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jeudi, 14 avril 2022

"Vie à vendre", Yukio Mishima est une anguille

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"Vie à vendre", Yukio Mishima est une anguille

Le cas sensationnel du succès posthume du roman inédit de l'écrivain japonais maintenant publié en Italie

par Danilo Breschi

Source: https://www.barbadillo.it/103982-vita-in-vendita-yukio-mishima-e-unanguilla/

vite-venditamishima-319x500.jpgL'anguille de la littérature mondiale. Oui, Mishima est une anguille. Vous pensez l'avoir attrapé et puis, rien !, il s'éclipse et vous vous retrouvez les mains vides. C'est ce qui se passe si vous voulez clouer son travail à une définition qui le réduit à une boîte de conserve avec une étiquette. Mais ce que son art a pu produire en l'espace de vingt-cinq ans ne peut se résumer à quelques formules commodes. L'énigme de Mishima continue. Ceci est confirmé par un roman inédit en Italie qui est sorti dans nos librairies le 31 mars.

Si vous voulez quelque chose de savoureux à lire pour les prochaines semaines ou pour l'été chaud à venir, des pages si captivantes qu'elles vous font renoncer à la dernière série télévisée parce qu'une telle intrigue, qui est un merveilleux scénario tout fait, serait disputée par Tim Burton et Quentin Tarantino, alors vous devez absolument lire Vita in vendita de Mishima.

Il a été traduit en italien pour l'éditeur Feltrinelli par Giorgio Amitrano, un japonologue qui fait autorité et un écrivain raffiné, qui a bien voulu nous accorder une interview publiée il y a quelques jours dans Pensiero Storico. Comme il l'a lui-même bien résumé dans l'exquise postface qui accompagne la traduction, Life for Sale (Inochi urimasu) a été initialement publié en série entre mai et octobre 1968 dans l'hebdomadaire Shūkan Purebōi ("Playboy Weekly" ; mais il ne s'agit pas de la version japonaise du célèbre magazine américain fondé par Hugh Hefner, bien que son contenu soit très similaire). En décembre de la même année, le roman a été publié en volume sans attirer une attention particulière. Réédité en livre de poche trente ans plus tard, en 1998, il n'a pas eu plus de chance.

Puis, tout d'un coup, en 2015, on a commencé à en vendre des milliers d'exemplaires. Jusqu'à soixante-dix mille en une quinzaine de jours. Il est ainsi devenu, comme l'écrit Amitrano, "un best-seller posthume qui a pris le monde de l'édition par surprise" (p. 242). En effet, "le livre a maintenu sa position parmi les meilleures ventes au Japon pendant deux années consécutives, il est toujours réimprimé en permanence et est en passe de devenir une vente sur le très long terme" (ibid.).

Pourquoi ce succès arrive-t-il environ cinquante ans après sa première édition? Probablement parce que le genre auquel il appartient, un pastiche d'histoire d'espionnage, de hard-boiled, de pulp, de roman érotique et d'aventure, le rend - comme le note justement Amitrano - "plus adapté à une sensibilité post-moderne qu'à celle de la fin des années 1960", notamment au Japon, alors qu'il est plus "en phase avec le présent" (ibid.).

Je ne m'attarderai pas sur l'intrigue, ni sur de nombreux aspects déjà bien décrits par Amitrano dans la postface du roman. C'est un plaisir de découvrir et d'apprécier le voyage permis par la machine narrative mise en place par Mishima, un plaisir intense que je souhaite laisser entièrement au lecteur. Dans tous les cas, je garantis que le lecteur sera bouleversé, quel que soit le jugement final qu'il porte. Que cela vous plaise ou non, l'histoire racontée a un moteur qui est exploité à fond et monté en régime.

Je voudrais juste ajouter quelques considérations concernant le fait que dans le mélange des genres littéraires utilisé dans ce roman, qui est anormal à bien des égards par rapport au reste de sa production, le trouble spirituel qui a marqué la vie de Mishima insiste et persiste. Le rapport à la mort est au centre, toujours aussi obsessionnel, même derrière la façade d'un divertissement comme l'est largement Vie à vendre. Mishima essaie de jouer avec ses propres fantômes et y parvient même. On peut voir à quel point il s'est amusé en l'écrivant. Il ressort du rythme vif qui rend la lecture fluide, vraiment en tous points semblable à un film moderne, ou plutôt postmoderne, de par la composition des scènes, les psychologies exposées et les thèmes abordés. Mais venons-en au noyau philosophique du roman.

Tout d'abord, à mon humble avis, il y a un certain écho kafkaïen dans l'incipit du roman: "Lorsque Hanio s'est réveillé, tout autour de lui était si éblouissant qu'il pensait être au paradis" (p. 9). Cela me rappelle tellement le célèbre début de Métamorphose: "Un matin, se réveillant de rêves agités, Gregor Samsa se retrouva transformé en un énorme insecte" (dans la traduction d'Emilio Castellani). Et c'est par une métamorphose, une Verwandlung (titre original du conte kafkaïen), une transformation que commence réellement l'histoire racontée par Mishima. D'un suicide raté naît l'homme de l'au-delà qui sert de protagoniste au roman. La vie peut être mise en vente par celui qui est totalement et heureusement aliéné. En se dépouillant de toute forme minimale et résiduelle d'attachement à la vie, en détachant l'ego du moi, de tout amour de soi, Hanio a-t-il accompli une authentique Umwertung aller Werte, la transvaluation nietzschéenne de toutes les valeurs?

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Pas tout à fait. Et c'est là que réside l'une des nombreuses curiosités que ce roman de 1968 suscite tant chez ceux qui étudient l'œuvre de Mishima que chez le lecteur ordinaire. Du sous-sol vidé par le degré zéro du nihilisme au plan émergé d'une existence à température moyenne: c'est le chemin que j'entrevois dans les aventures de notre héros ironique nommé Hanio, un protagoniste qui présente même des traits héroïco-comiques, trois quarts James Bond, un quart Johnny English (pour être clair, la parodie hilarante que Rowan Atkinson, alias Mr. Bean, a faite du super agent secret britannique). Mais la fin est littéralement un programme entier. Je n'en dirai pas plus et laisserai au plaisir du lecteur. Je dirai seulement, sibyllin, que Hanio est aussi une anguille au sens symbolique de la culture amérindienne ou du chamanisme. Les messages que cet animal-totem spécifique véhicule sont: la transformation, la force vitale et la sexualité. De plus, l'anguille annonce toujours un grand réveil spirituel.

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Ce qui ressort également du roman, c'est la dénonciation sévère d'une société japonaise tristement américanisée, frivole et corrompue, fragmentée et violente. En arrière-plan des aventures de notre héros, la jeunesse de la version japonaise des manifestants hippies se dresse bruyante mais chancelante, dépeinte par Mishima avec un mélange de sarcasme et d'indulgence. En somme, ce qui émerge est une génération en désarroi, rebelle sans cause, pour citer le titre original du film que nous connaissons sous le nom de Rebel Without a Cause. Qu'est-ce que le nihilisme de toute façon? "Nihilisme: la fin est absente, la réponse au "pourquoi?" est absente. Que signifie le nihilisme? - Que les valeurs suprêmes perdent toute valeur". Le mot de Nietzsche (d'un fragment posthume de 1887). Une Cause, surtout si elle est avec majuscule, est aussi une fin, cette réponse que toute question apporte avec elle. Ici : Hanio ne répond plus, mais il continue à poser des questions. Enfin, si le nihilisme des (plus ou moins) jeunes gens qui entourent le protagoniste est passif et terne, le sien est actif.

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Du point de vue de Mishima, se rendre disponible à la mort, à la fin, à l'anéantissement, signifie prendre les choses au sérieux, assumer jusqu'au bout, avec une extrême constance, la prise de conscience que tout est vain et insensé. Rien n'a de but. D'une part, c'est aussi une échappatoire au substitut contemporain des valeurs, ce grand générateur symbolique de substituts de valeurs qu'est l'argent. Totem de la société capitaliste. "Si ma vie est évaluée à 200.000 ou à seulement 30 yens, cela ne fait aucune différence pour moi. L'argent ne fait tourner le monde que tant que l'on est en vie" (p. 86), déclare Hanio. Pas par hasard. Le passage suivant est exemplaire et éloquent, et mérite d'être cité dans toute sa longueur :

    "Une nuit sans sommeil, résonnant de voix au loin, chargée de la gigantesque frustration de la métropole, où dix millions de personnes, en se rencontrant, au lieu de se saluer échangent des phrases telles que "Quel ennui, quel ennui, quel terrible ennui !". Est-il possible qu'il n'y ait rien de drôle?". Une nuit où des flots de jeunes gens sont emportés par le courant comme des planctons. Le non-sens de la vie. L'extinction des passions. La nature éphémère des joies et des plaisirs, semblable au chewing-gum qui, une fois mâché, perd son goût et finit par être recraché au bord de la route. Il y a aussi ceux qui, pensant que l'argent résout tout, volent les fonds publics. [...] Une métropole pleine de tentations et manquant de satisfaction" (pp. 184-185).

Il y a même un trait sartrien, je veux dire le Sartre de La Nausée, dans l'humeur qui envahit Hanio dans les premiers pas de sa métamorphose. Je le ressens clairement lorsque je lis: "L'intérieur de la voiture était aussi brillant que le ciel et complètement vide. Tous les supports en plastique blanc ont vibré à l'unisson. Il en a attrapé un. Mais il avait l'impression que c'était la tribune qui lui avait saisi la main" (p. 76). Les choses ne sont pas seulement si totalement extérieures à moi que le monde entier m'est étranger, elles me possèdent même. Une aliénation absolue. Avec un ajout totalement japonais, comme un bouddhiste zen, je dirais. Le détachement entre le moi et mes circonstances résulte de la perception de l'impermanence, ou vacuité de toutes choses, qui, si elle est bien comprise et assumée avec courage, ouvre sur l'éveil et l'extinction libératrice. La paix comme suppression de ce devenir qui est la peine capitale à laquelle tout être vivant est condamné. Le joug de la nécessité.

Il y a une phrase révélatrice, également associée aux pensées de Hanio, le seul éveillé potentiel dans un monde de somnambules, certains plus souffrants et d'autres plus joyeux, à partir de laquelle apparaissent les grands thèmes de l'ascendant bouddhiste dans la tétralogie de La Mer de la fertilité, que Mishima avait commencée en 1965 et dont il rédigeait le deuxième chapitre, Une bride desserrée (Honba), dans les mêmes mois où il écrivait La vie à vendre :

    "Si le monde avait pu acquérir un sens, il aurait été possible de mourir sans aucun regret. Si, en revanche, le monde était irrémédiablement dénué de sens, mourir n'avait aucune importance. Était-il concevable que ces deux positions puissent trouver un terrain d'entente ? Dans les deux cas, la seule issue qui restait à Hanio était la mort" (pp. 70-71).

Nous voilà à nouveau en train d'insister et de persister sur le même point. La mort. Nous sommes aux antipodes de l'Europe, de l'Occident chrétien. Vivre et mourir sont égaux. C'est la première hypothèse. Mourir dans un monde qui a un sens, parce que nous lui avons donné un sens ou parce que nous l'avons transmis, ne devrait pas du tout nous effrayer. Nous laissons le témoin à d'autres, qui soit continueront à attribuer un sens, le leur, au monde, soit auront la tâche non moins ardue de le découvrir et de le comprendre au sein même du monde, car le sens est contenu en lui. Il s'agit de le dévoiler, platoniquement. Le monde réel derrière le monde apparent. Mourir dans un monde dénué de sens, par contre, n'a même pas d'importance. Il s'agit simplement d'un accident. Ceux-ci constituent le deuxième point. Quoi qu'il en soit, de toute façon, cela fait plus mal de vivre que de mourir. Cela semble être la suggestion de Mishima.

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Pourtant, il y a quelque chose d'occidental chez cet écrivain, même s'il est si imprégné de la tradition japonaise. C'est comme si, à contre-jour, il y avait l'espoir que dans la mort, comprise comme une voie, se révèle quelque chose que la vie suggère mais n'accorde pas, qu'elle permet à l'œil de l'esprit d'entrevoir, sans que les pupilles et les mains ne saisissent aucun corps: la plénitude, l'appartenance, la pleine adhésion entre le moi et le soi, entre l'individu et le tout. Lisez le dernier paragraphe du roman, la phrase qui le clôt, et vous comprendrez ce que je veux dire. Entre paganisme et panthéisme. En ce sens, l'image de couverture choisie pour les éditions italienne et espagnole est extrêmement pertinente. Vivre pour mourir, ou mourir pour vivre ? Ou mieux encore : cette alternative n'est-elle qu'une (auto)tromperie ? Le secret de l'existence consiste peut-être à regarder imperturbablement à travers un télescope portable.

Du site ilpensierostorico.com

Danilo Breschi

 

vendredi, 08 avril 2022

L'empire postmoderne, une volonté dantesque

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L'empire postmoderne, une volonté dantesque

Par Luca Leonello Rimbotti

Source: https://www.centroitalicum.com/limpero-postmoderno-una-volonta-dantesca/

La conception théologique du politique est chez Dante une expression essentiellement anti-moderne, typiquement et pleinement médiévale, traditionnelle, l'ennemi ontologique de tout progressisme.

Lorsque, dans le Paradis, Dante parle de la "fleur malheureuse" épanouie par la corruption et la fièvre malsaine du profit, il fait référence au florin, la monnaie florentine qui était à la base de la nouvelle société mercantile dont Florence était déjà le moteur au début du XIVe siècle. Dante considérait la domination de la monnaie comme la plus pernicieuse des dégradations dans lesquelles la ville avait sombré.

L'effondrement de l'ancienne Florence gothique et gibeline, greffée sur la communauté populaire et les valeurs d'une hiérarchie traditionnelle ferme, avait été provoqué par l'arrivée des nouvelles classes marchandes, la "gente nova" qui venait souvent de la campagne (comme les Médicis du Mugello) et s'imposait rapidement avec cet esprit d'acquisition, c'était la nouvelle bourgeoisie, les enrichis, qui sont devenus les nouveaux seigneurs de la société grâce à leurs "gains somptueux" et à leur morale utilitaire et individualiste destructrice.

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L'œil politique de Dante a clairement vu la disparition des anciennes familles, liées à l'ordre féodal, et a remarqué très tôt un phénomène d'époque, la montée de la bourgeoisie et l'imposition de l'idéologie du marché. Sa critique de la société économique usuraire fut l'une des premières, et avec des siècles d'avance sur les considérations de Werner Sombart et Max Weber, il a su pointer du doigt le changement de classe sociale au pouvoir, et l'avènement d'idées qui subvertissent l'ordre traditionnel, comme un signe certain de la dégradation civile liée au capital financier.

Florence, banquière et spéculatrice, reine du prêt à intérêt à l'échelle européenne et capitale du prêt usuraire financier, avait en Dante lui-même son plus grand critique et adversaire.

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L'idéal civique et politique de Dante avait autre chose en tête : la société mesurée, la petite communauté laborieuse, le travail honnêtement rémunéré, en substance la petite ville à échelle humaine, insérée dans la vision impériale d'un cosmos régulé par les "deux soleils" - l'empire et la papauté - et par la conception transcendante du pouvoir, au sein de relations sociales de communion sacrée. Pouvoir temporel et autorité spirituelle, soudés en un seul système symbolique: l'épée et la croix, les deux aigles.

Rien de plus anti-moderne ne pourrait être imaginé. Rien ne pourrait être plus hostile aux programmes de financiarisation universelle qui en étaient alors à leurs balbutiements et qui en sont aujourd'hui au pinacle. Dante est une sorte de barrage brisé par lequel la civilisation occidentale plonge dans ce tourbillon qui, de l'humanisme aux Lumières et à l'égalitarisme démocratique, la conduira aux délires actuels de la société ouverte. Si l'on voulait chercher un point de divergence entre la conception de Dante et la modernité libérale, on pourrait l'identifier dans le cosmopolitisme : autant celui-ci est l'épine dorsale de la civilisation technocratique, vecteur d'individualisme et de déracinement économique, autant il était étranger à la vision de Dante de la cité populaire, ethniquement liée, unie dans la corporation des métiers, rempart de la solidarité sociale et de l'identité. Tout cela en s'appuyant sur l'Amour en tant que force d'agrégation, d'affinité qui attire, purifie, ouvre l'intellect et arrange les points communs.

La "citoyenneté fidèle", c'est-à-dire le respect des rôles sociaux selon l'ordre de la nature, est l'aune de Dante à laquelle se mesure la justice de l'ordre de la cité. Les anciennes vertus, tant civiles que politiques, tant culturelles que militaires, dans l'ordre de Dante, étaient garanties par les familles "magnates" traditionnelles, qui exerçaient un pouvoir certes sévère et même dur, mais juste, centré sur une solidarité communautaire dans laquelle, jusqu'à présent, le profit, la concurrence malhonnête et l'égoïsme de classe débridé n'avaient pas leur place. Mais ils avaient l'honneur, la relation échangeable, la hiérarchie sacrée.

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Pour Dante, l'idéal même de l'Empire est la représentation d'un système cosmiquement ordonné par des cercles concentriques. Comme il est écrit dans De Monarchia, l'Empire n'est que le plus large des cercles dans lesquels l'humanité se range ; la cité, la nation, dans ce contexte, ne s'éteignent pas, mais sont exaltées et renforcées et, de cette façon, l'universalité impériale n'est pas l'universalisme des cosmopolites, indifférent aux variables et aux différenciations ; elle est, au contraire, l'unification des fins, l'effort de tous les membres, comme dans le corps humain, et même dans la différence de chacun d'eux, vers la même fin du bien commun. L'empire est comme une armée en marche, dit Dante, qui ordonne et discipline ses rangs, tendant chaque département vers la seule fin commune de la victoire.

En fait, l'Empire ne menace pas, mais garantit les villes, les peuples et les nations, les plaçant à sa base comme des membres nécessaires. Le fait que Dante considère lui-même l'Empire romain - comme un écoumène au sein duquel s'épanouit la diversité des peuples - ne fait que confirmer que sa pensée politique s'inspire du passé pour l'avenir.

Son identification de l'empereur Arrigo VII comme le prochain "vindicateur", le restaurateur du pouvoir impérial, témoigne de la veine authentiquement gibeline que Dante utilise pour opposer à la désintégration sociale provoquée par l'utilitarisme bourgeois la solidité du principe seigneurial du souverain absolu. Dante : "une vie pour l'empereur", a-t-on écrit.

L'Empire traditionnel, dans lequel Dante se reconnaît et pour lequel, en tant que Guelfe "blanc", il se bat, en invoquant le pouvoir du monarque en tant que chef absolu désigné par la providence et la volonté divine, est oint des chrismes de la sacralité religieuse, et en plein droit d'incarner les attentes du peuple. Le monarque est le seul guide, car selon Dante, la multiplicité (des hommes, des classes, des intérêts) connaît un seul point de synthèse, tout se rassemble dans le centre unique, inspiré par Dieu.

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La conception théologique du politique est chez Dante une expression essentiellement anti-moderne, typiquement et pleinement médiévale, traditionnelle, l'ennemi ontologique de tout progressisme. En fait, Dante a été accusé de "passéisme", comme un homme politiquement myope et en retard sur son temps, incapable de reconnaître les changements sociaux et de les interpréter. Le contraire est vrai. C'est précisément parce qu'il les a identifiés et qu'il les a vus surgir dans sa propre ville, les changements, et en reconnaissant immédiatement le vrai visage des vices et des perversions, que Dante a développé une doctrine de l'opposition, qui n'est pas un objet passif des événements, mais un sujet actif de réaction et de retour aux valeurs pérennes de la tradition du politique comme renversement sacré de l'ordre. Il dépeint une société quasi confucéenne, immobile, stable et immuable, puisque la cité terrestre, n'étant qu'un miroir de la cité céleste, répète ses statuts, tous fondés sur le monde comme miroir perfectible de la perfection divine.

Le monarque, dans ce cadre de transcendance vécue, transposée dans l'immanence de la société civile, se présentera alors comme le seul régulateur sur terre du seul Dieu du ciel. Et la Cité terrestre, de cette façon, aura comme plus grande tâche la tension continue vers l'image claire et captivante d'un Paradis possible : le facteur discriminant est la démolition de l'orgueil individualiste, de la soif dissociée de richesse, et l'établissement d'une nouvelle conscience transcendante, qui reconnaît l'idéal divin comme une possibilité de renversement sur la scène mondiale. On pourrait dire que la théologie politique de Dante est une fois de plus confrontée à l'éternelle lutte, typiquement européenne, entre l'idéalisme et le matérialisme, entre l'être et l'avoir.

Après tout, pour Dante, une société bien ordonnée est l'adaptation de la commune à la nature, et puisque la différenciation (entre les peuples, entre les individus, entre les idées et les choses) est naturelle, l'institution politique doit également être naturelle. Comme il ressort, entre autres, des paroles de Carlo Martello dans le Paradiso : "...si le monde d'en bas mettait son esprit / au fondement que la nature pose / à sa suite, il aurait des gens bien".

Il y a, dans cet organicisme naturaliste de Dante, bien des attitudes qu'avait adoptées l'idéalisme réactionnaire du XIXe siècle, chez un de Maistre, chez un de Bonald, ou dans le romantisme politique allemand étudié par Schmitt, ces contre-révolutionnaires qui s'appuyaient sur l'enseignement des lois de la nature pour s'opposer à la formidable attaque contre l'humain et le divin que menaient les doctrines et les politiques du subversivisme progressiste/jacobin. Dante comme un précurseur d'Adam Müller, d'un Baader, des traditionalistes du XIXe siècle ? Pourquoi pas ! Les vaincus de l'histoire ? Certainement, mais vaincu par cette histoire particulière de dégénérescence politique dans laquelle l'Occident est tombé, au moins depuis 1789. Et puis faire partie des perdants de l'histoire, avouons-le, ne signifie pas toujours être dans le tort.

Il n'est pas nécessaire de se référer aux interprétations ésotériques bien connues de la pensée de Dante - dans lesquelles des intelligences de première grandeur, de Pascoli à Valli ou Guénon, ont fait de leur mieux - pour constater que le politique chez Dante n'est pas seulement la socialité, mais la transposition théologique d'une pensée apocalyptique, une anticipation grandiose de ces religiosités civiles qu'Eric Voegelin a étudiées dans leur réapparition sous une forme moderne dans la première moitié du vingtième siècle, comme épiphanies du sacré parmi les mailles de la société de masse. La pensée, si l'on veut, lorsqu'elle est profonde et en contact avec les entités fondamentales de l'être, est toujours obscure et cachée: "la doctrine qui cache".

En ce sens, la lecture de la pensée de Dante par Ezra Pound (ce Dante du vingtième siècle, dont les Cantos n'étaient rien d'autre qu'un effort pour écrire une Comédie postmoderne) apparaît vraiment brillante, conduisant l'exposition de la vérité à l'absolu qui se cache derrière les choses.

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Pour dire les choses crûment : l'enfer, le purgatoire et le paradis doivent être considérés comme réels non pas tant comme des lieux physiques que comme des états et des conditions. Les conditions des ombres fréquentées par Dante dans la Comédie sont donc avant tout des "états mentaux" et des "personnalités intérieures". Ce fait se répercute sur la conception générale, on pourrait dire idéologique, de Dante. Tout est présidé par le destin de la justice éternelle : Pound, mais pas lui seul, a mis en parallèle le "contrapasso" qui discrimine les êtres abordés en cours de route avec les doctrines orientales liées au Karma. Et la fin est à chaque fois la purification, "la montée hors de l'ignorance vers la claire lumière de la philosophie". Des accents gnostiques, certes, inscrits dans la considération plus large que Dante - le politicien, le métaphysicien, le théologien - est "guidé par une personnification de la culture classique, de la théologie mystique et des pouvoirs bienfaisants".

Il y a beaucoup de choses païennes, pourrait-on ajouter, dans cette accentuation de la foi de Dante dans les "puissances bienfaisantes". Tout comme l'ancien Romain, le Florentin a confiance dans le cosmos, dans les lois, dans le destin, dans les forces arcanes qui bougent et submergent. Dante, homme et écrivain, austère et patricien, est comme une cathédrale, a fait remarquer Pound. Il fait face à la fortune et au malheur avec le même froncement de sourcils. Il peut être représenté seul, car sa force est d'être seul et solitaire : "L'aristocratie de Dante consiste à ne pas faire de concessions à l'opinion du monde". Dante le dépassé.

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Pour entrer véritablement dans Dante, il est nécessaire de reconnaître en lui l'ennemi de la modernité acquisitive, en écoutant sa "poésie grossière", comme l'a écrit Papini il y a de nombreuses années dans Dante vivo. Il faudra alors aller à contre-courant des troupeaux homologués, "retrouver une virilité spirituelle" et posséder "une âme sérieuse et courageuse, ennemie des demi-mesures", capable de "haïr beaucoup de choses qu'on aime aujourd'hui".

dimanche, 03 avril 2022

Massimo Donà et la philosophie de Goethe: une seule vision

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Massimo Donà et la philosophie de Goethe: une seule vision

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/massimo-dona-e-la-filosofia-di-goethe-una-sola-visione-giovanni-sessa/

Un livre très important de Massimo Donà vient de paraître, Una sola visione. La filosofia di Johann Wolfgang Goethe (pp. 327, euro 14,00). Dans ses pages, le philosophe se confronte à la pensée du grand poète allemand, dont il lit les œuvres en termes théoriques. Ce livre a été précédé de deux autres monographies, consacrées respectivement à Leopardi et à Shakespeare. Le motif qui unit les trois volumes est le même. Donà interprète ces trois grands, en soulignant, à la lumière de ses propres positions spéculatives, leurs traits anti-platoniques, anti-universalistes. Ce n'est pas un hasard, soutient l'auteur, si Goethe était mû par un "amour surhumain pour l'unicité irrépétable de l'existence" (p. 21) : il comprenait la vie et la nature comme "l'expression d'une puissance incoercible dont il aurait été vain d'essayer de prédéterminer le cours et la direction [...] puisque "en tout lieu nous sommes en son centre"" (p. 22). Sur la base de cette intuition, le génie de Weimar a compris l'inanité des "universaux", des "idées", pour comprendre la réalité. Les concepts déterminent, "pétrifient" le connu, au mieux compartimentent, par la procédure analytique, l'Un-Tout.

L'observateur le plus superficiel de la nature est conscient de son mouvement perpétuel. Comment, dès lors, est-il concevable de prétendre la connaître à partir de la "tranquillité" des idées ? Goethe était clairement conscient de cette contradiction. Il savait également que l'attitude gnoséologique platonicienne avait survécu dans la philosophie moderne. Les formes a priori de Kant, en effet, se caractérisent par la même nature statique que les universaux. Et pourtant, chez le penseur de Könisberg, dans la Critique du jugement, palpite une autre-non-autre manière de se rapporter au monde. La même vision se manifeste chez Bruno, Leibniz, de La Mettrie et Leopardi, sans oublier Spinoza. Leur pensée ne réduisait pas la nature à une série de "problèmes" (en tant que tels solubles) mais se présente sous le trait d'une "véritable écriture de l'énigme" (p. 28). Une position qui réapparaîtra, souligne Donà, également dans la philosophie du vingtième siècle: chez Deleuze, chez Arendt et, ajouterions-nous, également dans l'idéalisme magique d'Evola. Des formes de pensée qui échappent au logo-centrisme. Pour comprendre l'ubi consistam réel de l'idée de nature de Goethe, il est bon de se référer à la "matière": elle, l'être de tout ce qui est, en un : "dit son être placé et son ne pas être placé par moi" (p. 35).

Cela signifie, d'une part, que moi, le sujet connaissant et l'objet connu, vivons une relation d'attraction, qui fait que nous ne sommes pas autres l'un par rapport à l'autre, mais identiques. En même temps, nous sommes obligés de reconnaître que cette relation se développe de manière contradictoire, dans la mesure où la signification, la "compréhension" du monde me le fait vivre comme absolument autre que moi-même. Toute réalité est : "à la fois phénomène (dans la mesure où elle est référençable pour moi) et noumène (inconnaissable)" (p. 36). La matière est donc constituée de deux forces, dont Kant et Schelling avaient déjà parlé, l'une attractive et l'autre répulsive. Dans ce contexte spéculatif, Goethe introduit le concept de "métamorphose", cœur vital de son exégèse du naturel. Cette expression doit être comprise comme ce qui se passe "au-delà de la forme". En elle, précise Donà, il n'y a pas de référence à la cyclicité, mais à ce qui dépasse toute forme donnée. Pour cette raison, l'instrument privilégié dans l'exégèse de la nature est l'analogie, et non la similitude. Connaître par analogie implique de comprendre que, dans des espaces différents, il y a la même chose. L'idée même d'identité doit être repensée. Elle ne peut être posée que d'une seule manière: "comme ce qui en vérité n'a pas de forme" (p. 41), puisque ce qui revient dans les métamorphoses continues de la nature est "toujours et seulement la négation d'une forme" (p. 41).

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La "matière" représente ce mouvement qui n'est aucun des "déterminés", des entités que je rencontre dans l'expérience, mais qui est seulement donné en eux. La métamorphose de Goethe, soutient Donà, est différente du dialectisme hégélien (et, en partie, de celui de Schelling également). Le système panlogistique a des règles déterminées, capables de dessiner une identité. Chez Hegel, la synthèse, le point d'arrivée, est déjà inscrit au commencement : "La nature n'a pas de système [...] elle a la vie [...] Elle est vie et succession d'un centre inconnu vers une limite inconnaissable" (p. 50). L'energheia, pour reprendre l'expression leibnizienne, est une force centrifuge, dispersive, entropique qui, du centre, tend vers l'extérieur. La désintégration du vivant n'a pas lieu: "précisément en vertu d'une force opposée [...] "centripète" (p. 51), qui tend vers l'extérieur (p. 51), qui tend à se spécifier, à "se préserver". Nous sommes enveloppés par la nature, l'horizon transcendantal de l'homme, comme dirait Löwith, et nous ne pouvons y échapper. Face à la luxuriance des jardins de Palerme, l'Allemand comprend que l'Urpflanze, la plante originelle, n'est pas réductible à la dimension de la Gestalt, de la forme platonicienne; au contraire, elle fait allusion au centre inconnu du Tout. C'est pourquoi Goethe, comme plus tard Heidegger, considérait que la physis coïncidait avec l'être, avec l'"épanouissement".

Où que l'on soit, on est toujours au centre de la nature, impliqué dans sa danse éternelle, dans le jeu éternel de la métamorphose dionysiaque. Dans ce livre : "Tout est nouveau et pourtant toujours ancien" (p. 61). L'Antiquité est l'informe, la négation originelle qui se donne "positivement" dans les entités. Notre action est donc le fait de la nature elle-même. En elle, Orphée et Prométhée ne font qu'un et nous faisons l'expérience du fini comme quelque chose qui doit toujours être dépassé, nous avons tendance, dans la mesure où nous relevons de la physis, à nous déterminer/à nous in-déterminer (la conception augustinienne du temps comme distensio animae a une grande pertinence pour Donà à cet égard).  Le postulat hermétique "tout pense" découle de cette vision du Tout, de ses corrélations sympathiques. La pensée, en somme, est l'ouverture d'un monde. Goethe devient le porteur de cette connaissance non verbale particulière, qu'Aristote qualifie dans le livre IV de la Métaphysique, en l'attribuant aux plantes, de connaissance de ceux qui "ne disent rien" (p. 122). Cette connaissance, qui ne s'oppose pas au principe d'identité, adoucit sa lumière apodictique et évite le jeu du "être autre que moi-même", auquel elle renvoie inévitablement. Après tout, c'est la pensée du néant! Elle est pensée autrement que non-autrement par rapport au théorème et, chez Goethe, elle conduit à l'intuition.

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Massimo Donà

Il nous permet "d'embrasser dans une seule vision ordonnatrice l'activité vitale infiniment libre d'un seul royaume de la nature" (p. 155). L'unité véritable devait se caractériser par l'infini et la liberté: "explosion d'un multiple jamais contraignable à des 'distinctions irréversibles'" (p. 157). En bref, le mouvement naturel est pensé par Goethe "comme une unité immédiatement destinée à se dire dans la "forme de deux", c'est-à-dire comme une polarité absolue. Absolu parce qu'il est original" (p. 161). Cette thèse est confirmée dans la Théorie des couleurs. Les couleurs ne sont déterminées qu'à partir d'une impossible superposition de l'obscurité sur la lumière ou de la lumière sur l'obscurité: " qui sont 'un' [...] parce qu'ils ne peuvent pas se déterminer comme absolument différents les uns des autres " (p. 265).  Les couleurs ressortent (comme l'a également souligné Steiner) sur la frontière ambiguë qui semble diviser la lumière de l'obscurité. Le jeu des contraires est retracé par Donà, dans une exégèse précise des Affinités électives, dans les relations amoureuses des quatre personnages principaux du roman.

Un livre important, Un sola visione, non seulement pour la lecture éclairante de Goethe, mais aussi pour ceux qui souhaitent regarder le monde avec un regard renouvelé.

Giovanni Sessa

dimanche, 27 mars 2022

Le Président-Roi et le "sidonisme" de Fernando Pessoa

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Le Président-Roi et le "sidonisme" de Fernando Pessoa

En lui, le poète portugais a identifié une figure de leader charismatique et idéalisée

par Brunello Natale De Cusatis

Source: https://www.barbadillo.it/103719-il-presidente-re-e-il-sidonismo-di-fernando-pessoa/

Dans son sens actuel, le terme "sidonisme" fait référence à une période spécifique et circonscrite de l'histoire et de la politique portugaises sous la présidence du major Bernardino Cardoso da Silva Sidónio Pais (1872-1918) (photo).

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Cet homme à l'éducation républicaine fait son apparition sur la scène politique en septembre 1911, lorsque le Premier ministre de l'époque, João Chagas, lui confie le Trésor. Après les premières divisions au sein des républicains en 1912, il rejoint le parti unioniste de Brito Camacho. De 1913 à 1916, il est ambassadeur à Berlin. Le 5 décembre 1917, il retourne au Portugal et prend la tête d'une insurrection de soldats qui s'opposent à l'entrée en guerre du Portugal aux côtés des Alliés. Le soulèvement, auquel de larges pans de la population, opprimée par de lourdes restrictions économiques et alimentaires après la guerre, ont déclaré leur solidarité, a été victorieux. Le 8 décembre, un régime autoritaire et présidentiel est instauré, avec l'élection directe, au suffrage universel, du chef de l'État, Sidónio lui-même, qui occupe également le poste de Premier ministre. Cette expérience s'est terminée le 14 décembre 1918, le jour de son assassinat.

Tels sont, en résumé, les événements historiques liés au "Président-Roi" et à sa "Nouvelle République" (pour la distinguer de la précédente, l'"Ancienne République"), deux expressions inventées par Fernando Pessoa qui, peu après l'instauration du régime dictatorial sidonien, écrira :

     "nous souhaitons saluer le Dr Sidónio Pais, président de la République, par la volonté du Destin, par le droit de la Force, des droits supérieurs au suffrage emprunté qui l'a élu" [PESSOA, 2018 : 189].

Je crois qu'aucun critique aujourd'hui ne peut remettre en question l'hétérodoxie de la pensée de Pessoa. Une position impolitique de base (dans la lignée de celle de Manni, où la figure du Dichter, le poète médiateur entre la réalité et la dimension fantastique et mythico-symbolique de l'existence, s'oppose à la figure du Literat, le simple intellectuel organique) qui ne l'aurait pas empêché de s'intéresser à plein temps et publiquement à certains moments des événements sociopolitiques d'un pays, le Portugal de l'époque, qu'il considérait "nationalisé" et sans identité propre. Il n'est pas rare, selon ce que j'ai déjà eu l'occasion de souligner ailleurs, qu'il l'ait fait à partir d'une position qu'il n'est pas déplacé ni contradictoire de définir comme "réaliste" (1).

Pessoa était incontestablement anti-démocratique et anti-parti. Son soutien "passif" à la République parlementaire, dicté par sa répulsion pour la monarchie constitutionnelle portugaise (1820-1910), ne durera que quelques mois. En fait, il s'est vite rendu compte que le régime républicain parlementaire, établi au Portugal le 5 octobre 1910, n'était rien d'autre que la continuation, "à un niveau inférieur", du constitutionnalisme, une "monarchie sans roi" qui avait encore intensifié la décadence et la nationalisation du pays (2).

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Son système idéal de gouvernement, le seul et unique vrai "régime naturel", était la "monarchie pure" (3). Encore plus approprié, écrira-t-il, "pour une nation organiquement impériale comme le Portugal" (4). Toutefois, lorsqu'il arrivera à la conclusion réaliste de l'impraticabilité de la monarchie absolue dans les conditions modernes, il optera pour la République présidentielle. Autrement appelée, dans le célèbre Ultimatum de 1917 signé par son hétéronyme Álvaro de Campos, "Monarchie scientifique" : rien d'autre qu'une République monarchique, c'est-à-dire une monarchie non dynastique, "absolument spontanée" et gouvernée par un "Roi-Media" (5). Ce personnage sera peu après identifié par l'orthonyme Pessoa à Sidónio Pais :

    "Roi né, sa royauté, / ne pouvant l'hériter de ses ancêtres / avec une plénitude mystique / de Dieu il l'a héritée" (PESSOA, 2010 : 43).

Ceci dit, il est toutefois nécessaire de contextualiser le "sidonisme" de Fernando Pessoa au sein de son "sébastianisme" plus général. En effet, le sens qu'il donnait à ce terme allait au-delà de la simple contingence du moment historique, se rapportant à un discours beaucoup plus large et complexe, c'est-à-dire au caractère prophétique qui imprégnait tout son être.

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En 1557, à la mort de Jean III d'Avis, son petit-fils Sébastien, âgé de trois ans seulement et fils de l'infant Jean, monte sur le trône. En cet "enfant-souverain" (à qui le peuple avait donné le surnom de "Le Désiré" et qui n'assumera le gouvernement qu'à l'âge de quatorze ans, en 1568), le Portugal, déjà loin de la gloire et de la splendeur des mythiques exploits d'outre-mer, avait placé l'espoir de sa propre renaissance complète, tant morale que politico-économique.

Issu d'un milieu chrétien-mystique et partisan convaincu, pour son pays, du rôle de défenseur de la chrétienté et de celui d'une grande puissance impériale, Sébastien décide, malgré le désaccord de certains conseillers, d'intervenir massivement en Afrique du Nord. Ici, au Maroc, une situation de danger territorial et commercial alarmante pour l'Europe était apparue en raison de l'influence croissante des Turcs. Une armée potugaise d'environ 20.000 hommes est rassemblée et affronte le 4 août 1578 à Al-ksar el Kebir l'armée marocaine du sultan Mumaly 'Abd al-Malik, dont le contingent dépasse les 50.000 hommes. Pour les Portugais, la bataille inégale se transformera en un "holocauste" héroïque, avec quelque 7000 morts, dont le souverain lui-même. L'impossibilité de retrouver le corps de Sébastien a fait entrer celui-ci dans la légende, marquée par l'attente messianique de son retour et bientôt transformée en mythe national.

Les conséquences de cette défaite et de la disparition relative du "Désiré" seront fatales pour le pays. Deux ans plus tard, en 1580, à la mort du cardinal Henri, l'oncle de Sébastien, qui avait pris le pouvoir en l'absence d'un héritier direct de Sébastien, le Portugal est annexé à l'Espagne. Philippe II de Castille, neveu d'Emmanuel Ier d'Avis, avait en effet réussi à l'emporter sur les autres candidats aspirant à la succession, sanctionnant entre autres son couronnement par la victoire de ses troupes sur les Portugais, commandés par Antoine Ier, à la bataille d'Alcantara le 25 août 1580. La soi-disant "double monarchie" ou "ère philippine" a duré soixante ans, jusqu'au 1er décembre 1640, lorsqu'un soulèvement - d'abord du palais, puis du peuple - a mis fin à l'occupation espagnole et que Jean, duc de Bragance, a été acclamé roi sous le nom de Jean IV.

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Jusqu'à ce point, les faits historiques, auxquels, cependant, selon les Sébastianistes, qui représentaient alors la majorité dans le pays, avaient apporté des événements superhistoriques : Jean IV, le principal artisan de l'expulsion de l'envahisseur, n'aurait été rien d'autre que la réincarnation du "Désiré".

Il est clair, cependant, que le mythe de Sébastien ne s'est pas arrêté avec Jean IV. L'une des caractéristiques du mythe est précisément celle de sa perpétuation. Cela explique, par exemple, comment après la mort de ce souverain, survenue en 1656, le père António Vieira a prophétisé, en interprétant à la fois certains textes bibliques et le Trovas de Bandarra (6), la résurrection de Jean IV lui-même, vu comme le futur empereur du Cinquième Empire judéo-chrétien (7). Ce même royaume, définitif et éternel, qui, selon les mots du prophète Daniel - lorsqu'il interpréta le rêve de Nabuchodonosor, roi de Babylone - "ne sera jamais détruit et ne sera pas transmis à un autre peuple : il écrasera et anéantira tous les autres royaumes, tandis qu'il durera éternellement" [Daniel, c. 2 : 44].

Tout cela signifie que le "Sébastianisme" a également son propre contenu idéologico-politique, puisque le type d'idée impériale qui le distingue et auquel il aspire contraste fortement avec un autre type d'idée impériale présent dans la péninsule ibérique : D'un côté, précisément dans le modèle sébastianiste, nous avons la revendication d'un Portugal portugais, c'est-à-dire nationaliste ; de l'autre, selon un autre modèle, un Portugal étranger, celui, pour être clair, de l'époque philippine (1580-1640) et, plus tard, dans un autre contexte, celui des Lumières, des positivistes et des rationalistes [cf. QUADROS, 1982-1983 : 199].

Lors d'une enquête, menée en 1926 par un journal de Lisbonne, Pessoa a eu l'occasion de déclarer :

    "Il n'y a qu'un seul type de propagande par lequel le moral d'une nation peut être relevé : la construction ou le renouvellement et la diffusion multiforme conséquente d'un grand mythe national. Instinctivement, l'humanité déteste la vérité, car elle sait d'instinct qu'il n'y a pas de vérité, ou que la vérité est inaccessible. Le monde est dirigé par des mensonges ; celui qui veut le réveiller ou le diriger devra lui mentir de manière exaltée, et le fera avec d'autant plus de succès qu'il se ment à lui-même et se convainc de la vérité du mensonge qu'il a créé. Nous avons, heureusement, le mythe de Sebastian, qui a des racines profondes dans le passé et l'âme portugaise. Notre travail est donc plus facile ; nous n'avons pas à créer un mythe, seulement à le renouveler. Commençons à nous imprégner de ce rêve, à l'intégrer en nous, à l'incarner. Une fois cela fait, chacun de nous en toute indépendance et seul avec lui-même, le rêve se propagera sans effort dans tout ce que nous disons ou écrivons, et l'atmosphère sera créée où tous les autres, comme nous, le respireront. Alors, un phénomène imprévisible se formera dans l'âme de la nation, d'où surgiront les Nouvelles Découvertes, la Création du Nouveau Monde, le Cinquième Empire. Le roi Don Sebastiano sera revenu" (8).

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Mais qu'est-ce que Pessoa entendait, au fond, par "Sébastianisme" ? Eh bien, dans l'une de ses nombreuses notes sur le sujet, il aurait écrit :

    " Dans un sens symbolique, Don Sebastiano est le Portugal : le Portugal qui a perdu sa grandeur avec Don Sébastien et qui ne la retrouvera qu'avec son retour, un retour symbolique - comme, par un mystère merveilleux et divin, sa vie elle-même avait été symbolique - mais dans lequel il n'est pas absurde d'espérer " [PESSOA, 2018 : 323].

Il est important de souligner comment Pessoa, dans cette note, revient sur ce qu'il appelle de manière paradigmatique " le symbolisme de l'Histoire ", puisque " le symbole est né avant les ingénieurs " (9). Tout ce qui existe, dit-il, tourne autour de la "forme" et de l'"âme". D'où la croyance en la possibilité réelle du retour de Don Sebastiano, qui se ferait par un phénomène de "métempsycose" :

    "Principes essentiels :

/ 1. Là où il y a forme, il y a âme. La forme est ce qui fait d'une chose ce qu'elle est. Ainsi, un arbre a une forme. Une bataille, une certaine bataille, et pas une autre, a aussi une forme. Plus la chose est grande, plus sa forme lui est propre. On ne peut pas rendre sa forme à une bataille. Une fois que cela s'est produit, cela ne se répète pas. Les événements ont des âmes. Les événements sont des hommes.

/ 2. la métempsycose. L'âme est immortelle et, si elle disparaît, elle revient pour apparaître lorsqu'elle est évoquée à travers sa "forme". Ainsi, à la mort de Don Sebastiano, si nous parvenons à évoquer en nous quelque chose qui ressemble à la forme de l'âme de Don Sebastiano, "ipso facto" nous l'aurons évoqué et son âme entrera dans la forme que nous avons évoquée. Par conséquent, lorsque vous aurez créé quelque chose dont la forme est identique à celle de la pensée de don Sébastien, il sera revenu, non seulement au sens figuré, mais réellement, dans sa présence concrète, même si ce n'est pas physiquement dans sa personne. Un événement est un homme ou un esprit sous une forme impersonnelle.

/ 3. la prophétie est la vision des événements sous leur forme corporelle. C'est le contraire de ce que nous avons dit plus haut. Une bataille qui va avoir lieu apparaît avec une forme, humaine ou autre, avant qu'elle ne se déroule. Parce qu'il peut avoir une forme humaine, parce qu'il l'a vraiment.

/ 4. La prophétie peut parfois (ou toujours) s'appliquer à diverses choses. Cela n'invalide pas la prophétie. C'est que divers événements sont un seul événement, c'est-à-dire une seule entité sous diverses formes. Ainsi, si une prophétie représente éventuellement Don Sebastiano, Don Jean IV, Don Pierre IV (ou V), la République et bien d'autres choses, cela ne signifie pas que la prophétie est fausse. Cela signifie qu'il est la prophétie d'une seule chose sous diverses formes, et qu'il exprime l'essentiel qui traverse toutes les formes.

