Emigration blanche, fascisme, stalinisme: approches nouvelles après la chute du communisme
Le généalogie des droites russes chez Walter Laqueur
par Robert STEUCKERS
L'impact des fascismes ouest-européens et du national-socialisme allemand a été important dans les cercles d'émigrés blancs pendant l'entre-deux-guerres. Le fascisme séduisait parce qu'il promettait des solutions rapides aux problèmes de l'époque, alors que les parlements, qui soumettaient tout à d'interminables discussions, étaient accusés de laisser «pourrir les situations». Ce culte de la «décision rapide», très présent dans les débats allemands de l'époque et dans les discours tonitruants de Mussolini, débordait les cercles restreints des fascistes russes purs et durs et séduisait des conservateurs, dont Struve, et des modérés, dont Timachev.
Pour propager ce double culte de l'autorité et de la vitesse de décision, plusieurs groupes ont vu le jour dans les années 20. Ils étaient surtout constitués de jeunes gens enthousiastes. Le plus petit de ces groupes était le «Mouvement des Jeunes Russes» (Mladorossitsy), dirigé par Alexandre Kassem Bek, issu d'une famille aristocratique d'origine persane, russifiée au cours du XIXième siècle. Emigré à Paris, Kassem Bek prend dès l'âge de 21 ans la tête d'un groupe d'étudiants blancs, réclamant l'avènement d'une monarchie totalitaire de type nouveau. Reprenant à leur compte tous les éléments du decorum fasciste, ainsi que la discipline qui caractérisait cette mouvance, les adeptes de Kassem Bek estimaient, nous explique Laqueur, que l'ancien régime ne pouvait plus être restauré, car il avait été rongé de l'intérieur par la décadence, le «bourgeoisisme» et le «philistinisme». L'effondrement de ce régime sous les coups des Bolcheviks était donc une punition largement méritée. L'apocalypse de 1917 et l'horreur de la guerre civile auraient donc eu des vertus purgatives, selon les partisans de Kassem Bek. Propos qui n'ont guère choqué les conservateurs comme Struve (qui ouvre aux «Jeunes Russes» les colonnes de sa revue) ni Cyrille, le prétendant au trône des Romanovs. Deux grands-princes adhèrent au mouvement.
Au culte de Mussolini et de Hitler, s'ajoute, curieusement, le culte de Staline. Ce dernier, affirmaient Kassem Bek et ses «Jeunes Russes», avait mis un terme à l'anarchie révolutionnaire, avait rétabli l'autorité de l'exécutif (concentrée entre ses mains) et donné congé à l'internationalisme. Kassem Bek plaidait dès lors pour une symbiose entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau, pour une monarchie incarnée par le Grand-Prince Cyrille mais reposant sur les nouvelles institutions soviétiques: bref, pour une monarchie bolchévique!
Après une tentative de collaboration avec les nationaux-socialistes allemands, qui téléguidaient le ROND (un parti nazi russe établi à Berlin), le rapprochement tourna court: les Allemands reprochant aux Russes d'être des «nationaux-bolchévistes» et non d'authentiques «nationaux-socialistes». Xénophobes (mais pas officiellement antisémites; en pratique, pourtant, ils l'étaient), les «Jeunes Russes» reprenaient aux Eurasiens l'idée que la mission réelle de la Russie est en Asie, et que Moscou doit constituer un glacis pour la race blanche contre le «péril jaune». Mais Kassem Bek se méfiait des projets concoctés par les Allemands en Europe orientale: en 1939, il demande aux «Jeunes Russes» de soutenir la cause des alliés occidentaux et quitte l'Europe pour les Etats-Unis. En 1956, il revient à Moscou, y devient le secrétaire du Patriarche et meurt en 1977. Il aurait été un agent soviétique tout au long de sa carrière. Laqueur souligne (pp. 111-112) que les Soviétiques ont recruté bon nombre d'agents dans tous les milieux politiques de l'exil russe, y compris chez les Mencheviks, mais que seuls les Blancs fascisants ont été autorisés à rentrer au pays.
