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samedi, 18 novembre 2023

Entre désespoir et décadence : Pierre Drieu La Rochelle et la démission française

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Entre désespoir et décadence : Pierre Drieu La Rochelle et la démission française

Nicolas Bonnal

41Z2hG1PUYL._AC_UF894,1000_QL80_.jpgLe Journal de Drieu publié courageusement par Gallimard avait fait scandale il y a trente ans lors de sa parution. C’est Jean Parvulesco qui me l’avait alors recommandé. Je l’ai relu récemment avec un intense intérêt tant les préoccupations de Drieu recoupent les nôtres : sensation de décadence terminale, désespoir (au sens strict) historique, incapacité de trouver des sauveurs (Hitler ? Staline ? Les Chinois ?), et sinistre impression causée par la torpeur française – la même que ressent alors Bernanos, un de rares écrivains qu’estime alors Drieu  (il admire aussi son départ pour l’Amérique du Sud, et avec quelle raison !).

Même en pleine guerre Drieu observe cette torpeur (si vous voulez de l’émotion, revoyez Casablanca) :

« Cette torpeur qui règne à Paris, qui s'est manifestée à l'occasion du bombardement n° 1. J'avais raison de dire il y a quelques années que les Français étaient devenus un peuple triste, qui n'aimait plus la vie. Ils aiment la pêche à la ligne, l'auto en famille, la cuisine, Ce n'est pas la vie. Ils ne sont pas lâches, mais pires; ils sont ternes, mornes, indifférents. Ils souhaitent obscurément d'en finir, mais ne feront rien pour que ça aille plus vite. Cette 9ème armée qui s'en va les mains dans les poches, sans fusils, sans officiers. »

Une génération avant Debord, Drieu observe :

« Où aimerais-je aller? Nulle part! Le monde entier est en décadence. Le « Moderne» est une catastrophe planétaire. »

Debord dira lui : « dans un monde unifié on ne peut s’exiler » (son seul alexandrin !).

Il tape comme Céline sur la peu glorieuse patrie des années trente, celles des joueurs de boule et du front popu (j’oubliais : et des conspirateurs de la cagoule) :

« La France meurt d'avarice dans tous les de sentiments et de pensées. Pays de petite ironie, de petit dénigrement, de petite critique, de petit ricanement, pays de petitesse...  Tout y a été abaissé : les institutions et même leurs pauvres contraires. Si on a abattu la monarchie on n'a pas élevé le peuple avili à l'aristocratie, on n'a pas décanté la bourgeoisie, si on a ravalé le clergé on n'a pas défendu les professeurs contre l'insipide vanité et on les a loués dans leur inénarrable vacuité !»

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Il observe sur cette fameuse devise républicaine :

« La fraternité n'a pas remplacé la charité, l'égalité n'a profité qu'à l'argent, quant à la liberté ce ne fut que la basse licence de dire tout de façon que rien ne tirât plus à conséquence. »

Se reconnaissant lui-même catastrophiste,  Drieu ajoute :

« N'importe comment, je sais que ma vie est perdue. La littérature française est finie, de même que toute littérature en général dans le monde, tout art, toute création. L'humanité est vieille et a hâte d'organiser son sommeil dans un système de fourmilière ou de ruche. D'autre part, ma vie individuelle est finie. Finis les femmes, les plaisirs sensuels. »

Le fascisme auquel on ne le rattache ne trouve pas grâce à ses yeux. Il l’expédie beaucoup mieux que Julius Evola, Savitri Devi ou Hans Günther (qui en dénoncera le caractère « ochlocratique » quand la bise sera venue) :

Socialisme_fasciste___Drieu_la_[...]Drieu_La_bpt6k1512379p.JPEG« J'ai écrit dans Socialisme Fasciste que le fascisme était l’expression de la décadence européenne. Ce n’est pas une restauration. Il n'y a pas de restauration. Consolidation, replâtrage des débris. »

En réalité Drieu voit comme dans son livre sur la France préfacé par Halévy après la Grande Guerre (guerre qu’il n’admire pas plus) que le Français ne veut plus être français. François Furet fera la même observation dans son Passé d’une illusion : le froncé adore « internationaliser » sa vie politique pour compenser son vide. Voyez aujourd’hui avec la Russie, l’Europe, l’Amérique ou Israël.

A l’époque on a déjà le bloc bourgeois : c’est le camp anglais (De Gaulle parle dans ses Mémoires du vertige qui nous saisit quand l’Angleterre ne décide pas à notre place – depuis 1815 ou 1870 ?) ; on aussi un camp fasciste (Allemagne-Italie même si l’Italie devient ce désastre bien décrit par AJP Taylor) et bien sûr un camp russe (déjà ! déjà !). Sous sa plume peu enjouée cela donne :

« Cet abandon de tout le peuple à la superstition russe est le signe le plus certain de notre abâtardissement à tous. Quand un peuple n'a plus de maîtres, il en demande à l'étranger".

Cependant que d'autres Français s'abandonnent à l'attente clandestine de l'Allemand. Quant à la masse, elle est vouée aux Anglais.

Il n'est plus de Français pour ainsi dire qui pense et qui veuille français. La velléité française est entièrement partagée entre le parti du centre ou anglais, le parti allemand d'extrême droite et le parti russe d'extrême gauche. »

Enfin il a déjà ceux qui se foutent de tout comme aujourd’hui (Gaza, vaccin, reset, guerres, identité numérique, connais pas !) :

« Il y a aussi tous ceux qui veulent qu'on leur foute la paix, c'est à dire qu'on les en recouvre comme d'une déjection. »

Rappelons que Mbappé compte vingt-fois plus d’abonnés Twitter que Philippot ou Asselineau....

Drieu insiste sur la grande déception mussolinienne (Benito aurait dû prendre sa retraite bien avant, avant l’Ethiopie peut-être ?) :

« Je  croyais aussi que Mussolini avait vendu son âme à Hitler, qu'il était résigné à jouer le brillant second. Mais en tous cas on peut voir qu'à la longue l'Italie use Mussolini. »

9782867145193.jpgEt de conclure en rêvant à des orgies de sang romaines :

« Comme tout cela est terne et crépusculaire. C'est bien la décadence de l'Europe. Les grandes tueries du temps de Galba et Othon!  Les fils d'ouvriers Mussolini, Hitler, Staline ne sont pas bien éblouissants. »

Je reprends sa si juste marotte : il n’y a plus de parti français (idem aujourd’hui : on est européen donc, ou russe, ou palestinien ou israélien, ou américain), et ceux qui se réclament du souverainisme font 1% des voix (le RN alias "reniement national" s’est brillamment rangé des voitures) :

« Il y a toujours un parti russe et un parti allemand et un parti anglais, voire un parti italien.

Le parti anglais est si nombreux et maître des choses depuis si longtemps qu'il ne se voit pas et qu’on ne le voit guère. On a abandonné à Londres notre politique étrangère, toutes nos initiatives et toutes nos volontés et tous nos espoirs.

Le parti russe est fait de bourgeois qui joignent la chimère de Moscou à la branlante réalité de Londres, et d'ouvriers qui, incapables de faire la révolution, s'en remettent à Staline pour la leur offrir ou imposer. Le parti allemand masque d'anticommunisme sa lâcheté. »

Belle observation :

« Tous s'en remettent sur les étrangers pour les décharger de leurs devoirs et de la fatigue de penser, d'imaginer, de vouloir. »

Et la conclusion logique de tout cela :

« Ce parti que nous avons pris de ne pas nous battre au début est la conséquence de ces diverses démissions. »  

De Gaulle parti (n’en faites pas un héros référentiel non plus, Giscard et Pompidou étaient ses ministres) nous avons fait qu’aller de démission en démission.

Lire aussi :

https://www.dedefensa.org/article/drieu-la-rochelle-et-le...

 

mardi, 14 novembre 2023

La sagesse traditionnelle de Marguerite Yourcenar contre nos folies modernes

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La sagesse traditionnelle de Marguerite Yourcenar contre nos folies modernes

Nicolas Bonnal

Dernier écrivaine néo-classique nourrie de lait ancien, Yourcenar méprise le monde moderne occidental alors qu’elle avait tout pour plaire pourtant : homosexuelle, païenne, écrivaine, écologiste, végétarienne, rebelle ayant fui le monde, etc. Pourtant son Hadrien qui tapait si bien sur le judaïsme n’allait pas dans le bon sens (d’ailleurs je la trouve bien oubliée)  montrait déjà que quelque chose se tramait dans sa tête contre le monde moderne, comme le Coup de grâce ou les splendides Contes orientaux, recueil de jeunesse ou presque. Mise à la mode un temps par Giscard et d’Ormesson pour de méprisables motifs politiques, cette grande figure discrète allait tirer à boulets rouges contre notre moderne Occident dans ses Entretiens avec Mathieu Galey intitulé les Yeux ouverts. Le journaliste froncé y fait preuve d’une inintelligence à toute épreuve : on dirait qu’il y a des siècles que le froncé est bête et intolérant comme ça, les yeux grand fermés. La faute à Molière et à ses Trissotin, à Montesquieu et à ses persans ?

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J’ai glané les citations qui suivent sur plusieurs sites ; voilà ce que ça donne :

« Je condamne l'ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu'on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. »

Le régime comme elle dit a fortement progressé depuis, et son troupeau de victimes aussi. Elle ajoute comme si elle était un dissident soviétique, un Soljenitsyne à Harvard ou un Zinoviev :

« Chaque fois que je vais dans un super-market, ce qui du reste m'arrive rarement, je me crois en Russie. C'est la même nourriture imposée d'en haut, pareille où qu'on aille, imposée par des trusts au lieu de l'être par des organismes d’État. Les États-Unis, en un sens, sont aussi totalitaires que l'URSS, et dans l'un comme dans l'autre pays, et comme partout d'ailleurs, le progrès (c'est-à-dire l'accroissement de l'immédiat bien-être humain) ou même le maintien du présent état de choses dépend de structures de plus en plus complexes et de plus en plus fragiles. »

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On est entrés dans un système de frénésie global lié au culte du progrès :

« Comme l'humanisme un peu béat du bourgeois de 1900, le progrès à jet continu est un rêve d'hier. Il faut réapprendre à aimer la condition humaine telle qu'elle est, accepter ses limitations et ses dangers, se remettre de plain-pied avec les choses, renoncer à nos dogmes de partis, de pays, de classes, de religions, tous intransigeants et donc tous mortels. Quand je pétris la pâte, je pense aux gens qui ont fait pousser le blé, je pense aux profiteurs qui en font monter artificiellement le prix, aux technocrates qui en ont ruiné la qualité - non que les techniques récentes soient nécessairement un mal, mais parce qu'elles se sont mises au service de l'avidité qui en est un, et parce que la plupart ne peuvent s'exercer qu'à l'aide de grandes concentrations de forces, toujours pleines de potentiels périls. »

Elle ajoute très justement :

« Je pense aux gens qui n'ont pas de pain, et à ceux qui en ont trop, je pense à la terre et au soleil qui font pousser les plantes. Je me sens à la fois idéaliste et matérialiste. Le prétendu idéaliste ne voit pas le pain, ni le prix du pain, et le matérialiste, par un curieux paradoxe, ignore ce que signifie cette chose immense et divine que nous appelons "la matière". (p. 242)

Yourcenar n’aime pas le monde occidental mais elle refuse encore plus ses solutions de sortie (celles qu’on applique aujourd’hui). Très antiféministe, Yourcenar offre aux unes et aux autres de bonnes raisons de se faire oublier (il vaut mieux d’ailleurs, car si c’est pour se faire insulter…) :

« Enfin, les femmes qui disent "les hommes" et les hommes qui disent "les femmes", généralement pour s’en plaindre dans un groupe comme dans l’autre, m’inspirent un immense ennui, comme tous ceux qui ânonnent toutes les formules conventionnelles. »

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Et de rappeler cette évidence machiste ou autre :

« Il y a des vertus spécifiquement "féminines" que les féministes font mine de dédaigner, ce qui ne signifie pas qu’elles aient été jamais l’apanage de toutes les femmes : la douceur, la bonté, la finesse, la délicatesse, vertus si importantes qu’un homme qui n’en possèderait pas au moins une petite part serait une brute et non un homme.

Il y a des vertus dites masculines, ce qui ne signifie pas plus que tous les hommes les possèdent: le courage, l’endurance, l’énergie physique, la maîtrise de soi, et la femme qui n’en détient pas au moins une partie n’est qu’un chiffon, pour ne pas dire une chiffe. »

La société hyper-féministe ne produit plus d’écrivaines, tout au plus des bécasses fanatiques à l’image des « crétins mâles » dont parle déjà Nietzche dans Par-delà le bien et le mal. De la même manière Yourcenar aime et traduit les poètes noirs américains mais elle se méfie déjà de ceux qui qui veulent aimer les noirs parce qu’ils sont noirs. Mais on dirait que depuis les Lumières toute la culture occidentale est orientée vers le totalitarisme idéologique, totalitarisme qui éclate aujourd’hui sur n’importe quel sujet !

L’idéal selon Yourcenar :

« J’aimerais que ces vertus complémentaires servent également au bien de tous. Mais supprimer les différences qui existent entre les sexes, si variables et si fluides que ces différences sociales et psychologiques puissent être, me paraît déplorable, comme tout ce qui pousse le genre humain, de notre temps, vers une morne uniformité. »

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Sur l’animal elle dit joliment (passons du coq à l’âne) – et noblement :

« Et puis il y a toujours pour moi cet aspect bouleversant de l'animal qui ne possède rien, sauf sa vie, que si souvent nous lui prenons. Il y a cette immense liberté de l'animal, vivant sans plus, sa réalité d'être, sans tout le faux que nous ajoutons à la sensation d'exister. C'est pourquoi la souffrance des animaux me touche à ce point, tout comme la souffrance des enfants (p 318). »

La souffrance animale obsédait Savitri Devi (qui ressemble un peu à Yourcenar, fanatisme idéologique dérisoire en plus) ; ici :

« Je me dis souvent que si nous n'avions pas accepté, depuis des générations, de voir étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux, ou s'y briser les pattes comme il arrive à tant de vaches et de chevaux, envoyés à l'abattoir dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n'aurait supporté les wagons plombés de 39/45. »

Cette insensibilité (Novalis en parle très bien et je l’ai repris dans mon livre sur Tolkien) est caractéristique des hommes modernes eux-mêmes élevés en batterie :

« Si nous étions capables d'entendre le hurlement des bêtes prises à la trappe (pour leur fourrure), nous ferions sans doute plus attention à l'immense détresse de certains prisonniers, dérisoire parce qu'elle va à l'encontre du but : les améliorer, les rééduquer, faire d'eux des êtres humains (p. 313). »

Sur l’éducation, elle propose ce modèle solidaire et païen (Céline fait de même dans ses Beaux draps où il propose un modèle radicalement nouveau de société, artiste et païen aussi) :

« Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l’éducation de l’enfant.Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire. »

imagmyes.jpgYourcenar remet comme Valéry l’enseignement de l’histoire à sa place, et elle propose un enseignement nouveau, pratique et non théorique (tous l’ont dit et fait pour rien, de Rousseau à Gustave Le Bon en passant par Illich) :

« Il apprendrait que les hommes se sont entretués dans des guerres qui n’ont jamais fait que produire d’autres guerres, et que chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à flatter son orgueil. On lui apprendrait assez du passé pour qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé, pour qu’il les admire là où ils méritent de l’être, sans s’en faire des idoles, non plus que du présent ou d’un hypothétique avenir. On essaierait de le familiariser à la fois avec les livres et les choses ; il saurait le nom des plantes, il connaîtrait les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie. ; il apprendrait à donner les premiers soins aux blessés ; son éducation sexuelle comprendrait la présence à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des morts. »

Elle propose la construction d’un homme libre et tolérant (c’est le contraire de ce que veut Greta, même si Greta adore la planète et les animaux, cherchez l’erreur) :

« On lui donnerait aussi les simples notions de morale sans laquelle la vie en société est impossible, instruction que les écoles élémentaires et moyennes n’osent plus donner dans ce pays.
En matière de religion, on ne lui imposerait aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés. »

Il faut aussi éviter la publicité marchande (Yourcenar vit aux USA, je suppose qu’elle avait une télé…) :

On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs. »

Et, alors qu’on masque les enfants et qu’on les fanatise-formate sur le plan écologique ou sexuel :

« Il y a certainement un moyen de parler aux enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu’on ne le fait. »

Tout cela est fini, maintenant on les masque, on les vaccine et on les encadre comme jamais. C’est Julius Evola qui compare constamment l’homme capitaliste à l’homme socialiste ; et notre dissident Zinoviev qui dit que le premier est pire que le second : comme il a raison !

Comme tout esprit censé elle refuse les actus alitées (le premier moderne à en avoir bien parlé fut Thoreau, voyez mon texte sur Platon et CNN…) :

« Je me suis toujours beaucoup méfiée de l'actualité, en littérature, en art, dans la vie. Du moins, de ce que l'on considère comme l'actualité, et qui n'est souvent que la couche la plus superficielle des choses. »

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Elle ajoute sur ce merveilleux instrument (que plus personne ne critique, que tout le monde commente) nommé télévision :

«... l'homme manque de loisirs ?
Le fermier assis l'hiver près de son feu, se fabriquant au couteau une cuiller de bois en crachant de temps en temps dans les cendres, lui en avait. Il était plus libre que l'homme d'aujourd'hui, incapable de résister aux slogans de la télévision p 305 ».

Heidegger en parle quelque part de ce paysan, de sa pipe, du modèle de Van Gogh… Tout cela est loin maintenant, c’est pourquoi je dis et répète qu’il ne faut plus entretenir aucune nostalgie.

Suddenly it’s too late.

Après à l’heure où les religions abrahamiques continuent de faire parler d’elles si intelligemment, au Moyen-Orient et ailleurs, Yourcenar déclare :

« En matière de religion, on ne lui imposerait (toujours au pauvre enfant) aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés. »

« On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs. »

Ici elle se rapproche de Jünger (voyez mes textes sur Jünger et la santé) et de sa vision solaire et anti-médicale du corps physique.

Végétarienne (enfin, pas tout à fait), Yourcenar évoque son menu (ici elle fait penser à un des autres esprits libres de cette époque, l’indianiste Daniélou) :

« En ce qui me concerne, je suis végétarienne à quatre-vingt-quinze pour cent. L'exception principale serait le poisson, que je mange peut-être deux fois par semaine pour varier un peu mon régime et en n'ignorant pas, d'ailleurs, que dans la mer telle que nous l'avons faite le poisson est lui aussi contaminé. »

Elle évoque l’agonie des bêtes (qui ne frappe personne dans les Evangiles pourtant) :

« Mais je n'oublie surtout pas l'agonie du poisson tiré par la ligne ou tressautant sur le pont d'une barque. Tout comme Zénon, il me déplaît de "digérer des agonies". En tout cas, le moins de volaille possible, et presque uniquement les jours où l'on offre un repas à quelqu'un ; pas de veau, pas d'agneau, pas de porc, sauf en de rares occasions un sandwich au jambon mangé au bord d'une route ; et naturellement pas de gibier, ni de bœuf, bien entendu.
- Pourquoi, bien entendu ?
- Parce que j'ai un profond sentiment d'attachement et de respect pour l'animal dont la femelle nous donne le lait et représente la fertilité de la terre. Curieusement, dès ma petite enfance, j'ai refusé de manger de la viande et on a eu la grande sagesse de ne pas m'obliger à le faire. Plus tard, vers la quinzième année, à l'âge où l'on veut "être comme tout le monde", j'ai changé d'avis ; puis, vers quarante ans, je suis revenue à mon point de vue de la sixième année (p. 288). »

Repensons à la manière dont Tony Blair traita un jour les vaches en Angleterre, pays de John Bull pourtant. Aujourd’hui de Davos il veut appliquer sa marotte et ses méthodes aux humains.

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Yourcenar termine avec une citation bouddhiste :

« les QUATRE VOEUX bouddhiques que je me suis souvent récités au cours de ma vie :
lutter contre ses mauvais penchants ;
s'adonner jusqu'au bout à l'étude ;
se perfectionner dans la mesure du possible ;
si nombreuses soient les créatures errantes dans l'étendue
des trois mondes, travailler à les sauver.Tout est là, dans ce texte vieux de quelques vingt-six siècles… »

Esprit libre et original, dernière aristocrate élevée par un père dilettante et artiste, Yourcenar ne faisait déjà pas partie de ce monde. Et maintenant...

lundi, 13 novembre 2023

Georges Bernanos et « la masse affreusement disponible » des hommes trop modernes

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Georges Bernanos et « la masse affreusement disponible » des hommes trop modernes

Nicolas Bonnal

Bernanos fait rêver dans la France contre les robots, son essai le plus connu. Il rêve encore, on est en 44-45, la France est libérée et va renaître et montrer le droit chemin aux hommes, etc. Mais c’est dans La Liberté, pour quoi faire ? qu’il donne son vrai message. Le livre, ensemble de quatre conférences et non essais, est écrit (bravo à la préface courageuse de Pierre Gilles dans l’édition Folio) entre décembre 46 et avril 47 ; et le grand homme (« votre place est parmi nous ! » lui dit le Général qui quitte très vite le pouvoir lui aussi) a compris à qui il avait affaire.

1507-1.jpgLe constat est désespéré et désespérant. Sommes-nous tombés plus bas depuis, à coups de Gaza, de Reset, de Covid, de vaccins, de Biden-Macron-Leyen et consorts ? C’est possible mais je n’en suis pas sûr avec mon présent permanent ou ma Fin de l’Histoire: voyez mes textes sur Drumont, Céline ou Bernanos sans oublier ceux sur Bloy. Le froncé républicain issu de la débâcle de 1870-1871 mit fin à la certaine idée de la France. C’est un bourgeois ou un micro-consommateur débile, ringard et soumis que la télé mène à l’abattoir. Il ira twitter sur vos tombes. Même Péguy avec ce destin de retraité qu’il dénonce dans un texte sur Descartes avait compris. C’est dire.

Quand les carottes sont cuites il faut le dire. Bernanos écrit ainsi dans sa Liberté :

« Le drame de l'Europe, le voilà. Ce n'est pas l'esprit européen qui s'affaiblit ou s’obscurcit depuis cinquante plus, c'est l'homme européen qui se dégrade, c'est I ‘humanité européenne qui dégénère. Elle dégénère en s'endurcissant. Elle risque de s'endurcir au point d'être capable de résister à 'importe quelle expérience des techniques d'asservissement, c'est-à-dire non pas seulement de les subir, mais de s'y conformer sans dommage. Car cette décomposition dont je parlais tout à l'heure aura évidemment une fin. »

La dégradation et la dégénérescence sont le fruit de l’étatisme et du socialisme, denrées très chéries en France. Bernanos se rapproche des libertariens (je parle des grands historiens comme mes regrettés amis Butler ou Raico, pas des politiciens) mais aussi de Tocqueville (que ne peut-il – le Souverain – nous ôter la peine de penser et de vivre ?) ou de Jouvenel, qui publie son phénoménal du Pouvoir au lendemain de la Guerre. Avec l’admirable Stefan Zweig Bernanos évoque ces temps d’avant 1914 où l’on voyageait sans passeport : une carte de visite et des lettres d’introduction suffisaient (c’était l’époque où l’on voyageait pour voir des gens, pas pour visiter des expos).

Bernanos a compris que la France est une masse, ce n’est plus un peuple. Il sort ces phrases formidables alors sur cette « masse affreusement disponible ».

« Il y a des millions et des millions d'hommes dans le monde qui n'ont pas attendu notre permission pour soupçonner que la France de 1940 - formée d'une immense majorité de pétainistes et d'une poignée de gaullistes - et celle de 1944 - formée d'une immense majorité de gaullistes et d'une poignée de pétainistes - ne forment réellement qu'une seule masse affreusement disponible, dont l'événement de Munich avait déjà permis de mesurer le volume et le poids, qui s'est retrouvée presque tout entière à l'Armistice pour rouler dans le pétainisme par le seul effet de la pesanteur, jusqu'à ce que l'invasion de l'Afrique du Nord, rompant l'équilibre, l'ait fait choir sur l'autre pente. »

Munich, Pétain, de Gaulle, en attendant mai 68 et la coupe du monde de football ! Un qui a bien compris cela aussi c’est Audiard. Voyez son film sur la France pour rire.

Certains ici trouvent que Bernanos exagère. Mais pensez aux vaccins, présents et à venir, vaccins qui seront obligatoire sinon vous n’aurez plus droit de manger ou d’éclairer votre maison.

« Supposez que demain - puisque nous sommes dans les suppositions, restons-y - les radiations émises sur tous les points du globe par les usines de désintégration modifient assez profondément leur équilibre vital et les sécrétions de leurs glandes pour en faire des monstres, ils s'arrangeront très bien de leur condition de monstres, ils se résigneront à naitre bossus, tordus, ou couverts d'un poil épais comme les cochons de Bikini, en se disant une fois de plus qu'on ne s'oppose pas au progrès. Le mot de progrès sera le dernier qui s'échappera de leurs lèvres à la minute où la planète volera en éclats dans l'espace. Leur soumission au progrès n’a égale que leur soumission à l’Etat. »

La-grande-peur-des-bien-pensants.jpgDes distraits nous parlent du néolibéralisme alors que l’on assiste au triomphe de l’Etat central universel qui accompagne le Trust des Trusts dont Bernanos parlait déjà dans sa Grande peur des bien-pensants.

C’est ma mère qui parlant de sa plage à Biarritz me disait qu’elle ne voulait plus s’y rendre, écœurée par le « dirigisme français » qui s’y manifestait : CRS, coups de sifflet, flipper, barboter entre des piquets, surfeurs industriels partout, etc.

Ce dirigisme Bernanos le voit à l’œuvre :

« La menace qui pèse sur le monde est celle d'une organisation totalitaire et concentrationnaire universelle qui ferait, tôt ou tard, sous un nom ou sous un autre, qu'importe ! de l'homme libre une espèce de monstre réputé dangereux pour la collectivité tout entière, et dont l'existence dans la société future serait aussi insolite que la présence actuelle d'un mammouth sur les bords du Lac Léman. Ne croyez pas qu'en parlant ainsi je fasse seulement allusion au communisme. Le communisme disparaîtrait demain, comme a disparu l'hitlérisme, que le monde moderne n'en poursuivrait pas moins son évolution vers ce régime de dirigisme universel auquel semble aspirer les démocraties elles-mêmes. »

Oh, mais comme il est pessimiste ce Bernanos ! Comme il est prophète de malheur ce Bernanos ! Comme il devrait se soigner (ou se vacciner) ce Bernanos, ai-je lu ici ou là.

Il envoie dinguer les optimistes dans une belle et célèbre formule :

« L'optimisme est un ersatz de l'espérance, dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout, c'est par excellence la vertu du contribuable. Lorsque le fisc l'a dépouillé même de sa chemise, le contribuable optimiste s'abonne à une revue nudiste et déclare qu'il se promène ainsi par hygiène, qu'il ne s'est jamais mieux porté. »

Claude Janvier expliquait à Bercoff qu’il connaissait un jeune content de ne pas voyager, content de ne pas posséder de bagnole, content de ne pas prendre l’avion, content de disposer à vie de neuf mètres carrés et content surtout de ne pas polluer. Ils sont quelques milliards comme ça.

Bernanos voit très bien qu’il va être trop tard (le chant du « signe » comme on sait c’est Debord et ses Commentaires) :

« Il faut se hâter de sauver l'homme, parce que demain il ne sera plus susceptible de l'être, pour la raison qu’il ne voudra plus être sauvé. Car si cette civilisation est folle, elle fait aussi des fous. »

Loin de l’hypocrisie de tous nos commentateurs cathos qui auront tout gobé avec ce pape (Gaza, le vaccin, l’Europe, le Reset, les migrants, le truc LGBTQ) Bernanos écrit :

« ... l'opinion cléricale qui a justifié et glorifié la farce sanglante du franquisme n'était nullement exaltée. Elle était lâche et servile. Engagés dans une aventure abominable, ces évêques, ces prêtres, ces millions d'imbéciles n'auraient eu, pour en sortir, qu'à rendre hommage à la vérité. Mais la vérité leur faisait plus peur que le crime. »

Le catholique était déjà une conscience disponible, affreusement disponible.

mercredi, 08 novembre 2023

Le "mystère" Yukio Mishima continue de fasciner et de diviser

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Le "mystère" Yukio Mishima continue de fasciner et de diviser

par Carlo Alberto Zaccheo

Source: https://www.destra.it/home/il-mistero-yukio-mishima-continua-ad-affascinare-e-dividere/

Le 14 janvier 1925 naissait à Tokyo Kimitake Hiraoka, le vrai nom de Yukio Mishima, un pseudonyme qu'il adopta pour la première fois avec la publication de son premier livre en 1941. Mishima s'est suicidé à l'âge de 45 ans seulement, selon l'ancien rite du seppuku, que les samouraïs pratiquaient pour sauver leur honneur, bien que cette pratique du suicide ait été abolie depuis 1889.  

Le seppuku se pratiquait en se coupant l'estomac de gauche à droite, puis de bas en haut, à partir d'une position typiquement japonaise appelée seiza, c'est-à-dire à genoux, les orteils pointant vers l'arrière pour éviter que le corps ne tombe à la renverse. Tomber en arrière était considéré comme un déshonneur selon le code moral des samouraïs.

