Parution du n°459 du Bulletin célinien
Sommaire :
Entretien avec Yoann Loisel
La guerre, en vérité
Une lettre de Paul Bonny à Céline [1961]
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Prôner la grève de l’électeur avec Octave Mirbeau
Sélection de Nicolas Bonnal
Depuis deux siècles et demi nous nous faisons escroquer, ruiner, remplacer, exterminer et priver de nos libertés par nos élus, maires et députés, ministres et présidents. Cette fois sur fond de russophobie et de Reset nous allons y passer pour de bon et être liquidés par nos élus et ceux qui les ont mis là - comme candidats (RN y compris). Prônons la seule grève générale et totale qui compta alors : celle de l'électeur. Par Octave Mirbeau, écrivain anarchiste ami de Léon Bloy et inspirateur de Luis Buñuel. Le jour des élections mettez les piquets de grève : pas d'élu, pas de génocide et pas de guerre ; pas d'élu, pas de misère ; pas d'élu, pas de lois ; pas d’élus, pas de reset et pas de dette.
Mirbeau (1888) :
Une chose m’étonne prodigieusement — j’oserai dire qu’elle me stupéfie, c’est qu’à l’heure scientifique où j’écris, après les innombrables expériences, après les scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme ils disent à la Commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un ou de quelque chose. Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène n’est-il pas fait pour dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre la raison ? Où est-il le Balzac qui nous donnera la physiologie de l’électeur moderne ? Et le Charcot qui nous expliquera l’anatomie et les mentalités de cet incurable dément ? Nous l’attendons.
Je comprends qu’un escroc trouve toujours des actionnaires, la Censure des défenseurs, l’Opéra-Comique des dilettanti, le Constitutionnel des abonnés, M. Carnot des peintres qui célèbrent sa triomphale et rigide entrée dans une cité languedocienne ; je comprends M. Chantavoine s’obstinant à chercher des rimes ; je comprends tout. Mais qu’un député, ou un sénateur, ou un président de République, ou n’importe lequel, parmi tous les étranges farceurs qui réclament une fonction élective, quelle qu’elle soit, trouve un électeur, c’est-à-dire l’être irrêvé, le martyr improbable, qui vous nourrit de son pain, vous vêt de sa laine, vous engraisse de sa chair, vous enrichit de son argent, avec la seule perspective de recevoir, en échange de ces prodigalités, des coups de trique sur la nuque, des coups de pied au derrière, quand ce n’est pas des coups de fusil dans la poitrine, en vérité, cela dépasse les notions déjà pas mal pessimistes que je m’étais faites jusqu’ici de la sottise humaine, en général, et de la sottise française en particulier, notre chère et immortelle sottise, ô chauvin !
Il est bien entendu que je parle ici de l’électeur averti, convaincu, de l’électeur théoricien, de celui qui s’imagine, le pauvre diable, faire acte de citoyen libre, étaler sa souveraineté, exprimer ses opinions, imposer — ô folie admirable et déconcertante — des programmes politiques et des revendications sociales ; et non point de l’électeur « qui la connaît » et qui s’en moque, de celui qui ne voit dans « les résultats de sa toute-puissance » qu’une rigolade à la charcuterie monarchiste, ou une ribote au vin républicain. Sa souveraineté à celui-là, c’est de se pocharder aux frais du suffrage universel. Il est dans le vrai, car cela seul lui importe, et il n’a cure du reste. Il sait ce qu’il fait. Mais les autres ?
Ah ! oui, les autres ! Les sérieux, les austères, les peuple souverain, ceux-là qui sentent une ivresse les gagner lorsqu’ils se regardent et se disent : « Je suis électeur ! Rien ne se fait que par moi. Je suis la base de la société moderne. Par ma volonté, Floquet fait des lois auxquelles sont astreints trente-six millions d’hommes, et Baudry d’Asson aussi, et Pierre Alype également. » Comment y en a-t-il encore de cet acabit ? Comment, si entêtés, si orgueilleux, si paradoxaux qu’ils soient, n’ont-ils pas été, depuis longtemps, découragés et honteux de leur œuvre ? Comment peut-il arriver qu’il se rencontre quelque part, même dans le fond des landes perdues de la Bretagne, même dans les inaccessibles cavernes des Cévennes et des Pyrénées, un bonhomme assez stupide, assez déraisonnable, assez aveugle à ce qui se voit, assez sourd à ce qui se dit, pour voter bleu, blanc ou rouge, sans que rien l’y oblige, sans qu’on le paye ou sans qu’on le soûle ?
À quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué d’une volonté, à ce qu’on prétend, et qui s’en va, fier de son droit, assuré qu’il accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu’il ait écrit dessus ?… Qu’est-ce qu’il doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique cet acte extravagant ? Qu’est-ce qu’il espère ? Car enfin, pour consentir à se donner des maîtres avides qui le grugent et qui l’assomment, il faut qu’il se dise et qu’il espère quelque chose d’extraordinaire que nous ne soupçonnons pas. Il faut que, par de puissantes déviations cérébrales, les idées de député correspondent en lui à des idées de science, de justice, de dévouement, de travail et de probité ; il faut que dans les noms seuls de Barbe et de Baïhaut, non moins que dans ceux de Rouvier et de Wilson, il découvre une magie spéciale et qu’il voie, au travers d’un mirage, fleurir et s’épanouir dans Vergoin et dans Hubbard des promesses de bonheur futur et de soulagement immédiat. Et c’est cela qui est véritablement effrayant. Rien ne lui sert de leçon, ni les comédies les plus burlesques, ni les plus sinistres tragédies.
Voilà pourtant de longs siècles que le monde dure, que les sociétés se déroulent et se succèdent, pareilles les unes aux autres, qu’un fait unique domine toutes les histoires : la protection aux grands, l’écrasement aux petits. Il ne peut arriver à comprendre qu’il n’a qu’une raison d’être historique, c’est de payer pour un tas de choses dont il ne jouira jamais, et de mourir pour des combinaisons politiques qui ne le regardent point.
Que lui importe que ce soit Pierre ou Jean qui lui demande son argent et qui lui prenne la vie, puisqu’il est obligé de se dépouiller de l’un, et de donner l’autre ? Eh bien ! non. Entre ses voleurs et ses bourreaux, il a des préférences, et il vote pour les plus rapaces et les plus féroces. Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours. Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit.
⁂
Ô bon électeur, inexprimable imbécile, pauvre hère, si, au lieu de te laisser prendre aux rengaines absurdes que te débitent, chaque matin, pour un sou, les journaux grands ou petits, bleus ou noirs, blancs ou rouges, et qui sont payés pour avoir ta peau ; si, au lieu de croire aux chimériques flatteries dont on caresse ta vanité, dont on entoure ta lamentable souveraineté en guenilles, si, au lieu de t’arrêter, éternel badaud, devant les lourdes duperies des programmes ; si tu lisais parfois, au coin du feu, Schopenhauer et Max Nordau, deux philosophes qui en savent long sur tes maîtres et sur toi, peut-être apprendrais-tu des choses étonnantes et utiles. Peut-être aussi, après les avoir lus, serais-tu moins empressé à revêtir ton air grave et ta belle redingote, à courir ensuite vers les urnes homicides où, quelque nom que tu mettes, tu mets d’avance le nom de ton plus mortel ennemi. Ils te diraient, en connaisseurs d’humanité, que la politique est un abominable mensonge, que tout y est à l’envers du bon sens, de la justice et du droit, et que tu n’as rien à y voir, toi dont le compte est réglé au grand livre des destinées humaines.
Rêve après cela, si tu veux, des paradis de lumières et de parfums, des fraternités impossibles, des bonheurs irréels. C’est bon de rêver, et cela calme la souffrance. Mais ne mêle jamais l’homme à ton rêve, car là où est l’homme, là est la douleur, la haine et le meurtre. Surtout, souviens-toi que l’homme qui sollicite tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce qu’en échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il te promet un tas de choses merveilleuses qu’il ne te donnera pas et qu’il n’est pas d’ailleurs, en son pouvoir de te donner. L’homme que tu élèves ne représente ni ta misère, ni tes aspirations, ni rien de toi ; il ne représente que ses propres passions et ses propres intérêts, lesquels sont contraires aux tiens. Pour te réconforter et ranimer des espérances qui seraient vite déçues, ne va pas t’imaginer que le spectacle navrant auquel tu assistes aujourd’hui est particulier à une époque ou à un régime, et que cela passera. Toutes les époques se valent, et aussi tous les régimes, c’est-à-dire qu’ils ne valent rien. Donc, rentre chez toi, bonhomme, et fais la grève du suffrage universel. Tu n’as rien à y perdre, je t’en réponds ; et cela pourra t’amuser quelque temps. Sur le seuil de ta porte, fermée aux quémandeurs d’aumônes politiques, tu regarderas défiler la bagarre, en fumant silencieusement ta pipe.
Et s’il existe, en un endroit ignoré, un honnête homme capable de te gouverner et de t’aimer, ne le regrette pas. Il serait trop jaloux de sa dignité pour se mêler à la lutte fangeuse des partis, trop fier pour tenir de toi un mandat que tu n’accordes jamais qu’à l’audace cynique, à l’insulte et au mensonge.
Je te l’ai dit, bonhomme, rentre chez toi et fais la grève.
Octave Mirbeau.
(1888)
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La discordante concordance Jünger-Schmitt
Giovanni Sessa
Source: https://www.paginefilosofali.it/la-discorde-concordia-junger-schmitt-giovanni-sessa/
La nouvelle version Adelphi du Nœud gordien
Un livre crucial et très actuel, Il nodo di Gordio (Le nœud gordien) d'Ernst Jünger et Carl Schmitt (pp. 238, euro 14.00), vient d'être réédité chez Adelphi, sous la houlette de Giovanni Gurisatti. Le livre réunit l'écrit de Jünger, publié pour la première fois en 1953, et la réponse du philosophe et juriste allemand, parue deux ans plus tard, en 1955. Le livre est donc un moment central de l'intense et longue conversation entre les deux penseurs. Le débat avait également un autre deutéragoniste, du moins en ce qui concerne le problème de la technique: Martin Heidegger. L'éditeur rappelle, à cet égard, que depuis la publication, dans les années 1930, du Travailleur de Jünger, Schmitt avait élaboré sa propre exégèse de la transformation de l'État libéral en un État "potentiellement total", se comparant, en "accord discordant", aux intuitions de Jünger. Ce dernier avait clairement indiqué que les changements introduits par la mobilisation totale poussaient à la constitution d'un espace mondial planétaire.
En arrière-plan, dans l'univers conceptuel de Jünger, l'idée de l'inévitabilité du Weltstaat, de l'État mondial, commençait à faire son chemin, puisque, explique Gurisatti: "C'est seulement en lui que se trouve l'unité de mesure d'une sécurité supérieure qui investit toutes les phases du travail en guerre et en paix" (p. 217). Le problème soulevé par Jünger était, à ce moment-là de l'histoire, au centre des réflexions de Schmitt. Schmitt lit l'État planétaire comme un organisme irrespectueux, note l'éditeur, "de la concrétude spatiale [...] l'ennemi principal du politique tout court" (p. 218). Un véritable destructeur des différences, du pluralisme et de la dimension polémologique qui caractérise le politique en tant que catégorie. En substance, le philosophe du droit juge la position de l'écrivain comme étant "naïvement dépolitisante" (p. 219). Au début des années 1940, Schmitt, s'opposant aux universalismes politiques du capitalisme occidental et du bolchevisme oriental réunis, s'est fait le porte-parole de la nécessité de défendre la substantialité politique de l'Europe, afin qu'elle devienne le propagateur d'un nouveau nomos de la terre, dans la contingence historique qui s'annonce avec la fin de la Seconde Guerre mondiale.
A l'unité mondiale, il commence à opposer l'idée d'un monde multipolaire, articulé dans une pluralité d'espaces concrets, chargés de sens, construits sur la tradition. Le nœud gordien, pour Schmitt, avait en son centre le binôme Europe-Allemagne (et continuait de l'avoir même après l'effondrement du Troisième Reich). Dans cette conjoncture, Jünger a également remis en question l'Europe. Le Vieux Continent devrait se refondre en termes d'unité géopolitique de multiples patries. Ce n'est qu'à cette condition que les Européens pourraient s'élever au rôle de garants des équilibres Est-Ouest. En tout état de cause, selon lui, l'État mondial restait le telos vers lequel tendait le destin de l'histoire. Cette thèse a été réitérée dans Über die Linie (= Passage de la ligne), qui a provoqué la réaction du juriste. De plus, Jünger interprétait la relation Est-Ouest de manière impolitique, la déroutant comme une polarité archétypale, élémentaire, marquant l'histoire et la conscience des individus ab initio. Ainsi, pour l'écrivain, ce n'est pas tant l'histoire et le politique qui comptent, mais la dimension destinale.
C'est là que réside la divergence la plus profonde entre les deux : Schmitt, contrairement à son ami, lit le nœud Est-Ouest en termes concrets, historico-dialectiques, comme l'opposition de la terre et de la mer. Cette dichotomie n'a rien à voir avec le "naturalisme" de Jünger. Pour Jünger, en effet, au pôle Est correspond le mythos. L'Orient est ainsi porteur de l'idée de la Terre-Mère, du destin et, dans la sphère politique, du prince-dieu. A l'inverse, l'Occident est éminemment ethos, liberté, histoire, prince-dieu. Hitler, dans cette perspective, était une figure marquée dans un sens "oriental". Pour Schmitt, du côté de la terre se tenait le monde continental, la Russie et l'Asie, du côté de la mer, au contraire, il plaçait l'Occident mercantile et libéral. Au milieu, entre les deux, se trouvait l'Europe. Au cours des siècles allant du XVIe au XIXe siècle, l'histoire européenne a oscillé entre deux configurations géopolitiques différentes : la première comprenait la France, l'Espagne et l'Allemagne "telluriques", la seconde était représentée par l'Angleterre, qui avait exprimé, de toute évidence, l'esprit maritime.
La Première Guerre mondiale a mis en échec le jus publicum europaeum. L'option entre les deux pôles constitue donc le véritable nœud gordien de la modernité. La terre est nomos, l'enracinement, les frontières et les traditions, la mer est techne, le déracinement errant. L'Europe est donc "prise entre le "foyer" et le "navire"" (p. 228). Trancher le nœud implique, aujourd'hui encore, de tenter de soumettre la techne, afin de réaffirmer le nomos : "La soumission de la techne déchaînée : ce serait [...] l'action d'un nouvel Hercule ! [...] le défi du présent" (p. 229).
Pour Jünger, seule l'éthique occidentale de la liberté aurait pu réussir une entreprise aussi titanesque. Le nœud, dans sa perspective, ne doit pas être tranché, mais dénoué par le "pacte" entre les prétendants. Au contraire, selon Schmitt, la solution se trouve dans l'affirmation historique de différents "grands espaces", capables de réaliser un équilibre géopolitique entre eux. Dans ce contexte, il assigne à l'Europe un rôle moteur, en s'appuyant sur l'émergence d'un patriotisme continental, centré sur la substance spirituelle des peuples qui l'habitent. Les positions des deux hommes sont discordantes car, malgré la référence au Weltstaat, l'écrivain allemand n'exclut pas la constitution de l'Europe en tant que patrie fondée sur un ethos : "En Europe, nous avons la capacité de respecter quelque chose qui se trouve en dehors de l'homme et qui détermine sa dignité" (p. 86), une sorte d'équivalent de la substance spirituelle dont Schmitt a parlé. Si cela est vrai, l'approche jüngerienne "archétypale" du problème montre son inadéquation en ayant dépolitisé le nœud, la relation Est-Ouest.
La situation actuelle le montre clairement : ce qui est en jeu pour nous, Européens, n'est pas seulement politique, mais historique. La prise en charge de la fonction de "grand espace" est la seule qui puisse garantir la survie du Vieux Continent. C'est seulement à cette condition, comme le souligne Gurisatti, qu'il sera encore possible de parler d'une Europe possible. La possibilité est le pouvoir, la récupération de la vocation politique et civile originelle de notre culture.
12:04 Publié dans Littérature, Livre, Livre, Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ernst jünger, carl schmitt, allemagne, europe, littérature, lettres, lettres allemandes, littérature allemande, révolution conservatrice, théorie politique, philosophie, philosophie politique | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Le roman Laurus comme manifeste du traditionalisme russe
Darya Douguina
Source: https://www.geopolitika.ru/it/article/il-romanzo-laurus-come-manifesto-del-tradizionalismo-russo?fbclid=IwAR3bjfqyRle2zNK5MTtsiH4xkgwSEzzY0y7qKWGn6PyInd43KLWw5kaaz7s
Le roman-vie, un "roman non-historique" comme l'appelle l'auteur Evgeny Vodolazkine (docteur en philologie, spécialiste de la littérature russe ancienne), est une description du destin et du développement intérieur d'Arséni le guérisseur. Après avoir reçu une formation médicale de son grand-père Christophe, Arséni entre dans la vie qui recèle toutes ses complexités, ses tentations et ses épreuves. Dès le début, le profil d'Arséni trahit un homme appelé en esprit et marqué par un don particulier, par un charisme inhabituel. Il est mobilisé par une puissance supérieure pour servir les gens. Il n'est pas de ce monde, mais il sert les gens de ce monde. Déjà en cela, nous pouvons voir la trame de la souffrance et de la douleur.
Pendant une épidémie, Ustina, une jeune fille pauvre dont le village a été frappé par une épidémie, arrive chez Arséni. Le jeune guérisseur l'accueille comme il accueille tous ceux qui ont besoin d'aide et de secours, ceux qui sont en détresse et n'ont nulle part où aller et personne vers qui se tourner. Arséni la laisse entrer chez lui, la recueille, lui donne un abri et... ils grandissent ensemble. Trop. Et surtout - sans le sacrement de l'église, obligatoire pour un homme de la Vieille Russie. Cela signifie que leur union est un péché et qu'elle entraîne la douleur, la souffrance, la mort et une fin sombre. Ustina tombe enceinte, mais par peur de la censure et des reproches, Arséni ne l'emmène pas au mariage. De plus, il ne sait pas comment expliquer qu'elle a été sauvée de la peste. L'amour s'avère donc être un péché, l'enfant est le résultat d'une chute, et en plus de la situation sanitaire compliquée avant l'accouchement, qu'Arséni lui-même est obligé de soigner, Ustina ne reçoit pas la communion, car comment expliquer sa situation au confesseur ?
Et c'est ainsi que le pire se produit. Ustina meurt pendant un accouchement atroce, le bébé est mort-né. Arséni perd presque la raison à cause de son chagrin et de la connaissance de sa complicité dans l'horreur qui s'est produite. Ustina et son enfant mort-né, qui n'a pas été baptisé, ne méritent même pas des funérailles correctes selon les normes de l'époque ; la femme en douleurs n'était pas mariée et l'enfant est mort non baptisé. Tous deux sont enterrés dans le Bogedomk, un endroit spécial en dehors des cimetières chrétiens où sont jetés les cadavres des vagabonds, des ophi, des sorciers et des clowns. Avec Ustina, le premier Arséni meurt et un nouveau est né, qui s'appelle Ustin cette fois: il prend pour nom la version masculine du nom de sa bien-aimée, de sa victime et de son péché. C'est ainsi que le héros commence sa route : la route du repentir, des actes héroïques et de la souffrance pour surmonter la douleur spirituelle et métaphysique persistante de sa jeunesse, détachée de l'axe.
Arséni-Ustin devient plus tard un herboriste et un guérisseur célèbre, sa renommée s'étendant à toute la Russie. Mais ce n'est qu'une étape. Puis vient le temps d'une nouvelle "transition". Et il avance dans la chaîne des anciennes figures spirituelles russes: fou, vieillard, prophète. Le fou Thomas donne un nouveau nom au héros - désormais, c'est Amvrosy, et à son tour, il entreprend l'exploit de traverser la folie, atteignant la sainteté et l'impassibilité dans l'humiliation volontaire et un comportement atypique - parfois provocateur.
S'ensuit un pèlerinage à Jérusalem avec le moine italien Ambroise et, au retour de ce pénible voyage, l'accession au rang de moine et se qui généralement s'ensuit, jusqu'à l'ordre monastique le plus élevé, le schema. Ainsi, d'Arséni-Ustin est né Laurus - de la douleur de l'âme, qui a vu le corps de la bien-aimée Ustina jeté dans la géhenne ; du témoignage de la mort du moine Ambroise ; de l'observation des éléments pendant les tempêtes, dans lesquelles les marins périssaient ; de l'injustice générale du monde et du bourbier qui couvrait les terres russes (et non-russes) ; de l'infinité des espaces et des âmes russes, au-delà de la compréhension des étrangers et des Russes eux-mêmes.
Quel genre de personnes vous êtes, dit le marchand Siegfried. - Un homme se soucie de vous, il vous consacre toute sa vie, vous le tourmentez toute sa vie. Et quand il meurt, vous lui attachez une corde aux pieds et le traînez, et vous êtes en larmes.
- Vous êtes dans notre pays depuis un an et huit mois déjà, dit le forgeron Averky, et vous n'en avez rien compris.
- Et vous, vous le comprenez ? - demande Siegfried.
- Le comprenons-nous ? - Le forgeron hésite et regarde Siegfried. - Nous non plus, bien sûr, nous ne le comprenons pas.
Jalons de la vie humaine Traditions
Arséni - Ustin - Amvrosi - Laurus
La vie de Laurus, qui dans son hagiographie est divisée en plusieurs cycles - enfance/jeunesse/maturité/vieillesse et "sannyasa" (la vie d'un ermite qui renonce complètement au monde) soit la vie d'un homme de la Tradition.
Dans la description de la vie ascétique de Laurus, le canon indo-européen de la vie d'un homme de la Tradition (décrite de manière vivante dans le Manu-smriti et d'autres écrits hindous) luttant pour la libération, composée de quatre cycles, se manifeste. Le roman, comme la vie de Laurus, est divisé en quatre parties: "Le livre de la connaissance", "Le livre du renoncement", "Le livre de la voie" et "Le livre du repos". Selon les Upanishads, la libération devient possible si l'on vit dignement les trois ashrams (les trois étapes de la vie):
1) L'étude des Vedas, le discipulat (brahmacharya) - la première étape de la vie d'Arséni - apprendre de la sagesse de son grand-père Christophe.
2) Le foyer et le sacrifice pour l'épouse et la famille (grihastha) - la famille d'Arséni, la mort d'Ustina et l'acceptation ultérieure de celle-ci en elle-même - le dialogue constant avec l'amante décédée.
3) Les années d'ermitage dans la forêt (vanaprastha) - à la fois l'herculéanisme et l'errance et le voyage à Jérusalem
4) La dernière période d'ashram (sannyasa) - associée dans l'hindouisme au retrait des affaires mondaines et à la dévotion totale au développement spirituel, c'est une période de méditation et de préparation à la mort. Dans la tradition hindoue, il était très important de mourir sans abri, nu, seul, un mendiant inconnu. C'est ainsi que meurt Laurus, après avoir été calomnié.
Il est important de noter qu'à chacune de ces étapes de la vie dans la Tradition, il y avait un changement de nom. Ainsi, nous, lecteurs, assistons à une séquence de quatre personnages - Arséni, Ustin, Ambrosi et Laurus - chacun manifestant quatre étapes différentes de la formation humaine dans la tradition indo-européenne.
"J'ai été Arséni, Ustin, Ambrosi, et maintenant je suis Laurus. Ma vie est vécue par quatre personnes différentes qui ont des corps différents et des noms différents. La vie est comme une mosaïque et elle se désagrège", dit Laurus.
Être une mosaïque ne signifie pas tomber en morceaux, réplique Innocent. Tu as brisé l'unité de ta vie, tu as renoncé à ton nom et à ton identité. Mais même dans la mosaïque de ta vie, il y a quelque chose qui unit toutes ses parties séparées, c'est l'aspiration à Lui (à Dieu - note de l'auteur). En Lui, elles seront réassemblées", répond le vieil homme Innocent.
Quatre vies, étapes, images, visages-personnalités différents fusionnent en un seul visage. Le passage des quatre étapes de la vie dans le roman est l'ascension successive de l'homme du plus bas au plus haut, de la manifestation matérielle à la plus haute réalisation - le sacrement théurgique. Ce qui est décrit dans Laurus est l'expérience néo-platonicienne du retour de l'âme à sa source, le Bien, l'Un. Le roman peut être considéré dans le schéma néoplatonicien de l'ascension de la création vers sa source ineffable.
Ces quatre périodes de la vie du protagoniste ont également une dimension sociale, de caste : l'ascension d'une étape à l'autre est aussi un changement de statut social. Du disciple au "mari", du "mari" à l'ermite, de l'ermite au moine et à l'ermite. Tout ceci est un mouvement le long de l'axe vertical des strates sociales : alors que dans la première partie, Arséni possède une maison, des livres, des herbes et un petit territoire, à la fin du livre, il n'a plus de murs et ses refuges sont les voûtes de pierre, les arbres et la forêt. Ainsi, en passant à une nouvelle phase, Arséni s'est également séparé des livres de Christophe. Le nouveau héros, le philosophe et le gardien, n'est pas apte à posséder une quelconque propriété privée. Il ne peut rien avoir, car la possession de quelque chose signifie l'affaiblissement de la tension de la contemplation du haut. A la fin du roman, Laurus ne possède rien, toute sa nourriture est celle des oiseaux et des bêtes, il n'appartient même plus à lui-même. Il appartient à l'Absolu.
Le problème du temps et de l'éternité dans le roman Laurus
L'un des principaux thèmes du roman est le problème de l'interprétation du temps: le temps matériel dans Laurus, suivant les thèmes platoniciens, est compris comme "le simulacre mobile de l'éternité". Deux dimensions semblent coexister dans le roman : un temps linéaire menant à la fin (la ligne eschatologique du roman vient de l'Occident - Ambroise vient en Russie pour trouver la réponse à la question de la date de la fin du monde), une dimension judéo-chrétienne et une dimension pérenne-mythologique, issue de la tradition antique, qui dans le christianisme est devenue une dimension du cycle circulaire du culte, qui apparaît simultanément comme une spirale et se transforme en paradoxe : les événements reproductibles - les fêtes de l'Église - qui se reproduisent à chaque fois, se réalisent comme s'ils n'avaient jamais eu lieu auparavant. Chaque fois, des événements similaires en termes de signification apparaissent différents (une conversation entre Laurus et le vieil Innocent : "Parce que j'aime la géométrie, je compare le mouvement du temps à une spirale. C'est une répétition, mais à un niveau nouveau et plus élevé'). Même le récit lui-même, la vie d'Arséni, reproduit la spirale - de nombreux événements du roman sont similaires, mais ils se produisent chaque fois à un nouveau "niveau supérieur" (par exemple, à la fin de sa vie - Arséni, anciennement Laurus, fait accoucher à nouveau, cette fois la mère en douleurs ne meurt pas, et le bébé survit).
"Il existe des événements similaires", poursuit l'aîné, "mais de cette similitude découle le contraire. L'Ancien Testament est inauguré par Adam, mais le Nouveau Testament est inauguré par le Christ. La douceur de la pomme mangée par Adam se révèle être l'amertume du vinaigre bu par le Christ. L'arbre de la connaissance conduit l'homme à la mort, mais l'arbre de la croix lui donne l'immortalité. Souviens-toi, Amvrosi, que la répétition nous est donnée pour vaincre le temps et notre salut.
La coexistence des deux dimensions - temporelle et éternelle - est également évidente dans la structure même du récit : dans Laurus, les descriptions de la vie russe médiévale sont étroitement imbriquées avec des épisodes contemporains, le protagoniste vit avec les morts - il leur parle constamment, discute avec eux, parle de ses expériences. Cette structure est largement apparentée aux romans postmodernes. Vodolazkin est certainement un postmoderne dans sa technique. Cependant, en remplissant le "collage" d'intrigues de différentes étapes, il place les significations traditionalistes profondes au-dessus de la technique. Dans le roman, la coexistence de plusieurs époques est montrée de manière particulièrement subtile et vivante : nous nous trouvons dans la Russie médiévale, puis nous passons dans le monde moderne avec les chercheurs, les amateurs de livres et les historiens, puis nous nous retrouvons témoins de la terminologie soviétique - Vodolazkin a réussi de manière très intelligente et organique à montrer le synchronisme, l'existence parallèle de plusieurs époques et dimensions. Tout comme différentes tranches de temps coexistent dans le roman, il y a en nous aujourd'hui à la fois l'archaïque et le futur. Nous sommes aujourd'hui nos ancêtres, qui observent le monde en pleine mutation à travers nos yeux, et nos futurs enfants.
Le roman Laurus est un manifeste à grande échelle du traditionalisme russe, une incarnation du paradoxe russe de la coexistence du temps et de l'éternité en nous, de ce canon indo-européen de l'hagiographie déguisé en znakhar médiéval, de ce mythe de l'éternel retour et de la découpe de ce mythe avec la flèche du temps, en direction de la fin du monde. Laurus est un manifeste du mouvement vertical. Celui que nous avons oublié derrière la frénésie du quotidien. Et il se manifeste si clairement en temps de peste. Hier et aujourd'hui.
"Le Christ n'est-il pas la direction générale ?" demande le vieux. Quelle direction cherchez-vous encore ? Et ne vous laissez pas emporter par le mouvement horizontal au-delà de toute mesure. Et de quoi ? demanda Arséni. Le mouvement vertical, répondit l'ancien en pointant vers le haut.
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Il y a 30 ans : Botho Strauss jetait un pavé dans la mare et publiait Anschwellender Bockgesang
Bernard Lindekens
Source: Nieuwsbrief Deltastichting - n°177 - Février 2023
Les médias flamands s'en sont pas vraiment inquiétés, mais il y a trente ans, l'indignation était générale en Allemagne après que Botho Strauss eut publié dans Der Spiegel (8 février 1993) un essai intitulé Anschwellender Bocksgesang (1) . Au départ, il avait proposé le texte à Axel Matthes, rédacteur en chef de Der Pfahl, la brillante et illustre revue maison, "postmoderne", des éditions Matthes & Seitz, et c'est sur les conseils de Matthes que Strauss a envoyé une version abrégée de son texte à Der Spiegel. Strauss, qui était à l'époque l'un des dramaturges les plus en vue de l'ancienne République fédérale, a fait dans cet essai quelque chose que les intellectuels allemands n'avaient pas fait depuis longtemps : il a avoué publiquement être devenu "de droite" ou mieux peut-être "plus encore de gauche". L'homme même qui avait été le héros de l'Allemagne de gauche pendant des années!
Botho Strauß est né à Naumburg en 1944. Il a percé dans les années 1970 avec ses pièces de théâtre, qui se caractérisaient par leur forme non conventionnelle, leurs thèmes complexes et leur style expérimental. Il faisait partie d'une nouvelle génération de dramaturges allemands qui défiaient les normes théâtrales traditionnelles et repoussaient les limites de ce qui était considéré comme acceptable dans le théâtre de langue allemande de l'époque. L'une des pièces les plus connues de Strauss est Baal, qui a été jouée pour la première fois en 1979. Le linguiste suisse Ferdinand de Saussure (1857-1913) et le philosophe français Michel Foucault (1926-1984) influenceront considérablement sa pensée durant cette période. De même, comme pour tant de ses contemporains, les idées de l'école de Francfort (dont Theodor W Adorno (1903 - 1969). Endzeitstimmung, conscience transitoire et "désorientation" sont les principaux thèmes qui dominent son œuvre. Malgré ces mots gros et plombés, ses pièces de théâtre, ses romans et ses nouvelles ont de quoi faire sourire.
Bockgesang...
"Avoir raison est toujours et existentiellement un fantasme de perte et non de promesse (terrestre). Un fantasme, donc, du poète, d'Homère à Hölderlin".
L'essai critique de Strauss sur la culture se résume essentiellement à un appel à l'Allemagne pour qu'elle repense la tradition nationale désaffectée de l'"Innerlichkeit", de la "Dichtung" et de la métaphysique. Il s'agit pour lui d'une `résistance à la domination totale du présent, qui cherche à dérober et à éliminer de l'individu toute présence du passé non éclairé, du devenir historique, du temps mythique.
Cependant, qu'y a-t-il de si `offensant' dans Anschwellender Bocksgesang ? D'où vient toute cette agitation ? Peut-être en premier lieu le fait que le texte tente avec tant d'insistance d'échapper à toute utilité politique. Strauss aborde toutes sortes de questions qui sont importantes même pour la politique, comme le flux des demandeurs d'asile, la xénophobie, le pouvoir des médias. Mais celui qui pose ensuite la question politique : que faire, dans l'esprit de Lénine, n'obtient pas vraiment de réponse. Ou plutôt, il obtient une réponse avec laquelle il n'y a rien à faire politiquement et certainement pas au niveau des partis politiques. Pour cela, la figure de Strauss ainsi que le texte sont trop élitistes et inutiles. Si un message général peut être décrypté de cette prose difficile et parfois insaisissable, c'est qu'aucun salut ne peut être attendu de la politique.
Deuxièmement, il y a le fait que, selon Strauss, l'une des traditions qui a un besoin urgent de révision est la tradition discréditée d'après 1945 de l'antimodernisme allemand, ceci de Novalis à Ernst Jünger. C'est à cette tradition qu'il cherche lui-même à s'affilier. Pour lui, la normalisation signifie donc la liberté d'être autorisé à être antimoderne sans être constamment associé aux drapeaux à croix gammée ou aux skinheads. Dès le milieu des années 1980, Strauss se plaint de l'absence d'un mouvement de droite antimoderne en République fédérale.
Enfin, l'essai apparaît après la "Wende", ou réunification de l'Allemagne. Après 1945, la République fédérale était devenue un pays moderne, orienté vers l'Occident. La division du pays, le "lien avec l'Ouest" (la "Westbindung") politique et culturel et la rupture avec la tradition rendaient impossible une rechute dans le passé. Et donc cette division devait être préservée à tout prix. Il y avait même un nom pour cette anomalie : Verfassungspatriotismus (= le "patriotisme constitutionnel"). Ce concept, défendu notamment par le philosophe Jürgen Habermas et ses disciples, était considéré comme une alternative au patriotisme national. Les Allemands, selon Habermas, n'avaient plus besoin de s'identifier à des symboles nationaux, mais à une conception : la constitution libérale. Le Verfassungspatriotismus mettait l'accent sur la rupture avec le passé. Entre le présent et le passé, il existe un fossé appelé "Auschwitz". Toute tentative de rétablir la continuité historique était condamnée par Habermas comme une normalisation inadmissible du passé et donc d'"Auschwitz". Et puis arrive un intellectuel de premier plan, à savoir Strauss, qui débusque la continuité, applaudit la tradition et ne se considère plus comme un gauchiste.
Le Bocksgesang-Debatte, comme on appelle désormais le débat, se déroule alors en deux temps. Dans un premier temps, il porte sur l'essai lui-même. Strauss est attaqué avec une extrême véhémence. On l'accuse de faire de l'électoralisme, on lui reproche de flirter avec les idées de la révolution conservatrice et on critique son manque de retenue. La deuxième étape ne porte plus sur l'essai mais sur le fait que Strauss ne se considère plus comme faisant partie de la gauche. Un véritable débat émerge dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, intitulé "Qu'est-ce qui est de droite, qu'est-ce qui est de gauche ? L'enjeu de ce débat est de savoir si, dans la nouvelle réalité qui a émergé après 1989, il est encore judicieux de parler de "gauche" et de "droite". Et si oui, qu'est-ce qui distingue la "gauche" de la "droite" et vice versa ?
Alors que le débat semblait s'être éteint, près de deux ans plus tard, paraissait Die selbstbewusste Nation : Anschwellender Bocksgesang' und weitere Beitrage zu einer deutschen Debatte (2). Il est clair que le débat ne s'était pas encore calmé. Outre des auteurs conservateurs tels que Roland Bubik et Karlheinz Weissmann de Junge Freiheit et l'historien Ernst Nolte, le livre contenait également des contributions d'auteurs moins évidents : Eduard Beaucamp, critique d'art, Rüdiger Safranski, Gerd Bergfleth, Brigitte Seebacher, veuve de Willy Brandt, le pacifiste et ancien député de Die Grünen, Alfred Mechtersheimer et Klaus Rainer Röhl, l'éditeur aujourd'hui décédé et ex-mari d'Ulrike Meinhof, cheffe de file de la RAF (Rote Armee Fraktion). Le livre montre clairement que le débat est entré dans une nouvelle phase dans laquelle les différences entre la gauche et la droite semblent être complètement brouillées.
Attention, le texte de Strauss n'est pas un pamphlet. Il s'agit en fait d'une complainte, d'un veto mélancolique contre le ridicule du riche passé en faveur d'un avenir pâle et stérile. En lisant le texte aujourd'hui, force est de constater qu'il n'a rien perdu de sa vitalité. Bien au contraire, en fait, et les anti-postmodernes de "droite" en particulier peuvent bénéficier de la lecture de Strauss. En revanche, les objections de ses détracteurs de l'époque semblent simplement de mauvais goût et datées.
Bernard Lindekens
Notes:
(1) Voir : https://www.spiegel.de/kultur/anschwellender-bocksgesang-a-00c4ba54-0002-0001-0000-000013681004?context=issue
(2) Schwilk, Heimo (Hrsg.) ; Schacht, Ulrich (Hrsg.), Die selbstbewußte Nation. "Anschwellender Bocksgesang" und weitere Beiträge zu einer deutschen Debatte, Francfort, Ullstein Verlag, 1994, 494 pages ISBN 3-550-07067-5
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Parution du n°459 du Bulletin célinien
Sommaire :
Entretien avec Yoann Loisel
La guerre, en vérité
Une lettre de Paul Bonny à Céline [1961]
Sous l’Occupation, Céline bénéficiait dans la presse collaborationniste du statut de “prophète”. C’est que, dans ses terribles brûlots d’avant-guerre, il avait prédit l’imminence du danger et le péril d’un conflit dans lequel la France serait entraînée. « Ne tirez pas sur le prophète » s’exclame, par exemple, Robert Brasillach en janvier 1942 lorsque des exemplaires des Beaux draps sont saisis en zone non occupée. Sera-t-il un jour considéré par certains comme le prophète du “grand remplacement” ? Certes il n’était pas le seul à s’inquiéter. « C’est une immense tragédie que la diminution de la race blanche, sa disparition… », confiait Paul Morand peu de temps avant sa mort. Au journaliste qui lui demandait pourquoi cette disparition l’affligeait particulièrement, il répondait tout uniment : « Parce que c’est ma race. » Dans un ouvrage savant consacré à ce sujet, on ne s’étonne pas de voir Pierre-André Taguieff consacrer tout un chapitre à Céline. Il est précisément intitulé : « La fin de la “race blanche” : Céline prophète ». Truffé de nombreuses citations, ce chapitre montre, si besoin était, que ce fut chez lui une préoccupation constante, non seulement à l’époque des pamphlets, mais jusqu’à la fin.
Est-ce chez certains célinistes un sujet tabou ? Le simple fait d’avoir posé une question sur le racialisme célinien à un auteur dont le livre récent fait précisément le lien entre cette obsession et le sentiment de décadence a suscité chez lui des pudeurs de gazelle et le refus d’accorder un entretien. Dans le même ordre d’idées, ceux qui se disent soulagés de ne pas être confrontés à une telle thématique dans les romans d’après-guerre montrent qu’ils ne les ont pas bien lus. Ces livres, tout autant que les interviews de l’époque, fourmillent d’observations de ce genre. Le chapitre que nous propose Taguieff en constitue une sorte de florilège. « L’homme blanc est mort à Stalingrad » est une sentence qu’il prononce, à plusieurs reprises, au début des années soixante. Lorsqu’une journaliste du Monde lui demande ce qu’est, selon lui, le tragique de notre temps, la réponse fuse : « C’est Stalingrad. Ça, comme catharsis ! La chute de Stalingrad c’est la fin de l’Europe. Il y a eu un cataclysme. L’épicentre c’était Stalingrad. Là on peut dire que c’était fini et bien fini, la civilisation des Blancs. »
Son refus du métissage est tout aussi emblématique : « Le monde devient peu à peu comme le Brésil. Le grand mélange. Brasilia capitale du Monde. » Ambivalence toujours dans le cas de Céline : ailleurs, il précise : « Le métissage ne veut pas dire mauvaise santé. Il y a bien un peu de bizarrerie mentale, mais ce n’est pas gênant. Et çà a tout de même fait des Alexandre Dumas, des Pouchkine, des Leconte de Lisle, des Heredia, des Gaugin, et une immense partie du personnel artistique. » On aura compris que, pour lui, ces exceptions ne doivent pas constituer la loi générale. Pierre-André Taguieff affirme que les projections démographiques permettent de prévoir qu’à l’horizon 2050 les États-Unis deviendront un pays majoritairement non blanc. Nul doute que Céline eût été conforté dans ses prédictions par ce constat. Constat ne signifie pas théorie complotiste. Demeure la crainte d’une page qui se tourne. L’auteur, lui, tient à se tenir à égale distance de l’angélisme des adeptes du “politiquement correct” et du catastrophisme de ce qu’il nomme les “nationalistes exaltés”, qui dénoncent, écrit-il, l’« immigration-invasion ». Mais n’est-ce pas l’expression qu’utilisait, voici déjà trente ans, un ancien président de la République ?
• Pierre-André TAGUIEFF : Le grand remplacement ou la politique du mythe, Éditions de l’Observatoire, 2022, 328 p. (23 €)
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Edgar Allan Poe sur la félicité de la multipolarité
Constantin von Hoffmeister
Source: https://eurosiberia.substack.com/p/edgar-allan-poe-on-the...
La multipolarité, une force avec laquelle il faut compter, une alliance qui met fin à la guerre. Une vision de tranquillité et de paix, un monde où les conflits n'existent plus. Fini les jours de domination, où une seule puissance règne en maître. Car la multipolarité est née, pour réaliser le plus grand rêve du monde. Une seule nation n'aura plus l'ascendant, avec le pouvoir d'apporter la destruction et la décadence. Au lieu de cela, un équilibre est établi, où de multiples puissances maintiennent leur emprise.
Cette idée de multipolarité, clé de la paix, est l'étoile brillante qui nous guide dans la nuit. Un phare d'espoir dans un monde rempli de conflits, où l'équilibre des forces mettra fin à la lutte. Dans ce monde, toutes les nations se tiendront debout, chacune avec une voix et une main à prêter. Pour construire un avenir brillant, un monde où la paix s'étend toujours.
Dans les profondeurs de ce nouvel ordre mondial, les visions de la multipolarité chuchotent. Sa voix sinistre se fait entendre, résonnant dans les cavernes du pouvoir et son sanctuaire. Le cœur de l'Eurasie, son essence même, frémit d'anticipation, une terre de cultures et de civilisations anciennes, liées par les liens de l'unité.
Les puissances maritimes, elles aussi, tremblent en présence de la puissance de la multipolarité. Les souverains autrefois inflexibles des océans du monde sont maintenant réduits à de simples ombres, leur gloire passée s'effaçant dans les profondeurs de l'histoire. Les marées du changement mettent fin à leur règne, et la terre se lève pour revendiquer le monde comme le sien.
Mais alors que les vents de la multipolarité soufflent, apportant l'équilibre au monde, il y a encore un nuage sombre à l'horizon. Car les forces de l'instabilité rôdent toujours, menaçant de perturber la paix et de plonger le monde dans le chaos. Le rêve d'un monde harmonieux peut encore être brisé, et l'avenir peut encore réserver un sort incertain. Seul le temps nous dira si la multipolarité perdurera et si sa vision de la paix deviendra une réalité, ou si elle s'évanouira dans l'abîme du temps, perdue pour les âges.
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Femmes savantes, Harpagons, malades imaginaires: sur la prodigieuse actualité de Molière…
Nicolas Bonnal
Dans mes deux livres Littérature et conspiration et Chroniques sur la Fin De l’Histoire j’ai essayé de dater les débuts du monde moderne. Je suis tombé d’accord avec Guénon (Crise du Monde moderne) pour jeter la coulpe au siècle de Louis XIV. Bien avant le bourgeois louis-philippard d’Audiard on a le bourgeois moliéresque, celui qui fait dire à George Dandin : - Tu l’as voulu, George Dandin, tu l’as voulu…
Le bourgeois de Molière est un idiot malmené par sa femme. Sa femme savante est déjà woke et hostile à la chair sous toutes ses formes : elle ne se rêve que gnostique et spirituelle. Elle est déjà en mode Reset. Elle hait l’homme qui la craint.
Ce bourgeois est un produit créé artificiellement; Fukuyama parle d’un produit fabriqué à l’époque de Hobbes sans doute pour s’accommoder d’une société matérialiste, athée, et d’un pouvoir digne du Léviathan. Taine dans ses Fables de La Fontaine a parlé aussi d’un produit bourgeois qui se développe avec les monarchies fortes. Et Marx comprend dans son Dix-Huit Brumaire que le bourgeois s’accommode d’un Etat fort parce qu’il transforme ses enfants en fonctionnaires et en retraités, tout en tapant sur les ouvriers: de Louis-Napoléon à Macron cela n’a guère changé.
Molière a peut-être appartenu à des sociétés savantes ou semi-secrètes, libertines et matérialistes (pensez à Gassendi, Cyrano, Spinoza, à Descartes et ses animaux machines), mais il est surtout l’héritier des grands comiques grecs et romains qui dépeignent aussi une humanité tuméfiée par la vie en ville et l’Etat gréco-romain omniprésent (voyez mes textes sur Ibn Khaldun ou Fustel de Coulanges); et il pressent une sous-humanité présente et à venir, petite, avare, médiocre, vieille, bigote, crédule, fan de gazettes, fascinée par les aristos, les riches ou les VIP (bourgeois gentilshommes); c’est un monde limité et médiocre qui s’installe depuis le crépuscule du Moyen Age. Le pullulement des Tartufes et des hypocrites comme Don Juan – tous entourés d’Orgon crétinisés ou de Sganarelle guettant leurs gages – donne une vision claire du monde dénoncé plus tard par les romantiques ou les surréalistes.
Vers le milieu du Siècle dit Grand, les Grands perdent leur guerre (la Fronde); le baroque décline et devient classicisme. La muse soit apprendre à marcher droit. Comme dit Hugo dans une merveilleuse préface: les autres peuples disent Dante, Goethe, Shakespeare; nous disons Boileau. A la même époque D’Artagnan vieillit (c’est dans Vingt ans après) et devient un fonctionnaire à turbans. Il s’adonne dit Dumas à une méditation «transfenestrale» - tant il s’emmerde (1).
Mais le couple plus génial de Molière c’est Géronte et c’est Harpagon, c’est nos vieillards génocidaires: Schwab, Biden, Soros ou Rothschild, les vieux de la vieille qui veulent nous mettre à la portion congrue, et qui se sont adjoint les services des Dorante et Scapin. Les racailles unies aux vieillards argentés, quelle aubaine...
Le reste est littérature.
Sources :
On verra que je suis cette transcendantale question depuis longtemps :
https://www.les4verites.com/societe/le-malade-de-moliere-...
https://www.dedefensa.org/article/comment-fukuyama-expliq...
https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/07/08/lecons-liber...
https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/07/21/lecons-liber...
https://www.amazon.fr/grands-auteurs-th%C3%A9orie-conspir...
https://www.amazon.fr/Chroniques-sur-lHistoire-Nicolas-Bo...
(1) « Ainsi étendu, ainsi abruti dans son observation transfenestrale (la télé ! La télé !), d’Artagnan n’est plus un homme de guerre, d’Artagnan n’est plus un officier du palais, c’est un bourgeois croupissant entre le dîner et le souper, entre le souper et le coucher ; un de ces braves cerveaux ossifiés qui n’ont plus de place pour une seule idée, tant la matière guette avec férocité aux portes de l’intelligence, et surveille la contrebande qui pourrait se faire en introduisant dans le crâne un symptôme de pensée. »
https://www.les4verites.com/societe/le-malade-de-moliere-et-les-depenses-de-sante
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Kurt Vonnegut à Dresde
Constantin von Hoffmeister
Source: https://eurosiberia.substack.com/p/kurt-vonnegut-in-dresden?utm_source=post-email-title&publication_id=1305515&post_id=102496009&isFreemail=true&utm_medium=email
Abattoir-Cinq (1969) est considéré comme l'une des œuvres les plus importantes de la littérature américaine du 20ème siècle. Kurt Vonnegut prend comme point de départ le brasier provoqué par plus d'un millier de bombardiers américains et britanniques à Dresde les 13 et 14 février 1945. Cependant, Slaughterhouse-Five ne traite pas des morts en masse dans une ville surpeuplée de réfugiés de l'Est. Il s'agit plutôt de la destruction psychologique d'une seule personne. Bien que le bombardement ait coûté la vie à 200.000 personnes, il était autrefois considéré comme une note de bas de page, comme un fait historique quelconque très brièvement évoqué, inclus dans un récit beaucoup plus vaste. Après tout, il a eu lieu vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, une guerre déjà marquée par des crimes bestiaux et des atrocités génocidaires.
Dans une sorte de métafiction, Vonnegut fait voyager son alter ego à Dresde en 1967 pour traiter son traumatisme. Billy Pilgrim, qui fait des sauts dans le temps, fuit les souvenirs horribles qui le hantent continuellement dans un monde de science-fiction.
Vonnegut était un soldat américain pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a été capturé pendant la bataille des Ardennes. Lui et ses compagnons d'armes ont été transportés à Dresde, où une série d'abattoirs avaient été convertis en baraquements de fortune pour les prisonniers. Une douzaine de bâtiments constituaient le quartier des boucheries de la ville. Lorsque les Alliés ont largué près de 4000 tonnes d'explosifs sur Dresde, Kurt Vonnegut s'est réfugié dans la cave de l'abattoir numéro 5.
Au-dessus de lui, il entendait les impacts sourds, comme les pas de géants qui n'en finissaient pas de marteler le sol. La cave à viande était un excellent abri contre les raids aériens. Il n'y avait personne en bas, à part les prisonniers de guerre américains, quatre gardes allemands et quelques carcasses d'animaux éventrés. Les autres gardes, qui s'étaient éclipsés avant l'attaque pour profiter du confort de leurs maisons de Dresde, ont tous été tués avec leurs familles. Lorsque Vonnegut a refait surface après le bombardement, il a vu un carnage inimaginable. Les prisonniers de guerre avaient été chargés de rassembler tous les corps pour un enterrement collectif, mais il y avait trop de corps à enterrer. Alors les Allemands ont envoyé des gens avec des lance-flammes.