Parmi les idéologues autoritaires, monarchistes-bolcheviks, une figure sort du lot: celle d'Ivan Loukianovitch Solonévitch (1891-1953). Il a commencé sa carrière dans la presse radicale de droite avant la Révolution. Il quitte l'URSS en 1934, en franchissant clandestinement la frontière finlandaise, puis publie le récit de cette évasion, qui devient un best-seller international. Solonévitch devient alors journaliste dans la presse émigrée libérale et modérée. Puis, brusquement, il opère un virage à droite, qui le rapproche des cénacles conspiratifs animés par d'anciens lieutenants et capitaines de l'armée du Tsar. Il termine sa vie en Argentine. Son ouvrage politique majeur, Narodnaïa Monarkhiia («La Monarchie Populaire»), a été réédité à Moscou en 1991, et inspire quelques néo-monarchistes.
Les partis fascistes russes ont connu une brève existence en Allemagne, en Mandchourie et aux Etats-Unis dans les années 30. Le groupe le plus significatif était celui de Mandchourie. Il naît dans la faculté de droit de l'université locale, parmi les jeunes Blancs réfugiés là-bas. Le général tsariste Kosmine les soutient. Ils se regroupent d'abord dans l'«Organisation Fasciste Russe» (OFR), puis dans le «Parti Fasciste Russe» (PFR), et éditent deux revues: Nache Poute («Notre Voie») et Natsia («Nation»). De 1931 à 1945, année où l'armée rouge pénètre dans Kharbine, capitale de la Mandchourie, ce fut la figure de Konstantin Rodzayevski qui mèna le parti. Enthousiaste, fougueux mais naïf, il adopte fébrilement les colifichets à croix gammées des nationaux-socialistes allemands, donnant à sa formation des allures quelque peu carnavalesques. De plus, il dépend financièrement du bon vouloir des Japonais. Il espère une victoire de l'Axe Berlin-Tokyo, dont les armées, espère-t-il en dépit de son nationalisme russe, occuperont l'Union Soviétique et placeront à la tête de la nouvelle Russie dé-bolchévisée un «gouvernement national», dirigé évidemment par lui!
Concurrent de Rodzayevski en Mandchourie: l'Ataman Semionov, militaire conservateur, nullement attiré par les imitations du folklore nazi, parie sur la solidarité des Cosaques réfugiés en Extrême-Orient. En 1945, Rodzayevski et Semionov sont tous deux condamnés à mort dans un procès commun, assez expéditif. Et l'activiste du PFR introduit alors une demande pour rentrer au service de Staline, considéré comme «leader fasciste russe», et propose de réactiver ses réseaux pour en faire une «cinquième colonne» au bénéfice de la politique de Moscou. Sa demande n'a pas été retenue.
Aux Etats-Unis, un certain Anastase Vozniyatski fonde une «Organisation Fasciste Panrusse» (OFPR) en 1933, à Windham County dans le Connecticut, avec l'argent de son épouse, une millionaire américaine du nom de Marion Stephens, née Buckingham Ream dans une famille de négociants en bétail et en céréales. Malgré son argent, Vozniyatski n'a pas réussi en politique. La chronique de son mouvement ne révèle rien d'original ni d'extraordinaire.
