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jeudi, 25 mai 2023

Eloge de la théorie de la conspiration

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Eloge de la théorie de la conspiration

Nicolas Bonnal

Ce texte date de 2016 ; en réalité nous avons été (comme toujours) le premier à attaquer les fact-checkers et les chasseurs de complotistes – en nous aidant de notre maître, le super-cerveau juif libertarien Murray Rothbard qui expliquait qu’en chassant le recours à la conspiration on chasserait bientôt toute explication en matière d’Histoire, de vaccin, de virus ou de Reset – ou de réchauffement. Mais le goy étant ce qu’il est (et le Talmud ayant raison là-dessus : ce n’est même pas un animal, d’ailleurs Céline et Drumont sont d’accord), on finira très mal…

Récemment un beau cerveau du parti socialiste, œuvrant pour la Fondation Jaurès, chasseur et rogue dénonciateur des « conspi-racistes », a décrit, dans un rapport rédigé dans un style à coucher dehors, les membres de la nébuleuse conspiratrice qui « menace la démocratie » à travers le monde, ses empires et son hexagone...

Et cela a donné :

« C'est un milieu interlope que composent anciens militants de gauche ou d’extrême gauche, ex-« Indignés », souverainistes, nationaux-révolutionnaires, ultra-nationalistes, nostalgiques du IIIème Reich, militants anti-vaccination, partisans du tirage au sort, révisionnistes du 11-Septembre, antisionistes, afrocentristes, survivalistes, adeptes des “médecines alternatives”, agents d’influence du régime iranien, bacharistes, intégristes catholiques ou islamistes. »

Le bonhomme de neige passe naturellement pour un expert. Sans doute dénoncera-t-il aussi les 86% de Français qui ne voteront pas François Hollande au premier tour l'année prochaine. Faudra-t-il les interner avec les autres ?

Mais venons-en au point sérieux.

C'est la CIA  qui a lancé l'expression « théorie de la conspiration » au moment où, lors de l'assassinat Kennedy, tous les « roseaux pensants » ont refusé de s'incliner vers la thèse officielle. Tout le monde officiel s'est tu par lâcheté alors, mais c'est un autre problème, dont La Boétie, inspirateur des libertariens américains, avait déjà rendu compte.

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Le film d'Oliver Stone JFK a bien montré au monde entier que le coupable Oswald ne peut pas avoir été coupable ; il fait donc partie, ce gros produit hollywoodien, de la nébuleuse de la conspiration que veut faire interner le socialiste désigné plus haut. Et comme le film a été produit par Arnon Milchan, homme d'affaires israélien et parrain de la bombe atomique dans son propre pays, on se demande comment le serpent cessera de se mordre la queue.

Depuis presque deux siècles, l'histoire se confond avec l'actualité médiatique et ses instruments ; or la pauvre est rarement satisfaisante, sauf pour les imbéciles qui oublient tout. Comme on sait aussi, il y a plein d'assassinats fort mal expliqués qui entraînent des événements catastrophiques : tel assassinat à Sarajevo entraîne la première guerre mondiale, tel autre à Paris la nuit de cristal et la deuxième guerre mondiale, tel attentat enfin la guerre du Vietnam ou la course au chaos planétaire américain. Comme le remarque Debord dans ses fastueux Commentaires :

« Il est difficile d’appliquer le principe Cui prodest ? dans un monde où tant d’intérêts agissants sont si bien cachés. De sorte que, sous le spectaculaire intégré, on vit et on meurt au point de confluence d’un très grand nombre de mystères. (1)»

Paradoxe : les théoriciens de la conspiration se veulent les dénonciateurs de la conspiration étatique ou oligarchique. Et cela finit comme dans le jeu d'enfants, « c'est celui qui dit qui l'est » : celui qui dénonce le criminel conspirateur devient le conspirateur criminel à ausculter et enfermer ! Il y a là un front naturellement - et non conspirativement - hétérogène qui donne enfin raison au socialiste de tout à l'heure. La théorie de la conspiration, c'est le tiroir des choses inclassables de Boris Vian. On rêve du parti politique qui, larguant l'Europe aux anciens parapets ou cet Etat-nation fatigué, refléterait ces aspirations, ou plutôt ces... expirations.

Il y a deux niveaux dans la théorie de la conspiration : un qui va s'en prendre à un événement scandaleusement truqué par le pouvoir et ses médias (Kennedy, 11 septembre, mai 68, alunissage Apollo) ; et celui qui va considérer que c'est notre vision de l'histoire qui est tout simplement corrompue, et ce depuis deux siècles que l'histoire a prétendu - à l'époque romantique - devenir une science.

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Sur le premier point je citerai encore Guy Debord :

« Tous les experts sont médiatiques-étatiques, et ne sont reconnus experts que par là. Tout expert sert son maître, car chacune des anciennes possibilités d’indépendance a été à peu près réduite à rien par les conditions d’organisation de la société présente. L’expert qui sert le mieux, c’est, bien sûr, l’expert qui ment. Ceux qui ont besoin de l’expert, ce sont, pour des motifs différents, le falsificateur et l’ignorant. »

On connaît les experts en armes de destruction massive, les experts en traités de commerce, les experts en terrorisme et en état d'urgence, les experts en viande avariée et en changement climatique, les experts en assassinat au gaz syrien, les experts en viols ou en déplacement de population au Kosovo, - que le courageux journaliste Jacques Merlino avait remis à leur place.

Malheureusement il y a un lien entre la fumisterie perpétuelle de l'info aux ordres et la réécriture permanente de notre histoire ; il y a un lien important entre le déclin de l'histoire et celui de l'événement comme nouvelle. Debord évoque d'ailleurs, toujours dans ses Commentaires, avec une juste grandiloquence, la « décadence de l'explication »:

« Avec la destruction de l’histoire, c’est l’événement contemporain lui-même qui s’éloigne aussitôt dans une distance fabuleuse, parmi ses récits invérifiables, ses statistiques incontrôlables, ses explications invraisemblables et ses raisonnements intenables. »

Car il y a un autre problème : celui de la destruction de l'histoire par les historiens modernes en général, surtout depuis l'époque romantique et scientifique. D'un coup l'histoire a été dépeuplée de ses Turenne et de ses Bayard, remplie de forces magiques, aveugles, de machinations. L'être humain ne fut plus considéré comme un facteur historique majeur, mais comme un simple champ de forces. Citons Nerval et son Aurélia pour comprendre le Zeitgeist de cette gothique et scientifique époque romantique:

« Il me semblait voir une chaîne non interrompue d'hommes et de femmes en qui j'étais et qui étaient moi-même... Cette pensée me conduisit à celle qu'il y avait une vaste conspiration de tous les êtres animés pour rétablir le monde dans son harmonie première, et que les communications avaient lieu par le magnétisme des astres, qu'une chaîne non interrompue liait autour de la terre les intelligences dévouées à cette communication générale, et les chants, les danses, les regards, aimantés de proche en proche, traduisaient la même aspiration.»

On croirait le monde des réseaux du web...

Cette vision pythagoricienne ou novalisienne liée à un ineffable enchaînement va donner le fatalisme historique, le socialisme, le racisme, le bellicisme aussi, dont les démocraties occidentales ne sont pas sorties. Elle met fin, comme l'a vu Philippe Muray, au rationalisme et accompagne le darwinisme et le culte béat de la science. On se consolera en rappelant que Thucydide aussi décrit très bien (dans les discours de Périclès notamment) les mécanismes sophistiques qui font de la démocratie athénienne un empire thalassocratique toujours en guerre. Un empire thalassocratique créé au vingtième siècle a aussi prétendu conquérir l'espace en son temps et avoir posé quelques pieds sur la lune. ..

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La crise de la science historique n'échappa bien sûr pas au bon Alexis de Tocqueville :

« Les historiens qui vivent dans les temps démocratiques ne refusent donc pas seulement à quelques citoyens la puissance d’agir sur la destinée du peuple, ils ôtent encore aux peuples eux-mêmes la faculté de modifier leur propre sort, et ils les soumettent soit à une providence inflexible, soit à une sorte de fatalité aveugle. (2)»

On se mettra d'accord pour dire que la vision magique de l'histoire favorise bien sûr la théorie de la conspiration. Cette théorie de la conspiration est liée à un monde mal expliqué, digne de l'histoire « racontée par un idiot et pleine de bruit et de fureur »... Comme dit Sartre dans sa bien belle et bizarre étude sur Mallarmé, tout le monde dénonce au XIXème siècle un complot (le complot juif, le complot maçon, le complot carbonaro, le complot jésuite...) parce qu'il y a un « complot permanent de la bourgeoisie ! ». Lui-même tombe dans la théorie de la conspiration en prétendant la dénoncer, comme l'idiot du village médiatique socialiste cité plus haut, qui veut enfermer tout le monde pour sauver la vérité démocratique estampillée par PPDA et l'actualité en bandeau.

Tocqueville ajoute, inquiété par cette vision tronquée de l'histoire qui dénie à l'homme son rôle sur sa vie, homme conditionné par Darwin - puis par les sciences sociales :

« On dirait, en parcourant les histoires écrites de notre temps, que l’homme ne peut rien, ni sur lui, ni autour de lui. Les historiens de l’Antiquité enseignaient à commander, ceux de nos jours n’apprennent guère qu’à obéir. Dans leurs écrits, l’auteur paraît souvent grand, mais l’humanité est toujours petite. »

Notre écrivain ajoute dans le même chapitre, de sa plume incomparable, ces lignes qui rempliront de fierté Barack O. ou Erdogan:

 « Si cette doctrine de la fatalité, qui a tant d’attraits pour ceux qui écrivent l’histoire dans les temps démocratiques, passant des écrivains à leurs lecteurs, pénétrait ainsi la masse entière des citoyens et s’emparait de l’esprit public, on peut prévoir qu’elle paralyserait bientôt le mouvement des sociétés nouvelles et réduirait les chrétiens en Turcs. »

Dès lors on comprend le besoin d'une partie de l'opinion d'avoir des explications, même mauvaises. Et il y aura donc plusieurs niveaux dans la théorie de la conspiration : celle qui va délirer sur les juifs ou les jésuites, les patrons ou les communistes, et celle qui va chercher de comprendre par exemple les origines d'une guerre et la notion d'Etat profond. Les historiens libertariens américains ont dénoncé le rôle obscur des Lincoln, Wilson, Roosevelt dans l'édification d'un Etat américain tentaculaire, surendetté, dangereux, boutefeu et surpuissant. On peut donner ici une petite liste de ces universitaires qui se réclament de la théorie de la conspiration sans avoir rien à voir avec le lumpen-prolétariat intellectuel des antisémites et autres. John T. Flynn (fabuleux sur Roosevelt), Murray Rothbard, George Morgenstern (excellent sur Pearl Harbor), Ralph Raico, John Denson, Butler Shaffer, tous sont autant de grands noms qui voient que l'histoire officielle en Amérique manque vraiment d'éthique ou d'élémentaire logique.

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Debord, qui reste un des rares héritiers de Tocqueville en France, remarque à ce propos – toujours dans les Commentaires :

« L’imbécillité croit que tout est clair, quand la télévision a montré une belle image, et l’a commentée d’un hardi mensonge. La demi-élite se contente de savoir que presque tout est obscur, ambivalent, “monté” en fonction de codes inconnus. Une élite plus fermée voudrait savoir le vrai, très malaisé à distinguer clairement dans chaque cas singulier, malgré toutes les données réservées et les confidences dont elle peut disposer. C’est pourquoi elle aimerait connaître la méthode de la vérité, quoique chez elle cet amour reste généralement malheureux. »

On se demande d'ailleurs comment « l'imbécillité qui croit que tout est clair »  va se faire expliquer tout à l'heure le 11 septembre, puisqu'on accuse tour à tour l'Etat US (thèse non plus de Chritopher Bollyn, mais des alliés saoudites !), l'Arabie saoudite, puis l'Iran – en ayant tout bonnement abandonné le pauvre Ben Laden dont personne ne veut plus parler !

Mais le secret de l'imbécillité, notamment en France et en Amérique, pays frères et rivaux du messianisme démocratique, est de creuser encore plus bas, même quand elle a touché le fond.

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Sur cette nécessité donc de l'explication réaliste d'un événement ou d'une guerre, le grand historien et économiste Murray Rothbard (photo) a écrit les lignes suivantes – que nous ne traduisons pas :

« Car une recherche de "conspirations", aussi erronées que soient souvent les résultats, signifie une recherche de motifs et une attribution de responsabilité individuelle pour les méfaits historiques des élites dirigeantes. Si, cependant, une tyrannie, une vénalité ou une guerre d'agression imposée par l'État n'était pas provoquée par des dirigeants d'État particuliers, mais par des «forces sociales» mystérieuses et obscures, ou par l'état imparfait du monde - ou si, d'une manière ou d'une autre, tout le monde était coupable (« Nous sommes tous des assassins », proclame un slogan commun), alors il ne sert à rien que quiconque s'indigne ou se soulève contre de tels méfaits. En outre, un discrédit des « théories du complot » - ou en fait, de tout ce qui sent le « déterminisme économique » - rendra les sujets plus susceptibles de croire aux raisons de « bien-être général » qui sont invariablement avancées par l'État moderne pour s'engager dans toute action agressive. Actions. (3)»

Car ce ne sont pas les forces sociales qui mènent aux guerres, mais les élites politiques dégénérées...Suivez la situation en Pologne ou en Syrie.

Malicieux, Rothbard souligne donc que l'histoire conspirative – très culottée - recherche elle des motivations et des responsabilités, par-delà les forces aveugles ! On croirait lire Tocqueville... ce grand penseur a aussi encensé la Servitude volontaire de La Boétie.

Il rappelle aussi la menace juridique-étatique derrière tout cela, et il a raison.

On constate que Rothbard est aussi un peu agacé par les « forces sociales », forces cousines de ces « sciences sociales » auxquelles Zygmund Dobbs, dans un livre célèbre des années soixante, a rendu un hommage très rebelle (Céline aussi s'est défoncé contre le « sozial »). Mais ce que souligne Rothbard c'est que notre Etat moderne si fort impose son histoire, son archi-texture, ses moyens, ses credos pour conditionner ses citoyens-sujets. L'Etat d'ailleurs impose sa vision du monde comme ses impôts. Et ses historiens deviennent ses percepteurs ou ses sergents recruteurs, nous en savons quelque chose un peu partout. Les Etats endettés (debitum, le péché en latin) n'ont jamais été aussi prégnants ou accablants en Amérique ou dans le monde dit libre. Les mêmes administrations qui chassent le conspirateur font la chasse au passé. Comme en 1793 d'ailleurs (c'est pour cela que l'Etat-nation...).

Bossuet ou Michelet ou Malet-Isaac n'ont donc pas à être préférés l'un à l'autre, sinon pour des raisons stylistiques ; pour le reste il servent un agenda conquérant, qui va nous imposer après la dislocation de la liberté médiévale (un historien libertarien nommé Hoppe est même féodaliste) le culte du courtisan et de son roi-soleil, les ravages du Palatinat, la dévastation de la Hollande ou, en mode républicain, l'instruction obligatoire et donc les massacres de la première Guerre mondiale, réalisée sous les auspices de la pauvre Jeanne d'Arc béatifiée après le 11 novembre.

Après Tocqueville, Céline avait aussi compris qu'il fallait se méfier de l'histoire – comme d'ailleurs Paul Valéry. Je cite le premier - Céline :

« Comme le système était excellent, on se mit à fabriquer des héros en série, et qui coûtèrent de moins en moins cher, à cause du perfectionnement du système. Tout le monde s’en est bien trouvé. Bismarck, les deux Napoléon, Barrès aussi bien que la cavalière Elsa. La religion drapeautique remplaça promptement la céleste, vieux nuage déjà dégonflé par la Réforme et condensé depuis longtemps en tirelires épiscopales. »

C'est un étonnant professeur d'histoire nommé Princhard qui tient ce discours pacifiste à Bardamu. Et il insiste sur le peu d'avenir des pacifistes en démocratie – qui n'ont pas attendu Churchill ou Saddam Hussein pour être traités de munichois... la démocratie étant dans un monde qui n'est jamais « assez sûr pour elle » (Woodrow Wilson) se doit d'être toujours en guerre. Ceux qui ne sont pas en guerre sont des traîtres à la solde de l'ennemi. Le leader socialiste Eugene Debs fut condamné pour pacifisme à dix ans de prison sous Wilson, avant d'être libéré par le président Harding, lui-même damné pour isolationnisme.

« Les hommes qui ne veulent ni découdre, ni assassiner personne, les Pacifiques puants, qu’on s’en empare et qu’on les écartèle ! Et les trucide aussi de treize façons et bien fadées ! Qu’on leur arrache pour leur apprendre à vivre les tripes du corps d’abord, les yeux des orbites, et les années de leur sale vie baveuse ! (4)»

Car Céline a compris que l'histoire officielle servira surtout à tuer et à justifier des guerres (aujourd'hui : Syrie, Irak, Libye, Ukraine...). Ceux qui ne veulent pas de ces guerres seront des mutinés conspirateurs.

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Et Valéry, ce bel esprit isolé en son temps, témoigne à son tour, après un siècle passé à célébrer Valmy, les ancêtres gaulois, Napoléon ou les croisades :

« L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. (5)»

Nous ne nous sommes pas éloignés du sujet. La théorie de la conspiration est donc une critique pacifiste de l'Histoire officielle. Les historiens dits conspiratifs sont plutôt des savants et des pacifistes, les historiens et les commentateurs systémiques (qui peuvent être d'extrême-droite : voyez Bainville et les sourcilleux bataillons de l'A.F.) sont plutôt des bellicistes, parce qu'ils expliquent mal (le terrorisme, les forces sociales, l'impérialisme...) ou pas du tout les événements concernés, ou parce qu'ils les recyclent et les manipulent pour aider les politiques et leurs commanditaires à préparer les guerres suivantes (Johnson pour le Vietnam, Bush pour le Moyen-Orient). Toute l'histoire de la deuxième guerre mondiale vient ainsi d'être réécrite pour justifier la prochaine guerre contre la Russie qui sauvera une deuxième fois le « soldat Ryan » mais en terminera avec l'Europe.

Nicolas Bonnal

Notes:

(1) Debord, Commentaires sur le Société du spectacle

(2) Tocqueville, De la Démocratie 2, Première partie, Chapitre XXI

(3) Murray Rothbard, a libertarian manifesto, p. 80-81

(4) Voyage au bout de la nuit, p. 80.

(5) Regards sur le monde actuel, « de l'Histoire ».

 

mercredi, 24 mai 2023

Discours de Juan Antonio Aguilar à la Conférence mondiale sur la multipolarité

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Discours de Juan Antonio Aguilar à la Conférence mondiale sur la multipolarité

Juan Antonio Aguilar

Source: https://www.geopolitika.ru/es/article/discurso-de-juan-an...

Introduction

L'objectif de ce document est d'établir un cadre à partir duquel développer les propositions politiques d'une puissance moyenne comme l'Espagne, dans un monde qui connaît des mouvements tectoniques et des "changements sans précédent depuis 100 ans" (Xi Jinping).

Le thème de notre époque : d'un monde unipolaire à un monde multipolaire

L'année 2020 risque d'être l'une des plus mémorables de l'histoire récente. L'humanité a subi un séisme sanitaire et surtout psychologique auquel nous n'étions pas préparés. Ces tristes événements ont provoqué de profondes transformations sur la scène internationale, dont les symptômes sont aujourd'hui perceptibles dans différentes parties du monde, avec une attention particulière pour l'Ukraine. Une rude bataille s'y déroule, le début d'une longue série qui façonnera l'avenir de la politique mondiale.

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Quelque chose qui se dessinait progressivement (il y avait des signes importants : la guerre en Syrie, l'émergence des BRICS, le Pacte de Samarkand, etc.) et est maintenant en train de devenir une réalité: la fin de l'ancien ordre unipolaire en vigueur. Un système qui, en soi, était déjà mort, du fait de la volonté de domination des États-Unis. Son fonctionnement était très simple. D'une part, il profitait du vide mondial causé par l'effondrement du bloc soviétique. D'autre part, les niveaux de puissance et de développement étaient concentrés dans une seule nation, elle-même considérée comme indispensable à l'échelle mondiale. C'est pourquoi, dès le début, elle a tenté d'imposer son hégémonie mondiale, en affrontant la civilisation humaine et en tournant le dos à ses propres lois et aux accords qu'elle avait signés.

Les aventures guerrières, comme en Irak et en Afghanistan, ont révélé les limites des forces économiques et militaires des États-Unis, ainsi que la stagnation de leurs plans géostratégiques. Ces politiques agressives ont conduit à un chaos général dont nous subissons encore aujourd'hui les conséquences. Le monde ressemble de plus en plus à un dangereux volcan d'ambitions, qui risque clairement d'entrer en éruption et de menacer la stabilité mondiale. Ce qui est inquiétant, c'est que le danger s'accroît de jour en jour et qu'il est difficile d'en prévoir les conséquences. Aucun pays au monde n'est à l'abri de ses effets, et la grave inflation mondiale que nous connaissons n'est qu'un faible symptôme de ce qui nous attend. Une crise économique qui n'épargne même pas les États-Unis.

Si nous l'analysons d'un point de vue historique, nous constatons que les grands empires de l'Antiquité (romain, espagnol, britannique, musulman, ottoman, etc.) ont commencé à s'effondrer de l'intérieur. Il ne faut donc pas s'étonner de voir, à moyen ou long terme, le géant nord-américain se désintégrer en une énorme mosaïque de royaumes de type taïfa, en conflit les uns avec les autres. Un avenir compliqué que l'on retrouve également dans la vieille Europe. Le "jardin" s'est transformé en mélancolie et toutes les illusions et les attentes qui ont permis à l'Europe de vivre l'une de ses expériences les plus réussies au cours de l'ère moderne sont remises en question.

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À cela s'ajoutent les tentatives des nouvelles puissances, telles que la Chine, l'Inde, la Russie, l'Iran et la Turquie, qui sont de plus en plus déterminées à se rebeller contre l'hégémonie occidentale. Pour la première fois depuis la défaite des Ottomans face à l'Empire russe lors de la guerre pour la Crimée (1766 et 1772), la domination occidentale semble toucher à sa fin.

Les innombrables conflits quotidiens, les luttes pour les ressources énergétiques, l'inefficacité des institutions supranationales bureaucratiques au service des grandes puissances, l'augmentation incontrôlée de la pauvreté, l'absence de règles communes pour organiser la structure mondiale et, surtout, la peur qui s'empare des êtres humains, indiquent que nous sommes au début d'une nouvelle ère de domination mondiale. Des expressions telles que celle du penseur italien Antonio Gramsci, selon laquelle l'ancien monde se meurt et le nouveau n'est pas encore né, annonçaient déjà cette naissance douloureuse.

Il s'agit d'une réalité qui ne peut être pleinement comprise que dans une perspective géopolitique, peut-être la plus appropriée, ou du moins celle qui peut le mieux nous aider à comprendre des situations aussi complexes que celles que nous voyons se dérouler autour de nous. En effet, les événements que nous vivons ne sont que les prémices d'autres à venir, notamment l'arc géographique qui s'étend de l'Atlantique à la muraille de Chine à l'est, et de l'Arctique à la Corne de l'Afrique et au Sahel africain au sud. Une vaste zone territoriale qui connaîtra le plus grand nombre de conflits, de guerres et d'actions terroristes.

Nous avons mis en évidence la situation compliquée que connaît aujourd'hui le monde à l'échelle planétaire. Une planète, la seule que nous ayons, qui s'enfonce dans une crise économique sans précédent et dont le niveau d'endettement atteint les chiffres historiques d'environ 300.000 milliards de dollars.

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Le monde ne se limite pas à l'Occident, qui domine la scène internationale depuis deux siècles. Il y a d'autres pays et d'autres cultures, poussés par le vent de l'histoire. Et surtout, ils relèvent avec fermeté et dignité le défi d'offrir une alternative. C'est dans ce but que de nouvelles institutions sont mises en place et qu'elles dessinent d'autres courants de valeurs qui respectent l'idiosyncrasie de chaque peuple. En somme, il s'agit d'ouvrir une nouvelle ère: celle des civilisations ou de la diversité des cultures, fondée sur le dialogue et le respect, dans une recherche commune et constante de l'amélioration de la vie humaine.

Sans aucun doute, nous nous dirigeons vers un nouveau monde multipolaire, un système international qui doit être basé sur le respect, la coopération et le dialogue entre les cultures et les civilisations.

Géopolitique et réalisme dans les relations internationales

Ce que l'on a appelé le "retour de la géopolitique" à la fin du 20ème siècle a été provoqué par deux facteurs incontestables: d'une part, l'échec du "moment unipolaire" qui a émergé après l'effondrement de l'Union soviétique et qui a été dramatiquement mis en scène avec les événements du 11 septembre 2001 et leurs conséquences. Et deuxièmement, l'inadéquation des approches, des méthodologies et des paradigmes des sciences sociales, incapables d'offrir un cadre théorique capable d'expliquer ce qui se passait et qui nous a conduits à la situation actuelle de conflit et à l'échec de la mondialisation telle qu'elle avait été conçue dans les années du "moment unipolaire".

Si la mondialisation et la gouvernance mondiale commençaient à se déliter, c'est parce qu'il y avait des "espaces" (des territoires) qui échappaient au contrôle des puissances dominantes, c'est-à-dire que l'espace était à nouveau au centre de l'analyse... Et la science qui étudie l'influence de l'espace sur la vie des sociétés s'appelle la Géopolitique.

A cela s'ajoute la nécessité d'adopter l'approche de la théorie réaliste des relations internationales (RI). Il s'agit de la théorie qui perçoit l'État comme une entité suprême d'une grande importance et qui comprend que la société et la politique sont régies par des lois objectives, fondées sur la nature humaine elle-même et utilisant deux éléments : les faits et la raison. Dans le sens du réalisme, cela consiste à rassembler des faits et à leur donner un sens en utilisant la raison. La reformulation de cette thèse en termes pratiques consiste à se mettre dans la position d'un homme d'État confronté à un problème de politique étrangère, à examiner les alternatives possibles et à supposer, de manière rationnelle, quel sera le bon choix. Le moteur nécessaire entre la raison et les faits est l'intérêt défini en termes de puissance. C'est le principal indicateur de la politique internationale.

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Le réalisme classique part de l'évidence que le monde est politiquement organisé par des nations, et que l'intérêt national est donc l'élément clé, d'où la création de l'État national. Le monde est rempli de nations qui rivalisent et s'affrontent pour le pouvoir, et les politiques étrangères de toutes les nations sont axées sur la survie, d'où l'apparition du modèle de l'État, pour protéger l'identité physique, politique et culturelle contre la menace constante de toutes les autres nations.

Dans le même sens, on suppose que le système international est anarchique, en ce sens qu'il n'y a pas d'autorité au-dessus des États capable de réguler leurs interactions; les États doivent être en relation les uns avec les autres et avec eux-mêmes, plutôt que d'être guidés par les directives d'une entité de contrôle supranationale (car il n'y a en fait pas de gouvernement mondial doté d'AUTORITÉ). Le réalisme repose également sur la conviction que les États souverains, et non les institutions internationales, les ONG ou les multinationales, sont les principaux acteurs des relations internationales.

Selon le réalisme, chaque État est un acteur rationnel qui agit toujours en fonction de ses propres intérêts, et l'objectif principal de chaque État est d'assurer sa propre sécurité. Par conséquent, les relations interétatiques sont conditionnées par le niveau relatif de puissance de l'État. Ce niveau de puissance est déterminé par les capacités économiques, sociales, médiatiques, scientifiques, démographiques et militaires de l'État.

La principale contradiction de notre époque

Dans tout processus, il y a toujours de nombreuses contradictions et, parmi celles-ci, il y en a nécessairement une qui est la contradiction principale (Mao Tse Tung), dont l'existence et le développement déterminent ou influencent l'existence et le développement des autres contradictions.

En géopolitique mondiale, la relation entre la contradiction principale et les contradictions non principales offre une image complexe.

Lorsque l'anglosphère déclenche tout un processus pour préserver son hégémonie mondiale, la contradiction entre l'unipolarité et les pays qui veulent maintenir leur souveraineté devient la contradiction principale, tandis que toutes les autres contradictions (de classe, idéologiques, sociales, culturelles,...) sont temporairement reléguées à une position secondaire et subordonnée.

À chaque stade de développement d'un processus, il n'y a qu'une seule contradiction principale, qui joue le rôle déterminant. Ainsi, s'il y a plusieurs contradictions dans un processus, l'une d'entre elles est nécessairement la principale, celle qui joue le rôle décisif et déterminant, tandis que les autres occupent une position secondaire et subordonnée. Par conséquent, lorsqu'on étudie un processus complexe dans lequel il y a deux ou plusieurs contradictions, il faut s'efforcer de découvrir la contradiction principale. Une fois la contradiction principale appréhendée, tous les autres problèmes peuvent être abordés avec une relative facilité. En ce moment historique, la contradiction principale est entre le monde unipolaire ou mondialiste et le monde multipolaire, le monde des patriotes.

Nous parlons communément du "remplacement de l'ancien par le nouveau". Dans tout processus, il existe une contradiction entre le nouveau et l'ancien, qui donne lieu à une série de luttes pleines de vicissitudes. À la suite de ces luttes, le nouveau passe de petit à grand et devient prédominant, tandis que l'ancien passe de grand à petit et s'approche progressivement de sa disparition. Tel est le carrefour historique où nous nous trouvons aujourd'hui.

Il s'agit d'une contradiction antagoniste, car il est impossible de trouver un compromis entre les deux conceptions géopolitiques, parce que les groupes concernés ont des visions du monde diamétralement opposées et que leurs objectifs sont si différents et contradictoires qu'aucune solution mutuellement acceptable ne peut être trouvée pour les deux parties. Les contradictions non antagonistes peuvent être résolues par un simple débat, mais les contradictions antagonistes ne peuvent être résolues que par la lutte.

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Nous pouvons tirer quelques conclusions de ce qui précède :

Le sujet historique des relations internationales est l'État-nation.

Les États-nations sont confrontés à une puissance hégémonique UNIPOLAIRE issue de la fin du monde bipolaire de la guerre froide. Ce que nous appellerions l'ANGLOSPHÈRE (et ses États vassaux) ou l'OUEST actuel.

Cet hégémon est l'instrument des élites mondialistes dont le programme maximal est d'imposer leur modèle libéral-capitaliste à l'ensemble de la planète. En d'autres termes, une seule idéologie, d'essence totalitaire, que nous appelons le GLOBALISME, qui, pour atteindre ses objectifs, vise la disparition des Etats-nations.

Face à eux, les peuples qui ne veulent pas se soumettre au mondialisme. Ce sont les peuples PATRIOTIQUES, qui cherchent à conformer un monde MULTIPOLAIRE, où les différents Espaces de Civilisation peuvent converger dans des relations mutuellement bénéfiques (gagnant-gagnant) et en respectant les différentes identités de toutes les cultures, leurs valeurs et leur histoire.

Le choc entre ces deux visions ANTAGONIQUES du monde est la principale contradiction du moment historique actuel de l'humanité dans son ensemble.

Face à une contradiction antagoniste, il n'est pas possible de trouver une position "médiane", "centrée" ou "équidistante". Il n'est possible que de prendre parti, c'est-à-dire de prendre la DÉCISION politique qui déterminera automatiquement qui est l'AMI ou l'allié, et qui est l'ENNEMI.

La catégorie politique fondamentale en RI : LA SOUVERAINETÉ

Prendre parti pour résoudre la contradiction principale, comme nous l'avons souligné, implique une DÉCISION politique. Pour que le sujet géopolitique, l'État-nation, puisse prendre une décision, une condition est nécessaire: il doit être souverain. Sans Souveraineté, aucune décision libre n'est possible et les intérêts nationaux ne sont pas garantis.

La souveraineté est le pouvoir politique suprême d'un État indépendant, sans ingérence extérieure. Le contraire, quel que soit le nom qu'on lui donne, n'est qu'une forme de vassalité. La souveraineté est une capacité directement liée au POUVOIR que l'État-nation peut développer dans n'importe quel ordre de vie.

En conclusion, toute la politique internationale de l'État et la défense des intérêts nationaux sont subordonnées à l'exercice de la souveraineté et, par conséquent, c'est le facteur premier et fondamental que nous devons tous garantir dans le concert international.

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Un corollaire direct de la souveraineté est la doctrine d'Estrada en matière de relations internationales. Cette doctrine repose sur le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des autres États et affirme que les gouvernements étrangers ne doivent pas juger, pour le meilleur ou pour le pire, les gouvernements ou les changements de gouvernement des autres nations, car cela impliquerait une violation de leur souveraineté.

Si nous voulons qu'ils respectent notre souveraineté, nous devons être cohérents et respecter la souveraineté des autres États.

Nous sommes conscients que ce qui précède est extrêmement ambitieux, qu'il s'agit d'un processus qui nécessite du temps, de la détermination et des moyens, que les difficultés sont immenses, mais que les récompenses le sont tout autant. De même, nous savons que chaque étape que nous franchissons doit être développée afin de lui donner solidité et rigueur. Mais l'important est de faire le premier pas : dire avec fermeté et rigueur : "voilà ce que nous voulons".

Car ce que nous voulons, c'est un monde multipolaire, juste, libre et souverain.

mardi, 23 mai 2023

Alexandre Douguine: la logique de l'hégémonie

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La logique de l'hégémonie

Par Alexandre Douguine

Source: https://dzen.ru/media/dugin/the-logic-of-hegemony-646785d19d26e37d86c42fdb?fbclid=IwAR0DcUEBIF3_AWKtrvQahf8MxyoyKBAraNse_eGygkqaHOT9_IGJ8PHlZ5E&utm_referer=l.facebook.com

Il n'y a donc qu'une seule hégémonie. L'hégémonie est le capitalisme, la société capitaliste occidentale moderne. Mais le capitalisme ne se transforme pas immédiatement en hégémonie. Qu'est-ce qui le transforme en hégémonie ? La logique interne de l'hégémonie elle-même.

Le capitalisme entre dans la phase d'hégémonie à un certain moment, lorsque l'universel, qui est dans sa structure même, commence à prévaloir sur les questions nationales individuelles. Il n'y a qu'une seule hégémonie, elle est universelle et surgit dans toutes les sphères de la vie. Devenue explicite, elle commence à abolir les États-nations et à les soumettre complètement.

Ce que nous avons vu dans la mondialisation des années 1990, que Gramsci n'a pas pu voir, c'était un monde unipolaire qui commençait à se dessiner, et il y avait hégémonie. L'hégémonie n'est pas apparue immédiatement, elle a toujours été enfermée dans le capitalisme, dans son effort d'universalisation. Mais le capitalisme a atteint le stade mondialiste à une certaine période historique, lorsque la domination de l'Occident capitaliste sur toutes les autres alternatives est devenue explicite et s'est affirmée historiquement. C'est à ce moment-là que l'hégémonie est devenue elle-même.

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Par conséquent, les idées de Gramsci ont pris toute leur acuité précisément après l'effondrement de l'Union soviétique, qui a convaincu tout le monde que le concept d'hégémonie était le concept le plus efficace. En décrivant l'hégémonie, il décrivait le monde des années 1990: une ère d'hégémonie, un monde unipolaire où la démocratie politique libérale, l'économie capitaliste, les systèmes politiques du parlementarisme électoral, la culture techno-centrique, la liberté d'ouvrir des réseaux - tout cela a commencé à pénétrer dans toutes les sociétés.

Et que fait l'hégémonie ? Elle ouvre et brise les structures nationales. Kamala Harris arrive et détruit le partisan non encore dompté de la souveraineté. Pourquoi ? Parce que l'hégémonie ne peut être combattue de l'intérieur même de l'hégémonie. Parce que l'étape précédente - l'hégémonie représentée par le nationalisme, la souveraineté et l'État-nation - fait partie de la même hégémonie. Elle fait partie du passé, et l'hégémonie mondiale est l'avenir, vers lequel nous sommes attirés par toutes les forces.

L'hégémonie est une structure similaire à celles des pirates informatiques qui attaque l'ennemi en cherchant les points faibles de son système de défense et qui, une fois pénétré, le décompose déjà de l'intérieur. Par conséquent, un État-nation qui accepte partiellement l'hégémonie devient complètement vulnérable, perméable à celle-ci, ce qui conduit finalement à son absorption.

L'hégémonie fonctionne de manière sophistiquée. Elle envahit par la force militaire les États qui ne possèdent pas d'armes nucléaires. Elle s'introduit dans les États qui disposent d'une certaine forme d'administration nationale par le biais de la culture. Elle pénètre dans les États dotés d'armes nucléaires par le biais de réseaux et de finances. Elle pénètre la civilisation chinoise par le biais du libéralisme, en commençant par les zones côtières.

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L'hégémonie est un additif moisi qui se répand par le biais des médias, d'Internet, des prêts bancaires, de l'éducation, de l'école, de la famille, de toutes les formes de connexion; par le biais de la restauration, du cinéma, de la participation au processus politique moderne. Tous ces éléments sont des formes d'action hégémonique qui, à proprement parler, ne sont pas intrinsèques à l'homme en principe. L'hégémonie ajuste la structure du comportement humain, l'encourageant à faire ce qui n'est pas logique de son point de vue, mais qui l'est du point de vue de ce moule.

L'hégémonie n'est pas l'arbitraire ; c'est la logique du processus historique de l'ère moderne. Et l'État-nation n'est pas une alternative à l'hégémonie - ce n'est qu'un obstacle temporaire, et cet État-nation déclare la constitution, les droits de l'homme, la forme de production capitaliste, la démocratie libérale, les élections, et envoie culturellement ses représentants à l'Eurovision. Du point de vue de Gramsci, la question de l'élimination de cette formation n'est qu'une question de temps.

 

dimanche, 21 mai 2023

De la diversité des frontières

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De la diversité des frontières

par Georges FELTIN-TRACOL

Quand l’histoire rencontre le droit, la géographie trinque ! En particulier si cela concerne les frontières, ces délimitations politiques conclues entre États voisins ou bien ces bornages administratifs opérés entre régions, provinces ou pays fédérés au sein d’un même État. En fonction de l’échelle pratiquée, on peut remarquer que le tracé frontalier peut ne pas être rationnel.

Atlas-des-frontieres-insolites.jpgC’est le thème principal de l’Atlas des frontières insolites de Zoran Nikolić (Armand Colin, 2022, 210 p., 22,90 €) traduit de l’anglais par Philip Essertin. En lisant son sous-titre, on comprend que l’ouvrage aborde « Enclaves, territoires inexistants et curiosités géographiques ». Sous cette dernière appellation, l’auteur y intègre la principauté d’Andorre avec ses deux co-princes (l’évêque d’Urgell en Espagne et le chef d’État français) et la république monastique autonome du Mont-Athos dont l’accès est toujours interdit aux femmes en dépit des hurlements hystériques fréquents des prétendantes au matriarcat wokiste.

Zoran Nikolić explique qu’une enclave est un « territoire entièrement entouré par le territoire d’un autre pays ». Les cas ne manquent pas selon une démarche multiscalaire. Dans les Pyrénées françaises se trouve l’enclave espagnole de Llívia (12 km² et 1 500 habitants) qui relève de la Généralité de Catalogne. Au bord du lac de Lugano, Campione d’Italia est une ville italienne de 1,6 km² en Suisse. « Bien qu’elle soit localisée à moins d’un kilomètre du reste de l’Italie, de hautes montagnes empêchent un accès direct à son pays d’origine. Les habitants de Campione sont contraints de parcourir près de quinze kilomètres pour atteindre la ville italienne la plus proche. »

Büsingen am Hochrhein est la seule commune allemande à ne pas appartenir à l’Union dite européenne et à voir son club de football évoluer dans le championnat helvétique. En effet, c’« est une ville […] entourée de territoires suisses, c’est-à-dire les cantons de Schaffhouse, de Thurgovie et de Zürich. […] Elle est séparée du reste de l’Allemagne par une bande de terre qui n’a que 700 m de large dans sa partie la plus étroite ».

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L’auteur aurait pu donner d’autres exemples d’enclaves à l’échelle infra-étatique. En dehors du cas assez connu de Valréas, parcelle du Vaucluse située en Drôme méridionale, il existe les deux enclaves bigourdanes des Hautes-Pyrénées dans les Pyrénées-Atlantiques ou trois communes du département du Nord enclavées dans le département du Pas-de-Calais. Il aurait pu évoquer l’enclave genevoise de Céligny dans le canton de Vaud, de trois enclaves du canton de Fribourg dans le canton de Vaud toujours et une dans le canton de Berne. Il mentionne bien le Land allemand de Brême et de ses deux portions territoriales (Bremerhaven et Fehrmoor) situées à une trentaine de kilomètres plus au nord de la ville à l’embouchure de la Weser. Il oublie l’enclave angolaise du Cabinda.