Le roman est devenu l'œuvre la plus réussie de Vonnegut. Il s'est vendu à plus de 800.000 exemplaires aux États-Unis et a été traduit dans de nombreuses langues. Il a été lu comme une retentissante proclamation sur les horreurs de la guerre - particulièrement pertinente lorsque les protestations contre la guerre d'agression impérialiste contre le peuple vietnamien étaient à leur apogée.
Vonnegut lui-même a un jour fait remarquer de manière sombre que le bombardement de Dresde était si insignifiant qu'il était peut-être le seul à avoir pu en bénéficier. Il a dit qu'il recevait en gros deux ou trois dollars pour chaque personne tuée - pour lui, le bombardement était sans aucun doute une affaire lucrative.
Aujourd'hui, l'actuel abattoir 5 est le hall 1 dans le complexe d'immeubles sur le site de la foire commerciale de Dresde (adresse : Messering 6), un lieu de réunions et de conférences. Bien que le bâtiment ait été entièrement remodelé, de nombreux éléments architecturaux originaux de l'extérieur subsistent. De l'extérieur, seul un simple panneau bleu et gris portant l'ancien nom indique l'histoire du bâtiment. Il est fermé aux visiteurs, mais lorsque j'ai demandé au gardien du service de sécurité, il m'a laissé entrer sur le terrain pour prendre une photo.
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Ossendowski: le soleil se lève à l'Ouest et se couche à l'Est
Fabio S. P. Iacono
Source: https://www.kulturaeuropa.eu/2023/01/12/ossendowski-il-sole-sorge-a-occidente-e-tramonta-a-oriente/
Ferdynand Antoni Ossendowski est né à Ludza, une commune de Lettonie appartenant à la région de Letgallia, en 1876. Il a fait ses études au gymnase de Kam'janec'-Podil's'kyj, puis a obtenu son diplôme à Saint-Pétersbourg. Il s'inscrit à la faculté de mathématiques-physique de l'université locale.
En tant qu'assistant du professeur Aleksander Zalewski, il a voyagé dans des régions reculées: la Sibérie, le Caucase et les montagnes de l'Altaï. De temps en temps, étant occupé comme écrivain sur le paquebot Odessa-Vladivostok, il a voyagé en Asie et en Extrême-Orient. Pour le récit de son voyage en Crimée et à Constantinople, il a également obtenu des royalties. Pour son voyage en Inde, il a reçu le prestigieux prix de la Société littéraire de Saint-Pétersbourg.
En 1899, après le soulèvement des étudiants à Saint-Pétersbourg, Ossendowski a été contraint de quitter la Russie impériale et de s'installer à Paris, où il a poursuivi ses études à la Sorbonne. Ses professeurs étaient Maria Curie-Sklodowska et Marcelin Berthelot. En 1901, il retourne en Russie, où le professeur Zalewski l'invite à l'Institut de technologie nouvellement fondé à l'Université de Tomsk. Ossendowski a contribué en donnant des cours de chimie et de physique. Parallèlement, il donne des cours à l'Académie agricole et publie de nombreux articles scientifiques sur l'hydrologie, la géologie, la chimie physique, la géographie et la physique.
Après le début de la guerre russo-japonaise (1904-1905), Ossendowski s'est installé à Harbin, en Mandchourie, où il a fondé le Central Technical Research Laboratory, un institut financé par la Russie pour le développement des gisements de la région. En même temps, il a dirigé la branche locale de la Société géographique russe à Vladivostok. À ce titre, il a effectué de nombreux voyages en Corée, à Sakhaline, en Oussouri et sur les rives du détroit de Béring. En Mandchourie, il devient également l'un des leaders de la diaspora polonaise et publie son premier roman en polonais, Noc ("Nuit"). Il rejoint le Comité central révolutionnaire, une formation politique qui a tenté de prendre le pouvoir en Mandchourie pendant la révolution de 1905.
Après l'échec de la révolution, Ossendowski organise une grève contre la répression du Royaume de Pologne et est ensuite arrêté. Un tribunal militaire le condamne à mort pour conspiration contre le tsar, mais sa peine est ensuite commuée en plusieurs années de travaux forcés. En 1907, il est libéré de prison avec un "ticket loup", qui l'empêche de trouver du travail ou de quitter la Russie. Il se consacre à l'écriture du roman V ludskoi Pyli, qui raconte son internement dans les prisons: avec ce livre, il atteint une grande renommée en Russie, popularité qui lui permet de retourner à Saint-Pétersbourg en 1908. Pendant ce temps, il a continué à écrire des livres en tant que directeur de la "Société du secteur de l'or et du platine" et à collaborer avec divers journaux et magazines, tant russes que polonais.
Après le début de la Première Guerre mondiale, Ossendowski a continué à publier des livres, notamment un roman de science-fiction, un récit sur les espions allemands en Russie et un pamphlet décrivant les crimes de guerre allemands et austro-hongrois. Après le déclenchement de la révolution de février 1917, Ossendowski est retourné en Sibérie, à Omsk, où il a commencé à donner des cours à l'université locale.
Après la Révolution d'octobre et le déclenchement de la guerre civile russe, il participe au gouvernement russe anti-révolutionnaire dirigé par le chef suprême, l'amiral Aleksandr Vasil'evič Kolčak. Il a servi à divers titres, notamment comme officier de renseignement, envoyé au près du Corps d'intervention américain et comme assistant polonais de la 5e division du major Walerian Czuma. En 1918, il est responsable du transfert de nombreux documents des tsaristes et de l'Armée blanche afin de parvenir à un accord, y compris des documents relatifs aux nombreuses manifestations de soutien allemand à Lénine et aux bolcheviks (documents Sisson).
Après la défaite d'Aleksandr Vasil'evič Kolčak en 1920, Ossendowski rejoint un groupe de Polonais de l'Armée blanche, qui tente d'échapper à la dictature communiste sibérienne en traversant l'Inde, la Mongolie, la Chine et le Tibet. Après un voyage de plusieurs milliers de kilomètres, l'expédition est arrivée en Mongolie, où elle a reçu la citoyenneté des mains du baron Roman von Ungern-Sternberg, un mystique attiré par les religions d'Extrême-Orient comme le bouddhisme et le lamaïsme, qui croyait être la réincarnation de Dayisun Tngri, le dieu mongol de la guerre. Le nationalisme russe et les croyances chinoises et mongoles convergent dans le Baron. Il était vraiment un excellent stratège et chef militaire. Ossendowski a rejoint l'armée du baron von Ungern-Sternberg en tant qu'officier. Il est également nommé conseiller politique du baron et chef des services secrets. À la fin de l'année 1920, il est envoyé en mission diplomatique au Japon, puis aux États-Unis, pour ne jamais revenir en Mongolie.
Après son arrivée à New York, Ossendowski a commencé à travailler pour le service diplomatique polonais et comme espion.
Fin 1921, il publie son premier livre en anglais: Beasts, Men and Gods. Le livre raconte ses voyages pendant la guerre civile russe et les guerres menées par le Baron. En 1923, il a été traduit en polonais, puis dans plusieurs autres langues.
En 1922, Ferdynand Ossendowski est retourné en Pologne et s'est installé à Varsovie. Immédiatement après son retour, il commence à donner des cours à l'Université libre polonaise, à l'École de guerre et en sciences politiques à l'Université de Varsovie. Dans l'entre-deux-guerres, il a été considéré comme le pionnier du genre narratif appelé roman de voyage. Avec près de 80 volumes publiés en Pologne, traduits dans plus de vingt langues, Ossendowski compte parmi les auteurs polonais les plus publiés dans le monde.
Avec un volume sur Lénine, dans lequel il expose ouvertement les méthodes communistes et les politiques soviétiques, ainsi que la fausseté et le tellurisme démoniaque des cadres communistes. En fait, en Pologne, ses livres ont été interdits pendant la Seconde Guerre mondiale.
Après la guerre polonaise de 1939 contre le nazisme et le début de la Seconde Guerre mondiale, Ferdynand Ossendowski est resté à Varsovie. En 1942, il se convertit du luthéranisme au catholicisme et rejoint le parti clandestin Narodowa Demokracja l'année suivante. Il a travaillé dans les structures des services secrets, collaborant avec la délégation du gouvernement polonais à la formation de la résistance polonaise pendant la Seconde Guerre mondiale.
Après le soulèvement de Varsovie, Ossendowski, alors gravement malade, s'est installé à Żółwin, près de Varsovie, où il est mort au cours de l'hiver 1945. Il a été enterré dans le cimetière de Milanówek. Le 18 janvier, la région est occupée par l'Armée rouge. Ossendowski était recherché par le NKVD et était considéré comme un ennemi du peuple pour son livre sur Lénine et le totalitarisme soviétique. Les agents soviétiques ont exhumé son corps pour confirmer son identité et confirmer sa mort.
Après la guerre, les autorités communistes soviétiques dirigeant la Pologne ont interdit les livres d'Ossendowski. Son nom n'était plus mentionné dans les encyclopédies et tous ses livres avaient été confisqués dans les librairies et brûlés. Leur circulation n'a repris qu'après la chute du mur de Berlin en 1989, la désintégration du "Pacte de Varsovie" et l'implosion de l'URSS la veille de Noël 1991.
Fabio S. P. Iacono
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Walt Whitman et la destinée maudite des USA en 1870
Nicolas Bonnal
« Le serpent du magicien de la fable a mangé tous les autres serpents; et gagner de l'argent est le serpent de notre magicien, restant aujourd'hui seul maître du champ ».
Le satanisme ploutocratique des USA a arraisonné l’Europe et menace toute la vie sur terre. La Chine après la Russie...
En relisant Christopher Lasch (spécialiste de cette époque fondamentale : les sixties) je tombe sur une citation du prestigieux poète Walt Whitman, dont je n’avais jusque-là qu’une approche universitaire donc nulle. Il se trouve qu’après la Guerre de Sécession, Whitman se rend compte comme Melville que son pays est devenu fou et dangereux. Il sent aussi qu’il est déjà un empire - presque au sens du KKK.
Cette citation est extraite d’un essai bref, étrange et rebelle : Democratic vistas (bravo pour cet hommage au passé hispanique de ce pays volé à tout le monde). Je pense le traduire et le préfacer : il fera un bon pendant à mon Dostoïevski traduit en roumain.
On commence :
« Je dis que nous ferions mieux de regarder notre époque et nos terres en face, comme un médecin diagnostiquant une maladie profonde. Il n'y a jamais eu, peut-être, plus de vide au cœur qu'à présent, et ici aux États-Unis. La croyance authentique semble nous avoir quittés. »
C’est la citation de Lasch. La suite :
« Les principes sous-jacents des États ne sont pas honnêtement crus (malgré toute cette lueur trépidante et ces cris mélodramatiques), ni l'humanité elle-même. Quel œil pénétrant ne voit pas partout à travers le masque ? Le spectacle est épouvantable. «
Guerre des sexes et fin de la religion :
« Nous vivons dans une atmosphère d'hypocrisie partout. Les hommes ne croient pas aux femmes, ni les femmes aux hommes. Une hauteur méprisante règne en littérature. Le but de tous les littérateurs est de trouver de quoi se moquer. Beaucoup d'églises, de sectes, etc., les fantasmes les plus lugubres que je connaisse, usurpent le nom de religion. La conversation est une masse de badinage. »
Sur ce déclin de la conversation Drumont écrit la même chose à l’époque.
Corruption et dépravation recouvrent le pays (c’est le début du Gilded Age dont Davos via ses milliardaires veut nous faire sortir) :
« De la tromperie dans l'esprit, la mère de toutes les fausses actions, la progéniture est déjà incalculable. Une personne perspicace et franche, du département des revenus de Washington, qui est amenée par le cours de son emploi à visiter régulièrement les villes du nord, du sud et de l'ouest, pour enquêter sur les fraudes, m'a beaucoup parlé de ses découvertes. La dépravation des classes patronales de notre pays n'est pas moindre qu'on ne l'a supposé, mais infiniment plus grande. »
Mystères de l’ouest… Whitman dénonce la corruption générale au pays de l’extermination des indiens (jadis respectés par un génie comme Fenimore Cooper):
« Les services officiels de l'Amérique, nationaux, étatiques et municipaux, dans toutes leurs branches et départements, à l'exception de la justice, sont saturés de corruption, de pots-de-vin, de mensonges, de mauvaise administration; et le système judiciaire est entaché. Les grandes villes puent le vol et la crapule respectables autant que non respectables. Dans la vie à la mode, la désinvolture, les amours tièdes, l'infidélité faible, les petits objectifs, ou pas d'objectifs du tout, uniquement pour tuer le temps. »
Règne de l’argent-roi (ici le grand Walt se rapproche de Maurice Joly et des Protocoles) :
« Le serpent du magicien de la fable a mangé tous les autres serpents; et gagner de l'argent est le serpent de notre magicien, restant aujourd'hui seul maître du champ. »
Règne de l’argent-roi qui annonce le nôtre, règne dépourvu bien sûr de justice sociale (notre condition sociale ne s’est améliorée que durant l’existence de l’URSS; avant et après c’était une monstruosité) :
« La meilleure classe que nous montrons n'est qu'une foule de spéculateurs et de vulgaires habillés à la mode. Il est vrai, en effet, derrière cette farce fantastique, jouée sur la scène visible de la société, des choses solides et des travaux prodigieux doivent être découverts, existant grossièrement et se déroulant à l'arrière-plan, pour avancer et se dire dans le temps. Pourtant les vérités n'en sont pas moins terribles. Je dis que notre démocratie du Nouveau Monde, quel que soit son succès dans la sortie des masses de leurs bourbiers, dans le développement matérialiste, les produits, et dans une certaine intellectualité populaire superficielle hautement trompeuse, est, jusqu'à présent, un échec presque complet dans son développement social. »
Enfin le grand poète pressent la destinée impériale de cette grosse puissance riche et tarée qui va précipiter le monde en enfer :
« En vain marchons-nous d'un pas sans précédent vers un empire si colossal, surpassant l'antique, au-delà d'Alexandre, au-delà de l'emprise la plus fière de Rome. En vain avons-nous annexé le Texas, la Californie, l'Alaska, et atteint le nord pour le Canada et le sud pour Cuba. C'est comme si nous étions d'une manière ou d'une autre dotés d'un corps vaste et de plus en plus bien équipé, et que nous nous retrouvions ensuite avec peu ou pas d'âme. »
Dix-neuvième siècle ? Non seulement on ne découvre rien depuis ce temps des génies, mais on laisse courir. Et il se fait tard tout d’un coup: le résultat c’est une guerre nucléaire totale pour satisfaire Davos et ses milliardaires.
Sources:
https://xroads.virginia.edu/~Hyper/Whitman/vistas/vistas....
https://en.wikipedia.org/wiki/Democratic_Vistas
https://carturesti.ro/carte/dostoievski-si-modernitatea-o...
https://www.amazon.fr/Dosto%C3%AFevski-modernit%C3%A9-occ...
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Livres
"Entretien avec Ionesco", redécouverte d'un penseur encombrant
par Riccardo Rosati
Source: https://www.barbadillo.it/75125-libri-intervista-con-ionesco-alla-riscoperta-di-un-pensatore-scomodo/?fbclid=IwAR0JqjRwt6WSOWtEKSjV71iUMUfSd0lQAXv12C6161yUQn9KRpBWw1mnJyA
Au printemps 1985, Rome a accueilli dans ses murs anciens et immortels Eugène Ionesco (1909-1994), le grand dramaturge français d'origine roumaine. L'auteur d'œuvres d'une importance cruciale pour le théâtre contemporain telles que La Leçon (1951) et Rhinocéros (1959) a accordé à cette occasion une interview pour le moins décisive à Giuseppe Grasso, spécialiste des lettres françaises, qui a eu la grande chance de pouvoir deviser à l'écrivain, alors âgé de 76 ans.
Ionesco logeait dans ce qu'on appelle aujourd'hui le Grand Hôtel St. Regis, l'un des plus beaux, et non vulgairement luxueux, hôtels de la capitale. L'interview est parue en juin de la même année dans le journal romain Il Popolo dans une version très abrégée. Aujourd'hui, grâce également à la sensibilité culturelle de l'éditeur Solfanelli, des Abruzzes, cette conversation voit enfin le jour dans son intégralité, offrant aux chercheurs en lettres françaises - y compris l'auteur de ces lignes - et pas seulement, un document extrêmement important qui devrait être valorisé dans la recherche sur le terrain, car il offre une contribution qui nous apporte des données factuelles, c'est-à-dire ce qui fait le "sang et le corps" d'une recherche académique efficace et non auto-référentielle.
Une conversation avec un grand auteur
Le texte dont nous parlons éclate comme un nuage d'où surgissent les mots sous la forme d'une quasi "tempête". Un raisonnement, celui que Grasso stimule chez Ionesco, plein de sollicitations pour le lecteur, composé de références, de noms et de lieux d'une géographie idéale, dessinant métaphoriquement une cartographie de l'horizon culturel composite de cette thématique, autant qu'un auteur talentueux. En outre, Ionesco n'a jamais eu peur d'exposer ses convictions, comme, par exemple, son manque de sympathie pour certaines positions socialistes et progressistes. C'était une "offense" grave dans la France - tout aussi grave, voire pire, dans l'Italie - de l'époque, où des écrivains tels que Philippe Sollers et Jean-Paul Sartre étaient, à notre avis, appréciés bien au-delà de leurs mérites littéraires simplement pour avoir pris ouvertement parti pour les gauches ; c'est-à-dire le parti qui, pendant des décennies, dans les bons salons d'Europe, a été considéré, sans la moindre critique, comme le seul et l'unique. De telles catégories idéologiques, comme on peut également le comprendre à la lecture de ce volume, ne convenaient pas à un artiste comme Ionesco, et il ne pouvait en être autrement dans le cas du véritable inventeur du "théâtre de l'absurde".
Si aujourd'hui cette longue conversation voit enfin le jour dans une version plus étendue, ce n'est pas par caprice de l'auteur, qui a mis la main à la pâte en reprenant les enregistrements originaux, mais en réponse à une particularité qui justifie sa re-proposition sous forme de livre: l'interview est un document et les pages qui la composent constituent un "texte", c'est-à-dire qu'elles donnent vie à une forme essayistique très particulière comme celle du "parlé", en l'occurrence sur le théâtre et la poétique de Ionesco, dont les mots étaient aussi inconfortables hier qu'aujourd'hui; nous ajouterons même que le monde globalisé craint l'intelligence, surtout quand elle est non-conformiste, et celle du notable dramaturge franco-roumain l'était certainement.
Le spécialiste chevronné ès-littérature française qu'est Grasso assume ici pleinement le rôle de l'intervieweur, réalisant qu'il s'adresse à un géant de la littérature, et qu'il fallait profiter de cette occasion, ce qu'il fait avec beaucoup de dévotion, sans toutefois faire un complexe d'infériorité. En fait, il est sûr de lui et pose des questions précises, sachant où "regarder", comment viser, à quoi s'attendre, malgré l'imprévisibilité de son interlocuteur pointu. Grasso sollicite le maître en face de lui sans aucun scrupule; il le marque, le presse, ne le ménageant que parfois, car il ne manque pas d'exprimer son désaccord ou de proposer des idées différentes. Mais lorsqu'il accepte d'être heureusement dépassé, il est déterminé à ramener un résultat concret, et c'est dans le caractère concret de la pensée exprimée par Ionesco que réside la qualité de cette publication, dûment élaborée par son éditeur. En substance, qu'est-ce qui en ressort ? Trois bonnes heures de conversation !
On découvre les pensées d'un écrivain "mal à l'aise".
L'interview est un genre littéraire problématique. Aujourd'hui comme jamais auparavant, la capacité à poser des questions a été complètement perdue. On s'offusque ou, plus souvent encore, on se plie en quatre, on flatte sans vergogne, passant de ce qui serait un service culturel à un véritable service idéologisé. Heureusement, ce n'est pas le cas avec le livre de Grasso. Ionesco lui-même explique ce qui est peut-être la principale tâche de l'écrivain, à savoir "poser des questions" et non "proposer des solutions" (21).
Le texte s'ouvre sur une introduction très utile de la journaliste Simone Gambacorta, qui précise qu'il s'agit également d'un "livre de liaisons", car il établit des liens et indique des perspectives. Gambacorta rappelle avec force l'importance de savoir mener un entretien. Nous pouvons presque appeler cela un "sous-métier" du journalisme, qui ne se réalise pas simplement en posant des questions, mais ce qui compte c'est : "[...] avoir quelque chose à dire" (5). Et Ionesco parle, se confesse presque, tout en restant toujours solennel. De ses paroles, on comprend la raison qui a poussé Grasso à emprunter le sous-titre du texte à une œuvre de l'intellectuel roumain Emil Cioran (1911-1995): De l'inconvénient d'être né (1973). La citation ouverte de l'éditeur à cet auteur raffiné et, injustement, encore peu étudié, sanctionne avec acuité une parenté de désenchantement; comme l'atteste d'ailleurs le court essai de Ionesco A propos de Beckett, qui conclut le volume et n'en dit pas moins sur l'écrivain que sur l'auteur de En attendant Godot (1952).
Ionesco et Beckett, unis par la même dénonciation inexorable, à la différence que le premier est plus "politique", tandis que le second est plus mental, comme l'explique également l'éditeur: "Par rapport à Beckett, dont le nihilisme apparaît beaucoup moins humoristique, centré avant tout sur le vide, Ionesco émet au contraire un cri étourdi face au vide, signalé par le rire" (29). Cette comparaison incite à mieux cadrer l'existentialisme de Ionesco qui, à la différence de son collègue irlandais, est vital, tendant à rejeter les raisonnements d'évasion: " La chose la plus absurde est d'être conscient que l'existence humaine est inacceptable... et, malgré tout, de s'y accrocher désespérément, conscient et affligé parce que destiné à perdre ce qu'on ne peut supporter [...]" (23).
Ainsi, l'inconvénient d'être chez Ionesco est une reconnaissance des choses, et non une "attente" stérile, bien que suggestive, comme nous le trouvons dans l'opus beckettien. À cet égard, Ionesco revendique légitimement, à notre avis, la paternité de ce que le critique et écrivain hongrois Martin Esslin (1918-2002) a défini pour la première fois comme le "théâtre de l'absurde". L'académie internationale, en revanche, a toujours désigné Beckett comme l'initiateur de ce courant littéraire, puisque les œuvres de Beckett ne visaient pas à ne rien raconter, mais faisaient plutôt du néant leur raison d'être. Pour sa part, Ionesco ne s'est jamais caché derrière "l'absurde"; au contraire, il s'en est servi comme d'un poinçon pour tenter de démêler le vide mental de l'âge moderne, ses nombreuses hypocrisies. Il va sans dire que, par le passé comme aujourd'hui, dire la vérité, peu importe de quelle manière, est considéré comme dangereux pour une certaine Pensée unique qui dirige l'Occident depuis des décennies. Ce système de pouvoir culturel a maintes fois changé de nom et de forme, mais son essence malveillante est restée intacte, et sans aucun scrupule, nous affirmons que de ce Mal, Ionesco se considérait fièrement comme un ennemi.
Ionesco, un anti-moderniste ?
Stylistiquement, on trouve dans le livre, surtout dans la partie qui précède l'interview, une sorte de contraste entre l'écriture de Grasso, avec une recherche parfois "baroque" de lemmes et l'alternance de phrases courtes et longues, qui est alors l'une des prérogatives d'un titan comme Joseph Conrad, et tout le monde ne peut pas être lui, dirions-nous, avec l'exactitude des réponses de Ionesco. Cependant, au final, le résultat global est fondamentalement harmonieux et la lecture est agréable. En outre, l'éditeur a le mérite, ainsi que le courage, de cadrer les idées de Ionesco dans une perspective que l'on pourrait qualifier de traditionaliste: "[...] l'homme, désarticulé de la transcendance, est un être englouti par les sables mouvants de l'insignifiance et du dérisoire, riche de ses déguisements, de ses soucis, de ses mesquineries" (22). Tout cela nous incite à poser de nouvelles bases dans l'étude de cet écrivain, c'est-à-dire une évaluation critique de Ionesco comme l'un de ces nombreux antimodernes dignes de ce nom dont les positions humaines et politiques ont été délibérément mal comprises.
La force de ce dramaturge, ce qui l'a rendu parfois impopulaire dans certains milieux, est que "son" vide n'en est pas un, puisqu'il est empreint d'un scepticisme structuré, à tel point que le terme "absurde" n'est utile que pour définir sa forme, mais pas son essence, si l'on considère, comme l'explique Grasso, qu'avec le théâtre Ionesco entendait : "[...] dénoncer, sans fausse modestie, la crédulité et l'absurdité de la condition humaine, vues comme les plaies [sic ! ] endémiques de l'homme bourgeois moyen" (22).
