En 1941, l’ancien trotskiste et futur co-fondateur du néo-conservatisme belliciste étatsunien, James Burnham, publiait The Managerial Revolution traduit six ans plus tard sous le titre de L’Ère des organisateurs. Sept décennies après sa parution, à l’heure de l’« entreprise libérée », de l’horizontalité organisationnelle, de l’« open space » de travail et de la généralisation intrusive de l’outil numérique, les managers vivent-ils leurs derniers instants d’existence ? Telle est l’interrogation du consultant en entreprise, Philippe Schleiter, dans un ouvrage au titre bien trop réducteur. Si ce chef d’entreprise s’appuie sur son expérience professionnelle, il entend aussi donner à ses remarques une portée qui dépasse de très loin les simples rapports entre les DRH et les salariés. Sur les traces du futur maréchal Lyautey, il plaide « pour le rôle social du manager (pp. 181 – 194) » et consacre un assez plaisant essai aux répercussions socio-économiques de l’actuelle guerre économique planétaire. « Situés au cœur de l’entreprise, les managers sont […] au plus près des enjeux : leurs postes de travail sont des postes d’observation privilégiés de notre société (p. 184). » Indispensables vigies dans un environnement instable et tumultueux, « les managers représentent, par leur réalisme, leur courage, leur modestie et leur détermination une élite qui s’ignore […] née au feu de la guerre économique (p. 14) ». Cette élite méconnue œuvre au sein de l’entreprise, devenue selon l’auteur l’ultime lieu de socialisation après l’effacement consécutif de l’Église, de l’Armée, de la famille traditionnelle, des partis…
Lieu de transmission des savoir-faire, des apprentissages et des savoir-être, « l’entreprise est un puissant antidote à l’individualisme, à l’égocentrisme et au narcissisme (p. 187) ». Le nouveau contexte mondial en fait même une unité de combat économique. Ainsi l’auteur ne rechigne-t-il pas à la comparer aux « Drakkar dans la tempête, Caravelle en partance pour le Nouveau Monde, Corps d’Armée montant au front (p. 170) ». Il veut réhabiliter l’entreprise. La période lui semble propice puisqu’« un monde nouveau est en train de naître sous nos yeux : celui de la mondialisation malheureuse. Il est porteur de défis, de compétitions et même d’affrontements qui ne pourront être relevés sans de nouvelles visions, de nouveaux projets et de nouvelles valeurs (p. 13) ».
Une ode à l’entreprise
Il estime qu’« un nouveau modèle apparaît, qui conjugue efficience et frugalité, performance et mesure (p. 49) » avec, en prime, la renaissance bienvenue des valeurs épiques (et non seulement éthiques). « L’entreprise est précisément l’une des institutions les mieux armées pour faire en sorte que le retour actuel des vertus viriles puisse s’exprimer de façon lumineuse et positive (p. 58). » Si, « au tournant des années 1960, un cocktail inédit d’individualisme et d’égalitarisme est venu modifier l’idée que nous faisions de l’autorité (p. 17) », c’est dorénavant en son sein que s’affirmerait un net regain en faveur de l’autorité. « Dans le monde incertain et dangereux qui est le nôtre, le chef doit savoir manier le glaive et se jeter dans la mêlée mais en brandissant aussi le sceptre qui soude la communauté. Il a un rôle et une dimension communautaire et même identitaire (p. 22). » Mais ce chef ne doit pas être un simple donneur d’ordre anonyme et discret. « Le chef est d’abord celui qui incarne l’autorité au quotidien et lui donne un visage. Le chef ne doit donc pas s’enfermer en haut d’une tour fût-elle de verre et non d’ivoire. Il a l’obligation d’être visible et accessible (p. 21). »
Contre le maternalisme ambiant, l’auteur exalte le risque et conteste le principe même de précaution qui s’invite partout, sauf dans l’alimentation (présence des perturbateurs endocriniens) et dans l’immigration allogène de peuplement. Il importe de distinguer « bien-être et bonheur (p. 116) ». Cette approche brise les clichés véhiculés par les syndicats. Philippe Schleiter rappelle que la France a « le taux de syndicalisation le plus bas d’Europe (p. 130) » sans jamais en expliquer les raisons. La faiblesse syndicale française se comprend à l’aune de l’idéologie égalitaire. Hors de l’Hexagone, Lointaine rémanence des « privilèges » corporatistes d’Ancien Régime, l’appartenance au syndicat permet à ses adhérents de bénéficier d’avantages sociaux propres négociés et obtenus entre leur syndicat, le patronat, voire, le cas échéant, la puissance publique. Exclus du syndicat, ils les perdent tous. En France, l’égalité veut que les accords sociaux s’appliquent à l’ensemble du personnel et pas uniquement aux seuls syndiqués. Dans ces conditions, à quoi bon cotiser ?
