeurs religieuses. En 1944, il adhère au Tudeh, le parti communiste iranien d'orientation marxiste (fondé en 1941) et en 1946, il obtient une licence en littérature persane au Tehran Teachers College, décidé à se consacrer à l'enseignement.
Entre-temps, sa carrière politique décolle, le conduisant en quelques années à devenir membre du Comité central, puis délégué au congrès national et enfin directeur de la maison d'édition du parti. À ce titre, il commence à publier ses recueils de nouvelles jusqu'à ce qu'il obtienne, en 1947, son habilitation à enseigner ; la même année, il quitte le Tudeh, auquel il reproche son dogmatisme stalinien. Son exemple est suivi par d'autres et, sous l'inspiration de Khalil Maleki (photo, ci-contre), intellectuel et homme politique de la gauche iranienne, les dissidents créent le Parti iranien des travailleurs.
Mais en 1948, le Tudeh connaît une nouvelle scission, qui donne naissance à la Troisième Force: un mouvement politique pour le développement indépendant de l'Iran, qui se propose de conjuguer le nationalisme avec une forme de socialisme démocratique et de centrisme marxiste, se distanciant ainsi tant de l'influence occidentale que de l'influence soviétique. Al-e Ahmad y adhère immédiatement après avoir quitté le Parti iranien des travailleurs, mais le mouvement se dissout en 1953 avec le coup d'État – orchestré par les États-Unis (CIA) et la Grande-Bretagne (MI6) – qui ramène au pouvoir Mohammad Reza Pahlavi, sur le trône depuis 1941 et momentanément en exil à Rome. La même année, Al-e Ahmad se retire définitivement de la militance et se consacre, au cours de la décennie suivante, à l'enseignement, à la littérature (en tant qu'auteur et traducteur du français d'œuvres de Camus, Gide, Ionesco et Sartre) et à la recherche ethnographique dans le nord de l'Iran et dans le golfe Persique. Il y découvre le monde, jusqu'alors inconnu pour lui, du sous-prolétariat paysan, riche en valeurs reconnues comme archaïques mais largement supérieures à celles, fictives, imposées par la modernité : cette expérience le marque profondément et contribue de manière décisive au dernier tournant intellectuel de sa vie, comme nous le verrons.
Jusqu'en 1968, il voyage beaucoup (États-Unis, URSS, Israël, Arabie saoudite) et publie des comptes rendus précis et critiques de ses expériences. Son voyage à La Mecque, effectué en 1966, est d'une importance capitale. À la suite de celui-ci, Al-e Ahmad proclame le retour aux origines en réévaluant pleinement l'islam en général et le chiisme en particulier, désormais considéré comme le seul remède possible contre « l'infection occidentale » qui afflige l'Iran. Il écrit un dernier ouvrage, publié à titre posthume en 1978 : « Sur le service et la trahison des intellectuels » (Dar khedmat va khianat roshanfekran), une dénonciation virulente du désengagement des intellectuels iraniens : la référence à La trahison des clercs. Le rôle de l'intellectuel dans la société contemporaine de Julien Benda, publié en 1927, est évidente.
Al-e Ahmad meurt en septembre 1969 chez lui, d'une crise cardiaque, mais une rumeur (encore infondée) commence bientôt à circuler selon laquelle il aurait été éliminé par la Savak, la police secrète du shah.
Le premier concept qui vient à l'esprit quand on pense à Jalal Al-i Ahmad est celui d'« occidentalisation » (Gharbzadegi). Pourriez-vous en expliquer la signification et le contexte ?
Al-e Ahmad écrit Gharbzadegi en 1961 et le fait circuler clandestinement. Le livre, publié en 1962, est immédiatement censuré et retiré des librairies. Le titre est très particulier : il est généralement traduit par Occidentose, plus correct que Occidentite. En médecine, en effet, le suffixe « -ite » désigne l'inflammation qui touche un organe ou un appareil : mais Al-e Ahmad ne veut pas parler des maux dont souffre l'Occident. Au contraire, il veut stigmatiser l'Occident comme un mal qui afflige le non-Occident, et c'est pourquoi Occidentose est une traduction plus appropriée : en médecine, le suffixe « -ose » indique « une affection dégénérative » ou « une condition ou un état », et en effet, l'auteur veut dire que l'Iran – et plus généralement le monde non occidental – est « malade de l'Occident ».
Il convient de préciser que le terme gharbzadegi n'est pas une invention originale d'Al-e Ahmad, qui l'emprunte au philosophe Seyed Ahmad Fardid (1909-1994) (photo, ci-dessous), spécialiste de Heidegger et considéré comme l'un des inspirateurs du gouvernement islamique arrivé au pouvoir en 1979. Fardid formule sa critique de l'Occident sur un plan purement philosophique et notamment ontologique : il dénonce explicitement la domination exercée depuis 2500 ans par la tradition philosophique occidentale sur la pensée métaphysique, qui a conduit à l'oubli de la dimension intuitive et spirituelle au profit de la raison pure, détachée de la vérité de l'être.
Al-e Ahmad, en revanche, adopte le terme mais lui attribue une valeur différente. Plus précisément, il compare l'Occident à une infestation de mites qui ronge de l'intérieur un tapis persan : la forme reste intacte, mais la substance est appauvrie et vidée, rendant le tapis fragile et sans valeur. L'Occident pèse sur l'identité iranienne non pas comme un simple colonialisme politique (avec tous ses maux), mais comme une colonisation de conquête et d'exploitation qui détruit les mentalités, les coutumes, la culture et l'économie, asservissant tout un peuple et transformant une nation en une coquille vide. Comment en est-on arrivé là ? La réponse est aussi simple que douloureuse : la responsabilité incombe à la classe dirigeante iranienne – le shah et les intellectuels –, qui s'est servilement pliée à la « civilisation » occidentale. Dans une vaine tentative de l'imiter, elle a accepté la destruction de l'artisanat local, l'aliénation culturelle, la perte des valeurs traditionnelles : la conséquence a été une dépendance économique et technologique catastrophique et humiliante qui a relégué l'Iran dans la catégorie du tiers-monde.
C'est précisément cette interprétation que Fardid reproche à Al-e Ahmad, l'accusant de banaliser un phénomène ayant un impact civilisationnel profond. En réalité, en déplaçant le concept d'« occidentisation » du plan de la critique ontologique à celui du diagnostic politique et socio-économique, Al-e Ahmad a réussi à rendre ce concept accessible à un public plus large, le transformant en un puissant vecteur anticolonial capable de galvaniser la dissidence et d'influencer de manière significative l'opposition qui allait conduire à la révolution de 1979.
Mais Al-e Ahmad ne se contente pas de dénoncer le problème, il suggère également une solution, qu'il identifie dans une « troisième voie » capable d'affronter la modernité technologique sans y céder ni la nier : l'Iran peut et doit acquérir le contrôle de la technologie et devenir lui-même un producteur actif plutôt qu'un simple consommateur passif. Bien sûr, cette option n'est pas non plus sans problèmes : une fois l'« occidentisation » surmontée, le risque majeur est ce que l'on pourrait appeler la « machinisation », c'est-à-dire une « intoxication par les machines ». C'est pourquoi, selon Al-e Ahmad, il est essentiel de considérer la machine (la technique) comme un moyen et non comme une fin : le moyen de préserver la liberté et la dignité de l'Iran et de son peuple.
À ce stade, une autre question se pose : qui sera le sujet idéal capable d'entreprendre la « troisième voie » ? Étonnamment, Al-e Ahmad identifie ce sujet dans l'islam chiite duodécimain, seul élément non affecté par l'« occidentose » et même gardien jaloux de la tradition iranienne. Profondément convaincu de l'inadéquation des intellectuels, Al-e Ahmad estime au contraire que le clergé chiite, fort de son intégrité, peut mobiliser avec succès les masses pour les appeler à redécouvrir l'identité perse-islamique la plus authentique.
Comme on pouvait s'y attendre, cette prise de position a suscité à l'époque des polémiques et des critiques : au-delà des accusations de trahison, il est indéniable que la vision de la souveraineté nationale et de l'autosuffisance proposée par Al-e Ahmad semble manquer de rigueur philosophique et de lignes directrices pour sa mise en œuvre pratique. En fait, cette ambiguïté involontaire allait ensuite favoriser l'émergence incontrôlée d'un islamisme et d'un anti-impérialisme fins en eux-mêmes et non canalisés dans le cadre d'une action politique structurée.
Dans son livre Occidentosis, Jalal Al-i Ahmad cite Ernst Jünger en disant : « Jünger et moi explorions tous deux plus ou moins le même sujet, mais sous deux angles différents. Nous abordions la même question, mais dans deux langues différentes. » Comment Ahmad et Jünger se sont-ils croisés intellectuellement ? Pourquoi Ahmad se sentait-il proche de Jünger ?
Nous savons que le lien intellectuel entre Al-e Ahmad et Jünger n'était pas direct, mais médiatisé par la pensée de Martin Heidegger, elle-même transmise en Iran par Fardid. Heidegger (qui a également consacré un séminaire à Jünger en 1939-40) voyait en Jünger le critique le plus perspicace de l'époque moderne, le penseur qui, mieux que quiconque, avait su analyser et diagnostiquer cliniquement l'essence de la technique, sans toutefois en saisir le fondement métaphysique. Heidegger s'était notamment intéressé à deux textes majeurs de Jünger, La mobilisation totale (Die totale Mobilmachung, 1930) et Le Travailleur. Domination et forme (Der Arbeiter. Herrschaft und Gestalt, 1932).
Je les rappelle brièvement. Pour Jünger, après l'expérience radicale de la Première Guerre mondiale, la « mobilisation totale » ne concerne plus seulement la sphère économique et militaire, mais touche l'ensemble de la société, devenant le principe organisationnel fondamental du monde moderne, dans lequel toutes les énergies, les ressources, les technologies et les êtres humains eux-mêmes sont précisément « mobilisés », c'est-à-dire organisés et encadrés au service d'un seul et même processus de production gigantesque, identique en temps de paix comme en temps de guerre. Le Travailleur, dans sa double dimension de travailleur-soldat, incarne le nouveau type humain issu de l'expérience de la guerre en tant que protagoniste-instrument de la volonté de puissance exprimée par la technique : en temps de paix, il est chargé du fonctionnement de la machine, comme en temps de guerre il était le serviteur de sa pièce d'artillerie. Je souligne qu'en italien, on a choisi de traduire le mot allemand Arbeiter par « ouvrier » et non par « travailleur », car « ouvrier » identifie immédiatement celui qui travaille dans l'usine, symbole même de la modernité industrielle et capitaliste. Je conserve également la majuscule initiale car, dans le discours de Jünger, « Ouvrier » et « Technique » sont des figures métaphysiques.
L'étude des textes de Jünger a permis à Heidegger d'élaborer le concept fondamental de Gestell, « installation », identifié comme l'essence de la technique moderne. Le Gestell n'est pas une machine ou un appareil unique, mais la manière dont les choses et la réalité (êtres humains, animaux, nature) sont disposées à notre époque, les privant de sens ou de valeur ontologique et en faisant un simple Bestand, une « ressource » pour les besoins de la technique. Ainsi, par exemple, une rivière ou un lac sont une ressource pour la centrale hydroélectrique, une forêt est une ressource pour l'industrie du bois, un être humain est une ressource pour l'entreprise.
Comme Jünger, Al-e Ahmad identifie donc dans la technique – la possession et le contrôle de la machine – comme la caractéristique distinctive de la modernité, qui dépersonnalise l'être humain en le vidant de toute spiritualité et en ouvrant grand les portes au nihilisme. La dépendance de l'Iran à l'égard des machines est précisément l'« occidentisation », qui menace l'existence même de l'individu et du peuple, anéantissant leur identité en parfaite conformité avec le projet colonialiste.
Existe-t-il des parallèles entre le concept d'« occidentisation » et la perspective de la Révolution conservatrice en matière de guerre, de technologie, de culture, etc. ? Peut-on parler d'une alliance intellectuelle dans ce cas ?
Je reprends la phrase d'Al-e Ahmad citée plus haut : « Jünger et moi explorions tous deux plus ou moins le même sujet, mais sous deux angles différents. Nous abordions la même question, mais dans deux langues ». À mon avis, l'expression « dans deux langues » doit être interprétée comme « dans deux langages » différents.
Il existe sans aucun doute une convergence, plus ou moins marquée, entre Jünger et Al-e Ahmad dans leur perception de la technique comme force destructrice : pour l'Allemand, il s'agit d'une instance autonome et planétaire qui anéantit l'individu en tant que personne en le transformant en ouvrier, c'est-à-dire en un type humain standardisé et interchangeable, sans visage, qui a perdu le contact avec la nature et la tradition ; pour l'Iranien, la technique est un instrument de colonisation culturelle et économique qui détruit les identités locales en transformant les personnes en individus sans racines, qui méprisent leur propre culture traditionnelle mais qui, en même temps, ne parviennent pas à s'intégrer dans la culture occidentale dominante.
La situation est toutefois différente en ce qui concerne la vision globale de l'histoire et la proposition de solution (à supposer qu'il y en ait une).
Jünger, comme nous le savons, est un représentant éminent de la Révolution conservatrice : dans sa vision élitiste et anti-bourgeoise, l'histoire est un processus métaphysique d'affirmation de la volonté de puissance, qui aboutit au 20ème siècle à la domination de la technique. La conception d'Al-e Ahmad est très différente : tiers-mondiste et anticolonialiste, il interprète l'histoire comme une lutte du peuple pour son émancipation de la domination occidentale.
À partir de ces prémisses, les deux penseurs développent un projet cohérent pour échapper à la modernité. Pour Jünger, qui cultive une vision individualiste, la solution réside dans ce qu'il appelle lui-même le « passage à la forêt » (Waldgang) : une résistance intérieure, aristocratique et solitaire – nihiliste –, qui ne prévoit pas l'organisation de mouvements ou de structures articulées mais, tout au plus, la « reconnaissance » entre semblables, en refusant catégoriquement tout engagement collectif. Al-e Ahmad, au contraire, préfigure précisément un retour collectif – spirituel et identitaire – à l'islam chiite, élément central immunisé contre l'« occidentalisation » et donc seul rempart culturel et politique à fonction anti-occidentale ; ces idées contribueront en effet de manière significative à l'idéologie de la Révolution iranienne de 1979.
À la lumière de ces considérations, il me semble donc correct de parler non pas tant d'« alliance intellectuelle » que de « convergence critique » sur le terrain de la critique de la modernité. Pour les deux penseurs, l'Occident du 20ème siècle est un anti-modèle à tous égards, en particulier en ce qui concerne la technique, sorte de hachoir métaphorique qui engloutit la personne dotée de spécificités pour la restituer sous la forme d'un amas organique indifférencié. Mais les projets idéologiques défendus par l'Allemand et l'Iranien divergent radicalement, notamment parce que le contexte dans lequel ils évoluent est radicalement différent : tous deux portent un regard critique sur la modernité et les problèmes qui y sont liés, mais Jünger le fait d'un point de vue interne à l'Occident, tandis qu'Al-e Ahmad le fait d'un point de vue externe, en tant que colonisé.
En conclusion, je pense que l'on peut dire qu'Al-e Ahmad accueille cette partie de la pensée complexe de Jünger comme un outil précieux, utile pour le développement d'une critique de la modernité – avec ses corollaires de libéralisme et de rationalisme – bien structurée et orientée vers la récupération de l'authenticité culturelle de tout un peuple.
Vous écrivez également pour « Eurasia Rivista ». Comment se développe la pensée géopolitique en Italie ? Quelles figures ou courants se distinguent dans ce domaine ? En particulier, quels sont les noms les plus importants dans les études géopolitiques italiennes de ces dernières années ?
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Italie – contrairement à d'autres pays comme la France ou le Royaume-Uni, par exemple – n'a pas eu d'école géopolitique universitaire autonome forte : cette discipline était en effet associée au fascisme (époque à laquelle d'éminents chercheurs comme Ernesto Massi (photo) et Giorgio Roletto consacraient leur attention à la Méditerranée) et donc stigmatisée. Aujourd'hui encore, elle est souvent enseignée dans le cadre des facultés de sciences politiques, de relations internationales ou d'histoire.
En Italie, le débat le plus animé – très influencé par les appartenances politiques et idéologiques – se déroule généralement en dehors des universités, dans des think tanks ou dans des revues et journaux ; les protagonistes sont très souvent des journalistes, des analystes et d'anciens diplomates.
On peut distinguer, dans les grandes lignes, quatre courants.
Le premier, dominant, est celui des atlantistes-européistes, alignée sur la position officielle italienne au sein de l'OTAN et de l'UE. Elle prévaut au ministère des Affaires étrangères, dans les milieux militaires et financiers, ainsi que dans les partis modérés de centre-droit et de centre-gauche. Elle considère l'OTAN comme un pilier fondamental de la sécurité nationale et européenne, soutient l'intégration européenne, appuie le partenariat transatlantique et envisage un interventionnisme humanitaire ou de stabilisation prudent. Elle est représentée par l'Institut des affaires internationales (IAI) et l'Institut d'études politiques internationales (ISPI). Parmi les noms les plus connus, citons le général Carlo Jean et Andrea Margelletti, président du Centre d'études internationales (CeSI) et conseiller du gouvernement.
Le deuxième courant est celui des souverainistes/nationalistes conservateurs. Apparu avec la montée en puissance des deux partis Lega (dirigé par Matteo Salvini) et Fratelli d'Italia (dirigé par Giorgia Meloni), elle visait à rétablir la souveraineté nationale et les intérêts italiens avant tout, critiquant l'UE bureaucratique et fédéraliste, prônant un réalisme poussé dans les intérêts nationaux, manifestant un scepticisme concret à l'égard de l'OTAN en tant qu'instrument de l'hégémonie américaine et déclarant son ouverture au dialogue avec la Russie et la Chine. J'ai utilisé l'imparfait car ces idées appartiennent à la période où la Ligue et Fratelli d'Italia étaient dans l'opposition : maintenant qu'ils sont au gouvernement, ils se sont alignés sur la ligne dominante, se montrant en fait encore plus atlantistes et liés aux États-Unis et à leurs intérêts, au détriment des intérêts nationaux. La revue de référence est « Analisi Difesa » et parmi les noms, celui de son directeur, Gianandrea Gaiani, mérite d'être mentionné.
Il y a ensuite le courant que l'on pourrait qualifier de réaliste (ou néo-réaliste): plus académique et analytique, il reconnaît l'anarchie fondamentale du système international et examine les relations internationales sur la base des rapports de force (économiques et militaires). Lucidement critique à l'égard de l'atlantisme, il ne le rejette pas mais soutient néanmoins la primauté des intérêts nationaux ; il nourrit un certain scepticisme à l'égard des interventions humanitaires et estime nécessaire que l'Italie se dote d'une « grande stratégie » à long terme (objectif à mon avis irréalisable tant que l'Italie restera sous l'égide de l'OTAN/UE). Le magazine de référence est l'influente « Limes », fondé et dirigé par Lucio Caracciolo ; Dario Fabbri et Giulio Sapelli sont d'autres noms importants.
Quatrième courant, que l'on pourrait qualifier de tiers-mondiste/anti-impérialiste et anticolonialiste, enraciné dans la gauche communiste et anti-américaine, fortement critique à l'égard de l'hégémonie occidentale et de l'OTAN en tant qu'instrument agressif des États-Unis ; il soutient les mouvements de libération nationale et la cause palestinienne. Ses principaux représentants sont Manlio Dinucci et Alberto Negri : le premier est journaliste au quotidien « Il Manifesto », le second y collabore.
Enfin, le magazine « Eurasia » constitue une réalité à part, difficile à classer d'un point de vue idéologique : sa ligne explicitement anti-atlantiste, anti-mondialiste, anticolonialiste et antisioniste est en effet, comme nous l'avons vu, partagée par d'autres courants géopolitiques ; un autre de ses points forts est l'attention qu'il accorde au Sud du monde et aujourd'hui aux BRICS, avec un accent particulier sur le Moyen-Orient (la question palestinienne en premier lieu) et l'Asie centrale.
Fondée en 2004 par Claudio Mutti et Carlo Terracciano (l'un des premiers et des plus brillants spécialistes de la géopolitique de l'après-guerre, décédé prématurément il y a vingt ans, en septembre 2005), « Eurasia » se propose à la fois de promouvoir les études et la recherche en géopolitique au niveau universitaire et de sensibiliser le public (spécialisé ou non) aux questions eurasiennes, l'Eurasie étant entendue comme le continent eurasien s'étendant du Groenland (à l'ouest) au Japon (à l'est).
La redécouverte de l'unité spirituelle de l'Eurasie – telle qu'elle s'est exprimée au fil du temps sous de multiples formes culturelles – représente non seulement un facteur novateur dans le panorama des études géopolitiques, mais constitue également une alternative valable aux théories désormais obsolètes de la « fin de l'histoire » et du « choc des civilisations » élaborées respectivement par Francis Fukuyama et Samuel Huntington à la fin du 20ème siècle. Bien que la revue ne soit qu'une "petite niche", « Eurasia » peut compter sur un public fidèle et un cercle de collaborateurs qualifiés.
12:26 Publié dans Entretiens, Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : iran, allemagne, ernst jünger, alessandra colla, jalal al-e ahmad, révolution conservatrice, occidentose, philosophie, entretien | |
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jeudi, 04 septembre 2025
Carl Schmitt et Guiguzi : des concepts en parallèle
Carl Schmitt et Guiguzi: des concepts en parallèle
Prof. Dr. h.c. Hei Sing Tso
Président, Guiguzi Stratagem Learning, Hong Kong.
Beaucoup de personnes, y compris des érudits et des stratèges, ont comparé les idées du penseur militaire prussien Clausewitz et celles de Sun Tzu. Le premier est un penseur moderne en Europe, tandis que l’autre vivait plus de mille ans plus tôt en Chine. Dans cet article, je vais essayer de discuter d’une autre paire de penseurs issus de l’Allemagne et de la Chine. Carl Schmitt est un juriste et théoricien politique allemand très éminent du siècle dernier. Bien que controversé dans une certaine mesure, ses idées ont suscité des critiques et obtenu des soutiens, tant de la droite que de la gauche. Son homologue est Guiguzi, un praticien et penseur mystérieux de la période des Royaumes combattants (ca. 475 – 221 av. J.-C.) de la Chine antique. Guiguzi est le fondateur d’une école de pensée connue sous le nom d’École de l’Alliance Verticale et de la Division Horizontale (縱橫家), axée sur l’art de la diplomatie. De plus, il est aussi l’initiateur d’une discipline appelée Moulue (謀略), qui signifie littéralement « Stratagème ».
- 1. La théologie politique
Les pensées de Schmitt reposent sur la théologie politique, qui se distingue de la philosophie politique. La philosophie concerne la pensée humaine, tandis que la théologie s’intéresse à l’intention des dieux. Selon Schmitt, la vérité de la politique provient de la révélation. Il voyait la révélation et la politique comme étant liées et tentait, dans la mesure du possible, de les combiner. La distinction entre ami et ennemi trouve sa justification théorique dans la foi en la révélation, et cette foi est inévitable. Il considère que les concepts politiques ne sont que la sécularisation de la théologie.
Guiguzi, quant à lui, défendait le pouvoir du « Ciel ». « Ciel » dans le contexte chinois n’est pas une divinité personnelle mais une source suprême de l’univers, aussi appelée « Tao » (la voie). Tout stratagème politique ou Moulue découle de la puissance du Tao ou du Ciel. En d’autres termes, nous utilisons la puissance de l’univers pour vaincre nos ennemis. En terminologie chinoise, c’est l’Art du Tao (道術), où la tactique visible (l’Art) est dérivée d’un univers mystérieux (Tao). Même si Guiguzi ne croyait pas en un dieu comme Schmitt, tous deux considèrent que la politique séculière et le stratagème découlent d’une source cosmologique ultime. Par ailleurs, pour comprendre la vérité de la politique et du stratagème, il faut avoir foi (Schmitt) ou intuition (Guiguzi), plutôt que se limiter à la réflexion rationnelle et à l’analyse.
- 2. L’inimitié
Une idée centrale dans la théorie politique de Carl Schmitt est la distinction ami/ennemi. Nous avons des ennemis en termes politiques, et cette nature ne peut pas être changée. Cependant, la tension et le conflit entre ennemis peuvent s’intensifier jusqu’à la violence réelle, voire jusqu'à la guerre. Tout ce que nous pouvons faire, c’est contenir cette escalade par des institutions. L’État joue un rôle absolu dans cette démarche. Une caractéristique fondamentale du Moulue (Stratagème) fondé par Guiguzi est l’inimitié. Les gens doivent utiliser des stratagèmes pour vaincre leurs ennemis. S’il n’y a pas d’ennemi, il n’est pas nécessaire d’avoir des stratagèmes. Dans le contexte du Moulue, l’ennemi peut être externe, comme une personne, une armée ou une nation, mais aussi intérieur, c’est-à-dire soi-même. De plus, il existe un type particulier d’ennemi dans la sagesse chinoise connu sous le nom de « Petites Personnes » (小人). Ces petites personnes sont rusées, égoïstes mais puissantes, et jouent donc toujours un rôle clé dans tout conflit politique ou guerre. Guiguzi a proposé de nombreuses tactiques et principes pour traiter avec ces petites personnes. En plus de limiter l’escalade de la tension entre ennemis, comme le suggère Schmitt, il peut également être utile de prêter attention au rôle de ces petites personnes.
Prusse/Allemagne: l'état d'exception en 1813 et en 1919.
- 3. L’état d’exception
Dans la théorie juridique de Schmitt, « L’état d’exception » est un concept très étrange. Il est lié à la distinction entre ennemi et ami en politique. Lors de l’escalade provoquée par l’inimitié, des situations imprévues, urgentes mais graves, peuvent survenir. Schmitt soutient que nous ne pouvons pas énumérer ou même définir tous ces scénarios avec des termes juridiques objectifs et en posant des limites. Lorsqu’une exception apparaît, un leader politique ne peut compter que sur son pouvoir discrétionnaire subjectif pour faire face à ces défis et menaces. Dans ces circonstances, même la Constitution doit être suspendue en tout ou en partie. Cela est totalement légitime. La Stratagème chinoise ou Moulue met l’accent sur le concept de « Qi » (奇), qui signifie non conventionnel, étrange, surprenant, etc. Qi s’oppose à « Zheng » (正), qui signifie normal, dominant, commun. Il existe un vieux proverbe chinois : « Utilise Zheng dans le gouvernement, mais Qi en guerre. » À cet égard, Qi est très précieux en situation d’État d’exception, car toutes les institutions et politiques habituelles, formelles et conventionnelles, ne mèneront qu’à l’échec.
- 4. La parapolitique
Schmitt considère que l’ordre juridique ne peut pas être compris exclusivement en termes rationalistes dans un système autosuffisant tel que le suggère le positivisme juridique. L’analyse de l’État doit faire référence à ces agences qui ont la capacité de décider de l’état d’exception. Cela indique l’existence d’un « État profond » derrière l’État de droit dans de nombreux pays. Cependant, les chercheurs conventionnels refusent toujours de penser à fond la politique occulte, la manipulation dans l’ombre et les conspirations. Selon la sagesse du Moulue, une stratégie supérieure doit être « invisible ». Pour Guiguzi, la manipulation secrète ou même les conspirations sont normales et nécessaires. Je pense que des idées supplémentaires issues du Moulue peuvent être appliquées pour étudier et analyser les conspirations de l’État profond.
- 5. Le Nomos
Schmitt a dit que tout ordre fondamental est un ordre spatial. Le Nomos, le vrai et réel ordre fondamental, touche en son cœur à des frontières spatiales particulières, à des séparations, à des quantités spécifiques et à une partition particulière de la Terre. Au début de chaque grande époque, se produit une grande appropriation des terres. En particulier, chaque changement significatif est lié à des changements politico-mondiaux et à une nouvelle division de la Terre et à une nouvelle répartition des terres.
Guiguzi a conçu 72 astuces pour le changement et 36 arts de stratagème. Beaucoup de ces stratagèmes sont tridimensionnels et présentent un aspect spatial. Par exemple, la technique classique 22 dit: « Voler pour capturer et détruire le pouvoir » (飛箝破勢). Cela consiste à créer un pouvoir qui soit comme une cage invisible pour enfermer l’ennemi, le restreignant de toutes parts et brisant progressivement son propre pouvoir. Nous pouvons appliquer cela pour étudier la façon dont la « partition » fonctionne dans la théorie du nomos de Schmitt.
La maison de Carl Schmitt à Plettenberg dans le Sauerland.
- 6. La métapolitique
Au-delà des théories, il faut aussi étudier la praxis de Schmitt. Après la Seconde Guerre mondiale, Schmitt a disparu de la politique, du monde académique et de l’arène publique. Il avait prévu d’émigrer en Argentine pour le reste de sa vie. Au contraire, le juriste allemand a changé de tactique. Il a vécu en exil dans sa propre ville natale, Plettenberg, mais a été privé de tous postes académiques. À partir des années 1950, il a poursuivi ses études et a souvent reçu des visiteurs, notamment le chancelier allemand Kurt Georg Kiesinger, et ces visites se sont succédé jusqu’à ce qu'il ait atteint un âge avancé. Schmitt n’a pas été vaincu, mais il a mené sans arrêt une lutte métapolitique contre le libéralisme. Un cercle privé de disciples s’est progressivement constitué, donnant à Schmitt une grande influence dans la politique d’après-guerre en Allemagne et en Europe entière.
Guiguzi, durant la période des Royaumes combattants, était habile en diplomatie en lien avec différents rois nobles. Plus tard, il s’est beaucoup inquiété, a été frustré par le chaos politique et a décidé de vivre en autarcie comme ermite dans une vallée appelée Guigu. Cependant, il ne s’est pas totalement retiré, mais a commencé à enseigner ses idées, ses connaissances et ses compétences à des étudiants sélectionnés. Certains sont devenus plus tard de brillants hommes d’État et stratèges. Tous ces praticiens, suivant l’enseignement de Guiguzi, ont formé un groupe informel connu sous le nom d’École de l’Alliance Verticale et de la Division Horizontale, ou simplement l’École de Diplomatie, qui a eu une influence considérable sur les relations internationales de l’époque.
Contrairement à Clausewitz et Sun Tzu, Carl Schmitt et Guiguzi sont des penseurs controversés. Schmitt a été critiqué de son vivant, tandis que les idées de Guiguzi ont été rejetées par les érudits officiels du courant mainstream en Chine pendant de longues périodes, car elles allaient à l’encontre des valeurs confucéennes. Cependant, récemment, les idées de Schmitt ont été redécouvertes et discutées sérieusement par la droite et la gauche, même au-delà de l’Occident, comme en Chine et en Iran. Ces dernières années, le Moulue ou Stratagème de Guiguzi a commencé à attirer l’attention en politique et en affaires.
J’espère que cet article court pourra stimuler davantage d’intérêt pour explorer un dialogue plus approfondi entre ces deux brillants penseurs issus de l’Ouest et de l’Est.
18:15 Publié dans Philosophie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : carl schmitt, guiguzi, théorie politique, stratagèmes, politologie, sciences politiques, philosophie politique, philosophie | |
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samedi, 30 août 2025
La fin de la métaphysique rend-elle l’action impossible ?
La fin de la métaphysique rend-elle l’action impossible?
Claude Bourrinet
J’ai synthétisé un artiche de Reiner Schürmann, dans le numéro des Cahiers de L’Herne, de 1983, consacré à Heidegger. Lorsque j’ai cité, j’ai placé des guillemets.
LA FIN DES PHILOSOPHIES PREMIÈRES
Lorsqu’on parle d’« action », on évoque en général la politique (au sens très large, et à partir d’une éthique), et parfois la guerre qui, comme on le sait, en est le prolongement. Précisons tout de suite que l’« impossibilité » de l’action n’implique pas que les hommes cessent d’« agir », ni, sur un autre plan, que la « Mort de Dieu » empêche de croire, ou de se rendre au culte. La question se pose plus globalement, non au niveau de la subjectivité (les hommes font quelque chose, souvent autre chose que ce qu’ils pensaient faire), ni de l’individu, ou du groupe, mais sur le plan historial. Au demeurant, « agir » présuppose qu’in fine existent des conséquences à l’action, et qu’il ne s’agit pas, comme l’on dit trivialement, de « coups d’épée dans l’eau », hypothèse pourtant qui risque bien de correspondre à quelque vérité.
Reiner Schürmann (1941-1993)
Il est absolument nécessaire de rappeler cette dimension constitutive de la condition humaine, ce rideau imaginaire, qui, comme une scène théâtrale, persuade le spectateur qu’il se passe quelque chose. L’homme est un être d’imagination, et, comme L’Ecclésiaste qui s’aperçoit, à la fin de sa vie, que tout est vanité, il arrive souvent que, du point de vue du Divin, ou, si l’on veut, de Sirius, toute l’agitation humaine, depuis un certain moment historique, s’est avéré être souffle de vent, et peut-être pire. Car il arrive que l’on fabrique sa propre désert, en croyant élever des tours jusqu’au Ciel.
La question essentielle est celle de la « présence », de ce qu’est un « monde », ou, comme Heidegger dit, de l’« évènement ». Bien sûr, d’« être » aussi, mais ce terme est quelque peu usé.
Comment concevoir une « philosophie pratique » (un engagement) à partir d’une « philosophie de l’être », qui semble bien abstraite ?
Depuis Socrate, on ne cesse de répéter que « vertu est savoir ». Agir positivement repose sur la raison, la theoria, la plus noble de nos facultés susceptible de nous mener dans les voies de la praxis. Agere sequitur esse. L’agir suit l’être, et l’être serait la raison.
Admettons que l’être et l’agir ne soient pas dissociables. Parler de la présence, c’est aussi parler de l’agir.