Yukio Mishima était certes un personnage controversé, mais il était certainement doté de grandes compétences intellectuelles et culturelles, comme la critique internationale l'a toujours, unanimement, reconnu, avec toutefois quelques distinctions. Le 25 août 2019 est paru dans Il Manifesto un article d'un chroniqueur littéraire sur Yukio Mishima qui m'a laissé pour le moins perplexe. Une série d'inexactitudes que, en les relisant aujourd'hui, grâce aussi à l'appui d'une plus grande connaissance de "la vie et la mort de Yukio Mishima" et en particulier de ses œuvres littéraires et théâtrales, je n'hésite pas à qualifier de non-sens et je suis en droit de me demander comment un chroniqueur littéraire peut écrire autant de non-sens en les concentrant dans un seul article. Dans cet article, on peut lire, par exemple, que "...c'est donc après la mise en scène sensationnelle du suicide que Mishima est soudain devenu autre chose qu'un mince mythe. Cet événement a incité de nombreuses personnes à lire ou à relire les romans et la fascination - appelons-la ainsi - pour l'auteur s'est accrue de manière disproportionnée".                                                                   

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Yukio Mishima est considéré comme l'un des plus grands écrivains japonais du 20ème siècle. Yukio Mishima est l'écrivain le plus traduit et le romancier et dramaturge japonais qui a connu le plus de succès. En 1970, le magazine américain Esquire l'a cité parmi les cent écrivains les plus influents du monde, le qualifiant de "Hemingway japonais". En 22 ans de carrière, il a écrit quarante romans, des dizaines d'essais et vingt volumes de nouvelles. En outre, il a composé dix-huit drames majeurs, tous mis en scène, et d'autres drames mineurs. Yukio Mishima a été nommé trois fois pour le prix Nobel de littérature, la dernière fois en 1968.  Écrire que "...ce n'est qu'après ses mises en scène retentissantes..." qu'il a été découvert en tant qu'écrivain n'est pas seulement un gros bobard, mais une insulte à la culture et à la littérature japonaises, même avant le grand écrivain et essayiste Yukio Mishima. 

En 1954, Yukio Mishima a reçu le prix littéraire Shinchosha à seulement 29 ans, puis le prix artistique Mainichi, et en 1956 le prix Yomiuti. Le 17 novembre 1970, Yukio Mishima, pratiquement à la veille de sa mort, a reçu le prix Tanizaki et le prix Yoshino. En 1968, le prix Nobel a été décerné à son ami et mentor Kawabata Yasunari, qui a décrit Mishima comme "un talent qui n'apparaît qu'une fois tous les deux cents ou trois cents ans, non seulement au Japon mais dans le monde entier".  Dix-huit mois après la mort de Mishima, Yasunari s'est suicidé en s'asphyxiant avec du gaz domestique. 

Certains critiques affirment que le prix Nobel de littérature n'a jamais été décerné à Yukio Mishima en raison de son jeune âge. D'autres affirment que le prix Nobel de littérature n'a jamais été décerné à Yukio Mishima en raison de ses opinions conservatrices et que, par conséquent, il était considéré comme un écrivain inconfortable par les élites internationales.  Ou, si vous préférez, il était considéré par ces mêmes élites comme "un mauvais exemple à donner à ses lecteurs à travers le succès".  L'article se poursuit par une description de la raison pour laquelle Mishima et Morita se seraient suicidés, qui ne correspond pas à la vérité : "... le matin du 25 novembre (1970) à Tokyo, lorsque - après avoir harangué un millier de soldats... - il s'est donné la mort en se faisant harakiri avec son camarade et amant Morita". La manière dont le suicide est rapporté laisse peut-être entendre de manière voilée que le seppuko des deux camarades et amants était un acte accompli pour des raisons "sentimentales", alors que le rituel a été accompli exclusivement pour des raisons d'honneur.

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Une brève parenthèse permet peut-être de mieux comprendre la culture japonaise en matière de préservation de l'honneur. Les femmes japonaises pratiquaient également l'ancien rite du suicide avec le Jigai, l'équivalent du seppuku. Le Jigai consistait à couper la carotide et la veine jugulaire avec un couteau d'une lame de 15 à 30 centimètres. Le Jigai, contrairement au seppuku, se déroulait sans aucune assistance. L'ancien rituel du Jigai était pratiqué par les femmes, presque toujours, pour préserver l'honneur.  

Msakatsu Morita ne s'est pas suicidé en même temps que Yukio Mishima. Morita, qui avait été choisi comme Kaishakuni, a échoué trois fois à accomplir le Kaishaku, qui consistait à l'assister en lui coupant la tête après qu'il ait accompli l'ancien rite du seppuku. C'est le vieux Koga qui, quelques instants plus tard, se chargea de lui couper la tête. Comme on le sait, trancher la tête a pour but d'empêcher l'exécutant du seppuku de continuer à trop souffrir, car les organes vitaux, malgré le rite du seppuku, restent intacts. Certains pensent que l'ablation de la tête était pratiquée pour éviter que la douleur ne défigure le visage. 

Pour un Japonais, quelles que soient les causes qui l'ont conduit à se suicider par le rite ancien du seppuku, c'est la mort la plus honorable qu'un homme puisse trouver. La vie de Mishima a été, dès sa jeunesse, accompagnée par l'idée de la mort par le rituel du Seppuku comme la forme suprême du service de la patrie. Il est mort, après avoir commis l'erreur de l'acte de Kaishaku, pour éviter de continuer à vivre dans le déshonneur, il a fait Seppuku et c'est son ami, le vieux Koga, qui lui a coupé la tête.     

En 1970, nombreux étaient encore les Japonais qui rejetaient l'occidentalisation, la modernisation "américanomorphe" telle que Niccolò Mochi-Poltri la définissait dans Il Pensiero Storico. Parmi eux, Yukio Mishima et les membres de sa petite armée sans armes, née officiellement le 5 octobre 1968, appelée en japonais Tate-no-Kai, c'est-à-dire "l'Association des boucliers".

lundi, 06 novembre 2023

Le voyage du chevalier Jean Cau dans la forêt

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Le voyage du chevalier Jean Cau dans la forêt

Non pas la farce des positions du monde, mais la posture droite dans le voyage d'une vie

par Donato Novellini

Source: https://www.barbadillo.it/111631-artefatti-il-percorso-del-cavaliere-jean-cau-verso-il-bosco/

Le parcours de l'écrivain français Jean Cau est curieux : il est passé du militantisme intellectuel de gauche - il a été le secrétaire de Jean-Paul Sartre pendant dix ans - à la droite radicale et à la Nouvelle Droite dans l'après-guerre, apparemment à la suite de certains de ses rapports sur l'épineuse question algérienne ; un choix sans doute anticonformiste et courageux, bien qu'en toute honnêteté placé dans un contexte culturel comme celui de nos voisins transalpins, beaucoup plus vivant que l'homologation intellectuelle presque totale de l'après-guerre qui s'est produite dans nos contrées italiques. Il a reçu le prix Goncourt pour son excellent roman La pitié  de Dieu, qu'il faudra récupérer, et il s'est battu surtout dans le monde du journalisme. 

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Attention, Jean Cau n'est pas le réactionnaire typique, bien qu'il en ait progressivement pris toutes les caractéristiques, puisque Che Guevara était l'un de ses héros et qu'il a passionnément fait l'apologie du révolutionnaire argentin (Une passion pour Che Guevara, 1979), contribuant ainsi à introduire sa figure dans les circuits flétris de la droite, dans une tonalité anti-impérialiste et existentialiste.

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Cau, originaire de Gascogne, portait secrètement dans son cœur, même dans la mondanité parisienne de ses années progressistes, un lien intime et atavique avec sa terre d'origine, une destination à la frontière de l'Espagne chargée d'histoire : sa passion pour la corrida, par exemple, une corrida réactionnaire à son époque, inavouable aujourd'hui sans déclencher un tollé animaliste. Occitanie, lenga d'òc, langue romane et vignobles, christianisme et paganisme se rejoignent ou se superposent pour le maintien des rites ancestraux, plus importants que la politique, plus importants que l'État et la religion en vogue. Là encore, il s'agit d'Europe, de racines.

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C'est précisément de cette conscience d'appartenance à l'Occident, chargée de symboles, de traditions et de retour à la terre, qu'est né un livre de chevet très étrange, visionnaire, romantique et utopique, comme on dit dans ces cas-là : Le Chevalier, la mort et le Diable (1977), avec une double préface de Pietrangelo Buttafuoco et Sigfrido Bartolini. Un livre en quelque sorte formateur, si "passé" qu'il a transcendé le temps et les modes, si obsolète aujourd'hui qu'il est même prophétique dans certains passages. Le texte, examen artistique mais surtout symbolique de la célèbre gravure du même nom d'Albrecht Dürer, devient un prétexte pour esquisser la physionomie et la conduite d'un héros intemporel, donc accidentellement toujours contemporain. L'écrivain français fait sortir l'œuvre du musée, en animant sa fixité austère sans négliger aucun des éléments, même les plus microscopiques et allégoriques de la composition, pour tisser une intrigue qui touche à l'épuisement de la contemporanéité européenne.

La forêt, donc, une scénographie active et une destination nécessaire, ici certainement liée au traitement jungien, ainsi que référée par suggestion à l'épopée du Seigneur des Anneaux, précisément à la forêt de Fangorn, à la fois lieu de danger et de salut, et cela dépend de l'âme de la personne qui y entre. D'autre part, le chevalier d'acier va consciemment de droite à gauche, de la ville sur la colline au danger, de la vie à la mort, et Tolkien lève le doute avec la question de Frodon: "Mordor, Gandalf, est-ce à gauche ou à droite ? À gauche".

La mort ceinturée à la tête par des serpents avec un sablier à la main et le diable, un sanglier cornu armé d'une hallebarde, deux figures monstrueuses et bestiales semblent entourer désespérément le chevalier, un crâne au sol reposant sur le tronc d'arbre coupé devient un avertissement, vanitas memento mori, et pourtant il y a aussi la salamandre propice, symbole médiéval et transsubstantiel du Christ, puis le chien fidèle, à son tour protégé par l'allure puissante du destrier. Malgré le danger imminent et l'atmosphère hostile, le chevalier solitaire avance impassiblement, sans soucis matériels, sans illusions déformantes sur le passé et l'avenir, sans se soucier des contingences et des conséquences ; il se tient, inébranlable et serein, dans son passage boisé ; l'interprétation de Cau se fonde précisément sur l'archétype du soldat chrétien médiéval, un homme d'ascendance païenne, converti à la "nouvelle" foi plus par la possibilité de pouvoir se battre sous une bannière que par les principes fondateurs de la religion elle-même. C'est finalement - comme dans le film d'Ingmar Bergman Le Septième Sceau - une ultime bataille décisive qu'il doit affronter seul. Ici, à la fin, en l'absence du signe de l'ordre chevaleresque, l'influence existentialiste de Sartre et de son "Dieu absent" revient, ainsi que la définition particulière de l'anarchie développée par Jünger dans Le traité du rebelle.

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Le Chevalier, la Mort et le Diable de Dürer

Le jeu des renvois à l'actualité clivante (celle, politisée, de la fin des années 1970) fonctionne jusqu'à un certain point, notamment en évoquant - quoique dans le pessimisme crépusculaire conscient de la civilisation européenne - une forme d'individualisme héroïque d'origine évolienne, plus concrètement l'indépendance active de l'individu à la manière de L'Unique et sa propriété de Stirner ; le livre n'indique en effet pas une voie, mais suggère plutôt la conduite à tenir. L'auteur prévoit, à tort comme d'autres dystopies à la Orwell, que le danger totalitaire viendra de l'Est, et pourtant au fond de lui il l'espère, au moment où les communistes de salon français et européens cessent d'y croire : le communisme russe est un masque destiné à tomber tôt ou tard, une peinture rouge sous laquelle résiste la dernière cavalerie européenne.

Les pages consacrées à la Russie, comme celles, impitoyablement réalistes, sur la décadence de l'homme européen, la purulence démocratique et la sécularisation catholique, ont tout le goût amer d'une prophétie adverse réalisée. S'éloignant radicalement du flou intellectuel, des arguties spéculatives et de l'existentialisme impuissant, Jean Cau nous laisse un précieux témoignage éthique et esthétique, dans une moindre mesure politique, car Le Chevalier, la Mort et le Diable n'est pas un essai sur la position possible à prendre dans les farces du monde démocratique libre, fait totalement négligeable, mais au contraire il pourrait encore nous apprendre à nous tenir droit sur un cheval, peut-être en direction de la forêt et de ses réponses.

Donato Novellini

 

Maurice Barrès et la France décérébrée vers 1890…

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Maurice Barrès et la France décérébrée vers 1890…

Nicolas Bonnal

Barrès n’est pas du tout ma tasse de thé (ô ces nationalistes bellicistes revanchards…), mais en retombant grâce à Wikisource.org sur ses médiocres Déracinés, je suis tombé sur ces pépites. Il semble que le destin de la France se soit joué les vingt premières années de la IIIème république, comme l’ont alors vu Cochin, Maupassant, Bloy, Drumont ou Bernanos. Un pays vieillissant bureaucratique, conditionné (programmation patriotique), humanitaire (lumière du monde, droits de l’homme, etc.) mais sanglant et conquérant, mais immoral aussi et nihiliste – en voie rapide de déchristianisation (voyez mes textes sur Mgr Gaume ou sur Mgr Delassus). Le reste est chez Zola, quand on aura appris à le lire (voyez mon texte sur le Bonheur des dames).

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Barrès part en tout cas de prémices justes :

« Les forces vivantes de notre pays, ses groupes d’activité, ses principaux points d’union et d’énergie, dans l’ordre matériel ou spirituel, c’est aujourd’hui :

1° Les bureaux, c’est-à-dire l’ensemble de l’administration, où il faut bien faire rentrer l’armée. — Qu’on aime ou blâme leur fonctionnement, c’est eux qui supportent tout le pays, et, s’ils ont contribué pour une part principale à détruire l’initiative, la vie en France, il n’en est pas moins exact qu’aujourd’hui ils sont la France même. Il faut bien les respecter et les appuyer, quoi qu’on en ait : car, après avoir diminué la patrie par des actes qui n’ont plus de remèdes, ils demeurent seuls capables de la maintenir. »

On se demande ce que cela veut dire : « après avoir diminué la patrie par des actes qui n’ont plus de remèdes, ils demeurent seuls capables de la maintenir ».

La bureucratie républicaine a tué la patrie mais elle seule sait la faire marcher ? C’est Léautaud qui se déchaînait contre Barrès – et comme il avait raison ! Dans Wikipédia on lit donc :

Le-Jardin-de-Berenice.jpg« Maurice Barrès a été élu hier à l’Académie. Cela me laisse extrêmement froid. Il y a longtemps que Barrès ne m’intéresse plus. Dire que j’ai lu vers 1894 Le Jardin de Bérénice avec dévotion, et que l’ayant repris tantôt, pour voir, les phrases qui me troublaient tant me sont insipides aujourd’hui. Encore un mauvais maître, pour ceux qui ont besoin de maîtres. Cela se voit à ce que font tous les jeunes gens qui l’imitent, témoin cet article signé Eugène Marsan, dans une petite revue, Les Essais, de décembre 1905, que je lisais hier. C’est énorme de ridicule et de prétention. Je l’ai souvent pensé et dit. […] De plus, il n’y a pas de maîtres pour les idées, il n’y en a pas pour la forme et Barrès a été un maître détestable pour la forme, avec ses phrases heurtées, nuageuses. Quant à ses idées ! Aucune à lui. On ne peut guère l’aimer quand on aime la netteté, le style qui court vite. »

Il est intéressant de rappeler que Barrès n’a pas été du tout un écrivain maudit (vil antisémite, fasciste, etc.) mais consacré par la république. Des dizaines de rues et autres portent son nom dans toute la France. Ah, ces lieux de culte de la mémoire…

Mais restons avec Barrès :

« …la France est divisée entre deux religions qui se contredisent violemment, et chacune impose à ses adeptes de ruiner l’autre. L’ancienne est fondée sur la révélation ; la nouvelle s’accorde avec la méthode scientifique et nous promet par elle, sous le nom de progrès nécessaire et indéfini, cet avenir de paix et d’amour dont tous les prophètes ont l’esprit halluciné… »

C’est évidemment la deuxième religion (ce scientisme si froncé) qui a le vent en poupée et qui va emporter une double victoire : le catholicisme va reculer – et il va se transformer. Retour à un de nos textes sur  Bernanos :

Bernanos enfonce un clou cruel dans notre inconscience confortée :

« Les puissantes démocraties capitalistes de demain, organisées pour l’exploitation rationnelle de l’homme au profit de l’espèce, avec leur étatisme Forcené, l’inextricable réseau des institutions de prévoyance et d’assurances, finiront par élever entre l’individu et l’Église une barrière administrative qu’aucun Vincent de Paul n’essaiera même plus de franchir. »

Et il annonce, notre Bernanos, Jean XXIII, Paul VI ou Bergoglio, le polonais d’Assise, qui l’on voudra :

« Dès lors, il pourra bien subsister quelque part un pape, une hiérarchie, ce qu’il faut enfin pour que la parole donnée par Dieu soit gardée jusqu’à la fin, on pourra même y joindre, à la rigueur, quelques Fonctionnaires ecclésiastiques tolérés ou même entretenus par l’Etat, au titre d’auxiliaires du médecin psychiatre, et qui n’ambitionneront rien tant que d’être traités un jour de « cher maître » par cet imposant confrère… Seulement, la chrétienté sera morte. Peut-être n’est-elle plus déjà qu’un rêve ? »

On comparer le style de d’un au non-style de l’autre au passage.

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En bon droitier républicain, Barrès envoie dinguer (ce n’était pas le moment) l’aristocratie :

« Quant à la noblesse, qui, avec les bureaux, la religion et la terre, encadrait et constituait l’ancienne société, c’est une morte: elle ne rend aucun service particulier, ne jouit d’aucun privilège, et, si l’on met à part quelques noms historiques qui gardent justement une force sur les imaginations, elle ne subsiste à l’état d’apparence mondaine que par les expédients du rastaquouérisme. »

Rastaquouère c’est peut-être un peu dur non ?

Enfin vient le juste mot :

« Quand de telles questions sont considérées comme essentielles par ceux qui discutent les affaires de ce pays et par ceux qui les mènent, on penche vraiment à conclure que la France est décérébrée, car le grave problème et, pour tout dire, le seul, est de refaire la substance nationale entamée, c’est-à-dire de restaurer les blocs du pays ou, si vous répugnez à la méthode rétrospective, d’organiser cette anarchie. »

Achever-Clausewitz.jpgDans son livre Barrès relève le mortifère culte napoléonien auquel on n’a pas assez rendu justice. René Girard s’y est essayé, mais trop mollement (et tardivement !) dans son beau livre sur Clausewitz. Si jamais il y eut un monstre moderne mimétique (dont ne profitèrent, comme dit Chateaubriand, qu’une poignée d’usuriers – voir Mémoires, 2 L20 Chapitre 5), ce fut bien Napoléon. Que de cimetières remplis grâce à lui...

Le culte du héros est vite balayé :

« Car les héros, s’ils ne tombent pas exactement à l’heure et dans le milieu convenables, voilà des fléaux. »

Le culte impérial (comme le pseudo-culte pseudo-gaulliste aujourd’hui, voyez mes textes sur Michel Debré pour vous en guérir) est décrit :

« Au tombeau de l’Empereur et tandis que des jeunes gens impatients de recevoir une direction s’agitaient sous nos yeux, nous avons cru reconnaître que la France est dissociée et décérébrée. »

Barrès voit des symptômes : 

« Des parties importantes du pays ne reçoivent plus d’impulsion, un cerveau leur manque qui remplisse près d’elles son rôle de protection, qui leur permette d’éviter un obstacle, d’écarter un danger. Il y a en France une non coordination des efforts. Chez les individus, c’est à de tels signes qu’on diagnostique les prodromes de la paralysie générale. »

Ses réponses (des réponses de mauvais politicien, comme le constate alors Gustave Le Bon) on les connaît – et celles de ses parèdres - : éducation ou matraquage patriotique, germanophobie (aisément remplacée par la russophobie quand la bise sera venue), guerres antiallemandes puis mondiales, guerres de colonisation puis de décolonisation, construction euro-napoléonienne, etc.

Mais ce n’est pas notre sujet du jour…

Sources:

https://www.dedefensa.org/article/bernanos-et-la-fin-de-l...

https://www.dedefensa.org/article/zola-et-le-conditionnem...

https://fr.wikisource.org/wiki/Les_D%C3%A9racin%C3%A9s/IX

https://nicolasbonnal.wordpress.com/2023/09/17/general-de...

https://www.dedefensa.org/article/chateaubriand-et-la-con...

https://nicolasbonnal.wordpress.com/2023/04/18/monseigneu...

jeudi, 02 novembre 2023

Fiume : cette incroyable "révolution conservatrice"

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Fiume : cette incroyable "révolution conservatrice"

par Adriano Erriguel (2023)

Source: https://legio-victrix.blogspot.com/2023/10/adriano-errigu...

I

Il est difficile de l'admettre aujourd'hui, mais à ses débuts, le fascisme italien ne laissait pas présager le cours désastreux qu'il allait prendre pour l'histoire de l'Europe.

Émergeant du chaos comme une vague de jouvance, le fascisme appartenait à une époque révolutionnaire où, face à de vieux problèmes, de nouvelles solutions émergeaient. À sa naissance, le fascisme italien se présentait comme une attitude plutôt que comme une idéologie, comme une esthétique plutôt que comme une doctrine, comme une éthique plutôt que comme un dogme. Et c'est le poète, soldat et condottiere Gabriele D'Annunzio qui a esquissé, de la manière la plus catégorique, ce fascisme possible qui n'a jamais pu être, et qui a fini par céder la place à un fascisme réel, qui n'a pas tenu ses promesses initiales, de galoper, de la manière la plus obtuse, vers l'abîme.

Poète lauréat et héros de guerre, exhibitionniste et démagogue, mégalomane et histrionique, nationaliste et cosmopolite, mystique et amoral, ascétique et hédoniste, toxicomane et érotomane, révolutionnaire et réactionnaire, doué pour l'éclectisme, le recyclage et le pastiche, génie précurseur de la mise en scène et des relations publiques : D'Annunzio était un postmoderniste avant la lettre dont les obsessions semblent étonnamment contemporaines. L'incendie qu'il a contribué à allumer mettra longtemps à s'éteindre, mais rien ne sera plus jamais comme avant. Pourquoi se souvenir aujourd'hui de cet homme maudit ?

Peut-être parce que, dans une atmosphère monotone de politiquement correct, de transgressions domestiquées et d'esprit étriqué, des personnages comme lui agissent comme un contre-modèle et nous rappellent que l'imagination peut, après tout, prendre le pouvoir.

Des années incendiaires

C'est une époque d'une vitalité irrépressible qui, surchargée de tensions et d'idées à haute tension, a besoin d'une guerre mondiale pour faire éclater ses contradictions. Les quelques années qui s'écoulent entre 1900 et 1914 sont marquées par un extraordinaire embrasement des arts et des lettres, de la pensée et de l'idéologie, qui ne tarde pas à se propager dans le monde entier. L'un des épicentres de cet incendie est l'Italie, plus précisément l'axe Florence-Milan, où s'enflamme "le rêve d'un avenir radieux qui naîtrait après avoir purifié le passé et le présent par le fer et le feu". Cette pyromanie artistico-littéraire de l'art et de la littérature, de la pensée et de l'idéologie, s'est rapidement répandue dans le monde entier.

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Cette pyromanie artistico-littéraire s'est nourrie, dans ses strates les plus profondes, d'une révolution philosophique et culturelle, soigneusement couvée au cours de la seconde moitié du 19ème siècle - une bourrasque idéologique qui s'est attaquée au positivisme rationaliste de la civilisation bourgeoise triomphante. Contre le décompte de l'existence par l'économie et la raison, ce nouveau vitalisme revendique la puissance de l'irrationnel, de l'instinct et de l'inconscient, et contre l'optimisme libéral, il oppose à un monde pacifié par le progrès une conception tragique et héroïque de l'existence. C'est dans ce climat intellectuel qu'est né un défi qui, par sa radicalité, pourrait bien être qualifié de nouveau mythe. Un mythe destiné à couper l'histoire en deux.

Il y a plus de trois décennies, l'essayiste italien Giorgio Locchi a donné le nom de "surhumanisme" à un courant d'idées qui a trouvé sa formulation la plus complète dans l'œuvre de Friedrich Nietzsche - sur le plan philosophique - et dans l'œuvre de Richard Wagner - sur le plan artistique et mytho-poétique. En substance, selon Locchi, le surhumanisme consiste en "une conscience historiquement nouvelle, la conscience de l'avènement fatal du nihilisme, c'est-à-dire - pour le dire dans une terminologie plus moderne - de l'imminence de la fin de l'histoire".

Essentiellement anti-égalitaire, le surhumanisme s'oppose aux courants idéologiques qui ont façonné deux millénaires d'histoire : "le christianisme comme projet mondain, la démocratie, le libéralisme, le socialisme : tous les courants qui appartenaient au camp égalitaire". L'aspiration profonde du surhumanisme - qui pour Locchi n'est rien d'autre que l'émergence de l'inconscient européen préchrétien dans le domaine de la conscience - consiste à refonder l'histoire par l'avènement d'un homme nouveau. Avec une méthode d'action, le nihilisme comme seule issue au nihilisme, un nihilisme positif qui boit la coupe jusqu'à la lie et fait table rase pour construire, sur les ruines et avec les ruines, le monde nouveau.

Plus qu'un courant organisé, le surhumanisme a pris la forme d'un climat intellectuel européen qui a imprégné, à des degrés divers, la pensée, la littérature et l'art du début du 20ème siècle, avec la France comme laboratoire idéologique et l'Italie comme théâtre de toutes les expérimentations. Dans le bouillonnement italien de ces années-là, syndicalistes révolutionnaires, avant-gardistes, anarchistes et nationalistes s'agitent et portent tous, à des degrés divers, l'empreinte supra-humaniste. Mais le protagoniste incontesté de tous les incendiaires possibles était le mouvement futuriste.

Le futurisme a été la première avant-garde véritablement mondiale, non seulement au sens géographique, mais aussi en ce qu'il véhiculait une aspiration à la totalité. Le futurisme est présent en Russie (Maïakovski), au Portugal (Pessoa), en Belgique, en Argentine et dans le monde anglo-saxon avec la fondation du mouvement vorticiste à Londres par Ezra Pound et Wyndham Lewis. Loin de se limiter à une proposition artistique, le futurisme s'est étendu à la pensée, à la littérature, à la musique, au cinéma, à l'urbanisme, à l'architecture, au design, à la mode, à la publicité et à la politique. Le futurisme porte en lui "l'euphorie du monde de la technologie, des machines et de la vitesse" et utilise "un nouveau langage synthétique, métallique et syncopé". Il ne dédaigne pas "l'apologie de la violence et de la guerre ; il exalte la race comprise comme une lignée - et non comme un vulgaire racisme - et, surtout, comme la promesse d'une surhumanité future". Ses ennemis sont la bourgeoisie, le romantisme, la tradition, le clergé, les familles, bref, tout ce qui est vieux. Le futurisme, c'est l'avant-garde par excellence, la théorisation radicale d'une volonté pyromane. Quelque chose qui semblait, en principe, en désaccord avec D'Annunzio.

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À l'apogée de l'avant-garde et au début de la Première Guerre mondiale, Gabriele D'Annunzio - célébré dans toute l'Italie sous le nom de Il Vate - était l'écrivain le plus célèbre de la péninsule et, pour beaucoup, son principal poète après Dante. Mais pour les futuristes, son style - plein de maniérismes modernistes, décadents et symbolistes, d'ornements et de rhétorique du 18ème siècle - pouvait être considéré comme le langage du mausolée qu'ils voulaient brûler.

Mais entre les futuristes et D'Annunzio, c'était plutôt une question d'amour et de haine. Dans la lignée de Byron, Il Vate pense qu'un poète peut aussi être un héros. Au début de la guerre mondiale, faisant preuve de la polyvalence dont il avait déjà fait preuve dans sa carrière littéraire, il passe du statut de poète décadent à celui de poète combattant. Il se donne une nouvelle mission, celle d'incarner l'idéal surhumaniste et son aspiration ultime: le dépassement du monde bourgeois et l'avènement d'un "homme nouveau", porteur d'une nouvelle éthique de l'action. Le style, c'est l'homme. Peu de personnages étaient aussi prêts que lui à symboliser les temps nouveaux.

Cueillir des fleurs pour un massacre

    "La mort est là... aussi belle que la vie, enivrante, pleine de promesses, transfigurante" (Gabriele D'Annunzio).

Aujourd'hui, il est difficile de comprendre la pulsion suicidaire d'une civilisation qui, au sommet de sa puissance, a organisé son propre holocauste. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale a été célébré comme une explosion de vitalité, une catharsis et une régénération morale. L'enthousiasme belliciste ne connaît pas de frontières idéologiques ou sociales, et les artistes et intellectuels de toute l'Europe sont prêts à devenir la voix de la nation. Aucune autre voix n'a chanté la guerre avec autant d'enthousiasme que D'Annunzio. Aucun autre orateur n'a préparé autant de compatriotes, par la gloire et la séduction des mots, à tuer et à mourir. Aucun autre apôtre de la guerre n'était aussi désireux d'assumer, dans sa propre chair, les effets de ce qu'il prêchait.

Lorsque l'Italie annonce son entrée en guerre, Il Vate est au sommet de sa gloire. Célébré dans toute l'Europe, entouré de luxe et comblé de femmes, tout l'invite à contempler la guerre avec une distance confortable. Mais à l'âge de 52 ans, il s'engage dans les Lanciers de Novare, une unité avec laquelle il participera à des dizaines d'actions. L'armée, consciente du potentiel de propagande de son personnage, lui permet de servir d'une manière qui aura le plus grand impact sur l'opinion publique. Elle lui permet aussi d'utiliser ce qui sera son arme la plus meurtrière : les mots.

Pendant les quatre années de guerre, D'Annunzio a parlé et encore parlé. Il a parlé dans les tranchées et dans les zones d'arrière-garde, sur les aérodromes et les bases navales, lors de funérailles collectives et au moment de l'attaque. Ses discours étaient évocateurs et magnétiques, conçus pour conquérir non pas l'intellect mais les émotions. Les combattants étaient des héros et des martyrs, aussi nobles que les héros de l'Antiquité classique ou les légions de Rome, et la guerre était une symphonie héroïque dans laquelle ses mots résonnaient comme des "ondes hypnotiques du langage : sang, mort, amour, douleur, victoire, martyre, feu, Italie, sang, mort".

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Bien qu'il connaisse directement l'horreur du carnage, il continue à prêcher sa foi dans les "vertus purificatrices de la guerre et à dire aux troupes qu'elles sont surhumaines". Il parle de drapeaux flottant dans le ciel italien, de rivières pleines de cadavres, d'une terre assoiffée de sang. Il n'a pas passé sous silence l'atrocité de la guerre - qu'il a décrite comme des tortures que Dante n'aurait jamais imaginées pour son Enfer - mais il a dit aux soldats que leur sacrifice avait un sens et les a loués d'une manière qu'ils n'auraient jamais reconnue eux-mêmes ; et il a répété que le sang des martyrs appelait d'autres sangs et que ce n'était que par le sang que la Grande Italie serait rachetée. Il a dit aux soldats que leur sacrifice avait un sens et les a loués d'une manière qu'ils n'auraient jamais reconnue eux-mêmes, et il a répété que le sang des martyrs réclamait plus de sang et que seul le sang permettrait de racheter la Grande Italie. Il dit aux soldats que leur sacrifice a un sens.

Une apologie du massacre, en d'autres termes, qui, cent ans plus tard, est difficile à digérer. Y croyait-il ?

Là n'est pas la question. Et il semble insuffisant de se contenter ici d'une lecture "non anachronique", ou de se limiter à souligner que "c'était le langage de l'époque". Peut-être conviendrait-il plutôt d'inverser la perspective. Ou une autre lecture, à tonalité supra-humaniste.

La guerre comme expérience intérieure

La réputation que D'Annunzio a acquise pendant la guerre est due davantage à ses actes qu'à ses paroles. Loin d'être un "soldat de papier", il ne perd pas une occasion de mettre sa vie en danger et, pendant trois ans, combat sur terre, sur mer et dans les airs. Très tôt doué pour la publicité, il sait que les petits actes de terrorisme ont plus de force psychologique que les attaques massives et se spécialise dans les actions suicidaires - aériennes et navales, selon les canons futuristes - à valeur symbolique et à impact médiatique. Il survole plusieurs fois les Alpes - à une époque où c'est extraordinaire - pour bombarder l'ennemi, parfois avec des feuilles de propagande. Et lorsque sa tête est mise à prix par les Autrichiens, il mène une attaque suicide, dans un torpilleur avec une poignée d'hommes, contre le port ennemi de Buccari (dans le bombardement, il inclut des cartouches creuses en caoutchouc avec des messages lyriques). Il commémorera plus tard ce fait, connu sous le nom de "La beffa di Buccari", dans une célèbre ballade : "La Canzone del Carnaro" ["La chanson de Carnaro", "Les trente de Buccari"] : "Nous sommes trente hommes à bord/ trente et un à compter la mort").

Au cours d'une de ses missions aériennes, il perd la vue d'un œil et partiellement de l'autre, qu'il cache pendant un mois pour pouvoir continuer à voler. Finalement, il doit être immobilisé pendant plusieurs mois pour sauver sa vue.

Allongé sur le dos, dans la douleur et les cauchemars, il compose son poème "Notturno" ("Nuit"). La perspective de la cécité est pour lui l'occasion de vaincre, de ne pas se décourager. Il se dit heureux de l'ampleur de sa perte - les aveugles au combat étaient considérés comme l'aristocratie des blessés - et apprécie l'affinement de ses sens de l'ouïe et de l'odorat. À l'en croire, ce sentiment de bonheur ne l'aurait jamais quitté pendant la guerre. Le vrai D'Annunzio.

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Le vrai D'Annunzio se révèle, plus que dans sa trompette patriotique, dans sa correspondance et ses journaux intimes. Ils révèlent son attitude surhumaniste face à la guerre. S'il y a une chose qui ressort de ses notes, c'est la "fluctuation constante entre le terrible et le pastoral". Pour lui, tout devient objet de fête, même les détails les plus insignifiants - des explosions et des attaques à la baïonnette au scintillement d'une libellule dans la boue ou à l'apparition fugace d'un pivert parmi les arbres brûlés. Si nous le croyons, D'Annunzio était heureux au milieu de la faim, de la soif, du froid extrême, des blessures et des bombardements, parce que son enthousiasme omnivore pour la vie pouvait tout supporter, parce que tout cela n'était qu'une seule et même chose - la manifestation de la vie qu'il consommait avec un enthousiasme voluptueux. Qu'est-ce que la guerre, sinon un trou dans la vie ordinaire par lequel se manifeste quelque chose de plus élevé ? La vie telle qu'elle devrait être et qui passe devant nous, la vie - pour reprendre les mots d'Ernst Jünger - comme effort suprême, volonté de combattre et de dominer".

Les parallèles entre D'Annunzio et Jünger ne sont pas fortuits ; tous deux manifestent une même attitude surhumaniste. Même soif d'expériences, même défi au hasard, même souci esthétique, même absence de moralisme. En revanche, dans le cas du Prussien - outre l'objectivité brutale de son style - l'absence pratique de toute note patriotique. Mais on peut aussi penser que chez D'Annunzio, la prosopopée nationaliste n'était pas le grain, mais l'ivraie. Une arme de guerre comme tant d'autres. On peut penser que ce qui était essentiel pour lui, c'était cette discipline de la souffrance dont parlait Nietzsche, cet Amor fati qui n'est rien d'autre qu'un grand Oui à la vie dans toute sa crudité.

Plus qu'une exaltation belliciste, c'est un choix philosophique, très différent de la position moralisatrice et pitoyable d'autres écrivains. Lorsque Wilfred Owen, Erich Maria Remarque ou Ernest Hemingway dénoncent et condamnent la guerre, ils ont sans doute raison, mais ils ne manquent pas de souligner un truisme. Le fait est qu'ils vivent la guerre du point de vue de la sensibilité horrifiée de l'homme moderne. Mais quand Ernst Jünger écrit : "Ceux qui n'ont ressenti et retenu que l'amertume de leur propre souffrance, au lieu de reconnaître en elle [la guerre] le signe d'une haute affirmation, ont vécu comme des esclaves, n'ont pas eu de Vie intérieure, mais seulement une existence matérielle pure et triste", il ne fait qu'exprimer cette sensibilité immémoriale qui considère que l'esprit est tout. "Tout est vanité en ce monde, poursuit Jünger, seule l'émotion est éternelle. Seul un très petit nombre d'hommes est capable de sombrer dans sa sublime futilité". Amor fati. Le langage "moral" n'a pas sa place ici. Au mieux, le langage de l'Iliade.

Un autre élément intéressant est l'utilisation que fait D'Annunzio du temps historique. La dichotomie nouveau/ancien, thème récurrent de sa pensée, s'exprimera pleinement dans ses notes de guerre. Toujours à la recherche d'analogies historiques, "chaque fantassin lui rappelait quelque épisode d'un passé glorieux, chaque paysan épuisé un intrépide marin vénitien, un légionnaire romain, un chevalier médiéval, un saint martial recréé dans un tableau de la Renaissance". Sa vision du passé glorieux de l'Italie couvrait l'horrible conflit d'un voile théâtral et enveloppait de glamour les excréments, les ordures et les tas de morts". Pour le poète de Pescara, l'armement est moderne, mais les hommes qui le manient - les jeunes appelés qu'il compare à des héros ou à des archétypes mythiques - appartiennent à une tradition intemporelle.

Cette confusion entre passé et présent illustre à sa manière un élément que Giorgio Locchi associe à la mentalité surhumaniste : la conception "non linéaire" du temps, la présence constante du passé comme dimension à l'intérieur du présent, à côté de la dimension de l'avenir. C'est l'idée révolutionnaire - en opposition aux conceptions linéaires, qu'elles soient "progressives" ou "cycliques" - de la tridimensionnalité du temps historique: dans toute conscience humaine, "le passé n'est rien d'autre que le projet auquel l'homme conforme son action historique, projet qu'il tente de réaliser selon l'image qu'il se fait de lui-même et qu'il s'efforce d'incarner. Le passé apparaît alors non pas comme une chose morte, mais comme une préfiguration de l'avenir".

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Locchi associe cette "nostalgie de l'avenir" à l'image "sphérique" du temps esquissée dans Ainsi parlait Zarathoustra, ainsi qu'à l'une des significations canalisées par le mythe nietzschéen de l'Éternel retour. Confusion entre passé et futur, nostalgie des origines et utopie de l'avenir : la conception surhumaniste du temps - certainement ressentie inconsciemment par D'Annunzio et beaucoup d'autres - sous-tend la libération de l'homme de tout déterminisme, parce que le passé auquel on doit s'attacher est toujours un objet de choix dans le présent, ainsi qu'un objet d'interprétation changeant. L'instant présent "n'est jamais un point, mais un carrefour ; chaque instant présent actualise la totalité du passé et permet la totalité de l'avenir". Ainsi, le passé n'est jamais un donné inerte et, lorsqu'il se manifeste dans l'avenir, c'est sous une forme toujours nouvelle et toujours inconnue.

Hughes-Hallett observe que "la guerre a apporté la paix à D'Annunzio". Il avait trouvé une "troisième dimension" transcendantale de l'être, au-delà de la vie et de la mort. Partir en mission dangereuse, c'était pour lui atteindre une extase comparable à celle des grands mystiques. La guerre lui apporte "l'aventure, le but, un groupe de jeunes camarades courageux à aimer d'un amour qui dépasse celui voué aux femmes, une forme de gloire, nouvelle et virile, et l'ivresse de vivre en permanence dans un danger mortel". Il a terminé la guerre reconnu comme un héros et un homme héroïque.

Il a terminé la guerre reconnu comme un héros et couvert de décorations. Et puis, lui et tant d'autres comme lui, ces appelés qu'il comparait aux héros mythiques du passé, ont dû retourner à leurs maisons, à leurs ateliers, à leurs mariages de complaisance, à la monotonie de leurs villages.

Adieu aux armes ?

La révolution victorieuse viendra. Mais elle ne sera pas faite par de belles âmes comme la vôtre, elle sera faite par des sergents et des poètes (Margherita Sarfatti, dans le film Le jeune Mussolini, 1993).

Lorsque, le 23 mars 1919, un mélange de futuristes, d'ex-Arditi (troupes de choc de l'armée italienne), de syndicalistes révolutionnaires et d'ex-socialistes fonda la première Fasci di Combattimento sur la Piazza del Sant'Sepulcro à Milan, personne ne savait vraiment ce qui allait se passer. Son leader visible est l'ancien sergent Benito Mussolini, manœuvrier politique et possibiliste récemment expulsé du parti socialiste italien. Mussolini a déclaré que les fascistes éviteraient tout dogmatisme idéologique : "Nous avons le luxe d'être aristocratiques et démocratiques, conservateurs et progressistes, réactionnaires et révolutionnaires, d'accepter la loi et de la dépasser". Il a ajouté que "nous sommes avant tout des défenseurs de la liberté. Nous voulons la liberté pour tous, même pour nos ennemis". Le premier programme fasciste, visiblement orienté à gauche, reprend l'héritage intellectuel du syndicalisme révolutionnaire.

Avec le recul, il ne fait aucun doute aujourd'hui que le fascisme historique a été un phénomène idéologique complet. Mais à ses débuts, il semble être le fruit d'une grande improvisation. Mussolini le proclame alors : le fascisme est action et naît d'un besoin d'action. Tout d'abord, il reprend à son compte nombre des aspirations pressantes de la "génération perdue" qui a fait la guerre et qui considère que la situation de l'Italie - un pays pauvre et arriéré, avec des inégalités chroniques, sans sécurité sociale, avec une victoire "mutilée" par les Alliés et s'acheminant vers une guerre civile - rend impensable un retour à l'ère des partis bourgeois et de leurs danses électorales. Mais plus profondément, comme le souligne l'historien Zeev Sternhell, avant de devenir une force politique, le fascisme a été un phénomène culturel, une manifestation extrême - même si elle n'est pas la seule possible - d'un phénomène beaucoup plus large.

(Nous nous en tenons ici à une analyse stricte du fascisme italien, qui exclut le nazisme. L'historien israélien Sternhell souligne que "le fascisme ne peut en aucun cas être identifié au nazisme....". Les deux idéologies diffèrent sur un point fondamental : le déterminisme biologique, le racisme dans son sens le plus extrême... la guerre contre les Juifs.... Le racisme n'est pas une des conditions nécessaires à l'existence du fascisme. Une théorie générale qui voudrait englober le fascisme et le nazisme se heurterait toujours à cet aspect du problème. En fait, une telle théorie n'est pas possible").

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L'antécédent intellectuel le plus immédiat du fascisme a été la révision du marxisme par le syndicalisme révolutionnaire, une révision dans un sens anti-matérialiste. Ce que ces hérétiques du marxisme contestaient dans la doctrine, c'était sa prétention scientifique, sa sous-estimation des facteurs psychologiques et nationaux, sa vision du socialisme comme une simple forme rationnelle d'organisation économique. Une autre de leurs motivations était le désenchantement quant à la valeur du prolétariat en tant que force révolutionnaire ; les prolétaires étaient généralement réfractaires à tout ce qui n'affectait pas leurs intérêts matériels, en d'autres termes, leur aspiration à devenir des petits bourgeois. Les premiers fascistes l'ont compris, tout comme ils ont compris que la relation entre le socialisme et le prolétariat n'était que circonstancielle. Il en est ressorti que la révolution n'était plus l'affaire d'une seule classe sociale... ce qui, à son tour, a brisé le dogme de la lutte des classes. La révolution devient alors une tâche nationale, et le nationalisme son principe directeur.

Mais quelle révolution ? Une révolution aux motivations purement économiques était insuffisante pour la culture politique qui prenait forme - une culture politique communautaire, anti-individualiste et anti-rationaliste qui cherchait à remédier à la désintégration sociale causée par la modernité. En fait, en économie, le fascisme se manifeste comme possibiliste et déclare vouloir profiter du meilleur du capitalisme et du progrès industriel, l'essentiel étant que la sphère économique reste toujours subordonnée à la politique. La question de fond est différente.

L'essentiel, selon Zeev Sternhell, est "d'établir une civilisation héroïque sur les ruines d'une civilisation matérialiste effrayante, de façonner un homme nouveau, activiste et dynamique". Le fascisme originel affichait un caractère moderne, et son esthétique futuriste stimulait l'imagination des intellectuels - ce qui explique son attrait pour les jeunes - tout en prônant qu'une élite n'est pas une catégorie définie par sa place dans le processus de production, mais l'expression d'un état d'esprit - l'aristocratie forgée dans les tranchées en était la preuve. Et du marxisme, elle a retenu l'idée de la violence comme instrument de changement. Quelqu'un a un jour défini le fascisme comme notre mal du siècle : une expression qui évoque l'aspiration à dépasser le monde bourgeois. Plus qu'un corps de doctrine, le fascisme originel était une nébuleuse, une force de rupture sans précédent qui aspirait à construire une "solution de changement total".

Giorgio Locchi a distingué les phases mythique, idéologique et synthétique en tant qu'archétypes des tendances historiques. Ainsi, dans le cas de la pensée égalitaire, la phase "mythique" correspondrait à l'œcuménisme chrétien, la phase "idéologique" à la désintégration provoquée par la Réforme protestante et l'émergence de diverses philosophies et partis, et la phase "synthétique" aux doctrines à prétention scientifique et universelle (marxisme, idéologie des "droits de l'homme").

Ce qui se passe, pour le dire en termes lockiens, c'est que le principe surhumaniste passe rapidement de sa phase mythique à sa phase idéologique et politique. Sur le plan idéologique, la révolution conservatrice allemande en est l'une des manifestations. Sur le plan politique, le fascisme de Mussolini a été la branche qui a fait fortune. Mais ce n'était pas la seule.

Et c'est là que D'Annunzio intervient.

II

Lorsque D'Annunzio arrive à Fiume le 12 septembre 1919, le rêve platonicien du prince-poète se réalise deux millénaires trop tard. Un vent de libération dionysiaque se déchaîne dans la ville adriatique, une émeute nietzschéenne où politique et mysticisme, utopie et violence, révolution et Dada vont de pair. Un moment magique, une bacchanale de rêveurs, une symphonie surhumaine et héroïque.

La route vers le Rubicon

Au début de l'année 1919, Mussolini n'est qu'un leader politique en devenir, tandis que D'Annunzio est l'homme le plus célèbre d'Italie. La guerre s'étant soldée par une "victoire mutilée" - les Alliés n'ont pas tenu compte des promesses territoriales faites à l'Italie -, le pays est plongé dans une spirale de chaos politique et social. C'est ainsi que beaucoup de ceux qui avaient espéré qu'un "homme fort" prenne les rênes du pays se tournent vers D'Annunzio. De son côté, le soldat-poète découvre combien il lui est difficile de vivre sans la guerre et, comme beaucoup d'autres Italiens, rumine son amertume face à la trahison des Alliés.

"Votre victoire ne sera pas mutilée", écrit D'Annunzio en octobre 1918. Un slogan qui fit sa fortune (comme tant d'autres qu'il inventa) et qui fut la musique de tous ceux qui attendaient un nouvel appel aux armes. L'Italie regorge d'hommes habitués à la violence qui, au lieu d'être accueillis en héros, sont traités comme des hôtes indésirables, voire des animaux sauvages, condamnés au chômage et aux insultes des agitateurs d'une révolution bolchevique en gestation. Parmi ces hommes, les Arditi, soldats d'élite, farouchement indisciplinés, habitués aux combats au corps à corps, à la dague et à la grenade, vêtus d'uniformes noirs et portant des touffes de cheveux parfois aussi longues que la crinière d'un cheval, sont les dandys de la guerre. Leur drapeau est noir et leur hymne, "Giovinezza" (Jeunesse). Tous considèrent D'Annunzio comme un symbole et certains commencent à s'appeler "Dannunziens". Un héros de guerre et une armée qui rentre au pays : une conjonction fatale pour tout gouvernement civil. Les autorités commencent à craindre D'Annunzio. Le Rubicon n'a jamais vraiment été oublié en Italie.

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Le soldat-poète commence à multiplier les apparitions publiques, à se moquer du gouvernement qui a accepté l'humiliation de Versailles, à inciter les Italiens à rejeter leurs autorités. Très vite, il se retrouve au centre de toutes les conspirations et tous les groupes d'opposition commencent à utiliser son nom. Il se tient à l'écart des fascistes. D'Annunzio les considérait comme de "vulgaires imitateurs, potentiellement utiles, mais malheureusement brutaux et primitifs dans leur façon de penser". Les communautés italiennes de la côte adriatique, qui espéraient être "rachetées" par leur incorporation à la mère patrie, faisaient partie de ceux qui tournaient leur regard vers D'Annunzio. D'Annunzio, pour sa part, leur promet qu'il sera avec eux "jusqu'à la fin".

La ville de Fiume, principal port de l'Adriatique, compte une majorité d'Italiens qui, en octobre 1918, réclament son rattachement à l'Italie. Mais les Alliés, réunis à Versailles, placent la ville sous administration internationale. La ville devient alors un symbole pour tous les nationalistes italiens, et des groupes d'ex-Arditi, criant "Fiume ou la mort", commencent à former la "Légion de Fiume", prête à "libérer" la ville. Au milieu de cette spirale de violence, les Italiens de Fiume offrent à D'Annunzio la direction de la ville.

Le poète-soldat a trouvé son Rubicon. Et sa nouvelle incarnation, celle de condottiero.

Fiume était une fête

    "La contagion de la grandeur est le plus grand danger pour ceux qui vivent à Fiume, une folie contagieuse qui a envahi tout le monde" (L'évêque de Fiume, dans une interview).

Lorsque, le 12 septembre 1919, D'Annunzio arrive à Fiume dans une Fiat 501, il ne sait certainement pas qu'il entame l'une des expériences les plus extravagantes de l'histoire politique de l'Occident : le rêve platonicien du prince-poète est en train de se réaliser deux millénaires trop tard. Un vent de libération dionysiaque se déchaîne dans la ville adriatique, une émeute nietzschéenne dans laquelle politique et mysticisme, utopie et violence, révolution et Dada vont de pair. L'ère de la politique du spectacle a commencé, et D'Annunzio a levé le rideau.

L'époque de Fiume a été décrite comme un microcosme du monde politique moderne : tout y a été préfiguré, tout y a été vécu, nous en sommes tous, dans une large mesure, les héritiers. Un moment magique, une bacchanale de rêveurs, une symphonie surhumaniste et héroïque où une société assoiffée de merveilles - galvanisée par la guerre, fatiguée par l'insipidité d'un siècle de positivisme - a trouvé un leader à son apogée et a soutenu, au rythme de défilés multicolores et de foules extatiques, ses chimères visionnaires de César.

La trajectoire politique de la ville pendant ces seize mois est, sans surprise, erratique. Le premier programme - l'annexion à l'Italie - est simple et réaliste, mais il fait naufrage dans une mer d'indécision et de jeux diplomatiques. Le deuxième programme est de nature subversive : il s'agit de provoquer l'étincelle qui déclenchera une révolution en Italie. Mais il y avait un troisième programme, incontrôlable et radical : Fiume comme premier pas, non pas vers une Grande Italie, mais vers un nouvel ordre mondial.

Un programme qui se renforce au fur et à mesure que la perspective d'une incorporation à l'Italie se dissipe sous la pression des Alliés et l'indécision du gouvernement italien. Sous l'impulsion des syndicalistes révolutionnaires qui entouraient D'Annunzio, la "Constitution de Fiume" (la Charte de Carnaro) constitue l'aspect le plus intéressant de l'héritage de Fiume, en ce qu'elle représente une contribution originale à la théorie politique. La Charte de Carnaro contenait des éléments pionniers - la limitation du droit (jusqu'alors sacro-saint) à la propriété privée, l'égalité totale des femmes, la laïcité dans les écoles, la liberté absolue de culte, un système complet de sécurité sociale, des mesures de démocratie directe, un mécanisme de renouvellement continu des dirigeants et un système de guildes ou de représentation par secteurs de la communauté - une idée qui allait faire fortune. Selon son biographe Michael A. Ledeen, le gouvernement de D'Annunzio - composé d'éléments très hétérogènes - fut l'un des premiers à pratiquer une sorte de "politique du consensus", selon l'idée que les différents intérêts conflictuels pouvaient être "sublimés" au sein d'un mouvement novateur. L'essentiel était que le nouvel ordre soit fondé sur des qualités personnelles d'héroïsme et de génie, et non sur les critères traditionnels de richesse, d'héritage et de pouvoir. Le but ultime, fondamentalement surhumaniste, n'est autre que l'alliage d'un nouveau type d'homme.

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La Charte du Carnaro contient des touches surréalistes, comme la désignation de la "Musique" comme principe fondamental de l'Etat. Mais la plus originale, la plus spécifiquement dannunzienne, est l'inclusion d'un "système élaboré de célébrations et de rituels de masse, destiné à assurer un niveau élevé de conscience politique et d'enthousiasme parmi les citoyens". À Fiume, D'Annunzio (désormais appelé "le commandant") commence à expérimenter un nouveau moyen, en créant "des œuvres d'art dont les matériaux sont des colonnes d'hommes, des averses de fleurs, des feux d'artifice, de la musique électrisante - un genre qui sera ensuite développé et retravaillé pendant deux décennies à Rome, à Moscou et à Berlin". Le commandant inaugure une nouvelle forme de leadership basée sur la communication directe entre le chef et les masses, une sorte de plébiscite quotidien où la foule, rassemblée devant son balcon, répond à ses questions et soutient ses invectives. Tout le rituel du fascisme est déjà là : les uniformes, les bannières, le culte des martyrs, les défilés aux flambeaux, les chemises noires, la glorification de la virilité et de la jeunesse, la communion entre le chef et le peuple, le salut bras dessus bras dessous, le cri de guerre : Eia, Eia, Alalá ! Hughes-Hallett souligne que D'Annunzio n'a jamais été fasciste, mais que le fascisme était indubitablement dannunzien. Quelqu'un a écrit que, sous le fascisme, D'Annunzio a été victime du plus grand plagiat de l'histoire.

Un autre élément pionnier fut la création d'une Ligue des Nations anti-impérialiste: la "Ligue de Fiume", un projet d'alliance de toutes les nations opprimées qui développait le concept de révolution mondiale et de "nation prolétarienne" théorisé par Michels, et qui visait à rassembler aussi bien le Sinn Fein irlandais que les nationalistes arabes et indiens. Certains veulent voir dans le Comandante un prophète du tiers-monde, mais il serait plus juste d'y voir "la première apparition du thème du droit des peuples". Les puissances alliées commencent à s'inquiéter. L'entreprise de Fiume perd son caractère nationaliste et accentue son contenu révolutionnaire.

Faites l'amour et la guerre !

    "Jeunesse, jeunesse, printemps de la beauté" (Chant de l'Arditi)

Dans un État dirigé par un poète et où la créativité est devenue un devoir civique, il n'est pas étonnant que la vie culturelle prenne un virage anti-conventionnel. La Constitution était placée sous l'invocation de la "Dixième Muse", la Muse, selon D'Annunzio, "des communautés émergentes et des peuples en genèse... la Muse de l'énergie", qui, dans le nouveau siècle, amènerait l'imagination au pouvoir. Pour faire de la vie une œuvre d'art. Dans le Fiume de 1919, la vie publique devient un spectacle de vingt-quatre heures, où "la politique devient poésie et la poésie sensualité, et où une réunion politique peut se terminer par une danse et la danse par une orgie". Il fallait être jeune et amoureux". Une atmosphère de liberté sexuelle et d'amour libre, inhabituelle pour l'époque, se répand parmi la population locale et les nouveaux arrivants. La révolution sexuelle est en marche. C'est ce que voulait le nouveau "prince de la jeunesse", borgne et âgé de cinquante-six ans.

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Il n'est pas étonnant que la ville soit devenue un centre magnétique pour toute la confrérie d'idéalistes, de rebelles et de romantiques qui s'est répandue dans le monde entier. Un pays libre pour tous, où les proto-fascistes et les révolutionnaires internationalistes se rencontraient sans que personne ne pense à quelque chose d'aussi vulgaire que "dialoguer". Un laboratoire contre-culturel dans lequel émergent divers groupes, tels que le "Yoga" (inspiré de l'hindouisme et de la Bhagavad-Gita), les "Lotos Castaños" (proto-hippies favorables au retour à la nature), les "Lotos Rojos" (défenseurs du sexe dionysiaque), les écologistes, les nudistes, les dadaïstes et autres spécimens de toutes sortes. La composante psychédélique est garantie par une circulation généreuse de drogues sous l'œil tolérant du Comandante, consommateur plus ou moins occasionnel de poudre blanche. Les années 1960 commencent à Fiume. Mais à la différence des hippies californiens, les hippies du Comandante sont prêts non seulement à faire l'amour, mais aussi à faire la guerre.

Pendant ce temps, Rome regarde Fiume avec un mélange de consternation et d'effroi. Selon les socialistes italiens, "Fiume était en train de devenir un bordel, un refuge pour les criminels et les prostituées". En réalité, tout le monde allait à Fiume : soldats, aventuriers, révolutionnaires, intellectuels, espions alliés, artistes cosmopolites, poètes néo-païens, bohèmes à la tête dans les nuages, le futuriste Marinetti, l'inventeur Marconi, le chef d'orchestre Toscanini. L'éloquence et le dandysme prolifèrent, la personnalité du Commandant est contagieuse. Décorations, uniformes, titres, hymnes et cérémonies pour tous ! Le style ornemental est de rigueur. De leur côté, les nouveaux visiteurs sont de plus en plus marginalisés : mineurs fugueurs, déserteurs, criminels et autres personnes ayant des démêlés avec la justice. Beaucoup de ces éléments sont recrutés pour former la garde du corps du Commandant : la "Disperata Legion", avec ses uniformes éclatants. D'Annunzio observait ses Arditi mangeant de l'agneau sur les plages, leurs uniformes fantastiques brillant à la lumière des flammes, et les comparait à Achille et ses myrmidons dans leur camp devant Troie. C'est ce mélange électrisant d'archaïsme et de futurisme si caractéristique de la sensibilité surhumaniste. Cela semblait si vieux, mais c'était si nouveau.

Pressé par ses engagements internationaux, le gouvernement de Rome décrète un blocus contre Fiume, et la ville trouve un moyen d'assurer sa subsistance : la piraterie. Organisés par un as de l'aviation italienne, Guido Keller, les navires de Fiume se mettent à capturer tout navire transitant entre le détroit de Messine et Venise. Et chaque prise des Uscocchi - ainsi nommés par D'Annunzio en hommage aux pirates de l'Adriatique du 16ème siècle - est accueillie dans la ville comme une fête. Les activités illicites s'étendaient aux enlèvements - un commando de Fiume captura un général italien de passage à Trieste - et aux expéditions de réquisition dans les territoires voisins, ainsi qu'à l'occupation symbolique d'autres villes voisines. Le commandant faisait broder sa devise, Ne me frego (quelque chose comme "je m'en fous"), sur un drapeau qu'il suspendait au-dessus de son lit. Fiume était un État hors-la-loi, ce que nous appellerions aujourd'hui un État hooligan. Son biographe souligne que D'Annunzio, tel un nouveau Peter Pan, avait construit un "Neverland, un espace sans relations de cause à effet, où les enfants perdus pouvaient toujours profiter de leurs aventures dangereuses sans être dérangés par le bon sens".

Mais le problème de l'enfance, c'est qu'elle se termine, et que vient le temps des adultes. Le traité de Rapallo, signé en novembre 1920, fixe les frontières entre l'Italie et la Yougoslavie et aboutit à un accord sur Fiume. D'Annunzio est isolé et même les fascistes de Mussolini lui retirent leur soutien. Après une intervention de la marine italienne et la résistance d'une poignée d'Arditi - qui se solde par plusieurs dizaines de morts - D'Annunzio est contraint de quitter Fiume à la fin du mois de décembre 1920. Lors d'une cérémonie d'adieu, son dernier cri fut : "Vive l'amour !".

Le poète a achevé sa révolution. C'est au tour de l'ancien sergent.

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Le fascisme sans D'Annunzio

Au fil des ans, un Mussolini déjà au pouvoir célébrera Gabriele D'Annunzio comme le "Jean-Baptiste du fascisme". Devenu une légende, le poète passera ses deux dernières décennies reclus dans son manoir d'El Vittoriale, sur les rives du lac de Garde, où Mussolini se rendra de temps à autre pour prendre une photo avec lui.

