Parution du numéro 484 du Bulletin célinien
Sommaire :
De Destouches à Céline (Montmartre, 1929-1944)
Dans la bibliothèque de Céline (D / 1)
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Les nombreuses morts de Federico García Lorca
Giorgio Ballario
Source: https://electomagazine.it/le-molte-morti-di-federico-garc...
Près de quatre-vingt-neuf ans après son assassinat, Federico García Lorca reste un « desaparecido ». Le poète andalou a été fusillé par les forces nationalistes au début de la guerre civile espagnole, le 19 août 1936, près de Grenade; mais son corps n'a jamais été retrouvé, il a très probablement été enterré dans une fosse commune. Au fil des ans, ce mystère a alimenté des rumeurs, des légendes, des témoignages et même des versions assez improbables qu'un chercheur sévillan, Manuel Bernal, a rassemblées dans Las muertes de Federico, un essai qui a relancé le débat sur la fin tragique du poète en Espagne.
Bernal s'intéresse depuis une trentaine d'années à la génération dite « de 27 », ce groupe d'intellectuels qui a introduit les avant-gardes artistiques en Espagne et a également eu une grande influence sur la littérature du pays. Parmi eux, García Lorca est peut-être le plus connu au niveau international. Le chercheur sévillan a croisé toutes les données, les versions et les témoignages sur les derniers jours du poète, pour aboutir à un texte qui présente pour la première fois un éventail complet de théories sur la fin de Federico.
« J'ai voulu faire un travail de recherche historique, a expliqué Bernal dans une interview, je ne remets en cause aucune de ces hypothèses, même s'il est clair que certaines me semblent plus crédibles que d'autres. Le problème est que tous les témoins directs de ces faits sont désormais décédés, il faut donc travailler sur des textes documentaires ou des informations de seconde main. Ce que je peux dire, c'est que García Lorca a triomphé de ceux qui l'ont tué, car son souvenir est plus vivant que jamais tandis que ses assassins ont été vaincus ».
Voici donc les sept versions de la mort du poète andalou. La première, officielle ou du moins acceptée par les historiens de la guerre civile : il a été enlevé chez des amis par un groupe composé d'éléments de la Guardia Civil et de miliciens de la Ceda (Confederaciòn española de las derechas autonomas) avec l'ordre de le tuer parce qu'il était soupçonné d'être un espion des « rouges ». Son homosexualité a ensuite été considérée comme une circonstance aggravante supplémentaire. Le prisonnier a été emmené sur une route de campagne près de Viznar, fusillé, puis jeté dans une fosse commune. La deuxième version diffère légèrement, elle rapporte le témoignage de certains détenus de Grenade chargés de ramasser les cadavres des exécutés politiques et explique que l'un d'eux aurait reconnu le poète et lui aurait fermé les yeux.
La troisième version rapporte que c'est le chauffeur de taxi de confiance de la famille Lorca qui aurait récupéré le corps de Federico après l'exécution, comme il l'avait fait une semaine auparavant avec le beau-frère de l'artiste, Manuel Fernández-Montesino, maire socialiste de Grenade, lui-même exécuté par les nationalistes. Alors que ce dernier repose dans le cimetière municipal de San José, personne ne sait où la famille a éventuellement enterré la dépouille du poète. Ce détail rejoint le quatrième témoignage rapporté par Bernal : lorsque, des années plus tard, une collecte fut organisée pour acheter des terrains à Viznar et rechercher les restes de García Lorca, une amie de ce dernier expliqua aux promoteurs que le corps ne s'y trouvait plus.
Le cinquième récit fait intervenir le célèbre musicien Manuel de Falla, très proche de García Lorca: il s'adressa en personne aux autorités nationalistes pour demander la libération du poète, mais on lui répondit qu'il était mort en prison à la suite de violences subies pendant un interrogatoire. Le sixième récit de Las muertes de Federico fournit peu d'informations sur sa fin, mais rapporte le précieux témoignage de Juan Ramírez de Lucas, l'homme avec lequel Federico avait une relation amoureuse, qui se souvient de la nuit où il a été informé de son assassinat. Enfin, la septième et dernière hypothèse, sans doute la plus fantaisiste, à laquelle Bernal lui-même n'accorde pas beaucoup de crédit. Dans les années qui ont suivi la guerre civile, explique-t-il, certains amis se sont convaincus que le poète avait réussi à s'échapper d'Espagne. Bien que blessé, Federico aurait survécu à la fusillade et aurait été emmené en lieu sûr à l'étranger, pour ensuite passer les dernières années de sa vie dans la maison de Pablo Neruda au Chili.
Le livre de Bernal consacre peu de place aux relations entre García Lorca et la Phalange de José Antonio Primo de Rivera, qui étaient plus intimes et complexes qu'on ne le pense. Jesús Cotta en a parlé il y a quelques années dans son essai Rosas de plomo, un autre livre qui a fait sensation en Espagne. Federico et José Antonio se connaissaient, se respectaient et se rencontraient parfois en secret à Madrid. L'auteur cite Gabriel Celaya, qui affirme dans Poesìa y verdad que Lorca lui-même lui a confié être ami avec le leader phalangiste, ainsi que le poète Luis Rosales, qui l'a révélé dans une interview avec l'historien britannique Ian Gibson. D'autres ont également fait allusion à cela, comme le peintre Salvador Dalì et l'écrivain Pepìn Bello.
José Antonio admirait tellement l'œuvre poétique de García Lorca qu'il aurait voulu en faire « le poète de la Phalange », tout comme il suivait avec intérêt la compagnie théâtrale créée par l'intellectuel andalou, La Barraca. « Je veux ce théâtre espagnol pour les Espagnols », disait-il à ses camarades du parti. Jouant avec les mots, José Antonio écrivit dans une lettre à Federico : « Avec mes chemises bleues (l'uniforme de la Phalange, ndlr) et tes combinaisons bleues (celles des ouvriers, ndlr), nous ferons une Espagne meilleure ».
Pour autant que l'on sache, García Lorca n'a jamais exprimé de sympathie politique pour la Phalange, mais il avait plus d'un ami qui militait dans le parti fasciste espagnol. Ce n'est pas un hasard si, peu avant d'être assassiné, il avait cherché refuge chez Luis Rosales, dont les deux frères étaient phalangistes, et si, après son arrestation, son ami avait tenté sans succès d'intercéder en faveur de sa libération. Ce qui est certain, c'est que García Lorca et Primo de Rivera rêvaient tous deux d'une Espagne meilleure que celle dans laquelle ils vivaient. Et même meilleure que l'Espagne qui a suivi leur mort. Trois mois plus tard, José Antonio a connu le même sort que Federico: il a été fusillé à Alicante par les républicains.
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Julien Gracq et l'Occident
Claude Bourrinet
Le terme « Occident » (la majuscule confère à sa situation géographique – d'abord, pointe de l'Eurasie – et à son acception d'orientation de type astronomique, saturée de multiples sens, un espace sémantique très large, englobant la notion de « civilisation ») est rarement employé par Gracq, sinon par allusion, par exemple en citant l’ouvrage de Spengler, Le Déclin de l’Occident, qu’il juge suggestif, mais dont il ne partage pas tout à fait les thèses. Toutefois, qui lit l’intégralité de ses œuvres décèle, comme une basse continue, la question itérative du destin de l’homme occidental – sous réserve de délimiter exactement son identité, qui est multiple.
Empressons-nous de souligner que l’on ne trouvera pas, dans de longs développements charpentés, structurés, et agencés avec des concepts « clairs et distincts », une analyse de cet objet historique qu’est l’Occident. Gracq, d’ailleurs, ne se réfère à aucune doctrine, à aucune « grille de lecture » idéologique ou philosophique (bien qu’on ait « lu » Le Château d’Argol comme une application romancée de la dialectique hégélienne!). Dans ses romans se devine, mais en sourdine, et le lecteur doit interpréter la signification, une conception de l’Occident, de son déclin, et les essais, qui remplacent progressivement, puis définitivement, dans les années 60 (1958, Un Balcon en forêt, 1970, La Presqu’île), les œuvres fictionnelles, se présentent sous forme fragmentée – et il faudra expliquer ce choix, comme indice de crise - de sorte que sa vision est éclatée. Maintes fois, Gracq a répudié avec véhémence le corset étouffant de la théorie, tant dans le choix de l’écriture, que dans le champ de la littérature, ou dans la sphère politique et idéologique de la « gestion » humaine (Gracq ne raffole pas de l’État). L’inflation rationaliste et théorique est un signe clinique de civilisation en fin de vie, une sclérose hostile au souffle, à l’énergie (élément dynamique très présent dans sa conception de la littérature). Il partage cette idée avec Spengler. Notons qu’une interrogation lancinante porte sur les raisons de l’étouffement de la littérature, et l’impossibilité, dans le monde présent, de la poésie, ou plutôt du poète (car il ne peut exister de poésie si manque ce type humain qui se nomme « poète »).
De fait, pour expliciter ce que Gracq entend par « Occident », et quelle est, selon lui, sa destinée, en regard de ce qu’il est actuellement, et ce qu’il a été, il faut opter pour une approche pragmatique, qui n’est du reste pas incompatible avec le mode opératoire, ou plutôt exploratoire, qui est le sien, quand il recourt à une errance savamment provoquée pour tirer des territoires arpentés une essence (sa « méthode » - comme on parle de méthode à propos de Descartes – étant significativement apparentée à celle d’un Kenneth White, à sa « géopoétique »). Gracq, géographe de formation, c’est-à-dire homme de cartes et de terrain, est « créateur » (selon l’étymologie de « poésie ») d’un sens qui surgit au fil de ses pas, et qui sollicite tous les territoires « culturels » occidentaux, littéraires, mythiques, plastiques, musicaux, historiques etc. A partir de cette expérience – de cette expérimentation ? – confrontation sensorielle avant tout, quasi phénoménologique, s’amorçant par une épochê faisant fi de tout pré-jugé, se dessine un portrait contrasté de l’Occident, ou plutôt de la situation d’un « Occidental » (fatalement : on vient de quelque part) en terre d’Occident (en crise). Cette « lecture » ne concerne pas seulement les essais, mais aussi les œuvres fictionnelles, ces dernières, néanmoins, étant diffractées par leur portée allégorique.
L’approche pas à pas, qui essaie de ne pas trop catégoriser les intuitions gracquiennes, respecte de surcroît le goût de Gracq pour les lectures patientes et mûries au fil des pages. Méthode herméneutique prônée par Jauss. Gracq nous y invite. Il a toujours plus ou moins blâmé les exégèses trop assurées, qui plaçaient dans des cases ses écrits.
Ce n’est pas malmener l’analyse que de dévoiler d’entrée de jeu la vision qu’a Gracq de l’Occident. Ce dernier, comme on le sait, n’est ni un révolutionnaire, ni un trancheur abstrait découpant la réalité en membres absolument circonscrits. La vie est complexe. Gracq, provincial essentiel, a ce regard circonspect des hommes du terroir. Lucide quant aux effets destructeurs, voire nihilistes, de l’Occident (et son périple assez bref, en 1970, dans le Nouveau Monde apporte matière à réflexion), il ne condamne pas brutalement la modernité, même éradicatrice (par exemple le bocage de son pays), et y voit même des avantages particuliers (l’abattage des haies, parfois, découvre de larges horizons où le regard tend – le thème de l’attente, très occidentale – Gracq était hanté par le mythe du Graal – est récurrent dans son œuvre).
L’auteur du Beau Ténébreux – roman qui se termine par un suicide logique - est un homme sans apparente tragédie : comme l’anarque jüngérien, il trouve sa place dans un système avec lequel il n’entretient pas des affinités particulièrement chaleureuses (et il en est ainsi, par exemple, de sa « vocation » de professeur, et des distances qu’il a ménagées durant l’Occupation allemande, ne s’engageant ni dans la Collaboration, ni dans la Résistance, découvrant avec délice le roman d’un lieutenant (promu capitaine) ennemi, Jünger, et pourtant, ayant parfaitement rempli son devoir d’officier de brigade durant l’épisode de la « poche de Dunkerque », son idéal de société étant, du reste, la Venise de Tiepolo). Il n’est pourtant pas d’un autre temps (il n’éprouve aucun regret poignant de son enfance, même si ses descriptions laissent passer une certaine tendresse), mais il n’est pas pour autant du nôtre, il est, comme Nietzsche, intempestif. Il est un observateur attentif, essayant de comprendre à sa manière (qui est celle d’un poète), et de jouir de l’existence, surtout en contemplatif (ce qui suffit à le mettre en retrait d’un monde qui privilégie l’action et l’asservissement aux faits). C’est un écrivain « désengagé », mais il trouve dans une autre dimension, supérieure, un télos, une issue à une civilisation occidentale, qu’il juge, dans le fond, dévitalisée, décadente, en crise.
En effet, à mesure qu’on le lit et qu’on le relit, on s’aperçoit (et c’est ce qu’il faudra démontrer) qu’il s’efforce, plutôt que de juger, de trouver une autre voie d’assomption de l’Occident. On a déjà évoqué celle de l’errance raisonnée (comme Rimbaud cultivait le dérèglement raisonné de tous les sens), exploration qui est plus sensorielle qu’intellectuelle - more geometrico. A l’occasion de ces parcours initiatiques (l’initiation étant un concept capital, qui renoue avec les vieilles traditions européennes, d’Ulysse à Dante), il se place en situation de corps à corps avec le grain du monde, avec la roche, la terre, l’ombre et le soleil, mais aussi avec le tissu des villes et des villages. Il semble revenir, pour ainsi dire, aux expériences des « théologiens » présocratiques, qui cherchaient le logos du monde dans les transformations de la physis. Gracq est un géographe, un « scientifique », mais, comme Jünger prisait l’entomologie « esthétique » et initiatique, non celle des champions de l’éprouvette et des équations, lui est ce ces géographes qui auscultent les os et les chairs de notre pays, ou plutôt des pays, surtout ceux de France, des Causses, du Cézallier, des Landes, de Bretagne etc., en alchimiste du verbe. Il transforme le matériaux opaque, qu’il a vu à l’occasion d’une exposition sur l’Or des Incas, en or étincelant. Et, à cette aune, il sort de l’Histoire (assez pipée, selon ses critiques quasi voltairiennes) pour entrer dans un mode d’existence qui ressemble étrangement à ce que Heidegger nomme l’éclaircie de l’être, la clairière.
Aussi s’agit-il de distinguer deux « Occidents » (sans parler de l’Europe, dont la signification est différente, mais, encore une fois, Gracq se garde bien d’élargir ses réflexions à de larges concepts assez enivrants, pour rester dans la sphère de son expérience). Un Occident qui semble peu pourvoyeur de sens, et un autre, qu’il tente de « créer », de susciter, à la suite ou en concomitance d’autres chercheurs (ou « travailleurs », pour reprendre encore une fois une expression rimbaldienne). Ce n’est certes pas une connaissance intérieure (et l’intériorité de l’homme se doit, dorénavant, après la mise en péril de la notion même de personne, d’être justifiée – à vrai dire, cette dimension n’existait guère avant Socrate), à la manière d’un Nerval, dont il emprunte l’approche erratique, mais avec lequel il ne partage pas – ou rarement - le sentier vital du rêve (et pourtant, Gracq n’a jamais renié le surréalisme, dont il essaie de retrouver le souffle), mais une confrontation extérieure, susceptible de modeler un autre homme, contemplatif, attiré par la beauté et l’éclair du monde, pour ainsi dire une nouvelle gnose. Le parallèle avec Jünger, paraît séduisant, auquel il faut cependant retirer toute la portée mystique et divine (Gracq n’éprouvant aucune dilection pour les mystères sacrés).
Pour autant, Gracq, comme Jünger (et c’est un trait qui contredit la logique « démocratique » - au sens littéral – de l’Occident moderne, y compris dans les régime « totalitaires », fascistes ou communistes), ne placent leur foi que dans l’existence d’une élite, ou, tel un Stendhal scrutant un avenir prochain (soit 1880, ou 1930), dans l’émersion de la masse liquéfiée, ou de l’oubli mémoriel, d’ un cercle de happy few capable de retrouver la Lettre.
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Un antidote au nihilisme contemporain
Les incessants petits miracles poétiques de Ernst Jünger !
Frédéric Andreu
L’imaginaire est le seul espace qui ne soit pas mécanisable; c’est par lui que la vie peut retrouver sens et saveur. Le regard « micro-cosmique » qui hante les pages du journal et des romans allégoriques d'Ernst Jünger (cf. Les Affiches n°101/102, déc. 2023) contribue à nous faire comprendre les grandes choses par les petites. Entre les échelles, l’œuvre de Jünger est puissance vibratoire; elle poétise aussi bien les êtres que les enjeux philosophiques. Penché sur l’irisation d’une aile de Cicindèle, le balancement d’un arbre au vent ou la réverbération d’un rêve, Jünger explore les prismes du visible que le scientifique rejette par procédure ou aveuglement. « La lune s’était levé et dans sa clarté je m’abandonnais aux pensées qui nous assaillent quand nous nous enfonçons dans l’incertain » écrit-il dans les Falaises de Marbre. Éloge de la rêverie associative !
L’œil de Jünger est celui d’un aigle quand sa prose est une maraude d’abeilles qui investit sans cesse les mondes contenus dans le monde; l’univers visible, mais aussi les ultraviolets et les infrarouges que la distanciation intérieure rend palpable, cette forêt où seules les abeilles poétiques peuvent s’aventurer. On comprend dès lors pourquoi certaines phrases de Jünger vous grimpent dessus, parfois à votre insu, pour voyager avec vous comme des insectes sur votre veston et devenir autant de broches d’or de la pensée. La prose de Jünger peut être qualifiée de « magnétique ».
Enchanté et enchanteur, Ernst Jünger n’en est pas moins lucide son temps. Le patriote, le soldat, l’écrivain et le voyageur sont d’une extrême lucidité. La technophilie exacerbée de Jünger laisse peu à peu place au retrait souverain. En effet, Jünger comprend que la technique, loin de servir l’homme, se sert en réalité de lui. Jünger n’est donc pas un « doux rêveur ». Quand il prend conscience que l’homme moderne est arrivé après la bataille, il prend recours dans les « forêts ». Ce retrait peut prendre des formes diverses, le voyage, l’imaginaire, la lecture, la méditation. « Nous nous absorbions de plus ne plus profondément dans le mystère des fleurs et leurs calices nous apparaissaient plus grands, plus radieux que jamais ».
En fait, la modernité réduit l’homme a être un ouvrier spécialisé de forces qui le dépassent. « Nous vivons en des temps qui ne sont pas dignes de l’œuvre d‘art » (Le Problème d’Aladin). « Le tissu des peuples est devenu fragile ». En effet, « des forces titanesques, sous un déguisement technicien, sont ici à l’œuvre. Où Zeus ne trône plus, les couronnes, les sceptres et les frontières n’ont plus de sens » s’écrit-il encore.
Comme le rêve qu’il habite et la beauté qu‘il courtise, Jünger est parfois un auteur mystérieux et insaisissable. Militaire exalté de la Première Guerre Mondiale, il est anti-nazi dès l’arrivée de Hitler et « sa bande » au pouvoir. Au cours d’une mission dans le Caucase, il apprend l’existence des meurtres de masse de civil, il écrit dans son journal : « Je n’éprouve alors plus que dégoût pour les uniformes et les décorations dont j’avais tant aimé l’éclat ».
Son amitié avec les mythes anciens pourrait faire de lui un « païen », pourtant, au temps le plus oppressant de la guerre, il ne quitte pas la Bible des yeux; sur le tard, il se convertira même au catholicisme. Mais ne devient pas pour autant une grenouille de bénitier: « Mon église », c’est l’œuvre d’art et ses « suprêmes trouvailles ». En fait, le nihilisme (la tristesse de nos âmes faites pour la joie) lui apparaît comme l’effet d’une guerre métaphysique, celle que livrent les titans aux dieux.
Jünger constate que nos libertés et nos arts sont devenus carcéraux. A l’endroit des titans et des cyclopes, il parle de « déguisement ». Ces derniers occupent le sacré, le vivant et l’espace quotidien des hommes. La mythologie grecque les décrit comme des entités primales, brutales et mécaniques échappés du Tatare où les avaient enfermé les dieux, d’où la guerre qu’ils livrent contre toute présence divine.
Grâce à Jünger, on prend donc conscience du pouvoir technocratique des titans quand on mesure l’entrisme de l’Art Conceptuel dans les instances officielles du pouvoir. Les « installations » d’œuvres bidulaires et logotypiques, basées sur le slogan, la sidération et la confusion cognitive, prennent d’assaut nos places publiques et transforment certains de nos musées, « temples des muses », en gymnases pour titans déchaînés. Les lois de l’harmonie et de la raison, les limites naturelles, sont clairement ciblées, investies, retournées. Le terme de « déguisement » parodique n’est pas usurpé quant à ces artefacts subversifs qui n’ont d’art que le nom. « Là où même Aphrodite pâlit, on tombe à des mélanges sans foi ni raison »...
13:37 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ernst jünger, littérature, littérature allemande, lettres, lettres allemandes | |
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Gustave de Beaumont et le féminisme américain
Nicolas Bonnal
Le féminisme américain est le mieux équipé et le plus dangereux du monde. La victoire de Trump l'a empêché de mettre fin à la question sexuelle (dixit Philippe Muray) qui est son obsession depuis des lustres. Abolir l’homme et la femme au passage est son rêve. Après il faut mener une croisade d’extermination à travers le monde. Comme disait la candidate démocrate: abortion ! Ce serait comique si l’industrie éducative et tous les médias occidentaux n’étaient obsessionnellement aussi AUX ORDRES.
Tant pis, on y passera.
Rappelons Todd encore :
« Le conflit entre le monde anglo-saxon et le monde arabo-musulman est profond. Et il y a pire que les prises de position féministes de Mmes Bush et Blair concernant les femmes afghanes. L'anthropologie sociale ou culturelle anglo-saxonne laisse apparaître quelques signes de dégénérescence (…). Si une science se met à distribuer des bons et des mauvais points, comment attendre de la sérénité de la part des gouvernements et des armées ? ».
J’ai déjà cité le compagnon de voyage de Tocqueville qui passionne plus Karl Marx que Tocqueville ! Dans sa célèbre étude sur la question juive le grand Karl cite le passage suivant (c’est comme ça que j’ai découvert Beaumont) :
« …tout individu peut, sans aucune préparation ni étude préalable, se faire homme d'église. Le ministère religieux devient une carrière dans laquelle on entre à tout âge, dans toute position et selon les circonstances.
Tel que vous voyez à la tête d'une congrégation respectable a commencé par être marchand ; son commerce étant tombé, il s'est fait ministre ; cet autre a débuté par le sacerdoce, mais dès qu'il a eu quelque somme d'argent à sa disposition, il a laissé la chaire pour le négoce. Aux yeux d'un grand nombre, le ministère religieux est une véritable carrière industrielle. »
Mais Beaumont est un humaniste progressiste et il voit la vérole partout dans la vieille civilisation ; voici ce qu’il raconte (au sens propre) à propos du mariage à l’européenne, à la française notamment, qui débouche sur le cocuage (on le savait depuis Molière…) :
« En Europe, dit le voyageur, tout est souillure et corruption !... Les femmes y sont assez viles pour se vendre, et les hommes assez stupides pour les acheter. Quand une jeune fille prend un mari, ce n'est pas une âme tendre qu'elle cherche pour unir à la sienne, ce n'est pas un appui qu'elle invoque pour soutenir sa faiblesse ; elle épouse des diamants, un rang, la liberté : non qu'elle soit sans cœur ; une fois elle aima, mais celui qu'elle préférait n'était pas assez riche. On l'a marchandée ; on ne tenait plus qu'à une voiture, et le marché a manqué.
Alors on a dit à la jeune fille que l'amour était folie ; elle l'a cru, et s'est corrigée ; elle épouse un riche idiot... Quand elle a quelque peu d'âme, elle se consume et meurt. Communément elle vit heureuse. Telle n'est point la vie d'une femme en Amérique. Ici le mariage n'est point un trafic, ni l'amour une marchandise ; deux êtres ne sont point condamnés à s'aimer ou à se haïr parce qu'ils sont unis, ils s'unissent parce qu'ils s'aiment. »
Mais venons-en à la femme américaine :
« Le trait le plus frappant dans les femmes d'Amérique, c'est leur supériorité sur les hommes du même pays. »
Beaumont va opposer le matérialisme masculin à l’idéalisme féminin (qui va déboucher sur un féminisme éradicateur) :
« L'Américain, dès l'âge le plus tendre, est livré aux affaires: à peine sait-il lire et écrire qu'il devient commerçant ; le premier son qui frappe son oreille est celui de l'argent ; la première voix qu'il entend, c'est celle de l'intérêt ; il respire en naissant une atmosphère industrielle, et toutes ses premières impressions lui persuadent que la vie des affaires est la seule qui convienne à l'homme.
Le sort de la jeune fille n'est point le même ; son éducation morale dure jusqu'au jour où elle se marie. Elle acquiert des connaissances en histoire, en littérature ; elle apprend, en général, une langue étrangère (ordinairement le français) ; elle sait un peu de musique. Sa vie est intellectuelle ».
Le mariage US n’est pas un rêve du tout :
« Ce jeune homme et cette jeune fille si dissemblables s'unissent un jour par le mariage. Le premier, suivant le cours de ses habitudes, passe son temps à la banque ou dans son magasin; la seconde, qui tombe dans l'isolement le jour où elle prend un époux, compare la vie réelle qui lui est échue à l'existence qu'elle avait rêvée. Comme rien dans ce monde nouveau qui s'offre à elle ne parle à son cœur, elle se nourrit de chimères, et lit des romans. Ayant peu de bonheur, elle est très religieuse, et lit des sermons. Quand elle a des enfants, elle vit près d'eux, les soigne et les caresse ».
