dimanche, 23 janvier 2022
A propos de l’OTAN : Léon Tolstoï contre l’alliance franco-russe
A propos de l’OTAN : Léon Tolstoï contre l’alliance franco-russe
Nicolas Bonnal
On se rapproche d’une guerre d’extermination contre la Russie ; tout cela parce qu’on est dans cette alliance, et qu’il faut empêcher la Russie de stationner des troupes…chez elle. Le troupeau enthousiaste acceptera son extermination comme sa vaccination. Mais reparlons de ces alliances maudites et dangereuses. Les amateurs pourront relire mon texte : « Mon nom est Légion ; l’Occident et le démon des organisations ».
On va parler de l’alliance franco-russe, responsable de la paranoïa allemande et de la Première Guerre Mondiale et qui devait coûter sa tête au tzar (et à sa famille), tzar lâché par ses chers alliés franco-britanniques en pleine tourmente. Et on va citer Léon Tolstoï à qui on demandait son avis sur cette épineuse question (1901) :
Ma réponse à votre première question: ce que pense le peuple russe de l’alliance franco-russe? est celle-ci:
Le peuple russe, le vrai peuple n’a pas la moindre idée de l’existence de cette alliance. Si cependant cette alliance lui fut connue, je suis sûr que (tous les peuples lui étant également indifférents) son bon sens ainsi que son sentiment d’humanité lui montreraient que cette alliance exclusive avec un peuple plutôt qu’avec tout autre ne peut avoir d’autre but que de l’entraîner dans des inimités et peut être des guerres avec d’autres peuples et lui serait à cause de cela au plus haut point désagréable.
A la question si le peuple russe partage l’enthousiasme du peuple français? je crois pouvoir répondre que non seulement le peuple russe ne partage pas l’enthousiasme du peuple français (si cet enthousiasme existe en effet ce dont je doute fort), mais s’il savait tout ce qui se fait et se dit en France à propos de cette alliance, il éprouverait plutôt un sentiment de défiance et d’antipathie pour un peuple qui sans aucune raison se met tout à coup à professer pour lui un amour spontané et exceptionnel.
Quant à la question: quelle est la portée de cette alliance pour la civilisation en général, je crois être en droit de supposer que cette alliance ne pouvant avoir d’autre motif que la guerre ou la menace de la guerre dirigée contre d’autres peuples, son influence ne peut être que malfaisante.
Pour ce qui est de la portée de cette alliance pour les deux nations qui la forment, il est clair qu’elle n’a produit jusqu’à présent et ne peut produire dans l’avenir que le plus grand mal aux deux peuples. Le gouvernement français, la presse ainsi que toute la partie de la société française qui acclame cette alliance, a déjà fait et sera obligée de faire encore de plus grandes concessions et compromissions dans ses traditions de peuple libre et humanitaire pour faire semblant ou d’être en effet uni d’intentions et de sentiments avec le gouvernement le plus despotique, rétrograde et cruel de toute l’Europe. Et cela a été et ce sera une grande perte pour la France. Tandis que pour la Russie cette alliance a déjà eu et aura, si elle dure, une influence encore plus pernicieuse. Depuis cette malheureuse alliance le gouvernement russe qui avait honte jadis de l’opinion européenne et comptait avec elle, ne s’en soucie plus, se sentant soutenu par cette étrange amitié d’un peuple réputé le plus civilisé du monde. Il marche à présent la tête haute au milieu de ses amis les Français aux sons de la Marseillaise et de l’hymne servile du Боже Царя храни (qui doivent être très étonnés de se trouver ensemble) et devient de jour en jour plus rétrograde, plus despotique et plus cruel. De sorte que cette étrange et malheureuse alliance ne peut avoir d’après mon opinion que l’influence la plus néfaste sur le bien-être des deux peuples ainsi que sur la civilisation en général.
Recevez, cher Monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.
Leo Tolstoy.
9 Septembre 1901.
Источник: http://tolstoy.lit-info.ru/tolstoy/pisma/1901-
1902/letter-119.htm
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mercredi, 19 janvier 2022
Luc-Olivier d'Algange: Digression néoplatonicienne
Digression néoplatonicienne
par Luc-Olivier d'Algange
« Mais que, s’ils reconnaissent dans le sensible
l’imitation de quelque chose qui se trouve dans la pensée,
ils sont comme frappés de stupeur
et sont conduits à se ressouvenir de la réalité véritable –
et certes à partir de cette émotion s’éveillent aussi les amours »
« Ainsi l’âme ne s’encombre pas de beaucoup de choses,
mais elle est légère, elle n’est qu’elle-même »
Plotin
Chaque philosophe qui parle d’un autre est livré à deux tentations égotistes. L’une consiste à montrer en quoi l’œuvre de son prédécesseur est dépassée ; l’autre, plus subtile, cède à la prétention d’apporter sur l’œuvre du passé un « éclairage nouveau ». Ces deux tentations témoignent de la farouche « néolâtrie » qui est le propre des Modernes. Seul le « nouveau » trouve grâce à leurs yeux. La déclaration d’intention novatrice se trouve être cependant, dans bien des cas, un peu vaine – d’autant plus que répétée de générations en générations, elle psittacise et cède, au moins autant que l’humilité traditionnelle, et souvent bien plus, à la redite.
Nietzsche lui-même, le plus radical et le plus prophétique des « novateurs » ne cesse d’engager avec ses prédécesseurs des joutes nuptiales dont le perpétuel recommencement montre assez que l’idée d’un « dépassement » des philosophies antérieures demeure à tout le moins problématique.
L’œuvre de Plotin se distingue des œuvres philosophiques modernes en ce que la notion de nouveauté n’y tient aucune place. Plotin ne se soucie point d’être nouveau, mais d’être vrai. Quand bien même il invente, innove, et souvent de façon décisive, sa pensée se veut celle d’un disciple, et ses plus grandes audaces se réclament encore de l’autorité de ses maîtres. Pour Plotin, il ne s’agit point d’imposer sa vérité, sa vue du monde, mais de laisser transparaître, par la fidélité au Logos, une vérité qui n’appartient à personne et dont la « transparition », en sa bouleversante luminosité, demeure hors de toute atteinte. Loin de se limiter à l’exposé didactique, au jeu du concept, voire à la morale ou à la politique, la philosophie pour Plotin est un mode de vie, une expérience métaphysique, autant qu’un savoir méditant sur lui-même.
La spéculation et l’oraison, l’aventure intellectuelle et l’aventure visionnaire, la raison et la prière participent d’une même ascèse. Pierre Hadot, dans son livre, Plotin ou la simplicité du regard, montre bien qu’il faut, dans le cheminement plotinien, donner au mot ascèse un sens sensiblement différent de celui qui prévaut communément de nos jours où ce que l’on nomme « l’idéal ascétique », généralement décrié, est perçu comme une austérité abusive, une contrition, voire comme une « auto-punition », pour user de la terminologie psychanalytique.
Rien de tel dans l’œuvre ni dans la vie de Plotin où le don de soi à une vérité et à une beauté qui nous dépassent, certes dispose à certaines épreuves, mais sans pathos outrancier, rhétorique ou théâtralité. Ce dont il s’agit, dans l’œuvre de Plotin, c’est d’aller vers Dieu, tant et si bien que ce voyage vers Dieu devient un voyage en Dieu. Or, voyager en Dieu, ce n’est point s’arracher à la nature ou à la terre, mais reconnaître en la nature le signe de la surnature et dans la terre une terre céleste.
La sempiternelle accusation formulée contre les néoplatoniciens de dévaloriser le monde sensible, d’exécrer la chair et de ne vénérer que d’immobiles idées détachées du monde ne résiste pas à la simple lecture des textes. Certes, l’idée, pour Plotin comme pour tous les platoniciens, est supérieure à la matière, en ce qu’elle est plus proche de l’être et de l’Un, mais c’est ne rien comprendre à cette idée que de ne pas voir qu’elle est d’abord, et étymologiquement, la Forme, et c’est ne rien comprendre à la Forme que de la juger abstraite, détachée du monde.
La Forme est précisément ce qui s’offre à notre appréhension sensible. Le monde sensible est peuplé de formes et c’est la matière qui est abstraite, puisque nous ne pouvons l’appréhender, la percevoir que par l’entremise d’une Forme. La philosophie néoplatonicienne est ainsi, de toutes les philosophies qui jalonnent d’histoire humaine, celle qui est la moins encline à l’abstraction, la plus rétive à se fonder sur une expérience médiate, la moins portée à éloigner l’expérience de la présence pure dans une représentation. Le matérialiste, croyant réfuter le platonisme adore la Matière – qui devient pour lui l’autre nom du « tout » – comme une abstraction, car nous avons beau la chercher, cette matière qui serait en dehors de la Forme, elle nous échappe toujours, elle n’est jamais là et toujours se dérobe à l’expérience.
La matière ne se dérobe pas au langage, puisque nous la nommons, ni à l’adoration, le matérialisme moderne étant la forme sécularisée du culte de la Magna Mater, mais bien à l’expérience immédiate qui ne nous offre que des formes, qu’elles soient vivantes ou inanimées, êtres et choses qui n’existent, ne se distinguent, ne se reconnaissent, ne se nomment, ne se goûtent, ne s’éprouvent que par leurs formes. La pensée néoplatonicienne – et c’est en quoi elle peut, elle la négatrice de toute nouveauté, nous sembler nouvelle, est une tentative prodigieuse de nous arracher à l’abstraction, de nous restituer au monde divers, chatoyant des formes, à cette multiplicité qui est la manifestation de l’Un.
La multiplicité des formes témoigne de la souveraineté de l’Un. Si l’Un n’était point l’acte d’être de toutes les formes du monde, la dissemblance ne régnerait point, comme elle règne, bienheureusement, en ce monde. Là encore, l’expérience immédiate confirme la pertinence de la méditation plotinienne. Les formes sont le principe de la dissemblance. Non seulement il n’est aucun cheval qui se puisse confondre avec un chat ou avec un renard, mais il n’est aucun cheval qui ne soit exactement semblable à un autre cheval, fussent-ils de la même race, aucune rose exactement semblable à une autre rose, fussent-elles du même bouquet ou du même buisson.
L’œuvre de Plotin est une invitation à la luminosité. Cette invitation, il nous plaît de savoir que nous ne sommes pas les premiers à y répondre. Depuis l’édition des Ennéades établie par Porphyre, qui fera l’objet au XXème siècle, de contestations plus ou moins justifiées – portant d’ailleurs davantage sur l’ordre des traités que sur leur texte –, l’œuvre de Plotin exerça une influence considérable dont il n’est pas certain que nous mesurions encore l’ampleur.
Le plotinisme oriental, théologique et théophanique, en particulier celui de Sohravardî, des ismaéliens et des soufis, échappe encore en partie à nos investigations, un grand nombre de textes ismaéliens demeurant hors d’atteinte, protégés par leurs héritiers, par le « secret de l’arcane » si bien que les chercheurs ne les connaissent que par ouï-dire. Nous sommes informés de l’influence de la pensée de Plotin sur les philosophes, tels que Marsile Ficin ou Pic de la Mirandole, mais nous sous-estimons encore son influence sur les poètes modernes, tels que Shelley, Wilde,, Rilke, Stefan George ou Saint-Pol-Roux. Il n’est pas impossible que les songeries héliaques du premier Camus, celui de Noces, aient été influencées par l’auteur des Ennéades auquel Camus, en ses jeunes années, consacra sa thèse de philosophie.
Dans le domaine de l’Art, hormis les Symbolistes et les Préraphaélites, largement influencés par le néoplatonisme, nous voyons un Kandinsky retrouver dans la définition qu’il donne du Beau une pure formulation plotinienne : « Est beau ce qui procède d’une nécessité intérieure de l’âme. Est beau ce qui est beau intérieurement. »
De tous les philosophes, Plotin est sans doute, avec Nietzsche, mais pour des raisons semble-t-il diamétralement opposées, celui qui s’accorde le plus immédiatement à une sensibilité artistique. L’idée, qui est cette « nécessité intérieure », n’est en effet nullement une abstraction. Le mot de « concret » lui convient parfaitement pour peu que notre audace herméneutique nous porte à imaginer un « supra-sensible » concret et à ne point limiter le « concret » aux objets qui s’offrent directement à nos sens. La distinction entre l’idée et l’abstraction est ici essentielle. La pensée de Plotin n’est pas seulement une pensée de la pensée ; elle n’est point « abstraite » des êtres et des choses. Elle hiérarchise, gradue, distingue, mais ne sépare point. Pour Plotin, philosopher, ce n’est point s’abstraire de la multiplicité, mais s’intégrer dans une unité supérieure. Il ne s’agit point de quitter un monde pour un autre, de se séparer des êtres et des choses, mais de s’élever et d’élever ces êtres et ces choses à une unificence divine qui les délivre de la fausseté et de l’inexistence pour les restituer à elles-mêmes, c’est-à-dire à leur réalité qui est vraie et à leur vérité qui est réelle. L’idée du beau n’est pas en dehors des beautés diverses, sensibles et intelligibles du monde, mais en elles. C’est à ce titre qu’il est légitime de dire, de l’idée plotinienne, qu’elle est une transcendance immanente, un supra-sensible concret qui échappe à nos seuls sens comme elle échappe à l’intelligence abstraite.
Schopenhauer, dans Le Monde comme Volonté et Représentation, souligne l’importance de cette distinction nécessaire et fondatrice entre l’Idée et le concept abstrait : « L’Idée, c’est l’unité qui se transforme en pluralité par le moyen de l’espace et du temps, formes de notre aperception intuitive ; le concept au contraire, c’est l’unité extraite de la pluralité au moyen de l’abstraction qui est un procédé de notre entendement ; le concept peut être appelé unitas post rem, l’Idée unitas ante rem. Indiquons enfin une comparaison qui exprime bien la différence entre concept et Idée ; le concept ressemble à un récipient inanimé ; ce qu’on y dépose reste bien placé dans le même ordre ; mais on n’en peut tirer, par des jugements analytiques, rien de plus que ce qu’on y a mis (par la réflexion synthétique) ; l’Idée, au contraire révèle à celui qui l’a conçue des représentations toutes nouvelles au point de vue du concept du même nom ; elle est comme un organisme vivant, croissant et prolifique capable en un mot de produire ce que l’on n’y avait pas introduit. »
L’idée est antérieure, en amont, elle est avant la chose, et avant même la « cause », au sens logico-déductif. Elle est, au sens propre, instauratrice. Alors que le concept peut se réduire à sa propre définition, et qu’il n’offre à l’entendement dont il est issu aucun obstacle, aucun voile, aucun mystère, l’idée échappe à la connaissance totale que nous voudrions en avoir ; elle se propose à nous à travers le voile de ses manifestations, de ses émanations et déroute la perception directe que nous voudrions en avoir par la multiplicité de ses apparences. « Le concept, écrit encore Schopenhauer, est abstrait et discursif, complètement indéterminé quant à son contenu, rien n’est précis en lui que ses limites ; l’entendement suffit pour le comprendre et pour le concevoir ; les mots sans autre intermédiaire suffisent à l’exprimer ; sa propre définition enfin, l’épuise tout entier. L’Idée au contraire […] est absolument concrète ; elle a beau représenter une infi-nité de choses particulières, elle n’en est pas moins déterminée sur toutes ses faces ; l’individu en tant qu’individu ne peut jamais la connaître ; il faut pour la concevoir se dépouiller de toute volonté, de toute individualité et s’élever à l’état de sujet connaissant pur. »
On ne philosophe jamais seul. Toute philosophie est une conversation. Est-il possible aujourd’hui de philosopher avec Plotin, de susciter, avec les Ennéades, un entretien dont les résonances s’approfondiraient de tout ce que nous éprouvons hic et nunc, de tout ce que cet « hic et nunc » nous donne à penser et à éprouver ? Notre dialogue intérieur, certes, sera différent de celui que Porphyre, Sohravardî ou Marsile Ficin eurent avec Plotin. Considérons alors l’espace-temps – incluant les différences historiques, religieuses et linguistiques – comme un prisme qui divise, en couleurs diverses, l’éclat d’une même clarté. Cette clarté nous ne pouvons l’atteindre d’emblée, nous ne pouvons en avoir la connaissance absolue dans l’immédiat. Notre lecture passe par le prisme de l’espace-temps tel qu’il se présente à nous. Est-ce à dire que cette clarté nous est plus lointaine qu’à Marsile Ficin ou Sohravardî et que, par cet éloignement, nous dussions nous contenter de considérer l’œuvre de Plotin comme un document concernant des temps définitivement révolus ? Ce serait ignorer, déjà, que le révolu est précisément ce qui revient ; ce serait surtout méconnaître ou refuser de voir ce que nous dit l’œuvre de Plotin, ce serait refuser le don de l’œuvre, ce qu’elle nous donne à penser et qui, explicite-ment, se donne par-delà les contingences de l’espace et du temps.
Lisons donc, tentons de lire à tout le moins, ces traités comme s’ils avaient été écrits ce jour même . Leur premier abord, ingénu, offre-t-il d’ailleurs de si grandes difficultés ? Les phrases de Plotin nous semblent-elles si obscures que nous dussions les traiter comme des documents anthropologiques et non comme une parole qui nous est adressée, comme un murmure au creux de l’oreille ? Combien d’œuvres de la littérature moderne ou contemporaine nous sont plus opaques, mieux défendues, plus rigoureusement barricadées dans leur idiome, dans leur singularité extrême ? Alors que les critiques sont loin encore d’avoir même une vague idée des références à l’œuvre dans le Finnegan’s Wake de Joyce ou dans les Cantos de Pound, les références de Plotin nous sont d’emblée presque toutes connues avant même que nous abordions l’œuvre pour peu que nous eussions été préalablement un lecteur de Platon. Ce dont il parle ne saurait nous être étranger puisqu’il s’agit du Bien, du Beau et du Vrai et que chacun d’entre nous ne cesse de considérer les actes, les œuvres, les sciences selon un rapport avec le bien, le beau et le vrai.
Enfin, la philosophie de Plotin étant un élan de dégagement de la contingence historique et sociale, celle-ci ne l’informe que par le biais et fort peu, si bien que notre relative méconnaissance de la société du temps de Plotin ne nous interdit nullement d’entendre ce qu’il nous dit. Disons : bien relative méconnaissance, car, à celui qui s’y attache, les données sont peut-être offertes en plus grand nombre, en l’occurrence, que sur d’autres régions, dont il est le contemporain et peut-être le voisin ; les différences de classe, de quartier induisent de nos jours des disparités de langage peut-être plus réelles et plus profondes que celles qui séparent un lettré moderne d’un lettré de la période hellénistique.
Ce qu’il y a de plus essentiel dans une œuvre se laisse comprendre à partir de ce qui semble être un paradoxe. En marge de la doxa, c’est-à-dire de la croyance commune, le paradoxe est l’antichambre ou le frontispice de la gnosis, de la connaissance. Il y a du point de vue des croyances et des philosophies modernes de nombreux paradoxes dans l’œuvre de Plotin. La grande erreur des Modernes est d’attribuer à l’Idée plotinienne les caractéristiques propres à leurs concepts. Cette abstraction figée, despotique, séparée du sensible, ce mépris de la diversité heureuse ou tragique du Réel, ce dualisme qui scinde en deux mondes séparés ce qui est perceptible et ce qui est compris, ce qui relève de l’émotion esthétique et ce qui s’ordonne à la raison, n’appartiennent nulle-ment à l’œuvre de Plotin, ni à celle de Platon. À ce titre, il n’est pas illégitime de retourner contre les « anti-platoniciens », leurs propres arguments.
Les « intellectuels » modernes, dont on ne sait s’ils s’arrogent cette appellation par prétention vaine, par antiphrase ou par défaut – leur croyance la plus commune consistant à nier l’existence même de l’Intellect – propagent volontiers l’idée que leur époque est celle de la diversité, du foisonnement, de l’éclatement « festif » et « jubilatoire », voire, lorsqu’ils se piquent de culture classique, d’un « rebroussement vers le dionysiaque » qui nous délivrerait enfin du carcan des époques classiques, médiévales ou antiques, si « normatives » et « dogmatiques ».
À celui qui dispose de la faculté rare de s’abstraire de son temps, à celui qui sait voir de haut et de loin les configurations historiques, religieuses ou morales et ne serait point dépourvu, par surcroît, de la faculté, propre aux oiseaux de proie, de fondre sur les paysages des temps contemporains ou révolus jusqu’à en éprouver la présence réelle, une réalité tout autre apparaît. Cette modernité, qu’on lui vante chatoyante, lui apparaîtra tristement uniforme et grisâtre, et ces temps anciens réputés sévères surgiront devant son regard comme des blasons ou des vitraux, ou mieux encore, comme des forêts blasonnées de soleils et de nuits dont les figures suscitent et soulignent les oppositions chromatiques. Les philosophies modernes, se révéleront à lui d’autant moins diverses que chacune d’elles, comme dressée sur ses ergots, n’aura cessé de prétendre à « l’originalité », à la « rupture », à la « nouveauté ».
En philosophie, non moins que dans nos mœurs, l’individualisme systématique devient un individualisme de masse et la prétention à la singularité ne tarde pas à donner l’impression d’une grande uniformité. Ce qui distingue Lucrèce de Pythagore, Héraclite de Parménide ou encore Saint Augustin de Maître Eckhart brille d’un éclat beaucoup plus certain, d’une force de différenciation beaucoup plus puissante que tous les discords et disparates que l’on souligne habituellement chez les Modernes. Dans l’outrecuidance des singularités et des jargons, les dialogues n’ont plus lieu, chacun s’en tient à son idiome et les disciples, lorsqu’il s’en présente, ne sont que les gardiens des mots, les vigiles du vocabulaire, les idolâtres de la lettre morte.
Il semblerait que les philosophes modernes soient d’autant plus soucieux de se distinguer par leur vocabulaire qu’ils se sont plus uniformément dévoués au même dessein, à savoir « renverser » ou « déconstruire » ce qu’ils nomment « le platonisme ». Chacun y va de sa méthode, de ses sophismes, de sa prétention, de ses ressentiments ou de ses approximations pour tenter d’en finir avec ce qu’il croit être la pensée ou le « système » platoniciens. Derrida traque les survivances platoniciennes dans la distinction du signifié et du signifiant. Deleuze, plus subtil et plus aventureux, propose le « rhizome » susceptible de déjouer la prétendue opposition de l’Un et du Multiple. Sartre croit vaincre la métaphysique, considérée comme une ennemie, en affirmant la précellence de l’existence sur l’être. Ces belles intelligences suscitèrent d’innombrables épigones, tous plus acharnés les uns que les autres à affirmer la « matérialité » du texte au détriment du Sens et la primauté du « corps » sur l’Esprit.
Cet unisson à la fois anti-platonicien et anti-métaphysique ne donne cependant de la pensée contre laquelle il se fonde et par laquelle il existe qu’une image caricaturale. Le lecteur attentif, dégagé des ambitions novatrices, cherchera en vain dans les dialogues de Platon le « système » dénoncé. Les textes contredisent ce qui prétend les contredire. On discerne mal dans le magnifique entre-tissage d’arguments et de contre-arguments des Dialogues, cette pensée qu’il serait si aisé de « renverser » ou ce « système » qu’il faudrait « déconstruire ». Ce qui, en l’occurrence, se trouve renversé ou déconstruit n’est qu’un résumé scolaire, un schéma arbitraire, une hypothèse mal étayée.
Nos philosophes qui se croient novateurs alors qu’ils ne sont que modernes, c’est-à-dire plagiaires ingrats, ne renversent et ne déconstruisent que ce qu’ils ont eux-mêmes édifié et construit pour les besoins de leur démonstration. Leur volonté est certaine : en finir avec l’Idée, le Logos, le Sens, la Vox cordis, mais les instruments de leurs démonstrations sont défaillants et leurs arguments sont fallacieux. L’exposé des idées qu’ils combattent est trompeur, tant il se trouve subordonné à leur argumentaire et, pour ainsi dire, fabriqué de toutes pièces pour les besoins de la cause. Platon ne dit pas, ou ne dit pas seulement ce qu’ils envisagent, non sans vanité, de contredire, et la logique même de leur contradiction, soumise à l’arbitraire de celui qui fait à la fois les questions et les réponses, masque difficilement l’envie de celui qui dénigre une audace intellectuelle qu’il pressent demeurer hors de sa portée. Il lui faudra donc, avant même d’engager les hostilités, réduire l’adversaire à sa mesure, le portraiturer à son image.
Anti-platonicienne, la doxa moderne est aussi, de la sorte, caricaturalement platonicienne. Elle suppose que tous les ouvrages de Platon se résument à l’opposition de l’Idée et du monde sensible, à une sorte de dualisme, aisément réfutable, entre deux mondes, alors même que Platon unit ce qu’il distingue par une gradation infinie. Ce système dualiste qui oppose le corps et l’esprit, l’intelligible et le sensible, l’Un et le Multiple, et auquel les Modernes prétendent s’opposer, c’est le leur. Lorsque Platon et les platoniciens unissent ce qu’ils distinguent, comme le sceau invisible et l’empreinte visible, nos Modernes s’en tiennent à l’opposition, au dualisme, en marquant seulement – ce qu’ils imaginent être une faramineuse nouveauté ! – leur préférence pour le corps, pour le sensible, pour le multiple, autrement dit pour l’empreinte, en toute ignorance de la cause et du sceau. Dualistes, ces chantres de la primauté du corps le sont éperdument puisqu’ils l’opposent à l’Esprit et leur éloge du Multiple n’est jamais que l’envers outrecuidant de la célébration de l’Un. Ce qui manque à ces gens-là, ce n’est point la dialectique – encore que ! – c’est bien le sens platonicien de la gradation infinie.
Je m’étonne que personne jusqu’à présent n’ait esquissé une physiologie de l’anti-platonicien ou ne se soit aventuré à interroger précisément, et selon l’art généalogique, les origines de cette hostilité à l’Esprit et au Logos. Que cache ce repli sur le corps et la matière conçus comme le « négatif » de l’Esprit nié ? Quelle est la nature du ressentiment dans l’affirmation du corps et de la matière comme « réalités premières » dont toutes les autres, métaphysiques ou « idéales », ne seraient que les épiphénomènes ? À quelles rancœurs obscures obéissent ces sempiternelles redites ? Quelle image du monde proposent-elles ? Si les mots gardent un sens où rayonnent encore leurs vérités étymologiques, force est de reconnaître que ces philosophes d’obédience anti-platonicienne font ici figure de réactionnaires. Niant l’Idée, qui leur apparaît coupable d’intemporalité et d’immatérialité, ils en viennent tout naturellement à opposer la matière et le temps à l’Esprit et à l’Éternité dont elles sont, selon Platon, la forme et l’image mobile. Or, dans la langue grecque, dont Platon use avec un bonheur propre à susciter la rage des consciences malheureuses, la forme et l’Idée se rejoignent en un seul mot : idéa.
Cette idée qui est la Forme et cette forme qui est l’Idée apparaissent, pour des raisons qu’il s’agit d’éclaircir, comme insoutenables à la pensée exclusive-ment réactive des Modernes, qui préfèrent rendre la pensée impossible ou la déclarer telle, plutôt que de reconnaître le monde comme ordonné par le Logos ou par le Verbe. Ce refus de reconnaissance, cette ingratitude foncière, cette vindicte incessante, cette accusation insistante, le Moderne voudra l’ennoblir sous les appellations de « contestation » ou de « subversion », lesquelles, nous dit-on, sont au principe du « progrès » et des conquêtes de la « démocratie » et de la « raison ». Ces pieux mensonges satisfont à la raison de celui qui n’en use guère, mais laisse dubitatif l’intelligence distante, dont nous parlions plus haut, par laquelle ce corps, cette multiplicité idolâtrée demandent encore à être interprétés dans le jeu inépuisable de leurs manifestations. Nos matérialistes de choc qui, en bons consommateurs, ne se refusent rien, ne se sont pas privés d’enrôler Nietzsche dans leurs douteuses campagnes. Nietzsche, qui, soit dit en passant, ne croyait nullement en l’existence de la matière, se trouve ainsi réduit au rôle de magasin d’accessoires pour les « philosophes » éperdus à trouver quelques justifications présentables à leur ruée vers le bas. Seulement, l’accessoire le plus usité, à savoir la critique que Nietzsche fait des arrière-mondes et du ressentiment, se retourne contre eux, car, à vanter le corps au détriment de l’Esprit, la lettre et le « fonctionnement du texte » au détriment du Logos et de son magnifique cœur de silence, nos Modernes illustrent à la perfection la parabole de la paille et de la poutre. Ce corps, cette matière auxquels ils veulent restituer la primauté ne sont pour eux que des réalités abstraites, qui n’existent que par l’abstraction ou l’ablation, pour ainsi dire chirurgicale, de l’Esprit.
Le Moderne veut que le corps soit, en lui-même, que la matière soit, en elle- même, en même temps qu’il dénie à l’âme, à l’Esprit – gardons l’insolence et l’ingénuité de la majuscule – et même au cœur, toute possibilité de prétendre à cette réalité « en soi ». Ce platonisme inverti prétend nous emprisonner à jamais dans la représentation subalterne, seconde, de la pensée qu’il parodie en l’inversant. Alors que les œuvres de Platon, de Plotin, de Proclus – comme celle de tous les philosophes dignes de ce nom, qui aiment la sagesse, c’est-à-dire le mouvement de leur pensée vers la vérité dont elle naît – nous enseignent à nous délivrer d’elles-mêmes, à devenir ce que nous sommes, nos anti-platoniciens de service – qui sont, la plupart du temps, des fonctionnaires d’un État qu’ils dénigrent – n’existent qu’en réaction à ce qui pourrait se détacher de leurs systèmes, échapper à leur pouvoir, et vaguer à sa guise, qui est celle de l’Esprit, qui souffle où il veut.
Le corps qu’ils idolâtrent, et dont ils font une abstraction d’autant plus revendiquée qu’elle est, par définition, moins éprouvée, loin d’être le principe d’une relation au monde, et donc, d’une pérégrination du Logos, n’est, au mieux, que le site d’une expérimentation refermée sur ses propres conditions. Philosophes, ou mieux vaudrait dire idéologues du Non, du refus de la relation, le corps et la matière, qu’ils installent en médiocres métaphysiciens croyant ne l’être plus à la place de Dieu, ne valent que par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Une philosophie de l’assentiment, une philosophie du Oui resplendissant de toute chose, et de toute cause, cette philosophie, que l’on trouve au cœur même de la pensée Héraclite, de Maître Eckhart et de Nietzsche, leur est la plus étrangère, la plus inaccessible. Le corps qu’ils vantent abstraitement et dont ils n’éprouvent point la nature spirituelle n’est pour eux qu’une arme contre l’Esprit. L’« idéal » de ces anti-idéalistes est de peupler le monde de corps sans esprit, c’est-à-dire de corps pesants, fermés sur eux-mêmes, réduits à leurs plus petits dénominateurs communs, en un mot des « corps-machines ». La science, qui suit l’idéologie bien plus qu’elle ne la précède, s’applique aujourd’hui à déconstruire et à parfaire ces mécanismes, non sans cultiver quelque nostalgie d’immortalité, mais d’une immortalité réduite aux dérisoires procédures californiennes de la survie prolongée, voire de l’acharnement thérapeutique.
La distinction platonicienne du sensible et de l’intelligible ouvre à celui qui la médite des perspectives à perte de vue, où la « vérité » n’est point acquise, mais à conquérir dans l’espace même de l’aporie, de la perplexité, de la suspension de jugement. La hâte à juger, à réduire la pensée à une opinion, l’empressement à déclarer caduques, mensongères, hors d’usage, des pensées et des œuvres dont le propre est de nous inquiéter, de nous dérouter – et, par un paradoxe admirable, de nous contraindre à une liberté plus grande – sont, en ces temps qui adorent le temps linéaire et la fuite en avant, les pires conseil-lères. Elles abondent dans nos facilités, nos prétentions indues, nos paresses. Elles nous invitent à voir court. Elles nous prescrivent le mépris du Lointain, elles nous enclosent dans un corps abstrait, c’est-à-dire dans un corps mécanique, sans humeurs ni mystères. Le propre de ce corps abstrait est d’être transparent à lui-même et opaque au monde. Il se perçoit lui-même comme corps, un corps qui serait un « moi », en oubliant qu’il n’est d’abord, et sans doute rien d’autre, qu’un instrument de perception.
L’œil, l’oreille, la bouche, la peau, les bras qui nous donnent à saisir et à embrasser et les jambes qui nous permettent de cheminer dans le monde, sans oublier les mains, créatrices, devineresses, travailleuses et caressantes, et les sexes, en pointes ou en creux, sont d’abord des instruments de perception. Notre corps n’existe qu’en fonction de ce qu’il perçoit et de ce qu’il dit, par les regards, les gestes et les paroles. Or, ce qu’il perçoit est de l’ordre du langage qui est, lui, radicalement immatériel, car il ne se situe ni dans le corps, en tant que réalité matérielle, ni dans le monde, mais entre eux. Le corps n’existe pas davantage « en soi » que l’instrument de musique n’existe en dehors de la musique qui le suscite et à laquelle il obéit. Un instrument de musique dont on se servirait comme d’une massue cesse, par cela même, d’être un instrument de musique, un corps qui n’est qu’un corps « en soi », et dont les œuvres de l’Esprit ne seraient que les épiphénomènes, serait également méconnu.
La méconnaissance du corps se laisse constater par la singulière restriction de nos perceptions ordinaires. Le Moderne qui idolâtre le corps « en soi » réduit à l’extrême l’empire de ce qu’il perçoit. La réduction des perceptions s’accélère encore par l’oubli, caractéristique de notre temps, d’une science empirique du percevoir qui fut, naguère encore, la profonde raison d’être de l’Art sous toutes ses formes. Le corps ne dit point « je suis un corps », formule abstraite, s’il en est, le corps dit « je suis ce que je perçois ». Je est un autre. Sitôt nous sommes-nous délivrés du ressentiment qui prétend venger le corps des prétendues autorités abusives de l’Esprit, sitôt se déploient en nous les gradations qui n’ont jamais cessé d’être, mais dont nous étions exclus par un retrait arbitraire, voici qu’un assentiment magnifique nous saisit, au cœur même de nos perceptions, à cette étrangeté si familière du monde.
Cette énigme de l’écorce rugueuse sous nos doigts, ce mystère de la voûte parcourue du discours magnifique des météores, ce bruissement des feuilles, cette pesanteur douce, sans cesse vaincue et retrouvée de nos pas sur la terre ou l’asphalte ne cessent de nous faire savoir que nous sommes faits pour le monde que nous traversons et qui nous traverse. Qu’en est-il alors du « moi » ? Sinon à l’intersection de ces deux traverses, il faut bien reconnaître qu’il ne se trouve nulle part. Notre œil n’existe que par la lumière étrangère et sur-prenante qui le frappe et dont notre intelligence se fera l’éminente métaphore. Le discours entre le monde et nous-mêmes ne résiste pas davantage à l’interprétation qu’à la contemplation. Seuls peuvent le perpétuer et lui donner une apparence de vérité notre ressentiment contre l’Esprit et notre aveuglement aux signes, intersignes et synchronicités, qui, sans cesse, en vagues de plus en plus pressantes, s’offrent à nous avec munificence. Le déni de l’Esprit et de l’âme et l’affirmation pathétique du corps en tant que réalité ultime et première ne reposent que sur notre crainte, sur notre attachement craintif, effarouché, à ce que nous croyons être notre « identité » et qui n’est, et ne peut être, qu’un moment de notre traversée. L’interprétation infinie à laquelle nous invite l’Esprit nous effraie. Nous nous raccrochons désespérément, quitte à nous refermer sur nous-mêmes comme un cercueil, à ce corps qui, pour être éphémère, nous semble certain, et nous préférons cette certitude éphémère à l’éternité incertaine de l’Esprit.
Alors qu’aux temps de Nietzsche, si proches et si lointains, le ressentiment se figurait sous les espèces d’un idéalisme scolaire, taillant la part du lion à la redite, notre époque timorée et pathétique s’est constitué un matérialisme vulgaire aux ordres de ce même ressentiment qui semble être passé d’une idéologie à l’autre, à l’instar de la police politique tsariste recyclée avec les mêmes hommes et les mêmes méthodes au service de la police stalinienne.
L’homme derrière ses écrans, ne jetant plus un regard aux nues que pour planifier son week-end, l’homme calculateur, tout appliqué à « gérer » les conditions de son esclavage et ourdissant, aux avant-gardes, de sinistres projets eugénistes d’amélioration de l’espèce – venus se substituer aux anciens idéaux, stoïciens, ou théologiques, du perfectionnement de soi –, l’homme pathétique et dérisoire des « temps modernes » se trouve désormais si peu aventureux, si narcissiquement contenté, si piteusement restreint à sa fonction édictée par le « Gros Animal » social, dont parlaient Platon et Simone Weil, que l’idée même d’un mouvement, d’une âme, d’une métamorphose obéissant à une loi impalpable et incalculable lui paraît une offense atroce à ses certitudes chèrement acquises.
Le cercle vicieux est parfait. Le Moderne tient d’autant plus à sa servitude ; sa servitude est d’autant plus volontaire, et même volontariste, que la liberté sacrifiée est plus grande. L’esprit de vengeance contre les œuvres qui témoignent de « la liberté grande » n’en sera que plus radical, jusqu’au ridicule. Il suffit, pour s’en persuader, de lire les ouvrages de biographie et de critique littéraire qui parurent ces dernières décennies alors que se mettaient en place les procédures draconiennes de réduction de l’homme au « corps-machine », sinistre héritage du prétendu « Siècle des Lumières ». Entre les biographies qui s’appliquent consciencieusement à ramener des destinées hors pair à quelques dénominations connues d’ordre sociologique ou psychologique – « expliquant » ainsi l’exception par la règle, et le supérieur par l’inférieur – et les critiques formalistes se fermant délibérément à toute sollicitation et à toute relation avec les œuvres pour n’en étudier que le « fonctionnement » à la manière d’un horloger si obnubilé à démonter et à remonter ses montres qu’il en oublie qu’elles ont aussi pour fonction de donner l’heure, la littérature secondaire, critique et universitaire, apparaît rétrospectivement pour ce qu’elle est : une propagande dépréciatrice dont les ruses plus ou moins grossières ne sont plus en mesure de tromper personne, sinon quant à leur destination : la ruine du Logos.
Au corps qui ne serait « que le corps », au texte qui ne serait « que le texte », à la vie qui ne serait « que la vie », il importe désormais d’opposer, en cette « grande guerre sainte » dont parlait René Daumal, le corps comme intercession de l’Esprit – c’est-à-dire passage des perceptions, des intersignes et des heures –, le texte comme témoin du Logos, empreinte visible d’un sceau invisible et la vie comme promesse, comme preuve de l’existence de l’âme. Cette guerre n’a rien d’abstrait, elle est bien sainte, selon la définition que sut en donner René Daumal dans un poème admirable, car loin de définir un ennemi extérieur, par la race, la classe, la religion, ou d’autres catégories, plus vagues encore, cette guerre intérieure, sainte, cet appel à l’inquiétude de l’être ne connaît d’autre ennemi que le dédire. Chaque homme est à la fois le servant et le pire ennemi du Logos, du Verbe. Celui qui peut dire peut dédire, de même que celui qui chante peut déchanter. Le monde moderne, s’il fallait en définir la nature dans une formule, pourrait être défini comme l’Adversaire résolu du Verbe, ou du Logos – nous tenons en effet, à tout le moins dans leur résistance au dédire moderne, le Verbe créateur de la Bible et le Logos invaincu de la philosophie platonicienne pour équivalents, sinon similaires.