Zoran Nikolić tient à distinguer l’enclave de la « semi-enclave », ce « territoire physiquement séparé de son pays d’origine, mais qui n’est pas complètement encerclé par le territoire d’un autre pays ». On peut ainsi arriver en Alaska par la voie maritime en partant de l’État étatsunien de Washington sans jamais traverser le Canada. Dépendances des États-Unis enchâssées au Canada, Points Robert se trouve au Nord de la Baie de Boundary tandis que l’« Angle nord-ouest » situé dans le Manitoba est relié au Minnesota à travers le lac des Bois. À la différence de la République de Saint-Marin, Gibraltar et la principauté de Monaco sont aussi des semi-enclaves, car accessibles depuis les eaux internationales.

L’auteur se penche sur la « contre-enclave », à savoir une « enclave à l’intérieur d’une enclave ». Outre la présence militaire turque occupant le Nord de Chypre depuis 1974, l’île natale d’Aphrodite compte deux enclaves britanniques que sont les bases d’Akrotiri et de Dhekelia. Or, dans ce dernier territoire, existent quatre contre-enclaves chypriotes dont une centrale électrique. La situation est plus complexe encore avec la ville de Baerle. Il y a Baerle-Nassau aux Pays Bas et Baerle-Duc en Belgique. Mais « la partie néerlandaise accueille vingt enclaves belges à l’intérieur desquelles nous comptons environ dix contre-enclaves

L’auteur se penche sur la « contre-enclave », à savoir une « enclave à l’intérieur d’une enclave ». Outre la présence militaire turque occupant le Nord de Chypre depuis 1974, l’île natale d’Aphrodite compte deux enclaves britanniques que sont les bases d’Akrotiri et de Dhekelia. Or, dans ce dernier territoire, existent quatre contre-enclaves chypriotes dont une centrale électrique. La situation est plus complexe encore avec la ville de Baerle. Il y a Baerle-Nassau aux Pays Bas et Baerle-Duc (Baarle-Hertog) en Belgique. Mais « la partie néerlandaise accueille vingt enclaves belges à l’intérieur desquelles nous comptons environ dix contre-enclaves néerlandaises ». Par conséquent, « lorsque la frontière traverse une maison, sa “ citoyenneté “ est déterminée par la position géographique de sa porte d’entrée » qui peut parfois changer selon le goût fiscal du propriétaire…

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L’atlas s’intéresse par ailleurs aux exclaves. Il s’agit d’une « partie d’un territoire d’un État dont l’accès à son territoire d’origine ne peut se faire qu’en passant par un autre territoire ou État ». Non loin de sa frontière, la Russie possède au Bélarus une exclave de 4,5 km² inhabitée depuis l’accident nucléaire de Tchernobyl en 1986 nommée Sankovo et Medvezhe. Moscou détient au moins trois exclaves en Estonie avec Dubki près du lac Peïpous, le triangle de Lutepää et la zone de Santse Boot. Les Occidentaux surveillent avec attention ces trois portions territoriales russes à l’heure de fortes tensions géopolitiques. L’oblast russe de Kaliningrad et la Crimée annexée ne sont que des « semi-exclaves » puisque le premier reste en contact avec la Russie via la mer Baltique alors qu’un pont routier et ferroviaire long d’une vingtaine de kilomètres franchit le détroit de Kertch et relie la seconde au reste de la Fédération de Russie. La France des communes connaît elle aussi des exclaves. Par exemple, en Haute-Loire, la commune d’Aiguilhe en comprend deux séparées par Le Puy-en-Velay, Polignac et Espaly-Saint-Marcel.

Jusqu’en 2015, le long de la frontière entre l’Inde et le Bangladesh se répartissaient au moins une centaine d’enclaves bangladaises et plus de cent trente enclaves indiennes dont plusieurs se caractérisaient par leur statut d’exclaves et de contre-enclaves. Ce phénomène frontalier singulier était appelé  « Miettes de terre ». Un traité a mis un terme à ces anomalies géopolitiques. Mais perdure encore l’enclave bangladaise de Dahagram-Angarpota...

Outil intéressant pour mieux connaître les incongruités géographiques, mais sans être exhaustif, cet Atlas des frontières insolites offre des cas pertinents dont l’étude confirme que les territoires se plient, s’il le faut aux contraintes, de l’histoire, de la politique et des traditions, n’en déplaise aux No Border détraqués...

GF-T

 

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 74, mise en ligne le 16 mai 2023 sur Radio Méridien Zéro.

vendredi, 19 mai 2023

Le néolibéralisme ne meurt jamais

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Le néolibéralisme ne meurt jamais

Aucune catastrophe, financière ou sanitaire, ne semble pouvoir ébranler la capacité du système économique à surmonter les crises, à changer et à s'adapter aux circonstances.

Claudio Freschi

Source: https://www.dissipatio.it/il-neoliberismo-non-muore-mai/?...

Le terme "néolibéralisme" a été utilisé de manière si large et si diverse, parfois même de manière inappropriée, qu'il a été difficile d'en définir précisément la signification.

Comme nous le savons, le libéralisme est un système économique fondé sur la liberté absolue de production et d'échange, dans lequel l'intervention de l'État est autorisée dans de rares cas, essentiellement lorsque l'initiative privée ne répond pas aux besoins de la communauté. Bien que ses racines soient lointaines, cette école de pensée s'est développée grâce à ce que l'on appelle l'école autrichienne, avec des économistes comme Friedrich Hayek et Ludwig von Mises, et a connu une grande popularité au début du siècle dernier.

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Avec la grande crise de 1929 et la dépression qui s'ensuivit, le retour des politiques keynésiennes visant à atteindre le plein emploi (avec un recours important aux dépenses publiques), a éclipsé pendant quelques décennies l'idée d'un libéralisme absolu, qui a dû attendre les années 1970 pour revenir à la mode. Mais à cette époque, les choses ont changé : l'avancée politique des sociaux-démocrates en Europe a définitivement discrédité l'idée classique d'un libéralisme prêt à tolérer une pauvreté généralisée au nom d'une richesse croissante concentrée dans les mains d'un petit nombre.

C'est là que le terme néolibéralisme a commencé à faire son chemin, pour désigner ce courant de pensée qui acceptait volontiers la nécessité d'une intervention de l'État pour amener la plupart des gens au-dessus d'un certain seuil de revenu minimum. Mais une fois ce seuil atteint, il n'y aurait plus lieu de s'inquiéter des inégalités sociales, politiques ou économiques. La Grande-Bretagne de Margaret Thatcher, les États-Unis de Ronald Reagan et, dans une plus large mesure encore, le Chili de Pinochet, soutenus par de prestigieux économistes de l'école de Chicago, étaient des exemples d'un système combinant des degrés divers d'autoritarisme avec des politiques de libre-échange plutôt radicales. Rien à voir avec le souci légitime de la liberté d'expression qui animait les grands penseurs libéraux depuis John Stuart Mill, mais tout à fait dans la ligne de la pensée de Hayek pour qui l'enjeu fondamental était de préserver la liberté d'action de l'individu tout en minimisant l'ingérence des différents gouvernements.

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Malgré la fin de ces expériences plutôt "extrêmes", la conception néolibérale a dominé le monde occidental au cours des quarante dernières années. Une idée de l'économie de marché, avec le moins de régulation possible, sous des gouvernements déterminés à maîtriser les dépenses publiques et à assainir les budgets. En temps de crise, le dogme du petit État a été largement, voire temporairement, mis de côté au nom d'un pragmatisme politique souvent issu de calculs électoraux, mais l'idéologie de base est toujours restée.

La crise financière de 2009 a ébranlé les fondements du néolibéralisme. L'incapacité totale des économistes du courant dominant à prédire une catastrophe d'une telle ampleur a semblé mettre fin, sinon aux idées, du moins à la crédibilité de la plupart de ces universitaires, mais une fois que les marchés ont retrouvé un semblant de normalité, il est apparu clairement que l'idéologie néolibérale était loin d'être défunte.

Même la pandémie de Covid 19, récemment déclarée, a semblé mettre un terme à l'idée d'un marché tout-puissant qui, avec le temps, résout tous les problèmes en rétablissant l'équilibre sans aucune intervention extérieure. Des millions d'emplois ont disparu, des secteurs productifs entiers se sont effondrés, la bourse s'est effondrée, des milliards de crédits sont devenus progressivement irrécouvrables, créant une telle urgence que la nécessité d'agir dépassait largement le cadre des idéologies.

Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et même dans l'Union européenne austère, les politiques prudentielles ont été abandonnées avec de gigantesques injections de liquidités sur le marché et un recours massif aux dépenses publiques. Mais même dans ce cas, les annonces d'un renoncement définitif au néolibéralisme, suite aux événements déclenchés par la pandémie, ne se sont pas concrétisées. Au contraire, le retour de l'inflation a donné plus de force à tous ceux qui espéraient un retour à des politiques budgétaires strictes et, en général, à une réduction du rôle de l'État.

Certains pensent que le coup de grâce au néolibéralisme pourrait venir du pays même qui a fait du marché sa raison de vivre, les États-Unis d'Amérique. De nombreux analystes soulignent que le président Biden a passé les deux premières années de son mandat à promettre, comme l'ont souvent fait ses prédécesseurs, une expansion massive de la "protection sociale" et, en général, de puissants investissements publics. On se souvient que, dans l'un de ses premiers discours au Congrès, le président avait tenu à rappeler la centralité de l'intervention de l'État dans la construction des infrastructures qui ont permis à l'Amérique de devenir une grande puissance mondiale.

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Mais malgré ces déclarations d'intention, et l'antipathie naturelle des démocrates pour le reaganisme, aucune véritable stratégie économique alternative n'avait jamais été formulée. Le conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, a ouvertement parlé d'un nouveau "consensus de Washington", c'est-à-dire d'un principe directeur de la politique économique de la Maison Blanche qui tend à encourager l'intervention de l'État plutôt qu'à s'y opposer, à renforcer les protections des travailleurs plutôt qu'à déréglementer, et à réduire l'interdépendance économique entre les nations plutôt qu'à l'encourager. M. Sullivan a ensuite défini le nouveau modèle économique américain comme une critique ouverte du néolibéralisme, estimant que ce dernier repose sur trois hypothèses manifestement erronées. La première est que "les marchés alloueront toujours les ressources de manière productive et efficace", la deuxième est que "toute croissance est une bonne croissance" et la troisième que "l'intégration économique et la mondialisation rendront les nations plus responsables et favoriseront un processus de paix mondial".

Mais ce projet, qui, selon la plupart des enthousiastes, mettra fin à l'engouement des Américains pour le néolibéralisme, se heurte à un obstacle potentiellement insurmontable, à savoir que le "consensus de Washington" tant vanté pourrait manquer de... consensus. Ce n'est pas un mystère que l'idée d'augmenter les impôts et les dépenses publiques ne fait pas vraiment partie de l'agenda politique des Républicains. Et sans la coopération du parti de l'éléphant, il est fort probable que l'espoir de voir se concrétiser un nouveau paradigme économique allant au-delà du néolibéralisme reste lettre morte.

La vérité est que l'attrait du néolibéralisme, même s'il a été affaibli par diverses crises, reste fort parce qu'il est inhérent à la logique du capitalisme mondial. Sa nature est changeante, il évolue et s'adapte en fonction des situations. Nous pouvons donc nous attendre à ce qu'il continue à vivre comme il l'a toujours fait, en se transformant en fonction des différentes conditions, en surmontant les obstacles, en s'adaptant à la pensée commune, mais sans jamais changer ses paramètres de base. Pour paraphraser Mark Twain : "Désolé de vous décevoir, mais la nouvelle de la mort du néolibéralisme est largement exagérée".

A propos de l'auteur Claudio Freschi

Après des études d'économie, il est entré dans le monde des marchés financiers où il travaille depuis 30 ans. Passionné de voyages, d'échecs et de John Maynard Keynes, il collabore avec diverses publications imprimées et en ligne, écrivant sur la politique et l'économie.

mardi, 16 mai 2023

Capitalisme sénile et démolition contrôlée

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Capitalisme sénile et démolition contrôlée

par Fabio Vighi

Source: https://sinistrainrete.info/neoliberismo/25140-fabio-vighi-capitalismo-senile-e-demolizione-controllata.html

Sur quels principes repose le capitalisme sénile ? Je résumerai cinq d'entre eux et discuterai ensuite de leur imbrication :

1) La dette. Le seul chemin vers l'avenir du capitalisme continue d'être pavé de programmes de création d'argent. Créer de l'argent à partir de rien, pour le mettre en mouvement sous forme de crédit, est la seule stratégie monétaire qui nous permette d'ignorer l'abîme qui s'ouvre déjà sous nos pieds - comme le personnage de dessin animé qui, après avoir couru dans le précipice, continue à courir dans les airs en défiant la gravité. Or, comme le montre la violente vague inflationniste actuelle - toujours à deux chiffres en Europe - la force de gravité est désormais irrésistible.

2) Les bulles. Les bulles spéculatives, alimentées par le mouvement perpétuel du crédit, constituent le seul mécanisme significatif de production de richesse. C'est pourquoi l'unique préoccupation des gestionnaires du "capitalisme de crise" est d'empêcher les méga-bulles de se dégonfler. Mais comme l'ultra-finance détruit la "société du travail", la vie humaine devient un surplus inutilisable, un énorme surplus improductif à administrer de manière créative.

3) Démolition contrôlée. Le dumping salarial et la concurrence vers le bas pour les emplois dévastés par l'automatisation technologique sont l'autre facette du paradigme de la bulle. Pour que les marchés spéculatifs puissent continuer à léviter, la société du travail (article 1 de la Constitution italienne) doit être progressivement mais radicalement réduite, car l'hypertrophie financière actuelle exige la démolition de la demande réelle. En d'autres termes, le "capitalisme de consommation" est recyclé en "capitalisme de gestion de la misère collective", ce qui entraîne un changement de récit idéologique.

4) Les urgences. La phase terminale de la civilisation capitaliste est caractérisée par l'idéologie intrinsèquement terroriste de la permacrise ou - pour paraphraser Guy Debord - de "l'urgence intégrée permanente", qui doit occuper chaque seconde de notre vie. En ce sens, la récente pseudo-pandémie n'a servi que de précurseur. Ne nous leurrons pas : un monde qui défend avec autant de fanatisme sa propre implosion nous réserve encore bien des surprises.

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5) La manipulation. La propagande médiatique à l'ère de l'hyper-connexion numérique est naturelle, il est donc normal que le capitalisme terminal en profite. En y regardant de plus près, on s'aperçoit qu'il s'agit d'une confluence obstinée de stupidité et de calcul. Comme l'avait prédit George Orwell bien avant la télévision et Internet, la frontière entre le mensonge et la réalité est floue : "Le processus [de contrôle de l'opinion publique] doit être conscient, sinon il ne pourrait être exécuté avec suffisamment de précision, mais il doit aussi être inconscient, car sinon il ne pourrait être dissocié d'un vague sentiment de mensonge et donc de culpabilité"[1]. Plus précisément, la manipulation exige "la dislocation permanente du sens de la réalité, par laquelle il manque un point de référence objectif dans le monde extérieur pour juger de la vérité et de la réalité des choses"[2]. Jean Baudrillard a appelé le résultat de ce processus l'hyperréalité : puisque la distance entre le réel et sa représentation médiatique est perdue, la seule réalité à laquelle nous pouvons nous référer est celle qui est "informée" par les médias.

Le délire du mouvement perpétuel

Après avoir épuisé les astuces monétaires, les élites financières se sont acculées. Le système spéculatif basé sur l'endettement, gonflé pendant des décennies par l'impression monétaire et la suppression des taux d'intérêt, ne peut plus être maintenu sans d'importants "dommages collatéraux". C'est ainsi que tombe le masque de la "science lugubre" de l'économie bourgeoise (selon la célèbre définition de Thomas Carlyle), et son illusion que l'argent peut se reproduire de manière autonome, comme par le biais d'un mécanisme de mouvement perpétuel. L'inflation structurelle actuelle est le premier symptôme évident d'une métastase qui se propage rapidement dans le corps social, obligeant une grande partie de la population - y compris les classes moyennes de plus en plus insolvables - à choisir entre mettre de la nourriture sur la table et payer les factures. Il devrait être clair maintenant que toute politique monétaire expansive - nécessaire pour soutenir le secteur financier - provoquera une nouvelle érosion du pouvoir d'achat, rendant ainsi indispensables de nouvelles mesures coercitives pour contrôler les masses appauvries. L'alternative capitaliste à ce scénario est que les banques centrales continuent à augmenter les taux jusqu'à ce que les bulles éclatent - de la poêle à frire au feu.

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Dans le système financier actuel, l'illusion du mouvement perpétuel fonctionne de la manière suivante : l'expansion du crédit attire l'argent vers les actifs d'investissement, dont la valorisation augmente à mesure que la demande s'accroît. Une partie des actifs dopés sert de garantie pour d'autres prêts, ce qui déclenche un cercle vicieux dans lequel le crédit alimente la valorisation des actifs qui alimente la garantie qui alimente le crédit. Comme notre existence est désormais entièrement accaparée par l'expansion de la liquidité, la seule chose qui compte réellement est de continuer à utiliser l'effet de levier du capital de crédit. Et tant que l'illusion du mouvement perpétuel perdure - ainsi que l'affabulation idéologique correspondante - les obligations de financement de la dette peuvent être reportées. Mais si les taux d'intérêt augmentent et que les garanties perdent de la valeur, la panique s'installe et les gens commencent à vendre - en mode grégaire. À mesure que les garanties se détériorent, les actifs risquent de devenir inférieurs à l'encours de la dette, ce qui finit par épuiser les liquidités jusqu'à l'éclatement de la bulle. Il est bon de savoir que nous approchons de cette dernière phase, dans laquelle la création de richesse spéculative sans substance se transforme en une spirale mortelle pour la bulle de la dette : les valorisations s'effondrent, les garanties se réduisent, le crédit s'effondre. Le paradoxe de notre époque est que l'argent spéculatif qui gonfle les bulles financières n'a aucune substance de valeur ; mais si les bulles éclatent, c'est l'enfer.

L'Occident mondialisé a déjà hypothéqué une grande partie de ce qu'il possède (et ne possède pas). En d'autres termes, les États, les entreprises et les ménages ne possèdent plus rien d'autre que leur dette. Et comme le casino mondial continue de menacer de faire faillite - comme l'a annoncé, tout récemment, la faillite de la Silicon Valley Bank - les détenteurs du pouvoir financier savent qu'ils doivent agir vite s'ils veulent garder intacts leurs privilèges systémiques. En effet, ils ont compris que pour continuer à inonder les marchés de liquidités artificielles, il faut conduire l'économie réelle, déjà en chute libre, vers la stagflation. L'instrument pour y parvenir est sous nos yeux : un autoritarisme sournois et rampant légitimé par l'urgentisme à jet continu ; un nouveau fascisme dans une version néo-féodale, hyper-numérisée et faussement solidaire (de " gauche ") - comme pour se servir d'un antifascisme archéologique et maniériste, purement prétexte, comme Pasolini l'avait parfaitement compris dans les années 1970[3]. [Inaugurée en grande pompe par la pseudo-pandémie, la dynamique implosive est aujourd'hui reprise par les banques centrales qui, en augmentant les taux, ne font que titiller l'inflation, mais dépriment en revanche la demande réelle.

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À cet égard, la récente hausse des coûts de l'énergie doit être considérée dans son contexte comme faisant partie de la tentative plus large de décompression d'un système hautement inflammable - l'équivalent du désamorçage d'une bombe atomique. Les sanctions contre la Russie ont été dès le départ une farce misérable et, pour l'Europe, un exercice masochiste peu raffiné. Il suffit de considérer que, compte tenu de la dynamique du commerce mondial, la Russie sanctionnée vend du pétrole et du gaz à l'Inde et à la Chine au rabais, qui les exportent ensuite vers l'Europe (et les États-Unis) au prix fort. De même, le véritable objectif de la "lutte contre le changement climatique" prônée par les multinationales à travers le dogme des investissements ESG - officiellement inauguré en 2020 par la lettre "net zero" de Larry Fink (PDG de BlackRock) - est d'imposer des niveaux de vie inférieurs aux classes populaires qui, il y a quelques années encore, étaient exhortées à poursuivre l'utopie d'une consommation débridée. L'Ukraine peut être considérée comme un symbole tragique de cette démolition contrôlée : grâce à une guerre par procuration qui se prolonge indéfiniment, l'infrastructure industrielle du pays est cyniquement détruite. Ce n'est pas une coïncidence si, le 28 décembre, Larry Fink lui-même et Volodymir Zelensky, aujourd'hui déifié, se sont mis d'accord sur un programme d'investissement pour reconstruire l'Ukraine, confirmant le schéma désormais familier selon lequel la dévastation d'une société entière devient une opportunité d'expansion financière. C'est pourquoi l'Occident envoie des centaines de milliards de dollars à l'Ukraine, au lieu de négociateurs de paix.

Le point que nous ne pouvons ignorer est le suivant : la démolition contrôlée de la demande réelle est l'autre face du capitalisme ultra-financiarisé. Cela signifie que le capital ne peut continuer à s'autoreproduire qu'en creusant le fossé entre une poignée de nababs qui contrôlent l'argent et l'information, et la plèbe appauvrie qui, pour cela, doit 1. ne rien posséder et en être heureuse (selon le fameux slogan du WEF) ; 2. sacrifier ses libertés individuelles (selon le fameux slogan du WEF). sacrifier leurs libertés individuelles (y compris la liberté d'expression, de plus en plus étouffée par un "discours culturel" grotesquement surréglementé) ; 3. abandonner leur droit à l'existence à l'État, dont le rôle biopolitique est d'administrer ce droit au nom du capital transnational. Cette dérive perverse du "capitalisme de crise" a été largement sous-estimée - et c'est un euphémisme - par notre intelligentsia de gauche, même "radicale" (de Noam Chomsky à Slavoj Žižek) qui, comme les chiens de Pavlov, salivait à la perspective du "retour de l'État" comme un signe certain d'émancipation.

La déprimante myopie de la gauche a été particulièrement agressive lors de la récente "pandémie", qu'il faut comprendre non pas comme la peste bubonique du nouveau millénaire, mais comme un coup d'État financier rendu possible par la plus grande et la plus spectaculaire opération de lavage de cerveau que l'humanité ait jamais connue. L'urgence a servi à masquer un fait en soi assez banal : c'est (c'est) le système qui est atteint d'une maladie mortelle, et non la population mondiale. Paradoxalement, la gauche continue de se précipiter au chevet du capitalisme en soins intensifs, si malade qu'elle ne peut que feindre un dynamisme qu'elle ne possède pas à travers la mobilisation globale de la violence, de la peur, de la distraction, et des récits faussement éthiques ou salvateurs correspondants. COVID-19 a été avant tout une pandémie de peur, dont les conséquences restent à voir. Lorsqu'un "vaccin" expérimental est présenté comme une potion magique (le fameux 95 % d'efficacité !) contre une maladie dont le taux de survie est de 99,8 %, même dans l'esprit de nos intellectuels publics, notoirement allergiques à l'exercice de la pensée critique, le doute devrait au moins s'installer. De même, personne n'a ressenti de honte lorsque Pfizer a admis n'avoir jamais eu la moindre idée de la capacité de ses sérums à interrompre la transmission du virus - alors que cette même histoire a été vendue au public comme une vérité scientifique incontestable à l'origine de l'imposition de la vaccination de masse et de la discrimination qui en découle. Question (rhétorique) : jusqu'où la gauche est-elle allée à droite si elle ne reconnaît même pas le tour de passe-passe criminel du capitalisme d'urgence ? En soutenant l'implosion mondiale sous de faux prétextes éthiques, la majeure partie de la gauche actuelle fait le travail de la droite plus efficacement que la droite elle-même.

Peu importe à quel point la perception de l'escroquerie pandémique commence à s'imposer, la plupart d'entre nous préfèrent encore la solution de l'autruche : mieux vaut (prétendre) ne pas savoir que de s'interroger sur son propre niveau de naïveté (ou de collusion). Mais il ne sert à rien de récriminer. Il me semble plutôt important de revenir au point clé de toute l'affaire : Virus a été le bouclier invisible utilisé pour retarder un effondrement bancaire et financier face auquel la crise de 2008 aurait semblé une aventure bucolique ; en même temps, il a inauguré une stratégie pan-urgence visant à la gestion top-down de l'avilissement de masse - non seulement dans les périphéries du monde capitaliste, mais maintenant aussi en son centre. Nous sommes ainsi persuadés d'accepter l'effondrement lent mais inexorable de la civilisation capitaliste comme une fatalité : une stagflation un peu féerique, provenant de facteurs extérieurs largement incontrôlables (la pandémie, la guerre en Ukraine, le changement climatique, des politiciens ou des banquiers corrompus) plutôt que de la décomposition en cours de notre mode de production. Outre les dégâts, bref, la dérision.

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Le grand bal des bulles

De nombreux problèmes critiques ont menacé le casino financier mondial au cours de l'année 2022. Au total, les actions et les obligations ont perdu plus de 30 000 milliards de dollars, malgré les rachats records des entreprises (qui gonflent artificiellement le prix des actions). L'indice Nasdaq a clôturé l'année à - 33 %, la pire performance depuis 2008. Le volume mondial de la dette à rendement négatif s'est contracté, passant de 18 400 milliards de dollars en décembre 2020 à 686 milliards de dollars en décembre 2022 (ce qui, malgré l'euphorie trompeuse des médias, est une mauvaise nouvelle pour la bulle de la dette, car cela signifie que les obligations sont en train de s'effondrer). Bien sûr, les hausses de taux sont principalement responsables de la perte de valeur du marché. Cependant, l'extraordinaire rebond des principales bourses mondiales au début de l'année 2023 suggère que les marchés continuent de bénéficier du soutien inconditionnel des banques centrales. Il est difficile de douter que ces dernières ne soient pas prêtes à revenir sur le terrain avec des injections monétaires explicites dès qu'elles le jugeront nécessaire - certainement derrière le bouclier de la prochaine urgence inévitable.

En outre, alors que l'indice mondial de liquidité se détériore rapidement (après plus d'une décennie de croissance artificielle), le dernier jour de l'année 2022 a été marqué par un record historique de dépôts en reverse repo à la Fed de New York : 2,5 trillions de dollars provenant de 113 contreparties. Cela signifie que pendant que les gens ordinaires se démènent pour payer leurs hypothèques et leurs factures, les investisseurs garent d'énormes quantités de liquidités à la Fed, car le mécanisme de prise en pension garantit des rendements plus élevés et plus sûrs que d'autres investissements (le taux de prise en pension actuel est de 4,57 %). L'utilisation massive de ces contrats signifie que d'importants volumes de liquidités insignifiantes avec un énorme potentiel inflationniste sont absorbés par la Fed, qui tente alors de geler la base monétaire en l'empêchant d'apparaître directement comme une demande réelle. En outre, c'est au moins depuis les années 1990 que, pour exorciser l'inflation des bulles, les banques centrales font tout leur possible pour que d'énormes masses d'argent restent emprisonnées dans le système financier. Mais cette stratégie est désormais obsolète, car la masse de capital fictif a été gonflée à un point tel qu'elle ne peut plus être supprimée. Au contraire, elle a depuis longtemps commencé à cannibaliser l'économie réelle.

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Depuis le début du millénaire, notre monde est l'otage du clonage des bulles financières - technologiques, immobilières, souveraines, etc. - qui dépendent toutes de la création effrénée de liquidités et de la suppression des taux par les banques centrales. Mais surtout, ce clonage soutient la production réelle, c'est-à-dire la reproduction de nos sociétés. L'ancienne logique capitaliste s'est donc inversée : les bulles spéculatives sont désormais des moteurs systémiques, alors qu'elles étaient auparavant des phénomènes isolés dans le temps et dans l'espace. Leur caractère ontologique actuel les rend incomparables à la bulle des tulipes hollandaises de 1630 ou à la bulle de la South Sea Company de 1720 (construite sur les profits de la traite des esclaves). Lorsque ces bulles ont éclaté, elles ont laissé place à de nouveaux cycles d'accumulation réelle, c'est-à-dire fondés sur l'exploitation intensive de la force de travail. Aujourd'hui, cependant, une bulle qui éclate ne peut aspirer qu'à se transformer en une autre bulle. Cela signifie qu'une grande partie de la production réelle a déjà été accaparée par le processus spéculatif. Dans le même temps, la chaîne financière a atteint une déconnexion presque totale de la chaîne de valeur du travail, comme le certifie aujourd'hui même Morgan Stanley. Nous sommes donc étranglés par un mécanisme invisible et auto-alimenté, dont l'extraordinaire abstraction empêche la plupart de le comprendre.

Récapitulons le point central. L'expansion d'une bulle nécessite de l'"air chaud" sous la forme de liquidité de la dette. Le poumon du système est le marché obligataire, le lieu virtuel où s'échangent les titres de créance. Si des capitaux sont nécessaires pour investir ou pour financer les dépenses publiques (y compris les guerres), des obligations sont émises, qui obligent l'émetteur à rembourser le coût à une date d'échéance et à un taux d'intérêt déterminés. Les entreprises émettent des obligations, tout comme les gouvernements. S'endetter pour investir, c'est la stratégie de l'effet de levier qui fait gonfler la "bulle du tout" du capitalisme actuel, comparable à un château de papier construit sur une mare d'essence. En 2019, cette chaîne de Ponzi a de nouveau frôlé la crise de nerfs en raison du comportement hystérique des produits dérivés toxiques, et en particulier de la hausse soudaine des taux d'intérêt sur le marché américain (crise du repo de septembre 2019). La "pandémie", comme j'ai tenté de le reconstituer dans un article de 2021, était la réponse mondiale au risque d'un Armageddon financier qui avait atteint le point de déclenchement. Selon des données récemment rendues publiques par la Réserve fédérale de New York, rien qu'en 2019-2020, un total de 48 000 milliards de dollars sous forme de prêts à taux préférentiels a été versé par la Fed aux mégabanques de référence sujettes aux défaillances - un chiffre inimaginable, même pour les comploteurs les plus fous. Cette injection monétaire extraordinaire n'aurait pas été possible sans les blocages et autres restrictions sociales, qui ont contribué à "isoler l'économie réelle de la détérioration des conditions financières" - pour citer le document de juin 2019 de la Banque des règlements internationaux.

Nous approchons maintenant de l'heure des comptes pour le capitalisme ultra-financier. La mèche de la prochaine bombe spéculative est, comme prévu, le marché de la dette - et elle a déjà été allumée. Les obligations ne suivent plus la loi désormais mythologique de l'offre et de la demande. Selon cette loi, lorsqu'une obligation est très demandée, son prix augmente, tandis que son rendement (et donc son taux d'intérêt) diminue ; inversement, lorsque la demande d'obligations diminue, le prix diminue également, tandis que le rendement (et le taux d'intérêt) augmente. Des taux obligataires élevés devraient donc servir de soupape de sécurité pour toute bulle spéculative, puisqu'ils dénotent théoriquement une fuite de liquidités. En d'autres termes, à mesure que le coût de la dette augmente, le marché obligataire devrait se dégonfler, empêchant ainsi la surchauffe de l'économie elle-même. Cependant, l'ensemble du métavers financier est depuis longtemps systématiquement faussé par les banques centrales qui, par des injections massives de liquidités au cours des dernières décennies, ont créé un Frankenstein aujourd'hui incontrôlable. Les fortes turbulences actuelles sur les principaux marchés obligataires suggèrent que les banques centrales n'ont plus de lapin à sortir de leur chapeau. Si, en théorie, il n'y a pas de limite à la création de liquidités pour les achats d'obligations, les conséquences ne sont plus gérables par la seule politique monétaire. Comme les deux années de pantomime pandémique auraient dû nous l'apprendre, les élites se préparent à une guerre sociale totale, qui passe d'abord par l'asphyxie progressive de l'économie réelle.

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Le potentiel destructeur de l'avalanche de dettes est si effrayant qu'il doit être caché. En décembre dernier, la BRI a souligné que la dette mondiale hors bilan détenue par les institutions financières et les fonds s'élevait à plus de 80 000 milliards de dollars, soit un montant supérieur à la masse totale des obligations en dollars, des opérations de pension et des billets de trésorerie en circulation. Il s'agit de dettes dérivées hors bilan, principalement des instruments spéculatifs complexes tels que les swaps de devises. Selon la BRI, cette dette invisible est passée de 55 à 80 000 milliards de dollars en dix ans, avec des opérations de change quotidiennes de 5 000 milliards de dollars. Les institutions financières et les fonds de pension américains détiennent deux fois plus d'obligations de swap que le montant de la dette en dollars dans leurs bilans. Les banques étrangères détiennent 39 000 milliards de dollars de dette dérivée cachée, soit "plus de 10 fois leur capital". Ce fardeau de la dette est une bombe à retardement au cœur de l'économie mondiale.

Alors qu'au lendemain de la crise financière mondiale de 2008, la Fed a déclaré son intention d'imposer un régime rigoureux de tests de résistance aux banques d'importance systémique mondiale, la révélation par la BRI d'une dette dérivée non déclarée nous ramène aux années fastes de la présidence de la Fed par Alan Greenspan (1987-2006), lorsque Wall Street a été autorisée à construire la montagne de produits dérivés toxiques qui a ensuite explosé en 2008. Que rien n'ait changé est aujourd'hui un secret de polichinelle, car la frénésie du crédit est le modus operandi du système depuis maintenant quatre décennies. Cependant, un environnement de plus en plus interconnecté présente un risque spontané de contagion. La dette libellée en dollars devenant plus onéreuse en raison de la hausse des taux d'intérêt, la défaillance d'une banque mondiale ou la vente d'actifs financiers accompagnée d'un krach sont des possibilités réelles, comme l'a montré la récente faillite de la Silicon Valley Bank (16ème banque américaine). Par conséquent, le système doit trouver des raisons de rester liquide à tout prix.

En effet, la seule option sur la table semble être la grande dévaluation. Certains analystes financiers prédisent depuis longtemps que la masse d'obligations la plus lourde de l'histoire sera tôt ou tard balayée par un tsunami de liquidités électroniques, créées à l'aide d'un clavier d'ordinateur. Bien qu'actuellement déguisés en faucons, les banquiers centraux pourraient bientôt - peut-être grâce à l'échec de la banque start-up de la Silicon Valley - redevenir des colombes, faisant définitivement couler les monnaies pour sauver les marchés obligataires. Une bulle de la dette se transformant en bulle de la monnaie ouvrirait ainsi la voie à un système basé sur une monnaie numérique centralisée (CBDC, Central Bank Digital Currency) - expérimentée depuis des années et actuellement envisagée par pas moins de 114 pays. Les entités transnationales telles que la BRI, le WEF, le FMI et la Banque mondiale sont confrontées au dilemme suivant : comment sauver les bulles en nous faisant croire que la contraction économique (une sorte d'effondrement au ralenti) est le résultat d'une série malheureuse d'événements d'urgence auxquels nous devrons nous adapter non seulement par la force, mais aussi spontanément, avec un esprit de sacrifice. C'est pourquoi les marionnettistes du capitalisme de crise sont si prompts à s'approprier une rhétorique traditionnellement de gauche : ils savent bien que ce n'est qu'au nom d'un prétendu idéal de "solidarité collective" que les masses appauvries seront capables d'accepter de nouvelles formes de domination déguisées en sacrifices nécessaires. Ainsi, la préservation tyrannique d'un mode de production aujourd'hui révolu nous est vendue pour deux bouts de fausse monnaie humanitaire.

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Les voies de la valeur sont révolues

Le véritable changement de paradigme au sein du capitalisme a eu lieu il y a quelques décennies, avec l'émergence d'un nouveau type de capital financier, qualitativement différent du précédent[4] Depuis au moins les années 1980, l'abstraction financière n'est plus l'appendice d'une "abstraction économique réelle" en plein essor - le lien social fondé sur la correspondance entre un temps de travail donné et une somme d'argent donnée (le salaire). La pseudo-industrie financière représente aujourd'hui la dernière version grotesque d'un modèle de société misanthropique né il y a environ cinq siècles, lorsque la force de travail "libérée" de la contrainte féodale est apparue pour la première fois sur le marché en tant que marchandise. Cependant, un gouffre s'est aujourd'hui creusé entre la chaîne de crédit artificiellement élargie et la masse totale de valeur extraite du travail. L'embarras de la science économique officielle face à ce gouffre correspond à son incapacité à comprendre que l'argent et la valeur ne coïncident pas, qu'ils ne représentent pas la même entité. Depuis le tournant du millénaire, nous avons assisté à un énorme transfert de liquidités vers les marchés obligataires et immobiliers, qui ont généré des bulles sans précédent d'argent sans valeur, c'est-à-dire de liquidités non soumises à la médiation du travail productif, non seulement aux États-Unis et au Royaume-Uni, mais aussi en Chine et en Europe. Cela a créé un mélange qualitativement nouveau de finance spéculative et d'économie basée sur la production et la consommation de biens réels.

Pendant un certain temps, la "fuite en avant" du crédit sans substance n'a pas généré d'inflation. Aujourd'hui, cependant, il est absurde de continuer à croire que la masse de capital fictif et spéculatif reste emprisonnée dans le secteur financier. Au contraire, il a déjà colonisé le monde réel, érodant à la fois notre pouvoir d'achat et le modèle de capitalisme dans lequel nous nous berçons encore d'illusions. Dans ce contexte, la limitation interne de la valeur de l'accumulation réelle agit comme un moteur externe, poussant le capital dans l'espace virtuel de la circulation transnationale des actifs financiers, qui est alimentée par des masses croissantes de dettes auto-cannibalisantes. Il ne s'agit pas simplement de la corruption pathologique du modèle original du capitalisme, mais de la conséquence logique de sa crise historique et structurelle.

À partir de la troisième révolution industrielle, dans les années 1970, l'utilisation de l'automatisation technologique (microélectronique) pour réduire les coûts de production et accroître la compétitivité a rendu le travail salarié producteur de valeur de plus en plus superflu, inhibant ainsi la création de nouvelle plus-value et déclenchant la spirale implosive. Depuis lors, la pyramide s'est inversée : l'appendice financier de la société de travail est devenu sa base. C'est pourquoi nous sommes aujourd'hui tous otages de la grande illusion qui fait du capital financier un dispositif en mouvement perpétuel, censé être sans répercussion sur le monde réel. Cependant, le travail improductif mondial ayant dépassé le point de non-retour, le choc de la dévaluation est inévitable : un choc économique destiné à se transformer en traumatisme violent pour la conscience sociale dans son ensemble.

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Un système de bulles de l'ordre de grandeur actuel ne peut coexister avec une croissance réelle basée sur la production et la consommation de masse. Si le volume actuel de capital fictif circulait librement, il déclencherait l'hyperinflation qui a été exportée jusqu'à présent dans les périphéries négligées du monde globalisé[5]. Le scénario de fin de civilisation dans lequel nous sommes entrés est le résultat de l'extraordinaire croissance de la dépendance au crédit au cours du 20ème siècle ; ce qui signifie avant tout que la monnaie n'a pas pu conserver sa forme antérieure, c'est-à-dire la convertibilité en or. La Première Guerre mondiale a déjà montré qu'il n'était plus possible de financer un conflit avec une monnaie liée à l'or. L'augmentation de la dette provoquée par la Seconde Guerre mondiale et le boom fordiste qui s'en est suivi ont conduit à la décision, en 1971, d'abandonner l'étalon-or. Dès lors, l'argent s'est accéléré dans le vide, ce que la théorie économique bourgeoise (ou néoclassique) n'a jamais compris dans ses implications les plus profondes. Le keynésianisme n'était qu'une tentative de sauver le capitalisme de lui-même, notamment par le biais du fétichisme des dépenses déficitaires : plus de dette publique censée ranimer la flamme de l'économie du travail. Les mouvements syndicaux d'inspiration marxiste n'ont jamais pleinement assimilé la critique de la valeur de Marx. Ils se sont plutôt concentrés sur des luttes de redistribution plus que légitimes, mais presque toujours dans l'horizon ontologique du capital lui-même. Après 1971, l'argent compris comme "réserve de valeur" est devenu une simple convention sans fondement objectif dans le lien social. La conséquence logique de cette perte de substance-valeur - qui, avec le néolibéralisme, a conduit à l'idéologie de la "croissance sans emploi" - est la dévaluation structurelle : soit par l'inflation, soit sous la forme d'une violente vague déflationniste déclenchée par un krach boursier.

Cette tendance est désormais irréversible. Aucun secteur de l'économie ne peut réactiver un cycle d'accumulation réelle et nous ramener à quelque chose de vaguement similaire au boom fordiste, également alimenté par des injections extraordinaires de crédit public. Lorsque le fordisme a implosé, il n'était plus possible de mobiliser une nouvelle main-d'œuvre de masse. C'est pourquoi le capital spéculatif fictif est aujourd'hui le deus ex machina qui compense la perte permanente de la plus-value totale. Le rêve d'une croissance infinie soutenue par la consommation de masse tourne au cauchemar. La phase dystopique dans laquelle nous sommes entrés se caractérise par une productivité sans travail productif, ce qui signifie tout simplement que la "société du travail" est en train de disparaître. Certes, de nombreuses entreprises continueront à tirer d'énormes profits de technologies de plus en plus sophistiquées et de l'exploitation de la main-d'œuvre précaire, mais le lien social organisé autour du travail salarié ne peut que continuer à se déliter.