Sans télé et sans frigo, on en est déjà au couple QUI NE SE PARLE PAS (vive Ionesco finalement…) :
« Ainsi se passent ses jours. Le soir, l'Américain rentre chez lui, soucieux, inquiet, accablé de fatigue; il apporte à sa femme le fruit de son travail, et rêve déjà aux spéculations du lendemain. Il demande le dîner, et ne profère plus une seule parole; sa femme ne sait rien des affaires qui le préoccupent; en présence de son mari, elle ne cesse pas d'être isolée. L'aspect de sa femme et de ses enfants n'arrache point l'Américain au monde positif, et il est si rare qu'il leur donne une marque de tendresse et d'affection, qu'on donne un sobriquet aux ménages dans lesquels le mari, après une absence, embrasse sa femme et ses enfants; on les appelle the kissing families… ».
L’Américaine est plus philosophe et aussi plus manipulatrice et éveillée que la Française. Victorien Sardou, idole et modèle oublié de Hitchcock (voyez mon livre sur la femme chez Hitchcock) l’a génialement montré dans son théâtre. Gare aux belles Américaines !
Beaumont sur ces différences (la Française va rattraper son retard, revoyez la scène d’A bout de souffle avec Melville-Parvulesco…) :
« En France, une jeune fille demeure, jusqu'à ce qu'elle se marie, à l'ombre de ses parents: elle repose paisible et sans défiance, parce qu'elle a près d'elle une tendre sollicitude qui veille et ne s'endort jamais; dispensée de réfléchir, tandis que quelqu'un pense pour elle; faisant ce que fait sa mère; joyeuse ou triste comme celle-ci, elle n'est jamais en avant de la vie, elle en suit le courant: telle la faible liane, attachée au rameau qui la protège, en reçoit les violentes secousses ou les doux balancements. »
L’Américaine est libre donc éveillée :
« En Amérique, elle est libre avant d'être adolescente ; n'ayant d'autre guide qu'elle-même, elle marche comme à l'aventure dans des voies inconnues. Ses premiers pas sont les moins dangereux ; l'enfance traverse la vie comme une barque fragile se joue sans périls sur une mer sans écueils. »
La raison devient une arme féminine :
« Mais quand arrive la vague orageuse des passions du jeune âge, que va devenir ce frêle esquif avec ses voiles qui se gonflent, et son pilote sans expérience ?
L'éducation américaine pare à ce danger: la jeune fille reçoit de bonne heure la révélation des embûches qu'elle trouvera sur ses pas. Ses instincts la défendraient mal: on la place sous la sauvegarde de sa raison; ainsi éclairée sur les pièges qui l'environnent, elle n'a qu'elle seule pour les éviter. La prudence ne lui manque jamais. »
Ceci dit après le grand amour la condition féminine est à désespérer (revoyez les Oiseaux en ce sens, l’extraordinaire personnage de Susan Pleshette):
« Aux yeux de l'Américain, la femme n'est pas une compagne, c'est une associée qui l'aide à dépenser, pour son bien-être et son confort, l'argent gagné par lui dans le commerce.
La vie sédentaire et retirée des femmes, aux États-Unis, explique, avec les rigueurs du climat, la faiblesse de leur complexion ; elles ne sortent point du logis, ne prennent aucun exercice, vivent d'une nourriture légère ; presque toutes ont un grand nombre d'enfants ; il ne faut pas s'étonner si elles vieillissent si vite et meurent si jeunes.
Telle est cette vie de contraste, agitée, aventureuse, presque fébrile pour l'homme, triste et monotone pour la femme ; elle s'écoule ainsi uniforme jusqu'au jour où le mari annonce à sa femme qu'ils ont fait banqueroute ; alors il faut partir, et l'on va recommencer ailleurs la même existence. »
Cela produit des caractères d’airain et républicains :
« Cette liberté précoce donne à ses réflexions un tour sérieux, et imprime quelque chose de mâle à son caractère. Je me rappelle avoir entendu une jeune fille de douze ans traiter dans une conversation et résoudre cette grande question : « Quel est de tous les gouvernements celui qui de sa nature est le meilleur ? » -- Elle plaçait la république au-dessus de tous les autres…. ».
Voyez la fillette des Oiseaux toujours, jouée par la géniale Veronica Cartwright (Alien, les Sorcières d’Eastwick…) : elle défie les codes et attaque le modèle démocratique !
Le mariage est plus une prison en Amérique qu’en France:
« En Amérique, cette liberté, sitôt donnée à la femme, lui est tout-à-coup ravie. Chez nous, la jeune fille passe des langes de l'enfance dans les liens du mariage; mais ces nouvelles chaînes lui sont légères. En prenant un mari, elle gagne le droit de se donner au monde; elle devient libre en s'engageant. Alors commencent pour elle les fêtes, les plaisirs, les succès. En Amérique, au contraire, la vie brillante est à la jeune fille; en se mariant, elle meurt aux joies mondaines pour vivre dans les devoirs austères du foyer domestique. »
Beaumont souligne la vertu de la femme américaine, moins entraînée à la bagatelle que la française pour des raisons diverses qui n’ont rien à voir avec le puritanisme dénoncé par tous nos ilotes :
« En Amérique, tout le monde travaille, parce que nul n'apporte en naissant de grandes richesses, et l'on n'y connaît point la funeste oisiveté des garnisons, parce que ce pays n'a point d'armée.
Les femmes échappent ainsi aux périls de la séduction: si elles sont pures, on ne saurait dire qu'elles sont vertueuses; car elles ne sont point attaquées.
Il est d'ailleurs un élément de corruption, puissant dans les sociétés d'Europe, et qui ne se rencontre point aux États-Unis: ce sont les oisifs nés avec une grande fortune, et les militaires en garnison. Ces riches sans profession et ces soldats sans gloire n'ont rien à faire: leur seul passe-temps est de corrompre les femmes… ».
Prude, cultivée, pessimiste, la femme US est une dangereuse machine de guerre humanitaire qui va se déchaîner lors de la guerre de Sécession (et avant bien sûr).
On se consolera avec notre Balzac qui écrit dans la Femme de trente ans :
« Vous honnissez de pauvres créatures qui se vendent pour quelques écus à un homme qui passe, la faim et le besoin absolvent ces unions éphémères; tandis que la société tolère, encourage l’union immédiate bien autrement horrible d’une jeune fille candide et d’un homme qu’elle n’a pas vu trois mois durant; elle est vendue pour toute sa vie. Il est vrai que le prix est élevé ! «.
Le mâle blanc était mal parti…
Sources :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Victorien_Sardou
https://classiques.uqam.ca/classiques/beaumont_gustave_de...
https://www.amazon.fr/Hitchcock-femmes-Nicolas-Bonnal/dp/...
https://www.dedefensa.org/article/le-feminisme-us-par-del...
https://www.dedefensa.org/article/balzac-et-la-rebellion-...
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Parution du numéro 484 du Bulletin célinien
Sommaire :
De Destouches à Céline (Montmartre, 1929-1944)
Dans la bibliothèque de Céline (D / 1)
• Laetitia STAUCH-BONART, La Gratitude (Récit d’une trajectoire politique inattendue), Éditions L’Observatoire, 240 p. (21 €). Voir aussi son entretien avec Jean Birnbaum dans le dossier du Monde des livres, “D’une tendance à l’égarement chez les intellectuels” (n° 24975, 18 avril 2025). Chez le même éditeur : Samuel FITOUSSI, Pourquoi les intellectuels se trompent, 272 p. (22 €).
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Brasillach et les souvenirs de la vie transfigurée
par Frédéric Andreu
La magie de l'œuvre de Brasillach tient sans doute au fait qu'elle vient éclairer en nous le matin profond de notre mémoire. Tout se passe comme si les personnages des romans de Brasillach restent assez flou, assez peu précis pour que nous puissions les faire nôtres. Les intégrer à notre étymologie intime.
L'œuvre de Brasillach agit par "attouchements", non par argumentations ; elle ne prouve rien, mais fait éprouver. C'est pourquoi le ressort intime de Brasillach est la nostalgie, notamment de l'enfance.
L'existence d'un "monde auroral" relève aussi de cette beauté à partir de laquelle le sentiment du beau nous apparaît. Martin Heidegger dit que si une chose est belle, elle l'est encore plus à sa naissance. Sans doute que cette proposition philosophique nous aide un peu à mieux apercevoir, sans trop être ébloui par lui, ce mystère auroral qui rode, telle une aura, autour de l'œuvre de Robert Brasillach.
Mais il est encore une autre manière de situer les choses. Un autre octave.
Nous connaissons tous la nostalgie qui nait en nous devant un beau coucher de soleil. Je pense que celle-ci ne pourrait pas naître en nous sans l'existence d'"un soleil qui ne se couche jamais", un astre qui éclaire un monde radicalement différent du nôtre et qui se tient en marge du nôtre tel que l'infra-rouge et l'ultraviolet se tiennent en marge du spectre des couleurs.
L'aurore et le crépuscule, expressions de la dialectique du monde, seraient le reflet brisé d'un autre soleil littéraire, unitaire et merveilleux, qui, lui, ne se couche jamais.
Ce soleil éclairerait un univers où le drame de la vie et de la mort, du soi et des autres, du laid et du beau n'auraient pas lieu. En d'autres termes, une réalité non-dialectique.
Pour être d'essence métaphysique, ce monde n'est pour autant pas posé sur un nuage. Il n'a rien à voir avec une de ses promesses de libération sous "bonne conduite" telle qu'on en trouve dans le catéchisme des religions cléricales. Ce salut là est en l'Homme. Inscrit dans le secret du coeur, dans l'"Immédiatement" (pour reprendre le titre d'un ouvrage de Dominique de Roux) de la vie intime. C'est à dire sans médiation (mécanique, cléricale ou encore conceptuelle). Il est fait pour les vivants, pas pour les morts. Pour les émerveillés et pas forcement pour les ascètes et les fous de Dieu. "Le surnaturel n'est rien d'autre que le naturel dévoilé" nous rappelle Émilie Dickinson. Tel est exactement le sens de mon propos.
Dans les conceptions anciennes du monde dont les mythologies sont les vestiges, l'univers était perçue comme épiphanie d'un monde parfait. Le monde était perçu comme un "reflet" d'un autre monde. Il semble que le Dieu unique "cause première" des philosophes nous maintienne à distance de ce dévoilement suprême. Qu'il a ouvert dans notre culture comme une sorte de "fausse fenêtre" qui nous empêche de voir le monde comme le projet même de sa propre transfiguration en nous enfermant dans un théâtre neuronal. D'éminents penseurs considèrent même que la théologie chrétienne contiendrait le germe de ce processus de désenchantement du monde.
Je ne sais que penser de cette affirmation peut être un peu péremptoire. Comme peut être péremptoire aussi l'idée que cette fausse fenêtre sert en définitive les intérêts de pouvoirs oligarchiques.
Tout cela relève de l'excès. Qu'une religion contienne un dispositif est certes une chose démontrée depuis Agamben, mais affirmer que la série des religions, doctrines et universalismes philosophiques d'essence biblique serviraient in fini un dispositif oligarchique tient sans doute du complotisme.
Mais il y a plus que cela. Le monde transfigurique dont le légendaire brasillachien contiendrait une sorte de "reliquat", nous est devenu étranger car nous ne le pensons plus par rapport à une société de type organique. L'organique peut encore avoir l'intuition du trans-organique, source de nos religions natives et du matin profond de notre âme européenne.
La société de type mécanique qui est la nôtre, de plus en plus réduite à une société d' "individus" atomisés où l'individualisme est la règle, est incapable de penser autre chose que l'individu et l'économie. Elle ne peut donc comprendre qu'elle fut d'abord transorganique avant de devenir organique, puis enfin mécanique. Elle n'a aucune intuition de sa chute. Il n'y en que dans les lisières dorées de notre compréhension ordinaire que l'on peut comprendre que le souvenir d'un beau moment de notre enfance est un reflet d'une nostalgie d'un niveau plus fondamentale de l'être, la nostalgie d'un monde non déchu, ce "royaume qui n'est pas de ce monde" annoncé par Jésus-Christ à Ponce Pilate.
La société de type mécanique, globalisée, métissée de force, entame aujourd'hui sa phase de décomposition cadavérique. Elle est trop absente à elle-même, trop individuo-centrée pour parvenir à produire autre chose que des expériences du grand laboratoire économique.
Pays où ces sciences exactes sont reines, la France m'apparaît en outre celui où le système de gouvernement est le plus mécanique du monde. La république centralisatrice est pour moi celui qui est parvenu le plus à éradiquer les nappes phréatiques de la vie réelle. Ce système importé des Etats-Unis a érigé une fausse fenêtre, les droits de l'homme abstrait, en dogme. Deux cents ans après son arraisonnement du continent européen par sa face ouest (la France) le laïcisme, le droitdelhommisme révèlent aujourd'hui ce pourquoi il a été fondé : promouvoir ouvertement le mélange des races, le melting-pot au profit d'un petite caste de nantis, qui elle, ne se métisse pas.
La société mécanique et conflictuelle qu'elle est en voie de créer rend la société sourde et aveugle au monde trans-organique. Elle a été crée pour cela. Pour nous transformer en anesthésistes-anesthésiés. En consommateurs-producteurs incapables de nostalgie. Ce n'est pas un hasard si les "contes merveilleux" tel que Cendrillon ou Blanche Neige et les Sept Nains sont des récits aujourd'hui réservés à la prime enfance.
Lorsque les frères Grimm parcouraient les campagnes de la Thuringe entre 1800 et 1815, ces contes étaient encore, dans certaines vallées transmis à toute la communauté et non aux enfants. Ils étaient transmis comme des contes initiatiques et non de vulgaires superstitions. A noter qu'en 1945, les forces d'occupation alliées interdirent la publication des contes de Grimm invoquant la violence qu'ils contiendraient. Il est sûr que les forces qui écrasèrent des millions de citoyens sans défense sous des tapis de bombes, avaient eut le culot de désigner quelques légendes comme responsables de violence.
Dans le roman Comme le temps passe, Brasillach n'est pas loin de ce "matin profond" de notre conscience quand il intuitionne qu'"il y eut un temps les animaux parlaient aux hommes". Il évoque ce merveilleux des contes où les grenouilles parlent aux princesses.
De tels passages, étrangers à toute emprise théorique, ne sont pas rares chez Brasillach. Dans les Sept Couleurs (autre roman de Brasillach), la rencontre entre le réel et le suréel éclate au grand jour. Au début du récit, Catherine et son compagnon visitent un cimetière situé dans un ville parisienne, Charonne. Lorsqu'ils rencontrent de manière totalement inopinée, leur "double légendaire"... Ceux ci les surprend en train de lire l'épitaphe d'une tombe. Il n'est peut être pas un hasard si cette tombe est celle du secrétaire de Robespierre.
Les deux protagonistes essayent de déchiffrer les inscriptions de cette tombe lorsqu'un petit garçon les accoste.
Lecteurs ! comment mieux faire résonner ensemble l'histoire et le légendaire ? Sinon en organisant la rencontre de la froideur de l'historique la plus guillotinante qui soit (une tombe, en lien avec Robespierre) avec le "petit garçon de la légende".
Évidement, tant que nous croyons que le monde des fées et des princesses est issu de l'imaginaire comme si l'imagination était la folle du logis, nous n'avons aucune chance de comprendre l'importance crucial de l'œuvre de Brasillach.
C'est à peine si l'auteur de cette oeuvre peut à la rigueur servir de bannière de ralliement afin se s'opposer symboliquement à des groupuscules qui s'en servent, eux, généralement sans l'avoir lu, à un épouvantail idéologique. Il vaut mieux faire parti des premiers que des seconds, mais il faut mieux encore garder à l'esprit que ce bas-monde des oppositions contradictoires n'existent que par rapport à leur "transfiguration".
Le monde merveilleux des légendes que Brasillach fait miroiter dans nos yeux de lecteurs n'est pas qu'un simple carré de sable pour enfant. Il pourrait bien contenir les balises vivantes conduisant à un autre monde. Cette promesse que l'univers physique n'existe qu'en vue de sa transfiguration. Cette révolution là est la moins sanglante du monde.
Frédéric Andreu.
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Albert Camus et la prostration du Français
Nicolas Bonnal
On sait que Camus aura beaucoup souffert du carcan scolaire. Le redécouvrir c’est le lire en oubliant le fatras idéologique (Résistance, Vichy, décolonisation, communisme, absurde…) qui l’accompagne, certes en le remettant aussi à sa modeste – modeste mais indispensable - place. Car il ne faut pas oublier que sa mort accidentelle aura arrangé tout le monde, surtout à gauche. Certains le voyaient mal tourner alors.
J’ai eu comme ça un besoin de relecture étant resté sur des souvenirs lumineux et surpris (on se doute qu’il n’était pas a priori ma tasse de thé). Mais en le triangulant avec le roman noir américain (même froideur glaciale, même prison de fer que chez Chandler), avec Céline et avec les réflexions du maître communiste Henri Lefebvre, inspirateur de Debord et découvreur de la vie ordinaire qui allait décapiter tous les mouvements politiques (car quel mouvement politique voudrait nous en arracher à cette vie ordinaire ?) ; en relisant d’une manière behaviouriste L’Etranger par exemple, en le considérant comme un documentaire social et non comme une « allégorie » (les pages de Wikipédia sont ridicules, abjectes même) et en se rappelant que notre bon esprit fut surtout un découvreur de Dostoïevski, on arrive à de curieuses observations.
Rappelons au passage que si Visconti a raté l’adaptation cinéma de L’Etranger, il a très bien réussi celle de D’Annunzio (L’Innocent est son chef-d’œuvre), ou celle des Nuits blanches de Dostoïevski, ce qui montre que n’importe quel maître du dix-neuvième siècle est plus présent, moderne et contemporain que toutes les babioles du vingtième siècle.
Je n’ai pas trop envie de reprendre le lien entre La Peste et le Covid. Il est déjà trop éculé et trop évident, même si La Peste annonce et décrit le pouvoir moderne et la banalité de son mal et de ses méthodes qui ont été vues par Jouvenel à la même époque (que L’Etranger) dans ses analyses sur la démocratie totalitaire.
Mais prenons le début tout de même; c’est ce Camus célinien qui me surprend:
« Dans notre petite ville, est-ce l'effet du climat, tout cela se fait ensemble, du même air frénétique et absent. C'est-à-dire qu'on s'y ennuie et qu'on s'y applique à prendre des habitudes. »
Comparons ici :
« Au lit ils enlevaient leurs lunettes d’abord et leurs râteliers ensuite dans un verre et plaçaient le tout en évidence. Ils n’avaient pas l’air de se parler entre eux, entre sexes, tout à fait comme dans la rue. On aurait dit des grosses bêtes bien dociles, bien habituées à s’ennuyer… »
Le style de Céline reste incomparable mais l’effet est le même.
Impitoyable, Camus observe aussi – toujours au début de La Peste donc :
« Mais, très raisonnablement, ils réservent ces plaisirs pour le samedi soir et le dimanche, essayant, les autres jours de la semaine, de gagner beaucoup d'argent. Le soir, lorsqu'ils quittent leurs bureaux, ils se réunissent à heure fixe dans les cafés, ils se promènent sur le même boulevard ou bien ils se mettent à leurs balcons. Les désirs des plus jeunes sont violents et brefs, tandis que les vices des plus âgés ne dépassent pas les associations de boulomanes, les banquets des amicales et les cercles où l'on joue gros jeu sur le hasard des cartes. »
La suite résonne comme du Henri de Man :
« On dira sans doute que cela n'est pas particulier à notre ville et qu'en somme tous nos contemporains sont ainsi. »
La banalité du mal moderne se manifeste partout :
« Ce qu'il fallait souligner, c'est l'aspect banal de la ville et de la vie. Mais on passe ses journées sans difficultés aussitôt qu'on a des habitudes. »
La presse, l’information ? On lit ceci plus loin :
« Les journaux, naturellement, obéissaient à la consigne d'optimisme à tout prix qu'ils avaient reçues. À les lire, ce qui caractérisait la situation, c'était « l'exemple émouvant de calme et de sang-froid » que donnait la population. »
La presse n’est là que pour programmer sur ordre. Dont acte.
Les crétins font donc de La Peste un produit allégorique sur Vichy et la Shoah. En réalité on est plus proche d’Ionesco-Beckett, de ce désespoir, devant la vie et les hommes modernes, qui a saisi les écrivains au lendemain de la seconde guerre mondiale: et Camus finit par douter de la réalité des hommes qui l’entourent. On est ici au début – début épouvantable – de L’Etranger, quand il veille notre héros (meurt et sot comme racines) le cadavre de sa mère (il n’est donc pas si abominable que cela, il est prostré et fatigué de réagir, comme le froncé sous Macron) :
« Je les voyais comme je n'ai jamais vu personne et pas un détail de leurs visages ou de leurs habits ne m'échappait. Pourtant je ne les entendais pas et j'avais peine à croire à leur réalité. »
En fait avant la télé déjà l’homme moderne ou pour parler comme l’extraordinaire Roderick Seidinger l’homme post-historique doute de la réalité de son prochain, avant même qu’il ne lui parvienne plus que par écran interposé (voyez mon texte sur Nizan et le bourgeois) !
Il fait des observations prosaïques mais objectives notre "étranger":
« Je n'avais encore jamais remarqué à quel point les vieilles femmes pouvaient avoir du ventre. Les hommes étaient presque tous très maigres et tenaient des cannes. Ce qui me frappait dans leurs visages, c'est que je ne voyais pas leurs yeux, mais seulement une lueur sans éclat au milieu d'un nid de rides. Lorsqu'ils se sont assis, la plupart m'ont regardé et ont hoché la tête avec gêne, les lèvres toutes mangées par leur bouche sans dents, sans que je puisse savoir s'ils me saluaient ou s'il s'agissait d'un tic. Je crois plutôt qu'ils me saluaient. »
Retour au boulot avec l’impeccable patron:
« En me réveillant, j'ai compris pourquoi mon patron avait l'air mécontent quand je lui ai demandé mes deux jours de congé: c'est aujourd'hui samedi. Je l'avais pour ainsi dire oublié, mais en me levant, cette idée m'est venue. Mon patron, tout naturellement, a pensé que j'aurais ainsi quatre jours de vacances avec mon dimanche et cela ne pouvait pas lui faire plaisir. »
Atmosphère de gendarmerie… Courteline est passé par là il est vrai… O bureaucratie, ô républiques !
Puis L’Etranger retrouve sa jolie fille, d’ailleurs espagnole, comme tant de gens à Oran et ailleurs. Au lieu de venir râler toute leur vie en République, certains pieds noirs auraient mieux fait de s’y rendre et d’y vivre en Espagne, même « franquiste » ! Bazar politique à part c’était le pays le plus libre et le plus heureux du monde, le moins taxé aussi (il y a des restes…). Vous ne pouvez pas imaginer le bonheur dans un pays où les partis politiques sont interdits. Pas de parti socialiste, communiste, conservateur, républicain, catho, crétin-démocrate, euro-féministe écologiste, national-sioniste ou populiste…
Et ici on découvre une évidence rappelée par Revel dans ses très bonnes Mémoires (le Voleur dans la maison vide) : chaque génération croit avoir inventé la révolution sexuelle. En réalité on se croirait dans les années soixante-dix (les présumées libératoires qui imposèrent surtout avortement, féminisme, implosion familiale) et comment :
« J'ai retrouvé dans l'eau Marie Cardona, une ancienne dactylo de mon bureau dont j'avais eu envie à l'époque.
Elle aussi, je crois. Mais elle est partie peu après et nous n'avons pas eu le temps. Je l'ai aidée à monter sur une bouée et, dans ce mouvement, j'ai effleuré ses seins. J'étais encore dans l'eau quand elle était déjà à plat ventre sur la bouée. Elle s'est retournée vers moi. Elle avait les cheveux dans les yeux et elle riait. Je me suis hissé à côté d'elle sur la bouée. Il faisait bon et, comme en plaisantant, j'ai laissé aller ma tête en arrière et je l'ai posée sur son ventre. Elle n'a rien dit et je suis resté ainsi. »
Après on est plus vie ordinaire que jamais (et alors, René Guénon ? C’est un crime ?), et on parle bronzette et cinoche :
« Sur le quai, pendant que nous nous séchions, elle m'a dit : « Je suis plus brune que vous. » Je lui ai demandé si elle voulait venir au cinéma, le soir. Elle a encore ri et m'a dit qu'elle avait envie de voir un film avec Fernandel. Quand nous nous sommes rhabillés, elle a eu l'air très surprise de me voir avec une cravate noire et elle m'a demandé si j'étais en deuil. »
Atterrissage en douceur mais atterrissage quand même :
« Je lui ai dit que maman était morte. Comme elle voulait savoir depuis quand, j'ai répondu : « Depuis hier. » Elle a eu un petit recul, mais n'a fait aucune remarque. »
Rappelons comme ça en passant les faux scandales liés à la canicule de 2004. Survient la fameuse après-midi sans télé passée à ne rien foutre donc et à mater la rue du balcon puisqu’il n’y a pas de télé :
« J'ai pensé qu'ils allaient aux cinémas du centre. C'était pourquoi ils partaient si tôt et se dépêchaient vers le tram en riant très fort. Après eux, la rue peu à peu est devenue déserte. Les spectacles étaient partout commencés, je crois. Il n'y avait plus dans la rue que les boutiquiers et les chats. »
Là on est dans Guy Debord !