Entretien avec Ionesco pourrait presque être jugé comme un livre "méta-théâtral", le prologue critique de l'éditeur préparant le lecteur à l'action théâtrale, tout comme dans les textes dramaturgiques, lorsqu'au début de chaque acte est décrite la scène dans laquelle les personnages vont évoluer. Et cet entretien qui prend la forme d'une pièce de théâtre se déroule en un seul acte, dans la confrontation verbale entre deux protagonistes isolés du reste du monde, rappelant paradoxalement le style de son "rival" Beckett.
Néanmoins, ce livre a aussi sa propre valeur pour la recherche, étant un excellent "outil" pour saisir la littérature française tout court, permettant d'aborder avec profit la lecture et la compréhension de cet auteur. Le "ton" de l'interview que Grasso recueille peut se résumer à l'hostilité bien connue de Ionesco envers Victor Hugo: "Il reste donc sa vie, sa grande éloquence, qui m'a toujours irrité et énervé, sa grande vanité littéraire; et le grand homme parfait, c'est-à-dire la "nullité" faite personne" (37). Une fois de plus, le dramaturge se montre sans fausse modestie, allant s'attaquer à l'une des plus pompeuses des idoles littéraires transalpines, car il possédait une sorte de "mauvaise intelligence", une caractéristique qui a fait la grandeur de Louis-Ferdinand Céline, et qui fait qu'il n'a pas peur des canons et des jugements.
Ainsi, cette rencontre à Rome il y a des années nous rappelle que l'opinion est quelque chose qui nous accompagne toujours, même si nous essayons souvent de la cacher avec crainte ou, pire encore, avec hypocrisie. Si, en revanche, on a l'intention de la jeter à la face du monde, comme Ionesco l'a fait avec ses œuvres et ses idées, alors il faut en être capable; en d'autres termes, être à la hauteur de ses idées préconçues et de ses idiosyncrasies.
Il en va de même pour les positions politiques particulières de Ionesco, que Grasso encadre parfaitement en le décrivant comme un "démonteur de faux mythes" (31), notamment du communisme. C'est une autre raison pour laquelle il n'est pas apprécié par l'intelligentsia européenne qui, depuis des décennies, contribue à démolir tous les piliers de la culture du Vieux Continent. Nous partageons également les réflexions de Gambacorta dans sa présentation, qui nous incitent à redéfinir Ionesco une fois pour toutes comme un antimoderne: "[...] il savait bien comment la véritable perversion globale consistait en la prévalence de l'historique sur le métaphysique [...]" (6). Ce n'est donc pas une coïncidence si l'écrivain considérait que le "réalisme", qui est le vieux dogme de la gauche, était presque pernicieux, étant synonyme d'"engagement"; un mot en soi vide et canalisant souvent des imbroglios intellectuels et des mensonges: "La littérature réaliste est complètement fausse parce qu'elle tend à s'immiscer dans la démonstration" (11). Tout ceci devrait suggérer l'inclusion de Ionesco dans les rangs de ces penseurs anti-système d'origine roumaine tels que Cioran, Camilian Demetrescu et Mircea Eliade, déjà mentionnés, à qui nous devons une puissante défense d'une culture solide, mais non immuable, et profondément spirituelle.
En résumé, Gambacorta fait à nouveau allusion de manière suggestive à une "consonance esthétique" (10) entre l'interviewé et l'intervieweur dans ce petit volume savant où il nous incite à considérer la vie essentiellement comme une tromperie divine, un concept nodal dans la vision du monde de Ionesco. Pour comprendre le grand auteur franco-roumain, il est peut-être utile de le juxtaposer une fois de plus à son collègue irlandais, et le fait que Beckett soit néanmoins présent dans ce texte est un grand enrichissement, afin d'avoir une idée complète du Théâtre de l'Absurde. Ainsi, Ionesco exprime, a de la vigueur; tandis que Beckett laisse ponctuellement planer un doute qui prend la forme d'une attente qui sent souvent la maladie, proposant un théâtre certes de grande qualité, mais à sa manière exécrable.
À l'inverse, Eugène Ionesco, malgré sa désillusion sur le sens même de la vie, nous apparaît comme tout sauf renonçant. En effet, en parfait antimoderne, il était peu attaché à l'existence en tant que fait matériel, mais ne s'est certainement pas ménagé dans la lutte contre les mensonges du progrès.
Giuseppe Grasso, Intervista con Ionesco - L'inconveniente di essere nati (avec un essai de l'auteur sur Beckett), Chieti, Solfanelli, 2017.
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Parution du n°458 du Bulletin célinien
Sommaire :
La biographie de Gen Paul
Rentrée scolaire 1900, rue de Louvois
Un dessinateur inattendu de Voyage. Le sculpteur Alfred Bottiau
L.-F. Céline sur Internet
Quand Charles Plisnier revenait sur son engouement pour Voyage au bout de la nuit.
On se souvient qu’à l’occasion du 30e anniversaire de la mort de Brasillach, l’historien Pascal Ory, partisan résolu de l’abolition de la peine de mort, avait déclaré qu’en février 1945, il aurait volontiers « figuré parmi les douze hommes qui exécutèrent au petit matin le condamné Robert Brasillach »¹. Pierre-Yves Rougeyron, militant de droite souverainiste, fait tout aussi bien. Faisant allusion au sort des manuscrits de Céline à la Libération, il clame : « Il fallait lui laisser ses œuvres, il fallait pas les piquer. C’est lui qu’il fallait pendre. C’est là où je suis très gaulliste : moi, je touche pas aux œuvres, c’est aux hommes que je touche. »². Cet épurateur au petit pied comprend-il que si l’on avait liquidé Céline en 1944, nous eussions été privés d’une grande part (et non la moindre) de son œuvre ? Mais cet admirateur éperdu de Malraux n’en a certainement cure. Quant à l’auteur des Quatre jeudis, notre justicier à rebours ne fait pas davantage dans la dentelle : « Brasillach, je l’aurais flingué de mes mains. » [sic]. Vouant aux gémonies tous les écrivains de la Collaboration, sait-il que son idole voyait en Drieu la Rochelle « l’être le plus noble » qu’il ait jamais connu ? Mais un militant obtus peut-il comprendre ce genre de paradoxe ? Malraux forçait peut-être même son talent en déclarant que « Drieu n’a jamais trahi la France, même sous l’Occupation. » Rougeyron s’en remettra-t-il ?
Sur cette période, bien des légendes circulent. Et il arrive que l’on parvienne à en créer de nouvelles dès lors que certaines affabulations sont reprises. Dans un livre récent, un prétendu historien – il n’en a pas la formation – affirme que « depuis l’arrivée des occupants, [Céline] ne cesse d’envoyer des lettres à l’ambassade d’Allemagne ou à la Wehrmacht [sic], par lesquelles il exige un durcissement des mesures raciales. »³. La seule correspondance adressée à un officiel allemand que l’on connaisse est celle adressée à son ami Epting, directeur de l’Institut allemand, où il ne demande rien de ce genre. À moins que l’auteur ne détienne une correspondance inédite de Céline à Otto Abetz ainsi qu’à quelque hiérarque de l’armée allemande ? Passons…
Dans le genre bobard étincelant, signalons aussi une vidéo sur Gen Paul dans laquelle une “spécialiste”4 affirme ceci : « L’amitié entre Paul et Céline a probablement été l’une des plus importantes dans la vie des deux hommes, mais elle est devenue de plus en plus difficile, lorsque Céline s’est engagé à promouvoir ses idées plus que controversées, qui engendrera la rupture entre les deux hommes. » Vous pouvez me croire : la dame prononce cette phrase sans ciller. Comme on le sait, la rupture qu’elle évoque intervint bien après que Gen Paul eut accompagné Céline à l’ambassade d’Allemagne (février 1944), et auparavant à Berlin (mars 1942). Ignore-t-elle aussi que, cette même année 42, l’artiste illustra Voyage et Mort à crédit ? Étonnant pour une experte en œuvres artistiques… Que n’a-t-elle lu, avant son exposé, la biographie de Gen Paul par Jacques Lambert qui vient d’être rééditée.
Notes:
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Indro Montanelli dans le Japon de l'après-guerre: un voyage dans l'empire du bonsaï
par Riccardo Rosati
Source: https://www.barbadillo.it/67460-cultura-montanelli-in-giappone-nel-dopoguerra-il-viaggio-nellimpero-bonsai/?fbclid=IwAR2OzGavIftIIDa-iP64GaiucXXpsiu0vPnONwQ0dVEpr8IuRQroxr3SK5g
Les articles rassemblés dans ce volume sont d'abord parus dans le Corriere della Sera entre novembre 1951 et mars 1952, période durant laquelle Indro Montanelli (1909 - 2001) a séjourné au Japon pour observer de près son évolution après sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale. Les conditions, donc, d'une nation militairement occupée et vétéran des six années de la "Régence MacArthur", avec le généralissime américain qui, dans la gestion pratiquement plénipotentiaire de l'Archipel, évitait rarement de révéler son peu d'estime pour les sujets de l'Empire du Soleil Levant. En fait, Montanelli ne l'ignore pas et rapporte clairement comment le manteau outrancier imposé par Douglas MacArthur a pratiquement cessé d'exister lorsqu'il a été remplacé au poste de SCAP (Commandant suprême des puissances alliées) par le général Matthew Ridgway, un homme doux qui n'était pas prisonnier de l'auto-idolâtrie qui allait plus tard nuire à la carrière de son collègue. Page après page, le meilleur journaliste italien de tous les temps - ainsi que ce Mussolini qui fascinait le jeune Montanelli lui-même - saisit d'un œil vif certains aspects essentiels d'un peuple qui vit pour la première fois la démocratie et se dirige vers cette extraordinaire expansion économique qui menacera bientôt la suprématie des économies occidentales.
Journalisme, voilà le mot clé qui connote le livre, comme l'explique bien Vittorio Zucconi dans la préface : "[...] parce que le secret de cette forme de journalisme n'est pas la connaissance, au contraire c'est l'ignorance du sujet". Zucconi ne jouit pas du tout de notre estime, et pourtant, en présentant ces écrits de Montanelli, il offre des réflexions d'une qualité absolue; peut-être est-ce dû au fait que lui aussi a été correspondant au Japon, mais dans les années 80, donc dans un pays aujourd'hui totalement capitaliste et en partie étranger à sa propre tradition, en raison de la forte américanisation. En effet, les mots de Zucconi font penser à ceux d'Italo Calvino, qui, avec sa Collection de sable (1984), a réussi à atteindre l'un des plus hauts sommets de la narration du Japon moderne. Comme pour Zucconi, l'ignorance est une valeur paradoxale chez l'écrivain ligure: "Nouvellement arrivé dans le pays, je suis encore au stade où tout ce que je vois a une valeur, précisément parce que je ne sais pas quelle valeur lui donner".
Le livre de Montanelli
Certes, Calvino est l'un des auteurs les plus importants du 20ème siècle, tandis que Montanelli et Zucconi, avec tout le respect que je leur dois, sont des journalistes et non des intellectuels. Néanmoins, dans L'Empire Bonsaï, on rencontre plusieurs passages vraiment surprenants par leur compréhension de la culture japonaise, à tel point que dans certains cas, nous nous sommes dit que, finalement, Montanelli avait "tout compris" ou presque ; comme lorsqu'il cristallise en quelques mots un élément très complexe, lié à cette composition raffinée, toute japonaise, d'une esthétique faite de cruauté: "On n'éduque pas et on n'éduque pas sans une bonne dose de méchanceté, d'intransigeance impitoyable. Je n'ai jamais vu un peuple aussi grossier et cruel'. De plus, s'il comprend avec une profondeur suffisante l'élégance de l'âme de cette nation, il ne manque pas non plus de saisir la rudesse des occupants, de cette Amérique dont Montanelli, bien que converti de longue date à l'antifascisme, ne pouvait vraiment apprécier aucune des valeurs: "Mais tout cela est-il vraiment une nouveauté, la nouveauté démocratique révolutionnaire que les Américains pensent avoir introduite ?".
Pour en revenir à Zucconi, ce dernier avoue éprouver une "admiration réticente" pour les écrits du chroniqueur le plus emblématique et le plus talentueux, qui dresse un portrait du Japon à travers une écriture qui n'est peut-être pas belle, mais est néanmoins "chaleureuse" et participative. Ce reportage sous forme d'articles journalistiques nous permet même de découvrir un très rare Montanelli 'affectueux' quand, par exemple, il parle de Shigeru Yoshida (1868 - 1977): Premier ministre japonais (1946 - 1947 et 1948 -1954), ainsi qu'un amoureux de l'Italie, et de Naples en particulier.
Le Japon envahi mais sobre et digne
L'Empire Bonsaï se dresse comme le précieux témoignage d'un pays envahi, victime d'une humiliation, que le peuple japonais affronte pourtant avec sobriété et dignité. Montanelli ne cache pas qu'il considère le "fascisme japonais" (une définition à l'égard de laquelle nous avons ponctuellement de forts doutes) comme une grave erreur. Quoi qu'il en soit, son esprit d'anarchiste structuré, donc avec un penchant parfois réactionnaire, émerge avec surabondance dans sa défense de Tomoyuki Yamashita (1885 - 1946), également connu sous le nom de "Tigre de Malaisie", en raison des atrocités commises par ses soldats à Manille, pendu comme criminel de guerre, ou du moins, c'était la version des événements propagée par les "alliés". Montanelli pense le contraire, et cela se voit lorsqu'il rapporte la dissidence de la presse, même la presse américaine, pour l'exécution de ce brave et noble officier, qui est entré dans l'histoire pour son incroyable capture de la "forteresse" britannique de Singapour: "Immédiatement après la lecture du verdict, mon collègue Pat Robinson de l'International News Service a mis au vote et publié, [...], la réponse des douze correspondants américains, britanniques et australiens qui, après avoir suivi le procès de la première à la dernière séance, se sont prononcés à l'unanimité contre la légalité de la sentence: je le dis avec une certaine fierté de journaliste".
La figure de l'Empereur
Nous avons dit plus haut que nous n'avons pas affaire à un intellectuel. Par conséquent, de nombreuses nuances de la société de l'Archipel sont difficiles à saisir pour lui. Tout d'abord, celles concernant la figure la plus complexe de la culture japonaise, à savoir son souverain (天皇, Tennō). Montanelli ne parvient pas à en saisir l'essence, la raison pour laquelle un simple être humain peut devenir le symbole de toute une nation, comme ce qu'est le drapeau pour nous, Occidentaux. Ce qui ne lui échappe pas, en revanche, c'est la condition humiliante de l'empereur après la guerre: "[...] aujourd'hui le cent vingt-quatrième héritier d'une dynastie qui a duré sans interruption pendant deux mille six cent quatorze ans vit comme un père de famille de la classe moyenne, sans faste ni suite". On peut donc penser, en lisant sa chronique dans un pays si éloigné géographiquement et aussi autrement, que lorsque Montanelli ne parvient pas à comprendre, et cela arrive assez souvent, il ne perd jamais le respect, et même en cela, il nous rappelle l'égarement que Calvino a également ressenti au Japon : "Ainsi le temple Manju-in, qu'un incompétent comme moi jurerait être zen et pourtant il ne l'est pas [...]".
Italo Calvino
Montanelli et Calvino au Japon
En conclusion, le Japon s'avère souvent capable de faire ressortir le meilleur de nous-mêmes. L'explication donnée par Montanelli est la suivante: c'est parce que c'est un "pays sérieux" ! La collection d'articles en question est une sorte d'album de la réalité japonaise, avec des "instantanés" tirés de l'esprit d'un homme qui était capable d'expliquer et parfois même de raconter. Sa vision du Japon n'est pas élaborée, mais elle est si vraie, si puissamment authentique dans sa naïveté, comme le dit encore Zucconi à juste titre : "[...] parce qu'un journaliste n'est jamais un professeur, même s'il veut s'appeler ainsi, mais, en fait, il reste toujours et seulement un étudiant sur le point de se faire recaler". Montanelli et sa plume maussade nous manquent beaucoup. La lecture de ce texte, comme nous l'avons souligné, nous a rappelé le voyage de Calvino vers le Soleil Levant. D'un côté, un grand journaliste, de l'autre, l'un des plus grands écrivains des temps modernes, tous deux partageant cette "humilité" qui a fait la grandeur de l'odeporica (la "littérature de voyage") des Italiens au fil des siècles. Eux, les Japonais, sont ce qu'ils sont, des gens sérieux; nous, de notre côté, sommes ce que nous sommes, ou du moins nous l'étions il y a encore quelque temps, le Peuple le plus intelligent de la planète, au point qu'un "simple" journaliste se révèle capable d'exprimer des concepts sur le Japon bien plus profonds et exacts que ceux de tant d'universitaires de l'école anglo-saxonne en vogue depuis des décennies: "A moins que ce ne soit là mon erreur; de vouloir trouver une logique et donner une explication à ce que font les Japonais. Ce qui est aussi, à bien y réfléchir, une explication; et peut-être la seule qui compte".
Notes:
* L'impero bonsai Cronaca di un viaggio in Giappone 1951 - 1952 par Indro Montanelli (Rizzoli, Milan, 2007)
** Merci à notre collègue orientaliste Annarita Mavelli, qui a aimablement attiré notre attention sur le texte de Montanelli.
Riccardo Rosati
Riccardo Rosati sur Barbadillo.it
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Dostoïevski antimoderne et fantastique dans Le Crocodile
Le texte est enfin proposé en langue italienne par les éditions Adelphi, sous la direction de Serena Vitale.
par Giovanni Sessa
Source: https://www.barbadillo.it/107166-dostoevskij-antimoderno-...
Fëdor Dostoïevski est un maître incontesté de la littérature moderne, ainsi qu'un annonciateur prophétique, avec Nietzsche, du nihilisme qui se déploiera pleinement au 20ème siècle. En 1865, un an après avoir publié l'extraordinaire Les carnets du sous-sol, il publie un écrit à la fin incertaine et suspendue, intitulé Le Crocodile. Le texte est enfin proposé en langue italienne par la maison d'édition Adelphi, sous la direction de Serena Vitale (pp. 97, euro 12,00). Il s'agit d'une nouvelle "anormale", qui ne s'aligne pas, en termes de forme et de contenu, du moins à la première approche superficielle, sur les grands romans de l'écrivain russe. Dans ces pages, Dostoïevski présente, de manière exaltante, en amusant et en divertissant le lecteur, une histoire fantastique, un récit qui remet en question les certitudes de tout réalisme, tant d'un point de vue gnoséologique que littéraire.
Le Crocodile de Fédor Dostoïevski
Il utilise un nouveau langage, inhabituel dans la littérature russe (et autre) de la seconde moitié du 19ème siècle, grâce auquel dans l'histoire : "les anneaux de la conséquentialité sont desserrés et l'indigence du déterminisme causal est démasquée" (p. 97). L'auteur va au-delà du logocentrisme, montrant, en fait, que l'humour et la facétie sont capables, paradoxalement, de réfuter les certitudes apodictiques, ubi consistam de la pensée moderne et positiviste. La disparition des certitudes, nous dit l'écrivain, ouvre le doute universel, la suspension du jugement. C'est pourquoi les vicissitudes du protagoniste du Crocodile n'ont pas de conclusion réelle et congrue. La fin reste inconcevable, indéterminée, comme il en va du projet de vie de tout homme. Le récit se déroule à Saint-Pétersbourg, une ville qui vit sur l'abîme du possible, où tout peut arriver, même l'impensé. Dans une boutique du Passage, la première élégante galerie marchande de la Russie tsariste qui, à l'instar des Passages parisiens évoqués par Benjamin, était censée célébrer les gloires du capitalisme galopant, un exemple de la "préhistoire de la modernité", un Allemand expose au public, moyennant paiement d'un ticket, un animal exotique, un crocodile.
Le fonctionnaire ministériel de bas rang, Ivan Matveič, arrogant, imbu de sa personne, comme tout progressiste qui se respecte, décide d'accompagner, avec un ami (le narrateur), sa femme Elena Ivanovna, représentante typique de la nouvelle bourgeoisie et cliente des magasins du Passage, pour une visite de l'étrange animal. Matveič taquine le nez du crocodile avec son gant et le crocodile, en réaction, attrape l'homme et n'en fait qu'une bouchée. Alors que les personnes présentes discutent entre elles pour savoir s'il serait opportun d'ouvrir le ventre de l'animal et de libérer le malheureux, celui-ci affirme qu'il se trouve bien dans les entrailles du crocodile et annonce sa décision catégorique de rester là où il est. Il croit, en effet, que loin de la société et de ses amusements, il peut devenir un grand réformateur politique, proclamant qu'il veut devenir le "nouveau Fourier". De grandes foules, bien sûr, dès le lendemain, pour voir le "monstre" et de grosses recettes pour le propriétaire. Pendant les visites, le protagoniste ne fait que radoter sur le sort progressif de l'humanité et de la patrie russe.
Il est probable qu'avec ce personnage, Dostoïevski a parodié Tchernyševski et les penseurs "révolutionnaires" de l'époque en laquelle il vivait. En bref, l'écrivain, reprenant des motifs du Nez de Gogol, préfigure le triomphe de la bourgeoisie, le culte du profit, et photographie de manière humoristique et déconstructive le "nouveau monde" qui s'annonce, selon lui, sous le trait du "monstrueux". Le crocodile n'est pas simplement un "méfait", comme l'auteur voudrait nous le faire croire, mais, note Vitale, une histoire de cupidité et de mesquinerie. Le propriétaire allemand de l'animal se préoccupe, en bon bourgeois, "de l'animal uniquement parce qu'il est une source de profit" (p. 93). L'épouse du malheureux fonctionnaire, séductrice et fatale: "elle semble pleurer surtout parce qu'elle sait que les larmes lui font du bien et bientôt [...] elle trompe son mari " (p. 93). Le fonctionnaire ministériel auquel son ami s'adresse pour obtenir de l'aide et des conseils "ne devient plus aimable qu'après que les sept roubles que [...] Matevič lui a fait perdre aux cartes lui ont été rendus" (p. 93). Malgré le triomphe imminent du monde bourgeois, le Saint-Pétersbourg de ces pages, une ville animée par la nomenklatura, dans laquelle les hiérarchies n'ont qu'une fonction formelle et non substantielle, plane la possibilité de l'impossible. Dans celui-ci, tout peut arriver, indiquant, entre autres, que le cours de l'histoire n'est jamais nécessaire, prédéterminé par le triomphe du Zeitgeist. Matevič est l'incarnation du formalisme bourgeois de l'époque, puisque, immédiatement après avoir été avalé par le " monstre ", il déclare: "Ma seule préoccupation est de savoir comment mes supérieurs vont le prendre" (p. 94).
Le Crocodile n'est pas une simple pierre d'achoppement sur le chemin de la pensée de Dostoïevski. C'est précisément en tant qu'"exception" qu'il condense l'antimodernisme de l'auteur qui, dans les œuvres considérées comme "majeures", prendra des traits slavophiles et "anti-papistes". Au-delà, l'écrivain montre, notamment dans les dialogues hilarants des personnages (l'humour, à ce niveau de subtilité herméneutique et dévoilante, ne nous semble reconnaissable dans la littérature moderne que dans Le Cercle de Pickwick de Dickens) que la "fantaisie" est l'outil vers lequel se tourner pour dépasser le monde "monstrueusement" construit par l'utilitarisme. Le Crocodile est un livre divertissant et, pour cette raison, un livre puissant.
*Le Crocodile de Fëdor Dostoïevski, Adelphi (édité par Serena Vitale)
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Parution du numéro 457 du Bulletin célinien
Sommaire :
Londres : splendeur et misère des courtisanes
Guerre traduit en créole
Londres face à la critique
Entretien avec Émeric Cian-Grangé
Notre Rabelais [1939]
Maurice Nadeau, troisième service.
La parution du second manuscrit inédit, Londres, a suscité beaucoup de commentaires dont nous rendons compte dans ce numéro. Certains estiment que ces textes n’auraient pas dû être publiés. C’est le cas de Yann Moix, par ailleurs admirateur de l’écrivain, qui reproche, d’une part, à Gallimard d’avoir cédé aux pressions relatives à la réédition des pamphlets, et, d’autre part, d’avoir édité « de manière tout à fait cynique un roman de Céline qui est, en fait, un brouillon de brouillon de brouillon [sic] de Voyage au bout de la nuit. » Ce qui, selon lui, « abîme la réputation de Gallimard pour très longtemps. »¹ Il évoquait alors uniquement Guerre, le second inédit n’étant alors pas encore paru. Et faisait sienne l’hypothèse (fallacieuse) selon laquelle ce texte date de 1932. Accusation absurde : d’un auteur majeur, on souhaite tout connaître, même les brouillons qui, sans être destinés à la publication en l’état, apportent un éclairage inédit sur une période d’écriture féconde. Nul doute que si Moix était édité par Gallimard, il serait moins intransigeant. Henri Godard a raison de rappeler que l’œuvre proprement dite est constituée des romans que Céline a publiés lui-même, le reste étant à considérer comme des documents de genèse. Ce qui est précisément bien le cas des deux inédits qui sont apparus. Tout au plus pourrait-on reprocher à Gallimard de les avoir édités dans la fameuse collection “Blanche”, et non pas, par exemple, dans les Cahiers Céline où ils auraient eu naturellement leur place.
