Tribune libre de Paysan Savoyard
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La crise du milieu des années 70
Les Trente glorieuses s’achèvent avec la crise économique qui survient en 1974 et touche les pays industrialisés. Elle est déclenchée par le « choc pétrolier » provoqué en 1973 par les pays producteurs qui, groupés en cartel, décident de tripler brusquement les prix (un second choc pétrolier interviendra en 1979). Dans le même temps les États-Unis décident, en 1973, de supprimer le lien qui rattachait le dollar à l’or, inaugurant un système de flottement général des monnaies : la forte instabilité des monnaies qui résulte de cette décision sera elle aussi, à l’instar du choc pétrolier, préjudiciable à la croissance (l’instabilité monétaire est en effet gênante pour les entreprises, dont elle perturbe les prévisions).
La forte baisse de la croissance qui intervient dès 1974 est certes déclenchée par l’augmentation des coûts de l’énergie : elle résulte cependant, plus fondamentalement, du fait que le monde industrialisé atteint alors la fin d’un cycle économique exceptionnel, qui était alimenté depuis 1946 par la reconstruction d’après-guerre et par la décision des pays européens d’adopter, à l’imitation des États-Unis, le système de production et de consommation de masse.
La crise se traduit, comme nous venons de le dire, par une baisse immédiate du taux de croissance du PIB, qui va être divisé par deux par rapport à son rythme des Trente glorieuses (entre 1975 et 2006, la croissance a été en France de 2,3 % en moyenne et en volume par an, contre 5,6 % entre 1960 et 1974). La crise entraîne également une hausse de l’inflation ainsi qu’une forte hausse du chômage.
La victoire des thèses libérales
Depuis les années 1960 dans les universités américaines, les économistes libéraux, autour de Milton Friedman et des « monétaristes », contestaient les politiques mises en place après la guerre, qui donnaient une place importante à un État puissant venant encadrer et réguler l’économie de marché. Ils prônaient pour leur part la mise en place de politiques libérales : un État se limitant aux missions régaliennes ; une baisse des prélèvements publics ; la mise en concurrence et la privatisation des monopoles publics ; une politique économique neutre se donnant pour objectif premier d’éviter l’inflation, à l’opposé des préceptes keynésiens en vigueur.
Pour faire prévaloir leurs thèses, les libéraux vont utiliser la crise économique qui commence au milieu des années 70, en affirmant qu’elle est la conséquence des recettes étatistes mises en place à l’après-guerre. Ces thèses vont l’emporter politiquement à la fin des années 1970, avec la victoire de dirigeants se proposant d’appliquer une politique économique libérale, R. Reagan et M. Thatcher.
En 1982 la gauche adopte la « politique de rigueur » et effectue à son tour le virage libéral
En France le gouvernement de R. Barre (1978) adopte également une orientation libérale. Mais la victoire de la gauche en 1981 remet à l’honneur les politiques keynésiennes et interventionnistes traditionnelles : dans le but de relancer l’activité économique et de diminuer le chômage (qui atteint en 1981 1,5 million de personnes), le gouvernement de gauche procède en particulier à une augmentation forte des salaires des fonctionnaires, du SMIC et des diverses allocations sociales, ainsi qu’à l’embauche de fonctionnaires supplémentaires (il adopte également d’autres mesures de type socialiste, comme la hausse de l’impôt sur les revenus élevés, la nationalisation des banques, l’octroi d’une cinquième semaine de congés payés et le passage du droit à la retraite de 65 à 60 ans).
Cette politique va cependant être rapidement abandonnée par les socialistes, pour la principale raison suivante. La relance de la consommation et le décalage de croissance que cette politique produisit avec les partenaires européens déclenchèrent immédiatement une relance de l’inflation et une hausse des importations, provoquant par là-même un fort déficit des échanges et une chute du Franc. Or la France participait au Système monétaire européen (SME) et s’était engagée à maintenir la parité de sa monnaie dans certaines limites. Dès lors le gouvernement de gauche était conduit à choisir entre deux solutions : soit poursuivre la politique de relance, accepter une dévaluation de la monnaie et sortir du SME (ce qui impliquait une crise politique européenne majeure et probablement un éclatement de la CEE) ; soit mettre en place la même politique de rigueur que celle appliquée par ses partenaires, afin de réduire l’inflation et le déficit extérieur et pouvoir ainsi soutenir la monnaie. C’est ce second choix qui a été effectué par F. Mitterrand, la volonté de poursuivre la construction européenne ayant probablement joué dans sa décision un rôle majeur.