Aujourd'hui, D'Annunzio est considéré comme une figure du régime, mais la vérité est qu'il n'a jamais été membre du parti fasciste et que ses relations avec le Duce étaient beaucoup plus ambivalentes qu'on ne pourrait l'imaginer. En particulier, Mussolini parlait de D'Annunzio comme d'une "cavité, à enlever ou à recouvrir d'or", et désignait le "fiumismo incompris" comme synonyme d'une attitude anarchiste et donc peu fiable. En fait, les deux hommes se méfiaient l'un de l'autre : Mussolini considérait D'Annunzio comme trop influent et imprévisible, et ce dernier s'abstenait de soutenir expressément le Duce. En fait, le poète recommandait à ses Arditi de se tenir à l'écart de toute formation politique, bien que nombre d'entre eux se soient retrouvés dans le fascisme et certains à l'extrême gauche ou même en Espagne dans les Brigades internationales. Les seules occasions où D'Annunzio tenta d'influencer politiquement Mussolini furent pour lui conseiller de se tenir loin d'Hitler ("ce clown féroce", "ce visage sale et ignoble").

Le poète-soldat meurt en 1938 dans sa demeure de Vittoriale, dans une atmosphère aussi baroque que claustrophobe, entouré d'espions italiens et allemands. Avec sa mort, c'est toute une époque qui disparaît, l'aube de ce fascisme qui ne pouvait pas exister. Le vrai fascisme s'est emparé de la mise en scène et de la liturgie de Fiume, mais il les a vidées de leur liberté et les a transformées en une chorégraphie bureaucratisée au service d'un projet qui a conduit l'Italie à la catastrophe. L'histoire est bien connue. Mais on oublie souvent certaines choses.

On oublie souvent que ce fascisme précoce s'inscrivait dans un climat culturel d'avant-garde, sophistiqué et pluraliste, très différent du provincialisme obtus qui caractérisait les nazis et leur kitsch völkisch. En fait, le pluralisme culturel de l'Italie fasciste - un pays où il n'y a pratiquement pas eu d'exode intellectuel - n'a rien à voir avec le dirigisme imposé à la culture à l'époque nazie. Des chercheurs comme Renzo de Felice ou Julien Freund ont opposé le caractère optimiste et "méditerranéen" du fascisme - avec sa tendance à exalter la vie dans un certain esprit de modération - au caractère sombre, tragique et catastrophique du nazisme, avec son penchant germanique pour le Ragnarök. On pourrait également souligner le caractère anti-dogmatique, voire artistique et bohème, de ce premier fascisme, en opposition aux prétentions "scientifiques" de la dogmatique nazie, basée sur le racisme biologique et le darwinisme social.

Il convient d'ajouter que le premier fascisme n'avait aucun soupçon d'antisémitisme, bien au contraire : de nombreux Juifs étaient au début du fascisme et occupaient même des postes importants, comme la publiciste Margaritta Sarfati, l'amante juive du Duce et la prima donna de la vie culturelle du régime. En fait, la politique étrangère du régime entretenait des contacts fréquents avec le mouvement sioniste. Et après l'arrivée d'Hitler au pouvoir, d'éminents exilés juifs ont été accueillis en Italie.

On oublie également qu'après la "marche sur Rome" de 1922, Mussolini s'est présenté au parlement et a obtenu un large vote de confiance de la part de la majorité non fasciste. On tend à oublier que la violence des escadrons fascistes, bien que très réelle, n'était pas l'apanage du fascisme - c'était le langage politique dans une grande partie de l'Europe. Et en Italie, c'est le fascisme, mieux organisé, qui l'a finalement emporté. On oublie également que le fascisme a collaboré avec les socialistes et d'autres forces d'opposition et qu'il a remporté la majorité des voix lors des élections de 1924. Ce n'est qu'après l'assassinat brutal du député socialiste Matteoti et le refus de l'opposition de rester au parlement que les hommes de main fascistes ont pris le contrôle et que la dictature a été institutionnalisée.

En réalité, 1924 marque le début du déclin. Les années suivantes sont marquées par les grandes réalisations du régime : construction d'un État-providence, grands travaux publics et modernisation du pays. Ces réalisations gagnent le soutien d'une grande partie de la population. Mais le fascisme est déjà mortellement blessé. En trahissant la promesse faite en 1919 sur la Piazza del Santo Sepulcro à Milan ("Nous voulons la liberté pour tous, même pour nos ennemis"), le fascisme s'est transformé en une bureaucratie autosatisfaite et complaisante, et Mussolini s'est progressivement éloigné de la réalité pour se livrer à une mégalomanie qui s'est révélée désastreuse.

Malgré cela, le fascisme a promu pendant quelques années une politique favorable à la paix et à la coopération internationale, comme en témoignent les accords du Latran en 1929 et les propositions de désarmement de la Société des Nations en 1932. En ce qui concerne l'Allemagne nazie, on oublie souvent que Mussolini est à l'origine du "Front de Stresa", une initiative diplomatique qui, en avril 1935, avec la France et la Grande-Bretagne, a tenté de garantir l'indépendance de l'Autriche et le respect du traité de Versailles, et donc d'arrêter Hitler quand c'était encore possible. Deux mois plus tard, en juin 1935, la Grande-Bretagne signe avec l'Allemagne nazie un accord naval qui constitue la première violation du traité. Mussolini est laissé seul.

L'isolement s'achève avec l'invasion de l'Abyssinie et les sanctions imposées à l'Italie, qui contraignent Mussolini à s'allier à Hitler. Dès lors, prisonnier d'un mélange de peur et de fascination pour le dictateur allemand, le Duce est entraîné dans l'abîme. En 1938, il va même jusqu'à importer la législation antisémite du Troisième Reich.

Aurait-il pu y avoir une autre voie, moins dictatoriale et plus "dannunzienne"? Mussolini, contrairement à Hitler, n'a jamais eu le contrôle absolu du parti et, au sein du fascisme, il y a toujours eu une ligne contre les nazis et en faveur d'une entente avec la France et la Grande-Bretagne. Sa principale figure était le ministre de l'aviation, Italo Balbo, héros de guerre et l'un des premiers squadristes, véritable prototype de "l'homme nouveau" exalté par le fascisme. Mais Mussolini, jaloux, le nomme gouverneur de Libye pour l'éloigner des centres de pouvoir. Il y meurt en 1940 dans un accident d'avion inexpliqué. Les derniers vestiges de l'opposition fasciste sont liquidés en 1944 lors des procès de Vérone, l'ancien ministre des affaires étrangères Galeazzo Ciano et d'autres hiérarques étant exécutés sur ordre des Allemands.

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Un fascisme démocratique ?

Près de cent ans plus tard, D'Annunzio et son aventure à Fiume soulèvent encore des questions. L'une d'entre elles est particulièrement provocante : un fascisme démocratique aurait-il été possible ?

Une question qui n'a de valeur que celle que l'on veut bien donner à l'histoire-fiction. Car l'histoire est ce qu'elle est, et on ne peut pas la changer. Parler aujourd'hui de "fascisme démocratique" est un oxymore, et cela semble indéniable. Cependant, nous nous réfugions souvent dans des positions intellectuellement confortables et moralement irréprochables, ce qui rend difficile la compréhension de certains phénomènes. En l'occurrence, la nature du fascisme. L'interprétation marxiste classique du fascisme comme instrument de défense du capital se condamne à ne rien comprendre et laisse inexpliqué le large soutien obtenu par un système qui n'a été extirpé que par la guerre, une guerre dans laquelle les marxistes se sont alliés au capitalisme. Cette interprétation est depuis longtemps dépassée, et aujourd'hui on tend à admettre que, comme le souligne Zeev Sternhell, le fascisme a été une manifestation extrême d'un phénomène beaucoup plus large et plus vaste - ce que Giorgio Locchi a appelé le supra-humanisme - et, en tant que tel, fait partie intégrante de l'histoire de la culture européenne.

D'Annunzio n'était pas un idéologue systématique, mais son effort prométhéen et nietzschéen symbolise le climat culturel supra-humaniste dont le fascisme est issu. Fiume a été un moment magique et nécessairement éphémère : on ne peut pas être sublime pendant vingt ans. Mais Fiume nous rappelle que l'histoire aurait pu être différente et que peut-être cette rébellion culturelle et politique - appelons-la "fascisme" - aurait pu être compatible avec un plus grand respect des libertés ou du moins évoluer en dehors des aberrations que nous connaissons déjà. Bien sûr, alors peut-être que ce ne serait plus du fascisme, mais quelque chose d'autre.

Si l'on ne tient pas compte du phénomène culturel du surhumanisme, on ne peut pas comprendre le fascisme. Mais ce n'est pas la seule évolution qu'il a connue. Historiquement, il y en a eu deux autres. La première a été un développement intellectuel majeur qui continue à parler aux gens aujourd'hui : la soi-disant "révolution conservatrice" allemande. Et la seconde était une plante vénéneuse : le nazisme. La question que l'on peut se poser aujourd'hui est de savoir si cet humus culturel surhumaniste est définitivement épuisé ou s'il peut encore donner naissance à des rejetons inédits. Après tout, et selon la conception "sphérique" du temps, l'histoire est toujours ouverte ; et lorsque l'histoire se régénère, elle le fait d'une manière toujours nouvelle et toujours imprévue.

L'anarchisme de droite

    "Nous dénonçons le manque de goût dans la représentation parlementaire. Nous nous recréons dans la beauté, l'élégance, la courtoisie et le style.... Nous voulons être dirigés par des hommes miraculeux et fantastiques" (Filippo Tommaso Marinetti).

    "L'art de commander consiste à ne pas commander" (Gabriele D'Annunzio).

Mais l'intérêt de réexaminer D'Annunzio va bien au-delà de la question de la nature du fascisme. Le poète-soldat préfigure une manière de faire de la politique qui est encore en vigueur aujourd'hui : la politique du spectacle, la fusion des éléments sacrés et profanes, l'intuition que, en fin de compte, tout est politique. La Charte du Carnaro est un document visionnaire, dans la mesure où elle aborde des préoccupations, des libertés et des droits qui avaient jusqu'alors été relégués en dehors de la sphère politique et qui, au cours des décennies suivantes, allaient devenir partie intégrante du constitutionnalisme moderne. D'une certaine manière, D'Annunzio semblait détenir la clé de tout ce qui allait suivre. Nous sommes tous, dans une large mesure, ses héritiers, pour le meilleur et pour le pire.

C'est pourquoi il serait erroné de considérer D'Annunzio comme un esthète dilettante devenu révolutionnaire. Ou de le dépolitiser et de considérer - comme semble le souligner son perspicace biographe Michael A. Ledeen semble souligner - que ce qui est important dans Fiume n'est pas le contenu, mais le style, et qu'aucune position idéologique concrète n'émerge de Fiume. Carlos Caballero Jurado est beaucoup plus correct lorsqu'il affirme que : "Fiume n'était pas un terrain. Fiume était un symbole, un mythe, quelque chose qui ne peut peut-être pas être compris aujourd'hui, à une époque si réfractaire aux mythes et aux rites. L'entreprise de Fiume relève plus de la rébellion culturelle que de l'annexion politique". Quels messages l'homme d'aujourd'hui peut-il tirer, non seulement de Fiume, mais de l'ensemble de la carrière de D'Annunzio ?

Tout d'abord, l'idée que la seule véritable révolution est celle qui vise à une transformation intégrale de l'homme. En d'autres termes, une révolution qui se présente avant tout comme une révolution culturelle. Ce que les révolutionnaires de mai 1968 semblaient avoir bien compris. Mais ce qu'ils ne savaient pas, c'est qu'en réalité, presque tout ce qu'ils proposaient avait déjà été inventé - l'imagination avait déjà pris le pouvoir cinquante ans plus tôt sur la côte adriatique. La grande surprise, c'est que le décideur - et c'est la deuxième grande leçon de Fiume - n'était pas un utopiste progressiste, libertaire et mondialiste, mais un patriote, un élitiste pratiquant une éthique héroïque. Fiume est la démonstration que des idées telles que la libération sexuelle, l'écologie, la démocratie directe, l'égalité entre hommes et femmes, la liberté de conscience et l'esprit de fête peuvent être présentées non seulement à partir de positions égalitaires, pacifistes, hédonistes et féministes, mais aussi à partir de valeurs aristocratiques et différentialistes, identitaires et héroïques.

Le geste de D'Annunzio implique aussi quelque chose de très actuel : c'est le premier cri de rébellion contre un système américano-morphe qui, dans ces années-là, commençait à étendre ses tentacules ; c'est le cri de défense de la beauté et de l'esprit contre le règne de la vulgarité et l'empire du dollar.

Le geste de D'Annunzio est aussi la revendication surréaliste et héroïque d'une régénération politique fondée sur la libération de la personnalité humaine et un cri de protestation contre le monde de bureaucrates anonymes qui s'approche de nous.

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Fiume, c'est aussi la démonstration qu'il est possible de dépasser le clivage droite-gauche, que la transversalité est possible. Des valeurs de droite et des idées de gauche. La première synthèse véritablement postmoderne. Fiume est la seule expérience connue à ce jour de ce qui pourrait être un anarchisme de droite poussé jusqu'à ses ultimes conséquences.

Il reste une dernière question, qui concerne l'activité de D'Annunzio en tant que prédicateur et exalteur de la guerre. C'est quelque chose qui nous semble indéfendable aujourd'hui - même si ce n'était pas le cas à l'époque où la guerre pouvait encore être vécue comme une aventure épique. Mais nous savons aujourd'hui que, derrière cette rhétorique enflammée, aucune cause réelle ne justifiait un tel sacrifice. Et pourtant...

Mais il est possible que ces hommes à la rhétorique enflammée, au fond d'eux-mêmes, le savaient aussi. Il est tout à fait possible que D'Annunzio et d'autres comme lui, distillant un nihilisme positif, aient su qu'en fin de compte, le patriotisme valait bien mieux que le néant. Aujourd'hui, nous avons le Néant, et nous avons certainement moins de morts. Mais il convient de se demander si, par rapport à ces hommes, nous ne sommes pas aussi plus vivants grâce à lui.

L'époque des années incendiaires a sombré dans le passé. L'époque où les sergents et les poètes faisaient des révolutions est révolue. Et, comme on dit, les corps ont été dévorés par le temps, les rêves ont été dévorés par l'histoire et l'histoire a été engloutie par l'oubli. On dit aussi que les vieux guerriers ne meurent jamais, ils disparaissent physiquement. Après la catastrophe, il nous reste le souvenir de la grandeur et des hommes qui l'ont rêvée.

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Apulée et la « reine du Ciel »

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Apulée et la « reine du Ciel »

Nicolas Bonnal

La royauté et la suprématie de la Femme dans le Graal ont toujours possédé une dimension ésotérique. Les origines païennes – au sens éminemment traditionnel du terme – sont bien établies et elles sont liées aux religions à mystères liées aux deux grandes déesses de l’Antiquité, Aphrodite-vénus et Cérès-Déméter. Aucun texte n’est plus instructif ni inspirateur que l’Âne d’or d’Apulée, dans lequel nos écrivains du Graal ont puisé à foison. C’est Evola qui nous a donné l’idée de nous y référer férocement (dans notre Chevalerie hyperboréenne), dans sa préface du Mythe du Graal.

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Voici comment Lucius apostrophe sa bien-aimée déesse, parée comme nos dames de toutes forces et vertus, déesse omniprésente à laquelle tous se réfèrent sans parfois le savoir. Le paganisme œcuménique s’en donne ici à cœur joie, à science profuse :

« Reine des cieux, qui que tu sois, bienfaisante Cérès, mère des moissons, inventrice du labourage, qui, joyeuse d’avoir retrouvé ta fille, instruisis l’homme à remplacer les sauvages banquets du vieux gland par une plus douce nourriture ; toi qui protèges les guérets d’Éleusis ; Vénus céleste, qui, dès les premiers jours du monde, donnas l’être à l’Amour pour faire cesser l’antagonisme des deux sexes, et perpétuer par la génération l’existence de la race humaine ; toi qui te plais à habiter le temple insulaire de Paphos, chaste sœur de Phébus, dont la secourable assistance au travail de l’enfantement a peuplé le vaste univers ; divinité qu’on adore dans le magnifique sanctuaire d’Éphèse ; redoutable Proserpine, au nocturne hurlement, qui, sous ta triple forme, tiens les ombres dans l’obéissance ; geôlière des prisons souterraines du globe ; toi qui parcours en souveraine tant de bois sacrés, divinité aux cent cultes divers, ô toi dont les pudiques rayons arpentent les murs de nos villes, et pénètrent d’une rosée féconde nos joyeux sillons ; qui nous consoles de l’absence du soleil en nous dispensant ta pâle lumière ; sous quelque nom, dans quelque rit, sous quelques traits qu’il faille t’invoquer, daigne m’assister dans ma détresse, affermis ma fortune chancelante. »

Ensuite la sage déesse révèle ses noms :

 « Dans les trois langues de Sicile, j’ai nom Proserpine Stygienne, Cérès Antique à Éleusis. Les uns m’invoquent sous celui de Junon, les autres sous celui de Bellone. Je suis Hécate ici, là je suis Rhamnusie. Mais les peuples d’Éthiopie, de l’Ariane et de l’antique et docte Égypte, contrées que le soleil favorise de ses rayons naissants, seuls me rendent mon culte propre, et me donnent mon vrai nom de déesse Isis. »

Parmi ses attributs, on distingue vases et amphores – comme dans nos légendes du Graal :

« La déesse tenait dans ses mains différents attributs. Dans sa droite était un sistre (petit instrument) d’airain, dont la lame étroite et courbée en forme de baudrier était traversée de trois petites baguettes, qui, touchées d’un même coup, rendaient un tintement aigu. De sa main gauche pendait un vase d’or en forme de gondole, dont l’anse, à la partie saillante, était surmontée d’un aspic à la tête droite, au cou démesurément gonflé (…)

Ce dernier portait aussi du lait dans un petit vase d’or arrondi en forme de mamelle, et il en faisait des libations. Un cinquième était chargé d’un van d’or, rempli de petits rameaux du même métal. Enfin, un dernier marchait présentant une amphore. »

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On retrouve chez Apulée les miroirs omniprésents dans nos contes (ils accompagnent les cortèges de Vénus) et aussi le peigne de Guenièvre que recueille Lancelot, précieux talisman nimbé de cheveux d’or :

 « D’autres avaient suspendus sur le dos des miroirs tournés vers la déesse, afin qu’elle pût avoir la perspective du train dévot qui la suivait. Quelques-unes, tenant en main des peignes d’ivoire, simulaient, par les mouvements du bras et des doigts, des soins donnés à la royale chevelure. »

Revoyez Fort Apache de John Ford dans cette perspective, quand Shirley Temple mire par son miroir le train de cavaliers qui suit son carrosse.

Le peigne et le cheveu d’or se retrouvent chez Chrétien. C’est présent chez Homère. Eliade les analyse dans Méphistophélès et l’androgyne (Chant VIII de l’Iliade, sur la chaîne d’or de Zeus-Pater).

Apulée n’est pas sceptique (même crétinisme pour évoquer Omar Khayyâm) et il voit ce dont il parle (comme Chrétien ou Wolfram, quoiqu’en disent les commentateurs plus informés que les génies colporteurs de ces contes) :

« On voyait, en outre, un concours nombreux de personnes des deux sexes, munies de lanternes, de torches, de bougies et autres luminaires, par forme d’hommage symbolique au principe générateur des corps célestes. »

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La puissance vertigineuse du symbolisme dépasse alors toute représentation ; et comme le dit notre génial auteur antique :

« Un autre serrait dans ses bras fortunés l’effigie vénérable de la toute puissante déesse : effigie qui n’a rien de l’oiseau, ni du quadrupède domestique ou sauvage, et ne ressemble pas davantage à l’homme ; mais vénérable par son étrangeté même, et qui caractérise ingénieusement le mysticisme profond et le secret inviolable dont s’entoure cette religion auguste. L’or le plus brillant en compose la substance ; et quant à sa forme, la voici : c’est une petite urne à base circulaire, dont le galbe légèrement renflé développe à l’extérieur un de ces mythes propres aux Égyptiens. »

Le vessel (vase et vaisseau) du Graal est aussi présent ici. Nous avons vu les amphores, les urnes, l’or, les oiseaux, les mythes égyptiens. Voici la nef sacrée de Robert de Boron dotée du pin imputrescible (cher aussi à Ovide et au Locus Amoenus) et du cygne de Lohengrin !

« Le grand prêtre s’approche d’un vaisseau de construction merveilleuse, dont l’extérieur était peint sur toutes les faces de ces signes mystérieux adoptés par les Égyptiens ; il le purifie, dans les formes, avec une torche allumée, un œuf et du soufre ; et l’ayant ensuite nommé, il le consacre à la déesse. Sur la blanche voile du fortuné navire se lisaient des caractères, dont le sens était un vœu pour la prospérité du commerce maritime renaissant avec la saison nouvelle.

Le mât se dresse alors. C’était un pin d’une parfaite rondeur, du plus beau luisant, et d’une hauteur prodigieuse, dont la hune surtout attirait les regards. La poupe, au cou de cygne recourbé, était revêtue de lames étincelantes ; et la carène, construite entièrement de bois de citronnier du plus beau poli, faisait plaisir à voir. »

Apulée joue diligemment avec le symbolisme animaux-dragons, griffons hyperboréens :

« Je me montrais chamarré, sous tous les aspects de figures d’animaux de toutes couleurs. Ici, c’étaient les dragons de l’Inde ; là, les griffons hyperboréens, animaux d’un autre monde et pourvus d’ailes comme les oiseaux. Les prêtres donnent à ce vêtement le nom d’étole olympique. Ma main droite tenait une torche allumée ; mon front était ceint d’une belle couronne de palmier blanc, dont les feuilles dressées semblaient autant de rayons lumineux. »

C’est que dans le symbolisme les palmes signifient la récompense et l’initiation.

Puis Lucius se remet à prier sa Dame, pardon sa Déesse :

« Divinité sainte, source éternelle de salut, protectrice adorable des mortels, qui leur prodigues dans leurs maux l’affection d’une tendre mère ; pas un jour, pas une nuit, pas un moment ne s’écoule qui ne soit marqué par un de tes bienfaits. Sur la terre, sur la mer, toujours tu es là pour nous sauver ; pour nous tendre, au milieu des tourmentes de la vie, une main secourable ; pour débrouiller la trame inextricable des destins, calmer les tempêtes de la Fortune, et conjurer la maligne influence des constellations. »

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La machinerie cosmique nous est alors dévoilée. C’est que la souveraine du ciel fait fonctionner la terre :

« Vénérée dans le ciel, respectée aux enfers, par toi le globe tourne, le soleil éclaire, l’univers est régi, l’enfer contenu. À ta voix, les sphères se meuvent, les siècles se succèdent, les immortels se réjouissent, les éléments se coordonnent. »

Vénérée dans le Ciel. Apulée écrit en latin Regina Coeli, Reine du ciel des traditions chrétiennes.

La domination de la reine du monde s’applique au domaine aérien et à la terre :

 « Un signe de toi fait souffler les vents, gonfler les nuées, germer les semences, éclore les germes. Ta majesté est redoutable à l’oiseau volant dans les airs, à la bête sauvage errant sur les montagnes, au serpent caché dans le creux de la terre, au monstre marin plongeant dans l’abîme sans fond. »

Enfin un simple rappel : le chant des oiseaux accompagne naturellement la déesse de l’Amour et son train initiatique et sensuel. Ce char cosmique (voyez l’analyse de Guénon dans sa Science sacrée) est conçu comme le bouclier d’Enée par l’ignipotens Vulcain et il marque un enseignement profond. Les colombes sont ici les vahana (véhicules divins de la « mythologie » hindoue) de la déesse :

 « Cependant Vénus, qui a épuisé tous les moyens d’investigation sur terre, en va demander au ciel. Elle ordonne qu’on attelle son char d’or, œuvre merveilleuse de l’art de Vulcain, qui lui en avait fait hommage comme présent de noces. La riche matière a diminué sous l’action de la lime ; mais, en perdant de son poids, elle a doublé de prix. De l’escadron ailé qui roucoule près de la chambre de la déesse, se détachent quatre blanches colombes ; elles s’avancent en se rengorgeant, et viennent d’un air joyeux passer d’elles-mêmes leur cou chatoyant dans un joug brillant de pierreries. Leur maîtresse monte ; elles prennent gaiement leur vol ; une nuée de passereaux folâtres gazouillent autour du char. D’autres chantres des airs, au gosier suave, annoncent, par leurs doux accents, l’arrivée de la déesse. »

Lancés ? On vous laissera persévérer !

Bibliographie essentielle :

Apulée – L’Ane d’or (XI)

Bonnal – La chevalerie hyperboréenne et le Graal

Chrétien de Troyes – Le Chevalier de la charrette

Eliade – Méphistophélès et l’androgyne

Enéide – Chant VIII

Evola – Le Mythe du Graal

Guénon – Symboles Science sacrée, XL

Homère – L’Iliade

mardi, 24 octobre 2023

T.S. Eliot - Après les dieux étranges

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T.S. Eliot - Après les dieux étranges

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/10/09/t-s-eliot-after-strange-gods/

T.S. Eliot (1888-1965) est l'un des plus grands poètes du 20ème siècle ; avec des œuvres telles que The Waste Land et The Hollow Men, il a à la fois confirmé et actualisé la valeur et les possibilités de la poésie. Par exemple, certains types humains de la fin des temps modernes sont saisis dans des pièces telles que "les hommes creux, les hommes empaillés" (the hollow men, the stuffed men), des aspects du monde de la fin des temps modernes dans "c'est ainsi que le monde se termine, non pas avec un bang, mais avec un gémissement" (not with a bang but with a whimper). Eliot évoluait souvent dans un environnement de critique de la civilisation ou plutôt de diagnostic avec une perspective de droite où l'on trouve aussi Conrad, Jung et C.S. Lewis, entre autres. Il combinait "un esprit catholique, un héritage calviniste et un tempérament puritain", et était proche d'Ezra Pound, entre autres.

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Parmi les œuvres les moins connues d'Eliot, After Strange Gods (1933) est basé sur une série de conférences. Il y développe les thèmes qu'il avait abordés dans Tradition and the Individual Talent (La tradition et le talent individuel). Eliot utilise les concepts d'une manière différente de celle, par exemple, d'Evola ; dans le cas d'Eliot, la "tradition" correspond le plus étroitement à la "culture" selon l'acception suédoise, mais cela ne rend pas ses arguments moins pertinents. Sa définition de la tradition est organique et holistique : "ce que j'entends par tradition implique toutes ces actions habituelles, ces habitudes et ces coutumes, du rite religieux le plus important à notre façon conventionnelle de saluer un étranger, qui représentent la parenté de sang des "mêmes personnes vivant au même endroit"". Cette définition s'applique, entre autres, aux discussions sur la question de savoir si les hommes et les femmes se serrent la main, où l'alternative islamique peut être à la fois légitime et compréhensible, mais ne représente toujours pas la parenté de sang des "mêmes personnes vivant au même endroit" en Suède.

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Eliot a discuté des changements dans la tradition au fil du temps, des dangers de s'enfermer dans des formes mortes et dans une "tradition sans intelligence". Il évoque ici Lampedusa ainsi que les révolutionnaires conservateurs : l'essence ou l'âme d'un certain groupe peut prendre différentes formes dans différentes situations historiques, tout en restant reconnaissable. "Tout doit changer si l'on veut que tout reste comme avant. En même temps, Eliot s'est penché sur les conditions de la tradition et sur la possibilité de perdre une tradition. Cette dernière s'était produite dans une grande partie des États-Unis, mais Eliot était plus favorable au Sud et à ses penseurs agrariens. À cet égard, il mentionne avec faveur le manifeste agraire sudiste I'll Take My Stand.

Les conditions de la tradition étaient notamment liées à l'homogénéité. Loin d'être un "multiculturaliste", Eliot a écrit que "lorsque deux ou plusieurs cultures existent au même endroit, elles sont susceptibles soit d'être farouchement conscientes d'elles-mêmes, soit de se dénaturer toutes les deux". L'homogénéité religieuse était également un avantage. On peut noter qu'Eliot s'est rapproché de la perspective du sang et du sol, son idéal étant la région "dans laquelle le paysage a été modelé par de nombreuses générations d'une même race, et dans laquelle le paysage, à son tour, a modifié la race pour lui donner son propre caractère". Eliot nous rappelle ici que la plupart des choses ont un prix. Vous pouvez avoir une immigration de masse avec des aliments exotiques, mais vous risquez de perdre votre tradition dans le processus. Il aborde également l'importance de l'équilibre entre la ville et la campagne, ainsi que les risques de l'industrialisation pour la tradition.

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Un autre thème intéressant dans After Strange Gods concerne la relation entre l'artiste et la tradition. Eliot y constate que certains artistes se contentent de répéter des formes traditionnelles, même si "la tradition ne peut signifier l'immobilisme". Un phénomène plus moderne est l'innovation ou l'originalité pour elle-même, "une nouveauté généralement insignifiante, qui dissimule au lecteur non critique une banalité fondamentale". Une société sans tradition forte peut facilement développer une culture axée sur la nouveauté, l'excentricité et l'originalité, ce qui, selon Eliot, pourrait conduire à une focalisation sur le morbide, le malade et le mal. Il respectait D.H. Lawrence en tant qu'écrivain, mais notait que "la vision de cet homme est spirituelle, mais spirituellement malade". À notre époque, la description de personnes essentiellement basses et égoïstes pourrait jouer un rôle similaire (comparez les personnages de Tolkien et leurs motivations avec ceux de George R.R. Martin). Quoi qu'il en soit, l'approche d'Eliot consistant à appliquer des principes moraux à l'évaluation des œuvres littéraires est fructueuse, notamment en tant que complément à d'autres perspectives. L'obsession du "nouveau" et de "l'original" peut facilement conduire à présenter le "malade" comme intéressant ou authentique, et c'est là une prise de conscience durable. Adorno était ici, paradoxalement, plus proche de la critique plus traditionnelle de la société de consommation qu'Eliot, avec des formulations telles que "tout peut, en tant que nouveauté, dépouillée d'elle-même, être apprécié, tout comme le morphinomane engourdi finit par se tourner indistinctement vers n'importe quelle drogue, même l'atropine" et le concept précis de "fascination sans volonté".