/ 5. Avec don Sebastian, la grandeur de la Patrie est morte. Si la Patrie sera à nouveau grande, elle reviendra, "ipso facto", Don Sebastiano, non seulement symboliquement parlant, mais réellement" [IDEM : 321-322] (10).

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Ces notes - prises par Pessoa pour un livre, jamais terminé, intitulé Sébastianisme - datent probablement d'avant la mort de Sidónio Pais. Cela expliquerait l'absence du "Presidente-Roi" de la liste des "formes" représentatives d'"une seule entité", c'est-à-dire de celles que plus tard, y compris Sidónio lui-même, l'écrivain portugais définira (et il ne pouvait en être autrement, puisque le mythe, dans le sens que lui donne Pessoa, est essentiellement un "phénix" qui, à chacune de ses morts, renaît de ses propres cendres) "les fausses formes du Réel voilé" [IDEM : 337-338 (337)] (11).

Entre-temps, il est indiscutable, et l'ode écrite à sa mémoire le prouve, qu'en Sidónio - aussi longtemps qu'il a vécu et durant son éphémère apparition à la barre du destin du Portugal - Fernando Pessoa a identifié une figure de leader charismatique, telle qu'il la concevait et l'idéalisait, qui "Fleurit émergeant du marécage de la nation, / aube de la Rédemption" dans laquelle "s'incarna une fois le roi / don Sebastian" [PESSOA, 2010 : 49].

Notes:

(1) Sur l'inséparabilité de la "double âme" de Pessoa, celle "poétique" et celle "théorico-politique", voir mon article Contemplation et réalisation - Pessoa sociologue et théoricien politique [voir DE CUSATIS, 19941], ainsi que mes introductions aux deux volumes de Fernando Pessoa : Ecrits sur la sociologie et la théorie politique [voir DE CUSATIS, 19942 : 9-40] et Politique et prophétie. Notes et fragments 1910-1935 [cf. DE CUSATIS, 2018 : 35-50].

(2) Voir, sur ce thème : PESSOA, 2018. En particulier, les écrits et notes correspondants contenus dans les sections I (pp. 53-94) et IV (pp. 185-230).

(3) Voir son article-essai L'opinione pubblica, dans PESSOA, 1994 : 121-144 (133).

(4) Note biographique [écrite par Fernando Pessoa le 30 mars 1935], dans IDEM : 47-51 (50).

(5) Cf. Ultimatum, dans IDEM : 85-103 (102).

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(6) Gonçalo Anes, le "Nostradamus portugais", dit Bandarra (1500?-1545), cordonnier de profession, fut, pour ses prophéties, tout comme le Père António Vieira, accusé de judaïsme et donc jugé et condamné en 1541 par le Tribunal de l'Inquisition portugaise. Ses célèbres Trovas (1ère édition posthume : Paraphrase et concordancia de alguas propheçias de Bandarra, çapateiro de Trancoso, por Dom Ioam de Castro, Lisboa 1603) ont, au fil des âges, été interprétés de manière répétée et différente, y compris par Pessoa lui-même [cf. PESSOA, 2018 : 301-319].

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(7) Célèbre père jésuite et missionnaire portugais (1608-1697), qui a longtemps vécu au Brésil, où il a œuvré en faveur des Indiens réduits en esclavage. Conseiller spirituel et politique de Jean IV de Bragance, il fut l'un des plus éminents champions de la "Restauration", ainsi qu'une figure de proue du panorama littéraire, non seulement baroque, de l'expression portugaise. Sa vaste œuvre comprend les célèbres Sermões (1679-1684) et la non moins célèbre História do Futuro, publiée à titre posthume en 1718. En 1665-1667, il a été jugé et condamné par l'Inquisition pour un manuscrit (Esperança de Portugal, Quinto Impero do Mundo. Primeira e segunda vida de El-Rei D. João IV, escritas por Gonçalo Eanes Bandarra e comentadas por Vieira, em carta ao bispo do Japão : D. André Fernandes) jugée hérétique car elle prophétisait la résurrection de Jean IV, mort en 1656 [voir VIEIRA, 1951-54].

(8) [Enquête] Déclaration de l'écrivain Fernando Pessoa, dans PESSOA, 1994 : 161-168 (167-168). Fondamentalement, comme le souligne Ángel Crespo, ces déclarations sont une prise de position publique pour les sceptiques et les anti-sexobastianistes (alors nombreux parmi les intellectuels positivistes portugais dont le plus grand représentant était António Sérgio), " dans laquelle Pessoa dissimule sa propre foi ésotérique accréditée et indubitable afin de convaincre les menteurs, en prétendant être l'un d'entre eux " [CRESPO, 2014 : 532].

(9) [Interview] Que pensez-vous de notre crise ? [...], dans PESSOA, 1994 : 142-152 (149).

(10) Il s'agit fondamentalement d'un "sébastianisme rationnel" (expression propre à Pessoa) qui se réfère à la fois à un savoir de type gnostique, d'inspiration judéo-chrétienne et ésotérique à la fois, et, à y regarder de plus près, à un "rationalisme thomiste", selon lequel le monde de la connaissance est également fondé sur des représentations abstraites ("intellect possible" par opposition à "intellect agissant").

(11) Néanmoins, Sidónio sera toujours considéré par Pessoa comme un cas à part de toutes les autres "fausses formes de la Vraie Voilée" : "Des trois fausses Voilées [dans ce cas, les deux autres sont Jean IV de Bragance et le Marquis de Pombal] c'est sans doute Sidónio qui était celui qui portait l'auréole mystique relativement la plus grande. Pombal, non seulement en raison de la nature de son travail, mais aussi en raison de son caractère et du rationalisme auréolé de son époque, n'était enveloppé d'aucune atmosphère mystique. Don Juan IV l'était, à la fois parce qu'il apparaissait directement au centre du sentiment sébastianiste, et parce que sa venue coïncidait avec la Restauration, avec le véritable Premier Avènement de Don Sebastian [...]. / Sidónio, cependant, qui a sans aucun doute porté haut le mysticisme subconscient de la nation, n'est pas apparu au centre du sentiment sébastianiste, ni à une époque quelque peu mystique, et son arrivée n'a pas coïncidé avec quelque chose d'apparemment plus remarquable que l'aversion nationale pour les gouvernements républicains, contre lesquels il a réagi. Par conséquent, la vague mystique que Sidónio soulève est plus considérable que celle de Don Juan IV" [PESSOA, 2018 : 337-338 (338)].

* * *

[Cet article, révisé et mis à jour ici, est apparu pour la première fois dans mon essai introductif au volume : Fernando Pessoa, À la mémoire du Président-Roi Sidónio Pais, cité : 9-31 (21-31).

Toutes les traductions du portugais, tant des textes de Pessoa que des références critiques, sont de ma responsabilité].
 

Bibliografia di riferimento

– CRESPO, Ángel, 2014. La vita plurale di Fernando Pessoa. Nuova edizione tradotta, curata e annota da Brunello N. De Cusatis. Edizioni Bietti, Milano.

– DE CUSATIS, Brunello, 19941. Contemplazione ed attuazione – Pessoa sociologo e teorico della politica. In «Futuro Presente», n. 5 (autunno 1994): 9-21.

– DE CUSATIS, Brunello, 19942. Introduzione, in Fernando Pessoa, Scritti di sociologia e teoria politica, cit.: 9-40.

– DE CUSATIS, Brunello N., 2018. Introduzione alla prima edizione, in Fernando Pessoa, Politica e profezia. Appunti e frammenti 1910-1935, cit.: 35-46.

– PESSOA, Fernando, 1994. Scritti di sociologia e teoria politica. A cura di Brunello De Cusatis. Settimo Sigillo, Roma.

– PESSOA, Fernando, 2010. Alla memoria del Presidente-Re Sidónio Pais. Saggio introduttivo e traduzione di Brunello De Cusatis. Nuova Edizione riveduta. Edizioni dell’Urogallo, Perugia.

– PESSOA, Fernando, 2018. Politica e profezia. Appunti e frammenti 1910-1935. A cura di Brunello N. De Cusatis. Nuova edizione riveduta. Edizioni Bietti, Milano.

– QUADROS, António, 1982-1983. Poesia e filosofia do mito sebastianista. 2 voll. Guimarães & C.ª, Lisboa: I.

– VIEIRA, Padre António Vieira, 1951-54. Obras escolhidas, 12 voll. Por António Sérgio e Hernâni Cidade. Sá da Costa, Lisboa: VI, 1-66.

[Cet article, révisé et mis à jour ici, est apparu pour la première fois dans mon essai introductif au volume : Fernando Pessoa, À la mémoire du Président-Roi Sidónio Pais, cité : 9-31 (21-31).

Toutes les traductions du portugais, tant des textes de Pessoa que des références critiques, sont de ma responsabilité].

jeudi, 17 mars 2022

Poutine poursuit la vision politique de Dostoïevski par d'autres moyens

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Poutine poursuit la vision politique de Dostoïevski par d'autres moyens

"Pour comprendre Poutine, il faut lire Dostoïevski, pas Mein Kampf", a déclaré Henry Kissinger en 2016.

Davide Brullo

Source: https://www.dissipatio.it/putin-dostoevskij-ucraina/

Iosif Staline lisait Dostoïevski en secret. Il semble qu'il ait été frappé par les Démons ; il est certain aussi - comme en témoigne Armando Torno dans un essai recueilli dans Fëdor Dostoevskij nostro fratello (Fëdor Dostoevskij, notre frère), Ares, 2021 - il a commenté et annoté Les Frères Karamazov : l'exemplaire personnel, précieux vestige de sa vaste bibliothèque démembrée, existe encore et dérange. À l'époque soviétique, cependant, Dostoïevski, avec son délire psychique, son nihilisme impérial et le sceau du Christ en mission universelle, était interdit. Au contraire, le "réalisme socialiste" façonné par Maksim Gor'kij a fonctionné. Écrivain de talent, tolstoïen - son carnet de notes sur ses visites à Tolstoï est sobrement beau et commence ainsi : "L'idée qui tourmente visiblement son cœur plus souvent que toute autre est l'idée de Dieu" - Gork'ij est devenu le chantre du léninisme ("Lénine est l'homme le plus honnête ; il n'y a pas encore eu d'homme sur terre qui soit son égal"), le poète du régime soviétique. Lorsqu'il est mort en tant qu'écrivain, il s'est rendu compte qu'il ne durerait pas longtemps en tant qu'homme : "Ils m'ont entouré... m'ont entouré...", a-t-il avoué à un ami en 1935. Trop tard. Célébré comme "l'initiateur de la littérature soviétique", Gor'kij est mort peu avant l'été 1936, dans des circonstances qui n'ont jamais été éclaircies. "Il avait rempli la mission que lui avait confiée Staline à son retour en URSS. Gor'kij devait mourir pour devenir un mythe" (Mihail Heller). Naturellement, ses funérailles ont été éblouissantes.

Que Dostoïevski, au contraire, soit le saint de Vladimir Poutine, l'inspirateur lointain de son action politico-identitaire, c'est bien connu, c'est de l'histoire ancienne. Henry Kissinger l'a répété à plusieurs reprises : dans une interview de 2016 accordé à The Atlantic, il a été parfaitement clair :

    "Pour comprendre Poutine, il faut lire Dostoïevski, pas Mein Kampf. Il sait que la Russie est plus faible qu'avant - beaucoup plus faible que les États-Unis. Il dirige un État qui fut défini pendant des siècles par sa grandeur impériale, mais qui a perdu trois cents siècles d'histoire avec l'effondrement de l'Union soviétique. La Russie est stratégiquement menacée sur chacune de ses frontières : par le cauchemar démographique chinois à l'Est, par le cauchemar idéologique islamique dans les territoires du Sud, par l'Europe à l'Ouest. La Russie cherche à être reconnue comme une grande puissance, et non comme un supplétif du système américain" (Henry Kissinger).

Sur ce point, il y a quelques années - c'était en janvier 2017 - Giulio Meotti a écrit un article assez exhaustif, "Poutine de Guerre et Paix", publié par le Foglio. Il cite, entre autres, "un long essai dans la Harvard Political Review", dans lequel Alejandro Jimenez réitère le concept selon lequel "pour vraiment comprendre Poutine, nous devons nous tourner vers les écrits de Dostoïevski". Le problème est de comprendre vers quel Dostoïevski se tourner. Pas celui des romans, corrosif, certes, mais complexe, stratifié, anormal, dont il est difficile d'extraire une "politique", voire une poétique de l'existence (qui peut se résumer à : "se fracasser sur la face du Dieu vivant"). Il faut plutôt lire le Dostoïevski "panslaviste, anticatholique, populiste, modérément belliciste", comme l'écrit Luca Doninelli, celui qui est incompris et furieux, des "mots souvent inacceptables", avec lesquels il faut se quereller ("les haïr, savourer l'offense qu'ils contiennent pour chacun de vous"), à cause de cette "immensité", de cette "liberté que la culture de nos jours, la bulle à l'intérieur de laquelle nous vivons tous, ne peut plus trouver".

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Quel Dostoïevski, alors ? Celui des articles, le publiciste mortel, celui du Journal d'un écrivain, par exemple, un volume d'arcane et de puissance messianique exhumé par Bompiani en 2007, très épais (1400 pages), cher, dans la vieille - et parfois désuète - traduction d'Ettore Lo Gatto. Comme toujours, nous manquons de "sources" authentiques, alors quand il s'agit de parler de la Russie, nous nous abandonnons au risque de la géopolitique, aux spéculations labyrinthiques, sans comprendre que chaque pays, qu'on le veuille ou non, a une "mission", incarnée par l'œuvre de rares prophètes-écrivains. L'un d'entre eux est Dostoïevski lui-même, qui se réfère à la grande tradition russe - l'orthodoxie, bien sûr, mais aussi Isaac de Ninive, la Philocalie, la folie splendide des jurodivye, les "fous en Christ", résumée dans les Contes d'un pèlerin russe - et à la grande poésie russe, illustrée par l'œuvre d'Alexandre Pouchkine et de Fiodor Tioutchev. Mais nous continuons à le considérer comme un romancier, certes absolu, aux angoisses singulières.

Un outil - presque un manuel de guerre - pour comprendre la pensée de Dostoïevski, et donc, en filigrane, la Russie de Poutine est le recueil des Pensées. Aphorismes. Polemiques publié sous le titre La beauté sauvera le monde (De Piante, 2021). Le livre, présenté par Luca Doninelli, a une histoire particulière. Il s'agit d'un répertoire de réflexions extraites des journaux intimes, lettres, carnets et articles de Dostoïevski, classées par thèmes ("De la littérature et de l'art" ; "De la Russie et des Russes" ; "De l'Europe" ; "De la religion"). Le livre, traduit par Claudia Sugliano - déjà éditrice de l'émouvant épistolaire entre Boris Pasternak et Ariadna Efron, la fille de Marina Cvetaeva - a été publié à l'origine à Paris, en 1975, et rassemblé comme une sorte de testament par Dmitry Grišin (1908-1975). Diplômé de Moscou qui a émigré en Australie, Grišin a consacré sa vie à disséquer l'œuvre de Dostoïevski. Il s'est notamment concentré sur les matériaux dispersés et "philosophiques" de Dostoïevski, ceux qui éclairent sa pensée hétérodoxe et réactionnaire : son œuvre s'est heurtée à des obstacles et à la suspicion dans sa patrie, "considérée comme gênante aux yeux de l'idéologie soviétique". Dans le livre, avec une précision militaire, le charisme de la "mission" russe à l'Est remonte à la surface :

    "La Russie est investie de la mission universelle de pacifier et de civiliser l'Asie" ;

- l'épopée du panslavisme :

    "L'idée du panslavisme est si colossale qu'elle peut sans doute terrifier l'Europe, ne serait-ce que par la loi de l'auto-préservation" ;

- le lien consubstantiel avec le peuple :

    "Celui qui perd son peuple et son âme populaire, perd aussi sa patrie la foi et Dieu" ;

- l'idée de la nation messianique :

    "L'essence de la vocation russe... consiste à révéler au monde le Christ russe, inconnu du monde, dont le principe réside dans notre orthodoxie" ;

- l'idée de la Russie comme foi, comme credo :

    "Celui qui croit en la Rus' sait qu'elle supportera tout... et dans son essence, elle restera comme elle était avant, notre sainte Rus', comme elle l'a été jusqu'à présent" ;

- la lutte territoriale - et donc spirituelle - comme la voie à suivre :

    "Mieux vaut tirer l'épée une fois que de souffrir sans fin" ;

- politique comme l'agression, la morsure :

    "La principale erreur de la politique de la Russie est que ses objectifs sont modérés" ;

- l'épopée de la famille :

    "Dans l'énorme majorité de notre peuple, même dans les sous-sols de Pétersbourg, même dans la situation spirituelle la plus misérable - il existe encore l'aspiration à la dignité, une certaine honnêteté, un véritable respect de soi ; l'amour de la famille, des enfants est préservé".

La mission russe ne permet aucun pacte avec l'Europe, car "pour l'Europe, la Russie est l'une des énigmes du Sphinx", "l'Europe en sait plus sur l'étoile Sirius que la Russie". Le répertoire anti-européen est hilarant (nous dirions mieux : instructif) :

    "En Europe, dans cette Europe, où tant de richesses ont été accumulées, tout est déterré en secret et, peut-être, dès demain, cela s'effondrera sans laisser de trace pour les siècles à venir... Il règne en Europe un climat de tristesse générale".

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En revanche, "Paris est une ville très ennuyeuse", "En Allemagne, j'ai toujours été frappé avant tout par la stupidité des gens", "En Angleterre, tout le monde se respecte uniquement parce que l'on est tous anglais". Dostoïevski en a aussi pour la Turquie, "une horde asiatique et non un État de droit" : la conclusion de la mission russe est que "Constantinople doit être à nous... quiconque n'admet pas la nécessité de conquérir Constantinople n'est pas russe". Pas une note marginale pour le commentateur de politique étrangère. Certes, il y a des passages fulgurants, qui gravent sur nos fronts la marque de rationalistes indécents, d'idolâtres de la statistique, de serviteurs de l'empire sanitaire :

    "Je crois au royaume total du Christ. Il est difficile de prédire comment elle se concrétisera, mais elle sera là. Je crois que ce royaume va se réaliser. Même s'il est difficile de faire des prédictions dans la nuit noire des conjectures, les signes peuvent tout de même être esquissés, du moins par la pensée, et je crois aux signes. Et il y aura un règne universel de la pensée et de la lumière, ici en Russie avant tout autre endroit.

L'agitation de la mondialisation, le commerce du marché planétaire, l'utopie monétaire d'une Europe unie n'ont fait qu'enflammer les missions nationales individuelles. L'Allemagne, la France, la Turquie, la Russie, la Chine, les États-Unis (certainement pas la Pologne, la Hongrie et autres)... Chacun d'entre eux agit, aujourd'hui avec une obstination plus cristalline qu'hier (au moment même où les identités semblent s'estomper), selon la mission - dirons-nous le destin ? - défini par ses propres frontières, sa propre histoire, son propre mythe, plus ou moins consciemment. Nier cela est négationniste ; faire taire les faits sous des légendes sinistres - souveraineté, nationalisme, mensonges réactionnaires - ne fait que valider leurs effets. C'est le moment où les nations renaissent ou meurent, absorbées par d'autres institutions étatiques omnivores. Lire Dostoïevski n'est pas apaisant - cela galvanise. 

mercredi, 16 mars 2022

Maurice Maeterlinck « l’arpenteur de l’invisible »

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Maurice Maeterlinck « l’arpenteur de l’invisible »

par Daniel COLOGNE

Au milieu du XIXe siècle, la bourgeoisie flamande est majoritairement francophone et conservatrice. Elle envoie ses enfants dans les meilleures écoles catholiques et les destine à la carrière juridique. C’est dans ce type de milieu que naît à Gand, le 29 août 1862, Maurice Polydore Marie Bernard Maeterlinck.

Maeterlinck fréquente le collège gantois Sainte-Barbe. Il y côtoie Charles Van Lerberghe, « le poète au crayon d’or », auquel Raymond Trousson, mon professeur préféré de l’Université de Bruxelles, a consacré un volumineux ouvrage, et Grégoire Le Roy, dont j’ai cité quelques vers dans mon article sur Jacques Brel (in Culture Normande, n° 59). Cette génération d’écrivains belges de langue française, qui est aussi la génération de Maurice Barrès (également né en 1862), est l’une des plus brillantes de la francophonie périphérique. On y note la présence d’Eugène Demolder (1862 – 1919), ancien juge de paix dont l’œuvre est à redécouvrir, avec sa Flandre rêvée où sont transposés des évènements bibliques. Maeterlinck entreprend des études de droit, mais exerce très peu le métier d’avocat en raison d’une notoriété littéraire rapide qui lui permet de vivre de sa plume avant d’avoir atteint la trentaine.

9782070322459-fr-300.jpgLa revue La Jeune Belgique publie dès 1885 ses premiers poèmes rassemblés en 1889 dans le recueil Serres chaudes. La même année, La Princesse Maleine génère un éloge dithyrambique d’Octave Mirbeau et une flatteuse comparaison avec Shakespeare. C’est le point de départ d’un succès qui se maintient tout au long d’un parcours de dramaturge et d’essayiste couronné en 1911 par l’attribution du prix Nobel de littérature.

Maeterlinck demeure à ce jour le seul Belge à avoir obtenu cette distinction, à laquelle s’ajoutent le Grand Cordon de l’Ordre de Léopold (1920) et l’ennoblissement par Albert Ier (1932). Le comte Maeterlinck s’éteint à Nice le 6 mai 1949, à son domicile de la villa Orlamonde. Il laisse une œuvre riche d’une quarantaine de titres, dont quinze font l’objet d’une adaptation musicale. Pelléas et Mélisande (1892) inspire entre 1897 et 1903 cinq grands compositeurs : William Wallace, Gabriel Fauré, Claude Debussy, Arnold Schoenberg et Jean Sibelius.

Son œuvre de traducteur dévoile la filiation philosophico-littéraire dans laquelle se situe Maeterlinck. Sa traduction de Macbeth semble justifier le rapprochement louangeur de Mirbeau dans son article du Figaro évoqué plus haut. Celle de Ruysbroeck l’Admirable confirme à quel point la spiritualité de Maeterlinck est au diapason du mysticisme médiéval flamand. Mais c’est la transposition de deux œuvres de Novalis qui éclaire le mieux sa vision du monde aux antipodes du cartésianisme. Aux « idées claires et distinctes » du rationalisme français, Maeterlinck oppose en les privilégiant « les puissances supérieures, les influences inintelligibles, les principes infinis » dont il est persuadé « que l’univers est plein » et qui « agissent sur notre destinée ». Ainsi Paul Gorceix a-t-il pu qualifier Maeterlinck d’« arpenteur de l’invisible » dans une étude récente parue chez l’éditeur bruxellois Le Cri (2005). Le même analyste n’a cessé de rechercher, dans les articles de Textyles et de la Revue de littérature comparée, « l’image de la germanité » chez Maeterlinck, « Belge flamand de langue française ».

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Faire de Maeterlinck un héritier du romantisme allemand ne contredit qu’en apparence sa passion pour un sport violent (la boxe), une discipline de combat (l’escrime), la randonnée à vélo, les engins motorisés inaugurant le culte moderne de la vitesse. Maeterlinck est un personnage à multiples facettes dont la plus étonnante est sa minutieuse observation de la Nature à travers le monde des abeilles, des termites et des fourmis, sans oublier son remarquable essai sur L’Intelligence des fleurs (1907). Encore réédité en 2009, La Vie des abeilles ouvre en 1901 le cycle de la « grande féerie » du vivant non humain qui s’étale sur trois décennies. Ces « œuvres d’histoires naturelles » éveillent l’admiration de Jean Rostand. « L’esprit de la ruche » est la puissance mystérieuse qui en ordonne les activités aussi nombreuses que diverses et dont la reine est l’« organe représentatif », comme l’écrit un de ses biographes.

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Un spécialiste de Maeterlinck (ce que je ne suis nullement) évoquerait Bulles Blues (1948), récit autobiographique conçu pendant la seconde Guerre mondiale et la période d’exil aux États-Unis, les notes de voyage ramenées d’Égypte et publiées en 1928 (première parution en anglais dès 1925), la préface aux discours politiques de Salazar (1935). Je ne puis que citer un ouvrage comme Douze Chansons (1896), préfacé pour l’édition de 1923 par Antonin Artaud, pour qui Maeterlinck « est apparu dans la littérature au moment qu’il devait venir » pour y introduire « la richesse multiple de la subconscience ». À ce jugement imprégné de psychanalyse, je préfère celui de Rainer Maria Rilke, qui nous ramène salutairement au théâtre, tant il est vrai que Maeterlinck se définit avant tout comme une « poète dramatique ». Selon Rilke, « la scène, chez Maeterlinck, ne tient jamais dans le champ d’une lorgnette ». Elle présente une largesse et « une étrange fraternité » qui émerge de « la mêlée des personnages et de leurs anxieuses rencontres ».

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La liaison de près d’un quart de siècle de Maurice Maeterlinck et de Georgette Leblanc, cantatrice et femme de spectacle, s’inscrit dans une sorte de fatalité pareille à celle qui gouverne le destin des protagonistes de ses pièces. Née à Rouen en 1869, Georgette est la sœur cadette de Maurice Leblanc, créateur d’Arsène Lupin. Maurice et Georgette se rencontrent à Bruxelles, au cours d’une soirée organisée par le grand avocat Edmond Picard (1836 – 1924). Georgette interprète alors Carmen de Bizet au théâtre de la Monnaie et Picard, proche de la soixantaine (nous sommes en 1895), connaît une grande notoriété de protecteur des arts et des lettres, de défenseur d’écrivains qui offensent la bourgeoisie bien-pensante et de fondateur de revues (par exemple, L’Art moderne, plutôt orientée vers l’engagement social en littérature, concurrente de La Jeune Belgique citée plus haut et d’obédience plus parnassienne).

Maurice et Georgette voyagent beaucoup, de l’île de Walcheren à la Vendée en passant par les Vosges. Le couple ne se stabilise que de manière très relative, car il s’accoutume à changer d’habitat selon les variations saisonnières. On le trouve ainsi à Paris, au 67 de la rue Raynouard, dans une des anciennes maisons d’Honoré de Balzac, mais aussi sur la Côte d’Azur niçoise, où Maeterlinck fait bâtir la somptueuse demeure du boulevard Carnot. Il y finira ses jours, l’année même du treizième centenaire de l’abbaye Saint-Wandrille. À ce haut-lieu de la spiritualité, ainsi qu’avec l’ancien presbytère de Gruchet-Saint-Siméon, découvert par Georgette Leblanc lors d’un voyage à bicyclette, nous pénétrons en Normandie, capitale de la géographie littéraire du couple, région « souple comme un parc anglais, mais un parc naturel et sans limites ». « La Normandie, ajoute Maeterlinck, est un des rares points du globe où la campagne se montre complètement saine, d’un vert sans défaillance. »

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À Saint-Wandrille, entre 1907 et 1918, Georgette Leblanc et Maurice Maeterlinck tentent une expérience de théâtre total unissant les pièces Pelléas et Mélisande, à l’origine du triomphe jamais démenti de l’écrivain gantois, et Macbeth, décidément source récurrente de son inspiration. Cette expérience scénique illustre l’opiniâtreté avec laquelle la sœur de Maurice Leblanc assume sa vocation d’artiste de représentation. Elle joue Sapho de Gounod, fait une conférence à l’université populaire du XVe arrondissement de Paris, lors d’une soirée inaugurale rehaussée par un discours liminaire d’Anatole France. Le 17 juin 1899, chez Ollendorff (l’éditeur de son frère), elle chante des adaptations des poésies de Baudelaire. Le 15 décembre 1897, au théâtre de la Bodinière, rue Saint-Lazare, son récital illustre une conférence de Georges Vanor sur Schubert et Schumann. Stéphane Mallarmé et Jules Renard sont dans la salle. Ils lui réservent un accueil enthousiaste, au contraire de Jean Lorrain, pas convaincu par la capacité vocale de Georgette et toujours aussi expert en bons mots, qui écrit dans sa chronique du lendemain que Georgette Leblanc a « l’aphonie des grandeurs ».

Georgette Leblanc a la secrète ambition d’écrire et de nombreux extraits de sa correspondance avec Maeterlinck, dans les périodes où les deux amants sont séparés par leurs activités théâtrales et musicales respectives, sont intégralement repris dans La Sagesse et la Destinée (1898), essai pour lequel le créateur d’Arsène Lupin va jusqu’à suggérer une signature commune. « Je t’ai un peu volée », avoue Maurice Maeterlinck à sa muse normande.

immmthages.jpgUne chose est sûre : des essais comme Le Trésor des Humbles (1896) et La Sagesse et la Destinée se ressentent de l’influence de Georgette sous la forme d’un optimisme plus affirmé, d’une moindre soumission aux forces obscures du fatum. «N’acceptons jamais passivement notre destin; luttons sans cesse pour en faire ce que nous voulons qu’il soit; et si nous essuyons des défaites, travaillons activement à ce qu’elles nous rendent plus forts et surtout meilleurs. » Maeterlinck fait ici écho au volontarisme nietzschéen (« ce qui ne nous tue nous rend plus forts »), tandis que dans le premier des deux textes qui suivent de très près la rencontre avec Georgette, il se lance dans une apologie du silence face à l’hypertrophie de la parole et à la rhétorique de « Sire le Mot ». Il écrit donc dans Le Trésor des Humbles : « Les Âmes se pèsent dans le silence comme l’or et l’argent se pèsent dans l’eau pure, et les paroles que nous prononçons n’ont de sens que dans le silence où elles baignent. »

 

9791030901719b.jpgOn ne peut contourner le très récent ouvrage de Michel Arouimi (1) où sont opérés plusieurs rapprochements inattendus entre Maeterlinck et des écrivains comme Kafka, Rimbaud et Melville. L’auteur explore les essais de Maeterlinck qui sont « les plus imprégnés de mystique » et qui « ont été les victimes de l’holocauste pratiqué par notre culture, si hostile aux voix qui se réclament de l’Esprit au lieu de s’attacher au réel brut, devenu roi de ce monde ». Plusieurs chapitres de l’essai sur La Mort (1913) « recensent les hypothèses sur différents types de communication avec les morts et sur la vie post mortem, objet d’expériences recensées dans une abondante littérature, dont Maeterlinck respecte le sérieux apparent, sans lui donner vraiment son adhésion ».

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Maeterlinck se montre ainsi moins sévère que René Guénon lorsqu’il examine des courants comme le théosophisme ou le spiritisme. Le penseur installé en terre musulmane en 1930 dénonce dans le théosophisme une « pseudo-religion » et dans le spiritisme une « erreur » alors que Maeterlinck les analyse comme des hypothèses, au même titre que la réincarnation, dans la perspective d’un « préétabli des destins humains » assez proche de la prédestination pascalienne. « N’entrons-nous pas dans la vie chargés d’un long passé, d’une lourde expérience ? », écrit Maeterlinck dans L’Ombre des Ailes (1936). Cette idée proche de la notion hindoue de karma n’est pas incompatible avec la croyance en une divinité transcendante toutefois différente du Dieu des chrétiens ou du Jéhovah vétéro-testamentaire. « J’aime mieux me tenir à un infini dont l’incompréhensible est sans limite que de me restreindre à un Dieu dont l’incompréhensible est bornée de toutes parts. » Quant à Jéhovah, « il n’est que l’ombre déformée » de la Déité qui se laisse entrevoir « derrière lui et au-dessus de lui ».

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Le grand mérite du livre de Michel Arouimi est de déplacer le projecteur vers le Maeterlinck philosophe plutôt que d’éclairer prioritairement, comme on a coutume de le faire, le Maeterlinck passionné par les « insectes sociaux » et le Maeterlinck dramaturge, dont les « innovations » préfigurent toutefois « le dépouillement de la scène contemporaine ». La plume de Maeterlinck a des « sinuosités proustiennes » et sa constante préoccupation « d’une forme adaptée à son propos » le rapproche d’Henri Bosco. Quant à cette « sorte d’hérédité » attestée par « l’empreinte de nos ancêtres dans nos moindres cellules », elle renvoie évidemment à Barrès et explique « le désintérêt de notre époque pour la pensée de Maeterlinck, les hommes d’aujourd’hui étant persuadés de la vacuité de notre être à la naissance, avant de présenter les traits que ne lui donnerait que l’éducation ». Il faut imaginer l’auteur de L’Oiseau bleu au volant de sa Dion-Bouton pour saisir combien la personnalité de Maeterlinck se présente sous de multiples aspects. D’aucuns lui attribuent même une certaine ambiguïté, notamment dans ses rapports avec Grégoire Le Roy (2), son ancien condisciple chez les Jésuites gantois.

À l’époque où je rédigeais le présent article, durant l’automne 2017, j’ai eu le privilège de rencontrer l’arrière-petite-fille de Le Roy. Nous avons parlé de l’une ou l’autre lettre envoyée par Maeterlinck à son ex-compagnon de collège où, sous le couvert de quelques conseils amicaux, il donne l’impression de vouloir brider l’inspiration de Le Roy et garder la plus haute marche du podium des trois anciens élèves de Sainte-Barbe. Le décès précoce de Van Lerberghe, à l’âge de 46 ans, laisse Le Roy et Maeterlinck en concurrence directe à partir de 1907. Il est pour Maeterlinck d’autant plus facile de reléguer Le Roy dans l’ombre que ce dernier manque totalement de confiance en soi.

Reconnaissons néanmoins que l’œuvre de Le Roy, nonobstant quelques magnifiques poèmes où affleurent la hantise du Temps et la nostalgie du romantisme, se révèle assez disparate en face des différents blocs du corpus maeterlinckien : cycle de la Nature et des « insectes sociaux », essais philosophiques, théâtre symboliste largement adapté par les plus grands compositeurs de l’époque.

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Reste le problème historique de L’Annonciatrice, une pièce de Le Roy dont le texte a été longtemps déclaré perdu et qui pourrait être chronologiquement antérieur à L’Intruse de Maeterlinck. Le Roy pourrait revendiquer le statut de pionnier dans la dramaturgie symboliste belge et, en tout cas, le texte de sa pièce est conservé dans les archives de la famille. Un auteur anglais l’a d’ailleurs publié en 2005, en même temps que Mon cœur pleure d’autrefois et la Chanson d’un soir, dans le cadre d’une édition critique. La Chanson d’un soir et la Chanson du pauvre de Le Roy font écho aux Douze Chansons de Maeterlinck , à la Chanson d’Ève de Van Lerberghe et à la Chanson de la rue Saint-Paul de l’Anversois Max Elskamp. Il y a là tout un champ de recherche autour d’une poésie assumant la musicalité verlainienne et s’exprimant dans ce que Pol Vandromme appelle la « sourdine de la rêverie mélancolique ».

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Que Maeterlinck présente certains travers « humains, trop humains » n’enlève rien à l’ampleur de son œuvre. Sa tendance à se replier sur lui-même, notamment durant la période de Gruchet-Saint-Siméon, inspire à Georgette Leblanc un trait d’humour lorsqu’elle désigne l’ancien presbytère normand comme « l’Éden boudique » de son Maurice bien-aimé et pourtant fidèle. Maeterlinck lui-même note avec une désinvolte ironie, au lendemain d’un voyage en voiture contrarié par de nombreux problèmes techniques, qu’il pourrait en tirer la matière d’une encyclopédie des tracas de l’automobile.

Dramaturge prolixe, savant attiré par la flore et certains aspects du règne animal, philosophe s’interrogeant sur la destinée humaine sans tomber dans le piège de l’intransigeance commune aux croyants fanatiques et aux athées convaincus, Maurice Maeterlinck est un des écrivains les plus complets de son siècle : cette période de 1850 – 1950 où l’affrontement de la tradition de la tradition et de la modernité a été porté à son plus haut degré d’incandescence.

Daniel Cologne

Notes

1 : Michel Arouimi, Maeterlinck ou Naître par la mort, Paris, Orizons, coll.                   « Profils d’un classique », 2017.

2 : Grégoire Le Roy (1862 – 1941), bibliothécaire de formation, artiste – peintre, écrivain éclectique (poésie, théâtre, nouvelles, critique d’art), conservateur du musée Wiertz (Antoine Wiertz, 1806 – 1865, peintre romantique belge, auteur d’une étrange prophétie sur le destin supranational de Bruxelles).

mercredi, 09 mars 2022

Lucian Blaga: Vision, identité et culture populaire

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Augusto Fleck

Vision, identité et culture populaire

Source: http://novaresistencia.org/2022/03/08/visao-identidade-e-cultura-popular/

Il existe un long débat au sein des sphères dissidentes et conservatrices sur la position de la culture populaire, des structures les plus caractéristiques du peuple aux festivals et à l'art produit à l'écart des cercles élitistes et bourgeois. Avec l'aide de la philosophie du poète roumain Lucian Blaga, nous pouvons réfléchir à la manière dont cette culture est proprement le fruit de notre "vision".

Lucian Blaga est un philosophe peu connu en dehors de la sphère universitaire roumaine. Sa poésie, en revanche, est plus répandue et fait même l'objet de traductions en portugais, bien que son impression et sa lecture soient également limitées. Philosophe entre deux mondes, sous l'influence de l'idéalisme et de la poésie d'Allemagne ainsi que de la culture roumaine qui l'entourait, Blaga a également dialogué intensément avec la métaphysique et la phénoménologie.

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Dans le domaine de l'épistémologie, il a eu l'audace de réaliser que les catégories kantiennes qui sous-tendaient la physique moderne étaient insuffisantes pour lire adéquatement la nouvelle physique et pour saisir la conscience de la connaissance dans son ensemble, en proposant que dans l'horizon des mystères, non seulement la lumière qui atténue le mystère produit la connaissance, mais qu'il existe un autre type de "cognoscence" qui intensifie et radicalise le mystère jusqu'à sa limite.

9782825108222_1_75.jpgComme produit de ses réflexions, une théorie entièrement nouvelle sur les processus de formation culturelle émerge, puisqu'il a compris l'homme lui-même comme une sorte de mutation ontologiquement culturelle, la culture étant une réponse imagée ou métaphorique de l'homme pour comprendre le mystère qui se trouve au-delà de l'horizon. L'horizon, pour Blaga, est une sorte d'atmosphère axiologique, d'orientation ou de forme, capable de donner un sens à la création culturelle. La culture est donc une manifestation ou une cristallisation anthropologique et géosophique d'horizons spatiaux subconscients.

Dans l'ordre, cet horizon spatial subconscient produit chez l'homme une "vision", une capacité qui fait de lui, en fait, un Homme. C'est lorsqu'il contemple l'horizon et réfléchit à sa finitude, qui reflète la finitude même de l'être, que la nature "rompt" avec son imperturbable sommeil conscient et en vient à exister pour le mystère et à le tenter.

Cette vision, bien sûr, est la muse la plus fondamentale du processus créatif et culturel. La culture n'est pas, comme l'a supposé la modernité à bien des égards, un ensemble de structures fonctionnelles produites par l'homme pour le maintien de son bien-être physique et la garantie de ses biens, mais une condition stylistique et linguistique qui donne un sens au sujet, des outils pour traiter le mystère.

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Dans le sillage de ce processus, chaque identité qui se forme est une matrice stylistique et structurelle correspondant à la relation entre l'horizon spatial (subconscient), la vision et l'horizon phénoménal de chaque peuple, un "être-avec historique". C'est pourquoi, contrairement aux animaux, la culture humaine posséderait, pour Blaga, tant de différences organisationnelles et dynamiques. Ainsi, exister ne peut réellement avoir un sens qu'à partir d'une vision spécifique sous laquelle nous modulons notre interaction avec le monde. Dans ce sens, Blaga dialogue à la fois avec les "styles civilisationnels" de Spengler, l'être de Heidegger et la cosmologie civilisationnelle de Douguine. Un amalgame presque typiquement roumain de leurs philosophies, pour être précis. Nonobstant la roumanité intrinsèque des images proposées par Blaga, ses catégories proposent une universalisation métaphysique, épistémologique et anthropologique qui peut être adéquate dans un autre système linguistique, tel que le nôtre (ndt: lusophone).

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Par conséquent, la culture populaire en tant que création identitaire à partir de la vision est un élément irrémédiablement concret de la relation existentielle et quotidienne de l'homme avec ce qui le rend homme.

Cela nous ramène, en quelque sorte, au problème de la culture populaire vs la culture de masse, tant en ce qui concerne la production artistique que le statut de nos fêtes populaires, sévèrement critiquées pour être barbares, immondes, etc.

La critique de la culture populaire est un thème récurrent dans les milieux conservateurs comme symptôme de décadence. En fait, il ne semblera pas étrange à tout traditionaliste de réaliser que lorsqu'une civilisation s'épuise dans la véritable essence de son esprit et que le crépuscule approche - ou plutôt, lorsque sa vision devient floue et que l'horizon n'est pas plus contemplatif qu'une obscurité métaphysique - l'art même produit sera en quelque sorte d'affecté.

Le problème de cette interprétation et du comportement subséquent, consistant à fétichiser l'exotique et l'exogène culturel, est une mauvaise compréhension de la civilisation même dont on fait partie. Il faut reconnaître qu'à l'orée de notre existence, aucun type de création culturelle ne dialogue avec l'aspect mystérieux et révélateur de l'existence aussi bien que la nôtre. Douguine souligne cet aspect lorsqu'il applique au cosmos la condition d'accès à l'infini, l'unité dans la multiplicité, l'immersion totale dans le particulier comme condition de l'éternel.

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Cela ne signifie pas, par exemple, un rejet total de ce qui est extérieur, car les grandes œuvres ont également le pouvoir de toucher le mystère par le biais de métaphores et de les exposer de telle sorte qu'une comparaison soit possible. La philosophie est aussi un art de la traduction.

Les deux éléments les plus troublants s'avèrent être : (1) une aliénation complète du sujet par rapport à son identité culturelle propre, tandis qu'il cherche dans le passé des cultures anciennes et éteintes, dans son sommet et sa mémoire apollinienne, une sorte d'ode à la beauté comme forme catégorique (2); une réduction de l'art populaire contemporain à l'état décadent du monde, une généralisation dangereuse et potentiellement délétère.

Même aux heures les plus sombres de la nuit de la civilisation, chaque peuple possède encore sa puissance immanente et un mouvement vers l'horizon et la cristallisation révélatrice. C'est cela qui potentialise le renouvellement de la puissance vers l'éternel que les fêtes populaires et l'art de notre peuple produisent, à travers notre matrice stylistique, sans avoir à recourir au plâtre effrité et décoloré des époques culturelles antérieures.

En réalité, toutes ces préoccupations et ces excès découlent de la même inquiétude et du même manque de soin qui imprègnent presque tout le travail intellectuel : savoir séparer ce qui est universel et qui relève de la démarche philosophique, anthropologique et métaphysique, de ce qui est particulier et qui reflète un horizon spécifique, qui ne manque pas, même dans l'abîme, de toucher et de dialoguer intimement avec le mystère qui nous rend humains.

Astolphe de Custine et les racines du conflit entre Russes et Occidentaux

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Astolphe de Custine et les racines du conflit entre Russes et Occidentaux

Nicolas Bonnal

Les lettres de Custine sont une démonstration géopolitique du présent permanent : dans les années 1830-40,  le « monde moderne » se forme – et comme dit Guénon, au moment où on abuse du mot, la « civilisation » au sens réel et traditionnel disparaît.

A ce moment se crée le combat et le thème de la russophobie. Custine incarne cet ordre libéral à qui la Russie répugne. Et cela donne ces lignes sur le Russe :

«Le despotisme complet, tel qu'il règne chez nous, s'est fondé au moment où le servage s'abolissait dans le reste de l'Europe. Depuis l'invasion des Mongols, les Slaves, jusqu'alors l'un des peuples les plus libres du monde, sont devenus esclaves des vainqueurs d'abord, et ensuite de leurs propres princes. Le servage s'établit alors chez eux non-seulement comme un fait, mais comme une loi constitutive de la société. Il a dégradé la parole humaine en Russie, au point qu'elle n'y est plus considérée que comme un piège: notre gouvernement vit de mensonge, car la vérité fait peur au tyran comme à l'esclave. Aussi quelque peu qu'on parle en Russie, y parle-t-on encore trop, puisque dans ce pays tout discours est l'expression d'une hypocrisie religieuse ou politique".