Paragraphe premier du légendaire opus :
« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans la représentation. »
Et comme dit le cinéphile Céline (Le Voyage, toujours), étranger à New York :
« Nous sommes, par nature, si futiles, que seules les distractions peuvent nous empêcher vraiment de mourir. Je m’accrochais pour mon compte au cinéma avec une ferveur désespérée. »
Ensuite il y a le sport et ses supporters :
« À cinq heures, des tramways sont arrivés dans le bruit. Ils ramenaient du stade de banlieue des grappes de spectateurs perchés sur les marchepieds et, les rambardes. Les tramways suivants ont ramené les joueurs que j'ai reconnus à leurs petites valises. Ils hurlaient et chantaient à pleins poumons que leur club ne périrait pas. Plusieurs m'ont fait des signes. L'un m'a même crié : « On les a eus. » Et j'ai fait : « Oui », en secouant la tête. À partir de ce moment, les autos ont commencé à affluer. »
Petite piqure de rappel avec Henri de Man :
« De Man voit aussi l’homogénéisation frapper les esprits grâce aux médias de masse et à l’adoration du sport ou du people. Il parle de sa vision de pavillons de banlieue et leur audition, à ces habitants qu’il croyait bien logés, d’une seule émission :
Tous les habitants de ces maisons particulières écoutaient en même temps la même retransmission. Je fus pris de cette angoisse… Aujourd’hui ce sont les informations qui jouent ce rôle par la manière dont elles sont choisies et présentées, par la répétition constante des mêmes formules et surtout par la force suggestive concentrée dans les titres et les manchettes. »
Retour à Camus. Le troupeau rentre de la promenade et du spectacle :
« La journée a tourné encore un peu. Au-dessus des toits, le ciel est devenu rougeâtre et, avec le soir naissant, les rues se sont animées. Les promeneurs revenaient peu à peu. J'ai reconnu le monsieur distingué au milieu d'autres. Les enfants pleuraient ou se laissaient traîner. Presque aussitôt, les cinémas du quartier ont déversé dans la rue un flot de spectateurs. Parmi eux, les jeunes gens avaient des gestes plus décidés que d'habitude et j'ai pensé qu'ils avaient vu un film d'aventures. Ceux qui revenaient des cinémas de la ville arrivèrent un peu plus tard. Ils semblaient plus graves. »
Après le sport, un peu de cul comme on disait jadis :
« Quand nous nous sommes rhabillés sur la plage, Marie me regardait avec des yeux brillants. Je l'ai embrassée. À partir de ce moment, nous n'avons plus parlé. Je l'ai tenue contre moi et nous avons été pressés de trouver un autobus, de rentrer, d'aller chez moi et de nous jeter sur mon lit. J'avais laissé ma fenêtre ouverte et c'était bon de sentir la nuit d'été couler sur nos corps bruns. »
Maupassant parlait déjà de cette libération sexuelle en Algérie. Et de ce peu de futur aussi qui nous y attendait :
« Et je pensais à ce peuple vaincu au milieu duquel nous campons ou plutôt qui campe au milieu de nous, dont nous commençons à parler la langue, que nous voyons vivre chaque jour sous la toile transparente de ses tentes, à qui nous imposons nos lois, nos règlements et nos coutumes, et dont nous ignorons tout, mais tout, entendez-vous, comme si nous n’étions pas là, uniquement occupés à le regarder depuis bientôt soixante ans…. »
L’Etranger comme métaphore du froncé qui campe ?
Camus a parlé de ces vieux sans réalité, et Maupassant de ces colonisateurs qui ne sont pas là, « comme si nous n’étions pas là… ». J’ai eu cette sensation partout où j’ai vu la « présence française » en voyageant… Ne polémiquons pas.
Mais continuons, comme dirait Sartre :
« Quand elle a ri, j'ai eu encore envie d'elle. Un moment après, elle m'a demandé si je l'aimais. Je lui ai répondu que cela ne voulait rien dire, mais qu'il me semblait que non. Elle a eu l'air triste. Mais en préparant le déjeuner, et à propos de rien, elle a encore ri de telle façon que je l'ai embrassée. C'est à ce moment que les bruits d'une dispute ont éclaté chez Raymond. »
Comme on sait le Raymond en question est encore plus obsédé sexuel que notre meurt-sot et c’est son obsession pour les filles arabes battues qui va amener le drame.
« Mais Raymond m'a demandé d'attendre et il m'a dit qu'il aurait pu me transmettre cette invitation le soir, mais qu'il voulait m'avertir d'autre chose. Il avait été suivi toute la journée par un groupe d'Arabes parmi lesquels se trouvait le frère de son ancienne maîtresse. « Si tu le vois près de la maison ce soir en rentrant, avertis-moi. » J'ai dit que c'était entendu. »
Sur cet incident se rappeler l’essentiel: on va guillotiner un Français de souche qui a tué un arabe. C’est aussi ça L’Etranger, même si tout le monde oublie... Pour le reste Maupassant avait sans doute raison: le froncé se comporte en touriste et en campeur partout où il passe, et il n’a donc rien colonisé sérieusement. Voyez et revoyez Rue cases-nègres, un des derniers chefs d’œuvre de notre cinéma. On voudrait polémiquer mais je n’en ai aucune envie.
Trop espagnole, la pauvre et romantique Marie se fait encore rembarrer :
« Le soir, Marie est venue me chercher et m'a demandé si je voulais me marier avec elle. J'ai dit que cela m'était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle a voulu savoir alors si je l'aimais. J'ai répondu comme je l'avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l'aimais pas. « Pourquoi m'épouser alors ? » a-t-elle dit. »
Pour divorcer. Comme dit Yockey dans son opus monumental, le divorce remplace le mariage.
Rappel : Maupassant évoque aussi dans son conte comique Marroca des souvenirs sexuels hispaniques. L’autre conte à relire est Allouma.
Marie s’enfonce, elle est obligée de s’enfoncer vu l’énergumène postmoderne, post-historique et post-tout qui l’a séduite :
« Après un autre moment de silence, elle a murmuré que j'étais bizarre, qu'elle m'aimait sans doute à cause de cela mais que peut-être un jour je la dégoûterais pour les mêmes raisons. »
Meurt-sot annonce Jean Yanne en fait, celui de Nous ne vieillirons pas ensemble; et c’est Pialat, pas Visconti (le pauvre, car une fois qu’on a enlevé les costumes…) qui aurait du « adapter » comme on dit en novlangue L’Etranger.
Puis on parle de Paris et c’est pittoresque :
« Je lui ai parlé alors de la proposition du patron et Marie m'a dit qu'elle aimerait connaître Paris. Je lui ai, appris que j'y avais vécu dans un temps et elle m'a demandé comment c'était. Je lui ai dit : « C'est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche. »
C’était avant Hidalgo…
Rare allusion heureuse à la belle race méditerranéenne de la rue algérienne :
« Puis nous avons marché et traversé la ville par ses grandes rues. Les femmes étaient belles et j'ai demandé à Marie si elle le remarquait. Elle m'a dit que oui et qu'elle me comprenait. Pendant un moment, nous n'avons plus parlé. »
Céline dit la même chose sur les newyorkaises. Il est plus lyrique naturellement :
« Quelles gracieuses souplesses cependant ! Quelles délicatesses incroyables ! Quelles trouvailles d’harmonie ! Périlleuses nuances ! Réussites de tous les dangers ! De toutes les promesses possibles de la figure et du corps parmi tant de blondes ! Ces brunes ! Et ces Titiennes ! Et qu’il y en avait plus qu’il en venait encore ! C’est peut-être, pensais-je, la Grèce qui recommence ? J’arrive au bon moment ! »
Ces races créoles étaient belles. Mais revenons sur terre :
« Nous allions partir quand Raymond, tout d'un coup, m'a fait signe de regarder en face. J'ai vu un groupe d'Arabes adossés à la devanture du bureau de tabac. Ils nous regardaient en silence, mais à leur manière, ni plus ni moins que si nous étions des pierres ou des arbres morts. »
Le Français qui aime tant moraliser les Américains ferait bien de méditer ces lignes – et celles de Maupassant (inspiré non par Dostoïevski mais comme on sait par Schopenhauer). Métaphore de la pression qui monte L’Etranger?
Après il faut passer à table. Et là on est affamés. J’ai un ami restaurateur à Vézelay qui me dit que son restau est plein à midi dix des fois. Ma sœur confirme pour Monaco. Elle sait aussi que dans plein de bleds en France on ne peut plus dîner. Passées huit heures c’est le couvre-feu annoncé par mon Philippe Muray (avec la fin du sexe) il y a trente ans déjà.
On va voir :
« Quand nous sommes revenus, Masson nous appelait déjà. J'ai dit que j'avais très faim et il a déclaré tout de suite à sa femme que je lui plaisais. Le pain était bon, j'ai dévoré ma part de poisson. Il y avait ensuite de la viande et des pommes de terre frites. Nous mangions tous sans parler. Masson buvait souvent du vin et il me servait sans arrêt. Au café, j'avais la tête un peu lourde et j'ai fumé beaucoup. »
J’ai sympathisé une fois avec un jeune serveur équatorien (un des pays sinistres où j’ai séjourné le moins longtemps en Amérique du Sud) à Côme ; il était impressionné par cette clientèle de retraités qui venait dîner à dix-neuf heures pour se planter ensuite devant Tik Tok ou la télé. Tutti quadrati, m’a-t-il dit en italien dans cette ville alors submergée de migrants et de son et lumière écolo-Bergoglio…
Résultat des courses, on a mangé un peu tôt. Il annonce la France à Macron notre "étranger":
« Masson, Raymond et moi, nous avons envisagé de passer ensemble le mois d'août à la plage, à frais communs. Marie nous a dit tout d'un coup : « Vous savez quelle heure il est ? Il est onze heures et demie. » Nous étions tous étonnés, mais Masson a dit qu'on avait mangé très tôt, et que c'était naturel parce que l'heure du déjeuner, c'était l'heure où l'on avait faim. »
Pas de doute, ils se seraient fait vacciner trente fois pour aller au restau à dix heures…
A l’heure où j’écris je vois une épidémie d’obésité irréelle se produire en Espagne. Mes amis me garantissent que ça se produit aussi en France. Bouffer est un but en soi, pas un moyen, rappelait Shamir à propos des Israéliens.
On a beaucoup parlé des grands auteurs du dix-neuvième siècle. Un peu de Dominique de Fromentin (peintre d’Algérie aussi) :
« Quoiqu'il ne fût pas le premier venu autant qu'il le prétendait, et qu'avant de rentrer dans les effacements de sa province il en fût sorti par un commencement de célébrité, il aimait à se confondre avec la multitude des inconnus, qu'il appelait les quantités négatives. »
Allez, encore une répétition de ce rare plaisir littéraire :
« Pourtant je ne les entendais pas et j'avais peine à croire à leur réalité. »
Ma conclusion ? C’est facile d’accuser l’informatique et la télé. Mon mal vient de plus loin, comme dit Jean Racine.
Sources principales :
http://www.maupassantiana.fr/Oeuvre/Les%20Contes%20de%20M...
https://dissibooks.wordpress.com/wp-content/uploads/2014/...
http://datablock.free.fr/GUY%20DEBORD%20La%20societe%20du...
https://www.ebooksgratuits.com/blackmask/fromentin_domini...
https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/09/19/lecons-liber...
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Barrès et l'arbre de Taine, entre contemplation et action
Claude Bourrinet
Un roman à thèse
Quand Barrès publie Les Déracinés, roman à forte teneur naturaliste, dont la dimension satirique rappelle aussi le Balzac des Illusions perdues, ou, plus proche de lui, le Bel-Ami de Maupassant, paru en 1885, il le conçoit comme un coup de semonce, la sonnerie alerte du tocsin. Premier tome d’une trilogie qu’il groupera sous le titre, qui vaut programme, de Roman de l’énergie nationale, ce récit de la « montée » à Paris de jeunes bacheliers lorrains encouragés par leur professeur de philosophie, M. Bouteiller, illustre jusqu’à ses ultimes conséquences, sordides et démoralisantes, l’état de « décérébration » et de « dissociation » d’une France qui a rompu ses liens charnels avec la terre des ancêtres.
Bouteiller est de ces intellectuels dont Nietzsche parle dans ses Considérations inactuelles. Kantien incantatoire et sermonnant, il symbolise l’homme moderne (dont Kant est le suprême instituteur), cette « araignée au nœud du filet universel », qui détisse (zerspinnt), déchiquète (zerspillert), effiloche (zerfassert), et vaporise le corps social.
Le thème de la Décadence se déploie ainsi, impérieux, en arrière-plan des vicissitudes de personnages symbolisant toutes les hypothèses de vie – ou de survie – de cette fin de siècle fuligineuse, balayant un large spectre social et psychologique, du politicien corrompu, à la prostituée occasionnelle, ou à l’assassin. Comme dans tout roman réaliste, des spécimens humains plongés dans un certain bain précipitent leur destin, le vice, la mort ou, pour les plus favorisés par le sort social, la collusion avec le régime en place. La fin mêle, par une coïncidence temporelle significative, un meurtre sordide dans les fossés de Billancourt, à l’apothéose de Victor Hugo, « la plus haute magistrature nationale », « cadavre héroïque », gisant forcément sublime du Parthénon, et, partant, l’idole des Hussards noirs pour au moins un siècle.
Bourget avait mis peu d’années auparavant la « décadence » à la mode, dont il avait fait la théorie : « […] l’étude de l’histoire et l’expérience de la vie nous apprennent qu’il y a une action réciproque de la société sur l’individu et qu’en isolant notre énergie nous nous privons du bienfait de cette action ». La décadence résulte de la valorisation de l’intérêt individuel aux dépens de l’intérêt collectif. Phénomène de dégénérescence, il s’agit d’une loi aussi bien naturelle qu’humaine.
Dès lors, le rôle du romancier est celui du botaniste « qui observ[e] sept à huit plantes transplantées et leurs efforts pour reprendre racine ». La narration alterne en effet entre récit proprement dit, diégésis, comme disent les savants, et commentaire, ou plutôt analyse. Roman inspiré de la vie réelle de l’auteur, Les Déracinés est une expérimentation, un laboratoire, et tient aussi de l’essai.
L’Axis mundi
L’épisode central du roman est la rencontre de Rœmerspacher, jeune Lorrain solide, étudiant en médecine et en histoire, et de son « père spirituel », Hippolyte Taine, dont il vient d’analyser l’œuvre dans un article profond. Au fil de la conversation, leurs pas les mènent aux Invalides, devant un platane, un « arbre assez vigoureux », « bel être luisant de pluie, inondé de lumière ». Ce monument de la nature est le but habituel des promenades parisiennes de l’auteur des Origines de la France contemporaine. Sa localisation concrète : « exactement celui qui se trouve dans la pelouse à la hauteur du trentième barreau de la grille compté depuis l’esplanade », jure avec l’abstraction universaliste d’un kantisme, qui a certes avec lui la raison, mais pas de corps, donc pas de lieu. Cette précision scrupuleuse a la valeur d’un théorème : n’existe que ce qui occupe un espace circonscrit.
D’ailleurs, certains détails : « grain serré de son tronc », « nœuds vigoureux », évoquent pour Taine des endroits du monde dont la symbolique est attachée à un style de vie : « les roches pyrénéennes », donc la montagne, les situations élevées, d’où l’on a une vaste vue du monde ; « les chênes d’Italie », l’Italie étant, selon Stendhal, un fragment de ciel bleu chu sur la terre, pays des citrons d’or et du bonheur ; de surcroît, puisque l’on se trouve, en imagination, dans la patrie de l’art, cette école de la Renaissance qui incarne le plus la volupté d’exister, la variété chromatique de la beauté, c’est-à-dire « les peintres vénitiens ». Tout permet de suggérer que « cet arbre est l’image expressive d’une belle existence. »
Aux antipodes de cette exaltation vitale, La Nausée, de Sartre offre une vision mélancolique de l’Arbre – bien qu’il soit aussi question, pour lui, d’« exister ». En 1938, celui qui n’est pas encore l’existentialiste que l’on connaît, réplique aussi bien à Barrès qu’à Taine. Il se trouve devant un marronnier (qui paraît bien être un érable). « Assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui [lui] fai[]t peur », il éprouve une sensation qui est en-deçà du langage, le plongeant dans un maelström de déréliction : « Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface ». Et, paradoxalement, il ajoute : « J'étais. » Tout se dissout : « La racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s'était évanoui : la diversité des choses, leur individualité n'était qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité. [...] » « Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu'on s'en rende compte, ça vous tourne le coeur et tout se met à flotter. »
Sartre, pour Julien Gracq, est l’un des chefs de file de ce qu’il appelle la « littérature du Non », le Non à la vie, comme il y a une littérature qui parie sur le monde, sur ses merveilles, ses surprises, ses bonheurs, ses plaisirs, une littérature du Oui. Le marronnier du jardin public s’oppose au platane de l’esplanade des Invalides, comme le nihilisme au vitalisme, ainsi que le trou noir avalant tout, ouvrant sa gueule de néant au milieu de la sarabande scintillante des galaxies.
Une autre réaction, défi que releva Maurras, en 1903, dans la Gazette de France, fut celle d’André Gide qui, dans un recueil d’articles paru au Mercure de France peu de temps avant sous le titre « Prétextes », s’en prenait avec véhémence aux Déracinés ainsi qu’à l’auteur de l’Enquête sur la monarchie. Ce débat virulent est connu sous le nom de Querelle du peuplier.
Maurras, avait côtoyé Barrès en collaborant à La Cocarde, en 1894, et, bien que le premier fût royaliste, tandis que le second persistât dans son républicanisme, ils menaient le même combat pour le « sursaut national ».
Maurras avait posé la question : « A quel moment un peuplier, si haut qu'il s'élève, peut être contraint au déracinement ? » Gide avait fait remarquer bizarrement que le déracinement était au contraire utile à la bonne croissance du peuplier (bien que replanter un peuplier adulte fût peu recommandé, ces essences d’arbres ayant un système racinaire étendu et profond, et les racines risquant d’être endommagée. En outre - et cette conséquence convient très bien aux conclusions de Barrès-, la transplantation peut occasionner un traumatisme violent, et la mort de l’arbre. Gide ajoutait, avec plus de réalisme : « Né à Paris d'un père Uzétien et d'une mère Normande, où voulez-vous, Monsieur Barrès, que je m’enracine ? »
Arbre de Vie
Revenons à Taine. Dans la présentation qu’il fait de son totem vivant, il reprend implicitement des catégories aristotéliciennes. Le platane est de ces êtres dont la « force créatrice » tire la graine vers la lumière du jour. Sa perfection provient de la puissance devenue « acte », qu’il ait été « accomplissement » (energia), ou réalisation (entelechia). Être en « acte », c’est exister. Il est, à ce titre, modèle pour l’homme. En effet, « lui-même il est sa loi, et il l’épanouit…guide pour penser ! »
Lors du retour, Rœmerspacher « remarqu[e] la forte cheville du vieillard, puis observ[e) son mollet assez développé ; il pens[e] qu’il devait être de constitution vigoureuse, d’une solide race des Ardennes, affaibli seulement par le travail, et, pour la première fois, il lui vint à l’esprit de considérer M. Taine comme un animal ».
Le terme « animal » n’est pas péjoratif. D’une part, il s’oppose à la désincarnation kantienne, par la masse d’énergie vitale qu’il enferme. D’autre part, il connote la réalité du lieu que suppose la présence charnelle dans le monde. On rencontre là, bien entendu, le leitmotiv barrésien de la terre, celle des ancêtres, les Ardennes, pour Taine, la Lorraine, pour Barrès. L’homme enté sur son sol natal est similaire à un animal, qui renouvelle sa force vitale au contact du biotope dont il est originaire, et dont il tire toute sa richesse.
Et, comme un animal, l’homme enraciné est au service de l’espèce, du groupe, de la « nation » (au sens que ce vocable prenait au moyen-âge, mais aussi selon une acception moderne, Barrès étant aussi « régionaliste » que nationaliste). Chaque individu n’étant qu’une « feuille » frissonnante, « il serait agréable et noble, d’une noblesse et d’un agrément divins, que les feuilles comprissent leur dépendance du platane et comment sa destinée favorise et limite, produit et englobe leurs destinées particulières ».
Ainsi, comme dans le kantisme, l’individu doit se transcender, mais, contrairement à lui, ce ne sera pas en faveur d’idées universelles, mais plutôt d’une collectivité dont la légitimité tient du temps, de la longue mémoire, et du lieu où sont enterrés ses morts.
Arbre de la connaissance
Toutefois, Maurice Rœmerspacher et son ami, François Sturel, tentant nerveusement de tirer une leçon de cette rencontre, en arrivent-ils à un constat, qui les déconcerte. Taine, géant de la pensée, champion de l’étude austère, qui tient du bénédictin et du rat de bibliothèque, interprète autrement qu’eux le symbole de l’arbre vigoureux. Il présente un « tableau de la vie tout spinoziste ». Certes, la règle du devoir, selon l’Éthique, est claire : « Plus quelqu’un s’efforce pour conserver son être, plus il a de vertu; plus une chose agit, plus elle est parfaite... ». Mais toute la question vient de la définition de l’« agir ».
Le platane, selon l’interprétation qu’on lui accorde si on le considère comme mythème, peut symboliser tout aussi bien l’arbre de la connaissance, que celui de la vie. On sait que les deux arbres coexistent, dans l’Eden. Et si l’on partage l’avis des deux jeunes hommes, qui voient dans Taine un spinoziste, il faut supposer que pour le savant, il s’agit bien du premier.
Rappelons quelle est la fin de l’existence, pour Spinoza. Tout être, quel qu’il soit, n’éprouve de bonheur qu’en accédant à la perfection. Celle-ci consiste dans la conservation de soi suivant sa puissance et sa nature (essence). Plus nous agissons suivant les lois de notre puissance, plus nous sommes parfaits. De sorte que nous éprouvons de la joie.
Or, la perfection dont nous sommes capables correspond à la « réalité» de notre nature, et le « modèle de la nature humaine » est l’homme qui vit sous la conduite de la raison ou le sage. La connaissance est le propre de l’homme.
Pour Spinoza existent trois grands « genres de connaissance » : 1) la connaissance par imagination, qui est inadéquate ; 2) la connaissance par raison, qui est adéquate ; 3) la science intuitive, qui est adéquate aussi et représente le moment le plus parfait du développement cognitif de l’âme.
On trouve dans l’Ethique ces affirmations : « Qui connaît les choses par ce genre de connaissance (le troisième), il passe à la plus haute perfection humaine » (E, V, Prop. 27, Démonstration); « Plus chacun a le pouvoir de ce genre de connaissance, mieux il est conscient de lui-même, c’est-à-dire plus il est parfait et possède la béatitude » ; « Du troisième genre de connaissance naît nécessairement un Amour intellectuel de Dieu » (E, V, Prop. 32, Corollaire).
L’Amour intellectuel de Dieu apporte la béatitude, qui est la transitio la plus intense de notre puissance, la perfection adéquate à notre nature humaine.
Ainsi, par intuition, par connaissance des essences, la nature humaine se reflète-t-elle dans son « modèle » : « Plus grande est la joie dont nous sommes affectés, plus grande la perfection à laquelle nous passons et plus, en conséquence, nous participons de la nature divine »
Nous ne savons pas si Taine a joui de la deuxième connaissance (ce qui est fort probable), ou de la troisième (il n’est pas interdit de le penser). Il a lu Spinoza, il n’est pas ignorant de sa pensée profonde.
L’action vitale
Ce qu’il faut retenir, en l’occurrence, est que, pour le philosophe juif des Pays-Bas, c’est que toute connaissance prend ses racines dans la nature même, en puissance, de notre être.
Peut-être faudrait-il rappeler ce qu’a été la source du rejet nietzschéen du spinozisme, car cette réaction hostile est fort proche de la vision de la perfection que propose Sturel.
Nietzsche découvre Spinoza à Sils Maria, en juillet 1881. D’abord, pour lui, il s’agit d’une révélation lumineuse. Il en est enthousiaste. Il a l’impression de rencontrer un autre lui-même. Il écrit à Overbeck : « Sa tendance générale est la même que la mienne : faire de la connaissance le plus puissant affect».
Mais, dans Par-delà le Bien et le Mal, paru en 1886, il l’attaque violemment. Selon lui, il est de ces penseurs qui ont empoisonné la vie. Dans le deuxième livre du Zarathoustra, il compare les érudits à des araignées préparant le poison, « ils sont habiles, ils ont les doigts experts. Leurs doigts s’entendent à toutes les façons d’enfiler, de nouer et de tisser les fils, ils tricotent les bas de l’esprit. » Le but de Spinoza est de disséquer les passions, pour les éliminer. « L’amour intellectuel de Dieu« est une ruse pour détruire les instincts vitaux.
Et il lui reproche, in fine, ce qui dévalorise le kantisme aux yeux d’un Barrès: ses subtiles spéculations abstraites soumettent l’homme à l’impératif de la morale.