Le monde moderne ne semble être là, avec ses théories, ses politiques, ses blagues et ses méthodes de lavage des cerveaux, de mieux en mieux éprouvées, que pour mieux récuser la possibilité même du Verbe. La réalité du monde moderne ne semble tenir qu’au ressentiment de la créature contre ce qu’il suppose être son créateur et dont sa vanité lui prescrit de s’affranchir. D’où, en effet, l’irréalité croissante de ce monde, sa nature de plus en plus virtuelle et évanescente, mais aussi cauchemardesque. Ce monde où rien ne peut se dire est aussi un monde où rien ne peut être éprouvé. La réduction de notre vocabulaire, de nos tournures grammaticales est corrélative de la restriction de nos sensations et de nos sentiments. Le déni de la Surnature nous ôte le senti-ment de la nature et le refus de la métaphysique nous exile du monde physique. La guerre contre le Logos, guerre d’images, de signifiants réduits à eux-mêmes est à la fois une guerre contre toute forme d’autorité et contre toute forme de relation. L’antipathie instinctive que suscite chez les Modernes le déploiement heureux de la parole humaine est un signe parmi d’autres de leur soumission au nihilisme, également hostile à la raison et au chant. Loin de s’exclure, d’être ces adversaires perpétuels livrés à un combat qui ne connaîtrait que de rares et surprenantes accalmies, la raison et le chant, pour celui qui pense à la source du Logos, sont bien de la même eau castalienne, ou du même feu.
Sans céder à l’outrecuidance historiciste qui consisterait à lui trouver une date précise, il est permis de situer le premier signe d’une déchéance qui se poursuivra jusqu’au triomphe du nihilisme moderne à ce moment fatidique où la raison, se disjoignant du chant, l’un et l’autre furent livrés aux incertitudes respectives de leurs spécialisations. Cette scission fatale, ourdie par « Celui Qui Divise », incontestablement la première étape du déclin de notre culture – les forces de la raison s’opposant désormais aux puissances de la poésie, s’épuisant dans leurs contradictions aveugles, au lieu d’étinceler en joutes amoureuses – fut à l’origine de ce double mensonge qu’est le dualisme théorique où la rationalité folle se retourne contre la raison et où la poésie, anarchique et confuse, devient l’ennemie du chant.
Réduite à la logique marchande et technologique, la raison, oublieuse de ses questions essentielles, de ce nécessaire retour sur elle-même qui s’interroge sur « la raison de la raison », laissa la poésie au service de la publicité et de l’expression lassante, voire quelque peu répugnante, des subjectivités abandonnées à elles-mêmes et n’ayant plus d’autres motifs qu’elles-mêmes. Le poisson, dit-on, pourrit par la tête. Mais il faut croire que nous n’en sommes plus là. La doxa populaire reproduit désormais exactement les sophismes diserts de ceux qui furent, naguère, des nihilistes de pointe. Le « tout est relatif » du café du commerce par lequel on entend sans doute nous faire entrer dans la tête, et si possible une fois pour toute, qu’il n’existe aucune clef de voûte au jeu des relations et que toute « vérité » vaut n’importe quelle autre – « chacun a la sienne », ce qui ne fâche personne... – entre en parfaite résonance avec les sophismes des intellectuels qui se croient énigmatiquement mandatés pour « déconstruire » et « démystifier », le premier terme leur convenant à ceci près qu’ils déconstruisent surtout pour rebâtir – avec les pierres dérobées aux édifices vénérables – des cachots modernes, le second relevant de la pure vantardise, ou de l’antiphrase, car ils furent, lâchant leurs proses jargonnesques comme les sèches leur encre, ces éminent mystificateurs dont le monde moderne avait besoin pour dissimuler la froide monstruosité de ses machinations.
Rationalistes contre la raison, de même que les publicitaires sont « créatifs » contre la création, qu’ils entendent nous vendre universellement après étiquetage, les Modernes, qui se donnent encore la peine, non sans ringardise, de justifier leurs dévotions ineptes par des arguments, n’ont plus désormais pour tâche, dans leur guerre contre le Logos, que de nous rendre impossible l’accès aux œuvres, soit par le dénigrement terroriste, soit par l’accumulation glossatrice. Les plus « humanistes », ceux qui osent encore se revendiquer de cette appellation délicieusement désuète, ne considèrent plus les œuvres qu’en tant que témoins de « valeurs », cédant ainsi, quoi qu’ils en veuillent, à une forme particulièrement mesquine de la morale : la « moraline » dont parlait Nietzsche et qu’illustra – si l’on ose dire, car il y eut là bien peu de lumière – le sinistre épisode pétainiste qui ne vanta les « valeurs » du travail, de la famille et de la patrie qu’au détriment du Principe qui seul peut, en certaines circonstances rares et heureuses, délivrer ces « valeurs » de leur nature domestique et de leurs caractéristiques souvent ignominieuses.
Ainsi nous trouvons-nous en un pays et une époque où les œuvres, ces songes de grandeur et d’espérance, lorsqu’elles ne sont point mises en pièces par les cuistres « déconstructeurs » sont jaugées à l’aune d’une morale inerte, dépourvue de toute ressouvenance divine. Une morale sans transcendance, une morale qui n’oppose plus à l’infantilisme et à la bestialité de la nature humaine le refus surnaturel ne saurait être qu’un ersatz, une caricature. Tels sont nos modernes moralisateurs, à quelque bord qu’ils appartiennent : les uns, idolâtres du Démos et du Progrès, trouvent l’incarnation du Mal en tout esprit libre qui s’autorise à douter du bien-fondé systématique de l’opinion majoritaire et considère avec scepticisme l’ordalie électorale, tandis que les autres fourvoient et profanent leur intransigeance en d’infimes combats pour « l’ordre moral » au-dessous de la ceinture. Aux uns comme aux autres, le Logos est inutile et même hostile. Ces moralisateurs sans morale, plus soucieux de leur conformité à la bien-pensance, à l’approbation de la secte dont ils sont les débiteurs, que de la vérité qu’ils défendent avec une sorte de mollesse hargneuse sont aux antipodes de Nietzsche et de Bernanos qui nous enseignent à penser contre nous-mêmes et les nôtres.
Tout engagement digne des belles exigences du fanatisme éclairé se devra poser, en préalable à ses mouvements, ce propos de Bernanos : « Je crois toujours qu’on ne saurait réellement servir, au sens traditionnel de ce mot magnifique, qu’en gardant vis-à-vis de ce que l’on sert une indépendance de jugement absolue. C’est la règle des fidélités sans conformisme, c’est-à-dire des fidélités vivantes. » Le Verbe est le principe de cette fidélité nécessaire, car au-delà des formes qu’il engendre, il porte ceux qui le servent au cœur du silence embrasé dont toute parole vraie témoignera. Que les querelles intellectuelles ne soient plus aujourd’hui que des querelles de vocabulaire et les « intellectuels » – par antiphrase – des babouins se jetant au visage l’écorce vide des mots idolâtrés nous laisserait au désespoir si nous ne savions de source sûre, de la source même de Mnémosyne, qu’il n’en fut pas toujours ainsi.
Et s’il n’en fut pas toujours ainsi, il y a de fortes chances qu’il n’en sera pas toujours ainsi : patientia pauperum non péribit in aeternum. Et s’il n’en fut pas toujours ainsi, peut-être est-ce précisément parce qu’il n’en sera pas tou-jours ainsi.
« Le temps n’existant pas pour Dieu, écrit Léon Bloy, l’inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très-humble d’une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles. » Les ennemis du Verbe ne s’évertuent si bien à nous ramener au temps linéaire que pour donner à leur refus d’interprétation l’apparence d’une vérité absolue et préalable. Une raison médiocrement exercée peut s’y laisser prendre, mais non le chant dont l’ingénuité porte en elle la vox cordis et la très humble prière.
Luc-Olivier d'Algange
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dimanche, 16 janvier 2022
Grégoire Le Roy. Un écrivain belge à redécouvrir
Grégoire Le Roy. Un écrivain belge à redécouvrir
par Daniel COLOGNE
Grégoire Le Roy « connaît depuis bien longtemps le triste sort du poète oublié ». Ainsi s’exprime l’universitaire anglais Richard Bales, grand spécialiste de Marcel Proust. Depuis quelques années, cet éminent professeur des universités d’Exeter et de Belfast incite à la redécouverte de ce peintre et écrivain gantois condisciple de Maurice Maeterlinck et de Charles Van Lerberghe au prestigieux collège Sainte-Barbe de Gand (1).
Le Roy est présenté comme « the all-but-forgotten poet (and painter) » et, comparativement à la réussite de ses deux compagnons jésuitiques (« a creative literary life »), son parcours littéraire est qualifié de not totally successful (2). Il fait pourtant partie d’un groupe d’écrivains belges célèbres qui ont en commun une correspondance échangée avec le non moins renommé peintre ostendais James Ensor : Émile Verhaeren, Georges Eekhoud, Camille Lemonnier, Maurice des Ombiaux (3).
Né en 1862 à Gand, bibliothécaire de formation, il occupe ce poste à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles avant de devenir conservateur du musée Wiertz (4). La Chanson du Pauvre est le seul recueil de vers de Le Roy évoqué dans l’émission télévisuelle « En toutes lettres ». C’est une production de la télévision belge datant des années 1990 et faisant la part belle à Van Lerberghe et Maeterlinck.
Au fil des décennies, dans les textes de Grégoire Le Roy, l’inspiration populaire cède la place à la réflexion philosophique. Dans Au Cimetière, poème encore rédigé avec une certaine liberté de rythme, il y a l’ébauche d’une interrogation sur le Temps et son pouvoir destructeur. La réponse demeure ambiguë. La distinction entre le Temps et l’Éternité n’est pas nette, mais très suggestive, s’avère l’évocation du lieu « où tout geste insulte au repos » et « où nos pas font surgir d’inquiétants échos ».
Le Temps est un des plus beaux textes de Le Roy, qui compose ici en alexandrins de douze pieds. Pour que l’être humain « s’interroge, il faut que, sur sa route, il ait croisé le Temps ». Le Temps est symbolisé, comme dans Les Vieux de Jacques Brel, par une pendule au « bruit indiscret », par :
« Une horloge de bois avec son vieux cadran,
Qui du premier jour de l’an jusqu’à la fin décembre,
Vous crispera de son tic-tac désespérant ».
Le poète ajoute :
« La douleur seulement décompte les instants. »
Souffrances, larmes et regrets sont nécessaires à l’homme « pour savoir tout le prix d’un souvenir ».
Dans la pensée du poète se succèdent les deux facettes du romantisme : la conquête de l’espace par le progrès industriel (Victor Hugo s’extasiant au spectacle des premiers chemins de fer) et le sentiment de la précarité de la condition humaine qui fait s’écrier à Lamartine (1790 – 1869) : « Ô Temps, suspends ton vol ! (Le Lac) »
À la seconde de ce deux facettes, Grégoire Le Roy accorde sa préférence. Le retour à la première lui apparaît dangereux et, pour lui, il ne saurait s’agir d’une résurgence du romantisme. Celui-ci générait « des poèmes sublimes » exaltant un « triste et merveilleux amour », alors que le « monde nouveau » est fait « d’âpre volonté » se consumant dans les « ardeurs » et les « flammes ». Telle est la charge symbolique du poème intitulé Les Voix qui débute comme suit, en alexandrins :
« Comme la voix de Pan, un soir des temps antiques,
J’entends, autour de moi, ceux qui vont proclamant
Qu’il est mort à jamais le monde romantique
Que l’homme avait créé si douloureusement. »
Très intéressante est la référence à la divinité mythologique de l’élan vital. À trois années près, Grégoire Le Roy est l’exact contemporain du philosophe Henri Bergson (1859 – 1941) dont il prend en quelque sorte le contre-pied, car loin de positiver le temps en le définissant comme « création incessante d’imprévisible nouveauté », il en souligne le pouvoir destructeur et la puissance d’anéantissement.
Cultiver « le souci des choses éternelles (Les Voix, vers 14) » est indispensable pour guérir du mal de vivre. Le mysticisme esquissé dans Au Cimetière devient ici plus cohérent. Une certaine religiosité d’inspiration lamartinienne s’affirme en même temps que la facture classique du vers à douze pieds, que privilégie le poète du Lac.
Le chroniqueur d’une revue libérale rapporte une confidence de 1932 où Le Roy lui dévoile son amitié avec Émile Verhaeren (1855 – 1916) : « Verhaeren est souvent venu chez moi, surtout au début de la guerre. Il me semble me rappeler qu’un jour, je l’ai vu tailler son nom dans un arbre. » C’était près de l’entrée par la « charmante petite grille en fer forgé qui retenait toujours l’attention du flâneur épris d’art (5) ».
Le Roy réside alors à Molenbeek, de 1902 à 1919, à peu près à l’endroit où se dressera plus tard le chalet d’un club sportif que j’ai fréquenté dans ma jeunesse. C’est à Ixelles, dans la « ville haute », qu’il décède en 1941, en laissant des œuvres dont les titres sont marqués du sceau de la mélancolie : Les Chemins dans l’ombre (1920), La Nuit sans étoiles (1940).
Le Roy est aussi l’auteur de L’Annonciatrice, une pièce de théâtre dont le texte passait pour perdu et que Richard Bales a pu retrouver en compulsant les archives familiales auxquelles les descendants de Le Roy lui ont donné accès (6). D’après une lettre adressée par Auguste Vermeylen, essayiste et romancier bruxellois d’expression flamande, à Emanuel De Bom, bibliothécaire honoraire de la ville d’Anvers, les deux premiers actes de L’Annonciatrice étaient écrits bien avant L’Intruse de Maeterlinck et Les Flaireurs de Van Lerberghe, drames abordant aussi le thème de la mort.
Le Roy est donc le premier dramaturge symboliste belge dans l’ordre chronologique. Son effacement au profit de Maeterlinck et Van Lerberghe résulte d’un relatif désintérêt de la critique, en dépit des numéros spéciaux que lui ont consacrés les revues Le Thyrse (de son vivant, en 1899) et Épîtres (après son décès, en 1951). Richard Bales met en lumière les dons artistiques de Grégoire Le Roy qui illustre lui-même son recueil poétique Le Rouet et la Besace (1912). Il possède en outre « une voix de baryton exceptionnellement mélodieuse », se produit en concert, fréquente assidûment le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles et fait « entrer dans sa poésie des sujets musicaux particulièrement riches (7) ».
« De la musique avant toute chose » : tel est le mot d’ordre de Paul Verlaine, qui sert de modèle à Le Roy, tandis que Van Lerberghe et Maeterlinck subissent plutôt l’influence de Stéphane Mallarmé. Le Roy affirme son rejet du « mallarmisme » dans une lettre du printemps 1906. « Sur les fenêtres de mon cœur, deux mains pâles se sont collées. Et à moi maintes pièces alambiquées que je ne supporte plus (8). » En revanche, il compose ses vers à la manière de Verlaine dès 1886 dans Cantilène, texte écrit à Paris et repris l’année suivante dans le recueil La Chanson d’un soir (1887). Richard Bales nous en donne un éloquent extrait :
« Qu’est-il pire sur terre
Que de souffrir d’amour ?
Quelle peine aussi chère
Pourtant que cet amour ?
Elle est douce, elle est lente
Et calme et consolante
À notre âme dolente
Où s’attriste l’amour. »
On retrouve à la fois dans le registre verlainien la musicalité hexasyllabique du vers et le thème post-romantique de la déléctation dans la souffrance sentimentale.
Le recueil Mon cœur pleure d’autrefois (1889) est qualifié d’« archimauvais (9) » par Van Lerberghe qui dénie à Le Roy la vocation de poète. Le Roy serait un peintre « égaré dans les lettres (10). Le groupe d’écrivains issus de Sainte-Barbe n’est donc pas aussi soudé qu’on le présentait dans l’émission « En toutes lettres ». Les « confrontations » l’emportent parfois sur les « interférences », notamment à propos de L’Annonciatrice. Van Lerberghe paraît « offensé par une trop proche ressemblance avec le thème de son propre drame (11) ». Pourquoi Maeterlinck conseille-t-il à Le Roy de resserrer sa pièce en un acte alors que, sur la base des deux premiers actes, Auguste Vermeylen envisage une traduction en néerlandais et une représentation prometteuse à Anvers ?
Selon Richard Bales, l’oubli dans lequel est tombée l’œuvre de Le Roy pourrait s’expliquer, d’une part, par la difficulté de mener de front une carrière littéraire et une vie professionnelle chargée, d’abord à Anvers, puis à Bruxelles, d’autre part, par une certaine inaptitude de l’auteur à renouveler son inspiration. « Le Roy se contentera de retravailler les mêmes thèmes fin de siècle et ce longuement après l’extinction de la mode (12). » « Le Roy poursuivrait une carrière désormais figée dans un passé qui n’était plus de mode (13). »
S’il faut poursuivre la recherche sur Le Roy, c’est d’abord dans la mesure où son œuvre témoigne d’un courant « décadentiste » également illustré, en Belgique, par Georges Rodenbach l’Aîné (1855 – 1898), qui consacre d’ailleurs, en 1885, dans La Jeune Belgique, le premier article traitant de Le Roy et de ses deux anciens condisciples. Mais il convient de scruter aussi dans l’œuvre de Le Roy les éventuels relents d’une certaine puissance inspiratrice qu’il serait étonnant de ne pas déceler chez un mélomane « wagnérien », de surcroît très lié à l’autre grand aîné Émile Verhaeren (1855 – 1916). Ce n’est pas par hasard que l’universitaire anglais qui s’intéresse à Le Roy soit aussi un spécialiste de Proust. Il est évident que la nostalgie, la délicatesse, la hantise de la durée et de sa dimension destructive sont des thèmes qui relient Le Roy à l’auteur d’À la recherche du temps perdu. Par ailleurs, le travaux de Le Roy sur Ensor et De Bruycker sont à incorporer dans le vaste corpus des œuvres de critique d’art d’un grand nombre d’écrivains belges : Verhaeren, Demolder, Pierron, Eekhoud, Lemonnier, pour lesquels, dans une autre partie du livre édité par Peter Lang, on va jusqu’à évoquer une « prédestination » dont les racines sont à chercher dans les siècles de Rubens, Brueghel, les frères Van Eyck, Van der Weyden, Bouts et Vandergoes.
Richard Bales reproduit trois extraits des pièces des trois écrivains gantois qui évoquent des signes prémonitoires de la Mort.
« La Fille : Je n’attends personne.
La Mère écoutant : Oui, oui, il y a quelque chose qui frôle, comme ça, là, sous la porte, sûr, il y a quelque chose qui traîne. Qu’est-ce qu’il y a, ma fille ?
La Fille : C’est un oiseau de nuit, petite mère (extrait des Flaireurs de Van Lerberghe). »
*
« La Fille : Il doit y avoir quelqu’un dans le jardin; les rossignols se sont tus tout à coup.
L’Aïeul : Je n’entends pas marcher cependant.
La Fille : Il faut que quelqu’un passe près de l’étang, car les cygnes ont peur.
Une autre fille : Tous les poissons de l’étang plongent subitement (extrait de L’Intruse de Maeterlinck). »
*
« Jérôme : En est-il tombé du malheur, sur cette maison.
Brigitte : Du malheur et de la douleur !
Jérôme : Comme la neige et la grêle qui tomberont bientôt.
Brigitte : Quelle différence avec autrefois ! Cette maison où c’était un bonheur de vivre, où tout malgré la vieillesse était joyeux, aimant comme des jeunes filles, où l’on entendait toujours la voix de Mademoiselle Claire au piano dans le jardin, que sais-je ! (extrait de L’Annonciatrice de Le Roy). »
*
Richard Bales note à juste titre qu’une parenté littéraire est à observer entre Le Roy et Verhaeren, ce qui n’est absolument pas le cas chez Van Lerberghe et Maeterlinck. La remarque n’est pas seulement valable pour des raisons stylistiques. Chez Van Lerberghe, l’image de « l’oiseau de nuit » et le frôlement sous la porte apparaissent comme des signes précurseurs assez pauvres, comparativement au silence des rossignols, à la frayeur des cygnes et à l’immersion des poissons évoqués par Maeterlinck (14) pour préfigurer l’issue finale dramatique. Les répliques de Maeterlinck sont aussi claires que celles de Le Roy, mais celui-ci se distingue par un recours thématique aux forces du rude climat du Nord (la « grêle », la « neige »), comme chez Verhaeren, « Le vent cornant novembre », et chez Jacques Brel :
« Et des chemins de pluie
Pour unique bonsoir. »
Chez Verhaeren, le déchaînement des intempéries accompagne souvent une atmosphère d’angoisse liée à une impression d’isolement.
« Au carrefour des trois cents routes
La vent des peurs et des déroutes. »
« Oh ! La maison perdue au fond du vieil hiver
Dans les brumes de Flandre et les vents de la mer. »
Le Roy écrit ces répliques de L’Annonciatrice dans le registre de Verhaeren en y ajoutant, comme touche personnelle, le regret d’un passé en filigrane duquel on décèle une sorte d’âge d’or d’éternelle jeunesse, comme dans les mythologies antiques. Pour souligner encore davantage la parenté Le Roy – Verhaeren, rappelons que si l’auteur des Villes tentaculaires manifeste sa foi dans les progrès de la science, il n’est pas insensible au charme quelque peu désuet des vieilles cités flamandes à beffrois, béguinages et pigeons crénelés. Il sait aussi ce que sont le « malheur » et la « douleur » s’effondrant sur lui durant sa période dépressive dont il sort via sa rencontre avec l’artiste liégeoise Marthe Massin. Enfin, pour en revenir à Le Roy, le souvenir d’un jardin égayé par une voix féminine et le son d’un piano convie à la suggestion d’un rapprochement avec la scène de la « fête étrange » dans Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (1886 – 1914).
On en revient alors à l’ambiance décadente post-romantique. Le livre sur la Belgique entre deux siècles est le tome douze d’une collection intitulée « Le Romantisme et après ». Grégoire Le Roy appartient à cette « queue de comète du romantisme » dont a parlé Pierre Gillieth à propos de Maurice Barrès (1862 – 1923), exact contemporain de Le Roy.
Nombreuses sont donc les pistes conduisant à une nécessaire redécouverte de l’œuvre de Grégoire Le Roy par les romanistes passionnés de belgitude littéraire et de survivances romantiques (15).
Daniel COLOGNE
Notes
1 : Richard Bales, « Grégoire Le roy et ses amis gantois. Interférences et confrontations », pp. 167 – 174, in Collectif, La Belgique entre deux siècles. Laboratoire de la modernité (1880 – 1914), Peter Lang, Berne, 2007. Peter Lang est un grand éditeur européen multilingue. L’ouvrage ici recensé est bilingue français – anglais.
2 : La Belgique entre deux siècles, op. cit., pp. 14 – 15.
3 : Idem, p. 116, note 21.
4 : Né à Dinant, Antoine Wiertz (1806 – 1865) est un peintre romantique dont la plupart des tableaux sont de dimensions impressionnantes et représentent des scènes mythologiques ou bibliques (La Chute des Anges rebelles). Détesté par Baudelaire, mais admiré par Hugo, Wiertz a aussi peint des petits portraits des personnages hugoliens (Esmeralda, Quasimodo). Il est l’auteur d’une étrange prophétie sur le destin supranational de Bruxelles.
5 : in Le Bluet du 12 octobre 1950.
6 : Richard Bales a édité les textes de L’Annonciatrice, de Mon cœur pleure d’autrefois et de La Chanson d’un soir en 2005 aux Presses universitaires d’Exeter.
7 : Richard Bales, art. cit., p. 162.
8 : Idem, p. 172.
9 : Id., p. 163.
10 : Id., p. 165.
11 : Id., p. 168.
12 : Id., p. 171.
13 : Id., p. 174.
14 : Il faut rappeler ici l’intérêt de Maeterlinck pour la Nature en général et le règne animal en particulier (non limité aux insectes sociaux, abeilles, fourmis, termites).
15 : Entre la rédaction et la mise en ligne du présent article, nous avons le regret d’apprendre le décès du professeur Richard Bales.
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Réédition d'un classique de Daniel Cologne:
Éléments pour un nouveau nationalisme
20,85€ TTC
En 1977, Daniel Cologne publie dans le cadre du Cercle Culture et Liberté Éléments pour un nouveau nationalisme. Malgré le contexte de Guerre froide et la pesanteur du condominium planétaire américano-soviétique, il pose un regard métapolitique clairvoyant et avance des propositions fort actuelles près de cinquante ans après leur émission. Devenue mythique et introuvable, cette brochure méritait une réédition.
Ce retour s’accompagne d’articles au ton visionnaire parus en leur temps dans Défense de l’Occident de Maurice Bardèche ainsi que dans la revue traditionaliste radicale–intégrale francophone Totalité.
Souvent en marge de la « Nouvelle Droite », Daniel Cologne aborde avec d’autres textes plus ou moins récents des thèmes spirituels, historiques et géopolitiques. De la crise du covid-19 aux origines des Hyperboréens, du Mont-Athos à la place du national-socialisme dans la modernité, de l’étymon spirituel fasciste aux écrits de Raymond Abellio, il œuvre en faveur de la civilisation européenne de langue française. Il explique aussi pourquoi les peuples natifs de l’œcumène européen doivent maintenant préparer leur destin po-laire et tendre vers un avenir hespérial.
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mercredi, 12 janvier 2022
Luc-Olivier d'Algange : Intempestiva sapientia 2
Luc-Olivier d'Algange
Intempestiva sapientia 2
Depuis la Révolution française, les meilleurs écrivains sont des héros. Tant d’efforts pour perdre la considération sociale, pour se déclasser, devenir pauvre, se faire insulter par les cuistres et les bien-pensants. Le monde moderne est ordonné de telle sorte à récompenser l’incompétence, la vilenie, - et par dessus tout l’ennui et la soumission. Rien d’étonnant à ce qu’une civilisation périclite en accéléré.
La Monarchie était sensiblement mieux une république que ne le sont nos démocraties. Plus nos démocraties liquident l’héritage royal et plus elles s’éloignent de la res publica : on s’afflige d’avoir à énoncer, contre l’opinion générale, de pareilles évidences.
Ce qu’il est devenu presque impossible d’être, dans la disparition de la Geste française : Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan. Alexandre Dumas, à présent, serait interviouvé, à longueur d’émissions « culturelles » sur ses origines ethniques, sur sa difficulté à s’intégrer dans la culture française, sur son « droit à la différence ». En perdant la France, nous ne perdons pas seulement une nation, une subjectivité collective mais l’espace d’une façon d’être illustrée par ces héros de roman. Rabougrissement de l’entendement humain lorsque l’argent, le chiffre, la quantité prennent la place des Saints, des héros et des légendes. La raison s’étiole en même temps que le merveilleux.
Les Modernes délogent en coupe réglée les lieux qu’ils s’approprient en expropriant leurs hôtes légitimes. Tout ce qui tombe en leur pouvoir devient fantomatique, anonyme, désorienté. Le reste est laissé à sa fonction de décor pour touristes, monuments historiques ravalés, tristes muséologies. Il n’est pas dit cependant que nous serons submergés par ce nulle part. Nous reprendrons tout au début, à l’instant de l’arc-en-ciel, de l’apparition, nous inventerons n’importe où l’espace à notre mesure. Ce que le monde désacralise, rien, sinon une mauvaise timidité, ne nous interdit de le sanctifier.
En ces temps utilitaires, chacun considère autrui exactement selon l’utilité qu’il peut avoir pour lui. S’ensuit un régime d’exploitation, de bétaillisation et d’extermination.
Les humains qui pensent qu’être humain est la vertu suprême me semblent frôler un certain ridicule dans le narcissisme.
L’hybris à modifier son environnement, à changer les choses de place, avant précisément qu’elles prennent leur place, voici la planification contre l’harmonie, le néant qui outrecuide au détriment de l’être.
Ma chance est étroitement liée à mon risque. Tout ce qui me fut offert d’heureux, jusqu’aux degrés où le bonheur semble presque irréel, que nous n’y pouvons croire, me fut toujours donné à mes risques et périls. C’est aussi une question d’instinct : prendre la tangente sitôt que l’on voudra vous installer dans un de ces contextes propices au suicide que le monde moderne s’ingénie à multiplier au grand bénéfice de la communication générale. Au regard des conditions qui sont faites à la vie, on s’étonne que les gens ne se suicident pas davantage. Un nerf les tient, un vice, une habitude. Tout être doué d’une minimale compassion humaine devrait rendre au vice, qui tient en vie les malheureux, un sincère hommage. Les moralisateurs s’exposent à être jugés moralement comme des êtres sans compassion ni bonté. Ce qu’ils sont d’ailleurs, de toute évidence ; envieux, par surcroît, jusqu’à la folie, des plaisirs qu’ils se refusent.
Ce début d’automne est d’une douceur profondément érotique. Chaque heure est douce et fraîche comme une blonde peau d’amoureuse. La saison et mon corps s’effleurent avec bienveillance ; nous nous voulons du bien.
Les démons arpentent désormais le monde en tous sens, et à grande vitesse, en « messageries instantanées ». Plus le temps de les voir venir ni de frontières sacrées pour les contenir. De même pour les barbares ; l’arme du barbare moderne étant la haute technologie. La technique comme vecteur de la magie noire, de l’obscurantisme, de la destruction de la raison.
A la magie noire s’oppose la magie blanche. Blancheur frémissante de toutes les couleurs. Couleurs de la république Larbaud, je vous aime : jaune, bleu, blanc, plages parfaites, terres tournées vers la mer ou l’océan. Portugal, visage de l’Europe découpé sur l’infini et recevant la puissance du Grand Large. D’un « rien qui est tout » comme disait Pessoa, nous saisissons soudain qu’il est impossible d’être plus heureux que nous le sommes à cet instant.
On trouve moins de vérité dans l’exégèse du malheur que dans celle du bonheur, d’autant que l’exégèse tourne souvent à l’éloge, sinon à l’apologie.
Si pleine de vertus incalculables, calmes, vives, iridescentes, voyantes, chaque heure se propose et nous en disposons pour le pire ou le meilleur. On se pose, le monde s’anime. On s’agite, le monde se fige. Les plus agités ont la vue du monde la plus figée, la plus schématique. Les contemplatifs voient tourner le monde, orbes entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible. L’illusion néfaste d’agir sur le monde alors que c’est toujours le monde qui agit sur lui-même, avec toutes sortes d’intercessions, dont la nôtre. L’action unilatérale sur le monde et sur autrui ne peut être que de destruction. Les plus ivres de pouvoir le savent : détruire est leur seul pouvoir ; ils s’y acharnent jusqu’à leur propre destruction. Le nihilisme ne serait ainsi qu’une mauvaise volonté de puissance, une subjectivité outrée, un refus de recevoir des influences. (Ces imbéciles qui se refusent à lire Proust, Musil ou Hamsun parce qu’ils veulent, eux, écrire un roman et ne pas subir d’influence !).
L’utilitarisme obtus et parcellaire du religieux (son fondamentalisme) est certes odieux mais il n’est jamais qu’un aspect de l’utilitarisme global du monde profané qui donne à chacun cette mauvaise foi et ce bon droit usurpé. Aux uns le narcissisme collectif. Aux autre la devise : « Je ne lègue rien, je consomme ». Aux uns et aux autres, l’impiété.
Rendre à la fidélité, à l’honneur, à la ferveur, à la piété, puissances invisibles, leur solennité légère.
Mot à la mode : « respect ». Dans respect, il y a crainte. Plus que jamais les hommes ne respectent que ce qu’ils craignent, ou dont ils attendent des faveurs, dont la principale est l’argent. La force même s’est entièrement liquidifiée. Argent, force liquide. La civilisation dégouline. Sentiments dégoulinants, flaques répandues de la puissance financière. Le monde moderne s’étale. Règne des étalages.
Entre le bredouillis et la vocifération, de nouvelles générations tentent l’impossible retour à l’animalité sous l’œil bienveillant des clercs qui discernent là une nouvelle « culture urbaine ». Tout cela est immédiatement commercialisé avec l’aval des démagogues, les dates de péremption jouxtant au plus près celles de la production.
L’érotique de la belle phrase, chez Gautier, Pierre Louÿs, les Parnassiens, certes, mais aussi, bien en amont, dans l’histoire de la littérature française. Vivacités, suavités, forces, - toute une beauté qui semble superflue à la communication, comme sont inutiles à la reproduction la plupart des gestes érotiques. D’où cette puritaine défiance pour la beauté de la phrase que l’on trouve chez les militants, les idéologues : en littérature, ils sont adeptes de la position du missionnaire. Surtout pas d’extravagances. Réduction du vocabulaire, restriction de la syntaxe, la plupart des critiques littéraire, dans l’esprit du temps, puritain, sont devenus gardes-chiourme. Pour eux, les écrivains sont trop écrivains, la littérature trop littéraire, les phrases sont trop des phrases. Tout cela devrait être réduit à des « messages » qui s’abolissent dans ce qu’ils communiquent. Mais qu’en est-il alors du vent qui souffle sous les étoiles ?
Arrogance du Médiocre imbu de sa médiocrité, et du nombre qu’elle représente, comme aucun homme ne le fut jamais de son génie et de son œuvre. Joie de l’avilissement et de la mort. Ceux qui veulent gagner en ce monde prendront inévitablement le parti de la mort, ultime gagnante. D’où leur acharnement à nier la surnature et l’immortalité de l’âme. Leur ambition ici-bas : que la vie soit déjà à la ressemblance de la mort telle qu’ils l’imaginent.
On dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions, mais en réalité, une seule seconde d’attention suffit à nous montrer que ces intentions étaient déjà mauvaises au départ. L’égalitarisme engendre le conflit, non seulement avec les hiérarchies (qui, en général cèdent la place avec une facilité déconcertante) mais surtout, une fois installé, entre les plus ou moins nivelés, qui auront toujours les dents découvertes, non pour rire, mais pour mordre. La hiérarchie est seule également pacificatrice et bienveillante pour le supérieur et l’inférieur. Il y a dans l’égalitarisme un mauvais infini qui demeure toujours altéré d’un pouvoir qu’il n’a pas. Soif inextinguible : d’où les extrêmes disparités de fortune et de pouvoir que l’on constate dans les démocraties libérales ou, naguère, « populaires » dont la vocation fut d’empêcher le bonheur de l’intelligence et les formes de vie supérieure qui sont, ontologiquement, offertes à chacun.
La plupart des sceptiques modernes qui déclarent ne croire en rien, en réalité croient à n’importe quoi, selon la mode, et ce n’importe quoi est, finalement, toujours la même chose.
Pensée la plus courte : « Je crois en l’homme ».
Tant de croyances interchangeables dans le monde comme il va, que l’on commence à comprendre à quel point le scepticisme est un art difficile et probablement réservé aux théologiens apophatiques. Celui qui ne croit pas, c’est, en général, toujours au nom de quelque chose. Qu’est-ce qui nous permet de ne pas croire, sinon Dieu ?
La méthode commerciale, style « force de vente » appliquée à l’art, l’amour, la pensée, est une façon de se « libérer » de l’art, de l’amour et de la pensée pour se donner tout entier à l’avilissement, là où plus rien ne se distingue. La confusion générale est l’antipode de l’Inconditionné. Entre les deux, des nuances, des destinées humaines, des défaites et des victoires. La mystique de la confusion est pouvoir. La métaphysique de l’Inconditionné est autorité.
Le propre de la bêtise est de se constituer en meutes dont chaque membre est susceptible de devenir la victime des autres.
Toutes les idéologies sont de table rase ; les unes avec plus d’hypocrisie que les autres, la muséologie y remplace la destruction, le gel s’y substitue au ravage. La création poétique est mémoire, présence du passé, présence, éternité, flèche du temps, mais verticale. Ce qui est au centre est en haut.
Les hommes qui ne se hiérarchisent pas s’épuisent dans l’idolâtrie et dans la haine. Ils sont à plat. Rien n’y peut fleurir en beauté et en bonté. Ces prétendus philanthropes, optimistes déçus, finissent dans l’exécration du genre humain, ou, pire encore, dans l’exécration de tel ou tel sous-ensemble, de classe, de race ou de religion, du genre humain.
L’idée royale fut longtemps, et bien au-delà de son institution politique, la sauvegarde, pour chacun, d’une souveraineté intérieure. Il en demeure, ici et là, des places royales : celles de nos sagesses, de nos amours, irrécusables épiphanies qui s’enracinent dans le ciel comme les branches d’un éclair.
La seule égalité souhaitable est l’égalité d’humeur. L’équanimité et la politesse suscitent dans l’enfer social d’inexpugnables places pour le colloque paradisiaque des âmes heureuses. Ici et là, une rencontre, une conversation, suffisent à sauver le monde, ou, mieux encore, à le justifier.
Dans la comédie sociale, seuls se font entendre les singes hurleurs. Une page écrite est laissée à la voix de celui qui la lit : préséance accordée à l’hôte.
Vouloir se faire entendre, c’est déjà consentir au malentendu. S’éloigner peu à peu du désir de convaincre, se délester du pouvoir que l’on a de persuader : long chemin de solitude qui va de la conviction à la pensée, et de celle-ci à l’impondérable de la « montagne vide ».
La plupart de gens qui apprennent que vous avez publié un livre, avant même de vous demander de quoi il parle, vous demandent sous la couverture de quel éditeur il a été publié. Pour ceux-là, il y a primauté de l’emballage sur le contenu.
Nous ne reprochons pas à la vulgarité d’être vulgaire, mais d’être totalitaire, et de répandre partout « un vacarme silencieux comme la mort ». Une vulgarité à sa place serait presque rafraîchissante. On en viendrait à l’aimer de ne s’exercer que dans l’espace qui lui est dévolu. Elle se laisserait visiter avec un léger plaisir comme une contrée exotique. Hypothèses, rêveries… La réalité est un armée noire qui marche sur nous, dotées de toutes les puissances modernes, et ne trouvera en face d’elle que les rêveurs, armés de fleurets, disposés à mourir pour la beauté du geste.
Toutes les causes sont historiquement perdues, sauf celle de l’avilissement. Mais la plus perdue de toutes les causes perdues est aussi celle qui s’approche le plus de la victoire surnaturelle. Victoire essentielle et immédiate : lorsque la fin ne justifie plus les moyens. Les causes perdues sont un peu moins perdues qu’on nous le voudrait faire croire.
Le fabuleux, le mystérieux, l’enchanteur, l’extraordinaire sont dans le regard bien davantage que dans les choses regardées. A certains, tout est ennuyeux et banal. Ils traversent le monde de long en large, en touristes blasés. Leurs sens sont émoussés en conséquence de l’inertie de leur pensée.
Vie moderne : chercher des réponses à des questions ineptes ou mal posées et trouver des solutions à des problèmes qui n’existent pas. Le Moderne se gargarise de « problématiques » précisément parce qu’il est le moins apte à saisir la nature problématique de la vie (jadis figurée par les épopées, les mythes, les tragédies).
Chaque jour me propose ses raisons de vivre absolues et particulières. Je n’attends pas d’une abstraction ou d’une nécessité la force de me mouvoir.
Les êtres et les choses ont pour point commun d’être uniques. Les jours se ressemblent par leur diversité. Il en va de même des heures et des minutes, et des secondes. Si vous vous ennuyez, n’accusez que vous, ou le monde ennuyeux auquel vous collaborez.
Seuls sont à l’honneur de Dieu, et de l’infini de sa création, les actes gratuits. L’immense gratuité de la création inquiète et scandalise les calculateurs, les impies. Une religiosité utilitaire obture sa source. Le reproche moralisateur adressé à l’inutilité est une négation du bien, de la bonté même qui agit sans contreparties ; sans quoi elle ne serait que calcul. L’inutile est l’Essentiel.