«L'autocratie, qui n'est qu'une démocratie idolâtre, produit le nivellement tout comme la démocratie absolue le produit dans les républiques simples. »

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Custine voit déjà le futur « homo sovieticus » de Zinoviev et il décrit le russe comme un automate :

« Ce membre, fonctionnant d'après une volonté qui n'est pas en lui, vit autant qu'un rouage d'horloge; on appelle cela l'homme, en Russie… La vue de ces automates volontaires me fait peur; il y a quelque chose de surnaturel dans un individu réduit à l'état de pure machine. Si, dans les pays où les mécaniques abondent, le bois et le métal nous semblent avoir une âme, sous le despotisme les hommes nous semblent de bois; on se demande ce qu'ils peuvent faire de leur superflu de pensée, et l'on se sent mal à l'aise à l'idée de la force qu'il a fallu exercer contre des créatures intelligentes pour parvenir à en faire des choses; en Russie j'ai pitié des personnes, comme en Angleterre j'avais peur des machines. Là il ne manque aux créations de l'homme que la parole; ici la parole est de trop aux créatures de l'État. »

Petite pointe involontairement humoristique :

« Ces machines, incommodées d'une âme, sont, au reste, d'une politesse épouvantable; on voit qu'elles ont été ployées dès le berceau à la civilité comme au maniement des armes… »

On fait souvent de Poutine un grand joueur d’échecs. Custine écrit déjà :

« Cette population d'automates ressemble à la moitié d'une partie d'échecs, car un seul homme fait jouer toutes les pièces, et l'adversaire invisible, c'est l'humanité. On ne se meut, on ne respire ici que par une permission ou par un ordre impérial; aussi tout est-il sombre et contraint; le silence préside à la vie et la paralyse. Officiers, cochers, cosaques, serfs, courtisans, tous serviteurs du même maître avec des grades divers, obéissent aveuglément à une pensée qu'ils ignorent; c'est un chef-d'œuvre de discipline; mais la vue de ce bel ordre ne me satisfait pas du tout, parce que tant de régularité ne s'obtient que par l'absence complète d'indépendance. »

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Un seul cerveau contrôle tout le monde :

« Parmi ce peuple privé de loisir et de volonté, on ne voit que des corps sans âmes, et l'on frémit en songeant que, pour une si grande multitude de bras et de jambes, il n'y a qu'une tête. »

Et Custine prévoit aussi la Révolution russe :

« Le pouvoir exorbitant et toujours croissant du maître est la trop juste punition de la faiblesse des grands. Dans l'histoire de Russie personne, hors l'Empereur, n'a fait son métier; la noblesse, le clergé, toutes les classes de la société se sont manqué à elles-mêmes. Un peuple opprimé a toujours mérité sa peine; la tyrannie est l'œuvre des nations. Ou le monde civilisé passera de nouveau avant cinquante ans sous le joug des barbares, ou la Russie subira une révolution plus terrible que ne le fut la révolution dont l'Occident de l'Europe ressent encore les effets. »

Ceci dit il prévoit une guerre avec supériorité russe à la clé :

 « Lorsque notre démocratie cosmopolite, portant ses derniers fruits, aura fait de la guerre une chose odieuse à des populations entières, lorsque les nations, soi-disant les plus civilisées de la terre, auront achevé de s'énerver dans leurs débauches politiques, et que de chute en chute elles seront tombées dans le sommeil au dedans et dans le mépris au dehors, toute alliance étant reconnue impossible avec ces sociétés évanouies dans l'égoïsme, les écluses du Nord se lèveront de nouveau sur nous, alors nous subirons une dernière invasion non plus de barbares ignorants, mais de maîtres rusés, éclairés, plus éclairés que nous, car ils auront appris de nos propres excès comment on peut et l'on doit nous gouverner. »

Une génération plus tard Ernest Renan écrira à ce propos :

« Le Slave, dans cinquante ans, saura que c’est vous qui avez fait son nom synonyme d’esclave : il verra cette longue exploitation historique de sa race par la vôtre, et le nombre du Slave est le double du vôtre, et le Slave, comme le dragon de l’Apocalypse dont la queue balaye la troisième partie des étoiles, traînera un jour après lui le troupeau de l’Asie centrale, l’ancienne clientèle des Gengis Khan et Tamerlan. »

https://www.gutenberg.org/ebooks/25755

https://www.les4verites.com/culture-4v/1870-la-prophetie-...

 
 
 
 

mardi, 08 mars 2022

De Pétain à Macron: Bernanos contre leur France robotisée

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De Pétain à Macron: Bernanos contre leur France robotisée

Nicolas Bonnal

Bernanos publie sa fastueuse France contre les robots en 1945. Il rêve d’une France qui serait reine de la Liberté dans le futur, mais nous savons ce qu’il en est. Pour le reste il ne se trompe sur rien ; il voit un monde déjà unifié (le monde multilatéral est un simulacre sur le plan du réalisme) :

« Car, à la fin du compte, la Russie n’a pas moins tiré profit du système capitaliste que l’Amérique ou l’Angleterre ; elle y a joué le rôle classique du parlementaire qui fait fortune dans l’opposition. Bref, les régimes jadis opposés par l’idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique. »

Il résume le monde moderne :

« Un monde gagné pour la Technique (qui) est perdu pour la Liberté. »

Il voit déjà un monde fermé, comme celui de nos passes vaccinaux et politiques (voyez les émissions de l’avocat Pierre Gentillet) :

« Jamais un système n’a été plus fermé que celui-ci, n’a offert moins de perspectives de transformations, de changements, et les catastrophes qui s’y succèdent, avec une régularité monotone, n’ont précisément ce caractère de gravité que parce qu’elles s’y passent en vase clos. »

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Le monde moderne est le fils de la civilisation capitaliste anglo-saxonne ; les démocraties et les dictatures ne sont pas très différentes :

« Ce qui fait l’unité de la civilisation capitaliste, c’est l’esprit qui l’anime, c’est l’homme qu’elle a formé. Il est ridicule de parler des dictatures comme de monstruosités tombées de la lune, ou d’une planète plus éloignée encore, dans le paisible univers démocratique. Si le climat du monde moderne n’était pas favorable à ces monstres, on n’aurait pas vu en Italie, en Allemagne, en Russie, en Espagne, des millions et des millions d’hommes s’offrir corps et âmes aux demi-dieux, et partout ailleurs dans le monde — en France, en Angleterre, aux États-Unis — d’autres millions d’hommes partager publiquement ou en secret la nouvelle idolâtrie. »

Bernanos résume son époque de pétainistes de 1945 :

« …contre de Gaulle cette poignée de nobles dégénérés, de militaires sans cervelle et sans cœur, d’intellectuels à la solde des spéculateurs, d’académiciens sans vergogne, de prélats serviles… »

Les seuls à attaquer la tyrannie vaccinale sont d’ailleurs les gaullistes (il est vrai qu’en Gaule éternellement occupée tout le monde se réclame de lui). Bernanos aussi souligne une « coalition d’ignorance et d’intérêts… ». On est bien d’accord.

Pour le reste il rappelle :

« Ce sont les démocrates qui font les démocraties, c’est le citoyen qui fait la République. Une démocratie sans démocrates, une République sans citoyens, c’est déjà une dictature. »

Depuis la Révolution Française on a créé le citoyen docile :

« Tel est le résultat de la propagande incessante faite depuis tant d’années par tout ce qui dans le monde se trouve intéressé à la formation en série d’une humanité docile, de plus en plus docile, à mesure que l’organisation économique, les concurrences et les guerres exigent une réglementation plus minutieuse. »

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Bernanos a été marqué par une pièce du méprisé Courteline :

« Il y a vingt ans, le petit bourgeois français refusait de laisser prendre ses empreintes digitales, formalité jusqu’alors réservée aux forçats…Ce n’était pas ses doigts que le petit bourgeois français, l’immortel La Brige de Courteline, craignait de salir, c’était sa dignité, c’était son âme. »

Ce résistant annonçait un monde sinistre :

« Le petit bourgeois français n’avait certainement pas assez d’imagination pour se représenter un monde comme le nôtre si différent du sien, un monde où à chaque carrefour la Police d’État guetterait les suspects, filtrerait les passants, ferait du moindre portier d’hôtel, responsable de ses fiches, son auxiliaire bénévole et public. »

Avant le marquage numérique, le marquage digital n’est guère acceptable ; mais il fut accepté par tout le monde :

« Depuis vingt ans, combien de millions d’hommes, en Russie, en Italie, en Allemagne, en Espagne, ont été ainsi, grâce aux empreintes digitales, mis dans l’impossibilité non pas seulement de nuire aux Tyrans, mais de s’en cacher ou de les fuir ? »

Brève allusion au code QR ou au Nombre de la Bête :

« Et lorsque l’État jugera plus pratique, afin d’épargner le temps de ses innombrables contrôleurs, de nous imposer une marque extérieure, pourquoi hésiterions-nous à nous laisser marquer au fer, à la joue ou à la fesse, comme le bétail ? L’épuration des Mal-Pensants, si chère aux régimes totalitaires, en serait grandement facilitée. »

La civilisation de la liberté sous l’Ancien Régime (que Bernanos reconnaît, mais pas Foucault – par exemple) a disparu car l’homme preux de l’Ancien monde est mort. Ce qui reste c’est le bobo acidulé ou le retraité téléphage que Bernanos décrit dans ses termes :

« Une civilisation ne s’écroule pas comme un édifice ; on dirait beaucoup plus exactement qu’elle se vide peu à peu de sa substance, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que l’écorce. On pourrait dire plus exactement encore qu’une civilisation disparaît avec l’espèce d’homme, le type d’humanité, sorti d’elle. »

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Le service militaire a joué son rôle (la France toujours est responsable…) :

« L’institution du service militaire obligatoire, idée totalitaire s’il en fut jamais, au point qu’on en pourrait déduire le système tout entier comme des axiomes d’Euclide la géométrie, a marqué un recul immense de la civilisation. »

Il ne faut pas s’étonner de la passivité et de la collaboration de la population. L’homme hait la Liberté :

« Des millions et des millions d’hommes ne croyaient plus à la liberté, c’est-à-dire qu’ils ne l’aimaient plus, ils ne la sentaient plus nécessaire, ils y avaient seulement leurs habitudes, et il leur suffisait d’en parler le langage. Depuis longtemps, l’État se fortifiait de tout ce qu’ils abandonnaient de plein gré. Ils n’avaient que le mot de révolution à la bouche, mais ce mot de révolution, par une comique chinoiserie du vocabulaire, signifiait la Révolution Socialiste, c’est-à-dire le triomphal et définitif avènement de l’État, la Raison d’État couronnant aussi l’édifice économique… »

Et notre écrivain ajoute magnifiquement :

« Ils le savaient bien, ils souhaitaient en finir le plus tôt possible avec leur conscience, ils souhaitaient, au fond d’eux-mêmes, que l’État les débarrassât de ce reste de liberté, car ils n’osaient pas s’avouer qu’ils en étaient arrivés à la haïr. Oh ! ce mot de haine doit paraître un peu gros, qu’importe ! Ils haïssaient la liberté comme un homme hait la femme dont il n’est plus digne… »

Je vous laisse redécouvrir ce texte inoubliable et inutile.

Sources:

https://www.youtube.com/watch?v=RJ6xLA0LQqk

https://fr.wikisource.org/wiki/La_France_contre_les_robots

https://fr.wikisource.org/wiki/Boubouroche_et_autres_pi%C...

dimanche, 06 mars 2022

Parution du n°448 du Bulletin Célinien

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Parution du n°448 du Bulletin Célinien

2022-02-BC-Cover.jpgSommaire :

Gianni Celati nous a quittés

Entretien avec Jean Guenot (II) 

Un professeur suisse nous fait relire Bagatelles

Oscar Rosembly (1909-1990)

Rosembly dans Gringoire

En prison

Si l’on compare le sort, après la guerre, de Céline avec celui de Lucien Rebatet ou de Pierre-Antoine Cousteau (journalistes qui, comme lui, souhaitaient la victoire de l’Axe), celui du premier fut assurément plus enviable : dix-huit mois de réclusion pour l’un, dix ans pour les autres. Cela tient notamment au fait que leur cas était bien différent puisque, outre quelques lettres parues dans la presse collaborationniste, on ne put reprocher à Céline, que la parution des Beaux draps en 1941 et la réédition des deux autres pamphlets dans les années qui suivirent. Il ne supportait d’ailleurs pas cet amalgame fait par des journalistes embastillés  : « La foutue damnée rage qu’ils ont tous de me ranger dans leur propre catégorie de salariés ! Hé là ! Cela me révolte – Je suis libre foutre sang ! ». Ce qui ne l’empêchait pas de ressentir de l’empathie pour eux : « Qui parle de Rebatet, de Cousteau et de mille autres qui pourrissent exactement pas de la volonté du Ciel mais du verdict des hommes (…), leurs frères français ? » En prison, il alla même jusqu’à écrire : « Que sont devenus les nôtres ? (…) on se raccroche aux maudits comme soi puisque le monde entier vous rejette. » Si sa période de détention fut relativement brève, elle n’en fut pas moins pénible puisqu’il perdit, nous rappelle son biographe, « quelque quarante kilos et souffrit de dépression, d’entérite, de la pellagre, de céphalées insupportables, d’eczéma, de rhumatismes et d’interminables insomnies, au point qu’il dut être hospitalisé à plusieurs reprises à l’infirmerie de la prison et même à l’hôpital » (1). Et il est vrai qu’il ne se remit jamais complètement de cette détention qui l’affecta encore plus sur le plan moral. Le fait d’être détenu dans un pays dont il ne comprenait pas la langue ajouta à sa déréliction.

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Mais c’est aux prisons françaises de l’épuration qu’un historien, Pierre-Denis Boudriot, vient de consacrer un livre d’autant plus passionnant que le sujet n’a jamais été traité auparavant. Cette plongée dans le monde carcéral de l’immédiate après-guerre est basée sur les nombreux témoignages de condamnés politiques. Aussi retrouve-t-on dans ce livre des personnages connus tels ceux déjà cités mais aussi Ralph Soupault, Lucien Combelle, Claude Jamet et d’autres qui payèrent parfois très cher leur engagement. L’auteur s’est également appuyé, ce qui est plus rare,  sur les nombreuses notes et circulaires de l’administration pénitentiaire relatives aux maisons centrales et à leurs prisonniers. L’exceptionnelle richesse documentaire de ce fonds donne à cet ouvrage tout son prix. La confrontation de ces deux sources a permis de confirmer la véracité des écrits des épurés, souvent jugés tendancieux car pétris de ressentiment. De manière exhaustive, l’auteur analyse tout ce qui constitue la vie carcérale : le personnel pénitentiaire, la discipline, l’alimentation, le travail, la correspondance et le parloir, les lectures (autorisées), puis l’amnistie et les libérations conditionnelles ou anticipées. Et enfin, sous le titre « Une vie à recommencer », le retour au foyer. Ce sujet a concerné pas moins de 10.000 hommes et 4.000 femmes de toutes conditions sociales, connus ou pas. Un ouvrage dont le réalisme suscite une certaine compassion rétrospective tant les conditions de détention étaient dures à cette époque.

• Pierre-Denis BOUDRIOT, Bagnes & camps de l’épuration française (1944-1954), Auda Isarn [BP 80432, 31004 Toulouse cedex 6], 2021, 239 p., bibliographie et index (20 € franco)

  1. (1) Préface à L.-F. Céline, Lettres de prison à Lucette Destouches et à Maître Mikkelsen (1945-1947), Gallimard,1998.

mercredi, 02 mars 2022

Sur la vie et l'oeuvre de Dmitri Merezkovsky

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Sur la vie et l'oeuvre de Dmitri Merezkovsky

Antonio Rossiello

Ex: http://www.italiasociale.org/

L'écrivain et critique littéraire Dmitri Sergèyevich Merezkovskij est né à Saint-Pétersbourg dans la Russie tsariste le 14 août 1865, ou le 2 août 1865 dans le calendrier julien alors utilisé en Russie. Dmitri était le fils d'un modeste fonctionnaire, un fonctionnaire de la cour de Saint-Pétersbourg. De 1884 à 1889, il étudie l'histoire et la philologie à l'université de Saint-Pétersbourg, obtenant un diplôme en histoire et en philosophie avec une thèse de doctorat en philologie sur Montaigne. Merezhkovsky a fait ses débuts en littérature, étant un disciple du poète symboliste S. Nadon, avec ''Stichotvorenija (1883 -1887)'', ( Poèmes), en 1888. Il a rencontré Zinaida Nikolevna Gippius, (née le 20 novembre, c'est-à-dire le 8 novembre 1869 dans le calendrier julien, à Belyov, en Russie), sa future épouse, en mai 1888 lors d'un séjour à Borhoni / Borzhom dans le Caucase ; ils se sont mariés en janvier 1889, à l'âge de 23 ans, lui, et de 19 ans, elle.

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Le couple s'est installé à Saint-Pétersbourg, où dans les décennies qui ont suivi leur mariage, ils sont devenus les animateurs d'un salon, lançant une société religieuse, accueillant des intellectuels et des artistes, un point de rencontre pour la scène intellectuelle du début du siècle dans la capitale. En 1891, Dmitri se rend à Vienne et à Venise. Ses sources de revenus sont dues au soutien de sa famille au cours des premières années, notamment lorsqu'il a assumé la responsabilité de prendre en charge les déplacements pour des raisons médicales de sa femme. En 1892, il publie son deuxième recueil ''Simvoly, pesni i poemy'' (Poèmes, symboles), qui peut être considéré comme une sorte de ''manifeste'' poétique de la nouvelle sensibilité décadente et symboliste.

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Merezhkovsky y subit l'influence de Poe et de Baudelaire, introduisant des thèmes et des motifs qui reviendront plus tard dans l'œuvre d'autres symbolistes : pessimisme lugubre, affirmation orgueilleuse de son propre individualisme, condition de l'homme en tant qu'"enfant de la nuit", prisonnier de ce monde et aspirant à "l'autre", dichotomie entre le culte païen de la beauté terrestre et les aspirations mystico-religieuses. Merezhkovsky a publié un recueil d'articles, ''O pricinach upadka i o novych tecenijach sovremennoj russkoj literatury'' (Sur les causes de la décadence et les nouvelles tendances de la littérature russe contemporaine), en 1893, qui constitue la première ''déclaration d'intention'' du décadentisme russe.

Dans ce document, Merezhkovsky appelle à la création d'un "nouvel art idéal", qui remplacerait le "réalisme utilitaire vulgaire" en Russie. À la lumière de cette conception idéaliste, qui prendra avec le temps des connotations nettement métaphysiques et religieuses, Merezhkovsky ressent le besoin de "revisiter" l'héritage littéraire des grands écrivains du passé et se consacre à la critique littéraire. Il était un penseur mystique chrétien et tirait ses revenus de la rémunération de ses écrits philosophiques, historiques, religieux et biographiques, ainsi que de sa poésie. Il a publié des nouvelles, des poèmes et des articles dans des périodiques littéraires et artistiques ; des livres dont il a reçu des droits d'auteur et des redevances. Il a toujours été un écrivain connu, puisqu'il publiait en Russie et gagnait beaucoup d'argent.

Pour les traductions, il recevait occasionnellement des droits d'auteur. Comme il n'existe pas en Russie d'accord international correspondant, les éditeurs étrangers sont libres de rémunérer ou non leurs traductions d'auteurs russes. Ces considérations s'appliquent à la période où il a vécu à l'étranger. Dans ses lettres, Zinaida décrit les conditions de vie comme n'étant pas toujours faciles. Leurs réserves étaient limitées. Le jeune couple a mené une vie dans de meilleures conditions à Saint-Pétersbourg grâce à leurs écrits. Ils n'ont pas eu d'enfants pour des raisons inconnues. Leur mariage orageux est devenu ouvertement un ménage à trois à partir de 1901, Dmitri Vladimirovich Filosofov (1872-1940) vivant avec eux dans la même maison. Dmitri Filosofov (Philosophoff- photo, ci-dessous) et Vladimir Zlobin (1894-1967) étaient ses secrétaires, éditeurs et co-auteurs. 

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De gauche à droite: Filosofov, Merezhkosky, Zinaida Gippius, Zlobine.

Merezhkovsky admirait beaucoup Dostoievsky et Soloviev, qu'il a rencontré. Dans les années qui suivent 1890, il popularise le symbolisme français en Russie. La tradition naturaliste de Tolstoï à Dostoïevski est alors décadente, supplantée par la tendance mystique/religieuse, vers laquelle s'oriente Merezhkovski. Il a soutenu que les auteurs naturalistes n'avaient pas été tels, mais mystiques. Merezhkovsky s'est accrédité en initiant le symbolisme russe et l'âge d'or russe. Le symbolisme était une réaction au naturalisme et au réalisme. Un cri de spiritualité contre la pensée matérialiste russe consécutive. La peinture symboliste russe privilégie les figures mystérieuses dans lesquelles elle dépeint de manière suggestive une sorte de spiritualité à laquelle elle s'intéresse. Ils sont arrivés à une sorte de mélancolie élégiaque.

Les symbolistes ont adopté une vision spirituelle du monde. Ils ont mené une guerre contre l'utilitarisme général et une vision positiviste du monde, parmi lesquels ils n'incluaient ni l'art ni la philosophie, remplacés par de nouvelles exigences de valeurs éternelles. Les premiers symbolistes russes avaient compris qu'une synthèse entre le monde matériel et corrompu et les valeurs éternelles n'était pas possible. Ils ont rejeté la croyance que l'art pouvait servir le progrès social. Ils ont positionné l'artiste comme une figure divine libre dans laquelle la vie et l'œuvre pouvaient pointer vers une vie élevée et spirituelle. Ils voyaient l'artiste comme un médiateur des forces entre le monde phénoménal et le monde nouménal (intellectuel). Merezhkovski représentait les écrivains comme lui-même comme des voyants de deux mondes différents, la chair et l'esprit. Ce type de pensée s'est développé dans ''Le Christ et l'Antéchrist''. Les Merezhkovski étaient des figures de proue de l'âge du silence. Zinaida Gippius était une poétesse prolifique, auteur de romans et d'essais, de mémoires, de critiques, de comédies ; elle a écrit de nombreux essais critiques sur la littérature, la religion et la politique. Ils ont été publiés dans des magazines et journaux littéraires de Moscou et de Saint-Pétersbourg sous divers pseudonymes, dont Anton Krajny et Roman Arensky.

L'âme est religieuse dès le départ, le sentiment de solitude dans le monde est intolérable s'il n'y a pas de Dieu'' et (Zinaida Gippius). La religion est liée à toutes sortes d'églises, y compris l'église orthodoxe, elle ne s'y est pas conformée, ni son mari. Dmitri a cherché sa propre voie vers le divin comme Fiodor Dostoïevski. Il a stimulé l'idée d'un nouveau christianisme ; une nouvelle Église, où la personne et Dieu sont égaux. Ils ont exprimé leur néo-christianisme dans les paroles et les actes d'une vie scandaleuse. Leur triple union avec le philosophe, publiciste et critique Dimitri Filosofov a joué un rôle important dans l'union artistique du monde de l'art. Cette union, ou famille élargie, montrait absolument la nouvelle union spirituelle, mais la société considérait cela avec arrogance comme une continuation de son poème scandaleux : ''Je ne peux pas obéir à Dieu si j'aime Dieu... Nous ne sommes pas des esclaves mais des enfants de Dieu, et les enfants sont libres comme Lui''.

imazhges.jpgEn 1900, l'immense empire russe s'était industrialisé grâce à des emprunts financiers étrangers au moyen de prêts monétaires, sans aucune modernisation de sa structure sociale. Aucune perspective n'était donnée à l'indicible misère de sa population paysanne, soit sans terre à la merci des propriétaires, soit indépendante mais écrasée par les gigantesques taxes destinées à pourvoir au paiement de l'endettement russe (les propriétaires ne payaient pas d'impôts). L'immense sous-classe prolétarienne, qui vit dans des conditions misérables, afflue dans les villes et les centres industriels. L'énorme croissance de la population a permis de compenser les soldats dans l'armée, les ouvriers dans l'industrie, les travailleurs coloniaux sibériens et dans les campagnes. L'Empire est secoué par une politique désordonnée. Des grèves, des manifestations et des affrontements avec la police ont eu lieu dans plusieurs villes. Les radicaux de gauche ont repris le terrorisme politique. Les structures autoritaires rigides de l'autocratie semblaient incapables de réagir ou de saisir ce qui se passait.

Tolstoï a été excommunié de l'Église orthodoxe. Après 1900, Merezhkovsky a activement propagé une ''nouvelle conscience religieuse'', animant un groupe de ''chrétiens spirituels'' qu'il appelait les chercheurs de Dieu (Hogoiskateli), ou les décadents. Les Bogoiskatjeli, ou chercheurs de Dieu, étaient un courant qui rassemblait des personnes connues sous le nom de Société russe de 1900. Ce groupe comprenait sa femme Zinaida Gippius et Dimitri Filosofov, Vasily Rozanov, V. Ternavcev et d'autres. Il était le directeur du mouvement spiritualisé, avec la poétesse Zinaida Kippius, Balmont, Brjusou, Sollogub à ses côtés dans la direction. À partir de novembre 1901, Merezhkovsky a projeté des discussions entre les "chrétiens spirituels" et les "chrétiens officiels" (représentant de l'Église orthodoxe).

ob_a19d77_abate-gioacchinoda-fiore.jpgEn 1901, Merezhkovsky et son ami Dmitri V. Filosofov, sont devenus les animateurs d'un mouvement philosophique religieux, dont le but était de promouvoir une ''nouvelle conscience religieuse'' en Russie, en fondant la Société philosophico-religieuse, dont l'instrument de diffusion était la revue ''Novyi put'' (La nouvelle voie), qui reflétait leurs idées métaphysiques. Ces réunions régulières étaient connues sous le nom d'Assemblées religieuses de Saint-Pétersbourg et ont duré de 1901 à 1903. Penseur religieux et mystique, il envisage l'avènement d'un nouveau monde de liberté et d'épanouissement chrétien qui s'accomplirait avec la réalisation du Royaume de l'Esprit, invoqué par Joachim de Fiore. L'attente du Troisième Royaume lui impose la nécessité de mener une action concrète, qu'il tente à plusieurs reprises, lors de conférences religieuses et philosophiques en 1901 qui sont mémorables dans l'histoire de la culture russe contemporaine.

En avril 1903, ces assemblées philosophico-religieuses ont été interdites par l'Église (par Pobedonoscev, Procurateur du Synode sacré, ministre russe de l'Église orthodoxe).

Il a perdu de nombreux lecteurs et a eu des problèmes financiers après le mouvement hostile de l'Eglise à partir d'avril 1903. Merezhkovsky a cherché d'autres contributeurs, les nouveaux idéalistes. En 1904, ''Novy Put'' a été suspendu. Merezhkovsky et sa femme ont voyagé au plus profond de la Russie, au-delà de la Volga, pour rendre visite à des mystiques russes reclus dans des monastères. Ils ont rencontré des représentants de plusieurs sectes mystiques. Merezhkovsky a entretenu une correspondance avec certains de ces gnostiques russes. Gippius a écrit une histoire, décrivant les rituels secrets de la communauté gnostique khlystique avec une grande perspicacité dans la connaissance. Les auteurs qu'il a examinés sont analysés selon une procédure "antithétique" qui trouve son origine dans une opposition fondamentale qui, selon Merezhkovsky, a déterminé toute l'histoire humaine : l'antithèse entre la religion de la chair et la religion de l'esprit, entre le paganisme et le christianisme. Et dans l'histoire littéraire russe, les ''archétypes'', les incarnations parfaites de ces deux principes opposés seraient Tolstoï (''voyant de la chair'') et Dostoïevski (''voyant de l'esprit''). Cette antithèse est également à la base de l'une des œuvres les plus importantes de Merezhkovsky, publiée entre 1896 et 1905 et intitulée la trilogie de récits historiques ''Christos i Antichrist'', ''Christo et Antichrist'', un best-seller européen, composée des romans ''Smert'' bogov. Yulian Otstupnik", (Mort des dieux. Julien l'Apostat) de 1896, "Voskressie bogi. Leonardo da Vinchi (1899-1900)'', (La résurrection des dieux. Léonard de Vinci)'' en 1901, et ''Antikhrist : Pyotr i Aleksej'', (L'antéchrist : Pierre et Alexis) en 1905 .

Dans cet ouvrage, construit selon un dessein philosophique précis et ambitieux, Merezhkovsky a concentré son attention sur trois moments historiques où, selon lui, le pressentiment du Troisième Royaume était le plus fort, de cet âge d'or où l'humanité pourra parvenir à une conciliation et une synthèse entre le paganisme et le christianisme. Avec cette trilogie, il a fait renaître le roman historique en Russie. Ses trois parties, situées à des époques et des zones géographiques distinctes, révèlent une érudition historique et servent de véhicule aux auteurs d'idées historiques et théologiques. Sur les questions brûlantes de la Russie contemporaine, ceux qui cherchaient Dieu n'avaient pas de réponse ou d'attitude claire. Leur mysticisme était simplement romantique, ils montraient peu de potentiel pour soulever des questions politiques et apporter des solutions politiques. Sa trilogie est contemporaine de ses voyages à Rome et à Constantinople. C'est sa période la plus lucide sur le plan intellectuel, au cours de laquelle le pouvoir expressif du langage atteint son acmé.

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Chez Julien, il y avait l'élan vivifiant de nombreuses images, la blanche et froide Aphrodite amaudienne, née de l'écume, sans honte dans sa méditation, devant laquelle le futur empereur, sous les traits du moine chrétien, l'âme macérée par le doute, s'incline, stupéfait par la lumière soudaine qui l'éveille à la vie - c'est l'actif du triomphe païen. Opposant actif au positivisme, prédominant dans la culture russe, il fait évoluer sa spéculation en termes d'antinomianisme et de vulgarisation ; au pathos de Tolstoï, brillant voyant païen et panthéiste de la chair, il oppose l'œuvre de l'excellent voyant de l'esprit qu'était Dostoïevski, révélation de l'esprit chrétien au sens propre. La trilogie du roman historique "Le Christ et l'Antéchrist", œuvre moderniste, est antinomique, où l'on oppose l'histoire de "Julien l'Apostat, ou la mort des dieux", en 1896, à "Léonard de Vinci, ou la résurrection des dieux", en 1901 ; "Pierre et Alexis", en 1905, dont l'idée centrale est l'opposition entre la conception grecque de la sainteté de la chair et la conception chrétienne de l'esprit, le choc entre le Christ et l'Antéchrist.

L'antéchrist acquiert une terrible évidence dramatique dans la lutte racontée dans un troisième roman, ''Pierre et Alexis'' de 1905, qui fut suivi d'une autre trilogie historique, représentant la lutte historique entre les mêmes principes (le Christ et l'antéchrist) en relation avec le futur destin de la Russie : composé du drame ''Pavel I'', (La mort de Paul I) de 1908 ; et des romans ''Alexandre I (1911-'12) Pervyj'', (Les secrets d'Alexandre I) de 1911 ; ''Perventsy svobody. Istorija vosstanija 14 - go Dekabrja 1825", (La conspiration des décabristes) de 1917. Il élargit cette vision antinomique et la repropose, comme une révélation, dans ses autres perspectives d'histoire et de critique. L'histoire a été pensée comme un processus qui se déroule dans l'opposition antinomique entre le règne du père, dans l'Ancien Testament, et le règne du fils, mis en œuvre dans le christianisme.

Il n'a pas réussi à donner à cet antinomianisme une véritable fonctionnalité dialectique, à le valider comme principe du dynamisme interne de la vie et de l'histoire. Un ordre extérieurement inchangé et immuable a été effectivement corrodé, alors que la hache de la révolution soviétique est tombée sur la Sainte Russie - la Russie du Tsar, de la vision messianique de l'Empire, de la Troisième Rome. La mission impliquée dans l'inscription gravée dans la salle du tsar ''le soleil a rencontré son ouest, et c'était la nuit'' est passée entre des mains qui en ont inversé le sens et l'ont brandie jusqu'en 1989, année de la chute du communisme soviétique. Merezhkovsky a ensuite écrit d'autres ouvrages historiques, dans lesquels l'histoire était de plus en plus artificiellement "interprétée" et destinée à des fins démonstratives spécifiques par l'écrivain.

En 1896, il a publié ''Novyj e stijkhotvorenija. (1891 - '95)" ; en 1897, "Vechnye sputniki. Portrety iz vsemirnoj literatury", ("Compagnons éternels"), un recueil d'essais sur divers écrivains, et en 1901-'03 "Tolstoy i Dostoevsky", ("Tolstoy as man and artist : with an essay on Dostoevsky"). L'essai critique "Tolstoy and Dostoevsky (1901 - '03)" suit la maturation et l'insertion de Merezhkovsky dans le grand courant dostoevskien de la fin du XIXe siècle, avec sa contribution personnelle. Il a été publié en série dans le périodique ''World of Art'' à partir de 1901. Vladimir Pozner a écrit que c'était le livre de Merezhkovsky le plus profond et le plus vivant de l'histoire de la critique littéraire russe. Il a exposé sa perspective métaphysique, sa vision des événements humains basée sur l'avènement du Regnum, l'harmonie supérieure dans laquelle l'éternelle lutte entre le Bien et le Mal est résolue par la résolution des extrêmes opposés - lorsque les deux moitiés de la vérité, la chrétienne et la païenne, sont mûres pour l'intégration ou la réunion.

Piotr Kogan a écrit que l'histoire de l'humanité est présentée par Merezhkovsky comme un pressentiment du futur Royaume qui unira le principe païen et le principe chrétien. Merezhkovsky appréciait les moments où le pressentiment de l'avenir se manifestait, quand au milieu du christianisme triomphant ou du paganisme triomphant, c'est-à-dire au milieu du triomphe de l'une des deux moitiés de la vérité intégrale, apparaissaient les chercheurs de Dieu, les insatisfaits, incapables de découvrir les vérités intérieures et incapables de se contenter d'une vérité incomplète. Ils recherchaient une vérité totale, intégrale, absolue. Sur l'interprétation antithétique entre Tolstoï, poète de la chair, et Dostoïevski, poète de l'esprit. Il a été suivi en 1904 par ''Sobranie stikhov. 1883-1903, ( Collection poétique ) ; ''Gogol' i chort. Isledovanie.'', ('Gogol' et le diable') de 1906 ; ''Probok russkoj revoljatsii. Kjubileja Dostoevskogo'', (Le prophète de la révolution russe) de 1906, toujours sur Dostoevsky ; des essais dans ''Grjaduscij Cham'', (Le Cam qui vient) de 1906 ; en 1906 ''Grjadushij kham. Chekhov i Gorkij'' ; en 1908 ''Ne mir, no mech'' ; en 1910 ''Bol'naja rossija'', (La Russie malade) ''Lermontov poète sverkhchelovechestvagogol, tvorchestvo, hizo, religija'', (Lermontov, le poète de la surhumanité) de 1909 sur Lermontov. En 1911-15 "Polnoc sobranie sochinenij" ; en 1904 "Dafnis i chloa. Povest-lotusa'', en 1904 ''Ljubov' sil'nee smerti-ital'janskaja novella XV veka'', en 1915 ''Bylo i budet. Dnevnik 1910-1914'', en 1915 ''Dve tajny russkoj poezii. Nekrasov i tjutchev'' ; en 1916 ''Budet radost, p'esa'' ; en 1917 ''Nevoennyj dnevnik. 1914-1916'' ; en 1917 ''Romantiki. P'esa'' ; alors que les ouvrages en russe antérieurs à 1915 étaient publiés à Saint-Pétersbourg, ceux d'après 1917 ont été publiés sous le nouveau nom de la même capitale, Petrograd.

NII.jpgMerezhkovsky soutient la monarchie russe, à laquelle il attribue une institution divine. Il a résisté aux critiques sévères des écrivains progressistes. Il a fait l'objet de moqueries dans un article imprimé dans ''Osvobozhdenie'' en 1902, un périodique clandestin publié à l'étranger, en rapport avec sa comparaison de l'autocratie russe à un ordre mystique dans son livre sur Dostoïevski, signalant que le département de la police, les règlements sur les contrôles étaient intensifiés ; dans ''Moskovskie vedomosti'', ''Grazhdanin'', ''Cossack'', des sarcasmes ont été faits sur les convocations et les potences et autres attributs de protection : étaient-ils également des objets de l'ordre mystique ? Ils contenaient le secret indescriptible de Dieu. Mysticisme oblige. Si l'idée de la monarchie n'est que mystique et qu'elle est promue, non pas comme un son de cloche, mais avec respect et crainte, une telle conviction oblige à lutter furieusement contre l'ordre policier russe. L'autocratie est une idée religieuse, mais la défense d'une telle idée est un argument pour Dieu, et non pour le service de police. Quelles que soient les souffrances et la misère du peuple, le régime tsariste a maintenu son prestige grâce à l'expansion de l'empire russe. Le Caucase, l'Asie centrale et l'Extrême-Orient, des provinces absorbées au XIXe siècle. Au début du 20e siècle, la situation a brutalement changé. Dans la guerre de l'Est, l'impérialisme russe et le Japon modernisé s'affrontent.
Une guerre éclate au sujet de l'influence des zones en Corée et en Mandchourie.

Les attaques japonaises contre la flotte russe à Porth Arthur en février 1904 ont assiégé la ville et infligé une sévère défaite à l'armée russe dans des batailles gigantesques et sans merci impliquant plus de 500.000 soldats et annonçant les combats de tranchées de la Première Guerre mondiale. Porth Arthur est devenu japonais en janvier 1905 et la nouvelle de sa chute a secoué la Russie. Les succès militaires ont permis de justifier l'autocratie du tsar. En janvier 1905, une foule de 200.000 personnes s'est approchée du palais de Saint-Pétersbourg pour adresser une pétition au tsar. Ce peuple a été cruellement abattu par les gardes, faisant des centaines de morts, et des protestations et des grèves ont éclaté. La libération de la Russie s'accompagne du déclenchement d'une guerre contre le Japon qui s'étend sur la moitié du globe, de la mer Baltique à la mer du Japon. En guise de contre-offensive, la flotte russe est coulée par l'armada navale japonaise en mai 1915, près de l'île de Tsushima.

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Cela a aggravé l'insurrection populaire. En août 1905, le tsar, sous la pression de la rue, accorde au peuple une assemblée parlementaire de la Douma, qu'il sabordera au cours des deux années suivantes. Merezhkovsky, qui avait été un partisan de la monarchie russe, a changé d'avis pendant la révolution de 1905, qu'il a ouvertement soutenue. Sa femme et lui sont devenus des révolutionnaires zélés, et il a écrit de nombreux vers politiques. Avec l'échec de la révolution, le couple émigre à Paris. Ils y ont vécu pendant deux ans entre 1906 et 1907, puis sont revenus. Dmitri a dépeint le soulèvement de 1905 comme un événement religieux, révélant une révolution religieuse dont il est devenu un prophète de confiance.

En 1907, Dmitri et Zinaida Gippius, avec l'aide d'un cercle d'amis (Ern, Pavel Florenskii, Sergei Bulgakov Brikhnichev) ont fondé un journal à Moscou appelé ''Zhivaia Zhizn''. Merezhkovsky et Gippius ont divisé l'histoire de l'humanité et son avenir en trois phases. Le règne de Dieu le Père, le règne de l'Ancien Testament ; le règne de Jésus-Christ, le règne du Nouveau Testament, la phase actuelle qui était close ; et le règne du Saint-Esprit ou l'ère du Troisième Testament, qui était maintenant à l'aube, révélant progressivement un message à l'humanité. Dans ces révélations, les événements de 1905 étaient un message de transformation. Le Royaume de l'Ancien Testament avait l'autorité divine comme suprême ; le Royaume du Nouveau Testament avait l'amour comme autorité suprême ; et le Royaume du Troisième Testament pouvait révéler un hymne à la liberté comme autorité suprême. Ce cheminement heureux dans le monde reflétait le bonheur de la vie de Merezhkovsky, un jeune homme important, auteur, célèbre en Europe, suffisamment riche pour disposer librement de sa vie.

Les royaumes envisagés symbolisaient un changement dans la conscience humaine ; ainsi, le royaume final du Troisième Testament annonçait une nouvelle conscience religieuse, la genèse d'une Nouvelle Humanité. Le troisième testament devait résoudre les antithèses actuelles - sexe et ascétisme, individualisme et société, esclavage et liberté, athéisme et religiosité, haine et amour. L'énigme de la terre et du ciel, de la chair et de l'esprit pouvait être résolue dans l'Esprit Saint. L'Esprit Saint pourrait racheter le monde, donnant à l'humanité une nouvelle vie de paix, d'harmonie et d'amour. L'Un trinitaire a été réalisé dans l'Un, et la chrétienté spirituelle a pu être amenée à s'ouvrir.

En propageant leur Cause de la Trinité dans l'Un, Gippius et Merezhkovsky espéraient une révolution religieuse, une métamorphose spirituelle de l'homme pour le préparer au Troisième Royaume. Gippius a accordé le but du développement de l'ensemble de l'universel historique, de l'humanité et du monde dans leur forme actuelle à travers la Révélation. Seule la venue du Christ pouvait unir l'humanité dans l'amour fraternel et l'harmonie de la vie familiale. Dans l'évolution spirituelle de l'humanité, l'Église apocalyptique pourrait être établie non pas comme un temps, mais comme une nouvelle expérience de Dieu dans la conscience et l'âme humaines. Lorsque la Première Guerre mondiale éclate en août 1914, les troupes russes entrent en Allemagne. Merezhkovsky a vu la Première Guerre mondiale comme une bataille pour la culture, qui était, pour la Russie, contre le militarisme allemand. Après des victoires initiales, l'offensive russe retourne à Saint-Pétersbourg. Les troupes russes ont perdu tout le territoire allemand qu'elles avaient gagné, puis la Pologne et la Lituanie.

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En 1916, l'armée russe, entièrement démoralisée et mal commandée, perd régulièrement du terrain. La population se plaint de l'impératrice d'origine allemande et de son guérisseur préféré Grigori Raspoutine. Saint-Pétersbourg croule sous le poids des réfugiés de guerre et de la misère des énormes classes inférieures. La société se désintégrait lentement. Dans la classe supérieure, les hommes sont attirés par les jeunes filles appauvries et le nombre de divorces augmente. Au début de la guerre, la capitale a été rebaptisée du nom non allemand de Petrograd. Zinaida Gippius l'a surnommée Chertograd, la ville du diable, car l'ambiance de la ville était effrayante. Après la catastrophe militaire de la défaite et la perte définitive du prestige du tsar qui s'ensuit, la désintégration de l'État, la révolution renverse le tsar en mars 1917.

Un régime démocratique a été érigé, Merezhkovsky était un fervent partisan de la jeune démocratie russe. La nouvelle Russie est allée combattre l'Allemagne. Saint-Pétersbourg est mis à genoux, Berlin joue la carte des soulèvements populaires au sein de la Russie. Un petit groupe subversif, les bolcheviks, s'y répand avec des moyens financiers avec la mission de prendre le pouvoir après la cession d'un immense territoire à l'Empire allemand. Le leader bolchevik juif Vladimir Ilijc Ulianov, connu sous le nom de Lénine, est envoyé en Russie dans un train militaire allemand afin d'affaiblir les défenses russes alors que les révolutionnaires communistes remplissent leur mission. En fait, ils ont organisé un coup d'État et pris le pouvoir en novembre 1917 (la révolution d'octobre) et ont signé un armistice avec l'Allemagne en décembre 1917. Ils signent le traité de paix de Brest-Litovsk avec l'Allemagne en mars 1918, par lequel ils renoncent à l'Ukraine, au Belarus et à la Finlande, qui passent sous influence allemande.

Les bolcheviks ont ensuite construit un régime totalitaire monstrueux, régnant par la terreur, exécutant des milliers de personnes dans les premiers mois de son existence. Ils ont établi une mainmise sur l'industrie en nationalisant les usines (souvent étrangères) et en dénonçant toute dette étrangère. Ils ont assuré le contrôle de l'armée en assignant un "gardien" communiste à chaque bureau. Lorsque l'empire allemand est tombé en novembre 1918, vaincu par les États-Unis, le régime bolchevique a intelligemment survécu en Russie en autarcie, en s'appuyant sur ses propres forces selon les principes marxistes-léninistes du camarade Staline. Merezhkovsky rejette la nouvelle dictature communiste comme une caricature impie du gouvernement de Dieu, comme il l'appelle, et s'y oppose activement. Les puissances démocratiques occidentales (France et Angleterre) ont soutenu, par opportunisme en tant qu'États capitalistes, les troupes s'opposant au bolchevisme dans le but de récupérer leurs avoirs - dettes et facilités déjà accordées au régime corrompu des tsars - et de rétablir un gouvernement démocratiquement élu.

Au cours de l'année 1919, les ''armées blanches'' pour la démocratie ont poussé dans les profondeurs de la Russie. L'"Armée rouge" a contre-attaqué victorieusement en octobre 1919 et a pris le contrôle de Petrograd. En décembre 1919, Merezhkovsky abandonne la Pologne voisine. Déjà partisan des soulèvements de 1905, dans lesquels il voulait voir le début de la ''révolution religieuse'' qui précéderait l'avènement du Royaume de l'Esprit en Russie, il a également soutenu la révolution de février 1917, mais ses espoirs de renouveau se sont finalement effondrés avec la révolution d'octobre 1917, qu'il considérait comme contre-révolutionnaire, et la prise du pouvoir par les bolcheviks.

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En avril 1920, les troupes bolcheviques attaquent l'armée polonaise (elles s'aventurent donc loin du Dniepr), atteignent la Vistule et sont à deux doigts de conquérir Varsovie en août 1920. Grâce à l'intervention de l'Occident, les armées russes ont été vaincues, maintenant la Pologne dans un état de survie.

En 1919, les Merezhkovsky ont quitté la Russie et en octobre 1920, ils ont émigré en exil à Paris, en France. Ils ont décrit le bolchevisme dans ''Tsarevich Aleksej'', publié en 1920, (Le Tsarevic Aleksej) et dans ''Tsarstvo antikhrista'', publié en 1921 à Munich, (Le Royaume de l'Antéchrist. La Russie et le bolchevisme) et d'autres ouvrages traduits ultérieurement en plusieurs langues. Il était l'auteur de quelques pamphlets féroces contre le régime communiste soviétique. Dmitri a publié deux récits historiques sous le titre universel de ''Rozhdenie Bogoy'' entre 1924 et 25, (Naissance des Dieux), une bilogie ''Rozhdenie Bogov. Tutankhamon na krite'', publié à Prague et en 1925 : ''Messija'' (Le Messie ou Akhenaton, roi d'Égypte ou ''Akhenaton, joie du soleil'', 1927), publié à Paris. La Naissance des dieux, (un roman global de l'œuvre de Merezhkovsky, également car le temps de l'action se situe à l'origine des trois trilogies).

Pozner a résumé le sens de l'entreprise littéraire de Merezhkovsky : ''Après des années de positivisme empreint de médiocrité et d'hubris, le ton prophétique de Merezhkovsky, son érudition, son intérêt pour les phénomènes de la vie spirituelle et religieuse, lui ont assuré les premières places de sa génération, faisant de lui un écrivain dont l'importance a dépassé les frontières d'un pays. En 1925, "Tajna trekh. Egipet i vavilon", (Les mystères de l'Orient), publié à Prague, un roman sur des sujets égyptiens, dont l'action se déroule dans l'Égypte pharaonique. Les histoires étaient centrées sur le pharaon égyptien Akhenaton, le fondateur et l'une des premières religions monothéistes connues et éphémères. Ils ont dépeint Akhenaton comme un Messie, au sens chrétien, comme une ancienne manifestation du Christ. Les deux romans partagent l'idée centrale de la continuité et de l'intégrité du monde pré-chrétien et chrétien.

