Le RCEP, qui a été initié il y a huit ans, rassemble 30 % de l’économie mondiale et 2,2 milliards de personnes. C’est le premier signe prometteur de ces enragées années 2020, qui ont commencé avec l’assassinat du général Soleimani, suivi d’une pandémie mondiale et maintenant de douteuses exhortations à une Grande Réinitialisation [Great Reset, NdT].
Le RCEP pourrait forcer l’Occident à réfléchir un peu, et comprendre que la principale histoire ici n’est pas que le RCEP « exclut les États-Unis » ou qu’il est « conçu par la Chine ». Le RCEP est un accord à l’échelle de l’Asie orientale, lancé par des Asiatiques, et débattu entre égaux depuis 2012, y compris le Japon, qui à toutes fins utiles se positionne comme faisant partie du monde global industrialisé. C’est le tout premier accord commercial qui unit les puissances asiatiques que sont la Chine, le Japon et la Corée du Sud.
Il est désormais clair, au moins pour de vastes régions de l’Asie de l’Est, que les 20 chapitres du RCEP réduiront les tarifs douaniers dans tous les domaines, simplifieront les dédouanements, avec l’ouverture totale d’au moins 65 % des secteurs de services et l’augmentation des limites de participation étrangère, consolideront les chaînes d’approvisionnement en privilégiant des règles d’origine communes et codifieront les nouvelles réglementations sur le commerce électronique.
En ce qui concerne les points essentiels, les entreprises feront des économies et pourront exporter n’importe où dans le spectre des 15 pays sans avoir à se préoccuper des exigences spécifiques et distinctes de chaque pays. Voilà ce qu’est un marché intégré.
Quand le RCEP s’arrime aux Nouvelle routes de la soie
Le même disque rayé sera diffusé sans interruption sur la manière dont le RCEP facilite les « ambitions géopolitiques » de la Chine. Ce n’est pas la question. La question est que le RCEP a évolué comme le compagnon naturel du rôle de la Chine devenant le principal partenaire commercial de pratiquement tous les acteurs de l’Asie de l’Est.
Ce qui nous amène à l’angle géopolitique et géoéconomique clé : Le RCEP est le compagnon naturel de l’Initiative des Nouvelles routes de la soie (NRS), qui, en tant que stratégie commerciale et de développement durable, ne s’étend pas seulement à l’Asie de l’Est, mais s’étend aussi plus profondément vers l’Asie centrale et occidentale.
L’analyse du Global Times est correcte : l’Occident n’a pas cessé de déformer l’objectif des NRS, sans reconnaître que « l’initiative qu’il calomnie est en fait très populaire dans la grande majorité des pays situés le long de la route des NRS ».
Le RCEP va recentrer ces NRS – dont la phase de « mise en œuvre », selon le calendrier officiel, ne commence qu’en 2021. Les financements à faible coût et les prêts spéciaux en devises offerts par la Banque chinoise de développement deviendront beaucoup plus sélectifs.
Les discussions qui ont abouti au projet final du RCEP se sont concentrées sur un mécanisme d’intégration qui peut facilement contourner l’OMC au cas où Washington persisterait à la saboter, comme ce fut le cas pendant l’administration Trump.
L’étape suivante pourrait être la constitution d’un bloc économique encore plus fort que l’UE – une possibilité qui n’est pas farfelue lorsque la Chine, le Japon, la Corée du Sud et les dix pays de l’ASEAN travaillent ensemble. Sur le plan géopolitique, la principale motivation, au-delà d’une série de compromis financiers impératifs, serait de consolider quelque chose comme « Faites des affaires, pas la guerre ».
Le RCEP marque l’échec irrémédiable du TPP de l’ère Obama, qui était le « bras commercial de l’OTAN » dans son « pivot vers l’Asie » imaginé au Département d’État. Trump a explosé le TPP en 2017. Le TPP n’était pas un « contrepoids » à la primauté commerciale de la Chine en Asie : il s’agissait surtout d’une liberté totale pour les 600 sociétés multinationales qui étaient impliquées dans le projet. Le Japon et la Malaisie, en particulier, l’avaient remarqué dès le début.