L’efficacité à court terme est au détriment du rayonnement. Les œuvres qui trouvent immédiatement leur place dans leur temps disparaissent avec lui. Le rayonnement d’une pensée, d’un acte, d’une œuvre, d’un moment, tient à la conception du temps, non plus linéaire mais sphérique. Ce qui rayonne ne poursuit pas un but mais va d’un point central à tous les points proches ou lointains dans une communion essentielle, pour la seule gloire. La logique, si dénigrée en cet temps d’émotions faciles, opère, elle aussi, en mode rayonnant. Au cœur est le silence du Logos, ou du Verbe, que l’on rejoint, en partant d’une quelconque périphérie.
On distinguera deux façons de voyager. L’une moderne, touristique, fuyante, qui va vers la périphérie, le lointain, l’exotique et l’exotérique. L’autre, initiatique, qui va, quittant la périphérie, vers le centre.
Les humains, en proie à leurs ressassements utilitaires, passent à côté les uns des autres comme ils passent à côté des paysages et des œuvres. On comprend que les misérables soient accablés par la gestion de leur quotidien, on le comprend moins de la part des repus.
Nous ne cherchons pas à convaincre. Nous allons en paix. Il est trop tard pour nous faire taire. Nous vivons dans l’amitié de la lumière changeante. Ce sont les changements de la lumière qui écrivent à travers nous.
Je n’aime pas le passé ; j’aime ce qui est présent du passé ; vertus claires, immémoriales, fidélités, droitures, mais aussi ombrages et secrets.
Prendre chaque jour un moment pour prendre le diapason, - c’est-à-dire la mesure de sa fragilité et de la fragilité de tout. La valeur des êtres tient à ce qu’ils peuvent succomber à tout moment.
La frugalité est un principe hédoniste. La quantité est toujours restrictive. Le bourrage moderne (d’informations, de biens de consommation) suscite non seulement le dégoût mais exerce une action directement privative. Exemple : plus il y a d’êtres humains réunis en un seul lieu et moins ils échangent. Plus nombreux sont nos interlocuteurs et moins nous recevons d’eux, et inversement, moins ils reçoivent de nous. Communication de masse : assommoir.
Quelques politiciens auto-déclarés « libéraux » se firent une idéologie de ce mot d’ordre inepte : « Gérer la France comme une entreprise » alors que cette formule est une parfaite définition du communisme appliqué et l’expression même de l’abus des prérogatives de l’Etat. La France a été tant et si bien gérée comme une entreprise, qu’elle se trouve ruinée, et pas seulement d’un point de vue économique. Nous voici dans ce cas de figure où ce qui est utile à la « société » (conçue de plus en plus comme société anonyme) est en réalité nuisible au Pays. Mais il se trouve hélas de moins en moins de politiciens pour faire encore la différence entre la société et le Pays, moins encore pour concevoir une fidélité à leur pays qui dût être hiérarchiquement supérieure au service de la société.
Un pays : une réalité historique, sensible et intelligible, une poétique de l’espace, des légendes, une tradition. La société est une abstraction anonyme, aux agissements obscurs. La société conduit une guerre civile impitoyable contre le pays. Tout pays est un royaume.
L’utilitarisme économique est le siphon où disparaissent toutes les formes élémentaires de la dignité, de l’honneur, de la grandeur d’âme, et avec elles, la nature elle-même ; comme il est parfaitement logique que la nature soit souillée à la suite de la spoliation de la surnature.
Lorsque l’on considère, en logique « sociale » que certains hommes sont plus utiles morts que vivants, on les tue. Dans les sociétés moins ingénues, plus retorses, on commence par les réduire à la misère et leur ôter la parole. Donner comme horizon d’espérance la « croissance économique », c’est non seulement ôter toute espérance, c’est le faire d’une façon particulièrement insultante.
Une société soumise à l’utilitarisme économique s’évertue non à s’enrichir mais à créer les conditions où chacun se trouvera contraint et forcé à ne penser qu’à s’enrichir. Ce qui implique la réduction de tous les espaces d’autarcie, de luxe, de liberté et de bonheur. L’intelligence humaine s’en trouve extraordinairement rétrécie.
La disparition de certaines facultés de l’entendement humain a ceci de fatal qu’une fois disparues, nul ne se souvient qu’elles furent naguère exercées. Nous assistons à l’installation progressive d’une infirmité normative. La logique décline en même temps que la perception sensible. Tout se ramasse en des émotions primaires (peur, convoitise) dont les politiciens et les publicitaires indistincts usent à loisir. La réduction du spectre du sensible et de l’intelligible rapproche l’homme de la machine dont il convoite les pouvoirs.
La haine des nuances est au principe de l’utilitarisme : haine des nuances qui ralentissent l’action, ouvrent sur la contemplation « des nuages, là-bas, là-bas, les merveilleux nuages ». Dans le monde moderne, toute homme de nuance, de tradition, est un « extraordinaire étranger ». On peut encore différencier quelque peu les sociétés selon l’accueil qu’elles réservent à cette sorte d’étrangers, dont l’étrangeté est d’autant plus radicale qu’ils n’ont pas quitté leur pays ; c’est leur pays qui a été chassé autour d’eux, et ils en demeurent les ultime témoins.
Toute la difficulté consiste alors à ne pas dramatiser la situation, à garder sa désinvolture comme l’un de ses biens impondérables.
Etre équanime est parfois, pour la pensée et pour l’âme, une simple question de survie.
Lorsque le dévergondage du pathos et de l’outrance envahissent le politique, les temps sont venus de rejoindre « l’ermitage aux buissons blancs » dont parlait Ernst Jünger. Le désengagement s’avère être un engagement supérieur. L’intelligence, le calme, la beauté, disposent l’âme à des noces plus ardentes.
Deux pôles politiques se dégagent peu à peu du chaos. L’un va vers la société anonyme, l’autre vers le Royaume. Le choix nous appartient. Ne cédons pas à la ruse la plus éventée des idéologues qui consiste à nous faire croire que ce qu’ils souhaitent est déterminé, et qu’il ne nous reste plus qu’à suivre, bon gré mal gré, le courant « comme un chien mort au fil de l’eau ». Le déterminisme est une coquecigrue d’irresponsable.
Le monde moderne est entièrement voulu. Ce qui fait sa force et sa faiblesse. Rien en lui ne correspond à l’ordre des êtres et des choses. La discordance ne domine l’harmonie qu’un temps donné.
Le pathos agrège, abolit les distances et les déférences. Or toute civilisation se mesure aux distances qu’elle instaure entre les individus. La « communication » qui abolit les distances est une barbarie. Intrusion, promiscuité, grégarisme, meutes, pogroms. Les hommes partagent plus communément leurs haines et leurs craintes que leurs bonheurs. Quant à l’intelligence et à la sapience, elles ne se communiquent pas, elles se transmettent.
Etre distant : condition de la dignité réciproquement reconnue. En-decà d’une certaine distance, le regard ne s’ajuste plus, autrui ne nous apparaît plus que d’une façon troublée, partielle, dans un « gros plan » monstrueux.
S’éloigner, rendre hommage au lointain du monde en nous-mêmes et dans la rencontre. L’échange des regards, des lointains qui se croisent, intersections d’infinis, ténèbres antérieures de la pupille qui se souvient, pour l’accueillir, d’un « avant » de la lumière, d’un « fiat lux » en amont de toutes les temporalités.
Etre présent, c’est venir, advenir du lointain infini de la présence. Adsum, me voici, dans le moment présent, comme un éclat d’écume, une promesse.
« Je ne peux rien vous promettre », formule de banquier, d’agent immobilier. A l’inverse, les politiciens abusent de la promesse. Ne sont dites que les promesses dont chacun sait qu’elles ne seront pas tenues. On ne tient bien que les promesses non-formulées. Celui qui tient une telle promesse entre déjà, d’un pas victorieux, dans le monde surnaturel.
Venir de loin, pour apporter une provende scintillante, et repartir avant d’être remercié.
L’optimiste croit que le monde de l’avenir vaudra mieux que ceux du passé ou du présent qu’il fera disparaître. Le pessimiste croit que les mondes disparus valaient mieux que ne vaudront les mondes futurs, mais avec l’avantage logique que ce qui existe, ne fût-ce que dans la mémoire, vaut mieux que ce qui n’existe pas, et mérite davantage notre déférence. L’un et l’autre, cependant, n’en demeurent pas moins des nihilistes, et non des fondateurs.
La raison d’être du Politique, au noble sens du terme, est de disposer le monde en faveur de la poésie. Les règles politiques, lorsque la politique n’est pas subjuguée par l’économie, sont de l’ordre de la prosodie. Il appartient ensuite au génie des individus ou des peuples d’exalter cette prosodie en poésie. Les subtiles règles du sonnet, certes, valent ce qu’en font les poètes ; mais ce qu’ils en font est irrigué par les puissances du langage lui-même dont la trame se révèle dans la poétique apprise ou transmise. La beauté créée est un tout supérieur aux parties qui la composent. L’auteur, la science de la langue, le monde conjurent au resplendissement d’une vérité qui les outrepasse.
D’où la vanité d’avoir quelques aperçus pertinents sur une œuvre à partir de considérations psychologiques ou sociologiques concernant l’auteur. Vanité et même aberration, dès lors que l’on réduit le coquetèle à l’une de ses composantes.
Imbécillité, par définition, des spécialistes, des experts. S’étonner de leur imbécillité, c’est encore ne rien avoir compris à la question. Mesurer le désastre du monde qui leur est confié. Notre chance est qu’ils se contredisent et que leurs expertises s’annulent.
Tout est si parfaitement organisé pour nous rendre fous et possédés que la seule survivance de quelques individus débonnaires et aimables suffit à nous combler d’un sentiment de victoire. La puissance de certaines vertus se mesure aux forces adverses, auxquelles elles résistent. La simple politesse nous laisse croire en l’héroïsme, la simple bonne foi révèle la grandeur d’âme. Un seul geste de bonté, ignoré de tous, sauve le monde.
Dans la société anonyme, plus nous gravissons les échelons et moins nous sommes tenus pour responsables de ceux qui sont sous nos semelles.
Le luxe dans la frugalité : nous ne jouissons que de ce dont nous pourrions nous passer.
L’idéologue moyen voudrait nous regarder de haut, mais il ne peut que nous regarder de travers.
Je n’écris pas pour mon compte.
Lorsqu’il y a trop de raisons de se tirer une balle dans la tête, l’acte n’en vaut plus la peine.
Nos ennemis nous veulent à leur ressemblance : pleins de rancœur, rongés par cet « ulcère de l’âme », l’envie. Ils nous taquinent en espérant susciter en nous le même sentiment de grief qu’ils éprouvent pour nous, et qui les ronge. La fascination que nous exerçons sur ceux qui nous haïssent voudrait une réciprocité, une contrepartie. Ceux qui n’ont presque plus de raison veulent nous la faire perdre : prosélytisme de toxicomane, - ce qui rend tout prosélytisme suspect. Veut-on nous faire partager un bienfait ou une tare ?
Dans le prosélytisme religieux, idéologique, la pression morale s’exerce presque toujours pour nous faire renoncer à un plaisir des sens ou de l’intelligence, et perdre notre désinvolture. La joie est, chez ces gens-là un argument contre. Plus honnêtes hommes sont les écrivains qui racontent, pensent, poétisent, suspendent leurs jugements et font de leurs tristesses mêmes le principe d’intenses joies artistiques.
L’époque moderne, prétendument « éclatée », festive, libérée est la mieux étouffée par un prosélytisme maniaque, lancinant et sinistre dont les saturnales elles-mêmes ne sont plus que l’expression commerciale et bien-pensante.
Entre la fête dionysiaque antique ou médiévale et la fête moderne, la différence est que l’une était en contrepartie de l’ordre apollinien ou théologique, un suspens, alors que l’autre est l’expression bruyante de l’ordre établi.
Le totalitarisme advient lorsque les saturnales ne sont plus retournement de l’ordre mais son prolongement, lorsque l’ordre est plat, pure planification, sans avers ni envers. Idéologie dominatrice, sous les aspects divers, en apparence contradictoires ; extraordinaire puissance des sucs gastriques pour dissoudre et digérer les subversions, et qui ne trouvera, en face, d’elle que de calmes adeptes des causes perdues. Nous soulignons le calme car tout énervement nous prive de notre nerf, de notre force nerveuse et nous fait glisser en tous sens sur des surfaces planes disposées à cet escient : faire de nous des êtres de nulle part dans un relativisme général. Le plan, au demeurant, est incliné. Il nous verse dans une indistinction semblable à la mort.
Les merveilleuses croyances où les hommes continuent à être distingués après leur mort apparaissent comme une riposte à la toujours menaçante indifférenciation des vivants. Si nous ne sommes pas interchangeables après la mort, l’honneur de la vie est sauf.
Quand bien même ne penserions-nous jamais à la postérité, il n’en demeure pas moins qu’une pensée écrite est sauvée du périssable de notre carcasse. Elle ne l’est pas lointainement, mais tout de suite. Ecrite, ou dite, à quelqu’un qui s’en souviendra, une pensée instaure une autre temporalité, ou, plus exactement, elle révèle une profondeur du temps, une réverbération d’éternité. Cette éternité est toute vive, jeune et frémissante, une apogée de l’Eros, exercée par le Logos.
Après avoir traversé un certain nombre de pays, en flâneur et contemplateur, et non en touriste, après avoir rencontré, en chair et en esprit, maintes personnes dans les milieux les plus divers, il reste que la lecture de certains livres me fut une belle et grande aventure, et je plains ceux qui sont passés à côté.
Logique du règne de la consommation : ne laisser aucun héritage, et si, possible, détruire tout héritage, y compris l’héritage naturel. Le discours bourdieusien contre les « héritiers » conduit à l’apologie du règne de la consommation. S’il n’est plus aucune supériorité héritée, il appartiendra à l’argent de donner à chacun sa place. L’héritage implique des devoirs. La fortune faite se croit tous les droits, jusqu’à la plus infâme goujaterie.
Il suffit d’une seule génération amnésique pour perdre l’héritage de plusieurs millénaires de civilisation.
A la « haine du secret » dont parlait René Guénon, s’ajoute la haine de la complexité, des espaces libres, éclairés ou ombreux. Notre inclination à la servitude volontaire répugne à tous les exercices que ces espaces rendent possibles. C’est ainsi que la servitude préfère vivre dans une société plutôt que dans un pays, peuplés de noms de pays, de libertés et de franchises héritées. Cependant, ne nous crispons pas sur notre dû. Laissons les formes s’évanouir, les richesses prendre d’autres formes. Notre fief, notre château tournoyant est là où nous sommes droits, là où le temps profane entre en intersection avec le temps sacré.
La raison d’être n’a rien de rationnel : elle est une immédiate épiphanie (étant entendu que le rationalisme fut toujours le principal ennemi de la logique).
Musiques d’ambiance, écrans, bruitages, bavardage, despotisme affectif et économique, architecture de masse, - laideurs. Tout est matériellement mis en œuvre pour éloigner les épiphanies ou les rendre indiscernables. Cet immense chantier quantitatif est vain. L’épiphanie est une qualité qui s’adresse à une qualité.
Nouvelle censure : non plus brûler les livres ou les interdire, mais faire en sorte que nul ne puisse plus les comprendre. Tâche titanesque, que nous voyons à l’œuvre, mais tout aussi vaine. Il suffit d’un seul pour faire la différence entre ce qui est ce qui n’est pas.
Preuve de l’irresponsabilité des politiques et des journalistes : ils instillent la peur qui réduit les facultés intellectuelles et morales, favorise l’agressivité et nous réduit à vivre en bêtes traquées. Toute acte de bonté est presque toujours une victoire remportée sur la peur, de même que toute vilenie en est la défaite. L’adage est juste, la peur est contagieuse. Elle s’en trouve être le principal moteur du grégarisme, des mouvements de foule. La meute des chiens qui ont peur est d’autant plus dangereuse que nous nous en laissons davantage effrayer. C’est en de telles circonstances qu’il faut éviter de fuir ou d’attaquer.
Mais plus encore qu’à la bonté, la victoire sur la peur ouvre sur la surnature. Encore faut-il que cette victoire ne soit pas seulement une précipitation vers le danger (qui peut être, elle-même, poussée par la peur). Vaincre la peur, ce n’est pas se raidir, c’est apprivoiser tout ce qui se trouve autour de son objet ou de sa cause.
Se mettre en danger, c’est parfois trouver la sente merveilleuse et incertaine qui nous sauve des pires dangers : ceux-là qui participent de nos habitudes et de notre confort.
Pour une âme civilisée par une tradition d’honneur, de fidélité et de bon-goût, la crainte de la mort vient au second plan. Toute vie qui ne peut se sacrifier ne vaut d’être vécue. Il est probable que toute vie soit sacrifiée, toujours et pour chacun, y compris aux raisons les plus futiles, aux illusions les plus funestes. L’égocentrique sacrifie sa vie à son ego, de façon aussi radicale que le patriote sacrifie sa vie à la patrie ou le poète, à son œuvre. La différence est dans la nature du feu sacrificiel, la beauté des flammes, et le parfum des essences. Les vies sacrifiées à la cupidité puent et crapotent. D’autres flammes, plus hautes, éclairent et embaument. Quoiqu’il advienne, nous serons sacrifiés, mais nous revient la liberté souveraine de choisir notre sacrifice.
Tout profaner pour éviter ce choix, c’est se précipiter dans le vide par crainte de l’abîme et choisir finalement « l’ abîme de la nuit » contre « l’abîme du jour », pour reprendre la distinction de Raymond Abellio. La règle des ricaneurs, à cet égard, est aussi rigoureuse que celle de Saint-Ignace de Loyola : ils obéissent comme des cadavres à la mort qui est leur seul horizon. Ceux qui ricanent de tout vivent dans un monde d’une effrayante tristesse.
La vie humaine, une alternance de combats et d’épiphanies : le reste est faux-semblants.
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mardi, 11 janvier 2022
Trois notes de lecture de Daniel Cologne: Jean Rogissart, Louis Quièvreux, Bernard Baritaud
Trois notes de lecture de Daniel Cologne
Jean Rogissart : une saga ardennaise
par Daniel COLOGNE
Il y a le cycle des Rougon-Macquart d’Émile Zola, celui des Salavins de Georges Duhamel, des Thibault de Roger Martin du Gard. La littérature française est traversée par un courant romanesque où l’objectif de l’écrivain est d’embrasser l’histoire d’une famille sur plusieurs générations. On en trouve une trace jusque dans les lettres françaises de Belgique, avec Les temps inquiets de Constant Burniaux (1892 – 1975), romancier et poète injustement oublié.
Jean Rogissart n’est pas totalement méconnu et l’étude universitaire qui lui a été consacrée, à Dijon, en 2014, pourrait être le point de départ d’une reconnaissance posthume bien méritée.
L’élection des premiers députés socialistes à Charleville et Sedan vers 1900 inspirent à l’auteur de pertinentes réflexions sur « certaines manœuvres politiciennes » et sur « les dérives bourgeoises survenant même parmi les forces de gauche ».
Tout au long des quatre générations dont Jean Rogissart déroule le parcours, revient le problème « de l’engagement face à ce qui pèse sur l’homme : injustices sociales, guerres », l’obsédante interrogation sur l’attitude qu’il faut opposer aux malheurs qui accablent l’humanité.
Dans le sixième tome intitulé L’orage de la Saint-Jean, Rogissart évoque l’offensive allemande de mai 1940. « Vers minuit on frappe à notre porte; on frappait à toutes les portes. C’était lugubre ces chocs sourds dans le silence. Accompagné du secrétaire de mairie, le garde-champêtre avertissait les habitants. Par ordre supérieur nous devions quitter le village avant cinq heures du matin. Tous les ponts de la Meuse sauteraient alors que les retardataires seraient bloqués sur la rive droite. »
Du point de vue idéologique, le point culminant de cette saga familiale ardennaise se situe dans le deuxième volume, dont le titre Le temps des cerises se réfère à la chanson que Jean-Baptiste Clément aurait composé sur les barricades de la Commune de Paris. Ce dernier est de passage dans la région ardennaise. Mythe ou réalité ? Peu importe, car le socialisme qu’il y propage ne considère pas la religion comme un « opium du peuple ». La croyance en Dieu y est présentée comme l’aboutissement du processus par lequel « l’homme rompt ses chaînes millénaires » et abolit l’esclavage…
C’est à cette condition que la Providence divine devient crédible et le message philosophique de Jean Rogissart couronne une œuvre s’inscrivant dans une des plus riches veines du roman français.
Les trois patries de Louis Quièvreux
par Daniel COLOGNE
Originaire du Hainaut, le militaire de carrière et capitaine – commandant d’infanterie Joseph Quièvreux épouse Marie-Josèphe Vandenotelaar, une corsetière de la banlieue Ouest de Bruxelles. De leur union naît un fils prénommé Louis, le 15 mai 1902. Louis Quièvreux obtient son diplôme d’instituteur à l’école normale Charles-Buis, un établissement bruxellois réputé pour la formation des enseignants de niveau primaire.
Dès 1924, Louis Quièvreux abandonne l’enseignement et se dirige vers le journalisme où l’attend une fructueuse carrière sous son patronyme et sous le nom d’emprunt de Pierre Novelier. À la faveur d’une place obtenue dans un concours organisé par La Dernière Heure, Louis Quièvreux est enrôlé par le quotidien bruxellois. Il y signe ses premiers billets, où il touche les sujets les plus divers, d’une campagne contre la vivisection à des comptes-rendus de procès retentissants en passant par des notes sur la vie bruxelloise. À partir de 1925, il devient un collectionneur acharné de tout ce qui se rapporte à l’histoire et au folklore de la capitale.
En 1946, Louis Quièvreux est embauché par La Lanterne (aujourd’hui La Capitale), autre quotidien bruxellois pour lequel il recense le procès de Nuremberg. Durant de nombreuses années, les lecteurs de La Lanterne se régalent de la chronique journalière que Louis Quièvreux intitule « Ce jour qui passe » et où il évoque, dans un style mêlant harmonieusement l’humour, la nostalgie et le pittoresque, les multiples facettes du patrimoine populaire bruxellois.
Germaniste polyglotte maîtrisant le néerlandais et l’anglais, Louis Quièvreux donne des conférences sur les ondes de Radio Munich, devient le correspondant européen de plusieurs journaux britanniques et travaille en qualité d’« European reporter », pour la National Broadcasting Corporation de New York (1937 – 1940).
Sa connaissance de la langue de Shakespeare, dont il compile un certain nombre d’extraits, s’accompagne d’une spécialisation, dans l’univers institutionnel britannique, auquel il consacre un de ses premiers ouvrages. Son inlassable curiosité intellectuelle le plonge dans les traditions artistiques d’Espagne. Il se taille une réputation d’érudit en matière de guitare et de flamenco.
Louis Quièvreux passe les vingt dernières années de sa trop brève existence à Uccle, rue Henry-van-Zuylen, dans un chalet suisse du XIXe siècle. Il cherche son inspiration au pied de l’impressionnant tilleul qui se dresse au milieu du jardin. Mais une autre maison est aussi chère à son cœur que le Mont des Arts au cœur de Bruxelles, pour reprendre le titre d’un de ses meilleurs livres. C’est la fermette ancestrale de Frasnes-les-Buissenal, le village hennuyer de sa famille. Rongé par la maladie, Louis Quièvreux lui rend une ultime visite vers la mi-octobre 1969. Ce dernier pèlerinage lui inspire un « billet poignant » dans Le Peuple du 22 octobre 1969. « Au revoir, petite maison » paraît sous la plume de Pierre Novelier, dans Le Soir, au lendemain de son décès.
Louis Quièvreux s’en est allé le 19 octobre 1969, avec sa coutumière discrétion, par un beau dimanche ensoleillé où l’inexorable déclin de la nature n’était perceptible qu’au travers d’un léger vent d’automne.
Louis Quièvreux symbolise une quête identitaire citadine (certains quartiers spécifiques de Bruxelles) et revendique en même temps une appartenance à une Europe inscrite dans un triangle géographique pointé sur les Îles britanniques, la Bavière et l’Andalousie. Il illustre l’opulence méconnue du patrimoine littéraire de l’Ouest bruxellois. Bruxelles, la Belgique et l’Europe : telles sont les trois patries (charnelle, historique et idéale) de Louis Quièvreux.
Après s’être illustré dans la résistance durant la Seconde Guerre mondiale, Louis Quièvreux entame un quart de siècle d’intense production littéraire, dont voici un aperçu: Flandricismes et wallonismes dans la langue française, L’île anglaise et ses institutions, The Best Extracts from Shakespeare, Guide de Bruxelles, Recueil d’histoires sur le folklore bruxellois, Dictionnaire des dialectes bruxellois, Histoire des enseignes bruxelloises, La belle commune d’Uccle, Les impasses de Bruxelles (en collaboration avec Robert Desart), Anthologie de Couroble, Marolles, cœur de Bruxelles, Le Mont des Arts cher à nos cœurs, Des mille et un Bruxelles, Bruxelles notre capitale.
Bernard Baritaud : le gaullisme en héritage
par Daniel COLOGNE
Né en 1938 à Angoulême, Bernard Baritaud fréquente l’université de Poitiers, la ville où résident ses parents. Il y étudie les lettres classiques, notamment avec le professeur Bardon, dont j’ai moi-même entendu parler en 1966 par un de ses collègues latinistes bruxellois.
Bernard Baritaud vit d’ailleurs actuellement dans la capitale flamande, belge et européenne. Il a toujours entretenu des relations avec la Belgique. Il a publié ses premiers poèmes dans la revue bruxelloise Le Taureau. Il a enseigné à l’école européenne de Mol (Limbourg), un établissement réservé aux enfants des fonctionnaires de la CEE (Communauté économique européenne), selon la dénomination de l’époque. Cette année 1964 marque le début de nombreuses pérégrinations professionnelles qui le conduiront en Grèce et au Sri Lanka.
Co-auteur de trois romans policiers, Bernard Baritaud peut s’enorgueillir d’une opulente bibliographie où figurent cinq recueils poétiques, des journaux intimes, des livres de souvenirs et un ouvrage de critique littéraire consacré à Pierre Mac Orlan aux éditions Pardès dans la collection « Qui suis-je ? » dont il est un incontestable spécialiste. Balzac, Drieu la Rochelle et Paul Morand garnissent sa riche galerie d’écrivains préférés, sans oublier Stendhal dont Lucien Leuwen est selon lui le chef-d’œuvre.
Bernard Baritaud laisse un testament politique paru en 2018 aux éditions du Bretteur. Je me souviens du Général évoque l’exercice du pouvoir de Charles De Gaulle, dont le solde lui paraît « grandement positif », à l’exception du printemps 1962, de la fin tragique de la guerre d’Algérie, du « train fou s’emballant jusqu’à la catastrophe finale pour les Pieds-Noirs ».
Il salue aussi en De Gaulle un « mémorialiste de haute tenue » et il se souvient que lorsqu’il était étudiant à Poitiers, il avait fait encadrer et placer la photo du Général au-dessus de son bureau. Il garde enfin « le souvenir ébloui de la mer des Antilles » et de Pointe-à-Pitre, où il fit son « service militaire adapté », une alternance d’enseignement en civil et de prestation en uniforme, le tout étalé sur une période de vingt-deux mois.
Le style de Bernard Baritaud se colore de lyrisme exotique lorsque revient à sa mémoire le « jaillissement des poissons volants, traits de lumière rasant les vagues aussitôt aspirés par l’écume ».
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vendredi, 07 janvier 2022
Luc-Olivier d’Algange: Intempestiva sapientia 1 - pour se déprendre du nihilisme
Luc-Olivier d’Algange
Intempestiva sapientia 1 - pour se déprendre du nihilisme
Dans le monde tel qu’il va, à ce moment particulier de la rotation des castes, nos plus belles vertus se retournent contre nous. Celui qui a confiance sera trahi ; le généreux sera dépouillé ; l’homme poli sera insulté ; le magnanime sera la proie des cupides et des mesquins ; l’équanime sera attaqué par des nuées d’hystériques ; le courageux servira de chair à canon ; le fort sera agenouillé par la coalition des faibles. Les beaux mouvements de l’âme n’en perdent pas pour autant leur raison d’être qui sera la raison d’être de ceux qu’ils animent, leur vérité ontologique, leur vrai, leur beau et leur bien.
Edicter le « droit au bonheur », c’est en ôter à tous, la chance magnifique, la beauté inespérée.
Fausseté, ou obsolescence des théories bourdieusiennes : la haute culture européenne est désormais l’apanage des castes dominées, expropriées, insultées. Le plus subtil, le plus fervent, le plus lumineux lecteur d’ Homère est un gueux.
Le perfectionnisme du Moderne. Son incapacité physiologique à supporter le contretemps, l’usure du temps, son goût du lisse, du neuf, du planifié, de l’inodore et de l’incolore. Il voudrait que la vie soit aussi peu surprenante que la mort (telle qu’il l’imagine dans son agnosticisme confortable). Par absence de sens des nuances, le Moderne vit dans l’alternative de l’ordre policier et du désordre établi. Il ne comprend pas que certaines choses doivent être laissées au désordre, qui est leur ordre naturel, et que d’autres s’ordonnent naturellement par le haut, c’est à dire par la surnature, en décantations et gradations successives.
Le bonheur n’est pas un état. A chaque instant nous avons le choix de saisir ou non tel aspect du resplendissement universel.
« Avoir de la culture », - formule qui tombe de la bouche de ceux qui, généralement, n’en ont pas. Le mot « culture » est devenu presque inutilisable, sauf à raviver son étymologie végétale. Laissons à leurs illusions sociologiques ceux qui lisent « pour se cultiver ». Seules importent les œuvres, ces rencontres manquées ou décisives. J’aime un livre, j’entre en conversation avec un esprit. Celui-ci m’enchante, m’irrite ou m’éclaire ; il me fait entrer dans un monde, il change ma perception du temps. Quelle insulte faite à ce présent magnifique si je ne le lisais que pour « l’avoir lu », pour « avoir de la culture » !
Si peu de gens savent lire parce que si peu de gens savent céder la parole. Devise du Moderne : « Pourquoi s’intéresser à telle œuvre d’il y a un ou vingt siècles : l’auteur ne pensera jamais rien de nous, nous lui sommes, tard venus, à jamais indifférents »
Il faut, en général, quelques décennies pour apprendre à lire, c’est-à-dire à ne pas seulement compulser, piller ou utiliser un écrit à des fins dérisoires, journalistiques, universitaires ou idéologiques. Quelques décennies pour retrouver le juste plaisir que nous avions, enfant, à lire les aventures d’Arsène Lupin ou Les Voyages Extraordinaires.
Un bon lecteur doit savoir se taire, attendre, être attentif, disposer d’une certaine faculté de disparaître dans ce qu’il lit, pour se retrouver ailleurs, comme après avoir été porté par un courant invisible. L’attention doit n’être pas seulement analytique et déductive, mais aussi analogique, en figure rayonnante, rosace.
Preuve de la perte du sens harmonique, de la « musique intérieure » dans notre langue natale : les nouvelles traductions (entre autres de Joseph Conrad) comparées aux plus anciennes. Les phrases veulent dire à peu près la même chose, mais les unes disaient ce que les autres bafouillent dans un amas d’imprécisions, de lourdeurs, de confusions et d’impropriétés. Enfin, nous ne voyons plus ce que l’auteur voulait nous faire voir. Ces nouvelles traductions pèchent autant par méconnaissance de la langue de destination que par incapacité à entrer dans le vif du sujet, dans la pensée et dans la vision de l’auteur. La superstition du mot à mot oublie que chaque langue dispose de sa mosaïque propre et que l’interprétation est, en traduction, aussi nécessaire que dans le déchiffrement d’une partition musicale.
Deux bonnes raisons d’écrire. L’une majeure : la gratitude pour la beauté du monde, la louange. L’autre mineure : résister aux forces adverses qui s’évertuent à nous faire taire et à maintenir notre entendement en deçà des possibilités du Logos.
C’est par mon enracinement dans la culture française que je peux comprendre la culture européenne, et par celle-ci, l’Orient proche ou lointain.
Ne pas avoir besoin de penser à Dieu, laisser le divin se penser librement en nous. La Théologie capitule dès lors qu’elle tente d’apporter la preuve de l’existence de Dieu. Les athées qui veulent apporter le preuve de l’inexistence de Dieu sont les ultimes héritiers de cette capitulation scolastique.
On peut passer sa vie à n’entendre en soi qu’un ressassement domestique et user toute son énergie et son ingéniosité à « gérer » et à planifier sa vie quotidienne. Châtiment terrible qu’amène l’illusion de la sécurité. Nous oublions que nous allons mourir et que ces brèves durées qui nous sont offertes, il faut les vivre !
Entre ne servir que ses intérêts et se faire kamikaze, il y a tout de même un presque infini de gradations. L’époque nuance peu. Entre ces deux obscurantismes, l’utilitaire profane et le sacrificiel aveugle, dont l’un appelle et justifie l’autre, ce qui demeure de la civilité européenne est pris en tenaille.
Hypnotisme, vacarme, distraction, machinisme, vitesse, communication, - autant d’expropriations de l’intellect. Nous perdons l’esprit, l’âme s’extravase dans le néant, le corps devient un objet.
Emotions courtes, surgies du manque de maîtrise de soi et aussitôt dissipées dans la vanité de l’air du temps. L’argument imbécile et mégalomaniaque contre un livre ou un film : « Je n’ai pas été ému ». Comme si votre émotion, Madame ou Monsieur, devait être le critère d’excellence des œuvres de l’esprit ! Nul cuistre, si cuirassé de certitudes soit-il, ne pourra jamais atteindre à une si faramineuse prétention.
Promiscuité moderne, distance moderne. Entassés devant les rames du métro, séparés par l’infini du « virtuel » devant leurs écrans. « Solidarité » à tous les étages de la « communication » et crevaison esseulée dans la rue ou dans les taudis. Se demander aussi pourquoi les Modernes se réunissent de préférence en des endroits où, sous la déferlante de musiques assourdissantes, ils ne peuvent plus s’entendre parler.
L’égocentrique irresponsable apprivoise fort bien l’autocritique, voire l’auto-accusation. Ses actes nuisibles ou vains, il en attribue la cause à ses « défauts » qui, étant parties constituantes de son « moi » le délivrent de l’effort de faire mieux. Sans compter que la vanité se satisfait tout autant à la considération complaisante de ses défauts et de ses vices que de ses qualités et de ses vertus. A l’inverse, quelques hommes de grand talent reconnaissent ingénument la qualité de leurs œuvres, sans être le moins du monde égocentriques ou imbus d’eux-mêmes.
Nous sommes des créatures météorologiques autant que sociales, et peut-être davantage. Le cosmos nous entoure plus continûment et plus étroitement que nos semblables.
Les disputes théologiques sont infinies car l’acception du mot Dieu varie infiniment selon les individus et selon les castes. Ce point le plus haut, le plus noble, ce principe suprême à partir duquel nous trouvons notre raison d’être sera pour les uns, le meurtre et la vengeance, pour d’autres, l’amour et le pardon, pour d’autres encore l’équanimité et la paix de l’âme. Les hommes sentimentaux y trouveront l’essence de leur sentiment dominant, les hommes d’esprit et d’espérance, l’Intellect qui sauve de la confusion morose. Certains y trouveront un recours à leur ressentiment, d’autres une louange universelle. Les athées, quant à eux, manquent à définir à quel dieu ils se refusent de croire. De ce fait, leurs théories sont des nuées lancées contre des nuées.
Ne pas oublier que toute démocratie tend naturellement au totalitarisme. « Transparence » et « communication » veut dire contrôle omniscient. L’époque n’est plus sous le signe de Prométhée, et pas encore sous le signe d’Hermès. Nous vivons un assez sinistre intermède sous le signe du docteur Mabuse.
Le comique involontaire de certains universitaires qui dissertent de « l’échec » de Proust ou de Musil, alors que chaque paragraphe, voire chaque phrase de la Recherche ou de L’Homme sans qualités est une irrécusable victoire sur la bêtise, la confusion, la lourdeur et la vulgarité. (Victoire dont on conçoit bien qu’elle n’est pas une bonne nouvelle pour ceux qui, par démagogie, luttent du côté des forces adverses !)
Ecrivains mozartiens : Jean-Paul Richter, E.T.A. Hoffmann. « Trop de mots » disent les imbéciles ; la phrase en voltes et virevoltes, l’ivresse intelligente, le fabuleux ironique, la danse. Les esprits lourds, qui ne savent sur quel pied danser, ne s’y retrouvent pas. La profondeur légère, le farfelu initiatique. La déroute de l’esprit de sérieux, mais, la nature haïssant le vide, celui-ci est aussitôt comblé d’innombrables bienfaits d’humour et de sagesse.
Les grands efforts naissent des grands repos, houles de fonds.
Nous mesurons à quel point l’esprit français, héritier de la logique grecque et des nuances chrétiennes, nous a sauvé, et pourrait encore nous sauver quelque peu, de l’abrutissement et de la folie. Cette considération n’a rien de partial. J’ai maintes fois constaté que, livrés à des familles ou des communautés obscures ou ineptes, qui les eussent réduits à la servitude ou au désespoir, des esprits furent sauvés, rendus à ce qu’il y a de meilleurs en eux-mêmes, par la compagnie de Rabelais, de Montaigne, de Corneille ou de Dumas et quelques bonnes conversations.
Distinguons l’esprit régional de la mentalité communautariste. Le premier est une distinction, en résonance avec le paysage, la légende et l’histoire ; il concerne les hommes « de chair et de sang » dont parle Mighel de Unamuno. Le second est replis sur « l’identité », autrement dit une soumission à l’abstrait. Les traditions existent ; les identités sont des fictions administratives. Les régions ont un esprit, qui souffle dans les feuillages, éveille les cœurs et les saveurs. Sapide sapience. « Nous habitons en poète » disait Hölderlin. Faunes et flores, sources sacrées, pierres sanctifiées, promenades, formes et forces de l’air, de l’eau, du feu et de la terre. Toute habitation, au sens hölderlinien, ouvre, par son enracinement même, sur l’universel.
Le fameux « langage du corps », de nos jours tant vanté, est beaucoup plus mensonger et artificieux que celui des mots. Les hommes peuvent mentir avec leur vocabulaire, et encore, mais leur syntaxe révèle immédiatement l’ordre ou la confusion qui règne et eux, et même leur humeur du moment.
Il y a mille façons de bien écrire qui se résument à une seule : suivre exactement le mouvement de sa pensée. Syntaxe simple ou complexe, vocabulaire élémentaire ou prodigue, sécheresse ou ébullition, lignes droites ou arborescentes, phrases calmes ou effervescentes, c’est selon ce que nous avons à dire, et qui invente la langue appropriée à son dessein. Les Modernes qui s’efforcent de bien écrire donnent souvent l’impression de traîner aux chevilles les chaînes et les boulets du condamné. Aucune aisance, aucune audace, ils s’appliquent ; on les devine inquiets de chaque mot qu’ils écrivent, non pour mieux servir leur vision mais par souci du qu’en dira-t-on. Le politiquement correct ajoute à leur terreur ; les voici compassés, notaires de province, bagnards de la convenance.
Nous ferons dans notre vie, en un peu plus grand, exactement ce que nous faisons en une journée.
Le péril est grand, à chaque instant, de perdre son esprit, son âme et d’avoir le cœur soulevé. Vaincre en soi le dégoût, le récrimination, le grief. Le pardon est la diététique nécessaire au combattant. La haine que l’on porte en soi est toujours à l’avantage de l’ennemi.
La patience présume la fulgurance du trait juste. Ceux qui ne savent pas attendre sont invariablement englués dans la lourdeur et dans l’inertie.
Limites du roman psychologique ou sociologique. Ne passer à s’observer soi-même et les autres qu’un temps donné. Aller au plus bref, là où brûle d’un feu clair l’interaction de l’observateur et de l’observé.
L’information quotidienne : despotisme de l’irrelié. Pensées en amas, ensevelissement. A partir de là, on se forme des opinions qui sont autant de refus de penser. En démocratie, ces refus de penser ordonnent jusqu’aux décisions politiques.
Saisir le moment juste, kairos, ne serait qu’un opportunisme si nous n’étions saisis en même temps que saisissants. Obéir à une instance plus haute, imprévisible, savoir la reconnaître… Lors que l’opportuniste suit simplement le courant. Le moment juste n’incline pas exclusivement à une action : il peut aussi être la corolle d’une gnose, d’une sapience. Le juste moment du non-agir : Tao.
Trop agir équivaut à s’enferrer, encombrer. Le monde est encombré d’activistes et d’affairistes de toutes sortes.
Les Modernes ne peuvent plus ni dire, ni penser le Mal comme défaillance du Bien. Aussi bien les voici à inventer des incongruités telles que le « crime contre l’humanité », comme s’il y avait d’un côté le crime, et de l’autre, l’humanité. Rien n’est plus humain dans sa défaillance que le « crime contre l’humanité ». Cessons de mentir.
Odieux mensonge encore qui voudrait nous faire croire que la vérité de la souffrance est supérieure à la vérité de la joie. Refuser de croire en sa souffrance. C’est déjà assez de souffrir, pour qu’il soit nécessaire d’y ajouter foi ! Voyez dans ce mensonge la propagande nihiliste, - celle qui tient à vous convaincre, contre toutes les évidences délicieuses, que vous ne pouvez pas être heureux. Et pourtant, vous l’êtes, heureux, inexplicablement, sachant que vous perdrez tout, que vous allez mourir, que le monde court au désastre. Vous êtes heureux précisément par cette science là.
Pour vivre simplement la beauté d’une heure, pour déjouer la propagande nihiliste, il faut une intelligence extraordinairement affûtée. Pour déjouer la peur : le sens des nuances et gradations. Quitte à passer pour un esthète, un joueur, un dandy, un superficiel. Le pire histrion est celui qui se représente lui-même comme un être « authentique », « naturel », « simple et sincère ». Ces gens là sont sur tous les écrans à nous enduire de leurs vaniteuses bonnes intentions, dans leurs bavardages filmés, entre la maquilleuse et le passage à la caisse. Ecologistes, pacifistes, « mutins de Panurge » selon la formule de Philippe Muray. Si l’on coupe le son, on entend quand même leurs phrases, toujours les mêmes. Si l’on ose les contredire, par l’usage courtois de la raison, aussitôt la riposte : le chantage à l’émotion.
Les Modernes peuvent se complaire dans une culture « trash » ou « porno-chic », ils restent d’effroyables puritains, moralisateurs, vindicatifs, revendicatifs, inquisitoriaux, persuadés d’incarner le Bien contre de méchants élitistes, raisonneurs, héritiers de la culture européenne antique ou médiévale. Mentalités crispées, sur la défensive contre ce qui pourrait les délier, leur rendre la juste mesure et « la simple dignité des êtres et des choses ».
Chez les "libres penseurs" associés, qui s’en font une idéologie, la raison devient une superstition servie par une cléricature hargneuse et jalouse. La pensée libre est une pensée solitaire. Mais un homme seul peut être l’héritier excellent d’une tradition, la porter à travers le temps, en fines pointes. La vérité vibrante et musicienne, l’étincelante beauté, la bonté qui bruit et obombre, comme un feuillage sur le front, incombe à chacun.
L’esprit prophétique dit la présence du souffle qui anime la phrase au moment où nous l’écrivons. En ce sens, il abolit le temps en une résolution qui justifie le « tout est écrit ». Encore fallut-il l’écrire et notre libre-arbitre, qui se forme à notre dessein, demeure souverain, comme le sera, comme l’est déjà, au-delà du temps, la phrase que nous écrivons. Le « tout est écrit » et le libre-arbitre n’entrent en contradiction que dans une conception linéaire et usuraire du temps, parfaitement étrangère tant à pensée traditionnelle qu’aux dernières avancées de la physique. Cette conception linéaire n’est plus accréditée que par les banques et le « gros animal » qui voudraient nous voir travailler pour notre plan de retraite : illusion largement entamée.
Ayant fondé toute morale sur l’utilitaire, et celui-ci s’effondrant dans son propre triomphe, nos contemporains seront sauvés par la persistance d’anciennes grammaires ou bien deviendront fous, hébétés ou fanatiques. La langue française fut longtemps cet ultime recours d’un ordre léger contre la pesanteur confuse, une façon de se détacher, d’échapper à la glue. Que peut une langue pour un esprit ?
Esprit prophétique : le souffle qui anime les mots, invitation à la virevolte heureuse, aux passages de l’air, au murmure des abeilles d’Aristée… L’inspir et l’expir et l’inspir. Le mouvement ternaire de la vague, de l’eau et de l’air que vient sacrer la lumière. Beauté baptismale. La parole est souffle, esprit. Ceux qui s’en privent ou en usent mesquinement seront étouffés : cadavres vivants, bouche béante, langue violette dans le cauchemar climatisé.
Une certaine désinvolture n’empêche nullement de mesurer les forces en présence, d’apercevoir l’armée noire qui vient sur nous, d’évaluer les conséquences du saccage, la fragilité de la beauté intelligente. Ne pas voir en face de soi cette ténébreuse ennemie, c’est se condamner à de faux combats, se complaire en de fausses tristesses. Entre le moment où nous savons que tout est perdu et le moment même de la perdition, il y a toujours, quelle qu‘en soit la durée mesurable, des éternités chatoyantes, des mondes d’extases, d’inconnues flammes claires d’écumes rieuses, des beautés anadyomènes. Rien ne peut empêcher la joie d’avoir été, - c’est-à-dire d’être, et mieux encore, dans le creuset du possible, un acte d’être, une ontologie à l’impératif : Esto !
L’immortalité de l’âme est une évidence. Ce qui anime s’engendre infiniment dans son propre mouvement.
Puritanisme et pornographie, avers et envers d’une époque sans âme, hostile par définition, restriction mentale et rétrécissement de l’entendement, à l’Eros comme au Logos. Que sera-t-il laissé à notre bon plaisir ? Le choix de nos funérailles ?
L’égalité devenue idéologie méconnaît la chance offerte à chacun d’être plus généreux que son voisin. Egalitarisme et pingrerie : tout vaut tout, autant ne rien donner à personne.
La beauté et la raison ne peuvent pas davantage contre la vengeance de la lourdeur et de la laideur que le plus beau vase chinois contre la main qui veut le briser. Nos plus honorables vertu sont à la merci.
« Les Forts, les Sereins, les Légers ». C’est ainsi que Stefan George nomme les poètes et les fondateurs, inventeurs d’une civilité à la fois immémoriale et nouvelle. Là tout est nommé de ce qui nous manque, à nous qui vivons au milieu des Faibles, des Excités et des Lourds dont l’activisme pollue le monde d’un vacarme nauséeux. Que cela fasse un peu silence, aussitôt surgissent les enchantements, les « paroles ailées ». Nos corps se délient, se dénouent, s’enlacent aux mouvements de l’air, à la chorégraphie universelle de tout, à la musique de l’âme du monde. C’est sans effort, avec une énergie librement disponible, au bon plaisir, que la force revient dans le calme, dansante.
Déjouer en soi le pathos du contre-nihilisme qui obéit au nihilisme, en reçoit les ordres en croyant s’y opposer. (On songe à l’admirable Mishima qui se tue pour s’opposer à la décomposition).
Courir plus vite que le nihilisme ? Se retourner pour lui faire face ? Ou bien, s’écarter et le laisser passer ?
L’homme de la tradition lègue, le Moderne consomme, ayant placé sa planète en viager à son seul profit. Générosité et mesquinerie ne produisent pas les mêmes effets. Ne nous étonnons pas de vivre dans une poubelle. Toi qui t’en plains, qu’as tu consommé, qu’as tu légué ?
Je n’ai jamais si peu, ni si mal étudié que lorsque je faisais des « études ». Je n’ai jamais été aussi inactif que durant les brèves périodes où j’étais dans la « vie active ». Nulle part l’égocentrisme ne m’est apparu plus cuirassé qu’au milieu de gens qui se réunissent pour « parler solidarité ». Ce sont des anti-racistes qui, le plus souvent, m’ont demandé, en me dévisageant, si j’étais vraiment un Français « de souche ». Il devient difficile d’ironiser sur le monde comme il va, antiphrastique, de sa démarche de crabe, impossible à parodier.
Sous le signe du docteur Mabuse, la société de contrôle va, à brève échéance, vers la connexion directe du cerveau humain avec la machine. Le mot d’ordre est « Connectez-vous ». Autrement dit, perdez radicalement ce qui pouvait encore demeurer de vos anciennes souverainetés. Qui ne voit pas dans les totalitarismes du début du siècle précédent la répétition un peu cafouilleuse d’un totalitarisme en train de se parfaire, restera dans cet en-deçà de l’esprit critique où l’on s’offre en proie aux mystifications élaborées ou grotesques.
La pensée du puritain ou du fondamentaliste tourne toute entière, comme l’âne attaché au piquet, autour de l’acte sexuel. Le libertin, reposé de ses frasques, a le loisir de penser à autre chose.
Nos forces, nos faiblesses sont issues d’une même réalité : nous n’avons plus de royaume. Nous errons, aberrants d’ici ou là. Il est possible de succomber à l‘absence de royaume, mais possible aussi de recréer en soi un royaume. Rien de triste. Cris de joie, courses, air libre, récréation générale ! Retour des divinités bruissantes, lumineuses qui nous arrachent à la torpeur, au bourrage. Vide enchanté, silence florissants. Peuplons, en souverain, d’oiseaux, de vocables volages, la liberté de l’air !
Les grands livres, eux aussi, creusent en nous du vide enchanté, ne fût-ce qu’en nous vidant de nos ressassements infirmes, en poussant aux périphéries de l’attention ce qui occupe la pensée sinistrée de nos contemporains. L’attention soudain délivrée du subalterne, du morbide, de l’obsession, s’ouvre à l’infinité de l’infime, à la simplicité du grandiose. Le Logos, alors, nous honore de ses vertus et une souveraine liberté nous vient à le servir.
Se défier des philosophes, des ésotéristes qui, tout en parlant de sagesse, semblent crispés sur leur dû et se perdent en polémiques hargneuses, personnelles. La sagesse est équanime et légère ou point du tout.
L’indignation est le talon d’Achille des grands esprits et la tourmente des petits.
Chaque heure paradisiaque peut être gâchée par la considération excessive d’un détail. « Ce qui ne va pas ». Quotidienne propagande médiatique reproduite, à l’identique, dans chaque individu qui croit aussi faire preuve d’esprit critique alors qu’il se laisse hypnotiser par le plus petit aspect du réel qui lui permettra de dénigrer tout le reste. Le nihilisme n’est pas le propre des penseurs. Il est ce mouvement de fond auquel, par démagogie ou inclination personnelle, certains intellectuels se raccrochent et s’offrent à bon compte le plaisir d’avoir l’air malin.
Nihilisme « soft » : utilitaire, classe moyenne, moralisateur, coincé. Nihilisme « destroy » : rock, spectaculaire, fusionnel, massif. On ne peut s’empêcher de penser que le nazisme fut un peu le mélange de ces deux-là qui, désormais, dominent à peu près la planète. Nous ne sortirons pas du nihilisme par un coup d’éclat mais par d’infinies nuances, une impitoyable douceur. Contre l’atrocité, se refaire une âme odysséenne, couleur de mer.
(...)
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mardi, 04 janvier 2022
Du Loup des steppes à Bardamu : Hesse et Céline contre le monde moderne
Du Loup des steppes à Bardamu: Hesse et Céline contre le monde moderne
Nicolas Bonnal
C’est le hasard de mon livre sur Céline qui me fit retrouver Hermann Hesse, écrivain déjà bien oublié. Mais dans le Loup des steppes il nous semble, sans nous balancer dans la littérature comparée, qu’il aborde le problème de la modernité comme Céline. On est à l’époque de la guerre, de la massification, des abrutissements modernes et des années folles. Voyez la Foule de King Vidor pour évaluer le beuglant…
On commence par les hommes-masse de notre époque (traduction de Juliette Parry) » :
« Il ne s’agit pas ici de l’homme tel que le connaissent l’école, l’économie nationale, la statistique, de l’homme tel qu’il court les rues à des millions d’exemplaires et qu’on ne saurait considérer autrement que le sable du rivage ou l’écume des flots : quelques millions de plus ou de moins, qu’importe, ce sont des matériaux, pas autre chose. »
Hesse décrit aussi la vie ennuyée de cet homme-masse façonné par l’industrie et cet écœurement qui en sourd :
« …celui qui a vécu des jours infernaux, de mort dans l’âme, de désespoir et de vide intérieur, où, sur la terre ravagée et sucée par les compagnies financières, la soi-disant civilisation, avec son scintillement vulgaire et truqué, nous ricane à chaque pas au visage comme un vomitif, concentré et parvenu au sommet de l’abomination dans notre propre moi pourri, celui-là est fort satisfait des jours normaux, des jours couci-couça comme cet aujourd’hui ; avec gratitude, il se chauffe au coin du feu ; avec gratitude, il constate en lisant le journal qu’aujourd’hui encore aucune guerre n’a éclaté, aucune nouvelle dictature n’a été proclamée, aucune saleté particulièrement abjecte découverte dans la politique ou les affaires…»
Comme Céline ou Ortega Y Gasset (et des dizaines d’autres), Hermann Hesse dénonce cette émergence cette civilisation de la masse satisfaite :
« Je ne comprends pas quelle est cette jouissance que les hommes cherchent dans les hôtels et les trains bondés, dans les cafés regorgeant de monde, aux sons d’une musique forcenée, dans les bars, les boîtes de nuit, les villes de luxe, les expositions universelles, les conférences destinées aux pauvres d’esprit avides de s’instruire, les corsos, les stades… »
Une brève allusion à notre américanisation – qui frappe aussi Chesterton ou Bernard Shaw à cette époque :
« En effet, si la foule a raison, si cette musique des cafés, ces plaisirs collectifs, ces hommes américanisés, contents de si peu, ont raison, c’est bien moi qui ai tort, qui suis fou, qui reste un loup des steppes, un animal égaré dans un monde étranger et incompréhensible, qui ne retrouve plus son cli mat, sa nourriture, sa patrie. »
Le personnage couche avec des danseuses lesbiennes découvre le fox-trot et la musique nègre. Mais voici ce que dit la danseuse:
« Crois-tu que je ne puisse comprendre ta peur du fox-trot, ton horreur des bars et des dancings, ta résistance au jazz-band et à toutes ces insanités ? Je ne les comprends que trop, et aussi ton dégoût de la politique, ton horreur des bavardages et des agissements irresponsables des partis et de la presse, ton désespoir en face de la guerre, celle qui fut et celle qui viendra, en face de la façon dont on pense aujourd’hui, dont on lit, dont on construit, dont on fait de la musique, dont on célèbre les cérémonies, dont on fabrique l’instruction publique ! Tu as raison, Loup des steppes, tu as mille fois raison, et pourtant tu dois périr. Tu es bien trop exigeant et affamé pour ce monde moderne, simple, commode, content de si peu ; il te vomit, tu as pour lui une dimension de trop. »
Après on donne une définition de loup des steppes (titre d’un groupe de pop au temps jadis) :
« Celui qui veut vivre en notre temps et qui veut jouir de sa vie ne doit pas être une créature comme toi ou moi. Pour celui qui veut de la musique au lieu de bruit, de la joie au lieu de plaisir, de l’âme au lieu d’argent, du travail au lieu de fabrication, de la passion au lieu d’amusettes, ce joli petit monde-là n’est pas une patrie… »
Et si Céline a dit que la vérité de ce monde c’est la mort :
« Il en fut toujours ainsi, il en sera toujours ainsi ; la puissance et l’argent, le temps et le monde appartiennent aux petits, aux mesquins, et les autres, les êtres humains véritables, n’ont rien. Rien que la mort… »
Et si Céline a dit que la postérité c’est pour les asticots :
« La gloire, ça n’existe que pour l’enseignement, c’est un truc des maîtres d’école. »
Antisémitisme ; Hesse le voit pointer comme la prochaine guerre dès le début des années vingt, au moment où Céline vit le Voyage :
« Il n’a pas vécu la guerre, ni le bouleversement des bases de la pensée par Einstein (cela, pense-t-il, est du domaine des mathématiciens) ; il ne voit pas comment se prépare autour de lui la prochaine guerre ; il tient pour haïssables les Juifs et les communistes ; il est un brave gosse insouciant et gai qui se prend au sérieux, il est digne d’être envié. »
L’Allemagne est déjà prête pour la prochaine guerre comme le voit Bainville à la même époque. On a aussi fait ce qu’il fallait au traité de Versailles (lisez Guido Preparata à ce sujet) :
« C’est cela qu’ils ne me pardonnent pas, car, bien entendu, ils sont tous innocents : le Kaiser, les généraux, les grands industriels, les politiciens, les journaux, nul n’a rien à se reprocher, ce n’est la faute de personne. On croirait que tout va on ne peut mieux dans le monde ; seulement, voilà, il y a une douzaine de millions d’hommes assassinés. »
Hesse aussi hait ces journaux qui rendront fou Céline :
« Deux tiers de mes compatriotes lisent cette espèce de journaux, entendent ces chansons matin et soir ; de jour en jour, on les travaille, on les serine, on les traque, on les rend furieux et mécontents ; et le but et la fin de tout est encore la guerre, une guerre prochaine, probablement encore plus hideuse que celle-ci. »
Hesse décrit dégoûté une absorption des journaux :
« C’est bizarre, tout ce qu’un homme est capable d’avaler ! Pendant près de dix minutes, je lus un journal et laissai pénétrer en moi, par le sens de la vue, l’esprit d’un homme irresponsable, qui remâche dans sa bouche les mots des autres et les rend salivés, mais non digérés. C’est cela que j’absorbai pendant un laps de temps assez considérable. »
Et si Céline parle de la musique judéo-saxo-nègre, Hesse aussi :
« Lorsque je passai devant un dancing, un jazz violent jaillit à ma rencontre, brûlant et brut comme le fumet de la viande crue. Je m’arrêtai un moment : cette sorte de musique, bien que je l’eusse en horreur, exerçait sur moi une fascination secrète. Le jazz m’horripilait, mais je le préférais cent fois à toute la musique académique moderne ; avec sa sauvagerie rude et joyeuse, il m’empoignait, moi aussi, au plus profond de mes instincts, il respirait une sensualité candide et franche ».
Céline et les nègres ? Hermann Hesse et les nègres, et la bonne musique nègre :
« Et cette musique-là avait l’avantage d’une grande sincérité, d’une bonne humeur enfantine, d’un négroïsme non frelaté, digne d’appréciation. Elle avait quelque chose du Nègre et quelque chose de l’Américain qui nous paraît, à nous autres Européens, si frais dans sa force adolescente. L’Europe deviendrait-elle semblable ? Était-elle déjà sur cette voie ? »
Toute la vieille culture est remise en cause comme chez Elie Faure à la même époque :
« Nous autres vieux érudits et admirateurs de l’Europe ancienne, de la véritable musique, de la vraie poésie d’autrefois, n’étions-nous après tout qu’une minorité stupide de neurasthéniques compliqués, qui, demain, seraient oubliés et raillés ? Ce que nous appelions « culture », esprit, âme, ce que nous qualifiions de beau et de sacré n’était-ce qu’un spectre mort depuis longtemps, et à la réalité duquel croyaient seulement quelques fous ? Ce que nous poursuivions, nous autres déments, n’avait peut-être jamais vécu, n’avait toujours été qu’un fantôme ? »
Comme dit Debord l’ancienne culture elle est congelée.
Néanmoins Hesse ne fait pas preuve d’hypocrisie, et il nous donne sa deuxième définition du loup des steppes c’est un bohême collaborateur de cette bourgeoisie.
« En effet, la puissance de vie du bourgeoisisme ne se base aucunement sur les facultés de ses membres normaux, mais sur celles des outsiders extrêmement nombreux, qu’il est capable de contenir par suite de l’indétermination et de l’extensibilité de ses idéals. Il demeure toujours dans le monde bourgeois une foule de natures puissantes et farouches. Notre Loup des steppes Harry en est un exemple caractéristique. Lui, qui a évolué vers l’individualisme bien au-delà des limites accessibles au bourgeois, lui qui connaît la félicité de la méditation, ainsi que les joies moroses de la haine et de l’horreur de soi, lui qui méprise la loi, la vertu et le sens commun, est pourtant un détenu du bourgeoisisme et ne saurait s’en évader. »
On se vent âme et corps au monde moderne et à sa technique de divertissement. Si notre Céline a dit que les Américains font l’amour comme les oiseaux, Hermann Hesse montre que son époque est libérée et son Allemagne de Weimar aussi :
« La plupart étaient extraordinairement douées pour l’amour et assoiffées de ses joies ; la plupart le pratiquaient avec les deux sexes ; elles ne vivaient que pour l’amour, et à côté des amis officiels et payants elles cultivaient d’autres liaisons amoureuses. Actives et affairées, soucieuses et frivoles, sensées et pourtant étourdies, ces libellules vivaient leur vie aussi enfantine que raffinée, indépendantes, ne se vendant que selon leur bon plaisir, attendant tout d’un coup de dés et de leur bonne étoile, amoureuses de la vie et cependant bien moins attachées à elle que ne le sont les bourgeois, toujours prêtes à suivre un prince charmant dans son château de conte de fées, toujours demi-conscientes d’une fin triste et fatale. »
La fille lui reproche de ne pas savoir danser, d’avoir appris le grec et le latin. Vian dira qu’il vaut mieux apprendre à faire l’amour que s’abrutir sur un livre d’histoire. Mais Céline tape tout le temps sur notre éducation et veut nous rapprendre le rigodon.
Le cinéma cette petite mort (Céline) ; voici comment Hesse décrit le procès.
« En flânant je passai devant un cinéma, je vis des enseignes lumineuses et de gigantesques affiches coloriées ; je m’éloignai, je revins sur mes pas et finalement j’entrai. Je pourrais demeurer là bien tranquillement jusqu’à onze heures environ. Conduit par l’ouvreuse avec sa lanterne, je trébuchai dans la salle obscure, je me laissai tomber sur un siège et me trouvai tout à coup en plein dans l’Ancien Testament. Le film était un de ceux qu’on tourne à grands frais et avec force trucs soi-disant non pas pour gagner de l’argent, mais dans des buts sublimes et sacrés ; les maîtres de catéchisme y conduisent en matinée leurs élèves. »
Après il tape encore plus fort sur ce cinéma :
« Ensuite, je vis le Moïse monter sur le Sinaï, sombre héros sur une sombre cime, et Jéhovah lui communiquer les dix commandements, avec le concours de l’orage, de la tempête et des signaux lumineux, cependant que son peuple indigne, entre-temps, dressait au pied du mont, le veau d’or et s’abandonnait à des distractions plutôt bruyantes. Il me paraissait bizarre et incroyable de contempler ainsi les histoires saintes, leurs héros et leurs miracles, qui avaient fait planer sur notre enfance les premières divinations vagues d’un monde surhumain ; il me semblait étrange de les voir jouer ainsi devant un public reconnaissant, qui croquait en silence ses cacahuètes : charmante petite saynète de la vente en gros de notre époque, de nos gigantesques soldes de civilisation… »
Et il dit ce qu’il en pense de cette société de consommation et de divertissement :
« Seigneur mon Dieu ! pour éviter cette saleté, c’étaient non seulement les Égyptiens, mais les Juifs et tous les autres hommes qui eussent dû périr alors d’une mort violente et convenable, au lieu de cette petite mort sinistrement mesquine et bourgeoise dont nous mourons aujourd’hui. »
La petite mort du monde bourgeois est ici là dans le poste de T.S.F.
« Mais c’était, je le vis bientôt, un appareil de T.S.F. qu’il avait dressé et mis en marche ; installant le haut-parleur, il annonça : « Vous entendrez Munich, le Concerto grosso en F-Dur de Haendel. »
En effet, à ma surprise et à mon épouvante indicible, l’appareil diabolique se mit à vomir ce mélange de viscose glutineuse et de caoutchouc mâché que les possesseurs de phonographes et les abonnés de la T.S.F. sont convenus d’appeler musique… »
Sources :
Le loup des steppes
Céline, le pacifiste enragé
16:27 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : louis-ferdinand céline, céline, hermann hesse, lettres, lettres allemandes, lettres françaises, littérature, littérature française, monde moderne | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Les Hussards : la littérature contre l'existentialisme
Les Hussards: la littérature contre l'existentialisme
Par Esperanza Ruiz Adsuar
Ex: https://revistacentinela.es/los-husares-literatura-contra-el-existencialismo/
Mario Crespo s'est récemment demandé si ceux d'entre nous qui avaient commencé à écrire au même moment, dans les mêmes médias et avec des intérêts relativement communs, ne constituaient pas une génération littéraire. Seuls le temps et les lecteurs le diront. Le diplomate et écrivain a proposé "Génération Whiskas" comme nom de guerre. C'est dans l'air du temps, c'est vrai, mais cela ne résume pas l'épopée à laquelle nous sommes appelés.
Nous avons des précédents. Parlons des "Hussards"
C'est le nom donné à un courant littéraire français qui est apparu entre 1950 et 1960 en opposition à l'existentialisme qui prévalait à l'époque et, en particulier, à la pensée de Jean Paul Sartre et à l'idéologie qui la sous-tendait. Le groupe d'écrivains qui l'a constitué s'est réuni au café Aux Assassins autour de la publication des Cahiers de la Table Ronde, un magazine qui a ensuite été rebaptisé La Table Ronde.
Une réaction à l'existentialisme
Quelque chose comme les Inklings français ? Eh bien, les écrivains anglais, y compris Tolkien, qui dans les années 1930 avait été canalisé par C.S. Lewis, avaient aussi leurs réunions hebdomadaires au pub Eagle and Child (Oxford) et dans la chambre du Magdalen College de l'auteur des Quatre amours. Mais il s'agissait plutôt de camaraderie, de lecture à haute voix, de discussions sur la production de chaque membre du cercle littéraire. Chez les Hussards, cependant, il semble y avoir un autre type de dénominateur commun : la réaction.
En effet, certains parlent d'eux comme l'expression culturelle d'une droite représentée par le groupe politique Action française. Cependant, toute information en ce sens doit être prise avec précaution, puisque même certains auteurs qui ont formé le mouvement, comme Michel Déon ou Jacques Laurent, sont allés jusqu'à nier son existence. D'autres, en revanche, se sont battus pour faire partie du label, comme Félicien Marceau, Kléber Haedens ou Stephen Hecquet.
Des phrases comme des couteaux
Cependant, il semble clair que les Hussards avaient un chef, Roger Nimier. Et que, paradoxalement, ce sont ses adversaires qui ont béni et promu le mouvement. En particulier, un tout jeune critique littéraire, Bernard Frank, secrétaire et bras droit de Sartre à la revue Les Temps Modernes, leur consacre l'article "Grognards et Hussards" dans lequel, se faisant passer pour un critique littéraire sévère, il leur accorde le statut de maîtres de la plume. Pour Frank, les adversaires du bloc de gauche sartrien "se délectent de la petite phrase dont ils se croient les inventeurs. Ils la manient comme un couteau. Dans chaque phrase, il y a la mort d'un homme".
Comme on le voit, une critique qui, loin de susciter le rejet, est stimulante pour les lecteurs lassés du Nouveau Roman, de l'expérimentalisme contemporain, et les amateurs de style court et incisif.
Roger Nimier
Dans le même article, le critique littéraire utilise le roman Le Hussard bleu de l'écrivain et journaliste français Nimier (1925-1962) pour inventer le nom sous lequel le mouvement passera à la postérité. Le roman décrit la vie d'un régiment de hussards qui occupe l'Allemagne en 1945. Les écrivains, un groupe d'amis qui expriment le désespoir d'une génération après la Seconde Guerre mondiale, le font à la hussarde, selon Bernard Frank. D'une manière rapide et violente. Contre le conformisme militant de l'humanisme existentialiste, les Hussards emploient l'humour, l'insolence, et un certain dandysme esthétique qui peut se heurter à leur amour de l'absolu et de la pureté.
Cependant, l'ami Frank n'était pas favorable à ce courant littéraire et, malgré son ingéniosité à les baptiser, il manquait d'originalité dans ses déclarations ultérieures, parlant de "ce groupe de jeunes écrivains que, par commodité, j'appellerai fascistes...".
L'animosité est peut-être liée au fait que la revue des Hussards s'oppose à la domination culturelle des Temps Modernes. Peut-être cela a-t-il à voir avec leur signature du manifeste des intellectuels français en réponse au Manifeste des 121 soutenu par Sartre pour inviter la France à faire défection de l'Algérie. Politiquement, les Hussards défendent le contrôle français sur l'Algérie et expriment publiquement leur opposition à la politique de de Gaulle à cet égard.
La beauté de l'action
Littéralement, ils ont accusé Sartre et les existentialistes d'écrire des romans à thèse. En opposition, ils ont publié des romans d'action, dans un style classique basé sur la tradition.
Leurs modèles allaient de Stendhal à Morand et à Dumas, du cardinal de Retz à Bernanos pour Nimier ou à Joseph Conrad pour Déon.
Tout comme Henry de Montherlant, qui avait un milieu aristocratique et une enfance difficile. Admirateur quasi obsessionnel des canons de beauté grecs, il est renvoyé de l'école. Son éphébophilie lui a peut-être joué un tour. Sa cécité l'a conduit au suicide.
Les Hussards ont également été dirigés par Jacques Chardonne et Paul Morand, et l'auteur de Bonjour, tristesse, Françoise Sagan, figure souvent dans leurs rangs.
Sauvé de l'oubli
Comme souvent, le mouvement est marginalisé pour ses positions non alignées sur la gauche existentialiste, et finit par s'éteindre avec les événements de 1968, la chute de De Gaulle et le tournant idéologique de Pompidou.
Cependant, dans les années 1980 et 1990, un groupe d'écrivains est né autour de la revue Rive Gauche, composé de Patrick Besson, Eric Neuhoff et Denis Tillinac, connu dans les milieux universitaires français sous le nom de Néo-Hussards.
Fabrice Luchini, des années plus tard, s'est consacré à rendre hommage à ce mouvement littéraire. Acteur et promoteur des beaux-arts, il est ce que nous appellerions aujourd'hui un rojipardo (un "rouge-brun"). Vieille connaissance du Parti socialiste français, il est sans doute une voix particulière. Il a progressivement changé de position idéologique et a fait quelques apparitions à la télévision dans lesquelles il déplore le socialisme. Il ne semble pas avoir quelque chose contre Le Pen, mais nous ne serons pas ceux qui le catalogueront. Luchini mérite certainement un profil séparé. Son intérêt pour sauver de l'oubli le courant littéraire des Hussards, ainsi que ses déclarations dans les médias, nous mettent sur la piste d'un personnage ayant ses propres critères.
16:09 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hussards, littérature, littérature française, lettres, lettres françaises, années 50, roger nimier | | del.icio.us | | Digg | Facebook
dimanche, 02 janvier 2022
Le culte des héros et l'héroïque dans l'histoire (Thomas Carlyle)
16:09 Publié dans Littérature, Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ego non, thomas carlyle, lettres, lettres anglaises, littérature, littérature anglaise, héros, héroïsme, philosophie, révolution conservatrice | | del.icio.us | | Digg | Facebook
vendredi, 31 décembre 2021
Hermann Hesse, biographe de l'âme allemande et loup des steppes
Hermann Hesse, biographe de l'âme allemande et loup des steppes
par Alexander Markovics
Il y a un peu plus de 59 ans, le poète allemand Hermann Hesse mourait à l'âge de 85 ans, le 9 août 1962 à Berne. Né en 1877 à Calw sur la Nagold, dans le Wurtemberg, dans une famille de missionnaires piétistes qui avait auparavant travaillé en Inde, Hesse a été exposé à de nombreuses influences : d'une part, l'influence de l'Asie à travers les expériences de sa famille et le mysticisme chrétien. Son père était un Allemand de la Baltique, son grand-père, le Dr Carl Hermann Hesse, était médecin et conseiller d'État russe, qu'il qualifiera plus tard de jeune, fougueux, drôle et pieux jusqu'à un âge avancé.
Dans la maison de ses parents à Calw, des influences du monde entier se rencontrent, on ne discute pas seulement des événements en Allemagne et en Europe, mais on s'exerce aussi à la philosophie de Lao Tseu et de Bouddha. Plus tard, Hesse consacrera son livre "Siddharta" à la pensée bouddhiste. Le jeune Hesse passe également quelques années de sa jeunesse à Bâle, en Suisse. Par conséquent, le Souabe d'origine concentre son œuvre sur le "chemin vers l'intérieur", ce qui se traduit par de nombreux aspects autobiographiques dans ses écrits - Hesse traite par exemple de son aversion pour les établissements d'enseignement publics et les fréquents changements d'école dans son livre Unterm Rad.
Au cours de sa longue vie, Hesse a été le témoin de nombreux bouleversements dans l'histoire allemande : élevé dans la splendeur de l'empire wilhelmien en pleine industrialisation, Hesse veut se porter volontaire en tant que représentant des "idées de 1914" à l'ambassade d'Allemagne lorsque la guerre éclate, mais il est rejeté comme inapte à ce poste. Au lieu de cela, on confie à Hesse, à Berne, la mise en place d'une centrale de livres pour les prisonniers de guerre allemands. D'abord partisan de la guerre, le poète se transforme de plus en plus en opposant à la guerre, appelant à la modération dans la guerre civile européenne. Lorsqu'il publie dans la Neue Zürcher Zeitung l'article "O Freunde, nicht diese Töne", dans lequel il critique vivement la haine fratricide des Européens et l'action d'autres poètes qui font leur "service à la plume", une vague de haine lui vient d'Allemagne.
Lorsque sa première femme Maria Bernoulli est internée dans un hôpital psychiatrique et que son fils de trois ans est victime d'une méningite, l'homme intérieur qu'est Hesse est sur le point de s'effondrer. Ces moments difficiles de sa vie ne l'empêchent pas de créer, mais stimulent au contraire sa créativité. Hesse lui-même entretient une relation d'amour-haine avec le matérialisme bourgeois et l'étiquette formelle, il critique la technique moderne ainsi que la société bourgeoise, pour mieux aspirer au calme et à la stabilité. Le poète lui-même se transforme en pacifiste sous l'influence de la guerre, il tourne son regard vers l'intérieur pour devenir le biographe de l'âme de lui-même, mais aussi le spectateur de l'âme de ses contemporains, qui vivent non seulement comme lui l'effondrement d'un ancien monde, mais aussi le chaos qui accompagne les douleurs de l'enfantement d'une nouvelle ère.
La raison de son succès réside dans le fait que Hermann Hesse ne pratique pas la poésie comme une invention arbitraire, mais dans le sens d'une tentative d'expression, "(...) qui présente des processus profondément vécus dans le vêtement d'événements visibles", selon le poète lui-même. Cependant, le chrétien croyant Hesse ne s'en tient pas servilement à une représentation réaliste de la vie, mais intègre également des éléments fantastiques dans la représentation d'expériences enivrantes et transcendantes, un procédé qui lui valut de nombreuses critiques lors de la parution du "Loup des steppes" en 1927.
Dans cette œuvre, nous rencontrons la philosophie de l'âme profondément allemande de Hesse, qui ne s'inscrit pas seulement dans une tradition indo-européenne, mais se rattache également à la mystique allemande de Jean Tauler et de Maître Eckhart. Ici, deux "moi" sont en conflit : Le moi historique, enraciné dans le monde, suivant ses besoins trop humains et impatient, avec le moi sacré, l'âme immortelle, qui correspond à l'atman de l'hindouisme, patient et exigeant de l'homme son évolution permanente.
Ce récit met en scène un homme de 50 ans, Harry Haller, un marginal et un excentrique qui rejette la société bourgeoise tout en mettant en garde contre une nouvelle guerre mondiale. L'érudit Haller ne s'oriente que dans ses livres, mais pas dans le monde, car il semble avoir deux natures dans sa poitrine : l'homme bourgeois qui aspire à la sécurité et à la sûreté d'une part, et d'autre part un loup des steppes, un animal noble qui préfère la solitude à la société et la liberté dans la misère matérielle au confort. Mais alors que le loup des steppes est domestiqué et limité par le moi bourgeois de Haller, c'est sa nature sauvage qui est à son tour asservie par ses besoins bourgeois. D'un côté, il est repoussé par la technicisation croissante du monde, l'évaluation de toutes choses en fonction de leur valeur financière et le nihilisme abyssal de la société libertaire, de l'autre, l'homme solitaire en lui a justement soif de quelqu'un qui le comprenne et de compagnie.
Alors qu'il est sur le point de se suicider et que seul l'alcool peut l'en dissuader, Harry Haller tombe sur un mystérieux théâtre magique et sur Hermine, une femme qui lui est proche et qui fréquente le demi-monde, et qui lui rappelle son ami d'enfance Hermann. Grâce à ces rencontres, Haller apprend qu'il n'y a pas que deux aspects de sa personnalité, mais qu'il y en a beaucoup et que, s'il veut atteindre l'immortalité comme Mozart et Goethe, les génies qu'il admire, il doit vivre ces aspects et les réconcilier. En chemin, il doit vivre lui-même la maladie du temps, descendre en enfer, faire des rencontres fantastiques et finalement se retrouver face à lui-même.
Hermann Hesse parvient à décrire tous ces thèmes avec un humour parfois espiègle, qui couvre de moqueries et de railleries l'individualisme bourgeois de la République de Weimar incarné par la personne de Haller, uniquement pour apprendre au héros comment surmonter le nihilisme de son époque. Si l'œuvre de Hesse a été récupérée par la scène hippie dans les années 60 et 70, elle est toujours d'actualité 60 ans après sa mort et reste également d'une grande actualité philosophique. La technicisation et la numérisation éloignent également l'homme du 21e siècle de son âme et lui présentent un monde bourgeois illusoire qui ne nous mène ni à l'éternité ni à Dieu, mais nous fait chercher un sens dans le nihilisme de la consommation permanente et de l'accumulation de possessions. Or, ce n'est qu'au plus profond de notre âme que nous pouvons chercher Dieu et devenir clairs sur ce que nous sommes. En même temps, ce n'est qu'en redécouvrant nos racines et nos traditions que nous pourrons retrouver la sécurité et le soutien de la communauté nationale.
Ce sont des thèmes que l'on retrouve non seulement dans le Loup des steppes, mais aussi dans le reste de l'œuvre de Hermann Hesse. Son mérite est justement d'avoir attiré l'attention sur l'intériorité et la philosophie de l'âme des Allemands en tant qu'alternative au monde technicisé et globalisé, à travers la confrontation avec l'Asie.
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Luc-Olivier d'Algange - Propos réfractaires, extrait
Luc-Olivier d'Algange
Propos réfractaires, extrait
Ce temps peu aventureux prive les hommes de la plénitude de leur âge, leur invente des soucis subalternes qui leur font oublier où ils sont, - dans le Grand Midi, - gnose méridienne.
La gnose, dans l'acception première et étymologique du mot, n'est pas le gnosticisme qui répudie le monde comme étant la création d'un dieu mauvais, - mais un approfondissement du sens, un Eros de l'intellect qui ne se contente pas des seules représentations mais désire le plus profond, le plus haut, le plus libre, le plus grand, le plus intense et le plus léger. Le monde visible est pour lui le signe du monde invisible, d'une lumière au-delà de celle que l'œil peut percevoir et dont elle ne serait que l'ombre.