Philippe Schleiter considère que « l’Entreprise reste une communauté agissante (p. 91) ». Elle ne cesse de se développer parce qu’« un nombre croissant d’activités relevant autrefois des secteurs public ou associatif est désormais assuré par l’entreprise (p. 82) ». Il se lance dans une rétrospective historique à propos de cette époque faste appelée par Jean Fourastié les « Trente Glorieuses », cette « déclinaison de la modernisation et de la croissance forte et continue qui place la France au rang de puissance industrielle (p. 139) ». Il oublie cependant – peut-être victime de l’historiquement correct ? – que ce dynamisme ne date pas de l’immédiate après-guerre et des initiatives sociales du CNR (Conseil national de la Résistance), mais des efforts commencés dès la fin de la IIIe République, ensuite poursuivis sous l’État français d’un vieux maréchal par de hauts fonctionnaires et des technocrates successivement passés par les écoles de cadres de la Révolution nationale et les réseaux de noyautage de la Résistance. Pensons par exemple à Maurice Couve de Murville, ministre des Affaires étrangères entre 1958 et 1968, puis Premier ministre (1968 – 1969) du Général de Gaulle, qui arrive à Alger en décembre 1942 pour se mettre à la disposition de l’Amiral François Darlan, Dauphin officiel du Maréchal !
Cette continuité technico-administrative explique que « l’État des Trente Glorieuses n’est pas seulement un État protecteur, […] c’est aussi un État “ entrepreneur ” qui exige de l’engagement au service d’une ambition collective (pp. 142 – 143) ». Il serait bien que les énarques redécouvrent le rôle fondamental de l’État stratège dans l’agencement des « sociétés contemporaines [qui] trouvent leur équilibre dans le mouvement (p. 72) ». L’État stratège demeure ce point fixe indispensable pour se repérer dans les flux mondiaux des échanges et des comportements.
L’auteur en appelle au renouveau industriel. Il a raison. Toutefois, son néo-industrialisme semble quelque peu excessif. La France ne doit pas privilégier l’économie tertiaire, favorable aux seuls services marchands. L’État stratège devrait permettre la relance concomitante de la matière (une nouvelle industrie ambitieuse et performante) et de la terre (l’agriculture, la pêche et l’exploitation forestière) parce que pointe déjà à l’horizon l’impératif de l’auto-suffisance alimentaire. Valorisons par conséquent les figures civiques fondatrices européennes de l’Ingénieur et du Paysan !
Renouveau entrepreunarial !
L’auteur avance avec raison que « l’heure est plutôt au patriotisme économique et un volontarisme industriel avec la ferme volonté de ne pas rater le coche de la troisième révolution industrielle naissante à la confluence de la micro-électronique, de la robotique, du logiciel et de l’Internet (p. 123) ». Regrette-t-il le « capitalisme rhénan » expliqué naguère par Michel Albert ? L’entreprise appropriée n’est pas la firme internationale, mais plutôt l’entreprise familiale ou le groupe de dimensions intercontinentales en commandite absent des places financières (Michelin). Elle se rapprocherait des entreprises japonaises et coréennes du Sud dont les employés montrent leur attachement à leur « boîte » et expriment un véritable « patriotisme entrepreunarial », soit des communautés effectives qui feraient enfin sens. « Pour relever les défis qui leur sont adressés, les dirigeants d’aujourd’hui et ceux de demain doivent donc se départir de l’ancienne vision mécaniciste de la société. Ils doivent troquer Descartes contre Darwin pour renouer avec un modèle d’organisation plus biologique, organique et holiste. Ils doivent se souvenir que l’intelligence est d’abord collective et se penser pleinement membres d’un tout dont la valeur est supérieure à la somme de ses parties (pp. 66 – 67). » Le holisme fait donc son grand retour comme le signale d’ailleurs le pasteur Jean-Pierre Blanchard (1).
