Par Daniel Cologne
Georges Remi (devenu Hergé par inversion des initiales) est né à Etterbeek (Bruxelles) le 22 mai 1907 à 7h30. Il aimait à rappeler cette naissance sous le signe des Gémeaux (1). Peut-être explique-t-elle la récurrence du thème de la gémellité dans ses albums (les DupontDupond, les frères Halambique, etc.).
Il est également vrai que son père avait un frère jumeau. L’horoscope serait-il sans importance ? Rien n’est moins sûr. Remarquons-y la culmination exacte de Saturne (conjoint au Milieu du Ciel à 25°38’ des Poissons), statistiquement en relation avec un grand intérêt pour les savants et la science lato sensu (2).
Hergé grandit et évolue dans un milieu catholique, belgicain, fascisant et colonialiste. Tintin au Congo exalte la politique paternaliste de la Belgique en Afrique centrale. Les albums situés « au pays des soviets » et en Amérique renvoient dos à dos le communisme totalitaire et la frénésie capitaliste de l’exploitation industrielle.
Mais dès 1934, Hergé élargit sa perspective tandis que Tintin fait route vers l’Orient.
Dans Les Cigares du Pharaon, le professeur Philémon Siclone inaugure la galerie des portraits d’hommes de connaissance. Ceux-ci sont égyptologue, sigillographe (Halambique dans Le Sceptre d’Ottokar), ethnologue (Ridgewell dans L’Oreille cassée), psychiatre (Fan Se Yeng dans Le Lotus bleu), physicien (Topolino dans L’Affaire Tournesol). Quant à Tournesol lui-même, qui devient un personnage récurrent à partir du Trésor de Rackham le Rouge, il s’intéresse autant à la culture des roses (Les Bijoux de la Castafiore) qu’aux techniques de falsification de l’essence (Tintin au pays de l’or noir).
L’Île Noire envoie Tintin au large des côtes écossaises. Dans un château en ruines sévit une bande de faux-monnayeurs. La succession de symboles est évidente. Cet album de 1937 offre la contrefaçon de l’utopie insulaire, vieux thème de la littérature européenne de l’Atlantide platonicienne à sa version modernisée de Francis Bacon (1561-1626), de « l’île blanche » des Hyperboréens à la Cité du Soleil de Tommaso Campanella (1568-1639).
Au Moyen Âge, dans les récits du cycle du Graal, le château se substitue à l’île comme lieu utopique et objet de la quête.
Les premiers dessins d’Hergé paraissent dans le quotidien bruxellois Vingtième Siècle dirigé par l’abbé Wallez. Mais en 1936, l’hebdomadaire parisien Cœurs Vaillants sollicite Hergé pour la création de nouveaux personnages : Jo, Zette et leur petit singe Jocko.
Dans ces nouvelles aventures se confirment à la fois les influences de la tradition utopique européenne, les préfigurations thématiques des chefs d’œuvre futurs et la volonté d’Hergé d’en finir au préalable avec les contrefaçons.
Jo et Zette sont confrontés à des pirates qui annoncent les flibustiers du Secret de la Licorne et dont le repaire sous-marin renvoie aux motifs de l’utopie et de la contre-utopie souterraines. Le chef des pirates est un savant fou, reflet inversé du scientifique inspirant au saturnien Hergé un indéfectible respect. Les deux enfants et leur singe sont finalement recueillis sur une île par de « bons sauvages », réminiscences de Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814). Le jeune Hergé n’est-il pas aussi l’auteur d’un Popol et Virginie chez les Lapinos, bande dessinée animalière dont le titre rappelle l’œuvre maîtresse du célèbre écrivain préromantique ?
La question des sources littéraires d’Hergé demeure controversée. Benoît Peeters estime par exemple excessifs les rapprochements qui ont été faits entre Jules Verne et Hergé.
Il n’en reste pas moins que le savant fou de la contre-utopie du fond des mers mène ses expériences dans sa cité-laboratoire à la manière de Mathias Sandorf dans son île utopique.
Dès 1942, au cœur du « combat de la couleur » (3), Hergé reçoit l’assistance d’Edgar-Pierre Jacobs pour le coloriage de ses albums antérieurs conçus en noir et blanc.
Lorsque Tintin devient un hebdomadaire en 1946, la collaboration de Jacobs s’avère précieuse. Les aventures de Blake et Mortimer reprennent le thème du savant fou (Septimus dans La Marque jaune), parfois récurrent (Miloch dans S.O.S. Météores et Le Piège Diabolique), le tandem Septimus-Miloch s’opposant par ailleurs au savant idéal que constitue le professeur Mortimer.
Parmi les autres collaborateurs du journal Tintin d’après-guerre, Raymond Macherot combine la bande dessinée animalière et l’utopie. Dans Les Croquillards, Chlorophylle et son ami Minimum parviennent à dos de cigogne dans l’île australe de Coquefredouille, où les animaux parlent comme les humains, circulent dans des voitures qui fonctionnent à l’alcool de menthe et sont organisés en une société idéale jusqu’à l’arrivée d’Anthracite, le rat noir perturbateur.
Chlorophylle et Minimum forment un couple inséparable, comme Tintin et le capitaine Haddock à partir du Crabe aux pinces d’or (1941). Chlorophylle rétablit le roi Mitron sur son trône de Coquefredouille de la même façon que Tintin restaure la monarchie syldave dans Le Sceptre d’Ottokar (1938).
La Syldavie est la principale utopie d’Hergé. Avant la guerre, elle n’est encore qu’un petit royaume d’Europe centrale reposant sur des traditions agricoles et menacée par des conspirateurs au service de la Bordurie voisine. L’Allemagne hitlérienne vient d’annexer l’Autriche. Comme pour la guerre entre le Paraguay et la Bolivie (devenus San Theodoros et Nuevo Rico dans L’Oreille cassée), Hergé s’inspire de l’actualité.
Trop perméable à « l’air du temps », Hergé se rend coupable de quelques dérapages dans L’Étoile mystérieuse (1942). Cet album nous interpelle surtout parce qu’il narre une sorte de navigation initiatique (4), à la manière du mythe grec de Jason et des Argonautes, vers une forme d’« île au trésor » (5). L’aérolithe qui s’abîme dans les flots arctiques recèle un métal inconnu sur Terre. Ce métal est la « Toison d’Or » découverte par Tintin, Haddock et leurs amis savants européens au terme d’une course qui les oppose à des Américains sans scrupules.
Onzième album dans une série de vingt-deux, en position centrale dans le corpus hergéen des aventures de Tintin, Le Trésor de Rackham le Rouge synthétise les thèmes utopiques de l’île, du château et du souterrain. Conçu en 1944, cet album met en scène une navigation infructueuse vers une île lointaine et la découverte finale du trésor dans la crypte du château de Moulinsart, et très précisément dans une mappemonde surmontée d’une statue de l’apôtre Jean. L’Apocalypse de Jean comporte vingt-deux chapitres. Cette apparente influence ésotérique sur Hergé est-elle due à la fréquentation de Jacques Van Melkebeke, initié à la Franc-Maçonnerie en 1937 ? Benoît Peeters en paraît convaincu (6).
Une chose est certaine : l’incontestable érudition littéraire de Van Melkebeke autorise à reposer le problème des sources d’Hergé, sur lesquelles le créateur de Tintin a peut-être été trop modeste (7).
Si l’île et le château sont deux thèmes majeurs de la tradition utopique européenne, l’un apparaît en filigrane de l’autre dans Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier (1886-1914), dont aucun biographe d’Hergé ne signale l’influence. Le château des Galais est l’objet de la quête de Meaulnes. Le récit est criblé d’images marines. Alain-Fournier rêvait de devenir navigateur et a raté le concours d’admission à l’École Navale de Brest. La casquette à ancre de Frantz de Galais fait penser à celle du capitaine Haddock.
C’est avec des métaphores marines que Charles Péguy (1873-1914) présente sa région de la Beauce à Notre-Dame de Chartres, illustre vaisseau de l’architecture gothique. Péguy est un ami d’Alain-Fournier, originaire de Sologne, de l’autre côté de la Loire. Péguy est le chantre de la « cité harmonieuse » dont « personne ne doit être exclu ». Péguy est l’écrivain de référence des milieux catholiques des années vingt. L’ambiance intellectuelle où baigne le jeune Georges Remi et certains leitmotive de l’œuvre d’Hergé invitent à l’hypothèse d’une influence de Péguy et d’Alain-Fournier (8) sur le créateur de Tintin.
L’utopie souterraine apparaît dans la littérature européenne au XVIIe siècle avec l’Anglaise Margaret Cavendish (9) et dans l’œuvre d’Hergé dans l’immédiat après-guerre avec Le Temple du Soleil.
C’est en réalité la seconde partie d’un diptyque commencé avec Les Sept Boules de cristal, où l’on retrouve, comme dans L’Étoile mystérieuse, une expédition de sept savants, dont l’américaniste Bergamotte, spécialiste ès sciences occultes de l’ancien Pérou.
Cachée dans les contreforts des montagnes andines, la cité des Incas est atteinte après la périlleuse traversée d’une forêt. Le thème de l’épreuve forestière fait écho aux romans du Graal et à certains contes de Perrault (1628-1703), comme La Belle au bois dormant, dont une version est également fournie par Grimm (1786-1859).
Certes, les Incas punissent le sacrilège de mort et leur science n’est pas, sous le crayon d’Hergé, assez évoluée pour prévoir une éclipse solaire. Néanmoins, leur cité souterraine, qui abrite un trésor dérobé aux regards rapaces des conquistadores, est une sorte d’utopie dans la mesure où l’on y cultive les valeurs chevaleresques, le respect de la parole donnée, la réconciliation et la fraternisation avec l’adversaire. Au début de l’aventure, Tintin défend un petit Indien persécuté par d’odieux colons espagnols. Le grand prêtre inca observe en cachette la scène. Il comprend que Tintin n’est pas un ennemi de sa race. Bien qu’il soit chargé de barrer à Tintin la route du repaire montagnard, il lui offre un talisman protecteur.
Selon Raymond Trousson, l’étymologie du mot « utopie » est incertaine. Le terme vient du grec. Mais la racine est-elle ou-topos (le pays de nulle part) ou bien eu-topos (l’endroit où on est bien) ? L’œuvre d’Hergé est utopique dans les deux acceptions du vocable. Le château de Moulinsart est une « eutopie ». L’île au trésor inaccessible est une « outopie », cette terra australis dont ont rêvé de nombreux écrivains d’Europe, de Thomas More (1478-1535) à Nicolas Restif de la Bretonne (1734-1806).
L’utopie souterraine est conçue par Hergé comme une cité de la science (10), cachée dans les montagnes de Syldavie. De là part l’expédition vers le satellite de la Terre dans le célèbre diptyque du début des années cinquante : Objectif Lune et On a marché sur la Lune. Ainsi modernisée, la Syldavie refait irruption dans l’univers hergéen. Un savant-traître ne peut pas être totalement mauvais. Pour permettre aux autres occupants de la fusée d’économiser l’oxygène et de revenir sur Terre vivants, Wolff se sacrifie en se jetant dans le vide. Le suicide de Wolff est une autre forme de l’hommage d’Hergé à la science et aux savants.
La Syldavie apparaît une dernière fois dans L’Affaire Tournesol (1956). Pour Hergé commence l’époque du désenchantement, du brouillage des repères, de la progressive indistinction des valeurs. Les services secrets syldaves et bordures sont renvoyés dos à dos, comme le sont, dans Tintin et les Picaros (1974), les deux généraux de San Theodoros, le vieil ami Alcazar et son rival Tapioca.
Certes, entre-temps, il y a encore Tintin au Tibet (1960), Vol 714 pour Sydney (1968), où Hergé fait une concession à la mode « ufologique » (hypothèse des visiteurs extra-terrestres) et Les Bijoux de la Castafiore (1963), où Tintin se laisse enchanter par des airs de musique tzigane et où le château utopique de Moulinsart offre une étonnante unité de lieu. Les Tziganes sont accueillis dans le domaine, car ils ne sont pas « tous des voleurs », comme l’affirment stupidement les Dupont-Dupond.
L’esprit européen d’Hergé réside dans le mélange de fascination du savoir et de culte des vertus chevaleresques. Il faut y ajouter l’ouverture à l’Autre, malgré les bavures de la période d’occupation nazie. Car une question mérite d’être posée : le malencontreux financier juif de L’Étoile mystérieuse pèse-t-il si lourd au point de contrebalancer à lui seul la défense des Peaux-Rouges chassés de leur territoire pétrolifère, le secours porté au tireur de pousse-pousse chinois, au petit Zorrino et aux Noirs esclaves de Coke en Stock, la nuance admirative qui accompagne le commentaire de Tintin devant le seppuku du « rude coquin » Mitsuhirato, le plaidoyer pour les « gens du voyage » et leurs violons nostalgiques ?
Si nous sommes avec Benoît Peeters d’« éternels fils de Tintin », c’est parce que nous sommes des Européens capables de nous laisser bercer par des chants tziganes montant des clairières proches de Moulinsart et de toutes les forêts abritant nos châteaux de rêve.
Notes
1 : Benoît Peeters, Hergé. fils de Tintin, Paris, Flammarion, collection « Grandes Biographies », 2002, p. 26.
2 : Michel Gauquelin (1920-1991), Le Dossier des influences cosmiques, Éditions J’ai lu, 1973, et Les Personnalités planétaires, Guy Trédaniel Éditeur, 1975.
3 : Benoît Peeters, op. cit., p. 199.
4 : Jacques Fontaine, Hergé chez les initiés, Dervy-Livres, 2001.
5 : Le parallélisme entre Hergé et l’Écossais Robert Louis Stevenson (1850-1894) est remarquablement étudié par Pierre-Louis Augereau dans son Tintin au pays des tarots, Le Coudray-Maconard, Éditions Cheminements, 1999.
6 : Benoît Peeters, op. cit. Van Melkebeke est cité une quarantaine de fois, du début (p. 36) à la fin (p. 439) de l’ouvrage.
7 : Pudeur et modestie sont aussi des traits « saturniens » selon les statistiques astrologiques de Gauquelin.
8 : Sur la spiritualité d’Alain-Fournier, cf. Lettre inédite d’Isabelle Rivière (sœur du romancier) à Mademoiselle Renée Bauwin (étudiante à l’Institut des Sœurs de Notre-Dame de Namur), 22 janvier 1962.
9 : Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part. Histoire littéraire de la pensée utopique, Éditions de l’Université Libre de Bruxelles, 1999.
10 : On peut la rapprocher de la « Maison de Salomon » de Francis Bacon (Nova Atlantis), qui inspira la Royal Society anglaise.
Texte paru précédemment dans Europe-Maxima
Le 3 mars 2003 correspondait au vingtième anniversaire de la mort d’Hergé. 2007 verra le centenaire de sa naissance. Opportun est le moment de retracer l’itinéraire du créateur de Tintin.