La gauche mit alors en place à compter de 1982 une politique de « rigueur » et de « désinflation compétitive », consistant en particulier en un blocage des salaires, suivi de la désindexation des salaires sur les prix. Le résultat voulu fut atteint rapidement : l’inflation a été maîtrisée en moins de quatre ans ; l’équilibre du commerce extérieur a été rétabli ; la monnaie a repris sa place dans le SME. La politique de rigueur a eu un prix : le chômage, dont l’augmentation avait un temps été stoppée grâce à la politique de relance, repartit à la hausse avec l’abandon de celle-ci, atteignant 2 millions dès 1983.
Cependant le gouvernement de gauche ne s’est pas contenté de prendre des mesures de rigueur : il a procédé également à un changement de cap libéral. La date de 1982 est donc décisive : à compter de ce moment en effet en France, tous les gouvernements, de gauche et de droite, mettront en œuvre et poursuivront, comme dans les autres pays occidentaux, des politiques économiques libérales.
La politique de libéralisation est mise en œuvre depuis maintenant près de 30 ans
Cette politique de libéralisation (qui est aujourd’hui toujours à l’œuvre) va prendre les formes suivantes, touchant tous les compartiments de la vie politique et sociale et remettant en cause progressivement des parties importantes du système d’économie mixte qui avait été mis en place après la guerre (voir la tribune précédente) :
- Libération des prix.
- Déréglementation de secteurs réglementés, afin de laisser jouer les mécanismes de marché (on peut citer par exemple la création d’un « marché monétaire ouvert » ; la banalisation des organismes publics chargés jusque-là de distribuer des crédits « bonifiés » dans différents secteurs ; la déréglementation du transport routier de marchandises…).
- Privatisations (les banques qui avaient été nationalisées en 1982 ont été progressivement privatisées à partir de 1986 ; la privatisation s’est ensuite poursuivie dans de nombreux secteurs sous les différents gouvernements, de gauche comme de droite, qui se sont succédé).
- Mise en concurrence des services publics jusque-là en situation de monopole (cette politique résulte d’une décision prise par les différents gouvernements européens dans le cadre de l’UE) : EDF, SNCF, Télécom…
- Mise en œuvre de diverses mesures favorables aux entreprises (on peut relever par exemple la baisse de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, passé de 50 à 33 % ; les allégements de cotisations sociales ; la prise en charge par l’État d’une partie de la taxe professionnelle; la suppression de l’autorisation administrative de licenciement ; l’augmentation des cas où les entreprises sont autorisées à recourir à l’intérim et au travail à durée déterminée….).
- Adoption de nombreuses mesures fiscales favorables aux revenus élevés et aux détenteurs de patrimoine (sont à signaler par exemple la baisse continue du taux supérieur de l’impôt sur le revenu, IR, qui était monté à 65 % en 1982 et qui n’est plus aujourd’hui que de 40 % ; la multiplication de « prélèvements libératoires » et de niches fiscales permettant d’échapper au barème de l’IR ; la baisse du poids de l’IR au profit de prélèvements proportionnels, comme la CSG, ou non liés au revenu, comme la TVA ; l’instauration récente d’un « bouclier fiscal »).
- Adoption de différentes décisions se traduisant par un recul des moyens et des prérogatives de l’État (on peut citer par exemple : la décentralisation ; le développement des procédés de contractualisation, qui viennent remplacer les mesures unilatérales de l’État ; la vente du patrimoine immobilier de l’État ; la diminution de la part des impôts d’État dans le total des prélèvements obligatoires). En outre l’actuelle majorité a engagé depuis trois ans, en ne remplaçant qu’un fonctionnaire sur deux partant en retraite, une politique de réduction des effectifs des fonctionnaires (il est vrai que ces effectifs n’avaient cessé d’augmenter ces trente dernières années ; c’est ainsi que les effectifs des trois fonctions publiques et de leurs établissements publics administratifs, hors emplois aidés, qui étaient en 1990 de 4,3 millions, sont passés à 5,2 millions en 2007 ; source : INSEE TEF 2010 p. 53).
