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vendredi, 04 août 2023

Dominique de Roux ou "le goût aristocratique de déplaire"

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Dominique de Roux ou "le goût aristocratique de déplaire"

Par Frédéric Andreu

Paris est un labyrinthe pour qui connaît mal les rues et les portes cochères innombrables de la ville lumière. Sans le fil d'Ariane que nous tendit l'épouse de Dominique aujourd’hui octogénaire, aurions-nous réalisé notre rêve ? Sans doute que non. C'est donc avec une pointe de nostalgie onirique que nous avons fouler le sol d'un appartement mythique qu'occupait l'éditeur Dominique de Roux lorsqu'il ne voyageait pas aux quatre coins du monde. Aussitôt après avoir tapé à la porte du dît appartement, l'"Ariane" de ce jour nous guida dans une petite et étonnante pièce carrée remplie de livres, photos et souvenirs - véritable naos de la vie littéraire des années 60, 70, où Ezra Pound, Jorge-Luis Borges, Raymond Abellio, Henri Michaux, entre autres auteurs du 20ème siècle eurent leurs habitudes.

En effet, les grands auteurs de son temps, Dominique de Roux les connaissait tous, ou presque. Mais que veut dire "connaître" lorsqu'on s'appelle Dominique de Roux? Cela veut dire essayer de "comprendre" au sens de "prendre avec soi" un Borges quasi aveugle venu de Buenos Aires accompagné de sa mère, un Ezra Pound enfermé dans un mutisme presque total, hébergé plus d'un mois durant dans l'appartement sacré de la rue de Bourgogne.

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"Connaitre", cela voulait encore dire publier des auteurs en dépit de leur odeur de souffre et de naphtaline; cela voulait encore dire lutter contre un certain "esprit du temps", un esprit qui dans ces années d'après-guerre exerçait un travail revanchard de brouillage des repères traditionnels. Contre cette tyrannie insidieuse, Dominique a essayé toutes les années de sa courte vie de rester debout, quitte à brandir l'écu de ses ancêtres en faisant montre de ce "goût aristocratique de déplaire" qui le caractérisait si bien. Pour moi, ce mot emprunté à Charles Baudelaire dit tout d'une attitude face à la vie et à la mort, une allégeance à la poésie - et non seulement au poème - propre aux gens de la race de Dominique. Ce mot exprime aussi une certaine tradition française d'insoumission et de résistance ironique voire onirique que l'on retrouve notamment chez de jeunes éditeurs comme Rodophe Dupuis. Est-ce mu par cet esprit de franc-tireur que Dominique publia dans un même ouvrage les plus belles stances du communiste chinois Mao Tse Toung et des textes inédits d'un Ezra Pound accusé de sympathie avec le fascisme ?

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Je ne peux cependant penser à ce numéro pour le moins explosif des Cahiers de l'Herne qu'en restant songeur et suspendu. On aurait cherché à se mettre sur le dos tout ce que Paris comptaient de bien-pensants et de maîtres censeurs que l’on ne s’y serait pas pris autrement ! Bravo Dominique !

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Jacqueline, en dévouée vestale de la mémoire familiale, se souvient: "Lorsque nous avons publié Louis-Ferdinand Céline, nous avons reçu par la Poste des courriers anonymes contenant des petits cercueils !".

Des cercueils par la Poste !? Oui, chers lecteurs, vous avez bien lu ! Un geste odieux, hypocrite, criminel, comparable à ces lettres anonymes qui envoyèrent à la déportation juifs et résistants pendant les années noires de l'Occupation. La comparaison entre ces deux périodes du 20ème siècle n'est pas fortuite. À sa manière, le destin de Dominique est celui qui est toujours imparti à tout «résistant». Mais contre quelle tyrannie Dominique a-t-il fait acte de résistance ?

Dominique qui avait 5 ans en 1940 et 35 en 1970 n'a pas eu a lutter contre de méchants nazis, mais contre la transformation néolibérale de la société, contre le règne croissant de la quantité, contre une hostilité aux aurores, aux épiphanies poétiques, contre une invisible mais pourtant bien réelle armée d'occupation mentale, médiatique et technologique de cette France de ces années de consommation outrancière. Une occupation qui comme toute occupation a connu ses collaborateurs zélés, ceux qu'il nommait "les arlequinades d'un certain milieu parisien".

Au fond, que reprochèrent ces "arlequins" d'un certain milieu culturo-mondain parisien - Phillipe Sollers en tête - à Dominique de Roux et à ses Cahiers de l'Herne ? Tout simplement, de considérer en premier lieu les qualités intrinsèques d'un auteur, les aurores mythologiques de certaines phrases et de certains mots, les bonheurs d’expression qui apparaissent parfois au cours d’une lecture solitaire et passionnée. En d’autres termes, on reprocha à Dominique de Roux d’être un amoureux de la vie et de l’art, un aventurier de l’esprit et tout simplement un «vivant».

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En réalité, Dominique eu la disgrâce de naître dans un pays et un temps aussi tyranniquement idéologique que la France de cette époque, un pays où un tableau exposé, un livre publié doit jouer un rôle idéologique. L'opération de détournement qui consiste à faire d'une œuvre d'art une bannière de ralliement ou un épouvantail idéologique, Dominique la connaissait bien. Il s'est battu contre cela toute sa courte vie. Il s'agit de revenir à l'œuvre, à son dieu, à sa grâce.

J’ai personnellement rencontré nombre de ces preneurs d'otage, faux esthètes dont le cerveau hypertrophié ne laisse plus de place à l'âme. Qu'il soit de droite ou de gauche, la petite rhétorique de l'idéologue est toujours la même. «Pour m’afficher de droite, je dois dire du mal de Louis Aragon ; pour m’afficher de gauche, je dois surtout dire du mal de Robert Brasillach - sans, bien sûr, n’avoir jamais ouvert un seul des ouvrages de ces auteurs respectifs. Les chiens marquent leur territoire avec du pipi; les idéologues de tous bords, marquent leurs territoires avec des ouvrages qu’ils n’ont pas lus.

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À rebours de cet instinct territorial de gagne-petit, Dominique de Roux sut rendre allégeance à la beauté et à la poésie. Pour se faire, il lut des auteurs provenant de toutes les rives, de tous les bords, sans a-priori partisan. Mao Tse Toung, Céline, Gombrowicz, combien d’autres encore ? Mais Dominique ne fut pas seulement un découvreur de talents, un écrivain stylé et un éditeur audacieux, il fut aussi un grand homme d'action. «Dominique a traversé une partie de la jungle angolaise. Il cherchait alors à rejoindre le camp retranché de son ami Jonas Savimbi, révolutionnaire africain !» s’écria Jacqueline de Roux à l’instant où, au cours de notre visite, nos yeux se posèrent sur une photo un peu jaunie où apparaissait un Dominique en chemise courte, au milieu de gigantesques baobabs…

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Traverser une jungle hostile quatorze heures durant par amitié et fidélité à la parole donnée, n'est-ce pas là un "haut fait" peu compréhensible pour un de ces bourgeois parisiens n'ayant jamais traversé que le parc aux canards de son arrondissement fleuri de chrysanthèmes ? De quel «haut fait» comparable peut se prévaloir un Philippe Sollers, grand détracteur de Dominique de Roux? D’avoir simulé la schizophrénie pour éviter d’être mobilisé en Algérie ?

Nous comprenons mieux - après la visite de cet appartement mythique encore tout résonnant des pas de Pound et de Borgès – pourquoi un Paul Vandromme a pu dire de son ami Dominique de Roux : "Il n'a pas été remplacé et il nous manque beaucoup". Oui ! En ces temps de «grand remplacement», voici bien une figure héroïque qui, elle, n'a pas été remplacée ! Et c'est sans doute pourquoi, quarante-six ans après sa disparition, Dominique de Roux nous manque toujours.

Je n’ai personnellement rencontré Dominique qu’à travers quelques reportages vidéos «youtube» et quelques ouvrages. Ce que les mots, le style, les orées tremblantes de certains de ses textes ont chuchoté à mon âme, je l'ai formulé en une phrase sans doute réductrice et lapidaire. Cette formule, je veux néanmoins la publier ici en guise d’hommage à Dominique de Roux et à son épouse Jacqueline. «Essaie d’être un peu moins idéologique et un peu plus mythologique", douze mots qui pour moi composent le royal filigrane d'une vie et d'une œuvre, celle de Dominique de Roux. Cette devise crie notamment dans un de ses ouvrages intitulés «le Cinquième Empire».

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Cet ouvrage majeur, d'une altitude philosophique comparable au «Terre des Hommes» de Saint- Exupéry, nous exhorte à avancer dans la vie sans idéologie préconçue. L’horizon de ce texte n’est aucunement d’ordre idéologique, mais mythologique : un jour de brume, précise le roman, le «roi Sébastien reviendra» en majesté au-dessus du Tage ! Pour se faire, inutile de brandir des banderoles. Cette venue d’ordre épiphanique et intérieure, tient aussi bien au monde visible qu'au monde invisible, quand le «roi Sebastien» n'est pas seulement le souverain sur la terre, mais peut être aussi bien l’«autre» que l’on croise dans la rue, que le «soi» que l'on cherche en nous.

Au dela d'un lieu et d'une histoire, toute la trame narrative de ce bel ouvrage nous dit : rencontrer quelqu'un dans la rue a un sens, tomber par terre a un sens ; se relever, aussi. Elle nous exhorte encore à revenir à la concrétude de notre corps, aux fulgurances de notre esprit, à ce qui se défait en nous.

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Si Dominique nous invite à laisser choir nos banderoles idéologiques, nos luttes sociétales de seconde main, ce n’est pas par esprit de démission, bien au contraire. C’est afin de (re)prendre conscience de notre respiration, de notre marche, des paroles qui sortent de notre bouche. C'est afin que nous nous placions résolument du côté de la vie et non du côté des calques idéologiques de tous bords, des causes sociétales de seconde main. Un commentaire de nous-même ne cesse de brouiller les appels de l'âme divine. La littérature, la vraie, peut faire taire ce bruit incessant et perturbateur.

En ces temps obombrés par les écrans des smartphones et des idéologies de seconde main que nous avons la disgrâce de traverser, tel un Ulysse livré aux enchantements des sirènes, nous pouvons affirmer sans trop de risque de nous tromper que Dominique de Roux s'inscrit résolument dans cette chaîne d'or des «auteurs matinaux» qui ne se comptent aujourd’hui plus que sur les doigts d’une seule main ; Luc-Olivier d’Algange, Pascal Payen-Appenzeller et quelques autres rares écrivains du dévoilement et de l'«apparaître».

Lire ou relire ces auteurs de l' "apparaître", entrer dans leurs oeuvres régénératrices, n'est-ce pas une réponse au règne tyrannique du "paraître" ?

Vidéo avec Dominique de Roux : https://youtu.be/MI4Fwfxfj-8

contact : fredericandreu@yahoo.fr

 

mardi, 01 août 2023

Qu'est-ce que la géopoétique ? - Partie 2

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Qu'est-ce que la géopoétique ?

Partie 2

Partie 1: http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2023/07/29/qu-est-ce-que-la-geopoetique-premiere-partie.html

Source: https://katehon.com/ru/article/chto-takoe-geopoetika-chast-2

La géopoétique n'a pas encore été définie comme une discipline à part entière. Elle s'oppose donc à la géopolitique comme une sorte d'alternative humaniste à la géopolitique, souvent comme une tentative de réunir l'homme et la nature afin d'éviter une future catastrophe causée par l'homme.

On peut également affirmer que le concept de "géopoétique" n'est en aucun cas une définition scientifique, mais un terme trompeur, c'est-à-dire une sorte d'aimant sonore qui a une ressemblance extérieure avec les termes. Cependant, en déchiffrant le mot "géopoétique" à partir du grec, on peut identifier les sèmes suivants à l'intérieur du mot : "geos" - "terre" + "poétique" - "art, création". Il s'agit donc d'une discipline esthétique qui comprend la compréhension artistique du développement des territoires géographiques et des paysages, la compréhension de leur sphère mythique et épique, ainsi que des œuvres multigenres, la compréhension de l'influence mutuelle du monde de la géographie et du monde de la littérature (ainsi que du monde de l'art), et la généralisation des phénomènes susmentionnés.

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La géopoétique s'articule autour de quatre axes principaux :

    Artistique

Il s'agit de textes littéraires, souvent fondés sur l'épopée ou le mythe, qui décrivent de manière métaphorique la relation à la Terre en tant que planète. Elle peut également être considérée comme un reflet littéraire du mouvement ésotérique New Age.

En ce qui concerne les représentants de la géopoétique artistique, il convient de distinguer deux figures monumentales qui ont influencé le développement de la géopoétique en général.

Il s'agit tout d'abord de l'auteur du terme "géopoétique", le Français Kenneth White. K. White, en homme honnête, a admis que la paternité du terme lui avait été injustement attribuée et qu'il n'avait fait qu'exprimer des idées qui s'étaient déjà retrouvées dans divers contextes littéraires et scientifiques. En 1989, Kenneth White a fondé l'Institut international de géopoétique afin de faire progresser la recherche dans le domaine interculturel et transdisciplinaire qu'il avait développé au cours de la décennie précédente.

En octobre 2005, Kenneth White a donné une série de trois conférences dans le cadre du projet géopoétique : "North Atlantic Investigations", "Returning to Territory" et "Feeling the Far North". Mais l'œuvre la plus monumentale de White est  Le Plateau de l'Albatros. Introduction à la géopoétique, 1994). En ce qui concerne la géopoétique, Kenneth écrit dans Le Plateau de l'albatros... : "Il conviendrait peut-être de décrire comment et quand le concept est apparu au cours de mon travail. L'idée n'avait pas encore pris forme, mais le mot a commencé à se glisser dans mon discours et dans mes écrits dès la fin des années 1970. Il semblait capable de relier de nombreuses significations différentes, qui n'étaient pas entièrement définies. On m'a récemment suggéré que le mot avait déjà été utilisé dans des contextes littéraires et scientifiques. Je ne l'oublierai pas. Mais ce que je préconise, ce n'est pas le droit d'inventer le terme, mais son interprétation poétique. Non pas le mot, mais la libération d'un nouveau sens. Ce sens a pris forme dans mon esprit et s'est incarné lors d'un voyage que j'ai effectué le long de la côte nord du golfe du Saint-Laurent en 1979. Je cite mon carnet de notes de l'époque : "Les eaux de la baie m'ont attiré vers la vaste étendue blanche du Labrador. Un nouveau mot est apparu dans mon cerveau : géopoétique. Comme une exigence d'aller au-delà du texte historique et littéraire pour trouver la poésie du vent et la capacité de penser comme le flux d'une rivière. Qui vit ? Telle est la question. Ou peut-être est-ce un appel. Un appel qui vous attire vers l'extérieur. De plus en plus loin. Si loin que vous cessez d'être la personne que vous connaissiez si bien auparavant et que vous devenez juste une voix, une voix sans nom, qui raconte les innombrables merveilles du nouveau monde. Bien sûr, il faut que cela arrive. Peut-être déjà ici et maintenant...".

Kenneth White est l'auteur de vingt-cinq essais, quatorze textes en prose et plus de vingt textes lyriques.

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La deuxième figure n'est pas seulement l'auteur, mais aussi le traducteur Vassili Golovanov, qui a présenté de nombreuses œuvres de White en russe et est devenu son disciple en Russie. Vassili a commencé sa carrière avec le livre "Tachanki s Yuga", consacré à l'histoire du mouvement insurrectionnel makhnoviste (en Ukraine pendant la guerre civile russe, ndt). Avec R. Rakhmatullin, A. Baldin, D. Zamyatin et V. Berezin, il a été membre du groupe de recherche littéraire "Putevoy Zhurnal", dont l'action la plus marquante a été l'expédition "Aux ruines de Tchevengur". Vassili a écrit ce qui suit sur la géopoétique : "Le terme "géopoétique" est souvent utilisé ces derniers temps et s'est déjà séparé du terme familier de "géopolitique". Une clarification s'impose. La géopoétique n'est pas dérivée de la géopolitique comme une sorte de rime conditionnelle, et encore moins comme un concept pris à l'opposé. Le projet géopoétique est le résultat d'une recherche indépendante, de véritables voyages qui se sont déroulés dans une réflexion polyvalente. L'un des fondateurs de la nouvelle discipline, l'écrivain écossais Kenneth White, qui vit et travaille en France et parcourt le monde, a d'abord défini le champ d'intérêt de la géopoétique dans le cadre de la géographie existentielle. Ainsi, commençant le jeu avec son propre nom (White), il construit l'image-archétype de "l'espace blanc", incluant l'ancien nom de l'Écosse - Alba, développant parallèlement des motifs celtiques dans l'interprétation de la couleur blanche comme centre de la palette universelle, et trouve à la fin un certain module d'ordonnancement de l'espace, l'échelle blanche de White (les tautologies sont inévitables).

Il est révélateur que Kenneth White lui-même définisse les limites de l'application de son outil non pas tant dans l'espace (accrétion à l'ouest, par l'ouest), mais dans le temps. Les limites de son "White" sont le Nouveau Temps, qui a commencé au moment de la découverte de l'Amérique, le Nouveau Monde. Maintenant que le Nouveau Temps s'est épuisé dans l'hypertrophie du comptage, de la technologie numérique, de l'application verbale de la postmodernité, et ainsi de suite, White part à la recherche du temps suivant. Dans ce contexte, son module White prend une projection historiosophique".

    Projectif

Comme son nom l'indique, cette orientation est basée sur une sorte de projet ou d'expérience, appliquée à des projets culturels et scientifiques, à de nouveaux mythes paysagers et territoriaux ou à la révision artistique d'anciens mythes.

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Cette orientation est le résultat du Forum de la culture contemporaine du Bosphore, anciennement dirigé par Igor Sid (non seulement le modérateur du projet, mais aussi l'auteur du livre "Geopoetics"). Selon I. Sid : "La géopoétique est un nouveau concept international qui acquiert les caractéristiques d'un terme scientifique et couvre les formes les plus diverses d'interaction créative de l'homme avec l'espace géographique, les territoires et les paysages : voyage méditatif, littéraire-artistique, projectif-appliqué, recherche et autres. Dans la définition scientifique la plus générale, la géopoétique est "le travail sur les images et/ou les mythes du paysage-territoire (géographique)".

    Scientifique

Cette orientation est associée à l'étude de la poétique, aussi bien des territoires locaux que de la considération à grande échelle. Elle occupe à juste titre une place importante dans le travail d'analyse des philologues et des critiques littéraires. Parmi les érudits célèbres qui ont apporté une contribution significative dans ce domaine, citons : M. L. Gasparov, V. I. Shirina, A. A. Korablev, V. V. Abashev, N. I. Polevoy, Y. M. Lotman et V. M. Guminsky. Bien entendu, cette liste de chercheurs en géopoétique n'est pas exhaustive, mais ce sont ces scientifiques qui ont été à l'origine de cette orientation.

En outre, la direction de la géopoétique scientifique, en tant que direction formée, a été initiée en 1996 par le Club géopoétique de Crimée, qui a organisé la première (1996) et la deuxième (2009) conférences internationales sur la géopoétique.

    Négatif

Il s'agit de la littérature dite dystopique qui traite des catastrophes causées par l'homme. C'est un concept proposé par le groupe de recherche Lausanne-Sorbonne des slavistes (Edouard Nadtochy, Anastasia de la Fortel, Anne Coldefi-Focard) "sur la base d'une synthèse de toutes les déterritorialisations locales dépourvues de mémoire et de signification sociale - qu'il s'agisse des "non-lieux" de l'urbanisme, qu'il s'agisse de l'"abandon" industriel, des sites de catastrophes naturelles et technologiques, des anomalies naturelles, ou des sites de tourisme noir tels que les camps abandonnés, les prisons et les lieux de mort de masse".

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Un exemple frappant de cette orientation peut être donné par des œuvres telles que : "Tchernobyl" de E. Liverbarrow, "Kholochye. Chernobyl saga" de V. Sotnikov, "Dyatlov Pass, or the Mystery of the Nine" de A. Matveev.

L'image esthétique dans la géopoétique

Dans leurs travaux, V. V. Abashev et M. P. Abasheva ont donné la définition la plus objective de l'image géopoétique, à savoir : "L'image géopoétique est une "image symbolique du territoire dans son ensemble", dans laquelle "le territoire, le paysage <...> sont compris comme une instance significative dans la hiérarchie des niveaux du monde naturel et deviennent des sujets de réflexion esthétique et philosophique <...> le paysage est conceptualisé <...> et ses caractéristiques dominantes font l'objet d'une compréhension symbolique". En d'autres termes, l'image géopoétique n'est pas seulement un constructeur de la conceptosphère de l'auteur, mais aussi une image du monde, de l'expérience de l'humanité, de l'expérience de l'interaction entre l'homme et l'espace - et tout cela passe par la réflexion de l'auteur et l'hyperbolisation subjective des sensations dans le texte.

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La colline de Svyatogor

Comme exemple de géopoétique dans la littérature russe, j'aimerais citer la figure de Velemir Khlebnikov et ses essais. Mais avant cela, je tiens à préciser que la fonction esthétique du langage est liée à l'attention portée à la forme linguistique/parole du texte. Les œuvres littéraires classiques sont construites sur le principe de la politesse linguistique (c'est-à-dire sans éclats et sans insultes, sans vocabulaire prétentieux et vulgaire), et si elles contiennent des jargonismes, des pléonasmes et un vocabulaire stylistiquement réduit, leur utilisation justifie le fragment artistique. Par exemple, pour créer l'image d'un héros antisocial.

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Mais il est important de se rappeler que si le lecteur ne comprend pas la langue de l'œuvre, ne comprend pas la forme, il ne sera pas en mesure d'évaluer le sens et le poème lui semblera mauvais, car l'esthétique de l'œuvre sera fortement réduite. Par exemple, le poème de Velimir Khlebnikov:

Nous sommes des enchanteurs et des churrays.

Charmant là, charmant ici,

Ici un churakhar, là un churakhar,

Ici un churil, là un churil.

De la churinya les yeux de la churinya.

Il y a un churavel, il y a un churavel.

Charari ! Churari ! Churel !

Charel ! Charesa et churesa.

Et churaisya et charelsya.

Bien que la poésie de Khlebnikov exclue presque la fonction esthétique de la langue russe, ses essais conservent un intérêt territorial et des analyses approfondies. Ses essais "La colline de Svyatogor" (1908) et "Sur l'élargissement des limites de la littérature russe" (1913) sont un reflet vivant de la direction artistique de la géopoétique. Ainsi, dans le premier essai, Khlebnikov estime que la poésie est : "La slavité russe a fait écho aux voix étrangères et a laissé muet le mystérieux guerrier du nord, le peuple-mer".