Mais va-t-on reprocher à une maison d’édition, qui est aussi une entreprise commerciale, de rentabiliser au mieux deux inédits d’un de ses écrivains-phares ? Affirmer, par ailleurs, que ces textes n’auraient dû trouver leur place qu’en annexe d’une édition de la Pléiade est faire bon marché de l’exigence économique la plus élémentaire, d’autant que Guerre s’est déjà vendu à plus de 150.000 exemplaires. Le reproche émane, cette fois, de l’universitaire italien Pierluigi Pellini². Selon lui, le fait de publier ces textes comme des romans à part entière fausse la réception de l’œuvre. Désormais, dit-il, des milliers de personnes n’ayant jamais lu Voyage au bout de la nuit ou Guignol’s band auront lu Guerre et Londres qui leur donneront une fausse image de l’écrivain. Cette appréciation est-elle fondée ? Il faudrait pouvoir vérifier que les nombreux acheteurs de ces inédits sont majoritairement de nouveaux lecteurs découvrant l’œuvre de Céline et non pas d’anciens lecteurs qui s’y replongent. Dans un article récent, un journaliste a relevé qu’en quatre mois, de mai à août 2022, les ventes en collection de poche (Folio) ont déjà augmenté de 50 % par rapport à l’année dernière³. Chaque année, Gallimard vend environ 20.000 exemplaires (en poche) des livres de Céline. Or, cette année le chiffre de 30.000 a déjà été atteint. La parution de ces inédits fait donc, au contraire, naître un nouvel intérêt pour l’œuvre. Le même universitaire italien critique aussi « une sorte de fétichisme où chaque page, chaque brouillon devient un objet sacré pour adeptes du culte célinien ». Mais n’en va-t-il pas de même pour Proust dont on commémore cette année le centième anniversaire de la mort ?4 C’est le lot de tous les écrivains importants et c’est bien naturel. Fétichisme bien partagé…
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Louis-Ferdinand Céline et le grand esprit humanitaire occidental
Nicolas Bonnal
Tout le monde comprend peu à peu la farce humanitaire : il y a la victime qui compte et celle qui ne compte pas (russe, palestinienne, etc.) ; il y a la cible qui compte et celle qui ne compte pas. Mais tout cela se base sur un culte humanitaire né au XVIIIème siècle et appliqué depuis bien longtemps. Flaubert le voit venir dans son Dictionnaire et dans sa Correspondance : l’humanité occidentale (il n’y a d’humanité qu’occidentale) se rend un culte ; aujourd’hui elle veut même se sacrifier en sacrifiant sa consommation en carbone. Elle en devient christique, la pauvre.
Ce culte implacable et dictatorial veut aujourd’hui nous empêcher de manger, de rouler, d’être soignés. Les médias s’en foutent ou célèbrent. Il y aura les dieux du capitalisme financier qui circuleront en jet pour célébrer la Gaia et les idiots qui grelotteront en regardant Netflix et LCI. Mais il y aussi une grosse et mondiale bureaucratie humanitaire ou autre qui va être payée plus ou moins maigrement pour contrôler et réduire le troupeau de pollueurs.
Céline en avait marre déjà du culte humanitaire ; et il avait compris son fonctionnement bureaucratique avec comme objectif la retraite, idole de la classe moyenne décriée par Guénon ou Tocqueville ; et ce surdoué de la colère écrit dans Bagatelles :
« Je vous le prédis, c'est écrit, la mère des Apôtres est pas morte. Le monde est encore plein de martyrs qui crèvent au fond des ergastules du désir de nous libérer, et puis d'être "titularisés" par la même aubaine dans des fonctions pas fatigantes, d'un ministère ou d'un autre, avec une retraite. Jamais on n'a vu tant d'Apôtres, comme de nos jours, retraités. Le front commun à cet égard, c'est qu'une petite répétition, une petite avance sur l'avenir...
Mais il y a un diable humanitaire. C’est lui qui détruit l’Occident entre autres avec son écologie ou sa nouvelle et très folle doctrine du sexe ; et Céline s’en moque déjà dans les Beaux draps :
« Je connais le plus honnête homme de France. Il se donne un mal ! Il se dépense ! Il est maître d’école à Surcy, à Surcy-sur-Loing. Il est heureux qu’au sacrifice, inépuisable en charité. C’est un saint laïque on peut le dire, même pour sa famille il regarde, pourvu que l’étranger soit secouru, les victimes des oppressions, les persécutés politiques, les martyrs de la Lumière. Il se donne un mal ! Il se dépense ! Pour les paysans qui l’entourent c’est un modèle d’abnégation, d’effort sans cesse vers le bien, vers le mieux de la communauté. »
Le problème de ces humanitaires c’est qu’ils ne s’arrêtent jamais :
« Secrétaire à la Mairie, il ne connaît ni dimanche ni fête. Toujours sur la brèche. Et un libre d’esprit s’il en fut, pas haineux pour le curé, respectueux des ferveurs sincères. Faut le voir à la tâche ! Finie l’école… à la Mairie !... en bicyclette et sous la pluie… été comme hiver !... vingt-cinq, trente lettres à répondre !... L’État civil à mettre à jour… Tenir encore trois gros registres… Les examens à faire passer… et les réponses aux Inspecteurs… C’est lui qui fait tout pour le Maire… toutes les réceptions… la paperasse… Et tout ça on peut dire à l’oeil… C’est l’abnégation en personne… Excellent tout dévoué papa, pourtant il prive presque ses enfants pour jamais refuser aux collectes… Secours de ci… au Secours de là… que ça n’en finit vraiment pas… À chaque collecte on le tape… Il est bonnard à tous les coups… Tout son petit argent de poche y passe… Il fume plus depuis quinze ans… Il attend pas que les autres se fendent… Ah ! pardon ! pas lui !... Au sacrifice toujours premier !... »
Céline dresse hilare la liste des êtres de lumière à secourir partout et surtout nulle part :
« C’est pour les héros de la mer Jaune… pour les bridés du Kamtchatka… les bouleversés de la Louisiane… les encampés de la Calédonie… les mutins mormons d’Hanoï… les arménites radicaux de Smyrne… les empalés coptes de Boston… les Polichinels caves d’Ostende… n’importe où pourvu que ça souffre ! «
Notre agité du bocal (un instit’ maçon donc) s’agite toujours :
« Y a toujours des persécutés qui se font sacrifier quelque part sur cette Boue ronde, il attend que ça pour saigner mon brave ami dans son coeur d’or… Il peut plus donner ? Il se démanche ! Il emmerde le Ciel et la Terre pour qu’on extraye son prisonnier, un coolie vert dynamiteur qu’est le bas martyr des nippons… Il peut plus dormir il décolle… Il est partout pour ce petit-là… Il saute à la Préfecture... Il va réveiller sa Loge… Il sort du lit son Vénérable… Il prive sa famille de 35 francs… on peut bien le dire du nécessaire… pour faire qu’un saut à Paris… le temps de relancer un autre preux… qu’est là-bas au fond des bureaux… qu’est tout aussi embrasé que lui question la tyrannie nippone… »
Nos possédés sont prêts à crever pour la cause (penser au pauvre climat pourtant si froid en ce moment, à la guerre contre la Chine ou la Russie) :
« Ils vont entreprendre une action… Il faudra encore 500 balles… Il faut des tracts !… Il faut ce qu’il faut !… On prendra sur la nourriture… il compte plus ses kilos perdus… Il rentre au bercail… il repasse à l’action… prélude par une série de causeries… qui le font très mal voir des notables… Il va se faire révoquer un jour… Il court à la paille… En classe il souffre pour ne rien dire… Tout de même il est plein d’allusions surtout pendant l’Histoire de France… »
Ce texte tordant est dans les Beaux draps (je ne mets pas de lien, trouvez-le).
Bernanos a parlé de la colère des imbéciles. Elle va durer des siècles cette colère des imbéciles. Jusqu’à totale extinction de nos feux.
https://www.amazon.fr/Louis-Ferdinand-C%C3%A9line-pacifis...
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Le crocodile et la littérature moderne
Recension suite à la parution en Roumanie du livre que notre ami Nicolas Bonnal a consacré au grand Dostoïevski
par Octavian SOVIANY
Source: https://www.observatorcultural.ro/articol/crocodilul-si-literatura-moderna/
Né en 1961 à Tunis, après avoir suivi des études d'histoire et de philosophie, et montré une préoccupation constante pour l'ésotérisme, Nicolas Bonnal est devenu l'auteur de plusieurs essais passionnants, tels que Mitterrand, le grand initié, Tolkien : les univers d'un magicien, Les mystères de Stanley Kubrick, Les chevaliers hyperboréens et Le Graal.
Dans Dostoïevski et la modernité européenne (à paraître en version roumaine aux éditions Sens), Bonnal part de l'idée que le grand écrivain russe était aussi un grand visionnaire, anticipant, avec une clairvoyance presque invraisemblable, le monde occidental d'aujourd'hui, avec ses mentalités et ses comportements spécifiques.
Et dans sa démarche, l'essayiste prend comme point de départ un récit moins connu et moins apprécié de Dostoïevski, Le Crocodile, généralement considéré comme une satire des idées socialistes et de Tchernychevski, que certains commentateurs ont identifié au protagoniste de l'histoire. Dans un autre ordre d'idées, Le Crocodile est un récit absurde, dans lequel l'influence de Gogol (du Parrain et du Manteau) se fait sentir ; il se développe selon des lignes différentes des grands romans dostoïevskiens et reste quelque peu "atypique" dans la création globale de l'écrivain. À la demande de sa femme, le domestique Ivan Matveich visite une ménagerie où est exposé un crocodile. Les deux sont accompagnés d'un ami de la famille qui joue le rôle de narrateur. Puis les événements se précipitent : Ivan est avalé par le reptile et, une fois dans son ventre, affirme ses prétentions à être le gourou de l'humanité, pour que le crocodile soit finalement dévoré par un "gourmet" en quête de délicatesse (ou du moins dans l'une des deux fins possibles).
Nicolas Bonnal estime que cette histoire offre une clé pour comprendre l'œuvre de Dostoïevski. C'est "une parabole libre où le fantastique se mêle au comique et qui traite de toute une série de problèmes historiques et, surtout, économiques. On pourrait même dire que le récit de Dostoïevski est l'un des premiers textes à tordre le cou à l'économie politique, cette - comme on l'a dit - "négation complète de l'homme". Et que l'on y retrouve Kafka, une partie de Maupassant, le ton moqueur de la presse subversive et toutes les options autodestructrices de la littérature moderne. Car en laissant son crocodile le dévorer à la fin de son texte, Dostoïevski nous plonge dans un chaos destructeur et une destruction créatrice des plus fascinantes."
Selon Bonnal, l'écrivain russe anticipe ainsi non seulement le monde et l'homme actuels, mais aussi une grande partie de la littérature européenne moderne, avec ses méthodes et moyens spécifiques, de Maupassant et Zola à Kafka et Eugène Ionesco. Ainsi, dans Le Crocodile, le narrateur perd la présence et l'autorité que lui confère le roman balzacien, il est loin d'être omniscient et omnipotent, se transformant en une sorte de "bonhomme tout terrain" de son personnage. Et à la fin, son discours est brusquement interrompu : "Il est aporétique, il ne s'accompagne pas d'une fin, d'une conclusion qui satisferait le lecteur. Il reste ouvert, comme s'il se sentait indigne de raconter l'histoire plus avant. Et cela frise une fois de plus le ridicule, mais un ridicule vague, un ridicule imprécis. Et là, la narration s'approche à nouveau du surréalisme. Nous sommes dans les environs des Mémoires d'un fou de Gogol. Seulement, celles-ci ressemblent davantage aux notes d'un ami de la famille".
Mais le narrateur n'est pas le seul à perdre sa présence : les personnages eux-mêmes se comportent comme des marionnettes, ressemblant plus à des masques comiques qu'à de véritables personnes. Car ils représentent les aspects humains "massifiés" du monde actuel et sont vides à l'intérieur, comme le crocodile, et ce vide intérieur les condamne à un éternel enfantillage. D'Elena Ivanovna, la femme du protagoniste, Bonnal écrit, par exemple, "qu'elle est moins une création de Dieu et plus une création de la société moderne. Elle est parisienne parce qu'elle a tous les défauts de la parisienne ou de la "femme moderne" ou de la consommatrice d'émotions, de sensations et de produits sophistiqués. Elle veut profiter, consommer, tromper son homme. Elle plaît aux hommes et cherche à plaire. Elle est un animal de salon. Elle est faite pour être l'animatrice d'une soirée. Mais son comportement reste enfantin, et sa vie sexuelle semble se réduire à... des pincements ("Laisse-moi te pincer pour partir. Je suis très doué pour pincer.")".
L'histoire de Dostoïevski est également extrêmement moderne en ce qui concerne le symbolisme. Dans la littérature du dernier siècle et demi, les symboles se dégradent et se transforment en signes. Alors que le symbole est transparent et renvoie toujours à une signification qui lui est transcendante, le signe est opaque, peut avoir une infinité de significations puisqu'il n'en a aucune. C'est également le cas chez le Crocodile. Ou, pour reprendre les mots de Bonnal : "Métaphore parfaite, le crocodile de Dostoïevski peut tout signifier. Une œuvre ouverte par anticipation, elle peut prendre toutes les significations que le lecteur lui attribue. De ce point de vue, le crocodile [qui est vide à l'intérieur - n.m.] est rempli de sens, tout comme Ivan le remplit de sa présence incertaine plus que de son corps". Et, dans cette veine, le crocodile devient une parabole sur la voracité du signe, du non-sens qui avale le monde, le ramenant au dénominateur commun de l'absurde. Et la fin est éclairante à cet égard. Le narrateur apprend maintenant de deux journaux différents le sort d'Ivan et du crocodile. L'un affirme que le reptile a été mangé par un gourmet, l'autre qu'il sert de chambre à coucher à un ivrogne inconnu.
C'est à ce moment-là que le récit devient sa propre négation, s'autodévorant ou s'absorbant (pour reprendre les termes de Bonnal), établissant à jamais cet empire du non-sens dont parlait Jacques Ellul à propos de l'art moderne. Et Dostoïevski est, à cet égard aussi, un immense précurseur. Nicolas Bonnal n'en est pas moins digne d'éloges pour avoir réussi à découvrir dans ce conte moins discuté certaines des marques de la littérature moderne. Si l'attitude critique de Dostoïevski à l'égard du monde occidental était bien connue, si un lecteur "intello" a du mal à digérer sa slavophilie et sa croyance (exprimée par la voix du prince Michkine) dans le caractère "théophore" du peuple russe, le caractère visionnaire de l'écrivain (tant en ce qui concerne l'homme lui-même que sa littérature) est étonnant. On le retrouve dans Le Crocodile, L'Idiot et Les Possédés, deux autres romans auxquels Nicolas Bonnal fait tangentiellement référence, dans un livre vif, polémique et plein des associations les plus surprenantes.
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D'Annunzio, entre les contrées de l'Aigle et le territoire du Serpent
par Luc-Olivier d'Algange
Il était inévitable que le poète qui tant laissa transparaître dans ses œuvres la vision d'un paradis terrestre, - l'absolu non dans l'indéfini, mais dans une finitude resplendissante, incarnée, dans une âme qui fait frémir le corps et porte l'esprit à l'aventure et à la gloire,- sorte enfin du purgatoire où des esprits mesquins prétendirent l'enfermer à jamais.
D'Annunzio fut magnifiquement tout ce que notre temps nous prescrit de n'être plus. Il n'est pas une de ses vertus, ou de ses vices, qui ne soient mises au ban, - et surtout ses vertus, qu'il faut prendre ici au sens originel , comme on parlait jadis de la virtu du condottière.
Sa gloire en son temps fut immense, mais peu lui demeurèrent fidèles, excepté Montherlant, et cet autre condottière, auteur du plus beau voyage en Italie qui soit, André Suarès qui, mieux que quiconque, pouvait le comprendre, jusque dans son équipée de Fiume.
On a beaucoup glosé sur le « Comandante » et le « Comediante », sur ses audaces et sur ses éclats, sur son italianité qui ne l'éloigne pas tant de notre francité, telle qu'elle fut incarnée par Cyrano de Bergerac, qui fut non seulement le personnage coruscant de la pièce d'Edmond Rostand, mais aussi, on l'oublie parfois, l'auteur génial du Voyage aux pays de la Lune et du Soleil, qui hausse la prose française à l'un de ses plus ardents zéniths.
Sous ces belles augures, - où figurent aussi, d'entre les contemporaines, la magistrale biographie de Mauricio Serra et la fidélité active, au coeur du Vittoriale degli Italiani, l'ultime demeure de d'Annunzio, de Giordano Bruno Gueri, auteur de plusieurs livres livres consacrés au Vate - D'Annunzio revient et le moment est venu de se souvenir du poète qu'il fut avant tout. Les rabats joie, les Lugubres et les puritains ont ricané, amers, mais leur nature est de ne rien comprendre à rien, et de se tenir, bien serrés, sur la ligne défensive de leur médiocrité; les idéologues nous ont mis en garde contre l'esprit libre, mais c'est leur fonction que de trier administrativement les bons et les mauvais sujets. Ces dénigrements cependant suintent l'envie, qui est de tous les péchés le plus stupide car aucune joie, même fugace ou coupable, ne l'accompagne.
Les gloires, le luxe, avec cependant les soucis de l'endetté perpétuel, mais dans la désinvolture et le panache, la plus grande gloire littéraire de son temps, un foisonnement de présences féminines, tout cela jeté dans la balance du risque et de l'audace, - D'Annunzio reprenant à son compte la fameuse phrase Pompée citée par Plutarque, Naviguer est nécessaire mais il n'est pas nécessaire de vivre, - il y avait là sans doute de quoi tordre les entrailles de ceux qui ont, avant l'heure, étranglés leurs songes !
Qu'une telle vie eût été possible, et aimée, devrait cependant nous donner à nous interroger sur les pouvoirs de la poésie même, - pouvoirs magiques qui remontent haut dans le temps, jusqu'aux Mystères de Delphes et d'Epidaure, jusqu'à Empédocle et jusqu'aux premiers songes orphiques, et plus haut encore, dans la communion immémoriale des hommes avec la terre des Abruzze, avec le ciel, avec la mer.Pour D'Annunzio, la poésie n'est pas une représentation mais une présence réelle, qui prolonge la nature et le monde, qui en émane et témoigne de son secret, de ce feu central de l'être, lequel, sans l'intercession du poète, demeurerait méconnu, - « un pays sans légendes condamné à mourir de froid » disait Patrice de la Tour du Pin.
Il a été beaucoup reproché à D'Annunzio de n'avoir été que le poète des sensations, et, de préférence, des sensations fortes, mais c'est méconnaître que la sensation, lorsqu'un poème s'en saisit et la chante n'est pas seulement la sensation, de même que la vie n'est pas seulement la vie, mais un signe, une annonciation, - celle de son propre nom: « la vie était belle par ce que je vivais et parce qu'elle m'avait créé semblable à l'image voilée de l'Ange de mon nom ».
Pour D'Annunzio, la vie est signe et intersigne, analogie créatrice; la rumeur qu'elle laisse en nous est semblable à celle dont elle naquit, ses objets les plus précis, les plus familiers viennent de la nuit des temps, telle la cigale talismanique aimée des Félibres, qui, à tant d'égards, furent proches de D'Annunzio, la cigale « noire mais couverte d'un duvet cendré qui luisait comme un vêtement de soie ».
Le refus de l'existence plate, soumise, utilitaire n'est pas seulement pour D'Annunzio une pose, ni même une éthique, - ce qui serait déjà honorable, mais, plus profondément, une métaphysique expérimentale. Celui qui envisage de sacrifier sa vie dans un combat juge une idée plus haute que la vie, non comme une abstraction, mais comme sa fine pointe.
Pour D'Annunzio, la vie n'est pas seulement la vie, la raison n'est pas seulement la raison, la patrie n'est pas seulement la patrie mais ils sont les empreintes d'une vérité plus haute, - divine, - qu'il appartient au poète d'éprouver et de louer. Cet idéalisme n'a rien d'anémique ou de falot, il est puissance en acte, non dépourvu de ce pragmatisme supérieur qui caractérise le héros homérique, - et puis, toute vie n'est-elle pas un sacrifice, ce « feu mêlé d'aromates » dont parlait Héraclite ? Mieux valent les flammes hautes, crépitantes de parfums que le feu crapoteux et puant de la sécurité et du confort. Le don reçu à la naissance est immense, indiciblement immense. Le dessein de D'Annunzio fut, durant toute sa vie fervente et inquiète, de n'en pas démériter.
L'équipée de Fiume qui succéda au Nocturne n'est pas sans faire songer au voyage des Argonautes. Avant cette aventure, qui évoque la conquête de la Toison d'Or, le Nocturne, dans son paradoxe temporel, est préfiguration. Pour reconquérir, et hausser la beauté conquise par delà la beauté perdue, il faut avoir été laissé, abandonné sur des rivages de nuit; il faut avoir été presque vaincu, trahi; il faut qu'une légitimité ait été bafouée et niée.
Dans certaines circonstances, qui appartiennent alors au Mythe, le destin individuel rejoint le destin collectif. Le ressouvenir devient alors pressentiment. L'honneur rendu aux héros passés dans le Nocturne annonce, par « l'Ange du nom » ceux qui se dresseront contre la « victoire mutilée ».
Toute vie pleinement vécue est mythologique. Pour D'Annunzio, les mythes ne sont pas les témoins d'une civilisation antique disparue mais les clefs de déchiffrement de son propre destin, exactement comme ils le furent pour un Grec contemporain d'Homère ou d'Empédocle. Loin, très loin, de n'être que les ornements métaphoriques d'un homme de Lettres, ils sont la substance vive de ses actes et de ses pensées.
Il est une façon mythologique de voir le monde, de s'y inscrire et une façon ratiocinante, bourgeoise, au sens flaubertien de « celui qui pense bas ». D'Annunzio qui est à la fois paysan des Abruzzes et esthète à la manière d'un Des Esseintes, ne laissera pas la pensée calculante et planifiante ordonner sa vie; il rejoindra les dieux, leurs légendes et leurs mystères.
On pourrait y voir simplement le panache d'un artifice majeur, d'un défi à l'époque, si par exemple l'oeuvre de Jung ne nous avait appris que les mythes sont notre trame secrète, le filigrane de la plage blanche sur laquelle nous écrivons nos jours et nos nuits, les racines de notre conscience que les abstractions du monde moderne voudraient trancher.
Tout ce qu'il y eut d'aventureux dans l'existence de D'Annunzio apparaît ainsi comme une suite d'actes rituels destinés à délivrer la part mythologique, orphique, et à lui donner ce resplendissement, cette vérité dont la beauté miroite, comme au matin, le soleil sur la surface des eaux.
Le grand péril n'est pas celui que l'on croit, mais, comme disait Ernst Jünger celui de « laisser la vie nous devenir quotidienne », - non que les choses les plus simples ne suffisent à notre joie, mais précisément parce que dans l'abstraction moderne, elles risquent de devenir hors d'atteinte. C'est ainsi que D'Annunzio ne se lassera pas de chanter les feuillages, la pluie, les animaux ,les saveurs, les saisons, les labeurs et les combats de ses semblables, « le miel que la bouche arrache à la cire tenace », la diversité heureuse des apparences, et bien sûr, les femmes étreintes ou seulement désirées.
Son inquiétude naît d'un constat auquel il ne se résignera jamais: les hommes, et surtout ceux de son temps, passent à côté de la vie magnifique. Tout est offert et rien n'est pris. Par quelque noir ensorcellement, - qui pose à la rationalité, - le don magnifique du dieu est sans cesse refusé dans les circonstances les plus infimes comme les plus grandioses.
Son immense poème Laus Vitae, - d'une hauteur, d'une vigueur et d'une inspiration comparables aux Cinq grandes odes de Claudel ou aux Amers de Saint-John Perse,- est ce contre-sort, cette opération théurgique dont la vocation est, par l'éloge, de délivrer la vie de la triste incarcération où elle se trouve, de la hausser à la hauteur idéale du chant et de faire ainsi de son lecteur le contemporain de Virgile, De Dante et du plus grand avenir, celui « des aurores védiques » selon la citation que Nietzsche porta en exergue à son Gai Savoir.
Ce contre-sort n'est pas sans évoquer le « contre-monde » de Stephan George qui, au demeurant, traduisit D'Annunzio et le publia dans son anthologie des poètes emblématiques de son temps. Ce contre-sort et ce contre-monde par ces temps d'uniformisation globale sont plus nécessaires encore qu'ils ne le furent aux temps de Stefan George et de D'Annunzio. Ce que ces poètes altiers craignirent nous advient avec une force d'arasement sans pareilles. D'où l'importance de prendre leur conseil et de passer outre aux jugements partiaux de ceux qui les jugent obsolètes ou dangereux.
Dangereux, certes, ils le sont, mais pour les gardes-chiourmes, les hommes sans visages, les Lugubres. Dangereux, certes, pour les discours qui nous enjoignent à la servitude volontaire, pour l'humanité satisfaite d'être « QR codée » ou réduite au rôle de rats de laboratoire, avec pour toute ambition, dans un labyrinthe absurde, de trouver la manette qui active la distribution de nourriture, le fameux « pouvoir d'achat ».