Dans l'ensemble, il s'agit d'une lecture enrichissante. Eliot y aborde notamment la relation entre tradition et orthodoxie, l'importance relativement réduite du blasphème dans l'arsenal du Prince des Ténèbres et l'accent mis aujourd'hui sur la personnalité de l'artiste. Mais la compréhension des conditions de la tradition et de la fixation sur l'"original" est l'un des principaux avantages de ces conférences.

lundi, 16 octobre 2023

Totalitarisme et féminisme : le point par George Orwell

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Totalitarisme et féminisme : le point par George Orwell

par Nicolas Bonnal

On ne va pas rappeler la brutalité du féminisme occidental dans l’épisode que nous vivons ; Todd en avait bien parlé dans Après l’Empire. Chesterton déjà en avait parlé (voyez mes textes) lors de son voyage en Amérique : le citoyen n’aurait pas plus de droits qu’un enfant dans une nursery. J’ai souligné dans un texte sur Gustave de Beaumont, compagnon de route de Tocqueville, le caractère ombrageux, intellectuel, triste et platonique de l’épouse américaine qui selon Beaumont ne peut réussir à s’entendre avec son mari. Par contre elle déclenchera toutes les guerres humanitaires qu’on voudra.

Nous vivons des temps apocalyptiques où le séculaire totalitarisme progressiste occidental jusque-là plus ou moins maintenu explose à la surface du monde et veut exterminer tout ce qui bouge. On relira l’étude de Rothbard sur le fanatisme judéo-protestant qui s’exprime aujourd’hui dans les pays anglo-saxons, protestants, scandinaves, germaniques et judéo-chrétiens comme on dit. La fin prévisible du catholicisme romain permet à cette folie millénariste et progressiste de s’exprimer comme elle le fit en Allemagne et ailleurs au seizième siècle. Le texte de Rothbard sur les anabaptistes de Munster est essentiel.

J’en reviens à Orwell : comme tous les lecteurs superficiels j’en étais resté au sex crime. Mais cela va beaucoup plus loin, et Orwell réglait des comptes avec la modernité, et Orwell est considéré aujourd’hui comme un suprématiste à interdire des bibliothèques british. Car rien ne les arrête.

On va voir pourquoi ; dès le début du livre ce maître martyr et étrange écrit :

« C’était une fille d’aspect hardi, d’environ vingt-sept ans, aux épais cheveux noirs, au visage couvert de taches de rousseur (NDLR : 1984 abonde en rouquines) à l’allure vive et sportive. Une étroite ceinture rouge, emblème de la Ligue Anti-Sexe des Juniors, plusieurs fois enroulée à sa taille, par-dessus sa combinaison, était juste assez serrée pour faire ressortir la forme agile et dure de ses hanches. Winston l’avait détestée dès le premier coup d’œil. Il savait pourquoi. »

C’est ce mot de détester qui me frappe. On n’en a pas fini :

« C’était à cause de l’atmosphère de terrain de hockey, de bains froids, de randonnées en commun, de rigoureuse propreté morale qu’elle s’arrangeait pour transporter avec elle. Il détestait presque toutes les femmes, surtout celles qui étaient jeunes et jolies. C’étaient toujours les femmes, et spécialement les jeunes, qui étaient les bigotes du Parti : avaleuses de slogans, espionnes amateurs, dépisteuses d’hérésies. »

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On retrouve cette idée dans plusieurs épisodes du Prisonnier (la série télé, voyez mes textes) : on a une fille jeune et jolie, crétine et fanatique, bornée et maléfique, cruelle quand il faut. Le modèle écolo-progressiste d’aujourd’hui qui veut zigouiller la planète après y avoir mis bon ordre (elle a du mal avec la Russie, mais on verra…) en vient. Tout montre que le Prisonnier est la seule série télé à garder chez soi ; le reste est divertissement.

La fille est un agent de la police de la pensée (mot remis à la mode par Annie Kriegel qui parla de police juive de la pensée un jour…) :

« Mais cette fille en particulier lui donnait l’impression qu’elle était plus dangereuse que les autres. Une fois, alors qu’ils se croisaient dans le corridor, elle lui avait lancé un rapide regard de côté qui semblait le transpercer et l’avait rempli un moment d’une atroce terreur. L’idée lui avait même traversé l’esprit qu’elle était peut-être un agent de la Police de la Pensée. C’était à vrai dire très improbable. Néanmoins, il continuait à ressentir un malaise particulier, fait de frayeur autant que d’hostilité, chaque fois qu’elle se trouvait près de lui quelque part. »

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Ces créatures (rousses comme on a dit) sont conditionnées. Intervient le fameux épisode Goldstein :

« Comme d’habitude, le visage d’Emmanuel Goldstein, l’Ennemi du Peuple, avait jailli sur l’écran. Il y eut des coups de sifflet çà et là dans l’assistance. La petite femme rousse jeta un cri de frayeur et de dégoût. Goldstein était le renégat et le traître. Il y avait longtemps (combien de temps, personne ne le savait exactement) il avait été l’un des meneurs du Parti presque au même titre que Big Brother lui-même. Il s’était engagé dans une activité contre-révolutionnaire, avait été condamné à mort, s’était mystérieusement échappé et avait disparu. »

Dans ce monde de fonctionnaires froides et sans enfants (futures commissaires de Bruxelles) il ne faut pas bouger le petit doigt :

« Deux doigts de sa main droite étaient tachés d’encre. C’était exactement le genre de détail qui pouvait vous trahir. Au ministère, quelque zélateur au flair subtil (une femme, probablement, la petite femme rousse ou la fille brune du Commissariat aux Romans) pourrait se demander pourquoi il avait écrit à l’heure du déjeuner, pourquoi il s’était servi d’une plume démodée, et surtout ce qu’il avait écrit, puis glisser une insinuation au service compétent. »

La chasse au sexe « hétérosexuel » est devenue une activité mainstream en Occident. Dans le monde d’Orwell on en est déjà là comme on sait :

« Le but du Parti n’était pas simplement d’empêcher les hommes et les femmes de se vouer une fidélité qu’il pourrait être difficile de contrôler. Son but inavoué, mais réel, était d’enlever tout plaisir à l’acte sexuel. Ce n’était pas tellement l’amour, mais l’érotisme qui était l’ennemi, que ce fût dans le mariage ou hors du mariage. »

Les naissances sont raréfiées et contrôlées (revoyez mon texte sur Platon et son livre VIII – de la République) :

« Tous les mariages entre membres du Parti devaient être approuvés par un comité appointé et, bien que le principe n’en eût jamais été clairement établi, la permission était toujours refusée quand les membres du couple en question donnaient l’impression d’être physiquement attirés l’un vers l’autre. La seule fin du mariage qui fût admise était de faire naître des enfants pour le service du Parti. »

Cible importante, l’érotisme supérieur (voyez l’hindouisme ou Daniélou, le culte de l’Amour au Moyen Age) et même le plaisir sexuel :

« La seule fin du mariage qui fût admise était de faire naître des enfants pour le service du Parti. Le commerce sexuel devait être considéré comme une opération sans importance, légèrement dégoûtante, comme de prendre un lavement. Cela non plus n’avait jamais été exprimé franchement mais, d’une manière indirecte, on le rabâchait dès l’enfance à tous les membres du Parti. »

L’on se rapproche d’une séparation totale (Philippe Muray me parlait en 2002 d’un projet de couvre-feu pour les hommes en Suède, c’est dommage, ils ne sont pas encore allés jusque-là). On évoque une insémination artificielle :

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« Il y avait même des organisations, comme celle de la ligue Anti-Sexe des Juniors, qui plaidaient en faveur du célibat pour les deux sexes. Tous les enfants devraient être procréés par insémination artificielle (artsem, en novlangue) et élevés dans des institutions publiques.

Winston savait que ce n’était pas avancé tout à fait sérieusement, mais ce genre de concept s’accordait avec l’idéologie générale du Parti. »

Ensuite on se rapproche de ce qui nous est arrivé. Le porno, la pseudo-libération, le web et l’abjection ont tué le « sexe » (le « faire l’Amour ») chez nous comme elles doivent le tuer dans le monde d’Orwell :

« Le Parti essayait de tuer l’instinct sexuel ou, s’il ne pouvait le tuer, de le dénaturer et de le salir. Winston ne savait pas pourquoi il en était ainsi, mais il semblait naturel qu’il en fût ainsi et, en ce qui concernait les femmes, les efforts du Parti étaient largement couronnés de succès. »

Le prix Nobel péruvien Vargas Llosa de passage dans une librairie universitaire US avait noté la disparition du sexe (il cherchait en amateur éclairé de la littérature érotique) et de toute culture d’ailleurs. La cancel culture a effacé presque tout (même l’orthographe) et elle effacera tout.

Le système orwellien tire ainsi parti des femmes :

« Winston apprit avec étonnement que, sauf le directeur du Commissariat, tous les travailleurs du Pornosec étaient des femmes. On prétendait que l’instinct sexuel des hommes étant moins facile à maîtriser que celui des femmes, ils risquaient beaucoup plus d’être corrompus par les obscénités qu’ils maniaient.

– Ils n’aiment pas avoir là des femmes mariées, ajouta-t-elle. On suppose toujours que les filles sont tellement pures ! En tout cas, il y en a une ici qui ne l’est pas.

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Elle avait eu son premier commerce amoureux à seize ans avec un membre du Parti âgé de soixante ans, qui se suicida plus tard pour éviter d’être arrêté. »

Revenons-en au projet orwellien occidental ; à la fin du livre tout est révélé lumineusement ; on a Macron, sa clique, le prince Charles (pour moi il ne sera jamais Roi), Bill Gates, Harari-Schwab et tout le reste (pour comprendre ces gens lisez les textes de Balazs sur les eunuques) :

« Dans notre monde, il n’y aura pas d’autres émotions que la crainte, la rage, le triomphe et l’humiliation. Nous détruirons tout le reste, tout. »

Cela c’est la France actuelle.

Mais continuons : on va briser le sexe, la famille, la culture, et même la science (j’allais dire surtout la science, car la natalité et la mortalité…) ! Orwell donc :

« Nous écrasons déjà les habitudes de pensée qui ont survécu à la Révolution. Nous avons coupé les liens entre l’enfant et les parents, entre l’homme et l’homme, entre l’homme et la femme. Personne n’ose plus se fier à une femme, un enfant ou un ami. Mais plus tard, il n’y aura ni femme ni ami. Les enfants seront à leur naissance enlevés aux mères, comme on enlève leurs œufs aux poules. L’instinct sexuel sera extirpé. La procréation sera une formalité annuelle, comme le renouvellement de la carte d’alimentation. Nous abolirons l’orgasme. Nos neurologistes y travaillent actuellement. Il n’y aura plus de loyauté qu’envers le Parti, il n’y aura plus d’amour que l’amour éprouvé pour Big Brother. Il n’y aura plus de rire que le rire de triomphe provoqué par la défaite d’un ennemi. Il n’y aura ni art, ni littérature, ni science. »

Dans un monde nu, un monde à poil, il ne restera que l’exercice du pouvoir (merci Jouvenel pour ton livre) : Breton, Leyen, Macron, Biden et leurs remplaçants vont se régaler jusqu’au bout :

« Quand nous serons tout-puissants, nous n’aurons plus besoin de science. Il n’y aura aucune distinction entre la beauté et la laideur. Il n’y aura ni curiosité, ni joie de vivre. Tous les plaisirs de l’émulation seront détruits. Mais il y aura toujours, n’oubliez pas cela, Winston, il y aura l’ivresse toujours croissante du pouvoir, qui s’affinera de plus en plus. Il y aura toujours, à chaque instant, le frisson de la victoire, la sensation de piétiner un ennemi impuissant. Si vous désirez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain… éternellement. »

Le monde du vaccin, du Grand Reset et des guerres permanentes de l’Océanie est ainsi exposé (je ne donne pas les pages pour que vous les recherchiez et que vous le relisiez ce bouquin) :

« Commencez-vous à voir quelle sorte de monde nous créons ? C’est exactement l’opposé des stupides utopies hédonistes qu’avaient imaginées les anciens réformateurs. Un monde de crainte, de trahison, de tourment. Un monde d’écraseurs et d’écrasés, un monde qui, au fur et à mesure qu’il s’affinera, deviendra plus impitoyable. Le progrès dans notre monde sera le progrès vers plus de souffrance. L’ancienne civilisation prétendait être fondée sur l’amour et la justice. La nôtre est fondée sur la haine. Dans notre monde, il n’y aura pas d’autres émotions que la crainte, la rage, le triomphe et l’humiliation. Nous détruirons tout le reste, tout. »

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Et comme on nous disait que Paris se couvre de rats et de punaises sous le règne interminable et minable (mais populaire) d’Anne H. :

– Le rat, dit O’Brien en s’adressant toujours à son invisible auditoire, est un carnivore, bien qu’il soit un rongeur. Vous avez dû entendre parler de ce qui se passe dans les quartiers pauvres de la ville. Dans certaines rues, les femmes n’osent, même pour cinq minutes, laisser seul leur bébé dans la maison. Les rats l’attaqueraient certainement. En très peu de temps, ils l’éplucheraient jusqu’aux os. Ils attaquent aussi les malades et les mourants. Ils savent reconnaître, avec une étonnante intelligence, si un homme est impotent.

Sources :

http://www.bouquineux.com/index.php?telecharger=898&O...

https://lesakerfrancophone.fr/de-platon-a-packard-de-la-g...

https://lesakerfrancophone.fr/bertrand-de-jouvenel-et-la-...

https://lesakerfrancophone.fr/patrick-mcgoohan-le-prisonn...

https://lesakerfrancophone.fr/le-feminisme-us-par-dela-le...

https://lesakerfrancophone.fr/observations-sur-le-devenir...

https://lesakerfrancophone.fr/gustave-de-beaumont-et-la-c...

https://lesakerfrancophone.fr/de-notre-devenir-termite-vi...

https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volte_de_M%C3%BCnster

jeudi, 12 octobre 2023

Parution du numéro 466 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 466 du Bulletin célinien

Sommaire :

2023-10-BC-Cover.jpgGare de l’Est. L’expert n’est plus aussi catégorique 

“La Cour de cassation refuse l’amnistie à Céline” (1951) 

Iconographie célinienne 

Le Non-dit dans Voyage au bout de la nuit 

Actualité célinienne.

Tribunal

C’est le 4 septembre qu’eut lieu au Tribunal judiciaire de Nanterre l’audience opposant les ayants droit de Céline à ses descendants. Une demi-douzaine de ceux-ci, représentés par l’un de ses arrière-petits-fils, dénoncent l’exploitation des milliers de feuillets retrouvés il y a deux ans et revendiquent le droit de divulgation ainsi que l’exercice du droit moral. Et ce plus de soixante ans après la disparition de l’écrivain. L’assignation compte 58 pages et se lit comme un roman. On y découvre que Céline était très attaché à ses petits-enfants… qu’il n’a jamais vus, hormis l’aîné, Jean-Marie Turpin, qu’il ne rencontra qu’une seule fois et qu’il ficha à la porte. Pour le reste, le mémoire adressé aux ayants droit mêle considérations littéraires et arguments juridiques : l’avocate y fait référence à la jurisprudence tout autant qu’au Code civil et au Code de la propriété intellectuelle. Telle est sa position : « Céline n’ayant pas désigné sa veuve comme exécutrice testamentaire, celle-ci n’était pas titulaire du droit de divulgation de ses œuvres posthumes même si elle l’a exercé [notamment pour la publication du Pont de Londres et de Rigodon, ndlr]. La loi est claire ; ce droit moral revient aux descendants. »
 
Le hic c’est qu’après la mort de Céline, sa fille a renoncé, pour elle et ses enfants mineurs, à l’héritage avec tout ce que cela implique. Ce 4 septembre, il s’agissait d’une audience de mise en état : il s’agit de l’étape pendant laquelle les parties échangent leurs pièces et conclusions, afin que l’affaire soit prête à être plaidée devant le juge. On en est loin : cet été, l’avocate des plaignants, Claire Simonin, a déposé pas moins de 69 pièces. Comme c’était prévisible, le conseil des ayants droit, Annick Coignard, a demandé un report afin de pouvoir les examiner. C’est dire si cette affaire risque de durer aussi longtemps que la guerre en Ukraine. Me Simonin n’a pas craint elle-même de pronostiquer « une longue bataille juridique incertaine [sic] »². Le BC a déjà consacré deux articles à ce litige³ et n’a pas manqué d’offrir à Guillaume Grenet l’occasion de donner son point de vue. On peut regretter que, sous un fallacieux prétexte, celui-ci ait finalement renoncé à nous accorder un entretien.
 

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Quoiqu’il en soit, son point de vue est connu grâce à la presse qui l’a interrogé à ce sujet. On sait, par exemple, qu’il réclame, à titre de dommages et intérêts, 2 € par exemplaire vendu de Guerre, Krogold et Londres, soit environ 500.000 € ³. Résolument hostile à toute réédition des pamphlets (même une édition “encadrée” par des historiens), Guillaume Grenet dénonce avec force les « monstruosités » dont son arrière-grand-père s’est rendu coupable.  Ce qui a suscité cette réflexion d’un journaliste bien connu des céliniens : «  J’avoue que je ne suis pas du tout convaincu par ces gens qui se réveillent des décennies plus tard en jouant les belles âmes avec les pamphlets pour obtenir autre chose. »
  1. 1) Propos rapporté par Laurent Valdiguié, « “Nous, les descendants de Céline, on nous a tout volé” », Marianne, 6-12 octobre 2022.
  2. 2) M. Laudelout, « Bagarre autour de l’héritage » (BC n° 462, mai 2023) & « Descendants versus ayants droit » (BC, n° 464, juillet-août 2023).
  3. 3) Il est juste de préciser que, le 19 juin, un autre arrière-petit-fils, Pierre Turpin, chercheur en biologie moléculaire à Berkeley (Californie), a déclaré sur la page facebook de la Société des Lecteurs de Céline : « Je fais don des [hypothétiques, ndlr] gains financiers de cette action à une organisation caritative. »

mercredi, 04 octobre 2023

Pierre Pascal, un intellectuel brillant entre l'Occident et le Japon

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Pierre Pascal, un intellectuel brillant entre l'Occident et le Japon

Luca Valentini

Source: https://www.paginefilosofali.it/pierre-pascal-un-geniale-intellettuale-tra-occidente-e-giappone-luca-valentini/

"Rome du soleil et du silence, Rome sacrée et sainte, que le galop incessant des hommes motorisés, avec ses vibrations sans fin, détruit plus sûrement que la pluie, au point de saper les fondements de tout ce qui reste encore anachronique dans un monde, rendu fou par l'actualité, mais de plus en plus inconscient de la valeur du Temps, dont la finalité absolue n'est autre que l'Eternité" (1).

Pierre Pascal (Mons-en-Barœul, 16 avril 1909 - Rome, 13 janvier 1990), poète sublime, fin intellectuel et profond connaisseur de la culture traditionnelle, peut être considéré comme l'un des exemples lumineux du 20ème siècle, où la dimension spirituelle a pu se réaliser dans une pragmatique expérimentale courageuse, reliant des courants d'âme et des cultures apparemment différents. Ses études juridiques interrompues, en effet, ne l'empêchèrent pas, par son inscription à la Sorbonne, puis sa fréquentation de l'Institut des langues orientales de Paris, de s'éprendre du monde lointain et ancestral de l'Extrême-Orient comme de la maturation d'un archétype dont il s'était toujours inspiré, tout au long de son existence, celui de la Rome éternelle. Engagé sur le front nationaliste en France puis en Italie pendant la dernière guerre mondiale, il n'a pas manqué d'exprimer avec lyrisme sa subtile proximité avec la mantique extatique et guerrière, qu'il partageait avec deux grands représentants de l'âme profonde de toujours du 20ème siècle, Gabriele D'Annunzio et Yukio Mishima.

 

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Une des rares photos de Pierre Pascal, lors de son long exil romain.

La première biographie que lui a consacrée l'écrivain Gabriella Chioma, originaire de La Spezia, qui a récemment publié Pierre Pascal, lettres à une dame - entre Occident et Japon chez Novantico Editrice, s'inscrit dans ces lignes de vie. Le texte que nous avons le plaisir de présenter aux lecteurs de Pagine Filosofali se concentre sur une épistolaire corpulente - plus de 400 missives - d'une dame anonyme, qui permet à l'auteur de reconstruire la double expérience spirituelle de Pascal, entre l'âme occidentale et l'âme japonaise, sous le signe de la dédicace initiale que Chioma elle-même adresse au génie français :

"A Pierre Pascal, Combattant de la plume et de l'épée sur le Front de l'Esprit...".

Un an avant sa démobilisation de l'armée française en 1934, il est le fondateur de la revue littéraire "I quaderni di Eurydice" (2), qui lui permet de s'affirmer dans le monde culturel et littéraire parisien, en ayant toujours comme pivot d'inspiration la rencontre fatale avec Charles Maurras et le domaine de l'épopée archaïque, dans une union mystérieuse entre le politique et le sacré, qui le conduira à écrire et à publier la fameuse "Ode à la troisième Rome" en 1935 aux Editions du Trident. Comme le souligne Chioma, son lyrisme a déterminé un plan d'action traditionnel et pédagogique, ne se limitant pas à l'abstraction ou à l'art comme moyen d'expression personnelle, dans une simple production sans fondement :

"L'exercice poétique est devenu - et est resté jusqu'à la fin - une arme idéale pour lutter contre toute forme de barbarie, de dégénérescence et de vulgarité, en stigmatisant en particulier la décadence et l'hypocrisie de notre époque" (3).

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Cette disposition le conduit (4) d'abord à fréquenter l'appartement parisien de René Guénon (en 1928, sur présentation de Pierre-Noël de la Houssaye), par lequel il entre ensuite en contact avec Julius Evola. Alors que la relation avec le premier fut interrompue par la conversion à l'islam du traditionaliste français qui s'était installé au Caire, Pascal, fervent catholique, malgré la différence religieuse encore plus marquée, établit avec Evola une relation qui s'avérera de plus en plus solide au fil du temps, jusqu'à la mort d'Evola en 1974.

C'est à cette relation privilégiée que l'auteur a consacré un chapitre spécifique de l'ouvrage en référence, capturant, de notre point de vue, toute l'unicité d'une vision traditionnelle de la vie et du sacré, qui peut également surmonter d'amères différences religieuses. Critique, pour des raisons évidentes, du texte d'Evola sur l'Impérialisme païen, dans sa dénonciation des catabases de la civilisation moderne, l'intellectuel et philosophe français y a cependant trouvé une Weltanschauung de référence commune:

"C'est donc cette vision du monde qui unit les deux grandes personnalités, unies aussi en vivant leur propre exceptionnalisme et leurs propres choix idéologiques, de manière autochtone, hors du cadre d'un régime" (5).

Deux autres rencontres extraordinaires de Pierre Pascal doivent être mentionnées et racontées, et Gabriella Chioma les aborde dans son texte avec ponctualité et profondeur : il s'agit de ses rencontres spirituelles avec Edgar Allan Poe et avec Yukio Mishima.

Si la rencontre avec l'écrivain américain du 19ème siècle a été pour Pascal "un gigantesque labyrinthe de poésie, de clés ésotériques de l'histoire littéraire" (6), à travers lequel une âme inébranlable, religieusement inébranlable en elle-même, a cherché le fondement de sa propre existence dans la recherche documentaire tourbillonnante et incessante, inhérente à un artiste dont la personnalité inquiète a pénétré le poète français et lui a ouvert le monde, il n'en reste pas moins qu'elle a été une source d'inspiration pour l'auteur. Le monde de l'astrologie, entre autres, mais aussi la fréquentation d'auteurs comme René Quinton ou des rencontres manquées comme celle d'Alain de Benoist, défini sans grand espoir comme "darwinien, gramscien, brutalement antiromain" (7).

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L'âme orientale, extrême-orientale, s'est réveillée chez Pascal à l'occasion de sa rencontre fatidique avec Yukio Mishima, avec lequel il était lié à la fois par une enfance problématique commune et par une répulsion commune des sociétés, occidentale et orientale, dans lesquelles leurs existences respectives s'inscrivaient. Comme le rapporte Gabriella Chioma, à partir d'un document de 1980, le poète français lui-même était conscient du fait qu'il n'y a pas de hasard et la vie est une rencontre" (8), dans le contexte d'une hypersensibilité qui réunissait l'âme la plus profonde et la plus héroïque du Japon avec un membre estimé de l'Académie impériale de la "Forêt des pinceaux". Une amitié durable et solide est née, qui n'a été interrompue que par le harakiri de Mishima, mais qui a perduré grâce à cette mystérieuse union dialectique qu'ils avaient tous deux avec la vie, entre l'Occident, expression de Rome, et le Japon du soleil radieux, expression du même archétype métaphysique. Ce point commun subtil a permis à Gabriella Chioma de dessiner magistralement la personnalité de deux grands samouraïs de l'Esprit. C'est là que réside l'essence d'un texte qui, grâce également à la préface et à la postface de Federico Prizzi, rapproche émotionnellement le lecteur de l'un des plus ingénieux investigateurs de la Tradition du XXe siècle, Pierre Pascal :

"Comme la fleur de cerisier est la fleur sublime, l'homme par excellence est le Samouraï" (9).

Notes :

1 - Pierre Pascal, le poète français chanteur de la Troisième Rome, in Carmine Starace, Panorama de la littérature française d'après-guerre, in Rassegna Nazionale, mai 1938 ;

2 - Gabriella Chioma, Pierre Pascal, lettere ad una Signora, Novantica Editrice, Cantalupa (TO) 2023, p. 35 ;

3 - Ibid, p. 45 ;

4 - Ibid, p. 46 ;

5 - Ibid, p. 70 ;

6 - Ibid, p. 90 ;

7 - Ibid, p. 97 ;

8 - Ibid, p. 127, note 135 ;

9 - Ibid, p. 136.

Luca Valentini

samedi, 30 septembre 2023

Georg Brandes, premier exégète de Nietzsche

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Georg Brandes, premier exégète de Nietzsche

par Franco Brogioli

Source: https://www.centrostudilaruna.it/georg-brandes.html

L'intellectuel danois Georg Brandes (1842-1927) a été le premier à écrire un livre sur l'œuvre de Frederich Nietzsche du vivant du philosophe, en 1889. Le livre qui est présenté au public dans l'édition italienne, éditée par Edizioni di Ar en 1995, contient dans son titre l'expression "radicalisme aristocratique", un nom que le penseur de Röcken considérait comme l'une des meilleures choses écrites sur sa pensée.

Comme on le sait, l'auteur d'Ainsi parlait Zarathoustra n'était pas très apprécié de son vivant et ses œuvres étaient peu diffusées, alors qu'après avoir été saisi par la folie en 1889, son œuvre a pris de l'importance, jusqu'à être considérée comme l'un des plus grands philosophes de tous les temps. Mais qu'entend Brandes par ces deux termes ?

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L'écrivain de Copenhague interprète certainement la pensée de Nietzsche comme une opposition aux valeurs dominantes de la société du 19ème siècle : la démocratie bourgeoise est rejetée en raison de l'abaissement de la politique au niveau de la populace, dans une grisaille et une platitude lugubres ; le socialisme et l'anarchisme sont également rejetés en raison de l'arrivée au pouvoir des masses prolétariennes et matérialistes ; le féminisme est rejeté en raison de la conception anti-égalitaire que le penseur allemand avait des droits de la femme. Enfin, nous avons l'aversion la plus connue et encore débattue aujourd'hui, qui est celle de l'antichristianisme.

Nietzsche condamne l'Église principalement pour l'idée d'amour du prochain, de compassion, de miséricorde et comme refuge pour tous les ratés et les perdants de la vie, c'est-à-dire ceux qui n'éprouvent que ressentiment et hostilité envers une race d'hommes supérieurs qui proclament leur propre morale de seigneurs, par opposition à la morale piétiste du troupeau. Le philosophe exprime ainsi également son dégoût pour la pensée de Marx, qu'il juge dangereuse, car avec la libération des masses de l'esclavage capitaliste et l'avènement de la classe ouvrière au pouvoir, les valeurs les plus nobles et donc aristocratiques se dissoudraient dans un magma humain indifférencié et sans visage. Le livre comprend également la correspondance que les deux hommes de lettres ont entretenue entre novembre 1887 et janvier 1889, c'est-à-dire jusqu'à l'effondrement mental du philosophe à Turin et les dix années suivantes qu'il a passées dans le silence et dans l'obscurcissement de ses facultés mentales, jusqu'à sa mort en 1900. Depuis l'étude de Brandes, on a beaucoup écrit sur Nietzsche, des interprétations de sa pensée et des biographies, mais l'ouvrage de l'écrivain danois reste pionnier dans son genre, car il a contribué à faire connaître à un public de plus en plus large son œuvre, parfois controversée mais néanmoins indispensable à la connaissance d'un penseur qui a laissé sa marque sur la scène de la philosophie et de l'histoire du monde.

Brandes est né le premier à Copenhague dans une famille bourgeoise d'origine juive ; cependant, plus tard dans sa vie, il ne se considérait plus comme juif. En 1859, il entame des études de droit à l'université de Copenhague, comme le souhaitaient ses parents, mais se tourne ensuite vers la philosophie et l'esthétique. En 1862, l'université lui décerne une médaille d'or pour un essai intitulé The Idea of Nemesis among the Ancients, sur lequel il travaille depuis 1858. Il étudie principalement les écrits de Johan Ludvig Heiberg et la pensée de Søren Kierkegaard.

Pendant ses études universitaires, il écrit des poèmes qu'il publie en 1898 dans un recueil, après avoir abandonné l'idée de devenir poète.

Il quitte l'université en 1864.

Entre 1865 et 1871, il a beaucoup voyagé en Europe, ce qui lui a permis d'accroître ses connaissances culturelles. Fort de ces expériences, il prend part en 1866 à la controverse soulevée par les travaux de Rasmus Nielsen avec un traité intitulé Dualism in our Recent Philosophy ("Dualismen i vor nyeste Philosophie").