Sturel, qui fait remarquer que le platane pousse « contre les Invalides où repose la gloire de Napoléon », rétorque à Rœmerspacher, qui semble partager la vision de son maître à penser : « « Vivre pour penser », que s’est fixé M. Taine, suppose l’abandon de parties considérables du devoir intégral: « Être le plus possible. » » Et il ajoutera, dans le Tombeau de Napoléon : « C’est bien, […], M. Taine t’a fait panthéiste. Tu regardes la nature comme une unité vivante ayant en elle-même son principe d’action. Moi, j’y vois un ensemble d’énergies indépendantes dont le concours produit l’harmonie universelle. »
Racardot, dans une conférence provocatrice, devant un auditoire goguenard et scandalisé, appellera l’épanchement de ces « énergies indépendantes », d’un nom qui évoque Napoléon : « césariser ». Notion qui peut aller loin. Car, commente le narrateur en suivant les pensées de Sturel : « si l’on coupe la tête à Racadot, à Mouchefrin, on anéantira des cellules très nombreuses qui ont été excitées à la vie par des idées de Sturel. Ce mot de « césariser » de qui Racadot le tient-il ? »
Ce même Racadot avait en effet poussé la logique de François Sturel jusqu’à ses limites. Le Platane de Taine, avait-il souligné ironiquement, avait tué, dans son harmonieux déploiement racinaire, deux de ses congénères, qu’on avait dû abattre. La volonté de puissance, associée à l’inévitable individualisme généré par une société « dissociée », « déracinée », aboutit au darwinisme, à cette loi qui règle les relations vitales des animaux et des végétaux, mais aussi les hommes entre eux. Le mot n’est pas employé, mais l’idée s’impose. En l’absence d’harmonie supérieure subsumant les éléments dont la nature peut s’épanouir et se réaliser dans la télos singulier de chacun, le seul équilibre concevable, mais branlant et temporaire, toujours en voie de dislocation, est la lutte de tous contre tous, le struggle for life, ou la volonté de puissance s’essayant sur la résistance qui l’accroît, ou la diminue, voire la détruit.
Dans cet ordre des choses, la volonté de puissance la plus efficace est celle qui s’impose au vide.
Barrès, pour nous
Tentons, en récapitulant les notions agitées par Barrès, de prendre quelque distance – celle de l’histoire du siècle dernier – pour les jauger.
Sans conteste, les deux seuls personnages qui « réussissent » sont Bouteiller et son acolyte, l’un de ses anciens élèves, Suret-Lefort. Le nouveau député de la République conclue le roman par une boutade, faisant remarquer au second qu’il est manifestement « affranchi » de son accent, « de toute intonation, et, plus généralement, de toute particularité lorraine ». Ces parvenus ont, par des combinaisons nauséabondes et des trafics d’influence, dont le futur scandale de Panama se devine en arrière-plan, conquis une circonscription électorale. Ce n’est pas un hasard si le vainqueur final est un kantien, qui, selon Péguy, aurait les mains propres, sans avoir de mains. Toutefois, les deux compères ont bien des mains, les leurs, qui ne sont pas propres, et celles des électeurs en leurs poches. Dans le royaume des idées creuses et des corps exsangues, ce sont les vampires de la pensée qui l’emportent. Barrès, qui s’est frotté, parfois avec succès, aux élections, sait de quoi il est question : «La vie est une brutale. Nul n’est contraint de se donner à la politique active, mais celui qui s’en mêle ne crée pas les circonstances ; on n’atteint un but qu’en subissant les conditions du terrain à parcourir. » Même si ce « terrain s’avère marécageux, ou ressemble à un cloaque.
Toujours est-il que nos sept héros, sept Rastignac lorrains à l’assaut de la capitale, comme les Sept contre Thèbes, ont lamentablement échoué. Même Sturel a perdu sa « promise » ! Lui-même, si avide d’action, n’a, par snobisme bourgeois, pas su, ou pu, sauver son ancienne maîtresse des griffes de ses assassins. Pire : il va pousser le sophisme jusqu’à les excuser. Car la force des choses veut que l’énergie (et il en faut pour commettre un crime, même contre une belle femme sans défense) déployée, agissante, soit viciée, dévoyée par le déracinement. Ragadot et Mouchefrin, en quittant la terre de leurs ancêtres, sont tombés dans l’erreur, qui est le vice. Et alors, la société, dans sa marche, expulse les tarés, les êtres inadéquats. Quant à Mme Astiné Aravian, cette exquise, intelligente, raffinée et voluptueuse Orientale, ce n’est qu’une malheureuse victime de l’histoire, dont le destin, nous suggère le narrateur, une espèce de hérisson écrasé par la roue d’une voiture, fatalement destinée, de toute façon, à se faire assassiner, puisque c’est un sort tout à fait naturel là-bas, dans le Caucase.
Il est assuré que, hormis Ragadot, guillotiné, Mouchefrin, écrasé de misère, tous deux issus de la plèbe, des Lorrains, certes, mais presque des gueux, sont les deux seuls, au fond, à avoir « agi » (d’autant plus que Ragadot a sacrifié ses économies pour créer un journal au titre grotesque, La vraie République, dans lequel se sont exprimés ses amis, qui n’ont mis en jeu que leur plume). Ses « amis » vont en effet s’insérer dans une société fin de siècle, dont l’image est étonnamment moderne, comme si c’était la nôtre qui était contée, avec ses médiocrités, ses vilenies, ses laideurs.
Pour autant, Barrès, l’un de nos auteurs les plus intelligents, a vu clair, souvent, et on se demande comment il a pu se livrer à certains emballements illusoires. Son patriotisme lui donnera un rôle de chantre du carnage durant la Grande Boucherie patriotique de 14-18. L’ »action » virera au cauchemar collectif. La nation ne s’en est jamais vraiment relevée. Il y a un Juin 40 à l’envers, dans le massacre de Verdun, mais l’un ne peu pas se concevoir sans l’autre. Sa lucidité, puisqu’elle existe, s’exerce, du moins, à l’échelle du roman, au sujet des possibilités d’action telles que de jeunes gens échauffés peuvent en rêver après avoir lu les pages glorieuses de la France : « Quelque chose d’imaginaire, comme la figure de Napoléon en 1884, ne peut pas fournir à des unités juxtaposées la faculté d’agir ensemble. Bonne pour donner du ressort à certains individus, cette grande légende ne peut donner de la consistance à leur groupe, ni leur inspirer des résolutions. Où les sept bacheliers peuvent-ils se diriger, pour quels objets se dépenser, à quelle union s’agréger ? »
Pour nous, qui avons connu un siècle de bouleversements atroces, de grands remuements de peuples, des monceaux de cadavres, et le manège tournant des idées qui s’enfuyaient aussi vite qu’elle s’étaient imposées, nous prenons les grandes aspirations héroïques avec circonspection.
La situation de la France, de l’Occident, s’est aggravée depuis la « Belle époque ». C’est le même vertige, devant l’abîme, mais ce dernier s’est encore plus creuser, laissant présager des éruptions meurtrières sans commune mesure avec ce que l’Europe a subi. Après la Grande Guerre, nous avons versé dans une société de masse, la grande industrie et la technique ont mécanisé la vie et les hommes, les moyens de pulvérisation de la vie se sont accrus de façon démentielle, les patries charnelles se sont volatilisées (seuls 5 à 10 % des Français, désormais, se font inhumer dans la terre qui les a vu naître, quand ils ne se font pas incinérer – et le nombre de pratiquants catholiques est encore plus bas), les capacités critiques se sont effondrées, le nihilisme s’est imposé comme horizon existentiel. Si les questions posées par Barrès persistent encore comme hantise, elles ne portent plus de réponses. Peut-être au fond celle, spinoziste, qui concerne la « troisième connaissance », est-elle encore persistante, car, au fond, éternelle. Tant qu’il y aura des hommes, mais rien n’est moins sûr.
14:49 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, lettres, lettres françaises, littérature française, maurice barrès, enracinement, déracinement, hippolyte taine, baruch spinoza | |
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Un prophète politique. Pour le 125ème anniversaire de l’écrivain Ignazio Silone
Werner Olles
La journaliste italienne Franca Magnani a rencontré Ignazio Silone dans les années 1930, alors qu'il vivait en exil en Suisse : « Il était un bel homme à la peau sombre, au port fier et au regard plein de nostalgie ». La jeune femme était fascinée par la personnalité de cet artiste et idéaliste mystérieux et tourmenté, qui donnait l’impression que toute joie de vivre l’avait quitté. En réalité, il avait été marqué par un destin ardu : à seulement onze ans, il perdit son père; trois ans plus tard, un tremblement de terre dévasta la maison familiale, emportant sa mère bien-aimée et quatre de ses cinq frères.
Né le 1er mai 1900 à Pescina dans les Abruzzes, il fut envoyé par son père, petit propriétaire terrien, dans une école catholique, dans l’espoir qu’il devienne prêtre. Cependant, quelques années après la grande tragédie qui avait frappé sa famille, il abandonna rapidement sa formation scolaire et s’installa à Rome pour travailler comme secrétaire de la jeunesse socialiste. En 1921, il fut l’un des fondateurs du Parti communiste italien (PCI) et devint rapidement l’un de ses hauts responsables. Pourtant, en tant que rédacteur du quotidien Il Lavoratore et de la revue hebdomadaire L’Avanguardia, il était davantage influencé par une pensée christo-socialiste que par l’idéologie marxiste-léniniste matérialiste. La protestation de Silone visait principalement l’échec des partis politiques à dénoncer l’injustice permanente sous laquelle souffraient les pauvres paysans des Abruzzes.
Sa conversion ultérieure aux idéaux de sa jeunesse paysanne s’exprime clairement dans son premier roman Fontamara (1930). Il y décrit de façon vivante la vie dure des petits exploitants endettés et opprimés dans les villages de sa région natale. Ce récit est non seulement son meilleur livre, mais aussi une rupture avec le communisme. La même année, il publie Pain et Vin, écrit dans un sanatorium suisse, où il raconte l'itinéraire extérieur et intérieur d’un ancien communiste et c'est là le reflet de l’auteur lui-même, qui va jusqu’à exprimer son projet de fonder une fraternité des plus pauvres et des plus faibles. Déjà antifasciste convaincu, il maintient néanmoins des contacts avec le service secret du régime pour protéger son dernier frère survivant, Romolo, contre une accusation d’attentat contre le roi Victor Emmanuel III, auquel il n’avait en réalité pas participé.
Préalablement, le poète avait justifié sa sortie du PCI par une lettre où il se confessait : « Mon état de santé est mauvais, mais la maladie a des causes morales et psychiques. Je suis à un moment extrêmement difficile de ma vie. Mon sens moral a toujours été très développé, mais il me domine désormais totalement. Il ne me laisse ni dormir, ni manger, ni me reposer. La seule issue est de renoncer totalement à la politique active. Sinon, il ne reste que la mort. Je dois bannir de ma vie tout ce qui est mensonge, double jeu, tromperie et secret. Je veux commencer une nouvelle vie sur de nouvelles bases, pour réparer le mal que j’ai fait, pour me libérer et me sauver ! ».
Très malade, au bord du suicide, il voyait son salut uniquement dans l’écriture et dans une humanité non idéologisée. De plus en plus, il rejetait le politique et, d’un point de vue chrétien, comprenait le droit au « petit bonheur » privé et personnel comme la véritable force motrice de la vie. En 1945, de retour de son exil en Suisse, il rédigea le texte programmatique Le fascisme. Sa naissance et son développement.
En tant que rédacteur en chef du journal socialiste Avanti !, de Europa Socialista, que président du Pen Club et membre du Parti socialiste (PSI), il fut député à l’Assemblée constituante et milita pour une Fédération européenne. Dans les années 1960, il aborda à nouveau, dans ses derniers livres Sortie de secours et L’aventure d’un pauvre chrétien, deux oeuvres en partie autobiographiques, les combats moraux et politiques issus de l’époque du fascisme, mêlant marxisme et christianisme. Dans Le renard et la camélia et Le Dieu qui n’était pas, il raconte ouvertement son parcours entre les extrêmes, tout en omettant cette période durant laquelle il fut probablement « un espion du régime, au-delà de tout soupçon » (Corriere della Sera).
Décédé le 22 août 1978 à Genève, l’œuvre de Silone et ses errances politiques retrouvent aujourd’hui une nouvelle attention. Sa prophétique mise en garde reste inoubliable : « Lorsque le fascisme reviendra, il ne dira pas : “Je suis le fascisme !” Non, il dira : “Je suis l’antifascisme !” ». Une déclaration presque prophétique qui explique pour une bonne part ce qui devient aujourd’hui possible dans ce que l’on appelle les « démocraties libérales ». Et qu’un poète et homme politique, jadis communiste convaincu et antifasciste passionné, soit devenu, après une crise de vie décisive, un collaborateur du service secret fasciste et un intellectuel anti-communiste, voilà qui ne peut probablement pas se nicher dans les catégories d'une Allemagne totalement névrosée, où, avec des biographies fracassées et manipulées, on a toujours eu du mal à accepter ce qui est désormais considéré comme un péché contre l’esprit.
18:59 Publié dans Hommages, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ignazio silone, lettres, lettres italiennes, littérature italienne, antifascisme, italie | |
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Nerval, l'homo viator
par Claude Bourrinet
Source: https://www.facebook.com/profile.php?id=100002364487528
Seuls les ignorants ou les sots considéreront encore Nerval comme un écrivain mineur. Longtemps, il fut tenu dans les marges de la grande littérature, non seulement dans les manuels scolaires, mais aussi par la critique. Il y a des raisons à ce mépris, qui ne tiennent pas seulement aux carences des littérateurs. Nerval fut, dans la postérité, aussi intempestif que de son vivant. Il incarne, dans une sorte de pureté effrayante, qui aboutira à la mort sordide, l’essence de la littérature, qui est l’exil.
Car non seulement il illustra, en France, un mouvement romantique, qui, dans les faits, n’était pas homogène, mais il se rattachait à un courant, à une tradition, qui excédaient un XIXe siècle qui était aussi stupide que notre époque. Il fut un antimoderne, comme la plupart des écrivains « maudits » de cet âge scientiste et industriel qui reconnut ouvertement, dans une angoisse mortelle, la mort de Dieu. Il exprima une révolte profonde, au-delà des griseries idéologiques.
Il fut influencé par le romantisme allemand, autrement plus profond qu’un romantisme français volontiers historien, politique, et qui versa en partie dans un humanitarisme benêt. Il ne lut probablement pas Fichte, l’initiateur de l’idéalisme allemand, mais il connut Novalis, Brentano et Hoffmann. Le moi est un univers, c’est l’univers, le monde. La quête de Nerval, depuis l’explosion de démence qui le projeta vers l’Étoile, le 23 février 1841, et à la suite de son échec en Orient, en 1843, devint intérieure. Là se trouvait le divin, et le cosmos (et il rejoint dans cet itinéraire Goethe, et le Faust, le deuxième, celui de l’invocation des Mères). L’Univers est un tout, qui contient, et, dans le même temps, se trouve contenu. Avec Nerval, les frontières disparaissent, entre la vie vernaculaire et cette seconde vie, aussi réelle que la première, qu’est le rêve. Il s’y meut dans un monde aux multiples labyrinthes existentiels, à la recherche des origines, de la patrie mystique, celle qui octroie l’Identité (ayant cru, un moment, la retrouver dans son enfance, anamnèse déambulatoire qui lui faisait hanter les paysages de son Valois natal – mais l’essence du Paradis, dira Proust, est d’être à tout jamais perdu). Peut-être sa condition d’homo viator est-elle, au fond, sa véritable « identité », tant dans la première vie, que dans la seconde. S’il a trouvé quelque chose, un « sens », ce n’aura été qu’en ayant toujours à chercher, et finalement à se perdre.
Il ne faut pas prendre sa folie, dont l’une des déclinaisons est justement la dromomanie, geste dérisoire de la quête, comme uniquement la manifestation d’une pathologie – ce qu’elle est, bien entendu, en partie. Le surréalisme, qui poursuivit ce que Nerval avait commencé, y voyait une initiation à la vraie vie. L’existence sans folie n’est qu’un squelette sans chair et sans âme. Nous vivons aussi bien dans une dimension « matérielle », sociale, prosaïque, que dans un rêve qui s’y épanche, selon les dimensions de notre être, de notre capacité à recevoir « poétiquement » l’enchantement du monde, comme un souffle printanier se ruant par la fenêtre. Et cela, l’écriture, c’est-à-dire la littérature, en est l’inscription incantatoire, qui « chante », qui prodigue le carmen, mais souvent, chez Nerval, un chant par moment singulièrement clair, « classique », d’une tonalité limpide, « française », rarement sujette à des éruption de lave kaïnite, quand la lave perce la croûte du langage « civilisé ».
L’écriture est magie. Elle est plus que signes socialisés sur le papier (ou l’écran), elle est aussi hiéroglyphe de secrets enfouis, qu’il faut ramener à la lumière, peut-être en trouvant la « lettre qui manque » (d’où les recherches ésotériques, théosophiques d’un Nerval, qui s’inspire de l’alchimie, de la kabbale, des « Illuminés » de l’Ancien Régime, de Ballanche, son contemporain, et de la notion fondamentale de palingénésie religieuse, de l’orphisme, de l’hermétisme, surtout du culte d’Isis, amante-mère, qui réunit ce qui a été disloqué, et rappelle obstinément à sa mémoire douloureuse sa mère tragiquement disparue). Elle est aussi instrument de métanoïa, de transformation de l’homme voué à devenir Dieu. Avec Nerval, et avant Rimbaud, l’écriture devient la voie royale de la Connaissance. Nerval, à ce titre, incarne le Voyant, qu’évoque le jeune poète aux « semelles de vent », dans l’une de ses trois lettres à Izambard. Il fut en quelque sorte son Jean le Baptiste (quoiqu’il ne faille pas oublier Baudelaire, « le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu », selon Rimbaud, qui fut l’un des rares à reconnaître en Nerval un Grand de la pensée – mais Rimbaud avait-il lu Nerval ?).
Illustration : Michael Ayrton (Britannique, 1920-1992) El Desdichado, 1944 signé et daté (en bas à gauche) huiles sur panneau.
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André Suarès : un écrivain de la marge au centre de la littérature
Frédéric Andreu
Les éditions Nouvelle Marge viennent de publier un cahier, premier du genre, consacré à André Suarès. Il était temps car ce merlin de la littérature française (1868-1948), parfois récupéré, cité, mais rarement lu, avait entamé sa transmutation fantomatique de l'oubli.
L'éditeur, Maximilien Friche, relève donc un défi d'autant plus diligent qu'il parvient à publier un ouvrage non pas sur mais avec Suarès. D'abord, la silhouette « de hibou » de Suarès apparaît à la page cinq ; ensuite, des manuscrits inédits permettent de dévoiler son être-au-monde. Ce cahier revêt donc un aspect documentaire. L'effet est saisissant ! Dans son manuscrit, l'auteur qui « voulait tout poétiser » poétise la femme en des obsessions très baudelairiennes. On se demande si les trois majuscules illuminées du texte : M, L et L, écrits de la main de l'auteur, peuvent se lire comme Aime, Elle et Elle. En tout cas, ce texte magnifique rend hommage à la beauté de la femme. C'est dire s'il provient d'une époque aujourd'hui révolue sur la forme comme sur le fond ! En ce temps-là, les claviers et les écrans n'avaient pas encore nivelé les vallées et les monts de l'écriture, même si l'idéologie avait déjà imposé son règne.
Sur le fond, Suarès distingue la magie, le halo de charme du féminin et la beauté de la femme qui lui paraît factice : « Les femmes sont rarement belles », s'écrit Suarès, auteur dont « la vision est la conquête de la vie ».
Dès Le voyage du Condottière, son œuvre majeure, l'auteur remarquait d'ailleurs que « toutes les lignes cherchent avec une sorte de tendre désir à épouser l'horizon ». C'est dire si le cosmos lui apparaît comme contemplation et construction mentale. Cette phrase écrite par un Suarès habité par les paysages de l'Italie, est une de celles qui, en effet, rejoint l'horizon poétique. Elle nous laisse dans un de ces états de « suspension » que les voyageurs au long cours connaissent bien.
Le « patriotisme » de Suarès est ce que l'on peut voir depuis la colline. Telle est aussi le style de Suarès : une écriture de promontoire, mais non de podium ou de scène de théâtre. Cela nous permet de comprendre pourquoi l'auteur, en dépit de son magistère, reste aujourd'hui méconnu ; il écrivait dans une époque d'assignations filtrantes qui a empêché la voilure de son œuvre de s'ouvrir. Stéphane Barsacq écrit : « De son vivant, tout a été fait pour l'étouffer ou le diffamer ». Cela pourrait changer à l'heure d'internet.
En toutes occasions, souligne Maximilien Friche, Suarès recherche la beauté, mais cette quête est tour sauf « idéaliste ». P. 18 : « La marmite des sorcières bout, mais quelqu'un sera roi ». Cette phrase aurait pu être signée par Baudelaire. De toute évidence, les deux auteurs partagent le même fond légendaire, le même « frisson nouveau », la même hauteur poétique. Suarès n'a pas besoin d'être un disciple de Baudelaire, il est phréatiquement baudelairien, tout comme Céline m'apparaît comme phréatiquement rabelaisien.
Quant à Suarès, je lui trouve deux héritiers contemporains ; l'un d'entre les deux, étymologiste de la langue serait Philippe Barthelet ; quand l'autre, Luc-Olivier d'Algange, serait plutôt esthète et héraldiste. Racine d'un côté, sommités fleuries de la langue, de l'autre... On peut sans doute parler entre les trois auteurs d'une inspiration, voire d'une « tradition commune » que ni Sarah Vajda, ni Valery Molet ne semblent partager. Ces auteurs voguent sur d'autres fréquences.
Avec son Suarès s'éloigne, c'est Sarah et non Suarès qui, à mon avis, s'« éloigne » dans une controverse historique, charpentée et brillante, mais qui aurait impliqué un répons. Sans cette confrontation, le propos devient parfois savant et moralisateur. Le plus étonnant apparaît quand Sarah Vajda emprunte sa flèche la plus pointue à un auteur fasciste, Brasillach : « Suarès est un homme à posture et non à allure ». Elle réalise une critique d'un auteur qui était un poète diluvien mort en 1948 comme s'il était de sa génération. A sa mort, se terminait une guerre et en commençait une autre, le « devoir de mémoire » n'était pas encore de mise. En dépit des avertissements du rédacteur : « il n'est pas fait ici d'exercice de critique » nous y sommes en plein. Bref, nous préférons la Sarah sourcière et romancière qui illumine « notre ciel bouché sombre et humide ».
Quand à l'auteur de Breton pour de bon, plus littéraire, un sentiment de même distanciation érudite semble emporter le propos vers on se sait quel horizon... Là encore, où est l' « anti-ligne éditoriale » annoncée par Maximilien Friche ? Le « caddie » transformé par notre époque en « gargouille d'église » restera néanmoins comme l'une des phrases les plus savoureuses du cahier !
Bref, si Barthelet et d'Algange peuvent s'inscrire dans le sillon « latéral et divisé » de Dominique de Roux, les deux autres, Vajda et Molet, semblent davantage s'inscrire dans celui de Philippe Sollers et Philippe Roche de la revue « Tel Quel ». Historiquement, les deux « Maisons », rivales mais non ennemies, eurent leurs valeurs intrinsèques. Elles manquent toutes deux à notre époque d'invectives et de contre saveur que nous avons la disgrâce de vivre. Pour de Roux, la grande littérature n'a jamais été rien d'autre qu'une « pétition de liberté » et une « dernière issue ». Il n'y avait jamais rien d'idéologique dans sa démarche : « je publierai mon pire ennemi s'il a du talent ».
Nous remercions Nouvelle Marge de relever ce défi à l'heure où l'écran impose son règne. Simplement, il faudra que Maximilien se prononce un jour ou l'autre pour l'un ou l'autre héritage. Je pose enfin une question : d'après vous, vers lequel, de l'aventure De Roux ou de Sollers, Suarès aurait penché ?
Référence:
https://www.nouvellemarge.fr/?livre=cahiers-de-la-marge-s...
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Selenia De Felice: Mishima est un guerrier de la vie enivré par la séduction de la belle mort ancienne
Propos recueillis par Eren Yeşilyurt
Bien que de nombreuses œuvres de Yukio Mishima aient été traduites en turc, ses réflexions sur la politique et la culture ne sont pas encore suffisamment connues dans notre pays. Mishima est une figure importante qui a émergé dans mes recherches sur la révolution conservatrice. Le livre sur la pensée de Mishima publié par Idrovolente Edizioni, « Yukio Mishima : Infinite Samurai » a été édité sous la houlette de Selenia De Felice.
Pouvez-vous nous parler brièvement de Yukio Mishima ?
Yukio Mishima, pseudonyme de Kimitake Hiraoka, est né à Tokyo en janvier 1925. Il reste l'un des cas littéraires les plus fascinants de la culture japonaise du 20ème siècle. De noble ascendance samouraï, il fait de ses œuvres un magnifique résumé de la coexistence, souvent conflictuelle, de la modernité, de l'existence spirituelle et de la civilisation industrielle dans le Japon de son époque. En 1949, son best-seller Confessions d'un masque le propulse sur la scène internationale et il commence à voyager en Occident, où il découvre la Grèce classique et s'éprend de la philosophie de la beauté et de la perfection. Les éléments clés de son récit ne sont jamais séparés d'une quête esthétique constante, de la précision du langage choisi aux thèmes abordés: beauté et mort, beauté et violence, beauté et éros.
Yukio Mishima était également un excellent dramaturge et expert en théâtre nō, initié à la connaissance de cet art par sa grand-mère maternelle, qui a profondément marqué ses premières années, le soustrayant aux soins de sa mère et l'élevant en fait comme un enfant du Vieux Japon, dans l'atmosphère ancienne et austère de sa maison. On peut observer l'histoire de la vie de Mishima en même temps que la nature de ses œuvres : de la phase introspective de Couleurs interdites et Neige de printemps, il passe en 1967 à La Voie du guerrier, une interprétation personnelle du Hagakure de Tsunetomo Yamamoto, un samouraï du 17ème siècle. Au cours des dernières années de sa vie, son intention de protéger l'empereur se matérialise par la fondation d'une armée privée entièrement financée par lui, la Tate no Kai (ou Société du bouclier).
Le 25 novembre 1970, après avoir pris d'assaut l'Agence de défense nationale, dirigée par le général Mashita, il prononce un dernier discours sur la préservation des traditions et de l'esprit japonais originel, mais il est moqué par l'assistance et se rend compte de l'échec de son message. Il charge alors son disciple préféré de le seconder pendant le seppuku et accomplit le suicide rituel, faisant ainsi passer à jamais sa figure dans l'histoire du monde.