Pendant les vingt premières années d'exil des Blancs et des anti-bolchéviques de toutes opinions, le mouvement qui, incontestablement, a connu le plus de succès, fut le NTS (in extenso: «Fédération Nationale du Travail de la Nouvelle Génération»). Ce mouvement d'inspiration solidariste et chrétienne-orthodoxe a tenu son premier congrès en 1930 et élu son président, W. M. Baïdalakov, un Cosaque du Don. Objectif: poursuivre le combat pour l'«idée blanche» sous une autre forme, adaptée aux plus jeunes générations. Le NTS travaillait très sérieusement, contrairement aux «Jeunes Russes» et aux groupuscules fascistes de Mandchourie. A peu près tous les deux ans, l'organisation tenait un congrès où l'on décidait des nouvelles orientations et où l'on fixait un nouveau programme. Son idéologie sociale était le solidarisme, un solidarisme qui se distinguait toutefois du solidarisme préconisé par les écoles politiques catholiques d'Europe occidentale. Ce solidarisme reposait sur une triade: idéalisme, nationalisme, activisme. L'idéalisme soulignait l'importance des idées pures et des valeurs, formes permanentes et indépassables dans le monde effervescent de la politique. Le nationalisme indiquait que ces valeurs s'inscrivaient toujours dans un contexte et que ce contexte était la nation, en l'occurrence la nation russe. L'activisme correspondait à la volonté de réaliser l'adéquation de la théorie et de la pratique, un peu comme dans le marxisme.
Ce solidarisme était bel et bien une idéologie conservatrice, dans le sens où l'harmonie entre les classes qu'il prônait le conduisait à rejeter l'«individualisme libéral excessif» et à imposer des limites à la liberté individuelle; le solidarisme du NTS refusait également la démocratie pluripartite. Les industries-clefs devaient demeurer sous la houlette de l'Etat. Le NTS reprenait à son compte une idée centrale dans l'héritage slavophile, l'idée de Sobornost, telle que l'avait théorisée Khomiakov.
Le NTS ne s'est jamais aligné idéologiquement sur les fascismes européens ou sur le nazisme, car sa dimension religieuse le rapprochait davantage du corporatisme catholique autrichien ou du salazarisme portugais, idéologies éloignées du modernisme industrialiste fasciste-italien ou national-socialiste allemand. Quelques éléments toutefois ont collaboré en Allemagne avec les autorités nationales-socialistes, même si le NTS était interdit et ses adhérants emprisonnés. Cette coopération a eu lieu dans les territoires occupés par l'armée allemande et dans le mouvement du général Vlassov. L'organe de presse de ces militants pro-allemands du NTS était le Novoïé Slovo.
Après la guerre, le NTS adopte une idéologie de «troisième force», cherchant à dépasser le marxisme et le capitalisme. Les puissances occidentales ont passé l'éponge sur la collaboration des quelques éléments du NTS (Redlich, Poremski, Tenserov, Vergoune, et Kazantsev) et les Américains, logique de la guerre froide oblige, ont soutenu le mouvement et financé sa propagande à l'intérieur du territoire soviétique. Cette double collaboration avec les ennemis de la Russie, l'Allemagne d'abord, les Etats-Unis ensuite, n'ont pas donné bonne presse au NTS, en dépit de la pureté de ses idéaux, bien ancrés dans la tradition et le mental du peuple russe. Le citoyen soviétique moyen s'en désintéressait.
Selon Laqueur, le principal idéologue du NTS fut le Professeur Ivan Ilyine (1881-1954), qui enseignait la philosophie à l'Université de Moscou avant la Révolution. Cet excellent connaisseur de la pensée de Hegel est expulsé d'URSS en 1922, en même temps que Berdiaev. Il publiait ses écrits dans la revue Russkii Kolokol, proche du NTS sans en épouser toutes les thèses: en effet, Ilyine était monarchiste tandis que les militants du NTS ne se prononçaient pas sur cette question et envisageaient l'éventualité d'une République russe non soviétique. Ilyine se faisait l'avocat d'une «démocratie organique», qui n'aurait plus été ni formelle ni mécanique à la façon occidentale. Dans son livre Pout'k otchevidnosti (= La Voie vers l'évidence), Ilyine définit la «vraie politique» comme un «service», comme le contraire diamétral de la politique envisagée comme «carrière». La notion de service implique de servir les intérêts du peuple tout entier et non d'une catégorie sociale ou d'un réseau d'intérêts. Cette volonté de servir une entité collective de vastes dimensions fait de la politique un «art de la volonté», d'une volonté qui sait d'instinct choisir et promouvoir, dans le flot ininterrompu des faits et des événements, ce qui est bon pour le peuple dans son ensemble, pour l'avenir de l'entité nationale. Or cette volonté doit pouvoir se lover dans le moule d'un idéal et ne pas oublier les vertus du cœur, qui donnent impulsion et sagesse aux potentialités créatives de l'homme politique (pour une approche des idées d'Ilyine, cf. Helmut Dahm, Grundzüge russischen Denkens. Persönlichkeiten und Zeugnisse des 19. und 20. Jahrhunderts, Johannes Berchmans Verlag, München, 1979).
Laqueur, ensuite, passe à une analyse des sources du néo-nationalisme russe contemporain. Ce «parti russe» est né des œuvres des néo-slavophiles et des «écrivains du terroir». Pionniers à l'ère stalinienne de ce style ruraliste, Vladimir Ovetchkine et Yefim Doroche ont préparé le terrain d'une nouvelle école littéraire populiste et nationaliste. Dans les années 60 et 70, les écrivains de Russie septentrionale et de Sibérie, comme Fiodor Abramov, Vassili Choukchine (Kalina Krasnaïa, Le beau bosquet de boules de neige) et Valentin Raspoutine (Adieu à Matiora). Cette littérature est loin d'être idyllique, souligne Laqueur. Les conditions de vie dans les villages du Nord et de la Sibérie sont terribles et les villageois décrits par Abramov se haïssent mutuellement, ne forment plus une communauté soudée et solidaire. Belov, pour sa part, est moins pessimiste: ses personnages vivent dans un monde beau et pur, à l'ombre des clochers en bulle, bercé par la musique douce et gaie des cloches des églises, où se côtoient des mystiques et des idiots qui atteignent la sainteté. Soloükhine se déclare disciple du Norvégien Knut Hamsun, qui, lui aussi, a décrit des personnages ruraux non pervertis par la civilisation moderne. Astafiev et Raspoutine évoquent les descendants des pionniers, dispersés dans les immensités sibériennes. Dans les petites villes, les habitants n'ont plus de référants moraux: ils pillent un dépôt en flammes, n'ont plus de racines et plus aucun sens du devoir. Ils ne songent qu'à s'enrichir et saccagent l'environnement naturel. Cette dépravation est le fruit du pouvoir communiste, écrivait Soloükhine, sans pour autant encourir les foudres du régime; au contraire: il a été lauréat du Prix Lénine! La tonalité générale de cette littérature ruraliste est un scepticisme à l'égard du progrès mécanique, matériel et économique, à l'égard des productions intellectuelles des grandes villes, à l'égard de la culture de masse contemporaine, importée de l'Ouest.
Dans le grand public, ce sont des revues littéraires conservatrices, mais fidèles en paroles au régime, qui se sont fait le relais de ce ruralisme, de ce culte de l'enracinement et de ce refus du déracinement: Nache Sovremenik et Molodaïa Gvardiya. Novii Mir, pour sa part, défendait les thèses progressistes classiques de l'idéologie marxiste. Cet engouement pour le passé intact de la Russie a conduit à une redécouverte de l'héritage slavophile du 19ième siècle, dès la fin des années 70, où Chalmaïev, Lobanov et Kochinov en arrivent à la conclusion que la Russie est devenue un pays décérébré et américanisé, qui perd sa «dimension intérieure», ses racines, en dépit de sa puissance militaire. La Russie est une «coquille vide».