Cette politique de libéralisation, qui se poursuit sous l’actuel gouvernement, a d’ores et déjà atteint ses objectifs stratégiques :
* Les mécanismes de marché occupent désormais dans le système économique et social une place sensiblement accrue ;
* La répartition de la valeur ajoutée est devenue nettement plus favorable aux entreprises (alors que la part des salaires dans la VA se situait entre 70 et 73 % durant la période 1960-1974 avant d’augmenter et d’atteindre jusqu’à 76 % en 1982, elle a fortement diminué à partir de 1983 et s’est stabilisée depuis 1989 aux alentours de 68 %) ;
* La fiscalité pesant sur les hauts revenus et sur les patrimoines a fortement diminué (voir ci-dessus) ;
* L’inflation est maintenue à un niveau peu élevé (depuis 1986, l’inflation annuelle, telle du moins qu’elle est calculée par l’INSEE, est comprise entre 1 et 3 % par an environ ; elle était supérieure à 5 % depuis 1968 et était montée jusqu’à plus de 13 % en 1981) (NB : la lutte contre l’inflation, constitue un objectif prioritaires des politiques libérales : l’inflation en effet est fortement défavorable aux détenteurs de patrimoines, du moins lorsque ces derniers sont détenus sous forme mobilière).
La persistance des déséquilibres : chômage et déficits publics
Ce bilan s’accompagne de deux déséquilibres majeurs : un chômage élevé et persistant ; et des déficits publics devenus eux-aussi permanents.
Comme nous le notions plus haut, le chômage a commencé à croître à compter de la crise de 1974 (il ne touchait jusqu’alors que moins de 500 000 personnes). Depuis lors, le chômage varie selon les périodes entre 2 et 3 millions de personnes, ce qui représente entre 8 et 11 % de la population active.
La persistance du chômage massif a quatre causes principales : la croissance démographique, qui entraîne une augmentation de la population d’âge actif ; les investissements de productivité (investissements dans les machines, dans l’informatique…) effectués par les entreprises afin de réduire le nombre d’emplois et la masse salariale ; les délocalisations d’emplois dans les pays à bas coûts (nous reviendrons sur ce point dans un futur article). Il résulte également d’une inadaptation d’une partie des chômeurs à la réalité du marché de l’emploi, les emplois manuels et d’exécution disponibles faisant l’objet d’un phénomène de rejet massif, y compris de la part des personnes sans qualification qui auraient normalement vocation à les occuper.
Afin de limiter l’impact social du chômage élevé et persistant, les pouvoirs publics ont mis en place depuis les années 1980 une politique massive de « traitement social du chômage », qui prend les formes suivantes : le versement d’allocations-chômage de longue durée (elles sont actuellement non dégressives et d’une durée de 2 ans ; de 3 ans après 50 ans) ; la création de revenus minimum : ASS, RMI, RSA… ; la création de dispositifs de préretraite ; la création d’emplois publics « aidés », type emplois-jeunes.
Ces différents dispositifs ont abouti à la mise en place d’un système qui conduit une partie importante de la population d’âge actif qui se déclare désireuse de travailler et perçoit le plus souvent telle ou telle allocation, à ne pas travailler ou à ne pas occuper un emploi véritable.
Il est nécessaire d’insister quelques instants sur ce point complexe et sensible (NB : les chiffres donnés ci-dessous concernent la métropole).
Le nombre de chômeurs « officiels » est actuellement (second trimestre 2010) de 2,6 millions (il s’agit des chômeurs qui, conformément aux normes du bureau international du travail BIT, sont immédiatement disponibles pour occuper un emploi, n’ont pas travaillé du tout au cours du mois précédent et ont fait au cours du mois précédent une démarche de recherche active d’emploi). Ce nombre des chômeurs (qui constituent ce que l’INSEE et Pôle emploi appellent la catégorie A) est le nombre officiel rendu public régulièrement. C’est ce nombre sur la base duquel est calculé le taux de chômage (le taux de chômage, rapport entre ce nombre et la population active, est actuellement de 9,3 %). C’est ce nombre, enfin, qui alimente le débat public (Source Insee).