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Le tournant de 1919-'20 a été le test critique pour les Merezhkovsky. Dès lors, Gippius a produit des œuvres furieuses contre les bolcheviks, très amères. Sa dernière œuvre était si subjective et capricieuse qu'elle a été remarquée plus pour sa forme que pour son contenu. Merezhkovsky est devenu très pessimiste. L'avenir heureux d'un troisième âge de la liberté et le Saint-Esprit de sa vie dandy et élégante à Saint-Pétersbourg ont émergé. Il est devenu le prophète de malheur, prédisant une fin du monde imminente dans ''Atlantis - Europe''. Le secret de l'Ouest'' en 1930. Les Merezhkovsky ont réussi à animer un salon littéraire russe dans leur maison pendant leur exil parisien. "Tajna zapada". Atlantica - Evropa'', (Le mystère de l'Occident : Atlantide - Europe), publié à Belgrade et traduit en italien sous le titre ''Atlantida'', publié par Hoepli en 1937 à Milan. En 1932-34, "Iisus neizvestnyj" ("Jésus inconnu"), publié à Belgrade ; en 1934, "Jésus, der kommende", publié à Frauenfeld ; en 1935, "Tod und auferstehung" ; en 1936, "Pavel, Augustin" ; en 1938, ''Franz von Assisi'', publié à Munich ; en 1938, ''Ark's Fang'', publié à Berlin ; en 1939, ''Dante'', publié à Paris ; en 1942, ''Calvin'', publié à Paris ; en 1933, ''Napoléon'', publié à Belgrade ; ''Nirvana''. Ses œuvres sont allées de pair avec sa vie. La tristesse slave était marquée par une aspiration à la transcendance.

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La troisième trilogie dans laquelle, après avoir surmonté les moments amers des premières années d'exil, sa plume redevient l'instrument fervent de sa religiosité, de son inépuisable spiritualité - de ses tentatives de plier les hommes et les événements pour les amener plus dociles dans le sillon de sa vision prophétique. Telle était sa limite, comme le soutient Prampolini : ''l'idéologue recourt au roman pour illustrer sa propre pensée, et la création artistique souffre des intentions sociales dominantes. Les tableaux sont arbitraires, car ils sont préconçus, l'art du narrateur est soumis aux intentions du théoricien''. Merezhkovsky était un "chercheur" sincère et passionné du divin ; au milieu des années 1920, il était le plus célèbre des écrivains russes du 20e siècle, alors que la culture des exilés russes antibolcheviques ou de ceux du Goulag avait été dispersée. Car Jean Chuzeville était devenu désavoué. Merezhkovsky a orienté l'attention d'un secteur des intellectuels russes vers le domaine de la religiosité et de l'éthique, contribuant à retisser les traditions littéraires russes abandonnées après la mort de Dostoïevski. L'histoire est considérée comme une titanomachie, et les personnalités brillantes au centre de ses romans sont dans un solipsisme absolu.

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En août 1927, ils ont fondé un cercle littéraire appelé ''La Lumière verte'' avec ses réunions de jeunes et vieux écrivains russes et un nombre respectable de membres. En 1933, Merezhkovsky est nommé pour le prix Nobel de littérature en raison de la faveur dont bénéficie sa trilogie Le Christ et l'Antéchrist. " Prophète " inouï, Merezhkovsky a continué à écrire jusqu'à sa mort, se contentant de diffuser, de manière fatiguée et fumante, les conceptions philosophiques et critiques qu'il avait développées au cours des décennies précédentes. Plus tard dans sa vie, Merezhkovsky estimait que Benito Mussolini et Adolf Hitler étaient des leaders capables d'éradiquer le communisme. Il est décédé à Paris le 09 décembre 1941 à Paris, France, ou le 26 novembre 1941 du calendrier julien et a été enterré dans le cimetière de Saint-Geneviève-des-Bois, le même cimetière dans lequel sa femme, décédée le 09 septembre 1945 à Paris, sera enterrée. Il a été oublié dans l'édition italienne, en fait, seul "Julien l'Apostat" a été traduit et publié.

La morte degli Dei'' (La mort des dieux), seuls de rares exemplaires de 'Leonardo' (La résurrection des dieux) et le troisième volume de la trilogie 'L'Anticristo' (Pierre et Alexis) sont introuvables. D'autres écrits publiés en Italie dans les années 30 sur les saints Augustin, Paul et François sont introuvables. L'édition révolutionnaire ou radicale d'extrême droite s'est toujours transmise oralement, en ciblant les nostalgiques. Le militant national-révolutionnaire ou national-populaire reste en 1968 un cas psychiatrique, sans base doctrinale, lié à des états d'âme et influencé par la télévision et les jeux sans écologie, sociologie et éthologie, avec une inadéquation totale. Les années 68 et leur défaite générationnelle ont eu pour conséquence que, en raison d'obstacles financiers, cette culture a été restreinte à un environnement fermé, ce qui a entraîné une stagnation du marché, freinant la planification éditoriale à long terme. La culture différente de la culture marxiste ou anarcho-secrète a fait le reste.

Merezhkovsky représente la conscience du progrès ou du rapprochement après la protestation juvénile de 68 pour favoriser l'achèvement progressif d'une formation politique/culturelle organique. Un écrivain dépassé dans l'Italie d'aujourd'hui, avec son mysticisme flamboyant et son engagement social et politique anti-bolchévique. Cet engagement s'est traduit par sa collaboration avec le magazine russophone Sovremennyja Zapiski (Annales contemporaines) pendant ses années d'exil à Paris. Ses appels amers et urgents à ses contemporains, exprimés dans des lettres ouvertes à Wells, Nansen et Hauptmann, ont pris une valeur prophétique. Il fallait écraser le règne de la Bête qui avait son repaire entre les murs du Kremlin : ni la foi ni les armes n'y auraient contribué. Dans le sillage mystique et existentiel de Dostoïevski et de Solov'ev. L'effort intellectuel de renouveau l'a fait se hisser au rang de l'exposant mystique actuel.

Antonio Rossiello  

15/04/2007

samedi, 19 février 2022

Henry David Thoreau et la difficile désobéissance civile

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Henry David Thoreau et la difficile désobéissance civile

par Nicolas Bonnal

Attention, texte différent de celui-ci, du même auteur: http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2021/05/14/thoreau-et-la-difficile-desobeissance-civile-face-a-la-dicta-6315969.html#more

Break the law. Let your life be a counter friction to stop the machine

Nous sommes gouvernés par des monstres et des imbéciles en Occident : guerre, pénurie et contrôle numérique sont les mamelles de leur politique apocalyptique  effarée. Mais le peuple se réveille après deux années de soumission inepte et de léthargie apeurée. Moment donc de passer de La Boétie à Thoreau, de la servitude volontaire (voyez mon recueil) à la désobéissance civile. On va voir qu’elle n’est pas si facile, comme le montre Thoreau (souvent mis à toutes les sauces, surtout par des liberticides) en luttant contre la guerre contre le Mexique et l’esclavage pratiqués par les USA (mon Dieu, ces patries des droits de l’Homme…).

On sait que le vieillard Joe Biden est un dément criminel qui veut détruire et le monde et son pays. Il y a bientôt deux cents ans donc Henry David Thoreau écrit déjà :

« Quelle attitude doit adopter aujourd’hui un homme face au gouvernement américain? Je répondrai qu’il ne peut sans déchoir s’y associer. »

Thoreau n’est ni anarchiste ni libertarien ; mais il écrit quand même :

« De grand cœur, j’accepte la devise : « Le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins » et j’aimerais la voir suivie de manière plus rapide et plus systématique. Poussée à fond, elle se ramène à ceci auquel je crois également : « que le gouvernement le meilleur est celui qui ne gouverne pas du tout » et lorsque les hommes y seront préparés, ce sera le genre de gouvernement qu’ils auront. »

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C’est que tout gouvernement est vite perverti par les minorités et oligarques qui le contrôlent :

« Le gouvernement lui-même — simple intermédiaire choisi par les gens pour exécuter leur volonté —, est également susceptible d’être abusé et perverti avant que les gens puissent agir par lui. Témoin en ce moment la guerre du Mexique, œuvre d’un groupe relativement restreint d’individus qui se servent du gouvernement permanent comme d’un outil ; car au départ, jamais les gens n’auraient consenti à cette entreprise. »

Thoreau ne se fait d’illusion sur aucun gouvernement :

« Le gouvernement américain — qu’est-ce donc sinon une tradition, toute récente, qui tente de se transmettre intacte à la postérité, mais perd à chaque instant de son intégrité? Il n’a ni vitalité ni l’énergie d’un seul homme en vie, car un seul homme peut le plier à sa volonté. »

Le génie du peuple devrait suffire face aux volontés de contrôle et sabotage du pouvoir :

« Pourtant, ce gouvernement n’a jamais de lui-même encouragé aucune entreprise, si ce n’est par sa promptitude à s’esquiver. Ce n’est pas lui qui garde au pays sa liberté, ni lui qui met l’Ouest en valeur, ni lui qui instruit. C’est le caractère inhérent au peuple américain qui accomplit tout cela et il en et il en aurait fait un peu plus si le gouvernement ne lui avait souvent mis des bâtons dans les roues. »

Le politicien aux ordres devient vite un malfaiteur ou un saboteur :

« Et s’il fallait juger ces derniers en bloc sur les conséquences de leurs actes, et non sur leurs intentions, ils mériteraient d’être classés et punis au rang des malfaiteurs qui sèment des obstacles sur les voies ferrées. »

Mais en bas cela ne s’agite guère mieux ; comme dans le cas de notre crise sanitaire les fonctionnaires ont servi l’Etat sans réagir (ou presque) :

« La masse des hommes sert ainsi l’État, non point en humains, mais en machines avec leur corps.

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C’est eux l’armée permanente, et la milice, les geôliers, les gendarmes, la force publique, etc. La plupart du temps sans exercer du tout leur libre jugement ou leur sens moral ; au contraire, ils se ravalent au niveau du bois, de la terre et des pierres et on doit pouvoir fabriquer de ces automates qui rendront le même service ».

Custine dans son pamphlet dégueulasse et grotesque contre la Russie traite les Russes d’automates (voyez mon étude) ; il est bon que Thoreau remette nos preux démocrates à leur place :

« Ils ont la même valeur marchande que des chevaux et des chiens. Et pourtant on les tient généralement pour de bons citoyens. D’autres, comme la plupart des législateurs, des politiciens, des juristes, des ministres et des fonctionnaires, servent surtout l’État avec leur intellect et, comme ils font rarement de distinctions morales, il arrive que sans le vouloir, ils servent le Démon aussi bien que Dieu. »

Une minorité se dégage alors contre cet autoritarisme déviant qui risque la persécution :

« Une élite, les héros, les patriotes, les martyrs, les réformateurs au sens noble du terme, et des hommes, mettent aussi leur conscience au service de l’État et en viennent forcément, pour la plupart à lui résister. Ils sont couramment traités par lui en ennemis. »

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Thoreau se révolte contre l’esclavage des noirs dans un pays présumé libre :

« …lorsqu’un sixième de la population d’une nation qui se prétend le havre de la liberté est composé d’esclaves, et que tout un pays est injustement envahi et conquis par une armée étrangère et soumis à la loi martiale, je pense qu’il n’est pas trop tôt pour les honnêtes gens de se soulever et de passer à la révolte. Ce devoir est d’autant plus impérieux que ce n’est pas notre pays qui est envahi, mais que c’est nous l’envahisseur. »

Thoreau remarque que les bons citoyens des USA se sont révoltés contre les impôts anglais et ils acceptent l’esclavage (ils portent une marque distinctive, un code QR, et dans la savante tradition égyptienne on leur perçait le nez pour les contrôler et les diminuer) :

« Si l’on venait me dire que le gouvernement d’alors était mauvais, parce qu’il taxait certaines denrées étrangères entrant dans ses ports, il y aurait gros à parier que je m’en soucierais comme d’une guigne, car je peux me passer de ces produits-là. »

L’esclavage ne sert qu’une minorité, comme le terrorisme médical sert une minorité pleine à craquer :

« En langage clair, ce n’est pas la kyrielle de politiciens du Sud qui s’oppose à une réforme au

Massachusetts, mais la kyrielle de marchands et de fermiers qui s’intéressent davantage au commerce et à l’agriculture qu’à l’humanité et qui ne sont nullement prêts à rendre justice à l’esclave et au Mexique, à tout prix. »

Le problème donc c’est la réaction – et elle est difficile. Trop souvent on se paie de clics ou de mots :

« Le plus important n’est pas que vous soyez au nombre des bonnes gens mais qu’il existe quelque part une bonté absolue, car cela fera lever toute la pâte. Il y a des milliers de gens qui par principe s’opposent à l’esclavage et à la guerre mais qui en pratique ne font rien pour y mettre un terme ; qui se proclamant héritiers de Washington ou de Franklin, restent plantés les mains dans les poches à dire qu’ils ne savent que faire et ne font rien ; qui même subordonnent la question de la liberté à celle du libre-échange et lisent, après dîner, les nouvelles de la guerre du Mexique avec la même placidité que les cours de la Bourse et peut-être, s’endorment sur les deux. »

9782253163800-001-T.jpegThoreau alors prévoit le sinistre futur américain : les noirs en voudront toujours aux blancs de n’avoir pas voté pour l’abolition de l’esclavage.

« Lorsqu’à la longue la majorité votera pour l’abolition de l’esclavage, ce sera soit par indifférence à l’égard de l’esclavage, soit pour la raison qu’il ne restera plus d’esclavage à abolir par le vote. Ce seront eux, alors, les véritables esclaves. Seul peut hâter l’abolition de l’esclavage, celui qui, par son vote, affirme sa propre liberté. »

On rougit, et puis on s’habitue : 

« Ainsi, sous le nom d’Ordre et de Gouvernement Civique, nous sommes tous amenés à rendre hommage et allégeance à notre propre médiocrité. On rougit d’abord de son crime et puis on s’y habitue ; et le voilà qui d’immoral devient amoral et non sans usage dans la vie que nous nous sommes fabriquée. »

Comment résister ? Refus de l’impôt par exemple :

« Si un millier d’hommes devaient s’abstenir de payer leurs impôts cette année, ce ne serait pas une initiative aussi brutale et sanglante que celle qui consisterait à les régler, et à permettre ainsi à l’État de commettre des violences et de verser le sang innocent. Cela définit, en fait, une révolution pacifique, dans la mesure où pareille chose est possible. »

Thoreau invite le fonctionnaire à démissionner (tu parles !) :

« Si le percepteur ou quelque autre fonctionnaire me demande, comme ce fut le cas : « Mais que dois-je faire? », je lui réponds : « Si vous voulez vraiment faire quelque chose, démissionnez ! » Quand le sujet a refusé obéissance et que le fonctionnaire démissionne, alors la révolution est accomplie. »

Il ne faut rien attendre du riche (on le savait depuis la parabole du l’aiguille et le chameau) :

« Car le riche — sans que l’envie me dicte aucune comparaison — est toujours vendu à l’institution qui l’enrichit. »

La clé de l’obéissance civile c’est la PEUR (avec une bonne épidémie alors…) :

« En m’entretenant avec les plus affranchis de mes concitoyens, je m’aperçois qu’en dépit de tous leurs propos concernant l’importance et la gravité de la question, et leur souci de la tranquillité publique, le fort et le fin de l’affaire c’est qu’ils ne peuvent se passer de la protection du gouvernement en place et qu’ils redoutent les effets de leur désobéissance sur leurs biens ou leur famille. »

Thoreau qui est on le sait très bricoleur évoque l’autarcie et l’isolement – chose facile à une époque où les USA comptent DIX FOIS MOINS d’habitants :

imahdthges.jpg« Il faut louer quelques arpents, bien s’y installer et ne produire qu’une petite récolte pour la consommation immédiate. On doit vivre en soi, ne dépendre que de soi, et, toujours à pied d’œuvre et prêt à repartir, ne pas s’encombrer de multiples affaires. »

Comme l’Etat peut (et va, chez nous, pour obéir à Klaus Schwab et aux oligarques de Davos) tout prendre, il vaut mieux louer en effet ; mais rappelons que les prix de la location ont doublé en cinq ans en Floride par exemple…

Lors de cet épisode totalitaire, premier d’une longue série, on a tous vu la soumission incroyable des églises et clergés, tous plus vendus les uns que les autres. Or Thoreau est allé en prison pour cette raison :

« Voici quelques années, l’État vint me requérir au nom de l’Église de payer une certaine somme pour l’entretien d’un pasteur dont, au contraire de mon père, je ne suivais jamais les sermons. « Payez, disait-il, ou vous êtes sous les verrous. » Je refusai de payer. »

Thoreau déteste l’Etat et le méprise :

« Je vis que l’État était un nigaud, aussi apeuré qu’une femme seule avec ses couverts d’argent, qu’il ne distinguait pas ses amis d’avec ses ennemis, et perdant tout le respect qu’il m’inspirait encore, j’eus pitié de lui. »

Il écrit presque optimiste :

« Ainsi l’État n’affronte jamais délibérément le sens intellectuel et moral d’un homme, mais uniquement son être physique, ses sens. Il ne dispose contre nous ni d’un esprit ni d’une dignité supérieurs, mais de la seule supériorité physique. »

Il se trompe. L’Etat va changer de tactique pour nous soumettre. A la même époque Tocqueville écrit plus justement :

« Sous le gouvernement absolu d’un seul, le despotisme, pour arriver à l’âme, frappait grossièrement le corps ; et l’âme, échappant à ces coups, s’élevait glorieuse au-dessus de lui ; mais dans les républiques démocratiques, ce n’est point ainsi que procède la tyrannie ; elle laisse le corps et va droit à l’âme. »

Et c’était avant les bombardements médiatiques.

Mais Thoreau reste Thoreau. Gardez pour conclure cette formule magnifique :

« Enfreignez la loi. Que votre vie soit un contre-frottement pour stopper la machine. »

Sources principales :

https://www.institutcoppet.org/wp-content/uploads/2012/01...

http://www.bouquineux.com/index.php?telecharger=2786&...

https://reseauinternational.net/pourquoi-les-usa-nauraien...

https://www.dedefensa.org/article/comment-les-russes-sont...

https://www.amazon.fr/THOREAU-WALDEN-CRISE-MODERNE-LOGEME...

https://www.amazon.fr/Chroniques-sur-lHistoire-Nicolas-Bo...

 

jeudi, 17 février 2022

Juan Manuel de Prada : "La "Matrix Progrès" est l'imposition d'une vision hégémonique du monde qui déracine l'homme de sa véritable nature"

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Juan Manuel de Prada : "La "Matrix Progrès" est l'imposition d'une vision hégémonique du monde qui déracine l'homme de sa véritable nature"

par KontraInfo - 02/01/2022

Source: https://kontrainfo.com/juan-manuel-de-prada-la-matrix-progre-es-la-imposicion-de-una-vision-hegemonica-del-mundo-que-desarraiga-al-hombre-de-su-verdadera-naturaleza/

Juan Manuel de Prada est l'une des plumes les plus lucides, sinon la meilleure, de notre époque. Un digne héritier de Leonardo Castellani, qui, par sa critique, sa satire et ses analyses précises, a su ridiculiser le nouveau tyran de notre époque : le progressisme, qui, par sa dictature culturelle, a réussi à construire une réalité parallèle, comme l'auteur le décrit dans son livre. Tomas Várnagy affirme que l'humour peut être une arme et une forme d'attaque. Pour reprendre les mots de Bertolt Brecht : "Il ne faut pas combattre les dictateurs, il faut les ridiculiser". De Prada a réussi en ce domaine, il a utilisé l'humour comme une arme, il ne se contente pas de les combattre, mais en même temps il les ridiculise et les laisse nus (Christian Taborda).

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Entretien avec Juan Manuel de Prada

MADRID, mercredi 29 avril 2009

La nueva tirania. El sentido común frente a la Mátrix progre est le titre du livre publié par l'écrivain Juan Manuel de Prada chez LibrosLibres (2009), dans lequel il rassemble ses écrits sur l'actualité et sur l'époque, datant d'il y a une douzaine d'années mais qui demeurent pertinents pour le présent.

N'est-ce pas un peu provocateur d'identifier le concept de progressisme à celui de "tyrannie" ?

-Juan Manuel de Prada : Le "progressisme" s'est en effet imposé comme un concept inattaquable à notre époque, si inattaquable que même ceux qui ne sont pas "progressistes" en termes idéologiques se sentent obligés de se déclarer comme tels. Mais qu'est-ce que c'est que d'être progressiste ? Dans un sens banal, c'est se conformer aux paradigmes culturels et aux modèles de jugement hégémoniques ; c'est-à-dire, pour reprendre l'expression de Chesterton, "être un esclave de notre temps". Et, évidemment, ceux qui sont d'accord avec les "moulins" sont des êtres tyrannisés.

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- Vous pensez que les gens se sentent asservis ?

L'avantage de cette nouvelle tyrannie sur les autres, la raison pour laquelle elle est - contrairement aux tyrannies d'antan - si attrayante et si persuasive pour les gens du peuple, c'est qu'elle donne une impression de liberté totale à ses sujets, qui sont transformés en enfants qui peuvent en fait élever leurs caprices, leurs intérêts et leurs désirs au rang de droits.

C'est surtout la gauche qui ramasse ces drapeaux, n'est-ce pas ?

C'est le résultat d'une vaste manœuvre de la gauche qui, face à l'échec retentissant de ses postulats idéologiques classiques (caractérisés par leur dogmatisme rigoureux), a décidé à un moment donné de se "réinventer" et de s'ériger en championne d'un relativisme extrême, où le seul dogme accepté est qu'il n'y a pas de dogmes. À cette fin, elle accepte l'"ordre économique" historiquement prôné par la droite libérale (avec des corrections cosmétiques), en échange de l'imposition d'un nouvel ordre moral et social qui lui permet d'opérer sur un territoire toujours favorable. La droite, débordée là où elle s'y attendait le moins, accepte de jouer sur ce terrain adverse, et n'a d'autre choix que de jouer selon les règles dictées par la gauche ; ainsi, le seul débat possible se déroule dans une sphère strictement "idéologique", sans possibilité de débat proposant une vision alternative du monde. Et, bien sûr, postuler une vision alternative du monde devient non seulement provocateur, mais "blasphématoire".

- Pourquoi utilisez-vous le mot "Mátrix" pour désigner cet établissement culturel ?

- Je me permets de faire une blague cinématographique, facilement compréhensible pour ceux qui connaissent les films des frères Wachowski avec Keanu Reeves. La "Mátrix pro-verte" est l'imposition d'une vision hégémonique du monde que tout le monde accepte comme la seule possible, comme une nouvelle foi pseudo-messianique, alors que la vérité est qu'elle repose sur des piliers d'artifice et de tromperie, puisqu'elle déracine l'homme de sa véritable nature. Naturellement, se rebeller contre cette Mátrix pro-verte implique une exigence presque héroïque et une prise de risques que peu osent accepter. Il suffirait que quelques-uns s'insurgent contre elle pour que ses fondations, faites de ruses et d'artifices, s'effondrent ; mais l'accepter est une tentation trop forte, car elle assure une vie placide et des avantages indiscutables.

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- Dans le monde de la culture, les portes sont fermées aux réfractaires.....

- Tout intellectuel qui ose défier la Mátrix progre sait qu'il sera condamné aux ténèbres extérieures ; d'où l'apparition d'un phénomène sans précédent dans l'histoire culturelle de l'Occident, à savoir la grégarité sans faille des artistes et des écrivains, tous prêts à s'ériger en apôtres du nouveau culte. Et pendant ce temps, un travail imparable d'ingénierie sociale est en cours.

- Pourquoi la droite ne dénonce-t-elle pas cette prédominance et n'essaie-t-elle pas de la remplacer ?

- La droite a abandonné la bataille des principes. Aujourd'hui, un conservateur est essentiellement devenu un gentleman qui se consacre à la "préservation" de l'ordre social et moral prôné par la gauche, c'est-à-dire qu'il est l'élément de respectabilité dont la gauche a besoin pour garantir sa suprématie idéologique et culturelle. Une fois le processus d'ingénierie culturelle achevé, une fois qu'il est accepté que la vision progressiste de la réalité est la seule acceptable, quel est l'intérêt d'adhérer à un substitut médisant et autoconscient dédié à la "préservation" de l'ordre que la gauche défend sans ambiguïté et sans complexe ?

- Quel est le talon d'Achille du pro-vert "Mátrix" ?

- Eh bien, la Mátrix pro-verte, bien qu'elle maintienne sa structure tyrannique sous le couvert du "culte de l'homme" (c'est-à-dire en élevant ses aspirations les plus égoïstes ou compulsives au rang de "droits" sacro-saints), est fondée sur une amputation profonde de la nature humaine, qui est la rupture avec une loi supérieure, facilement discernable par la raison humaine, et avec le reniement de sa vocation de transcendance (habilement substituée par une "spiritualité" déliquescente). Et cette amputation, que la Mátrix pro-verte vend comme une conquête, finit par éveiller une profonde nostalgie chez les tyrannisés, qui ont besoin de se réconcilier avec leur vraie nature, qui ont besoin de se nourrir à nouveau des vérités profondes qui ont été occultées ou qui leur ont été retirées.

- Et pourtant, il faut....

- Tant que nous sommes encore humains, cette nourriture restera nécessaire ; il en est autrement lorsque la Mátrix progrè achève son dessein et que nous atteignons le degré d'"abolition de l'homme" auquel C. S. Lewis faisait référence.

- La flèche qui le blessera à mort est-elle déjà lancée, ou la dictature médiatique des valeurs de gauche est-elle encore solide ?

- Jamais le système établi n'a eu à sa disposition des moyens de persuasion et de propagande aussi dévastateurs qu'à notre époque. Monopole des médias, corruption généralisée du milieu intellectuel, etc. Mais il suffira que le bien-être économique s'effrite, bien-être que le système stimule pour adoucir la blessure infligée à la nature humaine anesthésiée, pour que la tyrannie vacille.

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- Quelle est donc l'alternative ? Donnez-nous, par exemple, trois points pour lesquels il vaut la peine de se battre et où il est possible de renverser la situation.

- Pour renverser la situation, il faudrait susciter des débats de société qui parviennent à se détacher de la "pollution idéologique" dans laquelle se déroulent actuellement tous les débats. C'est-à-dire des débats qui parviennent à s'élever de la boue dans laquelle se déroulent les querelles idéologiques à un niveau supérieur, où les principes sur lesquels se fonde la nature humaine redeviennent intelligibles. La bataille à mener n'est pas idéologique, mais anthropologique. Et les points ou zones de friction où cette bataille doit être menée sont la défense de la vie, la recomposition du tissu cellulaire de base de la société (c'est-à-dire la famille) et la récupération d'une éducation qui redonne la possibilité de "connaître" le monde de manière harmonieuse, et non comme un simple agrégat d'impressions contingentes et chaotiques inspirées par l'idéologie.

- Ce sont trois zones de friction très chaudes en ce moment !

- C'est précisément là que la Mátrix pro-verte lance ses divisions de Panzer, car elle sait qu'au moment où les gens ré-accepteront leur vraie nature, sa domination prendra fin.

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- Votre façon de voir les choses semble bien s'accorder avec le pontificat de Benoît XVI. Comment évaluez-vous sa figure ?

- Benoît XVI est un intellectuel lumineux et un homme d'une humanité simple, qui a voulu faire de la foi le moteur d'une transformation profonde de la société, ce que nous appelons la "nouvelle évangélisation". Ce qui caractérise la prédication et le magistère de Benoît XVI, c'est un retour aux sources de la foi. Il a compris que le seul moyen de sauver notre humanité est de la ramener à ses véritables racines, de nous réconcilier avec les vérités profondes que la pollution idéologique obscurcit ou rend inintelligibles.

- Est-ce pour cela que la religion est si contestée ces derniers temps ?

- Naturellement, cet effort de probité intellectuelle et de charité fraternelle est systématiquement dénaturé par ceux qui préfèrent maintenir l'être humain aigri et divisé. Benoît XVI combat en outre le dualisme qui a triomphé dans la sphère catholique au cours des dernières décennies, selon lequel la réalité peut être divisée en deux plans, l'un naturel et l'autre surnaturel, et aussi notre tête, de telle sorte que d'un côté nous faisons une profession de foi et de l'autre nous entrons dans la réalité sans foi. C'est un combat intellectuel et spirituel passionnant qui redonne de l'espoir à l'être humain ; mais il se heurte à une résistance farouche et furieuse.

- N'avez-vous pas l'impression que ces derniers mois, la Mátrix pro-verte a tiré la sonnette d'alarme contre le pape Ratzinger ?

- Sans aucun doute, parce qu'elle a détecté que Benoît XVI n'attaque pas les problèmes dans leurs manifestations banales, mais qu'il s'attaque à leurs causes les plus profondes, qui sont celles qui permettent de recomposer une compréhension unifiée du monde et du rôle de l'homme dans la Création. Cela a été perçu, par exemple, de manière grinçante dans la réaction provoquée par les récentes déclarations de Benoît XVI sur la nécessité d'"humaniser la sexualité" ; car ce que recherche la Mátrix progrè est précisément une sexualité déshumanisée, une "physiologisation" de l'homme qui nous transforme en chiens de Pavlov répondant aux stimuli qui garantissent l'ingénierie sociale que les organes de pouvoir de la Mátrix progrè se sont fixés comme objectif.

- Cette conception du monde est-elle "la beauté de l'ordre romain" à laquelle vous faites référence dans votre livre ?

- Je me réfère, précisément, à cette reconstitution de notre humanité, qui ne peut être atteinte que lorsque nous récupérons ce qui a été amputé de nous, notre vocation de transcendance. Et cette reconstitution que l'Église postule nous réconcilie avec la beauté; car pour moi, la foi est l'acceptation d'une beauté éternelle - si ancienne et si nouvelle, comme dirait saint Augustin - qui accompagne l'homme dans sa vie, dans chaque jour de sa vie, en le rendant intelligible, en le dotant de sens. Disons que l'ordre établi par la Mátrix progrè vise à élever, comme ce Nimrod qui régnait à Babel, une tour qui atteint le ciel, faisant croire aux hommes qu'en embrassant l'idéologie ils seront comme des dieux ; l'ordre romain dit à l'homme que le ciel est dans son cœur.

- Comme on trouve aussi dans La nueva tirania des articles intimes sur votre passé et vos proches, concluons par une question personnelle: pourquoi un romancier à succès s'attire-t-il de tels ennuis, qui ont dû lui valoir plus d'un déplaisir ?

- Car la mission d'un homme de lettres, comme celle de tout artiste, n'est pas de s'installer, mais de se remuer, même si en retour il ne reçoit que des contrariétés et des revers. Et parce que toutes ces contrariétés et ces revers ne sont rien comparés à la récompense de pouvoir se regarder sans honte dans le miroir.

Source ACI Press.

mardi, 08 février 2022

Otto Braun, écrivain soldatique: "Je vais m'accrocher, quoi qu'il arrive"

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Otto Braun, écrivain soldatique: "Je vais m'accrocher, quoi qu'il arrive"

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/io-terro-duro-qualunque-cosa-accada-otto-braun-giovanni-sessa/

Cop.-BRAUN.jpgNous avons souvent noté que le destin des livres est insondable. Des volumes précieux, porteurs d'une nouvelle vision du monde, se sont révélés tels quelques décennies seulement après leur publication. D'autres, au contraire, moins significatives, mais imprégnées du bon sens de la conjoncture historique dans laquelle elles étaient appelées à voir le jour, ont obtenu un écho immédiat. Le livre que le lecteur s'apprête à lire, Io terrò duro, qualunque cosa accada. Il s'agit du Journal et de lettres d'un jeune volontaire de guerre, Otto Braun, et de son témoignage paradigmatique. La première édition italienne, publiée en 1923, a été éditée par le philosophe politique Enrico Ruta sous le titre Journal et lettres, et a attiré l'attention d'un petit groupe d'intellectuels dont, comme on le verra, les philosophes Benedetto Croce et Julius Evola. L'un des premiers à avoir saisi le caractère exceptionnel de ce recueil a été l'idéaliste magique, qui a identifié le jeune auteur comme un porte-flambeau ante litteram de ses propres positions spéculatives.

  [...] La publication de ce texte est également liée à un souvenir de l'écrivain. Il fait également référence au "destin" du livre que nous présentons. En 2008, j'ai contacté le philosophe Franco Volpi par téléphone, bien que je ne le connaisse pas personnellement. Quelques années auparavant, il avait écrit la préface des Essais sur l'idéalisme magique d'Evola : je lui ai demandé s'il accepterait de répondre à mes questions concernant son parcours intellectuel, l'état d'avancement de la traduction des œuvres de Heidegger dans laquelle il était engagé, la Révolution conservatrice et Evola. L'interview devait être publiée par un petit éditeur romain. Il a été très gentil, mais a décliné l'invitation. Au cours de la conversation, qui a duré plus d'une heure, nous avons longuement discuté de l'idéalisme magique. À la fin, il m'a dit, en tenant compte de mes intérêts : "Je vous conseille vivement de vous intéresser à Otto Braun. C'est un auteur vraiment extraordinaire, dont on sait peu de choses. J'ai demandé à mes étudiants de faire des recherches sur lui en Allemagne, mais la partie la plus importante de son œuvre est essentiellement son journal et ses lettres. Veuillez faire de votre mieux, si possible, pour réaliser une nouvelle édition afin que nous puissions enfin en discuter à nouveau. J'ai accepté son invitation. Je dédie ces brèves notes à la mémoire de Volpi, un intellectuel courageux et profond qui est toujours allé au-delà des barrières de l'"académiquement correct".

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Otto Braun est né à Berlin le 27 juin 1897. Il était le fils du Dr Heinrich Braun et de Lily von Kretschmann, auteur de Memorien einer Sozialistin (1910-1911) inspiré du Memorien einer Idealistin de Malwida von Meysenburg, connu dans les milieux socialistes allemands pour avoir pris une part active à la controverse théorique et politique entre l'orthodoxie de Bebel et le révisionnisme de Bernstein. Dans cette diatribe, le jeune Otto et samère se sont rangés du côté de ces derniers. Le jeune homme est influencé intellectuellement par ses parents bien-aimés, mais il est aussi sensible à l'amour de son pays, qu'il vit avec enthousiasme, sans jamais atteindre le piètre niveau du nationalisme chauvin. Lorsque la guerre éclate, il tente de s'engager comme volontaire, mais sans succès. Il demanda de l'aide à un général connu et ami de la famille et put ainsi reprendre le mousquet. Il fut blessé à plusieurs reprises et tomba héroïquement au front en 1918, alors qu'il avait une vingtaine d'années.

Pour comprendre la valeur théorique et existentielle de l'expérience de cet enfant prodige, il faut tenir compte du fait suivant : son époque a vu la condensation de tensions inexplicables, qui ont agi avec force tant au niveau individuel que collectif en Europe, plus précisément en Europe centrale, qui, après la Grande Guerre, a vu la dissolution de deux structures impériales, l'empire des Habsbourg et le Second Reich.

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D'un point de vue général, il est donc nécessaire de placer les pages de Io terrò duro, qualunque cosa accada (Je tiendrai bon, quoi qu'il arrive) à côté des expériences de vie et de pensée contemporaines d'Otto Weininger et de Carlo Michelstaedter, profondément marquées par la réémergence du tragique. Les trois auteurs appartiennent à ce vaste mouvement intellectuel qui a transcrit dans ses productions à la fois les signes tangibles de la fin d'un monde, le monde bourgeois-chrétien selon l'expression de Hegel, et la possibilité de la réalisation d'un Nouveau Départ de l'histoire européenne.

Nous faisons référence, ici, à ce corps de pensée que Massimo Cacciari a défini comme la "métaphysique de la jeunesse" et qui englobe la génération née "autour" du 20 novembre 1889, jour où Gustav Mahler a dirigé sa première symphonie à la Philharmonie de Budapest : "C'est le temps de la mémoire. Tous ceux qui sont nés "autour" de la première symphonie de Mahler y participent : leur "jeunesse" n'est qu'un élément de composition, un mouvement dans le contexte de la symphonie, fuyant vers leur propre Trauermarsch (marche funèbre)".

Une expérience spéculative marquée par le négatif et le refus de toute référence transcendante qui, traversant Stirner et Nietzsche, partageait aussi le platonisme inversé de Lukács: "L'absolu, ce qui n'admet pas de médiation, l'univoque, n'est que le concret, le phénomène individuel ".  Nos auteurs ont été amenés à vivre socratiquement, en privilégiant la dimension éthique, la décision et le choix qui, chez eux, à la différence de Kierkegaard, ne visait plus le religieux au sens propre, mais le Werk, l'œuvre qui, de ce point de vue, aurait dû réaliser la réunification de la vie et de la pensée, du fini et de l'infini.

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Weininger, Michelstaedter et Braun présupposent le fondement spéculatif non avoué de la philosophie weiningerienne du als-ob, du comme si. Selon Cacciari, l'"héroïsme" théorico-pratique auquel ils se consacrent "consiste [...] à nous préserver de toute illusion et, dans cet état d'âme, à viser à donner forme à notre in-dividuel, comme si nous vivions dans une Culture, comme si cet in-dividuel était réellement un symbole". [...]

Les pages de ce livre marquent les étapes de l'éducation d'Otto, visant à conquérir la dimension proprement humaine que les Grecs bien-aimés avaient attribuée au seul aner, et jamais au simple anthropos, l'homme "dimidié", centré sur la dimension biologique-existentielle. Dans la philosophie classique, l'homme était considéré comme "incapable de se posséder lui-même", en proie aux corrélations de la conscience induites par le rapport toujours changeant entre le moi et le monde, typique de l'homme "rhétorique", proie facile du dieu de la philopsuchía.

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Michelstaedter (portrait, ci-dessus) dit de cet "animal humain": "Sa fin n'est pas sa fin, il ne sait pas ce qu'il fait ni pourquoi il le fait : son action est un être passif parce qu'il n'est pas lui-même tant que la faim de vie vit en lui, irréductible, obscure". Eh bien, le jeune Otto Braun, comme en témoignent les pages passionnées de ce volume, visait à réaliser en lui l'hégémonikon, le centre intérieur capable de donner une direction hyperbolique à notre parcours existentiel, à travers l'élan déterminé par l'acquisition de la qualité d'andreia, de "force d'âme". [...] Seuls des hommes puissants et vertueux auraient pu relever la fortune de l'Allemagne (pour le jeune homme, l'Allemagne, en raison de son intime relation de fraternité avec la Grèce antique, était synonyme d'Europe), la crise dans laquelle tombait la Kultur était trop grande : "a-t-on jamais vu chez les hommes une telle prostitution de tout sentiment, une désertion aussi maligne de tout ce qui est fort et sévère, une destruction aussi méthodique de toute idée de noblesse ?".  

Il était certain que l'incipit vita nova porterait les stigmates de la civilisation hellénique, car : "l'homme futur portera inconsciemment en lui un esprit qui sera en partie conséquent à l'esprit grec". Il ne prône pas un retour au passé, rien à voir avec des perspectives régressives. Dans la nouvelle civilisation, les réalisations de la modernité et celles des Anciens palpitent ensemble. Le Nouveau Départ verrait la formation d'un monde ancien-moderne.

Ainsi, la prophétie de Gémiste Pléthon se serait réalisée : "Une religion s'élèvera, à laquelle tous les hommes se soumettront ; seulement elle ne sera ni chrétienne ni païenne, mais très semblable au paganisme". En Grèce, il a apprécié la superbe synthèse du dionysiaque et de l'apollinien dans toutes ses créations. Chez ce peuple, la forme conquise dans les arts, la poésie et la philosophie faisait pourtant allusion à l'origine chaotique du monde. La religion grecque, en outre, était "civile", politique, dans la mesure où elle avait son ubi consistam in : "un consentement du peuple". Cela a conduit ces hommes à ne pas se livrer à la contemplation de sur-mondes, ni à dissoudre leur individualité dans le Tout, à la recherche d'un nirvana annulateur. Au contraire, ils n'ont jamais fait de distinction entre nature et super-nature, corps et esprit. Otto a été confirmé dans cette conviction par sa lecture passionnée de Sappho et d'Alceus. Il s'est également attardé sur Protagoras et, réfléchissant à sa pensée, a compris la nécessité de laisser les Grecs parler enfin de leur propre voix, alors que nous, les modernes, "traduisons tout dans une terminologie chrétienne".

[...] D'où la déclaration explicite de lui-même comme "polythéiste", "païen", "fidèle à la vie". Cette profession de foi se manifeste le plus souvent par l'exaltation de la nature et de sa beauté. [...] L'intérêt d'Evola pour Braun, nous l'avons mentionné déjà dans ses lignes. A l'époque où le philosophe romain se proposait, après l'expérience Dada, de tracer les coordonnées théoriques sur lesquelles construire l'idéalisme magique, il regardait avec admiration Braun, dont il avait lu l'œuvre dans l'édition allemande de 1921. Le penseur traditionaliste place Braun aux côtés d'autres "esprits de la veille", tels que Weininger, Michelstaedter, Gentile, Hamelin et Keyserling [...] .

Dans Braun, selon Evola, "ce qui est mis en évidence [...], c'est essentiellement l'aspect de la puissance efficace, de la transformation de la valeur en force absolue opérant au sein même de l'antithèse de la réalité brute". Chez lui, il ne s'agirait pas de philosophie au sens scolastique, de l'élaboration d'un système, car ce qui intéresse vraiment le jeune Allemand, c'est : "le spectacle grandiose de l'autocréation d'une volonté titanesque, d'une foi inébranlable, d'un pouvoir démiurgique pour que la valeur devienne vie, réalité absolue". Le dieu auquel Braun fait référence veut devenir un "corps", l'homme. Par conséquent, à la lumière de "l'évangile de la volonté", noyau vital de la vision du monde d'Otto Braun, il est nécessaire de transformer ce que la vie nous offre, en le conformant à notre but. C'est en cela que réside la liberté de la volonté.

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Evola ne peut manquer d'apprécier, chez le jeune homme, la "fidélité à la vie", le débarcadère grec impliquant la récupération de la physis et l'attribution à l'art d'un rôle essentiel sur le chemin de l'épanouissement. Il reconnaît également le trait carlylien de l'héroïsme politique de Braun, de son appréciation de l'homme d'État : "au religieux, au poète et au sage, il opposait le héros, et pour lui, de nos jours, héros signifiait homme d'État". Il était conscient que la véritable "domination" sur soi et sur la réalité ne devenait un fait réel que pour ceux qui avaient résolu la corporéité en liberté, comme cela se produit le long des chemins initiatiques, mais ce n'était qu'une intuition le long de ce chemin. La limite de la proposition de Braun se trouve, pour Evola, dans le fait qu'il a vécu la volonté de l'homme comme subordonnée : "à une obéissance supérieure, il a humilié le Moi en le soumettant à une tâche, à une mission qui semblait procéder presque d'un démon, d'une puissance supérieure". Le fait de " se mettre au service d'un dieu " aurait détourné Braun de la réalisation de l'immanence pure : le daimon, dans cette perspective, représentant une réalité transcendante. Michelstaedter s'était reconnu dans la centralité originelle de l'ego, la Persuasion, Braun, selon Evola, ancrait cette centralité au devoir. Il est donc inévitable, pour mettre véritablement en œuvre une vie de liberté et de puissance, qui sera pour Evola celle de l'individu absolu, d'intégrer les perspectives des deux jeunes "divins" en une seule.

 En effet, il nous semble que, malgré une certaine ambiguïté théorique, liée au traitement du devoir à poursuivre résolument, qui pourrait lier l'ego, ne le rendant pas absolu, libre, Braun reste, en ce qui concerne le daimon, dans la perspective hellénique de la transcendance immanente, également typique de la vision évolienne. Selon la leçon de Gian Franco Lami, vivre "au service d'un dieu", n'implique pas l'abandon mystique au Principe, mais est un moment essentiel du parcours vertueux, anagogique, du philosophe qui, reconnaissant ses limites, n'a pas la prétention : "d'atteindre et de posséder définitivement la "vraie sagesse"". Dans l'acceptation du résultat aporétique du philosopher, dans la reconnaissance du "savoir socratique du non-savoir", l'homme prend conscience que le processus d'ordonnancement, en lui-même et dans la communauté, est toujours in fieri, comme la vie.

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En outre, Lami lui-même a précisé comment le daimon pythagoricien-socratique "est qualifié au niveau terrestre, comme une fonction naturellement humaine, qui s'exprime dans l'accompagnement de l'individu, en tant qu'agent pensant, le long de son parcours existentiel spécifique". Dans ces mots nous pouvons voir le sens du destin personnel de Braun, fidèle au daimon, à la voie réalisable de la transcendance immanente toujours in fieri, pleinement en ligne avec l'idéalisme magique évolien. Le philosophe romain sait que le Moi, comme l'a précisé Massimo Donà "dans la mesure où il est inconditionné, ne peut être identifié à aucune forme", il doit nier toute norme irréfutable, se soustraire à tout impératif, même lorsqu'il est lié par "la liberté inconditionnelle elle-même". L'individu absolu, incapable de trouver la paix dans un positum, bien que non limité, ne manque pas le non-moi, n'exclut pas la limite. Cette situation l'incite à refaire, à refonder, à la lumière de l'infondabilité du principe, la liberté, lui-même et le monde. Raison de plus pour y retourner et lire, Je m'accrocherai, quoi qu'il arrive.

(extrait de la préface de Giovanni Sessa, Destinée et Postérité. Le Printemps Sacré d'Otto Braun, au livre d'Otto Braun, Io terrò duro, qualunque cosa accada. Journal et lettres d'un jeune volontaire de guerre, en librairie aux éditions OAKS à partir du 19 janvier - pp. 255, euro 20.00).