Ce mélange de ruralisme, de slavophilie rénovée, de culte de l'enracinement et d'anti-américanisme, conduit à une critique plus fondamentale de l'idéologie marxiste dominante. Les nationalistes, en effet, évoquent la thèse du «flux unique» de l'histoire russe, thèse qui est en contradiction totale avec le léninisme. En effet, d'après Lénine et ses disciples, l'histoire russe se subdivise en deux courants, un courant progressiste (Pierre le Grand partiellement, Herzen, Tchernitchevski et Gorki) et un courant obscurantiste composé de réactionnaires, de fanatiques religieux et d'exploiteurs du peuple. A ce dualisme officiel, les ruralistes opposent, sans nier la validité du courant progressiste, une réhabilitation des forces politiques et spirituelles qui ont consolidé la Russie au cours des siècles passés, sans être marquées par la philosophie progressiste, moderniste et occidentaliste. L'histoire russe, dans cette optique slavophile et nationale, draine dans un fleuve unique une masse d'éléments positifs, tantôt frappés du sceau du progressisme, tantôt frappés de celui de l'enracinement ou de la tradition, soit de l'immuable.
Le Parti ne pouvait pas accepter cette vision sans risque. Car cela aurait impliqué une revalorisation du rôle de la monarchie et de l'église dans l'histoire russe. Et cela aurait également signifié que, lors de la guerre civile, les Rouges comme les Blancs avaient eu des raisons, avaient eu les uns et les autres partiellement ou entièrement raison. Si Nicolas II et Lénine avaient eu tous deux raison, la révolution aurait pu être considérée comme inutile et l'idéal aurait sans doute été un régime à mi-chemin entre le bolchevisme et la monarchie, sans doute une monarchie populaire comme l'envisageait Ivan Solonévitch. Mais lentement la thèse du «flux unique» a fait son chemin, s'est imposée et structure métaphysiquement la convergence que l'on observe actuellement entre nationalistes et anciens communistes. Hors du «flux unique» ne se trouvent désormais plus que les libéraux qui restent fidèles aux thèses «progressistes», tout en avalisant l'inflation terrible qui secoue la vie russe depuis la libéralisation des prix de janvier 1992, voulue par Gaïdar et son équipe. Aval qui leur fait perdre toute légitimité populaire.
Déjà pendant les dernières années du règne de Brejnev, la maison d'édition Roman Gazetta, qui publiait des livres de poche bon marché, n'éditait plus que des auteurs populistes, slavophiles ou nationalistes, précise Laqueur (p. 135). Signe de leur victoire: quand Alexander Yakovlev, chef du département idéologique du comité central, prononça en 1972 un discours contre l'«anti-historicisme» des russophiles et critiqua leur culte de la religion orthodoxe, tout en défendant les «démocrates» révolutionnaires du XIXième siècle, il fut promu ambassadeur d'URSS au Canada et y resta de nombreuses années. Eviction déguisée, bien évidemment. Cet incident marqua la victoire des revues Nache Sovremenik et Molodaïa Gvardiya. Novii Mir, dont les collaborateurs «libéraux» et «progressistes» avaient été écartés dès les années 70, tenta de reprendre son combat en faveur du «courant progressiste». Sans succès. Elle fut réduite au silence pendant 20 ans et ne reparut que dans le sillage de la perestroïka.
Au départ de sa carrière d'écrivain persécuté, Alexandre Soljénitsyne se situait plutôt dans le camp libéral. Il en sortira petit à petit pour esquisser les grandes lignes d'un «conservatisme» populiste et slavophile particulier, en marge du conservatisme plus musclé des nationalistes et des paléo-communistes actuels. Au départ, ce sont les libéraux, notamment les rédacteurs de Novii Mir, qui se sont engagés à défendre l'écrivain Soljénitsyne, alors que conservateurs et nationalistes critiquaient ses positions. Mais Soljénitsyne jugeait les libéraux trop mous dans leur défense des dissidents. Son glissement vers un conservatisme populiste et slavophile s'est amorcé dès sa lettre ouverte aux dirigeants soviétiques, où, depuis son exil zurichois, il critiquait cette intelligentsia libérale qui croyait que sa tâche première était de «dépasser la folie nationale et messianique des Russes». Entreprise impossible, selon Soljénitsyne, car elle aurait réduit la russéité à rien. Dans cette lettre, il exhortait les dirigeants soviétiques à abandonner le marxisme-léninisme, une idéologie qui ne cessait de provoquer des conflits avec l'étranger, affaiblissait la Russie de l'intérieur et instaurait un système du «mensonge permanent». Ensuite, il demandait l'abrogation du service militaire obligatoire, ce qui hérissait les nationalistes. Sa pensée, au fond, était une synthèse entre le libéralisme national et populaire et le nationalisme dur: le régime qui conviendrait à la Russie serait à la fois éclairé et autoritaire, et s'appuyerait sur les Soviets, car introduire une démocratie à l'occidentale sans transition en Russie conduirait à la catastrophe.
Cette synthèse, malgré ses relents d'anti-militarisme, ou, au moins, son hostilité à la conscription générale, finit tout de même par plaire davantage aux nationalistes qu'aux libéraux. Sakharov trouvait le nationalisme de Soljénitsyne «exagéré», voire quelque peu «xénophobe» et déplorait que l'auteur de l'Archipel Goulag n'entonnât pas un plaidoyer a-critique en faveur de la démocratie à l'occidentale. Le nouveau clivage séparait désormais ceux qui prétendaient que les idées occidentales (dont le marxisme) pervertissaient l'âme russe et ceux qui affirmaient que c'était les défauts de la mentalité russe qui précipitaient la Russie dans le malheur.
La «Nouvelle Droite» russe, ou plutôt les «nouvelles droites» russes, puisent leurs idées dans des synthèses plus modernes ou chez des auteurs plus actuels et seul Soljénitsyne conserve une influence réelle dans le débat. Son influence est évidement plus nette auprès des nationaux-libéraux et des conservateurs tranquilles qu'auprès des nationaux-bolchéviques plus militants et plus activistes. Les Russes d'aujourd'hui tentent également de découvrir des auteurs occidentaux auxquels ils n'avaient pas accès au temps de la censure. La révolution conservatrice allemande et la ND franco-italienne, de même que les synthèses nationales-révolutionnaires de tous acabits, influencent les conservateurs musclés et les nationaux-bolchéviques, tandis que les travaux de Max Weber, José Ortega y Gasset, etc. intéressent les nationaux-libéraux. L'engouement pour Nietzsche est général et cela va des réceptions caricaturales aux analyses les plus fines. Dans ce bouillonnement, un penseur original: Lev Goumilev, décédé en juin 1992, considéré comme une sorte de «Spengler russe»; il a élaboré une théorie de l'«ethnogénèse» des peuples, en expliquant que ceux-ci font irruption sur la scène de l'histoire, animés par une passionarnost, une «passion», un instinct, une pulsion. Cette passionarnost s'épuise petit à petit, forçant les peuples vidés de leurs pulsions créatives, à quitter l'avant-scène de l'histoire, puis à sombrer dans l'insignifiance. Goumilev était «eurasiste» et essuyait les critiques de ceux qui revendiquaient une russéité européenne.
Les nouvelles synthèses russes se forgeront dans la lutte, dans cette opposition à l'occidentalisation brutale dont ils sont les victimes. Imaginatifs et prenant les idées beaucoup plus au sérieux que les Occidentaux, les concepts mobilisateurs de demain seront à coup sûr originaux. Et provoqueront l'étonnement de ceux qui veulent tout mesurer à l'aune des statistiques et des chiffres, des bilans et des profits. Et aussi l'étonnement de ceux qui croient, sur les rives de la Seine, les neurones assaillis par les gaz d'autos, avoir trouvé la formule politique définitive et indépassable dans cette panade ultra-mixée, suggérée par certains journaux (un peu comme si vous mélangiez des fraises écrasées dans l'huile de vos sardines, avec une cuiller de chocolat chaud et du müesli, le tout arrosé de Curaçao bleu, avec un zeste de pamplemousse, le tout saupoudré d'ail).
Robert STEUCKERS.
Walter LAQUEUR, Der Schoß ist fruchtbar noch. Der militante Nationalismus der russischen Rechten, Kindler, München, 1993, 416 S., DM 42, ISBN 3-463-40212-2.