Dans la nuit, D'Annunzio se souvient de l'axe, de l'arcane de tous les soleils. Cette nuit n'est pas une pure et simple absence de lumière. Elle est peuplée de phosphènes, de réminiscences et d'annonciations. Cette plongée dans le globe oculaire, dans un réseau des nerfs, dans un cerveau, un corps, est d'une précision extraordinaire: elle réalise exactement ce que tout écrivain devrait faire: écrire à partir de l'être-là physique et métaphysique.
Ce fut la règle d'or des plus grands, Proust, Faulkner, Conrad, Artaud, Jünger, et bien sûr, en amont, Nietzsche, que D'Annunzio considéra à juste titre non comme comme un guide ( « Il me répugne de suivre autant que de guider » est-il dit dans le Zarathoustra) mais comme un frère blessé. On peut considérer, après tant d'études savantes qui, depuis, furent consacrée au Solitaire d'Engadine que D'Annunzio fut un nietzschéen approximatif; il n'en demeure pas moins que sa vie fut sans doute de celles que Nietzsche eût aimées : méditerranéenne, solaire, guerrière, mue par une volonté de puissance qu'il ne confondit jamais avec les atermoiements et les servitudes du pouvoir.
Lorsqu'il fut le maître de Fiume, ce fut en Vate bien plus qu'en dictateur, sinon pour relever, chez chacun l'exercice de la liberté. La Constitution de Fiume, au demeurant, rédigée par Alceste de Ambris fut proche de l'idéal libertaire, et, en Europe, à l'avant-garde de toutes les libertés conquises sur le puritanisme et l'esprit bourgeois.
Dans la vie, et la vie politique en particulier, il faut choisir ce que l'on sert, l'individualisme absolu étant un leurre, où du moins un horizon hors d'atteinte, sinon dans une œuvre de jeunesse de Julius Evola. Les plus grandes querelles idéologiques se jouent autour de la notion d'individu, les uns tenant pour un individualisme abstrait, interchangeable, et les autres pour diverses formes de collectivisme. Or le génie de D'Annunzio échappe d'emblée à cette alternative qui ressemble fort à un traquenard.
Fiume fut, mais dans la logique de l'oeuvre toute entière, - une tentative de desserrer la tenaille, d'ouvrir à une possibilité d'être qui ne soit pas exclusivement soumise à l'intérêt des notables ou d'un Etat hypertrophié sous le seul règne de l'économie et de la technique. Cette possibilité d'être définit une notion de l'individu étrangère au règne de la quantité qui nous soumet à la statistique.
L'individu pour D'Annunzio est incarné; il est, dans un esprit, une âme et un corps, une chose irremplaçable, indivise, forgée ou sculptée par ces influences que sont sa langue, son paysage de prédilection, ses amours, son imagination en mouvement, sa fidélité aux heures profondes et heureuses, son oraison la plus secrète. Chaque individu diffère de l'autre précisément par l'organisation variable de ses influences, par lesquelles cependant il est relié aux autres, relié mais non agrégé.
Le génie de D'Annunzio fut ainsi d'inventer un un élan commun à partir du refus du grégarisme. Les grandes libertés que la Constitution de Fiume accorde aux individus sont destinées non à un hédonisme de masse mais à libérer des puissances, - celles -là même qui gisent, en ressouvenirs, en pressentiments, en mythologies vivantes aux tréfonds du Nocturne.
Fiume, certes, fut écrasée par la force mécanique des gens sérieux, mais son exemplarité demeure. Les hommes ont d'autres destins possibles que d'être des insectes, des rouages d'une mécanique sociale. Tout ce qui vibre et chante, la singularité irréductible de chacun où s'accorde la multiplicité de ses influences, demeure face à nous-même et face au néant, à la fois tragique et joyeuse. Tragique précisément car irremplaçable, et joyeuse car sa flamme irremplaçable éclaire nos dissemblables et nos amis, et notre ferveur commune. Contre la société anonyme, D'Annunzio nous donne celle du « nom qui annonce » Contre la pensée calculante, celle du Don, - « J'ai ce que j'ai donné ». Contre la servitude volontaire, un horizon homérique et virgilien: la poésie première servie.
On se souvient de la bibliographie de Cocteau qui répartissait ses oeuvres en poésie de roman, poésie de théâtre, poésie d'essais etc... La méthode eût été tout aussi pertinente pour D'Annunzio, sinon qu'il eût été nécessaire d'y ajouter la poésie de l'action. Nocturne est une méditation sur l'action, fondée, certes sur le ressouvenir mais aussi, nous l'avons vu, sur la préfiguration, l'annonce. « La poésie ne rythmera plus l'action, elle sera en avant » écrivait Rimbaud. Le poème précède l'action, celle-ci n'est plus ce qui est chanté après, mais le chant dont l'action sera la fine pointe, - et cette action elle-même ne vaudra que par l'intensité de la poésie qu'elle éveille, à jamais, comme une flamme que rien, pas même la défaite historique, ne pourra éteindre.
Sur le papier où D'Annunzio écrivait ses éloges, ses joies, ss mélancolies, son courage, figurait ce filigrane: « Per non dormire », pour ne pas dormir, même et surtout dans la nuit phosphorescente, même et surtout au coeur du Songe. Comment expliquer que celui qui passait pour un poète décadent, un Des Esseintes pris de vertige par les synesthésies, sut avec un tel bonheur conquérir le cœur des Arditi, - qui n'étaient pas particulièrement de délicats érudits en chambres ou en salons ? C'est qu'il apportait la preuve, (selon la formule de Cocteau «la preuve par neuf des neufs Muses »), que la poésie, comme le savait Hamann est bien la langue originelle de l'humanité.
De ce rappel, en dépit de l'échec apparent de Fiume,demeure la réjuvénation de l'âme, sa possibilité inaltérée. Ce grain, couleur de cinabre qui, au contact du plomb, transmute, par un effet d'ensoleillement intérieur, la matière opaque. Le secret du soleil est dans la nuit, et le secret de la nuit dans le soleil noir alchimique.
Nulle mieux que l'oeuvre de D'Annunzio ne montre que le recours au passé, à la plus lointaine mémoire, est au principe de l'élan, de la force qui va, de la conquête. La nostalgie est chose mal comprise. On la croit une déperdition de la puissance, elle en est la ressource, le viatique. On présume que le nostalgique s'abandonne à des images révolues, alors qu'il les invente. Tel ces philosophes, peintres et sculpteurs de la Renaissance qui se tournent vers le monde antique pour mieux fonder leur pensée et leur art et leur donner des audaces non pressenties, D'Annunzio oeuvre avec ce double regard, cette virtuosité de Janus.
Pour faire de son langage la proue du vaisseau qui avance dans le futur, D'Annunzio sait qu'il faut revenir à la vérité du Logos, sa vérité héliaque, impériale, virgilienne, - celle dont il nous dira qu'elle vole, qu'elle dépasse le Grand Cap, « au-delà de toute misère, au-delà de cette vie, au-delà de nous nous-mêmes ».
Et remotissima prope. Par le Logos, les choses les plus lointaines nous deviendront au plus proche. Dans le soleil noir du Nocturne D'Annunzio retrouve, nous dit-il, la sapience de l'Indien, du l'Egyptien, du Chaldéen, du Perse, de l'Etrusque, du Grec, et l'oeil de Moïse lui-même qui croyait lire dans dans les signes de l'univers l'origine du monde,- mais tout cela dans un corps, tout cela dans son oeil aveuglé, dans le fleuve noir de sa souffrance physique, avant qu'elle ne s'ouvre sur son au-delà: « la vision des Alpes transfigurées, une nuit d'astre mort venue du fond de la mémoire millénaire, nous dira-t-il, d'on ne sait quel dieu extatique ».
Le passé est bien cette présence que viendront conronner les faveurs du poème qui réveille ce qu'il nomme: « L'odeur des livres, était peu à peu vaincue par l'odeur des fleurs » écrit D'Annunzio dans Le Triomphe de la mort : « Les choses suggéraient au survivant une foule de souvenirs. De ces choses montait le choeur léger et murmurant qui l'enveloppait. De toutes part s'élevait les émanations du passé. On aurait dit que les choses émettaient des effluves d'une substance spirituelle qui les eût imprégnées (...) Est-ce que je m'exalte se demanda-t-il à l'aspect des images qui se succédaient en lui avec une rapidité prodigieuse, claires comme des visions, non pas obscurcies par une ombre funèbre, mais vivants d'une vie supérieure ».
Rien ne passe, tout revient. Chaque heure, là où elle se trouve est intacte, pure de son propre feu, dans une dimension révolue, mais toujours présente, de même que le sillon d'un disque, même lorsque l'aiguille de saphir y est passée, demeure avec sa musique gravée; de même la révolte annonciatrice de D'Annunzio nous fait signe, comme toute la beauté qui, dans son cours vif, est passée dans notre vie, comme tous les paysages qui nous accueillirent, cités emblématiques, pierres qui gardent la mémoire des pluies et des soleils, refuge de feuillages, jardins de la mer. Ce qui nous en sépare est un leurre, une sinistre fiction inventée par des esprits moroses qui se sont emparés du réel pour en faire une réalité profanée, réduite à l'abstraction et à la statistique, - autrement dit, à la restriction. A cette « science de la pénurie », D'Annunzio, comme Jünger opposera la « science de l'abondance », l'immémoriale sapience, la théodicée.
Lorsque tout conjure à nous contraindre à une vie inférieure, hypnotique, devant des écrans, où l'on ne sait plus guère si la distraction est travail où le travail parfaite distraction de l'essentiel, de la vraie vie sensible et intelligible, le songe d'Annunzien de la vie supérieure, qui fait échos à la vie magnifique qu'évoquait Ernst Jünger, redevient d'une lancinante actualité. Elle est exactement ce qui nous est ôté, mais dans ce manque, du cœur même de cet exil, brille, - comme l'iota de la lumière incréée au fonds de la pupille, l'appel du monde qui a été, arbitrairement, abstraitement, despotiquement, éloigné de nous, mais que la poésie, l'usage magique du Logos rapproche infiniment: « sous le ciel prié avec une foi sauvage, sur la terre labourée avec une patience séculaire ».
Faire chanter la vie, la faire vibrer, frémir, bourdonner comme les abeilles d'Aristée, la jeter toute entière dans la flamme qu'elle suscite, dans le volcan empédocléen ou sur la plage de Fiume, sous les tirs de ceux dont l'honneur eût eté de n'être pas des ennemis; être nietzschéen, mais avec le bon conseil de L'Arétin et de Catulle, et la sagesse natale, et la fidélité aux morts avec lesquels toute âme généreuse poursuit la conversation par-delà l'apparaître et le disparaître, - telle fut la vocation, l'appel de celui que nous allons lire et relire, sa raison d'être à laquelle nous nous rendrons, sans rendre les armes, pour un « paradis à l'ombre des épées », pour la grande paix du cœur retrouvée des hommes qui agissent et qui rêvent, sachant la fugacité de tout et qui n'obéissent qu'à la seule devise: « Penser comme si nous étions éternels et vivre comme à notre dernier jour ».
L'éternité pour D'Annunzio, comme pour Nietzsche, n'est pas ailleurs que dans l'instant, et la pensée est la juste pesée de cet instant qui oscille doucement, amoureusement, entre le passé et l'avenir. Toute vie est toujours au bord de l'abîme. De le méconnaître ne nous empêche guère d'y tomber mais ternit, avilit les heures infiniment précieuses qui nous en séparent.
D'Annunzio nous parle en ami, et dans la gloire, l'enthousiasme, comme dans l'épreuve et le désarroi, ses phrases résistent à ces forces qui voudraient nous déposséder, et mieux encore, elles sont contre-attaques afin de reprendre l'estuaire d'où reviendront à nous, selon la formule de Rimbaud, « notre bien et notre beau », si loin qu'ils paraissent être, en quelque lointaine Atlantide où ils semblent d'être perdus, scintillantes îles englouties et revenues au-dessus de l'horizon à la faveur des mots qui les évoquent, là où nous sommes, dans les ténèbres de la nuit extrême ou dans les blondeurs du soleil du matin, hommes de désir, fragiles et fervents, entre les contrées de l'Aigle et le territoire du Serpent.
Luc-Olivier d'Algange
19:26 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : gabriele d'annunzio, d'annunzio, italie, lettres, lettres italiennes, littérature, littérature italienne | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Gottfried Benn et sa pensée
L'épreuve du nationalisme
Arno Bogenhausen
Ex : http://www.hier-und-jetzt-magazin.de/
Une biographie récente du poète-philosophe nous donne l'occasion de réfléchir à la relation qui peut exister entre l'affirmation nationale et le solitaire spirituel. Gunnar Decker, dont le travail est bien plus riche que celui de Raddatz ("Gottfried Benn, Leben - niederer Wahn") et qui apporte également un plus par rapport à l'œuvre réussie de Helmut Lethen ("Der Sound der Väter"), est, en tant que membre de la classe d'âge 1965, clairement un soixante-huitard, donc moins partial et au regard plus trouble que ses prédécesseurs. On trouve chez lui des incorrections comme cette remarque incidente : "Il est dans la nature de la politique de réaliser toute idée, quelle qu'elle soit, constamment en dessous du niveau". Néanmoins, pour lui aussi, les contacts de Benn avec le national-socialisme et la "forme aristocratique d'émigration" qui s'ensuivit dans le corps des officiers de la Wehrmacht allemande sont une raison de réfléchir plus longuement ; trois des six chapitres sont à eux seuls consacrés aux années du Troisième Reich.
Le ralliement de Benn au national-socialisme, qui s'est traduit en 1933 par des discours radiophoniques, des essais et l'obtention du poste de vice-président de l'"Union des écrivains nationaux", est indiscutable. Elle n'était pas due à une adaptation extérieure, mais reposait sur la conviction d'être à un tournant historiquement logique. Le contempteur de l'idée de progrès et de toute humiliation programmatique de l'homme espérait "qu'une dernière fois, dans la résonance de mondes doriens lointains, l'Etat et l'art trouveraient une grande forme tout en s'enthousiasmant mutuellement" (Eberhard Straub). Le 23 septembre 1933, il écrivit à une amie aux États-Unis "que moi et la majorité de tous les Allemands ... sommes avant tout parfaitement sûrs qu'il n'y avait pas d'autre possibilité pour l'Allemagne. Après tout, tout cela n'est qu'un début, les autres pays suivront, un nouveau monde commence ; le monde dans lequel vous et moi étions jeunes et avons grandi a joué son rôle et est terminé".
Cette attitude lui est encore reprochée aujourd'hui. Tout commence en 1953 avec le livre de Peter de Mendelssohn "L'esprit du despotisme", dans lequel Hamsun et Jünger sont en même temps plongés dans un bain de "moralité". Decker explique très bien pourquoi les reproches manquent leur cible: "L'échec de Benn est traité sur près de cinquante pages, qui se fondent en fin de compte sur sa réticence à reconnaître sa culpabilité morale. Le lecteur n'est qu'à moitié convaincu, car Peter de Mendelssohn argumente presque exclusivement sur le plan moral - et c'est toujours là que Benn se sent le moins concerné. On retrouve dans ce livre le même ton que celui des soixante-huitards et de leur dénonciation aussi extatique que générale de la génération des pères. Ou encore - à un autre niveau - comme chez certains militants des droits civiques de la RDA, qui ont perdu la RDA et qui font donc de leur sens des droits civiques une icône qu'ils continuent à cultiver".
Benn n'a guère facilité la tâche de ses innombrables interprètes en quête d'explications. En effet, ni les tentatives tortueuses de justification, ni les études de psychologie des profondeurs, comme celles de Theweleit, ne sont nécessaires pour interpréter ce qui est prétendument "incompréhensible". Le penseur lui-même, dans un discours public de 1950, a fait une déclaration très simple, balayant dans sa simplicité tout brouillard théorique : "C'était un gouvernement légal qui était aux commandes ; il n'y avait d'abord aucune raison de s'opposer à son appel à la coopération".
Le véritable problème ne réside donc pas dans la décision de Benn, avec laquelle il n'était vraiment pas seul - même parmi les intellectuels -, mais dans l'incapacité des responsables à la gérer. Klaus Mann, devenu entre-temps observateur étranger, constate non sans satisfaction que "ses offres sont tombées dans l'oreille d'un sourd ou d'un demi-sourd... Benn cesse surtout d'être ou de devenir fasciste, fin 1934, parce qu'il n'y a pas de fonction qui lui convienne dans l'État de sélection national-socialiste".
De l'association médicale nazie, qui a émis des ordres discriminatoires, aux rédacteurs de journaux fanatiques, qui lui ont reproché de ne pas être suffisamment völkisch, en passant par des fonctionnaires pour qui l'expressionnisme dans son ensemble était "non-allemand", le rejet s'est abattu sur lui. En 1936, un anonyme du "Corps noir" lui reprocha sa virile désinvolture en matière sexuelle : "il fait aussi dans l'érotisme, et la manière dont il le fait le rend tout à fait apte à succéder à ceux que l'on chassait de la maison à cause de leurs cochonneries contre-nature". Benn s'est ensuite vu contraint de déclarer sur l'honneur qu'il n'était pas homosexuel. La commission de contrôle officielle du parti pour la protection des écrits nationaux-socialistes reprocha à la Deutsche Verlags-Anstalt de publier des "travaux complètement dépassés" et transmit à la police secrète d'État que les poèmes de Benn témoignaient d'une "souillure pathologique en soi", raison pour laquelle il fallait se demander "si l'éditeur ne devait pas être tenu pour responsable". Un peintre-auteur chargé de l'"épuration" de l'art l'accusa de "perversité", une "perversité" rappelant "le graphisme des bordels et la peinture obscène" ; il convenait d'"annuler" son admission dans le corps des officiers. Des insinuations malveillantes culminaient dans l'attribution de son nom de famille au sémitique "ben" et lui attribuaient une origine juive. Benn ne dut qu'à son avocat Hanns Johst, qui intervint auprès de Himmler, de ne pas faire l'objet de mesures plus contraignantes.
Il ne s'agit pas ici de pleurer sur un "chapitre sombre de l'histoire allemande". Benn lui-même écrivait en 1930 à Gertrud Hindemith : "N'oubliez jamais que l'esprit humain est né pour tuer et comme un formidable instrument de vengeance, et non comme le flegme des démocrates, qu'il était destiné à lutter contre les crocodiles des mers primitives et les sauriens des cavernes - et non être roulé dans le duvet". L'agonalité de la vie lui était familière et, au vu de la pratique des bureaucraties actuelles, qui soumettent les esprits malveillants à des tribulations bien plus importantes que celles qu'il a connues, il n'est pas question de rompre à la légère le silence sur une "dictature ouverte". Mais il n'est guère pardonnable d'avoir laissé passer l'occasion unique de recruter une personnalité de cette envergure pour le nouvel Etat. Les nationaux-socialistes qui rejetaient Benn par excellence s'abaissaient - il faut le dire si durement - au niveau du bolchevisme. Enfermés dans des horizons petits-bourgeois et égalitaires et des critères idéologiques minimalistes, ils n'ont pas vu qu'ils avaient en face d'eux un grand dont l'œuvre, quoi qu'on en dise, faisait honneur aux Allemands. (Il en va de même pour un certain nombre d'autres qui, loin d'être des compagnons sans patrie, ont été mis à l'écart ; il suffit de penser à George, Jünger, Niekisch, Schmitt et Spengler, dont Benn écrivait d'ailleurs dès 1946 qu'il "serait aujourd'hui aussi indésirable et blacklisté qu'il l'était par les nazis").
La triste image que le national-socialisme a donnée sur ce point est particulièrement évidente en comparaison avec l'Italie fasciste, qui a su accueillir les impulsions vitales du futurisme et les intégrer dans sa pluralité exemplaire. Dans plusieurs essais, Benn a tenté de faire accepter l'idée futuriste aux hommes d'État berlinois. Lorsque Marinetti, l'auteur du Manifeste futuriste, se rendit à Berlin en sa qualité de président de l'Union des écrivains italiens et qu'un banquet fut organisé en son honneur, Benn prononça l'éloge en lieu et place de Hanns Johst. Mais ses efforts sont restés vains. Même les expressionnistes les moins notés, dont l'évaluation faisait encore l'objet d'une querelle interne au parti national-socialiste, furent soumis aux dogmatiques du Volkstümliches.
Après la soi-disant "répression du putsch de Röhm", Benn écrit à son ami de toujours Friedrich Wilhelm Oelze : "Un rêve allemand, une fois de plus, vient de se terminer". Plus tard, il décrira ainsi les fléaux de l'État national-socialiste : "Un peuple veut faire de la politique mondiale, mais ne peut pas s'en tenir à un traité, coloniser, mais ne maîtrise aucune langue, assumer des rôles d'intermédiaire, mais en cherchant faussement - chacun croit avoir quelque chose à dire, mais personne ne peut parler, - pas de distance, pas de rhétorique, - des apparences élégantes les appellent duperie, - partout ils s'engagent massivement, leurs opinions arrivent avec de grosses sabots, - dans aucune société ils ne peuvent s'intégrer, dans chaque club ils se sont fait remarquer".
Pourtant, après 1945, Benn ne rejoint pas les "behavioristes". Sa rétrospective se limite à quelques remarques et ne tombe à aucun moment dans l'hyperbole. "Le national-socialisme est à terre, je ne traîne pas le corps d'Hector". L'ordre d'après-guerre mis en place par les vainqueurs fait l'objet d'une analyse non moins cinglante : "Je parle de notre continent et de ses rénovateurs qui écrivent partout que le secret de la reconstruction repose sur 'un changement profond, intérieur, du principe de la personnalité humaine' - pas de lendemain sans ce gémissement de pression ! -, mais dès que les prémices de ce changement veulent se manifester, leur méthode d'éradication se met en place : fouille de la vie privée et des antécédents, dénonciation pour dangerosité envers l'Etat ? toute cette systématique déjà classique de l'idéologie des bonzes, des crétins et des licenciés, face à laquelle la scolastique semble hypermoderne et les procès en sorcellerie universels et historiques".
Les reproches concernant son "passé récent" le laissent froid. A un journaliste qui le dénonce, il dit : "Vous pouvez écrire que j'ai été commandant de Dachau ou que j'ai des relations sexuelles avec des mouches, vous n'entendrez pas de réponse de ma part". Et il ne s'est jamais excusé.
Il serait tout à fait erroné de considérer l'attitude de Benn vis-à-vis du nazisme comme celle d'un homme de gauche. Ce qui le distinguait des nationaux-socialistes formatés par le parti peut être dit de la même manière de sa relation avec les éléments de gauche : une position sublime vis-à-vis du prêt-à-porter intellectuel et une insistance sur la pureté d'airain de la parole qui ne doit pas se perdre dans le flot de paroles trouble de la rue. L'année de sa mort, il écrit : "Au commencement était la parole et non le bavardage, et à la fin, ce ne sera pas la propagande, mais à nouveau la parole. La parole qui lie et qui ferme, la parole de la Genèse qui sépare les solides des brumes et des eaux, la parole qui porte la création".
En 1929 déjà, Max Hermann-Neiße avait fait sensation en publiant une critique dans le journal de gauche Neue Bücherschau, dans laquelle il caractérisait Benn ainsi à l'occasion de la parution de sa Gesammelte Prosa : "Il existe aussi à cette époque de l'homme d'action polyvalent et versatile, du fournisseur littéraire de matériel de propagande politique, du poète utilitaire vite fait, en quelques rares exemplaires, l'exemple du poète du monde indépendant et supérieur, du créateur d'une œuvre non pas volumineuse, mais d'autant plus pesante, qui ne peut être confondue avec aucune autre. " Dans cette distance par rapport à la publicité politique, il n'y a cependant pas - et c'est là le point décisif - un manque de radicalité, mais plutôt une grandeur qui va bien au-delà de la mesquinerie de l'actualité: "Il ne participe pas à l'escroquerie. Les écrivains pressés et avides de succès à bon compte de cette époque sans niveau se croient redevables de se montrer plus bêtes qu'ils ne le sont et de parler de manière populaire avec un air paillard, alors que le bec a poussé tout autrement et de manière bien plus compliquée. Et avec un style qui est le contraire de populaire, il reste plus fiable, va plus loin et agit plus loin en tant que révolutionnaire que les fonctionnaires bien-pensants, les crieurs publics et les tyranneaux de salon qui répètent ce qui est écrit sur le chiffons de la propagande. Au lieu du 'petit format' habituel des secrétaires qui orchestrent une escarmouche politique pour obtenir des avantages de pouvoir et de pacotille, c'est un rebelle de l'esprit qui s'exprime ici, un philosophe de la sédition qui pense en termes de culture et s'attend à des coups du siècle". La présentation de Hermann-Neisse a suscité l'indignation de ses collègues du collège de rédaction, les fonctionnaires du KPD Kisch et Becher. Tous deux démissionnèrent de la direction de la rédaction sous les coups de canon verbaux, prouvant ainsi a posteriori qu'ils faisaient partie de ceux-là mêmes qui avaient été critiqués.
Un incident similaire se produisit deux ans plus tard, lorsque Benn prononça un discours à l'occasion du soixantième anniversaire de Heinrich Mann lors d'un banquet organisé par la Schutzverband Deutscher Schriftsteller et publia peu après un essai sur l'homme de lettres. Bien qu'il lui trouvât de nombreux mérites, il fit à nouveau preuve de lucidité en constatant "que des jeunes gens inoffensifs lui empruntaient le concept d'écrivain utile, avec lequel ils se mettaient un peu de rouge, puis s'évanouissaient totalement dans l'opportunisme et les mondanités. Pour les deux, quel obscurcissement !" Le moment était venu : en commençant par l'architecte écrivain Werner Hegemann, l'étiquette de "fasciste" était collée sur le costume impeccable de Benn.