En 1868, il publie Studies on Aesthetics ("Æsthetiske Studier"), son premier grand ouvrage, après avoir commencé son travail de critique par de courtes monographies sur les principaux poètes danois. Il continue cependant à étudier la philosophie et s'intéresse aux théories de Taine, sur la base desquelles il écrit L'Esthétique française de notre temps en 1870. Il se plonge également dans les études de John Stuart Mill sur la "sujétion naturelle de la femme".

Il devient maître de conférences en Belles Lettres à l'université de Copenhague, où il continue à donner des conférences intéressantes et célèbres, comme celle du 3 novembre 1871. Lorsque la chaire d'esthétique devient vacante en 1872, Brandes semble être le candidat naturel pour le poste, mais son ascendance juive et les accusations de radicalisme et d'athéisme pèsent lourdement sur lui. Les autorités universitaires refusent de l'élire, mais elles ne choisissent pas non plus de remplaçant, si bien que la chaire reste vacante pendant une vingtaine d'années.

Malgré la controverse, il écrit Hovedstrømninger i det 19e Aarhundredes Lieteratur (Principaux courants de la littérature du XIXe siècle), la plus ambitieuse de ses œuvres, publiée en quatre volumes entre 1872 et 1875, mais qui n'est connue des autres critiques européens qu'en 1901, avec la première traduction en anglais et en allemand. C'est ainsi que la renommée de Brandes s'est accrue, notamment en Russie et en Allemagne.

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En 1877, il écrit une monographie sur Kierkegaard et en 1899 sur Henrik Ibsen, deux ouvrages considérés comme sa plus haute expression critique.

Il a reçu l'une des notes de Nietzsche sur la folie.

En 1877, il s'installe à Berlin et devient rapidement une référence en matière d'études esthétiques dans cette ville. Cependant, ses opinions politiques ne sont pas partagées par la plupart des Prussiens et, mal à l'aise, il décide de retourner à Copenhague en 1883.

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De 1897 à 1898, il approfondit son étude de l'œuvre de William Shakespeare et publie ses analyses dans diverses revues, qui sont très appréciées, notamment en Angleterre, où elles sont introduites par William Archer. En 1900, il commence à rassembler toutes ses œuvres dans une édition populaire complète, qui sera traduite en allemand en 1902.

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Entre 1886 et 1888, il a eu une liaison avec l'écrivaine suédoise Victoria Benedictsson (photo), qui s'ennuyait de la banalité de son propre mariage. Cette relation fut brève et se termina de manière dramatique pour Victoria Benedictsson, qui se suicida en se tranchant la carotide avec quatre coups de rasoir en 1888.

À partir de 1890, Brandes se consacre à l'étude des grandes personnalités qui influencent particulièrement la culture de son temps. Il commence ainsi à étudier la pensée du grand Friedrich Nietzsche, à qui il écrit une lettre en 1888 pour lui demander de lire les œuvres de Kierkegaard. Ses travaux ultérieurs ont été particulièrement influencés par ces études : Wolfgang Goethe (une monographie sur Goethe écrite entre 1914 et 1915), François de Voltaire (sur Voltaire, écrite en 1916-17), César (sur Jules César, 1918) et Michel-Ange (1921).

Brandes a cependant presque disparu de la scène culturelle internationale, bien qu'il soit toujours considéré comme le principal philosophe danois.

Au Danemark, certains comparent Brandes à Voltaire pour sa condamnation constante du mauvais traitement des minorités et du fanatisme, toujours avec une grande autorité morale. Pendant la Première Guerre mondiale, il revient sur la scène internationale en condamnant l'impérialisme, le colonialisme et en s'engageant dans une polémique antireligieuse.

C'est également à cette époque qu'il fait la connaissance des écrivains Henri Barbusse, Romain Rolland et E. D. Morel, avec lesquels il entretient une vaste correspondance.

Aujourd'hui, Brandes est considéré comme l'un des principaux philosophes danois avec Søren Kierkegaard, Grundtvig et Holberg, mais il est certainement le plus critiqué et le moins étudié. La droite danoise l'a fermement condamné, le qualifiant de subversif et d'ennemi de la patrie, de blasphémateur et de fornicateur ; la gauche a critiqué son attitude trop élitiste, à l'exception du mouvement féministe, qui considère ses idées sur l'égalité sexuelle comme positives.

jeudi, 28 septembre 2023

Balzac et la première rébellion féministe des femmes

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Balzac et la première rébellion féministe des femmes

Nicolas Bonnal

La Femme de trente ans… Ce roman lance le bovarysme psychologique et sociétal. Mais Julie est beaucoup moins passive qu’Emma et elle se rebelle intellectuellement contre les hommes… Et déboulonne la société, annonçant nos législations folles d’aujourd’hui (on n’en fait pas un drame : après tout, qu’elle dégage, l’espèce dite humaine) :

– Obéir à la société ?... reprit la marquise en laissant échapper un geste d’horreur. Hé ! monsieur, tous nos maux viennent de là. Dieu n’a pas fait une seule loi de malheur ; mais en se réunissant les hommes ont faussé son œuvre. Nous sommes, nous femmes, plus maltraitées par la civilisation que nous ne le serions par la nature. La nature nous impose des peines physiques que vous n’avez pas adoucies, et la civilisation a développé des sentiments que vous trompez incessamment. La nature étouffe les êtres faibles, vous les condamnez à vivre pour les livrer à un constant malheur. Le mariage, institution sur laquelle s’appuie aujourd’hui la société, nous en fait sentir à nous seules tout le poids : pour l’homme la liberté, pour la femme des devoirs. Nous vous devons toute notre vie, vous ne nous devez de la vôtre que de rares instants. »

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Makow rappelait que pour les féministes le sort des femmes dans la société machiste, c’est Auschwitz. ! Notre sacré Balzac (pas son personnage)  n’en est pas loin non plus :

« Hé bien, le mariage, tel qu’il se pratique aujourd’hui, me semble être une prostitution légale. De là sont nées mes souffrances… »

Pour notre bon gros romancier réaliste (réaliste ou romantique ?), la vie de la femme devient un cercle des horreurs dantesques :

« Mon avenir est horrible, je le sais : la femme n’est rien sans l’amour, la beauté n’est rien sans le plaisir ; mais le monde ne réprouverait-il pas mon bonheur s’il se présentait encore à moi ? Je dois à ma fille une mère honorée. Ah ! je suis jetée dans un cercle de fer d’où je ne puis sortir sans ignominie. Les devoirs de famille accomplis sans récompense m’ennuieront; je maudirai la vie; mais ma fille aura du moins un beau semblant de mère. Je lui rendrai des trésors de vertu pour remplacer les trésors d’affection dont je l’aurai frustrée. Je ne désire même pas vivre pour goûter les jouissances que donne aux mères le bonheur de leurs enfants.

Je ne crois pas au bonheur. »

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Cerise sur le gâteau : 

« Vous honnissez de pauvres créatures qui se vendent pour quelques écus à un homme qui passe, la faim et le besoin absolvent ces unions éphémères; tandis que la société tolère, encourage l’union immédiate bien autrement horrible d’une jeune fille candide et d’un homme qu’elle n’a pas vu trois mois durant ; elle est vendue pour toute sa vie. Il est vrai que le prix est élevé ! Si en ne lui permettant aucune compensation à ses douleurs vous l’honoriez ; mais non, le monde calomnie les plus vertueuses d’entre nous ! Telle est notre destinée, vue sous ses deux faces : une prostitution publique et la honte, une prostitution secrète et le malheur. Quant aux pauvres filles sans dot, elles deviennent folles, elles meurent ; pour elles aucune pitié !

La beauté, les vertus ne sont pas des valeurs dans votre bazar humain et vous nommez Société ce repaire d’égoïsme. »

Et ces braves gens n’avaient rien vu.

balzac5-nadar.jpgLe pauvre curé répond à Julie :

– Madame, vos discours me prouvent que ni l’esprit de famille ni l’esprit religieux ne vous touchent, aussi n’hésiterez-vous pas entre l’égoïsme social qui vous blesse et l’égoïsme de la créature qui vous fera souhaiter des jouissances…

– La famille, monsieur, existe-t-elle? Je nie la famille dans une société qui, à la mort du père ou de la mère partage les biens et dit à chacun d’aller de son côté. La famille est une association temporaire et fortuite que dissout promptement la mort. »

Balzac tape ensuite sur le désastreux bilan napoléonien des réformes du droit civil :

« Nos lois ont brisé les maisons, les héritages, la pérennité des exemples et des traditions. Je ne vois que décombres autour de moi. »

Le curé est excellent (ah, si nos bons prêtres pouvaient parler comme ceux de Stendhal, de Balzac ou même de Pagnol) :

– Madame, vous ne reviendrez à Dieu que quand sa main s’appesantira sur vous, et je souhaite que vous ayez assez de temps pour faire votre paix avec lui. Vous cherchez vos consolations en baissant les yeux sur la terre au lieu de les lever vers les cieux. Le philosophisme et l’intérêt personnel ont attaqué votre cœur ; vous êtes sourde à la voix de la religion comme le sont les enfants de ce siècle sans croyance ! Les plaisirs du monde n’engendrent que des souffrances. »

Et ici le prêtre enfonce très bien le clou.

«Vous allez changer de douleurs voilà tout. »

C’est le fardeau de la personnalité qui va apparaître, dont parlera plus tard Pearson, et dont se moquera Nietzsche dans son Zarathoustra. Debord évoquera ce conglomérat de solitudes sans illusions que nous sommes devenus. Tout cela se termine par une destruction – destruction ou anéantissement ? - de la démographie européenne qui aujourd’hui s’exporte au reste du monde, Amériques, Asie, Afrique exclue bien entendue

Sources:

Balzac - La femme de trente ans, ebooksgratuits.com, pp. 96-102-103

Nicolas Bonnal – Chroniques sur la fin de l’histoire (I, II et III), Amazon.fr

 

lundi, 25 septembre 2023

Knut Hamsun (précurseur de Kafka) dans un film avec le visage de Max von Sydow

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Knut Hamsun (précurseur de Kafka) dans un film avec le visage de Max von Sydow

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Hamsun a manifesté sa sympathie pour le gouvernement pro-allemand de Vidkun Quisling. À la fin du conflit, il a été jugé pour collaborationnisme. Enfermé dans un hôpital psychiatrique jusqu'en 1948, comme Ezra Pound, un rapport médical conclut à une "altération permanente" de ses facultés mentales: sur cette base, l'accusation de trahison est rejetée.

par Gianni Morocco

Source: https://www.barbadillo.it/111167-knut-hamsun-precursore-di-kafka-al-cinema-col-volto-di-max-von-sydow/

Knut Hamsun interprété par Max von Sydow

J'ai été particulièrement heureux que Gennaro Malgieri évoque dans ces colonnes un écrivain extraordinaire, qui est aujourd'hui, me semble-t-il, quelque peu oublié, le Norvégien Knut Hamsun (Vågå, 1859 - Nørholm, 1952) (https://www.barbadillo.it/111111-ritratti-di-g-malgieri-k... ).

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Il y a quelque temps, à la fin d'un compte-rendu sur la série télévisée Atlantic Crossing, une lecture du drame historique sur la Norvège occupée par les Allemands en juin 1940 - et les événements ultérieurs qui ont occupé la maison royale norvégienne, en particulier l'affaire entre la princesse Martha de Suède et le président américain Franklin D. Roosevelt - a été présentée le 25 juin 2010 à l'occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse. Avec ce film concernant Roosevelt - présenté le 25 octobre 2020 sur NRK en Norvège, puis aux Etats-Unis en 2021 sur PBS, et diffusé en Italie sur Rai Tre à partir de juin 2021, j'avais conclu mon texte sur le site Barbadillo par une observation que je me permets de reproposer ci-dessous, en complément de l'excellent souvenir de Malgieri (avec lequel je suis entièrement d'accord), qui était peut-être passé un peu inaperçu à l'époque.

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Les mesures punitives prises en Norvège, à partir de mai 1945, à l'encontre de milliers de citoyens accusés de soutenir l'occupation, n'ont pas fait l'objet de la narration dans la série télévisée. Ces accusations concernaient les membres du Nasjonal Samling (Union nationale) national-socialiste ainsi que des citoyens ordinaires impliqués dans la collaboration avec les Allemands. Sur les 95.000 personnes arrêtées, environ la moitié ont été condamnées, 17.000 ont été détenues pendant des années et 37 ont été exécutées. Ce n'est pas peu, si l'on considère qu'il y avait moins de 3 millions de Norvégiens à l'époque. L'utilité réelle, la légalité et la cruauté des peines (et pas seulement l'exécution du collaborationniste par excellence, le président Vidkun Quisling) ont fait l'objet d'un débat dans l'opinion publique pendant des années.

Il est presque naturel d'évoquer l'histoire humaine de Knut Hamsun, lauréat du prix Nobel de littérature en 1920. Né dans la campagne norvégienne au sein d'une famille pauvre, il passe plusieurs années en Amérique, voyageant et exerçant divers métiers, puis publie ses impressions sous le titre Fra det moderne Amerikas Aandsliv (De la vie spirituelle de l'Amérique moderne, 1889).

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Déjà partisan du national-socialisme, il exprime sa sympathie pour le gouvernement pro-allemand de Quisling pendant la Seconde Guerre mondiale. À la fin du conflit, il est jugé pour collaborationnisme. Enfermé dans un hôpital psychiatrique (l'équivalent occidental du goulag psychiatrique soviétique, bien qu'utilisé à une échelle beaucoup plus réduite) jusqu'en 1948, comme Ezra Pound, un rapport médical conclut que ses facultés mentales ont été "altérées de façon permanente" : sur cette base, l'accusation de trahison est rejetée.

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Hamsun lui-même a raconté cette expérience en 1949, dans On the Paths Where the Grass Grows (Sur les sentiers où pousse l'herbe). Cependant, des poursuites en responsabilité civile ont été engagées contre lui et, en 1948, il a été condamné à payer 325.000 couronnes pour avoir été membre du Nasjonal Samling (un parti qui était légal à l'époque !). La question de savoir s'il était ou non membre du Nasjonal Samling et si ses facultés mentales étaient ou non "altérées" fait toujours l'objet d'un débat. Hamsun a affirmé n'avoir jamais adhéré à un parti politique et est décédé à son domicile de Nørholm, à l'âge de 92 ans, en 1952.

Après la mort d'Hitler - à qui, dans une interview, l'écrivain avait demandé, en vain, de renvoyer le Reichskommissar Josef Terboven, un homme dur et détesté - Hamsun a très naïvement écrit sa nécrologie dans l'influent journal conservateur d'Oslo, Aftenposten, alors que la guerre touchait à sa fin :

    "Je ne suis pas du genre à parler à haute voix d'Adolf Hitler. Sa vie et son œuvre n'invitent pas à l'agitation sentimentale, car il a été un guerrier dans la lutte pour l'humanité, un apôtre de l'Évangile du droit de tous les peuples. Il a été un réformateur de premier ordre. Sa fatalité historique l'a conduit à agir à une époque d'une brutalité sans précédent, dont il a été en fin de compte la victime. Ainsi, chaque Européen de l'Ouest doit se souvenir d'Adolf Hitler. Nous qui avons été ses disciples, en revanche, nous nous inclinons devant sa disparition".

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Hamsun a été acclamé pour la première fois pour son roman La Faim (1890). Pour plusieurs critiques, cet ouvrage préfigure les œuvres de Franz Kafka avec son monologue intérieur et sa logique bizarre.

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Son chef-d'œuvre reste Markens Grøde (L'éveil de la glèbe) de 1917, qui lui a valu le prix Nobel. Pour Thomas Mann, Hamsun était "un héritier de Dostoïevski et de Nietzsche". Pour Gorki, Gide, Galsworthy, Wells, Isaac B. Singer et bien d'autres, il était un maître, un père de la littérature moderne. La prose de Hamsun contient des descriptions vivantes et passionnées du monde naturel, avec des réflexions intimes, des forêts, du littoral norvégien et de la vie bucolique. Il a été associé au mouvement spirituel panthéiste. Pour Hamsun, l'humanité et la nature sont unies par un lien fort et mystique. C'est précisément dans les tons calmes et le style simple et linéaire, typique d'autres auteurs scandinaves, qui donnent au roman un sentiment de sérénité et d'éternité, que transparaît la méfiance à l'égard de la modernité, la crainte que le progrès n'éloigne l'homme de sa dimension la plus authentique et la plus vraie, la dimension naturelle.

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L'auteur danois Thorkild Hansen a étudié le procès et écrit Trial of Hamsun (1978), qui a été accueilli avec indignation en Norvège. Hansen a estimé que le traitement infligé à un vieil homme (86 ans), candide, honnête, romancier et non politicien ou militaire, était un véritable outrage.

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C'est sur cette base que l'écrivain suédois Per Olov Enquist a écrit à son tour son propre Procès de Hamsun, dont s'inspire le film Hamsun de Jan Troell (1996). Le célèbre acteur suédois Max von Sydow, le chevalier du Septième Sceau de Bergman, y joue le rôle de Knut Hamsun. 

Il reste aujourd'hui un grand romancier, charmant et maudit.

dimanche, 24 septembre 2023

Lucien Rebatet, révolutionnaire décadent

 

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Lucien Rebatet, révolutionnaire décadent

Rebatet, selon l'essayiste Claudio Siniscalchi, est un véritable paradigme de cette large patrouille d'intellectuels qui lisent l'histoire de la France moderne en termes de décadence.

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/111174-lucien-rebatet-rivoluzio...

Ces dernières années, dans le paysage éditorial italien, il semble y avoir un regain d'intérêt pour le fascisme français. Claudio Siniscalchi fait partie des auteurs qui ont le plus contribué à cette résurgence d'études thématiques. Son dernier ouvrage, Un revoluzionario decadente. Vita maledetta di Lucien Rebatet, en librairie aux éditions Oaks (sur commande : info@oakseditrice.it, pp. 182, euro 20.00). Selon l'auteur, Rebatet est un véritable paradigme de cette vaste compagnie d'intellectuels qui ont lu l'histoire de la France moderne en termes de décadence, mais qui étaient en réalité profondément enracinés dans ce monde.

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Rebatet est né en novembre 1903 dans l'ancien Dauphiné. Il est éduqué dans une école dirigée par des religieux, pour lesquels il éprouve un dégoût irrépressible. Son père, notaire d'obédience républicaine, et sa mère, catholique d'origine napolitaine, ne parviennent pas à l'attirer dans leurs univers idéaux respectifs. En 1923, le jeune Rebatet arrive à Paris. Dans la capitale, il étudie la littérature à la Sorbonne et fréquente assidûment Montparnasse, quartier excentrique où règne une vie nocturne intense et où se déroulent des manifestations culturelles et artistiques novatrices. C'est au cours de ces années que débute sa collaboration avec L'Action française de Maurras, d'abord en tant que critique musical, puis en tant que critique cinématographique. Contrairement à Maurras, Rebatet "n'est ni catholique ni anti-allemand" (p. 19). Doté d'un style mordant, ses articles connaissent un succès immédiat. Son ascension au sommet de l'intelligencija de la "droite" française commence en 1932. Cette année-là, ses contributions paraissent dans l'hebdomadaire Je suis partout. Dans ces colonnes, il passe de la critique cinématographique à la polémique politique. Ses écrits témoignent du dépassement progressif des positions de Maurras, dans le sens d'un soutien total à la cause "fasciste".

9782221133057_1_75.jpgEn présentant l'itinéraire intellectuel et politique de Rebatet, Siniscalchi dresse un tableau organique du monde intellectuel varié et vivant du "fascisme" français, en discutant des relations qui existaient entre les principaux interprètes de cette faction intellectuelle et politique. Il parvient ainsi à des jugements équilibrés, conformes aux exigences de la recherche historique. Il précise notamment comment le rapprochement de Rebatet avec l'Allemagne nationale-socialiste s'explique par la conviction profonde que les ennemis de la patrie sont "intérieurs" et se reconnaissent dans : "les Maghrébins, les Noirs, les Jaunes, les Russes anciens et nouveaux, les mineurs polonais, les Italiens" (p. 23), venus en France pour les raisons les plus disparates. Ces catégories seront bientôt remplacées par l'ennemi par excellence, le Juif. Les révolutionnaires et les juifs qui ont quitté l'Allemagne après 1933 ont rencontré les exilés antifascistes italiens et ont formé l'Internationale antifasciste. Celle-ci devait être combattue, selon l'auteur, par l'internationale fasciste.

Ainsi, l'idée d'un fascisme européen comme seule réponse possible à la décadence de notre continent mûrit chez Rebatet, ainsi que chez Drieu La Rochelle. La fièvre antisémite se radicalise en France, avec la conquête du pouvoir par le Front populaire de Blum. Rebatet, nous dit Siniscalchi, reste un observateur attentif des phénomènes contemporains. Après la publication de l'Histoire du cinéma de Brasillach et Bardèche, il montre qu'il ne partage pas l'exégèse esthétique néoclassique de Maurras et qu'il voit dans le cinéma un art aux potentialités extraordinaires. Il n'est pas un critique de cinéma animé par des préjugés anti-américains : "Dans les films hollywoodiens [...] il trouve souvent des œuvres saines et spontanées, vitales et viriles [...] des œuvres dépourvues de superficialité et de fausseté" (p. 49). En 1937, il va même jusqu'à définir La grande illusione, un film critiqué en Italie par Luigi Chiarini, comme le meilleur produit de l'année. Il s'insurge également contre "le pessimisme moral typique des films les plus significatifs du "réalisme poétique" français" (p. 52). Rebatet devient le plus important critique de cinéma du pays pendant l'Occupation. Selon lui, les "Aryens" et les Français Lumière et Méliès sont responsables de la naissance du cinéma: "Les "Juifs" ont récolté les copieux fruits économiques de cette invention" (p. 73), tant en Europe qu'aux États-Unis.

Le collaborationniste ne fait qu'appliquer à l'histoire du cinéma le schéma développé par Wagner pour ses écrits sur le judaïsme musical. Le résultat, note Siniscalchi, est une "falsification" de l'histoire du cinéma français. L'activité d'écrivain de Rebatet trouve son apogée dans deux livres. Le premier, Les décombres, peut être considéré comme le véritable manifeste idéologique de la "tentation fasciste". Il connaît un succès inattendu et immédiat. Rebatet y "attaque avec une rare violence les institutions, les partis, les hommes politiques, les intellectuels, appelant à [...] la "déjudaïsation" du pays" (p. 100). Rebatet est convaincu de l'inanité de la tentative politique menée à Vichy: seul un authentique fascisme français aurait pu relever la France, sur la base du national-socialisme allemand. À la Libération de Paris, après une évasion audacieuse, Rebatet est arrêté et condamné à mort, mais la peine est bientôt commuée en détention à perpétuité. En fait, il est resté dans les prisons françaises pendant plusieurs années.

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En 1951, il publie un nouveau roman, Les deux étendards. Sur le plan littéraire, il s'agit d'un retour à Proust, mais l'inspiration profonde est nietzschéenne et antichrétienne. Siniscalchi, se référant aux études de Del Noce et de Voegelin, inscrit les thèses exprimées dans ce volume dans les positions révolutionnaires modernes et néo-gnostiques des religions politiques. En ce qui nous concerne, ce qui est surprenant chez le Français, c'est que son adhésion à la vision "païenne" de la vie l'ait conduit à embrasser la cause nationale-socialiste. Au contraire, pour l'écrivain, attentif au thème de la leçon de Benoist, mais pas seulement, le nazisme est l'expression typique du monothéisme politique, "Un peuple, un Reich, un chef", rien de plus éloigné des conceptions issues d'une approche polythéiste du monde.

En tout cas, Rebatet, pendant la période dramatique de l'après-guerre, a vécu dans la solitude, marginalisé, sans abjurer, il est vrai, les idées qu'il avait défendues avec tant de véhémence dans les années précédentes. C'est le mérite de Siniscalchi d'avoir remis au centre du débat ces idées et les événements auxquels l'écrivain a participé.

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jeudi, 21 septembre 2023

James Fenimore Cooper et le rejet de l’Amérique moderne et démocrate

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James Fenimore Cooper et le rejet de l’Amérique moderne et démocrate

Nicolas Bonnal

Grand nostalgique, l’écrivain James Fenimore Cooper encense les indiens et rejette le monde moderne. Nous avons déjà relié son œuvre à celle de Tolkien, les indiens en voie de disparition y tenant les rôles des elfes, êtres supérieurs en voie d’exil et d’extinction.

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Dans son grand livre La Prairie perdue, l’universitaire Jacques Cabau écrivait :

« Là, gentleman-farmer éclairé, véritable squire à l'anglaise, il devient le prototype même de ces princes qui gouvernent alors l’Amérique, de cette nouvelle aristocratie qui s'est révoltée contre le roi d'Angleterre parce qu'elle se sait destinée au gouvernement des masses. Le drapeau frappé de treize étoiles flotte depuis quelques années seulement. On n'a pas encore inventé le dollar. On trace les plans d'une capitale digne de treize Etats fédérés. Aucune frontière ne borne l’ambition de ces trois millions d'Américains, fiers de leur liberté et de leurs sept cent mille esclaves. Mais la fédération des treize Etats si différents n'est pas encore une nation. L'esprit colonial y perpétue les traditions et les préjugés sociaux de la vieille Europe. »

Lothrop Stoddard et Madison Grant (cités dans un passage crypté de Gatsby -  que j’ai commenté ailleurs) ont dressé un portrait enchanté de cette Amérique coloniale que le premier comparait au monde grec. Borges aussi encensa ce grand nombre de génies (Poe, Emerson, Hawthorne, Thoreau, Whitman, Melville, etc.) qui vont tous ou presque rejeter l’involution du monde moderne en Amérique. Mais Fenimore Cooper est le premier à rejeter l’involution de son pays (c’est vrai que pour en arriver à cet océan de laideur urbaine, à Biden et à l’invasion migratoire, au wokisme, à la dette immonde et aux néo-cons…) ; Cabau note :

« L'Amérique n'est alors ni une démocratie idéale, ni un paradis né des utopies du XVIIIème siècle. Il y a vers l'Ouest des pionniers qui défrichent, des trappeurs qui explorent; il y a dans le Nord des communautés utopiques et des exaltés qui parlent d'égalité et de droits de l'homme. Mais ces gens-là ne comptent guère ; on les méprise même dans la bonne société des planteurs sudistes et des négociants du Nord. »

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On est encore dans une société aristocratique :

« Dans cette société encore coloniale où les grands propriétaires et les négociants viennent de conquérir l'indépendance pour prendre le pouvoir et imposer leurs intérêts, les privilèges sociaux rendent la naissance tout aussi nécessaire qu'en Europe. Pour avoir sa place, il faut être bien né. Cooper a tous les traits de cette nouvelle classe dirigeante, austère, très consciente de ses devoirs comme de ses droits, et qui donne l’exemple de la morale, de la dignité et du courage parce que son pouvoir est, comme la démocratie qu'elle institue, d'essence paternaliste. Comme Sir Walter Scott, son maître en littérature, Cooper est homme d'ordre, assez intolérant dans ses opinions théologiques, politiques et sociales, et très conventionnel dans ses goûts. Il s'intéresse peu aux arts, lit de préférence des traités d'histoire, de géographie, ou des récits de voyages, dont il est friand ».

Fenimore Cooper redoute cette immigration EUROPEENNE qui va détruire le pays (Tocqueville parle de la menace de masses socialistes européennes immigrées à Philadelphie) :

« II est surtout féru de droit. Car ce grand propriétaire foncier, habile gérant de ses terres, s’inquiète des libertés qu’on laisse aux immigrants de s'approprier les terres qu'ils défrichent. Cooper souhaite qu'au lieu d'éparpiller les terres défrichées aux mains des petits colons, on les rassemble en latifundia, en grand domaines. »

Fenimore Cooper s’exile en Europe comme bien des grands auteurs américains (Henry James, Hemingway, Fitzgerald…) ; et quand il revient notre aristocrate écologiste peut sangloter :

51k8T0oLDYL._AC_SY1000_.jpg« Mais il lui faut déchanter, en 1833, quand il rentre en Amérique. Installé à Cooperstown, il découvre une Prairie ravagée par les pionniers, les terres distribuées à l'encan, un gaspillage de toutes les richesses naturelles, en particulier de la forêt. Il dénonce l'erreur d'une société de plus en plus démocratique, de plus en plus urbaine et industrielle, qui sape ses fondements naturels, et gaspille ses ressources en s'engageant à un rythme trop rapide dans une conception contestable du progrès. Ses attaques contre l’Amérique, ses luttes avec une presse trop librement critique, ses procès enfin contre les défricheurs de terres et les immigrants lui valent une réputation de réactionnaire et d'aristocrate européen. Malgré le succès de ses romans, sa popularité en souffre. Comme sir Walter Scott, et pour les mêmes raisons politiques, quand Fenimore Cooper meurt, en 1851, il est brouillé avec la nation américaine dont il a pourtant, le premier, exprimé les traits les plus profonds. »

Nous avons écrit un texte sur le rapport de Fenimore Cooper à la presse (http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2022/10/08/james-fenimore-cooper-et-la-critique-de-la-presse-americaine.html). La typographie aura été le plus grand ennemi de la civilisation (effondrement qualitatif) et aujourd’hui de l’humanité.

c59d771c293e08b06dd5bd8ad9e5d824.jpgJacques Cabau ajoutait même sur ce rejet élitiste des « modernes » qui nous fait préférer les indiens (voir Schuon) :

« Les Pionniers, premier volume écrit, est le plus réaliste, le plus documentaire, qui décrit Templeton en fait Cooperstown village de pionniers. Natty Bumppo, vieilli, maussade et bavard, vit là, dans une hutte aux abords de la ville Natty, est devenu une sorte de hors-la-loi. Il braconne, menace la maréchaussée, se fait arrêter par le shérif, mettre au pilori, ne cesse de se révolter contre la civilisation qu’il hait parce qu'elle a anéanti la forêt, c'est-à-dire la liberté. Avec la Prairie, qui décrit les derniers jours de Natty Bumppo, le mythe prend toute son ampleur. Au seuil de la mort, le vieux trappeur octogénaire mais encore valide, médite sur l'ensemble de sa vie, Seul avec Hector, son vieux chien édenté qui va le devancer dans la mort, il a fui la civilisation jusqu'au plus profond de la Prairie, sur les contreforts des Montagnes Rocheuses, où acculé au Pacifique, il se dresse soudain dans l'éclat du soleil couchant, et meurt en criant ce mot cryptique et splendide : Here! Ainsi s'achève une vie qui n'a été qu'une longue fuite devant la civilisation, et qui pose le problème de la marche vers l'ouest et de la disparition de la Frontier ».

On découvrira notre livre sur les westerns et on reverra avec profit et enchantement le célèbre documentaire Koyaanisqatsi en voyant le chaos déglingué cauchemardesque qui caractérise aujourd’hui l’Amérique à Biden.

 

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dimanche, 17 septembre 2023

G. K. Chesterton et la conspiration ploutocratique (Le nommé Jeudi, 1908)

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G. K. Chesterton et la conspiration ploutocratique (Le nommé Jeudi, 1908)

Nicolas Bonnal

On lit et on relit Chesterton, et son génial Nommé jeudi, publié en 1908, lisible sur Wikisource, qui décrit la situation que nous vivons, que nos anti-conspirateurs dénoncent :

« Vous partagez cette illusion idiote que le triomphe de l’anarchie, s’il s’accomplit, sera l’œuvre des pauvres. Pourquoi ? Les pauvres ont été, parfois, des rebelles ; des anarchistes, jamais. Ils sont plus intéressés que personne à l’existence d’un gouvernement régulier quelconque. Le sort du pauvre se confond avec le sort du pays. Le sort du riche n’y est pas lié. Le riche n’a qu’à monter sur son yacht et à se faire conduire dans la Nouvelle-Guinée. Les pauvres ont protesté parfois, quand on les gouvernait mal. Les riches ont toujours protesté contre le gouvernement, quel qu’il fût. Les aristocrates furent toujours des anarchistes ; les guerres féodales en témoignent. »

C’est qu’en effet les oligarques n’aiment guère obéir.

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Dans son roman à clé sur la montée du communisme et de la mondialisation (tous aux mains d’une clique de banquiers), Chesterton, qui avait été révolté par la guerre des boers liée au diamant (Barnato, Rothschild, Cecil Rhodes et sa périlleuse Table Ronde), ajoute :

« Nous ne sommes pas des bouffons ; nous sommes des hommes qui luttons dans des conditions désespérées contre une vaste conspiration. Une société secrète d’anarchistes nous poursuit comme des lapins. Il ne s’agit pas de ces pauvres fous qui, poussés par la philosophie allemande ou par la faim, jettent de temps en temps une bombe ; il s’agit d’une riche, fanatique et puissante Église : l’Église du Pessimisme occidental, qui s’est proposé comme une tâche sacrée la destruction de l’humanité comme d’une vermine».

Chesterton ajoute avec humour et fantaisie cette allusion à Cecil Rhodes et à la Table ronde – dont reparlera Carroll Quigley dans ses classiques:

« Voici son application à ces circonstances : la plupart des lieutenants de Dimanche sont des millionnaires qui ont fait leur fortune en Afrique du Sud ou en Amérique. C’est ce qui lui a permis de mettre la main sur tous les moyens de communication, et c’est pourquoi les quatre derniers champions de la police anti-anarchiste fuient dans les bois, comme des lièvres. »

Et comme aujourd’hui on accuse le mondialisme et le transhumanisme des maîtres du réseau (Google, Amazon, Facebook, Apple, GAFA, etc.),

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Chesterton dénonce les maîtres du rail :

« Mais permettez-moi de vous faire observer que la force de cette racaille est proportionnée à la nôtre et que nous ne sommes pas grand-chose, mon ami, dans l’univers soumis à Dimanche. Il s’est personnellement assuré de toutes les lignes télégraphiques, de tous les câbles. Quant à l’exécution des membres du Conseil suprême, ce n’est rien pour lui, ce n’est qu’une carte postale à mettre à la poste, et le secrétaire suffit à cette bagatelle. »

Nicolas Bonnal

Bibliographie

Gilbert Keith Chesterton – Le nommé jeudi (wikisource)

Nicolas Bonnal –  Littérature et conspiration (Amazon.fr, Dualpha.com)

 

samedi, 16 septembre 2023

Parution du numéro 465 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 465 du Bulletin célinien

Sommaire:

Jean Fontenoy et Céline

Bibliographie : les témoignages  - Les souvenirs du cuirassier Pavard

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Billevesées

Inénarrable Benoît-Jeannin ! Dans un article sur les manuscrits retrouvés, il revient sur son admiration passée pour Céline. Elle fut écornée, confie-t-il, par sa rencontre avec un normalien qui lui affirma, au mitan des années soixante, « témoignage de son oncle à l’appui, que Céline était loin d’être le “médecin des pauvres” qu’il prétendait ».  Durant sa carrière médicale, le docteur Destouches a essentiellement travaillé dans des dispensaires de la banlieue ouvrière (Clichy, Sartrouville, Bezons). Sa patientèle était donc composée de gens pauvres.  Pourquoi diable faut-il remettre ça en question? Mais Benoît-Jeannin ajoute : « J’avais depuis longtemps fait la part des choses et j’en étais arrivé à ne plus supporter le personnage qui avait affabulé toute sa vie. » Et de conclure gauchement : « Bref je n’étais plus célinien. » Admirable ! Reprocher à un romancier d’affabuler est d’une nigauderie patentée. D’autant que Céline n’a cessé de mythifier son personnage, ayant fait de sa vie la matière romanesque de son œuvre. Benoît-Jeannin affirme aussi qu’il était le « chouchou des autorités allemandes d’occupation ». Faux : les Allemands révéraient Claudel, Montherlant, Giraudoux, Chardonne. Pas Céline. Exception notable : Karl Epting. En 1942, Bernhard Payr, érudit littéraire nazi, publie un ouvrage sur l’état de la littérature en France. Il y juge sévèrement Céline qui « a remis en question à peu près tout ce que l’être humain a produit de valeurs positives et l’a traîné dans la boue. » Et lui reproche, cela va de soi, son « langage ordurier ». Ce docteur en philologie n’était pas n’importe qui : il dirigeait l’“Amt Schrifftum” (dépendant de l’Office Rosenberg), instance de surveillance de ce qui s’éditait en Allemagne et dans les pays occupés. Telle était la position officielle des nationaux-socialistes à l’égard de Céline.

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À la suite de Philippe Alméras et d’Odile Roynette, Benoît-Jeannin met en doute la validité de la réforme dont Louis Destouches bénéficia en décembre 1915. Or les archives médicales sont formelles : sa blessure au bras provoqua une paralysie qui prédominait sur l’extension des doigts de la main droite. On a même décelé une “dégénérescence” de son nerf radial au niveau de la main. Le Dr Loisel, qui a étudié la question, précise qu’il ne pouvait rigoureusement plus effectuer le geste fin d’actionner une gâchette. Le cuirassier était donc inutilisable au front. Roynette était au printemps dernier l’invitée d’une discussion télévisée sur Céline¹. Elle n’a pas craint d’affirmer que “l’esprit de la Résistance” s’est incarné dans le sauvetage des manuscrits. Elle ne dit pas s’il s’est incarné dans la disparition des œuvres de Degas et de Gen Paul qui se trouvaient aussi dans l’appartement… L’historienne fait également sienne l’affirmation de Taguieff selon laquelle Céline fut un agent des services de renseignements allemands. Émile Brami, qui participait également à ce débat, a rétorqué que, selon lui, on ne peut pas accuser quelqu’un d’un fait aussi grave sans apporter des preuves. Et d’affirmer, ce que nous savions déjà, que Taguieff sollicite les documents. Ce n’est pas défendre Céline que de rétablir les faits,  ce qui n’excuse en rien  les actes ou écrits dont il est réellement coupable.

• Maxime BENOÎT-JEANNIN, « Céline’s War » in Que faire ? [Bruxelles], n° 5, novembre 2022, pp. 83-96 (20 €)

  1. (1) Émission « Les Cinq livres » de Pierre Assouline : “Que faire de Céline ?”, avec Émile Brami, Odile Roynette et Philippe Roussin, Akadem, 25 mai 2023 [https://akadem.org/magazine/les-cinq-livres-librairie/que-faire-de-celine/46767.php]

vendredi, 25 août 2023

Poésie: Laurence Guillon contre « les dévoués valets des Ténèbres »

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Poésie: Laurence Guillon contre « les dévoués valets des Ténèbres »

Nicolas Bonnal

Ce texte sur des vers rimés promis à de rares Happy Few (l’expression n’est pas de Stendhal mais de Shakespeare comme toujours) s’adresse aux fans de Laurence Guillon, qui offre l’originalité d’un blog double – de combat et de lutte contre les ténèbres du mondialisme ; et de survie et résurrection intérieure, résurrection qui se passe dans le cadre qui lui convenait de notre Russie orthodoxe et profonde. Le cas est assez exceptionnel : on pense à cette autrichienne ministre persécutée depuis et qui était aussi polymathe, et que Poutine avait salué le jour de son mariage. Laurence poétesse est aussi traductrice, jardinière, musicienne, chanteuse et peintre – elle m’a offert un très beau tableau solaire qui orne mon deuxième appartement de travail dans mon bled andalou. Je ne peux malheureusement pas dire que l’Espagne ait gardé les vertus que Laurence trouve en Russie profonde, à cent bornes de Moscou ? Mais Laurence est tout sauf une illuminée, cette aventurière voit les choses telles qu’elles sont, c’est une mystique avec un regard réaliste et parfois profane. Le mystique trop rêveur a vite fait de se faire bouffer – esprit compris – par les Temps qui courent. Quant au prosaïque malin (Poutine obéit aussi à Davos…) il peut crever.

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Soyons réalistes donc. J’ai demandé ses poèmes à Laurence par curiosité et aussi ai-je ajouté parce qu’ils sont trop chers. Ancien poète amateur moi-même j’ai bradé les mieux (écrits depuis trente-cinq ans quand même) à trois euros sur Amazon. Et j’ai des couillons de lecteurs qui tentent de le revendre à deux euros. La poésie est un risque à courir par les temps qui courent, puisqu’il n’y a plus de lecteurs – ou peu s’en faut. Le mieux est de lui virer une somme sur un compte français et de recevoir le PDF. Ou de commander le livre, si mon texte le justifie !

J’ai aimé le ton et les sujets guerriers des textes, et j’ai pensé au fabuleux peintre Desvallières, l’ami flamboyant de Léon Bloy, génie méconnu, mystique et expressionniste, père de toute une tribu, et qui s’engagea sous les drapeaux à 53 ans pour défendre sa patrie, dans cette guerre où tous nobles moururent. Après on n’eut plus que des électeurs et des consommateurs. Dans ses alexandrins (donc dans ses vers de mirliton, car il faut se mettre à la portée du public contemporain), Laurence écrit dans son très grand poème l’Arche, toute conscient des enjeux apocalyptiques actuels :

« Le monde s’ouvre en deux, comme un crâne brisé,

Coulent les ténèbres, avec le sang versé,

Où se noient emmêlés les bêtes et les gens,

Trop peu de coupables et beaucoup d’innocents. »

Je trouve malheureusement qu’il y a bien moins d’innocents que jadis, qu’il s’agisse de guerre américaine, de vaccins, de credo climatique ou autre. Avant le paysan sacrifié par Robespierre ou Gambetta n’était pas informé, maintenant on aime se désinformer, fût-ce au risque de se faire écharper, affamer et ruiner. Le troupeau est enthousiaste comme Céline avant la giclée de Quarante. Il aime le mensonge, il aime le chiqué.

Refusons alors leur sabbat (climat vaccin guerre totale) :

« Les voilà tous dansant sur nos tombes futures.

Et l’unique chose dont je puis être sûre,

C'est qu'à leur bal maudit, je n'irai pas valser

Sans doute je mourrai, mais sans avoir chanté

Les louanges du diable et de ses diablotins

Qu'encensent bégayant tous ces tristes pantins. »

C’est tout ce qu’on peut faire en effet : refuser de chanter avec ce pape (lui ou un autre) le diable et ses sacrements.

Laurence visionnaire écrit ensuite dans son Echo secret des massacres :

« Voilà qu’arrive l’impossible...

Ces cohortes épouvantées

Devant le fracas des armées,

Et ces nuages invisibles,

 

Depuis ces villes écharpées,

Sont pleins des présences terribles

Que vous nous avez déchaînées,

Dévoués valets des ténèbres,

 

Malfaiteurs puissants et célèbres,

Aux âmes déjà remplacées

Par ceux qui vous les ont volées. »

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Ce grand remplacement des âmes est en effet grandiose ; je cite toujours le film de Don Siegel l’Invasion des profanateurs de sépultures. Nous voulions montrer que les gens devenaient des légumes, disait le maître de Clint Eastwood. On est au milieu des années cinquante: la télé bouffe tout, l’autoroute (voyez aussi Stanley Donen) aussi, et bientôt le monde cybernétique qui inspire à Debord des lignes superbes.

Le combat du système technétronique pour reprendre un terme célèbre passe par une censure de la terre, une interdiction de tous les éléments : terre, air, soleil, eau. L’écologiste rêve d’une terre brûlée et d’un homme affalé effaré. En effet le diable veut nous priver de la nature pas seulement de la vie (voyez et écoutez Harari sur les Territoires occupés).

Laurence écrit dans Joyeux Noël :

« C’est la terre qu’ils n’aiment pas,

Et qu’ils nous ont privée de voix,

Et puis le ciel bleu par-dessus,

Qui leur blesse par trop la vue.

 

Ils n’aiment pas la vie qui sourd

Des moindres failles du béton,

Tout ce qui brûle avec passion

Et sanctifie le fil des jours. »

C’est le sujet de mon libre sur la Destruction de la France au cinéma, France bétonnée et remplacée dans les années soixante par un gouvernement soi-disant souverainiste. Voyez Mélodie en sous-sol (ô Gabin à Sarcelles ville nouvelle…), Alphaville de Godard ou Play Time de Tati pour comprendre.

Laurence ajoute :

« Ils sont laids, froids, méchants et bas

Mais on n’entend plus que leurs voix,

Leurs mille voix dans le désert

De nos pays prêts à la guerre. »

Les techno-démocraties sont toujours en guerre depuis des siècles, mais ces guerres sentent la mort, elles ne témoignent jamais d’un excès de vie. De pures guerres d’attrition, celle de Quatorze et de Quarante, des guerres voulues par la bulle financière « anglo-saxonne » (ouaf), comme celle d’Ukraine. Une élite aux vues reptiliennes ou extraterrestres dirait-on.

Dans Cassandre (lisez le chant II de l’Enéide mon Dieu) Laurence écrit superbement :

« La bêtise aux cent mille bouches,

Le grand tohu-bohu du diable,

S’en va remplir ses desseins louches

En rameutant la foule instable,

 

Chien noir de cet affreux berger,

Glapissant à tous les échos,

Elle pousse à courir nos troupeaux

Sur les chemins qu’il a tracés.

 

Et comme il y va volontiers,

Le grand troupeau des imbéciles,

A l’abattoir sans barguigner,

Se pressant pour doubler la file. »

la_cretinisation_par_la_culture-927196-264-432.gifLe troupeau des imbéciles a été fabriqué artificiellement par la culture et l’art moderne (lisez Jacques Barzun, qui en parle bien, un autre exilé lui aussi) ; mon ami Paucard avait excellemment titré : la crétinisation par la culture – et par la télé, et par les médias, et par l’immobilier, et par l’économie, et par les vacances, et par la politique (quel candidat fera enfin la guerre à la Russie, merde ?).

C’est Alain Soral qui disait l’autre jour que la France ne pourrait être sauvée que par un miracle : que c’est juste !

Car la France est tombée plus bas que la plupart des pays, même d’Europe. Et comme je l’ai montré, ce n’est pas parce qu’elle est une victime ; c’est parce qu’elle l’a voulu. C’est le coq hérétique, ou comme dit Van Helsing la concubine de Satan, et depuis longtemps.

Très beau poème aux teintes géographiques : Aigues-mortes, Saintes-Maries. Laurence pense à Saint-Louis tandis que l’emplâtre revote Macron :

 

« Aigues-Mortes, Saintes-Maries,

Aux quatre vents bien élargies,

Reviendra-t-il jamais le saint roi d’autrefois

Dans sa robe de lys, sur son blanc palefroi ?

 

Aigues-Mortes, Saintes-Maries,

Verrons-nous demain déferler,

Sur vos ruines de sel blanchies,

De sombres foules d’étrangers,

 

De conquérants et de bandits,

De bateleurs et d’usuriers,

Qui vendront vos fils au marché

Sous l’amer soleil du midi ? »

Quand on est Français sincère et lucide on a de quoi désespérer – j’en sais quelque chose. Laurence écrit sans hésiter dans la Fin du jour :

« Je meurs sans descendance et j’en rends grâce à Dieu,

Sur l’autel de Moloch, je n’étendrai personne.

Pas de fille soumise au plaisir des messieurs,

Pas de garçon brisé par le canon qui tonne. »

Sur l’imbécillité cosmique qui frappe ce peuple depuis longtemps (revoir Drumont, Céline ou Bernanos) Laurence écrit un texte admirable, l’abîme :

« L’abîme s’élargit et le tumulte croît

Sur la terre entière, le grand tohu-bohu…

Mais la France ébahie ne le voit toujours pas

Et n’entend pas les voix de ses anges perdus.

 

Elle ne comprend pas que déjà tout finit,

Qu’en bradant son honneur aux bandits de rencontre,

Elle dut en concevoir tous ces horribles fruits

Qui, mûris à présent, vont et partout se montrent.

 

Etrangers à la terre et bien trop loin du ciel,

Nous voici pourrissants dans cet entre-deux,

Sans idées, sans patrie, sans famille et sans Dieu,

Mollusques accrochés au néant démentiel. »

Mollusques accrochés au néant démentiel : je parlais Desvallières, on dirait du Goya. Il faudrait être Tarkovski pour filmer un texte comme celui-là.

Pour se raccrocher on a les animaux (je repense toujours à Leopardi et à ses oiseaux) ; dans Hommage notre poétesse écrit :

« Mon gentil petit chien, vas-tu me pardonner

De recueillir si tôt ce chien qui te ressemble ?

Malgré tout, je le sais, dedans l’éternité,

Nous nous retrouverons à jamais tous ensemble.

Et tu ne seras plus, là-bas, aussi jaloux,

Car d’amour jaillissant nous ne manquerons point. »

L’amitié des animaux est un don divin comme on sait (elle peut aussi devenir un don pour crétins, tout étant parodié en nos temps retournés) ; alors Laurence ajoute :

« Et toi, pendant neuf ans, mon joli petit chien,

Tu fus le gai soleil des instants quotidiens,

Gracieux comme un lutin.

Je t’ai porté là-bas, dans notre monastère,

Je t’ai bercé longtemps dans le vent de l’été,

Qui croyait avec toi pouvoir encore jouer,

Puis j’ai dû te coucher, souple et doux, dans la terre

Pour la première fois, j’ai dû t’abandonner. »

Parfois Laurence sur son blog écrit des phrases fulgurantes sur son paysage russe, et surtout sur le ciel. Je ne me suis jamais risqué à décrire le ciel moi (trop peur qu’il me tombe sur le ciel !) ; mais dans l’Arc-en-ciel elle écrit :

« De tous ces plats d’argent renversés sur les champs,

Coule le lait de la lumière qui s’étale,

Et dans les blancs remous de cette gloire pâle,

De scintillants oiseaux montent tourbillonnants.

 

Au loin, l’ourlet bleui des collines dormantes

Borde de noirs labours et des vignes crispées,

Les nuées soulevées basculent, chancelantes,

De lourdes draperies au nord-ouest épanchées.

 

Et sous leurs plis violets s’esquisse l’arc-en-ciel… »

C’est très beau, innocent, et cela me mène à mon poème préféré (techniquement – au sens de Platon dans le dialogue Ion), que je ne commenterai pas :

Pressentiment

« Il est des jours d’été pleins d’automne secret,

Comme au sein d’un beau fruit l’obscur noyau repose.

Leur lumière est plus douce et leur vent est plus frais,

Je ne sais quel mystère imprègne toutes choses.

 

Sur le ciel trop brûlant passe un voile doré

Qui donne à la nature un fond glorieux d’icône,

Les arbres s’illuminent et les prés desséchés

Font au nimbe solaire un drap de paille jaune.

 

Et mon cœur s’éclairant, pareil au verre frêle

De la lampe allumée, couvant la jeune flamme,

Laisse monter sereine à timide coups d’ailes,

La lente adoration qui embrase mon âme. »

On a ici un bel héritage de cette culture française qui n’existe pas. Mais pas de commentaires !

Dans Sainte Rencontre, Laurence écrit :

« Le vieillard Siméon prit le petit enfant,

Qui portait les étoiles dedans son corps langé,

Et vit dans ce moment jusqu’au fond le passé

Qui monte vers demain sous le flot des instants.

 

La grande croix du temps qui perce nos destins,

Irradiant nos larmes d’une lumière sans fin,

Instrument de supplice qui jette sur nos vies

L’éclat écartelé qui les réconcilie.

 

Verticale des siècles dans la mer éternelle,

Astre des jours plongé sous l’écume actuelle,

Qui tremble à la surface de l’océan profond

De l’antique existence au centre des éons. »

Ici on se promène dans le cosmos et à travers le temps.

Dans Croquis sinon Laurence renonce à nos alexandrins et affronte un mètre brutal :

« Ruissellement

Roucoulements

Tout petit chant

Intermittent

File une abeille.

Le grand azur bascule à l’orée des murailles,

Lisses, lents déplacements, très hauts lacis

Des martinets précis.

Le soleil assis sur le toit,

Rêve et balance ses pieds d’or.

L’ombre bleue le boude à l’écart,

Sous les loques lourdes de la pierraille,

Fuyant l’effroyable et douce lumière… »

On arrive à l’acédie, thème qui me préoccupe depuis toujours ; j’en ai parlé dans mon Graal et dans mon livre sur Cassien. Les moines les premiers ont vécu cette épreuve qui frappe aussi des chevaliers dont Galehot :

« Mon cœur est sourd

Comme le plomb,

Etanche et lourd

Et sans passion.

Lampe sans feu,

Miroir sans tain

Des vieux chagrins,

Vide de Dieu.

Pourquoi Seigneur

Me laisser choir

Dans ce trou noir

Et sans lueur ? »

Il y a un ton saturnien (le plomb) qui évoque Verlaine bien sûr et le titre même du recueil : A l’ombre de Mars.

Dans Vieil ami on a un ton hugolien, quand la nature parle (cf. Stella : « un vent frais m’éveilla, je sortis de mon rêve… ») :

« Le vent frais me caresse et sa chanson me suit,

De l’orée de mes jours à leur issue prochaine,

Mon plus fidèle amant me chante la rengaine

Dont jamais ne fut las mon cœur par trop meurtri.

 

J’écoute autour de moi son verbiage indistinct,

Ses cent chuchotements et ses multiples ailes,

Dans les remous d’azur du glorieux matin

Qui célèbre toujours son enfance éternelle.

 

Je passerai bientôt, mais son mouvement bleu

Et sa folle oraison ne prendront jamais fin.

Je laisserai sur terre à ses jeux incertains

La trace de mes pas et mes derniers adieux. »

Quel beau chuchotement éolien tout de même. J’ai toujours sinon pensé que trois quatrains aussi c’est mieux que deux quatrains et deux tercets.

Un dernier Lac final alors que la patrie trahie s’en est allée :

« Et je me souviendrai, devant l’espace ouvert,

De la mer vivante et douce, des rivages

Où j’allais tout enfant cherchant des coquillages

Dans la tiédeur salée, dans les parfums amers.

 

Large mer des larmes, ma douce France enfuie

Je m’écarte de toi comme on quitte un tombeau,

Sur nos tendres années implacablement clos,

Gisant silencieux en notre terre trahie. »

SOURCES:

Laurence Guillon, à l’ombre de Mars.

www.leseditionsdunet.com

Sur les sites Internet : Amazon.fr, Chapitre.com, Fnac.com, etc.

Auprès de votre libraire habituel

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mercredi, 16 août 2023

Tolkien et l'idéologie hégémonique

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Tolkien et l'idéologie hégémonique

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/07/23/tolkien-och-den-hegemona-ideologin/

Ces dernières années, l'héritage de Tolkien a fait l'objet de plusieurs réinterprétations aux accents idéologiques de plus en plus évidents. Il s'agit notamment de la longue adaptation cinématographique du Hobbit, de la série télévisée Rings of Power, qui ne s'appuie guère sur les œuvres de Tolkien et véhicule souvent un message diamétralement opposé à ce que l'on y trouve, et, dans le domaine des jeux de cartes, de The Lord of the Rings - Tales of Middle-Earth (Le Seigneur des Anneaux - Les Contes de la Terre du Milieu). Les réinterprétations ont des connotations idéologiques raciales évidentes, mais ceux qui les notent ou même les critiquent sont généralement étiquetés et rejetés comme des "racistes". Outre la projection évidente, l'ensemble est intéressant car ces produits nous donnent un aperçu de l'idéologie hégémonique. Comme toutes les idéologies, elle est imprégnée de certains modèles et logiques, dont la plupart sont tacites et inconscients. En revanche, les aspects plus profondément psychologiques de l'idéologie peuvent être cartographiés en les étudiant comme des complexes d'images, d'associations, de tabous et d'émotions. Un jeu de cartes est particulièrement utile à cet égard, car il contient tellement d'images qu'il peut être lu en partie comme un ensemble de hiéroglyphes. Chaque carte transmet un petit ensemble de caractéristiques.

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Quiconque examine attentivement les cartes du Seigneur des Anneaux - Contes de la Terre du Milieu peut identifier un certain nombre de modèles. Dans une large mesure, il s'agit d'une inversion idéologique raciale ; l'anthropologie de Tolkien a, en somme, été renversée. Il a décrit certains individus et groupes d'une certaine manière et, pour des raisons d'idéologie raciale, ils changent de couleur de peau dans le jeu de cartes. C'est le cas d'Aragorn.

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Le caractère américain de l'idéologie hégémonique est évident dans le fait que nous voyons des Blancs et des Noirs sur les cartes, mais beaucoup moins d'autres personnes. Il n'y a pas beaucoup d'Asiatiques, pas d'Aborigènes australiens, pas d'Amérindiens, etc. Bref, la Terre du Milieu, c'est l'Amérique avec un peu de magie et d'épées. À bien des égards, la mythologie raciale hégémonique peut être considérée comme une obsession de la relation entre Blancs et Noirs, les autres groupes prenant tout au plus la place d'ersatz de Noirs (ou, dans des cas exceptionnels, d'ersatz de Blancs, comparez les Palestiniens et les Israéliens). On peut également noter que sur les cartes, et dans les créations similaires envahies par le monde contemporain, il y a des blancs et des noirs, mais beaucoup moins de mélanges entre ceux-ci. Ceci en dépit du fait que le scénario le plus probable, en l'absence d'un système d'apartheid rigoureux, serait que dans les sociétés anciennes comme le Gondor et le Rohan, ces derniers constituaient la majorité des personnages.

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C'est intéressant, mais c'est aussi un aspect superficiel de la mythologie ou de la psychologie raciale hégémonique. D'autres modèles identifiables sont plus intéressants. Nous constatons, par exemple, qu'Aragorn, sur les cartes, est devenu noir, tout comme Galadriel, Théoden et le prince Imrahil, entre autres. Le lecteur intéressé pourra en trouver plusieurs exemples dans d'autres productions culturelles contemporaines. Cela en dit long sur l'idéologie raciale hégémonique, ou la programmation raciale pour reprendre un terme utile de Boris Benulic, et sur les émotions, les rêves et les désirs qui y sont associés. En même temps, il y a des exceptions. Elrond est l'une d'entre elles, Gandalf est ambivalent dans ce contexte. Arwen est également représentée comme blanche, mais il y a une autre logique derrière cela.

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La couleur noire de la peau, en revanche, est associée à contrecœur à la trahison sur les cartes. Nous constatons donc que Boromir et Denethor sont restés blancs, tout comme Saroumane et Gríma. Les orques ne sont pas non plus noirs, mais verts ou pâles (comparez leur transformation entre la trilogie cinématographique et la trilogie du Hobbit). Les serviteurs humains de Sauron, les Haradrim, le Porte-parole, les pirates et les insulaires, sont également blancs sur les cartes. Étant donné que les pirates viennent de Numenor, c'est moins surprenant, mais Aragorn aussi. D'ailleurs, les îles de l'Est ressemblent à des squelettes de l'âge de pierre. Les cartes donnent l'impression que la motivation secrète de Sauron est une sorte de politique du pouvoir blanc, dirigée contre les leaders noirs légitimes comme Aragorn et Galadriel.

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Blague à part ( ?), un schéma intéressant concerne Imrahil et Gandalf. Le prince Imrahil est appelé "le Juste" et Gandalf est surnommé "le Cavalier blanc" sur une carte. Sur ces deux cartes, où le lien entre les qualités blanches et équitables et les qualités nobles est évident, les personnages sont représentés en noir. Comparez cela avec le traitement de Heimdall, "l'âne blanc", dans le film de Marvel sur Thor, désormais assez ancien. Cela ne semble pas être une coïncidence, même si ce n'est pas nécessairement délibéré, cela nous donne un petit aperçu des réactions et des tabous de l'esprit politiquement correct.