"Et l'on ne devrait pas reprocher au grand Pouchkine lui-même qu'en lui les nombres sonores de l'être du peuple - le successeur de la mer, remplacés par les nombres de l'être des peuples - obéissant à la volonté des anciennes îles ? <...> Tout moyen ne veut-il pas aussi être une fin ? Ce sont les voies de la beauté du mot, différentes de ses buts. L'arbre de la haie donne des fleurs et lui-même. <Et resterons-nous sourds à la voix de la terre : "Donnez-moi une bouche ! Donnez-moi une bouche !" Ou resterons-nous les oiseaux moqueurs des voix occidentales ? <...> Et les rusés Euclide et Lobachevsky n'appelleront-ils pas onze vérités impérissables les racines de la langue russe ? Ils verront dans les mots les traces de l'esclavage de la naissance et de la mort, appelant les racines - Dieu, les mots - l'œuvre de la main de l'homme. <...> Et si la vie et l'existence dans la bouche de la langue du peuple peuvent être comparées à la dolomie d'Euclide, alors le peuple russe ne peut-il pas s'offrir le luxe, inaccessible aux autres nations, de créer une langue - comme la dolomie de Lobachevsky, cette ombre de mondes étrangers ? Le peuple russe n'a-t-il pas droit à ce luxe ? L'intelligence russe, toujours avide de droits, renoncera-t-elle à ce qui lui est donné par la volonté même du peuple : le droit de créer des mots ? <Qui connaît le village russe, connaît les mots formés par l'heure et vivant le siècle du papillon de nuit". En d'autres termes, Khlebnikov a littéralement appelé la poésie "la voix du territoire/paysage".

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Dans l'essai "Sur l'élargissement des limites de la littérature russe" (1913), V. Khlebnikov ne se contente pas de parler de la poésie comme d'une voix du territoire/paysage. Khlebnikov a non seulement fait appel aux travaux de l'un des premiers géo-descripteurs, N. M. Przhevalsky, mais il a également écrit: "En Russie, on a oublié l'État de la Volga - l'ancien Bolgar, Kazan, les anciennes voies vers l'Inde, les relations avec les Arabes, le royaume de Biarm. Le système d'appanage, à l'exception de Novgorod, de Pskov et des États cosaques, est resté en dehors de son champ d'action. Elle ne remarque pas chez les Cosaques le plus bas degré de noblesse, créé par l'esprit de la terre, qui rappelle les samouraïs japonais. Dans certains endroits, elle fait l'éloge du Caucase, mais pas de l'Oural et de la Sibérie avec l'Amour, avec ses légendes les plus anciennes sur le passé des gens (Orochons). La grande frontière des 14ème et 15ème siècles, où se sont déroulées les batailles de Kulikovo, Kosovo et Grunwald, ne lui est pas du tout connue et attend son Przewalski". En d'autres termes, il a directement déclaré que différentes parties de la Russie "attendent leur Przewalski".

Aujourd'hui, pour comprendre la géopoétique du texte régional, les ouvrages consacrés au Nord russe, à la Crimée, à la Transouralienne (Oural, Sibérie, Altaï) ont fait l'objet des recherches les plus approfondies.

samedi, 29 juillet 2023

Dans les bas-fonds de la société; le "Grand hospice occidental" de Limonov

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Dans les bas-fonds de la société; le "Grand hospice occidental" de Limonov

par Michele (Blocco studentesco)

Source: https://www.bloccostudentesco.org/2023/07/13/bs-limonov-grande-ospizio-occidentale/

Un livre pour en finir avec le 1984 de George Orwell, ou du moins pour le dépasser et actualiser sa critique de la société qui nous entoure, c'est aussi cela Le Grand hospice occidental d'Edouard Limonov. Si, au fond de vous, vous n'avez pas beaucoup de sympathie pour ce Winston Smith bourgeois aux veines variqueuses, dont les seuls gestes révolutionnaires consistent à baiser et à se faire baiser par le système, si chaque fois que vous entendez parler de "dérive orwellienne" vous prenez votre fusil, si vous détestez la tranquillité bovine de vos vies plus que la violence de la répression, le nouvel essai de l'écrivain russe est le livre qu'il vous faut.

Nouveau pour ainsi dire. Paru en France au début des années 1990, Le grand hospice occidental est enfin arrivé en Italie cette année aux éditions Bietti, sous la direction d'Andrea Lombardi et dans une traduction d'Andrea Scarabelli, le tout accompagné d'une introduction signée par Alain de Benoist.

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L'hypothèse de base de Limonov est que d'un système basé sur la violence dure, nous sommes passés à un système qui utilise un autre type de contrôle, celui de la violence douce. En bref, rien à voir avec la "botte qui écrase un visage pour toujours". Pour comprendre la différence entre ces deux types de violence, la comparaison avec Orwell peut encore être utile. Si l'un des rares enseignements valables que Limonov reconnaît à 1984 est l'importance accordée aux écrans de télévision, au point qu'ils deviennent "le personnage principal de la société future, son principal moyen de contrôle", c'est vrai mais selon des schémas dépassés. Au contraire, "Aujourd'hui, la télévision contrôle la population. Mais elle le fait à travers ce qu'elle montre, pas en l'observant". En d'autres termes, il ne s'agit pas d'une surveillance continue allant jusqu'à l'interdiction d'éteindre les écrans de télévision, mais d'une manipulation encore plus subtile et omniprésente. Ce changement de paradigme découle de l'apogée de la destruction et du danger extrême atteint au début du 20e siècle:

Terrifiée par son propre cannibalisme lors de la Grande Guerre puis de la Seconde Guerre mondiale, l'humanité "civilisée" a pris ses distances avec les régimes durs, optant résolument pour les régimes doux (deux autres facteurs essentiels ont déterminé ce choix : l'armement nucléaire, qui dissuade l'agression ; l'innovation technologique, qui permet d'assouvir les appétits des masses).

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Une différenciation que Limonov explique ainsi :

Si la violence dure implique essentiellement la répression physique de l'individu, la violence douce repose sur l'exploitation de ses faiblesses. La première entend transformer le monde en cellule d'isolement, la seconde veut faire de l'homme un animal de compagnie. Bref, un régime doux ne sait pas quoi faire des uniformes noirs, des matraques et de la torture. Il dispose d'un autre arsenal : la fausse idée du bien-être matériel, la menace du chômage et de la crise, la peur et la honte d'être plus pauvre - et donc moins bon - que son voisin, la paresse. L'homme n'est pas seulement énergie mais aussi paresse.

D'où l'image de l'hospice, qui résume l'idée d'un monde sénescent et sans force, "dont les patients sont soignés dans une atmosphère douce, mais néanmoins disciplinaire". Une métaphore qui "entend créer le fameux effet de distanciation, pour que le lecteur voie le monde familier à travers un regard étranger", celui de Limonov lui-même. Il ne faut pas se faire trop d'illusions sur l'étendue de l'Hospice et sa signification "occidentale". Les sanatoriums de l'Est ne sont qu'une forme plus primitive et plus grossière de ceux de l'Ouest, ils doivent encore affiner leurs méthodes. Les chaînes qui lient ceux qui habitent l'Hospice sont les pièges du confort et de la facilité, la dilution de la vie dans l'ennui, l'exclusion de toute excitation excessive. Une perspective désespérante et sans issue, parce qu'à partir de la vieillesse, on ne peut être guéri que par la mort.

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Dans cette sorte de frontière ultime qu'est l'hospice, certains hommes s'épanouissent, d'autres sont exclus. Tout prend l'allure d'une sélection par le bas, d'un élevage d'hommes qui choisit les personnages les plus faibles et les moins problématiques. Nous atteignons l'apogée - ou l'abîme ? - de ce "déséquilibre des troupeaux" que Nietzsche reprochait au libéralisme. Les "Agités", ceux que l'on appelait autrefois les héros, sont niés et désavoués. Au contraire, ce sont les faibles et les "malades" qui sont exaltés, dans un renversement de sens qui fait du révisionnisme et de la stigmatisation morale son arme :

Le culte des victimes est encore plus absurde face à l'Histoire. C'est sans doute par confusion mentale que l'humanité admire depuis deux mille trois cents ans Alexandre le Grand, le premier conquérant européen. Selon les critères d'aujourd'hui, nous devrions avoir pitié des tribus qu'il a subjuguées. Heureusement pour Alexandre, Amnesty International n'existait pas encore.

Après tout, il s'agit d'une "utopie faite et achevée", de la réalisation de rêves humides de bien-être matériel et de la rectification du monde par l'esprit socratique, par opposition à l'esprit tragique. Mais tout cela exclut, par l'amer paradoxe de tous les humanitaires, la partie la plus intéressante de l'humanité. Mais on a beau vouloir rejeter le risque et le conflit, on a beau vouloir anesthésier la vie et déformer l'homme, on ne peut pas éternellement balayer sa véritable essence sous le tapis : "une "bonne vie" peut devenir insupportable même à l'animal le plus docile. Un travail monotone, une digestion paisible, un accouplement tranquille sont d'excellentes choses, mais elles ne peuvent satisfaire qu'une partie de l'animal humain. Son agressivité veut aussi s'exprimer".

jeudi, 27 juillet 2023

La dépendance aux passions chez Balzac

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Pierre Le Vigan:

La dépendance aux passions chez Balzac

L’œuvre de Balzac permet d’éclairer la question de la dépendance psychique, au delà des addictions à des produits, comme les alcools, le café, etc, abordées dans le Traité des excitants modernes. Toute l’œuvre de Balzac est en effet ordonnée par quelques idées directrices. Dans celles-ci, l’addiction et les excès psychiques ont presque toujours leur  part.

9782742702657.jpegUn personnage de La Peau de chagrin s’exprime ainsi : «Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : vouloir et pouvoir. Entre ces deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit, mais savoir laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes ».

En d’autres termes, Balzac met en garde contre les puissances du désir, contre l’activisme cherchant à les satisfaire, et rappelle les vertus de la contemplation. Mais curieusement, pour dominer le désir, il faut parfois, dit Balzac, se laisser aller à en accepter les manifestations. « Pour l’homme privé, pour le Mirabeau qui végète sous un règne paisible et rêve de tempêtes, la débauche comprend tout ; elle est une perpétuelle étreinte de toute la vie, ou mieux, un duel avec une puissance inconnue, avec un monstre : d’abord le monstre épouvante, il faut l’attacher par les cornes, c’est des fatigues inouïes ; la nature vous a donné je ne sais quel estomac étroit et paresseux, vous le domptez, vous l’élargissez, vous apprenez à porter le vin, vous apprivoisez l’ivresse, vous passez les nuits sans sommeil … » (…) « La débauche est sans doute au corps ce que sont à l’âme les plaisirs mystiques ».   

9782070371617-fr-300.jpgInspiré par l’illuminisme de Saint-Martin et de Swedenborg, Balzac croit que la vérité relève de l’intuition, et que la science provient d’une tradition mère « dont nos pensées sont les débris … » (Louis Lambert). C’est évidemment une conception anti-rationaliste du monde. La place faite à l’illumination peut amener un certain a - priori favorable aux effets des excitants ou des drogues. Mais l’essentiel dans la vision balzacienne, pour ce qui nous importe, est ici : « La vie décroît, en raison directe de la puissance des désirs ou de la dissipation des idées ».

Pour Balzac, l’instinct – non sans proximité avec ce que Freud appellera l’inconscient – devient fou mû par les idées. Dit autrement : l’idée tue celui qui la porte. Comme l’écrit Ramon Fernandez : « Ainsi, l’idée de la science tue la science dans la Recherche de l’absolu, l’art tue l’œuvre dans le Chef d’œuvre inconnu, l’idée du crime est analogue au crime même dans l’Auberge rouge, l’avarice tue l’avare dans Maître Cornélius. Et il va sans dire que, dans Louis Lambert, la pensée tue le penseur » (Balzac ou l’envers de la création romanesque, Grasset, 1980, réédition, p. 92). En ce sens, les nouvelles dites philosophiques (« Etudes philosophiques ») ne le sont pas plus – et pas moins – que les autres. Pour Balzac, les idées rendent fou, et l’idée fixe rend fou absolument : la névrose est au cœur de son œuvre.

9782710328391.gifL’idée fixe amène en effet à l’idée d’un arrière-monde. Dans Catherine de Médicis, Balzac écrit : « Je pense donc que cette terre appartient à l’homme, qu’il en est le maître, et peut s’en approprier toutes les formes, toutes les substances … Déjà, nous avons étendu nos sens, nous voyons dans les astres ! Nous devons pouvoir étendre notre vie ! Avant la puissance, je mets la vie …  Un homme raisonnable ne doit pas avoir d’autre occupation que de chercher, non pas s’il est une autre vie, mais le secret sur lequel repose sa forme actuelle pour la continuer à son gré ! Voilà le désir qui blanchît mes cheveux ; mais je marche intrépidement dans les ténèbres, en conduisant au combat les intelligences qui partagent ma foi. La vie sera quelque jour à nous ».

Cette idée de Balzac, cette idée d’une connaissance cachée qui est au cœur de tous les ésotérismes – ici l’alchimie – est commune avec l’un des présupposés de l’entrée dans les drogues : l’idée qu‘il existe une « clé » permettant de vraiment comprendre les choses, et d’élargir le domaine de la vie. Il s’agit d’acquérir une puissance sur un milieu, une capacité de domination exceptionnelle. Il y a là une illusion de toute puissance que l’on retrouve comme adjuvant des conduites d’addiction, qu’elles soient ou non liées à un produit. Mais en même temps, cette illusion d’un multiplicateur de la vie qui résiderait dans un arrière-monde porte la mort en elle. Car le renouvellement de la vie suppose moins la puissance que la capacité d’oubli : « Oublier est le grand secret des existences fortes et créatrices ; oublier à la manière de la nature, qui ne se connaît point de passé, qui recommence à toute heure les mystères de ses infatigables enfantements » (César Birotteau).

515VGX3RV2L._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgAinsi, les livres de Balzac sont des mises en épopées d’aventures bourgeoises dans lesquelles les tendances psychologiques des personnages sont l’élément déterminant. En d’autres termes, l’intrigue sert de faire-valoir et, comme le note encore Ramon Fernandez, « précipite la catastrophe » (…) « comme un accident révèle la maladie et achève la vie d’un malade chronique qui s’abusait sur sa santé » (op. cit., p. 219). La maladie, pour Balzac, c’est la passion. Celle-ci entraîne à la dépense de l’énergie tout autant qu’un champ de bataille. Et c’est ainsi que certains personnages balzaciens, tel Philippe Bridau, « s’habituent à ériger leurs moindres intérêts et chaque vouloir  de leur passion en nécessité » (La Rabouilleuse).  Qu’elles amènent à des réussites, provisoires ou non, toutes les passions produisent le mal. « Les sentiments nobles poussés à l’absolu produisent des résultats semblables à ceux des plus grands vices » (La Cousine Bette). Passions, idée d’une connaissance cachée à découvrir par divers moyens, dangers de l’absolu : tous ces thèmes traversent les récits de Balzac et, à leur façon, aident à penser les dépendances.

PLV

Dernier livre de Pierre Le Vigan:

Pierre LE VIGAN, Avez-vous compris les philosophes ? Tome V. (Thalès de Milet, Anaximandre, Anaximène, Pythagore, Héraclite, Parménide, Anaxagore, Empédocle, Démocrite, Augustin, Scot Erigène, Abélard, Ockham, Malebranche, La Mettrie, Holbach), Ed. La barque d’or:

https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=pierre+le+vigan+avez+vous+compris+tome+5

 

 

 

 

 

mercredi, 26 juillet 2023

La Russie archéofuturiste

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La Russie archéofuturiste

par Paolo Mathlouthi

Source: https://www.centrostudilaruna.it/russia-archeofuturista.html

Qu'est-ce qu'un vrai voyage ? Quel est le ressort qui pousse l'homme depuis des temps immémoriaux à partir sur les routes du monde ? Il est difficile de donner une réponse univoque à cette question à la saveur ultime : la curiosité peut-être, le désir atavique de se mesurer à l'Inconnu, cette réalité située juste au-delà du seuil de la maison qui, comme l'explique Ernst Jünger dans Jeux africains, est à la fois "réglementée et sans loi", ou peut-être le besoin continuel de s'étonner, puisque pour les Grecs, le thaumazein est l'origine de la pensée, l'étincelle primordiale de l'illumination qui fait de nous des êtres sensibles. La connaissance présuppose nécessairement l'expérience directe des hommes et de leurs manières de faire.

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Si nous avions pu poser cette question hamlétique à Vassili Golovanov, l'écrivain russe récemment décédé dont Adelphi vient de publier le livre Verso le rovine de Cevengur (= Vers les ruines de Cevengur), l'une de ses proses itinérantes les plus significatives, il nous aurait probablement surpris en répondant que le voyage recèle en lui-même quelque chose d'archaïque qui a à voir avec le Mythe, une folie divine, une expérience initiatique avec une progression circulaire qui sert en fait à nous reconnecter à l'Origine, à retrouver le chemin perdu qui nous ramène à l'aube du Temps, à l'enfance du monde, là où reposent les certitudes ultimes et, en tant que telles, les fondements de notre être: la Vie, la Mort, l'inextricable et mystérieuse toile du Destin qui marque l'avenir de chacun d'entre nous. Partir pour revenir. Telle est, par définition, l'essence homérique de tout voyage.

ivgolmages.pngGolovanov est un écrivain au cœur ancien; en pessimiste actif qu'il est, le présent lui est étroit, tandis qu'il ne se soucie pas du tout de l'avenir, demain n'étant qu'un autre aujourd'hui. En revanche, il s'intéresse beaucoup au passé, à cet entrelacs dense de lieux et d'événements de l'Histoire qui est la marque la plus authentique de notre expérience terrestre ; il craint que sa mémoire ne se perde, dévorée par le tourbillon irrépressible de la Modernité. Comme Antoine de Saint-Exupéry, Sylvain Tesson, Paul Morand ou Patrick Leigh Fermor, écrivains vagabonds liés à lui par une profonde et intime consanguinité, Golovanov est atteint, peut-être malgré lui, par ce que Giuseppe Ungaretti aurait appelé le "sentiment du Temps" : une pulsion émotionnelle, irrationnelle et néanmoins puissante, qui se traduit par une nostalgie perçante des époques que nous n'avons pas vécues et nourrit le désir spasmodique de donner un corps et un sens à notre identité.

Connaître un lieu, en particulier son lieu de naissance, c'est donc le retracer. Entre le sentiment d'appartenance et le voyage, il existe une affinité élective inattendue. Si, comme dans le cas de Vassili Golovanov, le théâtre de cette initiation est la Russie, le voyage ne peut que commencer à Okov, dans une chapelle votive située près de la source de la Volga, le grand fleuve qui, dans la géographie sacrée de l'orthodoxie, s'identifie au Jourdain, puisqu'il représente symboliquement l'artère vitale du pays, sa source baptismale intarissable. "C'est ici le commencement", souligne l'auteur, "le calice caché, les forêts impénétrables et cachées. Toute la force à venir est dans cette fragilité". En d'autres termes, l'Omphalos.

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Sur ses rives, on ressent plus fortement qu'au-delà de l'Oural cette interpénétration entre l'Est et l'Ouest qui est le fondement même de l'identité multiple et kaléidoscopique de la Russie ainsi que son obsession culturelle la plus tourmentée. Suivant le cours du fleuve, des milliers de peuples différents se sont déversés au fil des siècles du cœur de l'Asie, du Moyen-Orient, de l'Inde et de la Scandinavie vers la Caspienne, comme autant de lignes de force convergeant vers un point focal unique, et chacun d'entre eux a apporté une pièce à cette mosaïque d'arabesques que nous appelons aujourd'hui Russkij mir. C'est un itinéraire secret qu'entreprend Golovanov, un chemin intérieur dessiné selon le tracé inextricable de ce que Bruce Chatwin appelait les "Routes of Songs" : une carte, un itinéraire dont seul le voyageur connaît les stations exactes. À l'horizon, une destination fabuleuse à atteindre, Cevengur (Tchevengour), le Shambala rouge, une ville mythique située au centre du continent eurasien où l'écrivain Andrej Platonov a préfiguré, dans les tons lugubres et apocalyptiques de la dystopie, l'accomplissement de l'utopie révolutionnaire, le rêve qui, lâché dans le futur et appliqué à la lettre, se transforme inévitablement en cauchemar.

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En chemin, il y a des étapes obligées comme le domaine princier de Prjamukhino, où naquit Michail Bakounine, l'apôtre de la Révolution qui inspira à Dostoïevski la figure de Stavroguine, l'archétype de la sodalité politique théorisée plus tard par Trotski et Goebbels, celui qui conçoit l'Idée comme le but ultime, même au prix de son propre anéantissement. Enfin, dans une sorte de contrapasso, les mystérieuses constructions mégalithiques de Touva, vieilles de plusieurs milliers d'années, à l'ombre desquelles les nomades évoquent la figure du baron Ungern Sternberg et racontent des histoires de chamans qui échappent au contrôle de la police soviétique en franchissant les murs des cellules et en prenant l'apparence de loups ou de hiboux. Commissaires politiques et sorciers, armes hyperbares et sortilèges... La Russie, c'est tout cela. Et tout le contraire.

Vasilij Golovanov, Verso le rovine di Cevengur, Adelphi, Milan 2023 ; p. 376 € 28.00 euro.

vendredi, 21 juillet 2023

La théologie de Tolkien contre les idéologies

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La théologie de Tolkien contre les idéologies

par Roberto Presilla

Source : Avvenire & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/la-teologia-di-tolkien-contro-le-ideologie

Nous anticipons l'éditorial du philosophe Roberto Presilla qui ouvre le numéro 2/2023 de Vita e Pensiero, le bimensuel culturel de l'Université catholique du Sacré-Cœur.