Celui-ci, ainsi démasqué, répondit par un article dans le Vossische Zeitung et se moqua de savoir si c'était un crime de célébrer le poète en tant que poète et non en tant que politicien. "Et si l'on ne peut plus faire cela en Allemagne et lors d'une fête destinée au monde des écrivains sans être publiquement bousculé de cette manière extraordinairement effrontée par les littérateurs collectifs, nous nous trouvons cependant dans une nouvelle période à la Metternich, mais dans ce cas ne s'ancrant pas du côté de la réaction, mais d'un autre côté".
Des années plus tard, alors que Benn était déjà en perte de vitesse dans le Reich, les idéologues marxistes ne manquèrent pas de l'attaquer. En 1937, Alfred Kurella, qui deviendra un jour un fonctionnaire culturel de la RDA, exprime son "indignation" à l'égard de Benn dans le journal des émigrés Das Wort et constate que l'expressionnisme est "Gräßlich Altes" et "mène au fascisme".
Benn avait déjà mis le doigt sur son positionnement idéologique en janvier 1933, lorsqu'une phalange totalitaire de gauche dirigée par Franz Werfels avait proposé à l'Académie allemande d'adopter un manifeste contre la "Poésie des Allemands" de Paul Fechter. (Decker à ce sujet : "Si l'on prend aujourd'hui en main le livre de Paul Fechter, on secoue la tête avec étonnement... On cherche en vain dans ce livre le grand scandale, la haine, l'hostilité des esprits, le racisme, contre lesquels toute une académie de poètes a cru devoir protester"). A l'époque, Benn écrivait dans une manifestation personnelle : "Celui qui entreprend de restreindre l'esprit pensant, l'esprit de recherche, l'esprit créateur d'un point de vue quelconque limitant le pouvoir politique, nous verrons en lui notre adversaire. A celui qui oserait se déclarer ouvertement hostile à de telles valeurs et qui les considérerait comme secondaires, voire inutiles, ou qui les subordonnerait, en tant que pures valeurs de tendance, aux notions pompeuses et fumeuses de nationalité, mais non moins d'internationalité, nous opposerons notre conception de l'esprit patriotique, qui part du principe qu'un peuple se soutient ... porte ... par la force spirituelle immanente, par la substance psychique productive dont les œuvres, marquées à la fois par la liberté et la nécessité ... portent le travail et la possession, la plénitude et la discipline d'un peuple dans les vastes espaces de l'histoire humaine. "
Dans cette formulation, la définition que donne Benn de la nation comme espace fondé sur l'esprit est focalisée. Se référant aux grands hommes du passé (Schiller et Herder sont nommément cités), il plaide finalement pour "notre troisième Reich", bien au-dessus du niveau imprégné de la politique de classe, de masse et de race.
Benn n'a pas envisagé de quitter l'Allemagne après 1933, et son opinion de ceux qui l'ont fait n'a jamais été bonne. En 1949, il écrivait à Oelze : "Ceux qui prennent encore les émigrés au sérieux aujourd'hui doivent s'en tenir là... Ils ont eu quatre ans ; tout était à leurs pieds, les maisons d'édition, les théâtres, les journaux les courtisaient... mais au bout du compte, il n'en est rien sorti, pas un vers, pas une pièce, pas un tableau qui vaille vraiment la peine". A la fin de sa vie, en présence d'amis qui avaient traversé les frontières, il déclarait encore que l'émigration était une chose tout à fait inutile.
En 1948, alors que tout le monde essaie de se montrer bon élève de la démocratie, il ose, dans la "Lettre de Berlin", rejeter cette même "machine à médiatiser" l'existence artistique : elle est "absurde si on la tourne vers la production. L'expression ne naît pas de décisions prises en séance plénière, mais au contraire de la sédimentation des résultats de vote, elle naît d'un acte de violence dans l'isolement". Decker commente laconiquement qu'il s'agit d'"une distinction subtile que personne ne lui a encore réfutée" et que "le voilà de nouveau, le barbare sans lequel le génie ne se présente pas".
La parenté d'esprit de Benn avec Ernst Jünger est ici indéniable, même si de nombreux éléments de perspective et de style (au sens le plus large du terme) les séparent. Ils correspondent avec parcimonie, mais Benn remarque en 1950 "combien ses pensées et les miennes se touchent en partie", et rapporte une visite de Jünger - sans doute la plus longue qu'il ait jamais autorisée chez lui : "Nous avons bu très abondamment, et ce faisant, nous nous sommes rapprochés et sommes devenus ouverts l'un à l'autre". Decker a donc raison lorsqu'il résume : "Ils ont des thèmes communs et, à un âge avancé, une attitude stoïque similaire face au monde. Ils voient dans la démocratie des partis une tentative inefficace d'assurer la survie de l'humanité à l'aube du XXIe siècle, méprisent la politique et cultivent le mythe comme renouvellement de l'humanité. Le 'Waldgänger' de Jünger et a fortiori son 'Anarch' sont apparentés au 'Ptolémée' et au 'Radardenker' de Benn".
Le "Ptolémée", un essai publié en 1949, professe dès son titre une vision du monde "centrée sur la terre", statique, étrangère à tout mouvement vers le haut. Cette excellente constatation ne doit cependant pas être confondue avec la résignation, mais appelle à l'existence selon sa propre loi : "tiens-toi toi aussi dans le pays où tes rêves t'entraînent et où tu es là pour accomplir en silence les choses qui te sont imposées". Alors que la masse vacille dans le tourbillon des futilités, la fonction de quelques-uns est de faire ses preuves. Dans une vision de l'orateur monologuant, on trouve cette belle image : "Les ordres, les frères, avant de s'éteindre, se lèveront encore une fois. Je vois pousser au bord des eaux et sur les montagnes de nouveaux Athos et de nouveaux Monte Cassinos, - des burnous noirs se promènent dans une démarche silencieuse et introspective".
En tant qu'exposant de l'artiste autonome, Benn est exemplaire contre toute forme d'assujettissement de l'esprit à des fins politiques (ce qui n'exclut pas la symbiose à la même hauteur, et n'exige donc en aucun cas une spiritualité apolitique). Il est ainsi aussi éloigné de l'ochlocratie de notre époque que des systèmes totalitaires. "Ce qu'il ne supporte pas, c'est une fausse croyance qui méconnaît l'essence de l'art et le réduit à ses fins secondaires ... Et c'est précisément au milieu de la consommation et du divertissement, les grandes puissances de médiocrisation issues de l'alliance du capitalisme et du système parlementaire, que s'estompe la connaissance de cette violence élémentaire de l'art qui affirme un contre-monde spirituel" (Decker).
Aujourd'hui, le nationalisme allemand est à des années-lumière d'actionner les leviers du pouvoir. En ce sens, la question de savoir si l'expérience des soixante-dix dernières années lui a appris à accorder une liberté inconditionnelle au grand individu ne se pose pas en tant que question pratique. Le cas échéant, on ne pourra assumer une responsabilité historique que si non seulement la "banalité du bien" est surmontée au profit d'une "nouvelle dureté allemande", mais aussi si les bêtises fatales ne sont pas répétées - dont Talleyrand disait, comme on le sait, qu'elles étaient pires que les crimes.
Cahier Hier und Jetzt, 5/07 - "Gottfried Benn et sa pensée" - Mise à l'épreuve du nationalisme" par Arno Bogenhausen, p. 32 à 37
Decker, Gunnar : Gottfried Benn. Genie und Barbar, Aufbau-Verlag, Berlin 2006, 544 p., 26,90 €.
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Virginia Woolf et le changement climatique
Nicolas Bonnal
Flaubert se moque dans sa correspondance (vers 1853 je crois) des débuts du changement climatique et de l’obsession météo : suite à un orage, le préfet intervient (voyez mon texte). Aujourd’hui le couillon éternellement satisfait du corps électoral et téléphage (il ne faut pas le combattre, il faut le fuir, c’est plus courageux) va en avoir pour son argent et pour sa météo comme on sait. 50% de privés de bagnole d’ici quinze ans, et tout le monde est écolo content. L’important c’est de rester euphorique et d’écouter BFM. Car il restera toujours du courant pour écouter BFM.
Mais c’est Virginia Woolf qui dans un texte génial (début du chapitre V d’Orlando) évoque le mieux le changement climatique. Or comme on sait aussi Orlando est un personnage qui à travers ses siècles de vie change de sexe (quelle idée superbe tout de même).
Ici le grand écrivain (moi aussi je la change de sexe) décrit le changement climatique de l’époque pré-victorienne (on connait tous Jane Austen grâce à Hollywood qui n’y a rien compris). On quitte le lupanar du siècle libertin des Lumières et on entre dans le siècle des pluies, du smog et du carbone – du romantisme aussi. Et ça donne ces lignes géniales sur le changement climatique (profitez, Woolf est très bien traduite, notamment par maître Yourcenar – ses vagues, mon Dieu, ses vagues…) :
« Le lourd nuage gonflé qui, le premier jour du XIXe siècle, couvrait non seulement Londres mais la totalité des Îles Britanniques, s’arrêta, ou, plutôt, ne s’arrêta pas d’obéir aux fluctuations des tempêtes, assez longtemps dans ce coin du ciel pour avoir des effets extraordinaires sur tous les êtres vivant dans son ombre. »
Aux lumières succèdent donc pluies, smog et fog (une des clés pour comprendre Verne comme l’expliqua Gilbert Lamy) :
« Le climat anglais parut bouleversé. Il pleuvait souvent, mais seulement par averses fantasques qui reprenaient sitôt finies. Le soleil brillait, comme de juste, mais emmitouflé par tant de nuages et dans un air si saturé d’eau, que ses rayons perdaient leurs couleurs ; et les violacés, les orangés, les rouges ternes avaient remplacé dans le paysage les teintes plus solides du XVIIIe siècle. Sous le dais de ce ciel meurtri et chagrin, le vert des choux paraissait moins intense, et la neige était d’un blanc sale. »
Après tout – le citoyen, la femme, le sujet – devient humide :
« Mais ceci n’était rien : bientôt s’insinua dans chaque maison l’humidité, le plus insidieux des ennemis ; on peut derrière des persiennes narguer le soleil, et narguer le gel devant un bon feu ; mais l’humidité pénètre chez nous, furtivement, lorsque nous dormons. On ne l’entend pas, on ne la sent pas, et elle est partout. L’humidité gonfle le bois, moisit la marmite, rouille le fer, pourrit la pierre. Et elle agit de façon si pateline qu’il nous faut soulever un coffre, un seau à charbon, et les voir s’émietter soudain, pour soupçonner enfin l’ennemi d’être dans la place. »
C’est le monde moderne qui s’installe (pensez au livre de Frank La Conquête du cool : un pays mute en quelques années – cf. la France en mai 68 ou en mai 81)…
Les goûts changent, aussi bien intellectuels que gastronomiques ou vestimentaires :
« Ainsi, de façon insensible et furtive, sans que rien marquât le jour ou l’heure de l’altération, le tempérament de l’Angleterre changea, et personne ne s’en aperçut. Rien pourtant ne fut épargné. Les rudes gentilshommes campagnards qui jusque-là s’étaient assis joyeusement devant un repas de bœuf et d’ale dans une salle à manger dessinée, peut-être, par les frères Adam, avec une dignité classique, soudain furent pris d’un frisson. Les douillettes apparurent ; on se laissa pousser la barbe ; on attacha les pantalons étroitement par des sous-pieds. »
On change les meubles et les mets :
« Et ce froid qui montait aux jambes, le gentilhomme campagnard eut tôt fait de le communiquer à sa maison ; les meubles furent capitonnés ; les tables et les murs, couverts ; et rien ne resta nu. Alors un changement de régime devint indispensable. On inventa le « muffin » et le « crumpet »
La décoration, les fleurs, les boissons tout change :
« Le café, après le dîner, supplanta le porto, et comme le café exigeait un salon où on pût le boire, comme le salon exigeait des globes, les globes des fleurs artificielles, les fleurs artificielles des cheminées bourgeoises, les cheminées bourgeoises des pianos, les pianos des ballades pour salons, les ballades pour salons, en sautant un ou deux intermédiaires, une armée de petits chiens, de carrés en tapisserie, et d’ornements en porcelaine, le « home » – qui avait pris une importance extrême – changea du tout au tout. »
Alors aussi apparait le beau et abondant feuillage anglais (voyez le Messager de Losey, le Limier de Mankiewicz et les fleuries adaptations de Thomas Hardy) :
« Au-dehors, cependant, par un nouvel effet de l’humidité, le lierre s’était mis à croître avec une profusion inouïe. Les maisons, jusque-là de pierre nue, furent étouffées sous le feuillage. Pas un jardin, si rigide que fût son dessin original, qui ne possédât maintenant sa pépinière, son coin sauvage et son labyrinthe. Le peu de jour qui pénétrait dans les chambres d’enfants filtrait à travers des épaisseurs vertes, et le peu de jour qui entrait dans les salons où vivaient les adultes, hommes et femmes, traversait des rideaux de peluche écarlate ou brune. »
Les changements vont aussi être intellectuels :
« Mais les changements ne se limitèrent pas à l’extérieur des êtres. L’humidité pénétra plus avant. Les hommes sentirent le froid dans leur cœur, le brouillard humide dans leur esprit. En un effort désespéré, pour donner à leurs sentiments un nid plus chaud, un creux quelconque où se blottir, ils essayèrent de tous les moyens pour… »
Et on vous laisse découvrir la suite. Le dix-neuvième a tourné le dos totalement au dix-huitième et a créé surtout en Europe de formidables « grandes transformations ». Des Lumières au romantisme…
Sources :
Virginia Woolf – Orlando
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Mille et une Russie
par Paolo Mathlouthi
Source: https://www.centrostudilaruna.it/mille-e-una-russia.html
Une ancienne légende, racontée depuis des siècles par les guides locaux aux rares visiteurs occidentaux de passage à Samarcande, populaire au point d'être encore en vogue dans les jardins d'enfants à l'époque soviétique, raconte que Tamerlan, déterminé à fixer sa résidence dans la ville la plus opulente du monde, avant de partir pour une nouvelle expédition militaire a pris des dispositions pour qu'un grand complexe soit construit en son absence avec deux mosquées, une école coranique et une auberge pour les pèlerins, un hommage en pierre érigé par le Seigneur du Monde en faveur de sa favorite, la princesse mongole Bibi-Khanum. Elle était d'une beauté si éblouissante que l'architecte appelé à superviser les travaux a fini par tomber follement amoureux d'elle, menaçant de ne pas terminer la commande si elle ne cédait pas à ses avances. Inquiète que Tamerlan, peu enclin à faire preuve de tolérance envers ceux qui désobéissaient à ses ordres, ne revienne de la guerre sans que le monument auquel il était tant attaché ne soit achevé, la jeune fille accepta de concéder ses bonnes grâces au prétendant téméraire qui, dans le feu de l'extase amoureuse, lui donna un baiser si passionné qu'il laissa une brûlure sur son cou ! Pour cacher aux yeux indiscrets la preuve brûlante de son infidélité, Bibi-Khanum a décidé de se couvrir le visage d'un voile. De retour à Samarcande, l'émir n'a pas entendu raison: ayant compris la trahison qui s'était tramée dans son dos, il fit enterrer sa concubine vivante à l'intérieur de la mosquée nouvellement achevée, la transformant ainsi en tombeau, et a ordonné à toutes les femmes de son vaste empire de porter un voile à partir de ce jour pour dissimuler leur visage. C'est, du moins selon la légende, l'origine du tchador.
La mosquée de Bibi-Khanum, Samarcande.
Le lecteur sera peut-être surpris d'apprendre que ce ne sont pas, comme on pourrait le supposer, les auteurs anonymes des "Mille et une nuits" qui ont rapporté ce fameux récit, mais Alexandre Nikolaïevitch Afanassiev (1826-1871), un anthropologue et linguiste qui, sur les traces des frères Grimm, a entrepris au 19ème siècle la tâche cyclopéenne et méritoire de transcrire l'immense patrimoine des contes du peuple russe.
Grâce à la voix vivante de son témoignage, nous apprenons également qu'à l'endroit même où a eu lieu l'immolation dramatique de Bibi-Khanum, se trouve un grand lutrin de pierre où, dans les temps anciens, un exemplaire très spécial du Coran cousu d'or était exposé à intervalles réguliers, pour être montré au peuple comme un objet de dévotion, le même exemplaire qu'Osman, le gendre de Mahomet et troisième successeur du Prophète, lisait au moment où il a été assassiné: les gouttes de son sang, laissées sur les pages, en ont fait une relique des plus précieuses, à laquelle les populations turcomanes du Caucase attribuent encore des pouvoirs thaumaturgiques. Lorsque les cosaques d'Alexandre II ont conquis Samarcande en 1868, le talisman de papier a pris la route de Saint-Pétersbourg, avec le reste du butin, pour faire partie du trésor personnel du tsar, où il restera, protégé par le rideau de fer, jusqu'à la dissolution du bloc soviétique.
Les âmes candides qui, aujourd'hui, sont horrifiées à l'idée que les milices tchétchènes de Kadyrov et des unités sélectionnées de l'armée syrienne de Bachar- al-Assad combattent en Ukraine sous la bannière de Moscou comme s'il s'agissait des Haradrim de Tolkien, ignorent (ou feignent d'ignorer) la dialectique séculaire établie par le Kremlin avec l'Islam qui se presse le long des frontières méridionales de la Russie.
Il s'agit là d'un dialogue articulé et complexe mais constant, dont le point culminant a été la récente visite de Vladimir Poutine en Iran, qui a connu des moments d'assimilation forcée alternant avec des phases d'ouverture et dont les racines remontent loin. Pour prouver que les événements suivent souvent des chemins karstiques loin des sentiers battus, il suffit de dire que c'est un aventurier d'origine piémontaise, Giovanni Battista Boetti, qui a introduit la parole du Prophète en Asie centrale russophone à la fin du 18ème siècle. Envoyé à Mossoul par l'ordre dominicain auquel il appartenait pour y exercer sa profession de médecin, il se convertit à l'islam et, s'autoproclamant cheikh sous le nom d'Al Mansur (le Victorieux), se rend en Tchétchénie où, grâce à un prêche particulièrement évocateur, il rameute les populations des montagnes contre Catherine II, rassemblant autour de lui une armée de quatre-vingt-cinq mille hommes que les Russes parviennent difficilement à vaincre. Capturé vivant et traîné enchaîné aux pieds de la Tsarine, cette dernière, impressionnée par sa bravoure, lui pardonna et en fit son conseiller privé et son amant, lui assurant une allocation mensuelle et imposant comme seule limite à sa liberté personnelle l'obligation péremptoire (mais certainement peu contraignante pour l'intéressé) de ne pas quitter Moscou. Sans vouloir diminuer le moins du monde la capacité de persuasion presque exceptionnelle de l'impératrice à la volonté forte, le joyau de la couronne de la politique expansionniste russe dans le Caucase reste la signature du traité historique de Turkmanchay, signé à Téhéran en 1828 en présence du Shah de Perse Fath Ali Qajar par Aleksandr Sergeïevitch Griboïedov (1795 - 1829), figure singulière de musicien et d'homme de lettres, qui se prêta à l'art périlleux de la diplomatie à qui l'écrivain Iouri Tynianov (1894 - 1944) a consacré un monumental hommage posthume, La mort du Vazir Moukhtar. Publié en Russie exactement un siècle après les événements tragiques dont il était le protagoniste, le roman revient aujourd'hui en librairie, dans la traduction classique de Giuliana Raspi, pour les Edizioni Settecolori, grâce à l'intuition pertinente de Manuel Grillo.
La particularité de ce livre résolument inhabituel, qui se lit d'une traite malgré sa taille considérable, ne réside pas tant dans la description impitoyable de l'aristocratie moscovite, empêtrée dans la toile étouffante des conventions sociales et minée par une familiarité naturelle avec l'esprit de conspiration, que dans l'extranéité absolue du protagoniste à ce monde auquel il appartient par droit de naissance. N'ayant heureusement échappé à la déportation en Sibérie que parce que les autorités chargées de l'enquête n'ont pas réussi à prouver son implication directe dans le soulèvement décabriste, Griboïedov aborde le voyage vers Tabriz, siège de la lointaine légation qui lui a été assignée, comme s'il s'agissait d'une sorte de voyage initiatique dans le temps: dans l'implacable et exaspérante rigueur du climat et dans la rude simplicité des habitants d'une terre située aux confins de l'Empire et donc de ce qui apparaît à ses yeux comme la Civilisation, l'anti-héros de Tynianov espère trouver un antidote qui l'aidera à apaiser le spleen qui lui ronge l'âme. Il s'immerge comme dans un bain lustral dans des coutumes et traditions antithétiques à celles au nom desquelles il a vécu, au point d'épouser une femme du pays. Se perdre dans la recherche de l'Ailleurs ne suffira cependant pas à le protéger des flèches de l'Histoire. Inconscient d'être un pion dans un jeu bien plus grand que lui, Griboïedov mourra en luttant contre la foule en colère qui assiège l'ambassade russe à Téhéran, préfiguration lugubre de la plus célèbre prise du Palais d'Hiver, avec pour seule consolation un éloge funèbre prononcé par son ami Alexandre Pouchkine, selon lequel rappeler sa "vie enviablement houleuse devrait être la tâche des amis". Mais chez nous, conclut le poète, les gens extraordinaires disparaissent sans laisser de traces. Quelqu'un, faisant écho à ses propos, a écrit que la Russie ne peut être comprise à l'aune de la Raison, puisqu'elle est en définitive une question de Foi. Et la foi, on le sait, exige souvent des victimes de rang.
* * *
Jurij Tynjanov, La morte del Vazir-Muchtar, Edizioni Settecolori, Milan 2022 ; p. 583, € 26.00.
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Mort au QI trop faible : Aldous Huxley et le nouveau principe d’Archimède
Nicolas Bonnal
On sait que l’on doit liquider le mangeur inutile ou le sous-doué en informatique - qui peut être milliardaire, auquel cas Malthus et ses lieutenants l’épargneront.
Huxley est, comme on sait, un prophète noir britannique qui a décrit et célébré (et non dénoncé, comme on croit à l’école) le cauchemar que nous allons vivre grâce aux gouvernements achetés et aux populations hébétées. Auteur d’une œuvre littéraire assez médiocre aussi, cet essayiste scientifique proche d’Harari à sa manière a annoncé la couleur (douleur) dans une nouvelle nommée Le Jeune Archimède que l’on pourrait résumer ici ainsi : si tu n’es pas Mozart ou Einstein, crève. Pierre Bourdieu avait parlé pendant les crises des années 90 de ce racisme de l’intelligence, racisme qui a depuis gagné le cerveau de crétins comme notre ministre de l’économie.
Le narrateur séjourne en Italie repère un enfant surdoué (Harari sort aussi de ces écoles) ; et cela donne les réflexions suivantes :
« J'ai pensé aux grandes différences entre les êtres humains. On classe les hommes selon la couleur de leurs yeux et de leurs cheveux, la forme de leur crâne. Ne serait-il pas plus judicieux de les diviser en espèces intellectuelles? Il y aurait des fossés encore plus larges entre les types mentaux extrêmes qu'entre un Bochiman et un Scandinave. Cet enfant, pensais-je, quand il sera grand, sera pour moi, intellectuellement, ce qu'un homme est pour un chien. Et il y a d'autres hommes et femmes qui sont, peut-être, presque comme des chiens pour moi. »
Donc il y a « les chiens et les Boshiman » qui, à côté de Bill Gates ou d’Harari, ne méritent pas de vivre (quand on voit comment Gates et Harari parlent ou écrivent l’anglais, on croit rire – mais passons). On continue; seul le génie a droit à l’être et à l’âme :
« Peut-être que les hommes de génie sont les seuls vrais hommes. Dans toute l'histoire de la race, il n'y a eu que quelques milliers d'hommes réels. Et nous autres, que sommes-nous ? Animaux enseignables. Sans l'aide des vrais hommes, nous n'aurions presque rien découvert du tout. Presque toutes les idées qui nous sont familières n'auraient jamais pu venir à des esprits comme le nôtre. Plantez les graines là-bas et elles pousseront ; mais nos esprits n'auraient jamais pu les générer spontanément. »
Vaste prison de médiocres, l’humanité doit son salut à une élite de cerveaux depuis réfugiés à Davos (lieu comme on sait de la Montagne magique de Mann – livre à relire pour comprendre ce qui arrive à l’Europe). Le reste ce sont des chiens, des kleb comme on disait chez moi à La Goulette :
« Il y a eu des nations entières de chiens, pensais-je ; des époques entières où aucun Homme n'est né. Des Égyptiens ternes, les Grecs ont pris une expérience grossière et des règles empiriques et ont fait des sciences. Plus de mille ans se sont écoulés avant qu'Archimède ait un successeur comparable. Il n'y a eu qu'un seul Bouddha, un seul Jésus, un seul Bach à notre connaissance, un seul Michel-Ange ».