Quelles étaient les principales critiques de Mishima à l'égard du processus de modernisation de la société japonaise, quel type de culture préconisait-il et comment abordait-il le nationalisme ?
Le projet de façonner la société et la culture japonaises d'une manière considérée comme plus avant-gardiste remonte à l'ère Meiji (1868-1912), lorsque le shogunat était orienté vers la restauration du pouvoir impérial en termes politiques. Au cours de ces années, des chefs d'armée, des médecins et des ingénieurs d'État ont été envoyés en Europe pour apprendre les nouvelles technologies dans divers domaines par l'observation pratique et l'émulation/imitation, puis sont rentrés au Japon avec des connaissances sans précédent qui, en fait, ont changé la structure du pays au cours des années suivantes. Mais à quel prix ? L'inspiration équilibrée des nouvelles découvertes culturelles de l'Occident finit inévitablement par avoir un impact négatif sur le mode de vie japonais, qui est progressivement altéré dans presque toutes ses facettes. Le domaine qui souffre le plus de l'occidentalisation excessive est sans aucun doute celui des traditions, qu'elles soient religieuses ou historico-culturelles. La critique de Yukio Mishima doit cependant être mise en relation avec le contexte chronologique dans lequel il vit. L'ère Shōwa, correspondant au règne de Hirohito, est la plus longue ère du Japon moderne-contemporain, débutant en décembre 1926 et se terminant en janvier 1989. Au cours de cette période, le pays a connu un tournant important, celui de la défaite de la Seconde Guerre mondiale et la déclaration officielle de la nature humaine de l'empereur - connu sous le nom de ningen-sengen - qui avait toujours été considéré comme un descendant divin de la déesse du soleil Amaterasu. Dans ce cadre temporel, on a assisté à l'implosion des valeurs axiomatiques qui sont à la base de la civilisation japonaise, Mishima, qui, rappelons-le, menait un style de vie étranger - il portait souvent des chemises italiennes taillées sur mesure, fumait des cigares cubains et avait une maison meublée dans le style baroque, par exemple - reconfirme néanmoins sa totale loyauté à la figure de l'Empereur, qui incarne le véritable esprit du Japon.
Dans La défense de la culture, Mishima raconte brièvement ce qui s'est passé en février 1936, lorsqu'une poignée de jeunes officiers sont descendus dans la rue pour réclamer une réforme de l'État qui limiterait le pouvoir excessif des oligarchies financières, espérant la participation active de l'empereur Hirohito, qui non seulement s'en est désolidarisé, mais a procédé à une condamnation sévère de leurs actions, ce qui a conduit les soldats insurgés qui n'avaient pas commis de seppuku à être exécutés sommairement; on les a traités comme des meurtriers de droit commun. Bien que l'auteur évoque les Événements du 26 février comme synonymes de révolution morale, la croyance enla personne divine du Tennō reste la seule forme de révolution permanente inhérente au système impérial lui-même.
Du point de vue de la « révolution conservatrice », quels aspects de l'attachement profond de Mishima à la culture traditionnelle et de son désir de transformation politique radicale pouvons-nous combiner ?
Toujours en se référant aux Actes du 26 février, mais en partant d'un point de vue alternatif, nous pourrions dire que l'attachement profond à la culture traditionnelle s'exprime, selon Mishima, par une restauration des valeurs anciennes en politique, en gardant toujours à l'esprit la centralité de l'Empereur et en réfléchissant également à l'idéal du Hakko-ichiu, c'est-à-dire « le monde entier sous un même toit », qui défend l'universalité des valeurs japonaises et voit le Japon comme un ambassadeur de leur diffusion dans le monde. Un aspect particulier: la littérature, en raison de l'utilisation qu'elle fait de la langue japonaise, est un élément important dans la formation de la culture et de la politique en tant que forme.
Pouvez-vous nous parler du célèbre débat de Mishima avec les leaders étudiants de gauche à l'université de Tokyo le 13 mai 1969 ? Quelles significations symboliques ce débat a-t-il apportées au climat intellectuel japonais et comment a-t-il influencé les orientations politiques et philosophiques des générations suivantes ?
« Je suis japonais. Je suis né ainsi et je mourrai ainsi. Je ne veux pas être autre chose qu'un Japonais ». Cette déclaration a été prononcée lors d'une rencontre avec des étudiants de l'université de gauche Zenkyōto, le 13 mai 1969, alors que Yukio Mishima était invité à l'université de Tōkyō pour débattre avec Akuta Masahito, à l'époque l'une des figures les plus éminentes du domaine créatif du mouvement, aujourd'hui maître estimé du théâtre japonais contemporain. Au cours de cette confrontation, si vive et acérée qu'elle ressemblait à un combat de fleurets, Mishima reconfirme deux points essentiels de sa pensée, qu'il partage étonnamment avec les Zenkyōto : l'anti-intellectualisme et l'acceptation de la violence, à condition qu'elle soit soutenue par un cadre idéologique valable. Le Japon des années 1960 et 1970 est anesthésié face aux douleurs du passé et oriente ses efforts vers une reconstruction économique qui ne trouve cependant pas de correspondance spirituelle. Dans son propre pays, Mishima est une figure détestée par la gauche pacifiste et considérée avec suspicion par la droite conservatrice, une présence trop éclectique pour lui donner une position politique fixe et adéquate.
Quel est le rapport entre l'idéologie de Mishima et sa conception de l'art et de l'esthétique, en particulier du corps, de la beauté, de la discipline et de la mort, et quelle a été son influence sur les écrivains et penseurs ultérieurs ?
À l'instar de Gabriele d'Annunzio en Italie, Mishima a inscrit sa vie et son œuvre dans une vigoureuse commémoration du passé, alors que la grande majorité de l'élite culturelle se déclarait totalement projetée dans un avenir lointain (et hypothétique).
La vie et la littérature sont devenues deux éléments inséparables, et ce n'est probablement pas une coïncidence si Mishima a été le traducteur du barde italien en japonais. L'idéologie de Mishima trouve dans l'esthétique et dans sa recherche constante un fil conducteur étroitement lié, surtout dans ses romans, à la carnalité du corps, à ses descriptions plastiques et à l'appel constant à une discipline de fer. Il suffit de rappeler que le jeune Yukio Mishima a été réformé lorsqu'il a été appelé sous les drapeaux pour avoir été jugé trop chétif.
Après son voyage en Grèce, des années plus tard, il a pu observer les proportions parfaites des statues classiques et est rentré au Japon avec l'intention d'endurcir son corps, commençant ainsi à pratiquer les arts martiaux et le culturisme. L'image de lui, les mains attachées à la tête et les flancs transpercés de flèches, comme saint Sébastien, est si populaire que chacun d'entre nous l'a vue au moins une fois. Alors pourquoi devrions-nous encore parler sérieusement de Yukio Mishima ? Cent ans après sa naissance et à des centaines de milliers de kilomètres de distance (et une distanc qui n'est pas seulement culturelle), il exerce toujours une fascination - terrifiante pour certains - dérivée de son éblouissante pertinence.
Comment Mishima a-t-il été perçu en Europe, et quels parallèles peut-on établir entre le nationalisme de Mishima et les interprétations de la crise culturelle par les intellectuels de droite en Europe ?
En dehors des best-sellers, dire que la diffusion et la réception de Yukio Mishima en Europe est aussi large que celle d'autres auteurs japonais, tels que Murakami ou Kawabata, par exemple, est plutôt osé. Cette raison pourrait également être due au caractère délicieusement politico-philosophique de certaines de ses œuvres, je mentionne à nouveau La défense de la culture en premier lieu, traduit parce que cet ouvrage était encore inédit par Idrovolante Edizioni.
Pour aborder le Mishima politique, il faut s'intéresser à l'histoire et à la culture japonaises. Certes, quelques stars comme David Bowie ou le photographe Eikō Hosoe ont contribué à diffuser son image en Occident, mais est-il vraiment correct de considérer Yukio Mishima comme une icône pop, comme certaines bibliothèques occidentales voudraient nous le faire croire ? Pour les milieux intellectuels de droite, Yukio Mishima représente un jalon en raison du caractère universaliste de ses essais politico-philosophiques. Soleil et acier ou Leçons pour les jeunes samouraïs, conçus dans une écriture agile, didactique et facile d'accès, représentent presque des vade-mecum pour tous ceux qui, comme lui, pour leur époque et leur pays, construisent jour après jour leur engagement politique militant comme dernier rempart à la défense des traditions de leur nation, et ceci est valable de Lisbonne à Budapest.
L'acte de seppuku de Mishima, le 25 novembre 1970, est-il l'aboutissement de sa quête idéologique et esthétique, ou doit-il être lu comme l'expression d'une profonde désillusion face à la modernisation de la société japonaise et à ses propres idéaux ?
Yukio Mishima a choisi le seppuku, le suicide rituel pratiqué par les anciens samouraïs, comme acte de mort, non pas par hasard, mais précisément pour démontrer de manière concrète et hautement dramatique sa désillusion face à la société japonaise alors totalement apathique. En même temps, cependant, on pourrait aussi y voir un désir de préservation esthétique jusqu'au dernier souffle. En effet, il est un guerrier de la vie, enivré par la séduction de la belle mort à l'ancienne, antidote infaillible à la lente décadence que représente la modernité.
Source : https://erenyesilyurt.com/index.php/2025/04/03/selenia-de...
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Parution du numéro 483 du Bulletin célinien
Sommaire:
Ottavio Fatica, traducteur de Céline
In memoriam Chantal Le Bobinnec (1924-2025)
Une polémique entre psys céliniens
Céline dans “La Boîte à clous” (1950)
Dans la bibliothèque de Céline (C1)
Céline et Jean-Yves Tadié
• Véronique CHOVIN, Céline en héritage, Mercure de France, collection “Bleue”, 130 p. (16,50 €).
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La jeunesse politique de Thomas Owen (1910-2002)
par Daniel Cologne
Gérald Bertot naît le 22 juillet 1910 à Louvain. Il entreprend aux Facultés universitaires Saint-Louis, à Bruxelles, des études de droit dont certains aspects pragmatiques lui permettent de collaborer dès 1933 à la gestion du Moulin des Trois Fontaines (Vilvorde, banlieue Nord de Bruxelles). Il fait carrière dans la minoterie. En 1953, il est élu président de l’Association des meuniers belges. À l’époque, il a déjà derrière lui un nombre considérable d’écrits dans les catégories du journalisme politique (sous son patronyme), du récit policier ou fantastique (sous le pseudonyme de Thomas Owen) et de la critique d’art (sous le pseudonyme de Stéphane Rey).
Brillant représentant de ce que Jean-Baptiste Baronian appelle « l’école belge de l’étrange », Thomas Owen publie notamment Les maisons suspectes et autres contes fantastiques (1) et La Truie et autres histoires secrètes (2). Une dizaine d’années avant son décès (survenu le 2 mars 2002), il accorde un long entretien à un jeune universitaire qui lui consacre son mémoire et qui, parlant du talentueux polygraphe, l’évoque en ces termes : « Inépuisablement à l’affût des faiblesses humaines, jamais il ne juge ni n’impose ses pensées, étant lui-même sceptique et rebelle aux connaissances dogmatiques. » (3)
Pourtant, cet homme à la grande ouverture d’esprit, dont la devise est « Tout comprendre pour tout pardonner », pourrait aisément être versé au nombre des « révolutionnaires-conservateurs » des années 1930, voire à celui des adhérents à « l’aile dangereuse de la Jeune Droite ».
Gérald Bertot fait ses débuts littéraires en 1925 dans Le Blé qui lève, organe de la JUC (Jeunesse universitaire catholique). En 1930, il fonde La Parole universitaire. La même année, il devient rédacteur en chef de L’Universitaire catholique, tout en collaborant à des revues comme L’Autorité, dont l’intitulé même illustre le mot d’ordre : « Pas de compromission ». Gérald Bertot le concède : « Nous étions très rigoristes sur le plan de la position catholique […]. On nous considérerait probablement aujourd’hui comme des intégristes » (propos tenus en 1993).
Anne Deckers confirme : « Tous ses textes de jeunesse, qu’ils soient critiques littéraires ou autres, restent très (trop ?) respectueux de la religion en dépit de leur vernis révolutionnaire et de leur ton de violente franchise ».
À Gérald Bertot, le catholicisme apparaît comme un ensemble de « trésors temporels et spirituels » constituant « le plus lumineux héritage à léguer aux temps à venir ». Il écrit encore cela en 1934. Mais vers 1936, il s’indigne devant « le massacre qu’ils [les catholiques] font des plus nobles idées » et leur reproche de plus en plus leur « incompréhension du problème social », leurs « tâtonnements multiples », leurs « hésitations écœurantes », leur propension à se catamorphoser en une « ligue de bourgeois assouvis, attentifs à l’âme des petits, à la moralité des conscrits, mais trop longtemps insouciants du sort matériel et moral des travailleurs ».
Dans un article retentissant de l’été 1936, Gérald Bertot fait l’inventaire des « Fastes et faiblesses du parti catholique », l’accuse de se laisser contaminer par le « profitariat », grande maladie de l’après-guerre, le vitupère dans la mesure où il « restaure à coup de compromissions et de lâchetés » l’ordre ancien assimilé à un « édifice de plâtre » dont « il faut hâter l’écroulement ».
Chez le futur Thomas Owen affleure parfois l’impatience de participer à l’édification d’un « ordre nouveau ». Il n’est donc pas surprenant de trouver sous sa plume un éloge de Mussolini qui répand de « saines théories » de « renouveau social et politique ». Le jeune chroniqueur admire « la force qui se dégage de la personnalité du chef d’État italien ».
Après l’Anschluss, Gérald Bertot prend ses distances par rapport à une Allemagne pour laquelle sa durable sympathie s’enracine dans une inébranlable conviction pacifiste et dans la dénonciation de l’iniquité du traité de Versailles. Il se déclare « convaincu de la lourde responsabilité des alliés dans le durcissement de l’Allemagne ». Il s’attaque à Romain Rolland et à son enthousiasme aveugle pour « la plus fragile trilogie de notre temps, le bloc France - Angleterre - URSS ». Le marxisme demeure son ennemi numéro un tout au long de la décennie 1930. Il qualifie de « folie pure » l’idolâtrie de la « collectivité abstraite ». Il décrit « l’esprit révolutionnaire » comme un pseudo-idéal « creux, vide autant d’héroïsme que de signification claire ». Dans la citation qui précède, c’est moi qui souligne, car à travers l’aspiration à la clarté, je pense mettre le doigt sur « l’équation personnelle » du jeune journaliste politique en même temps que sur la meilleure raison de le relire d’un œil favorable. l’ordre nouveau doit se construire « par voie d’évolution raisonnée », écrit Gérald Bertot, pour qui la « culture personnelle » et la « doctrine précise » sont les « seuls garants d’une action efficace et durable dans l’avenir ». Il ajoute pertinemment que « l’esprit ne peut perdre ses droits sous prétexte que le temps passe ».
La Seconde Guerre mondiale brise chez Gérald Bertot l’appel gœthéen vers « plus de lumière » et le rêve kantien d’une « paix perpétuelle ». Thomas Owen se réfugie dans l’imaginaire, l’autre témoignage d’une nordicité qui imprègne la littérature belge de langue française de Charles De Coster à Jacques Brel. Le critique d’art Stéphane Rey demeure un grand classique amoureux des formes accomplies, peu perméables aux charmes douteux de l’abstraction - même baptisé « lyrique » - et à la trouble séduction d’un art « non-figuratif » que l’on devrait souvent vilipender comme un art défiguratif.
Que retenir de la préhistoire juvénile et politique de Thomas Owen ? Par delà son refoulement dégoûté du « régime pourri […] des politiciens sans sincérité », son aversion pour la nationalisme post-14-18 et ses aigres parfums de revanche, l’horreur que lui inspire la pseudo-religion marxiste, il faut voir en lui un « non conformiste des années Trente », un jeune catholique se débarrassant rapidement des préjugés de sa famille spirituelle d’origine et se hissant à la vision d’un « ordre nouveau » fondé « sur des principes immuables ». Ces « principes immuables » auraient pu s’articuler autour d’une identité européenne, via la réconciliation avec l’Allemagne, s’il s’était trouvé plus de gens pour « hurler que la guerre était avant tout idiote, que c’était indigne des hommes de l’avoir faite et que ce serait immonde de la recommencer ».
Voilà ce qu’écrit en 1937 un jeune « révolutionnaire-conservateur », à la fois « à droite » et « à gauche », qui s’apparente tantôt à Léon Daudet lorsqu’il honnit « le siècle plat » (le « stupide XIXe siècle »), tantôt à José Antonio Primo de Rivera à l’unisson duquel il pourrait clamer que « l’action sans pensée n’est que barbarie », tantôt à Jacques Prévert qui nous rappelle tout simplement, dans un poème mis en musique et chanté par Yves Montand : « Quelle connerie, la guerre ! »
Daniel Cologne
Notes
1 : Verviers, Éditions Marabout, 1978.
2 : Bruxelles, Éditions Labor, 1988.
3 : Anne Deckers, Thomas Owen ou La Force du regard, Université libre de Bruxelles, année académique 1992 - 1993, p. 183. Ce mémoire mériterait d’être édité. Les citations qui suivent sont extraites du premier chapitre (pp. 2 à 24) consacré à la jeunesse de Gérald Bertot devenu Thomas Owen en 1941.
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Juvénal, de la Rome célinienne au Kali-Yuga romain
par Nicolas Bonnal
L’époque que nous vivons est épouvantable, surtout en Occident. Ce vieil Occident aime se pencher comme dit Guénon vers l’ouest, qui est le côté de la mort. Occidere veut dire aussi tomber et tuer (uccidere en italien). Il n’a guère progressé et ne rêve à nouveau que d’extermination belliqueuse sur fond de liquidation morale, intellectuelle et culturelle : comparez le début du dix-neuvième ou même du vingtième siècle -Debussy, Bartok, Ives, Stravinski… - au nôtre, pour sourire...
J’évoque, dans mon recueil sur la décadence romaine, mère de toutes les décadences occidentales et italiennes, Juvénal, poète (60-140 après JC) dont je relis les satires, comme pour me consoler de l’actualité. Si la roche tarpéienne, comme on dit, est proche du Capitole, le Kali-Yuga décrit par cet immense et célinien artiste est proche de l’Age d’or d’Auguste, Horace et Virgile. Les âges d’or ne durent jamais très longtemps (cf. le siècle des Lumières façon Goethe, Rameau et Mozart) et très vite le pain et les jeux, comme dit Juvénal, ont le dessus. L’Esprit a toujours le dessous.
Juvénal écrit dès sa première satire cette acérée remarque contre les méfaits de la paix :
« Aujourd'hui nous souffrons des maux d'une longue paix, plus cruelle que les armes ; la luxure nous a assaillis pour la revanche de l'univers vaincu. Aucun crime ne nous manque, aucun des forfaits qu'engendre la débauche, depuis que la pauvreté romaine a péri ».
Ne nous plaignons pas d’une absence de guerre non plus : certaines guerres produisent le sang, l’engrais de cette plante qu’on nomme le génie, comme dit Joseph de Maistre, certaines ne produisent rien du tout, comme la Seconde Guerre Mondiale, qui reste l’horreur la plus stérile de l’Histoire du Monde. Elle a juste produit la Société du Spectacle et un anéantissement général, spirituel et culturel, sous couvert d’économie, de destruction de la terre muée en réserve minérale et d’unification mondialiste.
Se plaint-on du pouvoir de l’argent ? Juvénal écrit que :
« Le premier, l'or obscène a importé chez nous les mœurs étrangères ; avec son luxe honteux, la richesse, mère des vices, a brisé les traditions séculaires. »
Rappelons que pour Fustel de Coulanges le pouvoir romain s’est établi partout parce qu’il s’est toujours appuyé sur les riches, - comme finalement le pouvoir américain. Le tout s’achevant comme bientôt notre monde par un effondrement généralisé et une dépopulation fantastique (baisse de 80% de la population en cinq siècles, on va compter les survivants vers 2100 ou 2200…).
La satire VI est la plus longue et la plus fameuse, formidablement misogyne (ô Ursula, Angela, Christine, Brigitte, Hillary, Sandrine et des milliards d’autres maintenant…) et en guerre contre la révolution sexuelle tancée par Fellini dans son Satiricon et ses films sur la société de consommation et de con-soumission. Artiste visuel totalement génial, Fellini est et reste le sublime commentateur romain de cette Dolce Vita qui nous a tous emportés vers le Grand Reset.
Parle-t-on de sexe ou de libération des mœurs ? Juvénal pornographe explique que :
« Lorsque l'amant fait défaut, on livre assaut aux esclaves ; faute d'esclaves, on appelle un porteur d'eau ; si enfin il n'y a pas moyen de trouver d'homme, on n'attendra pas davantage, on se couchera sous un âne ».
Evoque-t-on l’avortement ? Juvénal rappelle :
« Le moment même où Julie nettoyait d’une foule d’avortons sa féconde matrice et se délivrait de fœtus qui ressemblaient à son oncle. »
L’incrédulité se développe alors bien sûr, et ceux qui critiquent Harry Potter et son influence sur les anciennes têtes blondes de Londres ou de Strasbourg feront bien de lire ou de relire ces lignes :
« Existe-t-il des mânes, un royaume souterrain, une gaffe de nautonier, un Styx avec des grenouilles noires dans son gouffre, et une barque unique pour faire passer le fleuve à des milliers d’ombres ? Même les enfants ne le croient plus, sauf ceux qui n’ont pas encore l’âge de payer aux bains. »
Nous plaignons-nous de la domination des experts, des médecins, des médiatiques et des diététiciens et des bateleurs de tout poil ? Notre poète a encore réponse à tout :
« Dis-moi ce que c’est qu’un Grec ? Tout ce qu’on veut : grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, masseur, augure, danseur de cordes, médecin, magicien, que ne fera point un Grec famélique ? »
Le Grec c’est l’expert, l’animateur, l’agent mercuriel évoqué par Yuri Slezkine dans un sulfureux livre et c’est aussi un être formidablement motivé par le fric. On redécouvrira les réflexions de Gobineau ou de Le Bon (la cité grecque comme enfer pour le citoyen – vive l’empire perse !) sur ces Grecs qu’on nous vend depuis des siècles.
Sur le bruit en ville :
« Où louer un appartement où l’on puisse fermer l’œil ? Il faut une fortune pour dormir dans notre ville. Voilà ce qui nous tue. Le passage embarrassé des voitures dans les rues étroites, le désordre bruyant du troupeau, ôteraient le sommeil à Drusus lui-même… »
Sur l’étatisme, la fiscalité, les contrôles tous azimuts, Juvénal écrit ces lignes qui auraient pu inspirer Taine ou Jouvenel (pas besoin d’Etat moderne, l’Etat est toujours là, voyez aussi Balazs sur la tyrannie des eunuques chinois) :
« Qui oserait vendre ou acheter ce poisson, quand tant de délateurs surveillent les côtes ? Il y a partout des inspecteurs qui chercheraient noise au pauvre pêcheur ; ils affirmeraient que le poisson a été élevé dans les viviers de César, qu’il s’en est échappé et qu’il revient de droit à son premier possesseur. »
Juvénal remarque aussi que le fisc tue la nature – on est là proche de Heidegger :
« Nous n’avons plus un arbre qui n’ait à payer une taxe au Trésor : il mendie, ce bois dont les muses ont été exilées. »
Juvénal nous met enfin en garde contre l’astrologie, l’occultisme et aussi contre le notable allongement de la durée de vie, obsession dont les imbéciles font leurs choux gras dans les pages branlantes du Fig-Mag (ce baby va vivre centre-trente ans !) :
« Donne-moi longue vie ; accorde-moi, Jupiter, de longues années. " C'est le vœu, le seul, qu'en bonne santé tu formes, ou malade. Mais quelle suite d'affreux maux accablent une longue vieillesse ! »
Pour lui (qu’on devine réactionnaire…) comme pour Céline ou Drumont – ou même Mirbeau - il ne sert à rien d’écrire à une époque où tout le monde écrit :
« Il serait sottement clément, puisqu’on se heurte partout à tant de poètes, d’épargner un papyrus qui trouverait toujours à se souiller. »
La rage devient comme chez nos polémistes la vraie raison d’écrire :
« Qui donc pourrait se résigner au spectacle des hontes romaines ? Comment exprimer la colère dont mon foie se dessèche et brûle, quand la populace s’écrase pour laisser passer la foule de clients faisant cortège à un spoliateur qui a réduit sa pupille à se prostituer ou à cet autre condamné par un jugement tombé à l’eau ? »
On se répète sur cette dinguerie sexuelle qui semble un apanage romain à travers les siècles :
« Qui donc peut dormir, quand une bru s’abandonne à son beau-père par cupidité, quand des fiancées ont déjà fait la noce, quand des adultères sont encore enfants ? Le génie n’est plus indispensable, c’est l’indignation qui forge les vers, et ils sont ce qu’ils sont. »
Parfois Juvénal aussi oublie son enfer fellinien et il renoue avec le sublime et l’ésotérisme noble des romains enracinés dont a sublimement parlé Guénon (de Pythagore à Dante –j’aurais ajouté Lorrain et Poussin… -, en passant par Virgile, la présence initiatique et traditionnelle en Italie, mère par ailleurs de tous les vices et de toutes les tyrannies et de toutes les forfanteries) ; il cherche à déchirer le voile de la Maya ou les murs de la prison de fer de Dick :
« Sur toute la surface des terres qui s'étendent de Gadès à ce berceau de l'aurore qu'est le Gange, peu d'hommes sont capables de discerner les vrais biens de ceux qui leur sont funestes, derrière les nuées de l'illusion. Quand sera-ce d'après la raison que nous craindrons ou désirerons ? Quel projet formé sous d'heureux auspices ne risque pas de nous mener au repentir, si nous l'accomplissons ? »
Enfin Juvénal envoie promener nos humanités (instruction vient de instruere, ranger en ordre de bataille…) qui ont reposé via Plutarque sur la célébration des généraux et de leurs massacres :
« Le terme de cette vie qui mit jadis sens dessus dessous les affaires des hommes, ni les épées n'en décideront, ni les rochers, ni les flèches ; mais le bourreau du vainqueur de Cannes, le vengeur de tant de sang répandu, sera un simple anneau. Va insensé, cours à travers les Alpes escarpées, pour finalement amuser des écoliers et devenir un sujet de déclamation. »
* * *
Juvénal – Satires, traduites par Henri Clouard
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Quand Joseph Kessel annonce Jean Baudrillard
Nicolas Bonnal
1936 : l’aventurier des enfants Joseph Kessel passe en Amérique et travaille à Hollywood avec Anatole Litvak. On est à l’époque de Duhamel, d’Aron et de Céline et notre enfant gâté va cracher dans la soupe et écrire un bref essai sur le mirage hollywoodien qui dénonce à sa façon l’Amérique et la matrice qu’elle met en branle avec son culte de la technique et de la perfection. Un monde de simulacre et d’intelligence (et de sensibilité) artificielle apparaît, qui le choque et le fascine à la fois. C’est que comme Baudrillard après lui, venu, lui, pour enseigner, Kessel découvre le vrai mirage américain, le désert, décor (sic) naturel des films et des westerns. Ce désert est magique et bien enchanté, il est le fruit aussi d’un truquage, comme il écrit incroyablement au début de son livre. Kessel comprend que le monde devient un artifice sous la pression de l’activité et de la créativité américaines. Il ne sera plus humain. Mais est-ce si grave ?