Cinquante ans après sa mort, l'œuvre de Tolkien reste l'un des grands chefs-d'œuvre de la littérature. Le nombre d'exemplaires vendus et de traductions place le vieux professeur d'Oxford sur un pied d'égalité avec un autre écrivain anglais au succès certain, ce William Shakespeare dont Tolkien a discuté les choix linguistiques. Par rapport au public, la critique a évolué assez lentement : il existe aujourd'hui quelques revues académiques consacrées aux études sur Tolkien. Comme toujours, des tendances opposées émergent dans le débat, à l'instar de ce qui s'est produit au cours des dernières décennies parmi les fans. Le pendule de l'histoire montre de grandes variations : il va des "camps hobbits" de certains partisans des mouvements de droite, il y a des décennies, à l'utilisation que les communautés hippies ont faite de Tolkien dans les années 1960, en l'interprétant comme un précurseur du "flower power". Dans ce sillage, on peut aussi lire, peut-être, le choix d'Amazon Prime Video, qui a proposé une dramatisation dans une clé inclusive (avec la série The Rings of Power). S'il est évident qu'une telle opération fait appel, au moins en partie, à la collaboration des héritiers, il est tout aussi clair que les grands classiques - Shakespeare docet - sont relus et réinterprétés, parfois avec des effets qui, à terme, peuvent s'avérer intéressants.

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Dans le cas de la série télévisée, cependant, on assiste à une simplification (excessive) de la profondeur philosophique et théologique de Tolkien, au nom de priorités "morales" qui sont étrangères à sa vision. On lit dans Tolkien ce que son propre cadre de référence idéologique suggère. Ainsi, la droite italienne a lu Tolkien à partir de la leçon d'Elémire Zolla et d'autres, tandis que les jeunes hippies américains l'ont inclus dans leur propre critique du capitalisme. Cependant, comme l'écrivait G.K. Chesterton dans The Banner of the Broken Sword, "quand les gens comprendront-ils qu'il est inutile de lire sa propre Bible si l'on ne lit pas aussi celle des autres ?": il est facile de lire un texte en y superposant son propre point de vue, en oubliant les mises en garde que la méthode philologique - certainement pratiquée par le professeur Tolkien - suggérerait.

Les érudits peuvent eux aussi tomber dans la même erreur : pensez à ceux qui discutent du "paganisme" de Tolkien et qui se demandent si le légendaire professeur est "catholique". Dans une lettre adressée au père Robert Murray en décembre 1953, Tolkien écrit que Le Seigneur des Anneaux est fondamentalement une œuvre religieuse et catholique ; je n'en étais pas conscient au début, je l'ai été pendant la correction" (Reality in Transparency. Letters 1914-1973, lecture 142). C'est pourquoi, ajoute l'écrivain, il a pratiquement effacé toute référence à quoi que ce soit de "religieux".

Si l'écrivain est catholique et considère son œuvre comme telle, comment résumer sa vision ? On peut esquisser une tentative à partir de l'essai sur les contes de fées (Sulle fiabe, in Albero e Foglia), qui présente le mécanisme narratif de l'eucatastrophe, qui dément la "défaite finale, et qui est donc évangile". L'eucatastrophe conjugue la vertu d'espérance et la vision providentielle, avec une saveur théologique certaine. Tolkien est parfaitement conscient du fait que les histoires - et l'Histoire - ne peuvent être optimistes, mais doivent plutôt s'accommoder du péché, du mal, de la corruption : le "happy end" de nombreux films est la version simpliste et quelque peu mensongère de l'eucatastrophe, le renversement espéré d'une situation qui s'ouvre sur une issue heureuse, sans pour autant effacer la souffrance et la destruction.

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L'arc narratif du Seigneur des Anneaux est structuré autour d'une eucatastrophe, à plusieurs niveaux. L'anneau unique n'est pas détruit par Frodon, qui ne peut finalement pas résister à la tentation: c'est Gollum qui s'en empare, se mord le doigt, puis plonge dans l'abîme et détruit l'anneau. Beaucoup d'épisodes sont donc de petites eucatastrophes [...] : de toute façon, ce n'est pas l'habileté stratégique ou la prévoyance qui garantit la victoire, qui est d'ailleurs rarement indolore. C'est le contraire qui se produit pour ceux qui sont perdus : Saroumane, par exemple, est un sage qui cherche à maîtriser le réel en exploitant les moyens à sa disposition. Grâce à un Palantír - une pierre capable de communiquer à distance - il a l'illusion d'étudier l'Ennemi, mais son esprit est corrompu par la vision répétée de la puissance de Sauron, qui insinue dans son esprit la soif de pouvoir et en même temps la peur, consumant peu à peu sa capacité à discerner les traces de l'œuvre d'un Autre dans les événements de l'histoire. La peur et la soif de pouvoir mènent au désespoir : la seule défense est l'espoir, l'humble conscience de la providence en action.

Tolkien, en conteur expert, sait traduire ce concept en histoires - chaque geste de miséricorde ou de bonté portera ses fruits - et cette attitude le rapproche d'autres écrivains catholiques, tels que Manzoni. Ainsi, Gollum, bien que dévoré par la passion de l'Anneau, est plus mesquin que méchant, et est sauvé à plusieurs reprises, même par Frodon, parce qu'il suscite la compassion. C'est cette pitié qui transforme providentiellement Gollum d'antagoniste en sauveur de la Terre du Milieu. Le combat s'inscrit également dans une tension spirituelle. Dans cette perspective, c'est Faramir, à bien des égards alter ego de Tolkien lui-même, qui donne voix aux convictions de l'écrivain en déclarant qu'il n'aime ni les armes ni la gloire, mais seulement les gens qui doivent se défendre contre un ennemi maléfique.

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Cette conception providentielle repose sur une vision proche de celle d'Augustin. Le mal n'est pas le contraire du bien, mais la négation du bien, sa diminution : c'est pourquoi le mal ne peut être combattu avec les armes que le mal lui-même a forgées. Ce concept, qui traverse toutes les histoires du corpus de Tolkien, est également explicité ailleurs : dans une lettre à son fils Christopher de septembre 1944 (Reality in Transparency, op. cit. 81), critiquant sévèrement la diabolisation des adversaires allemands, Tolkien commente : "You cannot fight the Enemy with his Ring without turning yourself into an Enemy too" (On ne peut pas combattre l'ennemi avec son anneau sans se transformer soi-même en ennemi). Et plus tard, écrivant à Rayner Unwin en octobre 1952 (Reality in Transparency, op. cit. 135), Tolkien commente ainsi le premier essai atomique effectué par le Royaume-Uni: "Le Mordor est au milieu de nous. Et je suis désolé de devoir souligner que le nuage bouffi récemment créé ne marque pas la chute de Baradur, mais a été produit par ses alliés - ou du moins par des gens qui ont décidé d'utiliser l'Anneau à leurs propres fins (bien sûr excellentes)".

On ne peut pas penser contrer les effets de la corruption en recourant à ce qui corrompt: l'Anneau ne peut pas réaliser le bien parce qu'il a été créé pour soumettre le bien à un dessein de pouvoir. Mais la création est belle, et le deuxième monde d'Arda l'est aussi : Tolkien contemple avec fascination la beauté de la création, la variété des arbres et des paysages. Et, obéissant à la même logique que celle qui gouverne ses personnages, le narrateur insère Tom Bombadil, la figure la plus énigmatique de l'œuvre, régulièrement oubliée dans les adaptations cinématographiques. C'est facile à faire, car Tom Bombadil ne sert apparemment pas l'histoire. Mais il chante toute la journée, il connaît et aime la nature sans prétention de domination. Ainsi, dans son lien avec la terre non corrompue, il ne peut être victime de la volonté de puissance que l'Anneau sait nourrir et canaliser. La meilleure façon de célébrer Tolkien est peut-être de se rappeler que Frodon et Gandalf, eux aussi, au milieu de leurs aventures, ont été divertis par Tom Bombadil.

jeudi, 20 juillet 2023

Hoffmann et Jünger: la nature perturbatrice de la technologie

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Hoffmann et Jünger: la nature perturbatrice de la technologie

par Marco Zonetti

Source: https://www.ariannaeditrice.it/articolo.php?id_articolo=49112

En lisant la nouvelle Le marchand de sable (ou: L'homme au sable) d'Ernst Theodor Hoffmann et le court roman dystopique Abeilles de verre d'Ernst Jünger, nous pourrions découvrir que les deux auteurs ne partagent pas seulement un prénom et une nationalité, mais aussi une méfiance particulière et clairvoyante à l'égard de la technologie, ou du moins de son pouvoir de manipulation et de déshumanisation.

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Dans le conte d'Hoffmann, écrit en 1815, le jeune Nathanaël est obsédé par la figure d'un homme mystérieux, Coppelius, qu'il assimile iconographiquement dès l'enfance au Marchand de sable, sorte de croquemitaine du folklore qui jette du sable dans les yeux des enfants, les arrache et les emporte dans sa hutte du "croissant de lune" pour les donner à manger à ses "petits becs".

Coppelius est introduit dans l'histoire comme un vieil ami avocat du père de Nathanaël, mais il s'avère être une sorte de savant alchimiste fou, complice d'un fabricant d'automates italien, Lazzaro Spalanzani, qui se fait passer pour un inoffensif professeur de physique. Nathanaël rencontre la fille de ce dernier, Olympia, en réalité un automate construit par Spalanzani avec l'aide de Coppelius, et en tombe éperdument amoureux, ce qui le plonge dans un tourbillon de folie. Après un bref intermède de sérénité, sous les soins affectueux de sa fiancée Clara et de son ami Lothar, qui représentent le foyer domestique et l'affection sincère non contaminée par l'Unheimlichkeit représentée par la "diablerie" de la technologie incarnée par Coppelius et Spalanzani, Nathanael semble avoir brièvement retrouvé la raison, pour sombrer à nouveau dans ses anciennes obsessions - réveillées par une lorgnette fabriquée par Coppelius - qui le conduiront au suicide.

51tSEO1jPUL._SX210_.jpgLa même approche de la science et de la technologie considérées comme "dérangeantes" transparaît dans le court roman d'Ernst Jünger, Abeilles de verre, paru en 1957. Des abeilles de verre, c'est-à-dire de minuscules automates intelligents, peuplent les jardins de l'industriel Zapparoni (un autre Italien) où le protagoniste Richard - un vétéran de guerre issu d'un monde simple aux traditions axées sur l'honneur et aux valeurs perdues - s'est retrouvé à la recherche d'un emploi. Dans les jardins de Zapparoni, enrichis par la conception et la construction de machines technologiquement avancées, telles celles qui dominent aujourd'hui le monde, Richard observe la "symétrie effrayante", pour citer William Blake, des abeilles de verre et de leur physiologie hypertechnologique qui, loin d'améliorer ou de perfectionner la nature (imparfaite en soi, comme le souligne Jünger dans nombre de ses œuvres), nous rappelle que plus la technologie progresse, plus elle devient efficace, et que plus la technologie progresse, plus l'humanité involue et vice versa), elles l'appauvrissent, et finalement la dévastent - les fleurs touchées par les "abeilles de verre" sont en effet destinées à périr car elles sont privées de pollinisation croisée.

Bien que conçus à deux époques différentes, Olympia et les abeilles de verre représentent l'élément perturbateur d'un monde obsédé par la science, et dans une course folle vers un futur ultra-technologique où hommes et machines deviennent de plus en plus interchangeables au détriment des premiers. Où la poésie de l'idéal romantique et de l'amour sincère, comme celui de Nathanaël pour Clara, est gâchée par l'obsession suscitée par la froide et contre-naturelle Olympia, mécanisme parfait mais inhumain, à l'image des "automates de Neuchâtel" qui ont dû inspirer Hoffmann pour créer son personnage. Dans lequel les hommes et les animaux sont progressivement remplacés de manière dystopique par des machines et des automates, et où la naissance même, l'acte d'amour même qui conduit à la conception d'un être humain est remplacé par un alambic, une éprouvette, un mélange concocté en laboratoire, dans une sorte de "chaîne de montage" de la reproduction, de "fordisme" appliqué aux naissances comme dans le "meilleur des mondes" d'Aldous Huxley, "un excellent nouveau monde" dans lequel Olympia et les abeilles de verre seraient des citoyens d'honneur et des habitants privilégiés.

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Une autre affinité particulière entre les deux œuvres est la récurrence de l'élément "yeux" et "verre". Dans le conte d'Hoffmann, on retrouve par exemple le leitmotiv des télescopes ("yeux" en verre comme ceux des abeilles) construits par Coppelius sous les traits de l'Italien Coppola. Des lorgnettes qui nous renvoient immédiatement à Galileo Galilei, représentant suprême de l'ambition scientifique de l'homme, ambition qui, dans le conte d'Hoffmann, est néanmoins faussée par les visées ambiguës de Coppelius, désireux de priver Nathanaël de ses yeux, d'en faire un automate aveugle à l'instar d'Olympia elle-même. Paradoxalement, au lieu de lui donner une vision amplifiée de la réalité, de le rendre plus "clairvoyant", le télescope que Nathanaël acquiert de Coppelius le plonge dans une folie primitiviste qui ne reconnaît ni l'affection, ni l'amour, ni l'amitié, ni même les connotations humaines, le conduisant finalement à l'autodestruction, ou au suicide.

Comme Richard lui-même, le protagoniste des Abeilles de verre, Nathanaël perd peu à peu son humanité et son attachement à ses traditions et à ses valeurs, submergé par la technologie maléfique de deux êtres voués à la création de marionnettes et de clowns destinés à amuser les foules, des monstres comme Olympia, ou comme les automates de Zapparoni qui en sont venus à remplacer les acteurs en chair et en os dans les films, tels que Jünger les décrit dans son roman.

Pour en revenir aux yeux, le protagoniste des Abeilles de verre comprendra peu à peu que, pour la tâche qu'il entend entreprendre, il a besoin d'yeux déshumanisés, aseptisés, (des yeux de verre ?) qui doivent voir sans regarder, sans discerner, afin de passer outre les atrocités perpétrées dans le jardin (et la société) d'horreurs technologiques de Zapparoni. Pour survivre dans le monde hyper-technologique et inhumain instauré par la perte des valeurs et de la tradition, Richard réalisera donc qu'il faut se laisser métaphoriquement crever les yeux par le marchand de sable représenté par l'ambition et l'arrogance de l'homme.

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Avec les dérives de la technologie, avec le sacrifice de l'éthique sur l'autel d'Hybris, avec la course effrénée pour plier la nature à notre volonté, Hoffmann et Jünger semblent ainsi le prévoir, l'être humain devient un simulacre de lui-même, un automate (faussement) parfait, une "abeille de verre" sans âme, sans cœur, sans sexe. Transgenre et ultragender construits en série comme une marionnette, au point que - dans notre réalité la plus proche - les parents sont tellement dépersonnalisés qu'ils abdiquent même les noms de père et de mère pour devenir "parent 1" et "parent 2", des expressions qui plairaient non seulement à l'ambigu Zapparoni - qui doit son succès au déclin de l'éthique et de la tradition - mais aussi au perfide Coppelius, sorte de "tourment du chef de famille" kafkaïen, non moins inquiétant que la "bobine de fil" Odradek, figure du célèbre conte de l'écrivain pragois. Mais surtout au monstrueux marchand de sable qui, depuis son repaire du "croissant de lune", ne pouvait que se réjouir de notre ambition aveugle qui nous empêche de voir la réalité dystopique dans laquelle, hautains et arrogants, nous nous jetons à corps perdu à la poursuite des dérives de la technologie et du génie génétique.

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L'Hybris démiurgique de la technique représenté par Coppelius et Zapparoni, c'est-à-dire l'aspiration à reproduire la puissance créatrice divine, englobe nécessairement l'anéantissement de soi et de l'humanité, c'est pourquoi le Nathanaël d'Hoffmann ne peut que se suicider et le Richard de Jünger trahir ses propres principes pour se soumettre au nouveau statu quo et au nouveau régime de dépersonnalisation de l'homme.

Privés des yeux de l'éthique, des valeurs et du respect sacré de la nature, aveuglés par notre arrogance, nous ne sommes que des enfants désemparés destinés à devenir pitance pour la progéniture des "hommes des sables" occultes ou les esclaves de "Zapparoni" rusés et impitoyables.

Plus d'informations sur www.ariannaeditrice.it

mercredi, 19 juillet 2023

Ernst Jünger, méditateur en uniforme et maître de la liberté

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Ernst Jünger, méditateur en uniforme et maître de la liberté

Ernst Jünger fut un maître inégalé de la contemplation, un mémorable exemple d'action, un théologien des temps nouveaux, un platonicien morose, un entomologiste compétent, un pédagogue de la liberté. Enfin, un amoureux de l'Italie, de la Dalmatie irrédente à la Sicile ensoleillée, de Naples à la plus aimée de toutes, cette Sardaigne à la "terre rouge, amère, virile, tissée d'un tapis d'étoiles, de tout temps fleurie à chaque printemps, berceau primordial".

par Alessio Mulas

Ex : http://www.lintelletualedissidente.it

Nous sommes en 1895. Röntgen est sur le point de découvrir les rayons X; l'affaire Dreyfus éclate en France. Ernst Jünger aimait évoquer ces deux événements. Ils ont tacitement traversé sa vie et ses réflexions, qui ne sont rien d'autre que le miroir d'un siècle: ce vingtième siècle aussi rapide et puissant que l'éclair d'Héraclite, cet éclair qui "gouverne toutes choses", comme il était écrit au-dessus du seuil de la cabane de Heidegger dans la Forêt-Noire. La découverte de Röntgen a ouvert le siècle de la technologie, permettant à l'homme de "voir l'invisible", d'observer ce qui était encore interdit par le microscope, de développer la recherche sur l'atome et la fission nucléaire. Cinquante ans séparent la découverte aussi fortuite qu'heureuse de 1895 du lancement de Little Boy, doux artifice américain, dont Hiroshima se souvient comme d'un feu céleste: moins modeste que le lumineux bagherino giottesque de saint François, plus furieux que le char enflammé du Livre des Rois, peint par Roerich dans de chaudes nuances de rouge. La bombe atomique n'a rien laissé derrière elle, pas plus que le manteau tombé sur Elie lors de l'ascension. Ceux qui ont vécu le 20ème siècle craignent plus l'homme que Dieu, dont les destructions racontées dans l'Ancien Testament semblent des grâces comparées aux massacres des deux guerres mondiales. L'affaire Dreyfus, en revanche, a inauguré la meilleure arme des démocraties occidentales: l'opinion publique, lame munie de la critique la plus acérée, a augmenté le degré d'incertitude politique, profitant d'une victoire sur les forces conservatrices "moustachues et poussiéreuses". Le siècle dernier a été aussi changeant que l'eau, aussi terrible que la foudre.

Ernst Jünger est né ainsi : avec une invitation à réfléchir sur la technologie et la politique, mais sans tomber dans la spirale de la simple contemplation. Le temps de l'homme est limité, l'éducation coûteuse. Il a combiné la contemplation et l'action, mais il l'a fait d'une manière plus harmonieuse et plus constante que le Japonais Mishima, autre équilibriste à mi-chemin entre la lumière nocturne de la pensée et la lumière diurne de l'action sans but. La beauté, nous rappelle-t-on, est un coucher de soleil : le moment où les forces lunaires et solaires divisent le champ, et où la contemplation et l'action ne font plus qu'un, dans l'ascension d'un pilote vers l'étoile la plus proche, sur une lame tranchante des cieux. Dans Soleil et acier, Mishima enseigne que "le corps et l'esprit ne se confondent jamais".

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Jünger s'est battu contre de l'acier, celui de l'artillerie britannique et française, sur le front occidental. Et, comme le dit un adage militaire moqueur, le petit-déjeuner ne suffit pas à garder le corps et l'esprit unis: il faut plus que cela. Dès 1913, dès qu'il est majeur et qu'il s'échappe de l'environnement bourgeois de la maison familiale, il s'engage dans la Légion étrangère, un repaire d'aventuriers et de délinquants plutôt que de soldats disciplinés. L'expérience algérienne à Sidi-bel-Abbès, qu'il qualifie d'"événement bizarre comme un fantasme", est publiée sous la forme d'une confession fictive en 1936, sous le titre Afrikanische Spiele (Jeux africains). Mais Jünger est alors déjà connu pour ses exploits lors de la Première Guerre mondiale. Rapatrié d'Afrique grâce à l'intervention de son père Ernst Georg Jünger, un pharmacien plus familier avec la verrerie des laboratoires qu'avec les balles, il a volontiers accepté l'invitation de l'année 1914 et s'est engagé comme volontaire dans l'armée de l'empereur Guillaume II. Il vient de découvrir sur le papier ce qu'il s'apprête à voir sur le front. Les lectures de Friedrich Nietzsche l'ont jeté dans les bras de la guerre comme un veau qui, conduit à l'abattoir, se sent dans un palais royal. Mais la viande de Jünger n'était pas aussi tendre que celle d'un veau, et il survécut avec une extrême bravoure à pas moins de quatorze blessures, dont la dernière très grave, passant du statut de simple fantassin à celui de Strosstruppfüher (chef de commando d'assaut), à l'honneur de porter deux Croix de Fer sur la poitrine, une Croix de Chevalier de l'Ordre de Hohenzollern et une croix de l'Ordre Pour le Mérite, reconnaissance d'une volonté aussi dure que le fer de la médaille, privilège que seuls douze officiers subalternes de l'armée impériale avaient pu obtenir.

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Dans une caserne de la Reichswehr (ancêtre de la Wehrmacht), entre 1918 et 1923, il écrit ses premiers livres, dont un titre incontournable pour ceux qui ont subi (et subissent) la fascination de la Grande Guerre : In Stahlgewittern (Orages d'acier), fruit du remaniement de notes de tranchées sous forme de mémoires de guerre, publié en 1920. Le destin de l'œuvre est différent de celui d'autres récits de guerre. Il ne s'agit pas du Feu de Barbusse, paru en plein conflit, mais pas non plus du célèbre A l'Ouest rien de nouveau de Remarque. Si le succès de ce dernier fut rapide et universel, In Stahlgewittern - publié assez tard en traduction italienne (1961) - circula dans les milieux de droite, parmi les cercles militaires, les associations d'anciens combattants, les groupes nationalistes et conservateurs, qui n'en comprirent que partiellement l'esprit. L'expérience de la guerre - décrite plus tard dans d'autres mémoires comme Le combat comme expérience intérieure (récemment publié par Piano B), Lieutenant Sturm, Le boqueteau 125, Feu et sang - avait non seulement capturé la jeunesse "comme une ivresse" et émancipé les nouvelles générations d'Allemands du "moindre doute que la guerre nous offrirait la grandeur, la force, la dignité", mais avait la saveur d'une "initiation qui non seulement ouvrait les chambres ardentes de la terreur, mais les traversait". Les explosions incessantes des shrapnels, anges du ciel qui, plus que de nouvelles billes de plomb, déchirent les chairs, ne sont qu'un des aspects les plus terribles de cette guerre technique et matérielle. Ce n'est pas la France peinte par les impressionnistes, la France des taches et des coups de pinceau juxtaposés, mais c'est le pays de la mutilation, des corps ensanglantés recouverts de neige fondue, d'un ciel de balles. C'est la guerre des tranchées. C'est le soldat "chantant sans souci sous une voûte ininterrompue de shrapnels", comme l'imaginait Marinetti avec une excitation futuriste. Et le jeune Jünger saisit tout cela avec un nihilisme esthétisant, cristallisé dans une prose magistrale. Le soldat et l'artiste célèbrent ici leur parenté intime, puisque la guerre est un art et vice versa.

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Les mots concernant Aschenbach, le protagoniste de Mort à Venise de Thomas Mann, s'appliquent : "Lui aussi avait été un soldat et un homme de guerre comme certains de ses pairs ; car l'art est une guerre, c'est une bataille épuisante". Dans Stahlgewittern, on trouve une splendide glose de Novalis, esprit européen et chrétien, dans son exaltation du dynamisme poétique de la guerre. La notoriété que lui apporte le livre permet à Jünger de participer activement à des mouvements nationalistes et antidémocratiques et de collaborer à des journaux tels que Arminius, Der Vormarsch et Widerstand, une revue politique de son ami national bolchevique Ernst Niekisch. C'est au début de la période d'après-guerre qu'il a commencé à produire des ouvrages non romanesques, La mobilisation totale, Sur la douleur, Le Travailleur. Hans Blumenberg n'a pas tort lorsqu'il affirme que Jünger est le seul auteur allemand à nous avoir laissé la trace d'une confrontation longue de plusieurs décennies avec le nihilisme.

L'inévitabilité de cette confrontation et le défi qu'elle représente sont très présents dans son œuvre. Il a cherché le néant, l'anéantissement du vieux monde des bourgeois, des savants et des porteurs de perruques; il l'a poursuivi, inlassablement, dans le désert (Jeux africains), dans le mépris de la vie face à la guerre (Orages d'acier), dans l'ivresse (Approches. Drogues et ivresse), dans la douleur (Sur la douleur), "l'équivalent métaphysique du monde éclairé-hygiénique du bien-être" (Blumenberg, Der Mann vom Mond. Über Ernst Jünger). L'anéantissement de l'homme passe par son élévation, par la planification totale de la société "mobilisée" dans le travail et l'étude, par la réduction finale de la personne à la monade techno-biologique envisagée dans la métaphysique du Travailleur, livre fondamental dans les étapes de l'évolution intellectuelle du penseur allemand, texte étudié par deux grands philosophes comme Martin Heidegger, qui organisa des séminaires privés sur le sujet dans les années 1930, et Julius Evola, qui en fit un commentaire (Le Travailleur dans la pensée d'Ernst Jünger).

41XZ61E4DRL._SX195_.jpgMais il y a un événement au milieu du nôtre, aussi lumineux que cette comète de Halley que Jünger a contemplée à deux reprises (Sous le signe de Halley). Alors que l'état total de l'œuvre qu'il envisageait se réalisait, voici un "tournant imprévu, qui doit être compté parmi les événements les plus importants de l'histoire spirituelle allemande" (Blumenberg à nouveau) : Sur les falaises de marbre, le diamant précieux parmi les petites lames scintillantes de l'asphalte. Il est indispensable de s'y attarder. L'arrière-plan biographique du livre rend le tournant plus clair. Comme l'a dit Goebbels, ministre de la Propagande du Troisième Reich, "nous avons offert à Jünger des ponts d'or, mais il n'a pas voulu les franchir". L'intolérance de l'écrivain à l'égard des manières d'agir et de la vulgarité du parti national-socialiste lui vaut l'antipathie des hiérarques: la presse ne parle plus de ses livres et la Gestapo perquisitionne chez lui. Dans ce roman décisif pour sa vie, il décrit un pays - la Marina, où tous les éléments sociaux et politiques sont en harmonie - menacé par un peuple dangereux massé aux frontières, un peuple barbare, porteur de violence et de destruction, au style terrible et plébéien, dirigé par les Forestiers (une figure que beaucoup identifient à Hitler, d'autres à Staline).

Le marginal de la forêt s'oppose à la civilisation, l'anarchie nihiliste aux forces de la Tradition. Les deux protagonistes, deux frères (allusion à l'auteur lui-même et à son frère Friedrich Georg), sont soutenus par quatre personnages: le père Lampros, derrière lequel on peut entrevoir l'Église, ou du moins la force spirituelle de la religion; Belovar, un brave vieux barbu représentant l'ancien monde rural; de noble lignée, d'autre part, le prince Sunmyra, dont la tête coupée après un exploit héroïque est récupérée par le protagoniste et devient l'objet de rituels; enfin, Braquemart, compagnon belliqueux du prince et effigie de l'intellectuel nihiliste noble, qui interprète la vie comme un mécanisme dont les rouages sont la violence et la terreur, un homme à "l'intelligence froide, déracinée et encline à l'utopie".

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Les familiers de la littérature jüngerienne se souviennent des mots qui ouvrent Sur les falaises de marbre: "Vous connaissez tous la tristesse sauvage que suscite le souvenir d'un temps heureux: il est irrémédiablement passé, et nous sommes plus impitoyablement divisés par lui que par l'éloignement des lieux". La recherche de la belle mort dans la guerre laisse place à "la vie dans nos petites communautés, dans un foyer où règne la paix, au milieu de bonnes conversations, accueillies par un salut affectueux le matin et le soir". Ceux qui vivent l'existence comme une poésie n'ont d'autre choix que de chercher asile dans les manoirs de leur propre intériorité, en faisant confiance à la résistance du noble contre le néant, à la sublimation de tout dans le feu cathartique du miroir nigromontanien.

C'est Hitler qui a sauvé Jünger d'une mort certaine. Il a apprécié la plume qui a saisi la guerre qu'il avait faite, lui aussi. Il l'a aussi sauvé après le 20 juillet 1944, date de la fameuse tentative d'assassinat du Führer. S'il est vrai qu'aucune preuve n'a été trouvée d'une collaboration entre les poseurs de bombe et Jünger (qui était responsable du bureau de la censure à Paris pendant la Seconde Guerre mondiale en tant qu'officier de l'état-major général), il est tout aussi vrai que les soupçons qui pesaient sur lui étaient plus que suffisants pour qu'il soit expulsé de l'armée pour Wehrunwürdigkeit (indignité militaire). Le temps du héros de guerre est définitivement révolu, celui du contemplateur solitaire commence.

Soumis à la censure pendant l'occupation alliée, sort qu'il partage avec ses amis Martin Heidegger et Carl Schmitt (qui fut, entre autres, le parrain du second fils d'Ernst, Alexander Jünger), il se retire dans le village de Wilflingen, d'abord dans le château des Stauffenberg (la famille de Claus Schenk von Stauffenberg, organisateur de l'attentat manqué contre Hitler), puis dans la maison du conservateur des eaux et forêts de la famille, bâtiment qui sera sa demeure jusqu'à sa mort. L'œuvre de ce grand écrivain allemand est vaste. Il fut le mémorialiste du 20ème siècle, l'interprète de son esprit. La constance avec laquelle il consignait faits et réflexions dans ses journaux est bien connue. Même dans son écriture, Ernst Jünger a fait preuve de courage : le journal est plus que toute autre forme stylistique par laquelle un penseur ou un écrivain se montre dans sa faiblesse intérieure d'homme, se soumettant à une dilapidation de la crédibilité ; le renoncement extrême à la plasticité de l'artiste en échange de l'authenticité de l'origine de sa pensée.

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Les journaux intimes complètent les autres écrits, montrant que Jünger n'offrait pas des produits finis, mais indiquait des chemins. Il l'a fait dans toute la littérature qui a suivi Sur les falaises de marbre, d'Héliopolis à Eumeswil, du Traité du sablier au Mur du temps, du Nœud gordien (dialogue à deux voix avec Carl Schmitt) à Passage de la ligne (avec Martin Heidegger). C'est précisément dans ce dernier texte, composé de deux écrits qui rendent hommage au soixantième anniversaire de leur interlocuteur respectif, qu'a lieu l'affrontement sur le thème du nihilisme entre deux dioscures symboliques du crépuscule, vivants en une époque donnée, un duel où chacun, ça va sans dire, se complaît dans la maîtrise de l'autre. S'interroger sur le nihilisme, c'est, après la Seconde Guerre mondiale, chercher une réponse à la question : quelle poésie après Auschwitz?

Nous ne sommes pas d'accord avec l'évaluation qu'Evola fait du second Jünger. Ce n'était pas un "normalisé et rééduqué", comme le philosophe romain l'a marmonné lors d'une conversation avec Gianfranco de Turris, mais un penseur capable de réflexions profondes, d'analyses et de prédictions qui se sont révélées aussi justes que dérangeantes. Il est l'un des rares à avoir réussi à dévoiler, avec une tranquillité tourmentée, le vernis idéologique qui recouvre la réalité. Ici, les idéologies. Il ne les aimait pas, car "une erreur ne devient une faute que lorsqu'on persiste" (Sur les falaises de marbre) ; il rejetait tous les ismes, mais il revendiquait le droit de vivre la vie comme une expérience, et non comme un processus soumis à une logique contraignante. "Le suffixe isme a un sens restrictif : il valorise la volonté au détriment de la substance" (Eumeswil). Son écriture est "l'expression de ce qui est problématique, de l'ici et de l'ailleurs, du oui et du non", comme l'exprime Thomas Mann dans Considérations d'un apolitique. Ernst Jünger fut un maître inégalé de la contemplation, un mémorable exemple d'action, un théologien des temps nouveaux, un platonicien morose, un entomologiste compétent, un pédagogue de la liberté. Enfin, un amoureux de l'Italie, de la Dalmatie irrédente à la Sicile ensoleillée, de celle de Naples à la plus aimée de toutes, cette Sardaigne à la "terre rouge, âpre, virile, tissée d'un tapis d'étoiles, de tout temps fleurie à chaque printemps, berceau primordial". "Les îles, enseigne-t-il, sont des patries au sens le plus profond du terme, les derniers lieux terrestres avant l'envol vers le cosmos. Ce n'est pas le langage qui leur convient, mais plutôt le chant du destin qui se répercute sur la mer. Alors le marin laisse tomber la main de la barre ; on atterrit volontiers au hasard sur ces rivages" (Terra sarda). Et son œuvre fut un îlot de lumière loin de la bagarre littéraire du 20ème siècle, une oasis pour les esprits assoiffés de liberté.

vendredi, 14 juillet 2023

Les hauteurs de l'infinie bonne humeur

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Les hauteurs de l'infinie bonne humeur

Regina Bärthel

Source: https://jungefreiheit.de/kultur/2023/kunderas-gute-laune/

Dans ses romans, Milan Kundera a raconté la vie sous le socialisme, où les désirs et les espoirs sont toujours contrariés par les hasards et les caprices inattendus de l'appareil du parti. L'écrivain est aujourd'hui décédé à Paris à l'âge de 94 ans. Une nécrologie.

"Milan Kundera est né en Tchécoslovaquie. Il vivait en France depuis 1975". Derrière cette maigre biographie, la seule que Milan Kundera avait autorisée pour la publication de ses livres, se cache la vie d'un intellectuel d'Europe centrale : une vie entre oppression politique et révolte, entre identité et histoire. Et il est toujours question d'amour ; l'amour comme motivation de vie, comme fuite, comme vengeance, comme trahison.

Milan Kundera, né en 1929 dans une famille de la bourgeoisie cultivée de Brno, en Moravie, a adhéré au parti communiste peu après la fin de la guerre. Les premiers conflits surviennent rapidement, y compris une exclusion temporaire du parti, car il se montre critique envers la doctrine du réalisme socialiste et se prononce en faveur des valeurs nationales et du patriotisme.

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Le Printemps de Prague a marqué les romans de Kundera

Dans les années 1960, l'auteur fait partie des intellectuels qui prônent un "socialisme à visage humain" et soutiennent le processus de libéralisation et de démocratisation. Son premier roman, "La plaisanterie", publié à Prague en 1967, est déjà une critique sarcastique d'un régime totalitaire qui non seulement intervient massivement dans les affaires privées de ses citoyens, mais détruit aussi leur existence pour toute insubordination même mineure.

Suite à la répression violente du Printemps de Prague - et donc à la fin de toute liberté de la presse et de la culture en Tchécoslovaquie - Kundera a perdu son poste de professeur à l'Académie des arts de Prague et ses livres ont été retirés du domaine public.

Livré aux caprices du socialisme

De même, ses romans "La vie est ailleurs" et "La Valse aux adieux", qui traitent des relations entre l'avant-garde artistique et la politique révolutionnaire ainsi que de l'arbitraire politique du système communiste, ne furent publiés qu'en France. Kundera y vivait avec son épouse Věra Hrabánková depuis 1975, mais la surveillance de l'auteur par les services secrets tchécoslovaques n'a pris fin que dix ans plus tard.

C'est le roman "L'insoutenable légèreté de l'être", publié en 1984, qui a fait la renommée internationale de Kundera : dans un mélange éclatant d'amour, d'érotisme et de trahison, il raconte l'histoire de Teresa, une serveuse tolérante, et de Tomáš, un chirurgien en mal d'amour qui, à l'époque du Printemps de Prague et de sa fin violente, perd son poste de chirurgien à cause d'une déclaration politique et devient laveur de vitres pour ses nombreuses relations amoureuses. Quelles sont les possibilités de choix qui s'offrent à l'homme face à une politique restrictive ? Réussit-on à s'échapper dans la légèreté de l'existence ou la trouve-t-on insupportable ?

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La finesse psychologique rencontre l'acuité politique

Milan Kundera s'est intéressé aux conditions politiques et psychologiques qui font des hommes des traîtres à leurs valeurs, à leur amour et, en fin de compte, à eux-mêmes. Il a également été accusé de trahison réelle : il aurait dénoncé un agent anticommuniste en 1950, selon l'historien Adam Hradilek en 2008, une accusation reprise avec zèle par de nombreux médias, que Kundera a niée avec véhémence et qui est aujourd'hui considérée comme réfutée.

Le monde n'évolue pas selon une logique interne, un plan. Kundera l'a clairement démontré dans ses romans. Les projets de vie, les souhaits et les espoirs sont toujours contrariés par des coïncidences, des rebondissements inattendus et - bien sûr - par l'amour. Et pourtant, les personnages littéraires de Kundera sont toujours confrontés à de nouveaux choix, doivent faire une chose et en laisser une autre. Sans même pouvoir prévoir à quelles nouvelles circonstances, à quelles nouvelles décisions le cours futur du monde les conduira.

Pas de retour au pays

Lorsque le bloc de l'Est s'est effondré de manière plus ou moins inattendue, Kundera n'a pas décidé de retourner à Prague, contrairement à de nombreux exilés. Comme Irina, le personnage principal de son roman "Ignorance" paru en 2000, il n'attendait pas avec impatience de renouer avec la vie dans son ancien pays.

Sa vie quotidienne, il l'avait déjà réalisée en France. D'ailleurs, ce n'est qu'en 2019 que l'État tchèque a rendu au célèbre auteur sa nationalité, qui lui avait été retirée 40 ans plus tôt. Kundera l'a acceptée, mais au lieu de se rendre à Prague pour cela, il s'est fait remettre le document à son domicile parisien.

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"L'insignifiance est l'essence même de l'existence".

A-t-il été désillusionné dans sa vieillesse ? Kundera s'était longtemps battu pour un "socialisme à visage humain" et avait perdu son ancienne existence, son ancienne patrie. Par la suite, il n'a cessé de thématiser cet objectif comme une illusion avec laquelle il s'était lui-même trompé.

Dans son dernier livre intitulé "La fête de l'insignifiance" (paru en 2014), il fait réfléchir quatre vieux messieurs sur la vie et tout le reste : "L'insignifiance est l'essence même de l'existence", dit-il, même dans les combats sanglants et les pires malheurs. Kundera y répond à un éventuel besoin de régler ses comptes avec humour et sagesse : "Ce n'est que depuis les hauteurs de l'infinie bonne humeur que tu peux observer sous toi l'éternelle stupidité des hommes et en rire".

Kundera a opté pour une légèreté de l'être

Dans ses écrits, Kundera s'est penché sur le conflit entre les désirs et les espoirs de l'individu et les systèmes politiques qui se sont engagés - souvent de manière totalitaire - à combattre toute individualité. Il s'agit également d'une réflexion sur la manière dont l'activisme politique - qu'il s'agisse d'intellectuels, d'artistes ou de citoyens - peut soudainement les exposer à la répression des systèmes qu'ils ont soutenus ou même aidés à prendre le pouvoir.

Kundera a plaidé pour une légèreté de l'être, même si elle est insupportable. Car "les extrêmes marquent des limites au-delà desquelles la vie s'achève, et la passion pour les extrêmes, dans l'art comme en politique, est un désir de mort voilé". Mardi 11 juillet, Milan Kundera s'est éteint à Paris à l'âge de 94 ans.

Adieu à Milan Kundera, l'insoutenable légèreté d'être libre

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Adieu à Milan Kundera, l'insoutenable légèreté d'être libre

La leçon que nous laisse l'écrivain tchèque : "Je vis dans la terreur d'un monde qui a perdu le sens de l'humour"

par Spartaco Pupo

Source: https://www.barbadillo.it/110334-addio-a-milan-kundera-linsostenibile-leggerezza-di-essere-liberi/

Milan Kundera, décédé hier à l'âge de 94 ans, était l'écrivain tchèque le plus célèbre de la seconde moitié du 20ème siècle. La lecture de ses derniers romans, de plus en plus abstraits et éloignés de ceux qui l'ont rendu célèbre, était devenue fatigante. Ses vieux chevaux de bataille étaient donc complètement démodés.

Sa complaisance pour "l'esprit de complexité" s'accommode mal de la "simplification" de notre époque. Son intelligence hétérodoxe est désormais incompatible avec la quête spasmodique de pureté morale. Ses explorations parfois déviantes de la sexualité féminine ne pouvaient être tolérées à l'ère de #MeToo. Pourtant, c'est précisément le sexe qui a été le principal héritage de la période communiste de la production de Kundera, lorsqu'il a été élevé par lui à l'un des rares moyens par lesquels les individus pouvaient affirmer leur liberté face à l'État répressif. Son attachement à la forme a atteint un tel degré d'obsession qu'il a un jour renvoyé un éditeur pour avoir remplacé ses deux points par un point. Il a toujours interdit, depuis lors, aux éditions Kindle de publier ses livres. Bref, il était désormais trop démodé.

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Personne n'a jamais réussi à lui coller une étiquette. À ceux qui l'interviewaient pour lui demander s'il était de gauche, il répondait : "Je suis romancier". De droite donc ? "Je suis un romancier". Pourtant, presque tous ses romans sont un mélange de politique, de psychologie, d'histoire, de philosophie et de sexe, avec un fil conducteur : l'anticommunisme. À l'âge de 40 ans, il avait déjà vécu l'occupation nazie de son pays, la capitulation devant le stalinisme qui s'en est suivie, les libéralisations du Printemps de Prague et la répression soviétique qui leur succéda.

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Dans "La plaisanterie" (1967), Kundera raconte l'histoire d'un jeune communiste exclu du parti pour une plaisanterie malencontreuse. Il avait été exclu du parti en 1950 pour ses idées "non-conformistes" et son "activité anticommuniste". "La vie est ailleurs" (1973) traite de l'évolution du personnage d'un jeune poète obsédé par sa mère et de son passage ultérieur à la politique étudiante de gauche. Dans la nouvelle incluse dans "Le livre du rire et de l'oubli" (1979), il imagine un groupe de "fidèles" communistes dansant en cercle et lévitant joyeusement sur les toits de Prague. "L'insoutenable légèreté de l'être" (1984), ouvrage très largement connu, se déroule dans un climat d'aversion à l'égard de l'invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en 1968.

Le début de la période communiste à Prague, outre son atmosphère de psychose utopique étourdissante, a été marqué par des horreurs, souvent surréalistes. Il y a eu la défenestration fatale de Jan Masaryk, fils de l'ancien président, qui s'est d'abord plié au nouveau régime puis a réalisé trop tard sa monstrueuse erreur. En 1952, au cours de procès et de purges grotesques, les esprits les plus brillants du communisme ont été exécutés et incinérés. Mais les danseurs de Kundera poursuivent leur joyeuse cadence, se pavanant avec une double ferveur. Ils étaient du bon côté de l'histoire et leurs cœurs étaient purs. Il les appelait "anges" et enviait leurs mouvements de dernière minute.

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Kundera savait que le fondamentalisme communiste était incompatible avec l'humour, qui était une réalité alternative faite de ses propres règles, qui banalisait le sérieux des idéologues et se moquait d'eux jusqu'à l'"évaporation". L'humour est un système philosophique qui "éclaire tout" et ceux qui le pratiquent doivent donc être anéantis. Dans une interview accordée en 1980 à Philip Roth, il a déclaré qu'il pouvait reconnaître un "antistalinien" à la façon dont il souriait : "Le sens de l'humour était un signe de reconnaissance fiable. Depuis, je vis dans la terreur d'un monde qui a perdu le sens de l'humour".

Dans les mains d'un autre écrivain, plus conventionnel, la recette aurait pu s'avérer indigeste, mais avec Kundera, la légèreté prévalait en tout, même dans les tragédies de la politique.

lundi, 03 juillet 2023

Burgess, une dystopie dépopulationniste

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Burgess, une dystopie dépopulationniste

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/06/09/burgess-som-depopulationistisk-dystopiker/

Anthony Burgess (1917-1993) est surtout connu aujourd'hui comme l'auteur d'Orange mécanique. On sait moins qu'il était politiquement proche de la même école de pensée "anarcho-monarchiste" que Tolkien et qu'il a collaboré avec le GRECE, le Groupement de Recherche et d'Études pour la Civilisation Européenne de la Nouvelle Droite. Burgess s'intéressait également à l'histoire, passée et future, et écrivait des dystopies. A Clockwork Orange en est un exemple ; une autre, moins connue mais non moins d'actualité, est The Wanting Seed (= La folle semence, 1962).

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The Wanting Seed se déroule dans un futur malthusien, où la lutte contre la surpopulation domine à la fois la théorie et la pratique. Le mariage et la natalité sont découragés ; il existe un ministère de l'infertilité et une police de la population. Les lois formelles sont tout aussi importantes que les lois informelles, lesquelles se présentent sous la forme d'une culture et d'une idéologie. On nous dit que "vous avez le droit de vous marier si vous le souhaitez, vous avez le droit à une naissance dans la famille, même si, bien sûr, les meilleures personnes ne le font pas". Les classes respectables n'ont pas d'enfants ; en termes de carrière, les personnes sans enfants, homosexuelles et castrées sont favorisées. Les policiers, les "greyboys", semblent être recrutés parmi ces derniers, y compris les "greyboys brutaux aux lèvres fardées". Il convient de noter que Burgess ne semble pas être homophobe au sens propre du terme; il décrit une logique politique et idéologique. Entre autres choses, cette logique recoupe en partie ce que le polémiste américain conservateur Steve Sailer appelle "la fuite du blanc", qui explique en partie l'augmentation rapide du nombre de personnes LGBT parmi les jeunes Américains blancs: "être homo, voyez-vous, efface tous les autres péchés, les péchés des pères, par exemple, voyez-vous".

L'histoire se déroule dans une future Union anglophone, Enspun, comprenant un empire russophone appelé Ruspun. Contrairement à Orwell, il n'y a pas de guerre entre eux, la lutte est à la fois réelle et symbolique mais focalisée seulement contre la surpopulation. Enspun est multiethnique; la future Angleterre est peuplée de personnes originaires de différentes parties du monde ("Eurasiens, Euro-Africains, Euro-Polynésiens"). Il n'y a pas non plus de conflits entre eux. Cependant, Burgess introduit discrètement dans l'intrigue des souvenirs de sang racial, à la fois gastronomiques et plus concrets. Les personnages principaux sont d'origine anglo-saxonne, le professeur d'histoire Tristram Foxe et sa femme Beatrice-Joanna. Alors que leur relation se dégrade suite à l'infidélité de Béatrice avec le frère de Tristram, de profonds changements sociaux sont en cours. Ces changements sont conformes à la théorie cyclique de l'histoire que professe Tristram.

Tristram utilise les concepts de pelfase, d'interphase et de gusphase, le premier et le dernier étant nommés d'après les théologiens Pélage et Augustin. Pendant la phase de pelfase, les dirigeants partent du principe que les gens sont relativement bons par nature. Les punitions sont légères et la société est socialiste. Mais avec le temps, l'élite perd confiance dans la bonté de la population, ce qui conduit à une répression accrue. "Les gouverneurs sont déçus lorsqu'ils découvrent que les hommes ne sont pas aussi bons qu'ils le pensaient. Enveloppés dans leur rêve de perfection, ils sont horrifiés lorsque le sceau est brisé et qu'ils voient les gens tels qu'ils sont réellement". Nous passons alors à l'interphase, qui rappelle davantage le 1984 d'Orwell. Elle aussi ne dure pas éternellement, les gouvernants se détournent de la répression ("les gouvernants sont choqués par leurs propres excès"). Ils assouplissent les règles et le chaos s'installe. Mais ils ont désormais une vision pessimiste de la nature humaine et ne répondent pas par la répression. Peu à peu, ils se rendent compte que les hommes sont encore très bons et la phase pélagienne reprend. Etcetera.

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Le modèle cyclique de l'histoire selon Tristram n'est pas totalement inintéressant, même s'il peut être difficile d'identifier la phase de notre propre époque. Par exemple, nous avons la punition douce de la pelphase combinée au chaos de la gusphase. Une société véritablement multiethnique permet évidemment une vision pélagienne de certains groupes avec une répression interphase des autres, bref la fameuse anarcho-tyrannie. Néanmoins, le modèle historique de Burgess est une petite théorie originale de l'élite, où les réactions émotionnelles de l'élite aux résultats de ses propres politiques conduisent l'histoire. Il contient de nombreux passages percutants, tels que l'observation selon laquelle "les petits capitalistes sortaient de leur trou, rats au cours de la pelphase mais lions d'Augustin (dans la gusphase)".

Un thème intéressant de The Wanting Seed est le dépopulationnisme en tant qu'idéologie excessive ; il y a quelques similitudes avec notre époque. Tout aussi intéressant est l'accent mis par Burgess sur les mécanismes informels de la politique. Il s'agit notamment de la création d'une pression sociale et de l'influence de l'industrie culturelle. Il écrit que "pendant des générations, les gens se sont allongés sur le dos dans l'obscurité de leur chambre à coucher, les yeux rivés sur le carré bleu aquatique du plafond: des histoires mécaniques sur les bonnes personnes qui n'ont pas d'enfants et les mauvaises qui en ont, les homos qui s'aiment, les héros d'Origène qui se castrent eux-mêmes au nom de la stabilité mondiale". En même temps, cette influence semble moins efficace lorsqu'elle entre en conflit avec les instincts humains. Dès que la super-idéologie sexuellement négative est ébranlée dans ses fondements, les gens recommencent à avoir des relations sexuelles et à manger de la viande dans le roman.

Dans l'ensemble, il s'agit d'une dystopie originale, avec plusieurs thèmes intéressants. Certains passages sont passionnants et captivants, comme l'introduction où nous faisons connaissance avec les personnages principaux et le voyage de Tristram dans une Angleterre où la société est en crise et où le cannibalisme est une menace réelle. Mais le point faible est la longueur, l'histoire est trop longue et aurait pu être raccourcie. A bien des égards, il est plus actuel que Clockwork Orange, mais c'est en tant que dystopie plutôt que purement fictionnel qu'il est un petit bijou.

Friedrich Georg Jünger et les mythes grecs: Apollon, Pan et Dionysos

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Friedrich Georg Jünger et les mythes grecs: Apollon, Pan et Dionysos

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/friedrich-gerog-junger-e-i-miti-greci-apollo-pan-e-dioniso-giovanni-sessa/

Un texte vient de sortir en librairie qui non seulement nous permet de saisir la grandeur spéculative et littéraire d'une des figures "secrètes", apparemment marginales, de la culture du 20ème siècle, mais qui nous confronte aussi à la pauvreté de notre temps, au "désastre" de la modernité, à l'isolement atomistique de l'homme face au cosmos. Nous nous référons au volume de Friedrich Georg Jünger, frère d'Ernst, plus connu, Apollo, Pan, Dionisio, publié par les éditions Le Lettere et édité par Mario Bosincu, germaniste à l'Université de Sassari (pp. 283, euro 18.00). En 1943, un petit opuscule a été publié sous le même titre, que l'auteur a fait suivre d'un essai intitulé I Titani (= Les Titans) en 1944. En 1947, les deux livres, auxquels ont été ajoutés deux chapitres consacrés aux Héros et à Pindare, ont été rassemblés dans le volume Mythes grecs. L'édition italienne que nous présentons est une traduction de ce livre. On doit à Bosincu une rédaction impeccable.

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Ces pages représentent "l'un des trésors de ce continent submergé qu'est la littérature de l'émigration intérieure [...] dont les représentants sont restés dans l'Allemagne nazie, vivant comme des "exilés" dans leur patrie" (pp. 8-9). En effet, sous la République de Weimar, Friedrich Georg, avec son ouvrage Aufmarsch des Nationalismus, s'était fixé comme objectif de "faire de ses lecteurs [...] un nouveau sujet (de l'histoire) qui pourrait transformer la jeune république en une communitas totalitaire" (p. 110). Il participe ainsi au mouvement culturel hétérogène et vivant des intellectuels révolutionnaires-conservateurs, dont les idéaux ont été trahis par le national-socialisme au pouvoir. Dans l'essai introductif bien informé, vaste et organique, Bosincu présente les moments généalogiques de cette culture anti-moderne, une réponse à la crise induite par l'affirmation du Gestell, de l'implant techno-scientifique au service de la Forme-Capital. Il s'attarde notamment sur les figures de Schiller, Carlyle et Chateaubriand. Ce dernier, dans le Génie du Christianisme, en appelait, contre le présent historique dans lequel il était destiné à vivre, aux "intérêts du coeur" (p. 41).

Il fait appel, conformément à la sensibilité romane, à une connaissance autre que la raison calculatrice. Dans ses pages chargées d'émotion, se dessine : "après le sermo propheticus, le sermo mysticus et l'écriture ascétique [...] un style psychique alternatif à celui qui prévalait" (p. 41) à l'époque contemporaine, qui tendait à réaliser l'utile par la réduction de la nature à une res extensa à la disposition du maître de l'entité, l'homme. Les antimodernes, qui ont eu tant d'influence sur Friedrich Georg, n'ont pas cherché, sic et simpliciter, à explorer les traits d'une possible "autre subjectivité" que la moderne, mais ont visé à la réaliser en utilisant le trait démiurgique de leurs écrits.

Fondamentalement, explique Bosincu, en se référant à l'exégèse du gnosticisme par Eric Voegelin, ils étaient habités par une véritable horreur de l'existant et devenaient les porteurs d'un savoir sotériologique. Le gnostique : "connaît la matrice de la misère (temporaire) de l'homme [...] est en possession d'une sotériologie qui "donne à l'homme la conscience de sa déchéance et la certitude de la restauration de son être originel"" (p. 53). La fuite du moderne est centrée sur la "sotériologie de l'intériorité". Selon l'éditeur, Jünger a connu deux phases différentes de cette attitude néo-gnostique : dans sa jeunesse, il était proche du prométhéisme "wotaniste" du nazisme et de la "mobilisation totale".

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Cette référence visait à construire une subjectivité "active", animée par la volonté de puissance, destinée à dépasser l'individu bourgeois. Dans la phase d'"émigration intérieure", dont témoignent de façon paradigmatique Apollon, Pan, Dionysos, par l'influence du monde spirituel hellénique médiatisé par les lectures de Walter Friedrich Otto, et anticipant la psychologie des profondeurs de Hillman, Jünger devient le porteur de l'"homme total" schillérien, dans la psyché duquel la puissance titanesque revient se réconcilier avec les potestats des trois dieux en question. Cette métamorphose a amené notre homme à mûrir : "Le respect de la vie dans sa nature élémentaire", car il a pris conscience que : "le présupposé de la modernisation technologique est [...] la désanimation de la nature" (p. 99). La physis est vécue comme transcendant l'horizon humain : il y a un fossé évident entre le flux du devenir et de l'histoire, accumulateur de ruines, et les rythmes éternels et cycliques de la nature.

Le paganisme jüngerien est un "paganisme de l'esprit" qui s'adresse à une dimension inclusive profonde : "le noumène d'où jaillissent l'histoire et l'expérience empirique" (p. 111). L'auteur montre qu'il adhère à une perspective mythique : il croit que dans chaque entité, dans l'intériorité de l'homme et dans ses activités, un dieu agit. Le divin palpite, il s'expérimente. La technique elle-même n'est pas une simple expression de la raison instrumentale, mais a des racines mythiques, titanesques, prométhéennes.

Pour échapper à sa domination réifiante, l'homme doit retrouver la dimension imaginaire : ce n'est qu'en elle, et non dans les concepts qui statisent le réel, qu'il est possible de retrouver le souffle d'Apollon, de Pan et de Dionysos, l'éternelle métamorphose animique de la physis. Ces dieux sont dans une relation d'"antithèse fraternelle" (p. 244). Pour en retrouver le sens, il faut se pencher sur la coincidentia oppositorum, sur la logique du troisième inclus: "Apollon est exalté comme l'archétype à la base d'un style cognitif et existentiel qui privilégie la raison contemplative et le sens de la mesure" (p. 135), antithétique à l'hybris prométhéenne du nazisme et du capitalisme cognitif de nos jours. Pan incarne le "principe de plaisir" par opposition au "principe de performance", la légèreté de vivre que l'on peut éprouver en se plaçant dans la nature sauvage, perçue comme étrangère par l'homme moderne. La nature se suffit à elle-même, ce dont Karl Löwith était également conscient. Dionysos, enfin, est le dieu qui libère des fixités identitaires, de la dimension téléologique de la vie. Sa potestas met en échec la "folie enveloppée dans l'apparence de la raison" (p. 139).

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Le Jünger de l'"émigration intérieure", à notre avis, est porteur d'un contre-mouvement gnostique non néognostique (Gian Franco Lami), capable de ramener l'homme à la physis, à la vie éternellement jaillissante du cosmos. Le cosmos, dans les pages d'Apollon, Pan, Dionysos, n'est pas amendable, comme le croyaient les gnostiques, et avec eux les chrétiens et leurs substituts modernes (positivistes, marxistes, etc.) car, comme l'affirme Héraclite (fr. 30) : "Il est identique pour toutes choses, aucun des dieux ou des hommes ne l'a fait, mais il a toujours été, il est et il sera un feu éternellement vivant, qui selon la mesure s'allume et selon la mesure s'éteint". Apollon, Pan, Dionysos montre, comme l'a affirmé Calasso, que les dieux anciens ont trouvé refuge dans la littérature. C'est l'extraordinaire modernité des anti-modernes, dont parlait Antoine Compagnon.

 

lundi, 26 juin 2023

Colin Wilson et les "exclus" du monde moderne

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Colin Wilson et les "exclus" du monde moderne

Par Manlio Triggiani

Source: https://domus-europa.eu/2023/03/23/colin-wilson-e-gli-esclusi-del-mondo-moderno-di-manlio-triggiani/

La littérature de Colin Wilson (1931-2013) revient avec une trilogie publiée par Carbonio editore, appelée "Gerard Sorme Trilogy". Le premier volume, Ritual in the Dark (pp. 448, euro 18.00), illustre la vie de Gérard Sorme, un aspirant écrivain qui vit d'un petit revenu dans une chambre meublée de Soho. Par un concours de circonstances, il se met sur la piste d'un tueur en série qui rappelle un autre criminel, Jack l'Éventreur, personnage maintes fois représenté dans la littérature et le cinéma. L'Éventreur, dont l'identité n'a jamais été connue, a terrorisé le Londres victorien en tuant et en dépeçant cinq jeunes prostituées dans le quartier populaire de Whitechapel.

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Wilson fait analyser par Sorme le profil psychologique du criminel qui arpente le Swinging London et décrit le cheminement mental du jeune écrivain. Une imbrication entre le crime planifié et le raisonnement se dessine pour définir les cheminements mentaux du criminel.

L'homme sans ombre

Deuxième volume de la trilogie, L'homme sans ombre (p. 299, 16,50 euros) est un autre chapitre de la vie de l'écrivain Gérard Sorme, cette fois centré sur le sexe: une sorte de "journal intime", comme l'indique le sous-titre.

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Pour Sorme, le sexe est une source d'inspiration pour ses histoires, pour élargir la conscience, et il s'efforce d'avoir une vie intense à cet égard en transcrivant dans un journal ses expériences avec les filles qu'il fréquente. Les femmes se succèdent jusqu'à ce qu'il rencontre et tombe amoureux de Diana, une femme mariée à un étrange musicien plus âgé qu'elle.

Rites nocturnes

Un personnage inquiétant, Caradoc Cunningham, ami d'Aleister Crowley (1875-1947) et auteur d'écrits sur la magie, entre dans l'histoire. Cunningham mène une lutte perpétuelle avec lui-même et contre les autres, pour s'imposer dans sa quête de la magie, avec l'aspiration de forcer la volonté de ceux qui l'entourent à ses propres fins souvent avec une telle douceur et un tel désintérêt qu'ils le font passer - surtout aux yeux de Gérard - pour un être amical. Entre les deux, les relations oscillent entre des sentiments mitigés. Cunningham a un fort charisme et implique Gérard, Diana et Carlotta dans ses opérations sexuelles et de magie noire organisées pour neutraliser les pouvoirs d'entités qui auraient dû le frapper à mort.

Entre sexe et magie

Wilson cite souvent des maîtres de l'ésotérisme, des magiciens et mentionne toujours la nature comme lieu privilégié de la vie humaine. Il le fait avec l'esprit de celui qui cherche une voie d'affirmation spirituelle, presque religieuse. Le roman L'homme sans ombre est écrit à plusieurs niveaux de compréhension. Wilson a souligné plus tard qu'il s'agissait d'expériences sexuelles, mais aussi de quêtes visant à faciliter un voyage dans sa propre conscience, une quête de sa propre existence.

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Le troisième livre de la trilogie, Religion and the Rebel, n'a pas été apprécié à sa sortie, mais il a été réévalué par la suite. Il y associe la religion - et une vision spirituelle du monde - à la rébellion contre le monde moderne et matérialiste. Il analyse également, dans cette optique, la relation entre le génie individuel et une société avec ses règles, exerçant la pensée contre les idées établies et préfixées de la société contemporaine (nous dirions aujourd'hui "politiquement correct").

Religion and the Rebel est un ouvrage de fond sur des intellectuels, des penseurs, des écrivains qui ont pris leurs distances avec la société moderne, matérialiste, nihiliste et consumériste et ont entamé une quête spirituelle.

Wilson développe une critique de la dimension spirituelle, de la moralité, à travers la psychologie, la critique littéraire, la philosophie, la poésie et l'histoire. Wilson s'appuie sur l'historien Arnold Toynbee qui estime que dans toute société, les individus les plus importants sont une "minorité créative" qui fait face à l'évolution de la société et qui est composée de philosophes, d'artistes et de penseurs. Ces hommes, selon Toynbee, ont atteint un niveau de créativité en suivant un processus impliquant la solitude, puis en "libérant" leurs visions et leurs idées dans la société, en les illustrant et en essayant de convaincre les autres de les mettre en pratique. Les exemples cités par Toynbee sont Bouddha, Confucius, Saint Paul, Mahomet, Dante, Kant, etc., et il affirme que les civilisations se dégradent lorsque les minorités actives et créatives disparaissent. Wilson, un véritable outsider, surtout dans ces années-là, a offert un certain nombre de perspectives contre la société matérialiste et libérale.

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Un jeune homme en colère

Chez Wilson, on trouve un refus récurrent de la société bourgeoise et de ses valeurs, du "politiquement correct" de la classe moyenne supérieure britannique, mais surtout de la contestation des intellectuels britanniques de la fin des années 1950 et du début des années 1960, les "jeunes hommes en colère" (angry young men). Dans les controverses journalistiques et dans la présentation de ce "courant littéraire", aucune distinction n'était généralement faite. On présente une liste de noms et on dit qu'ils sont tous unis dans leur rejet du statu quo, mais sans préciser les différences entre les écrivains, qui sont pourtant importantes. Les socialistes déclarés comme Lessing et Anderson sont une chose, les irrationnels comme Wilson et Holroyd en sont une autre.

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Wilson s'en prend au monde moderne, à la société démocratique et de consommation en faveur d'une vision spirituelle, d'une société liée aux valeurs de l'héroïsme contre une société de "chiffres et d'étiquettes". Il réévalue l'homme héroïque et donc "l'exclu", celui qui vit dans la société moderne mais qui n'en fait pas partie, qui s'en éloigne. Le type humain non bourgeois est quant à lui "l'exclu". L'exclu aspire à un "idéal divin". Une référence au "passage à la forêt" de Jünger.  "Voici la leçon de l'Exclu", dit l'auteur.

Wilson: "une leçon de solitude délibérée et de réaction aux valeurs de la masse, une révolte contre le désir de sécurité réclamé par la plèbe". Une vision spirituelle, anti-démocratique, qui s'exprime ainsi : "Je crois que notre civilisation est en déclin, et que, de ce déclin, la présence des 'Exclus' est un symptôme. Ce sont des hommes qui réagissent au matérialisme scientifique: des hommes qui, autrefois, auraient eu l'Eglise comme point cardinal. Je crois, dit Wilson, que lorsqu'une civilisation commence à s'exprimer avec "l'Exclu", elle a relevé un défi, celui de produire un type d'homme plus digne, de se donner une nouvelle unité de but, à moins qu'elle ne veuille se résigner à tomber dans l'abîme comme tant d'autres civilisations qui ont choisi d'ignorer le défi. L'exclu, c'est l'individu, l'individu qui ose relever lui-même le défi".

L'Occident, Spengler et l'anti-Sartre

Wilson conseille: "Le lecteur qui souhaite des éclaircissements supplémentaires peut se rafraîchir en lisant, s'il ne l'a pas déjà fait, le Déclin de l'Occident de Spengler ou les écrits d'Arnold Toynbee". Et encore, pour réagir contre la société de consommation, il déclare: "La civilisation, comme "l'exclu", doit avoir une religion si elle veut survivre. Nous avons eu assez d'"humanisme" et de "progrès" scientifique pour ne pas savoir ce qu'ils valent maintenant". L'appel à la religion est un appel à l'esprit, à la discipline intérieure. Colin Wilson a abordé l'existentialisme en lisant Kierkegaard, mais son existentialisme était loin de l'existentialisme "social" de Sartre. Wilson a d'ailleurs publié un pamphlet sur le penseur français intitulé Anti-Sartre.

Ce refus du système, Wilson l'a également transposé dans ses romans. Plutôt que de prôner la drogue et la liberté sexuelle, il exalte la vision spirituelle et métaphysique.

Manlio Triggiani

samedi, 24 juin 2023

Le grand hospice occidental: le "déclin de l'Occident" selon Eduard Limonov

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Le grand hospice occidental: le "déclin de l'Occident" selon Eduard Limonov

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/grande-ospizio-occidentale-il-tramonto-delloccidente-secondo-eduard-limonov-giovanni-sessa/

Depuis des décennies, la scène littéraire, en Italie, connaît le succès d'auteurs et de textes en phase avec l'"intellectuellement correct". Rares sont les écrivains et les penseurs qui ont réussi à s'imposer avec des œuvres clairement dissidentes par rapport à la culture dominante. Cette fois-ci, nous pensons qu'Edouard Limonov y parviendra avec un livre publié par Bietti, Grande ospizio occidentale, édité par Andrea Lombardi (pp. 233, 21,00 euros). Il s'agit de pages qui, tant du point de vue littéraire que du point de vue du contenu, dégagent une grande puissance. La prose de Limonov est caustique, elle s'en prend aux idoles du présent post-moderne, mais elle est aussi captivante, capable d'engager le lecteur. Le volume se lit d'une traite. Mais qui était Limonov, mort d'un cancer en 2020, au milieu des restrictions causées par la pandémie de Cov id-19 ? Le journaliste parisien Alain de Benoist le précise dans l'introduction: "Poète et voyou, vagabond et majordome, milicien pro-serbe pendant la guerre de Bosnie [...] opposant dans l'âme, fou de littérature, amateur de femmes et de bagarres, opposant puis partisan de Poutine" (p. 11).