Il est gratifiant d'examiner comment différentes cartes associent différentes couleurs de peau à différents traits de caractère, de la loyauté à la trahison. Il est au moins aussi gratifiant d'examiner la dynamique entre les cartes. Nous pouvons noter, par exemple, qu'Aragorn et Arwen se marient, un thème que nous reconnaissons dans de nombreuses publicités. Il découle logiquement du fait que la royauté masculine et sacrée est associée à la couleur de peau noire que la princesse elfe Arwen et son père ont la peau blanche. Il est plus difficile de déterminer dans quelle mesure cette logique sexuelle est l'une des clés de l'idéologie raciale en question ou simplement une conséquence de celle-ci. Il convient de mentionner ici que la dynamique entre Aragorn et Denethor est également significative. Le faux souverain, Denethor, ou d'ailleurs le maire Overlord dans Paw Patrol, a la peau blanche, tandis que la véritable autorité est représentée comme noire. Il y a là un aspect historique (de la fausse autorité blanche à la légitime autorité noire), ainsi qu'un désir psychologique et un lien avec l'intersectionnalité susmentionnée entre la couleur de peau et le genre. Dans le format micro, la même dynamique entre le Shire Shirriff authentique et le Shirriff corrompu réapparaît.

Les cartes déconstruisent également les tribus et l'anthropologie créées par Tolkien. Les Rohirrim, dont les noms sont souvent associés à des peuples germaniques, sont un exemple, où l'on trouve des Rohirrim noirs et où Eowyn, mais pas son frère Eomer, se voit attribuer une couleur de peau noire. Il en va de même pour les Dunedain, mais pas pour les nains. En outre, si nous examinons toutes les cartes dans leur contexte, nous constatons qu'elles construisent un monde où les princes légitimes sont noirs, les "peuples libres", à quelques exceptions près, sont mixtes, et les hordes de Sauron sont fortement associées à la couleur de peau blanche (et verte).

Dans l'ensemble, nous constatons que les modèles qui peuvent être identifiés dans le jeu de cartes sont si cohérents qu'ils nous aident à cartographier une idéologie ou une mythologie raciale qui chevauche largement l'idéologie ou la mythologie hégémonique. Les schémas sont trop cohérents pour être réduits à la noble formule "tout le monde devrait pouvoir se reconnaître" ; il s'agit au contraire d'une idéologie raciale dirigée contre les Blancs. On ne sait pas dans quelle mesure il s'agit d'une véritable obsession psychopathologique et dans quelle mesure c'est le résultat d'un ensemble d'incitations. Cependant, il est clair que l'idéologie hégémonique comporte de forts éléments de mythologie raciale.

A propos de l'auteur : Joakim Andersen

Joakim Andersen tient le blog Oskorei depuis 2005. Il a une formation universitaire en sciences sociales et une formation idéologique en tant que marxiste. Aujourd'hui, cette formation se traduit par un intérêt pour l'histoire des idées et une attention portée aux structures plutôt qu'aux personnes et aux groupes (l'adversaire est, en somme, le nouvel ordre mondial, et non les musulmans, les juifs ou d'autres groupes). Au fil des ans, l'influence de Marx a été complétée par Julius Evola, Alain de Benoist et Georges Dumezil, entre autres, car le marxisme manque à la fois d'une théorie durable de la politique et d'une anthropologie. Aujourd'hui, Joakim ne s'identifie à aucune étiquette, mais considère que la fixation, entre autres, sur le conflit imaginaire entre la "droite" et la "gauche" occulte les véritables enjeux de notre époque. Son blog s'intéresse également à l'histoire des idées et aime présenter des mouvements étrangers à un public suédois.

mardi, 15 août 2023

Victor Hugo et le génie des énergies naturelles (eau, vent)

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Victor Hugo et le génie des énergies naturelles (eau, vent)

Nicolas Bonnal

Dans Quatre-vingt-treize, Hugo défie les hommes et leur barbarie. Il se fait le chantre en pleine guerre civile française, en pleine horreur révolutionnaire, de la sagesse, de la beauté et de la richesse de la nature.

Il décrit ainsi une promenade :

« Pendant que ceci se passait près de Tanis, le mendiant s’en était allé vers Crollon. Il s’était enfoncé dans les ravins, sous les vastes feuillées sourdes, inattentif à tout et attentif à rien, comme il l’avait dit lui-même, rêveur plutôt que pensif, car le pensif a un but et le rêveur n’en a pas, errant, rôdant, s’arrêtant, mangeant çà et là une pousse d’oseille sauvage, buvant aux sources, dressant la tête par moments à des fracas lointains, puis rentrant dans l’éblouissante fascination de la nature, offrant ses haillons au soleil, entendant peut-être le bruit des hommes, mais écoutant le chant des oiseaux. »

Bruit des hommes, chant des oiseaux. Hugo aimait Leopardi (voyez mon texte).

Hugo explique aussi que certains paysages créent du mal-être :

« En présence de certains paysages féroces, on est tenté d’exonérer l’homme et d’incriminer la création ; on sent une sourde provocation de la nature ; le désert est parfois malsain à la conscience, surtout à la conscience peu éclairée ; la conscience peut être géante, cela fait Socrate et Jésus ; elle peut être naine, cela fait Atrée et Judas. La conscience petite est vite reptile ; les futaies crépusculaires, les ronces, les épines, les marais sous les branches, sont une fatale fréquentation pour elle ; elle subit là la mystérieuse infiltration des persuasions mauvaises. »

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C’est tout le message de Tolkien (dernier écrivain romantique et magique) que l’on a là.

La nature est plus sage et plus belle. L’homme évidemment peut « dépasser » la nature. Cela fait longtemps qu’il ne le fait plus. Notez :

« Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïti est un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu’un paradis bête. Mais non, point d’enfer. Soyons la société humaine. Plus grande que nature. Oui. Si vous n’ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de la nature ? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l’abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d’être l’intelligence reine. »

Belle définition de la société idéale (« nature sublimée ») :

« Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand qu’elle ; ajouter, c’est augmenter ; augmenter, c’est grandir. La société, c’est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies. »

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Malgré la brutalité et l’imbécillité de l’homme, de ses guerres et de ses fabrications (comme dit Lao Tse)  la nature persiste :

« La nature est impitoyable ; elle ne consent pas à retirer ses fleurs, ses musiques, ses parfums et ses rayons devant l’abomination humaine ; elle accable l’homme du contraste de la beauté divine avec la laideur sociale ; elle ne lui fait grâce ni d’une aile de papillon ni d’un chant d’oiseau ; il faut qu’en plein meurtre, en pleine vengeance, en pleine barbarie, il subisse le regard des choses sacrées ; il ne peut se soustraire à l’immense reproche de la douceur universelle et à l’implacable sérénité de l’azur. Il faut que la difformité des lois humaines se montre toute nue au milieu de l’éblouissement éternel. L’homme brise et broie, l’homme stérilise, l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre. »

On répète parce que c’est trop beau : « L’homme brise et broie, l’homme stérilise, l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre. »

Il est amusant de voir d’ailleurs que la nature n’a jamais été aussi belle alors que l’homme écolo et repenti prétend à coups d’éoliennes et d’énième guerre mondiale la protéger.

Une dernière grande envolée poétique :

« Ce matin-là, jamais le ciel frais du jour levant n’avait été plus charmant. Un vent tiède remuait les bruyères, les vapeurs rampaient mollement dans les branchages, la forêt de Fougères, toute pénétrée de l’haleine qui sort des sources, fumait dans l’aube comme une vaste cassolette pleine d’encens ; le bleu du firmament, la blancheur des nuées, la claire transparence des eaux, la verdure, cette gamme harmonieuse qui va de l’aigue marine à l’émeraude, les groupes d’arbres fraternels, les nappes d’herbes, les plaines profondes, tout avait cette pureté qui est l’éternel conseil de la nature à l’homme. Au milieu de tout cela s’étalait l’affreuse impudeur humaine ; au milieu de tout cela apparaissaient la forteresse et l’échafaud, la guerre et le supplice, les deux figures de l’âge sanguinaire et de la minute sanglante ; la chouette de la nuit du passé et la chauve-souris du crépuscule de l’avenir. En présence de la création fleurie, embaumée, aimante et charmante, le ciel splendide inondait d’aurore la Tourgue et la guillotine, et semblait dire aux hommes : Regardez ce que je fais et ce que vous faites. »

L’homme brise et broie, l’homme stérilise, l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre. »

La France de jadis…

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Enfin Hugo lance même un message sublime sur l’énergie naturelle. L’homme doit s’aider de la terre pour vivre mieux :

« Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le produit social. La France, à cette heure, ne donne à ses paysans que quatre jours de viande par an ; bien cultivée, elle nourrirait trois cent millions d’hommes, toute l’Europe. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes d’eau, tous les effluves magnétiques. Le globe a un réseau veineux souterrain ; il y a dans ce réseau une circulation prodigieuse d’eau, d’huile, de feu ; piquez la veine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines, cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu’est-ce que l’océan ? une énorme force perdue. Comme la terre est bête ! ne pas employer l’océan ! »

 

vendredi, 11 août 2023

Une admirable lettre de Saint-Exupéry au général X: «Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot»

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Une admirable lettre de Saint-Exupéry au général X: «Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot»

Nicolas Bonnal

Pilote de guerre Saint-Ex est placé pour parler de la technologie ; or celle-ci anéantit le combat et le goût du combat et le voyage et le goût du voyage.

Il écrit donc dans sa lettre :

« Je viens de faire quelques vols sur « P-38 ». C’est une belle machine. J’aurais été heureux de disposer de ce cadeau-là pour mes vingt ans. Je constate avec mélancolie qu’aujourd’hui, à quarante-trois ans, après quelque six mille cinq cents heures de vol sous tous les ciels du monde, je ne puis plus trouver grand plaisir à ce jeu-là. Ce n’est plus qu’un instrument de déplacement – ici, de guerre. Si je me soumets à la vitesse et à l’altitude à un âge patriarcal pour ce métier, c’est bien plus pour ne rien refuser des emmerdements de ma génération que dans l’espoir de retrouver les satisfactions d’autrefois. Ceci est peut-être mélancolique, mais peut-être bien ne l’est pas. »

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Il a redécouvert par hasard le goût du déplacement en carriole, le goût du cheval, du mouton, des oliviers :

« Ceci est peut-être mélancolique, mais peut-être bien ne l’est pas. C’est sans doute quand j’avais vingt ans que je me trompais. En octobre 1940, de retour d’Afrique du Nord où le groupe 2-33 avait émigré, ma voiture étant remisée, exsangue, dans quelque garage poussiéreux, j’ai découvert la carriole et le cheval. Par elle, l’herbe des chemins. Les moutons et les oliviers. Ces oliviers avaient un autre rôle que celui de battre la mesure derrière les vitres à cent trente kilomètres à l’heure. Ils se montraient dans leur rythme vrai qui est de lentement fabriquer des olives. Les moutons n’avaient pas pour fin exclusive de faire tomber la moyenne. Ils redevenaient vivants. Ils faisaient de vraies crottes et fabriquaient de la vraie laine. Et l’herbe aussi avait un sens puisqu’ils la broutaient. »

Même la poussière est parfumée :

« Et je me suis senti revivre dans ce seul coin du monde où la poussière soit parfumée (je suis injuste, elle l’est en Grèce aussi comme en Provence). Et il m’a semblé que, durant toute ma vie, j’avais été un imbécile... »

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Après la tristesse devant la mécanisation du monde lui revient :

« Tout cela pour vous expliquer que cette existence grégaire au cœur d’une base américaine, ces repas expédiés debout en dix minutes, ce va-et-vient entre les monoplaces de 2600 CV dans une sorte de bâtisse abstraite où nous sommes entassés à trois par chambre, ce terrible désert humain, en un mot, n’a rien qui me caresse le cœur. Ça aussi, comme les missions sans profit ou espoir de retour de juin 1940, c’est une maladie à passer. Je suis « malade » pour un temps inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie. Voilà tout. Aujourd’hui, je suis profondément triste – et en profondeur. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine. Qui, n’ayant connu que le bar, les mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur. »

En trois mots il expédie son époque :

« De la tragédie grecque, l’humanité, dans sa décadence, est tombée jusqu’au théâtre de M. Louis Verneuil (on ne peut guère aller plus loin). Siècle de la publicité, du système Bedeau, des régimes totalitaires et des armées sans clairons ni drapeaux ni messe pour les morts. Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif. »

Ce n’est pas le même style (quelle chance nous avions tout de même), mais ce sont les thèmes de Céline et Bernanos. Saint-Ex ajoute sur la disparition spirituelle de la guerre :

« Considérez combien il intégrait d’efforts pour qu’il fût répondu à la vie spirituelle, poétique ou simplement humaine de l’homme. Aujourd’hui que nous sommes plus desséchés que des briques, nous sourions de ces niaiseries. Les costumes, les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n’est pas de victoire aujourd’hui, rien qui ait la densité poétique d’un Austerlitz. »

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Et alors que Bernanos prépare sa France contre les robots (pauvre France ! Pauvre Bernanos !), il écrit notre pilote :

« Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots. Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources : les impasses du système économique du XIXe siècle, le désespoir spirituel. »

Il pressent que l’après-guerre sera terrible, les termites (il en parle aussi) n’ayant rien compris :

« À quoi servira de gagner la guerre si nous en avons pour cent ans de crise d’épilepsie révolutionnaire ? Quand la question allemande sera enfin réglée, tous les problèmes véritables commenceront à se poser. Il est peu probable que la spéculation sur les stocks américains suffise, au sortir de cette guerre, à distraire, comme en 1919, l’humanité de ses soucis véritables. Faute d’un courant spirituel fort, il poussera, comme champignons, trente-six sectes qui se diviseront les unes les autres. Le marxisme lui-même, trop vieillot, se décomposera en une multitude de néo-marxismes contradictoires. On l’a bien observé en Espagne. À moins qu’un César français ne nous installe dans un camp de concentration néo-socialiste pour l’éternité. »

Le César on l’a ; il s’appelle Jupiter. Vive nos antiquités gréco-latines contre lesquelles se déchaînent aussi Bernanos et Céline.

On nous châtrés, ajoute le maître :

« Nous sommes étonnamment bien châtrés. Ainsi sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissés libres de marcher. Mais je hais cette époque où l’homme devient, sous un totalitarisme universel, bétail doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral ! Ce que je hais dans le marxisme, c’est le totalitarisme à quoi il conduit. L’homme y est défini comme producteur et consommateur, le problème essentiel est celui de distribution. Ainsi dans les fermes modèles. Ce que je hais dans le nazisme, c’est le totalitarisme à quoi il prétend par son essence même. On fait défiler les ouvriers de la Ruhr devant un Van Gogh, un Cézanne et un chromo. Ils votent naturellement pour le chromo. Voilà la vérité du peuple ! »

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Et il n’avait pas vu la télé et les réseaux sociaux !

Plus on est allé vers le peuple  au nom de la république ou de la démocratie libérale ou socialo (éducation, conscription, élections), plus on a récolté le totalitarisme qui a son tout a récolté le peuple. On a le bétail soumis en échange.

Le maître ajoute :

« On boucle solidement dans un camp de concentration les candidats Cézanne, les candidats

Van Gogh, tous les grands non-conformistes, et l’on alimente en chromos un bétail soumis. Mais où vont les États-Unis et où allons-nous, nous aussi, à cette époque de fonctionnariat universel ? L’homme robot, l’homme termite, l’homme oscillant du travail à la chaîne : système Bedeau, à la belote. L’homme châtré de tout son pouvoir créateur et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson. L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les bœufs en foin. C’est cela, l’homme d’aujourd’hui. »

Hommage à la princesse de Clèves qui avait tant énervé l’insupportable Sarkozy :

« Et moi, je pense que, il n’y a pas trois cents ans, on pouvait écrire La Princesse de Clèves ou s’enfermer dans un couvent pour la vie à cause d’un amour perdu, tant était brûlant l’amour. Aujourd’hui, bien sûr, des gens se suicident. Mais la souffrance de ceux-là est de l’ordre d’une rage de dents. Intolérable. Ça n’a point à faire avec l’amour. »

Et il conclue pensant à ses pauvres voisins endormis dans son baraquement militaire :

« Depuis le temps que j’écris, deux camarades se sont endormis devant moi dans ma chambre. Il va me falloir me coucher aussi, car je suppose que ma lumière les gêne (ça me manque bien, un coin à moi !). Ces deux camarades, dans leur genre, sont merveilleux. C’est droit, c’est noble, c’est propre, c’est fidèle. Et je ne sais pourquoi j’éprouve, à les regarder dormir ainsi, une sorte de pitié impuissante. Car, s’ils ignorent leur propre inquiétude, je la sens bien. Droits, nobles, propres, fidèles, oui, mais aussi terriblement pauvres. Ils auraient tant besoin d’un dieu. Pardonnez-moi si cette mauvaise lampe électrique que je vais éteindre vous a aussi empêché de dormir et croyez en mon amitié. »

Car, s’ils ignorent leur propre inquiétude, je la sens bien.

Tu vas voir le prochain vaccin, tu vas voir leur Reset, tu vas voir leur nouvelle guerre mondiale, tu vas voir les CBDC.

dimanche, 06 août 2023

Jünger et Schmitt, trop grands pour le panthéon de la droite fluide et pro-américaine

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Jünger et Schmitt, trop grands pour le panthéon de la droite fluide et pro-américaine

Gennaro Malgieri

Source: https://electomagazine.it/junger-e-schmitt-troppo-grandi-per-il-pantheon-della-destra-fluida-e-filoamericana/

Parmi les intellectuels allemands de la première moitié du 20ème siècle, Ernst Jünger et Carl Schmitt occupent des positions centrales reconnues même à notre époque, ce qui semble témoigner de leurs diagnostics politiques et métapolitiques. Tous deux ont exprimé le malaise de la modernité face à l'avancée du nihilisme (pour le premier) et aux convulsions du pouvoir (pour le second).

Il ne fait aucun doute que ces deux positions se complètent de manière exemplaire pour comprendre les contradictions dramatiques du 20ème siècle qui nous ont amenés au nouveau siècle. Jünger et Schmitt, qui étaient d'ailleurs liés par une profonde estime qui n'a cependant jamais abouti à un lien idéologico-politique comme on aurait pu s'y attendre, ont tous deux tenté une voie "rebelle" à l'égard de la culture et de la vision du monde qui étaient en train de s'imposer. Tant en ce qui concerne les involutions de la démocratie que les résultats de la crise spirituelle européenne.

L'éblouissant totalitarisme matérialiste, déterministe et relativiste les a opposés, même si leur implication dans les événements qui ont marqué la première moitié du siècle dernier les a fait passer, stupidement et superficiellement, pour des apologistes de ce qu'ils tentaient d'endiguer: travailler de l'intérieur (Schmitt) dans la mesure du possible; imaginer une manière aristocratique et impersonnelle, explicitement individualiste (Jünger), de donner un sens à la pratique aristocratique de surmonter les "valeurs bourgeoises" qui minent la stabilité et l'ordre européens.

Parmi les intellectuels révolutionnaires-conservateurs, Carl Schmitt (1888-1985) occupe une place cruciale en tant qu'idéologue qui, plus que tout autre, a posé le problème du pouvoir, de ses transformations et de son impact sur la formation des nouveaux agrégats politiques issus de la Grande Guerre. Il a "travaillé" autant qu'il le pouvait au sein des institutions, apportant non seulement des contributions théoriques à la construction d'un nouvel État allemand dans les années 1930, mais aussi concrétisant un système de légitimité qui surmonte les tendances totalitaires, ce qu'il n'a pas réussi à faire, ce qui lui a valu d'être marginalisé par les milieux les plus radicaux du Troisième Reich, détail qui n'a heureusement pas échappé aux juges de Nuremberg qui l'ont acquitté avec un "permis de ne plus agir".

Un peu plus de trente ans après sa mort, l'itinéraire intellectuel de Schmitt est reproposé en Italie par la publication de deux livres. Le premier, un syllogue de certains de ses écrits, publié par Adelphi, Stato, grande spazio, nomos, édité par l'un de ses élèves les plus attentifs, Günter Maschke. Dans ce livre, qui résume certains des principaux concepts du savant, on peut retrouver les idées de Schmitt sur la "mondialisation". En effet, Schmitt avait vu, avec une clairvoyance exceptionnelle, comment "l'universalisme de l'hégémonie anglo-américaine" était destiné à effacer toutes les distinctions et la pluralité spatiale dans un "monde unitaire" totalement subjugué par la technologie et la financiarisation globale de l'économie et soumis à une sorte de "police internationale".

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Un monde spatialement neutre, sans cloisons et sans contrastes - donc sans politique, comme nous l'avons noté dans l'introduction. Pour Schmitt, au contraire, il ne peut y avoir d'Ordnung (ordonnancement) sans Ortung (localisation, ancrage en un lieu), c'est-à-dire sans une subdivision adéquate et différenciée de l'espace terrestre. Une subdivision qui, toutefois, dépasse l'étroitesse territoriale des anciens États nationaux fermés, pour aboutir au "principe des grands espaces" : le seul capable de créer un nouveau jus gentium, au centre idéal duquel devrait se trouver à nouveau l'ancienne terre d'Europe, un authentique katechon face à l'Antéchrist de l'uniformisation planétaire sous le signe d'un unique "seigneur du monde". Ce qui est certain, c'est que la perspective de Schmitt, notée dans l'édition des écrits, déjà esquissée il y a quatre-vingts ans, apparaît aujourd'hui plus pertinente que jamais, et sa pensée se confirme comme fondamentale pour comprendre notre époque.

Le second est un long entretien, au titre évocateur d'Imperium proposé par l'éditeur Quodlibet, qui se présente comme une véritable autobiographie, réalisée à l'âge de quatre-vingt-trois ans, en 1971, par l'historien Dieter Groh et le journaliste Klauss Figge pour la radio allemande, soutenu par un puissant appareil de notes préparé par les éditeurs qui rend la parabole de Schmitt encore plus compréhensible. Le long récit de sa vie montre que le savant n'a jamais cherché à s'éloigner du contexte historique dans lequel son travail théorique a pris forme dans la définition des catégories de la politique, de la critique de la nouvelle géopolitique qui a souffert de la fin du traité de Westphalie et de la décadence conséquente du Vieux Continent après l'annulation du jus publicum europaeum (le droit interétatique qui délimitait l'ordonnancement spatial de la res publica chrétienne médiévale). Et comment le problème de la souveraineté a été posé par un raisonnement autour de la figure du "décideur". Des thèmes aujourd'hui partagés par l'ensemble de la science politique la plus avancée, sans préjugés d'aucune sorte. Dans l'entretien biographique, truffé de détails extraordinairement intéressants sur son éducation et son environnement familial, il expose sans réticence les moments les plus problématiques de sa vie et notamment comment il est devenu malgré lui "juriste du Reich", une fonction qui lui permettrait de juger les hommes et les événements avec une grande lucidité, tout comme il avoue avec une sincérité éblouissante sa critique du progrès des Lumières et sa foi catholique soutenue par sa fréquentation des penseurs contre-révolutionnaires.

Vie publique et vie privée s'entremêlent dans cette intense "confession" d'où se dégage le sens d'une longue vie consacrée à la découverte des fondements réels de la politique et de la centralité de l'État comme "ordonnateur des ordres". D'où son "inimitié" totale à l'égard de la modernité, le révélateur de tous les principes régulateurs de l'existence humaine. Et l'aversion, jamais cachée, pour l'irréalisme utopique destructeur des structures "naturelles" qui a souvent ensemencé le sol sur lequel la graine totalitaire a germé.

ernstjungeropera.jpgIl en va de même - et cela les unit - pour Jünger (1895-1998) qui, un peu plus de cent vingt ans après sa naissance et dix-huit ans après sa mort, ne cesse de nous interpeller sur les questions posées par la catastrophe existentielle dans laquelle nous sommes plongés, rappelée par le dense volume Ernst Jünger, publié par Solfanelli, conçu et édité par Luigi Iannone, dans lequel pas moins de trente auteurs abordent les "nœuds" du dernier grand écrivain allemand que personne n'a jamais songé à nommer pour le prix Nobel (ce qui, comme l'a dit Alain de Benoist, qualifie d'une certaine manière le 20ème siècle).

Le parcours "rebelle" entrepris par Jünger dès son plus jeune âge et poussé à ses extrêmes conséquences dans sa maturité, pour aboutir à la définition de la figure existentielle, mais aussi mythopoétique, de l'Anarque, est aujourd'hui la ligne de partage des eaux entre ceux qui adhèrent à la névrose de la globalisation de la pensée et ceux qui, apparemment reclus, revendiquent la primauté de la diversité en adhérant à des valeurs qui s'écartent de l'homologation culturelle et la soumettent à une stricte dévalorisation. C'est ce que révèlent les contributions que Iannone a rassemblées et qui donnent à Jünger une connotation très actuelle. Et cela est d'autant plus vrai si on le met en relation avec les involutions de la démocratie et avec les résultats de la crise spirituelle européenne. L'éblouissant totalitarisme matérialiste, déterministe et relativiste auquel l'écrivain allemand s'est toujours opposé s'estompe à la lumière des fulgurantes intuitions de Jünger: de la conception du Travailleur à cette "mobilisation totale" qui a modifié substantiellement la considération de l'intervention existentielle, politique, métapolitique, guerrière et intellectuelle, de la classification de la guerre comme exaltation de l'esprit à la réinvention de la paix (dans un sens tout sauf kantien), des constructions oniriques de la décadence aux "radiations" (Strahlungen) qui illuminent son long travail et constituent les métaphores du dépassement de l'égalitarisme massifiant.

Iannone, à juste titre, rappelle la définition qui représente le mieux Jünger : "sismographe de l'âge de la technologie", dans la mesure où elle est liée à l'interprétation de la modernité dont il rejette les fantasmagories déclenchées par une "pensée négative" qui a liquidé les libertés substantielles pour les homologuer à un universalisme dans lequel les différences ont disparu et où se sont dissoutes les "formes", comme les appelait Gottfried Benn, qui enferment le concept décomposé d'"humanité" : le sacré, l'honneur, le courage, la communauté et ainsi de suite. La figure de l'Anarque, représentation extrême du refus de la modernité selon Jünger, est la seule habilitée à "traverser les bois", c'est-à-dire la crise.

Mais une préparation spirituelle adéquate est nécessaire. Jünger s'est fait passer pour elle. Et cela suffit à le considérer comme le partisan le plus lucide d'une renaissance possible, quel que soit le désespoir induit par le contexte.

vendredi, 04 août 2023

Parution du numéro 464 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 464 du Bulletin célinien

2023-07-08-BC-Cover.jpgSommaire :

- Descendants versus ayants droit 

- Réédition de Céline en Bretagne 

- Entretien avec Yannick Gomez 

- Biographies 

- Nabe et Mergen persévèrent dans l’erreur.

Héritiers

Les céliniens l’ont échappé belle. Si Colette Destouches (1920-2011) n’avait pas renoncé à l’héritage, ce serait ses enfants et petits-enfants qui, aujourd’hui, prendraient les décisions éditoriales. On a compris que, si cela ne tenait qu’à eux, les inédits n’auraient pas vu le jour (voir l’article “Descendants versus ayants droit” dans ce numéro). Certes on peut estimer, comme eux, que ces textes n’ont pas leur place dans la collection “Blanche”; les “Cahiers de la Nrf” eussent été plus adaptés à ce corpus.  Et bien entendu la Bibliothèque de la Pléiade où ils ont à présent trouvé leur place naturelle. Mais si la décision de publier dépendait de Guillaume Grenet (l’un des arrière-petits-fils qui s’est fait le porte-parole de la famille), on attendrait encore la publication de ces textes. Et même s’il ne s’agit que d’ébauches, ils apportent des éléments passionnants à la fois pour la génétique des textes, l’étude du style en évolution, et même la biographie¹. Quant aux pamphlets, les descendants sont viscéralement opposés à toute réédition. Grenet appelle de ses vœux “une censure pure et dure” ², ce qui va sûrement lui attirer des sympathies. Mais est-il normal que l’édition canadienne établie par un spécialiste patenté ne soit pas disponible dans son pays ? Signalons, à ce propos, que la législation canadienne a récemment changé : elle s’aligne désormais sur la loi française. Toute œuvre entre désormais dans le domaine public 70 ans (et non plus 50) après le décès de l’auteur. Heureusement la nouvelle loi n’a pas d’effet rétroactif : les œuvres tombées dans le domaine public avant sa promulgation y demeurent. Qu’on le veuille ou non, les pamphlets font partie de l’œuvre et représentent cinq ans de sa vie d’écrivain. Faut-il rappeler que malgré ses outrances et ses trivialités, Bagatelles pour un massacre (“génial et malfaisant ”, selon Charles Plisnier) est un grand livre ? Et l’épilogue des Beaux draps une merveille ? Céline ne cesse pas d’être écrivain lorsqu’il écrit ses brûlots. On est un peu gêné de rappeler ces évidences…
 
 
Quant à la belle exposition consacrée aux manuscrits retrouvés, elle n’aurait pas pu être tout à fait la même si les descendants avaient eu leur mot à dire : ils estiment, en effet, que certaines pièces n’auraient pas dû y s’y trouver car appartenant au domaine privé.  Avec un autre ayant droit, le libéralisme dont fait preuve  François Gibault  à l’égard des revues céliniennes (dont celle que vous avez entre les mains) nous aurait manqué. Comme il l’a confié récemment, c’est lui qui, en tant que conseil de l’ayant droit, prenait les décisions d’importance secondaire³. L’Année Céline, Études céliniennes et, plus modestement, le Bulletin  ont publié  lettres et documents  appartenant à sa collection sans qu’il n’y trouvât ombrage. Nous ne sommes pas assurés du tout qu’avec les héritiers de l’écrivain, cela se serait passé de la même façon. Gibault a, par ailleurs, toujours défendu l’écrivain dans les médias et à la tête de la Société d’Études céliniennes. Aurait-on trouvé la même constance à promouvoir l’œuvre si Lucette n’avait pas été détentrice du droit moral et patrimonial ?  Rien n’est moins sûr…
  1. (1) Le prochain colloque de la Société d’Études céliniennes (qui aura lieu à l’Université de Nantes l’année prochaine) sera entièrement centré sur ces textes. Vingt communicants sont déjà inscrits.
  2. (2) Propos recueillis par Sonia Devillers dans son émission « L’invité de 9 h 10 », France Inter, 19 juin 2023.
  3. (3) « Les Conversations de Paul-Marie Coûteaux » : “Me Gibault, avocat de Kadhafi et héritier de Céline”. TV Libertés, 18 juin 2023.