Le monde nous est hostile surtout lorsque nous nous crispons contre lui. Une pointe de désinvolture est nécessaire aux entreprises audacieuses et aux buts lointains.
Les Modernes qui ne parlent que de sexe ont en réalité désérotisé le monde. Ce n'est plus que pour une infime minorité, les rares heureux, qu'Eros resplendit dans le cosmos. Suavité des couchers de soleil s'inclinant en chromatismes prodigieux vers une étreinte d'eau et de lumière... Les poètes eux-mêmes n'en parlent plus. Les grandes inspirations de Hugo, de Shelley, de Saint-John Perse s'éloignent devant les poètes de laboratoire ou de la banalité, ces adversaires du lyrisme qui ne chantent plus car plus rien ne les enchante. Poésie non d'aventuriers mais de fonctionnaires, ou, pire encore, de cadres moyens, voire de comptables ou d'huissiers. Poètes faisant partie de "comités" déterminant l'attribution des subventions publiques. L'indignation, comme toujours, serait de trop. Relisons simplement, pour que le cœur et l'âme ne défaillent au bord des lèvres, La Mort de Virgile d'Hermann Broch, ou les Cantos d'Ezra Pound. Œuvres en recouvrance de civilisations.
On s'exagère grandement la nocivité crétinisante de la télévision, des magazines, des chansons de variété, - que des "intellectuels" responsables et citoyens dénoncent (souvent à la télévision ou dans des magazines). Le pouvoir crétinisant et garde-chiourme de nos semblables non-médiatisés demeure sans rival. Nous sommes tous entourés d'une cohorte de conformistes, à l'affût, qui cherchent la moindre brèche pour nous rendre semblables à eux.
A un certain âge, de plus en plus jeune dans cette époque "jeuniste", il semble que les êtres humains ferment le couvercle. Leur vie devient réglée, les sollicitations du visible et l'invisible sont inaperçues, les appels inaudibles: c'est la fin des vocations.
Ceux qui ont renoncé à toute forme de gloire (fût-t-elle secrète ou posthume), sauf à conquérir la gloire suprême de la divine humilité, vivent dans un amour-propre perpétuellement blessé et jaloux.
Mégalomanie dictatoriale des gens ordinaires dans leur vie ordinaire. Ils ne vous laissent pas le moindre souffle à respirer, tels qu'ils sont en auto-affirmation permanente, agressive, pesante, hystérique, maniaque ou pathétique.
L'assentiment des peuples à leurs tyrans dure aussi longtemps que les individus qui les composent se reconnaissent en eux, sans être frappés par des fautes de goût outre mesure. On échappe aux tyrannies non en contestant les idées qu'elles avancent (qui sont floues et interchangeables) mais par le goût. Le goût alerte notre intelligence.
Lorsque les tristes veulent mener la danse, ils nous obligent à nous traîner avec eux après nous avoir chaussés de leurs semelles de plomb.
Les activités sexuelles, que je souhaite pour ma part aussi libres que l'on voudra, font l'objet, chez les Modernes, d'une surestimation, en bien comme en mal. Elles ne sont ni le remède à tous les maux, ni la cause. On ne peut s'empêcher d'éprouver quelque nostalgie pour les temps qui en parlaient avec légèreté, sans l'outrance de l'obligation ni l'hystérie de l'interdit.
Sans prêcher la soumission, ne pas se dissimuler la bêtise de la plupart des révoltes. Les Modernes se sont révoltés contre la beauté du monde. Il resterait alors à se révolter contre ces révoltes massifiées, contre ces ingratitudes vindicatives, mais en évitant, autant que possible, le pathos de la révolte. Inventons, selon la logique taoïste, la "révolte sans révolte" dont le symbole pourrait être l'éventail blanc des samouraïs.
Le monde est vaste et riche, là où un chemin se ferme, un autre s'ouvre.
La révolte des Modernes n'est pas une "révolte logique" (selon la forme de Rimbaud). Autant dire que le Logos n'y est pour rien. Révolte d'individus interchangeables, incapables de concevoir une communauté de destin, fût-ce à petite échelle, ils se contentent de saccager autour d'eux les conditions offertes du bonheur et de la beauté.
Emeutes, pillages de magasins, les classes moyennes frémissent d'indignation que l'on puisse ainsi accélérer le processus de la consommation. Les pilleurs de banque, eux, auraient toutes les raisons d'être sympathiques, mais demeurent, à les comparer aux banques elles-mêmes, les pilleurs de petite envergure.
Commençons, et dans le secret, à nous révolter contre notre propre insatisfaction, contre ce vide que le monde moderne creuse en nous à mesure que nous croyons le combler.
Pour le Moderne, tout ce qui est sans prix, magnifiquement offert, est sans valeur, il le dédaigne. Le front couvert par le plus beau coucher de soleil du monde, il persistera à se chagriner de ne pouvoir s'offrir une babiole, une montre, n'importe quoi qu'une sorte de stupeur collective, intruse, lui désigne comme un objet de convoitise. Cette visible aberration se transpose en mode sentimental. Ainsi les Modernes sacrifient la mémoire de leurs amantes et de leurs amants, répudient ou trahissent leurs amours, renient leur temps, le palimpseste du temps qu'ils vécurent avec eux ou elles, et médisent ainsi de l'être, qui est temps, en supputant la valeur du "changement" et de "l'évolution", ces réalités spectrales. Apostats de leurs heures heureuses, ils consomment les êtres humains pareillement aux objets. Celui qui ne change ni n'évolue cesse de se précipiter vers la mort, il va "de commencements en commencements sans fins".
L'homme conscient de son talent ou de son génie (en lesquels la part impersonnelle est, comme la part immergée des glaciers, plus importante que l'apparence individuelle) est plus humble toujours que l'homme fier et fort de sa médiocrité. Il s'est quitté lui-même, pour apprendre à écrire, à composer, à peindre, il est entré dans l'étude et la méditation de figures qui lui sont extérieures, qui le précédèrent et lui succéderont. Par l'œuvre, il ne se défend pas lui-même; il se fait défenseur de vertus, de rythmes, de qualités, de figures qui ne lui appartiennent pas et que sa propre existence nuance dans son passage.
Plus les êtres sont superficiels et plus leurs réactions émotives sont immédiates et violentes.
Les manipulateurs finissent, fût-ce après quelques succès à moyen terme, par être victimes de leurs propres ruses. Le diable qu'ils servent se moque d'eux.
Celui qui va du côté du plus fort en sera méprisé, et toujours en situation de faiblesse et d'humiliation. Ainsi tombent les tyrannies, sous le poids des faibles qui s'y rallient croyant trouver la force. Ainsi tombera le monde moderne et son chantage sentimental.
Plus répugnants que tous, les petits Rastignac dont l'arme principale est la bien-pensance, qui n'avancent leurs pions qu'à grand renfort d'antiracisme, de progressisme, de bienfaisance spectaculaire, chanteurs de variété, romanciers serviles. Le plus futile, le plus narcissique, le plus cynique des arrivistes, s'il avance à découvert, semble, par contraste, d'une pureté et d'une ingénuité angélique.
Souvent l'argument raisonnable qui vient contredire notre intuition première nous fait lâcher la proie pour l'ombre: chuchoté par le sens commun pour nous détourner de notre voie ou la rendre plus difficultueuse. L'intuition analyse mieux et plus vite une situation que la raison, - laquelle, à la traîne, reste en-deçà de la bonne décision: celle qui vole comme la flèche vibre dans l'air avant de bourdonner au cœur de la cible.
Les feux d'artifices sont une métaphore (et une redondance) de la puissance explosive des cieux nocturnes. Chaque étoile darde, explosante, au cœur de nos prunelles, ses amies.
Reposons-nous auprès des vagues (dont le mouvement ternaire dit le présent, porte vers l'avenir dans le ressac du passé) de l'humanité triste et absurde parfois qui déserte la présence en monde, en reniant le passé et en saccageant l'avenir.
Je n'aime pas la nature en tant que nature; je ne l'oppose pas à l'artifice ou à la civilisation. Ce que j'aime, ce sont les pierres, le sable, la mer, les forêts, les montagnes, les lacs, les champs, les pommiers, les hirondelles, les chats, le vent, l'alternance du jour et de la nuit, - le cosmos, auquel toute civilisation bien née s'accorde au demeurant.
Les artifices les plus subtils des verriers, du travail des émaux, de la porcelaine etc... sont des prolongements de la nature. Ceux qui opposent la nature et la civilisation n'entendent rien ni à l'une ni à l'autre.
Faire monter l'intensité de la nature à travers la civilisation, comme une lumière à travers un prisme, un resplendissant jardin. Fleurs de feu qui éclairent, nées du feu qui brûle. En nous, semblablement, changer l'Eris malfaisante en Eris bienfaisante. Transfiguration, Alchimie, Salut.
Simplifier nos âmes afin de mieux percevoir la complexité du monde. S'appauvrir pour comprendre, prendre en soi, toute richesse. La propriété nous sépare et limite notre royaume. Défendre sa propriété, ou vouloir l'accroître, est une forme disgracieuse de la pauvreté (avide), autrement dit, de la pauvreté spirituelle.
Il ne devrait être nul besoin de partager avec la gauche politicienne son fatras de mensonges sentimentaux et de mauvaise foi pour constater simplement que la richesse matérielle des uns est le fruit de l'appauvrissement des autres, et que si le "libéralisme" tenait ses promesses concernant le bien commun, "l'élévation du niveau de vie", il se ruinerait aussitôt. Le mensonge du "libéral" est tout simple, il veut faire croire que les riches seront utiles aux pauvres de quelque façon alors que ce sont les pauvres, ne cessant de payer (loyers, crédits etc...) qui sont absolument nécessaires aux riches, dont la richesse est elle-même une démultiplication de la pauvreté spirituelle. Ne point s'étonner alors que l'appauvrissement, partie constituante du système, soit planifié.
Toutes les activités modernes ayant leur vanité inscrite sur le front, vaines, veules, grotesques, absurdes, tous les efforts se résolvant dans la seule nécessité de gagner de l'argent, le moment est revenu de faire l'apologie de la paresse, de l'inaction. C'est à partir d'elles que s'inventeront de nouvelles actions, libres, souveraines, - comme à partir du silence, la musique, pour nous sortir de la cacophonie.
Enseigner aux hommes à se livrer à des activités déshéritées de toute réalité poétique et aux seules fins lucratives, contraindre leur pensée à des opérations intellectuellement stériles, c'est les prédisposer à perdre toute morale et à vivre en bêtes traquées pour lesquelles la fin justifie les moyens. Cette contrainte, hélas, est souvent consentie, sinon voulue. La vilénie la plus généralement partagée possède pour les hommes grégaires un fort attrait.
Sortir du brouhaha pour savoir une seconde ce que nous désirons vraiment: cette jeune fille, ce ciel d'été, ce scintillement de la lumière sur l'eau, les rues et les terrasses de cette ville aimée, ces heures de lecture à l'ombre bleue des feuillages, ces combats fraternels quand bien même l'issue semble désespérée. " Les armes au matin sont belles et la mer..."
Monde moderne: processus de corruption par l'avidité, par la sentimentalité, par l'ennui, par l'excès, par la peur et par le mépris. Le temps peut être l'allié de la corruption ou son adversaire. Tout se joue dans l'œuvre de la mémoire, dépréciatrice ou célébratrice. Les vertus des hommes et des civilisations se corrompent ou se purifient selon cette loi.
Plutôt que "d'évoluer" vers on ne sait quoi (et qui a de grandes chances d'être pire que ce que nous sommes) apprenons les secrets immanents et transcendants du tissage, serrons la maille du temps avec le fil de trame de l'éternité. Les Modernes, qui sont absurdement rigoristes dans les domaines futiles, rigoristes de l'interdit, rigoristes de la consommation, et d'une âpreté farouche, sont incroyablement relâchés pour tout ce qui importe au destin, à l'âme. Les tissus se défont, tout se défile.
L'écriture tente de renouer les fils. Allons voir aussi du côté de la symbolique des tapisseries médiévales, solfège des couleurs et des lignes, entrelacs du visible et de l'invisible.
Ceux qui ne peuvent entrer en relation qu'avec des êtres humains qui leur ont été présentés par des tiers resteront toujours en-deçà de la vérité et de la beauté fulgurante de la rencontre.
A noter nos pensées, nous accomplissons une œuvre plus profondément autobiographique qu'à raconter les circonstances de notre vie, et moins mensongère qu'en nous livrant à des digressions introspectives. De même la fleur témoigne davantage de sa singularité que la tige ou la racine.
Rien n'est aussi démoralisant qu'un catalogue ou qu'un magasin d'ameublement moderne. S'imaginer là donne envie de sauter par la fenêtre. N'importe quel bric-à-brac dépareillé est préférable à ces esthétiques lisses et mortifères, conçues de la sorte que la réalité ressemble à une photographie.
Tous les actes que nous accomplissons, lorsqu'ils ne sont pas guidés par la peur, sont une victoire sur le sentiment de la vanité de toute action, c'est-à-dire un amusement. Nous agissons parce que la contemplation n'est pas toujours possible.
Les grands malheurs sont des rideaux de ténèbres sur lesquels dansent, en silhouettes de flammes, des joies inaltérées. Les êtres et les choses, si nous savons qu'ils peuvent nous être ôté, resplendissent du mystère de la fugacité, - qui est une voie vers la connaissance de l'éternité, de même que le sentiment tragique de la vie purifie nos bonheurs.
"Trouver un sens à sa vie". L'expression insatisfait. Il faut du sens, mais point trop, le chercher peut-être, mais ne le trouver qu'à demi, un peu vague. Le sens est dans sa recherche, évitons les recettes, improvisons dans un ordre plus vaste que nous.
Nous voyons dans ce qui nous requiert chaque jour, au-delà de certaines tâches, le miroitement d'un sens que nous ne pouvons donner entièrement, que nous recevons. Les adeptes de l'absurde comme ceux de la certitude restreignent et fatiguent.
Nous devinons le sens d'un acte lorsque nous nous apercevons qu'il pourrait être parfaitement inutile ou indiscernable.
Ceux qui nous reprochent de vivre "hors du monde" voudraient que nous vivions dans le leur, pour les servir. S'éloigner du monde social, ce n'est pas sortir du monde mais aller au cœur du monde.
L'idéologue est celui qui tient l'absence d'opinion pour immorale.
Le propre de ce qui est et de ce qui fut est de pouvoir recommencer. Ce qui naît de l'être, son éclosion, demeure en toute chose sa toute-possibilité. Ce qui fut recommencera, idée effrayante pour les Modernes qui se veulent modernes. Ce qui recommence, ce n'est pas la défaillance, le nihilisme, le mal mais l'essence de ce qui fut.
Le combat est de chaque seconde pour un temps qui ne soit pas détruit mais fécondé. Qui dans ce combat nous affaiblit, qui nous affermit. On aide souvent magnifiquement autrui en lui fichant la paix.
La valeur d'une civilisation se mesure aux espaces de paix, de contemplation et de beauté qu'elle préserve et à la générosité de son aristocratie. L'aristocrate cupide mérite d'avoir la tête coupée: il est déjà le bourgeois qui lui succédera.
Pour combattre l'usure du temps, entrer à l'intérieur du temps, et donc de l'être, subvertir la linéarité, aller dans l'envers ésotérique des heures et des jours.
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mardi, 28 décembre 2021
Le Ciel de Cambridge
Le Ciel de Cambridge
par Luc-Olivier d'Algange
Mieux qu'une biographie, ou un essai, l'ouvrage de Philippe Barthelet, Le Ciel de Cambridge, Rupert Brooke, la mort et la poésie, aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, est un récit. Au lecteur sera ainsi épargné cet amas de détails oiseux dont les biographes laborieux alourdissent leurs livres ainsi que la prétention exégétique qui considère, au point de s'en laisser hypnotiser, les contextes, les paratextes et les intertextes, en oubliant ce dont l'œuvre témoigne et ce qu'elle nous dit.
Le livre Philippe Barthelet lève cet énigmatique interdit, par amitié; il devient soudain possible d'entendre une œuvre, hors du brouillage des sciences humaines, c'est-à-dire le plus simplement du monde, - accordée à toutes les nuances et toutes les profondeurs. A quoi bon écrire à propos d'un poète si ce n'est pour donner à comprendre la poésie même, si le propos n'est pas lui-même écume dans l'écume du sillage rapide qui précède le poète et le voue à se souvenir de ce qui apparaît et de ce qui disparaît ? Etre vivant pleinement, c'est comprendre que nous sommes des apparences, - fugaces. Les Grecs nommaient les dieux « Ceux qui apparaissent », comme le sont aussi, tel Rupert Brooke, et par excellence, « ceux qui sont aimés des dieux ».
De la mort qui couronne la vie la plus loyale et la moins morbide qui soit, la plus entière, - avec le regard de Janus, ce double-regard platonicien, - accordée, comme le sont les fleurs qu'il sut nommer, au Ciel très-haut qu'elles reçoivent, et dont elles disent, en corolles, le vrai secret, - Rupert Brooke de s'y savoir, en soldat, tôt destiné, nous apporte la sapience, fière et légère: nous apparaissons pour disparaître et faire apparaître de l'invisible. Ainsi se divulgue le secret d'exil de ceux qui, éperdument, aimèrent la forme belle, et qu'à tort on accusa d'être des esthètes. « La poésie, écrit Philippe Barthelet, est mémoire de la réalité et l'on ne peut voir, l'on ne peut sentir que si l'on se souvient, - si l'on se "recorde" en reprenant ce vieux verbe indispensable que l'anglais nous a gardé, indispensable, puisque l'organe de la mémoire est le cœur. »
Ainsi en est-il de notre pays et de notre âme. La paresse humaine incline trop à penser que tout va de soi. S'il n'est un poète pour réaccorder, tout n'est que discordance et confusion. Notre pays est toujours celui qui est le plus loin de nous. Les paysages sous nos yeux exigent le plus grand voyage, et notre langue une attention toujours neuve et ressouvenue. Plus on s'attarde dans le temps devenu espace « à contempler tout le jour le ciel de Cambridge » et mieux ce temps devient une réverbération de l'éternité, où nous sommes déjà, sans exactement le savoir, sauf par exception: « I only now that you may lie/ Day-long et watch the Cambridge sky... ». Savoir seulement qu'à être là, toujours là et ailleurs, - nous sommes d'un ailleurs qui dit l'ici-même.
La vie ne suffit pas, mais encore faut-il y consentir, s'en élever, par l'honneur, sans quoi l'on sombre dans le ressentiment. Le poète est là pour nous rappeler qu'à ce monde nous n'appartenons pas et que la beauté n'est que la splendeur de notre ressouvenir à ne pas lui appartenir. « Le poète, écrit Philippe Barthelet, apprend au monde qu'il chante qu'il est digne d'être chant, et le chant du poète ajoute au monde son éclat, il en augmente la réalité. Palladium contre la flétrissure de l'âge moderne, en ces jours si éloignés des piétés heureuses... »
Les temps ne sont plus, et Rupert Brooke le savait; mais s'ils ne sont plus, ils sont en attente, en attention, dans le temps pur, car purifié des représentations qui le hantent, de ces spectres qui ne sont plus des dieux, comme le savait Novalis; - le temps d'attente ardente est silence: « Faire silence, écrit Philippe Barthelet, dans son esprit et plus encore dans son cœur, pour que les mots ne fassent pas d'ombre à l'épiphanie du réel, - ce que Rupert Brooke appelle poésie, dont on ne peut dire qu'il y revient toujours – parce que jamais il ne s'en éloigne. »
Que la vie et la poésie soient un combat, nul ne le sut mieux que Rupert Brooke, - mais un combat non seulement contre des ennemis extérieurs, ou contre l'Ennemi en soi, mais un combat contre le monde qui ne serait qu'une moitié de monde où les « half-men» voudraient nous enfermer, comme on enferme la mort dans la vie ou la vie dans la mort, l'idée dans l'abstraction ou l'immanence dans la matière. Faire honneur au monde entier, c'est alors vouloir que survive le chant: « A la noblesse du chant, à la sagesse sacrée, qui vivent, nous morts ».
Où demeure la générosité ? Dans quelles âmes, quelles cités, quelles civilisations ? La générosité appartient à cet ordre du réel qui n'a pas besoin de s'expliquer: elle se manifeste partout où nous recevons plus que nous ne pouvons donner. L'avare dévalue ce qu'il reçoit par crainte de devoir le rendre. Pour lui tout est petit, jusqu'aux pensées d'autrui où il ne peut discerner que calculs et basses raisons. Le noble élan du cœur simple lui échappe. Il reste à l'affût pour s'enrichir, par ruse, des négligences des âmes mieux nées que lui et tombe dans une fatale mésestime. L'honneur ne peut le mouvoir ni l'émouvoir.
Le Ciel de Cambridge nous rappelle que cet honneur est possible, finalement, qu'il nous gouverne, et que la fin dernière est à l'instant même où le regard ouvre le ciel, à jamais, lorsque nous partons. « Pour que nous quittions », écrit Rupert Brooke, « les cœurs malades que l'honneur n'émeut pas ». Il nous reste ainsi à remercier et à aimer la providence qui nous a fait naître aux temps du ravage de toute idée, de toute forme et de toute beauté, nous obligeant ainsi à en relever le défi et à ressaisir, seuls, le silence et l'invisible dont elles proviennent: « Alone above the Night, above the dust of the dead gods, alone ». C'est bien seul que l'on devance, dans la poussière des dieux morts, l'Appel de ceux que l'on doit honorer: « Ne les couronnerai-je pas d'une louange immortelle/Ceux que j'ai aimé/ qui m'ont donné, qui ont affronté avec moi/ De grands secrets ? »
Il n'est pas si fréquent qu'un poète trouve son juste intercesseur, - celui qui, nécessairement, nous conduit à lui. Le Ciel de Cambridge prouve qu'il n'est de transmission que d'une parole vive à une autre, par-delà les cercles ouverts de la mort. Les cordes alors se réaccordent dans le vibrato de cette divine anamnésis qui est, loin des « réalistes », le réel même, c'est- à-dire le monde qui est, comme le savait Hugo von Hofmannstahl « un poème éternel » (« Was ist die Welt ? Ein ewiges Gedicht. ») Nous comprenons ainsi, d'intercesseurs en intercesseurs, la fonction théurgique du poème, toujours hors de portée et cependant immédiat, dans la sagesse intime des mots, dont Philippe Barthelet nous dit qu'ils ne sont pas « symboliques » précisément parce qu'ils sont eux-mêmes Symboles, - choses réelles, visibles pour une part et pour une autre invisibles, ici-même et "là-bas, là-bas", comme les nuages de l'étranger baudelairien, - ces nuances qui nous manquent, et plus encore auxquelles nous manquons, et qui, dans nos défaillances, nos enivrements et nos songes, nous appellent.
Luc-Olivier d'Algange
Le Ciel de Cambridge, Rupert Brooke, la mort et la poésie, éditions Pierre-Guillaume de Roux.
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vendredi, 03 décembre 2021
L'Intermède romain de Drieu, les muses de marbre au manège des illusions
L'Intermède romain de Drieu, les muses de marbre au manège des illusions
Donato Novellini : "Drieu est un homme qui s'aime cruellement et se déteste donc avec une méthode scrupuleuse".
par Donato Novellini
Ex: https://www.barbadillo.it/102047-intermezzo-romano-di-drieu-le-muse-di-marmo-alla-giostra-delle-illusioni/
Le court roman Intermezzo romano (titre original français: L'intermède romain), récemment publié en Italie par Aspis, traduit et édité par Marco Settimini, ramène l'attention des lecteurs italiens sur l'œuvre de l'écrivain français Pierre Drieu La Rochelle (1893 - 1945), quelques années après l'apparition opportune dans les rayons de nos bibliothèques du grand roman corsé et ambitieux Gilles (Giometti & Antonello, Macerata, 2016) et d'Une femme à la fenêtre (GOG, 2018), autre signe heureux d'un accueil jamais assoupi chez nous - quoique joliment minoritaire - accueil que notre industrie éditoriale réserve à une littérature française moins banale, moins inféodée à la cause progressiste conformiste; en ces temps de révisionnisme démocratique violent, portant même sur le patrimoine lexical, et d'interdiction de toute pensée dissidente. On devrait aussi évoquer une littérature moins encline à se faire frénétiquement homologuer par de vertueux dispensateurs de jugements après coup, par des censeurs et des moralistes, des attachés culturels confortablement engoncés dans leur fauteuil, par des juges myopes de l'Histoire qui gardent toujours levé le petit doigt grondeur, presque cent ans après les "temps suspects", parbleu, qu'ils ont mal vieillis pétris de leurs préjugés barbares.
L'archéologie politique, qui s'en soucie ? Par ailleurs, nous avons affaire, en l'occurrence, à un intellectuel classé fasciste, à tendance misogyne et, qui plus est, obsédé, il serait donc vain de tergiverser dans des accommodements hypocrites. Il semblerait même oiseux d'expliquer ce genre de pensée romantique, d'impétuosité hors du stéréotype, chez un auteur qui pose l'européisme comme un héroïsme désespéré pris en tenaille entre le capitalisme et le communisme, tout en plaidant des causes perdues, ou pire, en faisant des chichis, en diluant en quelque sorte le pari pro-germanique d'un dandy parisien au nom du beau, en pliant l'art - certes contradictoire, esthétisant, humoristique, parfois même paresseusement incohérent - du romancier d'origine normande, le ramenant aux catégories obsolètes du bien et du mal: car tel est bien le paramètre des idiots. Au contraire, dans le cas spécifique et particulier de Drieu, la question devient beaucoup plus complexe, imperméable à tout jugement schématique ou verdict préétabli, considérant ce dernier critère d'interprétation inadéquat par manque de style, d'éducation et de sensibilité.
Nous voudrions terminer ici en disant à nos contemporains: vous ne méritez pas Pierre Drieu La Rochelle, vous ne devriez pas le lire du tout, vous ne pourriez pas vous le permettre ne serait-ce que par un manque de bon goût généralisé. A tel point que certains auteurs doivent être d'autant plus aimés et soignés qu'ils sont morts, mérités ou inévitablement perdus : certains écrivains parviennent à nous faire croire que nous leur ressemblons, alors que nous ne nous rendons pas compte que nous les avons naïvement pris pour modèle. Un mimétisme peu concluant, pourrait-on dire, un simulacre perdant. Ils ont soigneusement préparé le banquet de notre échec de suiveurs occasionnels, un repas tristement émulatif, nous laissant sans autres mots: ils les avaient déjà écrits, bien mieux. Que peut-on ajouter, si ce n'est de l'admiration? Certains romanciers conservent même le privilège de nous juger, page après page, comme des lecteurs inadéquats : nous méritons tous que l'on nous crache au visage, nous, aveugles ou analphabètes, tant notre nullité verbeuse est insignifiante, cette communication vide de tout ce qui est impérieux ou important, un amusement moderne et rustre. S'il existe une rare possibilité de perfection dans la vie d'un homme, elle consiste précisément dans la fatalité brûlante de l'adhésion à un destin, ou plutôt à la Destinée, même si c'est le destin tragique d'un suicidé traqué par le piège qu'il s'est créé, mais là, près de la corde au cou ou du poison à avaler, naturellement élégant, convenablement équipé d'une garde-robe raffinée, même si elle sera complètement inutile le lendemain. Ce qui compte, c'est le geste, quelle que soit l'occasion, et qu'il soit bien fait.
Le malheur de posséder le bon goût, en des temps très vulgaires, dans le passé comme dans le présent (bien qu'aujourd'hui bien pire), ressemble à une torture. Les bons vêtements, les allumettes et les cigarettes, les filles et les bons mots, l'alcool... peu à peu on finit par remarquer l'incommunicabilité sociale. Vanité réactionnaire. La mort de Pierre Drieu La Rochelle est, au-delà des contingences de la guerre et de la politique, un certificat de combat romantique, le dernier assaut domestique possible, un corps à corps bourgeois mais épique: pensée contre pensée, geste contre geste, duel contre la décadence séductrice, défi aux monstres du nihilisme. Une vengeance contre la vieillesse.
Alors que vous avez prononcé ou écrit le mot Amour, il a déjà été corrompu, violé, le moment s'est estompé, il est devenu une représentation consolatrice, un mensonge, une rhétorique, un faux, une illusion, une collection de papillons, une reconstitution historique habillée de chiffons brodés et de houppelandes en dentelle des époques passées. Mémoire transfigurée. Drieu en est bien conscient et s'amuse à Rome autant qu'à Paris ou Berlin, installant son martyre mondain désabusé autour du cratère féminin. Son indolent voyage romain, en fait. Précédé par le sketch La Voix et clos par un manuel sentimental, comme d'habitude impitoyablement autobiographique - Notes pour un roman sur la sexualité - l'intermède capitolin libère tout ce dégoût contenu, cet ennui et ce désenchantement mêlés de modestie, traits typiques des snobs qui snobinent le snobisme et qui pratiquent le mépris des lieux communs, plus encore le rejet du cliché touristique absorbant.
Que faire des musées et des ruines à ciel ouvert, quand on peut vivre ? L'œil nordique tend plutôt vers la précision maximale, scrutant chirurgicalement la lie périphérique, les restes sauvages de la plèbe comme de la haute société aristocratique, partout décomposés en rituels moisis, perçant les formalismes à la recherche d'un souffle d'humanité réaliste, ou du moins plausible, négligeant précisément ce fascisme scénographique, déjà surchargé de balcons et de réunions commandées, baroque et bourgeois, ouvertement nationaliste, que l'auteur a prétendu aimer jusqu'à la fin. Des ambitions dangereuses qu'il paiera en autodafés conséquents, paraphilies d'un éternel insatisfait.
L'intermède romain de Drieu
Voici, par exemple, le caprice d'Edwige, une muse de marbre à inventer derrière sa belle prestance, ou à sculpter pour son usage personnel, une parfaite noble à idéaliser avec une virilité fatiguée, épuisée, une énième reine de salon posée sur un échiquier d'albâtre, jouant sans adversaire. Le protagoniste est attiré par elle, mais ce n'est qu'après avoir saisi son côté dramatique qu'il aura envie de l'aimer. Le défaut rend la femme parfaite ; si elle n'était que belle, elle ennuierait vite. Le spectre de Dora, l'Américaine perdue et irrémédiablement distante, figure vitaliste récurrente dans la littérature de Drieu (l'épouse absente Dorothy dans Le feu follet) plane toujours, alibi de l'éternel regret masculin pour l'inconclusivité conséquente, parfois puérile. L'homme couvert de femmes n'est qu'un malentendu onaniste, une agression incapacitante d'un gentilhomme qui aurait voulu être barbare à ses dépens, un afflatus plein d'incertitudes et un séjour prédisposé à l'abandon. Partir, c'est l'aboutissement de chaque désir déjà vécu, avant la pantomime. L'homme plein de femmes n'est qu'un solitaire aux belles manières, un génie raté par trop de raffinement, à la recherche vaine d'une mère compréhensive, peut-être d'une nourrice aimante, ou d'une putain.
L'écrivain français relance en reculant, affirme en niant, agresse en reculant, déclare en niant parce qu'il sait bien que tout est, presque toujours, une clameur d'auto-illusion. C'est un jeu personnel perdant, alors il s'en tient au mouvement souvent irrationnel, afin de ne pas stagner dans la misère bourgeoise. D'autre part, même les illusions doivent avoir leur propre charisme pour le rester ; si elles en sont privées, les désirs se fanent et sombrent dans une mélancolie condescendante. Et pourtant, il s'accroche à ce "presque", synonyme de vivre, en y enfonçant toutes les métaphysiques possibles, l'héritage d'une souveraineté perdue, dissous en esquisses d'évasions mystiques, les bannières de la guerre comme initiation, l'ivresse brutale des vicieux incapables de devenir des héros. Consumé par le désir et en même temps méfiant à l'égard du plaisir, toujours si éphémère, l'ego du narrateur s'arrête dans une insatisfaction introspective, inclémente, souvent autoréférentielle, comme si le monde avec ses bouffons et ses commerçants, et la vie elle-même, étaient exactement ce qu'ils sont : des passe-temps.
Les femmes peuvent ébranler ce mécanisme égocentrique, mais rarement, lorsqu'il se manifeste dans la pureté, peut-être par hasard, les yeux bandés comme une surprise de la fortune, la joie non préméditée, l'épiphanie mystérieuse d'un bordel : refuge des bravades timides, des arrogants délicats, chambre louée des envies immédiates, dernière enclave des mâles. Cet amour frugal, consommé dans l'urgence et avec une ignorance furieuse, une animalité qui sent déjà l'adieu, qui sent l'abandon pour l'argent, la possession et l'oubli, offre à l'auteur un prétexte marginal d'assentiment à la vie, les derniers privilèges chevaleresques, l'épée au poing et la bouse fumante de l'animal fidèle après avoir possédé le corps d'une femme. Drieu est un homme qui s'aime cruellement et se déteste donc avec une méthode scrupuleuse : trop fin pour se contenter de la vérité mondaine ou pour croire au mensonge qu'il met joliment en place avec ses pseudonymes de journal intime - on dirait qu'il se porte à la perfection, comme un costume sur mesure - il travaille sans relâche à mettre en place des dénégations, des dénis, des commisérations, des adieux et des regrets, demandant, s'il le faut, l'hospitalité au désordre et à ses honteux, réservant sa tristesse la plus intime au premier venu. A une femme sans mémoire.
@barbadilloit
Donato Novellini
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mardi, 30 novembre 2021
Pour Dostoïevski, l'homme qui veut devenir Dieu ne peut même pas devenir un insecte
Pour Dostoïevski, l'homme qui veut devenir Dieu ne peut même pas devenir un insecte
par Francesco Lamendola
Source: https://www.centrostudilaruna.it/per-dostoevskij-luomo-che-vuole-farsi-dio-non-riesce-a-diventare-neanche-un-insetto.html
L'homme moderne aurait voulu se faire dieu, le dieu de lui-même, après avoir remisé au grenier des choses vieilles et inutiles cet autre Dieu, le Dieu de ses pères, qui l'avait accompagné pendant les innombrables générations de son histoire, mais cet homme moderne n'a souvent rien réussi à devenir, pas même cet insecte que, par moments, il aurait voulu être.
Parce qu'être un insecte, c'est déjà quelque chose, c'est déjà avoir une forme, un sens, un but, quel qu'il soit: c'est du moins ce que pensait Fiodor Dostoïevski; tandis que l'homme moderne, qui a voulu se faire son propre dieu, a fini par perdre sa propre essence, précisément parce que le lien avec la transcendance, avec le surnaturel, avec Dieu, en fait partie; et mutiler le rapport de l'homme avec Dieu signifie le mutiler dans ce qu'il y a d'unitaire, d'original et d'essentiel en lui. À ce moment-là, même un insecte peut apparaître, en comparaison, comme une créature résolue et accomplie, harmonieusement complète en elle-même et, par conséquent, plus réussie et plus parfaite que lui.
L'homme qui échoue dans la réalisation de sa propre humanité, en effet, n'est pas simplement quelque chose de moins qu'un être humain, ce qui serait déjà tragique; mais il en vient à être quelque chose de moins que n'importe quelle autre créature, même la plus humble et la plus cachée, l'échec de sa propre humanité n'étant pas une condition naturelle, mais une condition contre nature, un effondrement et une inversion du bon ordre des choses, donc un "monstrum". L'homme qui s'éloigne de Dieu pour devenir lui-même un dieu est une créature monstrueuse, démoniaque, abandonnée à la merci de forces dévastatrices; il ne reste presque rien d'humain, mais il devient une contrefaçon de l'homme tel qu'il était et tel qu'il devrait être, c'est-à-dire fait à l'image de son Créateur.
Dostoïevski en était convaincu, tout comme il était convaincu du sophisme inhérent à la philosophie moderne, fille du libéralisme et surtout de l'utilitarisme de Bentham (même s'il ne le mentionne pas), qui affirmait, et nous continuons à le croire, que ce dieu jaillirait de l'égoïsme de chaque individu, en définitive, on ne sait comment - et là, le philosophe anglais a sorti la Main invisible de son chapeau de magicien, rien de moins ! Prodige ! Que chacun s'occupe de son propre profit, que chacun s'occupe de sa propre ascension vers le succès ; et alors, quelle beauté, le profit maximum sortira pour le plus grand nombre : il n'y a rien à craindre, rien que la Divine Providence.
Dostoïevski a écrit ses œuvres à une époque où les tenants du positivisme propageaient les idées de John Locke, Adam Smith, Jeremy Bentham comme s'il s'agissait de vérités révélées et soutenaient, sans sourciller ni rougir, qu'il était possible de réaliser le vieux rêve des "philosophes" des Lumières: apporter, par le progrès, le bien-être, et donc - car ce sont des synonymes, n'est-ce pas ? - également le bonheur de l'humanité; et il a eu le courage d'affirmer que tout cela n'est que balivernes, jeux de logique abstraite, bavardages et artifices intellectuels sans aucun fondement.
Et tout cela provenait de la présomption et de l'ignorance de l'homme moderne : de sa présomption d'avoir tout compris, de son ignorance de l'essentiel. La raison, dit Dostoïevski, ne connaît que ce qu'elle est capable de connaître; mais la nature humaine contient beaucoup plus que ce que la raison peut même soupçonner: consciemment et inconsciemment. La prétention de la raison à avoir compris l'homme et même à vouloir le réformer, à vouloir le refaire, à partir de ses postulats scientifiques, de ses certitudes abstraites et a priori, est absurde.
L'écrivain russe en était convaincu: de l'égoïsme ne naît rien d'autre que l'égoïsme; de la recherche individuelle de son propre avantage ne naissent que des guerres et des conflits; de la prétention d'apporter à l'homme le bonheur en même temps que le bien-être matériel ne naissent que des illusions fatales, l'injustice, l'abus de pouvoir, les crimes et les délits.
C'est ainsi que réfléchit le protagoniste des Mémoires écrits dans un souterrain, après s'être défini d'abord comme un homme malade, puis comme un homme méchant et enfin comme un homme détestable (d'après : F. Dostoïevski, Mémoires écrits dans un souterrain ; titre original : Zapiski iz Podpolja, traduit du russe par Tommaso Landolfi, Milan, Rizzoli, 1975, 1988, pp. 25-27) :
"Je veux vous dire maintenant, messieurs, que cela vous plaise ou non de l'entendre, de ne même pas devenir un insecte. Je déclare solennellement que j'ai souvent voulu devenir un insecte. Mais même cet honneur ne m'a pas été accordé. Je vous jure, messieurs, qu'être conscient de trop de choses est une maladie, une vraie maladie. Pour les besoins de l'humanité, une conscience humaine commune serait excédentaire, c'est-à-dire la moitié, le quart de la conscience d'un homme avancé de notre malheureux 19ème siècle, qui a le malheur de vivre à Saint-Pétersbourg, la ville la plus abstraite et la plus préméditée du globe entier. (En fait, il existe des villes préméditées et des villes non préméditées). La conscience dont jouissent toutes les personnes dites immédiates et les hommes d'action serait suffisante. Vous pensez, j'en suis sûr, que j'écris tout cela pour être drôle au détriment des hommes d'action, et même de mauvais goût, que je fais claquer mon sabre comme mon officier. Mais, messieurs, qui pourrait se vanter de ses maladies, et même s'en servir comme prétexte pour se donner des airs d'importance ?