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Limonov, après l'effondrement de l'URSS, a fondé le Parti national-bolchevique avec Douguine (les destins des deux hommes prendront plus tard des chemins différents). Né en Russie, mais ayant longtemps vécu en Ukraine, l'écrivain connaissait parfaitement la réalité du monde occidental, ayant séjourné assez longuement à New York et, à partir du début des années 1980, à Paris. La biographie fictive que lui a consacrée Emmanuel Carrère, publiée en Italie par Adelphi, l'a fait connaître il y a quelques années. L'édition italienne du Grand hospice occidental est une traduction de l'édition française de 2016. En réalité, le volume a été écrit par Limonov entre 1988 et 1989. La thèse centrale est illustrée par le titre. Vivre dans les sociétés occidentales (notons que pour Limonov, la Russie et la Chine font également partie de leur groupe), c'est comme séjourner dans une maison de retraite. L'Occident est une maison pour les personnes âgées "malades", réduites à un état pré-comateux par le capitalisme cognitif (pour l'auteur, la France de la fin des années 1980 est un paradigme exemplaire), qui ont perdu depuis longtemps l'élan faustien, l'énergie vitale qui leur permettait de se présenter au monde comme des créateurs de civilisation : "Un hospice géré par les autorités publiques (appelées ici "administrateurs") et peuplé de patients vivant sous sédatifs" (p. 13). Tout est sénescent, privé de vie réelle.

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Limonov s'éloigne des pages de 1984 d'Orwell, un ouvrage lu non pas comme une prophétie politique, mais comme un simple enregistrement et une description de la violence explicite que les totalitarismes du 20ème siècle ont utilisée pour opprimer ou éliminer les minorités dissidentes. Au contraire, le pouvoir exercé par les "administrateurs" de l'Hospice a un côté doux : il passe par le contrôle psychologique-imaginal des masses, et est encore plus envahissant et dangereux que le pouvoir totalitaire du passé. En effet, "aujourd'hui [...] la télévision contrôle la population. Mais elle le fait à travers ce qu'elle montre, pas en l'observant" (p. 23). La violence douce repose sur l'exploitation des faiblesses des asservis qui sont poussés à considérer comme seul horizon existentiel possible la réalisation du bien-être matériel comme une fin en soi. Les masses contemporaines sont amenées à penser la pauvreté comme quelque chose de honteux, elles sont terrifiées par la crise économique, projetée comme imminente, et le chômage qui en découle. L'habitant de l'Hospice : "Assommé par le jonglage des blaireaux, au rythme des statistiques, [...] immergé dans le bourdonnement d'une musique pop de plus en plus vulgaire [...] l'habitant [...] des villes industrialisées prospères fait une course accélérée de la naissance à la retraite" (p. 28). Cette humanité bornée est terrifiée par la liberté, les choix individuels et divergents, l'esprit critique. En effet, le principal précepte en vigueur à l'Hospice identifie l'"Agité", sujet extrêmement dangereux, à marginaliser et à isoler.

Afin d'endormir les masses et de les forcer à embrasser inextricablement la simple réalité matérielle du monde, on leur rappelle souvent le résultat que la pensée de l'"Agité" a eu et pourrait avoir. En ce sens, les images d'Auschwitz ou du Goulag jouent un rôle "éducatif" et sédatif, ou celles qui proviennent de l'extérieur de l'hospice, du tiers-monde où les gens meurent de faim, sont utilisées à cette fin. Le patient modèle est celui qui adhère pleinement à la "vie assurée" que l'hospice dispense généreusement. Parmi les "Agités", les plus dangereux sont ceux qui, dans un monde qui a en fait oublié le sens de la virilité et du risque, du gâchis, se remettent à regarder le Héros comme la figure de référence d'un avenir possible. Leurs ambitions sont étouffées dans l'œuf: c'est le fait du révisionnisme historique, qui met en œuvre l'habituelle reductio ad Hitlerum contre les "Agités" émergents. Un nouveau modèle anthropologique se trouve, au contraire, dans la Victime. Dans l'hospice, le "dernier homme" nietzschéen vit à l'aise, sa vie est faite de "demi-passions du jour et de demi-passions de la nuit". Un homme qui a oublié le sens du destin.

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Ses seules préoccupations sont la recherche du plaisir, de plus en plus dégradé, et la prospérité, pour laquelle il s'est livré à la dévastation de la nature. Il vit une éternelle adolescence ludique : "Portant des couleurs puériles et criardes, comme s'il était un clown, l'homo hospitius transforme son existence en roman-photo" (p. 153). Une photo-histoire mise sous protection par les pourcentages, par la société numérisée, par ceux qui créent l'information qui est ensuite propagée au Peuple, une sorte de divinité intouchable seulement en paroles, mais en fait violée chaque jour dans sa dignité. Un dogme prévaut sur tous : "Ne jamais, au grand jamais, troubler la paix du monde télévisuel, miroir de l'harmonie immaculée de l'Hospice" (p. 171). La musique pop devenue incontournable contribue à détourner les jeunes : "de leur tâche ancestrale, un instinct purement biologique qui les pousse à arracher le pouvoir aux vieux" (p. 179), tout comme la sexualité "libre" qui : " enlève de l'énergie à une [...] pulsion intrinsèquement plus forte, l'instinct de domination " (p. 188).

Limonov estime que pour sortir de la stagnation dans laquelle se trouve l'hospice, il est nécessaire de rouvrir les portes à la vie, aux passions, à la douleur, à la nature. Retrouver le sens et la signification de se dépenser pour soi et pour la communauté. Heureux donc le monde capable d'honorer les Héros !

samedi, 10 juin 2023

Parution du numéro 463 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 463 du Bulletin célinien

Sommaire :

2023-06-Cover.jpgLe goût de Céline chez Sollers

Krogold face à la critique

Céline loin des Lumières

Entretien avec Maxim Görke

Céline et Mirbeau

Gen Paul et Céline

 

 

Retour dans la Pléiade

Il faut savoir beaucoup de gré à Henri Godard, Pascal Fouché et Régis Tettamanzi pour le travail magistral accompli dans cette nouvelle édition de la Pléiade. Rappelons à ceux qui possèdent déjà l’œuvre romanesque dans cette collection que seuls deux volumes apportent, avec l’exégèse requise, un corpus inédit. À ne plus confondre avec les deux premiers volumes de l’édition précédente ; avant cette année, pour lire l’œuvre dans l’ordre chronologique de leurs phases de rédaction, il fallait lire les volumes dans l’ordre suivant : I, III, IV et II !  Cette tomaison est abandonnée ; désormais, les quatre volumes sont classés par grandes périodes d’écriture : Romans 1932-1934 (comprenant Voyage au bout de la nuit, avec notamment des séquences inédites du manuscrit et du dactylogramme, et ce que l’éditeur nomme “textes retrouvés” : La Volonté du roi Krogold, Guerre et Londres) ; Romans 1936-1947 (comprenant Mort à crédit, augmenté de dix séquences du roman dans la version du manuscrit retrouvé ;  Casse-pipe suivi de ce que l’éditeur nomme “scènes retrouvées” ; et Guignol’s band). N’étant pas affectés par les découvertes de l’été 2021, les deux derniers volumes demeurent inchangés et sont seulement rebaptisés en Romans 1952-1955 et Romans 1957-1961.

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À moins d’être un collectionneur éperdu de toutes les éditions céliniennes, seule l’acquisition des deux premiers volumes cités s’impose pour découvrir de l’inédit non procuré par la collection “Blanche”.  Idéalement – puisqu’il s’agit de textes non  achevés – il aurait fallu réserver Guerre, Londres et Krogold à la “Bibliothèque de la Pléiade”, et aux “Cahiers de la NRF” mais, outre les impératifs commerciaux, il est naturel de songer au grand public.

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Au moins ces inédits ne lui ont-ils pas été présentés comme des “romans” puisque non avalisés par Céline qui les considérait à juste titre comme des textes non aboutis. Ajoutons que les deux nouveaux volumes de la Pléiade comprennent un avant-propos inédit de Henri Godard pour le premier et une préface actualisée pour le deuxième. Ses commentaires sagaces font litière de l’affirmation de certains selon laquelle Guerre  serait un texte écrit en 1930-1931 destiné, à l’origine, à être intégré dans Voyage au bout de la nuit.

Cette hypothèse est, on s’en souvient, celle de l’universitaire italien Pierluigi Pellini¹. Il n’est pas le seul dans ce cas : en France aussi il se trouve deux ou trois céliniens qui le pensent aussi. Or Guerre ne peut avoir été écrit à la même période que Voyage puisqu’y figurent des bribes de Krogold. Lequel fut rédigé, comme on le sait, après la parution de son premier roman. Mais la grande découverte apportée par ces inédits est qu’après le fabuleux retentissement de Voyage, Céline a longuement tâtonné. Et n’a donc pas trouvé d’emblée ce qui sera désormais son style : celui inauguré par Mort à crédit. Auparavant il adopta encore, dans ces tentatives que sont Guerre et Londres, un langage proche de l’oralité populaire qui était celui de Voyage.  Sa révolution  stylistique  sera la consécration  d’un éprouvant et patient labeur.

  • L.-F. Céline, Romans 1932-1934 & Romans 1936-1947, Gallimard, coll. “Bibliothèque de la Pléiade”, 2023, 1552 p. et 1956 p. (70,50 et 78,50 euros, prix de lancement jusqu’au 31 décembre).
  1. (1) Giulia Mela et Pierluigi Pellini, « Genèse d’un best-seller. Quelques hypothèses sur un prétendu “roman inédit” de Louis-Ferdinand Céline », ITEM, Paris, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS), 22 juillet 2022.  Voir aussi Marc Laudelout, « Guerre antérieur à Voyage ? », Le Bulletin célinien, n° 454, septembre 2022.

dimanche, 04 juin 2023

Léon Tolstoï et la décadence de l'art en Europe occidentale

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Léon Tolstoï et la déchéance de l’art en Europe occidentale

Nicolas Bonnal

L’écroulement artistique de l’art occidental frappe tous les bons esprits (ne parlons pas du wokisme), mais il est ancien. Dans son magnifique Essai sur l’Art, le comte Tolstoï recense ces catastrophes culturelles du dix-neuvième siècle dont les Français sont souvent responsables (ô festival de Cannes, ô exception culturelle, ô théâtre de soixante-huitard ou de boulevard, ô musique sérielle…) et il les réduit la cause à la décadence religieuse venue avec la Renaissance. C’est Huysmans qui dit que nous chutons depuis le XIIIème siècle.

Tolstoï accuse une élite du plaisir, de surhommes de la consommation artistique (le public friqué des festivals dont se moque à demi-mot Zweig dans le Monde d’hier) ; il incrimine Nietzsche mais Nietzsche tape bien sur Wagner et sur le culte de Bayreuth.

Tolstoï :

« Et pour ne rien dire des effets moraux qu’a eus sur la société européenne une telle perversion de la notion de l’art, cette perversion a encore affaibli l’art lui-même, et l’a, pour ainsi dire, détruit. Elle a eu pour premier résultat que l’art, en faisant du plaisir son seul objet, s’est privé de la source de sujets infiniment variée et profonde que pouvaient être, pour lui, les conceptions religieuses de la vie. Et son second résultat a été que, ne s’adressant qu’à un petit cercle, l’art a perdu la beauté de sa forme, est devenu affecté et obscur. Et son troisième et principal résultat a été que l’art a cessé d’être spontané, ou même sincère, pour devenir absolument apprêté et artificiel. »

Sanlteslae.jpgEn quittant la religion l’art quitte sa source, devient cochon (on en reparle), obscur, surtout se professionnalise. Il est obsédé par la nouveauté :

« Le mérite des sujets, dans toute œuvre d’art, dépend de leur nouveauté. Une œuvre d’art n’a de prix que si elle transmet à l’humanité des sentiments nouveaux. De même que, dans l’ordre de la pensée, une pensée n’a de valeur que quand elle est nouvelle et ne se borne pas à répéter ce que l’on sait déjà, de même une œuvre d’art n’a de valeur que quand elle verse dans le courant de la vie humaine un sentiment nouveau, grand ou petit. »

L’art ne se préoccupe plus que des riches et de leurs soucis sexuels, sentimentaux et existentiels :

« La vie des travailleurs lui paraissait une chose si misérable que les histoires de paysans de Tourgueniev en avaient dit tout ce qu’il y en avait à dire. La vie des riches, au contraire, avec leur galanterie et leur mécontentement de tout, lui paraissait une matière à jamais inépuisable. Tel homme du monde donnait à sa dame un baiser sur la main, tel autre sur l’épaule, un troisième sur la nuque. Tel était mécontent à force de ne rien faire, tel autre parce qu’il sentait qu’on ne l’aimait pas. Et Gontcharov avait la conviction que cette sphère offrait à l’artiste une variété de sujets infinie. Combien de gens sont aujourd’hui de son avis ! »

A la même époque le naturalisme de Zola nous découvre le monde des travailleurs, mais de quelle manière !

Tolstoï évoque l’obsession sexuelle occidentale :

« Plus tard, l’élément du désir sexuel a commencé à pénétrer de plus en plus dans l’art ; il est devenu désormais, à très peu d’exceptions près, un élément essentiel dans tous les produits artistiques des classes riches, et en particulier dans les romans. De Boccace à Marcel Prévost, tous les romans, contes, et poèmes expriment le sentiment de l’amour sexuel sous ses formes diverses. L’adultère est le thème favori, pour ne pas dire l’unique thème de tous les romans. »

Le cul (cf. le roman de Lemaire) envahit tout :

« Les opéras et les chansons, tout est consacré à l’idéalisation de la luxure. La grande majorité des tableaux des peintres français représentent le nu féminin. Dans la nouvelle littérature française, à peine s’il y a une page où n’apparaisse le mot « nu ». »

La mauvaise humeur et le spleen se répandent !

« Le troisième des grands sentiments qu’exprime l’art des riches, celui du mécontentement universel, a fait son apparition plus tard encore que les deux autres. Ce sentiment n’a pris toute son importance qu’au début de notre siècle ; il a trouvé ses représentants les plus forts en Byron et Leopardi, puis en Heine. Aujourd’hui, il est devenu général ; et on le trouve constamment exprimé dans les diverses œuvres d’art, mais en particulier dans les poèmes. »

On accuse tout (« je suis maudit ! ») :

« Les hommes vivent d’une vie stupide et mauvaise, et en rejettent le blâme sur l’organisation de l’univers. »

Il en résulte un appauvrissement général :

« Le premier résultat de la perte de foi des classes supérieures a été, pour l’art de ces classes, l’appauvrissement de leur matière. Mais par un second résultat, en devenant sans cesse plus exclusif, cet art devenait en même temps sans cesse plus artificiel, plus embarrassé, et plus obscur. »

Ensuite vient l’abscons que Tolstoï dénonce chez Baudelaire comme chez Mallarmé (le Second Empire, toujours, ce prototype totalitaire de notre méphitique moderne monde, comme le comprit Maurice Joly) :

« C’est bien, comme on le voit, l’obscurité érigée en dogme artistique. Et le critique français Doumic, qui n’a pas encore admis ce dogme, a bien raison de dire « qu’il serait temps aussi d’en finir avec cette fameuse théorie de l’obscurité, que la nouvelle école a élevée, en effet, à la hauteur d’un dogme ».

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Je pense aussi à l’An dernier à Marienbad : un adultère raconté de façon incompréhensible dans un décor de rêve (château baroque teuton) ! L’essence de nos cannois émerveillements. Lourcelles a très bien étrillé ce produit si franchouillard (le franchouillard, c’est l’exception culturelle, art nul et étatisé financé par le contrit contribuable, voyez mon livre sur cette Exception). Mais l’important c’est  de créer une élite fondée sur le fric et la technocratie (cf. le Grand Reset). En matière culturelle on y est depuis longtemps ; en économie on va y être. Le tout est de formater son public. En France on est champion.

L’auteur de Guerre et Paix ajoute :

« Du jour où l’art des classes supérieures s’est séparé d’avec l’art du peuple, cette conviction est née que l’art pouvait être l’art et rester, cependant, hors de la portée des masses. Et du jour où ce principe a été admis, on pouvait prévoir que le moment viendrait où l’art ne serait plus accessible qu’à un petit nombre d’élus, et qu’il finirait même par ne plus l’être qu’à deux ou trois personnes, voire à une seule, l’artiste qui le produirait. »

Tolstoï répugne à l’idée de l’œuvre élitiste, incompréhensible :

« Dire qu’une œuvre d’art est bonne, et cependant incompréhensible à la majorité des hommes, c’est comme si l’on disait d’un certain aliment qu’il est bon, mais que la plupart des hommes doivent se garder d’en manger. »

Or le grand public n’est alors pas si nul :

« Il est faux de dire, en outre, que la majorité des hommes manquent du goût nécessaire pour apprécier les œuvres d’art supérieures. Cette majorité a toujours compris, et continue à comprendre ce que nous aussi nous reconnaissons comme étant le meilleur : l’épopée de la Genèse, les paraboles de l’Évangile, les contes de fées, les légendes et chansons populaires. Comment donc se fait-il que la majorité des hommes ait soudain perdu cette faculté naturelle, et soit devenue incapable de comprendre l’art de notre temps ? »

Céline dira l’inverse dans les pamphlets. Il faut dire qu’entretemps le peuple a été bien préparé, mitonné, abruti et conditionné par radio, TV, ciné et festivals.

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Ensuite vient le business ; voyez comment Hermann Hesse décrit l’abrutissement par le cinéma dans son Loup des steppes (comme pour beaucoup de livres : ce n’est pas que ce livre est mal lu, c’est qu’il n’est pas lu) et comment Zweig décrit la destruction de Salzbourg par son festival ; Tolstoï :

« Cette énorme et croissante diffusion des contrefaçons de l’art, dans notre société, est due au concours de trois conditions, à savoir : 1° le profit matériel que ces contrefaçons rapportent aux artistes, 2° la critique, 3° l’enseignement artistique. »

Oui, les écoles de cinéma ont détruit le cinéma. Ford, Walsh, Hawks étaient-ils élèves d’écoles de cinéma ? Le problème est que l’argent, les subventions, vont fabriquer un public snob (celui des nouvelles Femmes savantes ou des nouveaux Trissotin) à coups d’universités et de festivals. C’est le monde moderne qui se met en place : dette, gabegie et gaspillage – technocratie partout. En attendant les immondes ateliers d’écriture… Dès le début du vingtième siècle la poésie devient de la littérature pour profs écrite par des normaliens. Et le poète n’est plus très nature : ô cimetière marin ! O mer toujours recommencée !

On avait le business, on a maintenant le job :

« Mais aussitôt que la distinction se produisit de l’art de l’élite et de l’art du peuple, aussitôt que les classes supérieures se mirent à acclamer toute forme d’art, pourvu seulement qu’elle leur apportât du plaisir, aussitôt enfin que ces classes commencèrent à rémunérer leur soi-disant art plus encore que toute autre activité sociale, aussitôt un grand nombre d’hommes s’employèrent à ce genre d’activité, et l’art prit un caractère nouveau, et devint une profession. »

Notre génie (il détestait le mot, car en effet on a voulu remplacer Dieu et ses anges par Einstein et les génies) mal intentionné ajoute :

« Le professionnalisme est la première cause de la diffusion parmi nous des contrefaçons de l’art. »

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La critique joue aussi un rôle sinistre :

« La seconde cause est la naissance, toute récente, et le développement de la critique, c’est-à-dire de l’évaluation de l’art non plus par tout le monde, non plus par des hommes simples et sincères, mais par des érudits, des êtres à l’intelligence pervertie, et remplis en même temps de confiance en soi. »

Comme me disait Jean-Jacques Annaud, souvent victime de cette critique de cinéma, « elle garde son pouvoir de nuisance ». En effet puisqu’elle a détruit de fond en comble le cinéma français – devenu froncé.

Tolstoï répugne à l’enseignement de l’art :

« Ces écoles ont pour objet l’enseignement  professionnel de l’art. Mais l’art est la transmission à d’autres hommes d’un sentiment personnel éprouvé par un artiste. Comment donc pourrait-on enseigner cela dans des écoles ? »

Et de s’en prendre à nos merveilleuses dissertations fabricantes de bêtes à concours et d’experts-parlementaires-énarques-ministres inexpugnables : 

« En littérature, on apprend aux jeunes gens comment, sans avoir rien à dire, ils peuvent écrire une composition de plus ou moins de pages sur un sujet auquel ils n’ont jamais pensé, et l’écrire de telle façon qu’elle ressemble à des écrits d’auteurs d’une célébrité reconnue. »

L’enseignement théâtral aussi lui donne du souci :

« De même encore, dans les écoles d’art dramatique, on apprend aux élèves à réciter des monologues exactement comme les récitaient les acteurs célèbres. »

Le monde moderne ressasse Mozart, Bach, Racine, Shakespeare depuis trois ou quatre siècles, preuve qu’il n’a pas fait mieux et qu’il ne cherche pas à le faire. C’est l’ancienne culture congelée et préservée dont parla Guy Debord dans sa Société du Spectacle. Tolstoï la voit venir, qui parle d’auteurs (Gourmont, Louÿs) que nous connaissons tous encore.

La musique devient un entraînement d’automates :

« Et de même en musique. Toute la théorie de la musique n’est qu’une simple répétition des méthodes dont se sont servis les musiciens célèbres. Quant à l’exécution musicale, elle devient de plus en plus mécanique et semblable à celle d’un automate. »

Bref on est déjà dans la consommation et le recyclage.

Tolstoï comme tout le monde présente ses solutions (arrêtez avec ça) ; elles n’ont été adoptées nulle part. L’idée essentielle et guénonienne c’est cet affaissement lent et progressif depuis la fin du Moyen Age. Cet effondrement spirituel est accompagné d’une montée de l’esprit totalitaire (Bernanos).

Le reste est littérature.

Sources principales :

Léon Tolstoï - Qu’est-ce que l’art ? – Chapitres VII à XI.

https://bibliotheque-russe-et-slave.com/Livres/Tolstoi%20...

https://leblogalupus.com/2019/11/04/le-loup-des-steppes-c...

https://www.dedefensa.org/article/bernanos-et-la-fin-de-l...

https://www.amazon.fr/Autopsie-lexception-fran%C3%A7aise-...

https://www.amazon.fr/Louis-Ferdinand-C%C3%A9line-pacifis...

 

mardi, 30 mai 2023

Young Global Leaders et politiciens-robots: quand Boris Vian expliquait le futur

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Young Global Leaders et politiciens-robots: quand Boris Vian expliquait le futur

Nicolas Bonnal

Vian traducteur de Marlowe écrit après la guerre quatre parodies de romans noir : le plus connu est le plus mauvais, J’irai cracher sur vos tombes. Le meilleur est Et on tuera tous les affreux, ouvrage méconnu qui pastiche plusieurs genres : le film d’aventures dans les îles ; le porno (eh oui) ; le roman noir et la SF.