Il est à noter au passage que le gouvernement a restreint à différentes reprises le champ de cette catégorie A. Ces opérations statistiques étaient sans doute légitime puisque destinées à se conformer aux normes internationales : il n’en reste pas moins qu’elles ont eu pour les pouvoirs publics le grand intérêt de réduire sensiblement le nombre des chômeurs officiels (c’est ainsi qu’en 1992 le gouvernement – de gauche – a retiré du nombre des chômeurs officiels les personnes ayant exercé une activité réduite le mois précédent, ce qui a diminué le nombre officiel d’environ 300 000 ; en 2003 le gouvernement – de droite – a à son tour retiré de la statistique différentes personnes, notamment celles qui n’ont pas rencontré de conseiller ANPE au cours du mois précédent : cette opération a eu là encore pour effet de réduire le chômage officiel d’environ 200 000 personnes).
Signalons également cette bizarrerie à propos du chiffre officiel du chômage. Le chiffre « officiel » rendu public par le gouvernement est celui de l’INSEE (qui procède à une enquête statistique). Il se trouve qu’il est inférieur de 200 000 environ à celui du ministère du travail (DARES-Pôle emploi), qui résulte lui d’un recensement exhaustif des demandeurs d’emploi, alors que l’un et l’autre chiffre portent sur la même catégorie A. L’inspection générale des finances a demandé en 2007 que des mesures soient prises pour mettre fin à cette discordance.
Rappelons enfin que la qualité de demandeur d’emploi ne veut pas dire que l’on perçoit une allocation chômage, le droit à allocation étant fonction, comme chacun sait, de la durée de versement de cotisations au cours des périodes d’activité (2 265 000 demandeurs d’emploi des différentes catégories A, B, C, D et E étaient indemnisés en mai 2010 ; source : DARES indicateurs n° 48 p.7).
Ces détails passés en revue, venons en maintenant à l’essentiel. L’opinion, les responsables politiques et les journalistes ont tendance à considérer que le nombre « officiel » correspond à celui des chômeurs et que, donc, toute personne qui n’est pas comptabilisée comme « chômeur » a un travail. Or il n’en est rien, loin s’en faut, nous allons le voir : le chômage, c’est-à-dire le fait de ne pas occuper un emploi « normal », d’être inscrit sur les listes de demandeurs d’emplois et/ou de toucher une allocation, est en réalité bien plus considérable. Au nombre des chômeurs au sens strict, qui est donc actuellement de 2,6 millions, il faut en effet ajouter, pour appréhender l’ampleur réelle du chômage, les catégories de personnes suivantes, qui ne figurent pas dans la catégorie « officielle » :
- Les demandeurs d’emploi ayant exercé au cours du mois précédent une activité réduite (par exemple dans le cadre d’une mission d’intérim) et qui souhaitent occuper un emploi à temps plein. Dans le recensement des demandeurs d’emploi effectués par Pôle emploi (ex ANPE), ils constituent la catégorie B (moins de 78 heures effectuées le mois précédent) et C (plus de 78 heures). Leur nombre est de 1,3 millions (chiffre juin 2010 ; source : DARES indicateurs juillet 2010 n° 48).
- Les demandeurs d’emplois placés par l’ANPE en stage de formation ou conversion (ils appartiennent à la catégorie D) : ils sont 225 000 (chiffre 2008, source : INSEE TEF 2010 p. 49).
- Les demandeurs d’emploi âgés, qui sont dispensés de recherche d’emploi en raison de leur âge (ils appartiennent également à la catégorie D) : 434 000 (chiffre 2008, source idem précédente) ;
- Les bénéficiaires d’une préretraite (catégorie D là encore) : 24 000 (chiffres 2008, source idem). (Le système des préretraites a été massivement utilisé dans les années 80 et 90 ; il a été quasi abandonné depuis, en raison de son coût pour le régime d’assurance chômage).