Il est possible que « l’entreprise [soit] un levier formidable pour accompagner cette renaissance et redonner confiance au pays. Parce qu’elle est rompue à l’exercice de la définition d’une vision, d’une ambition, d’un projet collectif qui, s’ils sont bien faits, fédèrent les énergies. Et aussi parce qu’en son sein les élites circulent plus vite (pp. 147 – 148) ». Comment alors motiver le personnel en-dehors des primes exceptionnelles et des augmentations de salaire ? Communauté de destin productif et professionnel, l’entreprise ne peut-elle pas appartenir à ceux qui y travaillent ? Structures coopératives, intéressement aux bénéfices réalisés, participation à la gestion quotidienne constituent des facteurs d’encouragement et de motivation à la vie de l’entreprise. Il ne s’agit pas de susciter l’autogestion, ni d’abolir la hiérarchie interne, mais de faire des cadres et des employés des co-propriétaires. Les entreprises coopératives ou « co-gérées » présentent une vulnérabilité moindre au rachat éventuel proposé par quelques multinationales prédatrices. Co-propriété de ses employés et de l’État, Alstom n’aurait jamais été bradé à des intérêts anti-français. L’entreprise ne se conçoit pas éphémère ou à durée limitée. « L’éloge de l’instant, l’ode à l’urgence sont non seulement contre-productifs mais encore sont-ils le signe annonciateur de désastres futurs (p. 31). » L’intégration de ses membres dans la vie de l’entreprise ne lui donne-t-elle pas une épaisseur certaine ? « À l’instar de toutes les communautés vivantes les entreprises ont des racines et une identité qui, loin de les lester, peuvent les aider à se trouver une voie propre à travers les aléas de l’histoire (p. 34). » Préfacier de l’ouvrage, Hervé Juvin écrit que « l’entreprise hors sol est un monstre, l’entreprise de demain retrouvera sa dimension territoriale, sociale et nationale (2) ».
Participation effective et association du travail et du capital fortifient sans aucun doute l’entreprise qui affronte la mondialisation d’autant que « l’entreprise n’est nullement à l’origine de la mondialisation (p. 83) ». Provocateur, Philippe Schleiter assure que « mondialisation ne rime pas avec uniformisation : le monde est à la fois global et pluriel (p. 46) ». Cela signifie que « la mondialisation n’est pas ce creuset dans la modernité duquel tous les pays sont appelés à se dissoudre pour permettre l’éclosion d’une nouvelle conscience planétaire, et qu’elle est plutôt une arène dans laquelle les entreprises mais aussi les nations sont appelées sinon à s’affronter de façon directe, du moins à entrer dans une compétition d’autant plus vive que l’abolition des frontières et des distances précipite tous les concurrents sur un même terrain (pp. 43 – 44) ». Toujours d’après lui, « longtemps, on a cru que mondialisation rimerait avec occidentalisation, voire avec américanisation : une folle illusion entretenue y compris par ses adversaires qui y voyaient une nouvelle ruse de l’impérialisme yankee (p. 39) ». Point de vue contestable. Les adolescents de Bucarest, de Dakar, de Séoul ou de Sarcelles portent rarement des maillots floqués à la gloire de Confucius ou de Lao Tseu ! Distribués sur les cinq continents, les films autour de StarWars et des Avangers ne propagent-ils pas l’image d’une Amérique irréelle ?