 

vendredi, 04 février 2022

Abraham Merritt, le génie qui a ensorcelé Lovecraft et Bergier

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Abraham Merritt, le génie qui a ensorcelé Lovecraft et Bergier

Andrea Scarabelli

Source: https://blog.ilgiornale.it/scarabelli/2018/04/12/abraham-merritt-il-genio-che-strego-lovecraft-e-bergier/

"Il avait toujours entendu l'appel du passé. Au fil des ans, il en avait tenu compte, parcourant des terres oubliées et s'arrêtant dans des lieux qui avaient appartenu à des civilisations éteintes, des empires disparus et des villes disparues". Pendant la Première Guerre mondiale, l'auteur de ces lignes avait entrevu le cœur des ténèbres de la modernité, coupable de détruire "ce pont vers l'antiquité sur lequel son âme avait aimé voyager", rompant "le lien - autrefois familier - qui unissait le passé et le présent".

jl0574-1987.jpgL'interlocuteur n'est pas un homme de chair et de sang, mais un personnage de papier: John Kenton, le protagoniste de la Nef d'Ishtar, dont la nouvelle édition vient d'arriver dans les librairies d'Italie grâce aux efforts d'Il Palindromo. En réalité, il s'agit de bien plus qu'une réédition: à l'ère des réimpressions anastatiques et des rééditions sans mise à jour, il est gratifiant de voir qu'il existe des maisons d'édition qui pensent différemment. Giuseppe Aguanno, directeur de la série qui a accueilli le livre, "I tre sedili deserti" (également palindrome, essayez de lire le nom à l'envers...), ne s'est pas limité à exhumer le roman, sorti il y a exactement quarante ans dans le légendaire "Futuro" de Fanucci, édité par Gianfranco de Turris et Sebastiano Fusco, mais a en fait lancé un autre livre : nouvelle traduction (basée sur son édition en série, dans les colonnes de Argosy All-Story Weekly), nouvelles notes sur le texte, appareil critique inédit, glossaire mythologique, profil biographique de l'auteur, ainsi que les magnifiques illustrations de Virgil Finlay qui ont accompagné sa première parution. Bref, on ne pouvait pas demander mieux ; pour une fois, une petite maison d'édition a adopté un soin éditorial qui aurait beaucoup à apprendre même à des réalités éditoriales beaucoup plus "établies".

302.jpgLes mots cités sont ceux du protagoniste du roman, mais pourraient également faire référence à son auteur, Abraham Merritt (photo, ci-contre). Journaliste et écrivain, botaniste et spécialiste des substances hallucinogènes, ses multiples vies l'ont mené de l'archéologie à la mythologie, de l'histoire comparée des religions au folklore. Cet aventurier et archéologue du merveilleux ne s'est pas contenté d'étudier des livres, s'il est vrai, par exemple, qu'il a visité la cité maya de Tulum, au Mexique, qu'il a cherché des trésors dans le Yucatan (qu'il a trouvés plus tard...) et qu'il est devenu membre d'une tribu indienne, après une initiation régulière.

Mais il s'intéressait aussi à la sorcellerie, aux sacrifices humains et à l'occultisme. Ce sont les clés d'interprétation de son récit, comme il a lui-même pris la peine de le souligner à plusieurs reprises. Et de l'intersection du sacré et du profane est né un langage qui, comme l'a écrit Salvatore Proietti, oscille entre "biologies et anthropologies extraterrestres", "démonologies et cosmogonies arcaniques", avec un appel "au surnaturel occulte". La vérité est que Merritt était avant tout un savant intéressé par la science et la littérature, le réalisme et la magie, incapable - comme tous les meilleurs - d'enchaîner sa curiosité à l'ultra-spécialisme et à la myopie intellectuelle.

Il est naturel que son génie ait touché une corde sensible chez un certain nombre d'"excentriques" de la culture européenne et américaine, dont Jacques Bergier, qui s'est rendu aux États-Unis en 1947 pour le rencontrer, pour découvrir à son arrivée - à l'époque, il n'y avait pas de Wikipedia pour le tenir au courant des naissances et des décès - qu'il avait disparu seulement quatre ans auparavant. Notre "réaliste magique" parle de ce voyage et de Merritt dans le onzième chapitre de sa fantastique autobiographie Je ne suis pas une légende, publiée en 1978, mais son hommage à l'écrivain américain se retrouve dans le volume Admirations, publié huit ans plus tôt.

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Cet hommage est l'un des premiers à souligner le génie de Merritt pour la culture européenne, plutôt qu'un essai, c'est une déclaration de dévotion inconditionnelle: "Merritt est sans l'ombre d'un doute un rationaliste. Son univers est celui de la science, pas l'univers magique d'un Machen. Mais c'est un cosmos extrêmement vaste, très similaire à celui du Matin des magiciens. Il y a des civilisations qui ont disparu, d'autres qui existent sous les océans ou dans des endroits secrets du globe, la mémoire génétique, la parapsychologie, des portes qui s'ouvrent largement sur d'autres dimensions".

Malgré ce vernis de rationalisme, sa fiction est "essentiellement métaphysique et touche à des problèmes très profonds". Mais il est aussi très humain : les personnages de Merritt, poursuit Bergier, ne sont pas ceux de Lovecraft, qui sont dépassés par les événements, mais vivent pour se battre et meurent toujours debout, maîtres d'un réalisme héroïque sans pareil. Bien qu'ils sachent que l'issue de leurs aventures est parfois désespérée, ils ne déposent pas les armes, abandonnant la tâche à laquelle ils ont été appelés, mais se mettent quand même à l'épreuve.

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Les horizons de Howard Phillips Lovecraft et d'Abraham Merritt sont très différents - c'est indéniable - mais les lignes que nous venons de citer n'épuisent pas leur relation intellectuelle. En fait, HPL a beaucoup lu et apprécié les œuvres de Merritt, en particulier les deux histoires The Moon Pool et The Conquest of the Moon Pool, parues dans All-Story Weekly entre 1918 et 1919. Il les considérait comme les meilleures histoires bizarres de tous les temps.

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Selon S. T. Joshi et David E. Schultz, les plus grands experts mondiaux du Démiurge de la Providence, ces histoires pourraient même avoir inspiré... L'Appel de Cthulhu ! Le fait est que, après s'être lus pendant des décennies, ils se sont finalement rencontrés le 8 janvier 1934 à New York. Le même soir, HPL a écrit à Annie E. P. Gamwell : "Il possède toutes mes œuvres, qu'il admire et encourage". Mais le récit le plus complet de la soirée où les deux géants de l'imaginaire se sont rencontrés est contenu dans une lettre (inédite en italien) adressée à son ami R. H. Barlow le 13 janvier 1934, dans laquelle Merritt aurait dit: "Vous semblez connaître mon travail depuis un certain temps et en avoir une bonne opinion. Ayant appris ma présence à New York, il s'est efforcé de me contacter et m'a invité à dîner dans son club - The Players'. Un portrait minimal de l'auteur suit :

"Aux cheveux roux et aux yeux gris, c'est un homme corpulent de quarante-cinq ou cinquante ans. Il est extrêmement agréable et génial, et c'est un brillant et savant causeur, versé dans les sujets les plus variés. Il a de nombreux liens avec les mystiques et est un bon ami du peintre russe Nicholas Roerich, dont j'admire depuis longtemps les étranges paysages tibétains. Je suis très heureux de l'avoir rencontré personnellement, ayant admiré son travail pendant quinze ans".

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Selon Lovecraft, il est le meilleur auteur à être sorti de la forge des pulp magazines, avec cette "capacité particulière à travailler sur les atmosphères, à investir les lieux d'une aura de terreur impie". Je pense avoir tout lu de lui, sauf The Metal Monster et Burn, Witch, Burn - mais maintenant, grâce à lui, je vais probablement combler ces lacunes...". Nous avons maintenant comblé l'une de ces lacunes, et la Nef d'Ishtar navigue enfin vers son univers parallèle, sur les vagues de la Quatrième Dimension. C'est là que se déroule le roman, à bord d'un navire divisé entre les forces d'Ishtar et de Nergal, les divinités mésopotamiennes de la Mort et de l'Amour : elles s'affrontent depuis la nuit des temps, attendant que quelqu'un les libère de leurs délivrances, rétablissant leur unité originelle. C'est la fonction du mythe, comme le savent tous les spécialistes de l'actualité, qui n'est pas l'étude de ce qui a été, mais l'actualisation de l'origine, du commencement. C'est pourquoi, au-delà de son incontestable qualité narrative, La Nef d'Ishtar est l'un des plus beaux hymnes à la puissance créatrice de la mythographie, tant orientale qu'occidentale. Grâce à Abraham Merritt, la tête coupée d'Orphée continue de chanter dans le silence sidéral des mondes lointains.

Mais ce n'est pas tout. Pour réconcilier les forces d'Ishtar et de Nergal - en réalisant le mysterium coniunctionis dont parlait Carl Gustav Jung, l'union de l'Animus et de l'Anima, du masculin dans le féminin et du féminin dans le masculin - les mythes ne suffisent pas. Nous avons besoin d'un homme. Plus : un homme moderne. Et voici John Kenton qui, entre autres, à un moment donné, tente d'expliquer à ses nouveaux compagnons de voyage comment vivre dans le "monde réel", en les mettant au courant de la modernité, des "machines et des guerres, des nouvelles lois et des nouvelles coutumes". Pourtant, alors qu'ils écoutent les chroniques du "meilleur des mondes possibles", les réactions de ses interlocuteurs sont plutôt déséquilibrées : la modernité semble terne et grise, sans style et incapable de se donner un destin. "Je n'aime pas votre façon de mener les guerres, je ne peux pas me résoudre à l'aimer", dit l'un d'eux. "Les nouveaux dieux me semblent si stupides", conclut un autre. A ce stade, il vaut peut-être mieux rester dans l'Ailleurs, à l'abri des brutalités de la modernité, de la terreur de l'histoire, comme l'appelait Mircea Eliade. Mais cela ne signifie pas qu'en fin de compte, ce sera un homme moderne qui résoudra l'ancien conflit. Prodiges de l'Autre Réalité... C'est la magie de la Nef d'Ishtar, où arrivera John Kenton, soumis à une longue transformation dans le transit de son monde - le nôtre - vers l'Autre. Un passage entre les dimensions qui se terminera par l'extinction de l'arcane de haine entre Ishtar et Nergal, reconstituant l'unité originelle et réalisant la coincidentia oppositorum. Prodiges de l'autre réalité.

jeudi, 03 février 2022

L'Irlande, quand les écrivains ont "créé" une nation

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L'Irlande, quand les écrivains ont "créé" une nation

L'Irlande, dominée par l'Empire britannique, est devenue indépendante en 1921. Mais elle avait déjà connu une "renaissance" grâce à des écrivains et des poètes tels que Joyce et Yeats.

par Andrea Muratore

Ex: https://www.ilgiornale.it/news/cultura/irlanda-isola-identitaria-secolo-libert-joyce-brexit-2006573.html

En décembre dernier, l'Irlande a célébré un siècle d'indépendance vis-à-vis de la couronne britannique qui, le 6 décembre 1921, a accordé à l'État libre d'Irlande de se séparer définitivement du Royaume-Uni. Longtemps traitée comme la première et la plus proche colonie de Londres, peuplée de centaines de milliers de colons unionistes, encore majoritaires dans les comtés du nord, longtemps terre extrêmement pauvre, accablée au XIXe siècle par la famine et l'émigration massive, l'Irlande n'a pu résister et donc exister que grâce à un fort et décisif esprit identitaire.

En particulier, l'Irlande du début du XXe siècle a connu une véritable floraison culturelle qui a été le préambule de l'indépendance et d'une histoire qui, dans les décennies suivantes, a vécu dangereusement entre la neutralité pendant la Seconde Guerre mondiale, les conflits internes de l'Ulster britannique avec l'Armée républicaine irlandaise, et enfin le Brexit qui a mis en lumière la blessure profonde, ouverte dans l'île celtique par la division entre une nation bien définie et l'ancien colonisateur. "Ce qui s'est passé là-bas, je crois, c'est une vision", dit un vers de Séamus Heaney, le poète lauréat du prix Nobel 1995, à propos de l'Irlande. L'Irlande est une terre de visions, de rêves et d'histoires, une terre d'un peuple aussi patient et tenace que ses cieux. C'est un endroit calme et délicat, marqué par une histoire difficile tissée d'exploitation et de pauvreté, qui a conduit à une indépendance encore relativement récente, ces derniers temps aplatie par l'hédonisme typique du paradis fiscal rampant qu'est devenu Dublin.

Mais cette Irlande, avec toutes les contradictions et les complexités d'une nation moderne, n'existerait pas sans ses bardes contemporains, sans les porte-drapeaux de la phase tumultueuse de la Renaissance celtique, les enfants de la culture identitaire irlandaise et ses "bardes" dans le monde. Entre la fin du XIXe siècle, époque où le nationalisme romantique se confond avec le positivisme, et le XXe siècle, siècle des idées meurtrières, du nationalisme du sang et du sol, du néo-jacobinisme bolchevique et de l'hyper-individualisme néo-libéral, l'Irlande a connu des hommes qui ont su chanter sa beauté, sa spécificité et son histoire, en s'inspirant de ses lieux les plus symboliques.

9788865943564.jpgDans L'isola che scompare (L'île qui disparaît), Fabrizio Pasanisi souligne le lien organique entre l'Irlande et ses chantres. Dans son livre, qui mêle chroniques de voyage et excursions dans l'histoire, Pasanisi exprime un véritable acte d'amour pour la terre des landes vertes, une île "traversée par des histoires, pas moins que l'Italie, des histoires qui viennent de la terre, des histoires qui remplissent l'air", entre une pluie et une autre, des histoires qui naissent de la fantaisie et de la vie - et où d'autre -, et qui restent pour nous, qui allons là-bas, et reconnaissons les lieux, les personnages, dans un visage, entre les rives d'une rivière".

Les grands hommes de lettres, écrivains, poètes et dramaturges ont racheté l'Irlande après le siècle d'humiliation, les grandes famines et les fuites massives à travers l'Atlantique qui ont constitué la grande communauté des Américains d'origine celtique. William Butler Yeats (prix Nobel de littérature en 1923) et son anthologie Poems and ballads of Young Ireland (1888) ont donné le coup d'envoi de la Renaissance celtique. Yeats, le célèbre idéologue de ce mouvement culturel, expression d'un patriotisme et d'un nationalisme imprégnés d'influences décadentistes et symbolistes, est à l'origine de la création de la National Literary Society à Londres (1892), puis de l'Irish Literary Theatre (1897) et enfin de l'Irish National Theatre Society (1902). Des institutions qui rappelaient aux Irlandais leur rôle non seulement dans l'Empire britannique mais aussi dans l'histoire de l'Europe. Yeats a reçu un prix de l'Académie Nobel pour "sa poésie toujours inspirée, qui, avec une forme artistique élevée, a exprimé l'esprit de toute une nation". Dans le livre de Pisanesi, il apparaît avec ses vers au pied de Ben Bulben, tandis que ses mots résonnent dans le vent bruissant qui fouette sa maison-tour à Thoor Ballylee.

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James Joyce, en revanche, était cynique et critique à l'égard de la société irlandaise de l'époque. Romancier cosmopolite, il était constamment actif sur le Vieux Continent, errant entre Paris (épicentre de la Belle Époque et capitale culturelle de l'Europe), Trieste (Athènes d'Europe centrale de la dernière ère austro-hongroise) et Zurich (centre de la science et du savoir), et se montrait sardonique dans ses livres, de Dubliners à Ulysse, à l'encontre d'un courant prétendument bigot et réactionnaire de la société irlandaise.

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Anticonformiste et mordant, Joyce a cependant contribué à historiciser le peuple irlandais par ses contradictions. Pasanisi s'essaie au genre du dialogue imaginaire, faisant dire à Joyce des choses très drôles, soulignant son désenchantement lucide, comme si le grand écrivain était, toujours en attente, assis dans un pub du vieux Dublin à contempler les idéauxtypes sociaux que représentent ses concitoyens. Aujourd'hui zélés, progressistes, libéraux, cosmopolites comme hier encore ils étaient de fervents catholiques, plus papistes que le Pape. "Si je peux atteindre le cœur de Dublin, je peux atteindre le cœur de toutes les villes du monde", écrit Joyce, lucide et clairvoyant.

Pasanisi longe ensuite la côte irlandaise accidentée, de Cork à Limerick, de Galway à Sligo, en passant par l'ancienne capitale culturelle, et aujourd'hui capitale de la bière, Kilkenny. Aux côtés de ces deux géants, d'autres auteurs ont contribué à consolider le rétablissement de l'identité irlandaise en tant que trait distinctif de la nation dans le monde. Flann O'Brien (A Pint of Irish Ink) et Samuel Beckett, futur prix Nobel en 1969 (En attendant Godot), en font partie. Le prix Nobel de littérature (1925) a également été décerné à George Bernard Shaw, un autre grand Irlandais qui a marqué la transition entre le XIXe et le XXe siècle.

L'Irlande est née politiquement dans les années 1920, mais elle était déjà née depuis un certain temps dans la tête et le cœur de ses grands conteurs. Ils ont relégué la nation dans l'histoire, l'ont idéalisée et en ont fait une idée matérielle en même temps. Un siècle plus tard, nous pouvons parler d'une entreprise qui unit Dante et Manzoni, et d'un projet culturel capable d'avoir des fins systémiques et politiques. Quand on dit que la plume est plus puissante que l'épée, il suffit de penser à l'île celtique qui se confond avec ses narrateurs et chanteurs.

 

lundi, 31 janvier 2022

Parution du n°447 du Bulletin célinien

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Parution du n°447 du Bulletin célinien

2022-01-BC-Cover.jpgSommaire :

Entretien avec Jean Guenot

Céline dans France-Soir (1946-47) 

Entretien avec Oskar Hedemann

Inénarrable Roussin

Suspicion et mauvaise foi. C’est ce qui caractérise l’article de Philippe Roussin sur l’affaire des manuscrits retrouvés. Il tance les ayants droit et loue le receleur. Selon lui, il n’y eut d’ailleurs pas de recel puisqu’il n’y eut pas de vol ! Explication : les manuscrits furent « abandonnés » [sic] par Céline. Spécieux. Tout juste si Roussin ne le suspecte pas d’avoir laissé ouverte la porte de son appartement lorsqu’il s’enfuit le 17 juin 1944. Peu importe que celui-ci ait écrit : « On ne va rien toucher à l’appartement on reviendra… l’on ne peut pas dire que l’on ne reviendra jamais. » Si Céline avait été propriétaire (et non locataire) de l’appartement rue Girardon, Roussin serait-il aussi péremptoire ? Ce qui l’insupporte, c’est que, dans cette affaire, l’écrivain soit considéré comme un volé, et donc une victime. Logique : si l’écrivain n’a pas été volé, les ayants droit  n’avaient  aucune raison  d’ester en justice. Ce que Roussin omet soigneusement de préciser, c’est que si François Gibault et Véronique Chovin ont déposé plainte, c’est parce que Thibaudat refusait obstinément de restituer ces manuscrits qui leur appartiennent. Et entendait décider seul de leur sort : en l’occurrence, en faire don à l’Institut Mémoire de l’Édition (IMEC) dont il est proche. Par ailleurs, le fait que ce recel ait privé Lucette d’une joie certaine ne préoccupe nullement Roussin. Pas davantage le fait qu’à la fin de sa vie, elle avait un pressant besoin d’argent, ayant à rémunérer plusieurs personnes qui s’occupaient d’elle en permanence. Thibaudat, lui, se considérait comme le dépositaire des manuscrits, ce qui l’a autorisé à les garder par devers lui pendant des années. Le conseil des ayants droit, Jérémie Assous, n’a pas tort de dire que le journaliste de Libé est comparable à quelqu’un qui aurait gardé pendant des décennies dans son salon une toile de maître volée. Mais, de toute évidence, le droit moral et patrimonial des héritiers, Roussin n’en a cure. Mieux : il leur fait un procès d’intention en subodorant qu’ils pourraient garder sous le boisseau des textes compromettants, ce qui est saugrenu, connaissant l’objectivité du biographe qu’est Gibault. Roussin, auteur d’un livre sur Céline de 800 pages, a-t-il jamais éprouvé pour l’écrivain « une admiration sans bornes », à l’instar de  Taguieff et Duraffour  qui  nous firent  cette  confidence dans leur livre obèse ? Sûrement pas. On comprend même, entre les lignes, que Céline ne mérite pas, selon lui, le statut de « plus grand écrivain français du XXe siècle » qu’on lui accorde généralement. Et de citer complaisamment l’appréciation de Houellebecq  qui  le considère  comme  « un auteur  ridiculement  surévalué ». Venant de la part de quelqu’un dont le style est aussi plat qu’une limande, cela prête à sourire. Quant à Roussin, il estime qu’il faut rendre grâce à ceux qui ont “recueilli” ces manuscrits pendant des décennies. Et qu’il faut, en revanche, juger âprement les ayants droit qui ont eu le front de déposer plainte. Il importe surtout de condamner, une fois encore et toujours, les fautes dont Céline s’est rendu coupable. Et de ressasser ad libitum les éléments du procès qui lui est intenté depuis près de 80 ans. C’est qu’il s’agit pour Roussin de conjurer « le mauvais vent d’hiver maurrassien de l’époque ».  De la part d’un fonctionnaire, on pouvait s’attendre à davantage de réserve. L’ironie de l’histoire étant que cet article soit publié sur un site internet placé sous l’égide de Maurice Nadeau qui prit fait et cause pour Céline lorsqu’il était exilé.

• Philippe ROUSSIN, « Déshonneur et patrie : retour sur l’affaire Céline », En attendant Nadeau, 15 décembre 2021 [https://www.en-attendant-nadeau.fr/2021/12/15/deshonneur-patrie-affaire-celine].

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Marc Laudelout 

Céline à hue et à dia 

 

Louis-Ferdinand Céline est un immense écrivain. Il fut aussi antisémite et souhaita la victoire des forces de l’Axe. Deux raisons pour lesquelles il est légitime pour beaucoup de le honnir. Mais ce n’est pas suffisant pour certains qui, ajoutant la diffamation à la détestation, l’accusent d’avoir été un vil délateur, un auxiliaire de la police allemande et un partisan du génocide. Sans apporter aucune preuve formelle et contredisant ainsi les spécialistes intègres de l’écrivain : « Ses pamphlets ne présentent pas d’appel au meurtre explicite » (R. Tettamanzi) ; « Céline n’avait pas voulu l’holocauste et n’en avait pas même été l’involontaire instrument » (F. Gibault) ; « Les mesures que Céline préconise contre les juifs se suffisent à elles-mêmes, sans qu’on aille jusqu’à lui prêter une idée ou un désir d’extermination » (H. Godard).

 

D’autres enfin, pour enfoncer le clou, affirment que c’est un écrivain surévalué. Dans cet ouvrage, Marc Laudelout, éditeur du Bulletin célinien depuis 40 ans, épingle ces anticéliniens rabiques. Il évoque aussi diverses interférences littéraires, dresse le portrait de quelques figures (dont les « céliniens historiques ») et explore quelques faits liés à la biographie ainsi qu’à la réception critique de l’œuvre.

 

Un volume broché de 412 pages,  25 € frais de port inclus.

Exemplaire dédicacé sur demande.

 

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Marc Laudelout

139 rue Saint-Lambert

B. P. 77

BE 1200 Bruxelles

jeudi, 27 janvier 2022

Toulouse et le génie roman - Notes sur l'inspiration occitanienne

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Luc-Olivier d'Algange

Toulouse et le génie roman

Notes sur l'inspiration occitanienne

 

«  Le voyage, l’amour et le songe d’Aquitaine

Ont dévorés l’espace où nous étions enfouis

Châteaux d’azur et d’or, petite île, fontaine

Fleuve que l’on remonte aux sources inouïes

Immobiles domaine

 

Flamine au Roi dormant qui traverse le Temple

Chercheur de grand soleil dans les brouillards glacés

Miroir magique écho, songe que je contemple

Jour après jour du fardeau compassé

D’un conte sans exemple

 

Le noble Voyageur vise la voie profonde… »

Henry Montaigu

 

On comprendra fort peu de choses à l’œuvre de Henry Montaigu sans y reconnaître d'emblée une œuvre de combat. L'érudit, certes, y trouvera sa provende de repères historiques et d'aperçus précis mais, bien davantage qu'au spécialiste, cette œuvre s'adresse à l'amoureux, à celui dont les pas s'accordent à une songerie intérieure, semblable au Grand Songe qui donna naissance à la Ville, si bien que le parcours extérieur correspond à quelque parcours intérieur, au véritable sens du terme ésotérique. La Ville rose est une Dame. De même que, pour les Fidèles d'Amour, dont Toulouse est une sorte de capitale, il ne saurait être question, en aucune façon, de réduire les noces philosophales de l'Amour, de l'Amant et de l'Aimée à quelque déterminisme physiologique, de même l'approche symbolique de Toulouse, que propose Henry Montaigu ne cède en rien à cette superstition de l'histoire ou du « sens de l'histoire » qui tend à confondre l'enquête sur les choses avec les choses elles-mêmes.

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Quelques historiens, dont l'esprit s'est un peu obscurci par la fréquentation assidue des idéologies, en oublient que les œuvres des hommes précèdent les études historiques dont elles font l'objet. Or, dans leur beauté et dans leur vérité, les œuvres témoignent bien davantage de l'Instant et du Permanent (qui sont en réalité une seule et même chose, c'est-à-dire, au sens étymologique, une seule et même cause) que de cette linéarité chronologique, qui détermine la méthode des historiens, et à laquelle certains d'entre eux voudraient contraindre les événements et les œuvres humaines et divines à se conformer. « Lorsque le cadre de l'histoire éclate, écrit Ernst Jünger, l'historiographie elle aussi doit se modifier et même faire choix d'un autre nom,- et surtout s'allier au poète qui seul est capable de venir à bout du titanisme. » Cette autre historiographie, alliée au poète, nulle mieux que l'œuvre de Henry Montaigu n'en laisse pressentir les promesses de vastitude conquise et de réconciliation spirituelle, car bien avant d'être un historien, même inspiré ou prophétique, Henry Montaigu est poète, et dans son œuvre de poète, écrivain français. Le roman légendaire et métaphysique Le Cavalier Bleu illustre à lui seul ce titre, que toute noblesse désormais se devrait de servir.

Ecrivain français, et non point, comme tant d'autres, compilateur mercenaire ivre de démagogie et de reniement, Henry Montaigu possède les droits de parler de ce dont il parle. Sa Ville miroite dans son imagination et sa plume dispose de l'art et de la résolution à faire partager son bonheur. Telle est la véritable générosité, qui ne se dispense pas en déclarations d'intentions mais en œuvres, écrites avec le sang, qui est esprit. A cette qualité d'écrivain français, l’œuvre d'Henry Montaigu ne doit pas seulement l'aisance et la grâce mais aussi le sens de la juste hiérarchie. Les principes et le Sacré ne se conçoivent que selon une logique de la Hauteur. Il est impossible d'en faire étalage. Ciels et abysses disposent notre entendement à recevoir le don de l'Ode aimée, qui est la forme immatérielle, et comme chantée, de la Ville. L'ambiguïté du mot « connaissance » suffit à nous faire comprendre en quoi cette « autre historiographie » diffère de celle à laquelle nous ont habitué certaines études universitaires soumises au « déterminisme historique ». Si la connaissance est l'accumulation des informations en vue de quelque mise en système, alors, il s'agit de tout autre chose que de connaissance au sens métaphysique et poétique du terme. En revanche, si nous entendons par « connaissance » un cheminement qui débute bien avant le labeur didactique et s'achève bien au-delà de lui, alors le terme de connaissance s'applique par excellence aux ouvrages de Henry Montaigu sur Toulouse, Reims, Rocamadour ou Paray-le-Monial.

md22652097283.jpgIl n'est point de connaissance sans confiance. Connaître, ce n'est point rester dans l'expectative mais devancer la preuve, en favoriser l'avènement par cette purification de l'entendement dont nous parlent les ascèses de toutes les traditions occidentales ou orientales. Nous ne connaissons jamais que ce que nous aimons. La confiance est inventive de cette Foi, que la Sapience déploie et dont la Chevalerie témoigne. Toute symbologie digne de ce nom s'accomplit en une gnose amoureuse. Rien n'est plus absurde, appliquée aux Symboles, que cette manie classificatoire qui, fidèle continuatrice de la grande platitude du positivisme du siècle dernier, méconnaît l'interdépendance des Symboles : arborescence où le bruissement des feuilles tournées par le vent tantôt vers l'ombre et vers le soleil n'est pas moins important que l'obscur trajet des racines dans l'humus.

A cette démonie de la platitude, le génie d'Henry Montaigu oppose l'aperçu vertical se saisissant au vif de l'instant de l'éclat de l'éternité dans les apparences mêmes. Le grand malheur de la condition humaine est que cette grâce, même offerte, peut encore nous échapper, par pure inadvertance. D'où l'importance de ces œuvres de connaissance qui ne se substituent point à la Révélation, comme s'y emploient les dogmatiques modernistes, mais en prépare l'advenue imprévisible par cette prière suprême qui est le sens du recueillement intellectuel.

L'enseignement qu'il est possible, par exemple, de recevoir des Mythes et des Symboles de Toulouse dépasse la réalité même de la Ville. Enseignement initiatique par cela même qu'il est poétique et chevaleresque, il détermine aussi un moment décisif de cette guerre sainte de la verticalité contre la platitude, de l'Exception contre la médiocrité, seul véritable enjeu politique de quelque importance. L'Etat moderne, fondé sur le perfectionnement permanent du contrôle des citoyens obéit à une politique de planification, étrangère au génie politique traditionnel de la prévoyance, comme la quantité est étrangère à la qualité. Posant l'abstraction avant le fait, le planificateur méconnaît à tel point la réalité qu'il y suscite sans fin de nouveaux désastres.

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Rien ne fut plus étranger à notre génie roman que cet idéal de l'Etat prussien qui, par l'entremise du philosophe Hegel, ou, plus exactement, de ses exégètes vulgarisateurs, nous imposa la morale utilitaire, selon laquelle « la fin justifie les moyens », et que nous voyons à l'œuvre en Politique, au détriment constant de la Beauté et de la Vérité. Cette morale qui « démocratiquement » s'est emparée de la politique, sans doute n'est-elle rien d'autre que le cheval de bataille du Diable, car, à séparer le Bien de son resplendissement dans la beauté sensible et métaphysique, il n'est plus que l'atroce parodie, la sempiternelle apologie du Médiocre par lui-même. A cette idéologie de la planification, la Tradition oppose donc l'éloge de la Prévoyance. Prévoit celui qui déchiffre ce qui est, car ce qui adviendra obéit aux mêmes lois que ce qui est. Le planificateur, au contraire, inverse l'ordre de la hiérarchie, conférant à son point de vue particulier une vertu d'universalité, alors que celle-ci ne peut être atteinte que par la multiplication infinie des points de vue, jusqu'à pressentir une vision de toutes parts, privilège traditionnel de la Sapience.

L'homme qui prévoit célèbre la hiérarchie des états multiples de l'être, l'homme qui planifie la bafoue. Déchiffrer les arcanes de la Ville c'est ainsi faire œuvre chevaleresque sous la double égide de la Sapience et de la Foi. Une certaine idée du Pays, du Mystère de la France, et de la liberté créatrice qui lui est particulière, est exposée, mise à l'épreuve. Le « privilège immémorial de la franchise » qui définit l'homme de France comme un homme libre, tient, pour Henry Montaigu, lieu de Norme. L'équilibre de justice qu'elle invente est des plus gracieux et sa défense est une tâche noble. En exergue à son Histoire secrète de l'Aquitaine Henry Montaigu cite l'admirable fragment de Joseph Joubert: « Le léger domine le lourd. Quand la lumière domine l'ombre, quand le fin domine l'épais, quand le clair domine l'obscur, quand l'esprit domine le corps, l'intelligence la matière, alors le beau domine le difforme et le bien domine le mal. » Lorsque le léger domine le lourd, la platitude est vaincue. La verticalité reprend ses droits, les hauteurs dans l'âme humaine s'éveillent.

«  L'amour courtois, écrit Simone Weil dans un bel essai sur l'inspiration occitanienne, avait pour objet un être humain; mais il n'est pas une convoitise. Il n'est qu'une attente dirigée vers l'être aimé et qui en appelle le consentement. Le mot de merci par lequel les troubadours désignaient ce consentement est tout proche de la notion de grâce. Un tel amour dans sa plénitude est amour de Dieu à travers l'être aimé. Dans ce pays comme en Grèce, l'amour humain fut un des ponts entre l'homme et Dieu. La même inspiration resplendit dans l'art roman. L'architecture, quoique ayant empruntée une forme à Rome n'a nul souci de la puissance ni de la force, mais uniquement de l'équilibre... L'église romane est suspendue comme une balance autour de son point d'équilibre, un point d'équilibre qui ne repose que sur le vide et qui est sensible sans que rien en marque l'emplacement. C'est ce qu'il faut pour enclore cette croix qui fut une balance où le corps du Christ fut le contrepoids de l'univers. »

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Ce que les mystiques persans nommaient « la science de la Balance », et qui procède de l'intuition du Juste Milieu (et dont la commune-mesure est la parodie diabolique), la Tradition, dont la ville de Toulouse est l'inspiratrice sensible, et que Henry Montaigu ressuscite sous nos yeux par la vertu poétique de phrases précises, en vérifie la juste pesée qui n'est autre que la pensée même, au sens métaphysique d'un équilibre, d'une harmonie des correspondances. Car la pensée,- l'étymologie même du mot nous l'enseigne,- est avant tout cette pesée analogique, cette recherche de la justice par la méditation des Symboles, cette quête de l'orée divinatoire entre la part visible du monde et la part invisible dont la vérité du cœur reconnaît qu'elles sont aussi légères l'une que l'autre.

Toute juste pesée allège le monde, l'élève dans le resplendissement des analogies. La spéculation métaphysique danse de reflet en reflet dans l'inaltérable apesanteur de la lumière: « Les Pythagoriciens, nous dit encore Simone Weil, disaient que l'harmonie ou la proportion est l'unité des contraires en tant que contraires. Il n'y a pas harmonie là où l'on fait violence aux contraires pour les rapprocher; non plus là où on les mélange; il faut trouver le point de leur unité. Ne jamais faire violence à sa propre âme; ne jamais chercher ni consolation ni tourment; contempler la chose, quelle qu'elle soit, qui suscite une émotion, jusqu'à ce que l'on parvienne au point secret où douleur et joie, à force d'être pures, sont une seule et même chose; c'est la vertu même de la poésie. »

Nous retrouvons là cette méditation politique qui, si mal comprise qu'elle soit, demeure l'essentielle requête chevaleresque de l'œuvre historique de Henry Montaigu. Méditation de justice, qui refuse de se soumettre à la division du monde, de dresser l'obéissance contre la liberté, ou l'inverse,- l'œuvre de Henry Montaigu retrace la généalogie des songes et des lois, avec la pertinence héraldique de ceux qui savent reconnaître, à quelques détails imperceptibles, l'effigie effacée par le Temps. Il importerait enfin de se rendre à cette évidence: plus on s'éloigne de l'origine et plus on vieillit. L'accélération propre au monde moderne est le signe de sa décrépitude. La véritable juvénilité se reconnaît à l'immensité de ses temporalités contemplatives. C'est le monde ancien qui est jeune et vieux le monde nouveau, et jamais nous n'atteindrons les secrets alchimiques du recommencement si nous oublions l'art d'être fidèle à l'antérieur.

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L'œuvre de Henry Montaigu, disions-nous, est œuvre de combat, et l'on commence sans doute à entrevoir quelles sont, dans l'ordre politique et historique, les modalités de ce combat, mais cette œuvre n'en est pas moins œuvre de prière. Chacun des livres que l'auteur dispose à l'attention du lecteur est une Heure hantée d'aurores et de crépuscules sans fin où l'Ange d'entre les mondes nous adresse quelque signe de bienvenue. Prière issue de la Foi, et annonciatrice de Sapience. Toujours dans son article sur l'inspiration occitanienne, Simone Weil écrit: « Nous ne pouvons pas savoir s'il y aurait eu une science romane. En ce cas, sans doute, elle aurait été à la nôtre ce qu'est le chant grégorien à Wagner. Les Grecs, chez qui ce que nous appelons notre science est né, la regardaient comme issue d'une révélation divine et destinée à conduire l'âme vers la contemplation de Dieu. Elle s'est écartée de cette destination, non par excès mais par insuffisance d'esprit scientifique, d'exactitude et de rigueur... La science n'a pas d'autre objet que l'action du Verbe, ou, comme disaient les grecs, l'amour ordonnateur. Elle seule, et seulement dans sa plus pure rigueur, peut donner un contenu précis à la notion de Providence, et dans le domaine de la connaissance elle ne peut rien d'autre. Comme l'art, elle a pour objet la beauté. La beauté romane aurait pu resplendir aussi dans la science. »

Cette science romane dont Simone Weil déplore l'absence, nous en discernons les prémisses dans l'œuvre de Henry Montaigu. Rien désormais, ne saurait nous interdire d'en propager l'embrasement salutaire à d'autres aspects de la connaissance dont nous trouvons ici la source lumineuse de renouvellement. Au cœur de l'espace géo-symbolique réside la miséricordieuse puissance dorique du rayonnement primordial. Ce sont là des choses que l'on éprouve. « Il y a, écrit Henry Montaigu, un air de Toulouse, incomparable et puissant, que la mémoire nourrit pourtant d'histoires atroces et de fables étranges, mais qui demeure joyeux et léger comme si la certitude d'être l'emportait sur les trahisons du destin et la lourde banalisation de la cité moderne. » Cette allégresse, cette vivacité heureuse, cet élan lancé à sa propre conquête dans la spirale de son essor est sans doute de tous les mystères celui nous importe le plus car il nous engage dans le secret même de l'immatérialité, que la Tradition nomme le monde subtil: « Comme toute ville essentielle, écrit Henry Montaigu, le secret de Toulouse se situe au-delà d'un espace mesurable et d'une quelconque chronologie. Non sans doute qu'il ne s'y incarne,- mais c'est l'être intérieur qui plus qu'ailleurs ici façonne tout. »

Reconnaître en toute chose l'être subtil qui le façonne, tel pourrait être le privilège de la science romane. Les choses telles qu'elles apparaissent sont littéralement façonnées par le Ciel. Elles obéissent à l'ordonnance hautaine des nues. Celui qui marche dans la Ville marche dans le ciel. Le tracé de son cheminement, s'il s'accomplit avec ferveur, rétablit là-haut le sens des figures célestes, en réveille les pouvoirs endormis ou oubliés. La confusion et le chaos qui, dans l'ordre humain, se confondent avec la médiocrité, ne désarment jamais. C’est pourquoi toute œuvre d'art, véritablement civilisatrice, est aussi le signe commémoratif d'une victoire contre les puissances des ténèbres.

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Contre la conformité de l'informe, l'Idée, c'est-à-dire au sens grec, la Forme, est la citadelle. Telle est exactement l'intelligence romane, où, ce qu'il y eut de plus mystérieux et de plus léger dans l'esprit grec s'épanouit dans l'esprit français, où le privilège immémorial de la franchise reconnaît le juste équilibre de l'obéissance et de la liberté. Ce juste équilibre, la doctrine le dit mais l'Art le prouve. Dans la perspective traditionnelle la vie est par définition un art car la liberté créatrice ne s'accomplit qu'à travers la plus rigoureuse des disciplines. La veulerie est ennemie du Beau, mais aussi du Vrai et du Bien: « Tout ce qui procède d'un véritable caractère traditionnel, écrit Henry Montaigu, est enceint, délimité, déterminé. La double action du Centre vers l'extérieur (dynamisme psychique et rayonnement spirituel) exerce une influence proportionnelle à la régularité de ses dispositions. Une muraille n'est pas d'abord un ouvrage défensif, mais un symbole, ce que prouve le fait qu'il a pu être réduit à un simple muret de pierre. Il est avant tout conçu comme une garde contre les invisibles légions de l'ombre. Une fois abritée par un rituel en quelque sorte projeté dans l'espace sous la forme d'un appareil défensif adéquat aux normes reçues par la tradition, la cité humaine, reflet de la cité céleste ou "centre des centres" après avoir aspiré les forces et les énergies, les dirige, une fois maîtrisées, à travers le chaos du monde, vers des points très précis qui situent la géographie terrestre comme image de la géographie stellaire. » Or, la ville de Toulouse active, pour ainsi dire, ces principes traditionnels avec une intensité particulière: «  La grande croix solaire des comtes de Toulouse, ajoute Henry Montaigu, tracée sur le sol de la place moderne du Capitole, marque le milieu idéal de la Ville et exprime que cette Ville elle-même est le milieu d'un monde. Le signe héraldique duodénaire possède évidemment un caractère zodiacal et manifeste tous les rapports d'harmonie entre le lieu, ses constructions, et sa place dans l'univers. »

Le Symbole, dans la perspective de cette science romane dont l'œuvre de Henry Montaigu annonce la renaissance, est véritablement le « miroir de la connaissance ». Le symbole étant l'instrument de la métaphysique, il s'avère impossible de comprendre sa fonction dans un système de pensée qui exclut, de façon explicite ou implicite, la métaphysique. La prétention du matérialiste à traiter du Symbole n'a d'égale que celle du fat qui, tout en niant l'existence de la musique voudrait cependant nous informer de la fonction véritable du clavecin ou encore de celle du fou qui, tout en niant la réalité du reflet, s'acharnerait à imposer sa conviction quant à la nature réelle du miroir. On pourrait ainsi définir la science romane, qu'illustre cette approche du mystère de Toulouse, comme une science de l'interprétation infinie des aspects du visible,- interprétation à la fois mathématique, pythagoricienne, et musicale dont nous reconnaissons les lois, par exemple dans le cloître des Jacobins. Mais le livre de Henry Montaigu va encore au-delà, dans les régions plus subtiles du pressentiment où le Symbole nous délivre le message de notre prédestination ultime. « Toulouse, à cet égard, écrit Henry Montaigu, est une cité sanctuaire, où il n'est rien qui ne témoigne de la profonde mesure, divine et humaine, du Nombre d'Or. »

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Au moment où tout nous abandonne, où les ténèbres se font, où « démocratiquement » s'installe le pire despotisme qui soit, celui du Médiocre, nous pouvons nous retrouver dans la ville sanctuaire, ou dans le souvenir que nous avons d'elle, pour nous recueillir, nous rendre attentif à ce cœur des mondes qui brille dans les hauteurs vertigineuses. Les pires profanations de l'Age Noir ne peuvent rien contre la forme invisible d'une ville qui est elle-même la réverbération sacrée d'une autre et plus lumineuse invisibilité: « L'axe de la grande Rue, écrit Henry Montaigu, qui part de la place et du quartier Saint-Michel, au Sud, passe par la porte Narbonnaise pour aboutir à la Place du Capitole, se transforme alors en trident régulier. La voie médiane, que commande le pivot de la vieille église du Taur, trouve en Saint-Sernin son lieu sacré, et, en quelque sorte son Nord idéal. Il y a là une référence certaine à la quête du dieu transcendant, à la Tradition Primordiale, à ce royaume de la connaissance antérieure que les grecs identifiaient avec l'Hyperborée, il ne serait pas alors impossible de voir en Toulouse une Thulée méridionale. » Refuge des héros et des clartés de l'extrême limite, nuit lumineuse: il faut s'être aventuré jusqu'à certaines orées de l'entendement pour comprendre la justesse de l'Analogie entre Toulouse et Thulé.

Sans doute la science romane est-elle véritablement la voie royale, car ce qu'elle annonce légitime l'intuition poétique la plus intense. L'intensité de la beauté échappe à toute considération esthétique: elle nous comble de pure bonté et de vérité pure. Le langage du Symbole est une oraison. Le malaise que suscitent les villes modernes, arbitraires, dont l'existence n'est déterminée que par la seule utilité immanente, montre assez le discord qui persiste entre la nature humaine et l'idéologie moderniste. Nous ne sommes pas ce que les théories de la modernité voudraient que nous fussions. Nous nous obstinons à souffrir de la laideur alors même que le sens de la beauté nous échappe. « La ville moderne, écrit Henry Montaigu, est sans mandat et sans histoire: Elle n'est en fait qu'une anti-construction. Conçue pour le citoyen matriculé et non pour l'homme, il lui est tout aussi impossible de vieillir dignement que de se renouveler.» Décentrée, elle ne peut affirmer son existence que par une surenchère titanique. Le colossal se substitue à l'harmonieux. Ecrasants sont les gratte-ciel et le mauvais goût architectural des dictatures populaires. Tout, au contraire, dans l'architecture romane,- qui est, à qui sait voir, une pure méditation sur le Centre,- nous convie à la légèreté, à l'envol : « Et qu'est-ce qu'une Capitale, écrit Henry Montaigu, sinon tout d'abord un Centre, c'est-à-dire un nœud vital et sensible où les forces telluriques et les forces célestes opèrent une fonction qui, en principe, est sans repentance pour toute la durée d'un cycle ? »

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Le Centre est à la fois ce qui est en nous et au cœur du Ciel. Ce foyer ardent est le passage entre les mondes. Alors que la science titanesque ne connaît d'accomplissement que dans le règne de la quantité, du déterminisme et de l'asservissement à la chronologie, la science romane suit la voie royale de l'ascendance des Symboles vers leur source première. Il n'est rien de moins vague ni de moins hasardeux. Science, la science romane l'est de plein droit. Si la ferveur mystique est comme son émanation dans le sentiment humain, la science romane n'en demeure pas moins une mathématique de la connaissance, un art de l'exactitude qui ne s'improvise en aucune façon et dont les résultats, sans jamais prétendre à quelque interprétation définitive, n'en sont pas moins décisifs dans l'ordre intérieur comme dans l'ordre extérieur, dans l'ordre du spirituel comme dans l'ordre du politique.

La « grande politique » dont rêvait Nietzsche,- et que les nietzschéens sont bien les derniers à concevoir- sans doute est-ce dans cette science romane que nous en trouverons les prémisses. Les choses, en politique, ne sont pas aussi désespérantes que certains voudraient nous le faire croire: il suffit pour s'en convaincre d'observer cette loi des cycles dont la logique du Centre désigne l'essor, en forme de spirale ascendante. C'est ainsi que le cœur des ténèbres indique le site providentiel de l'embrasement royal des aurores. En toute nuit gît le germe du secret de l'aurora consurgens. L'ultime divulgue le secret du Principe. L'ultime Thulé nous divulgue le sens de la prime clarté. C'est au moment où les œuvres les plus belles sont menacées de disparaître dans leur réalité sensible que les arcanes de leur Forme s'offrent dans leur plénitude à l'intelligence de quelques-uns. C'est à ces rares heureux que s'adresse l'œuvre de Henry Montaigu. Miroir de l'Art, la science romane sera aux meilleurs d'entre nous une mise en demeure à nous reconnaître nous-mêmes, non certes dans la mesure d'une quelconque analyse narcissique du moi, mais dans la contemplation de ce qui nous entoure, nous dépasse de toutes parts et nous demeure inconnaissable, comme une incitation permanente, comme une herméneutique sans fin. L'inconnaissable, selon la science des titans qui proclame qu'il n'y a rien à connaître, est d'une toute autre nature. Il nous installe dans l'insolite, alors que l'inconnaissable dans la science romane nous environne d'ombres et de clartés mouvantes qui ne sont autres que les manifestations du Merveilleux.

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La déambulation dans Toulouse à laquelle nous invite Henry Montaigu peut ainsi se déchiffrer comme un enseignement du Merveilleux que tout, en ce monde moderne et profanateur, conspire à nous laisser méconnaître. Retrouvailles ensoleillées et fleuries,- avec l'approche du Sens de toute chose à travers l'ordonnance des rues et leurs parcours dans l'invisible cité pythagoricienne dont Toulouse est la réverbération sensible,- le Merveilleux sacre l'instant où il advient, en révèle l'héraldique éternelle, car l'Instant est ce qui se tient, immobile, comme une île dans la mouvance des eaux. Ainsi, mieux qu'un magistral ouvrage sur l'histoire et les Symboles de nos cités, l’œuvre de Henry Montaigu apparaît comme une méditation sur le Centre, sur le Pôle lumineux de l'être, sa primordialité métaphysique sans laquelle la Tradition se réduit à son propre simulacre, sous les espèces des coutumes, convenances, et des « valeurs ». Primordiale, la Tradition se situe en amont des temps et du monde immanent lui-même. Le mot de métaphysique, trop souvent galvaudé, reprend ici sa pleine signification. La Tradition est primordiale et métaphysique car elle est issue du Centre qui est à la fois le centre de l'entendement et le centre du monde. Le lecteur est ainsi invité directement à l'expérience du suprasensible, dont seuls les Symboles et les mythes détiennent la clef, et par lesquels nous pouvons comprendre, par exemple, que l'Art et la nature sont une seule et même chose.

La nature n'est pas supérieure, ni même antérieure à l'Art: «  Les Symboles et les mythes, écrit René Guénon, n'ont jamais eu pour rôle de représenter le mouvement des astres, mais la vérité est qu'on y trouve souvent des figures inspirées de celui-ci et destinées à expliquer analogiquement tout autre chose, parce que les lois de ce mouvement traduisent physiquement les principes métaphysiques dont elles dépendent. » A l'origine de l'Art comme de la nature sont les principes métaphysiques. L'accord magnifique de Toulouse et de sa Garonne témoigne de cette unité supérieure, de cette concordance avec l'ordre divin. « Dans la nature, écrit encore René Guénon, le sensible peut symboliser le suprasensible; l'ordre naturel tout entier peut, à son tour, être un symbole de l'ordre divin; et d'autre part, si l'on considère plus particulièrement l'homme, n'est-il pas légitime de dire que lui-aussi est un symbole par là même qu'il s'est créé à l'image de Dieu ? »

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A cette question fondamentale de la science romane répondent les œuvres, car les œuvres sont des prières,- au même titre que les prières qui retentissent dans les tréfonds du cœur sont des œuvres au-delà de toutes nos espérances. Telles sont les promesses propres à la découverte de l'espace « géo-symbolique ». Lorsque la vision du poète rejoint l'exactitude de l'historien, toutes les espérances revivent, de celles qui nous portent en avant vers cette gloire première qui n'est autre que la victoire sur l'oubli que les grecs nommaient du beau nom d'anamnésis, la divine « ressouvenance ». Et tel est bien le sens du combat, car la menace n'est autre que cette amnésie dont les temps modernes plombent les entendements de telle sorte que nul rayon ne traverse plus les consciences et les âmes. « Toulouse, écrit Henry Montaigu, qui a l'amabilité chaude et noble des grandes créations de type solaire semble devoir mériter au plus haut degré ce vocable de "ville rose" qui serait à la lettre bien fade s'il s'agissait seulement de couleur et de fleur. A aucune autre ville de brique, il n'a été accordé ce surnom. C'est qu'aucune autre n'est aussi parfaitement conçue en mode rayonnant,- c'est qu'aucune autre n'a manifesté, sous tant d'apparences diverses, le culte mystique de la Dame. » L'exactitude du style et de la pensée n'a pas, dans l'œuvre de Henry Montaigu, pour objet de s'admirer elle-même: elle annonce, comme nous le disions aux premières lignes, un combat, mieux encore elle donne au Noble Voyageur, assez vif pour s'en saisir, un arme de noble facture. Si chaque phrase dispose de la promptitude d'une répartie, de l'éclat d'une passe d'arme, ce n'est pas en vain. Les enjeux sont la mémoire et l'Eveil.

Dans les temps uniformisateurs et charlatanesques que nous vivons où le seul salut consiste à fuir ceux qui voudraient nous donner quelque directive spirituelle, les villes demeurent en dépit de certaines atteintes beaucoup plus malignement délibérées que l'on veut bien le croire, des espaces où la tradition a disposée en notre faveur des passages entre les mondes et les différents états de l'être. L'ordonnance des rues, des édifices, en correspondance avec la géographie elle-même, obéissent à une mathématique sacrée, incitent le promeneur attentif à certains parcours, déterminent des variations dans l'entendement selon le mouvement du jour: toutes circonstances heureuses qui nous donnent accès à la transcendance. L'initiation,- c'est-à-dire la renaissance de l'entendement par la vertu infuse dans le Ciel !- est toujours plus proche qu'il ne semble. Ceux-là qui passent avec mépris sans rien voir dans leur propre ville, qui considèrent avec dégoût leur patrimoine poétique et mystique, vont s'agglutiner ensuite autour de fumeux gourous exotiques pour ânonner quelques formules incompréhensibles, pratiquer quelques mouvements gymniques et confondre leur grand vide existentiel avec l'impérieuse vacuité bouddhique ! Tout semble bon pour nous arracher à nous-mêmes, c'est-à-dire à arracher la France de nos âmes ! Les « techniques » de « spiritualité » marchande et les « spiritualités » de la Technique se partagent la tâche qui laissera nos âmes dans l'oubli de notre tradition, à la merci des plus arrogantes puissances. Puissances titaniques, car loin de s'exercer en œuvres de beauté, la seule preuve qu'elles donnent de leur empire sont des moyens de destruction et d'asservissement. Toutes les œuvres de Henry Montaigu, romans, essais historiques et symboliques, sont traversées par cette inquiétude salvatrice, cette amitié intellectuelle, ce goût aristocratique,- qui donnent à la tradition française une légitimité métaphysique à laquelle il est fort peu probable qu'un autre pays puisse aujourd'hui prétendre. Mise en demeure adressée à quelques-uns, l'œuvre de Henry Montaigu donne bien davantage qu'elle ne réclame, car ce qu'elle exige de nous est d'être simplement le récipiendaire de l'ordre immémorial du Don par excellence que nous recevons d'elle: c'est aller à l'aventure, mais non point au hasard, dans tel site particulier de notre Pays où les lignes de force de l'Autre monde et de ce monde œuvrent au même tracé de lumière.

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« La fonction de toute légende, écrit Henry Montaigu, est de véhiculer une connaissance dont l'origine historique importe peu. » Il est donc juste de rendre sa précellence à la poésie. Et qu'est-elle cette poésie, à travers ces rêves et ces ivresses dont elle environne ses advenues, sinon l'alliance même par laquelle toute civilisation se fonde ? L'ivresse de la reconnaissance amoureuse de l'Heure, choisie entre toutes par les plus hautes vertus de Ciel, et le Rêve magnifique des pierres accordées à l'Idée ! Telle fut sans doute la forme immatérielle aperçue, par les Architectes, en leurs méditations théologiques et platoniciennes. Dans la déroute généralisée de l'Age Noir qui est le nôtre, il est vain de s'attarder à des coutumes, des institutions ou des convenances. Nous avons de la Tradition une idée trop haute pour l'associer à ces écorces mortes. Le contraire de la révolution n'est pas la contre-révolution mais, peut-être ces libertés conquises à l'égard de l'aspect sinistrement moralisateur de toutes les idéologies dont il importe peu, au regard de leurs conséquences également funestes, qu'elles fussent d'origine progressiste ou réactionnaire. Aux villes, quand bien même leur message est voilé, revient ce privilège d'être les ambassadrices de la pensée la plus libre des emprises de la modernité. Peu importe que les lieux soient enlaidis ou profanés: un substrat invisible demeure, comme immobilisé dans l'air et que la pensée méditante retrouve.

Car il existe des chemins d'air qui conduisent hors du Temps. Certaines de ces voies d'accès sont clairement indiquées au lecteur de l'œuvre de Henry Montaigu. Elles nous portent jusqu'à d'autres seuils qui nous invitent à la grande découverte gnostique de l’« au-delà de l'air » qu’évoque l’Epître d’Aristée, où le monde devient soudain pure transparition. « Dès que l'on connaît, écrit Jean Giono, les pertuis intérieurs de l'air, on peut s'éloigner à son gré de son temps et de ses soucis. Il ne reste plus qu'à choisir les sons, les couleurs, les odeurs qui donnent à l'air le perméable, la transparence nécessaire qui font dilater les pores du temps et on entre dans le temps comme une huile. »

A celui qui s'est approché des « pertuis intérieurs de l'air », l’œuvre de Henry Montaigu apparaîtra comme la cartographie subtile de ces espaces impondérables et royaux d'où l'âme, en se reconnaissant elle-même dans son propre élément, rayonne avec une alchimique intensité d'or. Car les pertuis secrets nous révèlent que nous sommes sortis des faux-semblants pour entrer dans la Présence divine: « Tout ce qui touchait les au-delà de l'air, écrit encore Jean Giono, je m'en sentais intimement amoureux comme d'un pays jadis habité et bien-aimé dont j'étais exilé mais vivant encore tout entier en moi, avec ses lacis de chemins, ses grands fleuves étendus à plat sur la terre comme des arbres aux longs rameaux et le moutonnement houleux d'écumantes collines où je connaissais tous les sillages... »

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Dans la perspective traditionnelle, nous l'avons vu, la nature et l'Art participent d'un même hommage à l'Idée divine. Le pays « jadis habité et bien aimé » et qui vit tout entier en nous, dans son harmonie vivante, appartient de droit à ce monde intérieur qui, faut-il préciser, n'a rien de subjectif. L'homme moderne seul, qui divise tout, est parvenu à faire de l'œuvre de l'homme l'ennemie de l’œuvre de Dieu, saccageant ainsi l'une et l'autre par démesure et soumission exclusive au règne des titans.  « Le monde, écrit Henry Montaigu, est une architecture. Toute disposition humaine doit être le reflet précis, exact, rigoureux de l'architecture cosmique. Tout a été établi en poids, en nombre et en mesure, dit la Bible. Pendant des millénaires, et aussi loin que porte la mémoire humaine, ces poids, ces nombres et ces mesures ont été transmis par le sacerdoce et manifestés dans le visible par des temples, des palais, et des villes sous le regard médiateur de la royauté constructrice, afin de créer des ponts, des perspectives tangibles, des identités immédiates entre la terre et le ciel, entre l'architecture divine et les maisons construites par les hommes. » Or, ajoute Henry Montaigu, telle est la profonde misère des temps modernes : « l'Idéologue s'est substitué à l'Architecte, seulement voilà: les monuments de l'Architecte sont toujours debout (seraient-ils en ruine) et gardent toute leur lisibilité sapientielle. Les productions de l'Idéologue, qui n'ont pour elles que le gigantisme des civilisations sur le déclin, se perdent dans confusion d'un univers sans structures que seule détermine la loi du nombre, au besoin contre la dignité humaine,- et dont la seule lisibilité est leur accord avec la grande massification. » Entre l'Architecte et l'Idéologue nul compromis n'est imaginable, l'Idéologue n'existant que par la destruction de l'œuvre architecturale. Face à l'outrance et au gigantisme de l'idéologue, le parti de l'Architecte est de résister au cœur invisible de ce qui perdure, envers et contre toutes les destructions matérielles. Déchiffrer le Sens, faire de son intellect le bruissement d'une herméneutique infinie, telle est la Sapience, qui est la raison d'être, le soleil de raison, de toute véritable chevalerie spirituelle.

Dans le déchiffrement,- qui obéit aux lois d'une mathématique pythagoricienne et romane, l'intelligence s'épanouit en une pensée méditante où les rues deviennent fleuves et ruisseaux, de même que les arbres et les avenues deviennent avenues et chapelles. Dans le dénombrement, qui connaît son paroxysme idéologique dans le suffrage universel, l'intelligence au contraire se démet au profit d'une logique de pure comptabilisation L'Architecte médite les rapports et les proportions de toute chose selon les principes de l'interdépendance universelle, alors que l'Idéologue comptabilise les hommes comme autant d'unités interchangeables, également au service d'une puissance qui, dans son gigantisme, ne peut se traduire qu'en de toujours plus vastes destructions. Or, ce ne sont pas des tempéraments faustiens, d'exception, qui réalisent la démesure titanesque mais les forces quantitatives des Médiocres coalisés. Celui qui compte les secondes à des fins utilitaires en accélère le cours par l'uniformité même que brutalement il leur impose,- alors qu'en vérité, en en beauté, chaque seconde est d'éternité rayonnante « dans les pertuis de l'air » ! Contre le despotisme titanique du dénombrement, notre ultime recours est l'art de l'interprétation infinie, du déchiffrement, que nous offre la mise-en-miroir du Livre et du Monde : « Au milieu de l'agonie du langage, écrit Henry Montaigu, où toute perspective intellectuelle est vouée à l'improbable parce qu'elle se trouve bafouée, dérivée et finalement détruite par son propre développement, comment retrouver le langage de l'architecture, comment retrouver l'Evidence enfouie par le moyen de son propre regard, de notre conscience éveillée, brusquement tirée d'un torrentiel charroi d'images et de mots, comment retrouver une science infiniment perdue: la lecture ? »

Dernier livre paru de Luc-Olivier d'Algange: L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théoria.

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mercredi, 26 janvier 2022

Les deux étendards, l'amour entre paganisme et christianisme

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Les deux étendards, l'amour entre paganisme et christianisme

A propos de l'édition italienne des Deux Etendards de Lucien Rebatet

par Manlio Triggiani

Les Edizioni Settecolori publient un classique de la littérature française de Lucien Rebatet : il manquait en traduction italienne. Un projet qui dure depuis vingt ans...

SOURCE : https://www.barbadillo.it/102539-segnalibro-i-due-stendardi-amore-fra-paganesimo-e-cristianesimo/

Situé dans les années 1920 mais écrit entre 1943 et 1949, Les Deux Etendards est le livre culte de Lucien Rebatet. Son style, son écriture et ses thèmes montrent que l'écrivain français était un enfant de la modernité et qu'il en a représenté les sentiments et les idées de manière complète et bien ficelée. Amateur des nouveaux mouvements culturels de l'époque, du futurisme au surréalisme et au dadaïsme, il est avant tout attiré par l'expérimentation en cours dans les différents arts. Les deux étendards représente, de manièrequais plastique, le roman traditionnel, avec une structure solide pleine de références à Dostoievsky, Balzac et Stendhal mélangées à un lexique très moderne. Un roman qui se déroule sur plusieurs niveaux, offrant différentes lectures du récit, avec des registres toujours changeants autour d'un pôle narratif : la dynamique d'un triangle amoureux entre deux jeunes amis, Régis et Michel, qui aiment tous deux Anne-Marie, dix-huit ans. Michel, de Paris, est un nietzschéen, un païen ; Régis, de Lyon, aspire à être accepté dans la Compagnie de Jésus pour satisfaire son penchant mystique et spirituel. Anne-Marie est belle, séduisante, mais plus intéressée par son propre sexe que par le sexe masculin. Elle voit en Régis, un disciple de saint Ignace de Loyola, l'homme qui a peut-être trouvé le moyen de sortir de la préoccupation de la sexualité qu'elle connaît déjà. Dans cette histoire, l'issue du triangle non résolu est un entrelacement de pulsions, d'émotions, de passions, d'obsessions et le livre montre une vue en perspective de l'être et des sentiments des trois garçons. Un sondage, un approfondissement continu qui donne à la vision de ce triangle plus de clarté et plus de couleur si l'on considère que ce livre est - aussi - un hymne à la jeunesse. Un âge difficile mais aussi un âge où tout semble possible et éternel, où les sentiments tels que l'amitié et l'amour, mais aussi les choix et les aspirations, sont totaux.

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Un roman des sentiments

Un roman de sentiments, de pulsions, donc, avec la jeunesse en son centre, mais, comme le souligne efficacement Stenio Solinas dans la préface, également un roman d'idéologie ou - mieux - de visions du monde opposées : le catholicisme d'un côté, le paganisme de l'autre, le Christ d'un côté, Dionysos de l'autre, le mysticisme d'un côté et la vie avec ses plaisirs et ses peines de l'autre.

Entre-temps, Rebatet, qui est né en 1903, a vécu ses années de maturité dans un climat de conflit social et, surtout, il les a vécu en pleine guerre. Il a vécu et décrit, dans des articles et des livres, la défaite de la France et analysé la décadence du peuple français, avec la grandeur raillée, et a fait son propre choix politique, à une époque où les intellectuels manifestaient résolument leur engagement.

Rebatet a choisi le fascisme et a écrit des articles et des pamphlets violents en termes non équivoques. Il s'agissait d'une décision pour "racheter sa patrie, victime de la décadence". Après l'occupation allemande, il a été emprisonné pour avoir rejoint le fascisme et pour collaborationnisme. Ses écrits ont pesé lourd dans la décision du jury de le condamner à mort. Dans sa cellule, en attendant son exécution, il luttait contre le temps, jour après jour, pour écrire et réviser Les deux étendards, sur lequel il travaillait depuis 1943. Au début, il l'a intitulé Ni Dieu ni le diable. Après quelques mois, la peine de mort est commuée en prison à vie et l'écrivain travaille à ce roman jusqu'en 1949, date à laquelle le manuscrit est remis à l'éditeur Gallimard. Il a été publié en 1951.

Peu de temps après, Rebatet a été gracié et libéré de prison grâce à la pression de l'intelligentsia française. L'histoire de la récente publication italienne de ce livre a été troublée, ce qu'explique Stenio Solinas dans la préface, avec affection.

Le rêve de Pino Grillo devient réalité

C'est le livre que le directeur de la maison d'édition Settecolori, Pino Grillo, voulait publier, mais diverses vicissitudes et complications se sont rapidement accumulées jusqu'à ce qu'une maladie emporte ce digne et généreux éditeur. Son rêve de traduire les Deux Etendards semblait s'être envolé pour de bon. Vingt ans plus tard, son fils Manuel, avec courage, n'a pas abandonné ce rêve et, relançant la maison d'édition avec quelques amis, a mené à bien ce projet. Parfois, les "histoires parallèles", même si elles sont difficiles et troublées, donnent un sens à l'existence et aux œuvres de ceux qui restent.

Manlio Triggiani

Lucien Rebatet, I due standardi, Edizioni Settecolori, (introduction de Stenio Solinas, traduction de Marco Settimini), 2 vol. pp. 700 et 728 ; euro 48. Les volumes peuvent être achetés directement auprès de la maison d'édition dirigée par Manuel Grillo.

mardi, 25 janvier 2022

L'anarchisme spirituel chez l'Anarque de Jünger

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L'anarchisme spirituel chez l'Anarque de Jünger

par Urside

Source: https://www.liberecomunita.org/index.php/spiritualita/84-l-anarchismo-spirituale-nell-anarca    

L'Anarque est cet individu souverain issu d'une mentalité hors du commun qui puise dans le puits sans limite de l'histoire, de la philosophie et de l'art.

Il est au-delà de la gauche ou de la droite, se déplaçant sans cesse de manière nomade avec une liberté de mouvement par la pensée, synthétisant des idées contradictoires. Mais toujours fermement ancré dans le nihilisme. Voilà le véritable anarchiste. C'est l'anarchie qui a produit (et produit encore) une vaste sous-culture hermétique et littéraire souterraine.

Depuis les romans noirs de Baudelaire, Gide, Mallarmé, le Blanc (et d'autres), en passant par l'avant-garde du futurisme jusqu'à Breton et Tzara, du surréalisme (et ses alentours), jusqu'à la nouvelle avant-garde de Barthes, Bataille et des "post-modernistes", dans les nouveaux romans noirs d'Abellio, Parvulesco, Onfray et Bey... La liste est continue, nomade et délirante. C'est l'anarchie du Mouvement Anarchiste, partie du Réseau Synarchique, qui s'est développé à partir d'un engagement politique au sein des cercles hermétiques et littéraires en France.

L'Anarque doit, dans son essence, être un nihiliste. Il ne s'agit pas d'une position négative. C'est un point de départ libre et nomade pour l'exploration. Si l'anarque est dogmatique, les points de départ sont limités et il n'y a pas d'anarchie. L'anarchisme et le nihilisme vont de pair. Le nihilisme a un bel héritage, des modes classiques et russes à la pensée actuelle de Michel Onfray (enracinée dans l'individualisme aristocratique de Georges Palante). Un parallèle transatlantique avec l'aristocratie radicale de Hakim Bey et son TAZ. Aujourd'hui, le nihilisme anarchiste est une force croissante.

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Le livre que Michel Onfray a consacré à Georges Palante; Hakim Bey.

L'Anarque, étant un nihiliste, est libre d'explorer et de synthétiser. Un monde ouvert à cette mentalité est la Décadence. Une autre manifestation évolutive depuis le début du siècle, avec sa fusion de l'art, de la philosophie et de l'occulte, dans le monde de Bohème. De nombreux écrivains ont porté le titre de décadents : Baudelaire, Gide, Peladan, Mallarmé, Breton, Barthes, Bataille, Bonnefoy, Palante, Onfray et bien d'autres encore... La décadence est la capacité de rechercher la poétique et l'esthétique dans chaque situation et de traverser la vie avec un détachement actif.

Le réseau Synarchique appartient aux cercles hermétiques et littéraires, centrés en France, dont il est issu. L'hermétisme utilise les clés de la philosophie occulte (et aujourd'hui du surréalisme) non seulement pour ouvrir le flux intérieur de l'anarchiste, mais aussi dans la politique pragmatique et hermétique, l'interaction entre l'occulte et le surréel en action. Cette interaction est née (à l'époque moderne) dans les années 1890 au sein de l'underground anarchiste, et continue aujourd'hui. Nous sommes sa manifestation actuelle. C'est la véritable anarchie - la révolution gothique. Comme l'ont exploré des gens comme Marinetti, Tzara, Breton, Lautréamont et leurs compagnons de route. Nous travaillons avec eux vers une société hermétique et anarchique.

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L'anarque - terme composé du grec an (ἀν) " sans " et -árchìs, de árchein (ἄρχειν), " gouverner, commander " - est une figure qui apparaît dans le roman Eumeswil d'Ernst Jünger, publié en 1977. L'anarchiste reprend des traits caractéristiques de L'Unique de Max Stirner : souveraineté absolue de l'individu, mais dans le refus du pouvoir ; absence de soumission aux lois de la société, mais recherche d'une loi naturelle ou cosmique ; désir d'une forme de maîtrise héroïque de soi ; recherche de la liberté comme but ultime de toute action ; absence d'esprit d'appartenance à un drapeau ou à une idéologie.

Bien qu'il considère l'anarchie comme l'élément premier de l'existence, dans la mesure où, dans le roman de Jünger, l'anarchie devient le véritable motif de l'histoire du monde, l'auteur allemand distingue l'anarque de l'anarchiste (bien qu'il définisse également le premier comme un "anarchiste radical"). L'anarchiste, en effet, vivant dans l'obsession d'une opposition constante au pouvoir, en reste prisonnier, et est donc voué à une existence qui n'est pas vraiment libre. L'anarque, au contraire, à travers une forme d'indifférence, non loin de l'ataraxie stoïcienne, se distancie de la société et du temps historique, pour s'ouvrir à une dimension libre de l'existence au sein d'un cycle cosmique qui le domine. En ce sens, la figure de l'anarque reprend, au sein de la tradition anarcho-individualiste, les modèles classiques, également développés par la tradition romantique et Nietzsche, dans lesquels l'individu est configuré comme un point d'équilibre entre la dimension libre de la volonté et la nécessité de la nature ou du destin.

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L'anarque peut être lu comme une continuation ou une évolution de la figure du Waldgänger, que Jünger avait décrite dans les années 50.

L'anarque est celui qui parvient à briser les liens de ces positions morales et politiques dogmatiques et inamovibles ; il est cet individu qui a réussi à gagner la souveraineté sur lui-même en s'émancipant de la pensée de masse - à laquelle il échappe en se jetant dans l'infini de l'histoire, de la philosophie et/ou de l'art.

Il évolue en dehors du cadre de tout jeu politique actuel. Pour lui, des concepts tels que la gauche ou la droite, le progressisme ou le conservatisme, n'ont aucune signification au-delà de leur valeur manipulatrice. Sa pensée ignore toutes ces limites et classifications qui font de l'homme un menteur et un mesquin : pour lui, la vérité se construit à partir de tout et de rien.

L'Anarque n'a pas d'idéal bien défini, il ne peut être catalogué. C'est un nomade des idées et de la pensée en éternel conflit qui se déplace entre différents points, souvent apparemment contradictoires, mais qui en même temps cherche la vérité et voit des liens profonds que les autres ne voient nulle part, ces liens si fermes qu'ils constituent pour lui un modus vivendi.

La recherche de ces liens indissolubles est dans son combat intérieur, car l'anarque, face à la politique de masse et au consensus électro, avec sa rhétorique mensongère et trop souvent cruelle, ne peut s'empêcher de se rebeller contre l'éternel jeu que jouent les politiciens et les partis : celui de manipuler les imprudents et de faire de fausses promesses aux non-informés qui voient dans la classe politique un salut... mais qui en réalité ne sauvent personne : l'anarque est donc un nihiliste absolu. En tant qu'être émancipé.

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Celui qui réussit à s'élever à un tel être est au-dessus de toute intention matérialiste de transformer la société, et aussi au-dessus de toute idéologie collective.

Être un anarque est une façon d'être : il n'est pas un réformateur, encore moins un "révolutionnaire" au sens habituel du terme. Il est absolument vrai que la figure de l'Anarque coïncide avec celle de l'anarchiste, il souhaite ardemment lutter pour l'Anarchisme, puisque la véritable Anarchie vit en lui. Elle commence par la pensée et se manifeste ensuite par l'action. Jamais l'inverse. Il ne s'agit pas d'un "positionnement" (qui est généralement toujours avant quelque chose), et encore moins d'une "pose" apparente (comme c'est généralement le cas), mais d'une manière intime et éternelle d'être.

Malgré son individualisme farouche, consciemment ou inconsciemment, l'Anarque appartient inévitablement à ce que l'on pourrait appeler le "Mouvement Anarchiste Mondial", quelque chose comme un réseau de syn-anarchies formées par d'innombrables individus influençant des cercles socialement, artistiquement ou culturellement plus ou moins importants.

L'Anarque, dans son aspect le plus fondamental, est toujours un nihiliste. Il ne s'agit pas d'une position négative. Il s'agit simplement d'un point de départ libre et nomade pour l'exploration de son environnement. Un anarchiste dogmatique se serait limité et serait donc sorti de l'anarchie. Le nihilisme a un héritage délicat, depuis les voies de la Russie classique jusqu'à la pensée actuelle de Michel Onfray.

En 1978, à l'âge de 83 ans, Ernst Jünger fait émerger la figure de l'Anarque dans la ville d'Eumeswil, une ville sans espace et sans temps et pour cette raison même le lieu idéal de l'Anarque. Eumeswil est l'un des fruits tardifs de l'État mondial après la dissolution des États-nations qui ont disparu dans le cataclysme des "grandes conflagrations", c'est-à-dire du mondialisme et du globalisme qui détruisent la diversité et la spécificité. C'est peut-être aussi pour cela qu'Eumeswil est polymorphe : tantôt elle nous est présentée comme une ville, tantôt comme un village dominé par le palais du Condor. Même la localisation spatiale échappe à toute détermination précise : Eumeswil est bordée par la mer - tantôt la Méditerranée, tantôt l'océan Atlantique -, par le désert du Khan jaune, mais aussi par des forêts vierges. Même dans le temps, Eumeswil n'a pas d'âge, notamment parce que le Luminar - un instrument réservé à quelques privilégiés - permet de se souvenir et de vivre chaque époque du passé, en la rendant présente.

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Dans cette ville-état, pendant du terrible Metropolis de Fritz Lang, le pouvoir est entre les mains du Condor, dont le coup d'État a chassé les tribuns et dont le palais s'appelle la Casbah, signe que le pouvoir, sous l'apparence de l'ordre, ne cache que le chaos. Ici vit Martin Venator, ou Manuel comme l'appelle le Condor, sensible à la sonorité des noms. C'est un jeune historien qui, la nuit, travaille comme serveur dans le bar de la Casbah, au service direct du dictateur. Martin Venator concilie les deux activités à la fois du point de vue de son intérêt historique pour la politique du Condor et de ses intimes, et surtout du fait qu'il est l'Anarque, donc ni contre ni pour le pouvoir, mais intimement étranger à celui-ci, indifférent donc autant à le servir qu'à le combattre.

Il y a déjà ici une différence fondamentale entre l'Anarque et l'anarchiste, bien que l'humus qui les a générés soit le même. En fait, tout le monde est anarchique et, pour cette raison, la famille, la société et l'État interviennent immédiatement pour conditionner et émonder cette force primordiale ; cependant, l'élément anarchique reste à l'arrière-plan, peut-être inconscient, mais toujours prêt à jaillir comme de la lave. Tout ce qui est agent de force est anarchique - l'amour, le guerrier, le meurtre, le Christ - alors que leurs homologues bourgeois - le mariage, le soldat, le meurtre, Saint Paul - ne le sont pas.

    "L'histoire du monde est mue par l'anarchie".

 

lundi, 24 janvier 2022

Henry Furst, le Cardinal de Gabriele D'Annunzio

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Henry Furst, le Cardinal de Gabriele D'Annunzio

par Ducanarchic

Source: https://www.liberecomunita.org/index.php/storie-e-memorie/158-henry-furst-il-cardinale-di-gabriele-d-annunzio

Henry Furst, surnommé "le Cardinal" ou "le dernier Don Quichotte", est né à New York le 11 octobre 1893 dans une famille d'origine allemande (et aujourd'hui, je veux célébrer son anniversaire en publiant cet article, ne serait-ce que pour le lien parental qui me lie à cet homme très spécial). Personnage cultivé et éclectique, il a étudié en Amérique, à Genève, à Berlin et à Oxford. En 1916, il est venu en Italie, a étudié le droit à Rome et la littérature à Padoue, où il a obtenu son diplôme avec une thèse sur La Pharsalia de Lucan et son influence sur la littérature européenne. Il est secrétaire du réalisateur Gordon Craig, conseiller politique de Gabriele d'Annunzio, avec lequel il participe à l'entreprise Fiume et devient ministre de la Régence.

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Il était critique littéraire, journaliste, traducteur, écrivain, directeur de théâtre et historien. Il a écrit en anglais, français, italien, allemand, danois, espagnol, latin, grec et arabe. Intellectuel politique antifasciste pendant les vingt années du fascisme et nostalgique de celui-ci après sa chute, il fut ministre de la régence italienne de Carnaro en 1919 lorsqu'il eut le mérite de convaincre le régent Gabriele d'Annunzio de reconnaître la République d'Irlande avant la Grande-Bretagne.

Il est accepté dans le secrétariat de D'Annunzio avec la tâche de suivre la presse étrangère. Plus tard, il est affecté au Bureau des relations extérieures, au nom duquel il rédige un message de solidarité au président du Parlement irlandais. Il a des idées d'extrême gauche.

Lui et Kochnitzky, comme le rappelle Giovanni Comisso, "pensaient que le monde évoluait vers le communisme et s'illusionnaient en pensant qu'ils influençaient les décisions du Commandant, que Lénine décrivait aux communistes italiens, qui s'étaient rendus à Moscou, comme le seul capable de faire la révolution en Italie. Parfois, il les écoutait attentivement, mais il finissait toujours par faire ce qui lui semblait le mieux". Furst écrit pour le journal La Testa di Ferro, qui soutient Fiume et anime la rubrique " Movimento degli oppressi " (Mouvement des opprimés), montrant une attention constante aux questions économiques et sociales, notamment dans ses articles. 

Carli le décrit comme suit : "... l'Américain Henry Furst, qui a été promu sous-lieutenant à Fiume (dans la Légion dalmate, un corps irrégulier - ndlr) afin de pouvoir rentrer dans un uniforme maladroit et abondant, dont la sangle ressemblait à la sangle d'un athlète : Furst, le plus espiègle et le plus joyeux, le moins guerrier, le moins utile et le plus sympathique de la compagnie : journaliste et noctambule, intrigant et buveur, grand admirateur de Keller et son complice dans les moqueries imaginatives et prudentes adressées aux organes officiels de la Cité...". Keller, l'aviateur au prénom de Guido qui l'a donné à son aigle avec lequel il vivait perché dans un arbre. Un ami et un compagnon de l'érotisme, parce qu'à Fiume, beaucoup étaient bisexuels, et plus ou moins ouvertement homosexuels. Dans ces vers dédiés à Pier Paolo Pasolini, Alberto Arbasino écrit à propos de la position de Furst : "et demander l'avis / aussi de Comisso, Furst, Penna, Testori, / et comparer les libertés, / le bonheur et la facilité / d'une bisexualité perdue / paysanne, militaire, maritime...".

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Keller (tableau, ci-contre), Comisso, Furst sont de vrais complices, ils louent une petite maison dans les montagnes, ils y passent d'agréables soirées à manger du pain et du miel, à boire du lait... Végétarisme, hédonisme, esthétisme, esprit ludique. Le tout assaisonné du courage des casse-cou, typique de ceux qui rêvent d'un monde différent, mais ne se limitent pas à l'imaginer et se battent pour le réaliser. 

À la fin de l'affaire Fiume, Furst est resté en Italie et a obtenu la nationalité italienne. Il retourna en Amérique pendant la guerre, mais revint dans le "bel paese" après la guerre, devint un collaborateur de Il Borghese et prit la posture d'un homme nostalgique, lui qui avait été communiste à Fiume et toujours un esprit critique pendant les vingt années du fascisme. Il explique ce changement en affirmant que "tous les gentlemen sont toujours contre le régime en place". 

Correspondant italien du New York Times Book's Review dans les années 1930 et collaborateur du périodique L'Italiano de Longanesi, il aide Leo Longanesi à fonder sa maison d'édition éponyme en 1946, avec Indro Montanelli et Giovanni Ansaldo, et collabore ensuite aux périodiques Il Libraio et Il Borghese de son ami. Ami de personnalités telles qu'Eugenio Montale et Ernst Jünger, qui le mentionne également dans l'un de ses livres, il savait nouer des relations avec des esprits libres et courageux. Des esprits comme le sien.

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Orsola Nemi; Orsola Nemi en compagnie de Henry Furst.

Henry Furst a épousé l'écrivain Orsola Nemi le 22 avril 1967 à 11 heures du matin, au moment où trois chatons sont nés au Baruffa. C'était un homme brillant, un écrivain américain bizarre et transgressif, qui avait presque dix ans de plus qu'elle, et presque un mètre de plus qu'elle. Et ce fut une union singulière, à bien des égards extraordinaire. Ils ont vécu dans de nombreux endroits (Gênes, Recco, Cervo Ligure, Rome, La Spezia), dans de grandes maisons pleines de livres et de chats, toujours avec de grands jardins : Orsola supervisait tout avec fermeté.

Quelques mois après leur mariage, le 15 août 1967, Henry, dit Enrico en Italie, meurt et est enterré au cimetière de La Spezia, dans la même tombe où Orsola sera enterrée le 11 juin 1985.

dimanche, 23 janvier 2022

Éloge de la témérité spirituelle

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Éloge de la témérité spirituelle

par Luc-Olivier d'Algange

« Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul »

Arthur Rimbaud

De toutes les témérités, la témérité spirituelle est la plus rare. Sa rareté la hausse désormais au rang de nécessité. Nous avons faim et soif de ce qui est rare. Dans l’équilibre du noble et de l’ignoble, dans l’harmonie des ombres et des lumières, des mélodies et des timbres de l’entendement humain, l’absence absolue de témérité spirituelle équivaut à une extinction massive des pouvoirs de l’intelligence. Le téméraire n’exige point qu’on le suive. Son amour-propre se satisfait d’avoir été « en avant », comme la poésie rimbaldienne. « La poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant ». En avant, c’est-à-dire aussi au-devant des insultes, des médisances, des crachats. Ainsi que l’écrivait Ernst Jünger : « On ne peut empêcher un homme de vous cracher au visage, mais on peut l’empêcher de vous mettre la main sur l’épaule. » Ainsi commence la témérité spirituelle : elle éloigne les sympathies condescendantes, les tutoiements de porcherie, les petits signes de connivence que les médiocres s’adressent entre eux et auxquels il faut répondre sous peine d’être le bouc émissaire de toutes les lâchetés collectives. La témérité spirituelle est une tournure d’esprit. Elle tient autant du caractère que de l’intelligence. Pour le spirituel téméraire, l’intelligence et le caractère sont indissociables. Les grands caractères deviennent intelligents par la force des choses ; que serait une intelligence sans caractère sinon un leurre ? Comment exercer son intelligence des êtres et des choses sans caractère ?

L’intelligence périclite à défaut d’exercices. Si nous nous aventurons en quelques pages à esquisser un éloge de la témérité spirituelle, le moins que nous puissions faire sera de nous livrer à des exercices de témérité, en formulant quelques-uns de nos désaccords avec l’immense majorité de nos contemporains. Est-ce là une déplaisante prétention à l’intelligence ? Soit ! Donnons déjà à l’adversaire cet argument, dont sans doute il surestimera le poids. La véritable témérité spirituelle est si humble et si peu vaniteuse qu’elle peut sans crainte s’avancer au milieu des huées qui la disent orgueilleuse selon l’immémoriale parabole de la paille et de la poutre. Le téméraire en esprit n’a pas même besoin de se demander ce qu’il ne faut pas dire pour le dire. L’hérésie contre la bien-pensance fleurit naturellement dans son jardin. Certes, il ne faut point être « élitiste », feignons donc de l’être, mais comme par inadvertance. D’ailleurs, comment pourrions-nous être élitistes si nous sommes l’élite ? Un Roi, s’il règne, n’a guère besoin de se dire royaliste. La témérité spirituelle serait ainsi un mouvement de la pensée qui fait l’économie de la redondance, un mouvement qui va droit au but qu’il se fixe, même dans la nuit noire, comme la flèche des archets que manient les moines- guerriers du bouddhisme zen.

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C’est assez dire que le téméraire en esprit n’est point entièrement ignorant de l’art de la guerre. Comme aux échecs, il est bon de temps à autre, ainsi que le suggérait Marcel Duchamp, de lancer une attaque audacieuse, et presque incompréhensible à soi-même, pour désarçonner l’adversaire, surtout lorsque celui-ci se trouve en bien meilleure position que nous. Rien ne sert de jouer en défensive lorsque les pièces de l’adversaire ont déjà conquis notre terrain. Il existe ainsi de presque imparables coups de force de l’intelligence. Un Non franc et massif aux ignominies du temps, un refus sans ambages peuvent être le cheval de Troie d’une approbation ultérieure.

Notre époque est celle des cléricaricatures. En toute chose elle pose la marque infâme d’un sacerdotal parodique, d’une religiosité du néant, d’un ritualisme confiné aux aspects les plus dérisoires et les plus mesquins de l’existence. Tout, dans le monde moderne, est devenu « grand-messe » : le caritatif spectaculaire, les expositions auto-mobiles, n’importe quoi. Les psychanalystes pratiquent des confessions stipendiées, les chanteurs de variété s’entourent de flammèches tremblantes dans l’obscurité des salles de spectacle comme les Saints dans les Églises, lorsque les Églises s’ornent de banderoles publicitaires vert salade ou rose bonbon, sans doute pour donner à leurs architectures vénérables, mais anciennes, le ton moderne des supermarchés. Les hommes de ces temps relatifs ne cessent de communier, mais dans le lâche et le ridicule et sont parvenus à cette fin que les théocrates ne se proposaient point : la disparition de tout esprit critique.

La cléricature des Modernes n’a nul besoin de Sommes théologiques, d’arguments ou de contre-arguments, de démonstrations de l’existence de Dieu, puisque l’esprit critique auquel s’adressaient ces œuvres de Foi et de Sapience a disparu. Dévote d’elle-même, contre toute bonne foi et toute raison, la modernité s’adore sans arguments ni retenue avec cette indécence vertueuse et puritaine qui lui est propre. Grenouilles de bénitiers, mais pratiquant exclusivement dans l’ersatz, nos intellectuels modernes « consensuels » eurent ainsi le mérite insigne de nous redonner le goût de nier, d’exalter en nous de munificentes négations. À charge de revanche, nous ne témoignerons jamais assez de gratitude à ces béni-oui-oui de nous avoir redonnés ce sens juvénile du Non qui scelle en lui, comme un secret admirablement gardé, un Grand Midi d’affirmations souveraines !

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Cette belle époque libérale, tolérante, individualiste et « démocratique » tolère tout, sauf la vérité, laissant, par voie de conséquence, la vérité qu’ils insultent et bafouent sauve de leurs atteintes, secrète comme la lettre volée d’Edgar Poe, dissimulée par excellence d’être exposée à vue de tous. Les niaiseries les plus abominables, les considérations les plus mesquines et les plus perverses sont tolérées sous la condition qu’elles n’engagent que l’individu qui les formule. Les auteurs seraient ainsi conviés aux grandes fêtes d’une subjectivité enfin libérée des « formes », des Idées platoniciennes et des Principes théologiques. Dégagées des hiérarchies, des styles et des autorités anciennes, l’individu serait appelé à manifester son « originalité » et son « droit à la différence »... Le problème, c’est que de l’originalité, on n’en voit guère. Avec la disparition des formes anciennes, c’est bien l’informe qui règne, ce comble de l’uniformité. Rien n’est plus uniforme que l’informe. Et les cléricaricatures modernes sont là pour en être les garde-chiourmes obtus et féroces.

La technique n’est jamais que l’expression d’un vœu secret, d’un agir, dirait Heidegger, dont l’essence n’a pas été interrogée. Ainsi le clonage physique succède à un clonage mental déjà réalisé. Il est vain comme le font les « comités d’éthique » – fétus de pailles édictant des règles à l’ouragan ! – de vouloir contester à la Technique son évident pouvoir de planification et de contrôle, comme sont vains, et d’une vanité sans borne, ces adeptes du Démos qui prétendent s’opposer aux dictatures qui, sans le règne du Démos dont elles sont issues, seraient restés de sombres et absurdes fantasmagories emprisonnées en des subjectivités heureusement jugulées. L’histoire intellectuelle de ces dernières décennies a été faite et refaite, c’est-à-dire grugée entièrement par ces imbéciles, parfois d’une odieuse componction, souvent dégoulinants de bons sentiments  et de « révoltes » tarifées.    Jamais la charité ne fut aussi profanée qu’en ces temps qui ont vu l’interdiction théorique de la vérité.

Que disent nos lieux communs de la vérité ? « Chacun a la sienne » car, bien sûr, « tout est relatif ». L’uniformisation ayant fait en sorte que cette non-vérité de chacun soit, par surcroît, dans le grégarisme triomphant, la même que celle du voisin, le seul scandale, le seul interdit, la seule hérésie porte sur la vérité, et, par voie de conséquence, sur la beauté où elle resplendit. L’étalage du laid, du vulgaire et de l’ignoble est devenu si général qu’il ne suscite plus même le dégoût ou l’horreur. Que cette laideur fût le véhicule du mensonge, nul ne s’en avise, l’interdiction de la vérité ayant été concomitante de la disparition de l’esprit critique. Comment, alors, prendre la mesure de notre abandon ?

Les mesures de notre déchéance pourtant ne manquent pas : ce sont tous nos écrivains, arpenteurs de châteaux kafkaïens, auteurs par vertu d’auctoritas, maîtres des rapports et des proportions, stylistes pour tout dire, que, il est vrai, presque  plus  personne  ne  lit  et  dont on s’efforce, par « modernisations » successives, de faire disparaître jusqu’au souvenir dans le brouet culturel des « créatifs » et autres « concepteurs », après diverses manœuvres d’embaumements ou de feintes commémorations . Je recommande cet exercice aux quelques hérésiarques des cléricaricatures, mes amis : saisissez le monde moderne par l’œil de Montaigne ou de Molière, nourrissez-vous de la colère de Léon Bloy ou de Bernanos, ouvrez vos entendements aux vastitudes de Saint-John Perse ou d’André Suarès, aiguisez votre désespoir aux flammes froides et courtoises d’Albert Caraco, armez votre désinvolture « dans les trains de luxe à travers l’Europe illuminée » avec Valery Larbaud, soyez sébastianistes avec Pessoa et Dominique de Roux, et retrouvons-nous enfin à la fontaine claire de la Sagesse du Roi Dormant d’Henry Montaigu ! La fausseté s’en dissipera comme nuées, après la foudre et le vent.

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Les Églises, les Dogmes, les Rites et les Symboles vidés de leur substance, devenus écorces mortes, mensonges, dérisoire « moraline » comme l’écrivit Nietzsche, c’est toute la société, ce Gros Animal, qui est devenue cléricale, despotique, inquisitoriale, s’adorant elle-même sous le nom de « Démocratie », insatiable de louanges, d’or, de vénérations et de crimes d’une ampleur dont aucun Empereur fou n’eût osé rêver ! Dans sa fange de hideurs médiatiques et de communication de masse, le Gros Animal se repaît de ses « vérités » digérées depuis longtemps. Tout est relatif, bien sûr, sauf lui, sauf son aptitude infinie à faire ses cellules à sa ressemblance. Qui, après Albert Cohen, saura reprendre la description de la « babouinerie » foncière de l’homme moderne, aussi policé qu’il se veuille, dans ses conseils d’administration, dans ses dîners, non moins que dans les stades, ou les boîtes de nuits, ces cavernes pour pithécanthropes énervés?

Que l’on s’avise de vouloir désabuser une seconde ses contemporains de leur illusion « moderne » : ils vous fusillent. « Les ratés ne vous rateront pas », sachez-le bien ! Comme disait Manet : « Ils vous fusillent et vous font les poches ». Hors de l’adoration unanime du Gros Animal nommé, pour la circonstance, « Démocratie », point de salut ! Le Démos est sacré, toutes ses erreurs deviennent la Vérité, qui, l’on sait, « est relative »... L’absolutisation du relatif, voilà bien la grande trouvaille imparable du Démos et de ses adorateurs. Que dit exactement le « nous » du Démos ? La réponse est chez Rimbaud, dans son poème précisément intitulé Démocratie :

« Aux centres nous alimenterons les plus cyniques prostitutions. Nous massacrerons les révoltes logiques... Aux pays poivrés et détrempés ! – au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires. Au revoir, ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! »

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« Conscrit du bon vouloir », le « démocrate » moderne n’en finit plus de célébrer la liberté qu’il abandonna à la société de contrôle et « au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires ». Tout lui va, et sa philosophie féroce, sa haine de toute Sapience, ira, sans états d’âme, faire les poches d’Arthur Rimbaud en personne pour en repeindre son ciel publicitaire, avec de bonnes intentions. « Roué pour le confort », on ne saurait mieux dire, tant il est vrai que le Moderne passe allègrement sur toutes les abominations, génocides, massacres, bombes atomiques du XXème siècle qui lui paraît, tout de même, bien aimable de lui avoir prodigué le four à micro-ondes et la voiture individuelle ! C’est bien : « la crevaison pour le monde qui va ». Je ne sais plus quel polémiste avait accusé les jeunes gens d’Action française d’être de ceux qui sont prêts à abattre une forêt pour se faire une badine. Le Moderne bien-pensant, lui, est prêt à consentir à l’extermination de peuples entiers, de préférence « archaïques », pour l’incalculable satisfaction que lui procurent ses nourritures congelées, ses gadgets technologiques, son chauffage tempéré, son cercueil de tôle puant, sa télévision et son ordinateur qui le relient en permanence à toutes les immondices du temps. Comment dire? « C’est la vraie marche » !

Je ne vois d’autre destination à cette marche que la disparition de la France. L’exercice permanent de contrition, d’autocritique, de dénigrement de soi-même auquel se livrent les intellectuels français, au point de ne plus tolérer dans le monde des lettres que le traduidu, fût-il directement écrit en français, relève, quand bien même il se targue d’être « de gauche », de cette vieille logique pétainiste selon laquelle les Français devaient expier leurs péchés en supportant la présence chez eux des Allemands. Le relativisme faisait aussi en ces temps-là ses ravages. Pourquoi être Français plutôt qu’Allemand ? L’exercice de contrition se poursuit de nos jours. Pourquoi être Français plutôt qu’Européen ou Américain ? Pour être, tout simplement, si le non-être nous ouvre ses bras pour disparaître délicieusement dans la consommation pure et simple des êtres et des choses ! Ce nihilisme est d’essence collaborationniste. Il invoque l’état de fait, la modernité, le réalisme comme autant d’instance auxquelles il est impossible de ne pas céder, il accable la France de tous les maux, lui dénie toute légitimité, l’écrase sous des fautes supposées ou réelles, se dresse en procureur ou en inquisiteur contre toutes les figures ayant incarné une part de notre tradition, de notre style et de notre liberté pour les ravaler plus bas que terre, les ridiculiser ou les bannir. Il n’est point d’auteur, de Prince, de chef d’État qui échappe à ces révisions dépréciatrices. Tout l’effort de nos intellectuels de ces dernières décennies semble avoir été porté par ce révisionnisme prétendument « démystificateur ». Ni Hugo, ni Baudelaire, ni Flaubert, ni Stendhal, ni Péguy, ni Malraux n’ont échappé à ces éreintages systé-matiques formulés en traduidu par des semi-illettrés bouffis de vanité. Les temps où l’on trouvait encore les œuvres complètes de La Fontaine, de Victor Hugo et d’Aragon dans les bibliothèques municipales est révolu. Place aux journalistes et aux présentateurs de télévision ! Même les auteurs chéris de la Gauche, cultivatrice avisée de la mauvaise conscience française, pour autant qu’ils étaient redevables à quelques grands ancêtres, sentent désormais le soufre pour les narines pincées des nouvelles cléricaricatures. Ni Breton, avec son style Grand Siècle, ni Gide, cet hédoniste protestant, ni Foucault, ni Deleuze, ces lettrés nietzschéens, ni même Sartre, épigone de Heideg-ger ou de Husserl, ne trouvent plus grâce dans ce nouvel ordre moral subjugué par l’idée enivrante de la disparition pure et simple de la France.

L’écrivain français, quel qu’il soit, on l’aura compris, est un empêcheur de penser en rond. Aussi bien, les cléricaricatures voudraient-elles en finir une fois pour toute avec ces survivances déplorables. L’abaissement du roman français de consommation courante ayant rompu toutes les amarres avec l’espace littéraire, on en finit presque par regretter Robbe-Grillet, artisan consciencieux de dédales à la syntaxe parfaite. La langue française ne serait-elle plus qu’une branche sèche, une substance lyophilisée à l’usage des pharmacopées universitaires ? Notre avenir littéraire n’est-il plus que dans la considération à peine nostalgique d’un alignement de bocaux étiquetés ? Soyons la preuve du contraire ! Les feuillages des Contemplations bruissent dans nos âmes, et la baudelairienne plongée dans l’inconnu ne laisse point d’exalter nos sens en tissages synesthésiques dans l’espace incandescent de notre entendement. Ce que nos auteurs éveillent en nous, ce n’est point l’hybris du glossateur, ou l’outrecuidance de l’historiographe, c’est un prodigieusement complexe sentiment de reconnaissance.

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La reconnaissance certes est gratitude, mais cette gratitude se hausse jusqu’à la paramnésie. Ces paysages nous sont mystérieusement familiers et pourtant ils restent à découvrir. Les œuvres nous invitent ainsi à des missions de reconnaissance. Lorsque toutes les vérités sont détruites, nos Patries deviennent intérieures. Elles ne sont plus que de Ciel et de Mer, comme sont de Ciel, les pierres des chapelles romanes, et de Mer, les champs à perte de vue dans l’or du temps que récite Charles Péguy, chantre de Notre Dame. Connaître, c’est reconnaître et renaître à nouveau dans la mort immortalisante du Logos. Ces phrases que nous lisons, ne leur donnons-nous point une nouvelle vie ? Dans ce passage fulgurant du signe écrit à l’image de la pensée, n’est-ce point tout le mystère de la résurrection qui, à chaque fois, se joue ?

Comment ne pas comprendre, alors, que la volonté politique qui consiste à nous exiler de notre langue et de nos œuvres n’est autre qu’une volonté contre le Logos, contre le Verbe, un Dédire fanatique opposé au Dire des merveilles et des inquiétudes ? Comment ne pas comprendre que l’arasement de nos singularités porteuses de Formes signifie non seulement la destruction de la culture « élitiste », mais l’extinction des possibilités les plus inattendues de la vie magnifique ? Comment définir la « culture de masse », en dehors de ses caractéristiques de facilité et d’ignominie sinon par son caractère prévisible ? L’homme devant son poste de télévision ne s’annihile si considérablement que parce que toute sa satisfaction réside dans la prévisibilité absolue de ce qu’il va voir. Ce qu’il voit, il l’a déjà vu, et cette certitude lui permet de voir sans porter aucune attention à ce qu’il voit. Ainsi œuvre le Dédire, en défaisant peu à peu en nous cette faculté éminente de l’intelligence humaine : l’attention.

L’aversion de plus en plus ostensible que suscitent les œuvres littéraire trouve son origine dans l’attention qu’elles exigent. En perdant l’intelligence des œuvres, ce ne sont pas seulement les auteurs, ces hommes de bonne compagnie, qui s’éloignent de nous, c’est l’intelligence même du monde qui nous est ôtée à dessein. Ce qui se substitue au grand art littéraire, poétique et métaphysique n’est point une autre culture, que l’on voudrait orale ou imagée, mais l’omniprésence de l’écran publicitaire. Celui qui n’entend plus le chant du poète, comment entendrait-il le chant du monde ?

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À parler ainsi du chant du monde, les modernes auront beau jeu de nous réduire à quelque lyrisme obsolète. Il ne s’agit pas seulement du chant, mais aussi de la vision, de la nuance, de la conversation, de l’attention pure et simple à la complexité rayonnante des choses. Il ne s’agit pas seulement de divaguer dans l’essor des voix, mais aussi de faire silence, d’entendre les qualités du silence, de l’attente. Il s’agit d’être à la pointe de l’attention, à l’entrecroisement fabuleux des synchronicités, à la fine pointe de l’esprit. Or, toutes ces merveilles, qui nous furent données, et qui justifient les prières de louange et de gratitude de toutes les religions, peuvent aussi nous être ôtées, non par la mort dont nous ne savons rien mais par l’inattention, le déclin de l’entendement. Dans ce combat, notre seule arme est le Logos, et la manifestation la plus immédiate et la plus humaine du Logos est notre langue, et notre langue est française.

Sitôt avons-nous énoncé cette évidence que les plus aimables de nos contemporains nous traitent de « souverainistes » et, pour les plus vindicatifs, de « nationalistes », voire de « fascistes » ! Quels temps étranges, vraiment, où la simple évidence, la vérité pure et simple fait de nous, pour d’autres qui prétendent ne croire en rien, des hommes de parti-pris, des réactionnaires et, pourquoi pas ? des « ennemis du Peuple ». Alors que nous n’avons d’autre parti que de nous déprendre, de laisser agir en nous à sa guise le génie d’une langue qui ordonne et dissémine nos pensées, nous voici soupçonnés d’être pris, et même d’être pris sur le fait. Le propre des ennemis du Logos n’est-il pas de ne rien entendre, d’être sourds aux arguments comme aux effusions de la beauté ? Aussi bien nous ne leur parlons pas : nous mettons simplement en garde ceux qui entendent contre ceux qui ne veulent rien entendre. Nous mettons en garde les esprits libres contre ceux qui n’aiment que la servitude, nous leur montrons où sont les armes de résistance et les instruments de connaissance. Aussi avancée – comme on le dit d’une viande avariée – que soit notre société, aussi perfectible que soit la planification, il suffit de quelques esprits pour se rendre victorieux des plus colossales négations de l’Esprit. L’Esprit, c’est là toute notre force, ne se mesure point en terme quantitatif. L’erreur indéfiniment propagée demeure impuissante contre la vérité la plus secrète, pourvu que quelques intelligences la redisent dans le secret du cœur. Selon Joseph de Maistre les adeptes de l’erreur se contredisent même lorsqu’ils mentent. Le plus titanesque amoncellement d’erreurs variées et de mensonges n’a pas plus de poids, dans les balances augurales de l’Esprit que la « montagne vide » des taoïstes. Le vide du mensonge revient à « rien », alors que le vide lumineux du Tao revient au Tout comme à sa source désempierrée. Le Logos est cette source qui désempierre les sources de l’âme, et, dans son frémissement immédiatement sensible, cette source, pour nous, est française. Pour le monde comme il va, pour cette marche, pour cette crevaison moderne, nous serons comme les Tarahumaras d’Antonin Artaud : nous refuserons d’avancer, nous nous rassemblerons autour de notre plus illustre bretteur, notre poète-guerrier, Cyrano de Bergerac, pour un voyage dans les empires de la Lune et du Soleil.

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Soyons, comme Cyrano, téméraire. Cet au-delà du courage – que l’on répute parfois inconscient alors qu’il n’est peut-être qu’une conscience extrême consumée dans son propre feu de lumière – fait la force de nos désinvoltures charmantes. Les temps de la témérité spirituelle sont revenus, comme les cerisiers en fleurs. Soyons téméraires d’aimer notre langue et notre Patrie, soyons téméraires d’aimer ce qui nous enchante et nous allège ! Soyons téméraires d’envols et d’intelligences retrouvées avec nos Maîtres d’armes et de mots. Soyons téméraires à devancer nos grandes Idées, qui nous suivent, comme le disait Nietzsche « sur des pattes de colombe ». Soyons téméraires, car nous savons, de science certaine et aiguë, que nous avons tout à perdre et rien à gagner. Voici bien deux siècles que nous avons laissé gagner nos ennemis et ceux-ci pourrissent dans leur gain ou vont dans le sens de l’histoire, comme des animaux morts au fil de l’eau. Voici bien deux siècles, ou deux millénaires, que notre témérité de perdants éperdus nous tient en la faveur des Anges et des dieux.

Pour le téméraire, le temps ne compte pas, ni le décompte des secondes qui nous rapprochent de la mort, mais le vif de l’instant, dénombrement perpétuel de l’infini. Par « la preuve par neuf des neuf Muses », dont parlait Jean Cocteau, nous sommes assurés de retrouver le nombre exact de nos syllabes et de nos amis : ceux qui nous aiment dans les prosodies du temps qui passe. L’innocence du devenir nous convainc de la pérennité de l’être. Ne déméritons point de notre seule témérité d’être ! Rédimons les dieux bafoués par les temps moroses, les dieux qui dorment en nous, éveillons l’Ange de la fleur du cerisier, dans l’œcuménisme des racines, des branches, des fleurs, des parfums et des essences ! Éveillons l’Ange de la pierre et l’Ange du regard. Éveillons témérairement l’Archange de la France !

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Il nous importe peu d’avoir contre nous l’Opinion majoritaire. Les majorités sont trompées, ou trompeuses. Une foule est toujours inférieure aux personnes qui la composent. Peut-on parler de l’intelligence d’une foule ou de son instinct ? Une foule ne pense pas davantage qu’une amibe. Régler sa pensée sur l’Opinion, c’est renoncer purement et simplement à la pensée. La première témérité spirituelle consiste à penser contre la foule, c’est-à-dire à penser. Ce que l’on nomme la transcendance n’est autre que cet instant où la pensée se dégage de l’Opinion. Cette pensée n’est point naturelle. Ce dont elle témoigne, aux risques et périls de celui qui s’en fait l’ambassadeur, est bien d’ordre surnaturel. Les philosophes de l’Antiquité ou du Moyen-Âge, qui croyaient en la divinité du Logos, portaient en leur croyance cette certitude pieuse et audacieuse d’une appartenance surnaturelle. N’être point soumis au Gros Animal, c’est être un Unique pour un Unique. Aussi bien la France dont nous parlons, dont nous chantons les Sacres et les prestiges, dont nous méditions la disposition providentielle, n’est point la nation, ni le peuple, concepts encore trop naturalistes à notre goût, mais une Idée, une Forme.

Cette Idée ou cette Forme sont l’espace de notre liberté sans cesse reconquise sur l’Opinion, le Gros Animal, le Démos, la Foule, la Quantité. Sans cesse, disons-nous, car sans fin est la bataille qui se déroule entre la perpétuité de la nature et l’éternité de la Surnature, entre l’immanence ourouborique et la transcendance sise dans l’Instant, entre le déroulement sans fin des temps et la présence immédiate de l’éternité. Nous ne célébrons point l’individu réduit à lui-même dans un monde « mondialisé » car cet individu ne serait qu’un atome interchangeable dans l’uniformité générale. Seule une Forme peut se rendre victorieuse de l’uniforme confusion des formes.

Les progrès de l’individualisme uniformisateur furent tels, ces derniers temps, que la nature même des hommes semble en avoir été changée. Détachée de la Sur-nature, la nature elle- même se soumet à l’uniformité industrielle. Les hommes de notre temps, comme les objets naguère artisanaux et devenu industriels, se ressemblent de plus en plus. Les voix, les intonations, les gestes, les situations des corps dans l’espace, les habillements, les complexions psycho-physiologiques, les dramaturgies intérieures deviennent de plus en plus identiques et méconnaissables. De cet étiolement des singularités témoigne aussi bien le spectacle de la rue, la lecture des premiers romans, les papiers des folliculaires que l’art cinématographique et le jeu des acteurs. Les singularités extrêmes de Louis Jouvet, de Michel Simon, de Sacha Guitry laissent la place à des voix, des élocutions, des discours, des présences, et mêmes des visages aux expressions de moins en moins dissemblables. Loin d’avoir libérés ou accrus les caractères propres des individus, l’individualisme moderne paraît avoir cédé à une codification de plus en plus stricte des comportements. Par un paradoxe que nos philosophes feraient bien de méditer, la disparition des types s’avère concomitante de celle des singularités.

On ne saurait trop surestimer les enjeux de la volonté générale. La prétendue « émancipation » du vouloir humain des Formes, des sagesses et des civilités antérieures, nous laisse avec une volonté de conformité sans exemple dans toute l’histoire humaine : les Formes traditionnelles étaient bien davantage les gardiennes de nos singularités par l’établissement dans un réseau d’appartenances, différent pour chacun. Dans les limites qu’elles prescrivaient, elles nous donnaient une chance d’être dissemblables et uniques. Les pédagogies anciennes si normatives, avec leur insistance sur la grammaire, la rhétorique, l’histoire enseignée comme la chronique d’une communauté de destin formaient des individus infiniment divers dans leurs goûts, leurs préférences, leurs styles et leurs allures, alors que les pédagogies modernes, où le professeur n’est plus qu’enseignant, où les cours magistraux sont bannis, où la « spontanéité » est considérée comme une valeur, nous donnent des générations de clones qui remâchent les mêmes idiomes, s’asservissent aux mêmes songes publicitaires et craignent par-dessus tout de paraître original le moins du monde. Il y eut, paraît-il, d’étranges temps heureux où l’inclination pour l’originalité, la distinction, le refus du conformisme, furent des signes de juvénilité. Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous n’en sommes plus là. Ce monde nouveau est bien vieux. Si nous n’avions gardé souvenir de ces jeunes vieillards que furent Ernst Jünger ou Gustave Thibon, nous serions tenté de croire, au vu et su de ce qui nous entoure, que le propre de la nature humaine est d’être cacochyme du berceau à la tombe !

La témérité spirituelle nous enseignera qu’il n’est jamais trop tard pour devenir jeune, et qu’il n’est point d’uniformité qui ne puisse être vaincue par les ressources d’une singularité puisée aux profondeurs de la Tradition. Encore faut-il des sourciers qui nous indiquent le cours des sources profondes.

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Les poètes sont nos sourciers. Il serait bien vain de chercher les preuves étincelantes de la témérité spirituelle chez les idéologues, les politiciens, même lors-qu’ils apparaissent comme des têtes brûlées, des instigateurs de chaos ou des terroristes, lorsque les temps que nous vivons sont déjà intégralement chaotiques et terroristes, lorsque de toute forme d’esprit il ne reste que des écorces de cendre. La tragédie dérisoire des nihilistes tient de cette évidence : l’époque où ils se manifestent est déjà plus nihiliste qu’eux. Leurs bombes, leurs vociférations, leurs « actes gratuits », la dégradation des valeurs, à laquelle ils s’appliquent méthodiquement, sont déjà en retard sur leur temps. En ces confins de l’Âge sombre où nous nous trouvons, le nihilisme actif ne passe plus qu’à travers des portes largement ouvertes. Les « démons » de Dostoïevski n’ont plus même affaire à des simulacres de valeurs, c’est le simulacre même de la négation des valeurs qui s’est érigé en valeur. La non-valeur règne théocratiquement, si bien que le nihilisme, pour âpre qu’il se veuille, fait désormais figure de passéiste. La « récupération » publicitaire des contestations n’est que la part la plus visible de ce phénomène. Lorsque l’espèce humaine en tant que telle, revêtue de la pourpre des suprêmes autorités travaille sans relâche à l’anéantissement de l’esprit humain, les révoltes contre l’esprit sont remises à leur place. Lorsque le nihilisme et l’anarchie sont généralisés, le nihiliste et l’anarchiste sont suprêmement conformistes, lorsque la négation de l’autorité est devenue le pouvoir incontesté, l’autorité seule devient l’expression de la véritable témérité spirituelle.

Les poètes sont nos sourciers, c’est assez dire qu’ils recueillent en eux des prérogatives immémoriales. Il n’y a point de grande différence de nature entre un vrai poète de notre siècle et Virgile ou Homère. Au meilleur de sa forme, le poète contemporain entre dans les pas de ces prédécesseurs. C’est toujours la célébration du beau cosmos miroitant, les exaltations de l’âme, les courants obscurs ou lumineux de la conscience, la fine pointe de l’intelligence qui font l’honneur de la poésie. La musique et l’architecture s’accordent toujours avec « l’âme de la danse » dont parlait Valéry. L’invisible et le visible s’entre-tissent toujours à la faveur de l’éclairement du langage humain lorsqu’il s’interroge sur la source silencieuse dont il provient. Le poète ne change ni de nature, ni de dessein. La bouche d’Ombre et les voix des ancêtres parlèrent à Victor Hugo comme aux temps les plus anciens de l’humanité, Antonin Artaud n’a rien à envier aux brutales ruptures de conscience provoquées autrefois par les chamanes, ni Mallarmé aux Mages égyptiens tels que les imaginèrent les philosophes néoplatoniciens. Saint-John Perse, Paul Claudel ou Ezra Pound établissent le Logos dans l’immémoriale vastitude épique ; l’effulgence des émanations plotiniennes frémit dans les prosodies de Shelley et les proses de Saint-Pol-Roux. Francis Ponge lui-même, qui tente de nous donner une poésie « matérialiste », se relie directement à Lucrèce. Quant aux Surréalistes, ils s’efforcèrent bravement de divaguer à l’exemple des Pythies.

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Il n’est pas étonnant que le plus durable effort de la didactique moderne eût été d’en finir avec ce que Pierre Boutang nomme, à propos de Catherine Pozzi, « l’intention chrétienne » dans la poésie. En finir avec l’intention chrétienne, c’était aussi en finir avec l’intention païenne, platonicienne et plus généralement, avec le recours ultime et premier au langage comme processus de renaissance immortalisante. « Que le langage sauve l’existence, écrit Pierre Boutang, la retienne dans l’être, que de la pouvoir retenir soit comme une première preuve qui en appelle d’autres, et réfute le conseil désespéré des harpies et des oiseaux de nuit, Maurras n’en douta jamais ». Nous reviendrons une autre fois à Maurras ; laissons pour le moment chanter en nous l’idée téméraire du refus d’écouter le conseil des harpies. Qu’importe alors que l’intention soit chrétienne ou antérieure au christianisme si, en effet, toutes les merveilles ultérieures portent en elles les sapiences antérieures. L’interdiction, édictée par les sinistres satrapes de la « modernité poétique » de nommer le Christ ou Apollon, de confiner le grand art de la prosodie à de ridicules manipulations, témoigne assez que ni les Dieux, ni le Fils de Dieu n’ont plus leur place dans le Règne de la Quantité. Les poètes naguère encore ordonnés aux Muses, requis par l’impersonnalité active des visions et des Symboles, ou par la seule beauté fugitive en apparence des instants, furent enrôlés dans ces assez fastidieux travaux de démantèlement du langage, de déstructuration, de déconstruction, où la cuistrerie voisine avec l’ignorance pour mieux confirmer l’établissement déjà généralement acquis du néant du langage et de l’existence, et l’étrange décret du salut impossible.

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Alors que la poésie fut, et demeure, dans son essence rendue hors d’atteinte, sauf, aux élus – précisément les poètes du Vrai et Beau ! – le chant des possibles, on voulut l’asservir à la seule tâche de se rendre impossible à elle-même, de s’exclure du possible salut, et du monde lui-même. « Il y a, écrit encore Pierre Boutang, une piété naturelle, ni chrétienne ni païenne exclusivement, liée à l’homme et à sa croyance que tout finalement est divin, reflète une transcendance et quelque influence plus qu’humaine. Ce qui n’est pas humain, c’est de ne croire qu’en l’homme, et prétendre que la nature, ce n’est que la nature. » Cette inhumanité foncière de l’homme ne croyant qu’en lui-même, il n’est que de parcourir les annales du XXème siècle qui vient de finir pour se convaincre qu’elle ne fut rien moins qu’abstraite. L’homme qui ne croit qu’en l’homme tient en piètre estime la vie de ses semblables et, sitôt ne distingue-t-il plus dans la nature l’émanation de la Surnature, qu’il s’autorise un pillage sans limite. Si le Moderne est enclin à l’éloge de l’infini, c’est avant tout cet infini du pillage qui lui plaît, avec la certitude, la seule qui lui reste, de ne plus jamais être redevable de rien. Si l’homme n’est que l’homme, si la nature n’est que la nature, toute exaction est permise, et l’on a beau dire que cette permission doit être mesurée, elle n’en demeure pas moins sans limites. 

La poésie seule connaît le secret de la Mesure. Le paradoxe du temps est que cette Mesure est devenue hors d’atteinte et que la limite, la limite sacrée, semble perdue de vue. La nécessaire recouvrance de l’humilité tient désormais à la témérité spirituelle. L’infini moderne est l’infini du prisonnier, du maniaque, du disque rayé. On tourne en effet infiniment dans la cour de sa prison. Les ombres sur les murs de la caverne demeurent infiniment des ombres. La servitude se nourrit infiniment du nihilisme qu’elle croit opposer à sa propre conscience malheureuse. À la différence de la philosophie et de la médecine paracelsienne, qui préconisait de faire du mal un remède, et de changer ainsi le plomb en or, le Moderne excelle à faire du remède un mal et à changer l’or en plomb. À ce monde plombé, lourd et opaque, seule la témérité spirituelle du poète oppose une fin de non-recevoir. Cette fin, cette limite, est contenue dans le secret de la Mesure et dans le secret, plus profond encore, qui donne la Mesure. Dans le mouvement et l’immobilité du poème, le poète reçoit le don de la Mesure.

Transcendante, verticale, brisant le cercle de l’infini ourouborique, la Mesure s’établit dans un chant qui éveille toutes les vertus bienheureuses du silence. Par la Mesure, l’Intellect devient musique, les nombres se font incantation, et la prosodie art suprême de l’entendement. De même que les nihilistes étaient les retardataires du nihilisme de l’époque, l’arrière-garde se prenant, par une illusion touchante, pour l’avant-garde, les irrationalistes modernes s’acharnèrent sur une Raison déjà détruite, s’instaurèrent « déconstructeurs » de décombres sans comprendre que la raison qui ne veut être que raisonnable, oublieuse de sa profonde connivence avec le Mystère, n’est que pure déraison. Tel fut sans doute le sens du fruit biblique détaché de l’arbre de la connaissance. Ce n’est point la Connaissance qui nous perd, ni même le fruit de la connaissance, mais bien d’être un fruit détaché, réduit à la consommation ou à la mort.

Le poème, dont la nécessaire témérité spirituelle révèle en nous la sainte humilité est l’Arbre tout entier dont nous parlions, avec ses racines, ses branches, ses fruits, ses bruissements, et même les oiseaux qui viennent s’y poser et nous parlent la langue des Oiseaux. Sachons entendre ce qui nous est dit dans le silence du recueillement, sachons dire ce qui ne se dédit point, dans la fidélité lumineuse de la plus haute branche qui vague dans le vent. Les dieux sont d’air et de soleil, le Christ est Roi et l’Esprit-Saint veille, par sa présence versicolore, sur notre nuit humaine.

Luc-Olivier d'Algange.

A propos de l’OTAN : Léon Tolstoï contre l’alliance franco-russe

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A propos de l’OTAN : Léon Tolstoï contre l’alliance franco-russe

Nicolas Bonnal

On se rapproche d’une guerre d’extermination contre la Russie ; tout cela parce qu’on est dans cette alliance, et qu’il faut empêcher la Russie de stationner des troupes…chez elle. Le troupeau enthousiaste acceptera son extermination comme sa vaccination. Mais reparlons de ces alliances maudites et dangereuses. Les amateurs pourront relire mon texte : « Mon nom est Légion ; l’Occident et le démon des organisations ».

On va parler de l’alliance franco-russe, responsable de la paranoïa allemande et de la Première Guerre Mondiale et qui devait coûter sa tête au tzar (et à sa famille), tzar lâché par ses chers alliés franco-britanniques en pleine tourmente.  Et on va citer Léon Tolstoï à qui on demandait son avis sur cette épineuse question (1901) :

Ma réponse à votre première question: ce que pense le peuple russe de l’alliance franco-russe? est celle-ci:

Le peuple russe, le vrai peuple n’a pas la moindre idée de l’existence de cette alliance. Si cependant cette alliance lui fut connue, je suis sûr que (tous les peuples lui étant également indifférents) son bon sens ainsi que son sentiment d’humanité lui montreraient que cette alliance exclusive avec un peuple plutôt qu’avec tout autre ne peut avoir d’autre but que de l’entraîner dans des inimités et peut être des guerres avec d’autres peuples et lui serait à cause de cela au plus haut point désagréable.

A la question si le peuple russe partage l’enthousiasme du peuple français? je crois pouvoir répondre que non seulement le peuple russe ne partage pas l’enthousiasme du peuple français (si cet enthousiasme existe en effet ce dont je doute fort), mais s’il savait tout ce qui se fait et se dit en France à propos de cette alliance, il éprouverait plutôt un sentiment de défiance et d’antipathie pour un peuple qui sans aucune raison se met tout à coup à professer pour lui un amour spontané et exceptionnel.

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Quant à la question: quelle est la portée de cette alliance pour la civilisation en général, je crois être en droit de supposer que cette alliance ne pouvant avoir d’autre motif que la guerre ou la menace de la guerre dirigée contre d’autres peuples, son influence ne peut être que malfaisante.

Pour ce qui est de la portée de cette alliance pour les deux nations qui la forment, il est clair qu’elle n’a produit jusqu’à présent et ne peut produire dans l’avenir que le plus grand mal aux deux peuples. Le gouvernement français, la presse ainsi que toute la partie de la société française qui acclame cette alliance, a déjà fait et sera obligée de faire encore de plus grandes concessions et compromissions dans ses traditions de peuple libre et humanitaire pour faire semblant ou d’être en effet uni d’intentions et de sentiments avec le gouvernement le plus despotique, rétrograde et cruel de toute l’Europe. Et cela a été et ce sera une grande perte pour la France. Tandis que pour la Russie cette alliance a déjà eu et aura, si elle dure, une influence encore plus pernicieuse. Depuis cette malheureuse alliance le gouvernement russe qui avait honte jadis de l’opinion européenne et comptait avec elle, ne s’en soucie plus, se sentant soutenu par cette étrange amitié d’un peuple réputé le plus civilisé du monde. Il marche à présent la tête haute au milieu de ses amis les Français aux sons de la Marseillaise et de l’hymne servile du Боже Царя храни (qui doivent être très étonnés de se trouver ensemble) et devient de jour en jour plus rétrograde, plus despotique et plus cruel. De sorte que cette étrange et malheureuse alliance ne peut avoir d’après mon opinion que l’influence la plus néfaste sur le bien-être des deux peuples ainsi que sur la civilisation en général.

Recevez, cher Monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

Leo Tolstoy.

9 Septembre 1901.

Источник: http://tolstoy.lit-info.ru/tolstoy/pisma/1901-

1902/letter-119.htm

 

 

mercredi, 19 janvier 2022

Luc-Olivier d'Algange: Digression néoplatonicienne

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Digression néoplatonicienne

par Luc-Olivier d'Algange

« Mais que, s’ils reconnaissent dans le sensible

l’imitation de quelque chose qui se trouve dans la pensée,

ils sont comme frappés de stupeur

et sont conduits à se ressouvenir de la réalité véritable –

et certes à partir de cette émotion s’éveillent aussi les amours »

« Ainsi l’âme ne s’encombre pas de beaucoup de choses,

mais elle est légère, elle n’est qu’elle-même »

Plotin

Chaque philosophe qui parle d’un autre est livré à deux tentations égotistes. L’une consiste à montrer en quoi l’œuvre de son prédécesseur est dépassée ; l’autre, plus subtile, cède à la prétention d’apporter sur l’œuvre du passé un « éclairage nouveau ». Ces deux tentations témoignent de la farouche « néolâtrie » qui est le propre des Modernes. Seul le « nouveau » trouve grâce à leurs yeux. La déclaration d’intention novatrice se trouve être cependant, dans bien des cas, un peu vaine – d’autant plus que répétée de générations en générations, elle psittacise et cède, au moins autant que l’humilité traditionnelle, et souvent bien plus, à la redite.

Nietzsche lui-même, le plus radical et le plus prophétique des « novateurs » ne cesse d’engager avec ses prédécesseurs des joutes nuptiales dont le perpétuel recommencement montre assez que l’idée d’un « dépassement » des philosophies antérieures demeure à tout le moins problématique.

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L’œuvre de Plotin se distingue des œuvres philosophiques modernes en ce que la notion de nouveauté n’y tient aucune place. Plotin ne se soucie point d’être nouveau, mais d’être vrai. Quand bien même il invente, innove, et souvent de façon décisive, sa pensée se veut celle d’un disciple, et ses plus grandes audaces se réclament encore de l’autorité de ses maîtres. Pour Plotin, il ne s’agit point d’imposer sa vérité, sa vue du monde, mais de laisser transparaître, par la fidélité au Logos, une vérité qui n’appartient à personne et dont la « transparition », en sa bouleversante luminosité, demeure hors de toute atteinte. Loin de se limiter à l’exposé didactique, au jeu du concept, voire à la morale ou à la politique, la philosophie pour Plotin est un mode de vie, une expérience métaphysique, autant qu’un savoir méditant sur lui-même.

La spéculation et l’oraison, l’aventure intellectuelle et l’aventure visionnaire, la raison et la prière participent d’une même ascèse. Pierre Hadot, dans son livre, Plotin ou la simplicité du regard, montre bien qu’il faut, dans le cheminement plotinien, donner au mot ascèse un sens sensiblement différent de celui qui prévaut communément de nos jours où ce que l’on nomme « l’idéal ascétique », généralement décrié, est perçu comme une austérité abusive, une contrition, voire comme une « auto-punition », pour user de la terminologie psychanalytique.

Rien de tel dans l’œuvre ni dans la vie de Plotin où le don de soi à une vérité et à une beauté qui nous dépassent, certes dispose à certaines épreuves, mais sans pathos outrancier, rhétorique ou théâtralité. Ce dont il s’agit, dans l’œuvre de Plotin, c’est d’aller vers Dieu, tant et si bien que ce voyage vers Dieu devient un voyage en Dieu. Or, voyager en Dieu, ce n’est point s’arracher à la nature ou à la terre, mais reconnaître en la nature le signe de la surnature et dans la terre une terre céleste.

La sempiternelle accusation formulée contre les néoplatoniciens de dévaloriser le monde sensible, d’exécrer la chair et de ne vénérer que d’immobiles idées détachées du monde ne résiste pas à la simple lecture des textes. Certes, l’idée, pour Plotin comme pour tous les platoniciens, est supérieure à la matière, en ce qu’elle est plus proche de l’être et de l’Un, mais c’est ne rien comprendre à cette idée que de ne pas voir qu’elle est d’abord, et étymologiquement, la Forme, et c’est ne rien comprendre à la Forme que de la juger abstraite, détachée du monde.

La Forme est précisément ce qui s’offre à notre appréhension sensible. Le monde sensible est peuplé de formes et c’est la matière qui est abstraite, puisque nous ne pouvons l’appréhender, la percevoir que par l’entremise d’une Forme. La philosophie néoplatonicienne est ainsi, de toutes les philosophies qui jalonnent d’histoire humaine, celle qui est la moins encline à l’abstraction, la plus rétive à se fonder sur une expérience médiate, la moins portée à éloigner l’expérience de la présence pure dans une représentation. Le matérialiste, croyant réfuter le platonisme adore la Matière – qui devient pour lui l’autre nom du « tout » – comme une abstraction, car nous avons beau la chercher, cette matière qui serait en dehors de la Forme, elle nous échappe toujours, elle n’est jamais là et toujours se dérobe à l’expérience.

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La matière ne se dérobe pas au langage, puisque nous la nommons, ni à l’adoration, le matérialisme moderne étant la forme sécularisée du culte de la Magna Mater, mais bien à l’expérience immédiate qui ne nous offre que des formes, qu’elles soient vivantes ou inanimées, êtres et choses qui n’existent, ne se distinguent, ne se reconnaissent, ne se nomment, ne se goûtent, ne s’éprouvent que par leurs formes. La pensée néoplatonicienne – et c’est en quoi elle peut, elle la négatrice de toute nouveauté, nous sembler nouvelle, est une tentative prodigieuse de nous arracher à l’abstraction, de nous restituer au monde divers, chatoyant des formes, à cette multiplicité qui est la manifestation de l’Un.

La multiplicité des formes témoigne de la souveraineté de l’Un. Si l’Un n’était point l’acte d’être de toutes les formes du monde, la dissemblance ne régnerait point, comme elle règne, bienheureusement, en ce monde. Là encore, l’expérience immédiate confirme la pertinence de la méditation plotinienne. Les formes sont le principe de la dissemblance. Non seulement il n’est aucun cheval qui se puisse confondre avec un chat ou avec un renard, mais il n’est aucun cheval qui ne soit exactement semblable à un autre cheval, fussent-ils de la même race, aucune rose exactement semblable à une autre rose, fussent-elles du même bouquet ou du même buisson.

L’œuvre de Plotin est une invitation à la luminosité. Cette invitation, il nous plaît de savoir que nous ne sommes pas les premiers à y répondre. Depuis l’édition des Ennéades établie par Porphyre, qui fera l’objet au XXème siècle, de contestations plus ou moins justifiées – portant d’ailleurs davantage sur l’ordre des traités que sur leur texte –, l’œuvre de Plotin exerça une influence considérable dont il n’est pas certain que nous mesurions encore l’ampleur.

Le plotinisme oriental, théologique et théophanique, en particulier celui de Sohravardî, des ismaéliens et des soufis, échappe encore en partie à nos investigations, un grand nombre de textes ismaéliens demeurant hors d’atteinte, protégés par leurs héritiers, par le « secret de l’arcane » si bien que les chercheurs ne les connaissent que par ouï-dire. Nous sommes informés de l’influence de la pensée de Plotin sur les philosophes, tels que Marsile Ficin ou Pic de la Mirandole, mais nous sous-estimons encore son influence sur les poètes modernes, tels que Shelley, Wilde,, Rilke, Stefan George ou Saint-Pol-Roux. Il n’est pas impossible que les songeries héliaques du premier Camus, celui de Noces, aient été influencées par l’auteur des Ennéades auquel Camus, en ses jeunes années, consacra sa thèse de philosophie.

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Dans le domaine de l’Art, hormis les Symbolistes et les Préraphaélites, largement influencés par le néoplatonisme, nous voyons un Kandinsky retrouver dans la définition qu’il donne du Beau une pure formulation plotinienne : « Est beau ce qui procède d’une nécessité intérieure de l’âme. Est beau ce qui est beau intérieurement. »

De tous les philosophes, Plotin est sans doute, avec Nietzsche, mais pour des raisons semble-t-il diamétralement opposées, celui qui s’accorde le plus immédiatement à une sensibilité artistique. L’idée, qui est cette « nécessité intérieure », n’est en effet nullement une abstraction. Le mot de « concret » lui convient parfaitement pour peu que notre audace herméneutique nous porte à imaginer un « supra-sensible » concret et à ne point limiter le « concret » aux objets qui s’offrent directement à nos sens. La distinction entre l’idée et l’abstraction est ici essentielle. La pensée de Plotin n’est pas seulement une pensée de la pensée ; elle n’est point « abstraite » des êtres et des choses. Elle hiérarchise, gradue, distingue, mais ne sépare point. Pour Plotin, philosopher, ce n’est point s’abstraire de la multiplicité, mais s’intégrer dans une unité supérieure. Il ne s’agit point de quitter un monde pour un autre, de se séparer des êtres et des choses, mais de s’élever et d’élever ces êtres et ces choses à une unificence divine qui les délivre de la fausseté et de l’inexistence pour les restituer à elles-mêmes, c’est-à-dire à leur réalité qui est vraie et à leur vérité qui est réelle. L’idée du beau n’est pas en dehors des beautés diverses, sensibles et intelligibles du monde, mais en elles. C’est à ce titre qu’il est légitime de dire, de l’idée plotinienne, qu’elle est une transcendance immanente, un supra-sensible concret qui échappe à nos seuls sens comme elle échappe à l’intelligence abstraite.

Schopenhauer, dans Le Monde comme Volonté et Représentation, souligne l’importance de cette distinction nécessaire et fondatrice entre l’Idée et le concept abstrait : « L’Idée, c’est l’unité qui se transforme en pluralité par le moyen de l’espace et du temps, formes de notre aperception intuitive ; le concept au contraire, c’est l’unité extraite de la pluralité au moyen de l’abstraction qui est un procédé de notre entendement ; le concept peut être appelé unitas post rem, l’Idée unitas ante rem. Indiquons enfin une comparaison qui exprime bien la différence entre concept et Idée ; le concept ressemble à un récipient inanimé ; ce qu’on y dépose reste bien placé dans le même ordre ; mais on n’en peut tirer, par des jugements analytiques, rien de plus que ce qu’on y a mis (par la réflexion synthétique) ; l’Idée, au contraire révèle à celui qui l’a conçue des représentations toutes nouvelles au point de vue du concept du même nom ; elle est comme un organisme vivant, croissant et prolifique capable en un mot de produire ce que l’on n’y avait pas introduit. »

410DDMYPEGL._SX195_.jpgL’idée est antérieure, en amont, elle est avant la chose, et avant même la « cause », au sens logico-déductif. Elle est, au sens propre, instauratrice. Alors que le concept peut se réduire à sa propre définition, et qu’il n’offre à l’entendement dont il est issu aucun obstacle, aucun voile, aucun mystère, l’idée échappe à la connaissance totale que nous voudrions en avoir ; elle se propose à nous à travers le voile de ses manifestations, de ses émanations et déroute la perception directe que nous voudrions en avoir par la multiplicité de ses apparences. « Le concept, écrit encore Schopenhauer, est abstrait et discursif, complètement indéterminé quant à son contenu, rien n’est précis en lui que ses limites ; l’entendement suffit pour le comprendre et pour le concevoir ; les mots sans autre intermédiaire suffisent à l’exprimer ; sa propre définition enfin, l’épuise tout entier. L’Idée au contraire […] est absolument concrète ; elle a beau représenter une infi-nité de choses particulières, elle n’en est pas moins déterminée sur toutes ses faces ; l’individu en tant qu’individu ne peut jamais la connaître ; il faut pour la concevoir se dépouiller de toute volonté, de toute individualité et s’élever à l’état de sujet connaissant pur. »

On ne philosophe jamais seul. Toute philosophie est une conversation. Est-il possible aujourd’hui de philosopher avec Plotin, de susciter, avec les Ennéades, un entretien dont les résonances s’approfondiraient de tout ce que nous éprouvons hic et nunc, de tout ce que cet « hic et nunc » nous donne à penser et à éprouver ? Notre dialogue intérieur, certes, sera différent de celui que Porphyre, Sohravardî ou Marsile Ficin eurent avec Plotin. Considérons alors l’espace-temps – incluant les différences historiques, religieuses et linguistiques – comme un prisme qui divise, en couleurs diverses, l’éclat d’une même clarté. Cette clarté nous ne pouvons l’atteindre d’emblée, nous ne pouvons en avoir la connaissance absolue dans l’immédiat. Notre lecture passe par le prisme de l’espace-temps tel qu’il se présente à nous. Est-ce à dire que cette clarté nous est plus lointaine qu’à Marsile Ficin ou Sohravardî et que, par cet éloignement, nous dussions nous contenter de considérer l’œuvre de Plotin comme un document concernant des temps définitivement révolus ? Ce serait ignorer, déjà, que le révolu est précisément ce qui revient ; ce serait surtout méconnaître ou refuser de voir ce que nous dit l’œuvre de Plotin, ce serait refuser le don de l’œuvre, ce qu’elle nous donne à penser et qui, explicite-ment, se donne par-delà les contingences de l’espace et du temps.

Lisons donc, tentons de lire à tout le moins, ces traités comme s’ils avaient été écrits ce jour même . Leur premier abord, ingénu, offre-t-il d’ailleurs de si grandes difficultés ? Les phrases de Plotin nous semblent-elles si obscures que nous dussions les traiter comme des documents anthropologiques et non comme une parole qui nous est adressée, comme un murmure au creux de l’oreille ? Combien d’œuvres de la littérature moderne ou contemporaine nous sont plus opaques, mieux défendues, plus rigoureusement barricadées dans leur idiome, dans leur singularité extrême ? Alors que les critiques sont loin encore d’avoir même une vague idée des références à l’œuvre dans le Finnegan’s Wake de Joyce ou dans les Cantos de Pound, les références de Plotin nous sont d’emblée presque toutes connues avant même que nous abordions l’œuvre pour peu que nous eussions été préalablement un lecteur de Platon. Ce dont il parle ne saurait nous être étranger puisqu’il s’agit du Bien, du Beau et du Vrai et que chacun d’entre nous ne cesse de considérer les actes, les œuvres, les sciences selon un rapport avec le bien, le beau et le vrai.

Enfin, la philosophie de Plotin étant un élan de dégagement de la contingence historique et sociale, celle-ci ne l’informe que par le biais et fort peu, si bien que notre relative méconnaissance de la société du temps de Plotin ne nous interdit nullement d’entendre ce qu’il nous dit. Disons : bien relative méconnaissance, car, à celui qui s’y attache, les données sont peut-être offertes en plus grand nombre, en l’occurrence, que sur d’autres régions, dont il est le contemporain et peut-être le voisin ; les différences de classe, de quartier induisent de nos jours des disparités de langage peut-être plus réelles  et plus profondes que celles qui séparent un lettré moderne d’un lettré de la période hellénistique.

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Ce qu’il y a de plus essentiel dans une œuvre se laisse comprendre à partir de ce qui semble être un paradoxe. En marge de la doxa, c’est-à-dire de la croyance commune, le paradoxe est l’antichambre ou le frontispice de la gnosis, de la connaissance. Il y a du point de vue des croyances et des philosophies modernes de nombreux paradoxes dans l’œuvre de Plotin. La grande erreur des Modernes est d’attribuer à l’Idée plotinienne les caractéristiques propres à leurs concepts. Cette abstraction figée, despotique, séparée du sensible, ce mépris de la diversité heureuse ou tragique du Réel, ce dualisme qui scinde en deux mondes séparés ce qui est perceptible et ce qui est compris, ce qui relève de l’émotion esthétique et ce qui s’ordonne à la raison, n’appartiennent nulle-ment à l’œuvre de Plotin, ni  à celle de Platon. À ce titre, il n’est pas illégitime de retourner contre les « anti-platoniciens », leurs propres arguments.

Les « intellectuels » modernes, dont on ne sait s’ils s’arrogent cette appellation par prétention vaine, par antiphrase ou par défaut – leur croyance la plus commune consistant à nier l’existence même de l’Intellect – propagent volontiers l’idée que leur époque est celle de la diversité, du foisonnement, de l’éclatement « festif » et « jubilatoire », voire, lorsqu’ils se piquent de culture classique, d’un « rebroussement vers le dionysiaque » qui nous délivrerait enfin du carcan des époques classiques, médiévales ou antiques, si « normatives » et « dogmatiques ».

À celui qui dispose de la faculté rare de s’abstraire de son temps, à celui qui sait voir de haut et de loin les configurations historiques, religieuses ou morales et ne serait point dépourvu, par surcroît, de la faculté, propre aux oiseaux de proie, de fondre sur les paysages des temps contemporains ou révolus jusqu’à en éprouver la présence réelle, une réalité tout autre apparaît. Cette modernité, qu’on lui vante chatoyante, lui apparaîtra tristement uniforme et grisâtre, et ces temps anciens réputés sévères surgiront devant son regard comme des blasons ou des vitraux, ou mieux encore, comme des forêts blasonnées de soleils et de nuits dont les figures suscitent et soulignent les oppositions chromatiques. Les philosophies modernes, se révéleront à lui d’autant moins diverses que chacune d’elles, comme dressée sur ses ergots, n’aura cessé de prétendre à « l’originalité », à la « rupture », à la « nouveauté ».

En philosophie, non moins que dans nos mœurs, l’individualisme systématique devient un individualisme de masse et la prétention à la singularité ne tarde pas à donner l’impression d’une grande uniformité. Ce qui distingue Lucrèce de Pythagore, Héraclite de Parménide ou encore Saint Augustin de Maître Eckhart brille d’un éclat beaucoup plus certain, d’une force de différenciation beaucoup plus puissante que tous les discords et disparates que l’on souligne habituellement chez les Modernes. Dans l’outrecuidance des singularités et des jargons, les dialogues n’ont plus lieu, chacun s’en tient à son idiome et les disciples, lorsqu’il s’en présente, ne sont que les gardiens des mots, les vigiles du vocabulaire, les idolâtres de la lettre morte.

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Il semblerait que les philosophes modernes soient d’autant plus soucieux de se distinguer par leur vocabulaire qu’ils se sont plus uniformément dévoués au même dessein, à savoir « renverser » ou « déconstruire » ce qu’ils nomment « le platonisme ». Chacun y va de sa méthode, de ses sophismes, de sa prétention, de ses ressentiments ou de ses approximations pour tenter d’en finir avec ce qu’il croit être la pensée ou le « système » platoniciens. Derrida traque les survivances platoniciennes dans la distinction du signifié et du signifiant. Deleuze, plus subtil et plus aventureux, propose le « rhizome » susceptible de déjouer la prétendue opposition de l’Un et du Multiple. Sartre croit vaincre la métaphysique, considérée comme une ennemie, en affirmant la précellence de l’existence sur l’être. Ces belles intelligences suscitèrent d’innombrables épigones, tous plus acharnés les uns que les autres à affirmer la « matérialité » du texte au détriment du Sens et la primauté du « corps » sur l’Esprit.

Cet unisson à la fois anti-platonicien et anti-métaphysique ne donne cependant de la pensée contre laquelle il se fonde et par laquelle il existe qu’une image caricaturale. Le lecteur attentif, dégagé des ambitions novatrices, cherchera en vain dans les dialogues de Platon le « système » dénoncé. Les textes contredisent ce qui prétend les contredire. On discerne mal dans le magnifique entre-tissage d’arguments et de contre-arguments des Dialogues, cette pensée qu’il serait si aisé de « renverser » ou ce « système » qu’il faudrait « déconstruire ». Ce qui, en l’occurrence, se trouve renversé ou déconstruit n’est qu’un résumé scolaire, un schéma arbitraire, une hypothèse mal étayée.

Nos philosophes qui se croient novateurs alors qu’ils ne sont que modernes, c’est-à-dire plagiaires ingrats, ne renversent et ne déconstruisent que ce qu’ils ont eux-mêmes édifié et construit pour les besoins de leur démonstration. Leur volonté est certaine : en finir avec l’Idée, le Logos, le Sens, la Vox cordis, mais les instruments de leurs démonstrations sont défaillants et leurs arguments sont fallacieux. L’exposé des idées qu’ils combattent est trompeur, tant il se trouve subordonné à leur argumentaire et, pour ainsi dire, fabriqué de toutes pièces pour les besoins de la cause. Platon ne dit pas, ou ne dit pas seulement ce qu’ils envisagent, non sans vanité, de contredire, et la logique même de leur contradiction, soumise à l’arbitraire de celui qui fait à la fois les questions et les réponses, masque difficilement l’envie de celui qui dénigre une audace intellectuelle qu’il pressent demeurer hors de sa portée. Il lui faudra donc, avant même d’engager les hostilités, réduire l’adversaire à sa mesure, le portraiturer à son image.

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Anti-platonicienne, la doxa moderne est aussi, de la sorte, caricaturalement platonicienne. Elle suppose que tous les ouvrages de Platon se résument à l’opposition de l’Idée et du monde sensible, à une sorte de dualisme, aisément réfutable, entre deux mondes, alors même que Platon unit ce qu’il distingue par une gradation infinie. Ce système dualiste qui oppose le corps et l’esprit, l’intelligible et le sensible, l’Un et le Multiple, et auquel les Modernes prétendent s’opposer, c’est le leur. Lorsque Platon et les platoniciens unissent ce qu’ils distinguent, comme le sceau invisible et l’empreinte visible, nos Modernes s’en tiennent à l’opposition, au dualisme, en marquant seulement – ce qu’ils imaginent être une faramineuse nouveauté ! – leur préférence pour le corps, pour le sensible, pour le multiple, autrement dit pour l’empreinte, en toute ignorance de la cause et du sceau. Dualistes, ces chantres de la primauté du corps le sont éperdument puisqu’ils l’opposent à l’Esprit et leur éloge du Multiple n’est jamais que l’envers outrecuidant de la célébration de l’Un. Ce qui manque à ces gens-là,  ce n’est point la dialectique – encore que ! – c’est bien le sens platonicien de la gradation infinie.

Je m’étonne que personne jusqu’à présent n’ait esquissé une physiologie de l’anti-platonicien ou ne se soit aventuré à interroger précisément, et selon l’art généalogique, les origines de cette hostilité à l’Esprit et au Logos. Que cache ce repli sur le corps et la matière conçus comme le « négatif » de l’Esprit nié ? Quelle est la nature du ressentiment dans l’affirmation du corps et de la matière comme « réalités premières » dont toutes les autres, métaphysiques ou « idéales », ne seraient que les épiphénomènes ? À quelles rancœurs obscures obéissent ces sempiternelles redites ? Quelle image du monde proposent-elles ? Si les mots gardent un sens où rayonnent encore leurs vérités étymologiques, force est de reconnaître que ces philosophes d’obédience anti-platonicienne font ici figure de réactionnaires. Niant l’Idée, qui leur apparaît coupable d’intemporalité et d’immatérialité, ils en viennent tout naturellement à opposer la matière et le temps à l’Esprit et à l’Éternité dont elles sont, selon Platon, la forme et l’image mobile. Or, dans la langue grecque, dont Platon use avec un bonheur propre à susciter la rage des consciences malheureuses, la forme et l’Idée se rejoignent en un seul mot : idéa.

Cette idée qui est la Forme et cette forme qui est l’Idée apparaissent, pour des raisons qu’il s’agit d’éclaircir, comme insoutenables à la pensée exclusive-ment réactive des Modernes, qui préfèrent rendre la pensée impossible ou la déclarer telle, plutôt que de reconnaître le monde comme ordonné par le Logos ou par le Verbe. Ce refus de reconnaissance, cette ingratitude foncière, cette vindicte incessante, cette accusation insistante, le Moderne voudra l’ennoblir sous les appellations de « contestation » ou de « subversion », lesquelles, nous dit-on, sont au principe du « progrès » et des conquêtes de la « démocratie » et de la « raison ». Ces pieux mensonges satisfont à la raison de celui qui n’en use guère, mais laisse dubitatif l’intelligence distante, dont nous parlions plus haut, par laquelle ce corps, cette multiplicité idolâtrée demandent encore à être interprétés dans le jeu inépuisable de leurs manifestations. Nos matérialistes de choc qui, en bons consommateurs, ne se refusent rien, ne se sont pas privés d’enrôler Nietzsche dans leurs douteuses campagnes. Nietzsche, qui, soit dit en passant, ne croyait nullement en l’existence de la matière, se trouve ainsi réduit au rôle de magasin d’accessoires pour les « philosophes » éperdus à trouver quelques justifications présentables à leur ruée vers le bas. Seulement, l’accessoire le plus usité, à savoir la critique que Nietzsche fait des arrière-mondes et du ressentiment, se retourne contre eux, car, à vanter le corps au détriment de l’Esprit, la lettre et le « fonctionnement du texte » au détriment du Logos et de son magnifique cœur de silence, nos Modernes illustrent à la perfection la parabole de la paille et de la poutre. Ce corps, cette matière auxquels ils  veulent restituer la primauté ne sont pour eux que des réalités abstraites, qui n’existent que par l’abstraction ou l’ablation, pour ainsi dire chirurgicale, de l’Esprit.

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Le Moderne veut que le corps soit, en lui-même, que la matière soit, en elle- même, en même temps qu’il dénie à l’âme, à l’Esprit – gardons l’insolence et l’ingénuité de la majuscule – et même au cœur, toute possibilité de prétendre à cette réalité « en soi ». Ce platonisme inverti prétend nous emprisonner à jamais dans la représentation subalterne, seconde, de la pensée qu’il parodie en l’inversant. Alors que les œuvres de Platon, de Plotin, de Proclus – comme celle de tous les philosophes dignes de ce nom, qui aiment la sagesse, c’est-à-dire le mouvement de leur pensée vers la vérité dont elle naît – nous enseignent à nous délivrer d’elles-mêmes, à devenir ce que nous sommes, nos anti-platoniciens  de service – qui sont, la plupart du temps, des fonctionnaires d’un État qu’ils dénigrent – n’existent qu’en réaction à ce qui pourrait se détacher de leurs systèmes, échapper à leur pouvoir, et vaguer à sa guise, qui est celle de l’Esprit, qui souffle où il veut.

Le corps qu’ils idolâtrent, et dont ils font une abstraction d’autant plus revendiquée qu’elle est, par définition, moins éprouvée, loin d’être le principe d’une relation au monde, et donc, d’une pérégrination du Logos, n’est, au mieux, que le site d’une expérimentation refermée sur ses propres conditions. Philosophes, ou mieux vaudrait dire idéologues du Non, du refus de la relation, le corps et la matière, qu’ils installent en médiocres métaphysiciens croyant ne l’être plus à la place de Dieu, ne valent que par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Une philosophie de l’assentiment, une philosophie du Oui resplendissant de toute chose, et de toute cause, cette philosophie, que l’on trouve au cœur même de la pensée Héraclite, de Maître Eckhart et de Nietzsche, leur est la plus étrangère, la plus inaccessible. Le corps qu’ils vantent abstraitement et dont ils n’éprouvent point la nature spirituelle n’est pour eux qu’une arme contre l’Esprit. L’« idéal » de ces anti-idéalistes est de peupler le monde de corps sans esprit, c’est-à-dire de corps pesants, fermés sur eux-mêmes, réduits à leurs plus petits dénominateurs communs, en un mot des « corps-machines ». La science, qui suit l’idéologie bien plus qu’elle ne la précède, s’applique aujourd’hui à déconstruire et à parfaire ces mécanismes, non sans cultiver quelque nostalgie d’immortalité, mais d’une immortalité réduite aux dérisoires procédures californiennes de la survie prolongée, voire de l’acharnement thérapeutique.

La distinction platonicienne du sensible et de l’intelligible ouvre à celui qui la médite des perspectives à perte de vue, où la « vérité » n’est point acquise, mais à conquérir dans l’espace même de l’aporie, de la perplexité, de la suspension de jugement. La hâte à juger, à réduire la pensée à une opinion, l’empressement à déclarer caduques, mensongères, hors d’usage, des pensées et des œuvres dont le propre est de nous inquiéter, de nous dérouter – et, par un paradoxe admirable, de nous contraindre à une liberté plus grande – sont, en ces temps qui adorent le temps linéaire et la fuite en avant, les pires conseil-lères. Elles abondent dans nos facilités, nos prétentions indues, nos paresses. Elles nous invitent à voir court. Elles nous prescrivent le mépris du Lointain, elles nous enclosent dans un corps abstrait, c’est-à-dire dans un corps mécanique, sans humeurs ni mystères. Le propre de ce corps abstrait est d’être transparent à lui-même et opaque au monde. Il se perçoit lui-même comme corps, un corps qui serait un « moi », en oubliant qu’il n’est d’abord, et sans doute rien d’autre, qu’un instrument de perception.

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L’œil, l’oreille, la bouche, la peau, les bras qui nous donnent à saisir et à embrasser et les jambes qui nous permettent de cheminer dans le monde, sans oublier les mains, créatrices, devineresses, travailleuses et caressantes, et les sexes, en pointes ou en creux, sont d’abord des instruments de perception. Notre corps n’existe qu’en fonction de ce qu’il perçoit et de ce qu’il dit, par les regards, les gestes et les paroles. Or, ce qu’il perçoit est de l’ordre du langage qui est, lui, radicalement immatériel, car il ne se situe ni dans le corps, en tant que réalité matérielle, ni dans le monde, mais entre eux. Le corps n’existe pas davantage « en soi » que l’instrument de musique n’existe en dehors de la musique qui le suscite et à laquelle il obéit. Un instrument de musique dont on se servirait comme d’une massue cesse, par cela même, d’être un instrument de musique, un corps qui n’est qu’un corps « en soi », et dont les œuvres de l’Esprit ne seraient que les épiphénomènes, serait également méconnu.

La méconnaissance du corps se laisse constater par la singulière restriction de nos perceptions ordinaires. Le Moderne qui idolâtre le corps « en soi » réduit à l’extrême l’empire de ce qu’il perçoit. La réduction des perceptions s’accélère encore par l’oubli, caractéristique de notre temps, d’une science empirique du percevoir qui fut, naguère encore, la profonde raison d’être de l’Art sous toutes ses formes. Le corps ne dit point « je suis un corps », formule abstraite, s’il en est, le corps dit « je suis ce que je perçois ». Je est un autre. Sitôt nous sommes-nous délivrés du ressentiment qui prétend venger le corps des prétendues autorités abusives de l’Esprit, sitôt se déploient en nous les gradations qui n’ont jamais cessé d’être, mais dont nous étions exclus par un retrait arbitraire, voici qu’un assentiment magnifique nous saisit, au cœur même de nos perceptions, à cette étrangeté si familière du monde.

Cette énigme de l’écorce rugueuse sous nos doigts, ce mystère de la voûte parcourue du discours magnifique des météores, ce bruissement des feuilles, cette pesanteur douce, sans cesse vaincue et retrouvée de nos pas sur la terre ou l’asphalte ne cessent de nous faire savoir que nous sommes faits pour le monde que nous traversons et qui nous traverse. Qu’en est-il alors du « moi » ? Sinon à l’intersection de ces deux traverses, il faut bien reconnaître qu’il ne se trouve nulle part. Notre œil n’existe que par la lumière étrangère et sur-prenante qui le frappe et dont notre intelligence se fera l’éminente métaphore. Le discours entre le monde et nous-mêmes ne résiste pas davantage à l’interprétation qu’à la contemplation. Seuls peuvent le perpétuer et lui donner une apparence de  vérité notre ressentiment contre l’Esprit et notre aveuglement aux signes, intersignes et synchronicités, qui, sans cesse, en vagues de plus en plus pressantes, s’offrent à nous avec munificence. Le déni de l’Esprit et de l’âme et l’affirmation pathétique du corps en tant que réalité ultime et première ne reposent que sur notre crainte, sur notre attachement craintif, effarouché, à ce que nous croyons être notre « identité » et qui n’est, et ne peut être, qu’un moment de notre traversée. L’interprétation infinie à laquelle nous invite l’Esprit nous effraie. Nous nous raccrochons désespérément, quitte à nous refermer sur nous-mêmes comme un cercueil, à ce corps qui, pour être éphémère, nous semble certain, et nous préférons cette certitude éphémère à l’éternité incertaine de l’Esprit.

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Alors qu’aux temps de Nietzsche, si proches et si lointains, le ressentiment se figurait sous les espèces d’un idéalisme scolaire, taillant la part du lion à la redite, notre époque timorée et pathétique s’est constitué un matérialisme vulgaire aux ordres de ce même ressentiment qui semble être passé d’une idéologie à l’autre, à l’instar de la police politique tsariste recyclée avec les mêmes hommes et les mêmes méthodes au service de la police stalinienne.

L’homme derrière ses écrans, ne jetant plus un regard aux nues que pour planifier son week-end, l’homme calculateur, tout appliqué à « gérer » les conditions de son esclavage et ourdissant, aux avant-gardes, de sinistres projets eugénistes d’amélioration de l’espèce – venus se substituer aux anciens idéaux, stoïciens, ou théologiques, du perfectionnement de soi –, l’homme pathétique et dérisoire des « temps modernes » se trouve désormais si peu aventureux, si narcissiquement contenté, si piteusement restreint à sa fonction édictée par le « Gros Animal » social, dont parlaient Platon et Simone Weil, que l’idée même d’un mouvement, d’une âme, d’une métamorphose obéissant à une loi impalpable et incalculable lui paraît une offense atroce à ses certitudes chèrement acquises.

Le cercle vicieux est parfait. Le Moderne tient d’autant plus à sa servitude ; sa servitude est d’autant plus volontaire, et même volontariste, que la liberté sacrifiée est plus grande. L’esprit de vengeance contre les œuvres qui témoignent de « la liberté grande » n’en sera que plus radical, jusqu’au ridicule. Il suffit, pour s’en persuader, de lire les ouvrages de biographie et de critique littéraire qui parurent ces dernières décennies alors que se mettaient en place les procédures draconiennes de réduction de l’homme au « corps-machine », sinistre héritage du prétendu « Siècle des Lumières ». Entre les biographies qui s’appliquent consciencieusement à ramener des destinées hors pair à quelques dénominations connues d’ordre sociologique ou psychologique – « expliquant » ainsi l’exception par la règle, et le supérieur par l’inférieur – et les critiques formalistes se fermant délibérément à toute sollicitation et à toute relation avec les œuvres pour n’en étudier que le « fonctionnement » à la manière d’un horloger si obnubilé à démonter et à remonter ses montres qu’il en oublie qu’elles ont aussi pour fonction de donner l’heure, la littérature secondaire, critique et universitaire, apparaît rétrospectivement pour ce qu’elle est : une propagande dépréciatrice dont les ruses plus ou moins grossières ne sont plus en mesure de tromper personne, sinon quant à leur destination : la ruine du Logos.

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Au corps qui ne serait « que le corps », au texte qui ne serait « que le texte », à la vie qui ne serait « que la vie », il importe désormais d’opposer, en cette « grande guerre sainte » dont parlait René Daumal, le corps comme intercession de l’Esprit – c’est-à-dire passage des perceptions, des intersignes et des heures –, le texte comme témoin du Logos, empreinte visible d’un sceau invisible et la vie comme promesse, comme preuve de l’existence de l’âme. Cette guerre n’a rien d’abstrait, elle est bien sainte, selon la définition que sut en donner René Daumal  dans un poème admirable, car loin de définir un ennemi extérieur, par la  race, la classe, la religion, ou d’autres catégories, plus vagues encore, cette guerre intérieure, sainte, cet appel à l’inquiétude de l’être ne connaît d’autre ennemi que le dédire. Chaque homme est à la fois le servant et le pire ennemi du Logos, du Verbe. Celui qui peut dire peut dédire, de même que celui qui chante peut déchanter. Le monde moderne, s’il fallait en définir la nature dans une formule, pourrait être défini comme l’Adversaire résolu du Verbe, ou du Logos – nous tenons en effet, à tout le moins dans leur résistance au dédire moderne, le Verbe créateur de la Bible et le Logos invaincu de la philosophie platonicienne pour équivalents, sinon similaires.

Le monde moderne ne semble être là, avec ses théories, ses politiques, ses blagues et ses méthodes de lavage des cerveaux, de mieux en mieux éprouvées, que pour mieux récuser la possibilité même du Verbe. La réalité du monde moderne ne semble tenir qu’au ressentiment de la créature contre ce qu’il suppose être son créateur et dont sa vanité lui prescrit de s’affranchir. D’où, en effet, l’irréalité croissante de ce monde, sa nature de plus en plus virtuelle et évanescente, mais aussi cauchemardesque. Ce monde où rien ne peut se dire est aussi un monde où rien ne peut être éprouvé. La réduction de notre vocabulaire, de nos tournures grammaticales est corrélative de la restriction de nos sensations et de nos sentiments. Le déni de la Surnature nous ôte le senti-ment de la nature et le refus de la métaphysique nous exile du monde physique. La guerre contre le Logos, guerre d’images, de signifiants réduits à eux-mêmes est à la fois une guerre contre toute forme d’autorité et contre toute forme de relation. L’antipathie instinctive que suscite chez les Modernes le déploiement heureux de la parole humaine est un signe parmi d’autres de leur soumission au nihilisme, également hostile à la raison et au chant. Loin de s’exclure, d’être ces adversaires perpétuels livrés à un combat qui ne connaîtrait que de rares et surprenantes accalmies, la raison et le chant, pour celui qui pense à la source du Logos, sont bien de la même eau castalienne, ou du même feu.

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Sans céder à l’outrecuidance historiciste qui consisterait à lui trouver une date précise, il est permis de situer le premier signe d’une déchéance qui se poursuivra jusqu’au triomphe du nihilisme moderne à ce moment fatidique où la raison, se disjoignant du chant, l’un et l’autre furent livrés aux incertitudes respectives de leurs spécialisations. Cette scission fatale, ourdie par « Celui Qui Divise », incontestablement la première étape du déclin de notre culture – les forces de la raison s’opposant désormais aux puissances de la poésie, s’épuisant dans leurs contradictions aveugles, au lieu d’étinceler en joutes amoureuses – fut à l’origine de ce double mensonge qu’est le dualisme théorique où la rationalité folle se retourne contre la raison et où la poésie, anarchique et confuse, devient l’ennemie du chant.

Réduite à la logique marchande et technologique, la raison, oublieuse de ses questions essentielles, de ce nécessaire retour sur elle-même qui s’interroge sur « la raison de la raison », laissa la poésie au service de la publicité et de l’expression lassante, voire quelque peu répugnante, des subjectivités abandonnées à elles-mêmes et n’ayant plus d’autres motifs qu’elles-mêmes. Le poisson, dit-on, pourrit par la tête. Mais il faut croire que nous n’en sommes plus là. La doxa populaire reproduit désormais exactement les sophismes diserts de ceux qui furent, naguère, des nihilistes de pointe. Le « tout est relatif » du café du commerce par lequel on entend sans doute nous faire entrer dans la tête, et si possible une fois pour toute, qu’il n’existe aucune clef de voûte au jeu des relations et que toute « vérité » vaut n’importe quelle autre – « chacun a la sienne », ce qui ne fâche personne... – entre en parfaite résonance avec les sophismes des intellectuels qui se croient énigmatiquement mandatés pour « déconstruire » et « démystifier », le premier terme leur convenant à ceci près qu’ils déconstruisent surtout pour rebâtir – avec les pierres dérobées aux édifices vénérables – des cachots modernes, le second relevant de la pure vantardise, ou de l’antiphrase, car ils furent, lâchant leurs proses jargonnesques comme les sèches leur encre, ces éminent mystificateurs dont le monde moderne avait besoin pour dissimuler la froide monstruosité de ses machinations.

Rationalistes contre la raison, de même que les publicitaires sont « créatifs » contre la création, qu’ils entendent nous vendre universellement après étiquetage, les Modernes, qui se donnent encore la peine, non sans ringardise, de justifier leurs dévotions ineptes par des arguments, n’ont plus désormais pour tâche, dans leur guerre contre le Logos, que de nous rendre impossible l’accès aux œuvres, soit par le dénigrement terroriste, soit par l’accumulation glossatrice. Les plus « humanistes », ceux qui osent encore se revendiquer de cette appellation délicieusement désuète, ne considèrent plus les œuvres qu’en tant que témoins de « valeurs », cédant ainsi, quoi qu’ils en veuillent, à une forme particulièrement mesquine de la morale : la « moraline » dont parlait Nietzsche et qu’illustra – si l’on ose dire, car il y eut là bien peu de lumière – le sinistre épisode pétainiste qui ne vanta les « valeurs » du travail, de la famille et de la patrie qu’au détriment du Principe qui seul peut, en certaines circonstances rares et heureuses, délivrer ces « valeurs » de leur nature domestique et de leurs caractéristiques souvent ignominieuses.

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Ainsi nous trouvons-nous en un pays et une époque où les œuvres, ces songes de grandeur et d’espérance, lorsqu’elles ne sont point mises en pièces par les cuistres « déconstructeurs » sont jaugées à l’aune d’une morale inerte, dépourvue de toute ressouvenance divine. Une morale sans transcendance, une morale qui n’oppose plus à l’infantilisme et à la bestialité de la nature humaine le refus surnaturel ne saurait être qu’un ersatz, une caricature. Tels sont nos modernes moralisateurs, à quelque bord qu’ils appartiennent : les uns, idolâtres du Démos et du Progrès, trouvent l’incarnation du Mal en tout esprit libre qui s’autorise à douter du bien-fondé systématique de l’opinion majoritaire et considère avec scepticisme l’ordalie électorale, tandis que les autres fourvoient et profanent leur intransigeance en d’infimes combats pour « l’ordre moral » au-dessous de la ceinture. Aux uns comme aux autres, le Logos est inutile et même hostile. Ces moralisateurs sans morale, plus soucieux de leur conformité à la bien-pensance, à l’approbation de la secte dont ils sont les débiteurs, que de la vérité qu’ils défendent avec une sorte de mollesse hargneuse sont aux antipodes de Nietzsche et de Bernanos qui nous enseignent à penser contre nous-mêmes et les nôtres.

Tout engagement digne des belles exigences du fanatisme éclairé se devra poser, en préalable à ses mouvements, ce propos de Bernanos : « Je crois toujours qu’on ne saurait réellement servir, au sens traditionnel de ce mot magnifique, qu’en gardant vis-à-vis de ce que l’on sert une indépendance de jugement absolue. C’est la règle des fidélités sans conformisme, c’est-à-dire des fidélités vivantes. » Le Verbe est le principe de cette fidélité nécessaire, car au-delà des formes qu’il engendre, il porte ceux qui le servent au cœur du silence embrasé dont toute parole vraie témoignera. Que les querelles intellectuelles ne soient plus aujourd’hui que des querelles de vocabulaire et les « intellectuels » – par antiphrase – des babouins se jetant au visage l’écorce vide des mots idolâtrés nous laisserait au désespoir si nous ne savions de source sûre, de la source même de Mnémosyne, qu’il n’en fut pas toujours ainsi.

Et s’il n’en fut pas toujours ainsi, il y a de fortes chances qu’il n’en sera pas toujours ainsi : patientia pauperum non péribit in aeternum. Et s’il n’en fut pas toujours ainsi, peut-être est-ce précisément parce qu’il n’en sera pas tou-jours ainsi.

« Le temps n’existant pas pour Dieu, écrit Léon Bloy, l’inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très-humble d’une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles. » Les ennemis du Verbe ne s’évertuent si bien à nous ramener au temps linéaire que pour donner à leur refus d’interprétation l’apparence d’une vérité absolue et préalable. Une raison médiocrement exercée peut s’y laisser prendre, mais non le chant dont l’ingénuité porte en elle la vox cordis et la très humble prière.

Luc-Olivier d'Algange

 

dimanche, 16 janvier 2022

Grégoire Le Roy. Un écrivain belge à redécouvrir

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Grégoire Le Roy. Un écrivain belge à redécouvrir

par Daniel COLOGNE

Grégoire Le Roy « connaît depuis bien longtemps le triste sort du poète oublié ». Ainsi s’exprime l’universitaire anglais Richard Bales, grand spécialiste de Marcel Proust. Depuis quelques années, cet éminent professeur des universités d’Exeter et de Belfast incite à la redécouverte de ce peintre et écrivain gantois condisciple de Maurice Maeterlinck et de Charles Van Lerberghe au prestigieux collège Sainte-Barbe de Gand (1).

Le Roy est présenté comme « the all-but-forgotten poet (and painter) » et, comparativement à la réussite de ses deux compagnons jésuitiques (« a creative literary life »), son parcours littéraire est qualifié de not totally successful (2). Il fait pourtant partie d’un groupe d’écrivains belges célèbres qui ont en commun une correspondance échangée avec le non moins renommé peintre ostendais James Ensor : Émile Verhaeren, Georges Eekhoud, Camille Lemonnier, Maurice des Ombiaux (3).

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Né en 1862 à Gand, bibliothécaire de formation, il occupe ce poste à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles avant de devenir conservateur du musée Wiertz (4). La Chanson du Pauvre est le seul recueil de vers de Le Roy évoqué dans l’émission télévisuelle « En toutes lettres ». C’est une production de la télévision belge datant des années 1990 et faisant la part belle à Van Lerberghe et Maeterlinck.

Au fil des décennies, dans les textes de Grégoire Le Roy, l’inspiration populaire cède la place à la réflexion philosophique. Dans Au Cimetière, poème encore rédigé avec une certaine liberté de rythme, il y a l’ébauche d’une interrogation sur le Temps et son pouvoir destructeur. La réponse demeure ambiguë. La distinction entre le Temps et l’Éternité n’est pas nette, mais très suggestive, s’avère l’évocation du lieu « où tout geste insulte au repos » et « où nos pas font surgir d’inquiétants échos ».

Le Temps est un des plus beaux textes de Le Roy, qui compose ici en alexandrins de douze pieds. Pour que l’être humain « s’interroge, il faut que, sur sa route, il ait croisé le Temps ». Le Temps est symbolisé, comme dans Les Vieux de Jacques Brel, par une pendule au « bruit indiscret », par : 

« Une horloge de bois avec son vieux cadran,

Qui du premier jour de l’an jusqu’à la fin décembre,

Vous crispera de son tic-tac désespérant ».

Le poète ajoute :

« La douleur seulement décompte les instants. »

Souffrances, larmes et regrets sont nécessaires à l’homme « pour savoir tout le prix d’un souvenir ».

Grégoireleroy7.jpgDans la pensée du poète se succèdent les deux facettes du romantisme : la conquête de l’espace par le progrès industriel (Victor Hugo s’extasiant au spectacle des premiers chemins de fer) et le sentiment de la précarité de la condition humaine qui fait s’écrier à Lamartine (1790 – 1869) : « Ô Temps, suspends ton vol ! (Le Lac) »

À la seconde de ce deux facettes, Grégoire Le Roy accorde sa préférence. Le retour à la première lui apparaît dangereux et, pour lui, il ne saurait s’agir d’une résurgence du romantisme. Celui-ci générait « des poèmes sublimes » exaltant un « triste et merveilleux amour », alors que le « monde nouveau » est fait « d’âpre volonté » se consumant dans les « ardeurs » et les « flammes ». Telle est la charge symbolique du poème intitulé Les Voix qui débute comme suit, en alexandrins :

« Comme la voix de Pan, un soir des temps antiques,

J’entends, autour de moi, ceux qui vont proclamant

Qu’il est mort à jamais le monde romantique

Que l’homme avait créé si douloureusement. »

Très intéressante est la référence à la divinité mythologique de l’élan vital. À trois années près, Grégoire Le Roy est l’exact contemporain du philosophe Henri Bergson (1859 – 1941) dont il prend en quelque sorte le contre-pied, car loin de positiver le temps en le définissant comme « création incessante d’imprévisible nouveauté », il en souligne le pouvoir destructeur et la puissance d’anéantissement.

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Cultiver « le souci des choses éternelles (Les Voix, vers 14) » est indispensable pour guérir du mal de vivre. Le mysticisme esquissé dans Au Cimetière devient ici plus cohérent. Une certaine religiosité d’inspiration lamartinienne s’affirme en même temps que la facture classique du vers à douze pieds, que privilégie le poète du Lac.

Le chroniqueur d’une revue libérale rapporte une confidence de 1932 où Le Roy lui dévoile son amitié avec Émile Verhaeren (1855 – 1916) : « Verhaeren est souvent venu chez moi, surtout au début de la guerre. Il me semble me rappeler qu’un jour, je l’ai vu tailler son nom dans un arbre. » C’était près de l’entrée par la « charmante petite grille en fer forgé qui retenait toujours l’attention du flâneur épris d’art (5) ».

s-l400glr.jpgLe Roy réside alors à Molenbeek, de 1902 à 1919, à peu près à l’endroit où se dressera plus tard le chalet d’un club sportif que j’ai fréquenté dans ma jeunesse. C’est à Ixelles, dans la « ville haute », qu’il décède en 1941, en laissant des œuvres dont les titres sont marqués du sceau de la mélancolie : Les Chemins dans l’ombre (1920), La Nuit sans étoiles (1940).

Le Roy est aussi l’auteur de L’Annonciatrice, une pièce de théâtre dont le texte passait pour perdu et que Richard Bales a pu retrouver en compulsant les archives familiales auxquelles les descendants de Le Roy lui ont donné accès (6). D’après une lettre adressée par Auguste Vermeylen, essayiste et romancier bruxellois d’expression flamande, à Emanuel De Bom, bibliothécaire honoraire de la ville d’Anvers, les deux premiers actes de L’Annonciatrice étaient écrits bien avant L’Intruse de Maeterlinck et Les Flaireurs de Van Lerberghe, drames abordant aussi le thème de la mort.

Le Roy est donc le premier dramaturge symboliste belge dans l’ordre chronologique. Son effacement au profit de Maeterlinck et Van Lerberghe résulte d’un relatif désintérêt de la critique, en dépit des numéros spéciaux que lui ont consacrés les revues Le Thyrse (de son vivant, en 1899) et Épîtres (après son décès, en 1951). Richard Bales met en lumière les dons artistiques de Grégoire Le Roy qui illustre lui-même son recueil poétique Le Rouet et la Besace (1912). Il possède en outre « une voix de baryton exceptionnellement mélodieuse », se produit en concert, fréquente assidûment le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles et fait « entrer dans sa poésie des sujets musicaux particulièrement riches (7) ».

« De la musique avant toute chose » : tel est le mot d’ordre de Paul Verlaine, qui sert de modèle à Le Roy, tandis que Van Lerberghe et Maeterlinck subissent plutôt l’influence de Stéphane Mallarmé. Le Roy affirme son rejet du « mallarmisme » dans une lettre du printemps 1906. « Sur les fenêtres de mon cœur, deux mains pâles se sont collées. Et à moi maintes pièces alambiquées que je ne supporte plus (8). » En revanche, il compose ses vers à la manière de Verlaine dès 1886 dans Cantilène, texte écrit à Paris et repris l’année suivante dans le recueil La Chanson d’un soir (1887). Richard Bales nous en donne un éloquent extrait :

« Qu’est-il pire sur terre

Que de souffrir d’amour ?

Quelle peine aussi chère

Pourtant que cet amour ?

Elle est douce, elle est lente

Et calme et consolante

À notre âme dolente

Où s’attriste l’amour. »

On retrouve à la fois dans le registre verlainien la musicalité hexasyllabique du vers et le thème post-romantique de la déléctation dans la souffrance sentimentale.

lachansondupauvr00lerouoft_0009.jpgLe recueil Mon cœur pleure d’autrefois (1889) est qualifié d’« archimauvais (9) » par Van Lerberghe qui dénie à Le Roy la vocation de poète. Le Roy serait un peintre « égaré dans les lettres (10). Le groupe d’écrivains issus de Sainte-Barbe n’est donc pas aussi soudé qu’on le présentait dans l’émission « En toutes lettres ». Les « confrontations » l’emportent parfois sur les « interférences », notamment à propos de L’Annonciatrice. Van Lerberghe paraît « offensé par une trop proche ressemblance avec le thème de son propre drame (11) ». Pourquoi Maeterlinck conseille-t-il à Le Roy de resserrer sa pièce en un acte alors que, sur la base des deux premiers actes, Auguste Vermeylen envisage une traduction en néerlandais et une représentation prometteuse à Anvers ?

Selon Richard Bales, l’oubli dans lequel est tombée l’œuvre de Le Roy pourrait s’expliquer, d’une part, par la difficulté de mener de front une carrière littéraire et une vie professionnelle chargée, d’abord à Anvers, puis à Bruxelles, d’autre part, par une certaine inaptitude de l’auteur à renouveler son inspiration. « Le Roy se contentera de retravailler les mêmes thèmes fin de siècle et ce longuement après l’extinction de la mode (12). » « Le Roy poursuivrait une carrière désormais figée dans un passé qui n’était plus de mode (13). »

S’il faut poursuivre la recherche sur Le Roy, c’est d’abord dans la mesure où son œuvre témoigne d’un courant « décadentiste » également illustré, en Belgique, par Georges Rodenbach l’Aîné (1855 – 1898), qui consacre d’ailleurs, en 1885, dans La Jeune Belgique, le premier article traitant de Le Roy et de ses deux anciens condisciples. Mais il convient de scruter aussi dans l’œuvre de Le Roy les éventuels relents d’une certaine puissance inspiratrice qu’il serait étonnant de ne pas déceler chez un mélomane « wagnérien », de surcroît très lié à l’autre grand aîné Émile Verhaeren (1855 – 1916). Ce n’est pas par hasard que l’universitaire anglais qui s’intéresse à Le Roy soit aussi un spécialiste de Proust. Il est évident que la nostalgie, la délicatesse, la hantise de la durée et de sa dimension destructive sont des thèmes qui relient Le Roy à l’auteur d’À la recherche du temps perdu. Par ailleurs, le travaux de Le Roy sur Ensor et De Bruycker sont à incorporer dans le vaste corpus des œuvres de critique d’art d’un grand nombre d’écrivains belges : Verhaeren, Demolder, Pierron, Eekhoud, Lemonnier, pour lesquels, dans une autre partie du livre édité par Peter Lang, on va jusqu’à évoquer une « prédestination » dont les racines sont à chercher dans les siècles de Rubens, Brueghel, les frères Van Eyck, Van der Weyden, Bouts et Vandergoes.

Richard Bales reproduit trois extraits des pièces des trois écrivains gantois qui évoquent des signes prémonitoires de la Mort.

« La Fille : Je n’attends personne.

La Mère écoutant : Oui, oui, il y a quelque chose qui frôle, comme ça, là, sous la porte, sûr, il y a quelque chose qui traîne. Qu’est-ce qu’il y a, ma fille ?

La Fille : C’est un oiseau de nuit, petite mère (extrait des Flaireurs de Van Lerberghe). »

*

« La Fille : Il doit y avoir quelqu’un dans le jardin; les rossignols se sont tus tout à coup.

L’Aïeul : Je n’entends pas marcher cependant.

La Fille : Il faut que quelqu’un passe près de l’étang, car les cygnes ont peur.

Une autre fille : Tous les poissons de l’étang plongent subitement (extrait de L’Intruse de Maeterlinck). »

*

« Jérôme : En est-il tombé du malheur, sur cette maison.

Brigitte : Du malheur et de la douleur !

Jérôme : Comme la neige et la grêle qui tomberont bientôt.

Brigitte : Quelle différence avec autrefois ! Cette maison où c’était un bonheur de vivre, où tout malgré la vieillesse était joyeux, aimant comme des jeunes filles, où l’on entendait toujours la voix de Mademoiselle Claire au piano dans le jardin, que sais-je ! (extrait de L’Annonciatrice de Le Roy). »

*

Richard Bales note à juste titre qu’une parenté littéraire est à observer entre Le Roy et Verhaeren, ce qui n’est absolument pas le cas chez Van Lerberghe et Maeterlinck. La remarque n’est pas seulement valable pour des raisons stylistiques. Chez Van Lerberghe, l’image de « l’oiseau de nuit » et le frôlement sous la porte apparaissent comme des signes précurseurs assez pauvres, comparativement au silence des rossignols, à la frayeur des cygnes et à l’immersion des poissons évoqués par Maeterlinck (14) pour préfigurer l’issue finale dramatique. Les répliques de Maeterlinck sont aussi claires que celles de Le Roy, mais celui-ci se distingue par un recours thématique aux forces du rude climat du Nord (la « grêle », la « neige »), comme chez Verhaeren, « Le vent cornant novembre », et chez Jacques Brel :

« Et des chemins de pluie

Pour unique bonsoir. »

Chez Verhaeren, le déchaînement des intempéries accompagne souvent une atmosphère d’angoisse liée à une impression d’isolement.

« Au carrefour des trois cents routes

La vent des peurs et des déroutes. »

 

« Oh ! La maison perdue au fond du vieil hiver

Dans les brumes de Flandre et les vents de la mer. »

 

Le Roy écrit ces répliques de L’Annonciatrice dans le registre de Verhaeren en y ajoutant, comme touche personnelle, le regret d’un passé en filigrane duquel on décèle une sorte d’âge d’or d’éternelle jeunesse, comme dans les mythologies antiques. Pour souligner encore davantage la parenté Le Roy – Verhaeren, rappelons que si l’auteur des Villes tentaculaires manifeste sa foi dans les progrès de la science, il n’est pas insensible au charme quelque peu désuet des vieilles cités flamandes à beffrois, béguinages et pigeons crénelés. Il sait aussi ce que sont le « malheur » et la « douleur » s’effondrant sur lui durant sa période dépressive dont il sort via sa rencontre avec l’artiste liégeoise Marthe Massin. Enfin, pour en revenir à Le Roy, le souvenir d’un jardin égayé par une voix féminine et le son d’un piano convie à la suggestion d’un rapprochement avec la scène de la « fête étrange » dans Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (1886 – 1914).

On en revient alors à l’ambiance décadente post-romantique. Le livre sur la Belgique entre deux siècles est le tome douze d’une collection intitulée « Le Romantisme et après ». Grégoire Le Roy appartient à cette « queue de comète du romantisme » dont a parlé Pierre Gillieth à propos de Maurice Barrès (1862 – 1923), exact contemporain de Le Roy.

Nombreuses sont donc les pistes conduisant à une nécessaire redécouverte de l’œuvre de Grégoire Le Roy par les romanistes passionnés de belgitude littéraire et de survivances romantiques (15).

Daniel COLOGNE

Notes

1 : Richard Bales, « Grégoire Le roy et ses amis gantois. Interférences et confrontations », pp. 167 – 174, in Collectif, La Belgique entre deux siècles. Laboratoire de la modernité (1880 – 1914), Peter Lang, Berne, 2007. Peter Lang est un grand éditeur européen multilingue. L’ouvrage ici recensé est bilingue français – anglais.

2 : La Belgique entre deux siècles, op. cit., pp. 14 – 15.

3 : Idem, p. 116, note 21.

4 : Né à Dinant, Antoine Wiertz (1806 – 1865) est un peintre romantique dont la plupart des tableaux sont de dimensions impressionnantes et représentent des scènes mythologiques ou bibliques (La Chute des Anges rebelles). Détesté par Baudelaire, mais admiré par Hugo, Wiertz a aussi peint des petits portraits des personnages hugoliens (Esmeralda, Quasimodo). Il est l’auteur d’une étrange prophétie sur le destin supranational de Bruxelles.

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5 : in Le Bluet du 12 octobre 1950.

6 : Richard Bales a édité les textes de L’Annonciatrice, de Mon cœur pleure d’autrefois et de La Chanson d’un soir en 2005 aux Presses universitaires d’Exeter.

7 : Richard Bales, art. cit., p. 162.

8 : Idem, p. 172.

9 : Id., p. 163.

10 : Id., p. 165.

11 : Id., p. 168.

12 : Id., p. 171.

13 : Id., p. 174.

14 : Il faut rappeler ici l’intérêt de Maeterlinck pour la Nature en général et le règne animal en particulier (non limité aux insectes sociaux, abeilles, fourmis, termites).

15 : Entre la rédaction et la mise en ligne du présent article, nous avons le regret d’apprendre le décès du professeur Richard Bales.

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Éléments pour un nouveau nationalisme

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En 1977, Daniel Cologne publie dans le cadre du Cercle Culture et Liberté Éléments pour un nouveau nationalisme. Malgré le contexte de Guerre froide et la pesanteur du condominium planétaire américano-soviétique, il pose un regard métapolitique clairvoyant et avance des propositions fort actuelles près de cinquante ans après leur émission. Devenue mythique et introuvable, cette brochure méritait une réédition.

Ce retour s’accompagne d’articles au ton visionnaire parus en leur temps dans Défense de l’Occident de Maurice Bardèche ainsi que dans la revue traditionaliste radicale–intégrale francophone Totalité.

Souvent en marge de la « Nouvelle Droite », Daniel Cologne aborde avec d’autres textes plus ou moins récents des thèmes spirituels, historiques et géopolitiques. De la crise du covid-19 aux origines des Hyperboréens, du Mont-Athos à la place du national-socialisme dans la modernité, de l’étymon spirituel fasciste aux écrits de Raymond Abellio, il œuvre en faveur de la civilisation européenne de langue française. Il explique aussi pourquoi les peuples natifs de l’œcumène européen doivent maintenant préparer leur destin po-laire et tendre vers un avenir hespérial.

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