L’évaluation du chômage total et du sous-emploi commande également de prendre en compte quatre autres catégories de personnes :
- Les personnes qui souhaitent travailler mais qui ne sont pas comptabilisées comme chômeurs. Soit parce qu’elles n’ont pas réalisé « d’action de recherche d’emploi » (certaines études ont montré que le découragement de chômeurs de longue durée peut les inciter à cesser toute démarche auprès de Pôle emploi) : c’est ainsi que Pôle emploi procède chaque mois à environ 250 000 radiations de sa liste des demandeurs d’emploi en catégorie A, B et C pour « défaut d’actualisation du dossier » (source : DARES indicateurs n° 48 p.10). Soit parce qu’elles ne sont pas immédiatement disponibles (par exemple en raison de leur situation de santé). Ces personnes constituent ce que l’INSEE appelle le « halo du chômage » : elles sont 767 000 (chiffre 2008 source : INSEE Première n° 1272 Décembre 2009).
- Les titulaires d’emploi-aidés dans le secteur non marchand (c’est-à-dire la fonction publique et les associations para publiques). Ces « emplois », dénommés actuellement Contrats d’avenirs et contrats d’accompagnement dans l’emploi, ne sont pas de véritables emplois : réservés aux personnes sans diplôme ni qualification, ils relèvent du traitement social du chômage (il existe également des emplois aidés dans le secteur marchand, mais il s’agit là de véritables emplois, bénéficiant d’une exonération de charges) : le nombre des emplois aidés dans le secteur non marchand est actuellement de 185 000 (chiffre 2008 INSEE TEF 2010 p. 49) ;
- L’appréhension de la réalité de l’emploi doit conduire à prendre en compte également les personnes qui relèvent des dispositifs d’assistance et qui se situent en dehors de toute démarche d’emploi : ils appartiennent à ce que l’on peut appeler la sphère de l’assistanat. Le nombre de ces personnes n’est pas officiellement évalué. M. Hirsch, alors Haut commissaire aux solidarités, indiquait en 2007 que 50 % des titulaires du RMI n’étaient pas inscrits à Pôle emploi (source : AFP 07/11/07). Si l’on se fonde sur cette donnée, on peut estimer le nombre des personnes en situation d’assistanat à environ 600 000 (les bénéficiaires du RMI sont en effet 1,2 millions ; ceux de l’allocation spécifique de solidarité ASS – allocation délivrée par l’État aux chômeurs ayant épuisé leur droit à indemnisation – sont 348 000 ; chiffres 2008 INSEE TEF 2010 p. 71). Faisons ces deux remarques : la situation d’assistanat ne concerne donc qu’une partie (environ la moitié) des Rmistes et titulaires de l’ASS ; les autres bénéficiaires de ces minima sociaux, qui eux souhaitent réellement travailler, appartiennent au halo du chômage évoqué plus avant. Notons qu’une partie des personnes en situation d’assistanat travaillent de façon irrégulière (travail « au noir »).
- Il faut enfin tenir compte des personnes qui travaillent à temps partiel et souhaiteraient pouvoir travailler davantage. Ces personnes en sous-emploi (on utilise l’expression de « temps partiel contraint ») sont 1,2 millions (chiffre 2008. Source : INSEE Première n° 1271 décembre 2008).
Le chômage au sens du chiffre officiel INSEE, qui ne concerne que les chômeurs au sens strict, ne rend compte donc que d’une partie de la réalité du chômage. Pour prendre la mesure de l’ampleur réelle du chômage et du sous-emploi, il faut ajouter au nombre des chômeurs au sens strict (2,6 millions actuellement) les autres situations de chômage ou de non emploi sous divers statuts (1,3 M + 225 000 + 434 000 + 24 000 + 767 000, soit 2,75 millions au total), les bénéficiaires des pseudo emplois dits « aidés » dans la fonction publique et les associations (185 000) et les personnes en situation d’assistanat (600 000). Le nombre total qui reflète la réalité du chômage au sens large, assistanat compris, est donc d’environ 6 millions de personnes, soit environ 20 % de la population d’âge actif ayant vocation à travailler, ce qui représente le double du taux de chômage officiel (le taux officiel, actuellement de 9,3 %, est calculé sur la base d’une population active occupée de 25,5 millions et d’un nombre de chômeurs de 2,6 millions ; le taux de 20 % résulte lui du rapport entre les 6 millions de sans-emplois et la population ayant vocation à occuper un emploi, soit 31,5 millions, addition de 6 et de 25,5). S’ajoute en outre un phénomène de sous-emploi, qui touche, on l’a vu, 1,2 millions de personnes
Disons les choses autrement, afin de souligner cette constatation : depuis plus de trente ans désormais, environ 20 % de la population d’âge actif ayant vocation à travailler ne travaille pas ou n’occupe pas d’emploi véritable. Cette situation malsaine a d’importantes conséquences délétères sur l’état de la société (nous reviendrons sur ces conséquences dans un prochain article).
Il convient d’indiquer en outre que le nombre des fonctionnaires et celui des étudiants a fortement augmenté depuis les années 80 et 90. Cette politique de recrutement de fonctionnaires et de massification des études a permis de réduire fortement le nombre de chômeurs (même s’il ne s’agissait pas là, bien entendu, de son objectif affiché) :
- Le nombre des personnes employées dans le « secteur administré » a en effet fortement augmenté (le secteur administré, également appelé « secteur non marchand », est constitué de l’ensemble des institutions financées sur fonds publics : fonction publique, établissements publics administratifs, associations parapubliques). Ce secteur employait 5 millions de personnes en 1980 (en « équivalent temps plein ») soit 23 % de la population active occupée ; il emploie actuellement 7 millions de personnes, soit 29 % de cette population (autrement dit environ un tiers de la population qui travaille occupe un emploi dans le secteur public ou para public). (source : INSEE Tableaux de l’économie française 2009, p.57)
- Le nombre des personnes effectuant des études supérieures a, lui, presque doublé en trente ans : il est passé de 1,2 millions en 1980 à 2,2 millions en 2008 (source : Ministère de l’éducation nationale, Repères et références statistiques 2009 p.19). Notons que l’on peut exprimer certains doutes sur l’utilité sociale de cette politique de massification des études (indépendamment de l’impact positif sur la situation du chômage dont nous venons de parler) : l’on constate en effet que parmi les étudiants qui s’inscrivent dans les universités, 43 % en sortent sans aucun diplôme (le cas échéant après plusieurs années de redoublement) ; (source : Ministère de l’éducation nationale, Repères et références statistiques 2009, p. 202 et 248 à 252).
Le chômage élevé est lui-même pour partie à l’origine du second déséquilibre majeur qui caractérise la période ouverte depuis le milieu des années 70 : la persistance de déficits publics élevés (le chômage en effet induit à la fois une baisse des recettes publiques – moindres cotisations – et une hausse des dépenses – allocations chômage et autres actions de traitement social du chômage).
Les budgets publics (État, collectivités locales, sécurité sociale) sont depuis trente ans chaque année en déficit (en 2008 le besoin de financement des administrations publiques a atteint le niveau record de 66 milliards d’euros). De ce fait la dette publique ne cesse de gonfler : alors qu’elle ne représentait que 3 % du PIB en 1974, elle a atteint en 2009 75 % du PIB. Conséquence particulièrement défavorable de cette situation pour les finances publiques : le paiement des intérêts de la dette représente une part croissante des dépenses de l’État (il absorbe ainsi désormais l’équivalent des recettes tirées de l’impôt sur le revenu).
***
Trois points méritent d’être soulignés en conclusion :
Depuis la crise du milieu des années 1970, moment à compter duquel s’installe le chômage massif, les différents gouvernements ont choisi d’en atténuer l’impact social par la politique de traitement social (ainsi que par l’embauche de fonctionnaires et par la massification des études). Cette politique se traduit par des dépenses publiques élevées, provoquant des déficits eux-mêmes élevés, et ce malgré le maintien d’un haut niveau de prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales). Ces choix sont tout à fait contraires aux préceptes libéraux. Nous avons vu plus haut que les politiques publiques suivies ont été fortement libéralisées depuis trente ans : il n’en reste pas moins que cette libéralisation reste encore circonscrite, les politiques mises en œuvre pour amortir l’effet du chômage restant fortement interventionnistes et étatiques. Le haut niveau des dépenses publiques et des prélèvements obligatoires pratiqués confirme qu’en dépit de la politique de libéralisation, la France se situe encore dans le groupe des pays qui sont gérés de façon « social-démocrate » (le taux de prélèvements obligatoires, c’est-à-dire le rapport entre le niveau de ces prélèvements et le PIB, est l’indice du degré de socialisation de l’économie : il est proche de 50 % dans les pays d’Europe du nord ; de 44 % en France ; de 40 % en Allemagne. Il est très inférieur dans les pays nettement libéraux : 35 % au Royaume-Uni ; inférieur à 30 % aux États-Unis et au Japon).
Second point de notre conclusion. La période qui s’est ouverte au milieu des années 1970 et qui a vu se mettre en œuvre la politique de libéralisation que nous venons d’évoquer a commencé avec la crise de 1974 : ce n’est pas pour autant que la période de trente-cinq ans qui s’est écoulée depuis doit être considérée dans son ensemble comme une période de crise. Certes le chômage massif s’est installé. Certes le taux de croissance moyen a diminué de moitié par rapport à celui des Trente glorieuses. Il reste que ce taux de croissance annuel de 2,3 % en moyenne correspond en réalité, sans doute, à celui que peut connaître une économie mure, tandis que le taux de croissance des Trente glorieuses était lui exceptionnel, découlant de la reconstruction et de l’adoption d’un système économique nouveau fondé sur la production et la consommation de masse.
Surtout il faut voir que ce taux de croissance moyen qu’a connu l’économie nationale ces trente-cinq dernières années équivaut sur la période à un quasi doublement du revenu national annuel en volume. Il convient donc de ne pas se tromper d’analyse : au cours de la période de trente-cinq ans qui a commencé à la fin des Trente glorieuses et malgré les crises ponctuelles qui peuvent survenir (comme celle qui a conduit à une récession en 2009), notre société, a jusqu’à présent continué à s’enrichir significativement (ce qui ne veut pas dire que la majorité des Français ont vu leur situation s’améliorer de la même manière ; nous reviendrons sur ce point important dans un prochain article).
Dernier élément de conclusion. Il faut signaler que la politique de libéralisation accompagnée de traitement social poursuivie depuis 1982 a donné lieu à un rapprochement majeur entre les deux camps structurant la politique française. Lorsqu’elle est au pouvoir, la droite, certes, prend différentes mesures libérales et « d’ajustement structurel », tandis que la gauche se consacre plutôt aux politiques de traitement social et de recrutement de fonctionnaires. Mais le fait remarquable est le suivant : aucun des deux camps ne remet substantiellement en cause les mesures prises par son adversaire. Mieux, la gauche a pu elle-même prendre des mesures d’inspiration libérale (à titre d’exemple le gouvernement conduit par M. Fabius premier ministre avait en son temps augmenté le taux de TVA et accru le nombre des ménages exonérés d’impôt sur le revenu) et la droite des mesures « sociales » (par exemple elle vient de créer le RSA). La répartition des rôles qui s’est mise en place ces trois dernières décennies entre la gauche et la droite masque donc, nous semble-t-il, leur accord profond sur les politiques économiques et sociales à conduire.
La politique de libéralisation interne de l’économie française, sujet auquel était consacrée la présente tribune, s’est accompagnée également d’un processus de mondialisation du libéralisme ; de la poursuite de la construction européenne sur un mode libéral ; ainsi que d’une politique d’immigration massive, qui constitue en quelque sorte un processus de « délocalisation importée ». Tout cet ensemble cohérent a eu des effets majeurs sur la société française, qui est désormais profondément différente de celle des Trente glorieuses (notamment parce que la répartition de la richesse en son sein a été substantiellement modifiée). Ces différents points feront l’objet des prochains articles de cette série consacrée aux politiques économiques et sociales conduites depuis 1946.