Concrètement, dans le domaine politique (et éthique), la question de l’agir est: « Quel est le meilleur système politique ? ».
Heidegger affirme que, désormais, cette question est vide, que les représentations successives d’un fundamentum inconcussum, principe certain de toute certitude sur lequel peut et même doit reposer tout l’édifice du savoir — aussi bien les vérités théoriques de la science que les vérités pratiques de la morale —, mieux proposition de fond — Grundsatz, par exemple le Cogito ero sum, de Descartes, qui fonde la possibilité d’une mathesis universalis, de la connaissance du monde, de sa domination par le sujet, de la maîtrise de l’organisation de la Cité. Or, Heidegger objecte que la fin de la métaphysique, donc du sujet, aboutit à « fonder » dans un lieu déserté.
Le constat nihiliste interdit-il de rien « faire » ?
Qu’est-ce que la « loi », que sont les « règles pratiques »? Le nomos est la loi, une injonction décrétée – un « décret » - par la nature de l’être. Cette loi insère l’homme dans l’être. Elle le porte et le lie. Le nom ne peut être un artefact de la raison humaine. Le nomos doit conduire à la vérité de ce qu’est l’homme, afin d’y demeurer. Il dépend des « constellations historiques » de la présence.
Pour saisir ce dont il serait question pour nous, qui sommes conscients, depuis plus d’un siècle, de la Mort de Dieu, il faut partir de la notion de déconstruction (1927) (Abbau) de l’ontologie (de l’étude de l’être).
Les nomes sont donc déterminées par des « décrets ». Autrement dit les mises en place dans l’arrangement de la présence-absence. Les normes naissent des crises dans l’histoire, et font époque.
Du fait de la loi, qu’est-ce qui la rend possible ? Quelles en sont les conditions ? Il faut les chercher ailleurs que dans le sujet.
« Les conditions de l’agir sont fournies par les modalités selon lesquelles, à un moment donné de l’histoire, les phénomènes présents entrent en rapport les uns avec les autres. »
Par « loi », il faut entendre loi positive, mais aussi loi naturelle et divine.
Cette constellation d’interaction phénoménale fait notre « demeure » relative à une époque donnée, le nomos oikou, l’éco-nomie de la présence. Obéir à cette économie époquale conduit à l’aletheia, la « Vérité », qui est dévoilement de l’être (aletheia signifie négation de l’oubli).
Le nomos « rationnel » découle de ce nomos attaché à la Vérité.
La loi comme artefact de la raison autonome, universelle et intemporelle découle de la conception kantienne, qui part du sujet, de la loi morale que la raison pratique se donne à elle-même.
En fait, la recherche kantienne d’universalité et de nécessité en morale dépend d’une époque dans l’histoire de la présence.
La naïveté de la conception kantienne tient à l’illusion que tout être rationnel est capable de discerner ce qui est à faire et à ne pas faire. Mais cette « confiance » est datée, elle est une façon de répondre à « l’injonction contenue dans le décret de l’être ».
Donc, la question de la liaison de la théorie et de la pratique doit tenir compte des décrets de l’être engendrés par notre époque, qui est celle de la déconstruction du sujet.
Il faut « penser » notre situation, et s’interroger sur l’unité entre penser et agir.
Mais « penser » « ne signifie plus : s’assurer un fondement rationnel sur lequel poser l’ensemble du savoir et du pouvoir ». « Agir » « ne signifie plus: conformer ses entreprises quotidiennes, privées et publiques, au fondement ainsi établi ».
La déconstruction initiée par Heidegger dès 1927 est la « pulvérisation d’un […] socle spéculatif où la vie trouverait son assise, sa légitimité, sa paix ». « Déconstruire la métaphysique revient à interrompre […] le passage spéculatif du théorique au pratique ».
Ce passage, pour les Anciens relevait d’une dérivation éthique et politique de la philosophie première. Pour les modernes, une application de la métaphysique générale, dans les métaphysiques spéciales. Le discours sur l’être était fondateur.
Dans les réponses concernant la question de l’agir, les philosophes anciens et modernes ont pu s’appuyer sur quelque Premier nouménal (la chose « en soi », au-delà de la perception sensible et rationnelle), dont la fonction fondatrice était assurée par une doctrine des fins dernières. Les Grecs demandaient : « Quelle est la meilleure vie ? », les médiévaux : « Quels sont les actes naturellement humains ? », les modernes : « Que dois-je faire ? ». Les réponses provenaient de leurs sciences référentielles.Or, ce qui était tenu comme fondement nouménal est situé historiquement. Sa déconstruction clôt l’ère des philosophies pratiques, dérivées d’une philosophie première, aussi bien que l’ère métaphysique.
Cette déconstruction prive le discours sur l’action des schémas qui appartenaient aux thèses sur la substance, sensible ou divine, sur le sujet, sur l’esprit, ou sur l’« être ». Par conséquent, l’agir perd son fondement, ou son archè.
La question est donc : Que faire à la fin de la métaphysique ?
"C'est pour moi aujourd'hui une question décisive de savoir comment on peut coordonner en général un système politique à l'ère technique et quel système ce pourrait être. A cette question je ne sais pas de réponse. Je ne suis pas convaincu que ce soit la démocratie."
Martin Heidegger; "Nur noch ein Gott Kann uns retten" (Seul un Dieu peut encore nous sauver); Der Spiegel, 31 mai 1976
Constat d’ignorance, donc. « Je ne sais pas ».
L’ignorance semble prédominer aux moments de transition entre époques. Cela n’a rien à voir avec « les opinions et convictions d’un individu, avec son sens des responsabilités politiques, ou avec la perspicacité de ses analyses du pouvoir ».
Cette ignorance est inhérente aux écrits de Heidegger. Elle fait texte. A partir de ce « texte », il faut définir une « pensée ». Prendre un chemin.
Elle part du constat que l’ère métaphysique est clos, et avec elle la hiérarchie des vertus, la hiérarchie des lois – divines, naturelles, humaines – la hiérarchie des impératifs, la hiérarchie des intérêts discursifs : intérêt cognitif ou intérêt émancipatoire. Cette période avait en vue un modèle, un canon, un principium pour agir.
Il s’agit d’une double clôture : systématique (les normes procèdent de philosophies premières), historique (le discours déconstructeur (Nietzsche) se situe à sa limite chronologique.
Le problème survient dès qu’on prend conscience que l’exclusion de l’ère de la métaphysique est aussi celle de la présence (historique) comme fondement, comme identité.
Radicalité de la démarche : « l’agir dépourvu d’archè n’est pensable qu’au moment où la problématique de l’« être » - héritée du champ clos de la métaphysique mais soumise, sur le seuil de celui-ci, à une transmutation, à un passage – émerge des ontologies et les congédie ».
LE CONCEPT D’ANARCHIE
Il ne s’agit nullement ici des doctrines de Proudhon, de Bakounine, qui se réfèrent à un pouvoir rationnel.
Anarchie veut dire : 1. Le schéma que la philosophie pratique a emprunté à la philosophie première, c’est la référence à une archè, qu’elle s’articule selon la relation attributive, pros hen, ou participative, aph’ henos [expression aristotéliciennes, qui ont influencé la théologie chrétienne. La relation attributive : pros hen signifie, en grec, « par rapport à une chose » ou « vers une chose ». Aristote l’utilise pour décrire une relation entre plusieurs choses qui partagent une référence commune à une réalité première, sans pour autant être identiques à elle. Relation participative: aph’ henos signifie « à partir de l’un ». L’expression met l’accent sur la dépendance ontologique ou causale des réalités secondaires vis-à-vis d’une réalité première].
Les théories de l’agir, à chaque époque, décalquent, du savoir ultime, comme d’un patron, le schéma attributif-participatif. Elles cherchent dans les philosophies premières le dessein de chercher une origine à l’agir. Cela se traduit par un déplacement de mire qui ne cesse de se déplacer historiquement : cité parfaite, royaume céleste, volonté du plus grand nombre, liberté nouménale et législatrice, « consensus pragmatique transcendantal », etc.
Toujours existe l’archè, qui imprime sens et telos (fin, finalité). Pour l’époque de la clôture, le schéma de référence à une archè est le produit d’un certain type de penser, qui a connu une genèse, une période de gloire, et un déclin. Il y eut de nombreux « premiers » au cours des siècles. Ces « principes «époquaux », avec la clôture de l’ère métaphysique, dépérissent.
L’anarchie devient alors concevable.
Les philosophies premières fournissaient au pouvoir des structures formelles. La « métaphysique » désigne ce dispositif où l’agir requiert un principe auquel puisse se rapporter les mots, les choses et les actions. Désormais, l’agir est sans principe. La présence devient une différence irréductible.
La question d’un « système politique coordonné à l’ère technique » relève des constructions principielles, et s’avère donc intempestive.
L’anarchie désigne le dépérissement de la règle du scire per causas (« connaître par les causes »), de l’établissement des « principes », le relâchement de leur emprise.
Son concept situe l’entreprise heidegérienne, le lieu où elle est sise : implantée dans la problématique du ti to on (« Qu’est-ce que l’être? ») mais arrachant celle-ci au schéma du pros hen. Retenir la présence, mais la désencadrer du schéma attributif.
La référence principielle est travaillée , dans son histoire et dans son essence, par une force de dislocation, de plurification. Nous sommes dans une période de transition où l’on perçoit le logos référentiel comme architecture. C’est cela, la déconstruction.
Le concept d’anarchie survient au moment où « cèdent les assises et où l’on s’aperçoit que le principe de cohésion, qu’il soit autoritaire ou rationnel, n’est plus qu’un espace blanc sans pouvoir législateur sur la vie ».
Inutile donc de peser les avantages et les inconvénients des différents systèmes.
L’ère de la technique est celle du savoir. Or, penser et connaître sont contradictoires. « Les sciences ne pensent pas ». Cette opposition est héritée de Kant. Existent alors « deux territoires, deux continents entre lesquels il n’y a ni analogie, ni ressemblance ». « Il n’y a pas de pont qui conduise des sciences vers la pensée. » On « pense » l’être, et ses époques, mais on « connaît » les étants, et leurs aspects.
Heidegger invoque l’ignorance, qui est sans doute nécessaire à la pensée. Il s’agit de répéter la présence, de « regagner les expériences de l’être qui sont à l’origine de la métaphysique, grâce à une déconstruction des représentations devenues courantes et vides ». Le nomos de notre oikos produit de moins en moins de certitudes. Toute systématicité dans l’usage des mots, des choses et des actions, est impossible.
L’aveu d’ignorance est en vérité une feinte stratégique. Elle répond seulement à des questions creuses, sur les préférences politiques etc.
Elle a un autre sens, et se réfère à la « vie sans pourquoi ». « Au fond le plus caché de son être l’homme n’est véritablement que quand, à sa manière, il est comme la rose – sans pourquoi. » (L’expression vient de Maître Eckhart, et a été reprise par Silesius). Cela veut dire une vie sans but, sans telos. Mais sans telos, l’agir n’est plus l’agir.
Il s’agit d’arracher l’agir à la domination de l’idée de finalité, à la téléocratie où il a été tenu depuis Aristote. L’Abbau (la déconstruction) n’appartient pas à la « région » d’une science déterminée, ou d’une discipline. L’agir n’est pas déconstruit isolément. Il est nécessaire d’abord de comprendre les époques où le monde des principes époquaux, pour constater qu’ils « perdent leur force constructrice et deviennent néant ». Exercice ascétique.
L’« ignorance » est l’innocence rendue à la pluralité. Selon Heidegger existent quatre domaines où cette plurification devient pensable.
1) Les cloisons entre les différentes disciplines scientifiques doivent sauter.
2) La pensée doit être multiple, car la présence est multiple. « Tout se fait jeu. » Heidegger prône un langage héraclitéen (« l’enfant qui joue ») et nietzschéen : la présence comme « transmutation à jamais sans repos ». Penser, c’est répondre et correspondre aux constellations de présence telles qu’elles se font et se défont.
3) La grammaire. L’opération héno-logique se rapporte à la structure prédicat et sujet. D’où la métaphysique. « « L’être » est quelque chose. » Il s’agit de la désapprendre. Il faut un changement dans le langage. Tout au plus pouvons-nous le préparer. Il s’agit de libérer le potentiel d’un parler multiple (contre l’uniformisation du langage et de la technologie). La question reste posée.
4) L’éthique. Contre L’Ethique à Nicomaque, d’Aristote, qui commence ainsi : « Tout art et toute investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien. »
En revanche, Heidegger expérimente avec des mots toujours nouveaux pour disjoindre l’agir et la représentation de la fin. Il parle de Holzwege, de « chemins qui ne mènent nulle part ».
L’expression « sans pourquoi » éclaire la métaphore des Holzwege : de ces sentiers qu’utilisent les bûcherons, « chacun suit son propre tracé, mais dans la même forêt. Souvent il semble que l’un est pareil à l’autre. Mais ce n’est qu’une apparence ». De même la praxis. Libéré des représentations d’archè et de telos, l’agir ne se laisse plus décrire par un propos tenu d’avance. L’agir suit la façon multiple dont, à chaque moment, la présence s’ordonne autour de nous. Il suit la venue à la présence comme phyein (phyein (φύειν) – « croître », « faire croître »).
« Ainsi que l’ont compris les Grecs préclassiques – au « premier commencement » - l’agir peut être kata physin (« selon la nature » ou « conformément à la nature »). Au-delà de la clôture métaphysique, à l’« autre commencement », la mesure de toutes actions ne peut être ni un hen nouménal ni la simple pression des faits empiriques. Ce qui donne la mesure, c’est la modalité sans cesse changeante selon laquelle les choses émergent et se montrent : « Toute poiesis dépend toujours de la physis… A celle-ci, qui éclôt d’avance et qui advient à l’homme, se tient la production humaine. Le poiein prend la physis comme mesure, il est kata physin. Il est selon la physis, et en suit le potentiel… Est un homme averti celui qui pro-duit ayant égard à ce qui éclôt de lui-même, c’est-à-dire à ce qui se dévoile. »
« « Le concept courant de chose », dans sa captation ne saisit pas la chose telle qu’elle déploie son essence ; il l’assaille. – Pareil assaut peut-il être évité, et comment ? Nous n’y arriverons qu’en laissant en quelque sorte le champ libre aux choses. Toute conception et tout énoncé qui font écran entre la chose et nous doivent d’abord être écartées. » »
Un agir, donc, qui ne fait qu’un avec « l’autre pensée » et « l’autre destin » (ceux d’après l’ère métaphysique).
« L’assaut est une modalité de la présence, celle qui prédomine à l’ère technique. » Résultat extrême des décisions et orientations prises depuis la Grèce classique. Renforcées au fil des siècles, et maintenant violence généralisée, plus destructrice que les guerres.
Heidegger n’appelle pas à une contre-violence. Il ne cherche pas la confrontation : il n’en attend rien. « La confrontation ne saurait que renforcer la violence qui est au cœur de notre époque historique fondamentale. » « Je n’ai jamais parlé contre la technique », dit Heidegger. Il n’incite pas non plus à abandonner le domaine public.
La violence extrême de la technique clôt la métaphysique. « Non que la violence provoque sa propre négation. » Seulement une double face. Nous sommes limitrophes.
« La transition hors des époques ne peut s’obtenir par une contraction de la volonté. » Une seule attitude est à notre portée : « Le délaissement n’entre pas dans le domaine de la volonté. » Il est le jeu préparatoire d’une économie kata physis. Il prélude à la transgression des économies principielles. De la non-violence de la pensée provient le « pouvoir non-violent ». Faire ce que fait la présence : « laisser être. Heidegger oppose le lassen, « laisser », au überfallen, « assaillir ». Le délaissement, la Gelassenheit, n’est pas une attitude bénigne, ni un réconfort spirituel. « Laisser être » est la seule issue viable hors du champ d’attaque aménagé par la raison calculatrice.
Laisser le champ libre aux choses. Aucun Grand Refus. Philosopher contre la technique équivaudrait à « une simple ré-action contre elle, c’est-à-dire à la même chose. »
S’interroger plutôt sur l’essence de la technique, son appartenance à la métaphysique. Il ne s’agit pas de chercher des alternatives à la standardisation et à la mécanisation. Heidegger n’est pas « écologiste ». Ce qui lui importe, ce ce qui apparaît comme « laissant le champ libre aux choses « , c’est-à-dire comment les rendre présentes.
C’est l’événement d’appropriation qui laisse ainsi venir les choses à notre rencontre (begegnenlassen). « Il s’ensuit que l’a priori pratique qui subvertit la violence consistera à « nous abandonner (überlassen) à la présence sans qu’elle soit occluse ». Il consistera à laisser les choses se mettre en présence, dans des constellations essentiellement rebelles à l’ordonnancement. L’agir multiple, au gré de l’événement fini : voilà la praxis qui « laisse le champ libre aux choses ». »
Si la pensée n’est ni le renfort, ni la négation de la technique, elle n’a pas de but. « Elle n’est pas dominée par la recherche d’une conformité entre énoncé et objet. »
Sa tâche est somme toute modeste et insignifiante, par rapport à la technique. Elle nous instruit sur une origine sans telos. Une origine toujours neuve, comme l’aube, « sur laquelle on ne peut compter, et qui par là défie le complexe technico-scientifique ».