Qu'est-ce que je dis ? Tout le monde fait ça ; ils se vantent de leurs maladies, et moi peut-être plus que les autres. N'en parlons même pas ; mon objection était absurde. Pourtant, je suis fermement convaincu que non seulement la conscience excessive, mais la conscience elle-même est une maladie. J'insiste sur ce point. Mais laissons cela de côté pour un moment. Dites-moi maintenant : comment se fait-il que, même par hasard, aux moments précis, oui, aux moments précis où j'étais prêt à prendre conscience de toutes les subtilités du "beau et du sublime", comme on disait, il m'est arrivé non seulement d'imaginer, mais même d'accomplir de basses actions que... enfin, en somme, que tout le monde fait peut-être, mais que moi, même par hasard, j'ai dû accomplir au moment même où j'avais la conscience la plus claire de ne pas avoir à les accomplir ? Plus j'étais conscient du bien et de toutes ces choses "belles et sublimes", plus je m'enfonçais dans ma boue et plus j'étais prêt à m'y enraciner. Mais l'essentiel est que tout cela ne semblait pas m'arriver par hasard, mais plutôt comme si cela devait arriver. Presque comme si c'était mon état normal, et pas du tout une maladie ou un état morbide, de sorte qu'à la fin, j'ai aussi perdu la volonté de lutter contre ce prétendu état morbide. À la fin, je me suis presque convaincu (et peut-être même complètement convaincu) que ceci, pourquoi pas, était ma condition normale. Mais sur le premier, combien de douleur j'ai souffert dans cette lutte ! Je ne pouvais pas croire que c'était la même chose pour les autres, et toute ma vie j'ai gardé le secret sur ce qui m'était arrivé. J'avais honte (peut-être ai-je encore honte aujourd'hui) ; J'avais honte (j'ai peut-être encore honte), et j'en suis arrivé au point où j'ai ressenti une sorte de volupté secrète, morbide et basse de retourner dans mon coin dans une nuit sordide de Pétersbourg et de devoir reconnaître que j'avais commis un autre acte lâche ce jour-là, qu'il n'y avait pas de remède, et de me ronger pour cela, de me déchirer avec mes dents, de me ronger, de me sucer tellement que l'angoisse, à la fin, se transformait en une douceur si honteuse et si maudite, et, à la fin, en une véritable volupté ! Oui, dans la volupté, dans la volupté ! J'insiste sur ce point. C'est pourquoi j'ai commencé à parler, parce que je veux savoir précisément si d'autres personnes éprouvent aussi une telle volupté. Je m'explique : la volupté m'est venue ici précisément du sentiment trop clair de ma propre bassesse ; du fait que je sentais que j'avais atteint l'extrême limite ; et que, bien que ce fût horrible, il ne pouvait en être autrement ; que je n'avais pas d'issue, que je ne deviendrais jamais un autre homme ; que, même si le temps et la foi avaient suffi, je n'aurais certainement pas voulu me changer ; et que, même si je l'avais voulu, je n'aurais rien fait, même dans ce cas, parce que, en fait, il n'y avait peut-être rien à changer. Et le pire, c'est qu'en fin de compte, tout cela se produit selon les lois normales et fondamentales de la conscience raffinée et par l'inertie qui découle directement de ces lois, et pourtant non seulement vous ne pouvez pas changer, mais vous ne pouvez rien y faire. Voici, par exemple, une conséquence de cette conscience raffinée : c'est vrai, oui, vous vous dites, je suis une canaille ; comme si, pour la canaille, le fait d'avoir elle-même conscience de sa propre canaillerie réelle était une consolation... Mais assez... Bon, j'ai parlé, et qu'ai-je dit ?... Comment expliquez-vous cette volupté ? Mais je vais l'expliquer. Je vais aller au fond des choses ! Ce n'est pas pour rien que j'ai pris le stylo en main".
Cinq siècles ont passé, mais cette confession semble être sortie de la plume de Messire Francesco Pétrarque, précisément au seuil de la modernité, c'est-à-dire de ce mouvement d'orgueil de la créature qui porte le nom d'Humanisme. Nous y trouvons, décrite avec une acuité extraordinaire, la même analyse du même phénomène: le dédoublement du moi; et nous y trouvons la même conclusion, presque dans les mêmes termes: l'acédie (ακηδια) comme condition permanente de l'âme, l'acédie comme paralysie de la volonté et comme naufrage du sens de la vie, mais aussi comme volupté lugubre et déplorable de celui qui en est affligé.
L'homme moderne est donc tombé dans l'acédie, dans la paralysie morale, parce qu'il a voulu se faire Dieu, et son moi a subi une fragmentation imparable, un véritable émiettement: il s'est écroulé sous la pression de forces immenses, écrasantes, qu'il a lui-même mises en mouvement, croyant pouvoir les maîtriser et les utiliser à sa guise: la raison, mais sans amour ni compassion; l'audace, mais sans prudence; la soif de domination, mais sans sens de la justice; l'ambition, mais sans force d'âme; la sensualité, mais sans tempérance; la technologie, mais sans sens des limites; la confiance en soi, mais sans l'humilité nécessaire et sans une authentique compréhension de soi.
L'homme moderne est victime d'un aveuglement, ou plutôt, pour être plus précis, d'un auto-aveuglement: en voulant regarder la lumière de trop près, sans la prudence nécessaire, il s'est brûlé la rétine et est devenu aveugle ; aveugle, il croit voir ou prétend voir mieux qu'avant ; menteur, par bêtise ou par orgueil luciférien, il tend à tromper même ses semblables, à les entraîner avec lui vers l'abîme : n'importe quoi, même de se jeter tête baissée dans l'abîme, plutôt que d'admettre sa cécité, plutôt que de reconnaître qu'il ne voyait pas, plutôt que d'avouer qu'il s'était trompé, qu'il avait péché par orgueil, qu'il avait déliré dans une folle vanité.
Et ainsi, il n'a même pas pu devenir un insecte: c'est-à-dire ce qu'il aurait voulu devenir, à certains moments, dans certaines situations, courbé sous le poids de la terrible punition qu'il s'était infligée; mais pas encore persuadé de son erreur, pas encore dompté dans son immense orgueil, pas encore pleinement convaincu qu'il était tombé dans une voie sans issue.
Parce qu'un insecte, dans un certain sens, est quelque chose de plus parfait qu'un homme raté; et l'homme est raté quand il rejette sa part divine, quand il piétine sa vocation à l'absolu, quand il blasphème contre la splendeur de l'Être. Chaque insecte possède sa propre dignité intrinsèque; l'homme ne la possède que s'il reste à la hauteur de lui-même, voire s'il s'élève au niveau de ce qu'il doit devenir. Mais pour s'élever, il doit d'abord s'abaisser: il doit abaisser son orgueil, il doit mourir à sa soif de domination, il doit éteindre les flammes de ses passions égoïstes et désordonnées.
Ce n'est qu'alors, dans son apparente défaite, qu'il trouve sa propre grandeur et qu'il s'approche de ce qu'il doit devenir: un être spirituel, un enfant de la lumière et de l'amour, et non un être charnel, enflammé de convoitises inassouvies, dominé par des pulsions primordiales, déformé par le reflet narquois du grand Destructeur, qui l'instigue et l'entraîne à sa guise, plus il se croit maître de lui-même et seigneur du monde entier.
L'homme qui n'a pas réussi, l'homme qui n'a pas réussi à devenir un vrai homme, ne reste pas suspendu en l'air, comme dans une sorte de limbes : il tombe au fond et devient une créature des ténèbres, un être démoniaque ; même s'il se pare de belles paroles, même s'il s'entoure de faste et de pouvoir, même s'il monte sur le trône et se pose en législateur sage et en juge juste, il est maintenant perdu, sans échappatoire et sans possibilité de rédemption, parce que son âme lumineuse est devenue une âme des ténèbres.
C'est peut-être ce que Heidegger avait à l'esprit lorsqu'il affirmait que seul un Dieu peut désormais nous sauver : l'espoir que nous réfléchissions à une intuition comme celle de Dostoïevski, pendant qu'il est encore temps.
* * *
Tiré, avec l'aimable autorisation de l'auteur, du site Arianna Editrice.
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Yukio Mishima: patriotisme, silence et sang
Yukio Mishima: patriotisme, silence et sang
Reportage à Tokyo sur l'écrivain et patriote, auteur du Pavillon d'or par Tiziano Terzani
SOURCE : https://www.barbadillo.it/101925-yukio-mishima-patriottismo-silenzio-e-sangue/
Nous publions le reportage effectué dans la capitale du Japon par l'écrivain Tiziano Terzani, à la recherche de la mémoire de l'écrivain et patriote Yukio Mishima. L'article, publié dans La Repubblica, date de 1985. C'est un document précieux, qui confirme que dans la presse de gauche, à l'époque, il y avait moins de préjugés et moins de conformisme qu'aujourd'hui. (Barbadillo)
TOKYO - Deux têtes coupées sur un tapis sanglant, deux corps éventrés, trois jeunes hommes au garde-à-vous dans d'étranges uniformes jaune-brun et surtout un grand et indicible silence. Ceux qui, le 25 novembre 1970 à midi, ont jeté un regard dans cette pièce, dans le quartier général de l'armée japonaise à Ichigaya, au cœur de Tokyo, se souviennent de la dernière image de Yukio Mishima, l'un des plus grands écrivains japonais de ce siècle, et cette image est celle-ci: le sang et le silence. Mishima venait de haranguer une foule de soldats depuis un balcon donnant sur la grande cour. "Faisons du Japon ce qu'il était... ne vous intéressez-vous qu'à vivre et à laisser mourir l'esprit ?" avait-il crié au milieu des huées et des railleries d'un public improvisé. "Je vous montrerai qu'il y a plus à valoriser que la vie. Pas la liberté, pas la démocratie, mais... le Japon,... le Japon !". Il revint, enleva l'uniforme de son armée privée (que portaient également les quatre jeunes hommes qui l'accompagnaient) et, criant "Vive l'Empereur !" de tout son souffle, s'éventra lentement. Un de ses disciples lui a coupé la tête. A son tour, il s'est éventré et un compagnon l'a décapité. L'énorme tumulte de tout à l'heure a été suivi d'un silence étonné.
Quinze ans ont passé depuis ce jour et le silence autour de Mishima au Japon se poursuit. Ses romans ne sont pratiquement plus réimprimés, les vrais livres sur lui n'existent pas, le film que les Américains viennent de réaliser sur sa vie n'a pas été admis au festival du film de Tokyo, et il est maintenant clair qu'il sera banni des écrans de ce pays. Pourquoi ? Je suis allé demander à l'homme qui comptait parmi les amis les plus proches de Mishima, celui qui, ce jour-là, il y a quinze ans, se trouvait au siège d'Ichigaya et était présent lorsque le corps de Mishima a été emporté dans une caisse en bois: l'auteur de la première grande biographie de Mishima (aujourd'hui traduite en italien par Feltrinelli : Vita e morte di Yukio Mishima, p. 300, 29.000 lires). Il ne s'agit pas d'un Japonais mais d'un gaijin, "un étranger", Henry Scott Stokes, qui est venu ici il y a plus de vingt ans en tant que journaliste, d'abord pour le Times de Londres, puis pour le New York Times et qui vit encore ici, écrivant toujours sur le Japon. "Mishima vivant n'aurait peut-être pas été pris au sérieux, aurait pu être rejeté comme un bouffon histrionique, un peu fou. Mais la mort de Mishima est un énorme fardeau à cause de certaines des vérités qu'il a dites, à cause de l'énorme geste provocateur qu'a été son suicide, un hara-kiri fait de manière classique comme une cérémonie, une prière. Mais une prière adressée à qui? Les Japonais d'aujourd'hui ne parviennent toujours pas à l'accepter. Son souvenir les hante en quelque sorte, car il n'est pas du tout certain que ces idées de droite, ces idées "fascistes" que Mishima soutenait appartiennent au passé, et c'est tout. C'est pourquoi ils évitent d'en parler et ils aimeraient que nous n'en parlions pas non plus. Ces jours-ci, je suis parti à la recherche de films dans lesquels Mishima est apparu en tant qu'acteur: eh bien, je n'ai pas pu obtenir la permission d'avoir quelques séquences pour un documentaire que la BBC réalise sur lui". Mishima est donc un tabou. Mais le seul tabou au Japon n'est-il pas l'empereur? "Le point est précisément là. Aucun Japonais n'ose le dire clairement, mais le suicide de Mishima, apparemment réalisé au nom de l'empereur, est en fait un geste critique envers Hiro Hito. Dans quel sens? "Tout remonte aux derniers mois de la Seconde Guerre mondiale et aux premiers mois de l'occupation américaine. L'empereur n'a jamais assumé la responsabilité de la reddition. Il aurait pu abdiquer en faveur de son fils et se retirer dans un temple, mais il ne l'a pas fait. En outre, le 1er janvier 1946, il a prononcé le fameux discours dans lequel il a déclaré être un simple mortel et non une créature divine. Mais il a ainsi répudié le sacrifice de millions de personnes qui sont mortes pour lui.
"À l'automne 1960, Mishima écrit une nouvelle de seulement quinze pages intitulée "Patriotisme", dans laquelle il décrit le hara-kiri d'un jeune lieutenant au moment du soulèvement de 1936, qui visait à la purification de l'empire. Et en 1966, il a écrit "Les voix des héros morts", un réquisitoire explicite contre l'empereur. C'est à cette époque que l'idée du suicide est née chez Mishima. Il y a aussi certaines coïncidences qui n'échappent pas aux Japonais. Au cours de ce siècle, en temps de paix, il n'y a eu que deux hara-kiri: celui de Mishima et celui du général Nogi en 1912. Nogi était un précepteur à la Cour et s'est suicidé immédiatement après la mort de l'empereur Meji. Il a appelé le garçon dont il était le tuteur, l'a fait asseoir en face de lui, lui a parlé pendant deux heures, puis s'est retiré dans la pièce voisine et s'est éventré, comme pour donner au garçon un exemple de la façon dont un Japonais doit se comporter. Ce garçon, qui avait douze ans à l'époque, est l'actuel empereur Hiro Hito, celui vers lequel Mishima s'est également tourné dans son dernier souffle. "Le désespoir de Mishima provenait du fait qu'il s'était rendu compte que la vie à la campagne se dégradait de plus en plus. Il a déclaré que le Japon était en train de devenir une société de marchands intéressés uniquement par l'argent, sans grandes valeurs. Ce n'est qu'aujourd'hui, quinze ans après sa mort, que je comprends à quel point Mishima avait raison. La littérature est tombée en disgrâce, les jeunes ne rêvent plus d'écrire des romans, mais de développer des programmes informatiques". Y avait-il aussi des motivations personnelles dans son suicide? "Oui. Aussi. Sa veine créative s'était épuisée. Après son trente-cinquième anniversaire, tout ce qu'il a écrit, à part ses essais, n'a pas eu de succès. La Maison de Kyoko, le roman sur lequel il comptait, entre autres, pour payer la maison qu'il s'était fait construire après son mariage, est un échec. Sa notoriété déclinait et Mishima, ambitieux comme il l'était, ne supportait pas l'inattention du public. "Paradoxalement, son prestige grandit à l'étranger, où ses œuvres sont traduites et appréciées : en Italie, par exemple, en 1961 paraît La voce delle onde (Feltrinelli), puis (toujours chez le même éditeur) Il padiglione d' oro, Dopo il banchetto et Confessioni di una maschera. (Neuf autres traductions ont ensuite été publiées en italien par différents éditeurs, dont Il sapore della gloria, chez Mondadori, La via del Samurai et Lo specchio degli inganni, chez Bompiani). Aucun journaliste ou intellectuel ne passait à Tokyo sans le chercher. Quel autre Japonais, sachant parler anglais, dirait ce qu'il pense sans ambiguïté? Par exemple: "Vous, étrangers, devez comprendre que le Japon a deux âmes: l'ikebana, l'arrangement des fleurs, la beauté, mais aussi l'horreur, le macabre...". De cette manière explicite, il n'était pas très japonais... Oui, peut-être que Mishima n'était pas complètement japonais. Dans ce pays, deux minorités font l'objet d'une discrimination particulière: les Coréens et les "intouchables", les burakumin. Maintenant, certains disent que la famille de Mishima était à l'origine "burakumin".
Est-il possible que Mishima soit également devenu tabou en raison de certains de ses liens avec le monde politique et notamment avec un homme qui est aujourd'hui le Premier ministre japonais Nakasone? "C'est possible. Nakasone était encore un député provincial inconnu alors que Mishima était déjà considéré comme l'une des plus grandes personnalités japonaises de ce siècle. La relation entre les deux est née et s'est développée. Au moment où Mishima a fondé son armée privée, Nakasone l'a présenté à certains officiers, et ce sont eux qui ont permis aux troupes de Mishima de s'entraîner dans les casernes et les camps de l'armée régulière. "Mais Nakasone n'était pas le seul à avoir des relations avec Mishima. Le Premier ministre Eisaku Sato, par exemple, a aidé à financer l'armée de Mishima. Il ne faut pas oublier que c'était les années du Vietnam, que les Japonais étaient accusés par la gauche d'être soumis aux Américains et qu'il était donc politiquement utile d'avoir quelqu'un de droite qui disait des choses comme: "Il est temps pour les Japonais de redécouvrir leur fierté nationale. Nous ne voulons plus être protégés par les Américains. Il est temps que nous récupérions notre propre armée...". Beaucoup étaient d'accord avec lui, mais ils n'avaient pas besoin de le dire en public. Et ils n'osent toujours pas le dire aujourd'hui." Mais que voulait faire Mishima avec son armée ? " Son idée était d'occuper le parlement et d'abroger la constitution imposée au Japon par les Américains... Puis il attendrait. Il est évident que les politiciens ne pouvaient pas le soutenir aussi loin. Ainsi, Nakasone, dès qu'il est devenu ministre de la Défense, a commencé à prendre ses distances avec Mishima. Et il s'est senti trahi."
Qu'en est-il des idées politiques de Mishima aujourd'hui ? "Au cours des quinze dernières années, le Japon s'est progressivement déplacé vers la droite. Lorsque Mishima était encore en vie, les seules personnes qui pouvaient envahir les rues de Tokyo et les occuper pendant des heures étaient les manifestants de gauche. Aujourd'hui, on ne voit plus ces manifestants et les seuls sons que l'on entend dans les rues sont ceux émis par les haut-parleurs de la droite. Même si on ne parle pas de lui, Mishima est là. À Tokyo, de nombreux groupes de personnes se réunissent pour vénérer sa mémoire ; les trois jeunes hommes qui se tenaient à ses côtés lors de son hara-kiri sont devenus des sortes de demi-dieux. "Le fait est que les problèmes soulevés par Mishima n'ont pas été résolus. Il s'agit d'un pays à la tradition militaire séculaire, qui s'est vu imposer une constitution où l'on renonce à l'usage des armes "pour toujours". C'est un pays qui, aujourd'hui encore, quarante ans après sa défaite, dispose de bases militaires étrangères en chaque point stratégique de son territoire ; qui est lié par un traité de sécurité à la puissance qui l'a vaincu et qui le protège désormais. Les Japonais ne veulent pas en parler, mais voici un homme qui, du haut de sa gloire, de la manière la plus dramatique, pointe précisément du doigt ces choses. Les Japonais ne manquent pas le sens de cette dernière séquence sur le balcon: Mishima parle et les soldats se moquent de lui. "Dégage!", crie quelqu'un. Et Mishima, désespéré : "Vous n'êtes rien d'autre que des mercenaires américains"... Ce n'est qu'alors que le public cesse de rire. Quelqu'un crie: "Tirez-lui dessus". Puis beaucoup: "Tuez-le". "Mishima avait ainsi touché l'un des nerfs les plus sensibles de très nombreux Japonais. Et son souvenir touche encore ce nerf".
Tiziano Terzani (La Repubblica, 24 novembre 1985)
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lundi, 29 novembre 2021
Sylvain Tesson: "Penser la France avec ses jambes"
Sylvain Tesson: "Penser la France avec ses jambes"
par Georges FELTIN-TRACOL
Le 21 août 2014, trois mois après la disparition de sa mère, l’écrivain – voyageur Sylvain Tesson accepte l’invitation de passer quelques jours à Chamonix chez son ami, le romancier et diplomate Jean-Christophe Ruffin. La nuit venue, Tesson cède à sa passion: grimper sur le toit du chalet de son hôte. Mais, fortement alcoolisé, il ne se maîtrise pas et tombe de la façade. Plongé dans un coma artificiel pendant plusieurs semaines, il souffre d’un traumatisme crânien, d’une paralysie faciale, de multiples fractures et de la perte de l’ouïe à l’oreille droite. « J’avais pris cinquante ans en huit mètres. »
Pendant son séjour à l’hôpital, lui qui a traversé tous les continents, décide de parcourir au plus tôt une France qu’il connaît finalement peu. « Je trouvais désinvolte d’avoir couru le monde en négligeant le trésor de proximité. » Ce défi sera aussi sa méthode de remise en forme physique et mentale. « Se rééduquer ? Cela commençait par ficher le camp. » Puisque « tout corps après sa chute – pour peu qu’il s’en relève – devrait entreprendre une randonnée forcée », il voit dans la marche à pied une excellente thérapie.
Une médication mobile
« Quatre mois plus tard j’étais dehors, bancal, le corps en peine, avec le sang d’un autre dans les veines, le crâne enfoncé, le ventre paralysé, les poumons cicatrisés, la colonne cloutée de vis et le visage difforme. » Il choisit de traverser la France en diagonale du Sud-Est vers le Nord-Ouest. Il quitte Tende près de la frontière italienne le 24 août et achève son périple le 8 novembre suivant à la pointe occidentale du Cotentin non loin de La Hague. Il aura franchi la vallée de la Roya, le Mercantour, le Comtat Venaissin, les Cévennes, l’Aubrac, la Haute-Marche, la Touraine et la Normandie. Pendant ces semaines de découvertes, d’efforts et de méditations, Sylvain Tesson ne voyage pas toujours seul. Ses amis (Cédric Gras, Thomas Goisque, Arnaud Humann) l’accompagnent quelques jours sur les chemins. Novice en la matière, sa sœur Daphné lui tient compagnie quelques jours.
Il choisit avec soin son parcours. Il entend fouler des sentiers oubliés. « Loin des routes, il existait une France ombreuse protégée du vacarme, épargnée par l’aménagement qui est la pollution du mystère. » Avec l’aide inestimable des cartes topographiques au 25.000e (un cm sur la carte représente en réalité 250 m), il parvient non sans difficultés à dénicher les chemins noirs. « Ces tracés en étoile et ces lignes piquetées étaient des sentiers ruraux, des pistes pastorales fixées par le cadastre, des accès pour les services forestiers, des appuis de lisières, des viae antiques à peine entretenues, parfois privées, souvent laissées à la circulation des bêtes. » Mieux, « passages secrets, les chemins noirs dessinaient le souvenir de la France piétonne, le réseau d’un pays anciennement paysan. Ils n’appartenaient pas à cette géographie des “ sentiers de randonnée ”, voies balisées plantées de panonceaux où couraient le sportif et l’élu local ». La mode du trail ne serait-elle pas la confiscation du sauvage par le sport de masse et l’organisation d’évènements festifs collectifs ?
Il marche donc dans une « France rurale [qui] se maintenait dans les replis. Ailleurs, elle refluait. Une marée succédait à une autre. L’Histoire avait élaboré un damier laborieux sur ce territoire. Il en subsistait des restes. Les paysans faisaient leurs adieux à un monde dont ils ne connaissaient pas le substitut ». Il se montre fort critique envers un rapport gouvernemental sur l’hyper-ruralité. Pour ses auteurs bureaucratique, « la ruralité n’était pas une grâce mais une malédiction ». Ils vantent par conséquent le déploiement dans les campagnes du haut-débit, des réseaux routiers et du tout numérique. Il importe de désenclaver le monde rural ! « Les bénéficiaires de ces aménagements feraient de bons soldats, des hommes remplaçables, prémunis contre ce que le rapport appelait les “ votes radicaux ”. Car c’était l’arrière-pensée : assurer une conformité psychique de ce peuple impossible. » Bref, tout le contraire de « ce que nous autres, pauvres cloches romantiques, tenions pour une clef du paradis sur Terre – l’ensauvagement, la préservation, l’isolement – était considéré dans ces pages comme des catégories du sous-développement ».
Partout la même laideur moderne
Bien qu’à l’écart volontaire de la frénésie de ses contemporains, Sylvain Tesson constate, pas après pas, que « les Trente Glorieuses avaient accouché d’un nouveau paysage, redistribué les cartes du sol, réorchestré la conversation de l’homme et de la terre ». En Gâtines tourangelle, il décrypte un paysage anthropisé en trois cercles infernaux néo-dantesques. Premier cercle : des bourgs au « centre-ville […] charmant »; deuxième cercle : « le quartier pavillonnaire »; troisième cercle : le territoire « commercial ». Plus tard, à Andouillé, il découvre « une “ machine à distribuer le pain ” [qui] remplaçait la boulangerie ». Des vandales l’ont détruite. « Moralité à la française : quand il manque de pain, le peuple se révolte; quand il manque de boulangères, il casse les machines. » S’agit-il d’une action néo-luddite quelconque ou bien d’une manifestation tangible de l’insécurité générale croissante dans l’Hexagone ?
L’hyper-modernité de notre époque irrite Sylvain Tesson. Il vilipende « la grande affaire de l’époque: se déplacer vite et beaucoup ». Il souligne, philosophe, qu’« après les Trente Glorieuses, on aurait pu donner aux deux premières décennies du XXIe siècle le nom de Vingt Cliqueuses ». Il insiste sur l’importance du « dispositif [qui] était la somme des héritages comportementaux, des sollicitations sociales, des influences politiques, des contraintes économiques qui déterminaient nos destins, sans se faire remarquer. Le dispositif disposait de nous ». Or, à rebours de cette tendance, « le bivouac est un luxe qui rend difficilement supportable, plus tard, les nuits dans les palaces ». Par ailleurs, « aller par les chemins noirs, chercher des clairières derrière les ronces était le moyen d’échapper au dispositif ». Il déplore que « la surveillance généralisée avait redoublé. Et nos vies ordinaires s’exposaient ainsi sur les écrans, se réduisaient en statistiques, se lyophilisaient dans les tuyauteries de la plomberie cybernétique, se nichaient dans les puces électroniques des cartes plastifiées. Naissions-nous pour alimenter les fichiers ? ». Pis, « la question de la taille et la question de la vitesse étaient les nouvelles fondations du monde du XXIe siècle. L’agitation et l’obésité ne sont jamais d’heureuses nouvelles ». Aussi préfère-t-il se réfugier dans les forêts, agir en Waldgänger jüngerien, en anarque vadrouilleur. « L’évitement me paraissait le mariage de la force avec l’élégance. Orchestrer le repli me semblait une urgence. […] En somme, se détourner. Mieux encore ! disparaître. »
L’auteur de L'axe du loup a probablement lu Martin Heidegger. Géographe de formation, il semble inscrire ses réflexions dans celles d’Éric Dardel (1899 – 1967). Auteur en 1952 de L’homme et la terre (1), il « fut toute sa vie passionné par l’Histoire des idées, celles des mythes, des relations entre l’Histoire et les mythes. […] Il contribua à faire connaître en France Sören Kierkegaard, Martin Heidegger et Karl Jaspers (2) ». Éric Dardel prend la géographie selon un autre regard, « celui de la phénoménologie, de la perception et de la représentation (3) ». Ce beau-frère de Henry Corbin, traducteur de Heidegger et spécialiste de l’islam chiite iranien, fonde une « géographie phénoménologique » (ou « heideggérienne »). L’économiste François Perroux lira avec attention ses écrits dont son article « l’esthétique comme mode d’existence de l’homme archaïque » paru en 1965 dans la Revue d’histoire et de philosophie religieuse publiée à Strasbourg. Sylvain Tesson ne pratique-t-il pas une approche « dardelienne », à savoir « la connaissance géographique a pour objet de mettre en clair ces signes, ce que la Terre révèle à l’homme sur sa condition humaine et son destin. Ce n’est pas d’abord un atlas ouvert devant ses yeux, c’est un appel qui monte du sol, de l’onde ou de la forêt, une chance ou un refus, une puissance, une présence (4) » ?
L’auteur des Chemins noirs sait toutefois que son attitude réfractaire le rend suspect aux autorités du libéralisme de surveillance. « La Commune rejouée dans un corps de ferme, la plus risquée, car l’État n’aimait pas les îlots de contestation potentielle. » Il fait cependant d’étonnantes rencontres : une sorcière, un ermite, un coupe en Haute-Mayenne qui appartient « à un peuple rare : les gens qui se taisent et s’enracinent ». Il se doute bien que « tous ces reclus avaient emprunté leur chemin noir vers les domaines intérieurs de la solitude. Ils refusaient l’accumulation des objets, s’opposaient à la projection du monde sur un écran. Les anarchistes de Tarnac, les starets de la vieille Russie et les méharistes de l’AOF n’auraient peut-être pas accepté de s’adresser la parole. Pourtant, ils se ressemblaient : peupler le désert ne leur déplaisait pas, ils demeuraient maigres et chacun savait que l’ennemi surgissait souvent du vide ».
Polymorphies françaises
Parfois, sarcastique, il se vise en priorité. « Quel intérêt à hisser ce corps en loques jusqu’au nord d’un pays en ruines ? » Il se reprend aussitôt et s’interroge sur l’avenir de la France. « Les nations ne sont pas des reptiles : elles ignorent de quoi sera faite leur mue. La France changeait d’aspect, la campagne de visage, les villes de forme. » Chaque jour, au fil des paysages variées, il prend conscience du génie tellurique de Notre-Dame la France. Dès le début de sa pérégrination qui frôlera le Mont Saint-Michel, il observe qu’« en France, on trouve des lieux de culte marial dans les grottes et les sources. La Vierge Marie s’est accaparé toutes les bizarreries du relief. […] C’était la récupération du vieux paganisme par la foi catholique, une manière de ne pas rompre avec l’esprit des lieux ». Ainsi confirme-t-il la prégnance ancestrale et l’incrustation spatiale du pagano-christianisme. L’historien Philippe Portier rappelle que « les textes des évêques nous confrontent à une population syncrétique qui articule sa foi chrétienne à des pratiques païennes. [… Au Moyen Âge], le monde est saturé de religion. Le sacré est partout, dans les agencements institutionnels de la société comme dans l’imaginaire vécu des individus, à ce point que l’incroyance n’est pas pensable (5) ».
En se fondant sur l’essai de Fernand Braudel, L’identité de la France - il aurait pu aussi lire La France de Pierre Chaunu (6) -, « nous vivions sur la compression de milliards d’animalcules digérés par le temps et dont la stratification avait composé un substrat. La France impossible était comme le calcaire : issue d’une digestion. Le lent ruminement d’idées contraires, de climats opposés, de paysages inconciliables et de gens dissemblables avait malaxé une pâte viable. Pour Braudel, là était l’identité : dans l’amalgame, ce mot superbe. Il avait nécessité des dizaines de siècles ». Dans un entretien à Libération, Sylvain Tesson explique encore qu’« en France, on assiste à ce que Braudel appelle “ l’extrême morcellement ”. Le paysage change constamment, à la simple échelle du pas. Le temps d’une marche, on peut ainsi observer différents aspects géologiques, quand on passe d’un sol calcaire à un sol granitique par exemple, ou au gré des changements climatiques, culturels et architecturaux. Le paysage français est une œuvre de marqueterie extravagante. […] La mosaïque française dit beaucoup sur l’inutilité des débats sans fin sur “ une ” identité nationale. Les paysages devraient décourager tous les combats de coqs. La singularité française réside justement dans cet extrême morcellement (7) ». A-t-il lu au préalable Jean Cau que son père, Philippe Tesson, édita dans diverses collections des éditions de La Table Ronde au début des années 1970, en particulier Pourquoi la France ? L’identité française, écrit Jean Cau, « est forcément composite, s’agissant d’un pays comme la France qui s’est constitué au fil des siècles par une sorte de travail amoureux d’ébénisterie. Avec agrégats, ajouts, fusions, accords, emboîtages, soudures… Lentement s’est constitué le puzzle, lentement est né le visage, lentement a surgi la forme. Des peuples divers sont devenus un peuple; des ethnies diverses ont modelé une personnalité française. L’Occitan, le Gascon, le Breton, l’Auvergnat, tous ont peu à peu été liés par une histoire et une langue commune et les particularismes enrichissaient une unité plus haute et moiraient celle-ci de nouvelles couleurs (8) ».
Il ne faut néanmoins pas se méprendre. Sylvain Tesson n’agit pas en politique. Il pense plutôt en philosophe de l’histoire sur des chemins qui le mènent quelque part. À ses yeux réalistes et détachés des contingences politiciennes, « le pouvoir d’un président consistait à se faufiler dans le labyrinthe des empêchements ». Dans le Cantal, l’épilepsie le frappe. Avec un détachement certain sur sa pauvre condition humaine, il note que « dans l’Histoire, cela s’appelait la massification. Dans une société, cela menait à la crise ».
En 1918, Thomas Mann, alors jeune-conservateur, publiait ses Considérations d’un apolitique. À travers les chemins oubliés d’une France en mutation, Sylvain Tesson a surtout rédigé la balade d’un apolitique, le bréviaire d’un réticent à l’hyper-modernité ambiante. « Certains hommes espéraient entrer dans l’Histoire. Nous étions quelques-uns à préférer disparaître dans la géographie », soit la randonnée comme refuge existentiel de l’Être…
GF-T
Notes:
1 : Éric Dardel, L’homme et la terre. Nature de la réalité géographique, Éditions du comité des travaux historiques et scientifiques, 1990.
2 : Jean-Marc Besse, « Géographie et existence d’après l’œuvre d’Éric Dardel », op. cit., p. 179.
3 : Idem, p. 189.
4 : Éric Dardel, op. cit., pp. 2 – 3.
5 : Dans Le Monde du 24 septembre 2016.
6 : Pierre Chaunu, La France. Histoire de la sensibilité des Français à la France, Robert Laffont, coll. « pluriel », 1982.
7 : Dans Libération du 28 décembre 2016.
8 : Jean Cau, Pourquoi la France, La Table Ronde, 1975, pp. 39 – 40.
- Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, Gallimard, coll. « Blanche », 2016, 146 p. Les citations non mises en notes sont extraites de ce livre.
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vendredi, 26 novembre 2021
Le Mur du Temps d'Ernst Jünger ou l'accès au "fond originel"
Le Mur du Temps d'Ernst Jünger ou l'accès au "fond originel"
Marco Maculotti
Un essai sur le volume de 1959 de l'intellectuel allemand publié par l'association Eumeswil : ici aussi une comparaison avec Mircea Eliade, Julius Evola et René Guénon
SOURCE : https://www.barbadillo.it/101843-al-muro-del-tempo-di-ernst-junger-e-laccesso-al-fondo-originario/
Cette contribution vise à analyser certains des concepts les plus prégnants de l'œuvre d'Ernst Jünger, An der Zeitmauer ("Au mur du temps"), publiée à l'origine en 1959, peut-être l'œuvre la plus énigmatique et en même temps la plus prophétique du penseur allemand. Nous avons déjà analysé d'autres perspectives du texte en question, de l'astrologique (1) à la méta-histoire (2), jusqu'à mettre en évidence les prophéties faites par l'auteur (3), il y a plus de soixante ans, sur l'Âge des Titans dans lequel nous nous trouvons.
Nous allons analyser ici quelques questions plus métaphysiques, en utilisant, comme dans les articles déjà publiés, la comparaison, lorsque cela est nécessaire et éclairant, avec certains auteurs contemporains de Jünger lui-même et à certains égards comparables à lui - à savoir Mircea Eliade, Julius Evola et René Guénon - et même d'autres avec lesquels la comparaison est encore plus surprenante, en vertu du contexte culturel et existentiel très différent.
Nous commencerons notre discussion par le concept de "rupture de niveau", étroitement lié à celui de "sortie de l'histoire", que nous avons déjà mentionné dans des études précédentes, pour ensuite examiner deux des expressions les plus énigmatiques et en même temps les plus significatives de l'œuvre de Jünger, à savoir celles de "fond originel" et d'"esprit de la terre".
1. La "rupture de niveau
Parlant de l'expérience de la " sortie du temps abstrait ", Jünger [§185] décrit la "rupture de niveau", qui seule permettrait à l'homme d'accéder à la dimension transcendante: "Au moment où l'esprit est capable de faire des pas vers les hauteurs ou les profondeurs, en se libérant de la sphère des phénomènes, ce monde de nos formes se dissout: la lumière devient trop forte, elle doit se retirer. Tout ce qui est personnel équivaut à une séparation, à un emprunt. Il existe un bonheur plus grand que celui qu'implique la personnalité, et c'est l'abnégation. Ici, le père et la mère sont une seule et même chose".
Commentant certains passages de cette œuvre de Jünger, L. Caddeo a écrit ces remarques sur ce type d'expérience, soulignant comment elle dérive invariablement de la rencontre avec ce qu'il définit comme le "phénomène originel": "Lorsque l'intellect rencontre le phénomène originel, il ne peut que s'arrêter. Son impulsion à la connaissance est satisfaite parce qu'elle est éclairée par "quelque chose" d'éternel qui ne peut être évalué conceptuellement mais qui, dans un sens difficilmente afferrable, est le transcendantal de toute mesure, sa possibilité. Le pathos apparemment sans fin de la connaissance est ainsi satisfait, le monde faustien s'accomplit".
Ces concepts, typiques de la vision mythopoétique de Jünger, font écho aux obsessions de l'historien des religions roumain Mircea Eliade concernant ce qu'il appelait la "sortie de l'histoire" et l'accès conséquent à la dimension atemporelle (ou pré-temporelle) (5), mais aussi aux cogitations d'autres savants du siècle passé, habituellement qualifiés de "traditionalistes", dont René Guénon et Julius Evola. Ces derniers, à partir des années 1930, ont insisté sur la nécessité d'une révolution, avant tout interne, qui pourrait donner à l'individu perdu dans les méandres de la modernité les conditions préalables à la création d'un nouveau niveau de conscience (6). Cette transcendance de la réalité phénoménale (le voile de Maya de la tradition indo-bouddhiste) pour accéder à un autre niveau, ontologiquement plus élevé, consiste, pour Evola, à dépasser le "niveau ordinaire d'éveil" suggéré par Gurdjieff, afin d'atteindre une "rupture de niveau" permettant d'accéder à la dimension transcendante. Il s'agirait, tout d'abord (7), "d'être central ou de se rendre central à soi-même, de remarquer ou de découvrir l'identité suprême avec soi-même [...] de percevoir en soi la dimension de la transcendance et de s'y ancrer, d'en faire la charnière qui reste immobile même quand la porte claque" pour arriver à "l'activation consciente en soi du principe autre et de sa force dans des expériences, d'ailleurs, non seulement subies mais aussi recherchées".
Cela reviendrait, en dernière analyse, à - comme l'a paraphrasé Pio Filippani Ronconi (8) en analysant l'œuvre d'Evola - " activer un type de liberté que les hommes possèdent déjà en puissance " ou - comme l'a afferminé Nietzsche, cité par Evola - à imprimer au devenir le caractère de l'être. Ceci, commente Evola (9), "après tout, conduit à une ouverture au-delà de l'immanence unilatéralement conçue, conduit au sentiment que "toutes choses ont été baptisées dans la source de l'éternité et au-delà du bien et du mal"". La dimension transcendante - l'Autre Monde - n'est pas une autre réalité, mais "une autre dimension de la réalité, celle où le réel, sans être nié, acquiert une significance absolue, dans l'inconcevable nudité de l'être pur" (10).