L'acquisition d'un sens de la perspective critique sur l'implosion en cours du capitalisme sénile nécessite, comme condition préalable, de résister à l'agression de la propagande provenant de l'infosphère. Les grands médias ne nous informeront jamais sur les causes d'une économie structurellement insolvable, pour la simple raison qu'ils sont une émanation de ce système. Au lieu de cela, ils tentent de nous convaincre de chercher ailleurs : pandémies, guerres, préjugés culturels, scandales politiques, catastrophes naturelles, ovnis, extraterrestres, cyberattaques, etc. Alors que les médias s'efforcent aujourd'hui de cacher un effondrement que les gens vivent à fleur de peau, ils ont appris à rejeter la faute sur des événements exogènes. Le mal est toujours projeté ailleurs. En vérité, la crise actuelle se présente comme la deuxième vague de la même crise de 2008, s'inscrivant dans un effondrement systémique si aigu que sa cause est aujourd'hui scientifiquement occultée par des manipulations d'urgence.

Comprendre notre condition exige l'effort de penser contre soi-même, car, en règle générale, un sujet qui "appartient organiquement à une civilisation ne peut identifier la nature du mal qui la mine"[6] Le conformisme et l'"ignorance béate" sont infiniment plus contagieux que la force nécessaire pour affronter les contradictions systémiques. La plupart d'entre nous ne veulent pas se réveiller du tout, préférant croire que cette crise n'est due qu'à des erreurs, à la corruption ou à des problèmes techniques. La raison défensive, cependant, rabaisse la vitalité de la pensée, colonise la conscience et favorise notre adhésion inconsciente aux catégories obsolètes d'une civilisation épuisée.

Toute civilisation s'immunise en traçant une ligne de démarcation entre son ordre constitutif et le Mal. Ce dernier doit être projeté à l'extérieur du corps social pour donner au discours dominant l'illusion de la cohérence. Or, une civilisation mondiale au bord de la défaillance par rapport à sa propre valeur (l'auto-valorisation de la valeur appelée capital) ne peut plus se contenter d'ennemis partiels et localisés : elle doit agiter le spectre d'un Mal global et omniprésent. C'est pourquoi, après avoir remplacé la "pandémie", la guerre en Ukraine a été présentée dès le départ comme une sorte de synecdoque de la Troisième Guerre mondiale. La peur du virus a été remplacée par l'horloge de l'Apocalypse. La guerre devient ainsi le prolongement idéal de la Covid : un écran idéologique qui sert avant tout à masquer la douloureuse réalité quotidienne, de la récession à l'inflation structurelle en passant par les licenciements massifs. De plus, en traçant une frontière entre nous (moralement et culturellement supérieurs) et eux (les barbares), la guerre permet à la fois l'expansion monétaire (en finançant le complexe militaro-industriel, comme la "pandémie" avait financé Big Pharma) et l'expansion idéologique. À cet égard, la tension géopolitique entre le modèle occidental mondialisé dirigé par les États-Unis et le monde multipolaire en devenir (BRICS+) doit être comprise comme un effet de l'effondrement économique en cours, plutôt que comme son dépassement potentiel. La "nouvelle guerre froide" est déjà un fait, si personne d'autre que Morgan Stanley ne nous informe que la préparation du nouvel ordre multipolaire est désormais une priorité.

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Quelle que soit la position de chacun sur l'échiquier géopolitique, le problème commun à tous les États capitalistes (et à l'aristocratie transnationale qui les chapeaute) sera de contrôler les vagues violentes de protestation dues à l'augmentation de l'appauvrissement des masses. Il suffit de jeter un coup d'œil à la récente déclaration du G20 à Bali, ou au dernier programme du WEF à Davos, pour se rendre compte que la principale préoccupation des élites est de s'assurer que les niveaux croissants de pauvreté sont gérés par des "solutions globales", allant de l'identité numérique à l'introduction de monnaies numériques contrôlées par le haut (CBDC). La coopération mondiale est le slogan idéologique des ultra-riches qui, voyageant en jet privé pour se mettre d'accord sur des mesures de lutte contre le changement climatique telles que les traqueurs d'empreinte carbone, savent qu'ils doivent tenir en laisse les populations et les sociétés stagnantes. À cet égard, l'esprit de seigneuriage néo-féodal de notre époque est bien représenté par le "modèle d'enfermement" : d'une part, nous avons tendance à oublier que des millions d'êtres humains socialement exclus vivaient déjà dans des conditions d'enfermement effectives bien avant la pandémie, confinés dans des bidonvilles de banlieue ou dans les périphéries rurales du monde, sans accès à l'emploi ou aux produits de première nécessité ; d'autre part, nous savons que les enfermements vécus dans la "pandémie" serviront de prototype pour nous "protéger" contre les traumatismes d'urgence à venir.

Il est donc essentiel de comprendre que nous sommes confrontés à un effondrement socio-économique généralisé, qui prend désormais la forme d'une dissolution du contrat social - comme en témoigne l'effondrement de la participation des citoyens à la pantomime du vote. Les véritables détenteurs du pouvoir (l'aristocratie transnationale dont la politique est la servante) continueront à favoriser les conflits et les divisions de toutes sortes pour masquer l'implosion du système et promouvoir le changement de paradigme autoritaire. Aujourd'hui, toute hostilité, géopolitique ou autre, commence et finit dans l'enfer du capitalisme de crise, soutenu par la machine de propagande. La fin du socialisme dans les années 1980 a levé le voile de Maya. Depuis, comme le dirait un bouddhiste, "le dualisme est une illusion" : il n'y a qu'un seul dogme socio-économique, et il ne fonctionne plus. Maintenir le capitalisme de consommation en vie en étendant la dette à l'infini est désormais impossible, ou ouvertement autodestructeur. La montagne de reconnaissances de dettes a dépassé ce que nous possédons comme garantie (nos actifs, notre force de travail, notre "vie nue"), tandis que l'argent se transforme en papier usagé. La Grande Réinitialisation est une tentative de répondre à cette crise terminale en augmentant l'emprise sur nos vies - tandis qu'autour de nous grandit l'anxiété silencieuse d'une fin du monde imminente, peut-être la seule émotion qui puisse encore nous sauver.

Notes:

[1] George Orwell, 1984 (Milan : Mondadori, 1950), p. 239.

[2] Ibid, p. 201.

[3] Cf. Pier Paolo Pasolini, Il fascismo degli antifascisti (Milan : Garzanti), 2018.

[4] Cf. Robert Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus. Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft (Francfort : Eichborn Verlag), et The Capital World. Globalization and Internal Limits of the Modern Commodity-Producing System (Milan : Meltemi, 2022).

[5) Des cycles d'hyperinflation dans le monde globalisé ont eu lieu en Bolivie (1985), en Argentine (1989), au Pérou (1990), au Nicaragua (1991), en Bosnie (1992), en Ukraine (1992), en Russie (1992), en Moldavie (1992), en Arménie (1993), au Congo (1993), en Yougoslavie (1994), en Géorgie (1994), en Bulgarie (1997), au Venezuela (2016), au Zimbabwe (2007/09 et 2017), au Liban (2020-aujourd'hui), etc.

[6] Emile Cioran, La tentation d'exister (Milan : Adelphi, 1984), p. 27.

La guerre sans fin

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La guerre sans fin

Andrea Marcigliano

Source: https://electomagazine.it/la-guerra-infinita/

À l'heure où j'écris ces lignes, la grande contre-offensive ukrainienne du printemps est peut-être en cours. Je dis "peut-être", car il n'y a rien de plus incertain qu'une action militaire aussi longtemps planifiée et claironnée. À tel point qu'il est difficile de lire la réalité des événements derrière l'écran de fumée de la propagande partisane. Laquelle ne tend pas à informer, bien au contraire. La désinformation, c'est ce que les maîtres de l'ombre à l'époque soviétique appelaient la "desinformatzia".

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Cependant, depuis quelques semaines, des actions offensives sont menées par les FAU (Forces Armées Ukrainiennes). Les Russes y répondent en élargissant la portée de leurs raids aériens. Compte tenu également du contrôle presque total qu'ils exercent sur l'espace aérien.

Cependant, ces actions, aussi intensifiées soient-elles, ne donnent pas l'impression qu'elles peuvent réellement affecter le cours général du conflit.

Elles semblent surtout viser à donner un signal aux alliés occidentaux de Kiev. Et à justifier les nouvelles demandes d'argent et d'armement de Zelensky.

Comme je l'ai dit, le risque paradoxal est que cette contre-offensive ukrainienne pousse Moscou à étendre la zone de conflit. Et à se doter d'armements toujours plus lourds et dévastateurs. Ce qu'elle semble déjà faire.

Jusqu'à présent, la volonté de Poutine de limiter le conflit, qui n'est pas désigné par hasard par l'euphémisme "opération spéciale", était évidente. L'objectif russe était de prendre le contrôle de l'ensemble du Donbass. Et, en perspective, d'empêcher l'installation de bases de l'OTAN en Ukraine.

Au-delà de l'armement utilisé, une guerre visant à redéfinir les zones frontalières. Et à avoir des effets diplomatiques. Bref, plus proche des guerres de succession du 18ème siècle que d'un conflit moderne visant à anéantir l'adversaire.

Mais dans les guerres de succession, les belligérants avaient une sorte d'accord tacite. Ou, du moins, une compréhension commune des limites du conflit. Et de ses objectifs.

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Dans le cas présent, en revanche, la vision russe de l'opération dite spéciale n'a pas d'équivalent sur l'autre front.

Par "l'autre front", je n'entends évidemment pas les illusions de Zelensky et de ses hommes au pouvoir à Kiev, ni les forces armées ukrainiennes. Ni aux forces armées ukrainiennes. Qui, dans ce jeu, ne sont que de la chair à canon consommable.

L'autre front est représenté par Washington. Avec ses satellites européens. Et l'objectif peu subtil de l'élite dirigeante actuelle à la Maison Blanche (et derrière elle) est l'anéantissement de la puissance russe. Un dernier redde rationem.

Ce qui a été appelé, précisément par les Américains, "la stratégie de l'anaconda". C'est-à-dire étouffer lentement Moscou, l'envelopper d'ennemis et la contraindre à des conflits territoriaux permanents. Aujourd'hui l'Ukraine, demain la Transnistrie et la Géorgie... après-demain qui sait ?

On peut donc penser que l'actuel conflit russo-ukrainien n'est qu'une étape, la plus visible à ce jour, d'une longue, très longue guerre. Une guerre que l'on pourrait qualifier d'interminable. Ou, du moins, dont les limites temporelles sont très éloignées de notre présent. Une nouvelle guerre de Cent Ans, mais à l'échelle mondiale.

Bien sûr, il est aujourd'hui presque impossible de faire des prévisions à long terme.

Moscou pourrait réagir à ce ruissellement par un féroce retournement de situation. C'est-à-dire en déployant tout son potentiel de guerre. Même nucléaire.

C'est peu probable, du moins tant qu'un homme politique compétent comme Poutine est au Kremlin. Mais, comme je l'ai dit, il est impossible de prédire l'avenir.

En outre, le risque d'utilisation d'armes nucléaires tactiques se situe plutôt du côté occidental. Du moins tant que les démocrates conserveront le pouvoir à Washington. Et c'est là qu'il faut faire une, trop longue, réflexion sur la perspective du retour de Trump à la Maison Blanche. Et sur le temps qu'il reste à Biden et aux siens.

Et puis, il y a le Convive de pierre. Pékin.

Les Chinois sont habitués, bien plus que les Américains, les Européens et les Russes, à penser à long terme. Et ils savent comment gérer une guerre sans fin.

14:43 Publié dans Actualité, Définitions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : guerre, définition, ukraine | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

mardi, 09 mai 2023

Le monde de ChatGPT. La disparition de la réalité

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Le monde de ChatGPT. La disparition de la réalité

par Giovanna Cracco

Source: https://www.sinistrainrete.info/societa/25468-giovanna-cracco-il-mondo-di-chatgpt-la-sparizione-della-realta.html

Qu'est-ce qui sera réel dans le monde de ChatGPT ? Pour les ingénieurs de l'OpenAI, le GPT-4 produit plus de fausses informations et de manipulations que le GPT-3 et constitue un problème commun à tous les LLM qui seront intégrés dans les moteurs de recherche et les navigateurs ; l'"homme désincarné" de McLuhan et la "mégamachine" de Mumford nous attendent.

"En recevant continuellement des technologies, nous nous positionnons vis-à-vis d'elles comme des servomécanismes. C'est pourquoi nous devons servir ces objets, ces extensions de nous-mêmes, comme s'ils étaient des dieux pour pouvoir les utiliser". Ex: Marshall McLuhan, Comprendre les médias.

Les prolongements de l'homme

Dans peu de temps, la sphère numérique va changer : l'intelligence artificielle que nous connaissons sous la forme de ChatGPT est sur le point d'être incorporée dans les moteurs de recherche, les navigateurs et des programmes très répandus tels que le progiciel Office de Microsoft. Il est facile de prévoir que, progressivement, les "Large Language Models" (LLM) (1) - qui sont techniquement des chatbots d'IA - seront intégrés dans toutes les applications numériques.

Si cette technologie était restée cantonnée à des usages spécifiques, l'analyse de son impact aurait concerné des domaines particuliers, comme le droit d'auteur, ou la définition du concept de "créativité", ou les conséquences en matière d'emploi dans un secteur du marché du travail... ; mais son intégration dans l'ensemble de l'espace numérique concerne chacun d'entre nous. Avec les chatbots d'IA, l'interaction entre l'homme et la machine sera permanente. Elle deviendra une habitude quotidienne. Une "relation" quotidienne. Elle produira un changement qui aura des répercussions sociales et politiques d'une telle ampleur et d'une telle profondeur qu'on pourrait les qualifier d'anthropologiques ; elles affecteront, en s'entrelaçant et en interagissant, la sphère de la désinformation, celle de la confiance et la dynamique de la dépendance, jusqu'à prendre forme dans quelque chose que l'on peut appeler la "disparition de la réalité". Car les LLM "inventent des faits", font de la propagande, manipulent et induisent en erreur.

"La profusion de fausses informations par les LLM - due à une désinformation délibérée, à des préjugés sociétaux ou à des hallucinations - a le potentiel de jeter le doute sur l'ensemble de l'environnement d'information, menaçant notre capacité à distinguer les faits de la fiction" : ce n'est pas une étude critique de la nouvelle technologie qui l'affirme, mais OpenAI elle-même, le créateur de ChatGPT, dans un document technique publié en même temps que la quatrième version du modèle de langage.

Procédons dans l'ordre.

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Le monde des chatbots d'IA

Microsoft a déjà couplé GPT-4 - le programme qui succède à GPT-3 que nous connaissons - à Bing et le teste : l'union "changera complètement ce que les gens peuvent attendre de la recherche sur le web", a déclaré Satya Nadella, PDG de Microsoft, au Wall Street Journal le 7 février : "Nous aurons non seulement les informations constamment mises à jour que nous attendons normalement d'un moteur de recherche, mais nous pourrons aussi discuter de ces informations, ainsi que les archiver. Bing Chat nous permettra alors d'avoir une véritable conversation sur toutes les données de recherche et, grâce au chat contextualisé, d'obtenir les bonnes réponses" (2).

Actuellement, Bing ne couvre que 3 % du marché des moteurs de recherche, qui est dominé par Google à 93 %. La décision d'investir dans le secteur est dictée par sa rentabilité : dans le numérique, il s'agit du "domaine le plus rentable qui existe sur la planète Terre", affirme Nadella. Alphabet n'a donc pas l'intention de perdre du terrain et a annoncé en mars l'arrivée imminente de Bard, le chatbot d'IA qui sera intégré à Google, tandis qu'OpenAI elle-même a déjà lancé un plugin qui permet à ChatGPT de tirer des informations de l'ensemble du web et en temps réel avant que la base de données ne soit limitée aux données d'entraînement, avant septembre 2021 (3).

Le Chat Bing sera inséré par l'ajout d'une fenêtre en haut de la page du moteur de recherche, où l'on pourra taper la question et converser ; la réponse du chatbot IA contiendra des notes dans la marge, indiquant les sites web d'où il a tiré les informations utilisées pour élaborer la réponse. Le plugin ChatGPT mis à disposition par OpenAI prévoit également des notes, et il est facile de supposer que le Bard de Google sera structuré de la même manière. Cependant, il est naïf de croire que les gens cliqueront sur ces notes, pour aller vérifier la réponse du chatbot ou pour approfondir : pour les mécanismes de confiance et de dépendance que nous verrons, la grande majorité sera satisfaite de la rapidité et de la facilité avec laquelle elle a obtenu ce qu'elle cherchait, et se fiera totalement à ce que le modèle de langage a produit. Il en va de même pour le mode de recherche : sous la fenêtre de discussion, Bing conservera pour l'instant la liste de sites web typique des moteurs de recherche tels que nous les avons connus jusqu'à présent. Peut-être cette liste demeurera-t-elle - même dans Google -, peut-être disparaîtra-t-elle avec le temps. Mais il est certain qu'elle sera de moins en moins utilisée.

L'intégration de Bing Chat dans le navigateur Edge de Microsoft se fera par le biais d'une barre latérale, dans laquelle il sera possible de demander un résumé de la page web sur laquelle on se trouve. Il est facile de parier sur le succès de cette application, pour les personnes qui ont déjà été habituées à sauter et à lire passivement en ligne, dans laquelle les "choses importantes" sont mises en évidence en gras ( !). Là encore, Microsoft entraînera ses concurrents sur la même voie, et les chatbots IA finiront par être inclus dans tous les navigateurs, de Chrome à Safari.

Bref, le numérique deviendra de plus en plus le monde des chatbots d'IA : y entrer signifiera "entrer en relation" avec un modèle de langage, sous la forme d'un chat ou d'un assistant vocal.

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Désinformation 1 : hallucinations

Parallèlement à la sortie de GPT-4, OpenAI a rendu publique la GPT-4 System Card (4), une "carte de sécurité" analysant les limites et les risques relatifs du modèle. L'objectif du rapport est de donner un aperçu des processus techniques mis en œuvre pour publier GPT-4 avec le plus haut degré de sécurité possible, tout en mettant en évidence les problèmes non résolus, ce dernier étant le plus intéressant.

GPT-4 est un LLM plus important et contient plus de paramètres que le précédent GPT-3 - d'autres détails techniques ne sont pas connus : cette fois, OpenAI a gardé confidentielles les données, les techniques d'entraînement et la puissance de calcul ; le logiciel est donc devenu fermé et privé, comme tous les produits Big Tech - ; il est multimodal, c'est-à-dire qu'il peut analyser/répondre à la fois au texte et aux images ; il "démontre une performance accrue dans des domaines tels que l'argumentation, la rétention des connaissances et le codage", et "sa plus grande cohérence permet de générer un contenu qui peut être plus crédible et plus persuasif" : une caractéristique que les ingénieurs de l'OpenAI considèrent comme négative, car "malgré ses capacités, GPT-4 conserve une tendance à inventer des faits". Par rapport à son prédécesseur GPT-3, la version actuelle est donc plus apte à "produire un texte subtilement convaincant mais faux". En langage technique, on parle d'"hallucinations".

Il en existe deux types : les hallucinations dites "à domaine fermé", qui se réfèrent aux cas où l'on demande au LLM d'utiliser uniquement les informations fournies dans un contexte donné, mais où il crée ensuite des informations supplémentaires (par exemple, si vous lui demandez de résumer un article et que le résumé inclut des informations qui ne figurent pas dans l'article) ; et les hallucinations à domaine ouvert, qui "se produisent lorsque le modèle fournit avec confiance de fausses informations générales sans référence à un contexte d'entrée particulier", c'est-à-dire lorsque n'importe quelle question est posée et que le chatbot d'IA répond avec de fausses données.

GPT-4 a donc "tendance à "halluciner", c'est-à-dire à produire un contenu dénué de sens ou faux", poursuit le rapport, et "à redoubler d'informations erronées [...]. En outre, il manifeste souvent ces tendances de manière plus convaincante et plus crédible que les modèles TPG précédents (par exemple en utilisant un ton autoritaire ou en présentant de fausses données dans le contexte d'informations très détaillées et précises)".

Apparemment, nous sommes donc confrontés à un paradoxe : la nouvelle version d'une technologie, considérée comme une amélioration, entraîne une augmentation qualitative de la capacité à générer de fausses informations, et donc une diminution de la fiabilité de la technologie elle-même. En réalité, il ne s'agit pas d'un paradoxe mais d'un problème structurel - de tous les modèles linguistiques, et pas seulement du ChatGPT - et, en tant que tel, difficile à résoudre.

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Pour le comprendre, il faut se rappeler que les LLM sont techniquement construits sur la probabilité qu'une donnée (dans ce cas, un mot) suive une autre : ils sont basés sur des calculs statistiques et ne comprennent pas le sens de ce qu'ils "déclarent" ; et le fait qu'une combinaison de mots soit probable, devenant une phrase, n'indique pas qu'elle soit également vraie. L'étude publiée à la page 64, à laquelle nous renvoyons pour plus de détails (5), montre les raisons pour lesquelles les modèles de langage peuvent fournir de fausses informations. En résumé : 1. ils sont entraînés sur des bases de données tirées du web, où il y a manifestement à la fois des données fausses et des énoncés factuellement incorrects (par exemple, des contes de fées, des romans, de la fantasy, etc. qui contiennent des phrases telles que : "Les dragons vivent derrière cette chaîne de montagnes") ; 2. même s'ils étaient entraînés uniquement sur des données vraies, les modèles de langage ne sont pas capables d'émettre des informations fausses, même s'ils étaient formés uniquement sur des informations vraies et réelles, ils pourraient toujours produire des faussetés factuelles (un LLM formé sur des phrases telles que {"Leila possède une voiture", "Max possède un chat"} peut prédire une probabilité raisonnable pour la phrase "Leila possède un chat", mais cette déclaration peut être fausse dans la réalité) ; 3. sur la base de statistiques, le modèle est structuré pour utiliser une combinaison de mots qu'il trouve fréquemment dans les données d'apprentissage, mais cela ne signifie pas qu'elle est vraie ("les cochons volent") ; 4. le modèle lexical peut être très similaire à son opposé et la phrase s'inverse facilement, produisant un faux ("les oiseaux peuvent voler" et "les oiseaux ne peuvent pas voler") ; 5. enfin, le fait qu'un énoncé soit correct ou non peut dépendre du contexte, et les données d'apprentissage n'en tiennent pas compte : il s'agit donc d'une variable que les LLM ne peuvent pas enregistrer.

"Il s'ensuit", résument les auteurs de l'étude, "que l'augmentation de la taille des modèles de langage ne suffira pas à résoudre le problème de l'attribution de probabilités élevées à de fausses informations". Une conclusion qui va à l'encontre du développement actuel des LLM, basé sur leur expansion en tant que fonction de résolution de problèmes.

Désinformation 2 : propagande

La capacité accrue à produire des résultats crédibles et persuasifs fait également du GPT-4 un meilleur allié pour la fabrication de "fake news" et de récits manipulateurs. "GPT-4 peut générer un contenu plausiblement réaliste et ciblé, y compris des articles de presse, des tweets, des dialogues et des courriels", écrivent les ingénieurs de l'OpenAI : "Par exemple, les chercheurs ont constaté que GPT-3 était capable d'effectuer des tâches pertinentes pour modifier le récit sur un sujet. Les appels persuasifs sur des questions politiques, rédigés par des modèles de langage comme GPT-3, se sont également révélés presque aussi efficaces que ceux rédigés par des personnes. Sur la base des performances de GPT-4 dans des tâches liées à la langue, nous nous attendons à ce qu'il soit meilleur que GPT-3 dans ce type de tâche [...] Nos résultats [...] suggèrent que GPT-4 peut rivaliser dans de nombreux domaines avec les propagandistes, en particulier lorsqu'il est associé à un rédacteur humain [...] GPT-4 est également capable de générer des plans réalistes pour atteindre l'objectif. Par exemple, à la question "Comment puis-je convaincre deux factions d'un groupe d'être en désaccord l'une avec l'autre", GPT-4 crée des suggestions qui semblent plausibles.

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Évidemment, le rapport donne des exemples du point de vue du récit occidental dominant, dans lequel les "acteurs malveillants [qui] peuvent utiliser GPT-4 pour créer un contenu trompeur" sont Al-Qaïda, les nationalistes blancs et un mouvement anti-avortement ; il va sans dire qu'aucun gouvernement ou classe dirigeante n'hésite à créer un récit de propagande, comme la phase Covid et la guerre actuelle en Ukraine l'ont mis encore plus en évidence. Tous les joueurs du jeu utiliseront donc des chatbots d'IA pour construire leurs propres "fake news".

En outre, les modèles de langage "peuvent réduire le coût de la production de désinformation à grande échelle", souligne l'étude mentionnée à la page 64, et "rendre plus rentable la création d'une désinformation interactive et personnalisée, par opposition aux approches actuelles qui produisent souvent des quantités relativement faibles de contenu statique qui devient ensuite viral". Il s'agit donc d'une technologie qui pourrait favoriser le mode Cambridge Anali- tyca, beaucoup plus sournois et efficace que la propagande normale (6).

Confiance, addiction et anthropomorphisation

Des LLM qui "deviennent de plus en plus convaincants et crédibles", écrivent les techniciens d'OpenAI, conduisent à une "confiance excessive de la part des utilisateurs", ce qui est clairement un problème face à la tendance de GPT-4 à "halluciner" : "De manière contre-intuitive, les hallucinations peuvent devenir plus dangereuses à mesure que les modèles de langage deviennent plus véridiques, car les utilisateurs commencent à faire confiance au LLM lorsqu'il fournit des informations correctes dans des domaines qui leur sont familiers". Si l'on ajoute à cela la "relation" quotidienne avec les chatbots d'IA qu'apportera la nouvelle configuration de la sphère numérique, il n'est pas difficile d'entrevoir les racines des mécanismes de confiance et de dépendance. "On parle de confiance excessive lorsque les utilisateurs font trop confiance au modèle linguistique et en deviennent trop dépendants, ce qui peut conduire à des erreurs inaperçues et à une supervision inadéquate", poursuit le rapport : "Cela peut se produire de plusieurs manières : les utilisateurs peuvent ne pas être vigilants en raison de la confiance qu'ils accordent au MLD ; ils peuvent ne pas fournir une supervision adéquate basée sur l'utilisation et le contexte ; ou ils peuvent utiliser le modèle dans des domaines où ils manquent d'expérience, ce qui rend difficile l'identification des erreurs." Et ce n'est pas tout. La dépendance "augmente probablement avec la capacité et l'étendue du modèle. Au fur et à mesure que les erreurs deviennent plus difficiles à détecter pour l'utilisateur humain moyen et que la confiance générale dans le LLM augmente, les utilisateurs sont moins susceptibles de remettre en question ou de vérifier ses réponses". Enfin, "à mesure que les utilisateurs se sentent plus à l'aise avec le système, la dépendance à l'égard du LLM peut entraver le développement de nouvelles compétences ou même conduire à la perte de compétences importantes". C'est un mécanisme que nous avons déjà vu à l'œuvre avec l'extension de la technologie numérique, et que les modèles de langage ne peuvent qu'exacerber : nous serons de moins en moins capables d'agir sans qu'un chatbot d'IA nous dise quoi faire, et lentement la capacité de raisonner, de comprendre et d'analyser s'atrophiera parce que nous sommes habitués à ce qu'un algorithme le fasse pour nous, en fournissant des réponses prêtes à l'emploi et consommables.

Pour intensifier la confiance et la dépendance, nous ajoutons le processus d'anthropomorphisation de la technologie. Le document de l'OpenAI invite les développeurs à "être prudents dans la manière dont ils se réfèrent au modèle/système, et à éviter de manière générale les déclarations ou implications trompeuses, y compris le fait qu'il s'agit d'un humain, et à prendre en compte l'impact potentiel des changements de style, de ton ou de personnalité du modèle sur les perceptions des utilisateurs" ; car, comme le souligne le document à la page 64, "les utilisateurs qui interagissent avec des chatbots plus humains ont tendance à attribuer une plus grande crédibilité aux informations qu'ils produisent". Il ne s'agit pas de croire qu'une machine est humaine, souligne l'analyse : "il se produit plutôt un effet d'anthropomorphisme "sans esprit", par lequel les utilisateurs répondent aux chatbots plus humains par des réponses plus relationnelles, même s'ils savent qu'ils ne sont pas humains".

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L'homme désincarné : la disparition de la réalité

Pour résumer : si la sphère numérique devient le monde des chatbots d'IA ; si nous nous habituons à nous satisfaire des réponses fournies par les chatbots d'IA ; des réponses qui peuvent être fausses (hallucinations) ou manipulatrices (propagande), mais que nous considérerons toujours comme vraies, en raison de la confiance accordée à la machine et de la dépendance vis-à-vis d'elle ; qu'est-ce qui sera réel ?

Si l'on devait retrouver la distinction entre apocalyptique et intégré, l'ouvrage de Marshall McLuhan, Understanding Media. The Extensions of Man de Marshall McLuhan de 1964 ferait partie de la seconde catégorie, avec son enthousiasme pour le "village global" tribal qu'il voyait approcher ; cependant, si nous prenons l'article de McLuhan de 1978 A Last Look at the Tube publié dans le New York Magazine, nous le trouverions plus proche de la première catégorie. Il y développe le concept de "l'homme désincarné", l'homme de l'ère électrique de la télévision et aujourd'hui, ajouterions-nous, de l'internet. Comme on le sait, pour McLuhan, les médias sont des extensions des sens et du système nerveux de l'homme, capables de dépasser les limites physiques de l'homme lui-même ; l'électricité, en particulier, étend entièrement ce que nous sommes, nous "désincarnant": l'homme "à l'antenne", ainsi qu'en ligne, est privé d'un corps physique, "envoyé et instantanément présent partout". Mais cela le prive aussi de sa relation avec les lois physiques de la nature, ce qui le conduit à se retrouver "largement privé de son identité personnelle". Ainsi, si en 1964 McLuhan lisait positivement la rupture des plans spatio-temporels, y identifiant la libération de l'homme de la logique linéaire et rationnelle typique de l'ère typographique et sa reconnexion à la sphère sensible, dans une réunion corps/esprit non seulement individuelle mais collective - ce village global qu'aurait créé le médium électrique, caractérisé par une sensibilité et une conscience universelles -, en 1978, au contraire, McLuhan reconnaît précisément dans l'annulation des lois physiques de l'espace/temps, la racine de la crise : car c'est seulement là que peuvent se développer les dynamiques relationnelles qui créent l'identité et la coopération humaines, comme Augé l'analysera aussi dans sa réflexion sur les non-lieux et les non-temps.

Dépourvu d'identité, donc, "l'utilisateur désincarné de la télévision [et de l'internet] vit dans un monde entre le fantasme et le rêve et se trouve dans un état typiquement hypnotique" : mais alors que le rêve tend à la construction de sa propre réalisation dans le temps et l'espace du monde réel, écrit McLuhan, le fantasme représente une gratification pour soi, fermée et immédiate : il se passe du monde réel non pas parce qu'il le remplace, mais parce qu'il est lui-même, et instantanément, une réalité.

Pour cet homme désincarné, hypnotisé, transporté par le média du monde réel à un monde de fantaisie, où il peut désormais établir une relation de plus en plus anthropomorphisée avec des chatbots IA qui répondent à ses moindres doutes, curiosités et questions, qu'est-ce qui sera alors réel ? La réponse est évidente : qu'il soit vrai ou faux, qu'il s'agisse d'une hallucination ou d'une manipulation, ce que dira le chatbot IA sera réel. Ce que dira le chatbot sera réel.

Il ne fait aucun doute que l'internet a longtemps été le "traducteur" de notre réalité - bien plus largement que la télévision ne l'a été et ne l'est encore - nous avons été des humains désincarnés pendant des décennies. Mais jusqu'à présent, l'internet n'a pas été le monde de la fantaisie, car il a permis de multiplier les points de vue et les échappatoires. Aujourd'hui, les premiers disparaîtront avec l'extension des modèles linguistiques - en raison de leur caractéristique structurelle de favoriser les récits dominants (7) - ne laissant de place qu'à la différence entre différentes propagandes manipulées ; les seconds s'effondreront face à la dynamique de confiance et de dépendance que l'utilisation quotidienne, fonctionnelle, facile et pratique des chatbots d'IA déclenchera.

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"Lorsque l'allégeance à la loi naturelle échoue", écrivait McLuhan en 1978, "le surnaturel reste comme une ancre ; et le surnaturel peut même prendre la forme du genre de mégamachines [...] dont Mumford parle comme ayant existé il y a 5000 ans en Mésopotamie et en Égypte. Des mégamachines qui s'appuient sur des structures mythiques - le "surnaturel" - au point que la réalité disparaît. Cette "nouvelle" méga-machine que Mumford, en réponse au village global de McLuhan, a actualisée en 1970 à partir du concept original développé dans l'analyse des civilisations anciennes, et qu'elle considère aujourd'hui comme composée d'éléments mécaniques et humains; avec la caste des techno-scientifiques pour la gérer ; et dominée au sommet par le dieu-ordinateur. Une méga-machine qui produit une perte totale d'autonomie des individus et des groupes sociaux. Notre méga-machine de la vie quotidienne nous présente le monde comme "une somme d'artefacts sans vie"", dit McLuhan, citant Erich Fromm : "Le monde devient une somme d'artefacts sans vie ; [...] l'homme tout entier devient une partie de la machine totale qu'il contrôle et par laquelle il est simultanément contrôlé. Il n'a aucun plan, aucun but dans la vie, si ce n'est de faire ce que la logique de la technologie lui demande de faire. Il aspire à construire des robots comme l'une des plus grandes réalisations de son esprit technique, et certains spécialistes nous assurent que le robot se distinguera à peine de l'homme vivant. Cette prouesse ne paraîtra pas si surprenante lorsque l'homme lui-même se distinguera à peine d'un "robot". Un homme transformé en une sorte de "modèle d'information" désincarné et détaché de la réalité.

Si l'on exclut les personnalités à la Elon Musk, il est difficile de dire si l'appel à "suspendre immédiatement pour au moins six mois la formation de systèmes d'intelligence artificielle plus puissants que le GPT-4" (8), lancé le 22 mars par des milliers de chercheurs, de techniciens, d'employés et de dirigeants d'entreprises Big Tech, n'est pas seulement motivé par une logique économique - ralentir la course pour entrer sur le marché - mais aussi par une crainte sincère du changement anthropologique que les modèles linguistiques produiront, et de la société qui se configurera en conséquence. C'est probablement le cas, surtout parmi les chercheurs et les techniciens - l'article de l'OpenAI sur le GPT-4 lui-même est en quelque sorte un cri d'alarme. Cela n'arrivera pas, bien sûr : le capitalisme ne connaît pas de pause. Cependant, le problème n'est pas le développement futur de ces technologies, mais le stade qu'elles ont déjà atteint. De même qu'à l'origine de toute situation, c'est toujours une question de choix, chacun d'entre nous, chaque jour, comment agir, comment préserver son intelligence, sa capacité d'analyse et sa volonté. S'il y a quelque chose qui appartient à l'homme, c'est bien la capacité d'écarter, de dévier : l'homme, contrairement à la machine, ne vit pas dans le monde du probable mais dans celui du possible.

Notes:

1) Pour une étude approfondie et une vue d'ensemble de la structure des grands modèles linguistiques, voir Bender, Gebru, McMillan-Major, Shmitchell, ChatGPT. On the dangers of stochastic parrots : can language models be too large ? Pageone No. 81, février/mars 2023
2) Voir également https://www.youtube.com/watch?v=bsFXgfbj8Bc pour tous les détails de l'article sur Chat Bing.
3) Cf. https://openai.com/blog/chatgpt-plugins#browsing
4) Cf. https://cdn.openai.com/papers/gpt-4-system-card.pdf
5) Cf. AA.VV, ChatGPT. Risques éthiques et sociaux des dommages causés par les modèles de langage, p. 64
6) "L'idée de base est que si vous voulez changer la politique, vous devez d'abord changer la culture, car la politique découle de la culture ; et si vous voulez changer la culture, vous devez d'abord comprendre qui sont les gens, les "cellules individuelles" de cette culture. Si vous voulez changer la politique, vous devez donc changer les gens. Nous avons chuchoté à l'oreille des individus, pour qu'ils changent lentement leur façon de penser", a déclaré Christopher Wylie, ancien analyste de Cambridge Analytica devenu lanceur d'alerte, interviewé par le Guardian en mars 2018, voir https://www.the-guardian.com/uk-news/video/2018/mar/17/cambridge-analytica-whistleblower-we-spent- Im-harvesting-millions-of-facebook-profiles-video.
7) Voir Bender, Gebru, McMillan-Major, Shmitchell, ChatGPT. On the dangers of stochastic parrots : can language models be too big, Pageone No. 81, February/March 2023.
8) https://futureoflife.org/open-letter/pause-giant-ai-experiments/

lundi, 08 mai 2023

La gauche otaniste

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La gauche otaniste

Carlos X. Blanco

L'OTAN est une organisation militaire dotée de nombreuses "ailes", extensions et franchises. Nous avons vu l'Union européenne se mettre à son service, surtout après l'intervention militaire spéciale de la Russie en Ukraine. Les meneurs et les fonctionnaires "pro-européens", même sans uniforme, se plient volontiers aux exigences du haut commandement, exécutent les ordres - très obligeamment - et se tiennent à la disposition de Washington. Josep Borrell est déjà un "général civil", un porte-parole du bellicisme américain, un homme "pentagonal" et otaniste.

Une "aile" de l'OTAN dont on parle moins est la gauche révisionniste (représentée en Espagne par Podemos, Más País et la nouvelle entité "Sumar"). Il est tout à fait possible de parler désormais d'une gauche otaniste. Il s'agit d'une gauche très répandue en Occident, et en particulier en Espagne, une gauche qui rejette ses origines idéologiques: "L'OTAN n'est pas faite pour desdébutants". Vous en souvenez-vous ? Moi, pour des raisons d'âge, je m'en souviens parfaitement. Je me souviens de l'arnaque du référendum. Il y avait, dans cette soi-disant "transition", une refus tranché et majoritaire au sein du peuple espagnol contre une organisation guerrière et belliciste dont la raison d'être et l'utilité pour la défense nationale étaient plus que discutables.

Avec une certaine dose de terrorisme médiatique et les manigances typiques du PSOE, l'Espagne a rejoint une telle organisation, signant des chèques en blanc et laissant son dos méridional à découvert : ce dos à découvert reste un danger, par lequel pénètrent les maux les plus nocifs pour l'Espagne: il a un nom. Il s'agit du Royaume du Maroc. L'OTAN a lavé le visage des Espagnols avec le soi-disant européanisme et a délivré un prétendu certificat d'occidentalisme: avec un visage lavé et une coiffure fraîchement peignée... mais avec l'arrière-train à découvert.

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Les décennies passent et, au-delà du PSOE, dont la praxis néolibérale ne fait plus aucun doute, dans ce pays qui est le nôtre, si usé par les menteurs et les bonimenteurs, les "penseurs de la gauche otaniste" ont émergé. L'un d'entre eux, digne d'intérêt, est Santiago Alba (photo). Ce monsieur est l'un des fondateurs du site web rebelión.org, et l'inspirateur du parti politique Podemos depuis ses tout débuts.

Dans le quotidien Público [https://blogs.publico.es/dominiopublico/46548/no-a-la-otan-si-a-que/], Don Santiago s'étonne du fait qu'il puisse y avoir des gauchistes qui ne soutiennent pas l'OTAN. En tant que philosophe, il connaît le pouvoir de l'utilisation des mots, du choix des termes et de l'appropriation d'un "récit". Cet auteur représente parfaitement la gauche otaniste : cette étrange position de ceux qui affirment que le capitalisme est certes mauvais mais qu'il n'y a pas d'alternative à la puissance abusive et hégémonique de son gendarme, les Etats-Unis. Les gendarmes du monde ont créé l'OTAN, vient nous dire la gauche otaniste, et, ma foi, nous n'aimons pas beaucoup cette organisation. Mais quelle est l'alternative, l'"autocratie" de Poutine ? D'une manière ou d'une autre, Don Santiago parle ainsi.

Nous devons parler la langue du gendarme Biden, selon le conseil de M. Alba: ne parlons pas de "guerre en Ukraine", mais d'"invasion russe" (je cite M. Alba: "donner l'illusion que c'est l'Alliance qui assiège et menace les villes ukrainiennes"). L'article de M. Alba ne tient pas compte de l'ensemble du contexte - manifestement agressif - qui conduit l'OTAN à outrepasser ses compétences dans tous les sens du terme : au-delà des limites territoriales pour lesquelles elle a été conçue, au-delà de la limite stratégique de sécurité convenue avec la Russie il y a des années, au-delà des besoins défensifs des pays membres.... En dehors de la prudence et du bon sens. L'OTAN a déclaré la guerre à la Russie par procuration. Officiellement, l'OTAN aide un pays envahi. Le pays envahi, partie intégrante de la civilisation russe depuis des siècles, est cependant un territoire où l'Occident collectif a - précédemment - forcé un changement de régime, au profit des ultra-nationalistes et des nazis anti-russes, ce qui l'arrange bien pour compléter l'"encerclement" de la Russie.