Existe donc un impératif : « les « choses » en leur venue au « monde » se distinguent des produits en ce que ces derniers servent à un emploi. » Désimpliquer les choses, là est le principe.
Notre existence doit être près de l’origine. Être près de l’origine – près de l’événement qu’est le phyein – ce sera suivre dans la pensée et dans l’agir l’émergence du « sans pourquoi » des phénomènes.
« La pensée et la poésie entament la téléocratie comme la rouille entame le fer. Maître Eckhart : « Le juste ne cherche rien dans ses œuvres. Ce sont des serfs et des mercenaires, ceux qui cherchent quelque chose dans leurs œuvres et qui agissent en vue de quelque « pourquoi ». »
Ainsi la contingence radicale est-elle restaurée. Les choses émergent avec précarité, fragilité, dans un monde précaire. C’est l’innocence du multiple retrouvée. L’oeuvre d’art appartient à ce monde : elle produit une vérité comme une sphère contingente d’interdépendance, en instituant un réseau de références autour d’elle. Elle « vient au monde ». Le monde vient à la chose. Et nous sommes nous-mêmes dans ce monde de la contingence innocente, de l’émergence kata physis. Toute fissuration de la structure métaphysique téléologique ouvre à la clarté de l’agir sans fond (abgründig). Abgründig pointe vers l'idée que l'être n'a pas de fondement ultime ou de cause première absolue dans le sens traditionnel (par exemple, une divinité ou une substance métaphysique). L'être est « sans fond » (Abgrund), c'est-à-dire qu'il échappe à une explication définitive ou à une réduction à une cause stable.
16:23 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : philosophie, martin heidegger, reiner schürmann | |
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samedi, 23 août 2025
La Révolution et les étoiles
La Révolution et les étoiles
Claude Bourrinet
Pour qu'il y ait révolution, il ne suffit pas de la décréter, ou de penser qu'une révolte (celle des Gilets jaunes, par exemple, soit suffisante), ou qu'une crise économique va pousser la population dans ses derniers retranchements (au contraire, une dictature féroce peut en naître et aplatir tout sursaut).
Les révolution naissent quand on a un monde à défendre, ou un monde à conquérir.
L'univers différencié des ouvriers, artisans, paysans, des quartiers et des villes encore préservés de l'uniformité niveleuse, le maintien d'expressions culturelles riches, variées, et non le matraquage du show business audiovisuel, les imaginaires florissants, et non l'imposition d'UN imaginaire artificiel et imbécile, étaient le terreau favorable au rêve et à la résistance. Le rouleau compresseur de l'oppression capitaliste et colonialiste (et les peuples occidentaux américanisés sont maintenant traités de la même façon que les peuples colonisés d'antan) ne peut dérouler son aplatissement mortel que sur une voie qui l'accueille. La société de masse, servile et poreuse à la propagande, vorace en pauvres songes d'ivrognes et se détectant des mensonges empoisonnés offerts par les bonimenteurs télévisuels, est le sol idoine pour une servitude volontaire. Archimède avait besoin d'un levier pour soulever la Terre, les révolutionnaires n'ont ni Terre, ni levier.
Car, en ce qui concerne justement le "levier", à savoir les "mythes" (au sens sorélien, c'est-à-dire, finalement, fasciste, ou communiste), c'est-à-dire ces idées-forces, ces slogans, ces images obsessionnelles qui captivent les foules (lire Gustave Le Bon) ne sont même plus d'actualité dans un monde liquéfié, fluctuant, vaseux, protéique, éclaté, atomisé, qui ne donne aucune prise à une poussée, ou à une lévitation brutale et dirigée par un parti de fer. La stagnation marécageuse est son destin, non la volonté ! Même les discours "critiques" (pour autant qu'ils le soient, car maints visions "rebelles" sont aussi gelées que les paroles venteuses du système englobant) se diluent dans le bain comme des nuages d'encre. Nous avons basculé dans une autre "civilisation", qui est - comme le christianisme était la sortie de toute religion, puisqu'il avait désenchanté le monde - la sortie de toute civilisation, c'est-à-dire de tout lien, soit horizontal, soit vertical. Notre monde est orphelin, délié, désuni, dépourvu de tout, nous sommes nus au sein d'un univers froid, glacé, infini, ténébreux et sans aucune considération pour l'humanité. Dieu est mort, et, par la même occasion, toute idée de révolution.
Car Dieu (même quand il est étatisé), c'est une histoire, un conte, un songe éveillé, une connaissance. Or, il n'y a plus de récits. On ne raconte plus rien. Pour se soulever, il faut s'imaginer APRES. Que faire, une fois les fumées d'incendies révolutionnaire exténuées ? Quel monde bâtir ? Quel rêve érigé jusqu'au ciel ? La retraite à 60 ans ? Un smic à je ne sais combien ? Plus d'hôpitaux ? Certes... Mais je parle, moi, des étoiles à conquérir ! Ne riez pas ! Toutes les véritables révolutions ont eu à coeur d'atteindre les étoiles. Et il n'y a plus d'étoiles.
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vendredi, 15 août 2025
Archéofuturisme: Platon et la puissance des enseignements non écrits
Archéofuturisme: Platon et la puissance des enseignements non écrits
Jeroným Černý
Source: https://deliandiver.org/archeofuturismus-platon-a-sila-ne...
La philosophie n'a jamais été une description des phénomènes. Depuis ses débuts, elle a toujours été quelque chose de plus profond : une tentative de pénétrer les principes qui rendent la réalité possible. Platon, Aristote, Plotin, puis Avicenne, Thomas d'Aquin ou Heidegger : tous, à leur époque, ont dépassé la surface du monde pour s'interroger sur ce qui fonde l'être. Même si la science moderne a emprunté une autre voie méthodologique, certaines de ses avancées – en particulier la mécanique quantique – touchent à nouveau aux mêmes questions: qu'est-ce que la possibilité ? Comment la réalité naît-elle ? Et quel est le rapport entre l'indéterminé et le déterminé ?
La réflexion qui suit tente d'esquisser une analogie ontologique entre deux concepts à première vue incomparables : le duo indéfini de Platon (ἀόριστος δυάς) et la superposition quantique. Je ne cherche pas à les identifier – ce serait un anachronisme ridicule –, mais plutôt à comparer structurellement la fonction qu'ils remplissent dans leurs systèmes de pensée respectifs. L'intention est de jeter un pont herméneutique entre la métaphysique ancienne et la physique moderne, un pont entre deux langages qui, bien qu'utilisant des concepts et des signes différents, tendent peut-être vers le même non-dit.
Giovanni Reale (photo), l'un des interprètes les plus perspicaces de l'œuvre de Platon, souligne que la véritable essence de la métaphysique de Platon n'est pas explicitement formulée dans les dialogues. Il faut la reconstruire à partir des références d'Aristote et d'autres sources. Nous y trouvons le principe clé: la réalité naît de la combinaison de deux éléments ontologiques – le Un (τ’ ἕν), pure unité et intelligibilité, et le duo indéfini (ἀόριστος δυάς), principe de multiplicité, de variabilité et de potentiel indifférencié.
Alors que l'Un est une force formatrice, la dualité indéterminée représente le champ des possibilités qui, en soi, ne rend rien réel – c'est une sorte de pluralité prémétaphysique, un fond obscur dans lequel tout est possible, mais où rien n'est encore. Il est fascinant de constater que ce principe – la multiplicité ouverte – se retrouve sous une autre forme dans la physique du 20ème siècle. La superposition quantique décrit un état dans lequel un système se trouve simultanément dans plusieurs états possibles jusqu'à ce qu'une mesure soit effectuée. Ce phénomène n'est pas le résultat de l'imperfection de nos instruments, mais une propriété intrinsèque de la réalité. Un électron n'est pas « soit à gauche, soit à droite », mais dans un état diffus où les deux possibilités sont valables en même temps – jusqu'à ce qu'il soit mesuré. La fonction d'onde, appareil mathématique de cet état, résume les probabilités des différents résultats. Ce n'est que l'acte d'interaction – mesure, effondrement, contact avec un autre système – qui choisit un état et actualise ainsi le monde. Ce qui était indéterminé devient déterminé.
Cette transition a fait l'objet de débats philosophiques depuis le début. John von Neumann (illustration, ci-dessus) l'a introduit comme concept formel, Henry Stapp ou Eugene Paul Wigner l'ont ensuite associé à la conscience comme facteur possible d'actualisation. La question est la suivante: quel est cet acte qui rend le potentiel réel ? Et n'est-ce pas finalement une question métaphysique, c'est-à-dire une question sur la structure de la réalité, et non seulement sur la technique de mesure ?
À cet égard, l'analogie entre le duo indéfini de Platon et la superposition quantique est stimulante. Tous deux apparaissent comme un champ ontologique de possibilités – inachevées, indifférenciées, latentes. Tous deux ne deviennent réels que par une intervention – chez Platon, c'est l'Un, en physique, c'est l'observation (l'interaction avec la conscience). Je ne présente pas cette analogie comme une métaphore, mais comme un outil de réflexion – dans l'esprit de Paul Ricœur, qui ne voyait dans le langage métaphorique pas seulement une image, mais un chemin vers une nouvelle compréhension. La relation analogique nous permet de penser à travers les traditions sans réduire l'une à l'autre. La philosophie ne se substitue pas ici à la physique, mais élargit son horizon.
On peut toutefois soulever deux objections à une telle analogie, que je prends toutes deux au sérieux. La première affirme que nous mélangeons le plan physique et le plan ontologique. C'est vrai si j'affirmais l'identité des deux concepts. Mais c'est précisément la physique quantique qui a bouleversé la division classique entre ces deux plans: la question de l'être y est à nouveau présente. La deuxième objection porte sur l'inadéquation historique: Platon ne pouvait pas connaître la théorie quantique. Il ne le savait pas. Mais cela n'a pas d'importance. Tout comme Platon s'est inspiré de l'intuition pythagoricienne des nombres et des proportions, nous pouvons nous inspirer de son cadre symbolique.
Tel que le comprenait Hans-Georg Gadamer (photo) – comme un dialogue entre le présent et la tradition. Un tel dialogue n'est pas un anachronisme, mais une condition préalable à la compréhension. Cette analogie n'est donc pas une tentative de synthèse entre deux systèmes. C'est une proposition de dialogue entre eux. Elle ouvre un espace dans lequel la métaphysique et la physique peuvent être comprises comme des modes d'expression différents d'une même réalité cachée. Il ne s'agit pas d'un argument, mais d'un moyen. Il ne s'agit en aucun cas d'une prétention à la vérité, mais d'une possibilité de réflexion plus approfondie. À une époque où la science et la philosophie se fragmentent en ghettos spécialisés (et en chambres d'écho), une telle analogie peut constituer une nouvelle exigence pour le renouveau d'une unité de la pensée qui recherche à nouveau ce qui était autrefois évident : qu'il existe entre le possible et le réel un pont qui n'est pas technique, mais ontologique.
Le Un et le Deux indéterminé de Platon – tout comme la conscience quantique et la superposition – montrent que ce qui n'est pas visible peut être la condition de ce qui est. Et que la recherche de mots pour cette structure invisible qui se cache derrière tout ce qui se manifeste est peut-être la tâche la plus profonde de la philosophie. Il ne s'agit pas de construire de nouvelles théories, mais de créer un espace dans lequel la réalité pourra à nouveau s'exprimer.
19:57 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : platon, philosophie, physique | |
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mercredi, 13 août 2025
L'individualisme subjectiviste des hommes modernes
L'individualisme subjectiviste des hommes modernes
Source: https://pauljpizz.blogspot.com/2017/06/the-subjectivist-i...
La Révolution française de 1789 a donné naissance à un monde révolutionnaire nouveau et a jeté les bases de l'avènement du modernisme libéral, qui trouve aujourd'hui dans les démocraties occidentales – en particulier aux États-Unis – sa manifestation la plus évidente. La Révolution française, qui a suivi la révolution américaine de 1776, a construit une nouvelle société européenne fondée sur des bases différentes. Au lieu d'être fondée sur les institutions traditionnelles médiévales de l'Église et de la monarchie, l'Europe allait désormais être fondée sur la démocratie ; au lieu d'être fondée sur Dieu, elle allait désormais être fondée sur l'homme. La Révolution française a fait de son mieux pour renverser le trône et l'autel. Avant la Révolution, au Moyen Âge et au début de l'ère moderne, l'Église et l'État étaient étroitement liés. Après la Révolution, l'homme moderne, c'est-à-dire l'homme révolutionnaire, s'est détourné des institutions traditionnelles et a commencé à vénérer les principes des Lumières : il croyait désormais au rationalisme, à l'humanisme, à la liberté, à l'égalité et à la fraternité.
Suivant les principes philosophiques du libéralisme, les hommes modernes ont remplacé la réalité objective par le subjectivisme. Ce processus a conduit à l'individualisme et à la destruction des liens sociaux et de l'identité collective. La racine du problème moderniste est le remplacement par l'homme singulier de la réalité collective traditionnelle du monde prémoderne fondée sur la communion entre la religion et la monarchie.
L'esprit moderniste ne conçoit pas la tradition et est animé par une sorte de manie de réformer et de changer. Ce qui distingue généralement l'esprit moderniste, c'est le scepticisme: les modernistes n'attaquent pas une seule vérité, mais toutes les vérités, et leur problème n'est donc pas qu'ils ne croient en rien, mais qu'ils croient en tout.
En d'autres termes, l'esprit moderniste est relativiste dans le sens où toute réalité subjective peut contenir une part de vérité objective. Le scepticisme et le relativisme conduisent les esprits modernes à croire que la vérité objective commence à changer d'un moment à l'autre et d'une personne à l'autre, car la vérité et la croyance sont subjectives et ne peuvent être réelles en soi.
L'esprit moderniste, qui a été profondément influencé au cours des deux derniers siècles par la philosophie européenne – en particulier par des penseurs tels que Descartes et Kant –, suit, souvent inconsciemment, un système philosophique qui sape toutes les vérités.
Emmanuel Kant, en particulier, a influencé de manière décisive la pensée moderniste libérale. Kant a changé la relation entre l'esprit et la réalité, mettant en œuvre la « révolution copernicienne » en philosophie. En géographie astronomique, la révolution copernicienne introduite par Copernic, en remettant en question le mouvement du Soleil autour de la Terre ou vice versa, avait affirmé que la Terre tourne autour du Soleil, sapant ainsi le modèle géocentrique ptolémaïque précédent. Kant a suivi le modèle de Copernic pour déterminer si la réalité tourne autour de l'esprit humain ou si l'esprit tourne autour de la réalité. En d'autres termes, Kant a demandé qui tourne autour de qui : est-ce la réalité ou l'esprit humain singulier ? Est-ce l'objet qui dit objectivement ce qu'il est ou est-ce l'homme qui dit subjectivement ce qu'est l'objet selon sa propre opinion ?
L'objet tourne-t-il autour de l'esprit des hommes afin qu'ils puissent affirmer qu'il est ce qu'ils veulent qu'il soit, ou est-ce l'esprit des hommes qui tourne autour de l'objet afin que, même en le voyant sous différents angles, il puisse toujours affirmer qu'il s'agit du même objet ? Le bon sens répondrait que c'est l'esprit humain qui tourne autour de l'objet et se soumet à la réalité: la réalité dit à l'esprit ce qu'est un objet, et ce n'est pas l'esprit qui dit à la réalité ce qu'elle est. Cependant, étonnamment, Kant affirme le contraire. Pour le philosophe prussien, ce n'est pas l'esprit qui fait tourner la réalité (objectivisme), mais c'est la réalité qui fait tourner l'esprit individuel (subjectivisme). Dans sa pensée philosophique, Kant a construit un système permettant à l'esprit des hommes d'échapper à la réalité. Ce système a permis aux hommes de prétendre que leur esprit est le maître de la réalité.
Selon Kant, c'est l'esprit qui fait des objets ce qu'ils sont, de sorte que les objets ne sont plus ce qu'ils sont en soi: un objet n'est pas un objet en soi, mais ce sont les hommes qui décident ce qu'il est. De plus, ce système philosophique qui affirme que l'esprit des hommes contrôle la réalité est sélectif, car il est utilisé de manière arbitraire, c'est-à-dire lorsqu'il est utile de nier une réalité objective spécifique [1].
En d'autres termes, le principe de l'esprit contrôlant la réalité est utilisé lorsque les hommes refusent d'adopter une vérité objective, mais n'est pas appliqué lorsqu'il s'agit de s'adapter aux réalités objectives quotidiennes telles que le besoin de manger, de dormir, de travailler, etc. Par conséquent, ce système peut saper tous les principes spéculatifs que les hommes souhaitent rejeter en affirmant que la réalité dépend de l'esprit et non de la vérité objective.
Le système subjectiviste kantien représente le fondement théorique du modernisme et du libéralisme. C'est un système de liberté qui libère l'esprit de tout ce dont il souhaite être libéré, car il le détache de la réalité objective. Les modernistes croient que les choses sont vraies dans la mesure où leur esprit affirme qu'elles le sont, et non parce qu'elles sont vraies (ou fausses) indépendamment de leur esprit, qui domine les choses: la subjectivité précède l'objectivité et toute réalité est à la merci des idées propres aux modernistes, souvent divergentes.
Le système kantien du libéralisme adopté par les modernistes repose sur deux principes fondamentaux: le principe négatif de l'agnosticisme phénoménaliste et le principe positif de l'immanence vitale.
L'agnosticisme phénoménaliste est la doctrine qui affirme que les phénomènes sont les seuls objets de la connaissance ou la seule forme de réalité et que toutes les choses consistent simplement en l'agrégat de leurs qualités sensorielles observables. Ce principe affirme l'absence de connaissance au-delà du phénomène. Selon Kant, les hommes peuvent atteindre les apparences d'un objet avec leurs sens, mais leur esprit ne peut pas connaître ce qui se cache derrière les sens. En d'autres termes, derrière les apparences, les hommes ne savent pas ce que sont les choses, car c'est l'esprit qui fabrique ce que sont les choses. Les hommes voient l'apparence des choses à travers leurs sens, mais ne connaissent pas l'essence d'une chose en soi, c'est-à-dire le noumène ou Ding an sich; leur esprit ne peut rien connaître qui dépasse l'apparence des choses, c'est-à-dire le phénomène.
L'esprit suit la connaissance saisie par les sens, mais se concentre uniquement sur les apparences où s'arrête la connaissance sensorielle. Par conséquent, si l'esprit est incapable de connaître l'essence d'un objet, il est automatiquement privé de la possibilité de dévoiler l'essence de la réalité. L'individu utilise son esprit pour fabriquer sa propre connaissance: il exploite l'apparence des choses, puis élabore son propre système de connaissance et transpose son propre système sur les apparences en leur donnant une identité. Kant construit la réalité sur la base des apparences.
L'homme kantien, qui est le post-libéral d'aujourd'hui, fabrique avec son esprit la réalité à partir des phénomènes que ses sens perçoivent. Sa connaissance provient de l'intérieur, et non de l'extérieur. Si un être humain contemple un coucher de soleil, son sens visuel lui donne l'apparence d'un coucher de soleil, mais son esprit devrait lui faire comprendre que le phénomène du coucher de soleil est l'effet d'une cause, et non un événement naturel dénué de sens et déconnecté: si son esprit ne peut aller au-delà de l'apparence du coucher de soleil, il ne pourra pas comprendre la relation causale entre la réalité objective et la perception subjective de celle-ci, et il ne pourra plus lire derrière les apparences.
D'autre part, le principe positif de l'immanence vitale est le processus psychologique par lequel la conscience humaine se déploie de l'intérieur et donne sa propre interprétation du monde. En d'autres termes, l'immanence vitale est ce qui persiste à l'intérieur des êtres humains une fois qu'ils ont éliminé, par l'agnosticisme phénoménaliste, la possibilité de connaître la réalité objective au-delà des sens.
Comme l'esprit humain ne peut rien connaître qui dépasse le phénomène, le cœur, c'est-à-dire les émotions et les sentiments individuels, le remplace dans la compréhension de la réalité: les émotions se nourrissent de l'intérieur de l'esprit et prennent sa place. Ainsi, la vérité de l'homme libéral et moderniste vient de l'intérieur: elle est immanente et subjective. En tant qu'êtres, chaque individu possède donc sa propre vérité subjective et porte sa propre vision de la réalité: son cœur et ses besoins construisent la Weltanschauung qu'il préfère.
Le subjectivisme, qui est la superposition du sujet sur l'objet, est au cœur du post-libéralisme et du modernisme. Le subjectivisme rend l'objet dépendant du sujet, au lieu de rendre le sujet dépendant de l'objet. Il s'ensuit qu'un esprit gouverné de l'intérieur ne peut pas du tout saisir la réalité et est condamné à vivre dans un monde d'apparences fabriqué par lui-même.
Le modernisme coïncide avec l'application du système philosophique du subjectivisme. Grâce à l'individualisme subjectiviste, les sociétés libérales se caractérisent par la déconnexion, l'atomisation, l'aliénation et l'absence d'identité collective et de sens commun.
La tombe d'Emmanuel Kant, Kaliningrad (Koenigsberg)
Note:
[1] Par exemple, les athées utilisent le principe subjectiviste kantien pour nier la réalité objective de la création de Dieu.
17:17 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : modernisme, subjectivisme, kantisme, emmanuel kant, philosophie | |
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lundi, 11 août 2025
La fin du politique
La fin du politique
Renzo Giorgetti
Source: https://www.heliodromos.it/la-fine-della-politica/
En ces moments historiques, se taire pourrait sembler de l'apathie – et c'est la seule raison pour laquelle nous écrivons ces considérations – même s'il n'y aurait en réalité presque rien à ajouter, ayant déjà largement préfiguré dans le passé les développements sinistres de la situation actuelle. La chute des derniers masques derrière lesquels se cachait le régime tyrannique du totalitarisme mondial n'est pas une surprise, car elle était prévisible, du moins pour ceux qui avaient un minimum de sensibilité et d'intelligence pour discerner les dynamiques du pouvoir des deux derniers siècles dans le monde occidental dit moderne.
Le fait que toutes les « conquêtes » et tous les « droits » du passé aient été éliminés avec une totale désinvolture et sans aucune résistance ne peut que susciter l'hilarité et la peine (surtout à l'égard de ceux qui y ont cru), car tout cet appareil de formules vides n'était rien d'autre qu'un décor, une fiction créée pour persuader les malheureux de vivre dans un monde libre. Il ne s'agissait en fait que de produits artificiels, présentés comme des valeurs absolues, mais qui n'étaient en réalité que de misérables concessions dont l'apparence d'intangibilité n'était garantie que par la parole, c'est-à-dire par des déclarations solennelles mais inconsistantes d'individus à la crédibilité douteuse.
Et en effet, tout ce qui a été donné a ensuite été repris avec intérêts, laissant en plus les dommages psychologiques du lavage de cerveau sectaire, de l'incapacité à élaborer des pensées réellement alternatives. Il est inutile maintenant de se plaindre et de réclamer « plus de droits », « plus de liberté » ou même de se plaindre du « manque de démocratie » : ces schémas sont perdants. Ils ont été implantés dans l'esprit de la population à une époque où les besoins de l'époque imposaient ce type de fiction. Il fallait en effet faire croire que l'on avait été libéré (on ne sait pas bien par qui) et, après une série de « luttes » et de « conquêtes », que l'on était enfin arrivé au summum de l'évolution et du progrès. Mais aujourd'hui, les choses ont changé et de nouvelles fictions sont nécessaires pour garantir la continuité du pouvoir.
Le « Nouveau Régime » (1789-2020) est en cours de restructuration, devenant « Tout Nouveau » : la période de transition que nous vivons sera caractérisée par le démantèlement définitif de tout l'appareil des droits et des garanties qui ont caractérisé la vie civile précédente. Ce démantèlement ne sera pas suivi d'un vide, mais de nouveaux ordres fondés sur de nouvelles logiques et de nouveaux paradigmes. La destruction du pacte social ne conduira pas à l'état de nature (qui n'a probablement jamais existé) et au rejet de toutes les règles, mais à un « nouveau pacte » avec de nouvelles règles plus ou moins volontairement acceptées. La forme de gouvernement des derniers temps ne sera pas l'anarchie mais l'imperium, un sacrum imperium, une hégémonie à la fois spirituelle (façon de parler) et temporelle, une forme de pouvoir avec sa sacralité toute particulière, très différente de la laïcité du présent.
La polis, entendue comme lieu de rencontre et de résolution dialectique et pacifique des conflits, s'est désormais effondrée, désagrégée par le lent travail mené à l'intérieur de ses propres murs, et tout discours politique est donc dépassé, irréaliste, irréalisable, un tour de passe-passe sans aucun effet pratique. Mais la désagrégation de la polis ne ramènera pas à l'état sauvage. Le retour aux origines sera d'un tout autre ordre. À la polis, c'est-à-dire à la civitas, ne s'oppose pas la silva, mais le fanum, ce territoire consacré au dieu, dont les habitants doivent se soumettre aux règles de la divinité à laquelle ils appartiennent. Ceux qui vivent dans le fanum vivent selon des lois particulières, selon un ordre qui n'est pas celui de la vie civile, un ordre différent, pas nécessairement négatif. Le cives se rapporte aux autres sur un plan horizontal, tandis que le fanaticus vit la dimension verticale, il est possédé, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire (le terme fanatique doit être compris dans un sens neutre, son anormalité n'étant telle que dans un monde politique) ; ses actions répondront à des critères différents dans la mesure où la présence de l'invisible s'est désormais manifestée, rendue à nouveau tangible, agissant dans le monde de manière concrète.
Dans la mesure où des influences qui ne sont plus liées à la stricte matérialité entrent dans le monde, tout reprend alors des accents sacrés et rien ne peut plus être profane, rien ne peut plus être exclu de l'irruption du numineux qui imprègne et transfigure tout.
Par « sacré », nous entendons au sens large ce qui n'est pas confiné dans les limites de la matière, et le terme peut donc désigner à la fois ce qui est proprement sacré (comme la spiritualité supérieure) et ce qui s'y oppose comme une force blasphématoire, exécrable, même si elle possède sa propre « sainteté ».
L'irruption du transcendant dans le monde laïc et matérialiste (dans le monde profane) entraîne un changement historique, modifiant non seulement les règles de la vie civile, mais aussi les paradigmes mêmes sur lesquels repose l'existence. La fin de la politique s'inscrit dans ce contexte et porte la confrontation sur un autre plan.
L'effondrement du monde politique laisse déjà entrevoir, parmi les décombres, la montée d'une puissance étrangère, le numen, les forces de l'altérité qui déconcertent en manifestant la puissance du tremendum. Le nouveau saeclum verra se manifester ce qui, invisible mais existant, se cachait derrière l'apparence d'une matérialité fermée et autoréférentielle, des forces absolues qui agiront de manière absolue, ignorant les constructions conventionnelles inutiles de la pensée humaine. La dernière époque verra le retour des dieux.
Mais cela, qu'il soit dit pour le réconfort de tous, ne se fera pas à sens unique. Certaines forces ne peuvent se manifester impunément sans que d'autres, de signe opposé, descendent pour rétablir l'équilibre.
La lutte reviendra à des niveaux primaires, car l'anomie, l'hybris a trop prévalu et, dans sa tentative de s'imposer, risque sérieusement de bloquer le cours même de la vie. En effet, comme nous l'ont montré de nombreux mythes (nous devons nous tourner vers le mythe car la situation actuelle n'a pas de précédent historique connu), cet état de choses n'est pas durable et conduit toujours à des interventions d'équilibrage qui, en contrant les forces de la prévarication, éliminent également le déséquilibre devenu trop dangereux pour l'ordre cosmique lui-même.
La fin de la polis conduit à l'impossibilité de résoudre les conflits par le compromis et la médiation. Tout passe désormais du politique au fanatique, car les forces qui s'affrontent sont des forces antithétiques, absolues, qui, tout comme la vie et la mort ou la justice et l'injustice, ne peuvent coexister simultanément dans un même sujet.
Ces discours ne sont peut-être pas très compréhensibles pour ceux qui ont été programmés selon les anciens schémas de pensée, mais il serait bon de commencer à les assimiler, car l'avenir ne fera pas de concessions à ceux qui tenteront de survivre avec des outils désormais obsolètes : avec la polis, c'est en effet cette autre construction artificielle appelée raison qui s'est effondrée. La nouvelle ère, en montrant l'aspect le plus vrai de la vie, c'est-à-dire la confrontation entre des forces pures, rendra à nouveau protagoniste ce qui a été trop longtemps et injustement appelé l'irrationnel.
Renzo Giorgetti
16:31 Publié dans Philosophie, Théorie politique, Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, philosophie politique, théorie politique, tradition, traditionalisme | |
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vendredi, 08 août 2025
Postmodernisme alternatif: un phénomène sans nom - Démasquer le postmodernisme pour retrouver la tradition et transcender la modernité
Postmodernisme alternatif: un phénomène sans nom
Démasquer le postmodernisme pour retrouver la tradition et transcender la modernité
Alexander Douguine
Alexander Douguine soutient que le postmodernisme accomplit la logique nihiliste de la modernité, mais qu'en récupérant ses éléments hérités — la phénoménologie, le mythe, le sacré et l'antiracisme différentialiste —, nous pouvons créer une alternative traditionaliste au-delà de l'ordre libéral déviant.
Déconstruire le postmodernisme
Plusieurs aspects essentiels du postmodernisme doivent être clarifiés. Le postmodernisme n'est pas un phénomène unifié. Bien que ce soient les penseurs postmodernistes eux-mêmes (notamment Derrida) qui aient introduit le concept de « déconstruction » — lui-même fondé sur la notion de Destruktion de Heidegger dans L'Être et le temps —, le postmodernisme peut à son tour être déconstruit, et pas nécessairement de manière postmoderniste.
Le postmodernisme émerge des fondements de la modernité. Il critique en partie la modernité et la prolonge en partie. Au fur et à mesure que le mouvement s'est développé, ses déterminations de ce à quoi il s'oppose précisément dans la modernité et de ce qu'il choisit de perpétuer sont devenues un dogme philosophique et ont échappé à toute critique. Ce système auto-renforçant est ce qui définit le postmodernisme en tant que tel. Il n'est ni bon ni mauvais; il est, tout simplement. Sans cette structure, le postmodernisme se serait entièrement dissous. Mais cela ne s'est pas produit. Malgré son ironie, son caractère évasif et sa rhétorique glissante, le discours postmoderniste possède un noyau clair de principes fondamentaux qu'il n'abandonne jamais et délimite des frontières qu'il ne transgresse jamais.
Si l'on adopte une position critique à l'égard de ce noyau et que l'on franchit ces limites, il devient possible d'examiner le postmodernisme de l'extérieur et de se demander: pouvons-nous extraire certains courants que le postmodernisme s'est appropriés ailleurs et les recombiner différemment ? Pouvons-nous ignorer ses limites auto-imposées et ses impératifs moraux, démanteler le postmodernisme en ses composantes sans nous soucier de ses protestations théoriques ?
Démanteler la modernité: qu'y a-t-il de précieux dans le postmodernisme ?
Proposons quelques observations générales. Nous identifierons d'abord dans le postmodernisme les courants qui présentent un intérêt du point de vue d'une critique radicale de la modernité, dépouillés de leur cadre moral postmoderniste. Nous énumérerons ensuite les caractéristiques si étroitement liées à cette moralité qu'elles ne peuvent en être séparées.
Qu'est-ce qui attire le critique radical de la modernité occidentale dans le postmodernisme ?
- La phénoménologie et l'exploration de l'intentionnalité (Brentano, Husserl, Meinong, Ehrenfels, Fink)
- Le structuralisme et l'ontologie autonome du langage, du texte et du discours (Saussure, Trubetzkoy, Jakobson, Propp, Greimas, Ricœur, Dumézil)
- Le pluralisme culturel et l'intérêt pour les sociétés archaïques (Boas, Mauss, Lévi-Strauss)
- Reconnaissance du sacré comme facteur existentiel fondamental (Durkheim, Eliade, Bataille, Caillois, Girard, Blanchot)
- Existentialisme et philosophie du Dasein (Heidegger et ses disciples)
- Acceptation de la topologie psychanalytique comme « travail de rêve » continu sapant la rationalité (Freud, Jung, Lacan)
- Déconstruction comme contextualisation (Heidegger)
- Accent mis sur le récit en tant que mythe (Bachelard, Durand)
- Critique du racisme, de l'ethnocentrisme et du suprémacisme occidentaux (Gramsci, Boas — Personality and Culture, nouvelle anthropologie)
- Critique de la vision scientifique du monde (Newton) et de ses fondements rationalistes cartésiens et lockiens (Foucault, Feyerabend, Latour)
- Exposition de la fragilité, de l'arbitraire et de la fausseté des hypothèses fondamentales de la modernité (Cioran, Blaga, Latour)
- Pessimisme à l'égard de la civilisation occidentale et démystification des mythes utopiques du « progrès » et d'un « avenir radieux » (Spengler, les frères Jünger, Cioran)
- Sociologie fonctionnaliste (Durkheim, Mauss), démontrant l'illusion de la liberté individuelle par rapport à la société
- Démasquage du nihilisme de la modernité (Nietzsche, Heidegger)
- Relativisation du sujet humain (Nietzsche, Jünger)
- Découverte de l'intériorité et de l'intériorité chez l'homme (Mounier, Corbin, Bataille, Jambet)
- Théologie politique (Carl Schmitt, Giorgio Agamben)
Progressisme et censure du postmodernisme
Toutes ces tendances intellectuelles sont apparues avant le postmodernisme et ont existé indépendamment de lui. Chacune a apporté quelque chose d'essentiel au postmodernisme et, au fil du temps, a commencé à se développer dans son contexte, fusionnant à des degrés divers. Néanmoins, toutes les approches, leurs intersections et leurs points de dialogue, réels ou imaginaires, restent viables en dehors du paradigme postmoderniste.