C'est en ces termes qu'Evola parle de la nécessaire "rupture du niveau", thème central de son Chevaucher le Tigre, qu'il faut chercher à tout prix, surtout en ces temps sombres (11): "Ayant pris le chemin de l'affirmation absolue et ayant fait toutes ces formes d'"ascétisme" et d'activation d'une intensité supérieure de vie [.... la seule solution de salut est donnée par un changement conscient de polarité, par la possibilité qu'à un moment donné, dans des situations ou des événements donnés, par une sorte de rupture de niveau ontologique, l'extrême intensité de la vie se transforme, presque se renverse, en une qualité différente" - cette transformation pourrait s'exprimer, selon l'auteur, comme le passage d'un état de conscience dionysiaque à un état de conscience apollinien. Une telle "rupture de niveau" peut parfois avoir "le caractère d'une violence faite à soi-même [...] pour vérifier si l'on sait rester debout même dans le vide, dans l'informe" (12).
Par cette attitude, qu'Evola appelle "anomie positive", on transformerait ainsi, selon l'ancien précepte tantrique et pythagoricien, le poison en médicament, c'est-à-dire qu'on transformerait une situation potentiellement négative en une situation effectivement positive, ou du moins neutre. Si l'expérience a un résultat positif, poursuit-il (13), la dernière limite tombe; transcendance et existence, liberté et nécessité, possibilité et réalité se rejoignent. Une centralité et une invulnérabilité absolues sont obtenues, sans restrictions, dans n'importe quelle situation".
2. Le "sol originel" et "l'esprit de la terre"
Il nous semble nécessaire à ce stade de nous attarder sur le concept, fondamental dans Le Mur du Temps, de "l'esprit de la terre". Jünger écrit [§79]: "Cette vision de l'esprit de la terre, nous devons l'imaginer comme un courant animé qui traverse le monde et l'imprègne, sans en être encore séparé. Aujourd'hui encore, il s'agit d'une force inconsciente, mais inévitable, dans tous les diagnostics et prévisions".
L'auteur semble utiliser l'expression "esprit de la terre" - et dans d'autres passages de son œuvre celle de "sol originel" - d'une manière extrêmement similaire au concept hindou de l'Akasha (14), une sorte d'éther ou de quintessence connue de la tradition hindoue: une substance éternelle et invisible qui imprègne tout, l'essence de toutes les créations du monde empirique, ainsi que l'élément de base du monde astral, à ne pas confondre avec l'élément plus spirituel et élevé, à savoir Brahman, qui coïncide avec le Logos des Grecs. On peut déceler des similitudes avec l'Akasha plutôt avec ce que les Grecs appelaient Zoé (ζωή), le principe et l'essence de la vie qui appartient en commun, indistinctement, à l'universalité de tous les êtres vivants, ou avec la conception ésotérique du culte du Grand Dieu Pan (15), comprise comme la puissance transcendante et vivifiante de tous les niveaux du cosmos, des étoiles aux pierres, en passant par les daimones, les hommes, les animaux et les plantes - et en même temps les désintégrant, pour les ramener, une fois leurs cycles terrestres respectifs terminés, à la "source originelle" d'où tout est né et à laquelle tout retourne.
De manière peut-être encore plus significative, le concept de " source originelle " de Jünger trouve un autre pendant dans le concept néo-platonicien de l'Anima Mundi, repris ensuite par la filite hermétique de la Renaissance et plus récemment par C.G. Jung et J. Hillman: la vie ne fonctionne pas par assemblage de parties individuelles jusqu'à atteindre les organismes les plus évolués, mais part aussi d'un principe unitaire et intelligent, à partir duquel prennent forme les plantes, les animaux, les hommes et toute autre réalité empiriquement existante.
Selon Helena Petrovna Blavatsky, initiatrice du courant théosophique à la fin du 19ème siècle, l'Akasha, de par sa capacité à contenir et à relier chaque événement du continuum espace-temps, représenterait une sorte de "bibliothèque universelle", qui rassemblerait potentiellement toutes les connaissances du monde et de l'histoire cosmique (les fameuses " Chroniques de l'Akasha ") [voir La Doctrine secrète].
En accédant à ce principe universel, source primordiale de l'Être, il serait possible de comprendre la nature et le cosmos dans leur ensemble et tous les éléments individuels qui sont des émanations de son souffle vital et vivifiant, et pas autrement.
À l'ère du nihilisme et de la "mort de Dieu", l'accès au "fond originel" permettrait ainsi à l'individu de différencier la rencontre réelle avec le divin: Jünger parle de cette expérience comme d'une "sortie du temps abstrait" [§13] et donc, pourrions-nous paraphraser, d'une entrée dans le temps sacré. C'est à la fois la "descente aux enfers" des mythologies païennes et la descente du Christ aux enfers pour racheter les âmes des damnés, ainsi que le triple voyage dans l'autre monde de la Divine Comédie, qui souligne, si besoin était, que pour atteindre le Paradis, il faut d'abord passer par l'enfer et le purgatoire (16). C'est précisément aux Enfers, compris comme le "fond originel", que l'on peut rencontrer les "puissances magiques" [§117]: c'est la seule façon de connaître les puissances célestes, mais seulement et uniquement en se confrontant d'abord à ces puissances titanesques-asuriques que Jünger appelle "puissances mythiques".
C'est en cela que réside le grand risque du descensus ad Infera, mais c'est aussi en cela que réside la bataille à gagner maintenant, au mur du temps. Descendre au "fond originel" et s'immerger complètement dans le dualisme uranico-tellurique prétéritoire: c'est la seule façon d'entrer dans la nouvelle ère. Ce n'est que de cette manière que l'individu peut à nouveau faire l'expérience du Sacré et de la Vérité. Ce concept peut sembler trop ésotérique (au sens péjoratif du terme), mais Jünger soutient que sa vision n'est peut-être pas totalement en contradiction avec les connaissances scientifiques de son époque, soulignant que [§118] "Derrière chaque théorie scientifique et, en particulier, matérielle, se cache aujourd'hui la croyance que l'être réside dans le fond originel et non dans l'esprit, et que c'est à partir de ce fond même que la baguette magique est levée".
Quelle est la relation de l'homme avec ce "sol originel" ? On peut supposer - affirme le philosophe d'Europe centrale [§118] - que "le fonds originel aspire à la spiritualisation et qu'à cette fin il utilise (entre autres) l'homme comme moyen". Il s'agirait alors d'une nouvelle phase de spiritualisation de la terre, comme beaucoup d'autres qui ont déjà eu lieu, et la tâche responsable de l'homme serait de la maintenir en mouvement afin d'éviter qu'elle ne se cristallise comme par magie". Ou bien, on pourrait émettre l'hypothèse que l'homme, grâce à une conscience toujours plus grande, "pénétrant couche après couche - dont la plus superficielle s'appelle l'histoire - arrive dans une certaine mesure à puiser dans le fond originel, en spiritualisant et en activant des parties de celui-ci. Partout où le contact est établi, il y aura des réponses extraordinaires. Quelques années auparavant, dans le Traité du rebelle, Jünger l'avait déjà prévu (17): "Ce n'est qu'en apparence que tout cela est dispersé dans des temps et des lieux éloignés. En réalité, chaque homme l'a en lui, elle est transmise à chacun sous forme cryptée pour lui permettre de se comprendre dans sa forme la plus profonde, supra-individuelle (18).
D'après ce qui a été dit, on peut supposer qu'en fin de compte, les deux hypothèses peuvent être considérées comme valables, car elles sont les deux faces d'une même médaille. De cette façon, nous reconnaissons à nouveau le rapport de communion et de réciprocité entre le cosmos et l'homme, une conception qui est d'ailleurs très courante dans la Tradition et chez les traditionalistes du 20ème siècle. Selon Eliade, ce processus même de "cosmisation" ou de "solidarité avec le cosmos" est la conditio sine qua non pour dépasser le domaine du yuga et échapper au temps abstrait. Guénon, quant à lui, confirme que l'axiome de la réciprocité entre l'homme et le cosmos est établi dans toutes les cultures traditionnelles, allant jusqu'à affirmer (19): "Considérer l'histoire de l'homme comme en quelque sorte isolée de tout le reste est une idée exclusivement moderne, en nette opposition avec l'enseignement de toutes les traditions qui, au contraire, sont unanimes à affirmer l'existence d'une corrélation nécessaire et constante entre l'ordre cosmique et l'ordre humain".
Quelques mots encore sur l'utilisation de l'expression "esprit de la terre" dans Le Mur du temps. Jünger [§67] s'y réfère avec le terme "magie", en précisant la référence à "une force terrestre qui ne peut être davantage expliquée, dont la contrepartie au sein du monde fixé est l'électricité". En ce sens, "l'esprit de la terre ne devient magique qu'au moment où il revient", lorsque "nous le voyons se coaguler, se cristalliser et se durcir comme dans les premières villes, les villes de l'âge d'argent". Il semble donc que Jünger entende par "esprit de la terre" cette énergie transcendante que l'on peut activer en la faisant naître du "sol originel" et en l'utilisant ensuite dans le continuum espace-temps. En ce sens, l'esprit de la terre peut revenir aux hommes et aux institutions, et c'est seulement en y adhérant que "les cultes, les œuvres d'art, les villes prennent un caractère magique" [§67]. Dans cette optique, le concept d'"esprit de la terre" de Jünger se reflète également dans l'aither des présocratiques (Empédocle), considéré comme une force vitale, une "chose continue qui se déplace de la surface de la terre aux étoiles et au-delà"(20), qui se déplace comme un pendule oscillant entre les régions supérieures et inférieures, apportant ses dons à tous les niveaux du cosmos.
L'"esprit de la terre", dit Jünger, n'est pas sacré, du moins comme nous sommes habitués à comprendre ce terme dans les religions monothéistes, mais il est plutôt similaire à ce que les anciens Romains appelaient Genius et les Grecs Daimon (21): "Il n'habite pas dans des espaces privilégiés et fermés. On peut plutôt imaginer qu'elle se condense et se manifeste en certains lieux, voire chez certains hommes, tout comme l'électricité peut faire briller certaines parties d'un matériau" [§67]. Une telle définition paraît, en outre, facilement approchable de conceptions archaïques que l'on retrouve un peu partout, du pranad des Hindous au mana des Polynésiens ; de la huaca des Andes à l'orenda des Iroquois de la zone subarctique. Mais il faut surtout souligner la correspondance presque parfaite avec le sens originel du concept latin de numen, un terme qui, à l'origine, ne désignait pas une divinité spécifique, mais désignait aussi une force surnaturelle diffusée dans les éléments naturels et cosmiques, rendue sacrée par la puissance divine qui se manifestait à travers eux, à tous les niveaux du Mundus. Dans cette optique, l'esprit de la terre apparaîtrait comme une puissance transcendante et primordiale, une force vitale et vivifiante dotée d'un pouvoir symbolique et archétypal et, en définitive, donc "sacrée" dans son sens archaïque, traditionnellement reconnu dans le monde entier.
Il n'est pas passé inaperçu que l'expression "esprit de la terre" a été utilisée, quelque trente ans avant la publication de An der Zeitmauer, par le poète espagnol Federico Garcia Lorca (22), à propos du Duende, ou l'équivalent du Génie latin et du Daimon hellénique : il s'agit, selon l'écrivain, de "l'esprit de la terre [...] puissance mystérieuse que tout le monde ressent et qu'aucun philosophe n'explique".
"Dans toute l'Andalousie", poursuit-il, "les gens parlent constamment du duende et le découvrent dès qu'il apparaît avec un instinct efficace". Le sens du terme n'est jamais explicité par l'auteur, mais il est bien connu que, dans le dialecte andalou, on attribue principalement à ce substantif le sens de "lutin", bien qu'il puisse également être traduit par "brocart" ou "étoffe/tissu précieux(se)". Dans la duplicité conceptuelle du terme, on souligne donc d'une part une dimension d'élévation et d'excellence par rapport à la norme, et d'autre part une dimension plus obscure et panique, qui agit néanmoins comme un élément fondateur et causal de la première, plus lumineuse: "Tout ce qui a des sons noirs a duende [...] Ces sons noirs sont le mystère, les racines qui affonde dans la bave que nous connaissons tous, que nous ignorons tous, mais d'où vient ce qui est substantiel dans l'art".
Quoi qu'il en soit, chez García Lorca, comme chez Jünger, la dichotomie conceptuelle s'harmonise de manière cohérente entre ses deux opposés: seul celui qui a le duende (au sens panique du terme) en lui peut aspirer à l'excellence, à s'élever au-dessus de ses semblables, ceci ne dépendant pas de son individualité, mais plutôt du fait d'avoir éveillé en lui une sorte de force primordiale qui, "possédant" l'individu, le conduit au-delà des limites établies pour le reste de la société humaine. Certains aphorismes du poète espagnol semblent presque avoir été écrits par Jünger lui-même, notamment lorsqu'il vaticine: "le duende est un pouvoir et non une action, c'est une lutte et non une pensée", et "ce n'est pas une question de faculté, mais de style de vie authentique ; c'est-à-dire de sang; c'est-à-dire de culture ancienne, de création en action".
Marco Maculotti (du site de l'association Eumeswil)
Bibliographie :
- Helena Petrovna Blavatsky, La Doctrine Secrète [1888].
- Luca Caddeo, Approches stéréoscopiques, des Annales de la Faculté de Lettres et Philosophie de l'Université de Cagliari, (vol LXV), 2011
- Stefano Cascavilla, Il dio degli incroci. Nessun luogo è senza genio, Exòrma, Roma 2021.
- Julius Evola, Cavalcare la tigre, Mediterranee, Rome 2012 [1961].
- Id., introduction à R. Guénon, La crisi del mondo moderno, [1937].
- Pio Filippani Ronconi, J. Evola un destino, in G. de Turris (ed.), Testimonianze su Evola, Mediterranee, Rome 1985
- Federico Garcia Lorca, Gioco e teoria del duende, Adelphi, Milan 2007 [1933].
- René Guénon, Formes traditionnelles et cycles cosmiques, Mediterranee, Rome, 2012
- Ernst Jünger, Al muro del tempo, Adelphi, Milan 2012 [1959].
- Id., Traité du rebelle, Adelphi, Milan 1990 [1951].
- Peter Kingsley, Mysteries and Magic in Ancient Philosophy. Empédocle et la tradition pythagoricienne, Il Saggiatore, Milan 2007 [1995].
- Marco Maculotti, "Al muro del tempo" : la questione della Storia e la crisi del mondo moderno, sur "AxisMundi.blog", mars 2020
- Id., "Al muro del tempo" : le propezie di Ernst Jünger sull'Era dei Titani, sur "AxisMundi.blog", mars 2020
- Id., Arthur Machen, prophète de l'avènement du Grand Dieu Pan, dans Aa.Vv., Arthur Machen. L'apprendista stregone, Bietti, Milan 2021.
- Id., Il dio degli incroci : nessun posto è senza genio, sur "AxisMundi.blog", juillet 2021
- Id., Il "revival" dell'Astrologia nel '900 secondo Eliade, Jünger e Santillana, sur "AxisMundi.blog", décembre 2018.
- Id., Parallelisms between Dante's inframundia and the Indo-Buddhist and shamanic traditions of Asia, in "Arthos" no. 30/year 2021 [forthcoming].
NOTES :
[1] Cf. M. Maculotti, Le " renouveau " de l'astrologie dans les années 1900 selon Eliade, Jünger et Santillana, sur " AxisMundi.blog ", décembre 2018.
[2] Cf. M. Maculotti, " Au mur du temps " : la question de l'Histoire et la crise du monde moderne, sur " AxisMundi.blog ", mars 2020.
[3] Cf. M. Maculotti, "Al muro del tempo" : le propezie di Ernst Jünger sull'Era dei Titani, sur "AxisMundi.blog", mars 2020.
[4] L. Caddeo, Approches stéréoscopiques, extrait des Annales de la Faculté de Lettres et Philosophie de l'Université de Cagliari, (vol LXV), 2011 et disponible en ligne au "Centro Studi la Runa" (mars 2012).
[5] Pour plus de détails, voir l'article déjà cité "Al muro del tempo" : la questione della Storia e la crisi del mondo moderno [voir note 2].
[Dans l'introduction à la première édition italienne (1937) de La crise du monde moderne de R. Guénon, Evola écrit : " Au-delà de tout ce qui est conditionné par le temps et l'espace, qui est sujet au changement, qui est imprégné de sensibilité et de particularité ou lié à des catégories rationnelles, il existe un monde supérieur, non pas comme une hypothèse ou une abstraction de l'esprit humain, mais comme la plus réelle des réalités. L'homme peut le "réaliser", c'est-à-dire en faire une expérience aussi directe et certaine que celle qui est médiatisée par les sens physiques, lorsqu'il parvient à s'élever à un état, précisément, supra-rationnel, ou, comme le dit toujours Guénon, de "pure intellectualité", c'est-à-dire à un usage transcendant de l'intellect, dissous de tout élément proprement humain, psychologiste, affectif et même individualiste ou confusément "mystique"".
[7] J. Evola, Cavalcare la tigre, Mediterranee, Rome 2012, pp. 62-63.
[8] P. Filippani Ronconi, J. Evola un destino, dans G. de Turris (ed.), Testimonianze su Evola, Mediterranee, Rome 1985, p. 122.
[9] Evola, op. cit. p. 50.
[10] Ibid, p. 62. La conception de l'Autre Monde trouve ses débuts connus dans le Phédon de Platon [109a-113c], qui y fait référence comme à la "vraie terre", affirmant que le monde dans lequel nous vivons n'est qu'une pâle reproduction d'une autre terre aux dimensions cosmiques, plus pure et plus belle que la nôtre, dans laquelle les âmes purifiées vont vivre après la mort. Les pythagoriciens, quant à eux, parlaient d'un " autre monde éthéré, céleste ou olympien ", souvent qualifié d'invisible, lui-même habité ; parmi eux, Philolaus l'appelait antichtōn (" anti-Terre " ou " contre-Terre ") - c'est-à-dire : une terre opposée à la nôtre [P. Kingsley, Mysteries and Magic in Ancient Philosophy. Empedocles et la tradition pythagoricienne, Il Saggiatore, Milan 2007, pp.101-2]. Dans son sens littéral, "le terme évoque aussi l'image d'une terre à l'envers, une sorte de terre-ombre, une terre reflétée ou miroitée qui représente l'Autre Monde : le monde des morts" [Ibid, p.187]. Cette dichotomie apparemment paradoxale de l'Autre Monde, à la fois monde "éthéré", "céleste" et "olympien" et "monde des morts", doit être gardée à l'esprit lors de l'analyse ultérieure de la conception jüngerienne du "fond originel" comme siège des puissances magico-uraniennes et mythico-titaniques.
[11] Evola, op. cit. p. 58.
[12] Ibid, p. 67.
[13] Ibidem.
[14) Selon Helena Petrovna Blavatsky, initiatrice du courant théosophique de la fin du XIXe siècle, l'Akasha, de par sa capacité à contenir et à relier chaque événement du continuum espace-temps, représenterait une sorte de " bibliothèque universelle ", qui rassemblerait potentiellement toutes les connaissances du monde et de l'histoire cosmique (les " Chroniques de l'Akasha ") [voir La Doctrine secrète].
[15] Voir M. Maculotti, Arthur Machen, prophète de l'avènement du Grand Dieu Pan, in Aa.Vv., Arthur Machen. L'apprendista stregone, Bietti, Milan 2021.
[16] Cf. M. Maculotti, Parallelismi fra gli inframondi danteschi e la tradizione indo-buddhista e sciamanica dell'Asia, in "Arthos" n. 30/anno 2021 [à paraître].
[17] E. Jünger, Trattato del Ribelle, §20 ; traduit par Adelphi.
[18] Dans le même paragraphe, il est également dit : "Toujours et partout, il y a la conscience que le paysage changeant cache les noyaux originels de la force et que sous l'apparence de l'éphémère jaillissent les sources de l'abondance, de la puissance cosmique. Cette connaissance représente non seulement le fondement symbolico-sacramentel des Eglises, non seulement elle se perpétue dans les doctrines ésotériques et dans les sectes, mais elle constitue le noyau des systèmes philosophiques qui se proposent fondamentalement, aussi éloignés que soient leurs univers conceptuels, d'étudier le même mystère".
[19] R. Guénon, Formes traditionnelles et cycles cosmiques, Méditerranée, Rome, 2012, p. 13.
[20] P. Kingsley, op. cit. p. 30.
[21] Voir, à ce propos, S. Cascavilla, Il dio degli incroci. Nessun luogo è senza genio, Exòrma, Roma 2021, et l'article du même nom publié sur "AxisMundi.blog", juillet 2021.
[22]F. Garcia Lorca, Gioco e teoria del duendo, Adelphi, Milan 2007.
11:28 Publié dans Littérature, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ernst jünger, littérature, lettres, lettres allemandes, littérature allemande, révolution conservatrice, tradition, traditionalisme | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Quand Massimo Cacciari a invité Ernst Jünger à Venise
Quand Massimo Cacciari a invité Ernst Jünger à Venise
Franco Volpi
Le philosophe italien (alors maire de Venise a proposé d'accueillir Ernst Jünger dans la ville de San Marco - pour célébrer le 100e anniversaire de l'écrivain - en mars 1995. Voici le récit de cette initiative par Franco Volpi
SOURCE : https://www.barbadillo.it/101685-quando-massimo-cacciari-invito-ernst-junger-a-venezia/
VENISE - La ville est divisée au sujet d'Ernst Jünger, le philosophe et écrivain allemand que Massimo Cacciari a invité sur la lagune le 29 mars (1995) pour célébrer son 100e anniversaire. L'affaire Jünger secoue les eaux calmes de la cité des Doges, ébranle les fondations du conseil progressiste qui soutient Cacciari, et menace de devenir une affaire internationale, avec l'Italie au banc des accusés devant la culture mondiale. Cacciari veut que Jünger soit à Venise parce que, selon lui, il est l'un des plus grands penseurs de ce siècle. Ceux de Rifondazione Comunista, Alleanza Democratica, certains Verts, certains Pidiessiniens et certains représentants de la communauté juive ne veulent pas de lui, parce qu'ils disent qu'il était un nazi et un complice des nazis. "Il est contesté dans le monde entier", affirme Rifondazione, qui a demandé la suspension des célébrations en son honneur, menaçant de faire sauter le conseil municipal. "N'importe quoi. C'est n'importe quoi", rétorque Cacciari, qui rappelle comment Jünger a participé à la révolution conservatrice contre Hitler. C'est un cas qui rappelle celui de Vargas LLosa car, toujours à Venise, l'année dernière, un conseiller pidiessin de la Biennale ne voulait pas qu'il fasse partie du jury du festival du film parce qu'il était trop à droite. Pour le philosophe-maire, il s'agit davantage d'une question de culture que de politique. Et il n'a pas l'intention de revenir sur son invitation à Jünger, malgré la controverse. Si le conseil et le conseil municipal s'y opposent, dit-il, M. Jünger viendra quand même à Venise: "Il sera mon invité personnel et logera chez moi". En outre, le maire rappelle qu'il n'y a pas eu de controverse lorsque Jünger avait été invité de la Biennale, il y a quelques années à Venise, et que c'est Cacciari lui-même qui a prononcé le discours d'introduction.
Habitué à aller à contre-courant, le philosophe vénitien a été parmi les premiers - on ne peut certes pas l'accuser de sympathies conservatrices - à réévaluer, ou plutôt à apprécier à leur juste valeur, les œuvres d'auteurs "de droite", à commencer par Nietzsche, qu'une certaine "gauche" avait mis à l'index. Le 29 mars, Ernst Junger franchira le seuil de son centième anniversaire. On dirait vraiment qu'il a fait un pacte secret avec le temps. Des célébrations se préparent partout : pour son centenaire, un volume d'écrits en son honneur lui sera offert : Magie der Heiterkeit (Magie de la sérénité), et la dernière partie de ses journaux intimes : Siebzig verweht (Soixante-dix s'efface) sera dans les librairies. En France, le Magazine littéraire lui a consacré un numéro: "Jünger, cent ans d' Histoire". En Italie, Cacciari aimerait le voir à Venise. Jünger aurait certainement prévu que son pacte secret avec le temps aurait aussi des implications amères. Mais il n'imaginait peut-être pas que ce serait l'Italie - le pays dans lequel il a vécu et où, plus tôt qu'ailleurs, son œuvre a été largement comprise et libérée de l'hypothèque de la droite - qui troublerait les célébrations avec la controverse entourant l'invitation de Cacciari.
Mais Jünger était-il vraiment un national-socialiste ? Bien sûr, celui qui accepte son époque et s'y plonge comme Jünger ne peut manquer d'être contaminé par elle. On sait que les nationaux-socialistes auraient voulu faire de lui l'écrivain national. Mais Jünger, qui ne croit pas au rôle du parti, qui déteste la "démocratie plébiscitaire" et l'agitation des masses, qui considère la prise de pouvoir de 1933 comme la victoire de la "populace", refuse l'engagement politique et se retranche dans un rôle d'observateur. Sa position de lauréat multi-décoré de la Grande Guerre lui permet d'afficher son hostilité envers le régime. En 1933, il a refusé d'être nommé membre de l'Académie littéraire; il a décliné une invitation à publier dans le Völkischer Beobachter; lorsque le national)-bolchevik Niekisch a été condamné par les nazis, il a accueilli la femme et l'enfant de l'homme persécuté. Lorsque l'association des anciens combattants du 73e Fusiliers, son unité pendant la Première Guerre mondiale, s'est vu interdire d'accepter des Juifs, il a protesté et a quitté l'association. À l'automne 1939, il publie son roman Sur les falaises de marbre, dans lequel il aborde l'idée du tyrannicide. Beaucoup pensaient qu'il avait déjà dépassé les bornes, et il semble que seule la clémence du tyran l'ait sauvé. Hitler lui-même, qui ressentait le charme du personnage, aurait dit : "Laissez Jünger tranquille".
Sa situation risquée a été résolue quand il s'est engagé dans la Wehrmacht et en étant envoyé sur la ligne Siegfried. Mais lors de la guerre-éclair qui a amené les Allemands à Paris, le caractère d'"anarchiste" et d'esthète de Jünger est apparu. La guerre ne le saisit plus comme l'événement primordial où la vie révèle ses cartes. Au contraire, elle produit en lui de la répulsion, de l'éloignement, du détachement et de l'indifférence. La vie est ailleurs. Dans son journal, il note : "Tout est une effrayante antichambre de la mort, dont le passage me secoue brutalement. Dans une phase antérieure de ma formation intellectuelle, je me suis souvent plongé dans des visions d'un monde complètement sans vie et désert, et je ne nie pas que ces rêves lugubres me procuraient du plaisir. Ici, je vois ces pensées se réaliser et je crois que, si les soldats manquaient aussi, l'esprit deviendrait rapidement fou - au cours de ces deux jours, j'ai senti que la vision d'anéantissement a commencé à secouer ses charnières".
Lors de la marche vers Paris, au lieu de viser la capitale, il a détourné ses troupes vers la forteresse médiévale de Laon. Il s'y est arrêté pour sauver les trésors inestimables de la splendide bibliothèque de l'abbaye de Saint-Martin. Il y a quelques années, le maire de Laon, en accord avec les associations partisanes, lui a décerné la citoyenneté d'honneur. Les détracteurs de Cacciari devraient lire le compte rendu de la cérémonie. A Paris, il est chargé de la censure de la correspondance. En réalité, il s'intéressait aux rencontres avec des écrivains et des artistes, aux musées, aux galeries, aux antiquaires, à la vie de salon et aux heures de flânerie que Paris lui offrait. Ses journaux intimes parisiens témoignent non seulement de sa vie détachée dans la ville occupée, mais aussi de son indépendance vis-à-vis de l'idéologie nationale-socialiste. L'ambiance prédominante est celle d'une mélancolie lugubre: "Poe, Melville, Hölderlin, Tocqueville, Dostoïevski, Burckhardt, Nietzsche, Rimbaud, Conrad" - une bonne partie de la littérature nihiliste qui l'a accompagné pendant un certain temps. Sur le tyran de Berlin, il est d'accord avec Carl Schmitt, qui lui rend visite à Paris : non possum scribere contra eum, qui potest proscribere. Il fut impliqué dans la rébellion contre Hitler. Après la tentative d'assassinat manquée de von Stauffenberg, il ne s'en tire que parce qu'aucune preuve contre lui n'a été trouvée. Ceux qui continuent à qualifier l'"anarchiste" Jünger de national-socialiste sont soit mal informés, soit de mauvaise foi. Il est consolant de constater que le jugement le plus pénétrant et le plus différencié sur le prétendu national-socialisme de Jünger a été prononcé par une juive : Hannah Arendt. Présidente de la Commission pour la reconstruction de la culture juive européenne après la guerre, Arendt a rédigé un compte rendu de l'état culturel de l'Allemagne d'après-guerre.
À propos de Jünger, elle a écrit : "Les journaux de guerre d'Ernst Jünger offrent peut-être le meilleur et le plus honnête exemple des immenses difficultés auxquelles l'individu s'expose lorsqu'il veut garder intactes ses valeurs et sa conception de la vérité dans un monde où la vérité et la moralité ont perdu toute expression reconnaissable. Malgré l'influence indéniable que les premiers travaux de Jünger ont exercée sur certains membres de l'intelligentsia nazie, il a été, du premier au dernier jour du régime, un opposant actif au nazisme". Dans tous les cas, les consciences bien intentionnées peuvent être tranquilles. Jünger ne va nulle part. Tout ce qu'il a dit, c'est qu'il aimerait s'échapper dans un atoll isolé du Pacifique et attendre que les célébrations du centenaire soient passées. (extrait de La Repubblica du 11 février 1995)
Franco Volpi.
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vendredi, 19 novembre 2021
Jünger et la Grande Mère - Méditations méditerranéennes
Jünger et la Grande Mère
Méditations méditerranéennes
Giovanni Sessa
https://www.centrostudilaruna.it/junger-e-la-grande-madre-meditazioni-mediterranee.html
Ernst Jünger, éminent représentant de la révolution conservatrice allemande, était un écrivain exceptionnel, diagnosticien de la modernité, interprète éclairé de la technologie et prophète d'un nouveau départ. Dans sa vaste production littéraire, ses journaux de voyage jouent un rôle important. Les réussites stylistiques de l'auteur dans ces journaux sont évidentes dans sa prose élégante et sa capacité peu commune à engager le lecteur. Ceci est confirmé par le volume, Ernst Jünger, La Grande Madre. Meditazioni mediterranee, édité par Mario Bosincu et publié dans le catalogue de l'éditeur Le Lettere (pp. 209, euro 15.00). Le texte rassemble les journaux intimes des voyages de l'écrivain en Méditerranée entre 1955 et 1975, qui l'ont conduit en Sardaigne, en Espagne, en Turquie, en Crète, en Égypte, à Samos et même dans le Sinaï.
Il est bon de prendre connaissance de ce que Marguerite Yourcenaur a écrit sur le sens du voyage. Elle disait que, de même qu'un prisonnier en attente d'exécution est amené à voyager autour de la prison dans laquelle il est enfermé, de même les humains, animaux véritablement mortels en ce qu'ils ont conscience de la fin qui les attend, sont amenés à voyager par cette tragique certitude. Dans cette perspective, les humains feraient, sic et simpliciter, le tour de la "cellule" dans laquelle ils sont enfermés. L'affirmation de Yourcenar est forte, elle a un trait gnostique. Jünger, en revanche, est mû par une vision totalement divergente. Il est animé par une inspiration néo-platonicienne, convaincu que l'homo symbolicus peut interpréter la nature en termes hiérophaniques. Dans la multiplicité kaléidoscopique de la réalité, Jünger identifie les différents visages de l'Un. Dans ses pages, le voyage devient un outil cathartique : à travers le mouvement dans l'espace (qui est toujours aussi un mouvement dans le temps), devant les trouvailles et les merveilles archéologiques ou le terrifiant qui habite la physis, nous nous libérons de l'accessoire que la raison moderne a construit. En revenant à l'essentiel qui nous constitue, nous nous découvrons nouveaux, toujours en progrès, ouverts aux potestats du cosmos.
Les carnets de voyage en Méditerranée sont, en particulier, le récit de la rencontre de Jünger avec l'énergie antéïque, avec la Terre comme point de référence essentiel pour les civilisations qui ont surgi sur les rives de Mare Nostrum. Ce pouvoir revient faire entendre sa voix dans les journaux intimes et, pour sa récupération, l'intellectuel allemand, avec Eliade, fonde la revue Antaios, dans laquelle Evola écrivit. Dans le paysage dionysiaque de la Méditerranée, dans le midi panique, admirablement présenté par Jünger, le lecteur redécouvre le lien indissoluble de l'homme avec la Grande Mère, et revenant à Elle, dans l'"immense moment" de la contemplation, fait l'expérience de l'éternel. Ce n'est pas un hasard si Angelo Silesius est cité à ce sujet : "Celui pour qui le temps est comme l'éternité/ et l'éternité comme le temps/ est libéré de toute souffrance" (p. 101). Cette libération est possible car : "ce qui est intemporel ne nous est pas étranger. Nous venons d'elle et allons vers elle : elle nous accompagne dans le voyage comme le seul bagage qui ne peut être perdu" (p. 199).
Dans La Grande Madre, Jünger, parmi les nombreuses dettes culturelles contractées au cours de son intense vie d'érudit, règle celle qu'il a envers Bachofen. Cela est évident dès les premières lignes du journal sarde de 1955. Décrivant l'extase qu'il a ressentie lors d'une baignade rafraîchissante à Capo Carbonara, près de Villasimius, où les eaux douces du Rio Campus se jettent dans les eaux saumâtres de la mer, il s'exclame : "J'ai ressenti un immense plaisir et j'ai remercié ma deuxième Grande Mère, la Méditerranée" (p. 72). (Pour l'écrivain, les eaux primordiales et la Terre, le ventre originel, deviennent des symboles de vie, de mort et de renaissance. Ce cycle cosmique est bien symbolisé par cette notation, transcrite en marge d'une visite au cimetière de Carloforte, d'où l'on peut voir le rapport entre la tombe et la fleur, celui entre la mort et l'incipit vita nova : "La paradisea liliastratum s'était déjà en grande partie fanée, tandis que sa parente plus grande de couleur rose était encore visible sur certaines tombes" (p. 81). Il a compris la futilité du progrès dans son errance sur le Sinaï. Dans son journal, il note: "Le progrès linéaire [...] se réduit [...] au progrès de la technique et n'a aucune influence sur le comportement civil, l'art, la morale" (p. 180). Il est inessentiel par rapport à ce qui est important, dans un sens éminent, pour l'humanité.
De cette déclaration, on peut comprendre le trait de "zélateur" de la vision du monde de Jünger, terme utilisé par le préfacier dans l'introduction bien documentée et organique. Il s'agit d'une conception anti-moderne, contraire au moralisme bourgeois, ancrée dans la Kultur qui, au début du siècle dernier, palpitait dans de nombreuses expressions de la production intellectuelle. L'opposition de Jünger à la Zivilisation, évidente dans ses carnets de voyage, est empruntée à Nietzsche et, surtout, à Spengler. De l'auteur du Déclin de l'Occident, il a tiré l'appréciation du sacré qui vit dans la nature. Comme le souligne à juste titre Bosincu, Schleiermacher et Rudolf Otto, dont Jünger appréciait l'exégèse du numineux, ont contribué à l'élaboration de sa vision post-romantique de la réalité. Grâce à leurs intuitions, pendant la Première Guerre mondiale, l'écrivain allemand a vu dans le combat la possibilité, pour ceux qui l'interprétaient activement, de réaliser une rupture de niveau capable d'ouvrir de nouvelles perspectives ontologiques. Les forces chthoniennes auraient dû avoir le champ libre, à l'image de ce que l'Arbeiter aurait dû réaliser dans la société civile.
Jünger s'est ensuite converti au christianisme. Dès lors, il estime que le tellurisme doit être, non pas réprimé, certes, mais refroidi par la référence à l'Esprit. Si, au départ, le rôle de l'écrivain devait être mytho-poétique, visant à façonner, sur la base de la référence de Spengler au césarisme, l'homo totalitarius, dans les journaux intimes, l'écrivain pour Jünger assume la fonction de mystagogue, qui doit inciter le lecteur à passer par les mêmes degrés "initiatiques" qu'il a expérimentés pendant le voyage de la "connaissance".
Les errances méditerranéennes, dans des lieux non subjugués par les feux fatals de la mobilisation totale, se résolvent: "en actes de résistance visant à cultiver "l'autre côté de l'homme" [...] la région psychique [...] en contact avec les ressorts de l'inconscient et ouverte à la transcendance" (p. 65). Pour l'auteur de ces lignes, la référence à la transcendance représente une diminutio des positions jüngeriennes. La rencontre avec la physis est libératrice, à notre avis, pour le fait qu'elle est, stoïquement, la seule transcendance au-dessus de nous. Malgré cette divergence, La Grande Madre reste un livre éclairant que nous recommandons vivement.
16:35 Publié dans Littérature, Livre, Livre, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ernst jünger, révolution conservatrice, livre, lettres, lettres allemandes, littérature, littérature allemande, méditerranée | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mardi, 16 novembre 2021
Pourquoi l'écrivain russe Fiodor Dostoïevski est notre frère
Pourquoi l'écrivain russe Fiodor Dostoïevski est notre frère
Le nouvel essai sur le géant de la littérature mondiale signé par Armando Torno pour l'éditeur Ares, recensé par Luca Gallesi
par Luca Gallesi
Ex: https://www.barbadillo.it/101663-perche-lo-scrittore-russo-fedor-dostoevskij-e-nostro-fratello/
Recension: Fëdor Dostoevskij - Nostro fratello par Armando Torno (Edizioni Ares, pp. 142, €14)
Après le délicat hommage à la Mère Russie contenu dans les pages des Rose di Stalin (Marietti 1920, pp. 164, €14,50), Armando Torno reprend ses incursions hors des tribunaux avec le fascinant Fëdor Dostoevskij nostro fratello (Edizioni Ares), qui rassemble ses écrits dédiés à l'auteur des Frères Karamazov. L'auteur lui-même explique dans l'introduction pourquoi il est judicieux de parler d'un classique de la littérature russe à l'ère des médias sociaux: "Dostoïevski est un auteur qui explique mieux que beaucoup d'autres les problèmes qui assaillent la société contemporaine", et étant donné que, malgré l'utilisation généralisée d'Internet et la défense acharnée des droits des minorités réprimées, notre société est étouffée par les problèmes, les aborder avec l'aide d'un penseur profond est certainement plus efficace que de s'en remettre à un influenceur de la télé. En effet, pour ceux qui ne se satisfont pas des solutions toutes faites, le sens de notre existence, qui a été, est et sera toujours le véritable problème à affronter, ne peut être réduit à l'exaltation d'un consumérisme éphémère.
Torno pense, à la suite d'Eckermann, que toute l'œuvre de Dostoïevski a été écrite en suivant la règle selon laquelle "l'homme n'est pas né pour résoudre les problèmes du monde, mais pour chercher où commence le problème, afin de rester dans les limites de l'intelligibilité". Alors, oublions les solutions faciles et retroussons nos manches pour affronter l'écrivain-philosophe avec le sérieux et l'engagement qu'il mérite. Tout d'abord, nous devons considérer le problème de la foi, qui imprègne à la fois son œuvre et sa vie, étant donné que: "sa foi n'est pas quelque chose de définitif, quelque chose de sûr auquel on peut s'accrocher. C'est le doute, une recherche exaspérée, qui se transforme parfois en tourment. (...) Il n'est pas un orthodoxe pratiquant, mais il redécouvre sa religiosité lorsqu'il purge sa peine en Sibérie ; en tout cas, il vaut mieux ne pas le considérer à l'égal d'un croyant pratiquant, au sens que l'on peut donner à ce terme". Oui, car, comme nous le savons tous, avoir la foi signifie avoir des doutes, parfois des doutes brûlants, qui nous poussent à une recherche exaspérée, frémissante, douloureuse, comme l'a confirmé Dostoïevski tout au long de sa vie. Peut-on dès lors considérer qu'il est davantage un philosophe qu'un romancier ? Pour Nietzsche, la réponse est certainement affirmative, puisque, bien que les deux hommes ne se soient jamais rencontrés, ils partageaient l'idée que le centre de la pensée était Dieu, qu'il soit accepté ou rejeté. Pour le Russe, Dieu s'est incarné dans un acte d'amour extrême, tandis que pour l'Allemand, Dieu est mort, mais malgré leur distance apparente, les deux sont très proches et liés par une estime mutuelle.