Huxley pleure la rareté des génies :
« Est-ce par hasard, me demandais-je, qu'un Homme naît de temps en temps? Qu'est-ce qui fait qu'une constellation entière d'entre eux naissent en même temps et sont issus d'un seul peuple? Taine pensait que Léonard, Michel-Ange et Raphaël étaient nés quand ils étaient parce que le temps était venu pour les grands peintres et la scène italienne sympathique. Dans la bouche d'un Français rationaliste du XIXe siècle, la doctrine est étrangement mystique ; cela n'en est peut-être pas moins vrai. Mais qu'en est-il de ceux qui sont nés hors du temps ? Blake, par exemple. Qu'en est-il de ceux-là ? ».
Huxley passe ensuite aux généralités sur les enfants surdoués ; on croirait lire Rémy Chauvin que j’ai interviewé en 1992 – mais sur d’autres sujets plus amusants.
« Je pensais à cet étrange talent distinct et séparé du reste de l'esprit, indépendant, presque, de l'expérience. Les enfants prodiges typiques sont musicaux et mathématiques ; les autres talents mûrissent lentement sous l'influence de l'expérience émotionnelle et de la croissance. Jusqu'à trente ans, Balzac ne fit preuve que d'incompétence ; mais à quatre ans, le jeune Mozart était déjà musicien, et certaines des œuvres les plus brillantes de Pascal ont été réalisées avant qu'il ne soit sorti de son adolescence. »
Huxley devient éducateur de son enfant de chômeur :
« Dans les semaines qui ont suivi, j'ai alterné les cours quotidiens de piano avec des cours de mathématiques. Des conseils plutôt que des leçons qu'ils étaient; car je ne faisais que des suggestions, indiquais des méthodes, et laissais à l'enfant le soin d'élaborer les idées en détail. Ainsi je l'initiai à l'algèbre en lui montrant une autre preuve du théorème de Pythagore. »
Il ne s’agit pas ici de contester l’enfance surdouée ou les Mozart : ils sont passés où d’ailleurs mon cher Huxley ? Et les Bruckner, et les Berlioz et les Mahler ? Ont-ils été trop vaccinés, comme le redoutait Rudolf Steiner (voir mon texte) ? Peut-on citer un seul compositeur, romancier ou même cinéaste de ce siècle de désastres ?
« Guido était aussi enchanté par les rudiments de l'algèbre qu'il l'aurait été si je lui avais donné une machine fonctionnant à la vapeur, avec une lampe à alcool méthylique pour chauffer la chaudière ; plus enchanté, peut-être, car le moteur se serait cassé, et, restant toujours lui-même, aurait de toute façon perdu de son charme, tandis que les rudiments d'algèbre continuaient de croître et de fleurir dans son esprit avec une luxuriance indéfectible. Chaque jour, il faisait la découverte de quelque chose qui lui paraissait d'une beauté exquise ; le nouveau jouet était inépuisable dans ses potentialités. »
Après évidemment le génie prend son air fatigué. Pensez à la gueule de Mathusalem de Bill Gates ou de golem raté de Schwab-Hariri. Fatigué de notre misère notre génie prend froid et meurt jeune :
« C'était un été exceptionnellement chaud. Au début de juillet, notre petit Robin, peu habitué à ces températures élevées, commença à avoir l'air pâle et fatigué ; il était apathique, avait perdu l'appétit et l'énergie. Le médecin a conseillé l'air de la montagne. Nous avons décidé de passer les dix ou douze prochaines semaines en Suisse. »
Ah, la Suisse, son pognon, ses montagnes magiques, ses coffres et son Davos ! Dostoïevski en a peur d’ailleurs. C’est dans l’Idiot (sic). On y reviendra.
Sources :
http://www.naturalthinker.net/trl/texts/Huxley,Aldous/Ald...
https://fr.wikipedia.org/wiki/Sur_la_t%C3%A9l%C3%A9vision
https://www.amazon.fr/Petits-%C3%A9crits-libertariens-Con...
18:29 Publié dans Actualité, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aldous huxley, nicolas bonnal, génies, littérature, lettres, lettres anglaises, littérature anglaise | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Pound, le poète qui n'a jamais vendu son âme
Par Pietrangelo Buttafuoco
Source: https://culturaidentita.it/pound-il-poeta-che-non-si-e-mai-venduto-lanima/
"Comme une fourmi solitaire sortie d'une fourmilière fissurée, du naufrage de l'Europe, ego scriptor". Ezra Pound (Hailey, 30 octobre 1885 - Venise, 1er novembre 1972) est mort le jour de la Toussaint. Pour marquer l'occasion nous publions ce texte de Pietrangelo Buttafuoco, publié dans le livre Profeti inascoltati del Novecento édité par Andrea Lombardi et Miriam Pastorino (Italia Storica, Genova, 2022) et à partir duquel CulturaIdentità en mai 2022 a produit le numéro I PROFETI INASCOLTATI, sur les personnalités de la culture et de l'art qui se sont distinguées pour leurs analyses non conventionnelles de l'époque contemporaine (Rédaction).
* * *
Le plus grand outrage que la démocratie ait commis à l'encontre d'Ezra Pound n'est pas de l'avoir enfermé dans la "cage du gorille". Le fait qu'elle l'ait banni dans le "trou de l'enfer" de St Elizabeth pendant treize ans ne l'est pas non plus en soi. La honte réelle et saignante de l'affaire Pound n'est donc pas la violence du pouvoir, ennemi du beau et du bon, mais la morale. Le péché originel de l'Occident n'est pas la force, mais l'incapacité à lui donner le sceau du sacré, devant ainsi se rabattre sur la plus modeste justification morale.
Ici, ce qui devait être vraiment insupportable pour Pound n'était pas tant le bruit du loquet qui résonnait sourdement derrière lui que le sifflement agaçant du dernier homme qui juge tout et mesure tout à l'aune de sa propre petitesse. Ils n'auraient pu que l'enfermer, Pound. Au lieu de cela, ils l'ont également jugé. Erreur fatale. L'Homère du XXe siècle a été jugé par tous : par ses compatriotes de naissance, les Américains, par ses compatriotes d'élection, les habitants de la république des lettrés. Chacun, en vertu d'une éthique égalitaire (le dernier homme, en fait...), s'est senti obligé de pointer du doigt le poète qui " a fini le cul par terre " - comme le résume brutalement Bukowski - et de donner un coup de pied au vaincu. Chaque coup de pied, un jugement. Et les pires, comme d'habitude, n'étaient pas les ennemis déclarés, ceux qui contre l'auteur des Cantos menaient leur guerre sainte, rancunière et déraisonnable, aveuglés par le dernier des fanatismes, l'antifascisme. Bien pire est la langueur des vermoulus qui ont dû gaspiller leur souffle dans d'innombrables "pensées" sur le compte du voyant de Hailey. Pound, le grand poète, "though". Mais Pound était obsédé par l'économie. Il était cependant peu clair, décidément obscur, peut-être un peu fou. Mais il était naïf, enfantin, visionnaire, cinglé. Mais c'était un amateur, un vaniteux, un excentrique. Un par un, ils ont fait plus de mal au poète que n'importe quelle cage ou torture. Ils ont démantelé pièce par pièce sa dignité d'homme et sa grandeur d'artiste. Ils auraient pu en faire un ennemi (en réduisant tous les "mais" à la seule véritable objection : "...mais c'était un fasciste") et au lieu de cela, ils ont voulu en faire un bien de seconde zone.
Et si les peines finissent par s'épuiser - même celles qui ne sont jamais prononcées : aucun juge n'a jamais imposé les 13 années d'asile que sa patrie lui a infligées - le jugement moral reste toujours là, faisant des dégâts.
Sauver Ezra Pound : quelle impudence. Si nous n'étions pas complètement ivres de moralité et d'impiété, ce qui est la même chose, nous arriverions à la seule conclusion possible. A savoir, que c'est lui qui nous sauvera. Nous : l'Italie, l'Europe, l'Eurasie. Pourquoi pas, le monde. En effet, la preuve la plus accablante de la vacuité de toutes les autres sectes sotériologiques qui ont vu le jour à l'ombre de Wall Street et ont été repues par les rejetons de la bourgeoisie progressiste est précisément l'ignorance des Cantos.
Vous voulez occuper, contester, pleurnicher si vous êtes alors spirituellement les jumeaux homozygotes des oligarchies combattues en slogans. S'ils avaient plutôt lu Pound, ils sauraient que le contraire du marché n'est pas la démocratie, mais le temple. Le temple est saint parce qu'il n'est pas à vendre. Voici l'hérésie absolue, voici la révolte totale, voici la révolution parfaite, celle qui ne chicanera pas sur les droits mais évoquera les dieux. Il n'y a pas de solution qui ne passe pas par le temple. Parce que la religion est l'instinct de survie de l'homme. La religiosité en est le fondement. De même, il n'y a pas de révolution qui ne passe pas par Pound. Marteler l'instrument d'une démystification jamais innocente, donc. À utiliser surtout contre la reine des mystifications, cette danse macabre qu'est le choc des civilisations, sciemment organisé et orchestré par ceux qui ont intérêt à ce que les guerres continuent.
Dans Cabaret Voltaire, j'ai écrit que la droite n'est rien d'autre que la gauche au sommet de sa phase sénile. Et c'est précisément parce qu'elle n'a pas lu Pound. Elle l'a souvent cité, mais elle ne l'a pas lu. Elle a continué à le citer, puisant dans la seule phrase totémique, la devise existentielle devenue jingle, celle qui parle de l'homme qui doit toujours être prêt à se battre pour ses idées, car sinon, lui ou ses idées ne comptent pas. Sous l'accroche, rien. Et ce fut presque toujours le cas, à l'exception notable de ce Poundien à toute épreuve qu'était Giano Accame. Je n'aime pas, dit le journaliste, une Italie qui se renouvelle par des renégats et une droite qui presse la gauche en se vantant : nous avons renoncé plus que vous. Nous risquons de devenir un peuple de "renégats". Ne pas renier : le premier commandement d'une éthique forte.
Bibliographie essentielle : Les Cantos, Canti pisani, Canti postumi, Lavoro e usura, Dante.
Dessin : Dionisio di Francescantonio, crayon sur papier, 2021.
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De notre devenir termite via Davos, Sunak et Harari
Nicolas Bonnal
« Ils sont très rares, les termites qui osent braver la lumière du jour (Maeterlinck). »
Mon ami Vincent Held a publié un passionnant texte sur l’arrivée au pouvoir de Charles et de Sunak, lequel va faire de l’Angleterre un paradis artificiel et dystopique qui n’aura (qui n’a déjà) rien à envier à Orwell et à Huxley. Contrôle et dépopulation sont au programme comme ailleurs dans le monde éclairé des Occidentaux. Il est vrai que sur ce point Chinois et Indiens d’Inde ne nous ont pas attendu. Voyez les livres d’Alain Daniélou (sur l’Inde) et de Balazs (Chine) pour comprendre comment ces énormes pays gèrent d’une manière terroriste (pardon, traditionnelle) depuis des millénaires leur population pléthorique. Balazs est obsédé par le thème des eunuques qui dirigent les empires : voyez mon texte.
Harari s’est fendu en 2018 (voir The Atlantic) d’un texte expliquant (et comme il raison !) que l’informatique n’est pas compatible avec la démocratie mais avec la tyrannie. Ils ont donc dix à vingt ans pour dépeupler une terre préalablement abrutie et soumise par le « Tittytainment » de l’autre – dont fait partie le cirque politique, notamment populiste. Je rappelle avec Mgr Gaume (voyez aussi mes textes) que l’ubiquité et la rapidité sont les deux caractères du démon. La technologie a rendu imparable tous ses maléfices – ce que je constatais dans mon Internet nouvelle voie initiatique - titre ironique et pas compris comme tel, y compris alors par le Chroniqueur du Monde – voir lien.
Mais je laisse ces circonstances connues de tous (i.e. des rares esprits libres éclairés : 1% ; 4% de la population ?) et j’en viens aux termites et au livre de Maeterlinck, l’auteur de Pelléas et Mélisande, qui semble avoir joué un rôle sinistre (avec son Oiseau bleu notamment) dans l’avènement d’un certain méphitisme littéraire. Tolstoï l’exécute dans son livre sur l’Art – et comme il a raison !
Les livres de Maeterlinck sur fourmis et termites m’ont été recommandés par mon ami américain Guido Preparata, auteur de « Comment les USA et l’Angleterre ont fabriqué le troisième Reich »… Comme on sait ils nous ont refait le coup ! Guido me disait que la société termite leur servait de modèle. On va voir comment donc via Maeterlinck.
Liquidation des mâles tout d’abord ; Maeterlinck rappelle cette bonne habitude des abeilles (tous les extraits viennent de son livre sur les termites) :
« Dans la ruche, nous le savons, la femelle règne seule : c’est le matriarcat absolu. À une époque préhistorique, soit par révolution, soit par évolution, les mâles ont été relégués à l’arrière-plan et quelques centaines d’entre eux sont simplement tolérés durant un certain temps comme un mal onéreux mais inévitable. Sortis d’un œuf semblable à ceux dont naissent les ouvrières, mais non fécondé, ils forment une caste de princes fainéants, goulus, turbulents, jouisseurs, sensuels, encombrants, imbéciles et manifestement méprisés. »
La liquidation du machisme au sens strict (le machisme c’est le sexe masculin) est à l’ordre du jour.
« Après les vols nuptiaux, leur mission accomplie, ils sont massacrés sans gloire, car les vierges prudentes et impitoyables ne daignent pas tirer contre une telle engeance le poignard précieux et fragile réservé aux grands ennemis. Elles se contentent de leur arracher une aile et les jettent à la porte de la ruche où ils meurent de froid et de faim. »
Dans la termitière (penser à un couloir de métro ou de RER, à un aéroport…), on abolit les sexes nument :
« Dans la termitière une castration volontaire remplace le matriarcat. Les ouvriers sont ou mâles ou femelles, mais leur sexe est complètement atrophié et à peine différencié. »
Comme dans cette salle catalane où Zuckerberg déambulait au milieu d’aveugles, tout le monde est frappé de cécité – une cécité qui n’est pas celle de l’aède Homère :
« Ils sont totalement aveugles, n’ont pas d’armes, n’ont pas d’ailes. Seuls ils sont chargés de la récolte, de l’élaboration et de la digestion de la cellulose et nourrissent tous les autres habitants. »
Il y a beaucoup de mangeurs inutiles dans cette termitière – et surtout beaucoup de gens qui ne savent pas se nourrir et sont donc aisément liquidables à la première bise venue, comme dirait le fabuliste :
« Hors eux, aucun de ces habitants, que ce soit le roi, la reine, les guerriers ou ces étranges substituts et ces adultes ailés dont nous reparlerons, n’est capable de profiter des vivres qui se trouvent à sa portée. Ils mourraient de faim sur le plus magnifique tas de cellulose, les uns, comme les guerriers, parce que leurs mandibules sont tellement monstrueuses qu’elles rendent la bouche inaccessible, les autres, comme le roi, la reine, les adultes ailés qui quittent le nid et les individus mis en réserve ou en observation pour remplacer au besoin les souverains morts ou insuffisants, parce qu’ils n’ont pas de protozoaires dans l’intestin. »
Il y a donc des administrateurs et des livreurs Amazon (si j’ose dire) de nourriture :
« Les travailleurs seuls savent manger et digérer. Ils sont en quelque sorte l’estomac et le ventre collectifs de la population. Quand un termite, à quelque classe qu’il appartienne, a faim, il donne un coup d’antenne à l’ouvrier qui passe. »
Certains se flattent d’être autonomes et de jardiner, qui oublient que quand le pouvoir en Occident passera en mode turbo-malthusien plus personne n’aura le droit de jardiner ou d’arroser son jardin : même « le bon musulman » de Candide sera attrapé. Je sais, on réagira…
Comme dans le système des castes ou la cité platonicienne, on a ses guerriers-gardiens (les phulakes de Platon) ou ses kshatriyas :
« Il a donc, afin d’assurer la défense de ses citadelles, fait sortir d’œufs en tout semblables à ceux dont naissent les travailleurs, car même au microscope on ne découvre aucune différence, une caste de monstres échappés d’un cauchemar et qui rappellent les plus fantastiques diableries de Hiéronymus Bosch, de Breughel-le-Vieux et de Callot. »
Le surarmement fait du petit insecte un cyborg menaçant – menaçant mais fragile :
« Tout l’insecte n’est qu’un bouclier de corne et une paire de tenailles-cisailles, semblables à celles des homards, actionnées par des muscles puissants ; et ces tenailles aussi dures que l’acier sont si lourdes, et tellement encombrantes et disproportionnées, que celui qui en est accablé est incapable de manger et doit être nourri à la becquée par les travailleurs. »
Poursuivons notre analogie. Chez les termites aussi on a VACCINS ET INJECTIONS destinés à dépeupler :
« Une famille de termites, les Eutermes, a des soldats qui sont encore plus fantastiques, on les appelle nasutés, nasicornes ou termites à trompe ou à seringue. Ils ne possèdent pas de mandibules et leur tête est remplacée par un appareil énorme et bizarre qui ressemble exactement aux poires à injections que vendent les pharmaciens ou les marchands d’objets en caoutchouc et qui est aussi volumineuse que le reste de leur corps. À l’aide de cette poire, ou de cette ampoule cervicale, au jugé, étant dépourvus d’yeux, ils projettent sur leurs adversaires, à deux centimètres de distance, un liquide gluant qui les paralyse et que la fourmi, l’ennemi millénaire, redoute beaucoup plus que les mandibules des autres soldats. »
La cécité (comme je dis, elle n’est pas homérique, plutôt platonicienne), reste essentielle :
« Les soldats des autres espèces ne quittent jamais la forteresse qu’ils sont chargés de défendre. Ils y sont retenus par une cécité totale. Le génie de l’espèce a trouvé ce moyen pratique et radical de les fixer à leur poste. Au surplus, ils n’ont d’efficace qu’à leurs créneaux et lorsqu’ils peuvent faire front. Qu’on les tourne, les voilà perdus, le buste seul est armé et cuirassé et l’arrière-train, mou comme un ver, est offert à toutes les morsures. »
Quand une bouche inutile n’est plus utile (sic), on cesse de la nourrir (c’est à croire que Maeterlinck est le livre de chevet de Klaus à Davos) :
« Ils ne sont pas massacrés comme les mâles des abeilles ; cent ouvriers ne viendraient pas à bout d’un de ces monstres qui ne sont vulnérables qu’à l’arrière-train. Tout simplement on ne leur donne plus la becquée et, incapables de manger, ils meurent de faim. »
Maeterlinck écrit à l’ère où les derniers grands écrivains découvrent les conspirations et les traitent, de Chesterton à Jack London, ou de Buchan à Dostoïevski ; et cela donne une allusion étonnante à une puissance occulte qui rappelle celle de Bernays :
« Mais comment la puissance occulte s’y prend-elle pour compter, désigner ou parquer ceux qu’elle a condamnés ? C’est une des mille questions qui jaillissent de la termitière et restent jusqu’ici sans réponse. »
Passons au Tittytainment. On a tous (enfin, presque) été effarés dans notre jeunesse par la civilisation de la discothèque et des Rave parties. Mais les termites les connaissent :
« N’oublions pas, avant de clore ces chapitres consacrés aux milices de la ville sans lumière, de mentionner d’assez bizarres aptitudes plus ou moins musicales qu’elles manifestent fréquemment. Elles paraissent être, en effet, sinon les mélomanes, du moins ce que les « futuristes » appelleraient les « bruiteuses » de la colonie. Ces bruits qui sont tantôt un signal d’alarme, un appel à l’aide, une sorte de lamentation, des crépitements divers, presque toujours rythmés, auxquels répondent des murmures de la foule, font croire à plusieurs entomologistes qu’ils communiquent entre eux, non seulement par les antennes, comme les fourmis, mais encore à l’aide d’un langage plus ou moins articulé. »
Et Maeterlinck poursuit :
« C’est une sorte de danse convulsive où, sur les tarses immobiles, le corps agité de tremblements se balance d’avant en arrière avec une légère oscillation latérale. Elle se prolonge durant des heures, coupée de courts intervalles de repos. Elle précède notamment le vol nuptial et prélude comme une prière ou une cérémonie sacrée au plus grand sacrifice que la nation puisse s’imposer. Fritz Müller, en cette occurrence, y voit ce qu’il appelle les « Love Passages ». »
Terminons par une note humoristique – surtout pour les Français :
« Le roi, sorte de prince consort, est minable, petit, chétif, timide, furtif, toujours caché sous la reine… »
Sources :
https://ebooks-bnr.com/maeterlinck-maurice-la-vie-des-ter...
https://lilianeheldkhawam.com/2022/11/03/lindustrie-de-la...
https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2018/10/yuva...
https://lesakerfrancophone.fr/monseigneur-gaume-et-le-car...
https://reseauinternational.net/observations-sur-le-deven...
https://www.amazon.fr/Petits-%C3%A9crits-libertariens-Con...
https://www.lemonde.fr/archives/article/2000/09/29/demons...
11:38 Publié dans Actualité, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : termites, littérature, littérature belge, lettres, lettres belges, nicolas bonnal, maurice maeterlinck, dystopie, insectes | | del.icio.us | | Digg | Facebook
par Nicolas Bonnal
Giorgia Meloni au cours d’un discours extraordinaire, référencé et courageux, a attaqué les marchés financiers et a défendu l’indéfendable (pour la presse française ou autre), la famille, le pays (je préfère ce mot à patrie maintenant, la patrie on est trop morts pour elle, et pour son État, voyez mon Coq hérétique), le droit de ne pas être un numéro. On se serait cru dans le générique du Prisonnier (voyez mes textes), série conçue par l’acteur rebelle et chrétien Patrick McGoohan : « je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ».
Puis elle a cité Chesterton. On devra se battre pour dire que le brin d’herbe est vert à la belle saison. Quel coup de génie : en effet les vert-de-gris sont revenus avec l’écologie et veulent (cf. Peter Koenig) remplacer le vert par le brun, le tout sous la houlette des investisseurs type BlackRock-Fink et les conseillers Schwab-Harari si proches parfois des frères Marx.
On connaît tous les Hérétiques de Chesterton, recueil où Chesterton exécute, au début du siècle dernier, les tenanciers anglo-saxons des hérésies modernes (à commencer par l’impérialiste Kipling) : Chesterton voit venir les végétariens avec leurs gros sabots, les « remplacistes » proches des impérialistes (Le Retour de Don Quichotte), les féministes et l’interdiction de manger de l’herbe. Dans l’Auberge volante il prévoit aussi une interdiction des ventes d’alcool sur fond de credo hostile – d’où le vol de l’auberge. Chesterton avait aussi vu le danger du salariat de masse ; dans le Club des métiers bizarres (Club of Queer trades) ce libertarien chrétien défend la possibilité d’inventer un métier qui n’existe pas – et qui rapporte. Cette intuition géniale a servi d’inspiration au grand film de David Fincher, The Game. C’est l’Agence de l’aventure et de l’inattendu.
Enfin Chesterton a aussi publié le meilleur livre historique sur la conspiration des milliardaires, à partir de l’Afrique du Sud : c’est Un nommé jeudi. Et la police lancée aux trousses de tous les Oppenheimer et Cecil Rhodes de la planète se retrouve elle-même poursuivie. On est dans le cauchemar comme nous en ce moment.
Je ne veux pas défendre Méloni : on verra si elle se couche comme tout le monde, sur un coup de fil de Londres ou de Washington. Mais ce qu’elle a dit, elle l’a dit, et on allait ici bien plus loin que Trump, que Zemmour ou que Marion Le Pen (ne parlons de la tante, qui a si bien profité de ses vacances et de ses indemnités). Et la parole qui vole – puis qui gèle, comme dit Rabelais – peut aussi dégeler.
Le système malgré toute sa presse abjecte totalitaire, collabo et génocidaire, a du souci à se faire en cet hiver qui s’annonce glacial. Et bien joué le coup du message de Giorgia remixé dans les discothèques : avec les italiens qu’on croit toujours décadents ou au bout du rouleau, c’est exactement ce qu’il fallait faire. Transmettre un message conservateur sur fond de beuglant (comme disait Saint-Exupéry dans Terre des Hommes).
Continue Giorgia, et ne nous déçois pas.
J’oubliais : dans What I saw in America, Chesterton dénonce son arrivée en Amérique après la Guerre. On contrôle tout et on ausculte tout pour savoir si le voyageur ou l’émigrant européen, devenu soudain un pestiféré, ne s’est pas fait inaugurer le virus du communisme ou de l’anarchisme. Le tout évidemment sur fond de chasse aux buveurs de bière. La Prohibition est puritaine et pas musulmane. Avec des défenseurs de la Liberté comme les Yankees qui avait rasé le Sud après la Guerre de Sécession, et qui aujourd’hui interdisent sur ordre des actionnaires sexe, famille, patriotisme ou race, Chesterton savait qu’on aurait du souci à se faire. Et dans le même opus, il voit la terrible menace féministe américaine se pointer.
12:04 Publié dans Actualité | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, giorgia meloni, italie, g. k. chesterton, chesterton, lettres anglaises, lettres, littérature, littérature anglaise, nicolas bonnal | | del.icio.us | | Digg | Facebook