Le RCEP marque aussi inévitablement l’échec irrémédiable du sophisme du découplage, ainsi que toutes les tentatives de creuser un fossé entre la Chine et ses partenaires commerciaux d’Asie de l’Est. Tous ces acteurs asiatiques vont désormais privilégier le commerce entre eux. Le commerce avec les nations non asiatiques sera envisagé après coup. Et chaque économie de l’ASEAN accordera une priorité absolue à la Chine.
Les multinationales américaines ne seront pas pour autant isolées, puisqu’elles pourront profiter du RCEP via leurs filiales au sein des 15 nations membres.
Qu’en est-il de la Grande Eurasie ?
Et puis il y a le proverbial gâchis indien. Le message officiel de New Delhi est que le RCEP « affecterait les moyens de subsistance » des Indiens vulnérables. C’est la phrase code pour désigner une invasion supplémentaire de produits chinois bon marché et efficaces.
L’Inde a participé aux négociations du RCEP dès le début. Son retrait – avec la condition que « nous pouvons y adhérer plus tard » – est une fois de plus un cas spectaculaire de se tirer une balle dans le pied. Le fait est que les fanatiques Hindutvas qui sont derrière le « modiisme » ont parié sur le mauvais cheval : le partenariat Quad et la stratégie indo-pacifique encouragés par les États-Unis, qui s’expriment sous la forme d’un endiguement de la Chine et empêchent ainsi le resserrement des liens commerciaux.
Aucun « Made in India » ne compensera la bévue, géoéconomique et diplomatique, qui implique de manière cruciale que l’Inde se distancie de l’ASEAN. Le RCEP consolide la Chine, et non l’Inde, en tant que moteur incontesté de la croissance de l’Asie de l’Est dans le cadre du repositionnement des chaînes d’approvisionnement post-Covid.
Une suite géoéconomique très intéressante est ce que fera la Russie. Pour l’instant, la priorité de Moscou implique une lutte de Sisyphe : gérer les relations turbulentes avec l’Allemagne, le plus grand partenaire d’importation de la Russie.
Puis il y a aussi le partenariat stratégique entre la Russie et la Chine – qui devrait être renforcé sur le plan économique. Le concept russe de Grande Eurasie implique une implication plus profonde à l’Est et à l’Ouest, y compris l’expansion de l’Union économique eurasienne (EAEU), qui, par exemple, a conclu des accords de libre-échange avec des nations de l’ASEAN comme le Vietnam.
L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) n’est pas un mécanisme géoéconomique. Mais il est intriguant de voir ce que le président Xi Jinping a déclaré lors de son discours d’ouverture au Conseil des chefs d’État de l’OCS la semaine dernière.
C’est la citation clé de Xi : « Nous devons soutenir fermement les pays concernés pour faire avancer sans heurts les grands programmes politiques intérieurs conformément au droit ; maintenir la sécurité politique et la stabilité sociale, et nous opposer résolument aux forces extérieures qui s’immiscent dans les affaires intérieures des États membres sous quelque prétexte que ce soit. »
Cela n’a apparemment rien à voir avec le RCEP. Mais il y a de nombreuses intersections. Aucune interférence de « forces extérieures ». Pékin prenant en considération les besoins des membres de l’OCS en matière de vaccins Covid-19 – et cela pourrait être étendu au RCEP. L’OCS – ainsi que le RCEP – étant la plate-forme multilatérale permettant aux États membres de régler leurs différends par la médiation.
Tout ce qui précède met en évidence l’intersectorialité de l’IRB, de l’UEE, de l’OCS, du RCEP, des BRICS+ et de l’AIIB, qui se traduit par une intégration plus étroite de l’Asie – et de l’Eurasie – sur le plan géoéconomique et géopolitique. Pendant que les chiens de la dystopie aboient, la caravane asiatique – et eurasienne – continue d’avancer.
Pepe Escobar
Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone