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samedi, 05 mars 2016

Bernanos, romancier du surnaturel

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« Dans ce monde où règne l’invocation perpétuelle et peu contestée des droits de l’homme et de la solidarité, Bernanos ne milite pas pour la philanthropie mais pour la charité, qui est tout autre chose. Peut-on comprendre autrement ses mises en garde réitérées contre tout programme d’éradication de la pauvreté qui ne reconnaîtrait pas à celle-ci sa réalité spirituelle, alors qu’il milite pour la justice ? Qu’en est-il de ses romans ? Dans quelle mesure peuvent-ils heurter ou au contraire exaucer les attentes de nos contemporains ? »

Au fil d’une lecture approfondie et scrupuleuse qu’elle étaye de nombreuses citations, Monique Gosselin-Noat nous entraîne au cœur de six grands romans bernanosiens – Sous le soleil de Satan ; L’Imposture ; La Joie ; Nouvelle histoire de Mouchette, Journal d’un curé de campagne et Monsieur Ouine. Parachevant son étude par une confrontation des contenus romanesques à d’autres écrits de Bernanos, elle tisse un riche réseau d’échos et de réfractions afin de montrer combien, au-delà de leurs qualités littéraires, ces œuvres jugées souvent désuètes peuvent au contraire toucher les lecteurs d’aujourd’hui, fussent-ils étrangers au catholicisme, voire au message chrétien.

vendredi, 04 mars 2016

Isabelle Bunisset sur Céline: Vers la nuit

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« Céline. Parler de lui ? Tout a été dit ou presque sur l’écrivain. Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, il est là. Incontestable, même lorsqu’il est contesté. Parler pour lui ? Fendre le masque marmoréen du monument, tenter de regarder l’homme derrière, de capter un filet de voix mourante ? Non, il ne s’agit ni de parler pour lui ou comme lui, mais de parler avec lui. Foin du marbre, de la grande statue dont l’ombre elle-même est si immense qu’elle écrase tout. Chair à chair, pour une fois. Se glisser dans les interstices, chercher à les remplir comme le ferait un ami venu le visiter en toute humilité, l’ami fût-il anonyme. Rester au chevet du malade, auquel le temps paraît bien court – et une éternité, pourtant. Nauséabond, soit .  Jusqu’à l’os, parfois. Propre sur lui, rarement. Probe, à sa façon, certainement, vulnérable toujours : Céline tel qu’en lui-même, tel que je le vois, dans sa nuit, la dernière. »

jeudi, 03 mars 2016

Drieu: le Jeune Européen

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Juste avant la débâcle de 1940, à un moment dramatique où il se penche sur son passé, il éprouve le besoin de faire le point sur ses premières œuvres et de publier un recueil de ses Écrits de Jeunesse : deux recueils de poèmes de guerre, Interrogation (1917) et Fond de cantine (1920) ; et deux recueils d’essais et de textes divers, La Suite dans les idées (1927) et Le Jeune Européen (1927). Mais, toujours insatisfait de lui-même, il croit nécessaire d’en retravailler la formulation, perdant ainsi au passage la fraîcheur de ses premières sensations ; cela nuit particulièrement à la nouvelle version de ses poèmes.

Notre nouvelle édition des Écrits de jeunesse reste fidèle au projet de l’écrivain, mais c’est un nouveau livre, puisque nous avons préféré sauvegarder la verdeur des textes originaux, plutôt que de nous ranger aux corrections a priori discutables de l’âge mûr.

Bouleversés par leur expérience atroce de la « Grande Guerre », déçus par le morne immobilisme du vieux monde qu’ils voient retomber dans l’ornière de ses petites habitudes, les jeunes écrivains de cette génération espèrent encore pouvoir donner un sens à une modernité emportée par un perpétuel mouvement d’accélération dans le vide.

Malgré quelques incertitudes juvéniles, ces courts textes de Drieu incarnent avec vigueur cet esprit d’invention et cette sincérité, réalisant une subtile combinaison entre excentricités dadaïstes, enthousiasme futuriste pour l’innovation technique et révolte surréaliste, tout en maintenant vivace le souvenir de la tradition classique.

Professeur littérature comparée, Julien Hervier a notamment édité et présenté le Journal 1939-1945 de Drieu la Rochelle (Gallimard, 2012) et la correspondance de ce dernier avec Victoria Ocampo : Lettres d’un amour défunt (Bartillat, 2009, Prix Sévigné 2010).

Source: http://zentropa.info

mardi, 01 mars 2016

Sur Numero Zéro d'Umberto Eco, en hommage

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Théories du complot : l'inutile découverte

Sur Numero Zéro d'Umberto Eco, en hommage
par François-Bernard Huyghe
Ex: http://www.huyghe.fr

umberto_eco_hd2fran.jpgDans son dernier roman Numéro zéro Umberto Eco décrit la rédaction d'un futur quotidien au début des années 90. On y bidonne tout, des horoscopes aux avis mortuaires, et le journal, aux rédacteurs ringards et aux moyens restreints, et il n'est en réalité pas destiné à paraître. Il servira plutôt d'instrument de chantage à un capitaine d'industrie : il menacera ceux qui lui font obstacle de lancer des révélations scandaleuses ou des campagnes de presse. 
 
Cette histoire, et cette critique un peu convenue des médias "classsiques" se croise avec la naissance d'une théorie que l'on dirait aujourd'hui conspirationniste : un des journalistes commence à se persuader que ce n'est pas Mussolini qui a été exécuté et dont on a vu le cadavre pendu par les pieds à la Piazzale Loreto en 1945, mais un sosie. Partant de détails du récit des derniers jours ou de l'autopsie qui ne colleraient pas, le journaliste ne cesse de trouver des bizarreries dans l'histoire de ce cadavre. Par ailleurs, le vrai cadavre du Duce, enterré secrètement  a été effectivement enlevé par un commando de jeunes néo fascistes pour finir remis à sa famille en 1957. Un essai de Sergio Luzzato, récemment traduit, "le corps du Duce" analyse d'ailleurs cette histoire vraiment très romanesque de cadavre caché, enlevé, encombrant, honoré, retrouvé, etc.
 
Et Eco de décrire la construction d'une théorie par le journaliste qui part du postulat que les partisans n'ont pas tué le bon Mussolini. Dans un pays  où l'on pratique beaucoup le "dietrismo" (l'art d'imaginer de tortueuses manœuvres derrière -dietro- la version "officielle" de l'Histoire), cela marche bien. Tous les ingrédients qui nourrissent les bonnes conversations de table en Italie - Vatican, affaire Gelli, organisation Gladio chargée de faire du "stay behind" en cas d'invasion soviétique, tentative de putsch du prince Borghese bizarrement annulée, inévitable attentat de la Piazza Fontana et autres massacres d'innocents qui le suivront, autres "coïncidences", contradictions et affaires jamais expliquées sur fond de manipulations et stratégie de tension... Évidemment le journaliste se fait assassiner.
 
Et c'est à ce moment que le livre, par ailleurs astucieux et entraînant, pose une hypothèse intéressante qui pourrait être que trop de complot tue le complot.
 
Umberto-Eco-em-PDF-ePub-e-Mobi-365x574.jpgDans "Le pendule de Foucault", bien des années avant "Da Vinci Code", Eco imaginait un délirant qui, partant d'éléments faux, construisait une explication de l'Histoire par des manœuvres secrètes, Templiers, groupes ésotériques et tutti quanti. À la fin du livre, l'enquêteur se faisait également tuer, et l'auteur nous révélait à la fois que les constructions mentales sur une histoire occulte, qu'il avait fort ingénieusement illustrée pendant les neuf dixièmes du livre, étaient fausses, mais qu'il y avait aussi des dingues pour les prendre au sérieux. Et tuer en leur nom.
 
Ici, dans "Numéro zéro", il se passe presque l'inverse. Le lecteur (qui n'a pas pu échapper aux nombreux livres et articles sur les théories du complot  ne croit pas une seconde aux hypothèses du journaliste. Quand il est assassiné, son collègue (l'auteur parlant à la première personne) se sent menacé. Mais, coup de théâtre, à ce moment est diffusée une émission de la BBC "Opération Gladio" (authentique : on peut voir sur You Tube ce documentaire de près de deux heures et demi. présenté pour la première fois en 1992, année où est sensé se dérouler le livre). Or, le documentaire, truffé d'interviews des acteurs, révèle d'effroyables histoires sur une supposée armée secrète d'extrême droite, en rapport avec la CIA, le MI6, l'État italien et autre, exécute secrètement crimes et massacres, y compris en tentant de les faire attribuer leurs méfaits à l'extrême gauche. Ce qui, soit dit en passant, devrait nous rappeler que la théorie du complot n'est pas un monopole des populistes de droite.
 
"Numéro zéro" se termine un peu en queue de poisson, du moins du point de vue narratif : puisque toutes ces histoires de complot sont notoires, plus personne n'a de raison de tuer personne, et l'histoire se finit bien.
 
Mais le paradoxe soulevé mérite l'attention. Il y a des dizaines de théories sur l'assassinat de Kennedy, à peu près autant sur les massacres des années de plomb. Parmi toutes ces théories, il y en a forcément une qui doit être vraie mais nous ne saurons sans doute jamais laquelle.
 
En revanche, l'inflation des révélations et pseudo-révélations a produit quelque chose qui ressemble à une incrédulité résignée de masse. Il faut s'habituer à l'idée qu'une vaste partie de la population puisse simultanément se persuader d'être abusée par les mensonges fabriqués par des appareils politiques et médiatiques et ne pas se révolter, ou du moins accepter de continuer à subir un système qu'ils croient profondément perverti et néanmoins indépassable. Comme si Eco nous suggérait que, quand tout le monde sait qu'il y a secret, ce que cache le secret n'a plus aucune importance.

dimanche, 28 février 2016

Orages d'acier d'Ernst Jünger

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Orages d'acier d'Ernst Jünger

Ex: http://www.juanasensio.com

In-Stahlgewittern-by-Ernst-Junger.jpgLe lecteur qui, comme moi, viendrait à peine d'achever la lecture de Tuer de Richard Millet pour lire ou relire les Orages d'acier (1) d'Ernst Jünger, un récit remarquable qu'André Gide tenait pour le plus beau des livres de guerre, serait presque immédiatement saisi par la différence de nature entre ces textes qui évoquent pourtant, tous deux, une expérience commune, la guerre, la mort vue, contemplée, donnée, évitée, méditée. D'un côté, un lyrisme lacrymalo-martial débité à l'hectolitre chez l'éditeur Pierre-Guillaume de Roux, peut-être désireux d'en remplir sa baignoire et de s'y prélasser, l'érotisme propre à quelque vieil eunuque fatigué dont les chromos criards n'émoustilleraient même pas les reins d'une première communiante, l'esthétisation en toc de celui qui se rêve si volontiers guerrier et n'est même pas capable de mettre sa plume au garde-à-vous. De l'autre, la sécheresse et même la froideur parfois inhumaine de celui dont le corps compte pas moins de vingt cicatrices et qui reçoit, tout jeune officier de pas même 24 ans, la Croix Pour le Mérite, le feld-maréchal Hindenburg estimant qu'il était imprudent qu'un homme si jeune fût décoré d'une pareille distinction, donnée, outre à Jünger, à 13 autres lieutenants dans toute l'armée allemande.
 
Je m'empresse de nuancer mon affirmation, non pas sur le pauvre Richard Millet, ostracisé d'opérette et guerrier de papier, mais sur la froideur d'Ernst Jünger. Elle n'est en effet qu'apparente, car nous constatons assez vite que c'est bel et bien l'homme qui est l'objet de toutes les attentions de l'écrivain, qui ne cesse d'ailleurs d'opposer celui-ci à la Machine qui, durant cette Première Guerre mondiale, commence à étendre sa puissance illimitée, dont ce même homme dont il s'agit de consigner la résistance et peut-être la fin programmée, n'est finalement qu'une des victimes collatérales, car, dans «cette guerre [...] le feu s'en prenait déjà plutôt aux espaces qu'aux hommes» (p. 379), écrira ainsi l'auteur, ajoutant, non sans humour, qu'il n'était donc pas peu fier d'avoir attiré l'attention du démiurge de fer, vu le nombre de ses blessures.

De la même façon, Ernst Jünger place l'homme, ses propres compagnons, au centre de son attention, et cela afin de montrer que, toujours selon lui, c'est l'humain qui peut, par son courage et en tentant le coup de force (2), venir à bout de la Machine : «Pour le choc proprement dit, on ne pouvait plus compter que sur un petit nombre d'hommes, en qui s'était formé un type de guerrier d'une trempe particulièrement dure», alors même, poursuit-il, que «la masse des suiveurs» ne peut entrer tout au plus «en ligne de compte que pour son potentiel de feu» (p. 362) et, nous le supposons, pour sa capacité à se sacrifier en grand nombre, et ainsi faire, tenter de faire contrepoids à la Machine inébranlable faisant gronder les fameux «orages d'acier» (p. 360), souvenir d'un vieux poème scaldique appartenant à la Saga d'Egill, fils de Grimr le Chauve écrite au XIIIe par Snorri Sturluson.

In-Stahlgewittern-2.jpgLa guerre est étrange, du moins certaines de ses phases. Nous pourrions dire d'elle qu'elle est l'étrangeté même, le tout autre, le plus souvent démoniaque, parfois la déhiscence d'un mystérieux au-delà du bien et du mal et pourtant, l'homme, toujours l'homme réduit à de la chair à canon, des cadavres horriblement torturés ou bien des guerriers impavides et courageux, est au centre du théâtre des opérations, au sens métaphysique et même religieux que nous pourrions donner à cette expression, comme si l'expérience de la Grande Guerre était comparable à la scène des vieux mystères du Moyen Âge : le boqueteau 125, bien connu des lecteurs de Jünger, «n'était jamais tenu que par quelques hommes, mais il prolongeait sa résistance, et c'est ainsi qu'il devenait, visible au loin dans ce paysage de mort, un exemple de ce que même le plus colossal affrontement n'est jamais que la balance où l'on pèse, aujourd'hui comme toujours, le poids de l'homme» (p. 349).

La Machine, un mot auquel Jünger ne confère aucune majuscule mais qu'il évoque pourtant dans sa diabolique prééminence, se montre, «de plus en plus puissante, sur le champ de bataille» (p. 345), ne serait-ce que par l'apparition des tanks, ces «éléphants de la bataille technique, dont les apparitions se faisaient toujours plus fréquentes» (p. 344), alors même que d'étranges scènes de fraternisation avec l'ennemi (cf. p. 278) deviennent de plus en plus improbables au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans l'épaisseur des orages d'acier et que, par exemple, tel avion (en l'occurrence, allemand) arrose de balles traçantes les observateurs en parachute venant de s'échapper d'un engin abattu, signe selon Jünger que s'aggrave «la violence impitoyable de la guerre» (p. 271). En tout cas, contrairement aux dires de l'auteur, la Machine entend bien peser le poids de l'homme. Peut-être a-t-elle même procédé à cette mesure et a-t-elle estimé que le poids indiqué par sa balance était tout compte fait ridicule.

L'homme, broyé dans ce que Jünger appellera plus d'une fois la «bataille de matériel» (p. 230) ou bien les «batailles de matériel» (p. 255), se trouvant encore, mais pour combien de temps ?, au beau milieu de «cette guerre des armes à longue portée» (p. 196), ne s'en dresse pas moins dans l'horreur massifiée car, si «colossales que fussent les masses d'hommes et de matériel, le travail, aux points décisifs, n'était jamais accompli que par quelques poignées de combattants» (p. 229). Ce n'est sans doute pas un hasard sir les Orages d'acier deviendront le bréviaire de tant de combattants allemands, nationalistes ou pas d'ailleurs, après sa publication par Ernst Jünger à compte d'auteur, telle mâle lecture pouvant vous donner, au feu, l'ardeur et le courage nécessaires que de vagues discours de gradés seront bien incapables de ne serait-ce qu'évoquer.

Ernst Jünger se fait l'observateur attentif de la massification et, partant, de la déshumanisation progressive du grand conflit, comme lorsqu'il note, sur la ligne Siegfried où il se trouve au début de l'année 1917, qu'il observe pour «la première fois [...] à l’œuvre la destruction préméditée, systématique» qu'il ne cessera plus par la suite de «rencontrer jusqu'à l’écœurement dans les années suivantes» (p. 169). C'est le courage de certains combattants qui donne en tout cas à l'auteur «une image aussi noble que secrète de la confiance qu'on peut mettre en l'homme» (p. 113), et pas seulement lorsqu'il s'agit de ses propres hommes, puisque plusieurs épisodes de fraternisation avec l'ennemi sont évoqués (cf. p. 111), Ernst Jünger dédiant son livre «aux combattants français» (p. 6) de la Première Guerre mondiale.

Cette guerre qui ensanglante le Nord de la France, notamment les paysages de l'Artois bien connus d'un autre soldat de la Première Guerre mondiale, Georges Bernanos, tue ou détruit à petit feu les hommes, «bataille de matériel» nous l'avons dit qui consacre le «déploiement de moyens titanesques» (p. 92), est aussi l'occasion d'une expérience troublante, non seulement esthétique («Je vis là pour la première fois un tir qui pût se comparer aux spectacles naturels», p. 104), mais véritablement mystique, bien qu'il nous faille postuler une expérience mystique qui ne découvrirait point tant Dieu que la surrection de forces élémentaires, en partie seulement démoniaques, puisqu'elles semblent plutôt se situer par-delà le bien et le mal. Certes, l'esthétisation de certaines scènes macabres ou véritablement d'épouvante pourrait être reprochée à l'auteur, qui décrit froidement, cette froideur n'étant pas du reste incompatible avec l'esthétisation, des paysages désolés envahis par la mort : «Les alentours étaient parsemés d'autres cadavres par douzaines, pourris, calcinés, momifiés, figés dans une inquiétante danse macabre. Les Français avaient dû tenir des mois auprès de leurs camarades abattus, sans pouvoir les ensevelir» (p. 35). Le combattant, aux prises avec l'horreur, devient un monde pour lui-même, «tout imprégné de cet état d'âme sombre et épouvantable qui pèse sur le terrain désert» (p. 95), et nous verrons que cet état de conscience est celui qui permet, non seulement de pénétrer dans la «zone élémentaire» (p. 44) des combats, voire la Zone où, comme en Enfer selon Dante, il faut abandonner toute espérance (cf. p. 123), mais encore d'accéder à un état second, les puissances de la mort à l’œuvre permettant de déchirer le voile de la réalité qui nous masque l'existence de cette zone élémentaire, où se déchaîne le mal. Cette région, la guerre, tout autant que ses redoutables projectiles, semble y lancer plusieurs sondes qui s'enfoncent très profondément : «Les dangers vécus avaient bouleversé cette région obscure, située plus loin que la conscience, et si profondément que chaque accroc dans l'ordre habituel faisait jaillir la mort à son guichet» (p. 13).

En tout cas, c'est lorsqu'il est confronté à un danger imminent, à la mort d'un de ses hommes dont il assure le commandement ou bien lorsqu'il constate l'incroyable chance (3) qui lui a fait surmonter tel ou tel péril, qu'Ernst Jünger est à même de constater «l'existence d'une sorte d'horreur, étrangère comme une contrée vierge», ces moments lui procurant une espèce de sensation d'appartenir, pour le coup, à quelque no man's land suspensif et comme protégé par les portes de la perception, où il ne ressent pas de crainte, «mais une aisance supérieure et presque démoniaque» (p. 124), comme s'il possédait alors un véritable «don de voyance» (p. 283).

Oragesdacier01.jpgL'expérience du combat, surtout lorsqu'elle a lieu dans un théâtre des opérations où se déchaîne la Machine, surtout lorsque approche une «bataille telle que le monde n'en avait encore jamais vue (p. 121, j'ajoute le e manquant dans le texte), est la certitude de pénétrer dans un monde qui n'est pas celui, qui ne peut être celui de notre expérience quotidienne. Plus d'une fois, Ernst Jünger affirme ainsi qu'il a pu estimer se trouver dans une terre maudite (cf. p. 273) peuplée de démons, où il «errait comme sur un immense tas de décombres au-delà des bords du monde connu» (p. 151), terre maudite dont il remarque «la méchanceté spectrale» (p. 161) ou bien comparable à quelque contrée «des premiers âges» (p. 155), en bref, cette zone élémentaire dont j'ai parlé plus haut.

Certains spectacles atroces émeuvent plus que d'autres l'auteur, qui décrit sans trop d'émotion la vision d'un mort étalé, «l'uniforme en lambeaux», la tête arrachée et dont le sang coule dans une flaque d'eau : lorsqu'un brancardier le retourne «pour prendre ses effets personnels», Jünger affirme qu'il vit «comme dans un cauchemar que le pouce restait seul, dressé en l'air, au bout du bras mutilé» (p. 178). Ailleurs, il évoque les «restes informes» de son «meilleur chef de section» : «Il avait pris en plein dans les reins le coup d'un de nos propres obus. Des haillons d'uniforme et de linge, que le souffle de l'explosion lui avait arrachés du corps, pendaient au-dessus de lui aux branches déchiquetées de la haie d'aubépines à laquelle cette tranchée devait son nom» (p. 354). Pourtant, une image plus qu'une autre a frappé l'auteur : à ce moment écrit Jünger, «voici qu'un nouveau sifflement retentit haut en l'air : chacun sentit, la gorge serrée : celui-là, c'est pour nous. Puis un fracas énorme, assourdissant» indique que «l'obus s'était abattu juste au milieu de nous». Presque assommé, Jünger se relève, et voit l'horreur : «Dans le grand entonnoir, des bandes de cartouches de mitrailleuses, allumées par l'explosion, lançaient une lumière d'un rose cru. Elle éclairait la fumée pesante où se tordait une masse de corps noircis, et les ombres des survivants qui s'enfuyaient dans toutes les directions. En même temps, de nombreux et atroces cris de souffrance et des appels à l'aide s'élevèrent» (p. 295).

Sur le front, la guerre est une «réalité intensément vécue» (p. 250) par le combattant et non pas un plan sur lequel tel gradé décidera de mouvements, et plus d'une fois Ernst Jünger concèdera avoir été «comme fasciné» (p. 200) par les spectacles comme venus du «fond des âges» (p. 198) qui s'offraient à son regard. La guerre et la destruction donnent l'horreur absolue à contempler, quelque vision de l'Enfer sur terre et peut-être même de celui-ci dans son essence totalement négative, mais aussi, ce point ne doit pas être négligé, une connaissance surhumaine dans ce sens où elle semble s'affranchir des contraintes auxquelles les morts sont soumis dans leur vie quotidienne. Ainsi, plus d'une fois, Jünger évoquera tel moment où «même une âme simple entrevoit que sa vie est enfouie dans une sécurité profonde, et que sa mort n'est pas une fin» (p. 189). Il ne s'agit pas seulement d'esthétisation outrancière qui fascinent l’œil et l'oreille confrontés à une «destruction tourbillonnante» (p. 183) ou bien au spectacle interdit habituellement de «quelque rite secret» (p. 180) ou de «cérémonial terrible et silencieux» (p. 351), mais de la découverte d'une Zone, curieusement appelée «Chambre rouge» (p. 360) (4) par l'auteur, où la «guerre propose les plus profondes énigmes» (p. 343) qu'il n'est jamais permis à l'auteur de complètement comprendre, ni même voir.
Si la guerre est l'expérience de l'imminence d'une révélation, ajoutons immédiatement qu'il ne s'agit que d'une révélation sans cesse ajournée, procrastinée, sauf lorsque Jünger est blessé au point qu'il pense devoir mourir dans un paysage possédant à ses yeux «une transparence de verre» (p. 370) : «Je compris dans cette seconde, comme à la lueur d'un éclair, ma vie, dans sa structure la plus secrète. Je ressentais une surprise incrédule de ce qu'elle dût se terminer en ce lieu précis, mais cette surprise était empreinte d'une grande gaieté. Puis j'entendis le tir s'affaiblir peu à peu, comme si je coulais à pic sous la surface d'une eau grondante. Là où j'étais maintenant, il n'y avait plus ni guerre, ni ennemi» (p. 371).

C'est à la toute dernière page du chapitre intitulé La grande bataille, qu'Ernst Jünger évoque le plus longuement les problématiques, les imbriquant étroitement dans ce que nous pourrions appeler le nœud ou le cratère des Orages d'acier : «La formidable concentration des forces, à l'heure du destin où s'engageait la lutte pour un lointain avenir, et le déchaînement qui la suivait de façon si surprenante, si écrasante, m'avaient conduit pour la première fois jusqu'aux abîmes de forces étrangères, supérieures à l'individu. C'était autre chose que mes expériences précédentes, c'était une initiation, qui n'ouvrait pas seulement les repaires brûlants de l'épouvante. Là, comme du hait d'un char qui laboure le sol de ses roues, on voyait aussi monter de la terre des énergies spirituelles. J'y vis longtemps une manifestation secondaire de la volonté de puissance, à une heure décisive pour l'histoire du monde. Pourtant, le bénéfice m'en resta, même après que j'y eus discerné plus encore» et, conclut l'auteur : «Il semblait qu'on se frayât ici un passage en faisant fondre une paroi de verre», passage qui «menait le long de terribles gardiens» (p. 337), «le long de», notons cette expression, et non pas face ou, position inimaginable, derrière eux.

Une fois encore, si le royaume étranger que l'expérience de la guerre suggère à Ernst Jünger est vu de loin, lors de ces moments de prodigieuse exaltation qui coïncident avec les plus grands dangers (cf. p. 132), son accès proprement dit est barré, et la révélation finale, éblouissante, interdite, sauf à confondre cette dernière avec l'ultime remémoration, nous l'avons vu, d'une vie détruite, sauf à pénétrer, durant de longues années, «dans les profondeurs de nos rêves» (p. 318), l'immense «volonté de destruction» pesant sur le «champ de mort» se concentrant «dans les cerveaux, les plongeant dans une brume rouge» (p. 306), comme s'il était impossible d'oublier l'horreur une fois contemplée, comme si la Machine triomphait finalement, une fois de plus, de l'homme sans même avoir besoin de détruire sa chair.

Notes

(1) Ernst Jünger, Orages d'acier. Journal de guerre (In Stahlgewittern, 1920, traduit de l'allemand par Henri Plard, Christian Bourgois, 1970, puis Le Livre de poche, 2014, notre édition). Rappelons que ce sont seize petits carnets sur lesquels Jünger tenait son journal qui ont constitué le matériau de base de ce livre, dont il n'existe pas d'édition critique en langue allemande, tant il a été réécrit par son auteur, qui le publia d'abord à compte d'auteur, puis chez un éditeur spécialisé dans la littérature militaire.

(2) Ainsi, la double bataille de Cambrai «entrera dans l'histoire», selon l'auteur, «comme la première tentative de rompre par de nouvelles méthodes l'encerclement mortel de la guerre de positions» (p. 287).

(3) Les passages sont nombreux où une chance véritablement extraordinaire permet à Ernst Jünger d'éviter les pires dangers (cf. pp. 134, 135, 139-40, 153, 158, 215, 221, 238). Du reste, certaines scènes sont étonnantes, où l'auteur témoigne, dirions-nous, d'une extraordinaire insouciance, comme durant ces moments de repos où il lit Tristam Shandy (cf. p. 366) ou bien lorsqu'il anticipe telle scène inoubliable d'Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (cf. p. 342).

(4) Cette «Chambre rouge» est totalement absente dans la traduction du texte (celle aussi d'Henri Plard révisée par Julien Hervier) pour la la collection, chez Gallimard, de la Pléiade, dans le premier volume intitulé Journaux de guerre. 1914-1918 (2008), p. 248, dont le texte donne simplement : «Nous avions contemplé une image dans un miroir».

samedi, 27 février 2016

2084 de Boualem Sansal

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2084 de Boualem Sansal

Ex: http://www.juanasensio.com

À propos de Boualem Sansal, 2084. La fin du monde (Gallimard, 2015).
 
2084 de Boualem Sansal est un assez beau roman parfois un peu trop didactique qui ne cache pas vraiment son intention : faire référence, de par son titre même, à 1984 bien sûr, de George Orwell, et évoquer les risques que nous fait courir la situation géopolitique actuelle, qui voit une explosion d'un Islam violent, guerrier, conquérant et apocalyptique, enté sur les techniques modernes de communication. Les déclarations récentes de l'auteur, qui affirme que la mondialisation est déjà intoxiquée par le virus d'un islam fanatique, servent de toile de fond journalistique à la promotion de son roman, comme c'est le jeu germanopratin, dans lequel tout le monde trouvera son compte et pour une fois, même le lecteur. Après Soumission de Michel Houellebecq, que les imbéciles prétendirent être un brûlot anti-islam alors qu'il était une charge contre le christianisme et la figuration de l'échec d'une conversion à ce dernier, il n'est pas très étonnant que le dernier roman de Boualem Sansal, auréolé d'un prestige de contestataire au sein même de son propre pays, l'Algérie, fasse bavarder et même écrire les journalistes. Ainsi ne tarissent-ils pas d'éloges sur ce livre, sans en dire grand-chose toutefois sinon, comme Marianne Payot pour L'Express, qu'il s'agit d'un roman total, ce qui ne nous avance guère sur la qualité dudit roman et est en partie faux. Il est amusant et désolant tout à la fois de constater que c'est sans doute parce que la rentrée dite littéraire est d'une navrante indigence et d'un cruel manque d'ambition, à quelques exceptions près que nous tenterons d'évoquer dans la Zone, que des journalistes peuvent se laisser aller à ce genre de facilités sémantiques, accolées à des romans qui sont bons, voire tout simplement honnêtes sans être remarquables, labyrinthiques ou même harmonieux dans leurs méandres. 2084 est l'un de ces romans réussis, mais cela ne suffit pas, du moins à mes yeux, à faire de lui l'illustration d'un roman total, qualificatif fourre-tout que nous pourrions par exemple réserver au Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki ou à l'univers imaginé par Tolkien dans ses différents textes, sans parler de la série de Franck Herbert prolongeant le chef-d’œuvre qu'est Dune.

Le genre romanesque auquel appartient 2084 est assez difficile à définir. Son sous-titre, La fin du monde, nous aiguillerait vers un classique récit d'anticipation, mais il faut remarquer que ce sous-titre est constamment infirmé par le développement même de l'histoire racontée par Boualem Sansal : aucune fin du monde dans son roman, et peut-être même, bien au contraire, une mystérieuse possibilité de victoire. Commençant sa lecture, étant frappé par une temporalité légendaire (cf. p. 183) qui semble dans le roman comme figée (1) ou qui s'écoule en tout cas avec une belle majesté, toute orientale, j'ai immédiatement pensé à des exemples tels que En attendant les barbares de J. M. Coetzee, Le désert des Tartares de Dino Buzzati, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq ou encore Sur les falaises de marbre d'Ernst Jünger. Boualem Sansal, comme ces écrivains, a inventé un univers cohérent avec ses coutumes, son organisation (cf. pp. 83, 85), son histoire (cf. p. 154), sa structure étatique planétaire, sorte d'immense Trantor poussiéreuse et sale, grouillante d'hommes, œcumenopole islamique tout entière gouvernée par Abi, délégué de Yölah sur une Terre ravagée par plusieurs conflits, y compris nucléaires. Nombre d'indices temporels visent ainsi à nous faire croire que l'Abistan est notre futur, ce qui, d'une certaine façon, est sans doute vrai, mais point tout à fait juste dans l'économie littéraire proprement dite de 2084.

En effet, c'est presque à la fin du roman, à la page 260, que l'un des personnages, donnant un cours d'histoire (voire de préhistoire islamique !) au naïf Ati, affirme, à propos d'une langue ancienne ayant été supplantée par l'abilang : «Comme elle inclinait à la poésie et à la rhétorique, elle a été effacée de l'Abistan, on lui a préféré l'abilang, il force au devoir et à la stricte obéissance. Sa conception s'inspire de la novlangue de l'Angsoc. Lorsque nous occupâmes ce pays, nos dirigeants de l'époque ont découvert que son extraordinaire système politique reposait non pas seulement sur les armes mais sur la puissance phénoménale de sa langue, la novlangue, une langue inventée en laboratoire qui avait le pouvoir d'annihiler chez le locuteur la volonté et la curiosité» (2). Nous apprenons que les chefs historiques de l'Abistan ont ajouté trois principes à ceux qui fondaient le «système politique de l'Angsoc», que je rappelle : La guerre c'est la paix, La liberté c'est l'esclavage, L'ignorance c'est la force, à savoir, donc : La mort c'est la vie, Le mensonge c'est la vérité et La logique c'est l'absurde.

2084 est donc un texte d'un genre particulier, une sorte d'uchronie (3) qui aurait pour ancêtre déclaré un autre texte uchronique, ô combien célèbre, d'ailleurs directement mentionné dans notre roman, et par deux références transparentes et ironiques (cf. pp. 32 et 42) ! Cet effet est du reste intéressant, car il permet à l'auteur de porter sa critique au sein même du monde occidental, décrit comme étant contrôlé par le novlangue, l'arme finalement la plus destructrice qui sera sortie de son imagination.
 

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C'est d'ailleurs cette thématique d'une langue viciée, réduite à sa plus fonctionnelle pauvreté à des fins de contrôle politique, sorte de grammaire de la soumission par opposition à la grammaire de l'assentiment du grand John Henry Newman, qui me semble constituer l'aspect le plus intéressant du roman de Boualem Sansal. Comme le novlangue, l'abistan, que l'auteur écrit toujours en italiques, veut faire table rase du passé, car «il fallait tout renommer, tout réécrire, de sorte que la vie nouvelle ne soit d'aucune manière entachée par l'Histoire passée désormais caduque, effacée comme n'ayant jamais existé» (p. 22) et encore : «Pour les générations de la Nouvelle Ère, les dates, le calendrier, l'Histoire n'avaient pas d'importance, pas plus que l'empreinte du vent dans le ciel, le présent est éternel, aujourd'hui est toujours là» (p. 23), et c'est effectivement un temps figé que, je l'ai dit, évoque l'écrivain d'assez belle façon.

L'éradication du passé n'est point chose aisée, et le recours à une langue strictement mécanique, fonctionnelle, fonctionnarisée peut aider et accélérer le processus de décérébration, d'appauvrissement de la mémoire : comment une chose existerait-elle si aucun mot ne la nomme et ne lui donne consistance et être ? : «Sans témoins pour la raconter, l'Histoire n'existe pas», car il n'y a finalement personne pour «amorcer le récit pour que d'autres le terminent» (p. 26). Il est pour le moins étrange que, dans ce cas, aucun témoin n'existe de ce qu'aura découvert Ati, une fois qu'il aura constitué la pièce essentielle d'une diabolique machination comparable à «une pièce d'horlogerie capable de donner à chacun l'heure exacte de sa mort» (p. 228).

Si la langue s'appauvrit au cours des années, elle finira par ne plus rien nommer, comme le novlangue, et ce sera alors la mort, la prostration, une immense Machine qui continuera à ourdir ses trames sans le moindre repos ou faiblesse («L'Appareil allait parfois trop loin dans la manip, il faisait n'importe quoi, jusqu'à s'inventer de faux ennemis qu'il s'épuisait ensuite à dénicher pour, au bout du compte, éliminer ses propres amis», p. 28), fantôme d'acier survivant, mais pour quel but ?, dans un univers désolé, immobile, mort : «Révolte contre quoi, contre qui, [Ati] ne pouvait l'imaginer; dans un monde immobile, il n'y a pas de compréhension possible, on ne sait que si on entre en révolte, contre soi-même, contre l'empire, contre Dieu, et de cela personne n'était capable, mais aussi comment bouger dans un monde figé ?» (p. 38).

Se déplacer, bouger. Ce sera le sens de la révolte d'Ati que de parvenir à retisser la chaîne d'or qui le relie au passé, afin de comprendre que l'Abistan n'a pas existé de toute éternité et qu'une frontière, la Frontière même qu'il s'agit de trouver (et qu'Ati, peut-être, a trouvée, comme nous le suggèrent les toutes dernières lignes du roman) relie le monde immobile de l'Abistan englué dans un appareil étatique surpuissant à la possibilité d'une île, d'un îlot de pureté houellebecquien ou même dickien, bien que la vérité jamais n'éclate dans les romans de Dick : «Il n'empêche, ce que l'un a vu, entrevu, rêvé seulement, un autre, plus tard, ailleurs, le verra, l'entreverra, le pensera, et peut-être celui-là réussira-t-il à le tirer à la lumière de manière que chacun le voie et entre en révolte contre le mort qui le squatte» (p. 41). Ce verbe appartient à un registre de langue assez peu soutenu, qui surprend dans un texte à l'écriture fluide, et ce n'est pas la seule maladresse de Boualem Sansal, qui ose même l'improbable et très laide expression «Tout était visible de chez prévisible», p. 250).

Il s'agit bel et bien de dissiper les apparences, comme chez Dick, et de trouver la vérité : de s'extraire de cette dialectique infernale «où la soumission et la révolte sont dans un rapport amoureux» (p. 51), car c'est bien de «l'autre côté [que] nous verrons ce [que les frontières] interdisaient au moyen d'une si longue et si parfaite machination et nous saurons, avec effroi ou bonheur, qui nous sommes et quel monde était le nôtre» (p. 59).

Si le novlangue est une langue réduite à son épure ectoplasmique, l'abilang est «la langue sacrée enseignée par Yölah à Abi afin d'unir les croyants dans une nation, les autres langues, fruits de la contingence, éta[nt] oiseuses», qui «séparaient les hommes, les enfermaient dans le particulier, corrompaient leur âme par l'invention et la menterie» (p. 64). La langue unique serait un cauchemar, comme le supposait ainsi un commentateur évoquant le mythe de la tour de Babel, chance pour l'humanité et non plus catastrophe à ses yeux, selon l'interprétation classique : «On rappelle néanmoins, par le fait que le nom propre de Babel semble en apparence «motivé», ce que pouvait être la langue une qu’on a fuie – l’infernal cauchemar d’une langue totalement motivée, sans noms propres, sans identité possible, donc» (4).

Ati est aussi naïf je l'ai dit que son créateur, lui, est renseigné, un peu trop même, car les prises de position de Boualem Sansal ne sont pas franchement discrètes, ni peu nombreuses (5), alors que la critique de l'Abistan est à nos yeux infiniment plus fine lorsqu'elle est diffractée par la seule mention des caractéristiques et du rôle de l'abilang, langue sacrée et non langue mécanicisée, du moins à en croire ses thuriféraires : «Chacun par son chemin était arrivé à l'idée que l'abilang n'était pas une langue de communication comme les autres puisque les mots qui connectaient les gens passaient par le module de la religion, qui les vidait de leur sens intrinsèque et les chargeait d'un message infiniment bouleversant, la parole de Yölah, et qu'en cela elle était une réserve d'énergie colossale qui émettait des flux ioniques de portée cosmique, agissant sur les univers et les mondes mais aussi sur les cellules, les gènes et les molécules de l'individu, qu'ils transformaient et polarisaient selon le schéma originel» (p. 94).

41+kSKIGybL._SX301_BO1,204,203,200_.jpgC'est sans doute la plus grande originalité de Boualem Sansal que d'avoir imaginé une espèce de novlangue irrigué par le sacré, à la différence du langage vicié, étique, détaillé par George Orwell : «Ati et Koa croyaient à ceci, qu'en transmettant la religion à l'homme la langue sacrée le changeait fondamentalement, pas seulement dans ses idées, ses goûts et ses petites habitudes mais dans son corps en entier, son regard et sa façon de respirer, afin que l'humain qui était en lui disparaisse et que le croyant né de sa ruine se fonde corps et âme dans la nouvelle communauté» (p. 95). Ainsi l'abilang ne poursuit-il qu'un seul but, qui est de destruction : «Elle ne parlait pas à l'esprit, elle le désintégrait, et de ce qu'il restait (un précipité visqueux) elle faisait de bons croyants amorphes ou d'absurdes homoncules» (p. 96).

Langue sacrée, il est remarquable, et peut-être même assez paradoxal si l'on considère que l'essence même du sacré vise un dépassement, une ouverture, une transcendance, que l'abilang fonctionne en respectant les mêmes principes, de réduction, que le novlangue, comme l'explique Boualem Sansal : «Si d'aucun avaient pensé qu'avec le temps et le mûrissement des civilisations les langues s'allongeraient, gagneraient en signification et en syllabes, voilà tout le contraire : elles avaient raccourci, rapetissé, s'étaient réduites à des collections d'onomatopées et d'exclamations, au demeurant peu fournies, qui sonnaient comme cris et râles primitifs, ce qui ne permettait aucunement de développer des pensées complexes et d'accéder par ce chemin à des univers supérieurs» (p. 103).

En outre, l'un et l'autre de ces deux langages totalitaires sont fondés sur l'imposture selon laquelle l'Empire, l'Appareil ne peut qu'être toujours en guerre, et d'abord, donc, contre toute forme de conscience individuelle (cf. p. 194) : «Pour que les gens croient et s'accrochent désespérément à leur foi, il faut la guerre, une vraie guerre, qui fait des morts en nombre et qui ne cesse jamais, et un ennemi qu'on ne voit pas ou qu'on voit partout sans le voir nulle part» (p. 105), mais aussi, nous l'avons vu, contre le passé : «Depuis la formation de l'Abistan, les noms de lieux, de gens et de choses des époques antérieures ont été bannis, de même que les langues, les traditions et le reste, c'est la loi» (p. 127).

Il s'agit, par le truchement d'une langue sacrée bien que réduite et même militaire (cf. p. 204) et dont le processus de formation et de fonctionnement nous est détaillé (cf. p. 238), de provoquer un état de soumission, l'un des mots les plus répétés par Boualem Sansal (cf. pp. 156, 161 (6)) qui ne l'aime visiblement pas, état de soumission qui sera brisé par le retour du refoulé dirait quelque lecteur freudien, à savoir le passé honni, annihilé matérialisé sous les yeux d'Ati par la découverte, stupéfiante, d'objets, de bibelots, et même de livres comme dans 1984 et, bien sûr, des mots correspondant à ces réalités pieusement conservées par le puissant Toz (cf. p. 166) au rôle trouble.

Dès lors, se mettre en mouvement du sanatorium de Sîn jusqu'à Qodsabad l'immense, la Cité de Dieu et le siège de l'Abigouv, est pour Ati accomplir une quête qui sera symbolisée et résumée par son déplacement tout au long de l'étrange musée de Toz, qui résume une vie humaine, de l'enfance jusqu'à la mort, l'entrée et la sortie du musée matérialisant, par le vide du décor, ce qui précède et suit notre existence, le vide. C'est aussi se mettre en branle contre «la soumission à l'ignorance sanctifiée comme réponse à la violence intrinsèque du vide, et, poussant la servitude jusqu'à la négation de soi, l'autodestruction pure et simple» (p. 247). C'est en somme oser un acte véritablement réactionnaire, en réaction contre l'immobilisme dans lequel les habitants de l'Abistan sont enfermés, sans doute à jamais selon l'auteur : «L'air de rien, il s'ouvrit un chemin interdit et s'y engagea à fond. Il n'y en avait qu'un en vérité, celui qui remontait le temps» (p. 248).
Nous ne savons pas quel est le sort d'Ati car, une fois encore, l'écriture de Boualem Sansal s'enfonce dans une temporalité mythique et, pourquoi pas même, dans le fantastique, le personnage disparaissant purement et simplement aux yeux des Abistanais, peut-être parce qu'il a enfin réussi à traverser cette Frontière derrière laquelle, comme dans le village découvert par l'archéologue Nas et qui aura déclenché la trame complexe de l'intrigue, des hommes ont réussi à vivre dans «une communauté qui avait expérimenté là une façon de vivre et de s'administrer réglée sur le libre arbitre de chacun» (p. 253), unique refuge, dernière île peut-être «qui échappe encore à la juridiction de l'Abistan» (p. 256), comme si l'un des personnages de Philip K. Dick ou même de Michel Houellebecq était parvenu à découvrir la Vérité et s'extirper ainsi de l'hypnose provoqué par le Gkabul (cf. p. 248), le seul texte sacré ayant droit de cité, pour se transporter au-delà des faux univers tournant sans fin dans le vide comme une noria de mots perclus, soumis, morts. Mais ce n'est peut-être là qu'un nouveau leurre, et, après tout, seul Ati a réussi à s'échapper, tant Boualem Sansal est pessimiste, et ne semble absolument pas croire à la possibilité qu'un ferment de liberté se lève et grossisse au sein même de l'Abistan, notre futur selon ses dires.

Notes

(1) «Les caravaniers attendaient des ordres qui ne venaient pas, les camions attendaient des pièces de rechange introuvables, les trains attendaient que la voie soit rétablie et la loco ranimée. Et quand tout était fin prêt, se posait la question des machinistes et des guides, il fallait rapidement se lancer à leur recherche puis patienter» (p. 66).

(2) Notons que c'est par erreur qu'il est écrit la novlangue, alors que le texte de George Orwell, dans sa traduction française, donne le. Faut-il demander aux relecteurs de Gallimard de connaître, a minima, des textes qui ont été édités par la maison qui les embauche ?

(3) Sorte d'uchronie ou bien uchronie impure, car, comme je l'ai dit, le roman de Boualem Sansal s'efforce, par de nombreux détails, d'inscrire l'histoire d'Ati traversant l'Abistan dans notre propre futur, comme par exemple en évoquant un «antique, prestigieux et gigantesque musée appelé Louvre ou Loufre, qui avait été saccagé et rasé lors de la première Grande Guerre sainte et l'annexion par l'Abistan de la Lig, les Hautes Régions Unies du Nord» (p. 240). La page 250 comporte, ainsi, une chronologie des événements antérieurs à la fondation de l'Abistan. Il ne peut s'agir en revanche, au sens strict du terme, d'une utopie, puisque c'est bien de la Terre qu'il s'agit, une fois qu'elle a été ravagée par «la Grande Guerre sainte» appelée «le Char» (p. 20).

(4) Pierre Bouretz, Marc de Launay, Jean-Louis Schefer, La tour de Babel (Desclée de Brouwer, 2003), p. 128.

(5) «C'est son regard qui attira celui d'Ati, c'était le regard d'un homme qui, comme lui, avait fait la perturbante découverte que la religion peut se bâtir sur le contraire de la vérité et devenir de ce fait la gardienne du mensonge originel» (p. 74). D'autres exemples pourraient être cités, comme lorsque par exemple l'auteur évoque «l'écrasement de l'homme par la religion» et exalte la révolte (cf. p. 81).

(6) «Voilà un temps immémorial que l'esprit de jugement et de révolte a disparu de la terre, il a été éradiqué, ne reste flottant au-dessus des marécages que l'âme pourrie de la soumission et de l'intrigue...» (p. 193). Notons encore qu'«acceptation, Gkabul en abilang, était d'ailleurs le nom de la sainte religion de l'Abistan» (pp. 42-3).

Drieu la Rochelle d’un suicide à l’autre

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Drieu la Rochelle d’un suicide à l’autre

9782246855040-001-X_0.jpegDans Les derniers jours de Drieu la Rochelle, Aude Terray relate les ultimes mois de la vie de l’écrivain phare de la collaboration, de son suicide raté d’août 1944 à celui réussi de mars 1945. La dernière vie de Drieu pousse au paroxysme les mystères de sa personnalité, qui fascinent aujourd’hui plus que son œuvre. Car ces mois de planque et de dépression mettent en tension toute les ambiguïtés de ses rapports à l’engagement intellectuel, aux femmes et à la mort.

Rarement autant de tragique et de pathétique se sont retrouvés dans un même être à la fois. Il est vrai que Pierre Drieu la Rochelle a vécu à une époque où les événements ne permettaient pas aux médiocres de se cacher. Né en 1893 dans une famille dont il détestait le père et méprisait la mère, il a fait partie de la génération des « 20 ans en 14 ». L’expérience de la Grande Guerre, comme PHILITT l’avait écrit, sera destructrice pour le jeune homme ; il en reviendra avec une haine de son propre corps, souillé par la maladie et le manque d’hygiène, le rejet de son époque, où l’on s’envoie de la ferraille dans la tête pour se battre, et l’obsession de la décadence – sorte de synthèse entre son corps dégradé et l’aversion à son époque.

Trente ans plus tard, c’est cette obsession de la décadence qui l’a jeté dans une impasse : Drieu s’est fourvoyé dans tous ses engagements. Après avoir quitté les surréalistes dans les années 1920, il s’est converti au fascisme après les émeutes du 6 février 1934 et a adhéré un temps au parti du collaborationniste exalté Jacques Doriot, le Parti populaire français (PPF). Surtout, il est devenu la principale figure de la collaboration intellectuelle en tant que directeur de la Nouvelle revue française (NRF) de Gallimard – que son ami et ambassadeur nazi à Paris, Otto Abetz, considérait comme l’une des trois puissances du pays, avec le Parti communiste français (PCF) et la haute finance. À la fin de la guerre, il fait le constat amer de son manque de lucidité politique et, après Hitler, est un temps tenté par Staline.

Les Alliés reprennent du terrain et, à l’été 1944, leur victoire ne devient plus qu’une question de semaines. Chaque jour accable un peu plus Drieu, qui tente de se suicider le 11 août 1944 en ingérant du luminal. C’est en décrivant ce « suicide féminin, propre et lent », qu’Aude Terray commence sa biographie de l’ultime Drieu, dans un livre qui a la qualité de replonger avec fluidité dans sa vie antérieure et de dresser un tableau du Paris intellectuel de la période.

Rendez-vous ratés avec la mort

Une fois de plus, Drieu a pathétiquement raté un rendez-vous avec la mort. Il en a pourtant eu beaucoup. Notamment durant la Grande Guerre, comme il le racontera dans La comédie de Charleroi (1934), lorsque, enfermé dans un cabanon, harassé par des jours de marche sous un soleil de plomb, il ôte sa chaussure pour placer son orteil sur la gâchette de son fusil chargé et regarde le trou du canon. « Je tâtai ce fusil, cet étrange compagnon à l’œil crevé, dont l’amitié n’attendait qu’une caresse pour me brûler jusqu’à l’âme. » Quelques mois plus tôt, en 1913, il voulut se jeter dans la Seine après avoir raté l’examen final de Sciences Po – lui que ses camarades voyaient comme le major assuré. « Vaticinations autour du sujet qui n’est ni posé, ni traité. Style atroce » et 8,5/20 : voilà l’humiliante récompense de sa composition d’histoire sur les traités de 1815. C’est cet échec qui précipita son engagement dans l’armée, doublant la mobilisation de 1914.

Une histoire tirée de l’enfance de Drieu résume son rapport ambigu avec la mort. En vacances dans la maison de ses grands-parents, il s’attache à une poule qu’il appelle Bigarette. Un jour, pour la « nettoyer », il lui arrache les écailles des pattes et la tue. Il écrira plus tard qu’il a découvert ce jour-là sa capacité à faire le mal et les sentiments de honte et de culpabilité – son père le sommant de s’expliquer le soir même en lui exhibant le cadavre. L’obsession hygiéniste du corps et le sadisme de faire souffrir un être aimé, déjà ancrés dans son enfance, seront deux moteurs qui détermineront son rapport aux femmes.

Et il en eut beaucoup. Beloukia – comprendre Christine Renault, la femme du constructeur automobile –, les deux sœurs Ocampo, Kiszia la dernière maîtresse, Olesia Sienkiewicz, sa seconde épouse… En cet été 1944, un ballet d’anciennes – et actuelles – conquêtes s’occupent de « l’homme couvert de femmes ». Surtout une : Colette Jéramec. Sa première épouse, par ailleurs scientifique à l’Institut Pasteur, est d’un dévouement absolu. C’est elle qui s’occupe de lui pendant son séjour à l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine après son suicide manqué d’août, qui organise son exfiltration vers la demeure de campagne de Noel Haskins Murphy, une riche américaine que Drieu a sauvé des camps, dans la vallée de Chevreuse où il passera l’essentiel de ses derniers mois. Colette supporte ses sautes d’humeur, sa santé de plus en plus chancelante et, surtout, son mépris.

Aragon, adulé et détesté

Il faut dire qu’elle a un double défaut : elle est juive et bourgeoise. Soit le type de femme que Drieu a toujours recherché et qu’il a en même temps toujours abhorré. Le coup le plus dur qu’il lui portera est, à coup sûr, le personnage de Myriam dans Gilles (1937), dans les traits de laquelle elle se retrouve. Mais Colette sait aussi qu’elle a une dette inextinguible envers Drieu : il a joué de ses relations pour la faire sortir, avec ses deux enfants, du camp de Drancy d’où elle devait être déportée en Allemagne.

Durant ses derniers mois, Colette est omniprésente. L’écrivain, lui, broie du noir. Sa santé empire, il s’entend de moins en moins avec celle qui l’accueille et, surtout, il a peur. Les mois passent et l’épuration se met en place, notamment sous l’égide du Comité national des écrivains (CNE) qui publie des listes noires. Aragon en est le puissant secrétaire général. Avec Colette, Aragon est l’autre relation clef de la vie de Drieu. C’est d’ailleurs sa première femme qui lui présente le jeune étudiant en médecine, en 1916.

À travers son amitié avec Aragon, il se lie avec les surréalistes qu’il quittera au bout de quelques mois – sans doute était-il trop sérieux pour eux. Et rompra avec l’auteur communiste du même coup. Leur amitié fut ambiguë, et peut-être même homosexuelle, laissa entendre l’auteur d’Aurélien. Surtout, il jalouse le succès littéraire d’Aragon. L’aigreur s’est en particulier aiguisée en 1937, lorsque lui essuyait les critiques acerbes pour Rêveuse bourgeoisie tandis que son ancien ami cueillait le Renaudot pour Les beaux quartiers. « Je l’ai admiré, je l’admire encore, mais ce qu’il est à travers ce qu’il écrit me répugne profondément : cette chose femelle […] », écrivait Drieu dans son journal en 1944.

L’éternel Gille(s)

Malgré sa réclusion, il trouve encore la force de se lancer dans des projets littéraires : Les mémoires de Dirk Raspe, biographie inspirée de la vie de Van Gogh en qui il voyait un compagnon, et Récit secret, une énième introspection. Mais ses projets tâtonnent, l’ennuient et il les couche dans la douleur. À l’image de sa carrière, où Drieu a voulu toucher à tout mais ne s’est imposé en rien. Tiraillé entre la poésie, le roman, le théâtre et l’essai, « il s’en veut de s’être toujours dispersé en jonglant avec les genres », souligne la biographe.

Tragique et pathétique. Là se croisent les deux fils qui ont tissé la vie de Drieu, ce mégalomane qui a passé sa carrière littéraire à jalouser les grands et qui n’a jamais écrit le roman qu’il ambitionnait. Une question se pose, capitale : Drieu était-il un grand écrivain ? Ses œuvres et leur postérité en apportent la réponse : il n’est qu’un petit parmi les grands. Un jeune poète prometteur et remarqué avec son premier recueil, Interrogation (1917), qui ne fut jamais à la hauteur de son ambition – être de la trempe des Malraux, Aragon, Céline… En rappelant que Drieu était fasciné par le Gilles de Watteau dans lequel il s’est reconnu, Aude Terray évoque une clef de son œuvre. Devant ce tableau, écrit-elle, « il s’est contemplé des heures ». Comme dans ses livres, où il ne s’est en somme que regardé lui-même en inventant d’innombrables doubles – la plupart du temps nommés Gilles (ou Gille) – expérimentant sa propre relation à la mort, aux femmes ou à la guerre. Il n’est jamais parvenu à mettre son talent au service d’une ambition littéraire supérieure à sa personne.

Tragique et pathétique, Drieu l’est aussi face à son destin, dans ces derniers mois de guerre. Il a eu le courage de refuser une extradition, comme Céline et Chateaubriant. L’exil le dégoûte ; il a trop le sens de sa responsabilité intellectuelle. Mais il ne pousse pas la bravoure jusqu’à choisir l’une des deux solutions qui s’offrent à lui : se rendre et assumer lors d’un procès certainement joué d’avance, ou se suicider une fois pour de bon. Son procès, il en a pourtant rêvé dans L’Exorde, l’un de ses tout derniers textes. « Oui je suis un traître. […] Oui, j’ai été d’intelligence avec l’ennemi. […] Mais nous avons joué. J’ai perdu. Je réclame la mort. » Aurait-il eu le cran de tenir ces propos lors d’un procès ? En ne choisissant pas, Drieu agit une nouvelle fois à rebours de l’héroïsme qu’il fantasme.

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« Auto-épuration »

S’il devait advenir, il sait que son procès serait un symbole car il est la figure de la collaboration intellectuelle. Toutefois, la pression faiblit un peu, fin janvier 1945, lorsque Charles Maurras échappe à la mort. L’idéologue de l’Action française – qui avait piqué Drieu en le méprisant dans les années 20 – a seulement écopé d’une réclusion à perpétuité et d’une dégradation nationale. Mais la condamnation à mort de Robert Brasillach, exécuté le 6 février malgré l’intervention de plusieurs écrivains dont François Mauriac, plonge Drieu dans la détresse.

Désormais revenu à Paris, planqué une nouvelle fois par les soins de Colette, il se morfond seul dans son appartement du XVIIe arrondissement. Il vit désormais comme un reclus – les sorties dans la rue devenant trop risquées – et passe ses journées à noircir des pages blanches et fumer. La lecture du Figaro, le 15 mars, le sort de sa torpeur pour l’envoyer dans le néant. Il y apprend qu’il fait l’objet d’un mandat d’arrêt. Le lendemain, sa domestique Gabrielle le retrouve gisant au milieu de trois tubes de gardénal, dans une odeur de gaz. Drieu est dans le coma ; il mourra une heure après.

Même pour sa mort, Drieu a oscillé entre le tragique de l’intellectuel tirant les leçons de ses fourvoiements et le pathétique du froussard effrayé par la prison. De tous les titres de journaux qui se réjouirent du décès – Le Populaire saluant une « auto-épuration » –, François Mauriac montra une nouvelle fois son sens de la mesure en signant dans Le Figaro un article évoquant « l’amère pitié » inspirée par cette « fin de bête traquée ». Une manière de montrer que, pour juger le cas Drieu, l’essentiel réside dans l’interprétation du niveau de l’eau dans le verre. À moitié vide, ou à moitié plein.

Youri Mamleev et le destin abyssal de l’être

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Youri Mamleev et le destin abyssal de l’être - Des énergies créatrices

par Thierry Jolif & Nicolas Roberti
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Youri Mamleev est l’un des très exaltants écrivains russes contemporains, pourtant méconnu à l’Ouest. Pourquoi, sachant que Mamleev pourrait être comparé, dans son exigence métaphysique de romancier, à Edgar Allan Poe ou Villiers de L’Isle-Adam ? Sans doute les rares critiques ne l’abordent qu’en ayant recours à une hypnotique litanie : l’absurde, l’absurde, l’absurde ! Depuis Gogol, la même incompréhension perdure. L’absurde ? Oui, mais non l’absurde nihiliste d’un existentialisme dépité et écœuré. L’absurde comme fracture du « quotidien » rationné et rationalisé. Rupture du dasman heiddeggerien, du on berdaievien.

Mamleev_Destin_150-150x225.jpgBrèche bien plutôt qui permet un contact illuminant avec des énergies spirituelles invisibles et, parfois, inquiétantes. Mamleev prend à bras le corps l’énergie contenue dans le langage, avec l’énergie métaphysique que le langage contient, notamment dans sous sa forme de barrière protégeant d’un cataclysme ! D’un cataclysme d’autant plus terrible qu’il n’aurait rien de ces catastrophes naturelles car il est non rationalisable étant ancré dans une autre dimension !

Destin de l’être est donc, finalement, une sorte de guide pour les plus frileux. C’est une topologie de la pensée de Mamleev, cette pensée qui irrigue ces romans et qu’il formalise particulièrement dans l’intéressant chapitre Métaphysique et Art. Allant même jusqu’à concrétiser très sérieusement une nouvelle école (pas si nouvelle en fait) : le « réalisme métaphysique » :

Nous pouvons dire alors que, pour un écrivain métaphysique, la tâche consiste en la réorientation de sa vision spirituelle vers la face invisible de l’homme… (p. 147)

Ayant participé dans les années 1970 en Russie à de nombreux groupes ésotériques clandestins qui assuraient la réception russe des œuvres de René Guénon (il est fort dommage, d’ailleurs qu’il n’expose pas plus longuement l’historique de ces groupes), Mamleev s’est forgé un étonnant corpus de connaissances spirituelles et métaphysiques. Mais, comme il le précise lui-même, cette œuvre guénonienne fut, comme c’est souvent le cas en terre russe, reçue non en tant que monolithique, mais comme pensée singulière à adapter à la singularité de l’âme russe. Or, cette annexion/adaptation s’opéra par le biais d’écrivains et de poètes et non par des universitaires ou ésotérologues patentés comme en Occident.

Cette annexion, Mamleev l’a faite comme personne. Se donnant pour but d’aller là où, selon lui, s’arrêtent les métaphysiques orientales. Au-delà du Soi jusqu’à un Abîme qui ne peut plus même être qualifié de transcendant ; « fiançailles avec un fiancé qui n’est pas, relation avec celui qui n’existe pas. » (p.131). Le troisième chapitre expose les bases de cette « nouvelle » doctrine spirituelle personnelle que Mamleev souhaite voir distinguée d’une religion ou même d’une métaphysique puisqu’il la nomme Outrisme. La force de Mamleev tient dans sa position. Ce qui pourrait passer pour l’outrance dogmatique d’un illuminé est sans cesse réorienté par son créateur. Car il s’agit bien de cela, en définitive, la réalité et la vérité intangible et inaliénable de l’intériorité créatrice :

Dans ces conditions, l’art supérieur, s’approchant des sphères qui lui sont proches, porte en lui son propre but. L’écrivain pourrait alors, en principe, n’écrire que pour lui-même, car ce n’est pas uniquement pour soi-même qu’un yogi accomplit ses exercices spirituels, les Forces Supérieures étant ses seules témoins. Toutefois, l’acte de communication ne peut pas disparaître entièrement, n’étant plus désormais une action méritoire, mais plutôt une action sacrificielle de sa part. (p.151)

De ce fait, les chapitres inauguraux de Destin de l’être sont assez décevants. Ils pourront intriguer certains jeunes esprits épris de l’école traditionaliste ou pérénnialiste (Guénon, Coomaraswamy, Schuon, Abellio, Borella, Biès…). Nul doute, par contre, que par leur sauvage liberté à l’égard du maître Guénon, ils déclencheront les foudres si prévisibles des dogmatiques gardiens du temple. Voilà un mérite, finalement assez scolaire eu égard à la fougue insolente du romancier. Il en est de même, malheureusement, de l’addenda Au-delà de l’hindouisme et du bouddhisme. Au final, pour le lecteur déjà pourvu d’une connaissance solide de ces doctrines, deux chapitres resteront : La dernière doctrine et Métaphysique et Art. Deux chapitres exaltants par leurs perspectives hypothétiques et vertigineusement personnalistes. Ils valent à eux seuls l’achat de ce livre pas comme les autres.

Thierry Jolif et Nicolas Roberti

Youri Mamleev, Destin de l’être, suivi de Au-delà de l’hindouisme et du bouddhisme, L’Age d’Homme, 2012, p. 198 pages, 12€   

 

Mort d’un enfant terrible du siècle dernier: Youri Mamleev

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Mort d’un enfant terrible du siècle dernier: Youri Mamleev

par Thierry Jolif

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Écrivain du dépassement et de l’absurde métaphysique, Youri Mamleev, auteur des jubilatoires Chatouny et Le Monde et le rire, s’en est allé le 25 octobre 2015. Il est parti se frotter pour de bon à cet au-delà que, dans ses livres comme dans sa vie, il avait si souvent convoqué. Sans jamais s’en effrayer…

41sn4emvdml-562e3a2318a5b.jpgNé en Russie en décembre 1931, Youri Mamleev aura eu le parcours, quasi anonyme et pourtant, intérieurement flamboyant, des ses héros.

Dès les années 1960, celui qui était alors jeune diplômé et enseignait les mathématiques va se retrouver au cœur des cercles d’une jeunesse soviétique en quête de renouveau spirituel. Rien d’étonnant à ce que dans un environnement religieux réduit à néant la soif a étancher ait été grande. Ces groupes vont dès lors chercher tous azimuts, d’une façon bien différente de leurs contemporains américains de la contre-culture, évidemment. Toutefois, en parallèle des intérêts et des personnalités singulières y trouveront des échos fort importants.

L’ésotériste René Guénon, bien sûr est de ceux-ci. Les groupes auxquels Youri Mamleev prit part sont souvent considérés comme les premiers propagateurs du corpus guénonien en Russie, mais également, pour certains, d’une version plus alarmante, sinistre et corrosive de la spiritualité. Dévoiement pervers selon les uns, voie de la main gauche, nécessaire folie en esprit selon les autres. Côtoyant les esprits et les traditions les plus diverses, Youri Mamleev avant de se jeter corps et âme dans l’écriture, se fait fort d’étudier et d’expérimenter les voies spirituelles les plus diverses. Dans un éden athée, il se forge une connaissance non seulement livresque mais également intérieure et physique des grands courants religieux du monde et de leur frange : occultisme, hermétisme, non-dualisme, trantrisme…

Sans doute n’est-ce pas un hasard si c’est au milieu de ce melting-pot religieux que Mamleev pourra s’exiler aux États-Unis à la faveur d’une loi autorisant les citoyens soviétiques de confession juive à émigrer, loi paradoxale et facilitatrice d’un pouvoir machiavélique qui favorisera le départ de nombreux dissidents et esprits forts qui, à l’image de Youri Mamleev, n’étaient absolument pas  et en aucune manière juifs. Là-bas il travaillera à l’Université Cornell avant de s’installer en France en 1983 et d’y enseigner la littérature russe à L’Institut national des langues et civilisations orientales. Dix ans plus tard, il retourne en Russie et se consacre principalement à l’écriture théâtrale, il enseignera également la philosophie hindoue à l’Université d’Etat Lomonossov.

51t259iNsUL._AC_UL320_SR200,320_.jpgPubliant dès 1956 Youri Mamleev ne tarde pas à heurter les autorités soviétiques par une prose qui, si elle se veut réaliste, propose toute autre chose que celle dite socialiste. Le réalisme littéraire de Mamleev se veut métaphysique. Son dernier ouvrage traduit et publié en France, Destin de l’être, est en définitive moins la base de sa fusée théorique que son lanceur. Ces pages renferment tout ce qui humainement et théoriquement anima toujours l’art littéraire de Mamleev :

Pour un écrivain métaphysicien, la tâche consiste en la réorientation de sa vision spirituelle vers la face invisible de l’homme. Par conséquent il ne doit s’intéresser à l’homme « visible » qu’à cause de sa capacité à refléter les réalités de l’homme secret, transcendant et insaisissable. (Destin de l’être, p. 147)

Selon le critique russe Volodymyr Bodarenko, la mort de Mamleev constitue une grande perte pour la littérature en Russie, mais sa mort va sans doute guider plus de personnes encore vers cette œuvre si étonnante, redoutable, véritable renouvellement des lettres russes à la fois profondément ancrée dans la tradition littéraire du pays et totalement novatrice.

Une œuvre qui aura su dans le même geste détruire et ressusciter la geste romanesque elle-même. D’abord et avant tout, par le rire… Un rire sacré et désacralisant. Bien que tout à fait moderne la prose de Mamleev est contemporaine du sens ancien de la comédie, celle de Dante, ou, à tout le moins, de Balzac. En France, et en Occident en général, il semble bien que l’on est pas pris la juste mesure de ce que l’on s’est empressé de définir comme comique, grotesque, absurde dans l’œuvre écrite de cet écrivain qui à la mesure d’un Gogol, d’un Poe, d’un Lovecraft ou plus proche de nous d’un Thomas Ligotti  a le plus sérieusement du monde mis sa peau au bout de sa plume pour révéler les failles métaphysiques abyssales qui se camouflent dans les réalités trop fictives, restreintes et restrictives pour être honnêtes, du monde moderne.

Rassasié d’au-delà, Izvitski se fixait à présent sur le rire de l’Absolu ; comme quoi ce rire, s’il existait, était une chose inouïe, sauvage, inconcevable, car rien ne pouvait lui être opposé ; et dont la cause n’était point un décalage avec la réalité, mais ce qu’il ne nous était pas donné de savoir. (Chatouny, p. 203)

Dans le second de ses textes publié en français (La Dernière comédie) le monde offert à nos regards, dans le chapitre « En bas c’est pareil qu’en haut » (version familière et dérisoire du fameux adage hermétique), l’auteur évoque une atmosphère dont le comique renvoie à l’état désaxé et bouffon qui s’empare de la société moscovite lors de la visite du professeur Woland (dans Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov) – un caractère « post-apocalyptique » et ordurier en plus ! L’inversion est poussée à son paroxysme et met en avant les tares spirituelles d’un monde pour lequel le salut ne saurait être pensé sans être violemment dégradé. Panarel (le personnage « central » de ce chapitre), nouvelle et déjà très singulière incarnation du Fils de Dieu, le constate et l’accepte lui-même amèrement. L’aspect platement anthropophage de sa fin (et de la fin du chapitre) suggère bien ce terrible abaissement négatif de toute soif spirituelle dans l’orientation ultra-matérialiste de notre époque.

capture-20d-e2-80-99ecran-202015-10-26-20a-2015-11-37-562e3a6e0cd32.pngQuant à l’ambiance générale qui se dégage de Le Monde et le rire, elle n’est pas moins fantasque et lugubre. C’est le monde surnaturel lui-même qui y perd la tête. Et au cours de l’enquête surréaliste que nous fait suivre l’auteur nous croisons différents personnages psychiquement perturbés, fort différents du psychisme lambda en tout cas. Les personnages de cette galerie de portraits sont d’ailleurs regroupés génériquement et significativement sous le terme de « chamboulés ». Ici, le parallèle le plus signifiant avec la littérature russe antérieure serait sûrement le groupe de personnages évoqué par Pilniak dans son récit L’Acajou. Pilniak avait nommé cette troupe hétéroclite de clochards volontaires, de quasi fols mystiques, « okhlomon » (« emburelucoqués » dans la belle traduction française de Jacques Catteau).

En outre, cette assemblée de marginaux volontairement déclassés n’est pas sans rappeler celle du souterrain qui occupe une place centrale dans Les Couloirs du temps de Mamleev. Scientifiques « originaux », intellectuels déclassés, penseurs « bizarres » tous ont en commun une forme, plus ou moins obscure, de… « refus ». Ayant tous perçu intuitivement un « inconcevable », un « mystère » dépassant la commune, admise et plate raison « réaliste » et raisonnable, ils forment, bon gré mal gré, une société recluse de refuzniks… Mais également, en raison de cet intuitionnisme mal venu, un groupement qui laisse pénétrer au cœur endurcis du monde les prémisses d’un « outre-entendement » trop longtemps mis sous le boisseau… Mais :

Le mystère est partout jusque dans le marasme. (Le Monde et le rire)

Vous parlez d’or Lena : que la vie ordinaire ne se distingue en rien de l’Abîme ! Que l’on meure et ressuscite aux yeux de tous ! Que les hommes tiennent conciliabule avec les dieux ! L’inconcevable doit faire irruption dans le monde ! L’inconcevable et, au milieu : une gaieté sans frein ! Marre de l’ordre en vigueur : ici le royaume des vivants, là celui des morts, on naît ici, on meurt là et pas ailleurs ! Que la ténèbre envahisse les cieux et que retentisse la Voix de Dieu : « Allez-y, les gars, bringuez ! Fais la noce Mère Russie, advienne ce que tu voudras ! Amuse-toi tout ton saoul, pays où l’impossible devient possible ! Je te donne toute liberté, mort aux démiurges et à tous les rêves dorés ! » (Le Monde et le rire)

Malheureusement, en France, sur la vingtaine d’ouvrages parus de Mamleev seule une poignée est traduite et éditée :

Chatouny, Robert Laffont, 1986, réédition Le Serpent à plumes, 1998
La Dernière comédie, Robert Laffont, 1988
Fleurs du mal, Albin Michel, 1997
Les Couloirs du temps, Le Serpent à plumes, 2004
Le Monde et le rire, Le Serpent à plumes, 2007

vendredi, 26 février 2016

L'Orange mécanique d'Anthony Burgess

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L'Orange mécanique d'Anthony Burgess

Ex: http://www.juanasensio.com

«Excusé comme une inévitable erreur d'un parcours dont la direction reste la bonne, déclenché pour hâter la venue d'un monde nouveau grâce à l'intensification implacable d'une sélection naturelle d'ordre racial ou économique, le Mal n'est plus l'enfant de la passion déchaînée, il est devenu l'instrument salvateur d'une raison calculatrice qui le sacralise en affirmant que seule une myopie intellectuelle peut qualifier de Mal ce grain et ivraie définis et distingués par les agronomes et les cultivateurs des champs de l'histoire où se construisent des univers concentrationnaires mais donnés pour radieux.»
Jean Brun, Le Mal suivi de Sombres Lumières (Artège, 2013), p. 26.


Bon, alors, ça sera quoi, hein ? Il n'y avait que moi, comme toujours, face au malinfrat qu'est l'écrivain chaque fois qu'il se bidonske de celles et ceux qui le lisent, et qu'il vous frappe le gulliver avec ses textes, à condition bien sûr qu'ils ne soient pas seulement des igras sortant de rotes pourries, tout juste bonnes à lâcher des golosses faiblardes, parce que leur yachzick sont zoum zoum avariées et qu'il n'y a aucune différence entre elles et des broukos ouverts sous le ciel, beurk.

Il n'y avait que moi puisque, chaque fois que je lis un malenky ou beaucoup (beaucoup, plutôt, m'est avis, je lis même trop), je suis seul, seul avec mon nodz, et je n'ai plus aucun droug, ô mes frères, exquis cucuses usées, c'est comme ça, comme est seul le viokcho qui écrit, et écrit, quand même, pour donner un sens à sa douleur, et pour chercher une lumière dans la notché où il ouvre grands ses glazes, histoire de nous fourguer son raskass, et il s'en balance de nous faire platcher, comme des molodoï ptitsas. Lui, ce qui l'intéresse, c'est d'avancer, qu'on suive ou pas, tant mieux si on suit, au lieu de zaznouter, tant pis si on ne le suit pas.

Il n'y avait que moi, donc, puisque je m'étais débarrassé des toutes mes dévotchkas qui platchaient, les pauvres petites souris blanches, parce qu'elles me disaient ou me croyaient ou feignaient de me croire bézoumni et que j'en avais franchement assez de nos petits dedans-dehors, préférant à leurs malenkis critches plonger dans la dratse avec le texte, et pas besoin d'itter à l'escoliose pour comprendre la grosse golosse du veck Burgess, dont la tchina a été baisée par un groupa de cinq déserteurs de l'armée américaine, une notché comme une autre, une notché où Alex et ses drougs varitent leurs petits plans, tout casser sur leur passage, vreder et oubivater sans débat, sans remords ni regrets, alors pas de doute comme qui dirait que les livres d'un tel veck, c'est une autre vesche que du vin sladky, du moloko pour ptitsa ou petit enfant gazouillant gou gou gou.

Il n'y avait que moi, sans shaïka ni shlaga, razedraze après une telle lecture, le rassoudok pouglé par tant de mots tout droits sortis des kishkas de Burgess l'écrivain, le vrai, pas celui qu'il met en scène, dirait-on pour s'en moquer (voir la description d'un livre intitulé... L'Orange mécanique), dans son propre livre, et qui s'appelle F. Alexander, ce qui n'est pas sans étonner Alex. Le mien, de gulliver, encore rempli par les mots pourris du gloupide Youssouf, des critches d'Halimi, l'innocent yahoudi et le bratchni mélangés dans une bitva d'où le krovvi, à gros bouillons rouges rouges rouges, dégoulinait du plott supplicié.

C'est qu'on s'ennuie sec, à drinker sans avenir, tous qu'ils sont à baisser le froc, genre embrasse-moi les charrières; aussi simple que ça. N'empêche, la nuit était encore jeune mais en fait elle ne l'est plus, la notché, jeune, si jeune que ça, et la musique, faut se dépêcher de l'écouter, sublime, qui vous met les larmes aux glazes, car, ô mes frères, c'est comme si un grand oiseau était entré à tire d'ailes dans le milkbar et j'ai senti chaque malenky petit poil de mon plott se hérisser tout debout et des frissons me courir dans le dos comme qui dirait des malenkys lézards et me redescendre dans les reins, car la la musique m'a comme qui dirait affûté, ô mes frères, nous dit encore Alex, et donné le sentiment de ressembler à ce vieux Gogre soi-même, prêt à y aller comme lui de son vieux Donner teutonnant et de ses vieux blitzen des familles et à tenir en mon hâ-hâ pouvoir des vecks et des ptitsas critchant à tout va.

Car la violence, comme la musique, pour Alex, confèrent un sentiment de plénitude, de radostie, l'une et l'autre, d'ailleurs, violence et musique, étant inexplicables : Ce veck instruit répétait les vesches habituelles sur le manque de discipline parentale, comme il appelait ça, et la pénurie d'enseignants du genre vraiment tzarrible, capables de dérouiller d'innocents chiards jusqu'au sang histoire de leur faire bramer misère et bouhouhou pitié. Tout ça c'était de la gloupitude et ça m'a fait bidonsker, mais c'était genre chouette de continuer à savoir qu'on était ceux qui faisaient tout le temps les gros titres de l'actualité, l'une et l'autre, musique et violence, indissociablement liées par une mystérieuse racine commune, Dieu, pardon, le vieux Gogre ou Dieu des familles qui a fabriqué le soi, l'un, le toi et le moi soli solo, et dans ce soi se niche la musique, mais aussi le mal, et c'est ce mal que ne peut justement admettre le non-soi, autrement dit les mecs du gouvernement et de la justice et de l'école, vu qu'ils ne permettent pas le soi, et ne permettent sans doute pas davantage la musique, et alors, oui, il n'est pas faux de prétendre que toute l'histoire de notre temps, mes frères, [est] le récit des vaillantes luttes de malenkys petits soi contre ces énormes machines, violence et mal étant en fin de compte, peut-être, les dernières traces de liberté permises, qui vous obligent à comprendre que vous vivez dans une prison gardée par des chassos, Et à écouter le J. S Bach j'ai commencé à mieux pommer le sens, et je me suis dit, tout en slouchant toutes ouïes les splendeurs brunes du viokcho maître allemand, que je regrettais de ne pas avoir toltchocké plus fort ces deux-là et de ne pas en avoir fait de la charpie sur leur foutu plancher.

Orange_1.jpgCes dvié-là ont leur importance, surtout le viokcho, qui n'est autre qu'un de ceusses qui sont capables d'écrire des livres, et ce livre porte un titre étrange, qui est L'Orange mécanique, et, oui, en fait de titre, c'est plutôt gloupp. Qui est-ce qui a jamais entendu parler d'une orange mécanique ?, le livre se mirant dans le livre, le livre ittant dans le livre, façon de skaziter, sans doute, que nul, pas même celui qui a écrit un livre sur la violence, n'est à l'abri de la violence, et qu'il est bien évidemment ridicule et faux par-dessus le marché, ô mes frères, l'espoir de mâter celle-ci sur une base purement thérapeutique ou béhavioriste (tiens, Laurent Obertone serait intéressé), par d'aussi pauvres moyens que ceux imaginés par Burgess à l'époque où il écrivit son roman pour vider un oum, le tout étant de tuer le réflexe criminel. Éradication totale en un an [puisqu'il] est clair que le châtiment n'a aucun sens pour cette sorte d'individus, cette sorte de vecks comme Alex le vicieux et ses drougs vonnant la méchanceté, bratchnis de peu de foi qui du reste le trahiront, avant qu'il ne soit enfermé dans une prison, puis quand, excédé par les avances d'un nouveau plenni, il tuera ce dernier, ce qui lui vaudra de goûter aux joies d'un traitement spécial, censé le dégoûter à tout jamais de la violence, fouailler jusqu'au plus profond de ses kishkas pour y ouster chercher les racines du mal.

Anthony Burgess est-il parvenu à les mettre à nu ? Non, car son livre interroge moins le mystère du Mal que celui de la liberté ou plutôt, il ne distingue pas l'un de l'autre : l'homme qui n'est pas libre ne commettra plus le Mal mais, en tant que prisonnier, il ne méritera pas d'être appelé homme. Si la liberté de faire ou de refuser de faire le Mal est ce qui distingue, plus que tout autre caractéristique, l'homme, dont l'entrée dans l'âge adulte consiste moins à refuser de faire le Mal que de comprendre quel formidable pouvoir le vieux malinfrat divin l'a fait le maître, alors la seule façon de l'empêcher de commettre l'irréparable est de lui rendre plus que pénible, dégoûtante et odieuse, la carrière du vice et de la violence..

Éradiquer le Mal nagoï, comme qui dirait mis à nu, est une impossibilité, une absurdité, un raskass popov et prétendre y parvenir constitue peut-être même un blasphème, comme n'est pas loin de le penser le charlot qui semble avoir pris en amitié le dobby Alex : Que veut Dieu ? Le Bien ? Ou que l'on choisisse le Bien ? L'homme qui choisit le Mal est-il peut-être, en un sens, meilleur que celui à qui on impose le Bien ? Questions ardues et qui vont loin, mon petit 6655321, le matricule d'Alex à la Prita ou Prison d'État, de laquelle il finira par sortir, après avoir été le premier cobaye de la méthode Ludovico qui le rendra malade à la vue de la violence et qui l'empêchera d'écouter sans vomir cette musique classique qu'il aime tant puisque les activités les plus exquises et les plus divines ressortissent pour une part à la violence, méthode révolutionnaire censée éradiquer la violence qui fera de lui un être incapable, comme par le passé, d'être violent mais qui le lessivera et le transformera en légume sans capacité de choisir, comme tout homme, le Bien ou le Mal : S'il cesse d'être malfaisant, il cesse également d'être une créature capable de choix moral, transformé qu'il a été en une orange mécanique, alors même que Burgess va beaucoup moins loin que Kierkegaard en matière de choix, qui se pose, selon le philosophe, non pas entre le Bien et le Mal, puisque choisir l'un revient zoum zoum à reconnaître l'autre, mais entre deux conceptions du monde : ou bien reconnaître que le Bien et le Mal existent et que l'un n'est pas identique à l'autre, ou bien admettre que ni le Bien ni le Mal n'existent et qu'alors, bien sûr, absolument tout est permis.

Pourtant, l'histoire d'Alex est bien celle comme qui dirait d'une rédemption, qui semble débuter à la sortie de prison du bratchni veck, après qu'il a expérimenté une sorte de vision, puis il y a eu un choum genre dégringolade et dégrabolade et Gogre et les Anges et les Saints ont plus ou moins secoué le gulliver en me regardant, comme pour govoriter que le temps manquait maintenant mais qu'il faudrait que j'essaie encore, les choses sont claires, même pour Alex : Le passé est mort et bien mort. On m'a puni pour ce que j'avais fait dans le passé. On m'a guéri, ce qui n'est pas tout à fait vrai mais qui permettra quand même à une poignée d'opposants au régime (dont l'auteur de L'Orange mécanique dont Alex a violé la femme qui en mourra, et que l'inconsolable veuf finira par reconnaître et vouloir tuer à son tour, pour se venger), de s'emparer du cas d'Alex pour dénoncer les odieuses méthodes du Ministère de l'Intérieur ou de l'Inférieur, comme il dit, lequel, en privant un homme de sa faculté de juger et de choisir, a exercé contre lui une violence infiniment plus dangereuse et intolérable que celle que les drougs sans foi ni loi faisaient régner dans la notché, à l'abri des milichiens : Bien sûr, vous avez fait le mal, mais le châtiment était démesuré. On vous a changé et vous n'êtes plus un être humain. Vous avez perdu la faculté de choisir. Vous êtes condamné à des actes admissibles aux yeux de la société, changé en petite machine uniquement capable de faire le bien puisqu'il est certain, selon l'auteur F. Alexander qui finira par se souvenir d'avoir déjà rencontré Alex qu'il a recueilli alors qu'il errait dans la nuit, que quiconque est incapable de choisir cesse d'être un homme.
 

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Le constat est donc implacable : Changer un bon jeune homme en petit morceau de mécanique, ce n'est pas un exploit dont un gouvernement, quel qu'il soit, ait de quoi se glorifier, sauf s'il met sa gloire dans la répression, sauf, et Burgess n'a pu qu'être, comme nous tous ô mes frères, influencé par ces innombrables théories de la mort du sujet, sauf si L'Orange mécanique est moins un livre sur la violence que sur la disparition, à notre époque, de la personne, du sujet, et sa reconquête fragile, la recherche d'une intériorité qui ne soit pas strictement le tas (bundle) de sensations dont parlait Hume, qui lui aussi se moqua des notions dépassées et granchement réactionnaires d'identité, d'intériorité, de sujet et, ô mes frères, l'horrible slovo, de personne. Les théories de la mort du sujet, partant de la relativisation de sa place au sein d'une Création comprise comme un théâtre de marionnettes folles, eurent pour corollaire immédiat la récusation de toute morale, remplacée selon Lévy-Bruhl ou Durkheim par une plate science des mœurs, les valeurs humaines étant elle-mêmes salement toltchockées et remplacées par des valeurs d'usage ou d'échange, Marx ayant déjà affirmé que les idéaux éthiques n'étaient que des superstructures d'infrastructures économico-sociales, hommes c'est-à-dire personne, valeurs, Bien et Mal étant devenus des variables d'ajustement au sein d'un matérialisme vulgaire, celui par lequel Claude Lévi-Strauss symbolisait ses croyances les plus profondes, les hommes n'étant après tout à ses yeux, comme ils l'étaient à ceux de Sartre, rien de plus que des fourmis qu'il faudrait donc étudier comme des fourmis, les hommes n'étant rien d'autre pour Lévi-Strauss que des êtres autonomes se déployant dans un temps vide d'une Histoire sans histoire.

158507-004-E5E2FD70.jpgAlex, rien de plus qu'un malenky animal vicieux amateur de langues anciennes, redeviendra-t-il un homme ? Alex, ses dix-huit ans juste passés, changera, oui, après avoir tenté de se suicider en se jetant du haut d'une fenêtre, après que l'État, qui a prétendu le rendre inoffensif en l'abreuvant d'horreurs filmées et de methcath, l'a soigné et lui a offert un emploi. Il recroisera certains de ses vieux amis, dont l'un est devenu flic, un autre encore de ses anciens drougs, Pierrot, accompagné de sa femme, et soli solo, avec son tché au lait presque froid maintenant, à réfléchir et à se poser comme qui dirait des questions, il se dira que, à son âge, décidément, ce vieux Wolfgang Amadeus avait composé des concertos, des symphonies, des opéras, des oratorios et tout le gouspin – non, pas gouspin mais toute une céleste musique, et il se dira que, à son âge encore, avant l'âge de ses quinze ans même, Arthur, de son petit nom avait écrit toute sa meilleure poésie, alors que lui n'a rien fait de sa jeunesse, sinon insulter, voler, violer et tuer, et se dire qu'il n'est rien de plus qu'une orange vonneuse et grassouse dans les énormes roukes du vieux Gogre, le roman de Burgess mimant ce perpétuel recommencement sans aucune direction (et ce n'est pas le dernier chapitre, classique à souhait, qui nous présente un Alex en mal de tchina, de domie, de famille et d'enfant, qui infléchira cette impression, puisqu'il est assez peu convaincant, comme avait raison de le penser Stanley Kubrick), la langue que parle Alex, le parler nadsat composé de bribes et bouts de vieilles rengaines argotiques ainsi que d'un rien de parler manouche aussi bien que toutes les racines soient slaves, cette langue étant peut-être, plus qu'une visible déformation due à la violence, la seule preuve qu'une création est encore possible dans un monde si visiblement pourri qu'il n'en finit pas de tourner en rond, répétant Bon alors, ce sera quoi ? dans la notché sans fin, cornant sans relâche, mais aucune réponse ne vient, même si ce n'est pas par la langue reconquise qu'Alex se sauvera, ce qui eût été une magnifique conclusion pour L'Orange mécanique, le parler nadsat étant peu à peu abandonné pour un langage d'homme qui eût enfin signifié que le bratchni crasteur fût devenu un homme capable de parler correctement, le langage qui n'est un critche que chez les animaux, devenu, lui aussi, adulte, mais cette fin-là n'est pas celle qu'a choisie Anthony Burgess, qui nous laisse confrontés à une violence sans origine, purement machinale et immotivée, seulement réduite (et encore, pour un temps) par les traitements appropriés, le Mal, lui, étant décidément sans litso, perdu dans la banda bolchoï, se contentant d'investir, pour un temps, tel ou tel veck qu'il empêchera de zaznouter trop longtemps, parce que, dans le roman de Burgess (tout comme dans le livre d'Obertone qui en singe le sujet), l'homme n'est plus un homme mais une fourmi sartrienne, une chose, un pantin réifié. Amen. Et tout le gouspin.

Les extraits en italiques proviennent du texte français remarquablement traduit par Hortense Chabrier et Georges Belmont pour l'édition Robert Laffont publiée en 1972 et reprise en collection de poche par Presses Pocket.

Quelques mots de nadsat.

Banda : bande de jeunes.
Bézoumni : fou.
Bidonske (v. bidonsker) : rigolade.
Bolchoï : énorme, grand gros.
Bratchni : fumier, salopard.
Brouko : ventre.
Charlot : chapelain, aumônier.
Charrières : fesses.
Chasso : gardien de prison, maton.
Choum : bruit.
Corner : appeler.
Craste (v. craster) : vol accompagné de violence.
Critche (v. critcher) : cri.
Dedans-dehors : copulation.
Dévotchka : jeune fille.
Dobby : bon.
Domie : maison.
Dratse, dratsarre : bagarre.
Drinker : boire.
Droug : ami.
Dvié : deux.
Escoliose : école.
Exquis cucuses usées : excuses.
Glaze : œil.
Gloupp, gloupide, gloupitude : idiot, stupide, stupidité.
Golosse : voix.
Goulatier : marcher.
Gouspin (adj. gouspineux) : merde.
Govoritt (v. govoriter) : parole, discours.
Grassou : sale.
Groupa : bande de jeunes.
Gulliver : crâne, gueule.
Igra : jeu.
Itter : aller.
Kishkas : tripes.
Kleb : pain.
Koupter : acheter.
Krovvi : sang.
Litso : visage.
Malenky : petit, peu.
Malinfrat : voyou.
Methcath : drogue.
Milichien : flic.
Molodoï : jeune.
Moloko : lait.
Nadsat : jeune de moins de vingt ans.
Nagoï : nu.
Nodz : couteau.
Notché : nuit.
Oubivater : tuer.
Oum : cerveau, cervelle.
Ouster : sortir, s'en aller.
Platcher : pleurer.
Plenni : prisonnier.
Plott : corps.
Pommer : comprendre.
Popov : idiot, clownesque.
Ptitsa : fille.
Radostie : joie.
Raskass : histoire, récit.
Rassoudok : crâne, esprit.
Razedraze : bouleversé, furieux.
Rote : bouche.
Rouke : main.
Shaïka : gang.
Skaziter : dire.
Sladky : doux, sucré.
Sloucher : écouter.
Slovo : mot, parole.
Tché : thé.
Tchina : femme.
Toltchocke (v. toltchocker) : gifle, coup.
Tzarrible : terrible.
Variter : mijoter.
Veck : mec.
Vesche : chose.
Viokcho/a : vieux, vieille.
Von (adj. vonneux) : odeur, mauvaise de préférence.
Vreder : faire du tort, du mal.
Yachzick : langue.
Yahoudi : juif.
Zaznouter : dormir.
Zoum : vite.

jeudi, 25 février 2016

Pasolini : comment la culture a tué l'art

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Pasolini : comment la culture a tué l'art

par Sylvain Métafiot

Ex: http://www.mapausecafe.net

Pour Pier Paolo Pasolini, l'art n'était pas un mot doux susurré aux oreilles des bourgeois et ouvrant miraculeusement les vannes des fontaines à subventions. C'était une matière vivante, radicale et désespérée. Une pâte à modeler les désirs et les rêves issues de la triste réalité. Une exception fragile face au règne de la culture. Ou tout du moins de la nouvelle culture moderne.

En effet, dans l'Italie d'après-guerre, la culture humaniste (l'art) – celle qui mettait à l'honneur Dante et Léopardi, Rossini et Puccini – a laissé place à une culture plus en phase avec les préoccupations matérielles du moment, une culture tournée vers l'avenir électroménager et le divertissement télévisuel : la culture hédoniste de consommation. Une culture qui impose un tel impératif de jouir des biens matériels que Pasolini parle de « fascisme de la société de consommation », le « désastre des désastres ». Un désastre car cette révolution capitaliste impose aux hommes, quelle que soit leur classe sociale, de se couper des valeurs et des passions de l'ancien monde, comme il l'explique dans ses Lettres Luthériennes (1975) : « Elle exige que ces hommes vivent, du point de vue de la qualité de la vie, du comportement et des valeurs, dans un état, pour ainsi dire, d’impondérabilité – ce qui leur permet de privilégier, comme le seul acte existentiel possible, la consommation et la satisfaction de ses exigences hédonistes. »


pasolini2020533041.jpgLe nouveau pouvoir consumériste impose ainsi un conformisme en accord avec l'air du temps utilitariste : la morale, la poésie, la religion, la contemplation, ne sont plus compatibles avec l'impératif catégorique de jouir du temps présent. L'art qui se nourrit des passions humaines les plus tragiques et les plus violentes n'a plus sa place dans un monde soumis aux stéréotypes médiatiques et aux discours officiels. À quoi servent encore des livres qui transmettent une représentation d'un monde passé dans une société exclusivement tournée sur elle-même ?

Ainsi, si le mot « culture » avait encore un sens à cette époque-là (un sens dépréciatif on l'aura compris : les artistes appartenant au « monde d'avant ») il est aisé de constater qu'il ne désigne désormais qu'un objet de consommation parmi tant d'autres et dont l'inoffensive transgression subventionné de l'art contemporain est en l'emblème souverain. Une transformation due, en partie, à la volonté de l'intelligentsia de gauche de « désacraliser et de désentimentaliser la vie », se croyant la porte-drapeaux d'un antifascisme fantasmé alors qu'elle contribue à développer, selon la nouvelle logique conformiste, le véritable fascisme moderne, celui de la consommation irrépressible : « Venant des intellectuels progressistes, qui continuent à rabâcher les vieilles conceptions des Lumières, comme si elles étaient passées automatiquement dans les sciences humaines, la polémique contre la sacralité et les sentiments est inutile. Ou alors, elle est utile au pouvoir. »


Poète irréductible, cinéaste enragé, Pasolini s'est toujours élevé contre les normes oppressantes du vieux régime cléricale-fasciste, bouleversant les codes et les styles. Mais tout à son irrespect aux désuètes hiérarchies imposées par le pouvoir il est un des rares à avoir compris que le sacré (l'art), débarrassé de sa léthargie bourgeoise, possédait une aura de subversion scandaleuse. Que dans un monde spirituellement desséché et ricanant, il ne faut « pas craindre la sacralité et les sentiments, dont le laïcisme de la société de consommation a privé les hommes en les transformant en automates laids et stupides, adorateurs de fétiches. »

Dans la lutte cruelle, et pourtant vitale, de l'art contre la culture (le cinéma contre la télévision, le poète contre l'animateur, le théâtre contre les créatifs, l'érotisme contre la transparence, la transcendance contre le matérialisme) la voix de Pasolini, tranchant l'air vicié de la publicité et de la vulgarité, rejoint celle d'un autre grand cinéaste mécontemporain italien, Federico Fellini : « Je crois que l’art est la tentative la plus réussie d’inculquer à l’homme la nécessité d’avoir un sentiment religieux. »

Sylvain Métafiot

Article initialement publié sur le site Profession Spectacle

mardi, 23 février 2016

Sept films à voir ou à revoir sur la Littérature russe

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Sept films à voir ou à revoir sur la Littérature russe

Ex: http://cerclenonconforme.hautetfort.com

Il est un fait évident que la littérature russe compte parmi le fleuron des arts littéraires du Vieux continent, au sein duquel le 19ème siècle fait figure d'âge d'or. Jugeons-en plutôt à la lecture de l'école romantique d'Alexandre Pouchkine, Nicolas Gogol, Ivan Tourgueniev, Fiodor Dostoïevski, Léon Tolstoï ou Anton Tchekhov ! Avec moins de faste, le début du 20ème siècle poursuit un certain classicisme russe dont Maxime Gorki constitue la figure de proue. L'avènement du bolchévisme au pays du Grand Ours marque un coup d'arrêt dans la magnificence de la littérature russe, tant il est vrai que si le génie personnel de tout écrivain est la condition première à la réalisation d'un chef-d'œuvre, il est des climats politiques qui compliquent la tâche, voire la rendent impossible. Notons tout de même les œuvres de Boris Pasternak, Mikhaïl Boulgakov et Mikhaïl Cholokhov. Ces listes ne sont, bien entendu, pas exhaustives. Et comment pourrions-nous évoquer les lettres russes sans évoquer le caractère plus fiévreux des ouvrages d'Alexandre Soljenitsyne, bien sûr, dissident politiquement incorrect qui renvoie dos à dos le communisme et le capitalisme, mais également les théoriciens de l'anarchisme Mikhaïl Bakounine et Pierre Kropotkine ? Et plus proche de nous, l'inclassable écrivain franco-russe, fondateur du parti national-bolchévique, Edouard Limonov. Si comme toutes les littératures nationales, les lettres moscovite et saint-pétersbourgeoise furent très influencées par la littérature occidentale, plus particulièrement française, elles n'en conservent pas moins des aspects particuliers. Plus que tout autre, la littérature russe est certainement déterminée géographiquement et psychologiquement par l'âme de sa Nation, dont la construction identitaire est marquée par la violence des soubresauts de son Histoire récente. Le lecteur profane en Histoire russe pourrait rapidement se heurter à une littérature absconse qui lui ferait manquer la dimension charnelle de l'œuvre. Littérature pessimiste, voire nihiliste, dans laquelle les cicatrices et fractures morales de l'individu constituent des aliénations, littérature dense faisant figurer de nombreux protagonistes, acteurs d'une intrigue diffuse et compliquée, la littérature russe est très difficilement transposable sur une pellicule. Il est d'ailleurs à noter que ce ne sont pas des cinéastes russes qui s'attaquèrent aux monuments littéraires de leur patrie éternelle. Adapter, c'est trahir dit-on ! Cela vaut certainement encore plus pour Dostoïevski et Tolstoï ! Aussi, qui est exégète de ces œuvres littéraires, dont la force et la beauté demeurent un apport incommensurable à l'identité européenne, sera déçu des films présentés. Pour les autres, il s'agira d'une formidable découverte.

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Anna Karénine

Film américain de Clarence Brown (1935)

La Russie tsariste dans la seconde moitié du 19ème siècle. Anna Karénine est l'épouse d'un sombre et despotique noble, membre du gouvernement. Prisonnière d'un mariage de raison, l'épouse délaissée n'a jamais vraiment manifesté de sentiment amoureux pour son mari, à la différence de son jeune garçon Sergeï qui constitue son seul rayon de soleil. L'amour qu'elle porte à son enfant ne lui suffit néanmoins pas. Sa vie faite de convenances bourgeoises et de respectabilité sociale l'ennuie terriblement. Aussi, lors d'un voyage à Moscou, succombe-t-elle aux avances du colonel Comte Vronsky, jeune cavalier impétueux. Vronsky ne tarde pas à suivre Anna à Saint-Pétersbourg. L'idylle adultère est bientôt découverte et provoque un scandale. Anna est chassée de la maison sans possibilité de revoir son enfant. Elle va tout perdre, d'autant plus que si le Comte est un fougueux prétendant, sa véritable maîtresse est l'armée du Tsar...

Fait rare ! Greta Garbo interprètera à deux reprises l'héroïne du roman éponyme de Tolstoï, après une première adaptation muette d'Edmund Goulding sept années plus tôt. La présente adaptation de Brown est soignée mais la retranscription hollywoodienne de la Russie tsariste a un côté "image d'Epinal" très décevant. On n'y croit guère ! On ne peut que se rendre compte qu'adapter à l'écran la richesse d'une œuvre dense de plusieurs centaines de pages est une gageure. Egalement, peut-être la volonté du réalisateur était-elle justement de gommer le caractère russe de l'œuvre de Tolstoï afin de délivrer une vision plus universelle de cet amour interdit. A cet égard, la mise en scène est impeccable, de même que les décors et les costumes. Garbo et Fredric March ont un jeu impeccable.

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LE DOCTEUR JIVAGO

Titre original : Docteur Zhivago

Film américain de David Lean (1965)

Moscou en 1914, peu avant que la Première Guerre mondiale n'achemine la Russie tout droit vers la Révolution bolchévique. Le docteur Youri Jivago est un médecin idéaliste dont la véritable passion demeure la poésie. Jivago mène une vie paisible auprès de son épouse Tonya et leur fils Sacha, que vient bientôt bousculer Lara, fiancée à un activiste révolutionnaire, dont le médecin tombe immédiatement amoureux. Lorsqu'éclate la guerre, Jivago est enrôlé malgré lui dans l'armée russe et opère sans relâche les blessés sur le front. Sa route croise de nouveau celle de Lara devenue infirmière. D'un commun accord, ils se refusent mutuellement cette histoire sans lendemain. Après la Révolution d'octobre 1917, la vie devient précaire dans la capitale moscovite. Jivago se réfugie dans sa propriété de l'Oural avec sa famille afin d'échapper à la faim, au froid et à une terrible épidémie de typhus qui ravage le pays...

Film librement inspiré du roman éponyme de Pasternak et là aussi, un pavé de plusieurs centaines de pages à porter à l'écran. Lean s'en sort à merveille au cours de ces trois heures-et-demi, en retranscrivant magnifiquement l'épopée de ce jeune médecin en quête de vérité dans le tumulte de l'aube du vingtième siècle. Aussi, à la différence du livre, le film est-il recentré sur les protagonistes principaux. Pour que celui-ci soit à la hauteur, les producteurs y ont mis les moyens et ne se sont pas montrés avares en dépenses ! Le film, longtemps censuré au pays des Soviets, reprend bien évidemment avec la plus grande fidélité la critique du régime bolchévique par Pasternak. Ce qui n'est pas très surprenant non plus, concernant une production américaine en pleine période de guerre froide. Omar Sharif est convaincant. Une fresque grandiose qui a quand même un peu vieilli.

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LE JOUEUR

Film franco-italien de Claude Autant-Lara (1958)

En 1867, Le général Comte russe Alexandre Vladimir Zagorianski prend du bon temps avec sa famille à Baden-Baden en attendant le décès de sa riche tante Antonina dont il espère l'héritage prochain. Le général est accompagné d'Alexeï Ivanovich, précepteur des enfants. L'oisiveté à laquelle la vie du général est toute dévouée le pousse à s'abandonner dans les bras de Blanche, habile intrigante. Quant à sa fille Pauline, elle est la maîtresse du marquis des Grieux, un riche aristocrate français qui entretient toute la famille du général tant qu'Antonia n'a pas expiré. Et la tante ne semble guère pressée de trépasser. Certes en fauteuil roulant, elle rend visite à son général de neveu en Allemagne. Ivanovich, qui avait prévu de retourner à Moscou après qu'il se soit fait éconduire par Pauline, change ses plans à l'arrivée de la riche tante qui le prend à son service. Antonia épouse le démon du jeu et a tôt fait de dilapider la fortune qui faisait tant l'espoir de Zagorianski...

Autant-Lara ne tire pas son meilleur film de sa libre adaptation du roman éponyme de Dostoïevski. Loin de là... Et Liselotte Pulver, Gérard Philipe et Bernard Blier ne sont pas au mieux de leur forme. Certes, Dostoïevski n'est pas l'auteur dont les personnages sont les plus simples à camper... Le film d'Autant-Lara est plus proche du Vaudeville que de la restitution de l'hédonisme russe en Allemagne. Néanmoins, cette fantasque description de l'univers du jeu au 19ème siècle, parfois trop caricaturale et mièvre, revêt des caractères plaisants bien rendus par les décors et l'atmosphère des villes d'eaux du duché de Bade. A réserver aux inconditionnels du réalisateur de La Traversée de Paris.

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LOLITA

Film anglais de Stanley Kubrick (1962)

C'est l'été dans la petite ville de Ramslade dans le New Hampshire. Humbert Humbert est un séduisant professeur de littérature française récemment divorcé qui cherche une chambre à louer dans la ville. C'est dans la demeure de Charlotte Haze, veuve érudite en mal d'amour, qu'il trouvera son bonheur, surtout après avoir entraperçu Dolorès, quatorze ans, surnommée Lolita, la charmante fille de Charlotte. La propriétaire essaye par tous les moyens de s'attirer les faveurs du professeur bien plus tenté par le charme de la juvénile Lolita. Afin de pouvoir continuer à demeurer chez les Haze à l'issue de sa location, et ainsi à proximité de l'adolescente , Humbert n'hésite pas une seconde et épouse la mère. Le bonheur marial est de courte durée. Charlotte ne tarde pas à démasquer les véritables intentions de son nouveau mari...

Réalisation très librement inspirée du roman éponyme de Vladimir Nabokov qui ne fit pas l'unanimité. Certains allèrent jusqu'à hurler à la trahison de l'œuvre du moins russe des écrivains russes, dont la famille s'exila après la Révolution d'octobre 1917. Il est vrai que le film de Kubrick, qui n'a pourtant jamais craint d'érotiser son œuvre, contient une sensualité moindre que le roman. Il est vrai aussi que la censure exerçait encore de nombreuses contraintes à l'orée de la décennie 1960. Kubrick avait d'ailleurs déclaré, après avoir dû couper plusieurs scènes, qu'il aurait préféré ne pas tourner cette adaptation critique de la libéralisation sexuelle outre-Atlantique. La jeune Sue Lyon est merveilleuse, de même que James Manson. Il est difficile de juger si Lolita figure parmi les meilleurs Kubrick. Mais ça reste du grand Kubrick !

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LES POSSEDES

Film français d'Andrzej Wajda (1987)

Vers 1870, dans une ville de province de l'Empire russe, un group d'activistes révolutionnaires tente de déstabiliser la Sainte-Russie. Aux réunions, grèves et diffusions de tracts, succède bientôt l'action clandestine. Conduits par l'exalté fils d'un professeur humaniste, Pierre Verkhovenski, la cellule nihiliste confie la direction du mouvement à Nicolas Stavroguine, de condition aristocrate, mais cynique et désabusé. Fanatique et charismatique, Stavroguine exerce un pouvoir sans pitié sur le groupe. Aussi, ordonne-t-il l'exécution de Chatov, ouvrier honnête qui manifestait ses distances avec la bande au sein de laquelle les tensions s'exacerbent. Verkhovenski intrigue afin que Kirilov, un athée mystique, endosse le crime. Kirilov est contraint au suicide...

Au risque de se répéter, une nouvelle fois, le film est inférieur au roman, bien que la présente réalisation de Wajda conserve un intérêt majeur et de splendides images. Le fond de l'intrigue est survolé et perd, ainsi, en intensité, au regard des centaines de pages de l'œuvre de Dostoïevski, mais comment pourrait-il en être autrement ? Si Omar Sharif incarne, de nouveau et de manière satisfaisante, un héros de la littérature russe, les personnages du film pourront être perçus comme excessifs à l'exception de Sjatov, révolutionnaire qui garde raison plus que les autres. Wajda semble assez peu à l'aise dans sa représentation de l'esprit révolutionnaire qu'il apparente trop vulgairement à une soif de violence gratuite. A voir quand même !

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LE PREMIER CERCLE

Titre original : The First circle

Film américain d'Aleksander Ford (1972)

En 1949, un jeune diplomate découvre, à la lecture d'un dossier, l'arrestation imminente d'un grand médecin. Le diplomate prend la décision de prévenir anonymement le futur embastillé, ne se doutant que des oreilles mal intentionnées enregistrent la conversation téléphonique. La mise sur écoute n'est pas encore jugée suffisamment au point par les services secrets. Nombre de savants s'ingénient ainsi à perfectionner le système dans une charachka, laboratoire de travail forcé, de la banlieue moscovite. L'un des ingénieurs, conscient que l'écoute téléphonique est une arme coercitive précieuse pour les services secrets, entreprend de détruire sa création perfectionnée. Ce sabotage n'a d'autre issue que sa déportation en Sibérie. De même pour le diplomate bientôt identifié qui avait tenté de sauver la liberté du médecin. Parmi tout l'appareil répressif communiste, les laboratoires dans lesquels sont mis au point les armes de répression massive constituent le premier cercle de l'Enfer stalinien.

Il est surprenant que ce soit le cinéaste polonais rouge Ford qui se soit porté volontaire pour adapter à l'écran un roman de Soljenitsyne... Certainement revenu de ses illusions sur la nature du régime stalinien, Ford livre un plaidoyer en faveur de la liberté et de la dignité humaines. Soucieux d'une recherche esthétique, celle-ci n'est pourtant pas toujours réussie mais livre des passages intéressants que magnifie le noir et blanc. Le film est malheureusement tombé dans les oubliettes du Septième art. Quant au titre du récit éponyme et largement autobiographique de Soljenitsyne, il fait référence aux neufs cercles de l'Enfer de la Divine comédie de Dante Alighieri.

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UN DIEU REBELLE

Titre original : Es ist nicht leicht ein Gott zu sein

Film germano-franco-russe de Peter Fleischmann (1989)

La Terre dans un futur loin de plusieurs siècles. Les Terriens sont parvenus à une parfaite maîtrise de leurs émotions afin de vivre dans une paix perpétuelle. A des fins d'étude, une équipe de chercheurs est envoyée en observation d'une autre civilisation humaine sur une lointaine planète. Afin de ne pas dévoiler leur présence, seul Richard est choisi parmi les siens pour aller à la rencontre des habitants. Un seul impératif guide son action : la non-ingérence dans les affaires autochtones. Le temps passe et Richard ne donne plus aucun signe de vie au reste de l'équipage demeuré dans le vaisseau spatial. Inquiet, Alan fait à son tour le voyage vers la planète semblable à la Terre mais sur laquelle les mœurs des habitants, brutales et cruelles, et la technologie accusent plusieurs siècles de retard...

Délaissons quelque peu l'univers de la littérature classique russe pour nous intéresser à un chef-d'œuvre méconnu de la littérature de science-fiction. Le présent film est une adaptation du roman Il est difficile d'être un Dieu des frères Arcadi et Boris Strougatski et est supérieur à la seconde adaptation éponyme d'Alexeï Guerman. Le présent film ne manque pas d'être subversif et peut être considéré comme une vive critique du soviétisme et, dans une perspective plus large, de la barbarie de la soumission à autrui qu'exerce la violence. La mise en scène est néanmoins faible, les cadrages serrés curieux au regard de l'immensité du décor et les effets spéciaux peu travaillés. Et pourtant ! Voilà un petit bijou que les passionnés de science-fiction considéreront comme culte. Les plus rationnels des spectateurs pourraient, quant à eux, s'endormir longtemps avant la fin. Tourné au Tadjikistan pour les décors naturels, il offre, en outre, de splendides paysages.

Virgile / C.N.C.

Note du C.N.C.: Toute reproduction éventuelle de ce contenu doit mentionner la source.

samedi, 20 février 2016

Jean Dutourd, l'anarcho-gaulliste

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Jean Dutourd, l'anarcho-gaulliste

Par

 Bruno de Cessole (archives: 2011)

 

 

 

 

Ex: http://www.valeursactuelles.com

 
Disparu le 17 janvier 2011 à l’âge de 91 ans, l'écrivain fut tout au long de sa vie un résistant au conformisme, à la bêtise et au progressisme.

Lorsqu’on l’allait visiter dans son sombre appartement proche de l’Académie, il fallait traverser un salon vaste comme un hall de gare (de province), longer un couloir interminable, avant de pénétrer dans le bureau bibliothèque où il vous recevait, en veste d’intérieur écossaise, la bouffarde au bec, dans la compagnie de quelques milliers de livres impeccablement alignés sur les rayonnages. Un décor très britannique, boiseries, fauteuils de cuir, odeur de cire et de tabac blond, nuancé d’ordre monacal ou militaire. Le maître des lieux, du reste, avait un côté très British, et pas seulement pour la moustache et la pipe dignes du Colonel Bramble ou du Major Thompson.

Jean Dutourd était un vieux Gaulois ronchonneur tempéré par l’humour anglais et le goût du paradoxe chers à Jonathan Swift et à Oscar Wilde. En dépit de son inaltérable attachement à la mère patrie, « la France ma mère, qui s’est, en quinze siècles, façonné une âme plus belle et plus grande que toute autre nation », Dutourd renchérissait volontiers sur Godefroy, le héros de Courteline, qui soupire : « J’aime bien maman, mais crénom, qu’elle est agaçante ! » Bon fils, l’auteur des Horreurs de l’amour pouvait râler, mais ne la reniait pas, même quand elle faisait des bêtises, comme de désavouer de Gaulle en 1968 ou de porter Mitterrand au pouvoir en 1981.

Dans ces années-là, je le voyais souvent, car il était, pour les journalistes, un “bon client”. Depuis son élection à l’Académie française en 1978, à la suite du plasticage de son appartement, qui contribua beaucoup, disait-il en riant, à son élection, il s’autorisait une liberté de parole qui ne s’encombrait pas des prudences habituelles chez les habits verts. Il avait l’esprit caustique, la parole drue, la formule assassine, et n’épargnait personne, à commencer par les hommes de pouvoir et les belles âmes progressistes. Jamais il ne fut plus en verve que durant les deux septennats mitterrandiens où il publia le Socialisme à tête de linotte, le Spectre de la rose, la Gauche la plus bête du monde, le Septennat des vaches maigres, Journal des années de peste 1986-1991, la France considérée comme une maladie mais aussi Henri ou l’Éducation nationale, le Séminaire de Bordeaux, Ça bouge dans le prêt-à-porter, désopilante anthologie des clichés et des expressions à la mode dans le journalisme.

2877062937.08.LZZZZZZZ.jpgDu temps que le Général régnait sur la France, le gaulliste Dutourd était abreuvé d’injures, dont les moindres étaient : « nouveau Déroulède », « grosse bête », « patriote ringard ». On le vilipendait pour son « gros bon sens », sa prétendue « vulgarité », sa propension à se faire « le porte-parole de la majorité silencieuse ». « Pour être admis chez les gens intelligents, me disait-il, il fallait m’avoir traité d’imbécile ! » Du jour où les socialistes parvinrent au pouvoir, on le découvrit soudain moins bête qu’on ne le disait, et jamais il ne fut davantage invité sur les plateaux de télévision, où son flegme narquois et ses bons mots faisaient florès.

La politique, en réalité, ne l’intéressait que comme prétexte à exhaler ses humeurs. Il avait, reconnaissait-il, des sentiments plutôt que des idées politiques. Depuis le discours du 18 juin 1940, il n’avait jamais varié de ligne : “anarcho-gaulliste”, et le moins mauvais régime aurait été à ses yeux « une monarchie absolue tempérée par l’assassinat », selon une formule qu’il attribuait à Stendhal, attribution dont je ne suis pas sûr qu’elle soit exacte. Cet individualiste, qui s’inscrivait dans la lignée de ses maîtres, Montaigne, Voltaire, Stendhal et Chesterton, se méfiait de l’État-providence et de l’angélisme, ce « crime politique » qui conduit l’État à vouloir faire le bien du citoyen malgré lui : «Tous les gouvernements sont comme les bonnes femmes qui disent à un type: “Tu verras, je vais faire ton bonheur !” Instantanément, le type est terrorisé et se dit : “Elle va m’emmerder toute ma vie !” C’est la même chose en politique. »

Jean Dutourd était de ces dinosaures en voie de disparition qui ne s’excusent pas d’être français, n’admettent guère que l’“insolente nation” trahisse sa vocation à la grandeur, et ont souvent mal à leur pays. Il avait intitulé l’un de ses livres De la France considérée comme une maladie. Une expression qu’il tenait de sa belle-mère, qui répétait sans cesse : «J’ai mal à la France. » « Je crois, me confiait-il, que les Français ont toujours eu mal à la France. Depuis qu’il existe une littérature française, les écrivains ont des bleus à leur patrie. Peut-être à cause de l’hypertrophie de notre sens critique qui nous fait nous gratter sans cesse. Cela dit, il y a eu des périodes où les Français n’avaient pas trop mal à la France. Comme sous Louis XIV et Napoléon. C’était l’Europe qui avait mal, à ce moment-là.»

L’un des drames de notre pays résidait, selon lui, dans la disparition progressive du bon sens au profit de la prétention des soi-disant élites qui ne s’expriment plus que dans un sabir incompréhensible par le peuple, véritable attentat contre la clarté de notre idiome national. « Intellectuel n’est pas synonyme d’intelligent. Je dirais même qu’on est plutôt intelligent quand on n’est pas intellectuel. Les intellos sont la lie de la terre. Ils incarnent l’éternelle trahison des clercs. On est un artiste, un écrivain, un philosophe, mais pas un intellectuel ! Un intellectuel, c’est un de ces mauvais curés qui font tout pour vous dégoûter du bon Dieu. Bref, c’est affreux ! »

Il prétendait n’être qu’un homme de la rue qui sait écrire

S’il était volontiers disert sur la vie publique, l’homme, en revanche, était d’une discrétion rare sur sa vie privée : « Mon rêve, c’est de ne pas avoir de biographie, car celle-ci se construit toujours au détriment de l’oeuvre. Alors, pas de biographie. Comme Homère et comme Shakespeare…» Dans Jeannot, Mémoires d’un enfant, il avait arrêté ses Mémoires à l’âge de 11 ans, estimant que les décennies suivantes n’offraient rien de singulier. « Je suis un homme de la rue qui sait écrire. C’est la seule chose que je sache faire », confessait-il avec une fausse modestie goguenarde. Depuis le Complexe de César, son premier livre, déjà provocateur, publié en 1946, il n’avait cessé de publier avec une régularité horlogère, et un talent hors du commun. Il était de ces rares écrivains, comme Marcel Aymé, pour qui le français était une langue naturelle. À la fois très simple, très pure, et savante, mêlant la familiarité et les tournures recherchées héritées de ces classiques qu’il fréquentait assidûment.

Parmi les soixante-dix titres que laisse ce grognard en demi-solde, vaste panorama satirique de son époque, certains furent des succès considérables comme Au bon beurre (prix Interallié) et les Taxis de la Marne ; les autres témoignent d’une remarquable capacité à varier de registre, de Doucin aux Mémoires de Mary Watson, tout en reflétant une vision du monde à la fois sans illusions, autrement dit réactionnaire, et cocasse. Car Jean Dutourd était un moraliste qui avait l’élégance de la gaîté.

Bruno de Cessole

vendredi, 19 février 2016

W. B. Yeats : un poète irlandais en politique

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W. B. Yeats : un poète irlandais en politique

Par

Bruno de Cessole

 

Ex: http://www.valeursactuelles.com (archives: 2011)

 
La poétique et le politique peuvent nouer une liaison, rarement conclure un mariage. Tôt ou tard cet engagement du poète dans les affaires de la Cité se délie, et l’« homme des Muses », comme aimait à dire Jünger, se retranche du temporel pour regagner sa solitude élective.

Chateaubriand, Lamartine, D’Annunzio, Thomas Mann, Tommaso Marinetti, Ezra Pound, Louis Aragon, André Malraux, Mario Varga Llosa et quelques autres en témoignent, dont l’engagement se solda par la désillusion. Du moins ont-ils, quelque temps, insufflé un peu de hauteur à la trivialité de la politique au jour le jour, et élargi l’horizon de la “gouvernance”.

Parmi ces artistes engagés ou fourvoyés, le cas de William Butler Yeats, étudié avec finesse et pénétration par cet éminent connaisseur de l’Irlande qu’est Pierre Joannon, se révèle exemplaire. Quand, en 1923, l’académie suédoise décerna à Yeats le prix Nobel de littérature, les jurés étaient conscients que leur choix était autant politique que littéraire. En couronnant le poète, ils entendaient célé­brer l’hom­me qui avait tenu la gageure de conserver son contact avec le peuple tout en pratiquant l’art le plus aristocratique qui soit, et d’avoir été l’interprète d’un pays qui « attendait, depuis longtemps en silence quelqu’un pour lui prêter une voix ». L’éveilleur d’une nation. Comme le reconnut un homme politique irlandais : « Sans Yeats, il n’y aurait pas eu d’État libre d’Irlande. »

Pourtant, W. B. Yeats ne fut ni un doctrinaire, ni un homme d’action – en dépit des huit années qu’il consacra aux affaires comme sénateur – mais avant tout un poète, et le fondateur de la renaissance littéraire irlandaise. Pierre Joannon le souligne avec force : il est impossible de figer en système de pensée cohérent les idées fluctuantes de l’écrivain, dont le principe de contradiction était au cœur de l’œuvre : « Je crois, écrivait-il, que tout bonheur dépend de l’énergie qu’il faut pour prendre le masque de quelque autre moi, que toute vie joyeuse et créatrice implique qu’on renaisse comme quelque chose qui n’est pas soi, quelque chose qui n’a pas de mémoire et qui est créé en un instant pour être perpétuellement renouvelé. » Au vrai, que de masques contradictoires il porta tour à tour ou simultanément : « Conservateur révolutionnaire, Anglo-Irlandais converti au celtisme, adorateur des dieux et des héros de l’antique Hibernie et sectateur de l’Irlande coloniale du XVIIIe siècle, anglophobe pétri d’influence anglaise, sénateur de l’État libre titulaire d’une pension du gouvernement britannique, libéral antidémocrate séduit par l’autoritarisme. Autant de professions de foi en forme d’oxymores. »

Avec pertinence, Pierre Joannon balaie l’accusation de fascisme au nom de laquelle quelques détracteurs tentèrent de le discréditer, en raison de la sympathie momentanée qu’il eut pour le mouvement des “chemises bleues” du général O’Duffy. Nourri de Berkeley, de Swift et de Burke autant que de Vico, de Nietzsche et de Spengler, Yeats, certes antidémocrate et antiégalitaire, était d’abord un individualiste irréductible, tenant d’un libéralisme aristocratique que professèrent également ses contemporains comme Paul Valéry et Fernando Pessoa. Et qui revendiqua haut et fort : « L’orgueil de ceux qui ne se lièrent/Jamais à nulle cause, à nul État/Ni aux esclaves méprisés,/Ni aux tyrans méprisants. »   Bruno de Cessole           

Un poète dans la tourmente, de Pierre Joannon, Terre de Brume, 134 pages, 14,50 euros.

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mercredi, 17 février 2016

Livr'arbitres: Soirée Vialatte

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mardi, 16 février 2016

De briefwisseling tussen Kunicki en Jünger

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‘Wat ons bindt ... Duitsland!’

Uit de oproep van de communist Johannes R. Becher aan de 'nationalist' Ernst Jünger

De briefwisseling tussen Kunicki en Jünger toont hoe Polen zich langzaam opende voor het werk van het 'icoon van het Duitse nationalisme'

door Dirk Rochtus

Ex: http://www.doorbraak.be

Een Poolse germanist die zich midden jaren '80 wendde tot de enigmatische Duitse 'Dichtersoldat' Ernst Jünger (1895-1998): dat was niet zo vanzelfsprekend in het politiek-culturele klimaat van die jaren. Hoe uit die briefwisseling tussen Wojciech Kunicki en Ernst Jünger een intellectuele vriendschapsband groeide, vormt het voorwerp van het door Natalia Zarska geredigeerde boek "Wir Slawen sind Genies des Leidens".

KP_01.jpgAristocratisch

Waarom was die toenadering tussen een Poolse academicus en een beroemde Duitse schrijver niet zo vanzelfsprekend? In het eigen land, dat zichzelf niet meer als natie verstaat, - en misschien ook daarom, - was Jünger omstreden. Na de Eerste Wereldoorlog, waaraan hij als vrijwilliger het Eisernes Kreuz 1. Klasse en de Orden Pour le Mérite overhield, schreef hij zijn frontervaringen in esthetiserende wijze neer in het in dagboekvorm weergegeven 'In Stahlgewittern' (zie ook het boek Een oorlog kan ook mooi zijn. Ernst Jünger aan het westelijk front van de hand van Hans Verboven en Joris Verbeurgt). Verdacht was het dat iemand in de oorlog nog schoonheid kon ontwaren, waar linkse en liberale schrijvers de gruwel ervan aanklaagden, bijvoorbeeld een Erich Maria Remarque met zijn 'Im Westen nichts Neues' (1929).

'Verdacht' maakte Jünger zich ook door zich in de jaren 20 van vorige eeuw als 'conservatieve revolutionair' te engageren in nationaal-revolutionaire kringen die de democratie van de Republiek van Weimar (1919-'33) met geestelijke wapens bestreden. Tijdens het Derde Rijk poogden de nationaalsocialisten, met propagandaminister Joseph Goebbels op kop, de charismatische 'Dichtersoldat' in hun kamp te lokken. Tevergeefs. Jünger hield afstand tot het naziregime dat hij vanuit zijn aristocratische geesteshouding als plebejisch-totalitair verafschuwde. Zijn in 1939 verschenen verhaal 'Auf den Marmorklippen' wordt vaak als symbolisch versluierde kritiek op de nationaalsocialistische dictatuur opgevat, iets wat Jünger zelf als eenzijdige interpretatie afwees. Jünger had als officier in het bezette Parijs ook contacten met de 'Männer des 20. Juli', de generaals en officieren die op die dag in 1944 een bomaanslag pleegden op Adolf Hitler in de Wolfsschanze in Oost-Pruisen. Na de Tweede Wereldoorlog trok hij zich terug in het Zuid-Duitse Wilflingen waar hij tot aan zijn dood op 17 februari 1998 ijverig bleef publiceren en zijn keververzameling verder uitbouwde. Legendarisch was ook het bezoek dat de Franse president François Mitterrand en de Duitse bondskanselier Helmut Kohl hem daar op 20 juli 1993 brachten.

juengerpolski.jpgIcoon

Jünger was omstreden omwille van zijn esthetiserende kijk op de oorlog, zijn geestelijke strijd tegen de parlementaire democratie van 'Weimar', zijn elitair-contemplatief afstand houden van 'Bonn' (de Bondsrepubliek Duitsland). Linkse kringen in Duitsland lustten hem rauw. Maar ook in het communistische Polen kon zijn werk tussen 1945 en 1989 niet verschijnen. Sowieso hadden de Polen het moeilijk met Duitsland en 'alles' wat uit dat land kwam, en dan zeker met iemand die Natalia Zarska in haar nawoord een 'icoon van het Duitse nationalisme' noemt. Het getuigde dan ook van intellectuele moed van de Poolse germanist Kunicki (°1955), die doceert aan de universiteit van Wroclaw (het vroegere Breslau), om op 31 oktober 1985 een brief te versturen aan Jünger, met de mededeling dat hij een wetenschappelijk werk aan 'die Symbolik Ihrer erzählenden Schriften' wilde wijden: 'Mich interessiert vor allem die ästhetische Seite des Problems und wenn die politische Komponente gestreift wird, soll sie gerecht und nach meiner Beurteilung positiv behandelt werden.' (Ik ben vooral geïnteresseerd in de esthetische kant van het probleem en wanneer de politieke component aangeraakt wordt, dient ze fair en volgens mijn beoordeling positief te worden behandeld).

'Medestrijder tegen de nazi's'

Het kwam de historicus Gerald Diesener van de universiteit van Leipzig (toen nog DDR) ter ore dat er in Polen een Jünger-expert was opgestaan. Diesener deed onderzoek naar het 'Nationalkomitee Freies Deutschland' (een verbond van Duitse officieren die tijdens de Tweede Wereldoorlog in Sovjet-Russische gevangenschap waren terechtgekomen en zich daar onder leiding van Duitse communisten aan propaganda tegen Nazi-Duitsland wijdden). Een van die communisten toentertijd was Johannes R. Becher (1891-1958), ooit een bekend expressionistisch dichter, en later minister van Cultuur van de DDR. Na de machtsovername door Hitler was Becher naar de Sovjet-Unie geëmigreerd. In oktober 1943 richtte hij zich in een uitzending van radio 'Freies Deutschland' rechtstreeks tot Ernst Jünger als coryfee van het Duitse nationalisme. Becher beklemtoonde zijn respect voor de figuur van Jünger die weliswaar aan de andere kant stond, maar dat was nooit 'die Seite der Naziclique' geweest: 'Sie standen immer abseits und standen einsam (....)' (U stond altijd opzij en u stond er eenzaam). Ook al waren zij, - Becher en Jünger - , ideologische tegenstanders, toch was er volgens Becher iets dat deze 'Gegnerschaft' een bijzondere 'Weihe' (heiliging) gaf: 'Das Gefühl, die Gewißheit, dass über alle trennenden Begriffe und Trennungszeichen hinweg es einen uns bindenden Inbegriff gab ... Deutschland!' (Het gevoel, de zekerheid dat er over alle scheidende begrippen en tekens heen er één begrip was dat ons bond .... Duitsland!)

EJpoladsfadf_598.jpgBecher mocht dan wel marxist-leninist zijn, maar aan zijn vaderlandsliefde, aan zijn gloeiende liefde voor Duitsland en zijn grootse cultuur heeft hij nooit enige twijfel laten bestaan (zoals blijkt uit vele redevoeringen en zijn 'Deutschland-Dichtung'). De historicus Diesener had ontdekt dat de linkse Becher de rechtse Jünger als medestrijder tegen de nazi's wilde winnen, vanuit het besef 'Es ist Zeit, dass wir Deutschlandstreiter von rechts bis links unsere Waffen zusammenfassen' (het is tijd dat wij, strijders voor Duitsland van rechts tot links, onze wapens samenbrengen). Maar tegelijk wist Diesener dat Becher in een vroegere voordracht over het thema 'Moralische und ideologische Überwindung des Faschismus' (Morele en ideologische overwinning op het fascisme) Jünger als 'fascistische schrijver' had bestempeld. Daarom stelde Diesener de Poolse germanist Kuniciki de vraag of het vroegere oordeel van Becher over Jünger misschien niet moest worden herzien (gezien de respectvolle aanspreking in de radio-uitzending van oktober 1943) en hoe hij dit als kenner van de Duitse literatuur zag?

'Jüngergemeinde'

Zo ontstond vanuit de wetenschappelijke belangstelling van Kunicki voor Jünger ook een levenslange vriendschap tussen Kunicki en Diesener, de latere zaakvoerder van de uitgeverij Leipziger Universitätsverlag. Die vriendschap heeft zich ook vertaald in het voorliggende boek dat uitgegeven is naar aanleiding van de 60ste verjaardag van Kunicki en de 120ste van Jünger. Het boek omvat de briefwisseling van Kunicki met Jünger tussen 1985 en 1997, met Frau Liselotte Jünger tot 1998, met Diesener en de dichter Rolf Schilling en die tussen beide laatsten en Jünger zelf, evenals 'Notizen einer Reise' die de Poolse germanist in Duitsland ondernam. We lezen hoe Kunicki zich aan het werk zet om verschillende boeken van Jünger in het Pools te vertalen. Die vertalingen lagen lang in de lade tot eindelijk de tijd rijp was in Polen om het werk van Jünger uit te geven. Vanuit zijn decennialange passie voor het werk van Jünger bouwde Kunicki ook zijn contacten met de wereldwijde 'Jüngergemeinde' uit. Zo organiseerde hij in juli 2009 een internationaal congres over Jünger aan de universiteit van Wroclaw. Ook de referaten van dit congres verschenen bij Leipziger Universitätsverlag onder de titel 'Ernst Jünger – eine Bilanz'.

Foto: (c) Reporters

salwenXfL._SX319_BO1,204,203,200_.jpgTitel boek : 'Wir Slawen sind Genies des Leidens' - Wojciech Kunicki und Ernst Jünger: Briefe und Tagebücher
Auteur : Natalia Zarska
Uitgever : Leipziger Universitätsverlag
Aantal pagina's : 199
Prijs : 29 €
ISBN nummer : 978-3-86583-991-6
Uitgavejaar : 2015

mardi, 02 février 2016

Maurice Genevoix, l'appel d'un homme

Maurice Genevoix, l'appel d'un homme

genenvoix258081222.GIFEn 1915, Maurice Genevoix, jeune lieutenant de l'armée française, échappe de justesse à la mort. On est à Verdun, sur le front des Eparges. Choqué, meurtri, révolté, mais nourri par la beauté de ses hommes, leur bravoure, leurs souffrances, leurs doutes, leurs peurs, il n'aura de cesse toute sa vie de chanter un hymne à la vie, jailli du fond des tranchées boueuses.

Il écrira. D'abord un immense recueil de six volumes «ceux de 14», puis des romans, des poèmes, des essais... Injustement méconnu des jeunes générations, cet écrivain d'une incroyable modernité, nous appelle à découvrir ce qu'il y a de plus précieux chez l'homme : sa capacité à contempler pour exister, libre.

Réalisation : Caroline Puig-Grenetier
Durée : 52mn
Année : 2012
Production : CLC Productions, Normandie TV, Mirabelle TV

Combats soldats Français 1915 - l'enfer des Eparges

Extrait de l'épisode 4 "Les Eparges" de la série "Ceux de 14" diffusée sur France 3 le 28/10/2014 et le 04/11/2014. De très loin l'épisode le plus 'intéressant' car s'occupant beaucoup plus des combats. La série vaut le coup d'œil, c'est un bel effort même si on n'est pas dans un grand film de guerre (c'est mon avis) ni dans une excellente adaptation de l'œuvre de Maurice Genevoix (d'après ceux qui l'ont lu).

 

vendredi, 22 janvier 2016

Albert Camus, un esprit grec contre le totalitarisme

"Albert Camus, un esprit grec contre le totalitarisme"

Pierre Le Vigan

Entretien avec Pierre Le Vigan autour d'Albert Camus et du livre :
« Camus philosophe, l’enfant et la mort » de Jean Sarauty.

En partant de la lecture ce livre, Pierre Le Vigan brosse pour nous les contours de la pensée d'Albert Camus. De là il pose ce que nous pouvons en retirer face aux formes insidieuses du totalitarisme qui vient. Forme totalitaire bien plus élaborée que celles du passé, car visant l'intime et l'âme même de l'homme.

Pierre Le Vigan nous expose comment pour Camus, l’homme doit être à la fois dans l’histoire et hors de l’histoire.

Une leçon à méditer pour les hommes et femmes de bonne volonté qui veulent encore agir dans la cité. Agir au lieu d'être agit par les forces délétères qui s'activent à déconstruire la civilité héritée tout comme les possibilités de celle encore à bâtir.

Les Non-Alignés.

http://www.les-non-alignes.fr/

Les contes européens sont bien plus anciens qu'on ne le croit

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Les contes européens sont bien plus anciens qu'on ne le croit

Les contes des peuples européens, recueillis et mis sur papier au 18ème et 19ème siècles par des ethnographes et des folkloristes comme Charles Perrault et les frères Jacob et Wilhelm Grimm remontent à la haute antiquité.

contes08c9fc493fa2176ae24776.jpegLes scientifiques de la Nouvelle université de Lisbonne et de l'université de Durham (Royaume-Uni) sont arrivés à la conclusion qu'une partie de ces sujets avaient été créés il y a plusieurs milliers d'années, à l'époque préhistorique et se seraient transmis par le bouche à oreille entre les différents peuples indo-européens avant même l'apparition des langues contemporaines, rapporte The Independent. 

Dans leur étude, les scientifiques ont combiné les méthodes traditionnelles de la linguistique avec une approche basée sur les progrès de la génétique et la théorie de l'évolution. Ainsi, ils constatent que plusieurs sujets des contes européens qu'on pensait dater du 16ème et du 17ème siècle, remonteraient en fait à l'Age du bronze.

"Un bon nombre de ces sujets proviennent de l'époque précédant l'écriture et la mythologie hellénique et romaine. Plusieurs d'entre eux paraissent dans des manuscrits latins et grecs, mais ils sont en fait beaucoup plus anciens", constate l'anthropologue de l'université de Durham Jamshid Tehrani.

Les scientifiques ont ainsi découvert que les sujets qui sont à la base de contes tels que "La belle et la bête" et "Le Nain Tracassin" étaient apparus il y a près de 4.000 ans. Cependant le sujet du conte anglais "Jack et le Haricot magique", portant sur un garçon qui aurait vaincu un géant, a près de 5.000 ans. 

"Il est étonnant de voir que ces contes sont passés à la postérité par la voie orale. Ils existaient avant l'apparition de l'anglais, du français et de l'italien. Peut-être que les gens racontaient ces contes en proto-indo-européen", souligne Jamshid Tehrani.

Le conte le plus ancien est "Le Diable et le forgeron", qui est apparu il y a près de 6.000 ans.

vendredi, 08 janvier 2016

Review: The Glass Bees by Ernst Jünger

Review: The Glass Bees by Ernst Jünger

Ex: http://the-electric-philosopher.blogspot.com

Thanks to Rowan Lock for the biographical details, and general assistance with writing.

You can get hold of the copy of The Glass Bees I read here.
 
glassbees.jpgErnst Jünger was one of the true luminaries of the intellectual Right in the 20th century. A popular hero of the First World War, famous for his memoir of the conflict entitled The Storm of Steel, he became aligned with the German conservative revolutionary movement in the interbellum years, and as such advocated a radical, authoritarian, militarist nationalism. This being said, he never made the fatal gesture Heidegger made, and was never associated with National Socialism; his relationship with Nazism began as coolly ambivalent, progressing into antipathy and finally open hostility (he was even peripherally involved with 20 July Plot to assassinate Hitler). This being said, his contribution to political theory outside his initial context was, essentially, minimal. However, he was regarded as a figure of great literary stature in post-war Europe. He was a prolific novelist, and his incredibly long lifespan (over a century) gave him an enviable vantage point to comment from: he was a grown man when the German Empire collapsed, he was present during the rise and fall of the Third Reich, and lived to see the reunification of Germany (comfortably outliving the German Democratic Republic). His fans included a variety of contradictory figures, including Hitler, Goebbels, Francois Mitterand, Thomas Mann and Bertolt Brecht. As well as writing, he was also a well-educated botanist and entomologist. He was even one of the very earliest experimenters with LSD. He was a man who embodied the very paradoxes and contradictions of recent European existence.
 
The Glass Bees is a novel about Captain Richard, a retired cavalryman-turned-tank-inspector. He's been offered an interview for a job working for Zapparoni, a technology magnate who embodies the Zeitgeist of modernity perfectly, and is depicted almost as a synthesis of Walt Disney and Steve Jobs, only infinitely cooler. Zapparoni's company makes the finest automata in the land, but these aren't the clunky mechanoids you might expect, they're rather more like the kind of tech that we have here-and-now. They are modest, ubiquitous, labour saving devices, tiny robots performing a host of domestic and industrial tasks. That isn't the limit to Zapparoni's vision though, he is also a purveyor of cinematic products, his automata bringing characters from myth and legend to all-too convincing life (in other words, animatronics). The vividness of the distractions he produces is, however, somewhat disquieting: 
 
Children, in particular, were held spellbound [by his films]. Zapparoni had dethroned the old stock figures of the fairy tales...Parents even complained that their children were too preoccupied with him.  
 
Richard is not a man of his time, arguably like Jünger himself. He harks back to the glory days of warfare and conflict that still felt human, battles fought with flesh and steel, and not simply with mechanisms and calculations. He feels a particular disgust at the kind of dismemberment produced by the technics of modern warfare, remarking that one doesn't find any stories of amputated limbs in the Iliad. That statement in particular becomes eerily prescient of the image of today's soldier wounded by an IED in one of our misadventures in the Middle East, missing an arm or a leg, but still alive: Richard mourns the loss of wars that killed you cleanly. Richard's world is one that has been plunging into chaos and uncertainty since his youth, when his country, Asturia, was plunged repeatedly into war, including civil war. He is a man whose principles were formed in a world now lost, and the one he finds himself in does not feel like an improvement.
 
[My father] had led a quiet life, but at the end he hadn't been too happy either. Lying sick in bed, he said to me: "My boy, I am dying at just the right moment." Saying this, he gave me a sad, worried look. He had certainly foreseen many things.
 
glassbees222.jpgThis is a deeply reactionary novel, and doesn't make for easy reading. Jünger's writing meanders, straying into lengthy digressions into his narrator's memory; his pace is languid, virtually glacial in fact. Although his prose is beautiful, even poetic, it feels incredibly indulgent and is often, frankly, dull. Very little happens as such in the novel, the bulk of it simply being Richard's recollections. And yet, what is curious is how this achingly slow piece of writing is able to convey the sheer speed with which modernity did away with the old world. The narrator, like Jünger, grew up in a world were the horse was still yet to be rendered obsolete by the automobile. 
 
Jünger's clear concern is that technological progress will injure humanity very, very deeply.
 
Human perfection and technical perfection are incompatible. If we strive for one, we must sacrifice the other...Technical perfection strives toward the calculable, human perfection toward the incalculable. Perfect mechanisms...evoke both fear and a titanic pride which will be humbled not by insight but only by catastrophe.

What is curious here is that before the Second World War, Jünger advocated Germany's complete embracing of the technological age as the only way it could find victory in the next war. He felt that it was Germany and Austria-Hungary's traditional, aristocratic hierarchy that prevented it from being able to properly mobilise itself in the total way the more levelled, egalitarian societies of the democracies were capable of doing (he discusses this in his work Total Mobilisation), and only by accepting the levelling effects of technological modernity could Germany once again find itself triumphant. Perhaps by the time of writing The Glass Bees Jünger had simply become disenchanted with the fury of warfare.

Elsewhere Richard, and maybe Jünger, speaks of the loss of the simple 'joy' of labour, of working the earth, of harvesting crops, of the well-deserved rest at the end of the long day, and how this has been traded in for labour that is certainly easier, and leisure time that is longer, but doesn't carry the same weight of satisfaction. The fear that we have lost much and gained little except damnation in return is the central theme of this book.

Zapparoni himself, in fact, has utilised his vast wealth and power to create a private world at first seemingly devoid of the artefacts that have made his name. He has a residence located within the grounds of his plant (which Bruce Sterling, in his introduction, remarks is not dissimilar to the campus feeling of Silicon Valley) in the form of a converted abbey. Richard explores its private library, finding books on Rosicrucianism and other occult sciences, and is later sent down the path to a cottage that comes close to the very Platonic Form of idyllic country residences. What is curious here is that this retreat from modernity has only been made possible by Zapparoni's very success at the practices and theories that Richard feels have destroyed the simple authenticity of the old world. How might this be read? Perhaps Jünger is suggesting that the only way back into the world that has been lost is to pass through the modern one, presuming we are capable of surviving it, and to use its mechanisms and ingenuity to recreate a new version of the old.

There's a feeling of resignation in this novel. Jünger isn't really calling on us to take up arms against the machines. His constant allusions to astrology suggest that he feels that what we now find ourselves in was, somehow, inevitable. It is our bad luck to find ourselves in the midst of it, but a way out might be found if we can weather the storm of the new. This being said, Richard repeatedly describes his attitude as 'defeatist'. Perhaps the more subtle suggestion Jünger is making here is that things only became inevitable when we decided we can't stop them.

I'm left feeling torn by this book. I share Jünger's concerns about the insidious nature of these devices we're now surrounded by, and yet the past he (or Richard) is seemingly appealing to is one that is forever out of reach, and if we were to find ourselves in it, it wouldn't be what we wanted. Consider the above statement about how now modern war doesn't kill one cleanly, that we now have the mutilated, dismembered wounded: we can equally well read this as 'Human technical ingenuity is now such that it can protect us, admittedly only limitedly, from the extremities of human malice.'

The question posed by modernity is one that has not yet had a satisfactory answer. Indeed, the question itself has yet to be fully formulated. Jünger's contribution to understanding the condition that we find ourselves in is an important one. If nothing else, he can remind us how incredibly recent all of this still is. Up until only very recently, there were people alive who'd fought in the war of Kings, Kaisers and Tsars, witnessed the rise of all the great and terrible varieties of attempted Utopia the last century produced, saw a human being walk upon the surface of the Moon (an image which disturbed Heidegger no end), and died in the age of Facebook.

It really is anyone's guess where this will all lead.

2016 Reading List Progress

List 1:
 
1. The Glass Bees by Ernst Jünger
2. Sacred Drift: Essays on the Margins of Islam by Peter Lamborn Wilson
3. Notes from the Underground by Fyodor Dostoyevsky
4. United States of Paranoia by Jesse Walker
5. Axiomatic by Greg Egan 

lundi, 21 décembre 2015

Le post-apocalyptique selon Barjavel

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Le post-apocalyptique selon Barjavel

René Barjavel s’est illustré comme l’un des premiers auteurs de science-fiction moderne, même si le terme n’existait pas encore en France à la sortie de Ravage en 1943. Les thématiques présentes dans ses deux œuvres principales tournent toujours autour de la destruction de l’Homme par l’Homme. Ravage et Le Diable l’Emporte, lequel est sorti en 1948 – et sera son dernier roman post-apocalyptique – permet d’appréhender toute la lucidité de l’auteur, aussi bien du rôle de la littérature de genre que son degré d’anticipation. Privilégiant le cadre « maximaliste », les romans de René Barjavel interrogent le réel. Servis par un humour noir, leur cynisme n’a d’égal que leur inquiétante pertinence. Anticipant des années à l’avance les OGM, l’organisation de la société au début des années 1960, le postulat de Barjavel est de considérer l’homme moderne comme un être impotent, incapable de vivre sans l’assistance du confort technologique des sociétés développées, contre lequel il oppose un mode de vie ancien, proche du romantisme barrésien.

LA DÉCADENCE DU PROGRÈS

René Barjavel, dans Ravage, décrit largement la décadence des sociétés dites de « progrès ». On n’y voit qu’une France peuplés de robots, pour reprendre le mot de Georges Bernanos, vivant par et pour l’hédonisme. Seuls comptent les plaisirs et les modèles imposés par le centralisme culturel de ce monde moderne, en négatif du monde paysan dont les citadins ignorent presque l’existence tant il incarne pour eux un vague vestige d’un monde à tout jamais révolu. On y retrouve pêle-mêle l’illustration de ce que dénonçaient déjà Bernanos, puis Malaparte, et plus largement ce que dénonceront Malraux et Pasolini moins d’une vingtaine d’années plus tard.

Cette décadence du progrès sert d’accroche pour le post-apocalyptique selon Barjavel, qui cherche à expérimenter le comportement de pareils individus dans une situation aussi désastreuse que la fin du monde, du moins tels que ses personnages le connaissent.

ravage.jpegL’intérêt de Ravage et de Le Diable l’Emporte est de constater qu’en à peu près cinq années d’écart, le propos de Barjavel ne change pas, mais s’aggrave. Dans les deux cas, il décrit l’assimilation du « progrès » au « développement » comme cause de l’acculturation, et de l’impotence des individus. La société d’après-guerre, en pleine reconstruction et porteuse des futures Trente Glorieuses mais aussi de l’hégémonie du Marché, ne fait que confirmer la vision que nourrissait Barjavel dans son premier roman. En effet, dans son dernier roman, Barjavel explore plus volontiers l’utilitarisme de la société de consommation, ou les choses de la nature sont transformées pour répondre aux exigences du Marché, sous couvert d’intentions humanitaires bien sûr.

Toute cette critique acerbe prend corps grâce au talent de Barjavel de façonner et inventer un support technologique qui, nous l’avons dit, affirme la lucidité de l’auteur. Ravage et Le Diable l’Emporte anticipent brillamment toutes les technologies qui aujourd’hui nous paraissent des plus banales ; qu’il s’agisse de la télévision que des logiciels permettant de basculer de la programmation à la téléconférence comme Skype nous le permet aujourd’hui, de l’invention du « plastec » comme matière hybride permettant tout et n’importe quoi, et bien sûr des avancées scientifiques qu’il imagine dans ses récits comme un Jules Verne en son temps lorsqu’il imagina l’utilisation de l’électricité pour faire fonctionner le Nautilus.

Mais alors que nous pensons toujours que l’accroissement technologique, et le confort qu’il apporte ne nous incite plus qu’à consommer pour être heureux, Barjavel prit le contrepied de ce paradigme pour avertir sur le caractère acculturant et assisté d’un tel système. Il y oppose alors une vision radicalement opposée, issue directement d’un romantisme banni dans les sociétés désenchantées par le modernisme.

LE PROGRÈS DE LA DÉCROISSANCE

Dire de Barjavel qu’il serait décroissant n’est pas chose audacieuse pour quiconque l’a lu. La Science-Fiction, et le post-apocalyptique en particulier, lui permettent d’interroger la pertinence des postulats de son époque, dont il soupçonnait le futur succès dans les esprits et les cœurs. Ravage et Le Diable l’Emporte se découpent en trois parties chacun, et reprennent du reste une structure très similaire. L’exposition d’un monde décadent de progrès, comme nous l’avons expliqué ci-dessus, puis l’apocalypse elle-même comme élément perturbateur qui entame la deuxième partie qu’est la fuite, et enfin une conclusion portant le message final de l’auteur, comme une morale dans une fable de La Fontaine.

barjaveldiable.jpgL’apocalypse en elle-même, ou son caractère imminent et inévitable, permet de contempler l’échec de l’homme moderne, et de la modernité telle que la conçoivent les grands objecteurs de conscience nous expliquant qu’on était forcément plus bête avant. Le Diable l’Emporte va plus loin que Ravage en cela, puisqu’il fait étalage de la course à l’armement dans toute sa dimension autiste et autodestructrice, outre les manipulations du vivant, mais c’est son premier roman où la conclusion est la plus acerbe. Barjavel joue de l’opposition Progrès/Décroissance (pour simplifier les choses) tout au long de Ravage, et clôt son roman sur l’épanouissement d’une société nouvelle revenue aux us et coutumes des anciens, proche en cela d’un romantisme barrésien, quoiqu’exacerbé, puisque la mécanique elle-même est rejetée par le protagoniste vieillissant et chef d’une lignée à la fin de l’histoire. Pareil romantisme est perceptible dans l’Enchanteur, où le style de Barjavel traduit une certaine exaltation a faire vivre sous sa plume l’imaginaire arthurien, comme un véritable hommage et non par atavisme.

Dans Le Diable l’Emporte, l’espoir suscité par la fin de Ravage disparaît presque. Barjavel infléchit son paradigme en évacuant l’opposition entre le monde de progrès et le monde paysan. Le modernisme envahit tout, abjure tout. Mais contrairement à Ravage aussi, Barjavel incorpore les sentiments humains dans Le Diable L’Emporte en opposition à ce modernisme dévoreur, et l’on pourrait rétroactivement lui attribuer la citation suivante de Pasolini : « Le fond de mon enseignement consistera à te convaincre de ne pas craindre la sacralité et les sentiments, dont le laïcisme de la société de consommation a privé les hommes en les transformant en automates laids et stupides adorateurs de fétiches »

Parce qu’effectivement, Le Diable L’Emporte, s’il considère que le nouveau modèle social émergent de l’après-guerre absorbera aussi cette ruralité à laquelle il tenait, René Barjavel lui oppose cette « sacralité des sentiments », et même au sens propre, puisqu’après tout, Le Diable l’Emporte commence par une question ; que se passerait-il si Dieu se lassait de sa création, ou le Diable de son passe-temps favoris ? La conclusion répond à cela (mais nous ne vous la révèlerons pas pour ne pas vous gâcher le plaisir de découvrir ce roman), avec plus de subtilité que Ravage, mais reste barjavélienne en ne laissant aucune issue claire sur le sort de l’humanité.

dimanche, 13 décembre 2015

A l’école de la nuit

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A l’école de la nuit

« Cette année-là, je cessai de dormir » : roman hommage à la faune nocturne du Paris des années 50, Les gens de la nuit, que Michel Déon publia une première fois en 1958 chez Plon, vient de reparaître à la Table Ronde.

Un ami avec lequel je m’entretenais des Gens de la nuit de Michel Déon que les éditions de la Table Ronde viennent de faire reparaître, m’éclaira par une heureuse formule sur le sentiment que j’éprouvai lors de sa lecture, et sur lequel je ne parvenais pas à mettre de mots : « c’est son livre le plus raté, mais c’est aussi celui que je préfère »

Il est en effet de ces livres – au rang desquels je placerai par exemple L’humeur vagabonde d’Antoine Blondin, ou dans une autre veine Ecrits sur de l’eau de Francis de Miomandre – dont on ne peut nier les lacunes de style, le déséquilibre de certaines phrases, ou encore le désordre de la trame narrative, et qui pourtant nous touchent au point de ne jamais les prêter, même à nos plus chers amis, sans une pointe d’inquiétude, et qui pourtant sont ceux dont on aime à relire les plus belles pages pour se consoler d’un chagrin ou d’une mélancolie, et dont pourtant nous savons par cœur des passages entiers ; et c’est parmi cette sorte de livres si rares et que leurs défauts rendent si précieux, que je rangerai, bien en évidence dans ma bibliothèque, Les gens de la nuit de Michel Déon.

Le monde appartient à ceux qui se couchent tard

Cela fait des semaines, des mois peut-être, que Jean Dumont, fils d’académicien et naufragé de l’amour, décida de troquer son sommeil contre le Paris de l’aube et des rencontres nocturnes, les bars de Corses de la place Pigalle et les boîtes de nuit « pour sexualité indéterminée », les pieds de cochons rue Montmartre à l’aurore, et les nuits d’amour avec Gisèle, une belle noctambule vaporeuse et toxicomane.

Ombre errante parmi les ombres de la nuit, Jean, cœur déchiré par un amour défunt (nous sommes dans un roman de Michel Déon), déambule dans le Paris des années 50, celui des « phonos et des disques, des séminaristes ‘’indochinois’’ et des voitures décapotables », en quête de ses semblables, qu’il reconnaîtra derrière les traits de Michel, ancien SS reconverti en peintre à succès puis en cracheur de feu, et en Lella, amante de Michel et militante communiste recherchée par la police.

A la dérive

micheldéongdln.jpg« Le difficile est de faire le gris » estimait Aragon à propos du travail du romancier : ne pas grossir les traits mais ramener les individus à des proportions qui sont celles de la vie du lecteur. Il semble bien que Michel Déon fasse sien dans Les gens de la nuit l’art poétique de l’auteur des Beaux quartiers, tant son narrateur, fantôme perdu dans les brumes mélancoliques du Paris de l’après-guerre, tient du personnage d’Aurelien, cet ancien combattant de la guerre de 14 écrasé par le « nouveau mal du siècle » que diagnostiqua Antoine Blondin dans son article « Cent ans de Mal du Siècle ».

Ainsi, si un même incurable mal de vivre relie nos deux personnages qu’une guerre sépare, le personnage de Jean Dumont nous remémore également le Michel de Clair de femme (Romain Gary), ou l’Olivier Malentraide des Enfants tristes (Roger Nimier), ces anti-héros boiteux et tendres, ravagés par une grande blessure d’amour ou par une grande blessure de l’Histoire, et que la nuit sauve et démolit.

Mais c’est surtout de salut dont il est question dans Les gens de la nuit : et c’est bien au fil des improbables rencontres qui rythment désormais son quotidien nocturne, et dans les regards cernés des noctambules fraternels et désemparés de Montparnasse et de Montmartre, que Jean, à l’instar du narrateur tâtonnant d’Un taxi mauve, parvient à peu-à-peu retrouver le chemin qui conduit à la lumière du jour, et à l’oubli définitif de celle qui le jeta dans les bras de l’obscurité.

« A ma fenêtre, comme la veille, je me suis attardé encore un moment à épier la nuit de Paris que j’allais bientôt quitter. Des vies ténébreuses et des vies claires s’y heurtaient. Si grande que fut, à cette heure, ma tristesse, rien ne pouvait m’empêcher de penser que nulle part ailleurs je ne trouverais cette minute de vérité, cette seconde d’exaltation qui vous empoignent quand la ville se secoue et rejette son manteau d’ombres : façades grises et boulevards jalonnés de poubelles, mais aussi Notre-Dame et la Sainte-Chapelle profilées sur un ciel cotonneux »

Ici c’est Paris

Roman de la mélancolie de vivre et roman de la guérison, Les gens de la nuit n’échappe pas, malgré quelques négligences d’écriture, au charme désuet et insistant du style et de l’univers du dernier des Hussards

Roman-hommage à la faune nocturne d’un Paris aujourd’hui disparu, roman de la mélancolie de vivre et roman de la guérison, Les gens de la nuit n’échappe pas, malgré quelques négligences d’écriture, au charme désuet et insistant du style et de l’univers du dernier des Hussards. On se souvient du mot d’Eric Neuhoff au sujet de l’académicien : « Les livres de Déon furent notre cour de récréation. Nous y avons appris à jouer, à vivre, à aimer. » Puisse donc cette formule s’appliquer aussi à notre génération, tant il est plaisant d’apprendre à vivre et d’apprendre à jouer au fil de la plume de l’auteur d’Un taxi mauve, dans les petits villages du Connemara hantés par des princesses allemandes et dans les bistrots auvergnats des Halles où l’on sert après minuit des saucisses chaudes et de la bière, à l’école de la mélancolie, de l’amour et de la nuit :

« Et c’est l’essentielle attirance de la vie nocturne que ces amitiés soudaines qui naissent, brûlent et se consument en quelques jours. Paris venait de s’en montrer merveilleusement prodigue pour moi. Ses ténèbres recelaient quantité de personnages blafards et farfelus, débordant de confidences. L’aube les effaçait à jamais, et plus d’une fois, j’avais cru atterrir dans une ville nouvelle, différente de celle qui servait de décor à des fantômes aux voix enrouées. Cette sensation était très lassante et très réconfortante, lassante parce que je ne savais déjà que trop combien étaient éphémères les magies du noctambulisme, réconfortante parce que retrouver le vrai Paris, c’est encore me reconnaître au nombre des vivants. »

  • Les gens de la nuit, Michel Déon, La Table Ronde, 186 pages, 17 euros, mai 2015
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samedi, 28 novembre 2015

Le crépuscule de la paysannerie dans Le Médecin de campagne de Balzac

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Le crépuscule de la paysannerie dans Le Médecin de campagne de Balzac

En 1833, Balzac publie Le Médecin de campagne, l’un des romans les plus singuliers de la Comédie Humaine dont l’intrigue laisse entrevoir la fin du monde paysan traditionnel.

Le décor est planté dans la première moitié du XIXe siècle, en 1829. Le colonel Pierre-Joseph Genestas, vétéran des armées napoléoniennes, rencontre un médecin de campagne du Dauphiné, à quelques lieues de Grenoble. Le premier contact entre ces deux bourgeois est amical et, rapidement, ils se confient l’un à l’autre. Le médecin, qui est aussi le maire de la ville, évoque ses victoires et ces dix ans qu’il a passés à développer le bourg pour que « la circulation de l’argent fasse naître le désir d’en gagner ». À son arrivée, le lopin de terre était misérable, la réputation de la province sans rayonnement, et les paysans, hermétiques au progrès. À force de pugnacité, ce bourg s’est transformé en une petite ville dynamique à l’économie florissante : explosion de la natalité (passant de 700 à 2 000 âmes), création de routes pour favoriser le commerce, développement de l’industrie…

Mais l’« ami des pauvres », comme l’appellent à tort les paysans, n’est pas qu’un tacticien pugnace. Celui-ci se montre aussi particulièrement dédaigneux à l’égard des hommes de la terre. Le docteur Benassis considère que ceux qui « croupissaient dans la fange et vivaient de pommes de terre et de laitage » doivent être éduqués. Homme providentiel auto-proclamé, il s’est donné pour mission d’imposer sa vision du monde. « Je résolus d’élever ce pays comme un précepteur élève un enfant », raconte-t-il. Évoquant l’« incapacité de penser » des paysans, il les infantilise pour imposer son propre modèle qu’il considère comme supérieur.

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Sa solution est toute trouvée : en faisant des agriculteurs des consommateurs comme les autres, Benassis espère voir éclore une économie de marché toute puissante, quitte à réduire la terre, fondement du monde paysan, à un simple moyen de production.

La terre, comme unique bien du paysan

En hébreu la racine du mot « Terre », Adama, est la même que celle du mot « Homme », Adam. Ce lien, révélé dans la Genèse, souligne le fait que l’homme naît de la terre et retourne à la poussière. Ces racines communes expriment combien ces deux entités sont indissociables symboliquement et combien elles se nourrissent mutuellement. Pareillement, l’identité paysanne naît de la relation fondamentale que l’homme entretient avec la terre. La terre est le seul seigneur du paysan et Benassis le saisit lorsqu’il déclare à Genestas : « Le travail, la terre à cultiver, voilà Le Grand-Livre des Pauvres. »

Incarnation de cette bourgeoisie hors-sol, le médecin de campagne ne comprend pas l’attachement du paysan aux lieux dans lesquels il s’enracine. « Quelque insalubre que puisse être sa chaumière, un paysan s’y attache beaucoup plus qu’un banquier ne tient à son hôtel », confie-t-il à Genestas. Cette incompréhension participe de son dédain du monde paysan.

Le nom que porte le premier chapitre du livre n’est pas anodin. Cette entrée en matière où l’on suit les pérégrinations du médecin accompagné par le militaire s’intitule « Le pays et l’homme ». Il exprime cette déliaison, ce projet en sous-bassement puisque Benassis impose une logique économique toute-puissante. La rupture entre le pays et l’homme correspond à ce à quoi le médecin de campagne fait référence lorsqu’il se dit prêt à « froisser pour accomplir le bien ». Il est impossible de propager des méthodes d’agriculture moderne, de faire du monde un grand marché, sans détériorer ce rapport entretenu avec la terre. Or, la terre, comme les frontières qui la délimitent, figure comme une façon d’enraciner l’homme dans un espace et dans un temps singulier, qui le définissent.

Pour transformer le paysan en consommateur et accomplir ses projets économiques, Benassis essentialise la terre en une matière première qu’il convient d’exploiter. Cela, selon la logique d’Adam Smith dans La Richesse des Nations qui considère la terre comme un simple facteur de production, au même titre que le travail ou le capital. C’est-à-dire seulement comme un moyen d’alimenter la machine économique : sa valeur est conditionnée par son prix de revient, et n’acquière de l’importance que lorsque le salaire qu’on obtient d’elle augmente. Seulement, lorsque la terre devient une valeur marchande comme une autre, elle perd son supplément d’âme.

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Perte de la terre, perte de spiritualité

Parce qu’il veut « élever » les paysans, Benassis va asseoir la domination du matériel sur le spirituel : « Le besoin engendrait l’industrie, l’industrie le commerce, le commerce un gain, le gain un bien-être, le bien-être des idées utiles. » Toute puissance supérieure est éradiquée au profit du visible, de la rentabilité et du commerce, dans une logique spéculative. Cette unique source d’« idées utiles » permet de faire naître de nouveaux besoins, à l’infini.

Il ne s’agit pas là d’un remède matériel à une condition spirituelle inaliénable, mais d’une matérialité stricte et assumée : Benassis s’engage à ce que « la circulation de l’argent fasse naître le désir d’en gagner » et fait ainsi de l’argent, non pas un moyen mais une fin en soi. C’est cette logique spéculative que dénoncera Charles Péguy au début du siècle suivant dans L’Argent : « Pour la première fois dans l’histoire du monde, les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. »

Cette perte de la dimension spirituelle de la terre, participe à l’avènement d’un nouveau dieu. En 1944, dans La Grande Transformation, l’économiste hongrois Karl Polanyi expliquera combien cette soumission de la terre aux lois du marché est l’une des grandes caractéristiques du capitalisme. Le Médecin de Campagne permet de percevoir les prémisses du capitalisme préindustriel dans la société du règne de Louis-Philippe.

jeudi, 26 novembre 2015

"1984" revisitado (otra vez y las que hagan falta)

 

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"1984" revisitado (otra vez y las que hagan falta)
 
 

Orwell no ideó un mundo terrorífico. Ya existía en la Unión Soviética, dirigida con puño de acero por Stalin, y se reproduciría como una pesadilla interminable en los países que cayeron bajo influencia de la URSS después de la Segunda Guerra Mundial. El valor de ´1984´ es haber penetrado en el fondo, la esencial naturaleza de dominación psicológica sobre la que fundamenta su poder el Gran Hermano.

JOSÉ VICENTE PASCUAL

Ex: http://www.elmanifiesto.com

Orwell(1)eas.jpgOrwell 
no ideó un mundo terrorífico. Ya existía en la Unión Soviética, dirigida con puño de acero por Stalin, y se reproduciría como una pesadilla interminable en los países que cayeron bajo influencia de la URSS después de la Segunda Guerra Mundial. El valor de ‘1984’ es haber penetrado en el fondo, la esencial naturaleza de dominación psicológica sobre la que fundamenta su poder el Gran Hermano. Lo horrendo de ‘1984’ no es el temor constante a la vigilancia y la delación, la represión, las torturas y la evaporación de los disidentes (aun cuando su descreencia del sistema fuese mínima, irrelevante e incluso ingenua). Lo espantoso de ese mundo descrito por Orwell es la claudicación del espíritu, la eutanasia mental que supone adherirse al sistema para librarse de sus horrores. El final de la novela es un puro escalofrío: “… él amaba al Gran Hermano”. Ese es el mal perfecto de todas las dictaduras perfectas: conseguir no sólo aplastar la disidencia sino concitar la complicidad del conjunto de la población, arrebatar el espíritu, el alma de los pueblos y los individuos, y convertirlos en míseros engranajes de un sistema que funciona porque todos sus componentes funcionan, desde el más insignificante al más poderoso.

Tanto el mundo orwelliano como su referente real stalinista, así como nuestra contemporaneidad, muestran elementos comunes de hostigamiento, dominación y sumisión de los individuos ante las estructuras incontestables del sistema, tanto las de carácter coercitivo como ideológico. El método para alcanzar ese consenso social acrítico, el acuerdo de las masas en ser expoliadas de su trascendencia espiritual a cambio de la frágil estabilidad cotidiana, se fundamenta siempre en los mismos resortes: creación de un ideario colectivo disparatado que responde a los intereses estratégicos del lo establecido; desautorización (cuando no criminalización) de quienes disienten de dicho ideario; manipulación de la conciencia de las masas mediante el control de los medios de comunicación, tanto en lo que concierne a la información como a la propaganda sobre el supuesto bien común; aniquilamiento de la capacidad individual de oposición al discurso dominante; reescritura de la Historia conforme a un relato que se acomode a la ideología oficial.

De todo lo anterior hemos tenido sobradas muestras e inquietantes ejemplos en España, durante los últimos años. Desde los poderes del Estado se ha alimentado la hegemonía, obligatoriedad del pensamiento único, el cual, en nuestro entorno, se sostiene sobre los postulados del denominado “buenismo”, la doctrina de la llamada “izquierda angélica” y lo “políticamente correcto”. Denunciar ahora la clamorosa entrega de los medios de comunicación a los intereses partidistas (cada cual en su trinchera), y al sistema en general (en el fondo y en la práctica no hay diferencias esenciales entre las sedicentes posiciones de “izquierda” y “derecha”), sería tan inútil como reiterativo. La prensa, TV y demás medios, incluido Internet, son herramientas incansables de adocenamiento y adoctrinamiento, el referente ideológico inmediato que necesitan las masas desprovistas de identidad y criterio para reconocerse “buenos ciudadanos”. Sobre la reescritura de la Historia, entre la absurdidad de la Ley de Memoria Histórica y las fechorías doctrinarias de los nacionalismos que se perpetran en las escuelas, tenemos bastante muestra.

Hay diferencias, sin embargo, entre el stalinismo, el horror aplastante que imaginó Orwell y nuestra inmediata fenomenología social. La Unión Soviética era un país dirigido por el PCUS, autoproclamado “vanguardia del proletariado”, en tanto las sociedades occidentales contemporáneas se encuentran gobernadas y moralmente dirigidas por la pequeña burguesía, quien cumple perfectamente su función de elemento amortiguador entre las contradicciones y conflictos inherentes al modo de producción capitalista. La burguesía financiera/especulativa ha suplantado el papel dirigente de la burguesía productiva, de tal manera que los intereses de aquella pueden ser fielmente representados por la pequeña burguesía (urbana sobre todo), bajo la pretensión candorosa y bastante mojigata de que es posible construir “un mundo mejor” sobre el acuerdo en principios democráticos, solidarios y bienintencionados. El sueño pequeño burgués de una sociedad cuasiperfecta se fundamenta en la caritativa presunción de que es posible una economía capitalista como motor económico, por tanto básico, de una sociedad que no padezca los inconvenientes del capitalismo (desempleo, precariedad laboral, pobreza, injusticia distributiva…); todo ello dirigido y gestionado por políticos “honestos” y bendecidos por una ejemplar sensibilidad social. En suma: una patraña agradable para mentes dóciles y conciencias aletargadas en el limbo progre-cristianoide donde habitan la mayoría de nuestros conciudadanos.

El proletariado es (más bien era) una clase social con unos intereses históricos objetivos y concretos, al igual que la burguesía. Por tanto, su compendio doctrinal se expresaba en “ideologías fuertes”, cosmovisiones totalizadoras que implicaban alternativas estratégicas y tácticas orientadas a la toma del poder y la transformación radical de la sociedad, lo que equivaldría a una inversión absoluta del sentido de la Historia. Por el contrario, la pequeña burguesía es una excrecencia social desubicada, sin un referente estable en los vaivenes coyunturales de la lucha de clases, sin “ideología propia” por así decirlo. De tal forma, el cuerpo teórico del pensamiento único (la forma de dominación más eficaz ideada por el sistema a lo largo de los siglos), es un largo, tedioso, a menudo aberrante inventario de buenas intenciones obligatorias, así como de comportamientos reprobables que están prohibidos o deberían estarlo. El ‘1984’ actual, paradójicamente, no hunde sus raíces teóricas en una visión del mundo “fuerte”, radical y asentada tanto en la hegemonía ideológica como en el poder que nace “de la boca del fusil”; el occidente contemporáneo se encuentra dominado y se muestra sumiso a una ficción lábil, esquematizante por lo pueril, a menudo ridícula y tenaz como suelen mostrarse obstinados los pazguatos de este mundo, empeñados en sostener ideas descabelladamente candorosas que consideran brillantes “valores propios”. No cabe discusión con este pensamiento único porque debatir con los necios es tarea vana. No cabe oposición eficiente porque los mismos necios y sus gestores estratégicos se muestran admirablemente hábiles para imponer la “muerte civil” a quien manifieste disidencia.

La simpleza y la fealdad, la histeria feminoide de los pequeño burgueses horrorizados por las fechorías del capitalismo, la ideología grosera de las masas embrutecidas y sus agentes propagandísticos, en alianza ultimista con un sistema que condena a la explotación y extinción de su conciencia a millones de ciudadanos, constituyen el moderno ‘1984’.

Contra ello, no cabe más posición crítica que la enunciada a mediados del siglo XX por un venerable teórico, pedagogo argentino: “Al viejo mundo no se le discute: se le combate”. Cómo hacerlo es parte de otra asignatura, por así decirlo, que va mucho más allá de las pretensiones de este breve artículo.

 

Editorial EAS

Orwell, viviendo el futuro y recordando el pasado

mercredi, 25 novembre 2015

"DOMINIQUE DE ROUX, APPROCHES D'UN AVENTURIER LITTERAIRE ET POLITIQUE"

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"DOMINIQUE DE ROUX, APPROCHES D'UN AVENTURIER LITTERAIRE ET POLITIQUE"

Ce vendredi, Méridien Zéro aborde la vie d'une figure contemporaine et trop méconnue de la littérature en la personne de Dominique de Roux, auteur mais aussi aventurier aux engagements politiques affirmés. Pour évoquer cette vie bien remplie, Olivier François reçoit Pierre-Guillaume de Roux, éditeur, qui est le fils de Dominique de Roux et Julien Meynaut.

Aux commandes du studio volant, Gérard Vaudan.