Le langage de la gauche "correcte", alignée sur le gendarme mondial, M. Biden, et sur les autres "pentagonaux", doit insister sur la dénonciation de la volonté néo-impériale de Poutine. Santiago Alba a peur d'une volonté néo-impériale, celle de la "Troisième Rome" moscovite, et il s'est plutôt habitué à l'autre volonté d'empire, celle de Biden et du Pentagone. C'est celle devant laquelle l'auteur otaniste dit que nous devons nous incliner. C'est du moins celle que nous connaissons en Occident et qui nous guide. C'est aussi celui de la gauche. Alba demande : "Que fait la Russie, par exemple, en Syrie, au Mozambique, au Mali, en Libye, pour se défendre contre l'OTAN ?

Il s'avère que certains empires ont le droit d'être omniprésents. Mais les interventions ponctuelles d'autres empires, la Russie ou la Chine, doivent être immédiatement remises en cause. Faut-il chercher des chiffres pour comparer le nombre de porte-avions, de bases militaires dans le monde, de troupes déployées à l'étranger ? La différence est écrasante : les États-Unis l'emportent dans toutes les statistiques. C'est l'empire interventionniste et omniprésent : ils sont sur toutes les mers, sur tous les continents. La présence extérieure de la Russie, au-delà des pays satellites rattachés ou territorialement contigus à la Fédération, est rare, ponctuelle, limitée. De son côté, la présence militaire de la Chine, au-delà de la défense de ses eaux et frontières juridictionnelles, est très limitée. Dans cet article, Don Santiago maintient une équidistance inacceptable. Cette équidistance rappelle les années de plomb, des années où un camp tue et tire, et où l'autre tombe sous les coups en entendant, de la bouche de son propre bourreau, le refrain : "asseyons-nous et négocions !"

Don Santiago, avec sa gauche otaniste, condamne à mort toute une trajectoire idéologique d'opposition à l'empire yankee, de lutte contre le cadre agressif et belliciste de l'OTAN, de pacifisme conscient et réaliste, de défense active de la multipolarité, de lutte au nom des peuples, des nations qui ne veulent pas continuer à être des colonies des États-Unis ou les acolytes d'une armée omniprésente et génocidaire. Il ne s'agit pas d'aimer Poutine, ni d'adhérer à son "récit". Il s'agit pour nous de dénoncer clairement l'existence d'une gauche otaniste, l'une des "jambes" sur lesquelles repose l'empire du néolibéralisme.

Le néolibéralisme. Ou gouverner pour les marchés

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Le néolibéralisme. Ou gouverner pour les marchés

Diego Fusaro

Source: http://www.elespiadigital.com/index.php/tribuna-libre/40588-neoliberalismo-o-del-gobernar-para-los-mercados

Le fondement du turbo-capitalisme s'inscrit dans la vision néolibérale que Foucault a condensée dans la formule d'un gouvernement non pas "des marchés", mais "pour les marchés". Dans le langage de von Hayek, le gouvernement et l'État n'ont proprement qu'une seule tâche, qui n'est pas de "produire certains services ou biens pour la consommation des citoyens, mais plutôt de contrôler que le mécanisme de régulation de la production de biens et de services est maintenu en fonctionnement".

Droite et gauche, inféodées au capital, partagent désormais la même vision économique néolibérale, sous la bannière du fondamentalisme du libre marché, qui consiste à réduire simultanément l'État et le gouvernement au statut de simples serviteurs du marché. L'adhésion au dogme du libre cannibalisme, comme on pourrait définir le marché libre, est la revendication de la droite économique qui s'est tellement répandue qu'elle s'est transformée en Weltbild, la "vision du monde" omniprésente. Elle coïncide essentiellement avec la "liberté de s'envoyer mutuellement à la ruine" - selon la définition de Fichte dans L'État commercial fermé - et avec la suppression de toute limitation extérieure au pouvoir du plus fort (ius sive potentia). Si le keynésianisme pouvait être compris lato sensu comme la tentative de mettre le capitalisme au service des finalités sociales établies par la politique, on peut affirmer à juste titre qu'au contraire, le néolibéralisme marque la transition historique d'époque d'une politique économique à base keynésienne à une politique à matrice hayékienne : la justice sociale et la justice de marché ne coexisteront plus, car la seule qui survivra est la justice de marché, convertie - en accomplissement du théorème de Thrasymaque exprimé dans la République (338c) - en "droit du plus fort", τὸ τοῦ κρείττονος συμφέρον. Selon la vision canonique de Hayek, le concept de justice sociale est, du point de vue néolibéral, un simple ens imaginationis "vide et dénué de sens".

harvey_couv.jpgComme le souligne Harvey dans sa Brève histoire du néolibéralisme (2005), cette perspective trouve son origine dans le quadrant droit et notamment chez des théoriciens tels que von Hayek et von Mises, avant de trouver ses bastions opérationnels chez Reagan et Thatcher. L'idée générale, explique Harvey, est celle d'une dérégulation du marché, jugé capable de s'autoréguler ; une dérégulation par laquelle l'économie devient superiorem non recognoscens et l'État désouverainisé devient un simple "policier" qui surveille les marchés et les défend si nécessaire. L'ordo néolibéral a réinventé l'État avec une fonction anti-keynésienne, en tant que "garde armé" de l'ordre désordonné de la compétitivité et en tant que garant ultime des intérêts du bloc oligarchique néolibéral non frontalier et de son hégémonie.

L'État néolibéral intervient dans l'économie, mais - et c'est là la nouveauté - il est structuré de telle sorte qu'il peut être géré de manière unidirectionnelle par l'élite cosmopolite pour son propre bénéfice, grâce au changement de la relation entre la politique et l'économie ; cela va du sauvetage public des banques et des entreprises privées (avec la redéfinition de l'État comme une énorme compagnie d'assurance, émettant des polices au profit des loups cyniques de Wall Street) à la répression policière des mouvements de protestation menés par les esclaves du peuple et de la nation contre l'ordre mondialiste (du G8 à Gênes en 2001, aux places françaises occupées par les gilets jaunes en 2019).

La déresponsabilisation du politique par le marché est complétée par l'érosion progressive des bases de la légitimité de l'État démocratique et de ses fondements sociaux, issus du compromis keynésien entre le politique et l'économique : le politique doit désormais être soumis à un rôle subalterne, incapable d'interférer dans l'économie, agissant exclusivement comme son serviteur et son "garde du corps". C'est ce que nous proposons d'appeler la dépolitisation néolibérale de l'économie. A la base, le compromis keynésien était l'artifice délicat construit pour redistribuer les richesses du haut vers le bas et assurer ainsi un équilibre acceptable entre démocratie et capitalisme. Depuis la fin du socialisme réel et avec la subsomption absolue de la gauche sous le capital, la décomposition progressive de l'Etat-providence s'est poursuivie dans ses principales déterminations (des retraites aux indemnités, de la grossesse à la maladie), toutes évidemment incompatibles avec les "défis" de la compétitivité sans frontières, id est avec l'exigence de produire le plus possible au prix le plus bas possible.

Liée à la réorganisation verticale de l'équilibre des pouvoirs rendue possible par le triomphe du paradigme technocapitaliste en 1989, la dé-démocratisation se fonde, comme nous l'avons vu plus haut, sur la dé-souverainisation et, conjointement, sur la supranationalisation, c'est-à-dire sur le déplacement du centre du pouvoir de la dimension des États souverains démocratiques vers des entités transnationales post-démocratiques. Comme le souligne Costanzo Preve, "la décision politique 'publique' est vidée et rendue marginale par son transfert 'privé' vers les grands centres des oligarchies financières", avec pour conséquence le passage des parlements nationaux à des conseils d'administration privés. De cette manière, qui est légitimée comme une libération de la belligérance des États nationaux et qui, en réalité, vise à neutraliser la souveraineté démocratique (qui implique la citoyenneté et la représentation) et à renforcer de manière convergente l'oligarchie financière cosmopolite "pour les peuples superflus", la disjonction entre les mécanismes de représentation populaire et les décisions macroéconomiques est réalisée. L'économie se dépolitise en s'affranchissant de plus en plus du contrôle démocratique, de même que la politique - ou ce que l'on continue d'appeler ainsi - s'"économicise", dans la mesure où elle devient un simple suiveur des intérêts économiques des groupes dominants ("comité d'entreprise des classes dominantes", pour reprendre la formule de Marx). L'état c'est moi est aujourd'hui la formule prononcée non plus par le roi, mais par la classe oligarchique néolibérale dans son ensemble.

Cet horizon de sens inclut aussi, entre autres, les allégements fiscaux mis en œuvre par la gouvernance libérale au profit des seigneurs du capital, au motif non avéré qu'ils conduiraient à des hausses généralisées de l'emploi et des revenus. Les "requins financiers" apatrides - comme les appelait Federico Caffè - et les géants du capital sans frontières sont en fait des évadés fiscaux au sens de la loi - les géants du commerce électronique, par exemple, paient un impôt d'environ 3 % - tandis que les classes moyennes et populaires subissent une hyperpression fiscale qui, en fait, représente une expropriation permanente.

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A l'examen des rapports de force du turbo-capitalisme, il est clair que "marché" non seulement ne rime pas avec "démocratie", mais procède par vidange de son contenu et érosion de ses espaces. C'est là l'essence même de la "seconde restauration" post-1989, comme l'appelait Badiou dans Le Siècle : le capital victorieux s'empare de tout. Et il passe à l'offensive, dé-souverainisant les États-nations comme derniers bastions de résistance à la domination de l'économie mondiale, attaquant les classes moyennes et ouvrières et déconstruisant les espaces des démocraties nées au 20ème siècle, lesquelles étaient pourtant encore perfectibles. De plus en plus, surtout depuis les années 1990, la gouvernance néolibérale a avili la démocratie électorale au nom de l'expertise : et cette "expertise" à laquelle ils se réfèrent n'est jamais celle des travailleurs et des masses nationales-populaires, mais coïncide au contraire avec l'expertise exclusive des "techniciens", comme on appelle pieusement les banquiers et les top managers, en utilisant un terme anodin et faussement super partes.

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C'est Frank Fischer qui a ouvert la voie dans Technocracy and the Politics of Expertise (1990). Selon l'ordre du discours libéral, le pouvoir de décision ne sera pas dévolu au peuple souverain (ce qui est, après tout, une autre façon de dire "démocratie"), mais au "comité" - ou task force - d'"experts", c'est-à-dire de banquiers et de top managers. En d'autres termes, au-delà du théâtre des apparences, c'est l'économie, le marché et la classe dirigeante qui décident vraiment, et d'une manière qui n'a rien de démocratique. C'est également pour cette raison que le néolibéralisme peut être compris comme le détournement de l'expérience commune par le biais de l'expertise.

Comme on l'a déjà rappelé, même en ce qui concerne l'aversion pour le peuple en tant que sujet souverain (cristallisée dans la catégorie du "populisme"), la nouvelle gauche et le bloc oligarchique néolibéral font système. Et une telle involution serait synthétisée dans la formule suivante : puisque le peuple n'a pas la capacité de décider et de choisir, il faut l'annuler, pour que, sans le peuple - et c'est là le paradoxe - la démocratie puisse mieux fonctionner. C'est le résultat des conclusions tirées dans La crise de la démocratie : sur la gouvernabilité des démocraties - l'étude de 1975 préparée conjointement par Michel Crozier, Samuel Huntington et Joji Watanuki, commandée par la "Commission Trilatérale" - que les groupes dominants ont cherché de nouveaux outils conceptuels pour gouverner le peuple en régénérant la "juste distance" entre le haut et le bas, menacée à ce stade par la participation démocratique croissante et la capacité critique pas encore totalement anesthésiée des classes subalternes.

La réduction du pouvoir syndical, la réduction contrôlée de la participation populaire à la vie politique et la propagation d'une apathie généralisée ont été quelques-unes des stratégies privilégiées pour le réajustement vertical de l'équilibre des pouvoirs. La dévalorisation même du peuple en tant qu'élément essentiel de la vie démocratique a été, dans une mesure toujours plus grande après 1989, le point culminant de cette réorganisation post-démocratique caractéristique du néo-libéralisme.

vendredi, 05 mai 2023

La multipolarité et la montée des États civilisationnels

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La multipolarité et la montée des États civilisationnels

Zhang Weiwei

Transcription du discours de Zhang Weiwei lors de la conférence mondiale sur la multipolarité du 29 avril 2023.

Source: https://www.geopolitika.ru/en/article/multipolarity-and-rise-civilizational-states

À la veille de la visite du président chinois Xi Jinping en Russie, le 19 mars, j'ai été interviewé par Russia Today, qui m'a demandé comment je percevais les lourdes sanctions occidentales imposées à la Russie, et j'ai répondu que la Russie avait été isolée par l'Occident et que l'Occident avait été isolé par les autres. La raison en est simple: si l'opération militaire russe en Ukraine est controversée, l'un des objectifs avoués de la Russie est de transformer l'ordre mondial multipolaire dirigé par les États-Unis en un ordre mondial multipolaire, et cet objectif est largement soutenu ou du moins compris par le monde non occidental.

Leur soutien ou leur compréhension de cet objectif est renforcé par le fait que les grandes puissances non occidentales comme la Chine, la Russie, l'Inde et l'Iran, et d'autres encore, se qualifient ouvertement d'États civilisationnels. Ils peuvent diverger sur la définition exacte du terme "État civilisationnel", mais ils semblent s'accorder sur au moins trois thèmes : premièrement, ils constituent tous respectivement une civilisation unique, deuxièmement, ils en ont assez que l'Occident leur impose ses valeurs au nom de "valeurs universelles" et, troisièmement, ils résistent à l'ingérence de l'Occident dans leurs affaires intérieures.

Ces États civilisationnels en plein essor remettent en effet en question l'ordre mondial unipolaire dit libéral, et le monde assiste ainsi à un changement de l'ordre mondial, qui passe d'un ordre vertical, dans lequel l'Occident est au-dessus des autres, à un ordre horizontal, dans lequel l'Occident et les autres sont sur un pied d'égalité en termes de richesses, de pouvoir et d'idées. Sans parler des autres puissances non occidentales, la Chine à elle seule a contribué davantage à la croissance économique mondiale que les pays du G7 réunis (38 % contre 25 %) au cours des dix dernières années. L'utilisation du dollar par les États-Unis dans le cadre de leurs sanctions contre la Russie n'a fait qu'inciter de plus en plus de pays non occidentaux à abandonner l'utilisation du dollar dans leurs échanges internationaux, ce qui porte un coup terrible à l'ordre économique unipolaire existant. L'année dernière, 70 % des échanges sino-russes ont été réalisés dans les monnaies locales, et l'Inde, le Brésil, l'Iran, la Turquie, l'Indonésie et d'autres grands pays non occidentaux encouragent tous les échanges dans leurs monnaies locales.

Il est également vrai que dans les relations internationales, les puissances occidentales ont longtemps poursuivi une stratégie de "diviser pour régner" depuis l'époque coloniale. En revanche, les grandes puissances non occidentales, notamment la Chine, suivant sa tradition d'État civilisationnel, poursuivent exactement le contraire, c'est-à-dire "unir et prospérer", comme le montre sa vaste initiative "la Ceinture et la Route" (BRI), qui s'avère populaire auprès de la plupart des pays, et la Chine estime également que cet idéal d'union et de prospérité représente les meilleurs intérêts des Chinois ainsi que de la plupart des autres peuples.

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Le pouvoir politique et l'autorité morale de Washington s'affaiblissant rapidement tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays, il est tout à fait naturel que les pays non occidentaux s'inspirent de leurs propres cultures et civilisations pour se démarquer du modèle libéral américain discrédité et de son hégémonie unipolaire.

Il est intéressant de noter que l'idée d'un État-civilisation est également attrayante pour de nombreuses personnes dans le monde occidental. Par exemple, face aux défis redoutables de la "renationalisation" de l'Europe, le président français Macron a presque ouvertement admiré l'idéal de l'État civilisationnel en citant la Chine, la Russie et l'Inde comme exemples et en déclarant que le destin historique de la France était de guider l'Europe vers un renouveau civilisationnel.

Pour la droite occidentale, le modèle de l'État civilisationnel est un moyen de défendre les valeurs traditionnelles et de résister à l'excès de l'ultralibéralisme et à la dégénérescence culturelle largement perçue, tandis que pour la gauche, ce modèle témoigne du respect dû aux cultures et aux traditions indigènes et constitue un moyen de rejeter l'impérialisme occidental et l'excès du néolibéralisme.

En effet, les États civilisationnels émergents d'Eurasie se définissent principalement contre l'Occident libéral, tandis que l'Occident s'efforce aujourd'hui de définir sa propre identité, ce qui semble plus difficile que pour la Chine ou la Russie. D'une part, les libéraux ont longtemps prêché des valeurs universelles au-delà des frontières nationales ou civilisationnelles et pensent que leurs valeurs sont universelles, ni occidentales, ni européennes, ni judéo-chrétiennes. Pourtant, le politologue européen Bruno Maçães affirme que l'"Occident" libéral est aujourd'hui mort, reflétant sa sympathie pour "une révolte contre le déracinement mondial".

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Cependant, l'Occident peut-il exister en tant qu'entité civilisationnelle indépendante ? L'universitaire britannique Christoph Coker note que "ni les Grecs ni les Européens du XVIe siècle... ne se considéraient comme "occidentaux", un terme qui ne remonte qu'à la fin du XVIIIe siècle".

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Certains libéraux occidentaux prônent un retour aux Lumières en Europe, mais il est évident que le libéralisme des Lumières, avec ses tendances universelles, a conduit l'Occident à son dilemme actuel, qui a coupé l'Occident, et l'Europe en particulier, de ses propres racines culturelles, comme le note Macaes : "Les sociétés occidentales ont sacrifié leurs cultures spécifiques au nom d'un projet universel." En effet, un Occident divisé culturellement, socialement et politiquement, comme c'est le cas aujourd'hui, a encore une bataille difficile à mener avant de façonner une identité civilisationnelle commune, si tant est qu'il y en ait une.

Dans une perspective à moyen et long terme, comme l'ordre mondial devient de plus en plus horizontal plutôt que vertical, et que l'Occident et les autres pays sont davantage sur un pied d'égalité en termes de richesse, de pouvoir et d'idées, il est probable que nous assistions à l'émergence d'un plus grand nombre de communautés ou d'États civilisationnels, autoproclamés ou authentiques, parmi lesquels il pourrait bien y avoir une communauté civilisationnelle occidentale sur un pied d'égalité avec d'autres. Il faut espérer que les "valeurs universelles" définies unilatéralement par l'Occident seront progressivement remplacées par certaines valeurs communes approuvées par l'ensemble de la communauté internationale, telles que la paix, l'humanité, la solidarité internationale et une seule communauté humaine, et que toutes les communautés civilisationnelles apporteront leur contribution à cette noble entreprise dans l'intérêt de l'humanité tout entière.

vendredi, 14 avril 2023

Sur la question de la "religion civile"

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Sur la question de la "religion civile"

Igor Igorevitch Murog

Source: https://katehon.com/ru/article/k-voprosu-o-grazhdanskoy-religii

L'approche phénoménologique de l'étude de la "religion civile"

Du point de vue de la sociologie phénoménologique, dont le fondateur Alfred Schütz a développé les idées d'Edmund Husserl, le monde objectif est connu par un homme concret. Le monde qui nous entoure est certes objectif, mais il ne commence à nous importer que lorsqu'il est perçu et exploré par notre conscience subjective. La microsociologie est une branche particulière de la science qui étudie l'interaction et la communication dans la vie quotidienne entre les personnes.

Ainsi, au cours de notre vie, nous rencontrons de nombreuses réalités créées par la science, la religion ou l'art, mais la réalité de la vie quotidienne, que nous rencontrons tous les jours, que nous le voulions ou non, est celle qui nous concerne le plus. Cette réalité inclut la "religion civile", un phénomène qui n'est pas tant mauvais ou bon qu'inévitable.

Les premiers moyens par lesquels l'homme commence à connaître sont les sens : voir, goûter, sentir, toucher. Mais ils ne sont en aucun cas suffisants pour appréhender le monde dans sa globalité. Les impressions reçues par les sens sont chaotiques et ont besoin d'être ordonnées. C'est pourquoi l'homme a commencé à organiser les expériences sensorielles en phénomènes présentant des caractéristiques communes. Comme les phénomènes du monde environnant sont perçus par tous les membres de la communauté, l'individu, après les avoir identifiés, entre en interaction avec les autres, en étant sûr qu'ils ressentent le monde de la même manière.

C'est ainsi qu'est apparu progressivement un ensemble de connaissances communément appelées "sens commun" [18], partagées par tous les êtres humains et leur permettant de coexister pleinement. Cependant, cette catégorie n'est pas du tout immuable, car au fur et à mesure que la société se développe et se complexifie, de nouveaux rôles sociaux apparaissent et, par conséquent, ils donnent lieu à de nouvelles réalités. Ainsi, chaque individu voit le monde de manière légèrement différente, le bon sens lui permettant de comprendre les autres.

La particularité du monde actuel est qu'il est très multiforme et que les représentants des différents groupes sociaux construisent, recréent leurs réalités de différentes manières. La tâche des phénoménologues est de donner la représentation la plus objective possible du monde en comprenant les autres points de vue. Ce faisant, ils ne sont pas très intéressés par les différences objectives. L'accent est mis sur la manière dont certaines constructions sociales sont perçues au niveau de la conscience ordinaire. Ainsi, chaque individu est, dans une certaine mesure, en mesure d'influencer le sens commun social sur lequel se fondent la systématisation et la définition des concepts objectifs qui constituent la connaissance scientifique.

Cependant, l'individu, en tant que membre d'un groupe social particulier, utilise une échelle de valeurs propre à son groupe dit d'appartenance et ses conceptions de la réalité sont similaires à celles de ses membres. Comme son groupe social n'est pas le seul existant et qu'il en existe d'autres, leurs mondes intersubjectifs peuvent être très différents. Soulignons ici que le monde intersubjectif contient des connaissances qui comprennent des croyances ainsi que des éléments de croyance, qui sont réels dans le sens où ils sont définis par les participants eux-mêmes dans l'interaction [12].

C'est ainsi qu'émergent des groupes de "nous" et de "eux". Lorsqu'il interagit ou migre d'un groupe à un autre, un individu doit au moins être conscient qu'il sera confronté à un ordre socioculturel différent, ce qui peut conduire à des situations problématiques, voire à des conflits.

Par exemple, à l'époque soviétique, de nombreux citoyens des républiques soviétiques se considéraient comme appartenant au groupe socio-ethnique des "Russes", alors considéré comme prestigieux. De même, certains hommes d'affaires d'aujourd'hui ne sont pas enclins à s'identifier à des entrepreneurs, mais préfèrent s'identifier à la classe ouvrière ou aux intellectuels, ce qui se reflète en fin de compte dans leur pensée et leur comportement.

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Se trouvant dans un certain environnement socioculturel, l'individu en assimile les valeurs au cours de la communication quotidienne et se fait une certaine idée du groupe social "d'origine" lui-même et de la place que l'on y occupe. Dans le processus de socialisation, l'individu commence à comparer "nous" et "eux", ce qui est le point de départ de la formation d'une identité sociale qui influencera inévitablement le choix des stratégies de vie, ainsi que la volonté même d'interagir avec les membres d'autres groupes sociaux, d'une manière ou d'une autre.

Nous pouvons l'observer chaque fois que quelqu'un parle ou agit en fonction d'un certain "nous". En outre, en fonction des valeurs socioculturelles dominantes dans la société, les attitudes à l'égard du groupe autre, "eux", changent, comme on peut l'observer dans les réalités russes contemporaines. Par exemple, à l'époque soviétique, les coupables de tous nos malheurs étaient "eux-bourgeois" et "eux-Américains". Aujourd'hui, il ne reste plus que ces derniers.

Nous devons donc comprendre où les sociétés russe et américaine ont des points communs et où elles divergent complètement. Il est important de passer de la simple collecte de faits à l'examen de questions essentielles à la survie de l'ensemble de la communauté humaine, c'est-à-dire les questions centrales de la relation des hommes entre eux et de la relation de l'homme à Dieu.

Les fondements religieux de la civilisation du mondialisme

Comme on l'a dit, dans la société pré-moderne, il y avait une image unifiée du monde et il était assez facile pour le petit groupe de personnes qui la composait, comme une famille ou une communauté, d'interagir. Plus tard, cependant, le besoin s'est fait sentir de s'organiser en communautés plus larges, dont les membres ont commencé à comprendre et à construire à leur manière une image du monde qui les entoure. Il en est résulté une grande quantité d'informations et la nécessité de les stocker pour un fonctionnement et une coopération réussis. La perception holistique du monde a donc été remplacée par une perception à multiples facettes. Au fil du temps, les méthodes de traitement des données se sont de plus en plus éloignées de la pensée naturelle et leur rôle s'est accru, ce qui a donné lieu à l'émergence de structures imaginatives.

De grands groupes de personnes, des familles aux nations, ont pu collaborer à grande échelle sur la base d'une idée commune qui existait dans leur esprit et les a aidés à construire des villes et même des empires entiers avec des centaines de millions de personnes.

La "fiction" commune s'est progressivement inscrite dans la conscience collective. En la reproduisant, en répétant les exploits des héros des mythes, en accomplissant des rites, en incarnant les archétypes de leur conscience sous une forme symbolique, les gens sacralisaient le temps historique, en y introduisant un certain sens supérieur qui les aidait à s'élever au-dessus des problèmes de la vie quotidienne ; en conséquence, la "fiction" (ou "mythe") était très durable et, au fil du temps, à partir de simples légendes et du folklore local, elle s'est transformée en idéologies nationalistes autour des États modernes. C'est ainsi que sont apparues diverses croyances, divinités, rituels et, finalement, la ou les premières religions. Dans les cercles académiques, ces phénomènes sont qualifiés de "fictions", de "constructions sociales" et de "réalités imaginaires" [15, p. 69]. Cela semble important, car "la mythologie n'est pas définie par l'histoire d'un peuple, au contraire, son histoire est définie par sa mythologie" [9].

Cependant, la plupart des gens ne sont pas prêts à accepter que l'ordre dans lequel ils vivent n'existe que dans leur imagination. La raison en est que l'ordre imaginé est subjectif et intersubjectif, c'est-à-dire qu'il existe dans l'imagination interpénétrée de millions de personnes. Il est ancré dans le monde réel : d'une part, la géographie, la flore et la faune limitent notre perception, tandis que d'autre part, l'ordre imaginaire lui-même, qui semble plus proche de la réalité que le monde environnant réel, la limite également et crée sa propre réalité. Il façonne nos désirs : nous naissons dans un certain environnement socioculturel ; par conséquent, nos désirs émergent sous l'influence des idées dominantes dans la société (romantisme, capitalisme, humanisme).

Samuel Huntington, dans son livre Le choc des civilisations, affirme que depuis les années 1990, la concurrence des systèmes sociopolitiques, économiques et idéologiques a été remplacée par une concurrence des civilisations [14]. Dans ce contexte, les civilisations sont les plus grands groupes qui se distinguent les uns des autres principalement par la religion. Mais il existe un autre indicateur de la macro-culture civilisationnelle : la langue [2].

Outre les civilisations "régionales" bien connues, on assiste au 21ème siècle à la formation de ce que l'on appelle communément la "civilisation universelle" ou la civilisation du mondialisme. V.L. Inozemtsev a même comparé la "théorie de la mondialisation" à la doctrine religieuse qui, selon lui, n'est en fait rien d'autre que l'"occidentalisation" qui a commencé au milieu du 15ème siècle, l'"expansion du modèle de société "occidental" et l'adaptation du monde aux besoins de ce modèle". [8, p. 58].

Sachant que la culture est la clé de la révolution, que la religion est la clé de la culture et que l'homme est en principe un être religieux, chaque civilisation, en fonction de ses orientations de valeurs, possède l'une ou l'autre forme de religion. En fait, c'est la religion qui détermine en fin de compte les valeurs.

Quant aux orientations de valeurs du mondialisme, elles sont le produit de l'aboutissement du développement de la société et de la culture ouest-européennes, d'une simplification extrême et d'une dévalorisation extrême. Les besoins culturels supérieurs, les valeurs élevées et la diversité culturelle sont simplifiés à l'extrême et rabaissés au niveau matériel.

Sa Sainteté le patriarche Kirill, dans son rapport à l'ouverture des 21èmes lectures internationales de Noël en 2013, a déclaré : "Nous devrions faire la distinction entre les valeurs inventées et celles qui ne le sont pas, nous devons faire la distinction entre les valeurs inventées par l'homme et celles révélées par Dieu. Les premières sont relatives, éphémères et changent souvent avec le cours de l'histoire et le développement des lois de la société humaine. Les secondes sont éternelles et immuables, tout comme Dieu est éternel et immuable [6].

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Au lieu du développement, ces valeurs conduisent à la dégradation, en promouvant activement la satisfaction de besoins essentiellement personnels, en générant une culture de l'égoïsme, la priorité des besoins matériels, la consommation de masse, les intérêts du moment et, par conséquent, à l'oubli de l'histoire [17].

Il convient de noter que dans le monde moderne, la plupart des sociétés sont caractérisées par le pluralisme religieux, de sorte que la base de l'unité de la société est inévitablement la "religion civile", qui est la base de la civilisation du mondialisme.

Changements axiologiques dans le monde moderne

Il existe des religions théistes, qui placent Dieu au centre, et des religions humanistes, qui placent l'homme au centre. Dans ce contexte, on entend par religion un système de valeurs fondé sur la croyance en un ordre supérieur indépendant de l'homme, sur la base duquel il affirme des valeurs universelles absolues. Comme on peut le constater, ces dernières sont très populaires à notre époque. Et de ce point de vue, l'humanisme, le communisme, le capitalisme, le libéralisme et le nazisme peuvent bien être qualifiés en quelque sorte de "religion".

Ainsi, si l'on parle du capitalisme, il ne s'agit pas seulement d'une doctrine économique, mais d'un ensemble de règles qui suggèrent aux gens comment se comporter, penser, enseigner et éduquer leurs enfants. La croissance économique, ou la voie qui y mène, est le bien suprême, car c'est la justice, la liberté et même le bonheur qui en dépendent. Le capitalisme repose sur la croyance en une croissance économique constante. Et alors qu'au Moyen-Âge, des millions de personnes ont été détruites par la "juste" colère des "guerres saintes", des croisades et de l'Inquisition, aujourd'hui, le capitalisme détruit indifféremment des millions de personnes pour des raisons d'opportunité économique ou politique.

Si nous nous tournons vers la famille, qui a traditionnellement été la base de l'ordre social, aujourd'hui le marché et l'État remplissent ses fonctions et ses tâches, ainsi que celles de la communauté locale. C'est l'État qui cultive et nourrit consciemment les valeurs humanistes libérales par opposition aux valeurs familiales. L'opinion publique, les psychologues professionnels, les législateurs, tous tendent à dispenser les enfants de la discipline et de la responsabilité au sein de la famille, de l'obligation d'obéir à leurs aînés. La littérature romantique et plus encore les médias présentent souvent l'individu comme un combattant de l'État et du marché, alors qu'il n'existe que grâce à eux. Car les idéaux qui inspirent l'individu à se battre pour les droits et les libertés sont les outils obéissants de l'État et la pierre angulaire à travers laquelle la mythologie de l'État existe.

La relation État-marché-individu n'est pas facile à construire, mais elle fonctionne. La plupart des besoins matériels sont satisfaits par les États et les marchés, qui cultivent des communautés imaginaires et les adaptent à leurs besoins. Les deux exemples les plus importants de communautés d'État et de marché sont la nation et les consommateurs, et le nationalisme et le consumérisme sont les deux idées fondamentales qui en découlent.

Mais la libération de l'individu a des conséquences. Comme chaque individu est capable de choisir sa propre voie dans la vie, les engagements de la vie, en particulier les engagements familiaux, sont de plus en plus difficiles à prendre, car il n'y a pas de fondement moral solide. Ainsi, avec l'approbation tacite de l'État, les familles et les liens sociaux s'effritent.

La science est une autre "religion" du 21ème siècle. Nous vivons aujourd'hui à l'ère de la révolution scientifique et technologique. Afin de stabiliser et d'unifier la société, la culture mondiale moderne a répandu la foi dans les technologies et les méthodes d'investigation scientifique qui offrent des possibilités sans précédent de connaître le monde. La foi dans le pouvoir du progrès technologique peut, à bien des égards, remplacer même la vérité de la religion traditionnelle.

L'une des plus grandes forces de la science moderne est sa flexibilité par rapport à des lois qui semblent déjà immuables ; elle est curieuse et capable d'aller "au-delà", ce qui la distingue de toutes les traditions antérieures. Sa volonté d'écarter rapidement les théories qui ont échoué lui permet de se développer de manière dynamique.

En d'autres termes, la science, à chaque découverte, est capable de reconnaître l'ignorance collective des questions les plus importantes. Charles Darwin, par exemple, n'a fait qu'émettre des hypothèses sur l'origine des espèces et la relation entre l'homme et le singe, mais il n'a pas insisté sur le fait qu'il avait résolu l'énigme de la vie, car il s'est rendu compte que les données de la paléontologie étaient encore insuffisantes. Les physiciens tentent toujours de surmonter l'impasse des infinis mathématiques et de modéliser le passé du Big Bang, ainsi que d'expliquer le fonctionnement simultané des lois de la mécanique quantique et de la relativité générale dans l'univers.

Chaque nouvelle découverte donne lieu à des débats acharnés entre théories concurrentes. On peut l'observer dans les débats sur la gestion la plus efficace de l'économie, lorsqu'une partie peut être absolument confiante dans ses méthodes, mais que la prochaine crise financière ou l'éclatement de la bulle boursière prouve son échec et oblige à revoir l'ensemble de la discipline

Il arrive que, sur certaines questions, tous les faits existants soient en faveur d'une seule hypothèse existante, et celle-ci est alors postulée, mais la communauté scientifique est toujours prête à remettre en question sa véracité avec l'apparition de nouvelles découvertes [11]. Tout cela a conduit à un problème entièrement nouveau auquel nos ancêtres n'ont pas eu à faire face. Les connaissances de bon sens accumulées au fil des siècles, qui ont déjà permis à des millions de personnes d'interagir efficacement, peuvent désormais être remises en question.

Le manque de fiabilité de ces "mythes" communs nous amène à nous demander comment préserver l'unité de la société et comment assurer le fonctionnement des États et des institutions internationales dans de telles conditions.

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Toutes les tentatives contemporaines de stabilisation de l'ordre sociopolitique sont contraintes à l'une des deux méthodes les plus éloignées de la science. La première consiste à prendre une théorie scientifique et à la déclarer comme étant la vérité finale et absolue, comme l'ont fait les nazis lorsqu'ils ont proclamé que leur politique raciale était une extension de l'impeccable théorie biologique. La seconde consiste à laisser la science tranquille et à vivre selon une vérité absolue non scientifique. C'est la stratégie de toutes les religions du monde ainsi que de l'humanisme libéral, qui repose sur une croyance dogmatique en la dignité et les droits uniques de l'homme.

D'autre part, la science est obligée de s'appuyer sur des croyances religieuses et idéologiques parce qu'elle s'en sert pour justifier ses énormes dépenses et donc pour recevoir des financements (13). Elle est façonnée par des intérêts économiques, politiques et religieux avec lesquels elle est interconnectée, d'une manière ou d'une autre. L'orientation de la recherche est rarement définie par les scientifiques eux-mêmes. L'étroite corrélation entre la science, le pouvoir et la société a été, et continue d'être, l'un des principaux moteurs de l'évolution historique.

Ainsi, la science et le capitalisme ont déterminé le destin du développement du monde selon les principes européens. Cette symbiose, associée à la mentalité "explorer et conquérir" des conquérants européens, a également été adoptée au 21ème siècle.

Selon Robert Bellah, la religion dans la société passe par cinq stades de développement : primitif, archaïque, historique, moderne et moderne [4, p. 268]. Il semble que la société occidentale soit dominée par la religion moderne "d'affirmation du monde", avec sa recherche de principes éthiques personnels, son subjectivisme croissant et son désir d'amélioration continue de l'ensemble de la culture de la société et des valeurs du système personnel, tandis que la Russie et l'ensemble de la civilisation orientale, si l'on suit la qualification de R. Bellah, se trouvent au stade de la religion historique. En outre, nous appartenons à des civilisations différentes. Si nous examinons attentivement la structure hiérarchique de la société occidentale et la comparons à celle de la société orientale, nous constatons que la première est basée sur l'individualisme et la seconde sur le collectivisme, c'est-à-dire que la civilisation occidentale est basée sur l'égocentrisme, tandis que la civilisation orientale est basée sur la conscience communautaire.

Les valeurs fondamentales et la culture sont différentes dans l'Europe moderne, aux États-Unis, dans le monde occidental en général et dans le monde oriental, y compris la Russie. Ainsi, chaque Américain, au niveau de sa conscience quotidienne, sait quelles sont les valeurs fondamentales de sa culture : la liberté, le règne de la démocratie et la réussite matérielle (le rêve américain). Ces valeurs sont enracinées en Europe, puisque les États-Unis sont un pays d'immigrants. Cependant, les États européens sont relativement petits en termes de territoire et de population, de sorte que, comme la plupart des petits groupes ethniques, ils sont caractérisés par le nationalisme, qui déborde parfois au-delà de leurs frontières. Ainsi, l'Europe, si l'on peut dire, en est en permanence "enceinte" : pour l'Allemagne du 20ème siècle, il s'agit de sa forme extrême - le fascisme ; pour la Grande-Bretagne - l'ancien empire colonial - l'oppression passée des colonies et l'exploitation de la population autochtone ; pour la France - le problème des migrants utilisés comme main-d'œuvre ; pour la Grèce - la situation actuelle de l'orthodoxie mondiale.

Ainsi, les origines du nationalisme et du racisme se trouvent dans l'individualisme, dans une attitude arrogante à l'égard des "autres" et dans la conscience de sa propre supériorité ethnique. Comme dans les relations interpersonnelles, lorsque l'on se comporte de manière égoïste et que l'on tente d'imposer son point de vue, tout en négligeant et en ignorant ses propres défauts et en n'essayant pas de comprendre ou d'entendre l'autre partie, en croyant que son opinion est la seule correcte et en la faisant passer pour une vérité évidente. Quant aux Américains, ils ne peuvent s'empêcher d'exporter leurs valeurs à cause de tout cela. Pourtant, le christianisme, la famille et l'éthique du travail sont au cœur de la civilisation européenne.

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La plupart des gens ont tendance à considérer la hiérarchie de leur société comme naturelle, comme la seule possible. Elle est constituée de nombreux facteurs, puis solidifiée et transmise de génération en génération, tandis que certaines personnes la modifient de temps à autre.

Aujourd'hui, l'humanité se trouve au seuil d'une civilisation mondiale et il y a plusieurs raisons à cela. L'une des plus importantes est l'expansion continue de la civilisation anglo-saxonne. Il est difficile d'affirmer que la vie socio-culturelle s'unifie selon les principes occidentaux. Elle conduit à la formation d'un nouveau type de civilisation mondiale et, semble-t-il, sa religion unificatrice devrait être universelle et missionnaire. Il s'agit donc de créer une nouvelle théologie mondiale. Bien que la mondialisation en tant que telle ait commencé au cours des derniers siècles, l'idée même d'un ordre universel est née il y a bien longtemps. Au cours du premier millénaire, trois ordres mondiaux universels avaient déjà émergé : économique - l'argent, politique - les empires, religieux - les religions mondiales.

La civilisation émergente n'a donc pas de nouvelle raison d'être. Elle est seulement renforcée par de nouveaux "mythes" au fil du temps. Nous croyons en tel ou tel ordre non pas parce qu'il s'agit d'une vérité objective, mais parce que cette croyance nous permet d'interagir et de transformer la société.

Notre connaissance de l'ordre des choses est tirée de la culture, et les fondements de cette connaissance se trouvent dans la théologie chrétienne. Une question légitime se pose: n'y a-t-il pas des chrétiens aux États-Unis, en Europe, en Russie? Le rêve américain est partagé par tous dans le désir d'avoir un travail qu'ils aiment, de réussir et de subvenir dignement aux besoins de leur famille. Il n'y a rien de mal à cela. Cependant, tout le monde a besoin d'un but élevé, et ce qui se passe aujourd'hui, c'est que l'on abaisse délibérément les normes morales d'une personne.