On fera comme Baudrillard, dans ces cas-là, qui cite Borges et son texte essentiel sur les cartes :
« En cet empire, l'Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d'une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l'Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l'Empire, qui avait le Format de l'Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l'Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l'abandonnèrent à l'Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l'Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n'y a plus d'autre trace des Disciplines géographiques. »
Un monde survient, celui du simulacre, qui n’est plus un monde réel – il sera hyper-réel si possible.
Kessel voit le sanatorium à venir :
« Les boulevards sont tirés au cordeau. Les quartiers se suivent, découpés géométriquement, enfermant des maisons tranquilles et muettes. On a l'impression d'un asile pour retraités de grand luxe ou d'un immense sanatorium distribué en pavillons somptueux.
Pas de vie populaire, pas de cohue pittoresque. Seules roulent les automobiles qui portent des gens dignes et pressés. »
Il ajoute sur cet univers mystérieusement pacifique (sorti de Ségovie, des alcazars, de l’Alhambra et d’un conte de fées hispano-mauresque en fait) :
« Mais dans ces allées féeriques, on n'entend pas un cri d'enfant, pas un aboiement de chien, on n'aperçoit pas une silhouette aux fenêtres…
Mais dans ces maisons, où le confort intérieur est égal à la simplicité somptueuse des façades, on ne sent pas de vie.
Elles sont, même habitées par dix personnes, comme vides et interchangeables. »
L’habitat célébré par Heidegger n’est plus là, on est dans la machine à habiter, dans la boîte de conserves humaines. Baudrillard sera moins dur : ce vide, cette féérie, cette luminosité, cette glissade, il la célébrera, lui !
Pas Kessel :
« Mais dans les plus grandes artères, il n’y a pas de passants. Les automobiles roulent, roulent sans arrêt les unes derrière les autres, comme les anneaux d'une chaîne sans fin, entre les trottoirs déserts. C'est la seule ville au monde où l'on voit les camelots vendre les journaux au milieu de la rue, aux carrefours où les signaux lumineux et les bras mécaniques arrêtent, pour quelques secondes, le flux des voitures. »
Ce monde récolte la distance (on se rapproche de Debord…) :
« Mais pour voir un ami, pour acheter un grapefruit- dans ces marchés aux piles rigoureuses qui ressemblent à des halls d'usine -, il faut faire des kilomètres et des kilomètres. »
Il ajoute :
« Vitesse, rendement, précision, correction: voilà les caractéristiques essentielles de l'existence. »
On passe au choc éprouvé et décrit par Céline et Duhamel (voir nos textes). On est dans la technique et dans l’artifice, plus dans la réalité. Et le cinéma précipite notre petit monde européen dans cette matrice.
Heureusement il y a le désert, et c’est là ce qui va rapprocher Kessel de Baudrillard : c’est encore le désert de Saint-Exupéry ou de Monfreid, celui du père de Foucauld et d’Alerte au sud.
« Un monde s'était évanoui tandis que je reposais. Un autre était né, et combien différent.
Les étoiles scintillaient plus vigoureuses, plus drues, plus nues, dans un ciel plus lisse et plus sec. La lune éclairait une terre vierge, sans un arbre, sans une herbe, qui s'étendait en vallonnements ombreux jusqu'à des monts stériles, d'un profil si pur, si sauvage qu'ils semblaient dressés par les anges farouches de cette incomparable solitude. Et tout à coup dans le grain du sol, dans son indéfinissable respiration, dans le souffle de liberté qui amplifiait la nuit au-delà d'elle-même, je reconnus le sceau émouvant entre tous des espaces qui échappent au contrôle de l'homme, le sceau que j'avais surpris de Palmyre à l'Euphrate, au Rio de Oro, le long des côtes de la mer Rouge. C'était, vraiment, le désert. »
Kessel pressent le devenir spatial de ce désert : la conquête de l’espace c’est la conquête de ce désert, la nuit en fait. La première partie de 2001, celle du désert et de la transformation sur fond de Richard Strauss et du Zarathoustra reste l’essentielle. Kessel :
« La voiture silencieuse roulait sur la piste luisante, mais elle avait beau augmenter sa vitesse, le désert était toujours là, autour de nous, en nous, tragique, auguste, fascinant. »
Kessel oppose donc ces deux mondes : le désertique et l’artificiel. On a déjà ce pressentiment chez Tocqueville dans ses Quinze jours de désert. Le voyage dévoile notre arraisonnement du monde, notre anéantissement du monde antérieur. Car la civilisation est devenue ce qui anéantit le monde – pas seulement physiquement, ontologiquement. Kessel :
« Il faisait sentir bien au contraire, il n'est pas de pays en Europe où la nature ait si fortement gardé ses droits et sa vertu primitive, que les villes géantes sont perdues comme des îlots parmi les savanes, les montagnes, les forêts, les plaines et les sables et que toute leur civilisation mécanique - automobiles rapides, avions dévorants, appareils de TSF raffinés ne sont que des instruments d'une lutte encore inégale contre l'étendue et contre l'élément. »
Kessel est heureux de quitter les artifices :
Trois heures auparavant j'avais quitté le lieu le plus artificiel du monde, qui convertissait en industrie colossale les visages et les sentiments, qui les débitait pour le monde entier, comme des conserves, et voici que je me trouvais aussi loin des hommes que si des océans m'en avaient séparé. »
Et le désert lui semble tout-puissant :
« Mais ces baraques branlantes, misérables, à l'humilité desquelles le glaive des phares était impitoyable, recroquevillées sans un abri, sans une ombre, à la lisière de ce sol aride et mystérieux, ne faisaient qu'ajouter à la muette victoire du désert. »
En fait le désert devient aussi un artifice : les villes champignons poussent, tout le monde a de l’eau et on construit des condominiums de luxe. Kessel cite Palm Springs et la Quinta, lieux qui l’enchantent, mais qui se sont surdéveloppés depuis son passage.
Baudrillard écrit dans son poème en prose sur l’Amérique ces lignes géniales :
« Ce qui est neuf en Amérique, c'est le choc du premier niveau (primitif et sauvage) et du troisième type (le simulacre absolu). Pas de second degré. »
Mais comme on sait au lieu de s’en prendre à l’Amérique parce qu’elle est le lieu du simulacre et de l’inauthentique, Baudrillard la célèbre – on se souvient qu’il prend le contrepied de Guillaume Faye dans ces lignes que j’ai étudiées dans un autre texte :
"Pourquoi pas une parodie de la ville avec Los Angeles? Une parodie de la technique à Silicon Valley ? Une parodie de la sociabilité, de l'érotisme et de la drogue, voire une parodie de la mer (trop bleue !) et du soleil (trop blanc !). Sans parler des et de la culture(s). Bien sûr, tout cela est une parodie! Si toutes ces valeurs ne supportent pas d'être parodiées, c'est qu'elles n'ont plus d'importance. Oui, la Californie (et l'Amérique avec elle) est le miroir de notre décadence, mais elle n’est pas décadente du tout, elle est d'une vitalité-hyperréelle, elle toute l'énergie du simulacre".
Il faut être honnête : le simulacre a gagné. Baudrillard :
« C'est le jeu mondial de l'inauthentique » bien sûr: c'est ça qui fait son originalité et sa puissance. Cette montée en puissance du simulacre, vous l’éprouvez ici sans effort. »
On comprend que comme chez Baudrillard ou Artaud on ait alors ce penchant pour le Mexique : d’ailleurs quel aventurier américain ne rêve de s’y réfugier au Mexique ?
« Le Mexique était là, voisin, pressant, le Mexique à qui cette région avait été arrachée, à qui elle tenait par tout - son profil, son climat, son odeur. Et l'on comprenait soudain pourquoi les Américains, après avoir conquis ce désert, lui accordaient une telle vertu. Ils cherchaient inconsciemment dans sa nudité, dans ses flancs stériles, un remède à leur agitation, une arme contre eux-mêmes, une halte dans la cadence infernale qui réglait leur vie et la vidait de toute substance. Sans se l'avouer, ils enviaient la nonchalance des hommes qui passent des heures immobiles à nourrir d'incompréhensibles rêves, pour qui le temps est une mesure indifférente… »
C’était avant que le Mexique ne devînt un « satellite industriel » de l’Amérique, comme l’a remarqué Todd dans son livre. Le Mexique maintenant c’est une banlieue.
« Tout est loin, tout est glacé, tout s'engrène automatiquement… »
Ecrivain populaire par excellence, génial et simple à la fois, Kessel rejoint Pagnol et surtout Alphonse Daudet qui remarque déjà dans Tartarin sur les Alpes :
Tartarin sur les Alpes donc, chapitre V :
« La Suisse, à l’heure qu’il est, vé ! monsieur Tartarin, n’est plus qu’un vaste Kursaal, ouvert de juin en septembre, un casino panoramique, où l’on vient se distraire des quatre parties du monde et qu’exploite une compagnie richissime à centaines de millions de milliasses, qui a son siège à Genève et à Londres. Il en fallait de l’argent, figurez-vous bien, pour affermer, peigner et pomponner tout ce territoire, lacs, forêts, montagnes et cascades, entretenir un peuple d’employés, de comparses, et sur les plus hautes cimes installer des hôtels mirobolants, avec gaz, télégraphes, téléphones !…
– C’est pourtant vrai, songe tout haut Tartarin qui se rappelle le Rigi.
– Si c’est vrai !… Mais vous n’avez rien vu… Avancez un peu dans le pays, vous ne trouverez pas un coin qui ne soit truqué, machin comme les dessous de l’Opéra ; des cascades éclairées à giorno, des tourniquets à l’entrée des glaciers, et, pour les ascensions, des tas de chemins de fer hydrauliques ou funiculaires. »
Le monde moderne, a écrit Feuerbach, c’est celui qui précède la copie à la réalité. Dont acte.
Celui qui comprend tout avait déjà écrit :
« A mesure que nous avancions, le but de notre voyage semblait fuir devant nous (Tocqueville). »
Sources principales :
http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2023/09/20/j...
https://www.amazon.fr/Hollywood-ville-mirage-Joseph-Kesse...
https://fr.wikipedia.org/wiki/De_la_rigueur_de_la_science
https://www.dedefensa.org/article/tartarin-de-tarascon-et...
https://www.dedefensa.org/article/tocqueville-et-la-fin-d...
19:09 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean baudrillard, joseph kessel, alphonse daudet, lettres, lettres françaises, littérature, littérature française, désert, montagne, états-unis, américanisme | |
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Parution du numéro 482 du Bulletin célinien
Sommaire :
“Chimiste le matin, écrivain l’après-midi, docteur le soir” [2ème partie]
• MICBERTH, Les Vociférations d’un ange bariolé, Le Livre d’histoire – Lorisse, coll. “Petite bibliothèque insolite”, 2024, 308 p. (postface de François Richard). Prix : 35 € franco au Livre d’histoire, place du Château, F-02250 Autremencourt.
Note:
09:27 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, lettres, lettresfrançaises, littérature française, louis-ferdinand céline, michel-georges micberth | |
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Âge d’or et fin du monde
Lectures croisées de Charles Baudelaire et Robert Montal
par Daniel Cologne
Robert Frickx-Montal est un écrivain polygraphe belge né à Bruxelles en 1927 et décédé dans le Brabant wallon en 1998. En 1993, il a été reçu à l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique. Il laisse une œuvre abondante et diversifiée qu’il a lui-même divisée en deux parties bien distinctes: les essais d’histoire et de critique littéraires (publiés sous son patronyme Robert Frickx) et les livres de fiction et de poésie (édités sous le pseudonyme de Robert Montal) (1).
Le présent article propose des lectures croisées de L’Invitation au voyage de Baudelaire et de Rupelmonde (2), un des plus beaux poèmes de Montal.
Pour le lecteur peu familier de la géographie flandrienne, précisons que Rupelmonde est une localité, connue par son chantier naval, située à l’endroit où le Rupel se jette dans l’Escaut. Le Rupel est la continuation de la Dyle. Dans celle-ci se jette la Senne, partiellement voûtée depuis 1866, mais qui traversait autrefois Bruxelles. Il n’est pas sans intérêt géopolitique de noter que la capitale belge fait originellement partie du bassin oriental de l’Escaut. Mais entrons dans le vif de notre sujet, qui relève avant tout de l’analyse littéraire.
Sa bibliographie en témoigne. Le critique littéraire Robert Frickx s’intéresse en priorité aux « poètes maudits » (Nerval, Lautréamont, Rimbaud). Dans les vers de Robert Montal retentissent tout naturellement des échos nervaliens ou rimbaldiens.
D’Aden, de Chypre ou de Java, où il avait choisi de tourner le dos à la poésie pour se consacrer au négoce, Arthur Rimbaud (3) aurait pu écrire qu’ils furent les « tréteaux de sa dernière enfance », comme le chante Robert Montal en s’adressant à la « maison des champs » où il s’est finalement éteint: son « royaume en Brabant ».
Pareil à l’éternel adolescent de Charleville, Robert Montal aurait préféré ne pas grandir :
« Vaille que vaille
dans la stupeur et l’hébétude
ballotté de classe en étude
puisant dans la sueur des livres
l’illusion qui me fait vivre. »
Le comte de Lautréamont (4) avoue « avoir reçu la vie comme une blessure ». Robert Montal évoque sa naissance sur un mode moins tragique. Certes,
« Je suis né sur le seuil
d’une époque incertaine
qui commençait à peine
à panser ses blessures
et n’osait respirer
que du bout des poumons. »
Mais le poète s’empresse d’ajouter :
« En ce temps-là pourtant
l’air sentait encore bon. »
Et ailleurs dans le même recueil L’Orme tremblé :
« En ce temps-là
les avions avaient encore des ailes
les gens ne fuyaient pas la nuit
pour regarder pourrir la terre
devant l’écran de la télé.
La vie avait l’odeur du bois brûlé
l’heure coulait en ralenti. »
La référence au « Prince d’Aquitaine » (5) atteste néanmoins combien Robert Montal recueille, dans l’héritage de Gérard de Nerval, le pessimisme prenant racine dans la hantise du temps qui passe, le doute métaphysique, un agnosticisme à peine édulcoré par le romantique sentiment de la nature.
« D’ailleurs
à mesure que mon temps diminue
je dialogue plus souvent
avec Celui
qui peut-être m’attend
Non pas le Dieu que redoutait ma mère
qu’on adore à l’église
dans le luxe et l’orfroi
qui prend au miséreux
l’obole élémentaire
qui tue le fils avant le père
mais le dieu des jardins
des vergers et des bois
qui est partout
dans chaque rose
dans la ronce et dans la rose
dans l’arrivée
dans le départ
dans la nécessité
comme dans le hasard. »
Enfant du faubourg, Robert Montal imagine un paradis champêtre d’où il n’aurait pas été complètement expulsé:
« Mais une part de moi
est restée au village
suivre la course saisonnière
des certitudes jardinières. »
À la différence de son aîné Marcel Thiry (6), Robert Montal est un sédentaire. Du nomadisme, il ne ressent que quelques timides velléités.
« Des envies de départ
me taquinaient les jambes
mais je ne sais quelle force plus grande
me retenait ici. »
Ni les rivages américains ni les mégaports du Canada ne tentent notre anti-héros qui ne se sent pas l’âme d’un aventurier et qui, même dans le miroir d’une nuit d’ivresse, ne se verrait pas corsaire nanti des incontournables œil de verre et jambe de bois.
« Je ne suis ni Surcouf
ni Gerbault ni Colomb
je n’irai pas à Vancouver
je me suis fait une raison. » (7)
Revenons au recueil intitulé Un Royaume en Brabant. Robert Montal y écrit :
« Hâte-toi, ma sœur, il sonne midi;
Si tu ne viens pas, tout est à refaire.
Ô mourir à deux, en pleine lumière,
Par le même amour, corps anéantis ! »
Ces vers rappellent irrésistiblement la première strophe de L’Invitation au voyage de Charles Baudelaire (8),
« Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble.
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressembles »
ainsi qu’un vers de la fin du même texte :
« Le monde s’endort dans une chaude lumière. »
Dans son poème Rupelmonde, Robert Montal rompt avec le rêve baudelairien de l’âge d’or. Plutôt qu’à un périple paradisiaque, il convie le lecteur à une douloureuse réflexion sur la précarité de la condition humaine.
« Que sommes-nous qu’un peu de vent,
Hérissé de nos amertumes
Et résonnant comme une enclume
De notre mal d’être vivants ? »
Le décor du chantier naval scaldéen est noyé d’une pluie perpétuelle qui tombe à l’unisson du poète blessé, instable et promis à des amours éphémères.
« Il pleut toujours sur les bateaux
Que l’on construit à Rupelmonde. »
« La pluie me fredonne à mi-voix
Un air cousu de cicatrices
Où ton prénom soudain se glisse
Entre deux notes de guingois. »
Ce texte rappelle Comme à Ostende, de Jean-Roger Caussimon et Léo Ferré, où il pleut
« Comme à Ostende
Et comme partout
Et l’on se demande
Si cela vaut le coup
De vivre sa vie. »
Héritée de Marcel Thiry, l’obsession du grand Nord-Ouest canadien renaît sous la plume de Robert Montal.
« Il pleut toujours sur les bateaux
Que l’on construit à Rupelmonde
Et qui verront la fin du monde
À Vancouver ou à Rio. »
Âge d’or et fin du monde: Baudelaire et Montal les situent dans une cité portuaire, l’une imaginée:
« Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde.
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde » (L’Invitation au voyage),
l’autre bien réelle, au confluent du Rupel et de l’Escaut :
« Il pleut toujours sur les bateaux
Que l’on construit au bord du fleuve
Pendant que tes désirs s’abreuvent
À Vancouver ou à Rio.
Moi je n’ai pas quitté le port
De cet amour de fin du monde
Et je mourrai à Rupelmonde
En rêvant que tu m’aimes encore. » (Rupelmonde)
Soulignons les regards croisés des deux poètes sur le double rapport homme - femme et nomadisme - sédentarité. Chez Baudelaire, la femme se laisse passivement séduire par l’invitation masculine qui dépasse d’ailleurs les limites de l’amour - eros et atteint la plus lointaine frontière de l’amour - agapè (« mon enfant », « ma sœur », « ton moindre désir »). Parvenue en terre idyllique, la femme attend les cadeaux de l’homme élargi à l’ensemble des navigateurs. Par contre, chez Montal, c’est la femme qui voyage vers les rives océaniques de l’Atlantique (Rio) ou du Pacifique (Vancouver), c’est la femme qui prend la mer pour étancher sa soif d’amour - eros (« pendant que tes désirs s’abreuvent »), tandis que l’homme reste cloué sur le quai. Rappelons-nous : le poète nous a confessé n’être ni Surcouf ni Colomb.
Montal prend le contre-pied du Baudelaire idéaliste. Mais ce dernier avait aussi une facette mélancolique, pouvant dériver jusqu’à la rage nihiliste (Pauvre Belgique) ou se complaisant en tout cas, comme Nerval, Lautréamont, Rimbaud et Verlaine, dans le spleen, le vague à l’âme, le mal de vivre. Sur ce terrain, Montal lui emboîte le pas et se révèle somme toute baudelairien.
Toutefois, dans le très beau poème Rupelmonde, Montal semble avoir perdu toute espérance en un refuge compensatoire où
« Là tout n’est qu’ordre et beauté
Luxe, calme et volupté. »
À la « volupté » se substituent les « cicatrices » d’ « un étrange couple ivre de fatigue et d’ennui ». Le « calme » cède la place au tempétueux martèlement des « amertumes ». La « beauté » s’efface derrière « les vitres lépreuses » contre lesquelles « la pluie s’est mise à crépiter ». L’« ordre » perceptible à travers l’enchantement musical de la poésie est remplacé par les « notes de guingois » et « la rumeur moqueuse du fleuve vieux comme l’amour ».
Quant au « luxe », si superbement décrit par Baudelaire, Montal n’en garde plus la moindre trace.
« Des meubles luisants
Polis par les ans
Décoreraient notre chambre.
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale. » (L’Invitation au voyage)
*
« Nous nous sommes aimés trois jours
Dans une chambre poussiéreuse […]
Puis nos deux spectres dessoûlés
Ont regagné la gare morte
Et l’amour a claqué sa porte
Sur notre double vanité. » (Rupelmonde)
Les « vitres lépreuses » remplacent les « miroirs profonds » et la vieillesse du fleuve moqueur ne peut plus parler aux amants le doux langage des origines. « les canaux, la ville entière / Se couvrent d’hyacinthe et d’or », écrit Charles Baudelaire.
Chez Robert Montal, la pluie et le vent balayent le port flamand et la gare déserte et silencieuse où sont « jetés » les protagonistes d’une brève rencontre sans lendemain.
« Les chants désespérés sont les plus beaux » (Alfred de Musset). C’est pourquoi Rupelmonde de Robert Montal peut être tenu pour un des textes les plus réussis de la poésie belge de langue française et pour un motif de légitime fierté au cœur du patrimoine littéraire de l’Ouest bruxellois (9).
Daniel COLOGNE
Notes:
1 : Robert Frickx - Montal a écrit les œuvres suivantes.
— Chansons des jours inquiets, Bruxelles, Éditions du Nénuphar, 1948.
— Poèmes du temps et de la mort, Bruxelles, Les Cahiers de la Chaumière, 1959.
— Patience de l’Été, Bruxelles, Éditions du Verseau, 1965.
— Un Royaume en Brabant, Bruxelles, Éditions le Portulan, 1969.
— Topiques, Bruxelles, 1978.
— L’Orme tremblé, Éditions du Non-Dit, 1994.
— Fleur d’Orange, Paris, Éditions Julliard, 1958.
— La Traque, Nivelles, 1970.
— La courte paille, Paris, 1974.
— Le bon sommeil, Bruxelles, 1980.
— La Main passe, Bruxelles, Éditions du Groupe du Roman, 1988.
— Tous feux éteints, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1992.
— L’invitation, Virton, 1975.
— La boîte à musique, Bruxelles, Éditions Durendal, coll. « Roitelet », 1956.
— L’adolescent Rimbaud, Lyon Henneuse, 1954.
— René Ghil : du symbolisme à la poésie cosmique, Bruxelles, Éditions Labor, 1962 (thèse de doctorat ès lettre).
— Un prince d’Aquitaine ou La vie tragique de Gérard de Nerval, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1965, (inspiré de son mémoire de licence en philologie romane sur Gérard de Nerval).
— Introduction et commentaires de Sylvie de Gérard de Nerval, Anvers, De nederlandsche Boekhandel, coll. « Voix française », 1967.
— Rimbaud, Paris, Éditions Universitaires, 1968.
— Introduction à la poésie française, Bruxelles, 1970.
— Lautréamont, Paris, 1973.
— Ionesco, Bruxelles, 1974.
— Suite nervalienne, Cologne, 1987.
— Franz Hellens ou le Temps dépassé, Bruxelles, Éditions du palais des Académies, 1992.
— Préface à Notes prises d’une lucarne - Petit théâtre aux chandelles de Franz Hellens, Bruxelles, Éditions du palais des Académies, 1992.
— La littérature d’expression française, Paris, P.U.F., 1973, rééditée en 1980 en collaboration avec Robert Burniaux,
— Littérature française de Belgique, Sherbrooke, Québec, 1979.
— Lettres françaises de Belgique - Dictionnaire, tome I, « Le Roman », Gembloux, Duculot, 1988, en collaboration avec Raymond Trousson.
— Jean Muno 1924 - 1988, ouvrage collectif publié sous la direction de Robert Frickx, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1989.
2 : Dans les citations poétiques, les mots soulignés le sont à l’initiative de l’auteur de ces lignes.
RUPELMONDE
Il pleut toujours sur les bateaux
Que l’on construit à Rupelmonde
Et qui verront la fin du monde
À Vancouver ou à Rio,
La pluie me fredonne à mi-voix
Un air cousu de cicatrices
Où ton prénom soudain se glisse
Entre deux notes de guingois.