Mais les réflexions religieuses ne sont pas les seules à rendre l'écrivain russe d'actualité: dans les pages du Journal d'un écrivain, il se plonge dans les affaires politiques et l'actualité, confirmant son extrême acuité de pensée. Dostoïevski, par exemple, est convaincu que la Russie est supérieure à l'Europe, ou du moins qu'elle fait partie intégrante d'un même destin, un destin qui ne peut être ni individuel ni indistinctement mondial, mais exclusivement national, car "qui perd son peuple et sa nationalité, perd aussi sa foi en sa patrie et en Dieu", et cela, tant au milieu du 19ème siècle qu'au début du troisième millénaire, est une véritable catastrophe.
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Un légendaire poétique pour des temps sombres et mécaniques - DROITS D'HAUTEUR
Un légendaire poétique pour des temps sombres et mécaniques
DROITS D'HAUTEUR
Frédéric Andreu-Véricel
Il serait exagéré de dire que notre époque aide à nous accomplir en notre légende personnelle et collective. En revanche, elle nous met face à des i-phones et autres écrans d’ordinateur qui, nous propulsant dans d’artificiels lointains, nous écartent, pour une part essentielle, de notre proche et de notre prochain. Tout se passe comme si nos vies, pourtant augmentées, nous échappaient de plus en plus. Quand les Anciens disposaient, eux, de leurs dieux et de leurs rêves pour en remonter le cours, nous disposons, nous, d’écrans hypnotiques et d’idéologies captatives qui sont autant de cercueils de verre où sommeille Blanche Neige. Nous oublions non seulement la vie véritable, mais aussi l’oubli même de cet oubli.
Des princes charmeurs - faute d’être charmants - la modernité n’en manque pourtant pas ! Course à l’argent, idéologie du progrès, théories du genre, etc, mais aucun ne parvient à réveiller la princesse endormie en nous...
Du coup, nos âmes cherchent à donner le change en se cachant derrière de belles opinions, des «moi-je-pense-que» et tout un attirail de formules toutes faites qui sont autant de rideaux de couleurs que l’on accroche à nos fenêtres. Tout cela, rend-il vraiment heureux ?
Le bonheur, ce n’est pas une citation, une hypothèse, un rideau, c’est le soleil qui entre par la fenêtre ! C’est respirer à plein poumon, c’est un «oui» franc à la vie, le bonheur !
Un jour ou l’autre, pourtant, nous avons tous été touchés par ce bonheur, non point en preuves tangibles et permanentes, mais en frôlement d’ailes. Et puis à force d’être univoque, l’amour s‘en va, faute d’être légendaire… Le «bonheur», nous dit Edith Piaf, «ne nous appartient pas plus que le soleil».
Avec une pincée de souveraineté dans la vie, alors tout redevient possible ! «Les hommes se saluent à nouveau de loin en loin, et parfois cheminent ensemble, non en touristes mais en fils de roi», ces mots de Luc-OIivier d’Algange semblent nous dire que la guerre de chiffre qui cherche à te réduire en variable d’ajustement d’un vaste projet économique n’est peut être pas une fatalité. Ils peuvent essayer de réduire ta vie en une équation à trois inconnues - 1, lieu de travail ; 2, lieu à habiter et 3, temps de transport - tu résous l’inconnue 1, mais c’est la 2 qui refait parler d’elle, vient encore le tour de la 3, et ainsi de suite… mais un jour, tu te lasses de ce jeu de bancales chaises musicales !
Tu prends des rides aux yeux sans que jamais, jamais tu n’aies entendu parler des octaves au-dessus, non pas des degrés d’ajustements syndicaux, mais des octaves au-dessus.
Un « légendaire poétique », cela sert justement à cela : changer d’octave, hisser ta vie à hauteur de légende. Cela ne sert pas à rêver ta vie mais – tout au contraire de la croyance commune - à vivre ton rêve. Tenir le sceptre de ta vie, cela consiste aussi en risques assumés, en paroles tenues, et pas seulement en citations latines placées entre deux toasts dans les salons bourgeois... La littérature, c’est assumer l’acoustique de ta vie, comme ce jour où, sans les chercher, tu retrouves une à une les paroles de cette chanson que tu fredonnais depuis l’enfance. Cela permet de passer du «compte de faits» au «conte de fée». La littérature, c’est la Fée Bleue de la légende qui transforme la marionnette de bois en vrai petit enfant, ton enfant intérieur, rendu à l’air libre.
Bref, les services à croyances, les catéchismes citoyens, les grandes militances, aujourd’hui périmés ! Ils peuvent imposer leurs masques, planter leurs panneaux jaunes qui t’obligent à passer par ici, à passer par là... quelque chose en nous préférera toujours les chemins et les vieilles ruelles que l’on n’atteint qu’à pieds. On les connaît trop bien leur itinéraire de délestage à ronron et à rond-points.
Ta «légende», c’est ce refrain d’enfance dont tu peines, parfois, à retrouver les paroles… des rencontres qui laissent comme une impression de «déjà vue» dans l’âme. Un refrain qu’on chantonne dans la salle d’attente des paroles et du sens… c’est cela la légende que tu cherches !
Dans cet ouvrage, pas d’exposés savants ! que des broderies de souvenirs, aérées ça et là de poèmes et de contes mi-rêvés mi-réels !
Juste pour te dire qu'au fond, une vie réussie, c’est pas si difficile que cela. Une vie réussie, c'est une existence dont on a extirpé les ressorts du ressentiment. C’est une vie éloignée le plus possible des gens toxiques, une vie entourée d'amis, d’animaux et de plantes. C’est une maison ornée de fleurs aux fenêtres. Ce sont des voyages dans le coeur, des rêves dévoilés, et des paroles stéréophoniques qui te parlent à la fois de là-bas et d'ici...
Frédéric Andreu, 2021.
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lundi, 15 novembre 2021
Pourquoi le "De Monarchia" de Dante reste d'actualité
Pourquoi le "De Monarchia" de Dante reste d'actualité
par Roberto Russano
Ex: https://www.barbadillo.it/101632-perche-resta-attuale-il-de-monarchia-di-dante/
Le texte de Dante révèle, surtout à ceux qui l'examinent à la lumière des principes intemporels de la Tradition, sa valeur métapolitique et, par conséquent, nettoyé des contingences historiques qui ont accompagné sa naissance, il montre sa pertinence substantielle à une époque de crise profonde où notre avenir apparaît incertain et voilé d'ombres menaçantes
Parmi les œuvres composées par Dante Alighieri, la Monarchia, ou De Monarchia comme on l'appelle sans cérémonie, est un traité politique en trois livres datant des dernières années de la vie du génie florentin dans lequel il intervient pour soutenir l'origine divine et directe du pouvoir impérial contre les prétentions papales qui reconnaissaient l'empereur comme un simple potestas indirecta in temporalibus. Le pape Boniface VIII, quelques années seulement avant la rédaction de l'œuvre de Dante, avait réaffirmé la thèse papale avec la bulle Unam Sanctam, tandis que Dante, en bon Gibelin, avait épousé, avec quelques aménagements formels, la "théorie des deux soleils", formulée à la fin du cinquième siècle de notre ère par le pape Gélase Ier dans une lettre à l'empereur d'Orient Anastase et l'avait défendue, avec une foule d'arguments tirés principalement de l'autorité des Saintes Écritures, dans le troisième livre de son traité, arrivant à la conclusion que "la faculté de conférer le pouvoir dans la sphère temporelle est contraire à la nature de l'Église" (III, XIV, 9).
Gélase I, pape de 492 à 496.
L'Empire et l'Eglise catholique
Une lecture superficielle du texte de Dante peut donner au lecteur l'impression d'être en présence d'une œuvre inévitablement datée, destinée aux spécialistes de la pensée politique médiévale au même titre que la masse ostensible d'écrits qui, au cours du Moyen Âge, ont plaidé en faveur de l'une ou l'autre institution dans la longue dispute pour la suprématie impliquant la papauté et l'empire, ou, tout au plus, en présence d'un texte certes fondamental pour reconstruire la pensée politique de Dante mais, sur le fond, dépourvu d'actualité.
Sans aucun doute, de l'époque de Dante à nos jours, des transformations historiques radicales ont eu lieu : d'une part, l'un des deux objets du litige, le pouvoir impérial, qui était déjà entré en crise dans la phase finale du Moyen Âge avec la naissance des États nationaux, l'opposition de l'Église et des Communes, après un long et irrépressible déclin, a définitivement cessé d'exister au début du siècle dernier avec la disparition des derniers empires de l'histoire pouvant être définis comme tels, à savoir les empires austro-hongrois, ottoman, russe et chinois ; d'autre part, l'Église catholique elle-même, dont la papauté est l'institution faîtière, après avoir perdu son unité avec la Réforme protestante et, par la suite, tout pouvoir temporel avec la naissance de l'État italien, lutte aujourd'hui pour survivre, en préservant sa propre nature et sa mission, dans une société séculaire qui a remplacé la parole chrétienne par la parole scientiste et relativiste, tandis que les églises se vident de plus en plus et que les belles cathédrales médiévales, autrefois symbole du pouvoir de la foi, sont transformées de lieux de culte en complexes muséaux destinés à recevoir des hordes de visiteurs distraits du monde globalisé.
A la lumière de la Tradition
Cependant, une lecture plus attentive du texte de Dante révèle, surtout à ceux qui l'examinent à la lumière des principes intemporels de la Tradition, sa valeur métapolitique et, par conséquent, nettoyé des contingences historiques qui ont accompagné sa naissance, montre sa pertinence substantielle à une époque de crise profonde dans laquelle notre avenir apparaît incertain et voilé par des ombres menaçantes.
Entre-temps, l'un des éléments fondateurs sur lesquels se construit toute l'œuvre de Dante est la vision que - en adaptant à la pensée du poète suprême un concept cher au théologien Raimon Panikkar, comme le propose Gianni Vacchelli dans sa belle "initiation" à Dante - nous pourrions définir comme cosmo-théandrique en ce qu'elle articule, dans une perspective trinitaire, théologie, cosmologie et anthropologie. Selon cette vision traditionnelle, dont Dante est le porte-parole et que nous connaissons bien à travers la Divine Comédie, l'homme ne naît pas par hasard et n'est pas non plus jeté de manière inexplicable dans une existence dénuée de sens dont le seul but est la mort, mais il a été créé par Dieu à son image et à sa ressemblance, comme l'élément central d'un cosmos ordonné au sein duquel, en utilisant la liberté qui est un élément essentiel de sa personne, il traverse son existence terrestre pour rejoindre son Créateur à la fin de celle-ci.
Les pouvoirs politiques et spirituels ont pour tâche de l'aider dans ce transit, plus ou moins bref, en réveillant en lui, tout d'abord, la conscience de ses origines extraterrestres et en le guidant vers le but final. En particulier, selon Dante, "la Monarchie temporelle, qui se définit comme Empire, est la principauté unique et étendue sur tous les hommes dans leur durée terrestre, ou plutôt dans le domaine et sur les questions qui ont une dimension terrestre" (I, II, 2).
L'action des deux pouvoirs requiert donc une investiture supérieure qui tire sa légitimité d'en haut, de Dieu lui-même, et doit s'inspirer de principes et de comportements d'origine sacrée et transcendante qui ont fait l'objet d'une révélation à travers les Écritures mais qui, par respect pour l'analogia entis qui façonne l'univers, sont en même temps également présents dans la configuration créaturelle de l'homme et de la nature.
La légitimation d'en haut reste aux représentants des deux pouvoirs dans la mesure où ils se conforment aux principes sacrés ainsi établis afin de remplir la mission spirituelle et métapolitique qui leur est confiée : selon Dante, l'empire est, précisément en vertu de sa structure constitutive dans laquelle le pouvoir est conçu comme missio et servitium, la forme politique capable de garantir cette correspondance, assurant paix, justice et bonheur à ses gouvernés. A cet égard, le poète suprême s'exprime en ces termes "...le genre humain est plus heureusement ordonné quand il est réglé, quant à ses mouvements et à ses moteurs, par un seul prince qui agit comme un seul moteur et selon une seule loi en fonction d'un seul mouvement... Donc, la présence d'une Monarchie, ou de cette principauté unique appelée Empire, paraît indispensable au bonheur terrestre" (I, IX, 2-3).
La nostalgie de l'Empire
Après avoir connu au siècle dernier les désastres du nationalisme et la crise continue de la démocratie parlementaire de plus en plus à la merci d'un pouvoir économique qui ne connaît pas de limites dans la recherche du profit, aujourd'hui, même face à l'urgence migratoire et aux excès de la souveraineté, nous revenons sur nos pas et regardons avec intérêt et un peu de nostalgie les empires du passé qui ont su assurer la coexistence pacifique d'ethnies aux histoires, langues et religions différentes: il est significatif qu'un chercheur faisant autorité comme Remi Brague (2), face au risque réel d'un échec de l'idée d'Europe et du déclin définitif de l'Occident, ait proposé comme exemple possible à imiter la "voie romaine", le modèle impérial romain contaminé et fécondé par le christianisme, dont la caractéristique est représentée, selon le chercheur français, par la "nature secondaire", c'est-à-dire la capacité d'accueillir dans un véritable écoumène les cultures précédentes ou, en tout cas, d'autres cultures, tout en conservant sa propre identité. Pour présenter sa thèse suggestive, Brague se réfère à Dante qui, dans le livre II du De Monarchia, discute de la mission universelle de l'Empire romain.
La proposition de Brague pose naturellement une série de problèmes et de nœuds à résoudre, dont celui d'identifier une forme d'investiture pour un gouvernement néo-impérial capable de concilier la participation populaire et le caractère sacré de la fonction et des objectifs : dans ce cas aussi, on pourrait s'inspirer de l'expérience romaine-chrétienne avec des modifications et des ajouts appropriés pour l'adapter au présent.
Enfin, les mots avec lesquels Dante, dans l'incipit du De Monarchia, indique la raison principale qui l'a poussé à écrire son traité restent imprimés : tout intellectuel qui se respecte doit employer ses talents à écrire des œuvres significatives pour le bénéfice des générations futures.
Il est possible d'interpréter largement le message de Dante comme un appel très actuel à la responsabilité du savoir à un moment de l'histoire où l'on assiste de plus en plus à une nouvelle " trahison des clercs " face aux pièges de la pensée unique.
(1) Gianni Vacchelli, L'"actualité" de l'expérience de Dante. Un'inizizione alla Commedia, Mimesis,2014, pp.369 ; de Vacchelli voir aussi le plus récent "Dante e la selva oscura", Lemma Press, 2018, pp.179.
(2) Rémi Brague, L'avenir de l'Occident. Dans le modèle romain le salut de l'Europe, Bompiani,2016, pp.225.
*La traduction italienne du texte de Dante est tirée du site Dante Online.
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mercredi, 10 novembre 2021
Gustav Meyrink, Thomas Mann et une réunion éditoriale ennuyeuse
Gustav Meyrink, Thomas Mann et une réunion éditoriale ennuyeuse
Andrea Scarabelli
Ex: https://blog.ilgiornale.it/scarabelli/2021/10/29/gustav-meyrink-thomas-mann-e-una-noiosa-riunione-di-redazione/
La nouvelle édition de La Mort Pourpre (Der violette Tod) vient de sortir, publiée par Il Palindromo dans la série "I Tre Sedili Deserti", dirigée par Giuseppe Aguanno. Les vingt-huit nouvelles de cette anthologie de Gustav Meyrink, datant des années 1901-1908, sont fondamentales pour comprendre la personnalité littéraire d'un auteur qui, avant de s'essayer à la nouvelle, a fréquenté des cercles ésotériques, en a fondé plusieurs, a étudié et pratiqué les disciplines traditionnelles de l'Orient et de l'Occident, ne dédaignant pas les crises existentielles profondes et les brusques revirements du destin. Nombre d'entre eux sont présents dans le "no man's land" de ces contes, qui précèdent les romans qui permettront à Meyrink d'accéder au panthéon de la grande littérature des 19èmee et 20ème siècles, avec des chefs-d'œuvre tels que Le Golem (1915), Le Visage vert (1916), La Nuit de Walpurgis (1917), Le Dominicain blanc (1921) et L'Ange à la fenêtre d'Occident (1927).
Des romans paraissent dans divers périodiques, dont Der liebe Augustin, dont Meyrink devient rédacteur en mai 1904: dans ses colonnes, il publie August Strindberg, Verhaeren traduit par Stefan Zweig, Maurice Maeterlinck, Dante Gabriel Rossetti, Edgar Poe... Sans oublier les récits publiés dans le légendaire Simplicissimus. Ceux qui veulent réduire l'œuvre de Meyrink à une "fiction de second ordre" devraient jeter un coup d'œil aux autres noms qui figurent dans le Simplicissimus : Hermann Hesse, Knut Hamsun, Alfred Kubin, Hugo von Hofmannsthal et Rainer Maria Rilke. Parmi les collaborateurs figure aussi Thomas Mann, qui, dans son Tonio Kröger, offre un portrait très curieux du futur auteur du Golem: "Je connais un banquier, un homme d'affaires grisonnant, qui a le don d'écrire des romans. Il utilise ce don dans son temps libre, et ses œuvres sont excellentes". Et pourtant, "malgré, je dis bien 'malgré', cette sublime disposition, l'homme n'est pas tout à fait courroucé; au contraire, il a déjà eu à purger une grave peine de prison". C'est dans la captivité d'une cellule de prison que Meyrink "a réalisé son talent", poursuit Mann, "et ses expériences de prisonnier sont le thème fondamental de ses œuvres littéraires". [...] Un banquier qui écrit des romans est une rareté, vous ne trouvez pas ?". Il ne s'en cache pas.
Publiées dans des revues, ces histoires ont été rassemblées dans diverses anthologies au cours de la première décennie du siècle dernier et, en 1913, elles ont été réunies dans les trois volumes de Des deutschen Spiessers Wunderhorn, qui sont et restent la principale référence de sa nouvelle, à laquelle il faut ajouter l'anthologie Fledermäuse, publiée en 1916, qui contient sept histoires. Bien que des romans antérieurs aient été identifiés (c'est le cas de Tiefseefische, datant de 1897), le véritable "baptême de l'édition" de Meyrink a lieu au début du siècle: il s'agit du récit Der heisse Soldat (premier récit de La Mort pourpre), publié dans les colonnes du Simplicissimus le 29 octobre 1901.
Meyrink nous a raconté à plusieurs reprises comment il en est venu à l'écrire et à le publier, en le reliant à un écrivain et à un été. Nous sommes en été 1901, et l'écrivain est Oskar A. H. Schmitz, qu'il a rencontré au sanatorium Lahmann de Dresde. Poète et ami d'Alfred Kubin (dont il a épousé la sœur Hedwig), Schmitz écoute avec ravissement le futur écrivain, qui lui raconte quelques-unes de ses "aventures occultes" (médiums, saints hommes et sociétés secrètes). L'écrivain l'interrompt alors en lui demandant simplement: "Pourquoi n'écrivez-vous pas sur eux ?
"Et comment faites-vous cela ?" rétorque Meyrink.
"Écris tout comme ça, simplement comme tu parles."
S'ensuit l'écriture de Der heisse Soldat, envoyé au Simplicissimus (Schmitz lui-même lui donnera l'adresse). Une série de coïncidences ? Peut-être. Mais pas selon Meyrink: ces faits représentent pour lui le rallumage d'un feu beaucoup plus ancien, le couronnement d'un chemin déjà parcouru. L'objectif ? Penser en images, comme il le note dans son long essai autobiographique La metamorfosi del sangue (La métamorphose du sang), datant des dernières années de sa vie sur terre et qui vient d'être publié en italien par Bietti : "Incidemment, la faculté de vision intérieure [...] a été le premier tournant de mon destin, qui a transformé d'un coup, pour ainsi dire, un commerçant en écrivain: mon imagination est devenue concrète. Si j'avais auparavant pensé en mots, j'étais maintenant capable de penser en images. Et ces images étaient tangibles, cent fois plus tangibles et réelles que n'importe quel objet corporel".
Pour mémoire, les "coïncidences" qui l'ont amené à publier ne se sont pas arrêtées à sa rencontre avec Schmitz. Alfred Schmid Noerr, un ami de l'écrivain autrichien, raconte ce qui s'est passé lorsque le manuscrit est arrivé à la rédaction de Simplicissimus dans une enveloppe portant le nom de l'expéditeur "Gustav Meyrink" - le véritable nom de famille de l'auteur, Meyer, n'apparaissait pas.
Une réunion de rédaction était prévue ce jour-là, qui n'était pas particulièrement stimulante - comme le sont toutes les réunions de rédaction, après tout.
Cependant, c'est Geheeb, l'un des assistants de l'éditeur, qui a ouvert l'enveloppe. Il a jeté un rapide coup d'œil aux pages et a soufflé: "Ce truc a été écrit par un fou". Dommage, une partie d'entre eux acquièsce. Mais voilà. Et il a jeté le tout à la poubelle.
C'était la première histoire que Meyrink avait envoyée; si elle n'avait pas été acceptée, il n'en aurait probablement pas écrit d'autres. Qui sait ce qui se serait passé si le rédacteur en chef, Ludwig Thoma, n'était pas arrivé entre-temps. "Taciturne, enveloppé dans la fumée de sa pipe, se souvient Noerr, il s'est assis sur sa chaise et, plutôt ennuyé par le ton de la réunion, a tâtonné avec le bout de sa canne dans la corbeille à papier.
"Qu'avons-nous là ?" a-t-il demandé, intrigué, dès qu'il a trouvé le tapuscrit.
"Le témoignage d'un fou", a été la réponse de Geheeb.
"Un fou ? Peut-être. Mais brillant", répondit Thoma, après un rapide coup d'œil. "Oui, oui, Geheeb, le génie et la folie. Gardez ce nom en tête: Meyrink. Et écrivez-lui tout de suite pour lui demander s'il a d'autres trucs comme ça. Nous la publierons immédiatement."
Comme nous l'avons dit, les débuts littéraires d'un auteur sont souvent le fruit d'un concours de circonstances. C'est encore plus vrai pour quelqu'un comme Meyrink, qui attribuait à tout événement de sa vie une autre signification, inscrite dans les règles régissant la relation entre l'homme et le cosmos.
Plus d'un siècle après ces événements, c'est précisément Der heisse Soldat qui ouvre La Mort pourpre, à nouveau disponible pour les lecteurs italiens. Que pouvons-nous dire ? Peut-être devons-nous la publication de cette histoire et d'autres récits de Meyrink à l'ennui d'une salle de rédaction à l'aube du siècle dernier. C'est peut-être la façon dont le destin a choisi de conclure la métamorphose littéraire et existentielle de l'un des plus grands maîtres du fantastique.
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Le dernier Jünger révèle l'harmonie et l'ordre entre la Terre et le Cosmos
Le dernier Jünger révèle l'harmonie et l'ordre entre la Terre et le Cosmos
Par Francesco Marotta
Ex: https://www.grece-it.com/2021/11/10/lultimo-junger-disvela-larmonia-e-lordine-tra-la-terra-ed-il-cosmo/
Mario Bosincu est chercheur en littérature allemande à l'université de Sassari. Profond connaisseur et chercheur infatigable des œuvres d'Ernst Jünger - une grande passion commune, le feu qui ne s'éteint pas et qui dégage lumière et chaleur - il associe depuis longtemps les études sur Jünger à la critique de la civilisation et de la société, dans un contexte phénoménal qui n'exclut pas l'anthropologie et l'histoire des religions. Dans l'une de ses principales publications, Sulle posizioni perdute, forme della soggettività moderna dell’anticapitalismo romantico a Ernst Jünger, nous voyons un intellect à l'aise dans la lecture de toutes les ondulations d'un futur dystopique, se déplaçant avec perspicacité et efficacité dans le monde complexe des transformations de la planète : notamment celles concernant l'axiomatique de l'intérêt, l'individualisme méthodologique, l'idéologie de la croissance infinie, la doctrine du progrès, les "droits de l'homme" et l'expansion de la valeur marchande dans tous les domaines.
Après la publication en 2020 d'Autunno in Sardegna, un volume qui réunit trois des écrits de Jünger, San Pietro, Serpentara et Autunno in Sardegna, à partir du 1er juillet 2021, il sera possible de lire les autres entrées du journal de ses voyages en Méditerranée ; le grand calibre spirituel, intellectuel, philosophique, esthétique et dialogique du sublime génie de Heidelberg est tel qu'il fait honte à Hérodote d'Halicarnasse et à ses Histoires. Un autre excellent ouvrage, également du professeur Bosincu, intitulé La Grande Madre. Meditazioni mediterranee, suscite l'intérêt du lecteur pour les "étoiles de feu", les Pléiades : l'introduction est si pleine de sagacité, de sagesse et de bon sens, qu'elle suggère des hymnes en l'honneur d'Agni, la divinité védique qui les préside.
Elle nous rapproche inéluctablement de l'insolite, de la triple essence et, par conséquent, de l'archétype de la Quaternité, que l'on retrouve dans l'esprit et la personnalité de Jünger. En un homme qui portait en lui l'ensemble cosmogonique bien décrit par Empédocle, les quatre éléments qui composent toutes choses, les "racines" : feu, terre, air et eau -ριζώματα, rhizòmata -. Le Jünger, un formidable messager, parfaitement capable de médiatiser et de comprendre pleinement l'ordre humain et divin, en tant que participant et attentif à la multiplicité intrinsèque de chaque dimension.
Le "contemplateur solitaire" si cher au germaniste et traducteur Quirino Principe, qui dans les écrits de La Grande Madre. Meditazioni mediterranee, observe et contemple les mêmes forces telluriques du cœur palpitant de la Terre: l'Omphalos, le nombril du monde le plus ancien, la Sardaigne, ne fait qu'un avec les vagues fluctuantes d'une mer fermée comme la Méditerranée, avec les pouvoirs contradictoires de la Titanomachie et avec les forces qui rayonnent du Cosmos. Mais l'avertissement de Jünger est clair, il nous met en garde contre toute erreur d'interprétation possible : les Titans "vaincus par Zeus et bannis au Tartare font un retour", l'exemple de Prométhée libéré de ses chaînes en est la preuve. Dans les terres baignées par le Mare nostrum, "les Titans opèrent et donnent vie à leurs inventions dans le temps" et non hors du temps.
Cela signifie que tout ce qui n'est pas soumis au calcul, au tintement des aiguilles, à la fixité d'un temps mécaniquement marqué, réside ailleurs et est intemporel. Après tout, le "titanisme prométhéen", les anciens et les nouveaux titans, "sont davantage liés à la technologie qu'aux arts". Et comme le conseille sagement Hölderlin, il est préférable pour le poète de "se consoler avec le dieu Dionysos", en s'appuyant sur ces rêves qui génèrent créativité et inspiration "pendant le règne de la race de l'âge du fer". Bientôt les dieux reviendront, rétablissant l'harmonie perdue, les mêmes dieux qui ne sont jamais partis mais que nous avons oubliés, mettront fin à cette domination.
L'interrègne de la technologie libérée de la domination humaine et de "la science qui touche ses limites et commence à les dépasser" est la représentation, ou plus exactement l'une des visions de Jünger, d'un monde devenu un théâtre de l'absurde, un Grand Guignol dirigé par des géants et des chimères, mis en scène par des formes prométhéennes qui dansent extatiquement dans la phase aiguë de l'intérim : le nivellement absolu d'une civilisation mourante, où "leur pouvoir est confirmé par l'éternel retour". Et comme l'écrit justement Jünger, prouvant une fois de plus qu'il est un voyant, à comprendre comme celui qui est doté de la faculté de voir, "cette forme d'éternité ne représente pas la fin du temps et des temps, mais leur extension à l'infini".
Ce désir tenace d'atteindre une impossible immortalité est clairement visible dans les temps difficiles que nous traversons ; là, où tout est dépassé, en premier lieu les dieux et le concept du sacré, les énergies libérées par l'éclat de "l'homme augmenté" se perdent dans un savoir qui n'est plus contemplatif mais productif. Du geste, emblème à la prérogative du seul exécutant technique, pensant réaliser les conditions humaines de survie et s'éloigner définitivement des stimuli de l'habitat et de l'environnement qui l'entourent. L'expression la plus élevée d'un homme qui se suffit à lui-même, pour la raison qu'il a déjà renoncé a priori à tout finalisme de la pensée et de l'action tant qu'elle est individuelle.
Le "sismographe" Jünger, comme on l'a souvent défini, a compris à l'avance ce que déplace l'idée d'artifice et/ou l'illusion de vouloir dépasser l'espace et une dimension définie par d'autres possibles, en donnant libre cours aux désirs de l'individu, au dogme des besoins abstraits qui en génèrent toujours de nouveaux. Redécouvrir une liberté instrumentale capable d'inverser les pôles : l'homme au service de la technologie et non la technologie au service de l'homme. En même temps, il abolit les frontières et les horizons, les projetant dans un futur post-humain où la physicalité, l'esprit, le toucher, la vue, l'ouïe, les expériences sensorielles et cérébrales, les émotions et les identités passent par d'autres corps, présumés ou réels, n'attribuant plus à l'homme le rôle de créateur mais celui d'élément performant.
Dans le pire des cas, un "automate", l'équation animal-machine de Descartes alternait avec l'équation homme-machine, plus malheureuse encore : l'élévation au pouvoir de l'artificiel, dans l'exactitude de l'artifice, identique à tout ce qui n'est pas, y compris l'homme, qui peut être étudié de la même manière qu'une machine. Une vision des choses qui contraste fortement avec celle du conservateur de La Grande Madre. Meditazioni mediterranee et avec une grande partie de la bibliographie de Jünger.
Au terme de cette lecture, on se souvient de la discorde de pensée manifestée par Heidegger à Jünger, à propos de la situation en général et du fameux " point zéro ", décrit dans Über die Linie, (Au-delà de la ligne) : " La ligne est aussi appelée méridien zéro. Vous parlez du point zéro. Le zéro fait allusion au rien, et précisément au rien vide. Là où tout mène au néant, le nihilisme domine. Au méridien zéro, le nihilisme approche de son accomplissement. Jamais comme dans la publication éditée par Bosincu, les deux grands de la pensée européenne n'ont convergé par moments, avec toute la prudence requise.
Laissant de côté la querelle du sens et de la dénomination, du point ou du méridien zéro - ici Heidegger avait raison -, le dernier Jünger fait un clin d'œil à ce que voulait dire le "petit magicien" du Bade-Wurtemberg, surnom amical que lui donnaient les étudiants de Heidegger. La source de bons conseils de Jünger était sa "deuxième grande mère, la Méditerranée". La Terre et le Cosmos, les profondeurs telluriques, les puissances "chthoniques", les cycles célestes et l'érudition du Cosmos, n'ont jamais été aussi proches.
Ernst Jünger, La Grande Madre. Meditazioni mediterranee - volume édité par Mario Bosincu, Editoriale Le Lettere, Série Vita Nova, 214 pages, 15,50 euros.
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mardi, 09 novembre 2021
Le voyage atlantique de l'impubliable Jünger
Le voyage atlantique de l'impubliable Jünger
Andrea Scarabelli
Ex: https://blog.ilgiornale.it/scarabelli/2017/08/07/il-viaggio-atlantico-dellimpubblicabile-junger/
Ernst Jünger, Voyage atlantique, Londres, 1947. Deux ans après la fin de la guerre mondiale, un petit livre inhabituel a été publié dans une série destinée aux prisonniers de guerre allemands en Angleterre. Ernst Jünger est donc l'auteur de Atlantische Fahrt, récemment publié en italien chez Guanda sous le titre Traversata atlantica, dans une traduction d'Alessandra Iadicicco et avec un éditeur enfin digne de ce nom. En plus du texte, le volume contient un riche appareil de correspondance, des annexes bio-bibliographiques, un grand nombre de notes et une critique d'Erhart Kästner de 1948. Reconstituée à travers ces riches apports, l'histoire éditoriale de Atlantische Fahrt est comique dans un certain sens. Le premier livre d'après-guerre de Jünger n'a pas été publié en Allemagne, en raison de la répression "démocratique" qui l'a interdit de publication et de parole, en même temps que d'autres dieux de la philosophie du 20ème siècle, dont Martin Heidegger et Carl Schmitt. L'épuration culturelle et anthropologique de la nouvelle Allemagne finit par le toucher lui aussi, abandonné à lui-même, incapable d'écrire et de publier et pourtant imprimé et réimprimé à l'étranger (surtout en Suisse, dans ces années-là), alors qu'une longue lignée d'intellectuels était intervenue en sa faveur. Le veto des autorités alliées durera jusqu'en 1949. Jusque-là, rien ne pouvait être fait. "Faut-il être un prisonnier allemand pour pouvoir lire un certain auteur interdit en Allemagne?" a amèrement remarqué l'écrivain Stefan Andres en critiquant Jünger en 1949.
À la fin des années 1940, le futur lauréat du prix Goethe est donc enchaîné : mais Jünger, le paria, s'est métamorphosé, a changé de peau, assumant la tâche de "phare aristocratique de la douleur", comme il le dira quelques années plus tard. C'est la chair des vaincus qui réclame l'attention dans ces pages lumineuses, que la sagesse européenne ne pourra pas ignorer longtemps. Un cri qui sera certainement malvenu pour certaines belles âmes, mais qui fait de ses paroles l'un des chants les plus intenses du 20ème siècle.
En tout cas, le livre a été publié en 1947, mais il s'agit du récit d'un voyage au Brésil onze ans plus tôt : de Hambourg à Belém, Recife, São Paulo, Rio de Janeiro et Bahia. Avec une escale préliminaire aux Açores, occasion idéale pour faire le point sur la situation de l'Allemagne qu'il vient de quitter: "Leur archipel me semblait un symbole de notre situation: comme une chaîne de volcans qui, à l'extrême frontière de l'Europe, s'élève au milieu de solitudes infinies". Il décide de faire une pause dans une civilisation dont il commence à entrevoir les ombres, changeant d'hémisphère, sous un soleil et des constellations différents. Ce voyage allait marquer un profond changement dans sa vision du monde, en déplaçant l'accent de la situation en Allemagne vers celle du monde dans son ensemble, comme le note Detlev Schöttker dans son essai à la fin du livre. Mais Jünger ne le sait pas encore, et dans le Nouveau Monde, dans sa surabondance protéiforme, il cherche les images, les phénomènes originaux dont parlait Goethe dans ses écrits sur la métamorphose des plantes. Chacune de ces images réveille des réminiscences anciennes, faisant de chaque homme un artiste et un artifice. L'Atlantique comme un miroir, dans lequel le poète d'Orages d'acier se reconnaît et se retrouve. Ici, chaque découverte est une (auto)révélation, un retour à la maison. Il s'en rend compte lorsqu'il aperçoit un poisson de forme bizarre, inconnu des classifications occidentales. Quelque chose de dormant se réveille en lui :
"A la vue de ces créatures fabuleuses, ce qui nous frappe, c'est avant tout l'accord entre l'apparition et l'imagination. Nous ne les percevons pas comme si nous les découvrions, mais comme si nous les inventions. Elles nous surprennent et en même temps nous nous sentons intimement familiers avec elles, comme si elles étaient des parties de nous-mêmes réalisées en images. Parfois, dans certains rêves et, très probablement, à l'heure de la mort, cette imagination acquiert en nous une force extraordinaire. Les mythes naissent là où les réalités supérieures et suprêmes s'accordent avec le pouvoir de l'imagination".
Mais l'Amérique du Sud n'est pas seulement une nature non contaminée. Au milieu des dédales de végétation et des humbles rives de rivières sans fin se dressent d'imposantes mégalopoles, encore inconnues des Européens de l'époque. C'est en présence de ces agglomérations vertigineuses que s'opère la révolution copernicienne de l'écrivain : la technologie, vue à l'œuvre dans la Première Guerre mondiale puis dans l'industrie, est devenue un phénomène mondial. Les acolytes du Travailleur ont envahi le globe, le transfigurant et redessinant ses frontières. Rio de Janeiro le consterne: "La ville a une forte impression sur moi. C'est une résidence pour l'esprit du monde". Et c'est précisément dans ces pages qu'apparaît le nom d'Oswald Spengler, qui dans Le Déclin de l'Occident avait indiqué dans les métropoles inorganiques et amorphes l'un des symptômes des phases terminales d'une civilisation. Des prophéties aussi amères que d'actualité, même un siècle après la publication de son monumental traité sur la morphologie des civilisations.
Et pourtant, comme l'écrivait Hölderlin, là où le danger grandit, surgit aussi ce qui sauve, et au cours de ce voyage au bout de l'Occident, une fois encore, la nature sauvage et intacte agit comme un buen retiro, comme un contrepoids à la technicisation planétaire effrénée. Une lettre à son frère Friedrich Georg, écrite le 20 novembre 1936 à Santos, en témoigne: "Dans ces contrées, il y a un proverbe que j'aime beaucoup ; il dit: la forêt est grande, et cela signifie que quiconque se trouve en difficulté ou est victime de persécutions peut toujours espérer trouver refuge et accueil dans cet élément". Il est probable que certains de ses compagnons de voyage pensent la même chose, et lorsqu'ils arrivent au Brésil, ils décident de quitter le navire et de ne pas retourner en Allemagne. Au contraire, il l'a fait, vivant la tragédie européenne jusqu'à son dernier acte, mais emportant avec lui cette image de la forêt, développée quelques années plus tard dans Le traité du rebelle. Dans la forêt, il verra l'authentique patrie spirituelle de l'homme, par opposition au navire, domaine de la vitesse et du progrès, et le rebelle sera celui qui se tournera vers la forêt, en se donnant à la brousse - en quittant le navire, en fait.
Mais il n'y a aucune trace de cela dans sa biographie. Pour l'instant, il n'y a que la haute mer et les îles, l'immensité de l'Atlantique et l'abri des atolls et des archipels, pour réitérer l'irréductible dualité qui constitue la quintessence littéraire - mais pas seulement - d'Ernst Jünger. L'océan, sous le charme duquel "notre être s'écoule et se dissout ; tout ce qui est rythmique en nous s'anime, résonances, battements, mélodies, le chant originel de la vie qui berce les âges". Son charme nous fait revenir vides, mais heureux comme après une nuit passée à danser". Les îles, en revanche, contiennent la promesse d'une joie "plus profonde que le calme, que la paix dans cet élément orageux déplacé des profondeurs". Même les étoiles sont des îles dans la mer de lumière de l'éther".
Les îles, la mer... Il est tard. Notre voyageur note ces mots en retournant dans son Europe, martelée par l'urgence de l'histoire, secouée par des vents qui vont bientôt révéler leur forme monstrueuse et titanesque. Les derniers mots du journal brésilien sont datés du 15 décembre 1936 :
"Je suis satisfait de ce voyage. Éole et tous les autres dieux ont été propices. Plus intense encore est le plaisir que j'y ai ressenti par rapport aux temps menaçants qui s'annoncent de plus en plus clairement, dont les flammes vacillent déjà à l'horizon".
Ces flammes qui finiront par embraser une civilisation entière, une civilisation dont Jünger choisira d'être le témoin, payant à la première personne, comme beaucoup d'autres, sa propre inactualité.
15:25 Publié dans Littérature, Livre, Livre, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ernst jünger, littérature, livre, littérature allemande, lettres, lettres allemandes, révolution conservatrice, allemagne, atlantique | | del.icio.us | | Digg | Facebook