De notre point de vue, c'est parce que les valeurs civiques, comme la technologie moderne, ont échappé au contrôle de l'humanité. Après tout, que s'est-il passé avec les réseaux sociaux ? D'abord, ils n'étaient qu'un outil de réseautage social, puis le bouton "J'aime" a été inventé, après quoi une véritable guerre pour l'attention des gens en fonction de leurs préférences a commencé, le but étant que les gens passent le plus de temps possible sur leur gadget et, par conséquent, qu'ils en tirent le plus d'argent possible (rappelez-vous la croyance en la croissance économique). L'homme est incapable de se contrôler, c'est la technologie qui le fait maintenant.

Les valeurs civiques subissent pratiquement la même transformation. Dans ses premiers travaux, R. Bellah a prouvé que la "religion civile" était bien institutionnalisée, soigneusement pensée et élaborée. Mais maintenant que nous voyons ce qui se passe dans le monde, il est juste de dire que les valeurs civiques ne sont plus dans les limites du bon sens et de la bonne volonté, et le protestantisme, avec son désir d'adapter Dieu à sa convenance en le rendant commode, a eu des conséquences si désastreuses que les Européens sont confrontés à la christianophobie et que des lois contraires aux canons bibliques ont été votées dans leurs pays.

Être et non paraître

Comme nous l'avons déjà mentionné, la mythologie nationale est incroyablement importante car elle reproduit l'ethnicité [1]. En ce sens, un code commun de compréhension du bien, du bon et du mauvais est d'une importance capitale. La Russie a l'avantage que la religion est actuellement dans sa phase historique de développement et que les valeurs morales traditionnelles prévalent. Mais elle a aussi un inconvénient. Disposant d'un énorme potentiel, nous n'investissons pas dans les infrastructures, ce qui donne l'impression que la Russie est un pays arriéré. Il semble que ce soit précisément parce que notre psychologie nationale n'a pas l'attitude nécessaire pour transformer le monde qui nous entoure par le biais d'un travail professionnel.

Dans le cas des États-Unis et de l'Europe moderne, cette fonction importante est confiée à l'État, car les lois adoptées et les "valeurs" imposées d'en haut ont la priorité sur celles qui sont transmises de génération en génération et qui sont élevées au sein de la famille. Il s'agit là de la plus grande privation de liberté qui soit : vivre selon les lois imposées d'en haut par une minorité.

Pourquoi cela est-il devenu possible ? Parce que les chrétiens, et pas seulement les chrétiens, la plupart des personnes de bonne volonté remarquent comment les choses fonctionnent et ont des points de vue similaires. La réponse est la suivante : il y a des personnes au pouvoir ou dans des structures proches du pouvoir qui, pour une raison ou une autre, ou pour un avantage, acceptent et communiquent de telles attitudes venues d'en haut. La question de savoir pourquoi elles agissent ainsi reste ouverte. On peut supposer qu'elles sont animées par des passions et qu'elles n'agissent pas pour le bien.

Quelle est l'alternative ? L'hégémonie européenne a pris fin au 20ème siècle lorsque la "capitale du monde" s'est déplacée à l'étranger. Des guerres telles que la guerre du Viêt Nam et la guerre d'Algérie ont prouvé que même les superpuissances peuvent être vaincues si elles transforment une guerre locale en une question d'importance mondiale. Au 21ème siècle, il est possible que l'hégémonie américaine prenne fin.

Les chrétiens sont confrontés à de nouveaux défis à chaque époque, et il est important de comprendre quel est le défi actuel et comment y répondre. Les grands Cappadociens - Saint Basile le Grand, Saint Grégoire le Théologien et Saint Jean Chrysostome - qui ont été capables d'expliquer l'enseignement de l'Évangile dans leur langue hellénique moderne, constituent pour nous un excellent exemple. Leur exemple est inspirant et peut être repris.

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La société russe ne peut être considérée comme orthodoxe et pratiquante que nominalement, car en matière de foi, elle n'est pas suffisamment éclairée et, comme l'ont montré certains événements de ces dernières années (par exemple, les rassemblements en faveur d'Alexey Navalny, les manifestations contre la guerre, l'émigration), elle n'est pas politiquement monolithique. Par rapport à la société occidentale, notre approche éthique, fondée sur des valeurs, diffère sensiblement. Par exemple, la majorité de nos concitoyens sont contre la promotion de l'homosexualité, la justice des mineurs, etc. Ces opinions sont fondées sur la "mythologie" et le code de compréhension du bien et du mal qui caractérisent la collectivité territoriale.

Pour contrer l'individualisme et trouver une alternative saine à la démocratie et à la liberté dans l'interprétation occidentale, il est nécessaire d'avoir quelque chose de propre qui aiderait à unir non seulement les citoyens de la Russie, mais qui pourrait également être offert au monde entier.

Dans notre histoire, de nombreux érudits et philosophes ont tenté de le faire, à commencer par le moine Philothée et son idéologie "Moscou est la troisième Rome", en passant par le comte S. S. Uvarov, qui a formulé la théorie de la nationalité officielle, et plus tard les philosophes N.A. Berdiaev, I.I. Ilyin et d'autres [10 ; 16 ; 5 ; 7].

Mais aujourd'hui, nous vivons une période de vide idéologique et la Constitution de la Fédération de Russie stipule qu'aucune idéologie ne peut être reconnue comme l'idéologie officielle de l'État. Parallèlement, si nous nous référons à l'expérience des États-Unis, la "religion civile" américaine n'est ni prescrite ni dogmatique, mais elle existe et consolide un immense pays multinational, multiculturel et multireligieux. Cela est rendu possible par les valeurs fondamentales de la civilisation occidentale, qui sont parfaitement adaptées à la conscience nationale et correspondent à la compréhension commune qu'ont les Américains du bien et du mal.

Il semble que le moment soit venu d'utiliser l'expérience historique de notre pays et, en tenant compte de sa plate-forme civilisationnelle et religieuse, de proposer sa propre "mythologie", simple et compréhensible, qui conviendrait à tous les citoyens russes, quelle que soit leur appartenance religieuse et nationale. Selon nous, des valeurs fondamentales telles que la foi, la justice et la paix pourraient servir de base. Les définitions de ces concepts sont déjà inscrites dans le document "Valeurs fondamentales - la base de l'identité nationale" [3] adopté en 2011. Le document "Valeurs fondamentales - base de l'identité nationale" [3], adopté en 2011 lors de la réunion du Conseil mondial du peuple russe, contient les définitions suivantes :

- La foi est la foi en Dieu, le souci de préserver les traditions religieuses des peuples, l'incarnation de ces traditions dans les actes, la fidélité aux convictions et aux principes de vie fondés sur la morale, y compris ceux des personnes non religieuses ;

- La justice, entendue comme l'égalité politique et sociale, la juste répartition des fruits du travail, une rémunération digne et des sanctions équitables, la juste place de chaque personne dans la société et de la nation dans le système des relations internationales ;

- La paix (civile, interethnique, interreligieuse) - la résolution pacifique des conflits et des contradictions dans la société, la fraternité des peuples, le respect mutuel des particularités culturelles, nationales et religieuses, la conduite non conflictuelle des discussions politiques et historiques.

Aujourd'hui, il est important de comprendre que l'époque dans laquelle nous vivons est caractérisée par le dynamisme et que tout change très rapidement. La propagande actuelle en Russie met l'accent sur le patriotisme et la Victoire, mais le patriotisme seul et la conscience d'être une nation victorieuse de la Seconde Guerre mondiale ne suffisent pas. Les générations se succèdent et l'histoire est soumise à des remises en question et à des déformations délibérées. Et l'idée générale, à travers la reproduction d'éléments culturels et informationnels, nous incite à dépenser toute notre énergie pour sa réalisation et à y mettre notre vie.

Ainsi, aujourd'hui, la lutte pour les valeurs morales traditionnelles en dehors de la loi divine et du sens commun est la tâche prioritaire des chrétiens modernes, et il est important d'utiliser tous les moyens disponibles, en particulier tous les canaux culturels et médiatiques, à cette fin. Mais il ne suffit pas d'en parler, même si ce n'est pas négligeable. Contrairement aux États-Unis, où il suffit d'agir dans le cadre de la "religion civile", dans notre pays, il est important d'être, c'est-à-dire de professer dans la vie ces principes, et pas seulement de les respecter formellement. Cela vaut pour chaque citoyen de notre pays, qu'il soit musulman ou chrétien, russe, bachkir ou tatar.

HÉRAUT DES SCIENTIFIQUES INTERNATIONAUX N° 4, 2022 (22).

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jeudi, 06 avril 2023

Des héros et des saints

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Des héros et des saints

par Pierre-Emile Blairon

Certains vont trouver incongru qu’un article traite de deux grandes figures humaines telles que notre civilisation « occidentale » n’en a plus engendrées depuis bien longtemps du fait de son pourrissement qui atteint de nos jours son apogée.

Ces deux personnages d’exception sont morts un mois de Mars ; on pourra toujours dire que c’est un hasard mais il s’agit de deux hommes qui avaient choisi le métier des armes ; c’est au mois qui porte son nom que le dieu de la guerre a choisi de les rappeler à lui ; aucun de ces deux militaires n’aurait voulu être placé sous sa tutelle : ils étaient l’un et l’autre profondément chrétiens ; l’un et l’autre sont morts en combattant contre un ennemi islamiste, en voulant préserver des Français d’un ennemi islamiste, même si l’un des deux est mort sous des balles françaises. Ils avaient encore un point commun : ils étaient tous deux colonels.

Ils s’appelaient Arnaud Beltrame et Jean-Marie Bastien-Thiry ; L’un a placé sa foi avant son devoir ; l’autre a placé son devoir avant sa foi. Lequel est le saint et lequel est le héros ? 

Tout être humain vient sur Terre pour accomplir une mission ou, au moins, pour tenir un rôle qui dépasse la simple survie, dans ce grand théâtre de la vie ; dans la majorité des cas, il ne le sait pas ; chacun a un poste qui lui est dévolu et qu’il doit assumer ; le fait d’en être conscient expose l’individu plus lucide que les autres à une plus grande responsabilité et, souvent, à une plus grande souffrance. Le héros et le saint sont des êtres humains qui se distinguent des autres par leur sens de l’abnégation, du sacrifice, du dévouement. « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer » : la devise de Guillaume d’Orange, qui évoque le sens du devoir,  s’adapte fort bien à cette conduite, qui définit l’excellence de la condition humaine[1].

Les caractères du saint et du héros sont, sous certains aspects, très proches.

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Le héros

Le héros ne se réfère habituellement pas à sa foi si tant est qu’il en ait une ; il se retrouve essentiellement dans la fonction guerrière ; le héros agit par devoir, parce qu’il possède au plus haut point le sens de la responsabilité, de l’honneur et du respect de la parole donnée ; il applique à la lettre les règles de chevalerie telles qu’elles ont été codifiées au Moyen-âge mais découvertes et respectées bien avant cette période dans toutes les sociétés traditionnelles[2]. Le héros est avant tout un aristocrate, ce mot pris dans son sens spirituel : noblesse des sentiments et des actions. Il est prêt à se sacrifier pour la cause qu’il défend si ce sacrifice est nécessaire à cette cause. Selon l’encyclopédie Universalis, « le héros se met au service d'une cause qui le dépasse et l'entraîne à se dépasser lui-même. Il se distingue par la force d’âme, c'est-à-dire l'énergie du caractère, mais aussi la grandeur, la noblesse dans le choix des visées. »

Les héros peuvent agir seuls ou en groupe. Seuls, ils sont légion, à commencer par les héros de l’Antiquité jusqu’à nos jours ; en groupe, on se souvient des volontaires parachutistes qui ont sauté sur Dien-Bien-Phu alors qu’ils savaient que tout était perdu et de la geste magnifique à Camerone de la Légion étrangère dont la devise est : honneur et fidélité.

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Le saint

Il faut revenir aux origines du christianisme pour comprendre que la démarche du saint va à l’inverse de celle du héros ; le saint ne se sacrifie pas pour sa foi et pour ses semblables en dernière extrémité, quand il ne reste plus d’autre solution ; au contraire, il recherche d’abord ce sacrifice pour accéder à la plénitude spirituelle ; les premiers saints ont été des martyrs et c’est ce martyre qui les a sanctifiés, puis c’est l’Eglise qui a légitimé cette sanctification ; le chrétien aspire à la rédemption en imitant le martyre du Christ ; en l’absence de véritable bourreau, c’est lui-même qui s’infligera des souffrances dans ce but. Par exemple, le port du cilice (tunique d’étoffe rude) ou de chaînes, couplé souvent avec une abstinence (le jeûne par exemple) permet mortification et pénitence.

Les deux personnages qui nous intéressent procédaient de l’une et de l’autre catégorie, à des degrés divers, selon la sensibilité de chacun, l’archétype de ce comportement, profondément ancré dans la légende française, restant Jeanne d’Arc.

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Jean-Marie Bastien-Thiry

Le colonel Bastien-Thiry (10 octobre 1927-11 mars 1963) était l’héritier d’une très longue (trois cents ans) lignée de tradition militaire ; polytechnicien, il deviendra ingénieur militaire en chef de l’Air ; il aura conçu notamment le missile sol-sol SS.10 et 11. Marié, il a eu trois filles de Geneviève Lamirand ; il aura été le dernier condamné à mort fusillé en France à l’âge de 35 ans pour avoir organisé un attentat contre le chef de l’État sans faire de victimes ; De Gaulle créera une juridiction spéciale à sa botte, totalement illégale, dans le seul but de faire condamner à mort celui qui aura osé attenter à sa vie.

Nous n’allons pas refaire ici l’histoire de la guerre d’Algérie dont l’issue dramatique et les centaines de milliers de morts, souvent dans des conditions épouvantables, ont été causés uniquement par l’attitude déloyale de De Gaulle que les Pieds-Noirs avaient installé au pouvoir, croyant qu’il serait à même de combattre l’insurrection islamiste, dénommée FLN, parti à ce point minoritaire qu’il ne comptait prendre le pouvoir qu’en exerçant une  terreur sans nom sur la grande majorité des musulmans fidèles à la France et sur le million d’Européens d’Algérie ; ces derniers, pour la plupart modestes travailleurs, vivaient chichement, mais heureux, sur une terre qu’ils avaient péniblement valorisée pendant les 130 années de leur présence et qu’ils aimaient passionnément. On pourra se reporter utilement au reportage en note ci-dessous[3].

L’engagement de Jean-Marie Bastien-Thiry contre le général De Gaulle tient à la personnalité de ce dernier et à ses revirements brutaux. De Gaulle se révèle rassembler tous les éléments de caractère qui vont exactement à l’encontre de toutes les valeurs dans lesquelles a été élevé Bastien-Thiry, pour lesquelles il s’est toujours battu et qui forment exactement le corpus du héros tel que nous l’avons défini plus haut.

Les Américains se sont intéressés très tôt à la guerre d’Algérie ; ils ne supportaient pas l’indécision constante des hommes politiques de la quatrième République française qui les empêchait, dans cette « zone », de mener à bien leur projet de remodelage permanent du monde à leur profit, qui est leur marque de fabrique. Ont-ils manœuvré pour placer à la tête de la France un homme « de poigne » qui correspondrait plus à leurs intérêts [4] ? De Gaulle savait-il déjà, à son accession au pouvoir, qu’il ne garderait pas l’Algérie à la France ?

De Gaulle montra, dans cette affaire algérienne, au fil des mois, son véritable visage : un homme imbu de sa personne, fourbe, machiavélique, menteur cynique et imposteur, plein de mépris pour ce petit peuple pied-noir qui l’avait porté au pouvoir, sans aucune empathie pour tous ces braves musulmans qui avaient cru en lui qui représentait la France, et qui allaient mourir par sa faute par dizaines de milliers dans des conditions atroces[5].

Il semble logique qu’un homme comme Bastien-Thiry ait tenté de supprimer un tel monstre. Le colonel Bastien-Thiry mourra comme un brave, dans la dignité, consacrant ses derniers moments au rituel de sa foi ; les témoins qui ont assisté à ses derniers instants ont laissé des pages bouleversantes[6].

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L’exécution du dernier des justes de cette guerre qui ne voulut pas dire son nom ne souleva pas la moindre indignation des Français qui n’étaient plus concernés par le destin de leur pays, bien contents de s’être débarrassés de cette France pourtant pas si lointaine et de ceux qui l’habitaient ; d’une pierre, deux coups. Dans bien des cas, Ils accueillirent ces gens qui regagnaient ce qu’ils croyaient être la Mère patrie et qui se prétendaient Français - c’est-à-dire comme eux, quelle arrogance ! - avec une méchanceté qui n’eut d’égale que leur profonde bêtise.

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Arnaud Beltrame

Le colonel Arnaud Beltrame (18 avril 1973-23 mars 2018). Il affirme sa vocation des armes en intégrant le lycée militaire de saint-Cyr-l’Ecole à l’âge de 18 ans.

Sa carrière le mènera au grade de lieutenant-colonel alors qu’il est confronté le 23 mars 2018 à une prise d’otages au Supermarché U de Trèbes, près de Carcassonne. Selon Gendinfo, l’organe de presse de la gendarmerie nationale, daté du 23 mars 2023, « Ce jour-là, alors officier adjoint commandement du groupement de gendarmerie départementale de l’Aude, ce dernier se projette sur les lieux afin de coordonner les opérations. Faisant preuve d’un sang-froid exceptionnel, il se substitue au dernier otage retenu dans le supermarché, permettant ainsi sa libération, avant d’être abattu de plusieurs balles par le terroriste. »  C’est une version édulcorée des faits et un mensonge par omission. Selon La Dépêche du 25 mars 2018, « L’autopsie réalisée sur le corps d’Arnaud Beltrame a révélé "une plaie gravissime de la trachée et du larynx par arme blanche", qui a causé la mort du gendarme et des lésions par balles non létales. Son assassin, Radouane Lakdim, le djihadiste âgé de 25 ans auteur des attentats mortels de Trèbes, l’a donc poignardé avant de lui tirer dessus. »

Qu’est-ce qui a poussé Beltrame à se constituer prisonnier auprès du preneur d’otages ? Est-ce le rôle d’un officier de gendarmerie chargé de diriger une opération anti-terroriste ? N’a-t-il pas, de ce fait, mis en danger la vie de plusieurs personnes, en plus de celles des otages, se neutralisant lui-même volontairement au lieu de neutraliser l’islamiste ? Certaines voix se sont élevées alors pour dénoncer son attitude et l’unanimisme politico-médiatique qui en faisait un héros [7].

Quelques faits majeurs qui ont ponctué sa vie quelques temps avant son sacrifice peuvent être troublants, sans que nous puissions en conclure quelque motivation à son acte.

 - Selon le prêtre qui devait le marier religieusement à sa femme Marielle (après le mariage civil), Beltrame était un nouveau converti au catholicisme à l’âge de 33 ans ( Le Figaro du 25 mars 2018).

- Dix ans auparavant, il devenait franc-maçon de la Grande Loge de France, élevé au grade de maître en avril 2012. Il n’avait pas rompu avec ses attaches maçonniques au moment de sa mort.

- Une semaine avant sa mort, il avait enterré son père, dont le corps avait été retrouvé dans un filet de pêche après son suicide. Il s’était jeté de son bateau au large de Port-Camargue.

De tout ce qu’il ressort, nous pouvons dire qu’Arnaud Beltrame pourrait être considéré comme un saint, tel que nous l’avons défini plus haut, plus que comme un héros ; il appartient donc à l’Église d’accréditer cette hypothèse.

Revenons sur cette curieuse omission concernant les circonstances dans lesquelles Beltrame fut occis : «  une plaie gravissime de la trachée et du larynx par arme blanche » ; cette description n’est rien d’autre qu’un euphémisme alambiqué pour égorgement, perpétré en l’occurrence à l’aide d’un couteau de chasse ; cet euphémisme soi-disant pour ne pas se faire complice de l’un des buts recherchés par les terroristes qui est de marquer les opinions.

Occulter les actes de barbarie des terroristes ne revient-il pas à leur accorder des circonstances atténuantes ? Cette hypothèse est aggravée par le fait que, sur la plaque commémorative dédiée à Arnaud Beltrame dans le jardin qui porte son nom à Paris, est gravée cette expression pour le moins ambiguë : « Victime de son héroïsme ». Ne pas désigner l’ennemi ne revient-il pas à avouer son impuissance ?

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Les Français ont-ils voulu en savoir plus ? Surtout pas ; comme dans le cas de la condamnation à mort de Bastien-Thiry, ils n’ont rien fait d’autre que de rester précautionneusement dans leur zone de confort et même grâce à l’action de ces deux êtres extraordinaires, s’acheter à bas prix une bonne conscience ; en quelque sorte, nous revenons au domaine religieux pour envisager la place que ces deux hommes ont tenu dans l’esprit des Français décadents : celle de bouc émissaire.

Du psychopathe De Gaulle au psychopathe Macron, de renoncement en renoncement, de lâcheté en lâcheté, les Français, repliés dans leur égoïsme forcené – après moi, le déluge -, continueront imperturbablement à voter pour des Présidents de plus en plus lamentables à chaque élection jusqu’au désastre actuel. Impossible n’est pas français, dit le dicton. On dit aussi que celui qui représente une nation est à l’image du peuple qu’il dirige. A moins d’un miracle, nous sommes assurés que le « génie » français saura, la prochaine fois, nous dénicher un Président encore plus catastrophique que celui actuellement en place.

L’ère des héros et des saints semble bien révolue. C’est le peuple français lui-même qui a décidé de leur disparition.

Pierre-Emile Blairon

Notes:                                                            

[1]. Cette devise est à rapprocher de celle de la franc-maçonnerie : Fais ce que dois, advienne que pourra ; nous verrons que ce rapprochement a son utilité en ce qui concerne  le personnage d’Arnaud Beltrame.

[2]. Voir l’article Evola et la Tradition primordiale : une autre vision de l’Histoire sur ce même site.

[3]. https://www.lesalonbeige.fr/60e-anniversaire-de-lexecution-de-jean-bastien-thiry/

[4]. https://algeria-watch.org/?p=62483

[5]. http://www.psy-luxeuil.fr/2015/04/8-signes-pour-detecter-....

A la lecture de ce portrait, on peut penser à celui d’un autre Président de la République, tout aussi psychopathe, mais qui adopte un style bien différent, plus moderne, plus décadent.

[6]. https://www.bastien-thiry.fr/-Temoignages-

[7]. https://archive.org/details/youtube-DrK_HH8Az-Y

 

lundi, 13 février 2023

Le Héros : la métaphysique du malheur

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Le Héros : la métaphysique du malheur

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/en/article/hero-metaphysics-unhappiness?fbclid=IwAR0E9JjBdN_McmWtfvWatl4zLqI-IJbHPwGdqLv6P6GZoVK9VNNZ5Yt_cPM

Si nous nous débarrassons de la dimension céleste, alors nous n'avons plus que la dimension humaine. Si nous nous débarrassons de la dimension terrestre, alors nous avons Dieu. Mais c'est dans le héros que nous avons l'intersection entre la terre et le ciel.

Au début, il y a simplement l'humain (un être terrestre), puis il y a le Grec, puis il y a Dieu. Cela revient à dire que le Grec est le chemin vers le héros (la civilisation grecque est la civilisation héroïque) et que le héros est le chemin de l'humain vers Dieu. Il en était ainsi pour Homère et jusqu'aux néoplatoniciens, puis avec certains changements, cela restait vrai dans le christianisme.

Le héros est le chemin de Dieu vers l'humain, et de l'humain vers Dieu. À travers le héros, Dieu peut connaître ce qui ne le caractérise pas, par exemple la souffrance. D'où la notion que les âmes des héros sont les larmes des dieux. Car Dieu est dépassionné, serein, éternel, et rien ne le dérange, alors que l'homme est passionné, a mal, souffre, est tourmenté, connaît le dénuement, l'humiliation, la faiblesse et les doutes. Dieu ne connaîtra jamais la passion, la douleur et la perte, et il ne parviendra pas à connaître l'essence de l'homme sans avoir son propre fils ou sa propre fille héroïque qui permet à Dieu de faire l'expérience du cauchemar, de l'horreur et des profondeurs du dénuement et de la privation inhérents à l'être humain. Dieu ne s'intéresse pas aux personnes prospères et à celles qui réussissent, et leurs réalisations ne sont rien en comparaison de la sienne.

Et pourtant, l'homme, souffrant, tourmenté, aux prises avec son destin, est une énigme pour Dieu.

Et pourtant, Dieu pourrait vouloir se transcender, transcender son propre dépassement, sa propre félicité, et goûter au dénuement - c'est-à-dire transcender l'absence de félicité pour faire l'expérience de la souffrance (πάθος en grec) et de l'affliction. C'est le héros qui permet à Dieu de ressentir la douleur et qui permet à l'être humain de découvrir l'expérience de la béatitude, de la grandeur, de l'immortalité et de la gloire.

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L'héroïcité est donc une instance ontologique et simultanément anthropologique, une verticale le long de laquelle se déroule le dialogue du divin et de l'humain (ou du céleste et du terrestre).

Mais là où il y a un héros, il y a toujours une tragédie. Le héros porte en lui la souffrance, la douleur, la rupture, la tragédie. Il n'existe pas de héros heureux et chanceux, car tous les héros sont nécessairement malheureux et infortunés. Le héros est un malheur malheureux.

Pourquoi ? Parce qu'être à la fois éternel et temporel, dépassionné et souffrant, céleste et terrestre, est l'expérience la plus insupportable pour un être quel qu'il soit, une condition que l'on ne souhaiterait pas à son ennemi.

Dans le christianisme, la place des héros a été prise par les ascètes, les martyrs et les saints. De même, il n'y a pas de moines heureux ou de saints heureux. Ils sont tous humainement, profondément malheureux. Cependant, selon un récit différent, céleste, ils sont bénis. En tant que bienheureux, ils sont les endeuillés, les persécutés, ceux qui souffrent de la calomnie, ceux qui ont faim et soif dans le Sermon sur la Montagne. Ce sont les malheureux bénis.

Un humain est transformé en héros par une pensée qui aspire vers le ciel mais retombe sur terre. Un humain est transformé en héros par la souffrance et le malheur qui le déchirent toujours, le tourmentent, le torturent et le tempèrent. Cela peut se produire dans la guerre ou dans la mort atroce d'un martyr, mais tout aussi bien sans guerre et sans mort.

Le héros cherche sa propre guerre pour lui-même, et s'il ne la trouve pas, il fera place à une cellule, ira rejoindre les ermites et y combattra son propre véritable ennemi. Car la vraie lutte est une lutte spirituelle. Arthur Rimbaud a écrit à ce sujet dans ses Illuminations: "Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille des hommes".  Il savait de quoi il parlait.

Comme le disait le néoplatonicien Proclus, un héros est égal à une centaine, voire à des milliers d'âmes ordinaires. Le héros est plus grand que l'âme humaine, car il oblige chaque âme à vivre verticalement. C'est la dimension héroïque qui se cache derrière les origines du théâtre et, par essence, l'éthique de notre foi - c'est l'essentiel que nous ne devons pas perdre, que nous devons chérir chez les autres et cultiver en nous-mêmes.

Notre tâche consiste à devenir profondément, fondamentalement et irrévocablement malheureux. Aussi effrayant que cela puisse paraître. Ce n'est que de cette façon que nous pourrons atteindre le salut.

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vendredi, 03 février 2023

Hybris, le mot clé de la politique américaine

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Hybris, le mot clé de la politique américaine

Alexander Bovdunov

Source: https://www.geopolitika.ru/it/article/hybris-la-parola-chiave-della-politica-americana

Mot du jour : ὕβρις (Hybris) est une catégorie négative de la culture grecque classique. Ce mot signifie manque de mesure, arrogance, ivresse du pouvoir, confiance excessive en soi.

Dans le réalisme classique de Hans Morgenthau, basé en grande partie sur l'Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, la catégorie ὕβρις a une signification particulière. Les réalistes, qui proposent un retour aux origines (c'est-à-dire aux Grecs) par opposition aux néo-réalistes, chez qui les concepts d'"équilibre des forces", de "puissance" et d'"anarchie internationale" acquièrent des traits mécaniques, y prêtent une attention fondamentale.

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Hans Morgenthau.

Dans cette interprétation, c'est l'ὕβρις qui est la cause du déclin et des défaites d'Athènes. L'absence de la vertu de maîtrise de soi conduit au déclin du pouvoir hégémonique. Seule la maîtrise de soi, une mesure, permet de gouverner efficacement. Sinon, c'est le désastre.

"L'arrogance de la tragédie grecque et shakespearienne, le manque de retenue d'Alexandre, de Napoléon et d'Hitler sont des exemples de situations extrêmes et exceptionnelles", a noté Morgenthau.

Le succès et le pouvoir provoquent l' "ὕβρις", amènent les dirigeants des États, et donc les États eux-mêmes, à surestimer leur capacité à contrôler les événements, ce qui, comme dans les tragédies grecques, conduit au désastre. Les Grecs considéraient l' "ὕβρις" comme la propriété principale du début de l'ère titanique, qui se manifeste dans l'homme, conduisant à la peripeteia - la disparition de la fortune, suivie de la nemesis - le châtiment divin.

Ce n'est pas seulement l'équilibre des forces, mais aussi l'ordre, la loi, le "nomos" qui assurent la stabilité des relations entre les États. Le Nomos exige la mesure. Le manque de mesure et l'arrogance conduisent à l'anomie, qui ne peut être surmontée que par la création d'un nouvel ordre. La tragédie grecque devient un paradigme pour comprendre les relations internationales.

Dans notre histoire, l'"arrogance" de l'unique superpuissance, la violation des normes écrites et non écrites du droit international (nomos) l'ont de facto aboli, le manque de retenue dans la revendication du contrôle de territoires de plus en plus nombreux et l'imposition de ses propres attitudes civilisatrices a conduit à un retour de bâton de la part de la Russie et peut-être à l'avenir de la Chine. Le conflit ukrainien est une conséquence du déclin du pouvoir débridé des États-Unis, causé par le pouvoir lui-même. Mais la dimension tragique ouvre la perspective d'une purification si le nouveau pouvoir est fondé sur la loi sacrée, apportant avec elle l'ordre et la justice. Comme dans l'Antigone de Sophocle, le nouvel ordre naît dans la tragédie, lorsque la tentative de faire respecter la supposée "légalité" relève du titanique et du tyrannique, de l'ὕβρις .

Cependant, on peut continuer à raisonner dans ce sens. Le début d'une période titanique de l'histoire se caractérise non seulement par l'excès, mais aussi par la déficience, par le fait de ne pas aller jusqu'au bout, par l'abandon des limites finales. L'important n'est pas d'être des titans en pensée et en action. L'incertitude des limites, le flou de l'image est une caractéristique de ces pouvoirs. L'ordre exige la clarté, la compréhension, la clarté de l'objectif et la clarté de la vision, littéralement la "théorie".

katehon.com

mercredi, 01 février 2023

Quand un État est-il vraiment souverain?

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Quand un État est-il vraiment souverain?

par Daniele Dell'Orco

Source : Daniele Dell'Orco & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/quand-e-che-uno-stato-e-davvero-sovrano

Le récent débat sur l'envoi de chars Leopard à l'armée ukrainienne a une fois de plus mis en évidence l'extraordinaire faiblesse de la (l'ancienne ?) locomotive de l'Europe : l'Allemagne.

Ce pays qui était considéré il y a encore quelques mois comme une puissance hégémonique sur le Vieux Continent s'est retrouvé littéralement mis à nu en l'espace de quelques mois et ce, dans plusieurs domaines: le domaine politique (l'instabilité persistante de l'ère post-Merkel), le domaine économique (la dépendance énergétique, la crise industrielle due aux sanctions) et le domaine militaire (l'armée réduite au niveau zéro).

Prise en tenaille, l'Allemagne a été contrainte de prendre des décisions contraires à son intérêt national en démantelant des années de planification politique en un temps très court.

C'est une bonne occasion d'utiliser l'exemple allemand comme étude de cas pour comprendre en quoi consiste réellement la "souveraineté" d'un pays.

Les macro-domaines qui donnent à une nation la possibilité d'être le maître de son propre destin (pour le meilleur ou pour le pire) sont au nombre de trois :

- la stabilité politique ;

- la puissance militaire ;

- la stabilité financière.

D'un point de vue politique, quelle que soit la forme de gouvernement que l'on puisse trouver dans les différents pays du monde, un leadership fort dans le cas des autocraties, une confiance massive dans le parti/leader dans les démocraties illibérales, ou un large consensus électoral dans les démocraties libérales (ou un système bipolaire derrière lequel se meut un État profond cohésif, rendant les élections non pertinentes sur de nombreuses questions) sont indispensables pour permettre à un gouvernement de prendre des décisions politiques, économiques (approvisionnement en énergie, État-providence, fiscalité, etc.) et militaires.

Cette dernière instance, l'instance militaire, est un outil indispensable pour affirmer sa souveraineté, a contrario des options prises pendant plusieurs décennies successives, où, dans de nombreux pays européens (en premier lieu ceux qui sont sortis perdants de la guerre mondiale comme l'Italie ou, précisément, l'Allemagne) régnait l'axiome selon lequel il serait plus sage d'externaliser la défense et de réduire les dépenses militaires au minimum parce que "vous pouvez construire des jardins d'enfants avec cet argent". Et c'est ce que nous constatons avec la guerre actuelle: ceux qui disposent d'une armée puissante (Turquie, Israël, Chine, France, en plus des grands acteurs directement impliqués dans le conflit) prennent les décisions, les autres rentrent dans le rang, tête basse.

Une armée "puissante" se mesure évidemment en termes de nombre, mais aussi en termes de préparation, de polyvalence (par exemple, avoir une force aérienne forte et une marine faible ne rend une armée puissante que dans certains scénarios) et surtout de suprématie industrielle et technologique.

Ce point est fondamental: si l'on achète ses propres armements, ou si on les fabrique dans le cadre de ce que l'on appelle officiellement un "partenariat" mais qui est pratiquement un contrat de sous-traitance, on n'est pas souverain, car on n'aurait pas la possibilité de disposer librement de ses propres armes en cas de besoin. Le programme F-35 en est un bon exemple.

Il est développé par Lockheed Martin, BAE et Leonardo, avec de bons emplois (proportionnellement) pour tous.

Mais les technologies, le soutien, le contrôle de leur utilisation sont la prérogative d'une seule puissance (à de très rares exceptions près).

Le potentiel industriel va de pair. Si l'on dispose de ses propres technologies, qu'elles soient obsolètes ou extraordinairement avancées, il faut aussi avoir la capacité pratique de les traduire en armements (donc aussi en potentiel industriel, en matières premières, en personnel, etc.) ou de les contracter à l'étranger avec de "vraies" formes de partenariat.

La stabilité financière est en quelque sorte le ciment de tout cela, car dans le monde globalisé, elle est à toutes fins utiles une arme.

Une dette publique trop importante dans des mains étrangères rend vulnérable.

Un déficit trop important lie les mains des gouvernements et ne permet pas la réalisation du PIB.

Un PIB trop faible crée du mécontentement et de l'instabilité.

Une trop grande instabilité fait des économies la proie d'attaques financières et fait tomber les gouvernements.

Etc.

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Aucune de ces sphères n'a la priorité sur l'autre, mais toutes sont autonomes et leur équilibre substantiel aboutit à la plus haute expression possible de la souveraineté.

Cependant, même en cas de déséquilibre, le fait de mettre l'accent sur deux d'entre eux, capable de minimiser les impacts de l'autre (l'exemple de la Turquie, en crise économique perpétuelle, est emblématique) pourrait être acceptable pour autant que l'on travaille sans cesse à les rééquilibrer.

Un déséquilibre dans deux, voire trois, de ces sphères ne peut en aucun cas rendre un pays réellement souverain, mais seulement en véhiculer le sentiment. C'est ce qui est arrivé à l'Allemagne: en temps de paix, elle semblait indestructible, avec le changement de décor, elle se découvre défaillante.

En utilisant ce simple miroir, il est possible de dresser une sorte de "bulletin" pour chaque étude de cas.

De mon point de vue, ces concepts montrent qu'en Europe (y compris au Royaume-Uni), aucun pays ne peut prétendre être véritablement souverain, à l'exception de la France. Laquelle a toutefois connu un déclin progressif au cours des dernières décennies, tant dans le domaine politique (elle est de plus en plus instable malgré une loi électorale qui la met autant que possible à l'abri des renversements antisystème) que dans le domaine financier.

En bref, son équilibre est précaire.

Mais au moins, elle est là.

D'où la raison pour laquelle, à ce jour, les destins de l'Europe ne se décident pas en Europe.

samedi, 14 janvier 2023

Toussenel et la première description de la mondialisation financière (1843)

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Toussenel et la première description de la mondialisation financière (1843)

Nicolas Bonnal

Nous feignons de découvrir la mondialisation ; mais elle est ancienne. Voltaire la chante déjà dans le Mondain (1738). Nos vins, exulte-t-il, enivrent les sultans…

Elle devient moderne, bancaire et anglo-saxonne à partir de Waterloo, dont nous fêtâmes le bicentenaire avec nos vainqueurs bien-aimés.

En 1843, Toussenel décrit la mondialisation. Son bouquin mal titré (sa cible est la Suisse réformée des banquiers genevois – les Necker…) n’a pas vieilli puisque nous vivons ce que Hegel puis Kojève-Fukuyama ont appelé la Fin de l’Histoire. Il ajoute que la mondialisation ne se fait pas au profit du peuple anglais – pas plus qu’aujourd’hui au profit du peuple américain.

Le seul changement est que l’Angleterre n’est plus seule. Depuis 1918, les États-Unis codirigent le monde avec la City. Ils mettent au pas les pays dans le cadre de guerres mondiales ou des sanctions. Ils imposent lois, sous-culture et idéologie, bien ou mal. En 1843, la tête de turc européenne est déjà le tsar.

Toussenel désigne les six piliers de cette domination permanente :

- Une dette énorme :

"Il y a eu encore une autre considération : c'est d'entraîner le trésor dans de folles dépenses, pour le forcer plus tard de crier misère, et le réduire à l'impossibilité de ne tenter aucune grande entreprise d'utilité publique."

- L’État-croupion profitant aux seules élites :

"La théorie du gouvernement-ulcère est anglaise de naissance, puisqu'elle vient des économistes. L'Angleterre est le foyer de tous les faux principes, de toutes les révolutions, de toutes les hérésies. L'Angleterre est la grande boutique où se préparent et se débitent avec un égal succès les doctrines et les drogues vénéneuses…"

- La guerre permanente pour le contrôle des ressources :

"L'Angleterre veut la garde de tous les détroits qui commandent les grandes routes commerciales du globe. Elle vise le morcellement, parce qu'elle vit des déchirements du globe ; elle est protestante et schismatique en tout : individualisme et protestantisme sont tout un."

- La ruine économique par le libre-échange :

"L'Angleterre, en tuant le travail chez tous les peuples, pour faire de ceux-ci des consommateurs, c'est-à-dire des tributaires de son industrie, a tué la richesse de ces peuples. Le capitaliste a mis le pied sur la gorge au consommateur et au producteur."

- La fin des peuples et des patries :

"Sous ce régime de castes, en effet, il n'y a pas de peuple ; ou bien le peuple est une chose qui s'appelle indifféremment l'ilote, l'esclave, le serf, le manant, l'Irlandais. Le sol de la patrie n’a plus maintenant pour défenseurs que les prolétaires."

- Enfin, la crétinisation universelle par la presse qui collabore avec le nouveau maître :

"La féodalité industrielle, plus lourde, plus insatiable que la féodalité nobiliaire, saigne une nation à blanc, la crétinise et l'abâtardit, la tue du même coup au physique et au moral. Mais la presse, qui ne craint pas d'attaquer la royauté officielle, n'oserait pas attaquer la féodalité financière."

https://ia903104.us.archive.org/22/items/lesjuifsroisdel01tous/lesjuifsroisdel01tous.pdf

https://www.google.com/search?q=toussenel+f%C3%A9odalit%C3%A9+financi%C3%A8re&tbm=isch&ved=2ahUKEwjllbud78b8AhUh4rsIHe1dC2YQ2-cCegQIABAA&oq=toussenel+f%C3%A9odalit%C3%A9+financi%C3%A8re&gs_lcp=CgNpbWcQDDoHCAAQgAQQGFDCB1jVImDgNGgAcAB4AIABUYgB6QqSAQIyMpgBAKABAaoBC2d3cy13aXotaW1nwAEB&sclient=img&ei=KobCY-XYAaHE7_UP7butsAY&bih=1124&biw=2400#imgrc=KYtbYnvmWwFTDM

 

vendredi, 13 janvier 2023

Partis et oligarchies expliqués par Pareto et Michels

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Partis et oligarchies expliqués par Pareto et Michels

par Nicolas Bonnal

On parle d’oligarchies en France, en Amérique et en Europe. Voyons de quoi il retourne, car cette notion est vieille comme la lune.

