Les risques de conflit instaurent une politique ambivalente, de rivalité-partenariat et d'antagonisme.
Il s’agit d’une politique qui a pour enjeu le contrôle de l’Eurasie et de l’espace océanique indo-pacifique, articulant les deux stratégies complémentaires du Hearthland (1) et du Rimland.(2).
Les rivalités, qui secouent aujourd’hui l'Eurasie, ont forcé l’Est et l’Ouest à s’interroger sur un nouveau projet de sécurité en Europe, de stabilité stratégique et d’unité de l’espace européen.
Mouvements stratégiques de l'Occident et antinomies d’alliances en Eurasie
Dans tout système international, le déclin de l’acteur hégémonique se signale par un resserrement des alliances militaires autour du leader.
Ainsi, dans la conjoncture actuelle, deux mouvements stratégiques rivaux s’esquissent au niveau planétaire :
– l’alliance sino-russe, assurant l’autonomie stratégique du Hearthland, en cas de conflit et promouvant, en temps de paix, la coopération intercontinentale en matière de grandes infrastructures, (projet OBOR -One Belt, One Road - avec la participation d’environ 70 pays)
– la stratégie du « containement» des puissances continentale, par les puissances maritimes du « Rimland » (Amérique, Japon, Australie, Inde, Europe etc.), comme ceinture péninsulaire extérieure à l’Eurasie.
Rappelons que les deux camps sont en rivalité déclarée et que leurs buts stratégiques respectifs,ne sont pas de cerner des équilibres, fondés sur les concepts d’échanges et de coopération, mais de prévoir les ruptures stratégiques, sous la surface de la stabilisation apparente.
Ainsi la fin de la bipolarité, avec l’effondrement de l’empire soviétique, a engendré une source de tensions, entre les efforts centrifuges mis en œuvre par les États de proximité, « les étrangers proches », visant à s’affranchir du centre impérial et la réaction contraire de Moscou, pour reprendre son autorité à la périphérie, par une série d’alliances enveloppantes. (OTSC, OCS)
A l’Ouest c'est l’Alliance atlantique, aujourd'hui en crise, qui a vocation à opérer la soudure de l’intérêt géopolitique d'Hégémon, dans l' immense étendue continentale entre l’Amérique et la Russie
Le "déclin d’Hégémon". Alternance hégémonique ou "révolution systémique" ?
La question qui émerge du débat en cours est de savoir si la "stabilité hégémonique" (R.Gilpin), qui a été assurée pendant soixante-dix ans par l’Amérique, est en train de disparaître, entraînant le déclin de l'Empire et de la civilisation occidentale, ou si nous sommes confrontés à une alternance hégémonique et à un monde post-impérial dans le cadre toutefois, d'un système planétaire
L’interrogation connexe peut être formulée de manière plus abrupte et intempestive : "Quelle forme prendra-t-elle, cette transition ?"
La forme, déjà connue, d’une série de conflits en chaîne, selon le modèle de Raymond Aron, calqué sur le XXe siècle, ou bien, la forme d’un changement d’ensemble de la civilisation, de l’idée de société et de la figure de l’homme, selon le modèle des "révolutions systémiques", de Stausz-Hupé, embrassant l’univers des relations ,socio-politiques du monde occidental et couvrant les grandes aires de civilisations connues?
ONE BELT, ONE ROAD, l'ordre apparent et la ruse.
Sur les répercussions stratégiques et militaires de la nouvelle Route de la Soie
Pour mieux inscrire dans la géographie eurasienne, l’ambiguïté de la relation de rivalité-partenariat existante entre l'Empire du milieu et le reste du monde,sous la forme redoutable d'une politique de coopération multilatérale, Xi Jinping a promus, en 2013 à Astana, la construction d'un ensemble de liaisons maritimes et de voies ferroviaires rappelant les anciennes "voies de la soie",dans le but de rapprocher la Chine, l'Afrique et l'Europe, en traversant les pays d'Asie centrale
La mondialisation à la chinoise. Un "Cheval de Troie"?
Dans la perspective d'un ordre global et à la recherche de formes d' équilibre et de stabilité à caractère planétaire, la Chine, poursuivant une quête d’indépendance stratégique et d'autosuffisance énergétique étend sa présence et sa projection de puissance vers le Sud-Est du Pacifique, l’Océan Indien, le Golfe et l'Afrique, afin de contrer les goulots d’étranglement de Malacca et échapper aux conditionnements extérieures maritimes, sous contrôle américain.
Elle procède par les lignes internes, par la mise en place d'un corridor économique et par une route énergétique Chine-Pakistan-Golfe Persique, reliant le Port de Gwaidar, au pivot stratégique de Xinjiang.
Beijing adopte la gestion géopolitique des théâtres extérieures et resserre ses liens continentaux avec la Russie. L'influence chinoise est concrétisée par la construction d'une gigantesque "Route de la Soie", reliant le nord de la Chine à l'Europe, via le Tadjikistan, le Kazakhstan et le Turkménistan.
Rien de semblable,depuis l'époque pré-impériale (VIIème siècle avant J.C.), lorsque commença la construction de la Grande Muraille, achevée par Quin (en 221 avant J.C.), après avoir conquis un à un l'ensemble des Royaumes combattants et avoir unifié ainsi la Chine.
La similitude n'est pas pour dérouter, car l'idée d'unifier l'Eurasie n'est pas lointaine de l'esprit de Xi-Jinping.
Or Obor rassemble à un véritable "Cheval de Troie" de l'âge moderne, destiné à faire basculer l'Histoire du côté de l'Orient Chinois.
Cette entreprise colossale pourrait avoir pour principe un précepte de Maître Sun Tzu: dans la guerre,"trompe l'ennemi sur tes intentions!" .
Ainsi, en détournant l'attention des ennemis de la conquête de l'Eurasie,le plan de bataille du nouveau Qin Shi Huang consisterait à vaincre sans combattre, "sans ensanglanter la lame!".
La transition d'un système international à l'autre ne peut comporter une dissertation sur la morale, ni sur la licéité de la guerre, juste ou inique, car la guerre est une réalité primordiale et il faut l'accepter comme un ensemble de confrontations , préparées de longue haleine.
La recherche de l'avantages par la ruse, ou par l'ordre apparent, ne peut cacher que nous combattons hors limites,et que l'apparence de l'ordre , comme l'apparence du chaos est une conséquence de la force montante, dont dispose aujourd'hui l'Empire du milieu.
Obor, le nom des nouvelles routes de la soie, ne peut être autre chose que l'apparence de l'ordre, face au désordre de l'Otan, dénoncé par Macron, à l'extrémité occidentale de l'Eurasie.
Un grand dessein non -militaire, destiné à faire capituler l'Occident
Avec Obor, la Chine entend manoeuvrer,à l'intérieur des terres, rivalisant dans tous les domaines, y compris les plus sophistiqués ( les numériques), avec la puissance thalassocratique dominante dans l'Océan Pacifique et indo-pacifique.
Or ce projet de modernisation et de mondialisation, présente l’entreprise de la Chine comme pacifique, une "Initiative" et pas comme une "grande stratégie", pour éloigner toute allusion à la guerre.
En revanche cet immense vecteur d'hommes et de biens, constitue un incomparable outil de gains stratégiques et logistiques pour la mobilité des théâtres et le transfert des forces.
Le transfert des forces du front de l"Est au front de l'Ouest par l'Allemagne, pendant la première et deuxième guerre mondiale a été rendu possible par un réseau ferroviaire moderne, à l'époque, et d'une redoutable efficacité militaire.
En Eurasie les fronts sont multiples et il n'y a plus une seule ligne de front, à alimenter en permanence, d'où la valeur accrue du transport multimodal
La prépondérance de la terre sur la mer et du mythe révolutionnaire sur le commandement des forces
Ainsi,en départageant les deux grandes stratégies de Chung Kuo', terrestre et maritime, Obor exprime la prépondérance décisionnelle, en cas de crise, de l'armée populaire sur le groupe dirigent, sur le comité centrale du parti et son primat stratégique sur les hauts commandements des armées de terre, de mer et du ciel , car elle influence la liaison du peuple et des élites et rappelle l'épopée mythique de la "longue marche".
En forte expansion par tonnage annuel ,la marine chinoise aura pour but le"dénis d'accès" des puissances de la mer vers le littoral et, plus loin vers le coeur des terres, le Hearthland de Halford MacKinder, pivot de l'Histoire, car l'empire du milieu, n'a pas vocation à passer d'une existence terrestre à une existence maritime et veut maintenir sur une base continentale la suprématie de Chung -Kuo'.En réalité, "le jeu politique qui concerne les mers est déterminé par les États terriens." (Julien Freund, in "Terre et Mer" Carl.Schmitt, postface)
Par son tracé, en volutes de dragons, la nouvelle route de la soie concrétise la géopolitique des partenariats que dessinent les sept corridors de ce grand " boa constrictor" et, par conséquent, la désignation des théâtres et les formes de combats coordonnés dans les trois continents, l'Asie, l'Afrique et l'Europe, afin qu'ils soient soudés par un réseau de couloirs routiers et maritimes, serrés par une seule main.