L’entreprise contre le marché
« La mondialisation n’a […] pas été pensée entre les murs des conseils d’administration mais au sein du Bureau ovale (p. 84). » Dans les décennies 1970 – 1980, « inquiets des succès enregistrés, sur des terrains différents, par l’URSS d’une part, et le Japon d’autre part, les États-Unis ont décidé de réagir en nouant une alliance avec la Chine et en dérégulant les marchés, notamment financiers, posant ainsi les bases d’un nouveau monde (p. 84) ». Mondialisation et financiarisation de l’économie tendent à fondre les entreprises dans les flots glacés des marchés au point que certains libéraux les prennent pour des fictions ! Or les entreprises ne doivent « pas se dissoudre dans le marché global mais [au contraire] […] s’y imposer comme une force agissante (p. 90) ». L’auteur souligne que « la politique de dérégulation impulsée au début des années 1980 dans le monde anglo-saxon avant de gagner le monde entier n’est pas en faveur de l’entreprise mais du marché (p. 84) ». Il va même plus loin et pense que « le marché et l’entreprise sont des entités distinctes et même, à bien des égards, antagonistes (pp. 84 – 85) ». En effet, « l’entreprise traditionnelle représente […] l’une des rares institutions se dressant encore contre le triomphe sans partage du marché (p. 190) ». Y aurait-il du Jean-Luc Mélanchon ou du Benoît Hamon chez Philippe Schleiter ? Fausse alerte ! « En favorisant l’extension du domaine du marché, la révolution libérale poursuivie depuis une trentaine d’années ne pouvait donc que profondément déstabiliser l’entreprise, telle qu’elle s’était affirmée du XIe siècle jusqu’à la fin des Trente Glorieuses. Alors que l’entreprise était portée par une dynamique d’institutionnalisation, elle tend désormais à n’être plus que le lieu où se nouent, de façon éphémère, des relations entre agents déliés de tout pacte à moyen ou long terme. Alors qu’elle s’affirmait comme un pôle de stabilité à côté d’autres institutions durables, les nouvelles règles du jeu lui enjoignent de redevenir fluide et volatile, à l’instar de l’ensemble de la nouvelle société ainsi édifiée (p. 85). » Sévère et juste constat ! Regrettons toutefois que Philippe Schleiter n’aborde pas l’avenir de l’entreprise confrontée à l’émergence de l’intelligence artificielle et aux cadences de travail épuisantes observées par exemple chez ce nouveau négrier qu’est Amazon.
La mondialisation dévaste tout sur son passage. Dans la grande liquéfaction du monde, l’auteur ose le pari que « l’entreprise va être le conservatoire de valeurs indispensables dans les temps difficiles qui risquent bien de s’annoncer (p. 197) ». Il prend exemple sur la transition difficile de l’Antiquité tardive au Haut Moyen Âge. « Dans le chaos suivant la chute de l’Empire romain, les vestiges de l’ancienne culture ont été maintenus dans l’enceinte des monastères. Il n’est pas impossible que dans le chaos post-moderne les entreprises remplissent ce rôle en maintenant vivantes des valeurs qui, dans le reste de la société, ne sont plus qu’un vague souvenir… (p. 191). » Philippe Schleiter ne dédaigne pas les approches audacieuses et assez réductrices. Des communautés informelles mais réelles autour de BAD (bases autonomes durables), détenant des terres arables serviront, elles aussi, des conservatoires de la civilisation européenne. « La mondialisation ne met pas seulement en concurrence les économies, mais des valeurs, des modèles de société, des capacités de réduction et d’entraînement (p. 45). » L’entreprise serait-elle à la hauteur pour l’inévitable transmutation des valeurs ? La question revêt toute son importance quand on voit que les grandes et moyennes entreprises n’hésitent plus à appliquer les mots d’ordre du conformisme officiel (écriture inclusive, anti-racisme, gendérisme, féminisme hystérique…) et à livencier les militants anti-Système. Elles contribuent à la liquidation de l’ancien monde.
Jeune retraitée de la vie politique, Marion Maréchal – Le Pen révélait dans Valeurs actuelles du 22 février 2018 son projet « métapolitique » d’académie d’enseignement politique destinée à former les futurs talents d’une « droite entrepreunariale et enracinée ». Ses premières promotions auraient tout intérêt à lire Management. Le grand retour du réel. Quant à la direction, elle pourrait fort bien solliciter l’auteur pour des interventions. La nouvelle révolution des managers sera conservatrice et réfractaire. Ça nous change du primat bancaire de la Start up Nation en pacotille !
Georges Feltin-Tracol
Notes
1 : Jean-Pierre Blanchard, L’Alternative holiste ou la grande révolte antimoderne, Dualpha, coll. « Patrimoine des héritages », préface de Patrick Gofman, 2017.
2 : Hervé Juvin, France, le moment politique. Pour que la France vive !, Éditions du Rocher, 2018, p. 178.
• Philippe Schleiter, Management. Le grand retour du réel. 15 cartouches pour ne pas être démuni, préface de Hervé Juvin, VA Éditions, 2017, 199 p., 18 €.