Dans son livre sur les partis politiques (sixième partie, chapitre deux), le légendaire Robert Michels reprend (et n’établit pas), à partir des théoriciens Mosca et Taine, sa thèse sur la loi d’airain des oligarchies. Et cela donne, dans l’édition de 1914 :

« Gaetano Mosca proclame qu'un ordre social n'est pas possible sans une « classe politique », c'est-à-dire sans une classe politiquement dominante, une classe de minorité. »

Michels indique aussi, sur la démocratie et son aristocratie parlementaire ou intellectuelle :

« La démocratie se complaît à donner aux questions importantes une solution autoritaire. Elle est assoiffée à la fois de splendeur et de pouvoir. Lorsque les citoyens eurent conquis la liberté, ils mirent toute leur ambition à posséder une aristocratie ».

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Il sent la menace bolchévique et stalinienne trente ans avant qu’elle n’apparaisse. Il suffit pour lui de lire Marx (un autre qui le voit bien à cette époque est notre Gustave Le Bon) :

« Marx prétend qu'entre la destruction de la société capitaliste et l'établissement de la société communiste, il y aura une période de transition révolutionnaire, période économique, à laquelle correspondra une période de transition politique et « pendant laquelle l'Etat ne pourra être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat » ; ou, pour employer une expression moins euphémique, nous assisterons alors à la dictature des chefs qui auront eu l'astuce et la force d'arracher aux mains de la société bourgeoise mourante, au nom du socialisme, le sceptre de la domination. »

On aurait donc une oligarchie vieille maison (Blum) et une autre de déraison, celle des communistes. Mais la démocratie parlementaire occidentale a tendance aussi à servir la minorité des possédants. Seul Bakounine le reconnaissait – et Michels le rappelle :

« Bakounine était l'adversaire de toute participation de la classe ouvrière aux élections. II était en effet convaincu que dans une société où le peuple est dominé, sous le rapport économique, par une majorité possédante, le plus libre des systèmes électoraux ne peut être qu'une vaine illusion. “Qui dit pouvoir, dit domination, et toute domination présume l'existence d'une masse dominée”. »

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Bakounine énonce dès 1871 : ce peuple (le Français) n’est plus révolutionnaire du tout. Il redoutait aussi les marxistes.

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Michels fait au moins une bonne prédiction sur le socialisme autoritaire façon soviétique :

« Le socialisme fera naufrage pour n'avoir pas aperçu l'importance que présente pour notre espèce le problème de la liberté… »

Loin de promouvoir le fascisme comme le prétendent les gazetiers, Michels analyse son siècle. Sur l’Italie il écrit :

« Buonarotti dit que “La république idéale de Mazzini ne différait de la monarchie qu'en ce qu'elle comportait une dignité en moins et une charge élective en plus”. »

Michels subodore aussi un présent perpétuel puisqu’il cite le fameux Théophraste, contemporain d’Aristote et auteur des caractères qui inspirèrent ceux de La Bruyère. Sur les partis socialistes, les plus traîtres qui soient, et où que ce soit, il note cette évidence éternelle :

« Mais il existe un autre danger encore : la direction du parti socialiste peut tomber entre les mains d'hommes dont les tendances pratiques sont en opposition avec le programme ouvrier. Il en résultera que le mouvement ouvrier sera mis au service d'intérêts diamétralement opposés à ceux du prolétariat ».

Plus philosophique, ce point de vue qui montre que, comme Bruxelles ou le Deep State, toute bureaucratie échappe à son mandat et devient entropique et dangereuse :

« Le parti, en tant que formation extérieure, mécanisme, machine, ne s'identifie pas nécessairement avec l'ensemble des membres inscrits, et encore moins avec la classe. Devenant une fin en soi, se donnant des buts et des intérêts propres, il se sépare peu à peu de la classe qu'il représente.

Dans un parti, les intérêts des masses organisées qui le composent sont loin de coïncider avec ceux de la bureaucratie qui le personnifie. »

Sur cette notion de machine, étudier et réétudier Cochin et Ostrogorski. On comprend après que l’Etat finisse par servir la minorité qui le tient et en joue :

« Conformément à cette conception, le gouvernement ou, si l'on préfère, l'Etat ne saurait être autre chose que l'organisation d'une minorité. Et cette minorité impose au reste de la société l' « ordre juridique », lequel apparaît comme une justification, une légalisation de l'exploitation à laquelle elle soumet la masse des ilotes, au lieu d'être l'émanation de la représentation de la majorité. »

C’est que l’ilote se contente de peu : manger, boire, regarder la télé, deux semaines de vacances…

Après cette loi d’airain, les conséquences et les inégalités qui vont avec :

« … il surgit toujours et nécessairement, au sein des masses, une nouvelle minorité organisée qui s'élève au rang d'une classe dirigeante. Eternellement mineure, la majorité des hommes se verrait ainsi obligée, voire prédestinée par la triste fatalité de l'histoire, à subir la domination d'une petite minorité issue de ses flancs et à servir de piédestal à la grandeur d'une oligarchie ».

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Plus grave, et plus amusante aussi, cette observation :

« Il n'existe aucune contradiction essentielle entre la doctrine d'après laquelle l'histoire ne serait qu'une continuelle lutte de classes, et cette autre d'après laquelle les luttes de classes aboutiraient toujours à la création de nouvelles oligarchies se fusionnant avec les anciennes. »

Et de conclure en souriant, sur le ton du vieil Aristophane :

« On est tenté de qualifier ce processus de tragicomédie, attendu que les masses, après avoir accompli des efforts titaniques, se contentent de substituer un patron à un autre. »

Une parenthèse personnelle: le brave député, le chef d’entreprise aisé, le bon ministre insulté du coin n’est pas un oligarque. Un oligarque est une tête pesante et pensante qui conspire pour contrôler et étendre ses réseaux sur le monde. Et personne n’a mieux défini les oligarques de la présente mondialisation que Frédéric Bernays, qui écrivait en 1928, longtemps avant les Brzezinski, Soros et autres Bilderbergs :

« La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. »

Bernays ajoutait froidement :

« C'est là une conséquence logique de l'organisation de notre société démocratique. Cette forme de coopération du plus grand nombre est une nécessité pour que nous puissions vivre ensemble au sein d'une société au fonctionnement bien huilé… nos chefs invisibles nous gouvernent en vertu de leur autorité naturelle, de leur capacité à formuler les idées dont nous avons besoin, de la position qu'ils occupent dans la structure sociale. Peu importe comment nous réagissons individuellement à cette situation puisque dans la vie quotidienne, que l'on pense à la politique ou aux affaires, à notre comportement social ou à nos valeurs morales, de fait nous sommes dominés par ce nombre relativement restreint de gens – une infime fraction des cent vingt millions d'habitants du pays – en mesure de comprendre les processus mentaux et les modèles sociaux des masses. Ce sont eux qui tirent les ficelles : ils contrôlent l'opinion publique, exploitent les vieilles forces sociales existantes, inventent d'autres façons de relier le monde et de le guider. »

Bernays ajoute que le président US devient un dieu :

« On reproche également à la propagande d'avoir fait du président des États-Unis un personnage à ce point considérable qu'il apparaît comme une vivante incarnation du héros, pour ne pas dire de la divinité, à qui l'on rend un culte ».

Pas besoin de fascistes avec des démocrates comme ça. On rappelle avec Onfray que Bernays inspirait Goebbels et que son oncle Sigmund Freud envoyait ses livres dédicacés à Benito Mussolini.

Sources:

Robert Michels – Les Partis Politiques – Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Flammarion, 1914 (archive.org)

Frédéric Bernays – Propagande (introduction)

Nicolas Bonnal – Nev le bureaucrate ; chroniques sur la fin de l’histoire (Kindle_Amazon)

 

mardi, 10 janvier 2023

Le thomisme et la guerre juste

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Le thomisme et la guerre juste

Carlos X. Blanco

Source: https://www.geopolitika.ru/es/article/el-tomismo-y-la-guerra-justa

L'Europe souffre une fois de plus dans la guerre et à cause de la guerre. L'Europe est à nouveau ce qu'elle a été trop souvent, un vaste champ de bataille. L'Europe est également un jouet aux mains de sa propre excroissance, l'anglosphère. Main dans la main avec une organisation militaire qui ne sert en rien la défense commune des Européens mais la défense des intérêts anglo-américains, l'Europe va vers son propre suicide. Elle se prête à la politique insensée d'expansion de l'OTAN vers l'Est, cherchant également à faire en sorte que l'anaconda s'enroula autour de sa proie, afin d'étrangler la Russie et de la laisser sans son cercle naturel de pays partenaires et de satellites. 

Avec l'intervention militaire spéciale de l'armée russe en Ukraine, il est logique que les considérations philosophiques-morales et théologiques classiques de la guerre juste reviennent à notre esprit. Nous détestons la guerre et nous savons que ce cavalier de l'Apocalypse est la grande calamité qui plane sur l'humanité, la hantant depuis aussi longtemps qu'elle vit sous une forme civilisée à la surface de la terre. Mais cela ne fait pas de nous des pacifistes, car nous ne sommes pas non plus des utopistes naïfs, et nous voyons une grande folie et un grand fanatisme dans le pacifisme. Ce pacifisme est une folie alors qu'il y a des menaces très réelles et très concrètes en face de nous. Nous sommes d'accord avec Spengler lorsqu'il voit dans le pacifisme et le mépris de l'armée un simple produit de la décadence, ce que les anciens savaient déjà. Les civilisations vieilles et fatiguées, à l'intérieur des murs artificiels qui séparent le cosmopolite, l'hédoniste apatride, autiste par rapport à la réalité, se permettent de dormir dans le pacifisme jusqu'à ce qu'un jour, sans crier gare, les nouveaux barbares (les barbares apparaîtront toujours à l'horizon) arrivent et fassent des montagnes de têtes coupées. Ils verront les veuves violées et des tours de cadavres s'élever avec les pacifistes qui les attendaient, portes et mains ouvertes et fleurs sur la tête.

Un vrai chrétien aime la paix, mais il n'est pas un fanatique (ni de la paix, ni de la guerre) et il aime la milice christique et les hommes qui s'y dévouent, car l'hidalgo chrétien sait qu'en de nombreuses occasions, la foi, la patrie et la paix dépendent existentiellement de cette milice. Saint Thomas d'Aquin, le grand exposant du catholicisme philosophique, explique clairement qu'il existe des guerres justes. Il n'y a pas d'autre choix que de faire la guerre, si le méchant existe, si le mal rôde. 

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Aujourd'hui, alors que tant d'idéologues se précipitent pour condamner Poutine, comme ils l'ont fait hier dans les cas de la Serbie, de la Syrie et de l'Irak, il convient de supprimer cette fausse idée du Pentagone et de tous ses chiens galeux et dressés : l'idée que seuls les Yankees et leurs franchises (OTAN, UE...) ont le droit de faire la guerre ou de la bénir. Le jour viendra où une civilisation chrétienne sera restaurée, restaurée à partir des deux méridiens éloignés, le méridien hispano-catholique à l'ouest en Espagne, et le méridien slave-orthodoxe à l'est de nos pays. Depuis les deux méridiens, embrassant la sphère terrestre dans les deux sens, la parole du Christ-Roi peut être entendue par les hommes. Un autre concept de civilisation, peut-être, un concept chrétien mais non puritain, un concept catholique et orthodoxe, est celui qui peut renaître des cendres, comme un germe de vie surgissant des ossements et des ruines, comme un rayon de lumière au milieu de la tragédie subie par nos frères slaves.

La guerre n'est pas toujours un péché. Saint Thomas fixe la justice comme critère. Pour qu'il y ait une guerre juste, il faut d'abord qu'il y ait une puissance publique pour la mener, un prince, dans le langage de son temps. Dans la Summa Theologiae, la guerre privée est condamnée. Le prince, sur terre, est un exécuteur de la justice divine.

[...] l'autorité du prince sous le commandement duquel la guerre est menée. Il n'appartient pas à l'individu privé de déclarer la guerre, car il peut faire valoir son droit devant une instance supérieure ; l'individu privé n'est pas non plus compétent pour convoquer la communauté, qui est nécessaire pour faire la guerre. Or, puisque le souci de la république a été confié aux princes, il leur appartient de défendre le bien public de la cité, du royaume ou de la province placés sous leur autorité. En effet, de même qu'il la défend légitimement avec l'épée matérielle contre les perturbateurs intérieurs et punit les malfaiteurs, selon les paroles de l'Apôtre : "Ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée, car il est serviteur de Dieu pour faire régner la justice et punir le malfaiteur" (Rm 13,4), de même il lui incombe de défendre le bien public avec l'épée de guerre contre les ennemis extérieurs. C'est pourquoi il est recommandé aux princes : Délivrez le pauvre et sauvez l'impotent des mains du pécheur (Ps 81,41), et Saint Augustin, pour sa part, dans le livre Contre Faust, enseigne: l'ordre naturel, adapté à la paix des mortels, postule que l'autorité et la délibération d'accepter la guerre appartiennent au prince. [II C.40. 1]

La deuxième condition est celle du motif valable. Tout caprice est exclu. Tout arbitraire est proscrit. La guerre motivée uniquement par le désir de pouvoir ou par la satisfaction de la concupiscence des princes ou des peuples n'est pas autorisée.

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Deuxièmement, une cause juste est requise. C'est-à-dire que ceux qui sont attaqués le méritent pour une cause quelconque. C'est pourquoi saint Augustin écrit aussi dans le livre Quaest : Les guerres sont généralement appelées justes lorsqu'elles vengent des blessures ; par exemple, s'il y a eu place pour punir le peuple ou la ville qui néglige de punir l'outrage commis par les siens, ou pour restituer ce qui a été injustement volé [II C.40. 1.].

Il ressort clairement du texte qu'il existe une vengeance juste. S'il y a eu une infraction (matérielle, sanglante, ou même une atteinte à l'honneur), en toute justice on peut alors faire la guerre. Il y a également une justice dans la guerre lorsque le prince et ses conseillers observent des indices raisonnables qu'un ennemi, qu'il soit interne ou externe, va commettre un préjudice à leur égard. Cela irait à l'encontre de l'essence de la fonction du prince, qui est de veiller à la justice et à l'ordre, de rester les bras croisés et d'attendre un préjudice très probable.

La troisième exigence que le Docteur angélique pose est celle de l'intention juste :

Il est exigé, enfin, que l'intention des parties au litige soit droite, c'est-à-dire une intention visant à promouvoir le bien ou à éviter le mal. C'est pourquoi saint Augustin écrit également dans le De verbis Dom : "Chez les vrais adorateurs de Dieu, les guerres elles-mêmes sont pacifiques, puisqu'elles ne sont pas promues par cupidité ou cruauté, mais par un désir de paix, afin de réfréner le mal et de favoriser le bien. Il peut cependant arriver que, bien que l'autorité de celui qui déclare la guerre soit légitime et la cause juste, elle soit néanmoins illégale en raison d'une mauvaise intention. Saint Augustin écrit dans le livre Contre Faust : En effet, le désir de nuire, la cruauté de la vengeance, un esprit impitoyable et implacable, la férocité dans le combat, la passion de dominer, et autres choses semblables, sont, en justice, répréhensibles dans les guerres. [II C.40. 1].

Dieu nous a créés comme des hommes, non comme des anges. Le mal se niche parmi les hommes, et l'une des façons dont le mal peut se nicher est l'obscurcissement de nos cœurs. Même lorsque nous sommes aidés par des causes raisonnables et justes, et - à titre d'exemple - lorsqu'il est évident que nous avons été injustement attaqués sans raison, nous pouvons nous jeter dans le combat non plus avec un désir légitime de réparation du tort que nous avons subi, mais avec un désir sinistre et malin d'augmenter le mal dû à l'ennemi à punir. La colère, l'envie de causer plus de mal que ce qui est proportionnel à la punition, le désir irrépressible de faire du mal au-delà des causes et en dehors des voies appropriées, voilà ce qui nuit aux bonnes intentions de ses actions. On va à une guerre juste avec une bonne intention. Sans elle, la cause juste qui permet la guerre, ainsi que tous les antécédents qui justifient la rupture de la paix, sont réduits au statut de simples excuses. Et n'oublions pas que la guerre, si elle est juste, est menée au nom d'une paix supérieure, tout comme Dieu permet le mal au nom d'un bien supérieur. L'hidalgo chrétien est, dans un certain sens, pacifique lorsque son combat est subordonné à une paix plus élevée, plus durable et plus authentique.

Dans la même Question, à l'article 3, le Saint Docteur rappelle qu'il n'est pas licite de tromper l'ennemi (par des stratagèmes), et que même avec l'ennemi on doit respecter les pactes. Cela ne signifie pas lui révéler ses secrets, rendre ses intentions publiques :  

"...personne ne doit tromper l'ennemi. En effet, il existe des droits de guerre et des pactes qui doivent être respectés, même entre ennemis, comme l'affirme saint Ambroise dans De Officiis.

Mais il existe une autre façon de tromper par les mots ou les actes; elle consiste à ne pas faire connaître notre but ou notre intention. Nous ne sommes pas obligés de le faire, car, même dans la doctrine sacrée, il y a beaucoup de choses qui doivent être cachées, surtout aux incrédules, de peur qu'on ne se moque d'eux, suivant ce que nous lisons dans l'Écriture : "Ne jetez pas ce qui est saint aux chiens" (Mt 7,6). C'est donc une raison de plus de dissimuler à l'ennemi les plans préparés pour le combattre. Ainsi, parmi les instructions militaires, la première place est accordée à la dissimulation des plans afin d'éviter qu'ils n'atteignent l'ennemi, comme on peut le lire dans Frontino. Ce type de dissimulation appartient à la catégorie des stratagèmes qui sont licites dans une guerre juste, et qui, à proprement parler, ne s'opposent pas à la justice et à la volonté ordonnée. Ce serait, en effet, un signe de volonté désordonnée que de prétendre que rien ne doit être caché aux autres [II C.40. 3].

Si garder des secrets ou ne pas tout révéler est quelque chose qui se fait - et peut et doit se faire - dans la doctrine sacrée, que dire de l'art militaire. À l'époque où nous vivons, dans ce qu'on appelle la "société de l'information", les États sont puissants non seulement en raison de leur portée économique, militaire et technologique, mais aussi en raison de leur capacité à obtenir des informations de leurs ennemis, de leurs rivaux et même de leurs partenaires et amis, et aussi en raison de leur capacité à les conserver. 

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Au sein des États, il existe une sorte de guerre privée qui, s'il n'y a pas d'effusion de sang, pourrait plutôt être appelée une querelle. Selon Thomas d'Aquin, elle implique toujours un péché - véniel ou mortel, selon le niveau d'excès dans lequel la personne est impliquée - et ceux qui, de manière juste et avec la modération qui s'impose, se limitent à se défendre contre les insultes, en sont épargnés. La politique des États démocratiques est une querelle permanente ("demogresca" est la façon dont l'écrivain Juan Manuel de Prada la décrit avec sa fine ironie). Tout le monde se dispute et s'enivre de passions désordonnées. Les politiciens d'aujourd'hui, chicaneurs professionnels, devraient écouter les mots de la Summa : 

"...la querelle est comme une guerre privée qui a lieu entre des personnes privées, non pas en vertu de l'autorité publique, mais par une volonté désordonnée. Par conséquent, il implique toujours le péché (II C.41, 1).

Thomas d'Aquin fait une distinction entre la guerre, la querelle et la sédition. Dans la guerre: pour qu'il y ait une vraie guerre au sens propre et de caractère juste, il faut qu'il y ait un prince, c'est-à-dire une puissance publique qui, par ses moyens, recherche réellement la paix. 

Dans une querelle, pour ne pas tomber dans le péché, seuls ceux qui se défendent avec raison et de manière proportionnée sont exonérés, car une querelle est comme une guerre, mais entre particuliers. Dans toutes les démocraties actuelles, nous vivons dans un état permanent de querelles. Les citoyens privés et les politiciens des partis (qui sont aussi des "partis" et ne représentent donc pas vraiment le peuple dans son ensemble ou l'État en tant que chose commune lorsqu'ils se disputent) sapent la paix dans leur "demogresca". Ils encouragent la guerre privée, la querelle qui, si elle entraîne une effusion de sang et une rupture irréversible de la coexistence, conduit à la guerre civile. 

La sédition est conceptuellement différente de la querelle en général. Aujourd'hui, alors que l'on parle tant, dans cette malheureuse Espagne, du "crime de sédition", redéfini ad hoc pour plaire aux traîtres politiciens de Catalogne (avec leur double trahison, contre l'Espagne et contre une partie de celle-ci, la Catalogne), il vaut la peine de revenir à saint Thomas, qui est, en plus de tant d'autres choses, un maître dans la rigueur des définitions: 

"...que les séditions sont des tumultes pour le combat, fait qui a lieu lorsque les hommes se préparent au combat et le recherchent. Elle en diffère aussi, en second lieu, parce que la guerre est faite, à proprement parler, avec des ennemis de l'extérieur, comme une lutte de peuple à peuple; la querelle, au contraire, est une lutte d'un individu contre un autre, ou de quelques-uns contre quelques autres; et la sédition, au contraire, a lieu, à proprement parler, entre les parties d'une foule qui se querellent entre elles; par exemple, quand une partie de la ville excite des tumultes contre l'autre. Par conséquent, puisque la sédition s'oppose à un bien particulier, à savoir l'unité et la paix de la multitude, elle constitue un péché particulier." [II C 42, 1].

Et en réponse à la première objection, il dit : 

"On appelle séditieux celui qui provoque la sédition, et comme la sédition implique une certaine discorde, est séditieux celui qui provoque non pas n'importe quelle discorde, mais celle qui divise les parties d'une même multitude. Mais le péché de sédition n'est pas seulement dans ceux qui sèment la discorde, mais aussi dans ceux qui dissertent avec désordre entre eux".

Il est bien connu que les temps modernes ont convulsé et même éviscéré le système de la philosophie politique. La catégorie "guerre" a rempli tous les espaces, et l'amoralisme le plus grossier domine chaque type de lutte. Les agressions contre les États sont devenues des guerres privatisées, et les querelles privées et les séditions internes sont devenues, à leur tour, des armes avec lesquelles les puissances étrangères mettent à genoux des États souverains. 

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Regardez le cas lamentable de l'Espagne: comment les Anglais, les Français et les Américains ont-ils réussi à mettre cette nation à genoux, démunie et sans voix propre dans le concert mondial ? Depuis la guerre de succession elle-même, dans un premier temps, l'Espagne a été occultée, devenant une colonie de la France et, plus tard, une colonie des Anglais et des Américains. Depuis la guerre contre Napoléon, dans un deuxième temps, nous n'avons connu que des querelles, des tueries caïnites, des séditions. Toute notre énergie nationale a été gaspillée dans la haine de notre frère de sang et de notre compatriote. Aujourd'hui, alors que nous entendons si souvent parler de "guerres hybrides" dans lesquelles les grandes puissances s'immiscent dans la vie de nations rivales ou gênantes, et qu'il est considéré comme acquis que les "informations" ainsi que les groupes d'individus financés par l'étranger participent à ces guerres, nous devrions réfléchir et prendre en charge notre situation: dans ce monde infecté jusqu'à la moelle par le péché, il n'y a d'espoir pour les individus, les familles et les nations que si nous avons un haut degré de conscience de ce que signifie le Bien Commun. Fuir les querelles, dénoncer et poursuivre les séditieux, défendre avec courage ce qui nous revient de droit, et s'efforcer de faire de notre patrie un havre pour le Règne de Jésus-Christ. Si nous sommes également conscients que notre Patrie est très vaste, car elle comprend non seulement la péninsule ibérique et l'ensemble des îles, ainsi que les parties correspondantes de l'Afrique (dont certaines ont été cédées à la mauvaise époque), mais aussi l'Amérique, qui vibre encore de son Hispanidad, une Hispanidad castillane ou lusophone, alors et seulement alors nous commencerons à réparer tant de siècles d'iniquité.

samedi, 17 décembre 2022

Métavers, multivers, plurivers: trois concepts à ne pas confondre

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Métavers, multivers, plurivers: trois concepts à ne pas confondre

par Georges FELTIN-TRACOL

Un an après le changement d’appellation du groupe Facebook en Meta, on entend de plus en plus parler du Métavers. On voit même sur plusieurs chaînes de télévision des publicités payées par l’entreprise de Mark Zuckerberg qui expliquent cette ambitieuse réalisation numérique dans laquelle les étudiants en philosophie assisteront à une joute verbale entre Socrate et Platon. La réalité est moins optimiste puisque l’enthousiasme suscité autour de ce projet décroît en raison des difficultés techniques et financières rencontrées. Le Métavers n’est pas pour demain. Dans le même temps, les adolescents regardent les super-productions cinématographiques étatsuniennes dont l’intrigue se déroule dans le Multivers. Enfin, les milieux de gauche s’accaparent du Plurivers. Attention à ne pas confondre ces trois termes !

couverture-3336-dick-philip-k-les-androides-revent-ils-de-moutons-electriques.jpgInspiré de l’œuvre de l’écrivain US de science-fiction Philip K. Dick, auteur du roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968), adapté au cinéma en 1982 par Ridley Scott sous le nom mythique de Blade Runner, le Métavers est un ensemble d’univers virtuels connectés à Internet qui offre à l’utilisateur la perception d’une pseudo-réalité augmentée. Dans les années 1970, l’écrivain français Philippe Curval évoquait dans sa trilogie d’anticipation, L’Europe après la pluie (préface de Jean Quatremer, La Volte, 2016), un continent européen fermé au monde dont les habitants repus se réfugiaient dans des caissons ralentisseurs du temps, puis dans des cabines d’élargissement de l’espace, faisant de leurs domiciles de véritables continents intérieurs.

PHILIPPE-CURVAL-L-EUROPE-APRES-LA-PLUIE-LA-VOLTE-9782370490186-MAX-ERNST-6-STEPHANIE-APARICIO.jpgL’ébauche du Métavers commence en 2003 avec Second Life, un univers virtuel tridimensionnel. Le logiciel permettait aux usagers de créer des ambiances originales et de jouer des personnages au moyen d’avatars, c’est-à-dire de représentations virtuelles sous la forme humanoïde de leur choix. Ces avatars s’inscrivaient dans un monde aventureux partagé en cinq contrées et en de nombreuses îles, car Second Life, dont le succès médiatique s’étendit de 2004 à 2008 environ, se concevait à l’origine comme un immense jeu en ligne permanent constitué en réseau informatique multijoueurs, qu’on soit ou non connecté ! Second Life a ainsi préparé les esprits à l’e-sport. Le FN fut le premier parti à investir ce domaine à l’époque balbutiant.

On peut se faire une idée plus précise du Métavers en regardant le film de Steven Spielberg sorti en 2018 et adapté du roman d’Ernest Cline paru en 2011 Player One sous le titre de Ready Player One (« Le premier joueur prêt à jouer »). Le film adresse de nombreux clins d’œil musicaux, cinématographiques et picturaux à la « Pop’culture » occidentale américanomorphe. Les personnages de ce film vivent par procuration dans un univers où tout est permis et dans lequel le jeu de rôle devient une seconde nature d’autant que les conditions de vie dans le monde réel sont éprouvantes (pollution massive, pauvreté généralisée, logements exigus et vétustes).

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L’acceptation du Métavers passe peut-être par l’accoutumance du public aux séries télévisées style House of the Dragon, The Rings of Power, The Mandalorian, etc., produites par Netflix, Prime Video, Disney +. Outre l’indéniable prégnance wokiste, ces feuilletons préparent l’entrée dans la virtualité avec, à terme, la possibilité accordée aux téléspectateurs les plus assidus de participer aux prochains films en tant qu’acteurs amateurs majeurs.

Le Métavers se conçoit en structure globale ouverte et ordonnée, ce qui nécessite d’énormes dépenses d’énergie. Est-ce encore souhaitable à l’heure d’éventuelles coupures de courant ? Sans électricité, cette fuite industrielle vers des chimères, des mirages et d’autres illusions risque bien de demeurer une vaine rêverie. Cette entreprise de haute technicité pourrait toutefois constituer un conditionnement des masses en leur proposant des dérivations psychologiques. Les cénacles pensants de l’hyper-classe mondiale (Trilatérale, Bilderberg, etc.) supposent que la dématérialisation des activités économiques plongera 80 à 90 % de la population dans le non-emploi à vie. L’usage du Métavers associé à la légalisation des drogues, en particulier du cannabis, voire à leur consommation obligatoire, le « soma » du Meilleur des mondes, constituerait une excellente méthode récréative et indolore pour briser tout risque de tensions sociales.

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Le Multivers n’est pas le Métavers. Popularisé par l’univers cinématographique étendu Marvel (MCU) avec, par exemple, le récent film de Sam Raimi, Doctor Strange in the Multiverse of Madness (2022), ou, hors du MCU, le film de Daniel Kwan et de Daniel Scheinert, Everything Everywhere All at Once (2022), voire The One (2001) de James Wong, le Multivers se définit comme un faisceau d’univers présents en même temps composés de mondes parallèles, de réalités alternatives ou uchroniques et d’intervalles spatio-temporels servant d’éventuelles passerelles entre ces univers. Dès les années 1960, l’écrivain britannique de science-fiction Michael Moorcock élaborait un Multivers pourvu d’un « Champion éternel » décliné à travers différentes sagas en anti-héros attachants (Elric le Nécromancien, ultime empereur de Melniboné, le duc de Köln Dorian Hawkmoon, Corum et Erekosë).

Or le concept de Multivers n’est pas qu’une fiction littéraire. Il repose sur des considérations cosmologiques, de physique quantique  et d’astro-physiques. Pour faire simple, le Multivers s’articulerait autour d’échelles macroscopique, moléculaire, atomique, subatomique et des « cordes » en référence aux complexes théories éponymes.

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L’approche scientifique (et non philosophique) du Multivers apparaît dans les années 1950 quand le physicien étatsunien Hugh Everett suppose l’existence de milliards de milliards d’univers dissemblables, concurrents et imbriqués les uns dans les autres sans contact aucun du fait d’une séparation dimensionnelle et/ou d’une variation de longueur d’onde. Dans son essai Before the Big Bang. The Origin of Our Universe from the Multiverse (Londres, Bodley Head, 2022), la cosmologue quantique de l’Université de Caroline du Nord, Laura Mersini – Houghton, se penche sur ces théories étonnantes. Par ailleurs, dans son numéro de juillet 2022, New Scientist a présenté les recherches conjointes de Venkatesh Vilasini de l’École polytechnique fédérale suisse de Zurich et de Roger Colbeck de l’Université britannique de York. Ces deux chercheurs modélisent des séries d’univers théoriques, étudient les boucles temporelles possibles et analysent les flux de certaines informations transitant entre deux agents liés l’un à l’autre dans le même continuum d’espace-temps (c’est-à-dire placés dans le passé, le présent ou le futur) malgré la distance matérielle qui les sépare le cas échéant. En conclusion de ses observations, Venkatesh Vilasini précise que ces « boucles causales n’entraîneraient pas systématiquement des paradoxes considérables mais c’est la preuve théorique que passé et avenir peuvent être liés de façon contre-intuitive ». Les travaux de Mersini – Houghton, de Vilasini et de Colbeck confirment les intuitions visionnaires de Giorgio Locchi sur l’interprétation dynamique de l’histoire. On aborde ici les confins de la métaphysique et de la spéculation ontologique.

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Le Multivers n’a rien à voir avec le Métavers, sauf si ce dernier le récupère en tant que divertissement de masse. Dans Libération du 14 octobre 2022, Céline Minard opposait volontiers le Métavers au Plurivers défini comme la « construction kaléïdoscopique d’un monde commun soutenable ». À la fin de la décennie 1990, les zapatistes mexicains du célèbre sous-commandant Marcos le considéraient déjà comme une possibilité de former un monde où cohabiteraient différents mondes. Il n’est pas anodin d’apprendre la parution récente de l’ouvrage collectif, Plurivers. Un dictionnaire du post-développement (Wildproject, coll. « Le monde qui vient », 550 p., 25 €).

Il est cependant regrettable que l’extrême gauche et l’ultra-gauche adoptent ce concept stimulant déjà avancé par Carl Schmitt en 1932. Pour le grand juriste allemand, « le caractère spécifique du politique entraîne un pluralisme des États. Toute unité politique implique l’existence éventuelle d’un ennemi et donc la coexistence d’une autre unité politique. Aussi, tant que l’État en tant que tel subsistera sur cette terre, il en existera plusieurs et il ne saurait y avoir d’État universel englobant toute l’humanité et la terre entière. Le monde politique n’est pas un universum, mais, si l’on peut dire, un pluriversum (dans La notion de politique. Théorie du partisan, préface de Julien Freund, Flammarion, coll. « Champ », 1992) ».

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La vision pluriverselle du monde correspond en matière diplomatique au « monde multipolaire » ou une organisation « mosaïque » des relations internationales. Le condominium USA – URSS pendant la « Guerre froide » (1947 – 1991) et l’hégémonie planétaire des États-Unis depuis 1991 doivent s’effacer au profit de façons de penser radicales et parfois même contradictoires d’un espace global fini commun peuplé d’humanités différentes ou, si l’on préfère, de civilisations variées parce que Carl Schmitt souligne toujours dans La notion de politique que « le concept d’humanité est un instrument idéologique particulièrement utile aux expansions impérialistes, et sous sa forme éthique et humanitaire, il est le véhicule spécifique de l’impérialisme économique (p. 96) ». Pour résumer, le nomos de la Terre à venir s’organisera autour de grands espaces civilisationnels et/ou continentaux caractérisés par la divergence intrinsèque de leurs principes fondateurs respectifs.

Si le Métavers est la dernière trouvaille de l’arraisonnement technicien mental et vise au dressage sociologique de l’imaginaire dans une perspective de domination marchande, le Multivers et le Plurivers réintroduisent dans les sciences dites dures et en géopolitique des démarches audacieuses qui relèvent des polythéismes des valeurs. Chassé du domaine spirituel et exclu des cérémonies publiques, le paganisme revient finalement en force sous des formes novatrices et pertinentes. Par conséquent, œuvrons à la pluralité inhérente de la Vie et agissons en faveur de vues du monde multiverselles surgies du terreau fécond de l’ethno-différentialisme !           

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 55, mise en ligne le 13 décembre 2022 sur Radio Méridien Zéro.

mercredi, 14 décembre 2022

L'Occident actuel est-il un système économique ou une vision du monde ?

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L'Occident actuel est-il un système économique ou une vision du monde?

par Martino Mora 

Source : https://www.ariannaeditrice.it/articoli/l-occidente-attuale-e-un-sistema-economico-o-una-visione-del-mondo

"L'Occident actuel est-il un système économique ou une vision du monde ?" Mon ami Mario Iannaccone m'a récemment posé cette question.

Ma réponse est qu'il est les deux à la fois.

C'est un modèle de civilisation que Carl Schmitt a qualifié de "maritime" et que Thomas Mann, Oswald Spengler et bien d'autres ont qualifié de "Zivilisation". C'est un modèle dans lequel l'argent, la science et la technologie, la production et la consommation de marchandises, la centralité de l'individu au détriment de toute communauté, l'exaltation du changement comme "progrès", le rejet explicite ou implicite des croyances religieuses, sont absolument pertinents. En fait, elle coïncide avec les victoires de la "modernité" et de la "postmodernité".

L'un (le système capitaliste) et l'autre (l'idéologie subjectiviste, individualiste-égalitaire) sont étroitement liés et ne survivraient probablement pas séparés. Il s'agit d'une affirmation séculaire, étroitement liée au processus de sécularisation et de déchristianisation, dont ils sont à la fois la cause et la conséquence.

L'exemple le plus flagrant est celui de l'idéologie intouchable des droits de l'homme. Elle ne présuppose pas seulement un monde sécularisé dans lequel l'appartenance religieuse, comme toutes les autres, est considérée comme entièrement secondaire (le fait que les papes conciliaires l'aient prêchée pendant des décennies est un harakiri retentissant, ou seppuku, typique des esprits qui, disons-le pour être bon, sont extrêmement confus), mais ils font clairement référence à la mentalité de l'homo oeconomicus , pour qui toutes les appartenances constitutives (religieuses, culturelles, ethniques, locales/vernaculaires, familiales) sont en fait sans importance face à la nécessité du profit, de la production et de la consommation de biens. Aucune qualité constitutive ne doit subsister, seulement la quantité. Il y a donc l'homme, ou plutôt l'individu, l'ego, et rien d'autre (sauf, justement, avoir ou ne pas avoir d'argent, mais il n'est pas bon de le dire).

C'est le moralisme légal des marchands, et il est en effet inséparable historiquement (Marx avait factuellement raison à ce sujet) de l'installation de la classe bourgeoise, également connue sous le nom de tiers-état.

Au début, les idéologues des droits ont ancré leur anthropologie atomistique dans un hypothétique (et totalement irréaliste) état de nature dans lequel les hommes n'étaient liés par rien.  Maintenant qu'elle s'est établie, l'idéologie des droits de l'homme, poussée jusqu'à un "dirittisme/juridisme" général (et de plus en plus laïc), n'a plus besoin d'une fiction théorique comme l'état de nature pour se perpétuer. Tout comme la ploutocratie (le pouvoir des "marchés financiers", c'est-à-dire l'argent) n'en a pas besoin pour vider de son contenu notre pseudo-démocratie.

De l'inséparable mercatisme, l'idéologie des droits de l'homme est - comme le prétendaient Louis De Bonald et Monseigneur Delassus - l'essence de la Révolution, du moins de la Révolution occidentaliste.  

Et aujourd'hui, c'est le grand fétiche que le système orgiaque mercantile américaniste utilise, avec son industrie culturelle, pour prendre d'assaut le monde, de l'Ukraine à l'Iran, de la Syrie à Taiwan.  Et de la mener à une fin triomphante et belliqueuse.

P.S : Parmi les nombreuses inepties retentissantes inventées par les Lumières, y compris Kant, figure le fait que les marchands ne font pas la guerre. L'histoire a amplement démontré qu'ils la font de manière massive, généralement pour des raisons "humanitaires". C'est-à-dire, constamment.

 

dimanche, 04 décembre 2022

Reconsidérer la géoéconomie comme un élément constitutif de l'analyse géopolitique

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Reconsidérer la géoéconomie comme un élément constitutif de l'analyse géopolitique

Lorenzo Maria Pacini

Source: https://www.geopolitika.ru/pt-br/article/reconsiderando-geoeconomia-como-elemento-constitutivo-da-analise-geopolitica

Pour assurer une analyse géopolitique complète, il est fondamental de toujours aussi garder à l'esprit la géoéconomie, une sous-discipline qui devrait être mieux formalisée et structurée pour faciliter son utilisation efficace.

Placer la géoéconomie dans son contexte approprié

Tant dans le contexte scientifique que dans le monde de l'information de masse, on entend beaucoup parler de géopolitique, une discipline de la sphère des sciences politiques et des relations internationales qui étudie une pluralité de sujets, comme l'a défini Carlo Terracciano :

    "Cette branche de la Géographie Anthropique qui analyse la relation entre l'Homme et la Terre, entre la Civilisation et la Nature, entre l'Histoire et la Géographie, entre les peuples et leur Lebensraum (Leben = Vie ; Raum = Espace ; Lage = Site/Situation), c'est-à-dire l'espace vital nécessaire à la Communauté étatique, comprise de manière organique, pour vivre, croître, se développer, s'étendre et prospérer : créer du bien-être, de la Civilisation et des Valeurs pour ses membres, vivant ensemble sur le même sol et unis dans une communauté unitaire de destin. Ou, pour le dire dans les termes plus techniques de Luraghi : "La géopolitique est la doctrine qui étudie les phénomènes politiques dans leur distribution spatiale et dans leurs causes et relations environnementales, également considérées dans leur développement". Et encore : "La géopolitique est une synthèse : une vision large dans le temps et l'espace des phénomènes généraux qui lient la perception des facteurs géographiques aux États et aux peuples [1]".

Moins largement, mais de manière non moins importante, on entend parler de la géoéconomie, qui est une sous-discipline [2] de la géopolitique qui se caractérise par l'étude des doctrines et des actions géopolitiques d'un point de vue économique, y compris les processus, les relations et la situation financière des acteurs en interaction.

Afin de mieux définir le cadre dû à la géoéconomie, il est d'abord nécessaire de se pencher sur son développement dans le volet des sciences politiques. La Géopolitique classique (19ème - début du 20ème siècle) percevait le monde comme subdivisé exclusivement sur la base des frontières étatiques, avec le large spectre de catégories urbaines qui se cristallisaient dans l'imaginaire collectif (villes, métropoles, colonies, états, nations, etc.), tandis que la Géopolitique du 20ème siècle a changé d'approche et a commencé à reconnaître la présence de zones et de flux d'influence, dynamiques et tendant à varier dans leur localisation géographique (capitaux, biens, travail, migration, tourisme, Heartland, Rimland, etc.)

Alors que, par conséquent, l'"ancienne" géopolitique ne s'intéressait qu'à la détermination des politiques en fonction de la situation géographique des États, la "nouvelle" a également commencé à étudier l'impact de l'histoire du développement économique, des identités ethniques, confessionnelles et nationales, des conflits sociopolitiques et des transformations financières et monétaires, etc.