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Rappel : dans une île perdue du Pacifique un savant fou nazi nommé Schutz (et non Schwab) « fabrique » du vivant et des stars et surtout des politiciens pour diriger le monde. Parodie géniale de roman noir, d’érotisme et de SF surtout, Et on tuera tous les affreux annonce notre futur… « Je sais pertinemment que les trois cinquièmes des hommes politiques dangereux pour le gouvernement actuel ont été élevés et conditionnés par vous-même… Mes félicitations, d’ailleurs… votre système est très au point. »

On rapprochera ces textes (la volonté de créer un androïde parfait, un robot plus humain que l’humain façon Blade Runner) de classiques de la littérature de SF : voir le livre de ma femme Tetyana Popova-Mozovska sur Philip K. Dick et le Grand Reset, qui a recensé et étudié tous les écrits de Dick dans cette perspective. Le premier créateur d’automates fut Dédale en personne.

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Mais je pensais aussi aux Stepford wives. Les  Stepford Wives sont un roman d’Ira Levin, le légendaire auteur de Rosemary’s baby. Ce film réalisé en 1966-67 comme une guerre des six (ou des 666) jours culturelle précipite la « conquête du cool » et le grande effondrement occidental dont on observe aussi le déchainement agonique et eschatologique qui est proprement satanique.

Les Stepford wives sont un peu différente : Levin se moque des amateurs de femmes gentilles et parfaites – voir de ces « fées du logis » dont se moquaient déjà les féministes de mon enfance. Elles deviennent dans œuvre luciférienne des démons robotiques. On a un excellent remake de Franck Oz (2004) avec Glenn Close et Christopher Walken) qui dénonce cette volonté bourgeoise de créer la potiche parfaite.

Mais je suis remonté sur mes roues. L’ennemi dénonce toujours ce qu’il va faire. Dans Et on tuera tous les affreux, Vian annonce les Young Global Leaders de Davos et dans les Stepford wives on nous annonce la femme nouvelle, soit nos politiciennes robotiques écolo-féministes jeunes et folles. On n’est plus dirigés par des politiciens mais par des machines humaines (cf. notre livre sur internet : il est plus facile de transformer l’homme en machine que l’inverse). Asselineau a à moitié compris le truc quand il a parlé des blancs-becs de Davos que nos « nonagénaires génocidaires » (l’expression est de moi et je vais la breveter) mettent partout au pouvoir.

Vers la fin (pages 163 et suivantes) de son court et explosif roman, Vian (qui annonce les bobos comme pas un et s’avère un bon sosie de Macron aussi) écrit :

– Je fais des quantités de blagues aux gens… poursuit Schutz. Bien entendu, je ne me borne pas à élever des enfants dans des bocaux ; ça, ce n’est rien. Je cultive leur corps et leur esprit et je les lance dans la nature, ou alors je les garde avec – 163 – moi pour m’aider dans mes travaux. J’ai de sérieuses références… Ainsi, la star Lina Dardell… elle vient de chez moi… C’est bien pour ça qu’on n’a jamais lu sa biographie nulle part… Il y a dix ans, elle était encore dans son bocal… Le vieillissement accéléré, c’est ce qui est le plus facile à obtenir… Une accélération temporaire du rythme vital, une oxydation un peu renforcée… ça va tout seul… Le gros point, c’est la sélection… l’amélioration… parce qu’il y a tout de même un assez gros déchet… soixante pour cent à peu près… »

La fabrique des stars, l’usine à rêves s’applique maintenant à la politique :

– Je suis ici pour tout autre chose… dit Bokanski. Il n’est pas question de physique là-dedans. Vous le savez bien. – Ah, dit Schutz, si vous parlez par énigmes, je ne vous suis plus. Venez voir mes petites filles ; nous avons perdu assez de temps comme ça… Je vous demande une heure de votre temps et je vous fiche la paix… – Écoutez, dis-je. Vraiment, je sors d’en prendre et ce n’est pas une métaphore. Il y a seulement vingt-quatre heures, j’étais intégralement puceau et je vous assure que je regrette ce temps-là. Car depuis hier matin huit heures, je n’arrête pas…

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On remarque que Schutz évoque les petites filles (elles baisent comme des tordues et se suicident si on les trouve laides) : on est déjà dans Epstein Island, comme dans l’Ile fantastique, le feuilleton cool et satanique des années 70-80. Venez dans notre île au plaisir…

Le visionnaire Vian évoque ensuite un politicien parfait (un Hunter Biden ?) bizarrement nommé Kaplan (je pense à Hitchcock et à sa Mort aux trousses) :

« Schutz ne répond rien et il continue, imperturbable. – Vous avez entendu parler de Pottar ? poursuit Mike. Rock, vous connaissez Pottar ? – Ben… oui, comme tout le monde, dis-je. J’ai lu ses articles… mais je ne l’ai jamais vu… – On ne sait pas qui est Pottar, continue Mike, qui parle rêveusement comme s’il était seul ; mais derrière Pottar, il y a déjà vingt millions d’Américains prêts à marcher avec lui au moindre signe. Et Kaplan ? – Je sais qui est Kaplan… dis-je. C’est lui qui a mené la récente campagne contre le gouverneur Kingerley. – Kaplan est apparu dans le monde politique il y a quatre ans, dit Mike ; et il a fait échouer tous les projets de Kingerley, un homme qui est depuis vingt ans dans le bain… On ne sait rien de Kaplan… mais quand on prend la peine de comparer les théories de Kaplan et celles de Pottar… on a de curieuses surprises… – Je suis très peu la politique… dit Schutz. (…) Kaplan et Pottar plaisent aux foules, dit Mike. Ils sont beaux, ils sont intelligents, ils ont du charme… »

Un agent du FBI (agence pas encore assez noyautée et grand-remplacée apparemment) ajoute :

– Kaplan et Pottar sortent de chez vous… dit Mike froidement. Il y a un silence. Schutz s’arrête et ses yeux gris et glacés tombent sur Mike. – Écoutez, Bokanski, dit-il, épargnez moi vos plaisanteries… Parlons d’autre chose… Je vous le demande comme un service personnel… – Ça va, dit Mike. Je n’insiste plus… Mais quant à me dire que vous vous contentez de cultiver le physique des gens, n’attendez pas que j’avale celle-là… Je sais pertinemment que les trois cinquièmes des hommes politiques dangereux pour le gouvernement actuel ont été élevés et conditionnés par vous-même… Mes félicitations, d’ailleurs… votre système est très au point. Schutz se met à rire. – Écoutez, Bokanski… J’allais me fâcher, mais vous dites ça avec un tel sérieux que je vous pardonne… Moi, Markus Schutz, en train de préparer la ruine de mon pays… en train de noyauter tous les milieux pour mettre la main sur les leviers de commande ? Enfin, mon cher… vous voulez plaisanter… Je suis dans mon île comme un roi sans couronne, je me livre à mes expériences en toute tranquillité… »

Pendant longtemps aussi j’ai cru que le forum économique mondial se livrait à des expériences en toute tranquillité…

vendredi, 26 mai 2023

Ernst Jünger et la créature des tranchées

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Ernst Jünger et la créature des tranchées

Constantin von Hoffmeister

Source: https://eurosiberia.substack.com/p/ernst-junger-and-the-trench-creature?utm_source=post-email-title&publication_id=1305515&post_id=122083085&isFreemail=true&utm_medium=email

Alors que la folie de la Grande Guerre engloutit l'Europe, Ernst Jünger se retrouve dans les tranchées gorgées d'eau, l'odeur de la mort et de la boue se mêlant à l'air. C'est là, dans ces paysages cauchemardesques, qu'il affronte un adversaire d'origine nettement cosmique, une manifestation des horreurs indicibles de Lovecraft. Dans "L'appel de Cthulhu", Lovecraft écrit : "Nous vivons sur une île placide d'ignorance au milieu des mers noires de l'infini, et il n'était pas prévu que nous voyagions loin". Mais Jünger, en pleine bataille, était déjà à la dérive dans ces mers noires. "Nous venions de salles de cours, nous avions quitté nos bancs d'écoliers et nos établis d'usines et, au cours des brèves semaines d'entraînement, nous nous étions soudés en un groupe nombreux et enthousiaste", écrit-il dans Orages d'acier.

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Une nuit glaciale, à la lueur fantomatique de la lune, il se retrouve engagé dans une lutte brutale avec un soldat français. Mais ce n'était pas un homme ordinaire. Au fur et à mesure que Jünger luttait contre son ennemi, le visage du soldat s'effaçait, révélant une créature qui faisait écho à l'effroi grotesque de l'Innsmouth de Lovecraft - un homme-grenouille, dont le corps était un mélange impie d'homme et d'amphibien, et dont les yeux ronds et globuleux scintillaient dans la faible luminosité. "Partout, la vie était vécue dans sa forme la plus extrême", se souvient Jünger.

Les mains de Jünger, enduites de la boue des tranchées et recouvertes des sécrétions gluantes de la bête, luttent pour maintenir leur prise autour de la gorge de la créature. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine, la terreur de sa situation se disputant à l'adrénaline du combat. Il pouvait sentir le pouls frénétique de la créature sous ses doigts, ses tortillements désespérés, ses croassements gutturaux de détresse se répercutant dans l'étroitesse de la tranchée. "Ici, dans les tranchées, c'est le camp qui se rétablit le premier qui l'emporte", se dit Jünger.

Ses doigts se crispent, les muscles de ses bras se tendent sous l'effet de l'effort. Les yeux de la créature commencèrent à s'écarter encore plus grotesquement de son visage, et le bruit humide et écœurant qu'ils firent en sortant de leurs orbites résonna aux oreilles de Jünger. Un liquide visqueux, d'encre, se répandit, coulant sur le visage de la créature comme des larmes de goudron. "La mort avait montré son visage ; il n'y avait pas d'échappatoire, et le calme de la nuit renforçait l'horreur de notre situation".

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L'homme-grenouille se débat, ses griffes agrippent les bras de Jünger dans une tentative futile de se libérer. Mais Jünger tient bon, sa détermination étant alimentée par l'abomination qu'est son adversaire. La créature perdait de sa vitalité, ses efforts ralentissaient, ses croassements s'estompaient, jusqu'à ce qu'enfin, dans un dernier frémissement, elle tomba mollement. "Ironiquement, c'est notre expérience commune d'une telle inhumanité qui nous a permis de rester sains d'esprit au milieu du chaos", commente Jünger.

Dans la foulée, le corps de l'homme-grenouille se décompose rapidement, se fondant dans la boue de la tranchée, comme si la terre elle-même cherchait à cacher les preuves de cette monstruosité cosmique. Le seul témoignage de cette effroyable bataille est la puanteur persistante de la décomposition et le souvenir indélébile gravé dans l'esprit de Jünger, un rappel sinistre des horreurs indicibles cachées dans le chaos de la guerre. Il confie dans Orages d'acier : "La guerre nous a appris la diversité de la mort".

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jeudi, 11 mai 2023

René Baert: esthétique et éthique

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René Baert : esthétique et éthique

C’est la réédition d’une rare pépite des éditions nationales-socialistes belges de La Roue solaire que nous annonce également le Cercle. L’épreuve du feu, à la recherche d’une éthique fut publié en mars 1944 par René Baert, critique littéraire et artistique du Pays réel, aux éditions qu’il cofonda, un an plus tôt.

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A sa sortie, ce livre fut présenté élogieusement dans la presse d’Ordre Nouveau, notamment par Le Nouveau Journal dont Robert Poulet fut le rédacteur en chef : « C’est à [la révolution nationale et sociale] que se consacre René Baert dans son livre L’épreuve du feu, qui porte en sous-titre : à la recherche d’une éthique.

Il s’agit d’une suite de courts essais dont le lien et l’unité sont évidents. Livre un peu aride, sans doute, –mais la facilité n’est plus de mise en ces temps de fer, et puisque, justement, c’est contre l’esprit de facilité qu’il faut d’abord lutter. Livre d’utile mise au point. L’essentiel de notre combat sur le plan de la pensée et de l’éthique, se trouve condensé dans de brefs chapitres qui s’intitulent notamment : La mesure du monde, Liberté chérie, Apprendre à servir, Le salut est en soi, Mystique de l’action, L’homme totalitaire, Le sens révolutionnaire.

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On n’entreprendra pas ici de résumer un message qui se trouve déjà fortement condensé dans ces pages, et dont la signification essentielle tient peut-être dans ces quelques lignes :

“Le révolutionnaire est celui qui lutte pour que nous ne connaissions plus jamais un temps comme celui que nous avons connu avant cette guerre… Ah ! combien à ce temps exécrable préférons-nous celui que nous vivons aujourd’hui ! Ce n’est pas que nous soyons heureux d’avoir fait les frais d’une aventure qui ne nous concernait pas, ce n’est pas que nous bénissions l’épreuve qui nous condamne à étaler toutes nos misères aux yeux d’autrui, –mais ce qui nous enchante, c’est d’être entrés de plain-pied dans la lutte, c’est de participer dans la faible mesure de nos moyens au gigantesque travail de l’avènement de l’Europe… Le sens révolutionnaire de notre époque extraordinaire se traduit précisément dans l’immense besoin de quelques-uns de sauver leur patrie malgré elle… La tâche, plus que jamais, doit appartenir aux révolutionnaires. C’est toujours à la minorité combattante qu’appartient l’initiative de la lutte. Mais qu’on n’oublie pas que seuls pourront y participer ceux qui n’auront pas préféré leurs petites aises au risque qui fait l’homme.”

Cette tâche, elle est politique et sociale, mais elle est aussi spirituelle, éthique. Aussi bien est-ce à la recherche d’une éthique révolutionnaire que s’applique l’auteur de L’épreuve du feu. Il ne le fait pas sans se référer à de hauts maîtres, tels que Nietzsche ou, plus près de nous, l’Allemand Ernst Jünger (dont René Baert analyse lucidement l’œuvre et l’enseignement dans un chapitre intitulé Le travailleur), les Français Drieu la Rochelle ou Montherlant (entre lesquels il établit un remarquable parallèle). » (Le Nouveau Journal, 6 avril 1944).

René Baert, réfugié en Allemagne en 1945 où il tentait de se préserver des générosités assassines de la Libération, est arrêté et fusillé sans autre forme de procès par des militaires belges. On ne dispose que de peu d’éléments biographiques sur lui bien qu’il existe un site modeste qui lui est consacré (cliquez ici: https://renebaert.wordpress.com/biographie/).

L’épreuve du feu, de René Baert, est ressorti aux éditions du Lore et est disponible directement chez l'éditeur: http://www.ladiffusiondulore.fr/index.php?id_product=1031&controller=product

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Parution du numéro 462 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 462 du Bulletin célinien

Sommaire :

2023-05-BC-Cover.jpgUn entretien inédit avec Céline (1960)

Retour dans la Pléiade

Bagarre autour de l’héritage

Une amie méconnue : Blanche Chauvenet alias Blanchette Fermon

Entretien avec David Labreure

Céline, la guerre et la Lys en 1914.

 

Moralisme

Lorsqu’un ancien premier ministre¹ déclare, dans une émission télévisée, qu’il admire Céline sans pour autant partager ses idées, il s’attire cette réplique de l’animateur suscitant les rires du public : « Donc, vous êtes un peu schizo ? »¹ De plus en plus difficile de faire admettre aux nouvelles générations que l’on peut apprécier un écrivain dont on réprouve les idées. Je donne volontiers, pour ce qui me concerne, l’exemple d’Aragon, auteur (entre autres) de ce beau roman qu’est La Semaine sainte (1958), et qui fut, comme chacun sait, un stalinien de l’espèce répulsive. Au cours d’un récent déjeuner qui réunissait des amis céliniens dans la capitale belge, Christian Mouquet, président de la Société des Lecteurs de Céline, me faisait observer que cette ouverture d’esprit est davantage répandue à droite qu’à gauche. Cela se vérifie avec la prolifération des « sensitivity readers » qu’on pourrait traduire par « démineurs éditoriaux ». Il s’agit de personnes vigilantes débusquant dans les œuvres littéraires des contenus pouvant être perçus comme offensant ou contenant des stéréotypes ; elles rédigent ensuite, pour les maisons d’édition qui les rétribuent, un rapport suggérant des suggestions de réécriture. 
 
Cette profession, en vogue de l’autre côté  de l’Atlantique, risque fort de fleurir bientôt ici. Les œuvres d’Agatha Christie, Roald Dahl, Mark Twain et Ian Fleming ont déjà dû passer sous les fourches caudines de ces nouveaux censeurs. Ainsi les aventures des détectives Miss Marple et Hercule Poirot ont été modifiées par la maison Harper Collins afin d’éradiquer toute expression potentiellement offensante pour le lecteur contemporain. Toute mention faite d’une personne noire, juive ou gitane est appelée à disparaître.
 

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Ce genre de réaction ne date pas d’hier. On se souvient que dans son Ferdinand furieux (1979), Pierre Monnier fait un portrait attachant de Paul Lévy qui, quoique juif, apporta son soutien inconditionnel à Céline alors exilé au Danemark. L’auteur notait, au passage, qu’il avait un type juif très marqué.  Que n’avait-il pas dit là ?!  Rendant compte du livre, Bertrand Poirot-Delpech, feuilletoniste littéraire au Monde, y discerna un signe d’antisémitisme ! Rappelant ce fait, son fils, Frédéric Monnier, indiquait avec ironie : « C’est à partir de ce moment-là que mon père et moi avons décidé de ne plus dire qu’Houphouët-Boigny avait l’air noir. »²
 

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Dans la Mystérieuse Affaire de Styles (1920), le premier roman d’Agatha Christie, Hercule Poirot fait remarquer qu’un personnage est “ un Juif, bien sûr ” ; dans la nouvelle édition, le mot n’apparaît plus. Certaines formules complètement banales sont, elles aussi, vouées à disparaître : ainsi, dans Le Major parlait trop (1964), du même auteur, la description d’une femme avec « un torse de marbre noir » a été caviardée. Christie, Dahl, Twain, Flemming… ce n’est qu’un début. « Next Louis-Ferdinand Céline », prédit la grande romancière américaine Joyce Carol Oates, indignée par ses délires.
 
La tâche s’avère colossale car, même dans les romans d’après-guerre, les propos politiquement incorrects de Céline sont légion. On peut espérer qu’en France le droit moral de l’auteur (et des héritiers) s’opposera à cette censure. Il comprend notamment cette prérogative relative au respect de l’intégrité de l’œuvre : seul l’auteur (ou son ayant droit) peut s’opposer à toute modification, suppression ou ajout susceptible de modifier son œuvre initiale, tant dans la forme que dans le fond.
  1. (1) Édouard Philippe dans l’émission « Quotidien » animée par Yann Barthès, TMC, 27 mars 2023.
  2. (2) Frédéric Monnier, Céline, mon père et moi, Du Lérot, 2019.
 

mercredi, 10 mai 2023

Qui a peur de Zakhar Prilepine ?

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Qui a peur de Zakhar Prilepine ?

par Laura Ru 

Source : Laura Ru & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/chi-ha-paura-di-zakhar-prilepin

9782742785759.jpgJe suis l'œuvre de Zakhar Prilepine depuis de nombreuses années, depuis que j'ai été foudroyée par le courant que véhicule son écriture : la rugosité du registre parlé est si bien pétrie qu'elle en devient lyrique, elle est minée pour en faire ressortir des profondeurs insoupçonnées, comme si Prilepine avait découvert l'art de broder des vers à la mitrailleuse. Prilepine ne m'avait pas seulement éblouie, ses livres étaient rapidement devenus un phénomène littéraire et leur auteur une figure culte - même le président russe aurait lu son best-seller San'kia.

Ce n'est pas une agence de marketing qui est à l'origine de la célébrité de Prilepine, mais sa capacité à saisir le changement spirituel qui s'opérait lentement dans la société russe et à l'interpréter. Prilepine ne le fait pas seulement par l'écriture, mais en appliquant son talent et son énergie volcaniques dans toutes les directions où ses idéaux de justice et de vérité le poussent. Jeune militant du mouvement national d'opposition bolchevique, il devient rapidement l'héritier politique de son fondateur, Edouard Limonov, un autre écrivain célèbre. Mais il n'y a pas de place pour deux personnalités aussi fortes dans le mouvement. Les relations entre les deux s'enveniment et Prilepine poursuit son activité politique dans une autre direction, fondant après quelques années un parti qui ne cherche pas la confrontation directe avec le pouvoir comme le faisaient les nationaux-bolcheviks, mais s'ouvre à une possible collaboration avec les autorités sur certaines questions qui préoccupent Prilepine depuis longtemps, comme la culture, un terrain presque entièrement dominé par un progressisme d'importation.

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Prilepine est un organisateur infatigable, il connaît très bien la scène musicale russe pour avoir été actif dans le milieu du rap, à la fois comme interprète et comme producteur: il lance et soutient de nouveaux talents, ayant compris que le langage rebelle du rap parle directement aux jeunes, qu'il constitue pour beaucoup d'entre eux la seule forme poétique accessible et acceptable. Dans ses productions rap, Prilepine montre que la rébellion de la jeunesse et le sentiment patriotique ne s'excluent pas mutuellement.

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Le coup d'État américain de 2014 à Kiev et la guerre contre les territoires du Donbass, qui ne reconnaissaient pas la légitimité du régime fantoche, avaient suscité l'indignation de ceux qui estimaient que le gouvernement russe n'en faisait pas assez pour protéger la vie et les droits de la population russophone. Déjà à l'époque, Prilepin s'était fait l'interprète d'un sentiment encore minoritaire, mais qui allait devenir une force motrice au fil des ans.

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Au printemps 2014, il se précipite dans le Donbass pour se rendre utile d'une manière ou d'une autre : il écrit des articles, fait office de correspondant dans les zones de guerre, collecte et achemine de l'aide humanitaire. Il se lie d'amitié avec les inoubliables commandants de la résistance Givi et Motorola, ainsi qu'avec divers membres des milices populaires, jusqu'à ce que, fin 2015, il occupe un poste de conseiller auprès de l'administration de la République populaire de Donetsk dans le domaine de l'information et des médias. Tout en travaillant en étroite collaboration avec le tout aussi inoubliable Alexander Zakharchenko, il a également décidé de créer son propre bataillon.

prilepine_poetes_officiers.jpgDepuis des années, Prilepine partage son temps entre le Donbass, ses études, ses écrits, sa famille (il a quatre enfants) et ses activités politiques et culturelles en Russie. Il écrit non seulement des romans, mais aussi des livres sur l'histoire de la littérature russe, favorisant la redécouverte d'auteurs connus et moins connus, anime un programme culturel sur la chaîne de télévision NTV, et participe activement à l'organisation de rencontres, de festivals et de séminaires.

L'écrivain a réuni autour de lui une grande famille fondée sur des affinités électives et un intérêt commun pour la défense des racines et des valeurs traditionnelles de la société russe : intellectuels, écrivains, musiciens, cinéastes, architectes, artistes... Le festival "Tradition", qui se tient depuis 2018 en dehors de Moscou, à Zakharovo, est l'une de ses créations et peut d'emblée compter sur la collaboration, entre autres, du philosophe Alexandre Douguine.

L'année dernière, alors qu'elle quittait ce festival, la voiture dans laquelle se trouvait Darya Douguina, et où on imaginait que se trouvait vraisemblablement son père, a explosé. La tragédie s'est déroulée de manière presque identique hier dans la région de Nijni Novgorod, alors que Prilepine et sa fille, ainsi que son ami et assistant, Alexander Choubine, qu'ils avaient rencontré dans le Donbass, rendaient visite à des membres de la famille de l'écrivain.

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Alexander est mort dans l'explosion et Prilepine a été grièvement blessé.
Après les meurtres de Darya Douguina et du blogueur et correspondant militaire Vladen Tatarsky, Zakhar Prilepine savait qu'il était dans la ligne de mire des terroristes ukrainiens et de leurs conseillers et soutiens occidentaux. Après tout, ce n'est pas un mystère que Kiev met constamment à jour sa liste des "ennemis de l'Ukraine": à présent, la tristement célèbre base de données de Mirotvorets ressemble à un long annuaire téléphonique et contient de plus en plus de noms de journalistes et de faiseurs d'opinion.

Prilepine figurait également sur une liste beaucoup moins publique.
Ce n'est pas une coïncidence si les trois cibles visées sont des personnes capables d'influencer l'opinion publique, de représenter un point de référence patriotique pour la société russe et de donner à de nombreux jeunes un exemple différent de celui imposé par l'Occident.

51oRBCScNgL.jpgLes Ukrainiens ont été formés non seulement à la guerre conventionnelle mais aussi à des formes hybrides de guerre: le terrorisme, les opérations psychologiques et la guerre de l'information figurent en bonne place dans leur répertoire et bénéficient d'énormes ressources.

Quant à l'Occident, qui se reconnaît dans l'OTAN, il poursuit obstinément le projet d'effacer complètement l'information, la culture et la civilisation russes, non seulement de l'Ukraine mais aussi du reste du monde. Cet effacement ne pouvant se faire à l'intérieur des frontières russes, des terroristes sont engagés pour éliminer physiquement ceux qui, par la culture et l'information, non seulement influencent l'opinion publique nationale, mais renforcent aussi les bases sur lesquelles repose l'avenir de la Russie.

 

mardi, 25 avril 2023

Pourquoi lire Don Quichotte?

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Pourquoi lire Don Quichotte?

par Cippa

Source: https://www.bloccostudentesco.org/2023/04/18/bs-perche-leggere-don-chisciotte/

Comme pour tous les grands classiques de la littérature, il n'est pas possible de réduire la complexité et l'émerveillement des œuvres abordées à un seul article. Pourtant, à l'époque où nous vivons, le risque est grand que ces chefs-d'œuvre restent relégués sur les bancs de l'école: d'où la nécessité d'en parler, même en termes simples, pour inciter tout un chacun à s'approcher de ces livres. Miguel de Cervantès était un personnage incroyable, écrivain et combattant, guerrier et prisonnier, il fut mutilé d'un coup d'arquebuse à la main gauche lors de la célèbre bataille de Lépante en 1571 alors qu'il était au service de la Sainte Ligue: bref, il eut une vie aventureuse et tourmentée. L'œuvre pour laquelle il est resté dans l'histoire est Don Quichotte, un roman incroyable qui part de prémisses tout aussi incroyables: une histoire d'aventure et de chevalerie sous le signe de la satire et de l'ironie.

Notre preux chevalier est un pauvre fou, son écuyer Sancho un homme si simple qu'il tombe dans la folie de son "maître". Dès l'introduction de l'auteur lui-même, on comprend la grandeur de cette œuvre, en lisant entre les lignes un sarcasme et une autodérision qui sortent vraiment de l'ordinaire. On peut lire tout le roman comme un passe-temps, car il y a des scènes d'un comique tellement incroyable que le lecteur peut éclater de rire sans aucune difficulté. Les personnages sont tous entraînés, plus ou moins consciemment, par la conviction folle de Don Quichotte d'être devenu un chevalier errant, et ils agissent tantôt en sa faveur, tantôt contre lui, créant des situations incroyables et hautement absurdes.

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Bien entendu, l'intention de Cervantès dans ce roman est aussi de nous faire réfléchir sur les absurdités de son époque, sur la frontière ténue entre la réalité et l'illusion. L'intention de notre auteur a fait mouche à tel point qu'il nous offre non seulement une splendide image et des pistes de réflexion sur son époque, mais aussi une clé de compréhension de la société sine tempore. Lire Don Quichotte n'est donc pas un simple passe-temps, ni une banale satire, ni même un texte banal qui a marqué l'histoire de la littérature sans raison particulière: c'est une image de l'être humain, quelle que soit l'époque, de ce que notre esprit peut créer à partir de la réalité jusqu'à la modifier radicalement.

Lorsqu'on le lit, on se pose automatiquement des questions: sommes-nous Don Quichotte de la Manche, poursuivons-nous donc une folie et y sommes-nous totalement immergés, moqués et blâmés par les autres ? Sommes-nous Sancho Pancha, c'est-à-dire des sujets tellement trompés et crédules que nous nous laissons emporter par un fou avec seulement quelques sursauts de rationalité ? Ou bien sommes-nous des personnages conscients et logiques, mais souvent mesquins et opportunistes ? Peut-être une combinaison de tout cela. Ne vous méprenez pas, il ne s'agit pas d'une critique de l'être humain en général, mais d'une invitation à réfléchir sur ce qui est réel et ce qui est illusoire dans le monde d'aujourd'hui, où la frontière entre les deux devient de plus en plus mince et complexe. Pensons aux télévisions, aux téléphones portables, aux livres eux-mêmes, comme le rappelle de Cervantès: puis arrêtons-nous et levons les yeux vers le monde réel, vers les rues et les bâtiments, les montagnes et les forêts, le ciel et la mer. Nous, les hommes, sommes des logos, des esprits, des pensées, mais aussi des corps, de la chair et du sang: il est bon de ne jamais l'oublier, et Don Quichotte peut nous aider à nous en souvenir.

lundi, 24 avril 2023

En mémoire de Fernando Sánchez Dragò

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En mémoire de Fernando Sánchez Dragò (L’Inattuale)

par Antonio Terrenzio

Source : Sfero & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/alla-memoria-di-fernando-sanchez-drago-l-inattuale

Il y a quelques jours, à l'âge de quatre-vingt-six ans, s'est éteint Fernando Sánchez Dragò, écrivain et aventurier, dernier représentant de l'"hispanité", témoin d'un monde qui n'existe plus, de cette Espagne magique que l'écrivain madrilène lui-même, qui a grandi dans le Barrio Salamanca, a immortalisée dans son œuvre monumentale "Gargorys y Habidis".

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J'ai connu Fernando Sánchez Dragó grâce à un ami diplomate espagnol qui, lui demandant des conseils sur des livres sur la tauromachie et le monde de la tauromachie, m'a envoyé une vidéo dans laquelle Dragó défendait le monde de la tauromachie. La corrida est l'ultime chose qui reste du monde antique" : l'arène comme cercle sacré, l'homme et la bête dansant, au point que le torero prend l'apparence du taureau et le taureau l'expression d'un être humain, ne faisant plus qu'un. Il a d'ailleurs consacré un livre à ce monde, "Volapiè", que j'ai commandé directement dans une librairie madrilène. C'est ainsi que j'ai découvert Dragó, un écrivain éclectique.

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Fernando était un "niño raro": à l'âge de trois ans, lorsqu'une amie de sa mère lui a demandé : "Que veux-tu faire quand tu seras grand ?", il a répondu : "voy a ser escritor". Des idées claires dès l'enfance pour un enfant prodige, toujours avec un livre sous le bras: "un libro por día". Les années au "Colegio del Pilar" ont été indélébiles et les plus importantes, comme aimait à le rappeler Cesare Pavese. Lors de vos interviews, Fernando, vous n'avez fait que le répéter, et puis ce sourire qui a toujours caractérisé votre visage, vous a marqué dès votre plus jeune âge, lorsque vous disiez que si d'autres enfants pleuraient ou se désespéraient de recevoir une mauvaise note, vous répondiez toujours par un sourire.

Une vie de course, vécue intensément, en faisant toujours monter les enchères, comme un matador au milieu de l'arène. "Mezclarse con la vida", telle était votre maxime Hemynguean, et vous avez tout de suite commencé par vous attirer des ennuis en fondant le Parti communiste espagnol avec trois autres jeunes intellectuels comme vous, non pas parce que vous étiez réellement communiste, mais parce que, comme vous l'avez rappelé dans votre dernière interview (https://www.youtube.com/watch?v=Yd7gAZ-JgCE&feature=youtu.be), il s'agissait de la seule plateforme permettant d'exprimer une pensée dissidente et libre. Vous n'avez jamais réussi à être antifranquiste, même si la guerre civile espagnole vous a enlevé votre père, un journaliste républicain. Vous avez également fait l'éloge de José Antonio De Rivera, leader de la Phalange espagnole. Vous n'avez jamais vécu aussi libre que pendant la dictature franquiste et même les années de prison ont été pour vous des années de passion intellectuelle, toujours en contact avec des hommes "contre", comme vous l'étiez.

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Votre production littéraire est impressionnante, vous avez écrit quarante livres, des milliers et des milliers d'articles. Écrivain et voyageur infatigable, en 1968 vous étiez déjà un hippie avant que les hippies n'arrivent, avec ce voyage à Katmandou, tandis que Cristina, votre compagne "de esta locura", comme vous définissiez votre vie, attendait Ayanta, votre fille à moitié italienne : "El camino del corazón", fut un succès d'édition, réimprimé en plusieurs langues, qui vous valut le "Premio Planeta" en 1990. Cristina vous quittera à votre retour, emportée par un cancer, mais elle vous avait laissé Ayanta.

517Rec6M01L.jpgFernando Corredor, combien de vies avez-vous eues ? Trop pour une personne normale et peut-être aussi pour un écrivain. Onze relations, trois femmes et quatre enfants, le dernier étant Akira, à l'âge de 76 ans. Vous avez voyagé de l'Inde au Japon, vécu et enseigné dans sept pays, dont l'Italie, et qui sait combien d'autres encore. Mais pour raconter l'histoire, il faut du matériel et vous ne vous êtes certainement pas épargné. "Gastarse", "dépensez-vous". Les lecteurs me pardonneront ce mauvais usage de la grammaire espagnole, mais pour évoquer Dragò, je dois recourir au "castellano", car ne pas le faire reviendrait à le trahir. Les interviews que vous avez données étaient encore meilleures que vos livres, vous parliez toujours de vous. Dans l'un d'entre eux, que j'ai lu il y a quelques étés, "El sendero de la mano izquierda", vous énoncez un catalogue de règles pour bien vivre, dont certaines sont tirées du spiritualisme oriental, comme la philosophie taoïste. "Nunca plantear", ne faites pas de plans à long terme, hic et nunc, vivez ici et maintenant. Toujours faire les choses en toute conscience "en su sitio", ne pas se répéter quand on parle "no te repités", ce sont les anecdotes dont je me souviens le plus souvent.

Una vida por lo libros. "Estoy mas orgulloso por los libros que he leido de aquellos que he escrito". Quelle belle phrase de la part d'un écrivain ! Et vous avez aussi consacré aux livres des émissions comme "El faro de Alejandria" ou "Las noches blancas", avec des interviews et des soirées thématiques comme le mystère du Christ, l'au-delà, les maîtres de l'esprit ; des salons de télévision que vous animiez avec des invités exceptionnels, comme votre ami Antonio Escuchado ou André Malvì. Vos citations de Julius Evola et de Renè Guenon étaient presque un clin d'œil au milieu d'une droite métaphysique. L'entretien avec Alain De Benoist sur le parcours intellectuel de l'auteur de la Nouvelle Droite est inoubliable. Dans une déclaration que vous avez faite il y a quelques années, vous avez décliné à votre manière une phrase du philosophe français : "quand quelqu'un dit qu'il n'est ni de droite ni de gauche, il est généralement de droite, et je ne suis ni de droite ni de gauche". Mais j'étais une échappatoire aux conventions et aux clôtures du conformisme intellectuel, vous étiez toujours au-delà des concepts de droite et de gauche, que vous considériez comme obsolètes et trop restrictifs pour un esprit qui aimait les idées et repoussait les idéologies. La droite et la gauche, comme l'enseignait Ortega y Gasset, n'étaient que des façons de se dire stupide.

J'ai pensé que dans l'une de vos émissions, il serait agréable de vous voir avec Franco Battiato et Manlio Sgalambro discuter du soufisme ou d'autres systèmes solaires.

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Ces dernières années, la dénonciation de la dictature du politiquement correct, le retour au puritanisme prôné par l'idéologie "woke", votre soutien à Santiago Abascal (Vox) et votre dénonciation des mesures liberticides appliquées par le gouvernement de gauche de Sanchez vous ont coûté votre départ d'El Pais et de l'édition traditionnelle, mais vous n'en avez pas été moins actif et avez toujours fait entendre votre voix contre les abus de pouvoir et la dictature progressiste. Sans parler de votre opinion sur les désastres de l'OTAN, l'impérialisme américain, votre soutien à Marine Le Pen ou à Vladimir Poutine "le plus grand leader vivant".

1228222342_extras_ladillos_1_0.jpgDans la dernière période, vous vous êtes retiré à Castilfrío, un retour à vos racines, après avoir beaucoup voyagé, parce qu'aujourd'hui les vrais aventuriers n'ont pas besoin de se déplacer, où tout est à portée de clic ou où le tourisme de masse a apporté son délire partout. Dans un article que j'ai lu il y a quelque temps, vous disiez justement que "aventura ya se acabò". Là, dans votre ermitage de Castille et Léon, vous viviez en compagnie de la plus grande bibliothèque privée du monde (120.000 mille volumes), de vos chats adorés, l'un de vos cinq animaux totémiques comme vous aimiez à le rappeler, de votre partenaire japonaise et de votre fils de dix ans. Vous avez également dédié une "novela" à Soseki, Soseki "inmortal y tigre", et dans vos interviews, vous avez rappelé que vous aviez davantage pleuré sa mort que celle de votre mère... Vous avez toujours aimé exagérer et vous l'avez revendiqué presque avec fierté. Vous étiez vous aussi possédée par le démon de la jeunesse, près d'une centaine de pilules pour compléter votre corps et vous maintenir jeune. Maintenant il est temps de dire adieu cher Fernando, de rejoindre Cristina, Soseki, ton ami Antonio Escuchado dans le ciel, de voyager à nouveau avec ton esprit et depuis Castilfrío, d'atteindre le Népal, l'Inde, le Moyen-Orient, d'aller où tu veux parce que tu ne t'arrêteras pas même quand tu seras mort, d'achever tes mémoires, car il te reste encore trois livres à écrire et beaucoup plus à raconter... Porte ton sourire aux Dieux.

vendredi, 14 avril 2023

Parution du numéro 461 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 461 du Bulletin célinien

Sommaire :

2023-04-BC-Cover.jpgCélinisme et ésotérisme

D’un Céline celte

Deux pages sur Londres dans Times Literary Supplement

« Une magnifique floraison verbale » (sur Guignol’s band, 1944)

Variantes sur le même phare.

 

 

Krogold

C’est vers le 20 de ce mois que paraîtra La volonté du roi Krogold, cette légende gaélique que Céline situe dans « un Moyen Âge d’opéra ». En 1947, de Copenhague, il s’exclame : « Combien de chantiers ai-je laissés en plan ? Guignols III ! Casse Pipe ! La Volonté du Roi Krogold ! »¹, ce qui indique que le texte était demeuré inachevé.  Ses lecteurs ne sont guère fascinés par ce versant de son imaginaire². Ni ses exégètes qui ne lui ont consacré quasi aucune étude. Exception notable : une communication au vingtième colloque de la Société d’études céliniennes (2014)³. Y est traitée l’une des sources d’inspiration de cette légende : le journal illustré pour enfants, Les Belles Images, qu’Arthème Fayard créa au début du siècle précédent et dont le jeune Louis Destouches était friand. On se plaît à l’imaginer, trois décennies plus tard, rédigeant dans l’exaltation ce récit haut en couleurs mettant en scène “Gwendor le Magnifique, grand margrave des Scythes, Prince de Christianie”, Wanda la blonde et Thibaud le Trouvère.  Une chose est sûre : ce récit ne sera pas le best-seller que fut Guerre, l’année passée4. Lors du prochain colloque de la S.E.C., qui sera précisément consacré aux manuscrits retrouvés, il se trouvera sans doute l’un ou l’autre spécialiste pour nous en procurer une savante analyse.

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Au-delà du pittoresque, Krogold constitue-t-il une sorte d’apologue à l’instar du rôle qu’ont les ballets dans Bagatelles ? C’est en tout cas, dans Mort à crédit, l’expression concrète de ce que Céline nomme son « raffinement », montrant à dessein une sorte d’innocence foncière qui contraste avec le prosaïsme du récit. Surtout, cette légende correspond à ce que Céline lui-même appelait « une autre face de [s]on imagination ».5  Comme ce fut le cas lorsqu’il la donna à lire à son éditeur, Robert Denoël, elle déroutera ses nouveaux lecteurs. Céline, lui, était en tout cas attaché à ce qui permettait à son lyrisme de se débonder dans une voie différente  : « Je suis avant tout rêvasseur bardique », confiait-il à Milton Hindus, ajoutant : « Je peux raconter des légendes comme on pisse, avec une facilité qui me dégoûte, des scénarios, des ballets tant qu’on veut, en bavardant, c’est vraiment là mon don. »  Henri Godard  a noté que cette facilité lui était peut-être suspecte, Céline étant trop conscient de sa valeur d’écrivain pour ne pas se rendre compte que son originalité et sa force se situaient sur un autre plan.Les amateurs de l’écrivain attendent avec plus d’impatience la version complète de Casse-pipe, et, dans une moindre mesure, les deux coffrets dans la Bibliothèque de la Pléiade  : Romans 1932-1947 et Romans 1952-1961, réédition des quatre volumes que l’on connaît déjà mais intégrant, pour les deux premiers, les éléments nouveaux apportés par les manuscrits inédits.
  1. 1. Lettre du 5 mars 1947 in Lettres à Marie Canavaggia, 1936-1960, Les Cahiers de la Nrf, 2007, pp. 98 & 259-260.
  2. 2. Même chose pour les ballets dont lui se disait très fier mais qui ne sont assurément pas ce qu’ils préfèrent dans son œuvre.
  3. 3. Sven T. Kilian, « Céline et l’imaginaire du début du siècle : la légende du Roi Krogold et L’Homme-orchestre» in Études céliniennes, n° 10, hiver 2017, pp. 75-86. Voir aussi Roman et récits légendaires et populaires chez L.-F. Céline de Tomohiro Hikoe (thèse de doctorat, 2004; résumé in L’Année Céline 2005) et, plus ancien, « Céline et le thème du roi Krogold » d’Erika Ostrovsky (L’Herne, 1965, rééd. 1972).
  4. 4. Sur Internet, on peut écouter une lecture des pages de cette légende (telle qu’elle figure dans Mort à crédit) par Marc Polli, du Théâtre de l’Oreille.
  5. 5. Propos recueilli par Robert Poulet in Mon ami Bardamu, Plon, 1971 (1ère édition parue en 1958).
 

vendredi, 07 avril 2023

Pourquoi lire Wilbur Smith?

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Pourquoi lire Wilbur Smith?

Source: https://www.bloccostudentesco.org/2023/02/17/bs-perche-leggere-wilbur-smith/

par Cippa

Si, comme moi, vous avez à peine vu l'Afrique en photo, vous devez vous fier à ceux qui y sont allés pour dire que Wilbur Smith la décrit minutieusement et vous la fait savourer dans ses romans. Il y est né et y a vécu jusqu'à sa mort récente et en a parlé dans ses romans, de l'Égypte ancienne au colonialisme européen. Ce sont des romans d'aventure, mais ils nous donnent une vision et une compréhension profondes de ce continent, qui est un monde vraiment étranger pour nous. Mes rencontres avec un homme qui a versé son sang sur cette terre m'ont confirmé que les sensations que l'on éprouve en lisant ces romans sont un avant-goût, un amuse-gueule des expériences réelles vécues là-bas par ceux qui n'y sont jamais allés. Pour ceux qui, comme lui, ont arrosé son sol de sang vermeil, ce sont des photographies d'un passé tumultueux.

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Connaître l'histoire de l'Afrique, c'est aussi connaître l'histoire de l'Europe pendant quelques siècles: l'histoire du colonialisme et des aventures qui y ont conduit nos ancêtres. Il ne s'agit pas de romans historiques, mais de traces du passé d'une réalité historique indéniable, de témoignages d'un Anglais né et élevé en Afrique du Sud dans les années 1900, qui a reconstruit un passé et une histoire récente que lui et ses ancêtres ont vécus de première main. À cet égard, je vous recommande les cycles Courteney et Ballantyne, deux familles anglaises parties en Afrique pour la sanglante chasse aux diamants et qui s'y sont installées au milieu de mille péripéties.

Le travail magistral de l'auteur réside également dans la caractérisation des personnages et de leurs relations : par exemple, la symbiose entre les Blancs et les peuples indigènes. Elle peut aider à surmonter certains mensonges du monde moderne sur l'homme blanc en Afrique ; il est nécessaire de comprendre pleinement le lien qui s'est créé entre deux personnes très différentes, qui ont pris une valeur nécessaire l'une envers l'autre afin d'affronter les risques de ce mystérieux et formidable Continent Noir. Il est très important, surtout dans notre environnement, de connaître ces réalités afin d'affronter en toute conscience les accusations qui sont portées contre nous.

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En conclusion, un roman d'aventures peut également être apprécié pour sa valeur en tant que littérature d'évasion. La lecture des romans de Wilbur Smith est un grand passe-temps : on est fasciné aussi bien par la narration chargée de pathos que par la description placide des moments calmes de la vie quotidienne, des navigations tumultueuses aux récits mystérieux d'une spiritualité et d'une magie si éloignées de nous. Par rapport à de nombreux textes peu profonds qui relèvent du genre, notamment dans la littérature de consommation qui s'est récemment dépeuplée pour des raisons évidentes, notre auteur fait voyager notre esprit avec efficacité et une habileté surprenante, nous gardant accrochés, chapitre après chapitre, à ses lignes.