Les penseurs postmodernistes s'y opposeront. Pour eux, toute interprétation non postmoderniste de ces mouvements a déjà été invalidée de manière préventive par le postmodernisme. En dehors du cadre postmoderne, ces traditions sont considérées comme purement archéologiques.
Le postmodernisme insiste sur le fait que ces disciplines et ces écoles sont devenues de simples objets au sein du sujet postmoderne, qui détient désormais un contrôle interprétatif absolu. Toutes ces lignes de pensée sont considérées comme dépassées, sublimées au sens hégélien, et donc dépouillées de leur droit souverain d'interprétation. Elles ne sont autorisées à exister qu'au sein du postmodernisme, selon ses règles. Prises isolément, elles ne sont pas simplement dépassées, mais toxiques lorsqu'elles sont coupées du contexte postmoderne.
Pourtant, toutes ces orientations sont apparues au tournant du 20ème siècle et représentent un tournant systémique au sein même de la modernité. Dans ces courants, la modernité est confrontée à sa crise la plus profonde, à son incohérence et à sa fin inévitable. Il est important de noter que cette confrontation s'est produite avant que le postmodernisme n'acquière ses caractéristiques définitives. Ces traditions ont nourri le postmodernisme, façonnant son climat intellectuel, son langage et son appareil conceptuel. Pourtant, au sein de la modernité, elles existaient dans un contexte différent, contrôlées par les « gardiens de l'orthodoxie » que le postmodernisme cherchait à l'origine à remettre en question. Tout comme la modernité a renversé le prémoderne sous la bannière de l'antidogmatisme, mais a rapidement érigé ses propres dogmes, et tout comme les régimes communistes ont pris le pouvoir en s'opposant à l'oppression pour ensuite instaurer une violence et un contrôle encore plus grands, le postmodernisme a rapidement pris un caractère exclusif et tyrannique.
Le paradoxe est le suivant : le postmodernisme élève le relativisme au rang de valeur universelle, puis défend cette « conquête » par les mesures mondialistes les plus dures et les plus absolutistes. La transgression passe de possibilité à impératif. Le pathologique devient normatif. Tout ce qui précède ce nouvel ordre est soumis à une exclusion impitoyable.
Un examen attentif des traditions susmentionnées révèle que si beaucoup se situent dans le cadre de la modernité, elles en soulignent également les lacunes. D'autres vont plus loin, décrivant la modernité comme un phénomène intrinsèquement sombre, déformé, nihiliste et erroné.
Que faut-il rejeter dans le postmodernisme ?
Identifions maintenant les caractéristiques du postmodernisme susceptibles d'être responsables de son virage totalitaire :
- Le progressisme, désormais paradoxal : le « progrès » signifie le démantèlement de la croyance en l'utopie et en l'avenir. On pourrait appeler cela le « progressisme noir » ou les « Lumières sombres » (Nick Land - portrait, ci-dessous).
- Le matérialisme, redéfini comme le summum de la doctrine postmoderniste, surpassant les matérialismes plus anciens et plus « idéalistes ». Un nouveau matérialisme « réel » doit être justifié (Deleuze, Kristeva).
- Le relativisme, qui rejette toutes les universalités, les taxonomies et les hiérarchies, alors même que le relativisme lui-même devient un dogme (Lyotard, Negri & Hardt).
- Le poststructuralisme, qui cherche à surmonter les limites du structuralisme, en particulier son incapacité à s'adapter au dynamisme historique et social (Foucault, Deleuze, Barthes).
- La critique radicale de la tradition, considérée (en particulier par Hobsbawm) comme une fiction bourgeoise, un narcotique pour le peuple. Cela efface toute ontologie souveraine de l'esprit.
- Le nouvel universalisme, défini par une décomposition ironique et une méfiance envers toute prétention unificatrice, qui déplace l'attention vers les fragments ontiques et l'hétérogénéité.
- La moralité de la libération totale, qui célèbre la transgression sans limites (Foucault, Deleuze, Guattari, Bataille - photo, ci-dessus).
- L'anti-essentialisme, une interprétation déformée du Dasein de Heidegger : l'essence est entièrement rejetée ; l'être devient pur devenir.
- L'abolition de l'identité, l'identité devenant transitoire, performative et moralement suspecte. Seul son dépassement est vertueux.
- La théorie du genre, imposant une relativisation radicale de l'identité de genre, d'âge et d'espèce (Kristeva, Haraway)
- La psychanalyse postmoderne, cherchant à démanteler les cartes structurelles de Freud et Lacan (Guattari)
- La haine de la hiérarchie, rejetant l'ordre vertical au profit des masses schizoïdes et des « parlements d'organes » (Latour)
- Le nihilisme, non plus un diagnostic mais une célébration du Néant — une volonté vers le Néant (Deleuze)
- L'abolition de l'événement, remplacée par le recyclage (Baudrillard)
- Le posthumanisme, dépassement de l'humain jugé trop traditionnel, promotion des hybrides, des cyborgs et des chimères (B.-H. Lévy, Haraway)
- Apologie des minorités, assimilant les cultures archaïques organiques à des sous-cultures artificielles et mécaniques ; promotion de communautés perverses et malades mentales en réseau.
- Le postmodernisme comme finalisation nihiliste de la modernité.
En y regardant de plus près, il apparaît clairement que le postmodernisme n'hérite pas simplement de la modernité, mais qu'il achève la trajectoire morale de l'ère moderne, la menant à sa conclusion logique. Cette liste de caractéristiques postmodernes ne reflète plus une relation conflictuelle avec la modernité, comme dans la liste précédente, mais montre plutôt une critique de la gauche: un regret que la modernité n'ait pas pleinement réalisé ses propres principes. Le postmodernisme propose désormais d'achever cette tâche. En ce sens, le postmodernisme se révèle être l'aboutissement de la modernité, la réalisation de son telos. Mais alors que la modernité a tenté son projet émancipateur dans le contexte de la société traditionnelle (le prémoderne), le postmodernisme commence par tenter de surmonter la modernité elle-même. D'où le caractère totalitaire et bolchevique des épistémologies postmodernistes, qui embrassent la terreur révolutionnaire comme une nécessité théorique. La modernité doit être abolie précisément parce qu'elle n'était pas suffisamment moderne, parce qu'elle a échoué dans sa mission. Toute la logique reproduit celle du marxisme: tout comme la bourgeoisie était une classe progressiste par rapport à la féodalité, mais devait être renversée par le prolétariat plus progressiste, la modernité est plus progressiste que la tradition, mais doit maintenant être dépassée par le postmodernisme. C'est une dialectique du dépassement vers la gauche.
Théorie critique implicite
Revenons maintenant sur les courants précédemment signalés comme intéressants. Une fois séparés du postmodernisme – et en particulier de ses caractéristiques inacceptables –, ils forment une constellation cohérente. Cette cohérence n'apparaît qu'après la déconstruction du postmodernisme lui-même. Le fait que ces mouvements intellectuels se soient développés indépendamment et avant le postmodernisme montre que nous avons affaire à un ensemble d'idées totalement différent et autonome. Ces théories reconnaissent toutes la crise fondamentale et décisive de la civilisation occidentale contemporaine (cf. René Guénon, La crise de la civilisation occidentale), tentent de localiser le moment historique de l'erreur décisive qui a conduit à la situation actuelle, identifient les tendances centrales du nihilisme et du déclin, et proposent diverses stratégies de sortie, allant de la correction de cap à la révolte ouverte ou à la révolution conservatrice.
L'accent qu'elles mettent sur le nihilisme de la modernité occidentale, en particulier ses phases purement négatives au 20ème siècle, les relie au postmodernisme et permet un certain degré d'intégration. Mais à y regarder de plus près, ces mouvements peuvent être harmonisés – bien que de manière relative – à travers une trajectoire sémantique complètement différente. Ils visent à libérer la modernité précisément des aspects que le postmodernisme a consacrés.
En d'autres termes, la culture intellectuelle du 20ème siècle a atteint un point de bifurcation. Sa critique commune de la civilisation occidentale – sa philosophie, sa science, sa politique et sa culture – s'est scindée en deux courants principaux :
- Le postmodernisme, qui revendique explicitement la souveraineté interprétative et axiologique et affirme sa légitimité exclusive.
- Un deuxième phénomène qui n'a pas de nom — expulsé, fragmenté et remodelé par le postmodernisme lui-même.
L'absence de nom, d'unité structurelle ou de consolidation institutionnelle de ce deuxième courant — ainsi que son acceptation d'une existence isolée et son accent sur des questions localisées et sectorielles — nous a jusqu'à présent empêchés de le traiter comme une formation intellectuelle cohérente.
La seule véritable tentative d'unifier ces différents courants a été faite au sein de la Nouvelle Droite française. Elle y est parvenue en partie, mais son mouvement intellectuel a été entaché par des étiquettes marginalisantes et un cadrage déformé. Ainsi, le phénomène que nous appelons « postmodernisme alternatif » ou « non-postmodernisme » reste sans nom, sans structure et sans forme institutionnelle.
Cela ne signifie toutefois pas que nous devions rejeter cette branche de la pensée critique comme éphémère ou accepter les prétentions hégémoniques du postmodernisme. Nous pouvons interpréter la somme de ces vecteurs intellectuels comme une vision du monde cohérente, bien qu'implicite. Cela devient évident dès lors que l'on adopte le point de vue d'une histoire alternative des idées. L'histoire ne garantit pas que les vainqueurs – qu'il s'agisse de guerres, de conflits religieux, d'élections, de révolutions ou de batailles philosophiques – soient nécessairement alignés sur la vérité, le bien ou la justice. Les résultats varient. Nous pouvons appliquer ce principe de la même manière au postmodernisme et à son alternative: l'alt-postmodernisme.
Phénoménologie
La phénoménologie est importante car elle affirme la primauté du sujet, sa souveraineté ontologique. Cela brise les axiomes matérialistes de la modernité, plaçant l'objet de l'intentionnalité dans le processus même de la pensée et de la perception. Le terme même d'intentio, qui signifie « être dirigé vers quelque chose », implique l'intériorité. Franz Brentano, le fondateur de la phénoménologie, a tiré cette idée de la scolastique européenne, en particulier de l'aristotélisme radical au sein de l'ordre bénédictin (par exemple, Friedrich von Freiberg et les mystiques rhénans), qui mettaient l'accent sur l'immanence de l'intellect actif dans l'âme humaine. La thèse de Brentano portait sur la doctrine aristotélicienne de l'intellect actif. Bien que développée par la suite par Husserl et portée à des sommets métaphysiques par Heidegger, la phénoménologie révèle un style de pensée prémoderne qui transcende le nominalisme, le matérialisme et l'atomisme. Elle dépasse ainsi la modernité tout en faisant écho à la pensée classique et médiévale.
Structuralisme
Le structuralisme est séduisant car il rétablit la priorité du langage — à nouveau, le domaine du sujet — sur la réalité non linguistique. Cela renverse la foi du positivisme dans les objets réels et leurs faits atomiques. Bien que révolutionnaire en linguistique, en logique et en philologie, cette vision reflète la vénération de la société traditionnelle pour le Logos, pour l'ontologie du langage et de la raison. Bien que l'affirmation d'une ontologie textuelle souveraine puisse sembler grotesque, dans le contexte positiviste — conscient ou inconscient —, elle ravive les attitudes pré-nominalistes et réalistes. Le débat médiéval sur les universaux opposait essentiellement ceux qui affirmaient l'ontologie autonome des noms (réalistes et idéalistes) aux nominalistes qui la niaient.
Ainsi, le structuralisme, bien que né dans un contexte philosophique et culturel différent, fait écho au réalisme et à l'idéalisme ainsi qu'à la pensée prémoderne.
De plus, si l'on considère les liens entre les principaux structuralistes — tels que Trubetzkoy et Jakobson, fondateurs de la phonologie — et le mouvement eurasien, ainsi que les tendances traditionalistes dans les travaux de Dumézil sur l'idéologie tripartite indo-européenne et les parallèles entre Propp, Greimas et les visions sacrées du monde, ce lien s'approfondit considérablement.
Réhabilitation des sociétés archaïques
L'étude rigoureuse et impartiale des sociétés archaïques, fondée sur les mythes et les croyances, a réfuté les conclusions superficielles et souvent erronées de l'anthropologie progressiste et évolutionniste. Elle a révélé de nouvelles perspectives sur la culture qui, comme l'ont souligné Franz Boas et son école, doit être comprise selon ses propres termes, avec sa sémantique et son ontologie intactes.
Cela conduit à l'affirmation du pluralisme culturel et à un noyau minimal de propriétés que l'on pourrait qualifier d'universelles. Les systèmes d'échange, bien qu'universels dans leur fonction, prennent des formes distinctes dans différentes sociétés et façonnent leurs horizons ontologiques et épistémologiques.
Le sacré
La redécouverte du sacré en tant que phénomène distinct s'est produite simultanément en sociologie, en religion comparée et en philosophie traditionaliste. Les traditionalistes ont embrassé le sacré, considérant sa perte dans la civilisation moderne comme un signe de décadence. La sociologie s'est limitée à la description, tandis que la religion comparée — et certaines branches de la psychanalyse, notamment Jung — ont démontré la présence durable de modèles sacrés même dans les sociétés rationalistes et matérialistes.
Le postmodernisme n'aborde le sacré que pour intensifier sa critique de la modernité, qu'il accuse de ne pas avoir réalisé ses propres idéaux. Plutôt que de désenchanter le monde (comme l'affirmait Max Weber), la modernité a simplement généré de nouvelles mythologies. Le postmodernisme ne réhabilite pas le mythe; il cherche à l'éradiquer de manière encore plus fondamentale que les Lumières. Ce programme est étranger aux sociologues, aux comparatistes, aux pragmatistes (comme William James) et aux traditionalistes. Le sacré peut donc être étudié indépendamment des objectifs postmodernistes.
Philosophie du Dasein
La philosophie de Heidegger constitue un vaste champ d'idées autonome. Son projet d'un nouveau départ pour la philosophie n'a rien de commun avec les fondements du postmodernisme. Ce qui a atteint le postmodernisme, ce sont les échos de Heidegger à travers des lectures sélectives et déformées des existentialistes français (Sartre, Camus, etc.), qui ont ensuite été déformées dans le discours postmoderniste.
Le concept de rhizome de Deleuze peut faire vaguement écho au Dasein de Heidegger, mais la ressemblance est superficielle — plus proche d'une parodie matérialiste que d'une continuation fidèle.
Psychanalyse
À l'instar de la pensée de Heidegger, la psychanalyse dépasse largement le postmodernisme. Sa plus grande valeur réside dans son affirmation d'une ontologie autonome de la psyché — en particulier de l'inconscient — dont la signification ne découle pas de la subjectivité rationnelle, mais de mécanismes oniriques complexes. La psychanalyse ne doit pas se limiter à une seule école — orthodoxie freudienne, théorie jungienne ou modèles lacanien. L'Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari et la psychanalyse féministe sont des variantes marginales qui, malgré les tentatives postmodernistes, n'annulent pas les autres cadres interprétatifs. À bien des égards, la psychanalyse fait revivre le mythe et les structures sacrées, en particulier dans la tradition jungienne, ce qui la rapproche du traditionalisme et de la critique anti-rationaliste. Les séminaires d'Eranos illustrent ces intersections.
Déconstruction
La déconstruction de Derrida est une extension de la destruction philosophique de Heidegger, telle qu'introduite dans L'Être et le temps. Heidegger entendait par là le placement d'une école, d'une théorie ou d'une terminologie dans une structure philosophico-historique, à savoir l'oubli progressif de l'Être, aboutissant à la suppression de la question ontologique (ontologische Differenz). La déconstruction peut être utilisée dans toutes les disciplines pour restaurer des positions fondamentales, à l'instar de l'idée de « jeux de langage » de Wittgenstein. Elle implique une analyse sémantique précise : retracer les concepts et les récits depuis leur origine, à travers leurs changements et leurs distorsions. Le modèle de Heidegger est très utile, mais il n'est pas le seul.
Analyse des mythes
L'étude des mythes en tant que scripts durables reliant des images, des figures et des événements révèle des schémas communs à différentes époques et cultures. Si la déconstruction recherche le noyau originel des systèmes de connaissance, l'analyse des mythes (par exemple, Gilbert Durand) identifie les schémas récurrents et les algorithmes de la conscience culturelle.
Parfois, l'analyse des mythes recoupe la psychanalyse jungienne ; d'autres fois, elle éclaire la sociologie, l'anthropologie, les sciences politiques et la théorie culturelle.