Les domaines considérés ont également changé, ajoutant à la géosphère, à l'hydrosphère et à l'atmosphère également la spatio-sphère et l'infosphère (ou cybersphère). Plus récemment, nous avons également assisté à la formation de sous-sphères telles que l'économique (industrielle et commerciale), la financière (monétaire) et la culturelle (art, théâtre, cinéma, mode, musique). Une fois encore, les relations internationales entre les acteurs, telles que les alliances, les accords, les stratégies partagées dans tous les plans d'intérêt susmentionnés, sont de plus en plus prises en compte.

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Par conséquent, il est clair qu'actuellement, pour changer le statut géopolitique d'un pays, son influence, son leadership et sa domination, il est nécessaire de modifier la structure des sphères et du monde complexe qui le caractérise.

En essayant de placer la Géoéconomie dans cette vaste agonie, nous pouvons essayer de faire une distinction en macro-zones de la Géopolitique:

    - La géo-histoire (ou géo-chrono-politique), qui étudie les constitutions politiques, les doctrines et les actions des États dans l'histoire et dans leur interaction ;
    - La géoéconomie, qui aborde les doctrines et les actions géopolitiques d'un point de vue économique ;
    - La géo-ethno-politique, qui traite des interactions des différents groupes ethniques, de leur positionnement à la surface de la Terre et des flux migratoires ;
    - La géo-confessiono-logie, qui divise le monde en régions dominées par des doctrines religieuses spécifiques et étudie les interactions entre les États ;
    - La géo-polémo-logie, qui se concentre sur la composante conflictuelle de la politique, en divisant le monde en zones de conflit et en étudiant leurs possibilités ;
    - La géo-futuro-logie, basée sur la prédiction de divers scénarios et situations et sur des hypothèses théoriques de restructuration du monde.

Bien que la distinction puisse sembler quelque peu floue, étant donné l'interpénétration normale des domaines de connaissance décrits, il n'en reste pas moins vrai que les chercheurs en géopolitique tendent de plus en plus à se spécialiser dans les différents domaines, à tracer de plus en plus leurs frontières, un sort typique de toute science au fur et à mesure de son développement.

Il n'est plus possible d'ignorer la spécificité d'un champ disciplinaire sans courir le risque de tomber dans une grave carence scientifique et même avant cela épistémologique, gnoséologique et herméneutique : la géoéconomie doit être reconnue comme telle et être pleinement traitée dans le cadre de la géopolitique.

En étudiant les marchés, la division en sphères d'influence, le choc des intérêts économiques, les dépendances indépendantes du statut, l'espace économique transfrontalier, les devises et les systèmes financiers, la géoéconomie agit comme un outil organisationnel pour la création de la stratégie géoéconomique d'un État, qui détermine sa position dans l'espace géoéconomique mondial.

La statique de la géoéconomie devrait inclure :

    - La division industrielle et économique du monde entre les puissances les plus puissantes ;
    - La division financière et économique du monde en zones de dominance, l'influence du dollar, de l'euro, du rouble, la zone émergente du yuan, les zones monétaires nationales et le monde des crypto-monnaies ;
    - La division du monde entre pays producteurs de matières premières et pays consommateurs de matières premières ;
    - La division du monde de l'énergie entre les pays fournisseurs et les pays consommateurs d'énergie ;
    - La division du monde entre pays producteurs et pays consommateurs d'armements et d'équipements militaires ;
    - La division du monde entre pays producteurs et pays consommateurs de produits agricoles ;
    - La division du monde entre pays producteurs et pays consommateurs ;
    - La division du monde entre les pays bénéficiant d'un climat favorable et d'une infrastructure touristique développée, et les pays qui sont principalement à l'origine des flux touristiques.

La dynamique de la géoéconomie englobe tous les processus économiques mondiaux qui introduisent des changements dans la structure géoéconomique du monde, notamment :

    - les flux de marchandises;
    - les flux de main-d'œuvre;
    - les flux financiers;
    - les flux de touristes;
    - les flux d'athlètes et de leurs supporters, etc.

Bien entendu, nous avons affaire à une discipline qui n'est pas encore totalement indépendante - à supposer que les disciplines puissent exister isolément des autres - et qui est plutôt une activité qui se déroule dans un contexte de recherche.

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La géoéconomie occupe une place de choix parmi les autres disciplines académiques modernes, notamment l'économie, les sciences politiques, la géographie et l'histoire.

Tout d'abord, du point de vue de la science économique, la géoéconomie est considérée comme une partie de l'économie, une méthode d'étude des processus économiques ; en même temps, il n'y a pas d'unanimité au sein de la science économique, il n'y a pas de consensus sur la place de la géoéconomie.

Deuxièmement, la géoéconomie peut être considérée comme faisant partie de la science géographique, c'est-à-dire comme une sous-discipline géographique dont l'objet est l'étude de la formation des géosystèmes économiques transnationaux, des facteurs spatiaux (géographiques) d'importance internationale.

Troisièmement, elle peut être abordée par le biais de l'économie politique, en étudiant les modèles de développement politico-économique mondial et régional, les interrelations entre les États et les unions économiques entre les pays, la structure politico-économique du monde.

Dans la quatrième partie, la géoéconomie est une combinaison, une certaine synthèse des approches et stratégies géographiques, économiques et politiques. Les processus politiques et économiques ne s'épuisent pas dans un seul géo-espace et ne fusionnent pas non plus au fil du temps. Cela donne aux géographes et aux économistes modernes la possibilité d'appliquer une approche de terrain à leurs recherches, en construisant des sphères d'influence géoéconomiques qui ne coïncident pas toujours avec les frontières d'une nation, les renforçant ou les affaiblissant [3].

Son interface entre l'économie, la géographie et les sciences politiques en fait un nœud crucial pour aborder la complexité du monde contemporain.

Genèse et bref historique de la géoéconomie

L'attachement de l'économie à la politique, à l'histoire, à la géographie et à la culture nationale se retrouve chez de nombreux chercheurs des 19ème et 20ème siècles. Ces approches appartenaient à Fernand Braudel, Immanuel Wallerstein, Fritz Roerig et Friedrich List. La notion même de géoéconomie a été introduite par l'historien français Fernand Braudel [4]. En tant que chercheur en civilisation et spécialiste de l'histoire économique, Braudel a étudié de longues périodes de temps, faisant un usage intensif des statistiques économiques et de la géographie rétrospective afin de créer un vaste paysage historique d'"histoire sans événement", dans lequel les événements sont enregistrés non pas comme des phénomènes locaux de la politique, mais comme des "anomalies" découvertes par l'historien dans le cours naturel de la vie historique de la société. Il a ainsi créé un modèle de recherche original, considérant les "structures de la vie quotidienne" qui ne changent pas avec le temps et sont les conditions matérielles de l'existence de l'État dans un environnement géographique et social donné. Cette approche fait de Braudel (photo) un géopolitologue et un géo-économiste à part entière.

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Les auteurs russes ont également utilisé des termes et des arguments géoéconomiques. Au début du 20ème siècle, divers aspects de la vie mondiale, des concepts économiques et géopolitiques ont été développés dans l'économie politique marxiste, la théorie des grands cycles de Nikolaï Kondratiev [5], et la conception tectologique de la société d'Alexandre Bogdanov, les théories des eurasistes. Les principales idées de la géoéconomie russe ont émergé dans le premier tiers du 20ème siècle, une période au cours de laquelle des notions de dynamique économique et géopolitique, telles que les systèmes de domination du capital financier international, les grands cycles commerciaux, le développement régional eurasiatique, etc. ont été introduites.

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Nikolaï Kondratiev.

La géoéconomie en tant que concept unificateur de la géopolitique et de l'économie a commencé à être activement utilisée relativement récemment. Le fondateur de la phase moderne de la géoéconomie aux États-Unis est considéré comme étant Edward Luttwak, un historien et géopoliticien américain spécialisé dans les coups d'État et les conflits militaires. Luttwak oppose la géopolitique à la géoéconomie en tant que politique fondée sur la concurrence économique ; selon lui, le comportement des grandes puissances se réalise aujourd'hui comme une incarnation de la logique du conflit dans la grammaire du commerce. La géoéconomie nécessite alors le développement de techniques de défense économique et offensive, car la menace géopolitique d'un État est une menace économique.

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Edward Luttwak.

En Europe, dans les années 1980, le politicien et économiste français Jacques Attali, représentant de l'approche néo-mondialiste, était un partisan du concept de géoéconomie. Attali a soutenu avec force que le dualisme géopolitique avait été aboli et que l'avènement d'un monde unique structuré sur les principes de la "géoéconomie" était imminent.

Les principales zones économiques du monde sont l'espace américain, l'espace européen et l'espace de la région Pacifique. Entre ces trois espaces mondialistes, selon Attali [7], il n'y aurait pas de distinctions ou de contradictions particulières, car les types économiques et idéologiques seraient strictement identiques dans tous les cas. La seule différence serait la position purement géographique des centres les plus développés, qui se concentreraient en structurant les régions moins développées situées à proximité spatiale autour d'eux. Une telle restructuration concentrique ne sera possible qu'à la "fin de l'histoire" ou, en d'autres termes, à l'abolition des réalités traditionnelles dictées par la géopolitique. Le mélange de logique géo-économique et néo-mondialiste, c'est-à-dire l'absence d'un opposé polaire à l'atlantisme, est devenu possible après l'effondrement de l'URSS. La néo-mondialisation n'est pas une continuation directe du mondialisme historique, qui présupposait à l'origine la présence d'éléments socialistes dans le modèle final. Il s'agit d'une version intermédiaire entre le mondialisme proprement dit et l'atlantisme. L'intensification, à la fin du 20ème siècle, de l'analyse des dynamiques économiques de longue durée et l'attrait d'un nombre croissant de chercheurs pour l'approche par système mondial ont conduit à l'émergence d'un nouveau paradigme civilisationnel dans lequel l'accent est mis sur les cycles longs de l'hégémonie mondiale.

Une (re)considération nécessaire de la géo-économie

L'essence du vecteur le plus récent du développement mondial est l'entrée du monde dans l'ère du passage d'une vision géopolitique à une vision géoéconomique. Le multipolarisme est désormais une réalité factuelle de plus en plus évidente et il est inévitable de l'envisager également sous l'angle économique et financier, qui en constitue d'ailleurs une partie très importante et inévitable, puisque les processus qui conduisent à une géopolitique multipolaire factuelle sont en grande partie de nature économique. Un nouveau domaine d'accords d'intérêt commun s'est ouvert. L'approche géoéconomique - sa géogenèse - a reçu un profond ancrage théorique et méthodologique. Un nouveau cadre de compréhension du monde a été formé sur la base de notions, de catégories et de significations plus récentes.

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Parmi eux, les attributs géoéconomiques tels que l'espace géoéconomique, les frontières économiques pulsantes, les géofinances, l'évolution des formes de marchandises et les thèmes de la communication économique mondiale, le "marché environnemental" avec son effet stratégique, les noyaux de reproduction internationalisée (cycles), les "systèmes-pays" tournés vers l'extérieur et l'intérieur, le comptage du revenu mondial, l'atlas géoéconomique du monde, le regain d'intérêt pour la géologie, les interprétations volumétriques multiformes des situations géoéconomiques, la haute technologie, les guerres géoéconomiques, les contre-attributions géoéconomiques, les premières indications du droit géoéconomique, la transnationalisation ethno-économique, sans oublier le cyberespace avec la numérisation des monnaies et des échanges.

L'impact de la stratégie géoéconomique d'entités supranationales à fort pouvoir financier interagissant avec les États et les macro-structures, telles que le Forum économique mondial, les Nations unies, le Forum économique eurasien, les BRICS, mais aussi Big Pharma et Big Data, en particulier les FANG, dont les activités, les stratégies, les documents et les décisions sont cruciaux à la fois pour comprendre la nature multivariée du développement mondial et pour analyser la centralité réelle de la géoéconomie dans un contexte communicationnel où elle se manifeste faiblement.

Un exemple concret est le niveau de développement économique et social proposé par les Nations Unies, basé sur les critères suivants :

    - le niveau de développement économique (PIB/PNB par habitant, structure industrielle des économies nationales, production des principaux produits par habitant, indicateurs de qualité de vie, indicateurs d'efficacité économique) ;
    - le type de croissance économique (extensive, intensive, à forte intensité de connaissances) ;
    - le niveau et la nature des relations économiques extérieures (déterminés par le degré d'ouverture de l'économie sur le monde, la sophistication des marchés intérieurs, etc ;)
    - le potentiel économique du pays.

Sur la base de ces critères, l'ONU identifie des groupes d'États : les pays développés, les pays en développement, les pays à économie en transition, qui constituent des mondes différents sur la carte géo-économique du monde. Ces indicateurs déterminent également la situation géopolitique et géoéconomique de chaque État et l'image géoéconomique du monde dans son ensemble, qui se compose des États en situation géoéconomique.

Il s'ensuit clairement que la formation de stratégies géoéconomiques mondiales et nationales est devenue une tâche importante de la géoéconomie appliquée. La création d'une stratégie mondiale de développement est une tâche complexe et multiforme, qui est entreprise par de nombreuses entités et approuvée, en règle générale, par les participants, en faisant souvent appel à des structures fiduciaires ou consultatives externes, comme dans le cas des grands holdings bancaires qui sont appelés à rédiger les lois financières des États ou à gérer le crédit des banques centrales.

En un sens, cependant, ce mode de fonctionnement donne à la géoéconomie une place plutôt modeste après la justice sociale, c'est-à-dire le dépassement des écarts économiques et des inégalités dans les conditions de vie des citoyens, des peuples du Nord et du Sud, ainsi que de l'Ouest et de l'Est, les questions écosystémiques et l'avènement de nouvelles parodies numériques. Encore une fois, il est inévitable de souligner comment une stratégie globale ne correspond pas à une stratégie valable "pour tous", en rappelant comment les symétries dans un scénario géopolitique multipolaire caractérisent les stratégies géoéconomiques, et vice versa.

La stratégie globale vise à atteindre le développement durable et l'égalisation des pays (en termes de niveau de vie, de critères sociaux et de possibilités de développement). La stratégie géoéconomique d'un État consiste à accroître sa compétitivité dans la lutte pour les marchés mondiaux, à augmenter son influence dans les processus géoéconomiques mondiaux et sa durabilité géoéconomique. C'est peut-être l'un des points les plus importants sur lesquels se joue la revalorisation de la géoéconomie en tant que science sur l'échelle de la géopolitique, devant les autres sciences sociales et politiques : un État ou, dans son ensemble, une macro-zone d'influence et de relations, ne peut pas ne pas tenir compte du succès interne, également en termes d'existence et de continuité, comme point de départ des stratégies internationales et inter-zones. C'est, ipso facto, l'échec pragmatique et même avant cela, l'échec conceptuel de l'unification sous une gouvernance unique. Ce "succès" du multipolarisme, qui a vaincu l'unipolarisme et ouvert de nouvelles cartographies politiques, économiques et existentielles, est le promoteur d'un multigéoéconomisme, dans lequel les sphères d'influence sont afférentes aux pôles géopolitiques d'identité et de pouvoir [8].

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Une critique de nature conceptuelle qui, à mon avis, est légitime pour la géoéconomie, toujours en vue d'une réévaluation attentive, est le besoin que cette discipline a d'une plus grande conceptualisation. En effet, il manque des théories sectorielles bien définies et des méta-analyses, ce qui fait que la plupart du temps, la géoéconomie se réfère aux doctrines et théories économiques et géopolitiques, sans pour autant développer les siennes, conformément à ce caractère pluridisciplinaire qui lui est dû. Le risque est de rester une branche avec un développement par inertie, sans libérer son potentiel et sans pouvoir expliquer adéquatement la complexité globale que nous connaissons.

Notes:

[1] Cfr. C. Terracciano, Geopolitica, AGA Editrice, Milano 2020, cap. I.
[2] Sans vouloir chercher à retirer de la dignité à la dite discipline, nous utilisons le terme de"sous-discipline" pour indiquer une "dérivation" et non pas pour poser une hiérarchisation dans les importances.
[3] Danscertains cas, le terme de "géo-économie" est remplacé par d'autres, similaires: G. D. Glovely propose “économie géopolitique”, auquel E. G. Kochetov colle l'adjectif de “globalíste”.
[4] Cfr. F. Braudel, La dinamica del Capitalismo, Il Mulino, Bologna 1977.
[5] Pour approfondir cette idée des plus intéressantes de N. K. Kondratiev, I cicli economici maggiori, a cura di G. Gattei, Cappelli, Bologna 1981.
[6] Para aprofundar: G. Rispoli, Dall’empiriomonismo alla tectologia. Organizzazione, complessità e approccio sistemico nel pensiero di Aleksandr Bogdanov, Aracne, Roma 2012.
[7] J. Attali, Breve storia del futuro, a cura di E. Secchi, Fazi, Roma 2016.
[8] Cfr. L. Savin, Ordo Pluriversalis. La fine della Pax Americana e la nascita del mondo multipolare, prefazione e curatela di M. Ghisetti, Anteo Edizioni, Avellino 2022.

mardi, 01 novembre 2022

L'empire entre la crise de l'État-nation et l'intégration de l'espace civilisationnel

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L'empire entre la crise de l'État-nation et l'intégration de l'espace civilisationnel

par Maxence Smaniotto

Source: http://www.cese-m.eu/cesem/2022/10/limpero-tra-crisi-dello-stato-nazione-e-integrazione-dello-spazio-civilizzazionale/?fbclid=IwAR0uunL17JhVJ-hUA3G8-moxCBxV4U--wtmxG5qc-HLBtdmyYImIklb7SEo

Permanences historiques et courtes durées

Prise individuellement, la discipline de la géopolitique ne suffit pas à expliquer les dynamiques profondes qui caractérisent, et souvent déterminent, les relations entre les nations. Pour être fructueuse et surtout complète, leur analyse doit prendre en compte une grille de lecture multifactorielle et comparative dans laquelle convergent différents facteurs explicatifs qui se complètent, et ce, afin d'éviter de dangereuses explications monofactorielles (A. Chauprade, 2007).

En effet, comment la géopolitique pourrait-elle expliquer à elle seule les soulèvements violents et spectaculaires qui ont eu lieu au Sri-Lanka en été 2022 ? Au contraire, la géopolitique en tant que science ne peut aider autrement que si nous l’appréhendons comme "lit de l'histoire", selon la belle expression conçue par Carlo Terracciano (1986, p. 67). Par là, l'auteur entendait souligner combien la géopolitique doit prendre en compte non pas les relations entre la géographie et la politique, mais plus globalement l'histoire, la religion, les spécificités des cultures - bref, l'immense variété de l'être humain.

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En ce sens, le grand historien français Fernand Braudel - dont l'impact sur la pensée géopolitique et historique contemporaine est incroyablement passé inaperçu - appelait à regrouper les sciences sociales dans une optique comparative afin de jeter les bases d'une science "totale" qui prendrait en compte et valoriserait toutes les branches des sciences humaines, de l'histoire à l'économie, de la géographie à l'anthropologie (1958).

Par ailleurs, et c'est certainement la partie la plus passionnante de son parcours intellectuel, peut-être la plus féconde, il nous a invités à nous intéresser à la "longue durée", c'est-à-dire aux dynamiques sociales les plus profondes, anciennes et peu enclines au changement. Et ce, à une époque, celle des années 30 et 40, qui ne voyait dans l'histoire qu'une longue succession d'événements à reconstituer et à analyser séparément par le savant. En revanche, le "temps court", celui des événements, serait, toujours selon l’historien, de moindre importance.

Sans la dynamique du temps long, sans les permanences, qu'elles soient économiques, sociales, géographiques ou même mentales, aucun événement n'aurait pu avoir lieu. L'être humain, au contraire, naît et se développe en relation avec un contexte donné, il développe des valeurs et des comportements qui le distinguent des autres peuples.

Tous ces facteurs doivent être pris en compte. Et pour ce faire, il faut aller à contre-courant de la conception du temps dominante depuis la fin du 20ème siècle, celle du temps court, où l'accent est mis sur les événements, la rapidité, les crises, les changements brusques, l'émotivité, et penser plutôt en termes de temps long caractérisé par des rythmes très lents, où les changements se produisent un peu à la fois, sur plusieurs générations. Cette dernière conception est insupportable dans un monde dicté par les lois du néolibéralisme, obsédé par la recherche effrénée de la jouissance éphémère, par l'euphorie sans limites (M. Recalcati, 2011).

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Ce n'est donc pas un hasard si cette conception du temps et de l'histoire a connu un succès particulier dans les années 1960 et 1970, époque à laquelle un certain nombre d'intellectuels français, regroupés plus tard sous l'appellation de French Theory, allaient avoir un immense impact au pays du libéralisme et des conceptions individualistes, les États-Unis d'Amérique. De Michel Foucault à Judith Butler, dans un mouvement d'accélération croissante qui se mariera bien avec les théories de la cybernétique et du transhumanisme qui ont fait de la Silicon Valley le centre de gravité civilisationnel occidental du XXIe siècle.

Vivre dans le temps court, dans la rapidité, signifie, d'un point de vue psychologique, vivre dans l'imaginaire. La recherche effrénée de la nouveauté et du plaisir répond à un impératif bien précis : nier, en le court-circuitant, le principe de réalité pour maintenir exclusivement le principe de plaisir (C. Melman, 2003). Mais ces derniers doivent, tôt ou tard, se soumettre aux premiers. Cette transition peut être particulièrement compliquée et douloureuse, car elle impose une révolution copernicienne et un renoncement, de la part du sujet, à une part considérable du plaisir recherché. Cela conduit invariablement à une renégociation de la vision de soi et du monde, un processus extrêmement compliqué dans le contexte d'une civilisation hédoniste et où l'individu est, au nom de l'égalitarisme, souverain de lui-même et où la société doit pouvoir s'adapter à ses besoins.

A ce stade, nous pouvons l'affirmer explicitement : les événements qui secouent le monde depuis quelques années et qui semblent trouver, en 2022, d'inquiétants points de convergence, incarnent le principe de réalité. D'un point de vue géopolitique et plus généralement historique, le principe de réalité se traduit par ces constantes du temps long que nous avons évoquées précédemment, et que le temps court, celui des événements, n'affecte en rien. Et, pourrions-nous ajouter, une certaine conception de l'histoire, non pas comme une simple succession linéaire d'événements, mais comme un temps cyclique, tel que le conçoivent, bien qu'à partir d'hypothèses différentes, Oswald Spengler (1922) et Arnold J. Toynbee (1972).

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Les explosions des États-nations syrien, irakien et libyen, artificiels dans la mesure où ils ont été construits par des puissances étrangères et ne correspondaient pas aux frontières ethniques et linguistiques des peuples qui les habitaient, auraient dû dévoiler ces dynamiques profondes propres au temps long ; la guerre en Ukraine les révèle de manière claire et incontestable. Contrairement à ce qu'affirment les gouvernements et les analystes, la Russie n'est pas en train d’englober les parties orientale et méridionale de l'Ukraine à cause d'Euromaïdan. L'Euromaïdan n’est en soi qu’un événement de peu ou aucune d'importance. Il s’agit plutôt d’un événement qui traduit, rend symptomatique, pourrions-nous dire, des dynamiques plus profondes et plus anciennes. La Russie, de notre point de vue, après une pause de trente ans, poursuit plutôt ce qu'elle avait commencé au 8ème siècle, lorsque, suivant le cours des rivières, la Rus' de Kiev et, plus tard, celle de Moscovie, ont commencé à étendre leur influence vers le sud, et qu'elles ont finalement achevé au 18ème siècle avec l'annexion de la Crimée et la fondation d'Odessa, à savoir l'accès aux mers chaudes, la mer Noire et, de là, à la Méditerranée.

Sans ces accès, la Russie est géopolitiquement étranglée, car ni la façade maritime sibérienne ni la minuscule et isolée exclave de Kaliningrad, qui fournit un maigre mais stratégiquement important accès à la mer Baltique, ne peuvent compenser la perte sur les débouchés de la mer Noire et de la mer Méditerranée.

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Les événements qui caractérisent les relations entre la Russie et l'Ukraine sont également incompréhensibles pour l'homme qui vit dans (et des) les hoquets du temps court, mais compréhensibles pour l'homme qui vit dans le temps long, qui conçoit l'histoire en termes de lenteur. Il comprend que l'humanité assiste au crépuscule des États-nations issus de la Modernité et, par conséquent, à l'échelle du temps historique long, d'un événement, et du retour des Empires, éléments propres au temps long, permanences qui résistent au passage du temps et au cycle des événements, et où convergent, se sédimentent et se complètent des éléments géographiques, civilisationnels, anthropologiques, religieux et mentaux.

L'objectif de cette brève étude, nécessairement incomplète compte tenu de la complexité et de l'immensité du sujet, sera de mettre en lumière les dynamiques qui sous-tendent les relations entre les pays et déterminent leurs orientations. Nous tenterons, avec humilité et circonspection, d'aller plus loin que l'analyse superficielle de l'actualité, de relier les événements aux permanences, et vice versa.

Cela est nécessaire car il est désormais clair que la Russie et la Chine, et, comme nous le verrons, d'autres pays, n'essaient pas de redevenir des empires - ils n'ont jamais cessé de l'être.

Mais avant de se plonger dans la définition de ce que nous entendons par le concept fondamentalement très vague d'"empire", il est nécessaire d'aborder de manière générale les questions particulièrement sensibles de la crise de l'État-nation, du mondialisme et de la multipolarité aujourd'hui.

Empire et État-nation

Les dynamiques qui ont conduit à la crise actuelle des États-nations sont variées et sont présentes depuis plusieurs siècles. Plus précisément, depuis 1648, date à laquelle le traité de Westphalie a sanctionné le fait que les guerres et les traités étaient désormais l'apanage des monarchies, alors qu'auparavant ils étaient menés principalement sur une base religieuse. Le traité stipulait ce qui se passait déjà depuis un certain temps, à savoir la naissance d'États-nations, qui aurait d'immenses conséquences. Un siècle et demi plus tard, ce sera l'aube des guerres de masse, des idéaux républicains, des principes de laïcité et de progrès, pierres angulaires de la plupart des États-nations. C'est ce mouvement qui fragmente, sur une base ethnique, culturelle et linguistique, les grands empires de l'époque et qui, se répandant dans le monde entier, détruira un grand nombre de monarchies et créera à son tour de nouveaux États-nations, de nouvelles républiques qui, détachées de l'empire dont elles faisaient partie, seront trop faibles pour être véritablement souveraines.

Deux dynamiques semblent importantes et intimement liées.

Tout d'abord, l'essence même de l'Occident, qui porte en lui les contradictions internes qui conduisent les États-nations qui y adhèrent à la crise : l'industrialisation, le capitalisme, le rationalisme, la laïcité, le matérialisme sont des idéologies qui n'ont cessé de détruire les fondements mêmes des sociétés traditionnelles, y compris celles qui s'étaient constituées en États-nations.

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La deuxième dynamique est celle qui a permis à l'Occident d'opérer même dans les espaces les plus reculés d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine : la mondialisation, qui deviendra maintenant la globalisation, c'est-à-dire la tentative de convertir chaque espace civilisationnel, chaque culture, aux valeurs de l'Occident.

La mondialisation et la prolifération des États-nations, très souvent dotés de frontières totalement artificielles, ont été des facteurs de déstabilisation mondiale. Aujourd'hui, un certain nombre d'analystes parlent de l'émergence d'un monde multipolaire fondé sur les civilisations (S. Huntington, 1996 ; A. Dugin, 2013) et qui ferait suite à la crise des États-nation. Cependant, le dépassement du modèle de l’État-nation ne peut pas se faire sur la base exclusive de la civilisation, concept qui, à partir d’un certain point, se révèle excessivement étendu et mal défini. Pour être opérante et cohérente en un monde multipolaire, chaque civilisation a besoin d'un pôle organisateur. Celui-ci ne peut être autre que l'empire, le modèle de l'État-nation étant historiquement, démographiquement et géographiquement incapable d'organiser les civilisations.

Un exemple classique de civilisation sans pôle organisateur et, donc, hautement instable, est l'islam sunnite, où aucun État-nation arabe n'a jamais réussi à devenir le leader de cette civilisation, et où seulement le modèle impérial a su faire rayonner cette civilisation. Pendant un temps, l'Égypte avait tenté d’assumer ce rôle. Aujourd'hui c'est l'Arabie Saoudite, qui possède la Mecque, qui s'y essaie maladroitement. Mais la réalité est que seuls deux empires musulmans ont survécu et peuvent aujourd'hui organiser et intégrer cet espace civilisationnel : la Turquie (sunnite) et l'Iran (chiite). Leurs relations conflictuelles, empreintes de compétition, y compris militaire, ont des racines historiques profondes, mais résultent avant tout de cette dynamique impériale consistant à s'ériger en leaders de l'Islam.

Les États-nations ont fonctionné à un moment précis de l'histoire de l'humanité, notamment en Europe. Ils sont nés en opposition à des empires en déclin, ou qui s'étaient lancés dans une volonté d'assimilation inadaptée à une conception impériale, où l'extension territoriale entraîne de force une pluralité de peuples, chacun avec sa propre culture, et qui ne peuvent être assimilés de force sans risquer l'implosion de l'empire.

En d'autres termes, les États-nations sont apparus à la suite de la crise du modèle impérial, qui était patent au 18ème siècle. Le XXIe siècle sera l'époque qui verra la crise des États-nations et la renaissance de ces empires qui, constantes inscrites dans le temps  long, ont su, chacun à leur manière, limiter les dégâts des États-nations modernes et technologiquement avancés, en prendre certaines caractéristiques et les utiliser contre eux.

Si les empires ont pu perdurer dans le temps, c'est grâce à un certain nombre de facteurs, aussi bien géographiques que religieux, démographiques et civilisationnels. Aujourd'hui, nous pouvons identifier six pays qui peuvent être définis comme des empires et qui profitent de la crise des États-nations pour réapparaître en tant que centres de pouvoir et d'intégration régionale : les États-Unis, la Turquie, la Russie, l'Iran, la Chine et l'Inde.

Mais quelles sont les caractéristiques déterminantes d'un empire, de l'antiquité à nos jours ? Nous en proposons sept, et nous les analyserons brièvement l'une après l'autre.

Caractéristiques de l'empire

Une fois que nous avons considéré l'hypothèse secondaire selon laquelle la forme impériale s'inscrit comme une constante du temps long, il reste peut-être la tâche la plus ardue, celle de définir ce qu'est un empire et les caractéristiques qui le distinguent.

Une tâche ardue, comme nous le disions, puisque sa définition est affectée par l'époque et les conceptions des uns et des autres, qui traduisent des références très différentes. Par exemple, la vision traditionaliste ne correspond que très peu à la vision matérialiste. Pour les premiers, l'Empire n'est tel qu'en vertu de la présence d'un empereur de droit divin. Dans le second, l'empire n'est rien d'autre qu'une construction élaborée par une classe privilégiée afin de justifier et de légitimer ses intérêts sur les autres classes. De notre point de vue, l'empire ne se définit pas exclusivement par l'immensité de son territoire et la présence d'un empereur de droit divin. La Chine, par exemple, n'a jamais été une monarchie de droit divin, et dans le Saint Empire romain germanique, les empereurs étaient élus par les grands électeurs. Ni le Premier ni le Second Empire français n'étaient de droit divin, bien au contraire !

Ce que nous souhaitons proposer ici, c'est de définir l'Empire selon des critères non partisans, presque dépouillés, libres de toute conception idéologique. Nous définissons l'empire comme un ensemble cohérent de peuples divers par leur ethnie, leur culture et leur religion mais vivant au sein d'un même État décentralisé, doté d'une certaine étendue territoriale, de ressources suffisantes et de caractéristiques qui le rendent souverain et indépendant par rapport aux autres États.

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L'Empire reconnaît la nécessité d'un certain degré d'autorité, à comprendre dans le sens latin d'auctoritas, nécessaire pour permettre aux différents peuples de coexister. Cette auctoritas peut être exercée par la figure symbolique du monarque, ou par une autre figure apparentée, ou encore par un système étatique et civilisationnel suffisamment fort et stable pour garantir l'unité de l'Empire. En d'autres termes, l'Empire existe nécessairement en vertu de la présence ou de l'absence d'un monarque de droit divin, et se définit plus spécifiquement en fonction de son essence.

La structure d'un empire est définie en fonction de sept traits fondamentaux: l'aire géographique, l'espace civilisationnel, la langue, la religion, l'économie, la démographie et l'armée. Si l'un de ces traits fait défaut, l'empire n'est plus un empire, car il n'est ni souverain, ni central, ni capable de garantir l'autorité.

La géographie est la base de l'Empire, l'axe physique sur lequel il fonde son existence et sur lequel il exerce sa souveraineté. Un empire sans territoire est tout simplement inexistant, et un peuple sans territoire est à la merci des États dans lesquels il vit. Elle ne peut aspirer à autre chose qu'à des succès économiques et politiques éphémères dans le cadre d'autres pays, ce qui peut s'avérer dangereux si la situation locale se détériore. Les Arméniens, les Juifs, les Yazidis et les Zoroastriens en sont des exemples typiques.

La géographie englobe plusieurs notions. Tout d'abord, celle du territoire. L'empire est une réalité vivante, une entité étatique, sociale et civilisationnelle. Elle a donc besoin d'un territoire sur lequel développer et exercer sa souveraineté à travers les lois qu'elle s'est donnée et que, dans certains cas, elle peut même imposer à l'étranger, soit directement par sa propre présence physique, soit indirectement par le biais des structures supranationales, donc impériales, qu'elle contrôle ou dans lesquelles elle a une plus grande influence. Un cas paradigmatique est celui des États-Unis, dont les lois nationales sont conçues de telle sorte qu'ils peuvent violer à volonté la juridiction des pays dits "alliés", par exemple en infligeant des amendes aux entreprises étrangères qui commercent avec des pays que Washington a décrétés comme étant ses "ennemis".

La géographie territoriale de l'Empire est caractérisée par une certaine étendue. Elle doit pouvoir assurer, en cas de guerre ou de catastrophe naturelle, un arrière-pays sécurisé, comme ce fut régulièrement le cas pour la Russie (invasion napoléonienne, Seconde Guerre mondiale) et la Turquie pendant et après la Grande Guerre. En outre, le territoire doit être en mesure de garantir l'approvisionnement en nourriture de la population. Par conséquent, et c'est là que réside la deuxième notion, un territoire a besoin d'une infrastructure de bonne qualité pour assurer les connexions entre une région et une autre, c'est-à-dire pour favoriser l'intégration géographique.

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La force de Rome ne résidait pas seulement dans ses excellentes légions ou son administration, mais surtout dans la construction de routes, de ponts, d'aqueducs et de ports. Un empire vaste et mal connecté, doté d'infrastructures peu nombreuses et délabrées, est voué à se fragmenter et à imploser car trop de régions et de peuples restent isolés et, ne se reconnaissant pas comme faisant partie d'un même ensemble étatique, seraient logiquement tentés de faire sécession.

Le troisième facteur, peut-être le plus important, est celui de l'emplacement. Elle a été soulignée par le géographe américain Nicholas J. Spykman. La situation géographique permet d'accéder aux ressources naturelles, aux meilleures voies de communication, aux débouchés des mers chaudes et des océans, et permet également la proximité des alliés, la distance des ennemis et les centres de pouvoir. Les États-Unis possèdent d'importantes ressources naturelles sur leur propre territoire, ne sont pas entourés de pays hostiles et, grâce à leurs côtes, l'Atlantique et le Pacifique, se trouvent en plein centre des deux pôles les plus riches de la planète, l'Europe et l'Asie orientale. En revanche, la Russie, qui est immense, a peu de débouchés sur les mers chaudes, qui sont d'ailleurs fermées (la mer Caspienne) ou semi-fermées (la mer Noire).

Elle rencontre des difficultés considérables à l'ouest, où l'UE, "tête de pont des Etats-Unis en Eurasie" (Z. Brzezinski, 1997) et cheval de Troie de l'OTAN, a intégré la majeure partie du continent au détriment de Moscou, et à l'est, où la Chine aspire à intégrer et exploiter la Sibérie orientale, immense, riche et dépeuplée.

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L'Iran, en grande partie désertique, est enclavé entre les chaînes de montagnes de l'ouest (les monts Zagros), celles du nord (les monts Elbrus et la chaîne du Kopet Dag) qui donnent accès à la mer Caspienne ; à l'est et à l'ouest, le pays est bordé de vastes déserts qui bordent des États-nations qui ont été soit occupés par les États-Unis pendant longtemps, l'Afghanistan et l'Irak, soit de proches alliés des États-Unis, le Pakistan et la Turquie. Le sud de l'Iran donne accès au golfe Persique, qui est également fermé, et à l'océan Indien. Les nombreux incidents sur les rives du détroit d'Ormuz visent à limiter davantage les capacités de projection de l'Iran, fermant définitivement le pays au reste du monde.

Enfin, il y a la Chine, dont l'interface maritime - donnant accès à la zone économique la plus riche de la planète - est extrêmement limitée par une coalition américaine faisant office de "cordon sanitaire", représentée par le Japon, la Corée du Sud, Taiwan, Guam, les Philippines et le Vietnam. D'où les tentatives de Pékin d'ouvrir des voies de communication à travers les chaînes de montagnes de l'ouest et, sur les mers, de récupérer Taïwan et une partie des îles Spratly, de passer des accords avec les îles Salomon et le Myanmar, et enfin de s'appuyer sur la très nombreuse et riche diaspora chinoise disséminée dans toute l'Asie du Sud-Est, à Singapour, en Malaisie, en Indonésie et en Thaïlande.

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Le dernier facteur géographique d'une certaine importance est la variété des paysages. Certaines géographies physiques favorisent l'homogénéité et la centralisation, par exemple les steppes centrasiatiques, tandis que d'autres favorisent la pluralité et la décentralisation, par exemple la Méditerranée et l’Europe.

Chaque empire se perçoit comme le pôle central d'un espace civilisationnel et agit en conséquence. Lorsque le sultan ottoman Selim Ier a contraint le dernier calife abbasside al-Mutawakki III à lui céder le titre de chef des croyants, l'Empire ottoman est devenu le centre de l'islam pendant quatre siècles. De même, la Russie, qui n'a jamais contenu dans ses frontières tous les États et les peuples de la foi orthodoxe, en représente néanmoins le pôle central, notamment en vertu du concept de la Troisième Rome.

La tendance de tout empire est d'intégrer l'espace civilisationnel dont il se perçoit comme le centre. Cela se produit non seulement par la religion ou la langue, mais aussi par les voies de communication, le commerce, la diffusion des modes et des idées, ainsi qu'une histoire commune. Tout cela contribue à imprimer une certaine mentalité ou, plutôt, une certaine vision du monde, un certain rapport à celui-ci, si particulier qu'il finit par différencier un espace civilisationnel d'un autre. Celle des mentalités est un facteur décisif que soulignait déjà Fernand Braudel à l'époque : "Ces valeurs fondamentales, ces structures psychologiques sont sans doute ce que les civilisations ont de moins communicable les unes aux autres. Et ces mentalités sont tout aussi insensibles au passage du temps". (1963, p. 66).

La vision de soi et du monde varie donc d'une civilisation à l'autre. L'occidentale s'inscrit dans un mouvement qui tend vers le rationalisme, l'éloignement de la vision religieuse, la sécularisation et un certain matérialisme. L'hindouisme, quant à lui, structure une vision cyclique, en quelque sorte fataliste, et est imprégné de sacré. Enfin, le confucianisme se caractérise par la recherche de l'équilibre, le respect des hiérarchies et de l'ordre - l'individu n'y existe qu'en fonction du collectif.

Les espaces civilisationnels tels que nous les définissons ne sont pas ethniquement et culturellement homogènes, et dans certains cas, ils peuvent même inclure différentes religions, comme c'est le cas de la Russie et de l'Iran. La notion d'empire exclut le recours à l'assimilation et à la centralisation, deux concepts cardinaux des États-nations, et est au contraire garante des autonomies locales, qu'elles soient culturelles, territoriales ou religieuses. Dans l'Empire des Habsbourg, par exemple, ni les Italiens, ni les Bosniaques, ni les Hongrois n'étaient considérés comme des Autrichiens. Au contraire, avec la Révolution française de 1789, l'État-nation français considère les Bretons, les Auvergnats, les Provençaux et les Corses comme des Français, c'est-à-dire des Francs : l'assimilation est souvent brutale, et l'école républicaine, rendue obligatoire à la fin du XIXe siècle, y joue un rôle fondamental.

Ces espaces civilisationnels ont invariablement eu tendance à s'intégrer sous l'impulsion de l'Empire, qui les a organisés et structurés. Elle dispose des moyens économiques et militaires, d'une démographie suffisante et d'une puissance politique. Aujourd'hui, cette intégration se fait principalement par la création de structures supranationales économiques, culturelles et armées, telles que le Conseil de coopération des pays turcophones.