Pour atteindre la victoire un État doit avoir la possibilité d'occuper tout ou partie du territoire ennemi et seul la Chine est à la hauteur de cet exploit.
Sur les "révolutions de l'espace"
L'initiative chinoise est elle en train de susciter une nouvelle révolution de l'espace, comparable, pour ses répercussions, à celles qui l'ont précédées?
Après l'âge de la mondialisation(1980-2019),menée par la logique de l'échange,ainsi que par l'idéologie des droits de l'homme et d'un monde sans frontières, la Chine inaugure-t-elle une nouvelle phase historique, celle de la "continentalisation" du monde autour de l'Eurasie et d'une autre stabilisation du pouvoir et de l'économie?
L"élargissement des horizons du monde, provoqués par l'effondrement du système soviétique, a provoqué une mutation culturelle profonde et donné à l'Asie centrale une vision "déterritorialisée" de l'univers socio-politique, aux possibilités illimités.
Avec les nouvelles routes de la soie, une autre conception de l'espace s'affirme, par laquelle la terre éclipse la mer et la contourne.
C'est un tournant, dans lequel l'humanité se déplace et un autre rapport s'instaure, plus autonome, dans la relation entre villes et campagnes du monde, marquant la dépendance de certaines régions d'un moteur plus souple de planification, sous forme de partenariat, de projets de co-développement et d'autres maillage d'affaires
Ce ne sont plus "les écumeurs des mers" (pirates, corsaires, boucaniers et flibustiers), à la recherche d'aventures individuelles et lucratives, mais de vagues de terriens , en quête d'une autre stabilisation et existence sociétale.
La nouvelle dimension de l'espace exige une autre organisation des terres, à l'échelle planétaire, et cette réorganisation sera naturellement belliqueuse.
Or, si la mer avait rendu possible le rêve de l'Amiral Mahan, d'une unification des peuples de la mer (Grande Bretagne et États-Unis en 1904), et si les Hollandais à la fin du XVIème siècle,devinrent les "transporteurs" des autres pays d'Europe, par les perfectionnements apportés à un nouveau type de navire, pourvu de vergues, de quoi seront ils porteurs les chinois, si non d'un autre type de transports et de parcours terrestres irradiants.
Pourra-t-on encore faire la distinction entre étrangers et locaux, lorsque des dizaines de millions d'hommes , embarqués sur les rails, feront de l'Asie, de l'Afrique et de l'Europe, un univers sinisé et une "République de Confucius", par une prise de terre, massive, pacifique et commerçante ?
Au rétrécissement de l'espace européen, fera suite une conscience globale plus éveillée. qui donnera naissance à une nouvelle race, métissée, biologiquement et politiquement, où se confondront blancs, mongols et noirs, gardes rouges fanatiques, ultra-démocrates honkongais, hommes des triades, geishas européennes et arabo-musulmanes, progressistes trans-gendres, trafiquants violents et militaires aguerris, pour se disputer le butin de la croissance et le droit à une parole plus libre?
Le rôle de l'Europe, l'inversion stratégique et Yalta 2
Xi-Jinping veut reprendre l'hégémonie géopolitique du monde sur la base de la puissance terrestre et de la vieille tradition des Empires,par la voie des partenariats et non des alliances, qui seules permettent la constitution de blocs homogènes.
Or, le caractère terrestre a pris en Chine une signification culturelle et historique, à laquelle les autres pays ne peuvent pas prétendre,celle de se percevoir au mileu du monde et de devoir régner "sur tout ce qui est sous le ciel".
Rien de semblable depuis l'Empire de Rome, lorsque les voies impériales et consulaires conduisaient toutes à Rome, "Caput Mundi" et règne du pouvoir et de la loi.
La maîtrise de la logistique impressionnante d'Obor, dont la clé appartient à la Chine, s'imposera aux forces combattantes et dictera les formes de l'affrontement de demain, autrement dit , les conditions de la paix et de la guerre entre"Orient et Occident".
Quel sera-t-il, dans ce cas, unique dans l'histoire, le rôle de l'Europe, en ce choc de continents et de civilisations?
Dans une période de mutations profondes et globales, quel espace d'autonomie et de manœuvre, culturel et civilisationnel restera-t-il à l'Europe, par rapport à la puissance extérieure dominante, au sein d'une Eurasie sinisée et d'un Rimland américanisé?