Antiracisme différentialiste
La critique de l'ethnocentrisme et des hiérarchies culturelles ne doit pas reposer sur un individualisme extrême ou sur la validation globale des minorités. La pluralité culturelle est une loi sémantico-génétique: le sens n'apparaît qu'au sein d'une culture, et chaque culture a ses propres normes. Les sociétés doivent être comprises selon leurs propres termes.
Cela conduit à un différentialisme sans hiérarchie. L'impératif moral libéral d'émanciper les individus des identités collectives sape l'unité culturelle. L'antiracisme différentialiste se contente d'affirmer la réalité de la différence, sans appliquer aucune mesure « transcendantale » de valeur.
Cette lecture de Boas et Lévi-Strauss (photo) a été adoptée par les eurasianistes russes et la Nouvelle Droite française, mais elle peut s'étendre bien au-delà de ces cadres.
Critique de la vision scientifique du monde
Les critiques postmodernes de la science — Foucault, Latour, Feyerabend — peuvent être explorées indépendamment. Ces critiques rappellent la critique de Husserl à l'égard des sciences européennes, qui appartient à la phénoménologie et constitue une tradition distincte. Nous devons également revisiter les modèles scientifiques prémodernes, comme l'ontologie aristotélicienne et l'hermétisme.
Le postmodernisme évite tout cela. Ses critiques proviennent de théories récentes — relativité, mécanique quantique, théorie des cordes — sans s'engager dans les sciences sacrées du passé. Mais une synthèse entre la critique scientifique et la science sacrée pourrait donner naissance à une vision radicalement nouvelle. En dehors du postmodernisme, rien ne s'y oppose.
Les critiques du rationalisme, du dualisme cartésien et de la mécanique newtonienne pointent vers des concepts plus raffinés de l'esprit et de la réalité, réhabilitant le Nous de Platon et l'« intellect actif » d'Aristote. À partir de là, on pourrait reconstruire de nouvelles ontologies scientifiques inspirées de l'Antiquité et du Moyen Âge.
Critique de la modernité
Les critiques postmodernes de la modernité reflètent largement la critique du capitalisme par Marx. Marx dénonçait le capitalisme comme une abomination, tout en reconnaissant sa nécessité historique et son rôle progressiste par rapport aux systèmes antérieurs. Sur cette base, il établissait une distinction stricte entre les critiques issues d'une perspective post-capitaliste (comme la sienne) et celles qui rejetaient le capitalisme dans son ensemble, y compris sa nécessité et son utilité. Parmi ces derniers figuraient les conservateurs et les socialistes agraires comme Ferdinand Lassalle et les narodniki russes.
De même, les postmodernistes condamnent la modernité comme une catastrophe, tout en embrassant sa moralité et ses objectifs émancipateurs, qu'ils affirment qu'elle n'a pas réussi à réaliser. Cette critique, bien que souvent juste, partage le défaut du marxisme: elle surestime la nécessité de la modernité en tant que destin, plutôt que de la considérer comme un choix historique. On peut choisir la modernité — ou autre chose, comme la tradition. Les véritables opposants à la modernité sont prêts à s'allier à tous ses détracteurs.
Les critiques les plus virulentes viennent des traditionalistes: le philosophe français René Alleau qualifiait René Guénon de révolutionnaire plus radical que Marx. Lorsque des critiques comme André Gide, Antonin Artaud, Georges Bataille, Ezra Pound ou T. S. Eliot s'alignent sérieusement sur les positions de Guénon et d'Evola, leurs arguments gagnent en force. Sinon, ils restent prisonniers du mal même qu'ils combattent.
Pessimisme envers la civilisation occidentale
Il en va de même pour le pessimisme envers la civilisation occidentale contemporaine. Elle a été critiquée par la gauche — Bergson, Sartre, Marcuse — et par la droite — Nietzsche, Spengler, les frères Jünger et Cioran. Ces camps ont beaucoup en commun, surtout lorsque leurs critiques s'étendent vers l'avenir tout en s'inspirant du passé. Pourtant, considérer cette civilisation comme autre chose que pathologique, déviante ou, au pire, comme une grande parodie ou le royaume de l'Antéchrist, c'est accepter sa logique interne et sa légitimité.
En dehors du postmodernisme, le dialogue entre les critiques de gauche et de droite restait possible, bien que difficile. Le postmodernisme a complètement fermé cet espace.
La pertinence de la sociologie
En tant que discipline née à la fin de la modernité, la sociologie conserve une vision approfondie des relations entre la société et l'individu, en particulier de la primauté du social. Durkheim (portrait, ci-dessus) appelait cela le « fonctionnalisme »: les individus ne sont pas façonnés par leur moi autonome, mais par un réseau de rôles sociaux, de masques et de fonctions.
De ce principe fondamental, de nombreuses conclusions peuvent être tirées. Des penseurs tels que Tönnies, Sombart, Sorokin, Pareto et Dumont ont montré qu'il n'existe pas de modèle de développement unique ni de règle universelle régissant la société. Les sociétés connaissent des cycles, des déclins, des renaissances, mais aucune progression linéaire. Ainsi, le rêve de la morale libérale de libérer l'individu de l'identité collective s'effondre. La vision libérale de l'histoire comme une émancipation constante est un mythe. La sociologie démasque bon nombre des idées dominantes de la modernité comme de simples « mythes du droit » (cf. Georges Sorel), des fictions instrumentales utilisées par les élites au pouvoir.
La sociologie expose le progrès comme un préjugé infondé (cf. Pitirim Sorokin). Le postmodernisme ne s'inspire de la sociologie que pour concevoir de nouvelles formes de libération et des stratégies exotiques : transgression, fluidité des genres, formations schizoïdes de masse (Deleuze/Guattari), langages privés (Barthes, Sollers) et fragmentation du soi en unités sous-individuelles — « parlement des organes » (Latour) ou « usine de micro-désirs » (Deleuze).
Au-delà de cela, la sociologie conserve son pouvoir herméneutique, rétablissant le statut ontologique du collectif (holisme) et centrant non pas l'individu isolé, mais la personne (persona).
Nihilisme
Le nihilisme dans la société occidentale a été identifié bien avant le postmodernisme. Nietzsche l'a exploré en profondeur ; Heidegger a construit toute une ontologie autour de lui. Pour Heidegger, la philosophie était une recherche de voies pour sortir du labyrinthe nihiliste. Il traitait la question du Néant avec le plus grand sérieux.
Les postmodernistes ont revendiqué le monopole du nihilisme, le banalisant en ironie. Deleuze a rebaptisé la « volonté de rien » moteur culturel du postmodernisme. Ainsi, ils ont apporté une réponse facile avant même de comprendre la question. Le nihilisme postmoderniste ressemble souvent à de la moquerie ou à de l'art performatif, et non à de la philosophie. Les tentatives visant à élever cela au rang d'épistémologie — via la non-philosophie de Laruelle ou le nihilisme transcendantal de Ray Brassier — transforment un échec de la pensée en dogme.
Le nihilisme exige toujours une réflexion sérieuse — et peut-être un dépassement radical. Nietzsche appelait l'Übermensch « le vainqueur de Dieu et du Néant ». L'ouvrage d'Evola, Chevaucher le Tigre, analyse cette tâche en profondeur.
La relativisation de l'homme
À la suite de l'appel de Nietzsche à « déshumaniser l'Être », de nombreux penseurs du 20ème siècle ont remis en question la centralité de l'homme. Ortega y Gasset a décrit la déshumanisation de l'art. Ernst Jünger a examiné comment les systèmes technocratiques ont supplanté la nature humaine.
Cette préoccupation a conduit à divers domaines : l'éthologie de Konrad Lorenz, la théorie de l'Umwelt de Jakob von Uexküll, la critique de la technologie de Friedrich Georg Jünger, l'« écologie de l'esprit » de Gregory Bateson.
Le postmodernisme, cependant, a glorifié la mutation, appelant à des êtres hybrides biomécaniques et dénonçant tout essentialisme. Sa guerre contre l'anthropocentrisme s'est transformée en un projet complet visant à effacer l'homme en tant qu'espèce. Les futurologues comme Harari et Kurzweil louent cela dans leurs visions de la singularité.
La dimension intérieure
La redécouverte de l'intériorité, bien que résumée par Bataille dans son ouvrage L'expérience intérieure, n'est pas née avec la modernité. Saint Paul a écrit sur « l'homme intérieur ». Les religions traditionnelles sont centrées sur l'âme. La modernité, fondée sur le matérialisme et l'évolutionnisme, a effacé cette dimension, modelant un homme sans âme.
Le fait que les artistes d'avant-garde et les surréalistes aient découvert « l'homme intérieur » dans leur crise de la modernité n'en fait pas une invention du 20ème siècle. Des traditionalistes comme Evola et Guénon ont proposé des descriptions métaphysiques détaillées de la subjectivité radicale. Les personnalistes (après Mounier) ont développé cette idée. Corbin et ses élèves (Jambet, Lardreau, Lory) ont élevé la figure de l'Ange, un thème repris par Rilke et Heidegger.
Dans le postmodernisme, cette dimension est marginale. Les réalistes critiques rejettent tout repli sur soi, à moins qu'il ne s'agisse d'un repli sur l'intérieur des choses, séparé du Dasein (cf. Graham Harman).
En dehors du postmodernisme, le sujet radical reste une préoccupation philosophique centrale.
Théologie politique
Carl Schmitt a formulé la théologie politique comme une théorie du politique. Le fait que des penseurs postmodernistes (Taubes, Mouffe, Agamben) aient adapté Schmitt ne change rien à son autonomie. Des concepts tels que « vie nue » et « katechon négatif » sont dérivés des idées de Schmitt.
La théologie politique s'appréhende mieux dans le cadre de la philosophie intégrale de Schmitt, qui était profondément conservatrice et hostile à la modernité.
Postmodernisme alternatif et traditionalisme
Cette analyse préliminaire ouvre une voie pour l'avenir.
Le postmodernisme a déformé le paysage philosophique, revendiquant l'héritage intellectuel de l'humanité. Pourtant, si nous le rejetons en bloc, nous risquons de retomber dans des positions prémodernes déjà dépassées – et habilement démantelées – par le postmodernisme. De plus, en rejetant entièrement le postmodernisme, nous rejetons également les courants critiques qu'il s'est appropriés. L'engagement superficiel du postmodernisme envers le sacré et d'autres éléments positifs menace de discréditer les structures prémodernes par association.
Un retour direct à la Tradition, ignorant l'empreinte profonde laissée par la modernité et le postmodernisme, est impossible. Un mur sémantique nous sépare du prémoderne. Les rayons de la Tradition authentique s'estompent ou sont déformés au point d'être méconnaissables.
Pour atteindre la Tradition, il faut passer par la modernité et le postmodernisme. Sinon, on reste prisonnier de son propre champ épistémique.
Ainsi, le phénomène que nous appelons « postmodernisme alternatif » revêt une importance fondamentale. Il ne peut être contourné. Son noyau doit être le traditionalisme et la critique radicale de la modernité. Mais sans un dialogue vivant avec la pensée contemporaine, le traditionalisme se décompose en une secte sans vie. Le postmodernisme alternatif revitalise sa puissance intérieure.
Cela a déjà été tenté par Julius Evola, qui s'est engagé dans les défis de son temps — philosophiques, politiques, scientifiques — en s'écartant sans crainte de l'orthodoxie lorsque cela était nécessaire. Nous devons faire de même.
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mercredi, 06 août 2025
Quelques aspects du nihilisme
Quelques aspects du nihilisme
(notes de lecture d'un essai de Heidegger – le début - : « Le mot de Nietzsche « Dieu est mort », avec quelques commentaires de ma part – tout ce qui est entre crochets)
Claude Bourrinet
Source: https://www.facebook.com/profile.php?id=100002364487528
Le supra-sensible n'est plus que le produit inconsistant du sensible.
[C'est sans doute vrai à partir du romantisme allemand. En France, c'est évident chez Chateaubriand, Ballanche : le récit biblique, surtout évangéliste, devient un compartiment (lyrique, épique, élégiaque, tragique, merveilleux) de la littérature.]
Mais en dépréciant ainsi son contraire, le sensible s'est renié lui-même en son essence. La destitution du supra-sensible supprime également le purement sensible et, par là, la différence entre les deux.
[Notions difficiles à comprendre au XXIe siècle (ou au XXe). Au moyen âge, on vivait dans le supra-sensible : la plupart des agissements, comportements (le « riche » qui lègue TOUTE sa fortune aux pauvres, à l'article de sa mort, aux dépens de ses héritiers, par exemple, ou bien le noble sans pitié, un brin boucher sanguinaire, qui, d'un coup, se « convertit », et devient un saint pacifique, ou bien des miséreux de tous âges et de tous sexes qui, du jour au lendemain, s'ébranlent, et courent pathétiquement à la quête du salut et de la Jérusalem céleste, ou bien l'aristocrate qui s'arme, porte croix sur sa tunique, et s'empresse d'aller mourir en terre sainte, après avoir sacrifié une grande partie de son patrimoine...), la plupart des pensées et des rêves de cette époque n'étaient pas de ce monde, comme disait Jésus. Le « sensible » n'était qu'une ombre (mais grave, sérieuse, là où se jouait le salut), presque inexistence par rapport au grand Soleil de Dieu (ou à la nuit terrible de la damnation). Rabattre le « suprasensible » - qui ne serait alors qu'une idée, un vague sentiment, du genre « Il y a quand même quelque chose »... -, ou même un espoir – par exemple celui de revoir après la mort des chers disparus, ou tout simplement de persister dans son individualité, sans trop y croire, du reste, les statistiques de sondages le montrent – c'est faire disparaître le sensible, qui n'existe que parce qu'il est l'affirmation d'une existence homogène face à l'infini, le fini dont la condensation d'existence ne prend consistance que par rapport au mystère de la mort. Enlevez le poids du choix, de l'enjeu d'une vie, qui ne saurait se suffire à elle-même, ballottée dans un océan de stimulations dérisoires, vous anéantissez l'existence. Du reste, il ne s'agit pas là seulement des religions du « salut », issues par exemple du judaïsme, mais aussi de toute Weltanschauung induite par les sociétés qu'on appelle « traditionnelles », où le supra-sensible est la « vraie vie », laquelle conduit la vie « terrestre », ontologiquement infiniment moindre. Le « suprasensible », qu’il est difficile, voire impossible d’« imaginer » - faire image -, ou de « vivre », nous est aussi étranger, étrange, que, selon Hegel, un Grec antique pour nous, qui aurait un être-au-monde aussi différent du nôtre que l’est celle d’un chien. La question n’est pas de savoir si nous sommes capables d’avoir l’intuition, ou une connaissance abstraite – donc fausse – de la structure mentale de peuples disséminés dans le temps et l’espace : Grecs et Romains antiques, Amérindiens, Nomades des steppes de l’Eurasie, Nippons du Japon ancien, « Sauvages » d’Amazonie etc, pour qui chaque seconde, chaque lieu de l’existence, dépendait d’un dieu, d’un esprit, d’une force surnaturelle – mais si cette représentation est adéquate. On ne peut connaître que ce dont on a l’expérience. Un cardinal de Richelieu ou un général Franco sont plus proches du trader des officines financières de New York, que d’un anachorète de Thébaïde. Nous sommes le jouet des mots, qui subsument des réalités radicalement dissemblables. Spengler, d’ailleurs, ne cesse de souligner cette tare optique. Il suffit de tenter (vainement, en vérité) d’« entrer » vraiment dans le monde (au sens phénoménologique et mental) par exemple d’un Spartiate pour avoir une petite idée – certes passablement erronée, fondamentalement – de ce qui nous sépare de lui. Et se référer à sa vision du monde est l’une des grosses bêtises de notre époque : le sens des mots et les perspectives (les « vérités ») du monde glissent comme des plaques tectoniques, et subissent des ruptures définitives, comme notre croûte terrestre : nous parlons d’autrui, mais nous ne cessons de palabrer que sur nous-mêmes. Dans notre monde, chrétiens et athées, agnostiques comme « païens », indifférentistes comme fanatiques, se conduisent et réagissent en fonction d’un univers technique, totalement technoscientifique, et en tant que sujets économiques, producteurs, employés, salariés, et consommateurs.]
Cette destitution aboutit ainsi à un « ni... ni... », quant à la distinction du sensible (αἰσθητικός) et du non-sensible (νοητέον) ; elle aboutit à l'in-sensible, c'est-à-dire à l'in-sensé.
Elle n'en reste pas moins la condition aussi impensée qu'indispensable de toutes les tentatives qui essayent d'échapper à cette perte de sens par un pur et simple octroi de sens.
[Réagissant à l'angoisse suscitée par la perte de sens, due à l'évanouissement du supra-sensible, rendant vain le monde du sensible, le volontarisme le plus évident pousse à octroyer au sensible ce surplus d'âme, qu'on appelle les « valeurs », sans s'apercevoir que la disparition réelle, effective, dans la vie intime, aux racines du monde, du supra-sensible, transforme ces effets rhétoriques en théâtre, en scènes d'opéra, en coups d'épée dans l'eau : on ne saurait sans ridicule mimer le tragique. La religion (cf. « relier ») s'apparente alors à de la bouffonnerie (voir les Évangélistes américains) ou à des simulacres creux (d'où la désaffection des offices religieux), ou bien à des transformations cyniques versant dans le management du marché « spirituel ». Ajoutons les tentatives pathétiques de pourvoir à l'assèchement des relations humaines par l'humanitarisme laïque, pleurnichard et venteux, qui n’empêche nullement les atrocités, et qui même, parfois, les cautionne.]
DIEU EST MORT (troisième volume du Gai Savoir, 1882)
[phrase de Jean-Paul Richter, reprise, par intermittence, par Vigny et Nerval. Vigny et Nerval, à la suite de Ballanche, reprennent le principe de la palingénésie, c’est-à-dire de la métamorphose, de la transformation évolutive (dans le sens du progrès, pour Ballanche) du Divin, que ce dernier fût incarné par tel ou tel Dieu, ce n’est pas l’essentiel. Or, au moment du romantisme désenchanté, après 1830, on a le sentiment qu’il soit possible que la fin des transformations a lieu : Dieu serait mort. Il n’existerait plus de Divin. Nerval va chercher la vraie vie dans le rêve. Voir aussi Pascal, au XVIIe siècle, qui rappelle la phrase de Plutarque (Pensée, 695) : « Le grand Pan est mort. »]
[…] le mot de Nietzsche nomme la destinée de vingt siècles d’Histoire occidentale. [Pour Heidegger, la « mort de Dieu » est contenue dans le devenir de la métaphysique platonicienne, et dans le christianisme.]
[…] les noms de « Dieu » et de « Dieu chrétien » sont utilisés, dans la pensée nietzschéenne, pour désigner le monde suprasensible en général.
Ainsi le mot « Dieu est mort » signifie : le monde suprasensible est sans pouvoir efficient.
Ainsi le mot « Dieu est mort » constate qu’un néant commence à s’étendre.
Il ne suffit pas de se réclamer de sa foi chrétienne ou d’une quelconque conviction métaphysique pour être en dehors du nihilisme. Inversement, celui qui médite sur le néant et son essence n’est pas nécessairement un nihiliste.
Le nihilisme est un mouvement historial [ne pas confondre avec « historique], et non pas l’opinion ou la doctrine de telle ou telle personne. Le nihilisme meut l’Histoire à la manière d’un processus fondamental à peine reconnu dans la destinée des peuples de l’Occident. Le nihilisme n’est donc pas un phénomène historique parmi d’autres, ou bien un courant spirituel qui, à l’intérieur de l’histoire occidentale, se rencontrerait à côté d’autres courants spirituels, comme le christianisme, l’humanisme ou l’époque des lumières.
Le nihilisme est bien plutôt, pensé en son essence, le mouvement fondamental de l’Histoire de l’Occident [C’est pourquoi invoquer la « perte des valeurs » à partit de mai 68 relève de la vacuité intellectuelle la plus profonde]. Il manifeste une telle importance de profondeur que son déploiement ne saurait entraîner autre chose que des catastrophes mondiales. Le nihilisme est, dans l’histoire du monde, le mouvement qui précipite les peuples de la terre dans la sphère de puissance des Temps Modernes.
[…] il n’est pas seulement un phénomène de notre siècle, ni même du XIXe siècle... »
Le nihilisme n’est pas non plus le produit de certaines nations. Quant à ceux qui s’en croient exempts, ils risquent fort d’être ceux qui le développent le plus intensément. [Que les nietzschéens bottés en prennent de la graine!].
Le discours du forcené nous dit précisément que le mot « Dieu est mort » n’a rien à voir avec la trivialité banale des opinions de ceux qui « ne croient pas en Dieu ». Car ceux qui ne sont, de cette manière, que des incroyants, ceux-là ne sont pas encore atteints par le nihilisme en tant que destination de leur propre Histoire.
Dans « Dieu est mort », le terme Dieu, pensé selon l’essence, entend le monde suprasensible des idéaux qui renferment, par-dessus la vie terrestre, le but de cette vie, la déterminant ainsi d’en haut et, en quelque sorte, du dehors.
La Métaphysique est le lieu historial dans lequel cela même devient destin, que les Idées, Dieu, l’Impératif Moral, le Progrès, le Bonheur pour tous, la Culture et la Civilisation perdent successivement leur pouvoir constructif pour tomber finalement dans la nihilité. Ce déclin essentiel du suprasensible, nous l’appelons sa décomposition (Verwesung). Ainsi l’incroyance en tant qu’apostasie du dogme chrétien n’est donc jamais le fondement ou l’essence du nihilisme, mais toujours sa conséquence ; car il se pourrait bien que le christianisme lui-même fût déjà une conséquence et une forme du nihilisme.
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mercredi, 30 juillet 2025
Armin Mohler et la fidélité à un «style» différent
Armin Mohler et la fidélité à un «style» différent
Le style est incarné par ceux qui ont éprouvé en eux-mêmes, dans leur intimité la plus profonde, la faiblesse mortelle de tout mythe ou valeur illuministe, rationaliste et démocratique.
par Matteo Romano
Source: https://www.barbadillo.it/123176-armin-mohler-e-la-fedelt...
« On est plus fidèle à un style qu’à des idées », écrivait Drieu La Rochelle, et sans aucun doute, on peut dire que c’est là le fil conducteur du court mais dense essai du philosophe et représentant de la Nouvelle Droite, Armin Mohler, intitulé Le style fasciste (éd. it.: Settimo Sigillo, 1987). Mohler, chercheur sur la révolution conservatrice allemande, qui fut déjà secrétaire d’Ernst Jünger durant l’après-guerre et correspondant d’Evola, est, comme nous l'avons déjà mentionné, surtout connu pour le dialogue qu'il a engagé avec la Nouvelle Droite et pour sa virulente critique du libéralisme.
Dans cet opuscule, Mohler, à travers une description physiognomique de ce qu’il considère être « Le Style » – l’attitude du « fasciste » – tente d’identifier le noyau essentiel de cette expérience historique, politique et sociale. Le contexte, dans lequel ce court essai s’inscrit, peut être repéré dans un débat de l’époque entre plusieurs intellectuels de la nouvelle droite française, un débat basé sur l’ancien débat médiéval entre nominalisme et universalité ; ce débat avait été principalement alimenté par des articles et des publications dans la revue Nouvelle École, souvent signés par Mohler lui-même ou par Alain de Benoist. Ce sujet a également été repris plus tard par Aleksander Douguine, qui, dans la vision « nominaliste », voit la racine de l’individualisme libéral moderne.
Pour Mohler, cependant, une vision qui recentre l’individualité et sa valeur existentielle (et que l’on pourrait qualifier de nominaliste) est précisément ce qui permet de récupérer le sens le plus authentique et aussi le plus brut de la vie, seul capable d’opérer une rénovation cathartique en dehors de toute conception vide de l’homme, abstraite, universelle et niveleuse. Ce fondement est celui du libéralisme moderne et de ses diverses formes d’internationalisme. Il en découle, pour revenir à notre étude, que l’approche choisie par Mohler pour définir « ce qui est fasciste » sera (justement, ajoutons-nous) essentiellement pré-politique, pré-dogmatique. Il suit ainsi la voie tracée par d’autres chercheurs qui se sont penchés sur le phénomène, comme Giorgio Locchi dans L’essence du fascisme.
Mohler écrit : « En résumé, disons que les fascistes n’éprouvent en réalité aucun problème à s’adapter aux incohérences de la théorie, car ils se comprennent entre eux selon une voie plus directe: celle du style. » Et encore, en référence au discours de Gottfried Benn lors de la visite de Marinetti en Allemagne hitlérienne en 1934, Mohler écrit : « Le style dépasse la foi, la forme vient avant l’idée. »
Pour Mohler, donc, le fasciste n’est pas tel parce qu’il adhère à un schéma idéologique, dogmatique ou politique. Il l’est parce qu’il a éprouvé en lui, dans sa plus profonde intimité, la faiblesse mortelle de tout mythe ou valeur dérivée des Lumières, illuministe (dit-on en Italie, ndt), rationaliste et démocratique. Tout cela implose devant les guerres, les révolutions, les crises économiques et sociales. Mais le fasciste y répond en recueillant ce qu’il y a de positif dans chaque crise, et devient porteur d’une volonté créatrice qui réaffirme les valeurs de l’esprit, de l’héroïsme et de la volonté sur la vie.
Mohler cite Jünger : « Notre espoir repose sur les jeunes qui souffrent de fièvre, parce que la purulence verte du dégoût les consume. » Pour l’auteur, cela traduit « la nostalgie d’une autre forme de vie, plus dense, plus réelle. » Une vie plus dense, car plus complète, passant par une tragédie existentielle nue et renouvelante. Mohler parle d’un mélange entre « anarchie » et « style », entre destruction et renouveau. Et c’est justement cette mortification héroïque qui mène à une reconnexion avec la racine originelle et unitaire de la réalité et de la vie de l’individu : dans laquelle l’opposition entre vie et mort est dépassée dans une indifférence intérieure. Le renouveau, que le fasciste ressent en lui, à condition d’avoir pris pour tâche « la nécessité de mourir constamment, jour et nuit, dans la solitude ». Ce n’est qu’à ce moment-là, arrivé au point zéro de toute valeur (ce n’est pas un hasard si un chapitre est intitulé « Le point zéro magique »), puisant dans des forces plus profondes, façonné de manière virtuose par un style « non théâtral, d’une froideur imposante vers laquelle orienter l’Europe », qu’il pourra témoigner de la naissance d’une nouvelle hiérarchie. Un style objectif, froid et impersonnel.
Et c’est précisément cette attitude que Mohler retrouve chez l’homme et dans le « style fasciste », car en lui, selon l’auteur, l’individualité et son expérience sont placées au centre. Alors que ce qui caractérise le plus le national-socialiste, c’est son accent mis davantage sur le « peuple », sur la « Volksgemeinschaft » et sur la rébellion sociale, ce qui le distingue encore plus de ce que Mohler appelle « l’étatiste », c’est son admiration pour ce qui fonctionne, pour ce qui n’est pas arbitraire, pour ce qui est bien intégré dans la structure d’un État parfois asphyxiant, qui ne lui permet pas de vivre tout le « tragique » propre au fasciste. Bien que les trois « types » aient pu se croiser dans l’histoire, Mohler souhaite ici, sur un plan théorique, souligner la caractéristique spécifique de ce qu’il qualifie d’« homme fasciste ».
Il s’agit de la nécessité primordiale d’un besoin d’affirmation existentielle, qui, selon Mohler, explique pourquoi le fascisme « manque d’un système préconçu, qui explique tout dogmatiquement et de façon livresque ». Dans ce caractère immanent, intime, individuel de la révolution que le fasciste accomplit avant tout, et qui l’anime, se manifeste une attitude intérieure, un comportement, ainsi qu’une dignité et une noblesse particulières, que l’on n’atteint qu’à travers une catharsis intérieure.
En conclusion, on peut dire que si l’interprétation de Mohler peut paraître, à certains points, forcée, elle a le mérite de ne pas réduire l’expérience et le phénomène en question à quelque chose d’accidentel, de contingent ou de relégué à une appartenance partisane, à une doctrine politique ou économique. Au contraire, elle le place à un niveau plus profond et constitutif, c’est-à-dire dans ce qui, chez l’individu, est en communication avec la sphère de l’être.
11:37 Publié dans Nouvelle Droite, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, fascisme, nouvelle droite, armin mohler, révolution conservatrice | |
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dimanche, 27 juillet 2025
Quand, derrière la Personne, il n'y a personne
13:24 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, personne | |
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mercredi, 23 juillet 2025
« La destra e lo Stato » (La droite et l'État) de Spartaco Pupo: une étude sur les catégories de la pensée politique
« La destra e lo Stato » (La droite et l'État) de Spartaco Pupo: une étude sur les catégories de la pensée politique
Cet ouvrage met en évidence un courant de résistance spirituelle à la dissolution nihiliste produite par le rationalisme abstrait et l'individualisme effréné.
par Giusy Capone
Source: https://www.barbadillo.it/123019-la-destra-e-lo-stato-di-...
À une époque où la modernité avancée se complaît dans la liquéfaction de tout enracinement identitaire et dans la célébration d'un universalisme sans âme, La destra e lo Stato de Spartaco Pupo s'impose comme une œuvre nécessaire, un geste de restauration intellectuelle qui rappelle aux lecteurs les plus avertis que la droite n'est ni une caricature nostalgique du passé ni une aberration pathologique de la politique, mais l'une des plus nobles traditions de la pensée occidentale, façonnée par la conscience tragique des limites inhérentes à la nature humaine et de la nécessité d'un ordre supérieur qui endigue la dérive entropique de l'anomie démocratique, comme l'avertissait Joseph de Maistre lorsqu'il écrivait que la meilleure Constitution pour un peuple est celle qu'il se donne sans le savoir.
Spartaco Pupo, avec une lucidité aristocratique et une rigueur scientifique, reconstitue la relation intime et controversée entre la droite et l'État, montrant comment cette union ne s'est jamais cristallisée en formules dogmatiques, mais a toujours oscillé entre l'exaltation de l'État comme garant de la hiérarchie et de la tradition, et la méfiance envers les dégénérescences de l'étatisme niveleur et bureaucratique; et ici l'on ré-entend la leçon de Carl Schmitt, qui voyait dans l'État le gardien suprême de la décision souveraine contre la neutralité libérale informe. Cette oscillation n'est pas une contradiction, mais plutôt la fidélité à une vision organique de la société, dans laquelle l'État n'est légitime que dans la mesure où il se pose en gardien des identités historiques, des aristocraties naturelles, des liens communautaires façonnés par l'histoire et la lignée. Pupo rejette fermement l'approche caricaturale de ceux qui voient dans la droite une simple réaction irrationnelle au progrès, et redonne à cette tradition son statut authentique: celui d'une résistance spirituelle à la dissolution nihiliste produite par le rationalisme abstrait et l'individualisme effréné.
Ce n'est pas un hasard si son étude considère la droite comme la gardienne de valeurs permanentes, de ces vérités non négociables qui survivent aux bouleversements des modes politiques et aux velléités utopiques de la gauche, conformément à la maxime de Donoso Cortés selon laquelle quand on ne croit pas en Dieu, on finit par croire en n'importe quoi. À travers une analyse fine des différentes âmes de la droite, du conservatisme aristocratique au nationalisme identitaire, du traditionalisme organique au populisme souverainiste, Spartaco Pupo démontre que la relation avec l'État a toujours été filtrée par une vision sacrée de la politique: l'État, lorsqu'il est digne de ce nom, n'est pas une simple administration ou un mécanisme procédural, mais l'incarnation visible d'une volonté historique et spirituelle, un rempart contre le chaos destructeur des passions atomistiques.
Avec perspicacité et sens de la mesure, Pupo illustre comment, à l'époque contemporaine, la droite a dû faire face à de nouveaux défis: la mondialisation, l'érosion des souverainetés nationales, la colonisation culturelle opérée par des élites cosmopolites et technocratiques, contre lesquelles s'élève le souvenir de la leçon d'Ortega y Gasset, selon laquelle les nations ne meurent pas parce qu'elles sont envahies, elles meurent lorsqu'elles se vident de leur substance. Et pourtant, loin d'avoir disparu, la droite a su se renouveler, en revendiquant la centralité de la communauté, la défense des frontières, la restauration de la primauté politique contre les prétentions morales et juridiques de l'universel abstrait.
Ce renouveau, loin d'être une capitulation, se révèle être un retour aux origines profondes de la droite: la primauté de la substance historique sur la forme abstraite, de la racine sur l'élan, de la fidélité sur la nouveauté, selon le principe formulé par Evola selon lequel la Tradition n'est pas ce qui était, mais ce qui est éternel.
La destra e lo Stato est donc bien plus qu'une monographie érudite: c'est un manifeste implicite de résistance culturelle, une invitation à redécouvrir dans l'histoire les raisons éternelles de la communauté contre le cosmopolitisme désintégrateur, de la hiérarchie naturelle contre l'égalitarisme artificiel, de l'ordre substantiel contre l'anarchie déguisée en liberté.
Spartaco Pupo nous rappelle, avec sérénité, que la droite, avant d'être une doctrine politique, est une posture spirituelle face au mystère tragique de l'existence, une fidélité aristocratique à ce qui ne passe pas. À une époque qui a perdu le sens de la limite, du sacré, de la tradition, lire cet ouvrage équivaut à un acte de réappropriation de sa dignité intellectuelle, à une reconquête de la profondeur contre la superficialité joyeuse des masses.
Ces pages contiennent un appel silencieux mais puissant à ceux qui ne veulent pas céder à l'oubli, à ceux qui savent que toute civilisation authentique naît d'un acte de fidélité et d'un sens de l'honneur que nul temps, aussi sombre soit-il, ne peut éteindre.
15:40 Publié dans Livre, Livre, Philosophie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : droite, état, philosophie, livre, spartaco pupo, philosophie politique, théorie politique, sciences politiques, politologie | |
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