Le train nouait l’aube à la nuit
D’un long fil lumineux et souple;
Nous formions un étrange couple,
Ivre de fatigue et d’ennui.
Le petit jour nous a jetés
Dans une gare silencieuse
Et contre les vitres lépreuses
La pluie s’est mise à crépiter.
Il pleut toujours sur les bateaux
Que l’on construit à Rupelmonde
Et qui verront la fin du monde
À Vancouver ou à Rio;
Que sommes-nous qu’un peu de vent
hérissé de nos amertumes
Et résonnant comme une enclume
De notre mal d’être vivants ?
Nous nous sommes aimés trois jours
Dans une chambre poussiéreuse
Pleine de la rumeur moqueuse
Du fleuve vieux comme l’amour,
Puis nos deux spectres dessoûlés
Ont regagné la gare morte
Et l’amour a claqué sa porte
Sur notre double vanité.
Il pleut toujours sur les bateaux
Que l’on construit au bord du fleuve
Pendant que tes désirs s’abreuvent
À Vancouver ou à Rio.
Moi je n’ai pas quitté le port
De cet amour de fin du monde
Et je mourrai à Rupelmonde
En rêvant que tu m’aimes encore.
3 : Arthur Rimbaud (1854 - 1891) est notamment l’auteur d’Illuminations et d’Une Saison en enfer.
4 : Isidore Ducasse, dit comte de Lautréamont, (1846 - 1870), a écrit les Chants de Maldoror (1869).
5 : Gérard de Nerval (1808 - 1855) est célèbre pour les vers que voici :
« Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie.
Ma seule étoile est morte et mon luth constellé
Porte le Soleil Noir de la Mélancolie. »
6 : Marcel Thiry (1897 - 1972) est l’auteur de plusieurs recueils de poèmes exaltant l’aventure et le goût des grands espaces (Toi qui pâlis au nom de Vancouver).
7 : Moins raisonnable, Philippe Clay termine ainsi sa fameuse chanson Le Corsaire :
« Alors pour oublier je bois
Jusqu’à ce que j’aie
Des jambes de verre
Et la gueule de bois. »
8 : Charles Baudelaire (1821 - 1867) est l’auteur des Fleurs du Mal. Excellent critique d’art, il a fait un désastreux séjour de deux ans (1864 - 1866) à Bruxelles et il a exhalé sa rancœur dans son dernier livre Pauvre Belgique.
9 : Cf. Daniel Cologne, « La vie et l’œuvre de Robert Frickx - Montal », in Molenbecce, n° 24, octobre 2006.
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Jünger dans les orages d’acier
Un recueil documentaire et photographique de Nils Fabiansson pour Italia Storica
par Giovanni Sessa
Source: https://www.barbadillo.it/119340-junger-nelle-tempeste-da...
Ernst Jünger est, au-delà des jugements politiques portés sur son œuvre, l’un des grands noms de la littérature européenne du 20ème siècle. Un illustre « fils du 20ème siècle », période de contradictions et de tragédies, riche d’élans idéaux. Dans la vaste production jüngerienne, le livre qui l’a rendu célèbre auprès du grand public occupe une place centrale: Orages d’acier. Cet ouvrage est consacré à la narration, en prise directe, de la participation de l’écrivain à la Première Guerre mondiale sur le front occidental. Un nouveau volume de Nils Fabiansson, Ernst Jünger dans les tempêtes d’acier de la Grande Guerre, vient d’être mis à disposition du lecteur italien. Il est publié dans le catalogue d’Italia Storica Edizioni, et son titre explicite son contenu: un recueil documentaire et photographique sur l’expérience de guerre du lieutenant Ernst Jünger durant le premier conflit mondial (184 pages, 25,00 euros). L’ouvrage a été patronné par Andrea Lombardi et traduit par Vincenzo Valentini. Son auteur, un historien et archéologue suédois, a notamment écrit un guide de voyage sur le front occidental de la guerre qui inaugura le « siècle bref ».
Pour comprendre les intentions du chercheur suédois, il est pertinent de partir des réflexions de Christopher Tilley, professeur d’histoire matérielle, qui a souligné que « les lieux ont toujours été bien plus que de simples points de localisation, car ils portent des significations et des valeurs distinctives pour les individus » (p.7). Jünger lui-même a affirmé à plusieurs reprises être magnétiquement attiré par certains « lieux ». C’est pour cette raison que Fabiansson emmène le lecteur sur les champs de bataille décrits par Jünger dans Orages d’acier, non seulement en analysant les multiples révisions que l’auteur a apportées à son œuvre, mais aussi en s’appuyant sur un riche appareil iconographique. Celui-ci comprend des photographies issues d’archives publiques et privées (notamment des images en noir et blanc particulièrement évocatrices de « l’atmosphère » et du « climat spirituel » qui régnait alors dans les tranchées), des pages des journaux de l’écrivain allemand, des cartes dessinées par lui dans ses carnets et des images des lieux de bataille tels qu’ils apparaissent aujourd’hui. Il convient de noter que Fabiansson ne cherche pas à faire du « tourisme bellico-littéraire », ce que Jünger lui-même aurait désapprouvé, mais reste fidèle au regard stéréoscopique et glacial de l’écrivain. Les textes de Jünger sur la guerre reposent sur ce qu’il appelait ses « pouvoirs perceptifs spéciaux », qui lui permettaient d’observer la douleur et la mort avec un regard exempt « de sentimentalismes, avec sécheresse et froide précision » (p. 9).
Le récit se structure en cinq chapitres analysant les différentes phases du conflit, depuis août 1914 jusqu’aux événements tragiques de novembre 1918. Au cœur de ce récit se dresse la figure de l’homme Jünger. Le livre se conclut par un épilogue où l’auteur recense les nombreuses traductions étrangères d'Orages d’acier. Trop souvent, on a présenté ce livre comme un simple témoignage de l’héroïsme de l’auteur au combat. Or, la lecture de Fabiansson nous dévoile un Jünger complexe, profondément humain, qui raconte à plusieurs reprises dans son livre que « à diverses occasions, il avait abandonné ses camarades à la merci de l’ennemi » (p. 9). Le fait qu’il mentionne ces échecs personnels est un élément significatif. Comme le montre cette étude, l’écrivain allemand a affronté la mort avec bravoure à de nombreuses reprises, subissant des blessures aux jambes et à la tête (il conserva d’ailleurs son casque transpercé par une balle), ce qui lui valut les plus hautes distinctions militaires. Pourtant, en 1972, il déclara que « ses souvenirs d’écolier étaient plus vivaces que ceux du combattant de guerre » (p. 10). Il se plaignait en effet que, malgré sa nouvelle vision de la vie, bien analysée par Evola, les lecteurs s’attardent encore, des décennies après leur publication, sur ses écrits de guerre, qu’il considérait désormais comme un « Ancien Testament » (p. 10).
Ce ne fut pas seulement son « cœur aventureux » qui poussa Jünger à s’engager volontairement, mais aussi une volonté précise de s’émerveiller et de comprendre en profondeur le sens de la guerre. Il se demanda si, au-delà des massacres imposés par la « guerre des matériaux », elle pouvait encore offrir, pour ceux qui la vivaient, une possibilité de réalisation personnelle. Sa réponse fut positive. Le combat permettait de dépasser la routine bourgeoise et plaçait l’homme face à la potestas qui l’anime et qui imprègne toute la nature. La guerre destructrice semble tout engloutir. Mais les descriptions des champs de bataille de Jünger nous plongent dans la réalité brute du paysage de guerre et nous confrontent à sa transformation cyclique et éternelle. Comme l’a relevé le philosophe Karl Löwith, Jünger comprenait que seul le dépassement de soi dans la nature conférait une permanence à l’existence humaine. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il nota que la Picardie, avec « ses douces ondulations, ses villages enchâssés dans les vergers, ses pâturages bordés de peupliers élancés […] » (p. 22), lui procurait une joie intense. Ce n’est pas un hasard si, durant son séjour à Monchy et à Douchy, comme il le raconte dans Jardins et routes, il se consacra à la « chasse subtile » des insectes dans les tranchées. Ainsi, même dans les circonstances dramatiques de la guerre, sa passion pour l’entomologie ne l’abandonna pas, convaincu que dans le « particulier » réside le principe universel. Il répertoria pas moins de 143 espèces d’insectes.
Le pouvoir d’Éros ne fut pas non plus effacé par l’omniprésence de la mort, car, dans une perspective grecque, Éros et Thanatos ne font qu’un. Ainsi, le 5 juin 1916, il nota laconiquement : « Jeanne à Cambrai » (p. 25), évoquant un amour fugace en temps de guerre. De même, il n’oublia jamais ses proches. Fabiansson relate avec émotion les rencontres de Jünger avec son frère Friedrich Georg, où les deux hommes savouraient les effets apaisants du vin de Bourgogne et fumaient du tabac Navycut anglais dans leurs pipes en écume de mer (durant la guerre, Jünger expérimenta également l’éther et d’autres substances psychotropes pour soulager ses blessures). L’écrivain nous a aussi laissé des souvenirs poignants de ses compagnons d’armes, officiers ou simples soldats, qui sacrifièrent leur vie pour lui.
L’ouvrage de l’historien suédois n’est donc pas un simple « recueil » pour lire Orages d’acier, mais un livre essentiel pour comprendre l’ensemble de l’œuvre d’Ernst Jünger.
14:22 Publié dans Littérature, Livre, Livre, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ernst jünger, révolution conservatrice, littérature, littérature allemande, lettres, lettres allemandes, première guerre mondiale | |
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Jean Muno, Bruxelles et les peintres naïfs
par Daniel COLOGNE
(texte paru sur le site Europe Maxima, s.d.)
Jean Muno alias Robert Burniaux est né le 3 janvier 1924 à Molenbeek – Saint-Jean (1). Il passe son enfance au 32 de l’avenue Jean-Dubruck (2). Il est le fils de Constant Burniaux (1892 – 1975), instituteur et écrivain, dont il faut surtout souligner la poésie imprégnée d’une émouvante nostalgie de l’enfance. Sa maman Jeanne Taillieu est aussi institutrice. Le pseudonyme choisi par Robert Burniaux est le nom d’un village ardennais où il passe plusieurs fois d’heureuses vacances de jeunesse.
Photo ancienne du village de Muno.
Sa parentèle le destine tout simplement à l’enseignement et, après des études de philologie romane à l’Université libre de Bruxelles, il devient professeur de français et le reste jusqu’en 1974. Pouvant alors vivre de sa plume, il abandonne le professorat. Il a déjà à son actif le roman appelé Le Joker (Éditions Louis Musin, 1972) et plusieurs récits auréolés de prix littéraires et d’adaptations radiophoniques. Deux séjours en Hongrie (1974 et 1978) lui font découvrir Istvan Örkény et ses « mini-mythes » qu’il adapte en français. Il s’oriente alors vers la rédaction d’histoires très brèves, que nos amis anglais appelleraient des very short stories.
À l’époque, Jean Muno fait partie du « Groupe du Roman » aux côtés de Robert Montal (alias Robert Frickx), de Charles Pairon et de David Scheinert. Dans mon souvenir des quelques conversations que j’ai échangées avec Scheinert entre 1972 et 1974, un des deux voyages à Budapest (peut-être les deux) a été effectué par tous les membres du « Groupe du Roman ». J’encourage vivement l’un(e) ou l’autre étudiant(e) en philologie romane à faire une recherche (pour un mémoire ou une thèse) sur le « Groupe du Roman » et sur les Cahiers du Groupe, dont les rédacteurs ont projeté un éclairage positif sur les écrivains belges. Ils ont notamment contribué à tirer de l’oubli André Baillon (1875 – 1932), aujourd’hui reconnu comme un écrivain important, publié dans la collection « Espace Nord » (Éditions Luc Pire, ex-Éditions Labor).
Pour ma part, j’ai rencontré David Scheinert (1916 – 1996) (photo, ci-dessus) en 1972 à Genève où était créée sa pièce de théâtre L’Homme qui allait à Götterwald. Je lui dois une bonne part de mon intérêt pour la belgitude littéraire tenue en haute estime par ce Polonais d’origine juive arrivé en Belgique à l’âge de huit ans. Après avoir été, sous le pseudonyme de Vinytres, le critique littéraire du journal communiste Le Drapeau Rouge, Scheinert admettait sans hésiter la valeur de certains écrivains de la Collaboration, comme René Verboor ou Constant Malva, ce dernier étant descendu dans la mine pour écrire Ma nuit au jour le jour.
En 1979, Bruxelles fête son millénaire et le bourgmestre Van Halteren lance l’idée d’un livre réunissant trente-cinq peintures naïves de sites bruxellois (comme le Château Malou ou les Étangs Mellaerts, rendez-vous des promeneurs du dimanche et des passionnés de canotage). Il demande à trois écrivains de commenter ces tableaux et, tandis que Carlo Bronne et Berthe Delepine se répandent en commentaires historiques, Jean Muno choisit d’intégrer une douzaine de toiles à des « mini-mythes » conçus selon son modèle hongrois. Jean Muno atteint le sommet de son art de conteur bref dans les textes inspirés par des sites qui lui sont familiers, car liés à ses souvenirs d’enfant : la Basilique nationale du Sacré-Cœur de Koekelberg et le château du Karreveld situé à Molenbeek.
Karreveld en bâtarde penchée met en scène une fillette née avant 1900. La narratrice d’un âge non précisé se rappelle ses exercices calligraphiques des années 1908 – 1910. La « bâtarde » doit son nom à son statut d’écriture intermédiaire entre la ronde et l’anglaise. « En ce temps-là, on nous apprenait quelque chose à l’école. » Ainsi commence ce « conte naïf » qui s’inspire d’un tableau dans le style du Douanier Rousseau et qui ressuscite le Bruxelles d’autrefois, lorsque la bien-nommée « Avenue de la Liberté », qui relie aujourd’hui « le Karreveld, le Parc Élisabeth et la Basilique, se perdait tout de suite dans la campagne », parmi « des arbres, des lisières, des talus et des fossés ».
« Des prairies qu’un ruisseau rendait ici ou là marécageuses » fournissaient aux écoliers « de quoi trouver à garnir amplement » les herbiers dont ils s’occupaient les jours de congé, alors situés le jeudi et le dimanche.
« Dans le fond, qui était boisé et humide, se cachait un vieux château-ferme, joliment situé derrière une mare. Une poterne surmontée d’une tour carrée donnait accès à une cour intérieure. Pour nous, c’était un endroit romanesque, un lieu d’intrigues; on y dansait au son de l’accordéon, les nuits d’été… Dieu sait pourquoi, je revois distinctement l’enseigne, en lettres noires sur la façade chaulée : Café – restaurant du château du Karreveld – Grande laiterie du Vélodrome. » Un champion cycliste s’est tué en 1908 sur le vélodrome du Karreveld, qui jouxte également, un peu plus tard, le premier studio belge de cinéma.
« À cette époque, avant la Basilique (3), ce n’était qu’avenues désertes autour du Parc Élisabeth, villas en retrait et hautes grilles fermées. » La foire annuelle de la place Simonis (4) toute proche apporte une touche de gaieté contrastant avec la mélancolie que distillent « les ifs et les cyprès du cimetière de Molenbeek ». À la fin du récit, un exhibitionniste vient troubler la fillette dans ses exercices d’écriture. Ce genre de passage à connotation sexuelle n’est pas rare dans les textes de Jean Muno. Citons par exemple cet extrait d’une autre nouvelle : « Clarisse sentait monter en elle, irrépressible comme un orgasme, le vertige oublié des grandes terreurs infantiles. »
L’hispaniste Isabelle Mareels établit un lien entre un récit de Jean Muno et une scène du film d’Almodovar (Hable con ella). Un homme devenu minuscule à la suite d’une expérience scientifique pénètre dans le vagin de son amante endormie, tandis que, dans Entre les lignes, autre recueil de brèves histoires munoliennes, un mari rapetisse au prorata du grossissement de sa femme, entreprend une excursion sur le corps assoupi de celle-ci et est finalement englouti dans le maquis pubien.
Loin de se confiner dans le domaine du sexe, Isabelle Mareels rapproche aussi Jean Muno du poète nicaraguayen Ernesto Cardinal, ministre de la Culture de son pays favorisant la production de peintures naïves. Elle montre comment Jean Muno infléchit la naïveté des tableaux qui l’inspirent, tantôt dans le sens de l’érotisme, tantôt dans la direction du fantastique, ou encore en ressenti d’un humour fondé sur les jeux de mots. Ce n’est pas par hasard que Jean Muno s’intéresse à Raymond Devos. Les peintures naïves de Fernande Crabbé, Francine Leuridan, Nadia Becker, ou Monique Schaar, qui nourrissent les Contes naïfs de Jean Muno, nous proposent un tour de Bruxelles, du château Ter Rivieren (Ganshoren) au parc ucclois de Wolvendael en passant par le Rouge-Cloître d’Auderghem, l’abbaye de Forest, une cité-jardin de Boitsfort ou des sites plus centraux comme le Jardin Botanique et l’église Saint-Nicolas.
Les Contes naïfs de Jean Muno paraissent de façon autonome en 1980 aux Éditions Cyclope – Dem. Deux ans plus tard, les Éditions Jacques-Antoine publient l’Histoire exécrable d’un héros brabançon. Jean Muno s’éteint le 6 avril 1988 des suites d’un cancer du nerf optique. Créateur du concept d’« école belge de l’étrange », lui-même auteur de récits fantastiques (Les Papillons noirs), Jean-Baptiste Baronian considère Jean Muno comme l’écrivain belge de langue française le plus important de la période 1970 – 1990. Son personnage récurrent du petit homme seul est peut-être la métaphore d’un belgitude en crise, d’un pays qui s’émiette en diverses communautés et régions, tandis que s’affirme le mouvement identitaire flamand et que Bruxelles devient une « ville-monde » sous le règne finissant du roi Baudoin.
Daniel COLOGNE
Notes:
1 : C’est aussi ma commune natale située dans l’Ouest de la périphérie bruxelloise.
2 : Jean Dubrucq est un riche industriel de l’Ouest bruxellois dont l’obsession fut de doter Bruxelles d’installations portuaires (XIXe siècle). Avec son savoureux mélange de patois flamand et de français, le petit peuple de la capitale belge l’a surnommé Jan-Port-de-Mer.
3 : L’auteur veut dire « avant que la construction de la Basilique ne soit achevée ».
4 : Enfant, j’ai fréquenté cette foire au début des années 1950. Eugène Simonis est un artiste bruxellois.
13:44 Publié dans art, Belgicana, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean muno, littérature, littérature belge, lettres, lettres belges, peintres naïfs | |
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Boris Pasternak et son Jivago: un hymne à la vie et à l’amour
L’auteur insiste sur l’irréductibilité de l’âme à la « prison du temps ». Le Christ libère le monde de la « lettre morte » de la loi.
Par Gianfranco Andorno
Source: https://www.barbadillo.it/119438-boris-pasternak-e-il-suo...
"J’écris en pleurant, je pleure de bonheur pour l’harmonie que Dieu a insufflée dans la vie de chacun, en créant chaque homme comme son temple".
En 1958, Boris Pasternak reçoit le prix Nobel de littérature. Il le refuse pour éviter d’être expulsé d’URSS. Il remercie néanmoins l’Académie suédoise et, pour cela, il est traité de traître dans son pays, de "brebis galeuse", et radié du syndicat des écrivains. Pour Italo Calvino, cette récompense résulte d’une manœuvre politique.
Sergio d’Angelo, employé à Radio Moscou, reçoit en mai 1956 le manuscrit directement des mains de Pasternak, accompagné de ces mots: « Voici Le Docteur Jivago, qu’il fasse le tour du monde. » Et il le fera ! D’Angelo le fait parvenir à Giangiacomo Feltrinelli, qui en fera un immense succès éditorial. Le Parti communiste italien s’oppose à la publication de ce livre et exclut le jeune éditeur.
Le contexte de l’époque est impressionnant. C’est le temps du massacre des poètes. Alexandre Blok, persécuté par la Tchéka, meurt d’"asphyxie". Vladimir Maïakovski se tire une balle dans le cœur pour son amante, la jeune actrice Veronica, mais on dit que son véritable amour était la révolution qui l’avait trahi. Sergueï Essénine s’étrangle avec la sangle d’une valise après avoir écrit un poème de son propre sang.
Les écrivains de la revue Novaja Žizn (La Vie Nouvelle) disparaissent dans l’abîme sans même le prétexte d’un procès. Son directeur, Maxime Gorki, et son fils Peskov sont empoisonnés et meurent.
On l’a dit et répété: la révolution russe est une Médée qui tue ses propres enfants. Avec les procès truqués de Joseph Staline, disparaissent Radek, Boukharine, Rykov, Zinoviev, Kamenev, Iejov… tous compagnons de Lénine. Trotski, assassiné à coups de piolet au Mexique, est le dernier héritier éliminé. Il y a eu un assaut vers le ciel, mais les anges guerriers en ont bien gardé les portes.
La Grande Terreur, une nouvelle apocalypse, enveloppe la Russie et Pasternak écrit une histoire d’amour. Un amour qui se manifeste aussi dans sa conversion du judaïsme au christianisme, où, bien que de manière confuse, il est dispensé en abondance, jusqu’à déborder. Cette époque a un besoin désespéré d’amour.
Son écriture est une protestation contre son temps, une quête au plus profond des âmes pour en extirper l’essence. Il fait de sa vie un combat contre les entraves sociales et idéologiques, pour redonner la liberté. Jivago affirme: « Le salut n’est pas dans la fidélité aux formes, mais dans la libération de celles-ci. » L’auteur insiste sur l’irréductibilité de l’âme à la « prison du temps ». Le Christ libère le monde de la « lettre morte » de la loi. Parmi ses inspirations, Saint François d’Assise occupe une place de choix.
C’est ce qui lui donne la force d’écrire que « l’érable perd ses feuilles » tandis que des milliers de ses semblables croupissent dans les goulags.
Jivago est entouré d’un gynécée composé de sa femme Tonia, de son amante Lara et de la poésie. Elles sont les alliées qui l’aident à lutter contre un matérialisme stérile et envahissant. Le mari de Lara ne lui fait pas obstacle : il rejoint une école militaire, abandonne femme et enfant, et finit par incarner une caricature de Trotski à bord d’un train blindé.
La poésie de Pasternak transforme la nature en complice : « Le cerisier sauvage ! Par-ci, par-là, les bouleaux se dressaient comme des martyrs transpercés par les flèches de leurs petites feuilles pointues. Sous les rayons du midi, la neige jaunissait, et, dans sa blondeur de miel, elle se déposait en une couche douce… La neige tombait vite, cherchant le temps perdu. » La nature, frêle et réticente, « s’étire ».
Que ceux qui espèrent des détails croustillants soient prévenus : l’intimité des personnages est seulement suggérée. Lorsque Lara, à seize ans, cède à l’amant de sa mère, le mûr Komarovski, on l’apprend seulement par ces mots : « Elle était désormais une femme. » Et encore : « Si sa mère l’avait su, elle l’aurait tuée. » Rien de plus. Jivago et Lara ont-ils consommé leur amour? L’auteur se contente de dire que le docteur n’est pas rentré chez lui.
Jivago est confronté au dilemme moral que représente Lara, et Pasternak le traite parce qu’il s’agit aussi d’un nœud non résolu de sa propre vie. Jivago vénère Tonia, avec qui il partage une compréhension silencieuse. Pourtant, il se sent criminel.
Il murmure que Lara est le symbole de la Russie, de la mère patrie et de ses enfants qui jouent. « Qu’il est doux d’être au monde et d’aimer la vie ! ». D’abord, il compare les branches d’un sorbier aux bras de Lara qui l’enlacent. Puis, pour alléger le poids de la faute, il envoie Tonia et ses enfants en exil en France. Ainsi, le péché s’atténue. Enfin, il se permet une justification : « Leur amour était grand. Dans leur existence humaine condamnée, la passion venait les secouer. »
Pasternak est boycotté par les autorités soviétiques et contraint de faire circuler ses œuvres en samizdat. Paradoxalement, quiconque est surpris en train de diffuser ses poèmes risque d’être arrêté.
Un auteur comparable à lui est Boulgakov, qui consacre des années à l’écriture de son roman Le Maître et Marguerite, mais n’aura pas la même chance. Il meurt sans voir Woland, Yéchoua et Ponce Pilate s’animer sur les pages de son roman.
Dans ses librairies, Giangiacomo Feltrinelli vend Le Docteur Jivago aux côtés de balalaïkas et d’autres objets du folklore russe. Une grande foire du kitsch, mais commercialement rentable.
Boris Pasternak a eu deux épouses. Sans jamais divorcer de Zinaïda, la seconde, il entame une liaison avec Olga Ivinskaïa. Elle sera sa Lara pendant les dix années d’écriture de Jivago, et elle paiera cet amour par des années de goulag. Leur histoire s’achève avec la mort de Pasternak en 1960. Plus tard, Ivinskaïa racontera leur relation dans Otage de l'éternité.
Aux funérailles de Pasternak, il y avait beaucoup de monde, mais peut-être encore plus d’arbres. « La foule des troncs de pin… et tels des fantômes, ils se déversent… »
Le cercueil ouvert, son visage sculpté et sévère: un trophée pour ceux qui l’aimaient. Leur fierté. Leur viatique.
Ils murmurent son ultime adieu à la vie: « Ma sœur, la vie. »
Un avertissement qui devient une supplique poignante: « Histoire, laisse-nous vivre ! »
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Quand Victor Hugo entrevoit l’horreur architecturale
Nicolas Bonnal
L’horreur architecturale s’est reproduite partout sur notre pauvre terre, la recouvrant de tours de Babel. Plus aucune ville n’est reconnaissable, toutes se flattant de reproduire le squelette du business cosmopolite. On attend que Tom Cruise en fasse l’escalade dans ses missions pas possibles, et puis on est content à Dubaï ou à Shanghai pendant qu’au pied du débris minéral se serrent les cohortes des fourmis motorisées qui rêvent de retrouver leur télé ou leur caisse de supermarché.
En relisant Notre-Dame de Paris je me suis toutefois consolé : la catastrophe avait eu lieu bien avant Manhattan ! On se souvient que Hugo se lance dans une de ses digressions philosophiques dont il a le secret, et qui nous ouvre un pan de pensée sur l’infini. Dans le chapitre Deux du livre Cinquième il explique que l’architecture était jusqu’à la fin du moyen âge le grand livre de l’humanité. Et que c’est pour cela aussi que l’on construisit autant d’églises au moyen âge : elles étaient des lieux d’expression, voire de contestation !
« La pensée alors n’était libre que de cette façon, aussi ne s’écrivait-elle tout entière que sur ces livres qu’on appelait édifices….
Aussi n’ayant que cette voie, la maçonnerie, pour se faire jour, elle s’y précipitait de toutes parts. De là l’immense quantité de cathédrales qui ont couvert l’Europe, nombre si prodigieux qu’on y croit à peine, même après l’avoir vérifié…
De cette manière, sous prétexte de bâtir des églises à Dieu, l’art se développait dans des proportions magnifiques. »
Il est vrai que l’on peut passer des heures dans une église médiévale, dans une cathédrale, même s’il faut se munir des guides savants ou des livres d’alchimie…
Mais vient l’imprimerie. Et c’est le chant du signe, si j’ose dire. Et ici Hugo que l’on présente toujours comme le grand progressiste de service se fait pessimiste, comme tant d’écrivains catholiques de haute époque (Bloy, Bonald, Bernanos…). On est en 1830, avant le verbiage humanitaire. Mais savourez ces tours et pensez à nos châteaux Louis XIII-Louis XIV etc. si tristes finalement :
« Aussi voyez comme à partir de la découverte de l’imprimerie l’architecture se dessèche peu à peu, s’atrophie et se dénude. Comme on sent que l’eau baisse, que la sève s’en va, que la pensée des temps et des peuples se retire d’elle ! »
La fin du moyen âge suppose ici pour Hugo une fin du génie national et un début de la mondialisation de l’horreur architecturale. C’est le retour au préjugé classique, comme disait Guénon, celui de l’empire niveleur romain ou alexandrin. Ici il rejoint Burckhardt, Schuon et même Spengler qui tape si fort sur la renaissance.
« Mais, dès le seizième siècle, la maladie de l’architecture est visible ; elle n’exprime déjà plus essentiellement la société ; elle se fait misérablement art classique ; de gauloise, d’européenne, d’indigène, elle devient grecque et romaine, de vraie et de moderne, pseudo-antique. C’est cette décadence qu’on appelle renaissance. »
Oublié le génie du moyen âge. Et le jeune auteur des géniales Orientales va encore plus loin :
« L’architecture se dépouille, elle s’effeuille, elle maigrit à vue d’œil. Elle est mesquine, elle est pauvre, elle est nulle… Elle appelle des manœuvres à défaut d’artistes. La vitre remplace le vitrail. Adieu toute sève, toute originalité, toute vie, toute intelligence. »
Le génie national et médiéval disparu (Hugo préfère le gothique au roman, à la fois pour des raisons politiques et esthétiques, il ne reste à l’artiste qu’à constater la montée de la géométrie qui enchantait les Grecs (Nerval dénoncera notre préjugé classique et notre oubli celtique).
« À partir de François II, la forme architecturale de l’édifice s’efface de plus en plus et laisse saillir la forme géométrique, comme la charpente osseuse d’un malade amaigri. Les belles lignes de l’art font place aux froides et inexorables lignes du géomètre. Un édifice n’est plus un édifice, c’est un polyèdre. L’architecture cependant se tourmente pour cacher cette nudité. »
La transformation de l’édifice en polyèdre, c’est aussi – et le pauvre Hugo n’est pas là pour le voir – la transformation de l’Europe en bric-à-brac d’infrastructures et règlements, et aussi la transformation progressive de la France en hexagone. Le squelette mathématique pétrifie le monde depuis les ingénieurs de la Renaissance et l’horreur de leur architecture. Et le peuple des cités ou des condominiums a remplacé celui des bâtisseurs de cathédrales. On comprend l’hommage romantique au Moyen Age.
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Victor Hugo et le mouvement de l’Histoire
Lecture d’un chapitre de Notre-Dame de Paris
par Daniel COLOGNE
(paru initialement sur le site Europe Maxima, le 27 octobre 2020)
Les réflexions qui suivent sont inspirées par le chapitre II du livre cinquième du célèbre roman hugolien. Victor Hugo (1802 – 1885) parsème son récit de quelques chapitres qui relèvent de la philosophie de l’Histoire, de la conception architecturale ou de la vision imaginaire du Paris médiéval (voir notamment le livre troisième). Car le roman se passe en 1482, date faisant partie intégrante du titre, millésime ravalé au rang de sous-titre ou carrément occulté au fil des innombrables éditions, adaptations cinématographiques ou conversions en comédies musicales.
Adrien Goetz, préfacier de l’édition 2009 chez Gallimard (coll. « Folio classique »), a le mérite de réhabiliter cette année 1482 sans insister sur sa proximité avec 1476 – 1477: défaites de Charles le Téméraire à Grandson et Morat, sa mort à Nancy, extinction des derniers feux de ce que Julius Evola appelle « l’âme de la chevalerie », tandis que pointe comme une improbable aurore le pragmatisme calculateur de Louis XI. Nonobstant une importante réserve que je formulerai en conclusion, je trouve la préface d’Adrien Goetz remarquable et je m’incline devant l’étonnante érudition des 180 pages de notes de Benedikte Andersson.
Le volume contient aussi d’intéressantes annexes où l’on découvre sans surprise un Victor Hugo admirateur de Walter Scott, en face duquel Restif de la Bretonne fait piètre figure en apportant « sa hottée de plâtres » au grand édifice de la littérature européenne. Pourtant, Victor Hugo cite rarement ceux qu’il juge responsable du déclin des lettres françaises. Il ne fait qu’égratigner Voltaire, vitupère globalement les récits trop classiques dans des pages critiques où peuvent se reconnaître pour cibles l’Abbé Prévost, Madame de La Fayette, voire le Diderot de Jacques le Fataliste. Pour qui sait lire entre les lignes et connaît quelque peu la production littéraire du siècle des prétendues « Lumières », les considérations désabusées sur le roman épistolaire ne peuvent viser que Choderlos de Laclos et ses Liaisons dangereuses. Mais le chapitre II du livre cinquième vaut surtout par sa profondeur historique et une véritable théorie des trois âges de l’humanité que Victor Hugo nous invite à méditer avec une maîtrise stylistique et une organisation du savoir assez époustouflantes chez un jeune homme de 29 ans (Notre-Dame de Paris 1482 paraît en 1831).
« Quand la mémoire des premières races se sentit surchargée, quand le bagage des souvenirs du genre humain devint si lourd et si confus que la parole, nue et volante, risqua d’en perdre en chemin, on les transcrivit sur le sol de la façon la plus visible, la plus durable et la plus naturelle à la fois. On scella chaque tradition sous un monument. » Ainsi Victor Hugo évoque-t-il le premier passage d’une ère d’oralité à un âge où l’architecture devient « le grand livre de l’humanité ». Souvenons-nous cependant de la parole biblique concernant la pierre que les bâtisseurs ont écartée et qui est justement la pierre d’angle. Le risque de « perdre en chemin » un élément essentiel deviendrait-il réalité dès que s’élèvent les premiers menhirs celtiques que l’on retrouve « dans la Sibérie d’Asie » ou « les pampas d’Amérique » ?
Toute tradition devant contenir une part de trahison (le latin tradition a donné le français traître), l’âge architectural serait alors le monde de la Tradition proprement dite, déjà synonyme de déclin par rapport aux temps originels et primordiaux, illuminés par la prodigieuse mémoire des « premières races ». Depuis « l’immense entassement de Karnac […] jusqu’au XVe siècle de l’ère chrétienne inclusivement », l’architecture est le mode d’expression dominant. Il ne faut pas pour autant tenir pour négligeable les autres fleurons artistiques et littéraires qui s’échelonnent tout au long de cette période plurimillénaire : les épopées et tragédies, l’Odyssée, l’Énéide et la Divine Comédie, dont on a pu écrire dans Éléments (n° 179, p. 68), qu’elles sont les trois piliers de la culture européenne. À plus forte raison, Victor Hugo mentionne les vénérables textes sacrés, et notamment le Mahabharata, dont l’auteur légendaire Vyasa « est touffu, étrange, impénétrable comme une pagode ».
Dans la Chrétienté médiévale, le style des édifices religieux romans est analogue à celui de l’architecture hindoue. La « mystérieuse architecture romane » est « sœur des maçonneries théocratiques de l’Égypte et de l’Inde », écrit Hugo. C’est une architecture de caste, où l’on ne voit que le détenteur de l’autorité sacerdotale. « On y sent partout l’autorité, l’unité, l’impénétrable, l’absolu, Grégoire VII; partout le prêtre, jamais l’homme; partout la caste, jamais le peuple. » « Qu’il s’appelle brahmane, mage ou pape, dans les maçonneries hindoue, égyptienne ou romane, on sent toujours le prêtre, rien que le prêtre. Il n’en est pas de même dans les architectures de peuple. »
Le style gothique est, selon Hugo, une « architecture de peuple ». Il assure la transition entre le Moyen Âge et les Temps modernes. Ceux-ci débutent avec l’invention de l’imprimerie. Avant de revenir en détail sur la vision hugolienne de la période gothique – passage du chapitre qui me semble le plus contestable -, brossons rapidement le tableau d’une modernité où la littérature devient l’art dominant, mais où les autres arts s’émancipent de la tutelle architecturale. « La sculpture devient statutaire, l’imagerie devient peinture, le canon devient musique. » L’architecture « se dessèche peu à peu, s’atrophie et se dénude ». Mais la littérature l’accompagne rapidement dans son déclin, hormis « la fête d’un grand siècle littéraire », qui est celui de Louis XIV et qui éclipse injustement Montaigne, Rabelais et la Pléiade.
L’objectif du romantisme est la résurrection simultanée de l’architecture et des lettres, ainsi qu’en témoigne l’engagement de Victor Hugo depuis la Bataille d’Hernani jusqu’à la mobilisation de son ami Viollet–le-Duc pour restaurer la cathédrale parisienne et l’Hôtel de Ville de Bruxelles. Achevé en 1445 sous le duc de Bourgogne Philippe le Bon, père de Charles le Téméraire, l’Hôtel de ville de Bruxelles est encore de style gothique et Victor Hugo saisit très bien le mouvement créatif qui s’étend de l’architecture religieuse à l’architecture civile en traversant les trois ordres dont Georges Duby démontre magistralement qu’ils constituent les fondements de l’imaginaire médiéval. « L’hiéroglyphe déserte la cathédrale et s’en va blasonner le donjon pour faire un prestige à la féodalité. » Mais il s’en va également orner les édifices qui font la fierté de la commune qui perce sous la seigneurie tout comme « la seigneurie perce sous le sacerdoce ».
Dans l’acception hugolienne du terme, le peuple apparaît comme l’opposition solidaire de toutes les couches sociales dominées contre la caste dominante, en l’occurrence le sacerdoce. Ce type d’antagonisme peut approximativement s’observer au cours de l’histoire des Pays-Bas espagnols. Plus encore que l’Église catholique, l’oppresseur est alors une forme de durcissement politico-religieux incarné par Philippe II et ses gouverneurs au premier rang desquels le sinistre duc d’Albe. La toile de Breughel intitulée Les Mendiants symbolise la solidarité de toutes les strates de la population des Pays-Bas contre la tyrannie hispano-chrétienne. Ce sont deux aristocrates, les comtes d’Egmont et de Hornes, qui prennent l’initiative de l’insurrection et qui sont décapités juste en face de l’Hôtel de Ville, devant le bâtiment qui abrite aujourd’hui le musée vestimentaire de Manneken-Pis !
Aux voyageurs désireux de découvrir ce patrimoine européen septentrional au rythme du flâneur dont Ghelderode fait l’éloge, et non dans la précipitation propre au tourisme de masse, je conseille de s’attarder au square du petit-Sablon, dont l’entrée est gardée par l’imposante statue d’Egmont et de Hornes, « populistes » ante litteram. Dans la lutte actuelle entre « populistes » et « mondialistes », les premiers peuvent-ils encore compter sur le Gotha et sur l’Église ? Car la caste dominante n’est plus le sacerdoce, mais une « hyper-classe mondialiste (Pierre Le Vigan) », une coterie de capitalistes revenus à leurs fondamentaux, à l’individualisme hors-sol et au déplacement massif de populations coupées de leurs origines, depuis la traite des Noirs jusqu’aux migrants d’aujourd’hui en passant par le regroupement familial des années 1970 transformant une immigration de travail en immigration de peuplement. Les déclarations pontificales et l’attitude des dernières monarchies européennes dévoilent plutôt une position favorable au mondialisme. Tout ceci ne nous éloigne de Victor Hugo qu’en apparence. Hugo est aussi « populiste » avant l’heure en attribuant au « peuple » une créativité, un peu comme Barrès l’accorde au « visiteur de la prairie », à la différence près que le rôle de la « Chapelle » barrésienne est d’orienter les élans et les rêves vers des fins spirituelles supérieures.
Chez Hugo, la créativité populaire, dont témoigne le foisonnement du style gothique, est magnifiée comme une sorte de préfiguration de la libre pensée. Hugo relève à juste titre que l’architecture gothique incorpore des éléments parfois « hostiles à l’Église ». Ce n’est pas à l’astrologie qu’il pense alors qu’il semble bien connaître la cathédrale de Strasbourg à laquelle on a consacré un livre entier décrivant ses innombrables figurations zodiacales.
L’hostilité à l’Église dans certains thèmes gothiques n’est pas une offensive anti-cléricale par le bas (catagogique, dirait Julius Evola), comparable à la critique pré-moderne qui va culminer chez un Voltaire dans ses imprécations contre « l’Infâme », mais l’affirmation d’un imperium supérieur à l’Église (dépassement anagogique, par le haut, de la théocratie pontificale). Julius Evola associe cette idée impériale gibeline au mystère du Graal dont Victor Hugo ne souffle mot et qui est pourtant contemporain de la naissance du style gothique. En effet, c’est entre le dernier quart du XIIe siècle et le premier quart du XIIIe siècle que prolifèrent les récits du cycle du Graal, comme s’ils obéissaient à une sorte de directive occulte, à un mot d’ordre destiné à la caste guerrière visant à la sublimer en une chevalerie en quête d’un élément essentiel perdu.
Le thème du Graal est l’équivalent païen, au sens noble du terme, de la pierre d’angle biblique rejetée par les bâtisseurs. Énigmatique demeure à mes yeux cette phrase de René Guénon: « Le Graal ne peut être qu’un zodiaque. » Mais je suis convaincu que, pour déchirer le voile qui recouvre le mystère des origines, pour retrouver ce « grain d’or » dont parle l’astronome Kepler (1571 – 1630), il faut emprunter la voie de l’astrologie, domaine impensé de notre mouvance intellectuelle (du moins à ma connaissance), art antique vénérable raillé par La Fontaine et Voltaire, discipline dévoyée depuis quatre siècles, hormis quelques soubresauts: le marquis de Boulainvilliers (1658 – 1722), une école française aux alentours de 1900 (Caslant, Choisnard, Boudineau), une école belge (avec Gustave-Lambert Brahy comme figure de proue), les travaux plus récents de Gauquelin et Barbault (tous deux nés en 1920). Si le Graal est un vase, ce n’est pas exclusivement parce que Joseph d’Arimathie y a recueilli le sang de Jésus crucifié, mais c’est, par-delà sa dérivation chrétienne, par son identification plus générale à un récipient recueillant la pluie des influences cosmiques. Cet élargissement de la signification du Graal s’inscrit, soit dans la « Préhistoire partagée (Raphaël Nicolle) » des peuples indo-européens, soit dans une proto-histoire plus ample, ainsi qu’en témoigne le rapprochement d’Hugo entre les pierres levées d’Europe occidentale et celle de l’Asie sibérienne et de l’Argentine.
Que Victor Hugo soit passé à côté de cette importante thématique n'ôte rien à la qualité de son chapitre que j’ai relu avec un intérêt admiratif et donc je vais conclure la recension en prenant mes distance par rapport à Adrien Goetz, excellent préfacier par ailleurs. Trois âges se succèdent donc dans la vision hugolienne du mouvement de l’Histoire. Le premier âge est celui de la transmission orale. Le deuxième est celui de la parole écrite et construite, où l’architecture est l’art dominant. Le troisième est celui de la parole imprimée, de la domination du livre, de la « galaxie Gutenberg » qui inspire en 1962 à McLuhan son ouvrage majeur.
Né à Besançon comme les frères Lumière, Victor Hugo assiste au balbutiement d’un quatrième âge que le préfacier Adrien Goetz nous convie à nommer l’âge des « révolutions médiologiques ». Cette nouvelle ère présente aujourd’hui le visage d’un « magma », le spectacle d’un « boueux flux d’images » avec pour fond sonore « le bruissement des images virtuelles et des communications immédiates ». Ses lucides observations n’empêchent pas le préfacier de rêver que « l’œuvre d’art total du XXIe siècle » puisse surgir bientôt de la toile d’araignée réticulaire en offrant aux générations futures un éblouissement comparable à celui que génère la lecture d’Hugo ou de Proust. Adrien Goetz va plus loin : « Les multimédias […] sont les nouvelles données de l’écriture peut-être, bientôt, de la pensée. » Il appelle de ses vœux « une sorte de cyber-utopie ». Mais qu’elle soit « œuvre-réseau », livre imprimé, monument de pierre ou litanie psalmodiée des premiers temps d’avant l’écriture, l’utopie ne peut s’appuyer que sur les invariants anthropologiques qui, précisément, se désagrègent au fil de « la généralisation de la webcam ».
Ces invariants sont l’espérance d’un au-delà transfigurant, la certitude d’un en-deçà déterminant, la nécessité d’une Gemeinschaft hiérarchique ne faisant toutefois pas l’économie de la justice. Ils sont certes remis en question depuis plusieurs siècles, mais c’est l’individualisme post-moderne qui en constitue le contre-pied parfait. En même temps que les « liens hypertextes », qu’Adrien Goetz destine à une transmutation comparable à celle des alchimistes, s’affirme un type humain dominant dénué d’élan spirituel, oublieux de ses atavismes et fiévreusement lancé dans une course au plaisir qu’il s’imagine régie par l’« égalité des chances ».
Daniel COLOGNE
20:47 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, littérature française, lettres, lettresfrançaises, victor hugo, histoire, philosophie de l'histoire | |
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Ernst Jünger: la paix est une force spirituelle
127 ans après sa naissance, son essai “La paix” offre des réflexions d’une actualité extraordinaire pour une “restructuration” de la civilisation européenne
Par Luca Siniscalco
(article du 29 mars 2022)
Source: https://www.ilsole24ore.com/art/ernst-junger-pace-e-forza...
« Afin que la lutte contre le nihilisme soit couronnée de succès, elle doit s’accomplir au cœur de l’individu. Tous sont impliqués, et nul ne peut se passer du remède préparé par le monde de la douleur. » C’est ainsi qu’Ernst Jünger s’exprimait dans La paix (1945), contemplatif solitaire de ce « siècle bref » qui s’est pourtant révélé si durable, chargé du lourd fardeau des idéologies et des récits dont notre époque contemporaine peine à se défaire, préférant les recycler sous des formes postmodernes de pastiche et de collage.
Aujourd’hui, 127 ans après la naissance de ce dandy aux multiples facettes, capable d’affronter les tempêtes d’acier et la mobilisation totale avec le même regard profond et détaché qu’il portait sur la contemplation du sacré et l’analyse du nihilisme, son œuvre continue d’offrir des perspectives d’une actualité saisissante.
La paix
Il nous semble particulièrement pertinent, dans le contexte géopolitique actuel, d’évoquer certaines idées développées dans La paix, un essai désormais introuvable en Italie, à tort considéré comme mineur, alors qu’il condense de nombreuses grandes intuitions de la pensée jüngerienne. Écrit au milieu des ruines d’une Europe déchirée par un affrontement fratricide, La paix constitue un véritable chantier d’intuitions utopiques – mais non utopistes – en vue d’une “restructuration” de la civilisation européenne. Pour Jünger, le point de départ d’un tel projet ne réside pas dans l’équilibre des puissances, mais dans la substance même de l’individu: c’est en l’homme différencié, capable de vaincre le nihilisme en le formant et en le soumettant à sa propre disposition intérieure, que réside la possibilité de fonder une Europe issue du « mariage de ses peuples », orientée vers une « liberté supérieure » par un « acte spirituel ».
La critique impitoyable de Jünger à l’égard des totalitarismes “rouge” et “noir”
Un tel projet ne peut aboutir « que si les hommes se renforcent d’un point de vue métaphysique » : c’est pourquoi la critique impitoyable de Jünger à l’égard des totalitarismes “rouge” et “noir” ne laisse pas non plus indemne la perspective libérale – « dans leur polémique contre les nihilistes, les libéraux ressemblent à des pères qui se plaignent de leurs enfants ratés, sans se rendre compte que la faute en revient à une éducation défaillante ». Autrement dit, aucune forme politique de la modernité n’échappe au nihilisme.
La victoire contre cet « hôte inquiétant » de l’Europe surviendra lorsque la décision souveraine de l’individu entrera en résonance avec l’émergence d’une « Nouvelle Théologie », capable d’une re-symbolisation organique de la réalité. C’est uniquement parmi ces « esprits qui vivent dans la totalité de la création » que la paix peut exister. Une paix imposée par le droit, la coercition ou la menace n’est qu’extérieure; la paix authentique est un exercice “intérieur”, plus courageux encore que la guerre. Elle ne sera atteinte, prophétise Jünger, que si « nous savons nous affranchir de la haine et de ses divisions. L’individu est semblable à la lumière qui, en flamboyant, contraint les ténèbres à reculer ».
À 127 ans, Jünger est plus vivant que bien des morts-vivants.
20:11 Publié dans Littérature, Livre, Livre, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ernst jünger, paix, littérature, littérature allemande, lettres, lettres allemandes | |
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Ezra Pound et le voyage au cœur des civilisations grâce à l’anthropologie de Frobenius
Le poète, amateur de cultures « autres », fut influencé par l'anthropologue allemand
Luca Gallesi
Source: https://www.ilgiornale.it/news/pound-e-viaggio-cuore-dell...
Parmi toutes les accusations injustes, et souvent même absurdes, portées contre Ezra Pound, celle de « raciste » est certainement la plus infondée. Profondément fasciné par toutes les cultures du monde, le poète américain a enrichi ses Cantos de références à l’histoire et aux langues de nombreux peuples, des idéogrammes chinois aux drames Nô japonais, des hiéroglyphes égyptiens aux divinités grecques et romaines, sans oublier son admiration maintes fois déclarée pour les cultures anciennes de l’Afrique, qu’il a découvertes et appréciées à travers l’œuvre d’un acteur majeur de l’anthropologie européenne, Leo Frobenius (1873-1938), aujourd’hui injustement oublié. L’occasion d’approfondir la figure de Frobenius, et surtout son immense influence sur Pound, nous est offerte par un excellent ouvrage publié chez Bloomsbury : The Correspondence of Ezra Pound and the Frobenius Institute, 1930-1959, édité par Erik Tonning avec la collaboration d’Archie Henderson (382 pages, 90 euros).
Le poète américain découvre l’œuvre de l’anthropologue allemand à la fin des années 1920 et en parle avec enthousiasme à W. B. Yeats en avril 1929, lui exposant l’idée centrale de Frobenius: chaque civilisation possède une culture spécifique, qui naît, croît et disparaît avec la civilisation elle-même. Ses manifestations culturelles et artistiques en sont les fruits et définissent le Paideuma propre à cette civilisation. Ce terme, que Frobenius emprunte au Timée de Platon, désigne à la fois le cœur d’une civilisation et son influence sur les hommes, qui sont ainsi soumis à un « destin » exprimé par leur culture d’appartenance.
Comme toujours, Pound ne tarde pas à transformer les idées en action. Dès ses premiers échanges épistolaires avec le Forschungsinstitut für Kulturmorphologie de Francfort, dirigé par Frobenius, il s’efforce de publier en anglais des traductions des œuvres de l’anthropologue allemand et des récits de ses expéditions. Vivant en Italie, Pound y promeut également l’idée de Paideuma, écrivant dans la presse nationale des critiques et des articles, comme celui publié en 1938 dans la revue Broletto de Côme, traduit et inclus dans l’ouvrage édité par Bloomsbury : Significato di Leo Frobenius. Pound y écrit :
« Frobenius ne fait pas d’archéologie en disséquant le mort et le passé. En traitant l’histoire en cycles assez longs, Frobenius parvient à prévoir des maladies cachées: en discernant clairement les pertes des grandes cultures, il pourrait peut-être un jour anticiper et empêcher des catastrophes similaires à l’avenir. (…) Le Paideuma est l’ensemble des idées dominantes et germinatives d’une époque et d’un peuple. On peut en mourir, ou bien on peut y collaborer et y ajouter sa propre force de volonté. »
Ces idées ont mûri au fil de douze expéditions en Afrique, que Frobenius appelle le « Continent Rouge », une image bien plus représentative de la beauté et de la vitalité de cette région.
18:35 Publié dans anthropologie, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ezra pound, leo frobenius, anthropologie, littérature, lettres, lettres américaines, littérature américaine | |
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