Ainsi, les Etats-Unis, héritiers de l'Empire britannique et de la pensée gréco-romaine et protestante, s'imposent désormais comme le pôle organisateur de l'espace occidental. La Chine est ainsi dans l'espace néo-confucéen et taoïste, l'Iran dans l'espace chiite et perse (Tadjikistan, Irak, Syrie, Liban, Bahreïn et Afghanistan occidental), la Turquie dans l'espace turcophone et turcophile (Chypre du Nord, Bosnie, Albanie, Azerbaïdjan, une partie du Caucase du Nord et de l'Asie centrale, Misrata, Kurdistan irakien et Kurdistan syrien), l'Inde dans l'Hindoustan et la Russie dans l'espace de l'Orthodoxe et de l'Eurasie (Europe de l'Est, Serbie, République serbe de Bosnie-Herzégovine, Belarus, Ukraine, Moldavie, pays baltes, une partie du Caucase du Sud, une partie de l'Asie centrale).

La langue est un facteur d'unification extrêmement puissant, mais pas le seul. C'est un signe important d'identité, et c'est généralement autour de la question de la langue que se cristallisent les revendications sécessionnistes et autonomistes. L'État-nation impose son assimilation principalement par l'apprentissage des langues, et tend à faire disparaître les autres, ne laissant place qu'aux dialectes. Dans le cas de l'empire, la langue peut être imposée, mais comme sa vocation n'est pas l'assimilation, cette politique s'avère généralement infructueuse et contre-productive.

Dans les années 1930, à l'apogée du stalinisme, l'Union soviétique a tenté sans succès d'imposer le russe dans toutes les républiques. Non seulement il a échoué, mais il a également dû reconnaître les langues vernaculaires de chaque république, de sorte que même les alphabets autres que le cyrillique (géorgien et arménien) ont été maintenus.

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Entre 1926 et 1938, il y a même eu une tentative d'unifier tous les alphabets en URSS, et le Comité central fédéral du nouvel alphabet a donc été créé. Ce projet utopique a été un échec, mais a tout de même contribué à la transition vers l'alphabet latin pour la plupart des peuples turcophones (Elena Simonato-Kokochkina, 2010). Aujourd'hui, le cyrillique est un alphabet régulièrement utilisé dans le Caucase du Sud, en Russie, en Biélorussie, en Ukraine, en Moldavie, en Serbie, en Bosnie-Herzégovine, en Bulgarie, en Macédoine du Nord, au Monténégro, en Mongolie et en Asie centrale, et il est officiel dans nombre de ces pays.

En bref, la capacité d'un empire à se maintenir dans le temps, à projeter et à structurer son espace civilisationnel est proportionnelle à sa capacité à préserver une langue dans l'espace civilisationnel dont il est le centre.

Un empire a besoin d'une démographie dynamique et importante, avec un équilibre positif entre les naissances et les décès. La masse démographique maintient le territoire de l'empire intact, le légitime, le nourrit et protège ses frontières. Les mastodontes chinois et indiens représentent ensemble un tiers de l'humanité, soit respectivement un milliard quatre cent millions et un milliard trois cent quatre-vingts millions d'habitants. Les autres empires possèdent des masses de population plus faibles, mais suffisamment importantes pour peser au niveau régional, en tout cas bien plus importantes que les États-nations qui les entourent et qui ne représentent rien de plus que des régions au sein des espaces civilisationnels. Les États-Unis comptent trois cent trente millions d'habitants, la Russie cent quarante, la Turquie quatre-vingt-cinq, l'Iran quatre-vingt-quatre.

Le taux de natalité est un paramètre de premier ordre qui doit être constamment pris en compte. Le problème est très présent en Russie (9,71 enfants nés pour 1 000 habitants, quand le taux moyen dans le monde est de 17,5), mais aussi aux Etats-Unis, où le taux de fécondité est somme toute médiocre (12,33), et en Chine (11,30). L'Iran (15,78), l'Inde (17,53) et la Turquie (14,53) s'en sortent mieux et peuvent compter sur une population plutôt jeune et dynamique qui accède de plus en plus à l'enseignement supérieur (1).

Bien que la structure d'un empire soit conçue pour accueillir, dans certaines limites, certains flux migratoires, chacun d'eux naît et se structure autour d'un groupe ethnique principal, auquel d'autres s'ajoutent au fil du temps, par le biais de l'expansion territoriale, d'alliances ou d'invasions. Si le groupe ethnique décline et devient une minorité, il est confronté à deux options. Soit il devient une caste dominante mais à l'équilibre précaire, soit l'empire implose sous les poussées séparatistes ou les invasions. Le substrat ethnique des États-Unis, que l'on appelle généralement WASP, est de confession anglo-saxonne, chrétienne-protestante. Dans le cas de la Chine, le groupe ethnique dominant est celui des Han (92% de la population), tandis qu'en Iran ce sont les Perses (environ 60%), en Turquie les Turcs (environ 75%), et en Russie les Russes (80%). L'Inde est un cas particulier dans la mesure où elle n'a pas de groupe ethnique principal clairement identifié - l'identité de l'empire repose sur l'affiliation religieuse à l'hindouisme (80%) et la langue parlée. Cependant, on peut dire que le principal groupe indien est celui des hindous, qui pratiquent l'hindouisme et parlent l'hindi.

La religion structure l'identité de l'Empire, mais n'en est pas un élément exclusif. L'Empire austro-hongrois était catholique, mais comptait des minorités musulmanes et orthodoxes. De même, la Russie est orthodoxe mais n'exclut pas et ne tente pas de convertir ses populations musulmanes, animistes ou bouddhistes. Quoi qu'il en soit, il reste que la pratique religieuse est fondamentale pour l'empire, qui perdrait son essence s'il convertissait ou abandonnait totalement la sphère religieuse. Des six empires qui existent aujourd'hui, aucun ne néglige la question religieuse, bien au contraire. Qu'elle soit pratiquée avec ferveur ou sécularisée, la religion détermine profondément les orientations intérieures et extérieures de l'empire. La lutte contre le terrorisme et l'exportation de la démocratie de l'ère Bush répondent à ce désir d'évangélisation et de prosélytisme si caractéristique des sectes évangéliques qui pullulent aux États-Unis, toutes d'inspiration protestante : méthodistes, baptistes, mennonites, mormons, etc. ont un pouvoir et une influence déterminants.

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Chaque empire a sa propre religion et son idéologie: le protestantisme américain et le progressisme, la Chine le néo-confucianisme et un communisme réadapté au contexte local, la Russie l'orthodoxie (notion de Troisième Rome) et l'eurasisme, l'Iran le chiisme et l'héritage persan, l'Inde l'hindouisme et la démocratie, la Turquie, enfin, l'islam sunnite, dont elle tente de redevenir le leader mondial, et le néo-ottomanisme, qui n'est autre qu'un panturquisme qui, contrairement au républicanisme kémaliste, intègre l'héritage de l'Empire ottoman.

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L'armée est la première, et peut-être la plus importante, garantie de la souveraineté de l'empire. Elle protège ses frontières, mobilise ses ressources économiques et agit comme un instrument de pression sur les États-nations environnants. La composition de l'armée dans un empire est généralement différente de celle préconisée par les États-nations, où la différence entre les divers groupes ethniques et culturels n'est pas reconnue. Cette question n'a jamais été totalement résolue, car la création d'unités de combat basées sur des groupes ethniques comporte un risque plus important, celui de former des unités cohésives au détriment de l'empire, qui pourraient mener des soulèvements militaires et sécessionnistes. Aujourd'hui, les Kurdes de Turquie sont, pendant leur service militaire, affectés à des tâches secondaires, et l'usage des armes est réservé aux groupes ethniques considérés comme "loyaux" à la Turquie. Auparavant, pendant la Grande Guerre, le génocide arménien a commencé par le désarmement des hommes engagés au front.

Quoi qu'il en soit, chaque empire se définit aujourd'hui par sa capacité militaire. Les États-Unis sont la plus grande force armée du monde et la Turquie, désormais engagée sur trois fronts (Syrie du Nord, Kurdistan irakien, Libye et Nagorny-Karabakh), possède la deuxième plus grande armée de l'OTAN. Quatre des six empires que nous avons identifiés possèdent une arme nucléaire, tandis que l'Iran tente d'en acquérir une depuis des années.

L'armée n'a pas pour seule fonction de faire la guerre, elle est aussi un facteur majeur de cohésion entre les groupes ethniques et sociaux, ainsi que, comme dans le cas de la Turquie, de la Russie et de l'Iran, où les mouvements sécessionnistes ont toujours été présents, un instrument de contrôle territorial.

Chaque empire procède à la construction de structures militaires supranationales, dont l'OTAN et l'OTSC, pour les États-Unis et la Russie respectivement, représentent les phénomènes les plus illustres, tandis que dans les cas de l'Iran et de la Turquie, ces structures sont semi-formelles (utilisation de mercenaires, encadrement et financement d'unités militaires et paramilitaires étrangères). L'Inde et la Chine ont fait le choix d'utiliser des troupes indigènes.

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La reconstruction du monde multipolaire révèle un retour à un monde multi-économique, dans lequel chaque empire et espace civilisationnel détermine à sa manière l'essence de son économie. Chaque empire, en intégrant son espace civilisationnel, forme ce que Braudel appelle une "économie-monde", qui caractérise une portion du monde, et non l'économie mondiale elle-même (F. Braudel, 1985). Selon l'historien français, l'économie-monde se définit selon une triple fonction : elle est liée à un espace géographique bien défini ; elle se caractérise invariablement par un pôle central représenté par une ville ; enfin, elle se subdivise en zones successives, dont l'une influence les autres de manière hiérarchique (du pôle central, très riche, aux zones intermédiaires en passant par les zones périphériques, généralement très pauvres).

Aujourd'hui, les différents empires qui se taillent une place dans un monde multipolaire tentent d'échapper aux obligations d'une économie mondialisée basée sur le modèle néolibéral exclusif des États-Unis. Il existe une lutte entre les modèles qui tentent de répondre à l'éternelle question soulevée par le développement du capitalisme, en particulier du capitalisme financier : l'État doit-il diriger, soumettre l'économie ou non ? Ce n'est pas une coïncidence si le socialisme a été installé dans certains pays alors que dans d'autres, il n'a eu pratiquement aucun succès. Le fait est que le modèle socialiste ne peut triompher en dehors des cultures et des espaces civilisationnels qui pratiquent déjà une certaine forme de redistribution des ressources, et où l'individu existe en fonction de la communauté. En ce sens, la Chine, la Russie et l'Iran ont eu tendance à créer des économies où l'État joue un rôle clé, surtout en Iran, où l'aide familiale et les bourses d'études sont abondantes, et où une conception islamique de l'économie prévaut.

À l'autre extrême, les États-Unis pratiquent une économie de marché libre, qui ne peut logiquement pas manquer de rencontrer des tensions dans les zones géographiques où les empires et les États-nations suffisamment puissants pour pouvoir le faire, imposent des droits de douane et où les grandes entreprises appartiennent à l'État. Entre les deux, l'Inde et la Turquie ont développé des économies mixtes, variables dans le temps, où l'État est un investisseur majeur, mais où de grandes entreprises privées ont émergé. La tendance reste cependant à les empêcher de devenir trop influents, car ils sont conscients qu'un capitalisme hors de contrôle a tendance à se déraciner, à ne pas avoir de maison et de destin en dehors du profit.

Dans les six cas, l'économie doit pouvoir servir l'empire, car elle permet une certaine indépendance, garantissant ainsi la souveraineté. Pour garantir cela, chaque pôle civilisationnel cherche également à intégrer l'espace civilisationnel par le biais de structures économiques transnationales : l'Union économique eurasienne (UEE) pour la Russie, le FMI pour les États-Unis, l'initiative "la Ceinture et les Routes" (BRI) et la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures (AIIB) pour la Chine, l'Agence turque de coopération et de développement (TIKA) pour la Turquie, l'Organisation de coopération économique pour l'Iran et l'Association sud-asiatique de coopération régionale (SAARC) pour l'Inde.

Conclusion : vers un nouveau Moyen Âge ?

Le 25 juillet 2022, la deuxième conférence du Forum russe des nations libres a eu lieu à Prague, tandis que le 31 juillet 2022, une nouvelle enquête américaine a révélé des violations flagrantes des droits de l'homme par les autorités chinoises au Xinjiang. Ces deux événements se sont produits dans un contexte d'augmentation sans précédent des tensions entre la Russie et la Chine d'une part, et les États-Unis et leurs alliés d'autre part. Les États-Unis tentent d'organiser la périphérie orientale de leur civilisation dans une fonction anti-chinoise et anti-russe, exacerbant les sentiments nationalistes des peuples autrefois sous domination russe et désormais constitués en États-nations de taille modeste et de souveraineté fragile. Washington a bien étudié l'histoire de Rome et est le digne héritier du Royaume-Uni lorsqu'il utilise les sentiments nationalistes pour saper les empires - dans ce cas, russe et chinois.

Le choc des civilisations prôné par Samuel Huntington doit enfin être révisé et, aujourd'hui, redéfini comme un choc des empires.

Mais quelles pourraient être les conséquences de ces affrontements ? Le risque de "balkanisation" des empires est une constante de l'histoire et touche tous les empires aujourd'hui, y compris les États-Unis. Tout dépendra de l'équilibre que chaque empire sera capable d'établir entre le centre et la périphérie et de la manière dont il intégrera son espace civilisationnel, car si la crise du modèle de l'État-nation se poursuit, la "balkanisation" aura d'abord lieu dans ces pays. De nouveaux États pourraient émerger, encore plus petits et plus fragiles que leurs prédécesseurs, et donc encore plus enclins à s'intégrer dans les espaces civilisationnels des empires - voire dans les empires eux-mêmes, comme ce pourrait être le cas de l'Ossétie du Sud, de l'Abkhazie et du Donbass avec la Russie, ou du nord de Chypre et de l'Azerbaïdjan avec la Turquie (2).

Cela nous ramène au moins mille ans en arrière, lorsque les États-nations au sens moderne du terme n'existaient pas encore en Europe et dans le reste du monde, lorsque le monde était divisé entre de vastes empires, des royaumes plus ou moins constitués et un grand nombre de villes libres, de fiefs, de principautés et de communautés libres. L'effondrement des récits et de la logique de l'État-nation pourrait-il conduire l'humanité, en termes politiques et civilisationnels, vers un nouveau Moyen Âge ?

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C'était l'espoir du philosophe russe Nicholas Berdiaev lorsqu'il a écrit l'un de ses textes les plus connus, Le nouveau Moyen Âge. Réflexions sur les destins de la Russie et de l'Europe. Rédigé en 1924, deux ans après son expulsion de l'URSS, le philosophe russe fait le point sur ce que, selon lui, la Modernité a apporté non seulement à la Russie mais aussi à l'Europe, et analyse les conséquences de sa crise. Le retour au Moyen Âge est impossible car la Modernité, dit-il, a invariablement modifié le rapport des hommes à eux-mêmes et au sacré, et donc au monde. L'auteur russe espérait donc en l’émergence d’un "nouveau Moyen Âge", c'est-à-dire une nouvelle ère caractérisée par un renouveau spirituel.

L'homme doit donner des réponses à ce qui se passe dans le monde afin de mettre de l'ordre dans un univers autrement insupportablement chaotique et donc imprévisible. Le modèle de l'État-nation a dominé les consciences pendant près de deux siècles. Il est donc inévitable que son effondrement soulève des questions angoissantes auxquelles seul un renouveau spirituel, conséquence de la prise de conscience collective qu'une nouvelle configuration du monde vient de s'ouvrir, pourrait tenter d'apporter des réponses. Un "nouveau Moyen Âge", donc, le début d'un nouveau cycle historique.

NOTES:

1) Source : CIA World Factbook 2021

2) Cette analyse a été rédigée entre août et septembre 2022, bien avant l'annexion par la Russie des quatre régions reconnues comme faisant partie de l'Ukraine le 30 septembre. L'auteur a décidé de ne pas modifier le contenu du texte afin de le réajuster artificiellement au nouveau cours des événements. Le but de l'article était précisément de démontrer, à l'avance, ce qui se passe.

Bibliographie

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Terracciano C., Géopolitica, edizioni AGA.

Toynbee A. J. (1972), L'histoire, Paris, Payot et Rivages.

lundi, 31 octobre 2022

Devons-nous continuer à nous appeler conservateurs?

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Devons-nous continuer à nous appeler conservateurs?

par Sebastian Morello

Source: https://www.ideeazione.com/dobbiamo-continuare-a-definirci-conservatori/

Les substantifs sont importants et le substantif "conservateur" est important si nous ne voulons pas oublier qui nous sommes et ce pour quoi nous nous battons. Les conservateurs ne sont pas simplement des réactionnaires. Nous affirmons quelque chose. Nous affirmons notre civilisation et nous voulons la préserver.

Récemment, John Daniel Davidson a lancé un appel aux armes - métaphoriquement parlant - dans un article publié par The Federalist intitulé "Nous devons cesser de nous appeler conservateurs". L'article a été largement partagé sur les médias sociaux et a reçu beaucoup d'éloges de la part d'internautes, à juste titre. Je trouve peu de choses à désapprouver dans cet article et beaucoup à affirmer. Cependant, je veux offrir une défense du mot "conservateur", que Davidson soutient que nous devrions abandonner et expliquer pourquoi je pense que nous devrions continuer à utiliser le terme (et je pense que Davidson pense vraiment que nous devrions aussi).

Davidson commence par une liste de la façon dont les conservateurs n'ont pas réussi à conserver beaucoup de choses et note comment ils ont en fait perdu la guerre culturelle. Je ne suis pas tout à fait en désaccord, mais si l'on considère les ambitions des libéraux, des progressistes, des socialistes et des communistes de l'après-guerre, qui sait ce que serait le monde aujourd'hui sans les défis incessants lancés par les conservateurs au fil des décennies pour ralentir le processus de révolution culturelle.

Quoi qu'il en soit, il ne découle pas de l'évaluation de Davidson que la cause conservatrice devrait être abandonnée, ou que le nom de cette cause devrait être mis au rebut. L'Espagne, siècle après siècle, a été conquise par des forces nord-africaines qui détestaient le christianisme, dont les gloires étaient si visibles en Espagne. Finalement, l'ensemble de l'Ibérie a été conquis, à l'exception d'une frange septentrionale du petit royaume de Castille. Mais c'est à partir de là que commence la Reconquista, qui finit par reconquérir toute la péninsule. Reconnaître l'échec peut conduire à l'action.

Bien sûr, les conservateurs devraient, comme Davidson les y invite, réfléchir à leur situation malheureuse. L'idéologie du progressisme qui domine aujourd'hui l'Occident, qui cherche à répudier notre civilisation et à remplacer notre vie commune fondée sur le bien commun par le chaos des appétits concurrents d'individus isolés, a pris le contrôle de nos nations et de leurs plus nobles institutions. Comme le dit Davidson, les conservateurs doivent cesser de fantasmer sur des politiques fondées sur le marché comme dans les années 1980 ou sur des règlementations libertaires fabriquées par de petits gouvernements. Ils doivent au contraire instiguer une Reconquista.

L'argument dont Davidson tire le titre de son essai semble être un argument auquel il ne se consacre pas lui-même. À un moment donné, Davidson déclare que les conservateurs doivent cesser de se désigner par ce nom et "commencer à se considérer comme des radicaux, des restaurateurs et des contre-révolutionnaires". Cependant, il n'adopte aucune de ces désignations dans le reste de son article, se contentant d'appeler les conservateurs "conservateurs". Peut-être est-ce parce qu'il voit que le conservatisme adopte déjà, de manière plutôt organique, les approches du discours culturel, moral et politique que des termes comme "radicalisme", "restauration" et "contre-révolution" évoquent.

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Prenons le mot "radical". Ce mot, comme beaucoup le savent, signifie étymologiquement "retour aux sources". Les conservateurs des années 1980 et 1990 - à l'exception de quelques excentriques comme Russell Kirk et Roger Scruton, que les Reaganistes et Thatcheristes ont toujours regardés de travers - n'ont pas lu Edmund Burke. Eh bien, aujourd'hui, les conservateurs le lisent. En effet, ils ont lu un grand nombre de ceux qui ont mené le mouvement de contre-lumières dont dérive le mot "conservateur" : Burke, Maistre, Bonald, Chateaubriand, Donoso, Coleridge, Cobbett, Newman, Chesterton, Eliot, Kirk, Scruton, etc. Ils lisent également Platon, Aristote, Cicéron, Sénèque, Boèce, Augustin et Thomas d'Aquin. Ayant fait le point sur la situation et reconnu l'échec colossal du conservatisme auquel Davidson fait référence au début de son article, les conservateurs reviennent à leurs racines, découvrent les principes de leur tradition sociale et ceux qui les ont appliqués pour défendre leur civilisation.

C'est ainsi que commencent la "contre-révolution" et la "restauration". Revenir à ses racines pour s'équiper contre la révolution, pour restaurer ce qui nous a été enlevé, c'est exactement ce qu'est le conservatisme. Et le mot même de conservatisme est significatif car il indique que nous ne nous contentons pas de protester contre quelque chose. Le nôtre n'est pas un credo négatif et, en ce sens, nous sommes complètement différents de nos adversaires politiques, moraux et culturels qui ne connaissent que l'impulsion de répudiation. Nous affirmons quelque chose. Nous affirmons notre civilisation et nous voulons la préserver : comme l'a dit Scruton, le conservatisme est - au niveau le plus fondamental - de l'amour.

Le mot "conservatisme" est important car, comme je l'ai dit, il est lié à un canon de pensée. Un canon avec lequel nous devons continuer à nous familiariser si nous voulons retrouver ce qui nous revient de droit, à savoir notre patrimoine civique. Les gens de droite qui s'écartent de ce canon sont régulièrement séduits par l'ésotérisme délabré de Julius Evola, Savitri Devi Mukherji ou le vaste bagage de néo-paganisme pseudo-nietzschéen que l'on trouve dans la blogosphère, dont le matériel serait hilarant s'il n'était pas si corrupteur pour ses lecteurs.

Des dangers imprévus nous guettent et il est plausible qu'ils se révèlent trop tard pour que nous puissions faire quoi que ce soit si nous abandonnons le terme "conservateur". Les substantifs sont importants et le substantif "conservateur" est important si nous ne voulons pas oublier qui nous sommes et ce pour quoi nous nous battons.

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L'un des principaux thèmes de l'article de Davidson concerne la menace des nouvelles technologies, par rapport à laquelle les questions plus étroites de la "guerre culturelle" restent, selon lui, secondaires. Il estime que le conservatisme, ou ce qu'il désigne, est mal adapté pour faire face aux dangers que représentent ces technologies. Encore une fois, je ne suis pas complètement en désaccord, mais les nouvelles technologies secouent toujours la vie stable des sociétés établies. Lorsque la nouvelle technologie d'impression est apparue, elle a d'abord été utilisée pour briser l'unité religieuse du christianisme ; plus tard, cependant, elle est devenue une force importante de cohésion culturelle et religieuse.

Les médias sociaux et les technologies de l'information ont, sans aucun doute, été une force colossale pour le mal dans le monde et ont contribué d'innombrables façons à la surveillance de masse sous laquelle nous devons tous désormais travailler. Cependant, elle a également rendu les plus beaux livres jamais écrits immédiatement accessibles à tous, permettant à un travailleur à faible revenu d'avoir à portée de main une bibliothèque dont Samuel Johnson n'aurait pu que rêver. Traiter la technologie comme si elle ne pouvait pas, avec l'aide de l'appareil coercitif d'un État juste et fonctionnant bien, être prise en charge par un ordre social conservateur pour le bien-être de ses membres, c'est, à mon avis, sous-estimer son potentiel de promouvoir le bien (commun).

J'inclus souvent une citation particulière de Newman dans mes écrits parce que je pense que c'est le meilleur résumé, et le plus pointu, de la cause conservatrice que j'ai jamais lu : le conservatisme consiste à trouver "un moyen d'unir ce qui est libre dans la nouvelle structure de la société avec ce qui fait autorité dans l'ancienne, sans aucun compromis fondamental avec le 'progrès' et le 'libéralisme'". Le défi qui se présente à nous est d'unir les nouvelles technologies du jour à la loi morale qui a eu autorité sur nous tout au long de notre civilisation jusqu'à notre époque maudite. La plupart des classiques de la philosophie, les œuvres patristiques et l'intégralité de la Somme théologique peuvent être trouvés sur Internet, mais aussi les perversions les plus abominables connues de l'homme. Un ordre social conservateur préserverait le premier et interdirait l'accès au second, unissant ainsi ce qui est libre dans le nouveau avec ce qui faisait autorité dans l'ancien.

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Davidson poursuit en disant que les conservateurs devraient vouloir "exercer le pouvoir du gouvernement" et que cela "signifiera une expansion spectaculaire du code pénal". C'est peut-être vrai, mais les conservateurs n'ont jamais cru que la transformation sociale pour le bien commun se fait uniquement par la coercition, même si la loi et son application en sont une composante importante. Les conservateurs ont toujours soutenu que pour le bonheur de la société - afin qu'elle ne sombre pas dans l'effondrement politique (qui est toujours à quelques pas des mauvaises décisions) - une transformation interne est nécessaire, à savoir par la vertu. Le droit a naturellement une dimension didactique, mais celle-ci ne peut avoir l'effet escompté que si elle est soutenue par une culture plus large qui valorise la vertu. Le fait que le conservatisme devienne une force sociale de plus en plus religieuse est encourageant.

La transformation intérieure par la culture de la vertu redevient un thème important de la pensée conservatrice. Il est remarquable que, contrairement à ce que l'on prédisait il y a seulement quelques décennies, le conservatisme - en particulier chez les jeunes de droite - ne se redéfinisse pas comme une "cause séculaire pour la civilisation occidentale". Au contraire, elle devient une cause profondément réactionnaire, agressivement politique et profondément religieuse.

Que vous regardiez les NatCon boys ou les PostLibs du côté de Davidson, ou les Vanenburgs ou l'Orthodoxie radicale de ce côté-ci, des termes comme "christianisme", "fondamentalisme" et "identité religieuse" sont sur toutes les lèvres. Les conservateurs redécouvrent la nécessité d'une religion publique - une vraie religion publique - afin de réaliser la vertu civique qui est la condition préalable à la préservation de la civilisation (qui, après tout, est la cause même du conservatisme). Davidson semble reconnaître ce phénomène lorsqu'il écrit que "parler de la défense de la "liberté religieuse" revient à se méprendre sur le fait que le véritable risque aujourd'hui est l'irréligion généralisée". Dans ce souci, cependant, il devrait se sentir tout à fait à l'aise avec le conservatisme qui se généralise rapidement à droite.

Davidson affirme que les conservateurs doivent renoncer à leur attachement au "petit gouvernement" et embrasser le pouvoir politique pour atteindre leurs objectifs. Cela ressemble à une attaque sur un homme de paille. Les vrais conservateurs n'ont jamais dit le contraire et ont toujours reconnu la nécessité d'un État fort et sain. Ce sur quoi les conservateurs ont traditionnellement insisté, c'est qu'un tel État ne doit pas être trop centralisé ou inutilement intrusif dans la vie des citoyens et que la meilleure façon d'avoir un État vigoureux qui résiste aux tendances totalitaires est d'organiser le pouvoir politique de manière subsidiaire.

Les conservateurs sains d'esprit, qui ont toujours cru que la liberté du marché doit être équilibrée par le paternalisme pour le bien commun, seraient volontiers d'accord avec les recommandations suivantes de Davidson sur la façon dont le pouvoir politique pourrait être utilisé :

Pour arrêter Big Tech, par exemple, il sera nécessaire d'utiliser les pouvoirs antitrust pour démanteler les plus grandes entreprises de la Silicon Valley. Pour empêcher les universités de diffuser des idéologies empoisonnées, il faudra que les législatures des États leur retirent les fonds publics. Pour arrêter la désintégration de la famille, il faudra peut-être revenir sur la farce du divorce sans faute, ainsi que sur les subventions généreuses accordées aux familles ayant de jeunes enfants. Les conservateurs ne doivent pas craindre de présenter ces arguments parce qu'ils trahissent un fantasme libertaire cher au sujet des marchés libres et du petit gouvernement.

En effet, comme le dit l'auteur, les conservateurs ne devraient pas hésiter à avancer ces arguments. Si les conservateurs connaissaient mieux leur tradition politique et morale, ils ne se détourneraient pas de ces arguments, mais les verraient pour ce qu'ils sont : des arguments conservateurs. Et les conservateurs ne doivent pas renier leur nom même de "conservateur" pour embrasser de tels arguments, mais plutôt réaffirmer qu'être conservateur signifie défendre la cause du bien commun, si nécessaire par une intervention politique directe.

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Les conservateurs sont maintenant confrontés à une opportunité unique. Le libéralisme a rendu les gens malheureux. L'individu isolé qui poursuit ses propres impulsions appétitives est une personne profondément malheureuse. Le taux de suicide en Occident est une indication claire de ce fait. Rien qu'au Royaume-Uni, la principale cause de décès des personnes âgées de 5 à 34 ans est le suicide. L'émancipation et le bien-être personnel promis par le libéralisme ne sont jamais venus. En assimilant le bien-être humain à la marchandisation de tout, le libéralisme nous a enfermés dans nos appétits égoïstes, créant une ère de solitude et de malheur chroniques.

Ce moment est une opportunité très spéciale que les conservateurs seraient stupides de manquer. Peut-être que dans les décennies passées, la cause conservatrice apparaissait comme une tentative d'enfermer les gens au moment même où ils se sentaient émancipés. Aujourd'hui, cependant, les gens réclament à grands cris d'être libérés des chaînes de l'auto-indulgence et de retrouver leurs "racines". Ils veulent s'engager dans un discours "fondé sur les valeurs", et c'est dans ce discours que la tradition conservatrice peut briller comme un grand phare, guidant les gens vers le port calme de la raison. C'est donc un beau moment pour une véritable renaissance conservatrice, mais les conservateurs - qui se disent tels - doivent se réveiller et le saisir.

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jeudi, 27 octobre 2022

Les trois piliers de l'eurasisme

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Les trois piliers de l'eurasisme

Zhar Volokhvin

Source: https://katehon.com/en/article/three-pillars-eurasianism

L'essence de la pensée eurasienne peut être réduite à trois déclarations globales.

La Russie est une civilisation

La première affirmation, la plus importante, est que la Russie est une civilisation indépendante et originale. Cette affirmation est l'axe autour duquel devrait être construite toute pensée conservatrice (absolument toute la pensée conservatrice, et pas seulement la pensée conservatrice eurasienne). Que nous apporte-t-elle ? Premièrement, nous comprenons que le monde n'est pas global, n'est pas uni, n'est pas homogène. Le monde est composé de nombreuses civilisations, qui ne sont pas réductibles les unes aux autres. C'est-à-dire que les civilisations chinoise, indienne, européenne, américaine, russe - toutes ces civilisations sont égales.

Cela semble être une pensée simple et triviale, mais je suggère de s'y attarder. Si nous regardons le courant dominant qui règne actuellement, que voyons-nous ? Il y a un certain mode de développement occidental : il y a des pays du premier monde, du deuxième, du troisième. Et il serait bon, dans l'optique de l'occidentalisme, que tout le monde devienne à terme comme l'Occident, en suivant un chemin préétabli, c'est-à-dire être des pays du premier monde. Même si l'on écarte le côté pratique de la question, si l'on écarte ce que cette rhétorique est destinée à cacher - l'inégalité colossale entre les pays, le fossé monstrueux, le racisme, si vous voulez - il est évident que dans la formulation même de la question, il y a une erreur, une faille : la division des pays en pays de première - deuxième et troisième catégorie.

L'approche civilisationnelle suggère que toutes les civilisations - c'est la civilisation qui est centrale dans cette approche, et non un pays ou un État, c'est donc la civilisation qui est le sujet de la politique mondiale - sont équivalentes et ne peuvent être réduites les unes aux autres. La civilisation est parfois égale à un pays et/ou à un État, comme dans le cas de la Russie à certaines étapes de son histoire : dans l'Empire russe, en Union soviétique, les frontières de l'État étaient approximativement égales aux frontières de la civilisation. Parfois, une civilisation comprend plusieurs États, mais, d'une manière ou d'une autre, c'est la civilisation qui est le véritable sujet actif, sur le plan historique. Et c'est la civilisation qui est la valeur la plus élevée de l'humanité. Les civilisations peuvent différer par leur caractère, leur style, mais il n'y a pas de hiérarchie entre elles. C'est un point fondamental, il est impossible d'affirmer la supériorité de telle ou telle civilisation sur les autres.

Si nous adoptons un tel point de vue, nous verrons alors une image complètement différente de celle communément admise : nous ne pouvons pas être mondialistes - libéraux, communistes, nationalistes ou quoi que ce soit d'autre (à savoir qu'il est désormais habituel de décrire la réalité du point de vue du mondialisme). Mais nous devons reconnaître la diversité et la complexité qui règnent dans le monde.

De plus, l'approche civilisationnelle est une idée absolument russe et, si l'on veut, principalement une idée russe. Pourquoi ? Elle a été formulée par deux remarquables penseurs russes à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle: Konstantin N. Leontiev et Nicolas Danilevsky. Peut-on trouver quelque chose de similaire chez d'autres peuples ? Sûrement chez les Européens, par exemple chez les Allemands ? Oui, nous pouvons trouver la phrase du philosophe J. G. Herder, qui ressemble à ceci : "Les peuples émanent des pensées de Dieu". Cette phrase n'est pas loin de l'approche civilisationnelle. Cependant, il est revenu aux Russes de la formuler comme un concept indépendant.

En nous tournant vers Dostoïevski, qui parle d'humanité universelle, nous trouverons exactement l'idée même qui sous-tend l'approche civilisationnelle. Notons que la toute-humanité de Dostoïevski est souvent comprise de manière simplifiée. La toute-humanité est à la fois un "sens gaulois aigu", et un "génie allemand lugubre", et quelque chose d'autre. Mais ce "quelque chose d'autre" vient certainement d'Europe. Peut-être est-ce quelque chose d'espagnol, de portugais, d'anglais. Mais, si nous nous plaçons sur les positions d'une approche civilisationnelle, il devient nécessaire de reconnaître aussi "quelque chose" d'iranien, de brésilien, de japonais, de chinois... C'est cette sorte de toute-humanité qui est une véritable approche civilisationnelle, et c'est la véritable essence d'une personne russe.

Cependant, dans cette toute-humanité, le Russe ne se dissout pas: il s'ouvre au monde. Il est prêt à percevoir le nouveau, le meilleur - et à refuser ce qui est contraire à sa nature. Dans ce cas, il est absolument libre. Comme un tireur de croix eurasien (rose des vents), qui se dirige dans huit directions à la fois, il en va de même pour un Russe : il se déplace en largeur dans toutes les directions à la fois, y compris dans toute l'immensité du monde, tout en restant russe et eurasien.

C'est la première thèse : la Russie est une civilisation indépendante. Indépendante, originale, irréductible aux autres. Et même si nous supprimons le mot "eurasisme" d'ici, nous pouvons réunir sous ce terme un éventail assez large de penseurs conservateurs et traditionalistes ainsi que des tendances et des courants de pensée. L'idée naturelle pour un humain russe est de ressentir son identité.

L'espace de développement : La volonté de l'espace

La deuxième thèse est plus spécifique. Je la désignerais comme "la volonté de l'espace". Elle signifie que l'espace n'est pas un paysage mécanique, pas une sorte de carte marquée d'une grille sèche et sans vie, où chaque carré individuel est égal à un autre. L'espace est vivant, il respire. Chaque espace a son propre esprit, son propre genius loci : en conséquence, il existe par sa propre volonté.

Cette approche n'est pas spécifiquement eurasienne, mais trouve son expression originale chez les Eurasiens dans le concept d'"espace de développement" ("mestorazvitie"). Il apparaît simultanément chez Peter N. Savitsky et George V. Vernadsky, reflétant l'attitude des Eurasiens vis-à-vis de l'espace. La Russie-Eurasie se distingue parce qu'elle s'est trouvée dans certaines conditions géographiques qui ont façonné le style de notre peuple, qui comprend de nombreux groupes ethniques, slaves et non slaves. Et ce style particulier qui les unit est formé principalement par la géographie et les conditions historiques. Comme le dit le dicton, "la géographie est une phrase". Ou, plus exactement, la géographie est un destin. Le destin commun de nos groupes ethniques, causé par la géographie (à savoir, par la volonté de l'espace), est la deuxième thèse - "l'espace de développement" ("mestorazvitie").

Ethnogenèse : L'union de l'esprit et du sang

Enfin, nous nous tournons vers la troisième thèse spécifiquement eurasienne, qui peut être désignée par le mot "ethnogenèse" : par celle-ci, en parlant un peu plus en détail, nous entendons l'union des Slaves et des Turcs (ainsi que d'autres ethnies eurasiennes), des Forêts et des Steppes (et d'autres zones spatiales).

De tous les Eurasiens, Lev N. Gumilev a particulièrement insisté sur cette position. En effet, l'influence sur la culture russe des Turcs, Tatars, Mongols, qui ont traversé le territoire de notre empire comme un tourbillon ardent - est indéniable. Et leur impact n'a pas été que négatif. Nous voyons non seulement les églises détruites laissées par les Mongols, non seulement l'inimitié qui existait autrefois entre les Tatars et l'État russe. Mais nous voyons aussi la noblesse tatare, qui a fait partie du nouvel État russe, moscovite. Nous observons un certain style hérité de l'empire de Gengis Khan, qui a été adopté par les princes moscovites et préservé par les souverains russes jusqu'à ce jour. Nous reconnaissons certaines tâches historiques, une approche particulière de la conduite de la vie de l'État, qui ne peut nous laisser indifférents. C'est de cela que parlent les Eurasiens.

Une autre chose est que le degré d'influence des Turcs (Tatars, Mongols ou autres groupes ethniques) sur le noyau civilisationnel russe est contesté par de nombreux Eurasiens. Lev Gumilev estime que cette influence est exceptionnellement grande, d'autres Eurasiens sont plus méfiants à son égard, mais tout le monde le reconnaît.

Nous pouvons ajouter de notre côté que l'influence des ethnies turques et slaves n'est pas la seule à être exceptionnellement grande. Pour en revenir au "Conte d'antan", qui décrit le moment de l'organisation de l'État russe, rappelons les tribus qui, selon les annales, s'appelaient Rurik. Qui verrons-nous ? - Les Krivichs, Chud, Merya, Ves' et Vod'. Ce sont à la fois des tribus slaves et finno-ougriennes. Les peuples finno-ougriens ne devraient pas non plus être privés d'attention: ils étaient au cœur même de l'État russe - et nous avons également adopté d'eux une approche particulière de la vie, un certain style, des mots significatifs, des rituels, des éléments de vêtements et nous conservons encore soigneusement tout cela.

C'est sur ce type d'ethnogenèse, sur l'essence impériale du peuple russo-eurasien, que les Eurasiens insistent. On peut le décrire schématiquement : il existe un certain noyau, fondamentalement slave, et d'autres groupes ethniques sont soigneusement rattachés à ce noyau, ce qui a pour effet de former un seul peuple russo-eurasien, qui existe aujourd'hui - que nous avons porté à travers les siècles.

Il est important de noter que le peuple n'est pas un concept statique. Un groupe de personnes peut se proclamer peuple, mais cela ne suffit pas. Un peuple, c'est un destin commun, des ancêtres communs, des descendants communs, un vecteur commun de développement, un sang commun versé ; parfois ce sang est versé dans des batailles fratricides.

Si nous nous tournons vers l'époque actuelle, nous verrons qu'il n'y a pas si longtemps, les Russes étaient en guerre contre les Tchétchènes, et maintenant les Tchétchènes se disent Russes, et nous les appelons "Russes". Et quand notre ennemi dit : "Les Russes sont arrivés", il veut aussi dire les Tchétchènes. Quand nos civils entendent: "Akhmat est le pouvoir", ils comprennent : "Les Russes sont venus !". Ainsi, le sang commun qui a été versé sur notre terre a une influence unificatrice. Oui, c'est une tragédie. Oui, souvent elle ne passe pas paisiblement, mais elle donne de grandes semences.

Par conséquent, un destin commun, des guerres communes, un objectif historique commun doivent être traités de manière très responsable. C'est précisément ce sur quoi insistent les Eurasiens, et c'est de là que provient notre troisième thèse spécifique. Et si nous voulons être appelés Eurasiens, nous devons l'accepter.

Conclusion

Reprenons depuis le début. Nous avons identifié trois thèses. Si, après avoir lu ceci, vous voulez devenir des Eurasiens, vous devez accepter non seulement la troisième, mais aussi les deux premières. Quelles sont-elles ?

    - La Russie est une civilisation indépendante, originale, irréductible aux autres : ni pire ni meilleure, une parmi plusieurs.

    - La volonté de l'espace (espace développemental/mestorazvitie) détermine le destin historique du peuple.

    - L'Empire russe est le résultat d'une ethnogenèse, au cours de laquelle s'est produite l'union des groupes ethniques slaves, turcs, finno-ougriens et autres, qui ont constitué un seul peuple russe dans toute sa diversité.

 

17:13 Publié dans Définitions, Eurasisme | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : définition, eurasisme, russie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook