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mardi, 10 novembre 2020

Décadence et renaissance, des racines au remède: les "Notes pour comprendre le siècle" de Drieu la Rochelle

 

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Décadence et renaissance, des racines au remède : les « Notes pour comprendre le siècle » de Drieu la Rochelle

Par Clément d’Augis

Ex: https://lesobservateurs.ch

♦ En octobre 1941, quatre ans avant son suicide, Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945) publie les Notes pour comprendre le siècle (1), un ouvrage précieux, d’une acuité critique et d’une érudition saisissante, au propos souvent confondant d’actualité. La récente réédition chez Pardès, accompagnée d’une excellente préface de Thierry Bouclier (avocat et docteur en droit), rend justice à ce texte, dont la lecture éclaire toujours davantage à mesure que la déliquescence de nos sociétés européennes s’accélère.

Une généalogie de la décadence

Au fil d’une centaine de pages seulement, et en huit chapitres distincts, le romancier « européiste », l’essayiste radical, le styliste dandy énonce dans un propos condensé, toujours efficace — bien que parfois désordonné dans l’apparence (il s’en justifie dans la postface) — les lacunes métaphysiques d’une civilisation en pleine décadence. Traçant la chronologie de celle-ci, notamment en parcourant l’histoire de l’esthétique européenne et en dressant des portraits littéraires d’une rare finesse, il développe la thèse qui va traverser l’ouvrage et justifier tout propos : cette décadence trouve sa cause fondamentale dans le déséquilibre du corps et de l’esprit.

Drieu va examiner la problématique dualiste dans sa plus longue histoire. Il remonte aux Grecs, passe par les Écritures, s’arrête au Moyen Âge. Objet du premier chapitre, il est, pour lui, le moment historique de la parfaite mesure entre corps et esprit, moment viril, moment chrétien par excellence (on retient les magnifiques pages sur un Christ conquérant).

Drieu montre la grandeur médiévale dans les Arts, l’organisation sociale, la mystique…

En revanche, il identifie, comme Guénon et nombre de penseurs de la décadence, la chute, à la trop succinctement nommée « Renaissance » (il en distingue deux moments). Par l’expansion de l’urbanisme et le pourrissement graduel du modèle féodal, le spirituel va prendre le pas sur le physique, le corps est progressivement relégué : « Dans les villes commence à se former la conception bourgeoise de la vie, la conception intellectuelle et rationaliste de l’homme sans corps, de l’homme assis » (p. 43).

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Après avoir décrit les dégâts conjoints de la Réforme et de la Contre-Réforme, la déviation du christianisme dans l’humanisme rationaliste, Drieu va entamer une profonde herméneutique littéraire. Immense lettré et grand critique, il examine un panthéon colossal, déploie des analyses foisonnantes, nuancées bien que tranchantes, toujours édifiantes. De Rousseau à Valéry, en passant par Vigny, Balzac, Rimbaud, Bloy, Barrès, Céline ou Claudel, il étudie pas moins de vingt auteurs. Et le Normand n’épargne personne, du vitriol sous la plume.
Drieu interprète la réaction romantique face au rationalisme comme une aporie (il comprend par ailleurs le naturalisme comme un romantisme — où on le suivra moins, bien qu’il explicite parfaitement son propos).
Le premier romantisme « qui n’est que le retournement du rationalisme contre soi-même » (p. 77), ne ramène aucunement l’équilibre ; au contraire, il détache l’homme, accouchant d’une inféconde mystique, et portant une vision mortifère du corps, sale, dégradé.

Du renouveau symboliste à l’homme nouveau

Loin de se contenter d’une analyse méthodique, et ne cédant à aucune forme de nihilisme, Drieu invoque avec passion (certes plus tempérée que dans certains de ses Écrits de Jeunesse) un formidable mouvement de renaissance européenne, en acte, et en décrit les prémisses et les points saillants.
Littéraire d’abord, Drieu voit, par l’achèvement du romantisme dans le symbolisme (« C’est dans le symbolisme — pris au sens large — que le romantisme réel (…) s’est enfin réalisé », p. 84), la reprise d’une mystique de la force, le vecteur profond d’un retour au corps, le rééquilibrage de la dualité. Le Rimbaud d’Une saison en enfer rend possible Bloy, puis Claudel, à qui Drieu adresse un intense panégyrique. Alors, « le cercle est bouclé, l’homme s’est reconstruit, l’âme et le corps après une si longue séparation se sont rejoints » (p. 87).
Sur le terreau d’une littérature de muscles, d’une mystique lui laissant place, le corps peut réapparaitre, très concrètement. On assiste à la codification des sports d’équipe, à la naissance de l’athlétisme, de l’alpinisme, de Coubertin… C’est dans ce retour de la vigueur que Drieu voit les conséquences de la réconciliation symboliste.
Retour aux couleurs, à la nature comme socle (le scoutisme par exemple), au sol natal ; retour nietzschéen de la force aussi. Nietzsche, qualifié de prophète, « jette un anathème écrasant et bientôt définitif sur tout le rationalisme » (p. 105). L’Europe renoue avec le courage, la discipline : « L’homme nouveau a réuni les vertus qui étaient depuis longtemps dissociées et souvent opposées les unes aux autres : les propriétés de l’athlète et du moine, du soldat et du militant » (p. 120).

Les systèmes nationaux-socialistes viennent, selon Drieu, consacrer pleinement cette vision réconciliée, la totalité harmonique médiévale retrouvée.
L’histoire a tranché, on sait comment.

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Y croyait-il vraiment encore ? Lui qui, dans son Journal, pouvait écrire au 1er octobre 1941 : « Peu de fascisme en France, parce que peu de vie (…) à quoi bon inventer le fascisme en France quand ailleurs il va être dépassé -— et en Allemagne même ? » (Journal, p. 275) ; lui qui seize jours plus tard écrira dans le même journal, comme le souligne Thierry Bouclier, l’impossibilité d’une victoire allemande définitive sur le front russe, en percevant les conséquences pour l’idéal européen tel qu’il l’avait pensé.

Pourquoi donc lire Drieu ? D’abord – et cela pourrait se suffire à soi-même – parce que bien que très condensée, les Notes pour comprendre le siècle est une passionnante et singulière histoire de la littérature.

On doit ensuite lire les Notes parce que leur pertinence et leur lucidité sur le mal européen du XXème siècle sont, pour bonne part, largement transposables à notre contemporanéité, plus encore, à notre immédiate actualité. Thierry Bouclier souligne, à la fin de la préface, citant Drieu, comment « la France des assis » s’est imposée durant le confinement lié à l’épidémie de COVID-19, très loin de l’homme idéal de Drieu, un homme sain, sportif, valeureux, courageux, enraciné, radical. Un modèle, soit dit en passant, qu’il faudrait s’appliquer à soi-même tant cela semble être une condition nécessaire à toute ambition de régénérescence identitaire.

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On peut également trouver un éclairage sur les motifs profonds de la récente décapitation d’un enseignant, au nom d’Allah, par un Tchétchène de dix-huit ans, quand Drieu affirme : « Il n’y a de barbarie qu’au contact d’une décadence et dans cette décadence. Le Germain de Tacite n’est pas un barbare, c’est un primitif. Mais au contact du Romain déchu, il devient un barbare c’est-à-dire un homme soudain sorti de son horizon, désorienté, affolé, excessif, convulsé par la répugnance et l’attirance du pire. Reste que le Romain déchu est barbare avant le Germain pris dans la marge de l’Empire » (p. 76).

Remplacer Romain et Barbare par qui l’on voudra.

Clément d’Augis
07/11/2020

(1) Pierre Drieu la Rochelle : Notes pour comprendre le siècle, éd. Pardès, 138 pages avec iconographie et index, 16 euros, 2020

source: https://www.polemia.com/decadence-et-renaissance-des-raci...

 

Fernando Pessoa. Un cartulaire héraldique

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Luc-Olivier d’Algange:

Fernando Pessoa. Un cartulaire héraldique

A André Coyné

         L'idée d'Empire domine l'œuvre diverse de Fernando Pessoa. Le désir d'embrasser la multiplicité, de ressaisir les innombrables aspects de l'âme, d'être, enfin soi-même, le masque de toute vie et de toute chose, de s'en approprier l'essence par les communions et les ruses du personnage,- tout cela témoigne d'un dessein littéraire qui commence avant la page écrite et s'achève après elle, en des oeuvres vives, ardentes et impressenties, que l'on peut dire philosophales. De l'Alchimie et, d'une manière plus générale, de la tradition hermétique et néoplatonicienne occultée par le triomphe des théories matérialistes, les poètes demeurent, en Europe, les ultimes ambassadeurs. L'œuvre de Pessoa ne fait pas exception à cette règle méconnue qui associe la grandeur poétique, l'audace visionnaire et la fidélité à la plus lointaine tradition.

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Alors que la science profane travaille par déductions sur le mécanisme et les quantités du monde sensible, la science hermétique œuvre, par l'analogie, au sacrement des qualités et des essences. L'une s'interroge sur le comment, l'autre donne réponse au pourquoi. La différence est capitale, et ce n'est pas le hasard si tant de poètes modernes, enclins à la spéculation, retrouvèrent, dans la tradition hermétique, les grandes lignes de leur dessein poétique.

         « Avec l'aide et l'assistance de Dieu, écrivit Pic de la Mirandole, l'Alchimie met en lumière toutes les énergies cachées de par le vaste monde. Comme le vigneron greffe le cep sur l'orme et sur l'espalier, le mage, l'Alchimiste sait unir et pour ainsi dire marier terre et ciel, énergies inférieures et énergies supérieures ». Cette coïncidence des contraires, qui dépasse également l'opposition philosophique du réalisme et du nominalisme, il est facile de comprendre en quoi elle séduisit Fernando Pessoa. La hiérogamie cosmique, le dépassement du dualisme en des noces miroitantes, impériales, apparente ici la nostalgie de la conquête et le pressentiment des retrouvailles, la poésie et l'Empire. Par le Grand-Oeuvre solaire, le regret de l'Age d'Or devient l'annonce du Retour, l'adepte se substituant au temps, et disposant du pouvoir de transfigurer la nature :« L'eau céleste et indestructible, écrit Bernard Gorceix, le feu intangible de l'empyrée, se trouvent finalement unis, par le ciel cristallin, par la sphère des astres, par la flore, la faune, par les pierres et les mines, à l'eau corporelle, lentement distillée et volatilisée, pour l'édification de ces cieux nouveaux et de cette terre nouvelle dont rêve l'Alchimiste. » Il ne s'agit donc pas seulement de repérer dans les poèmes de Pessoa des images alchimiques mais bien de montrer que le principe de l'œuvre, en ses ramifications hétéronymiques, s'identifie à la genèse et à l'accomplissement d'un secret d'or impérial, « identique à l'or de la nature, non seulement comme effet mais aussi comme cause ».

         « De même, écrit Pessoa, que l'intelligence dialectique, que l'on nomme raison, régente et ordonne tous les éléments de la connaissance scientifique, de même, l'intelligence analogique, qui n'a aucun nom particulier, régente et ordonne tous les éléments de la connaissance ésotérique. La perfection de l'œuvre matérielle est un tout parfaitement constitué, dans lequel chaque partie a sa place et concourt selon son mode et son grade à la formation de ce tout; la perfection de l'œuvre spirituelle est l'exacte correspondance entre l'intérieur et l'extérieur, entre l'âme et le corps. » Le Grand-Œuvre consiste alors à trouver, dans le temps, par la science analogique des astres et de la lumière, l'angle prophétique s'ouvrant sur l'au-delà du temps, qui est le cœur du temps, tel l'instant, île de cristal se tenant immobile dans la déroute universelle, sous la voûte ordonnatrice du graal-miroir.

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Ainsi, par fidélité au dieu dorique de la lumière, l'alchimiste défie le règne de Kronos, afin de vaincre la durée profane et l'histoire elle-même, par le sens semblable à une lance de feu qui l'interrompt et la transcende pour la très-grande gloire de l'Esprit dont il est dit dans L'Apocalypse d'Hermès (traité anonyme du dix-septième siècle) : « Il vole vers le ciel par le monde intermédiaire. Nuage qui monte vers l'aurore, il introduit dans l'eau son feu qui brûle, dans le ciel il a sa terre clarifiée. »

         Sans doute sommes nous fondés à voir dans l'intelligence analogique qui, précise Pessoa, « n'a aucun nom particulier » une exigence de la poésie en tant que moyen de connaissance et imagination créatrice, pour reprendre l'expression rendue célèbre par les magistrales études de Henry Corbin sur Ibn'Arabi, Sohravardî ou Ruzbehân de Shîraz. L'imagination créatrice, on le sait, est cet espace médiateur entre le sensible et l'intelligible, entre la multiple splendeur du monde sensible et l'unificente clarté des Idées, où s'inscrivent les signes, les Symboles, les silhouettes ou les icônes de la sagesse divine. Car l'Idée est avant tout une chose vue dans le matin profond et les promesses de l'intelligence « qui n'a encore aucun nom particulier »; elle advient comme un scintillement sur la surface des eaux, comme une vision que l'on reconnaît, l'expérience visionnaire n'étant rien d'autre que le moment de la plus haute intensité, dans l'épopée de la réminiscence.

A l'exemple des poète-philosophes néoplatoniciens, tels que Jamblique ou l'Empereur Julien, Fernando Pessoa ne juge pas exclusives l'une de l'autre la réflexion philosophique et l'expérience visionnaire. Tout au contraire, il entreprend d'éclairer l'une par l'autre afin de retrouver, en amont, l'expérience originelle de la pensée, l'ingénuité primitive de l'accord parfait, d'une sagesse qui, dans sa plénitude, renonce à s'affirmer pour telle :  « Lorsque viendra le Printemps, écrit Alberto Caiero, si je suis déjà mort, les fleurs fleuriront de la même façon, et les arbres ne seront pas moins verts qu'au Printemps passé. »

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De l'arbre généalogique des hétéronymes de Fernando Pessoa, Alberto Caiero serait en quelque sorte le tronc. De lui se réclament l'érudit et subtil Ricardo Reis et le sauvage et futuriste Alvaro de Campos. D'Alberto Caeiro à Alvaro de Campos, la distance est la même que celle qui sépare Héraclite et Proclus, le pré-socratique et le néoplatonicien,- le « découvreur de la nature » et le chantre de la violence « ultimiste », gnostique païen aspirant sans doute à la même « innocence des sens », pour reprendre l'expression de Nietzsche, mais devant, pour l'atteindre, passer par toutes les outrances de la révolte, de l'imprécation et de l'apostasie. En ce sens Alvaro de Campos est plus proche de nous. Son inquiétude et son tumulte sont davantage à notre ressemblance que la sérénité de Caiero, infiniment désirée mais perdue comme sont perdus pour nous, « affreusement perdus », l'Age d'Or dont parlait Hésiode et la silencieuse enfance, et l'Empire, cet idéal androgyne.

         L'Idée d'Empire, en ouvrant une troisième voie entre l'isolement égotiste et le nivellement collectif, ressuscite aussi une certaine forme d'espoir « méta-politique ». Diversité ordonnée, hiérarchie au sens étymologique du terme, fondant le principe de l'Autorité sur le sacré et non plus sur le pouvoir temporel, l'Empire dont rêve Pessoa est à la ressemblance  du beau cosmos miroitant, de cette « terre clarifiée ». Obscurcie par ses parodies successives, l'Idée d'Empire est devenue aujourd'hui presque incompréhensible. « Tout Empire qui n'est pas fondé sur un impérialisme spirituel est un cadavre régnant, une mort sur un trône » écrit Fernando Pessoa. Il importe ici de retrouver le sens du discernement et ne plus confondre totalité et totalitarisme, unité et uniformité, autorité et pouvoir, gloire et réussite, métaphysique et idéologie, intransigeance et fanatisme, principes et valeurs.

         Alors que les valeurs et les idéologies concernent, selon la formule de Raymond Abellio « l'espèce humaine en tant qu'espèce, dans son ensemble ou ses sous-ensembles », les principes concernent l'être humain dans sa solitude et dans sa communion. Les valeurs relèvent d'une appartenance grégaire et utilitaire. Les principes obéissent à l'unique souveraineté de l'Esprit et témoignent d'une vocation héroïque, ascétique, ludique ou contemplative : « En créant notre propre civilisation spirituelle, écrit Pessoa, nous subjuguerons tous les peuples; car il n'y a pas de résistance possible contre les forces de l'Esprit et des arts, surtout lorsqu'ils sont organisés, fortifiés par des âmes de généraux de l'Esprit. »

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Comment définir exactement cet impérialisme ? Pessoa propose la formule: « Un impérialisme de poètes ». En effet, écrit-il, « l'impérialisme des poètes dure et domine; celui des politiciens passe et s'oublie s'il n'est rappelé par le chant des poètes. » L'avenir du Portugal, et, par voie de conséquence, de l'Europe, sortie enfin de la pénombre de son activisme somnambulique, est déjà écrit pour qui sait lire dans les strophes de Bandarra. Cet avenir, explique Pessoa, c'est d'être tout: « Ne tolérons pas qu'un seul dieu reste à l'extérieur de nous-mêmes. Absorbons tous les dieux ! Nous avons déjà conquis la Mer; il ne nous reste qu'à conquérir le Ciel en laissant la Terre aux autres... Etre tout, de toutes les manières, parce que la vérité ne peut exister dans la carence. Créons ainsi le Paganisme Supérieur, le Polythéïsme Suprême ! »

La rimbaldienne « alchimie du Verbe » la quête de « l'étincelle d'or de la lumière nature » s'anime ainsi d'une impérieuse exigence d'étendre le domaine du Sens. Vasco de Gamma des mers et des cieux intérieur, Pessoa ne cherche point à se perdre dans les abysses de l'indéterminé ou de l'absurde, mais de conquérir. En son dessein cosmogonique et impérial, il suit l'orientation du Soleil-Logos. De même que Sohravardî voulut réactualiser la sagesse zoroastrienne de l'ancienne Perse tout en demeurant fidèle à la plus subtile herméneutique abrahamique, Pessoa nous promet le retour de Dom Sébastien, un matin de brouillard, précédant le triomphe du Cinquième Empire : « Par matin, précise Pessoa, il faut entendre le commencement de quelque chose de nouveau,- époque, phase ou quelque chose de similaire. Par brouillard, il faut entendre que le Désiré reviendra caché et que personne ne s'apercevra de son arrivée et de sa présence. »

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Le retour au « paganisme » que suggérait Alvaro de Campos pour en finir avec le matérialisme « qui exprime une sensibilité étroite, une conception esthétique réduite, puisqu'il ne vit pas la vie des choses sur le plan supérieur » n'est en rien un refus de la transcendance  mais un appel aux vastes polyphonies de l'Ame du monde, écharpe d'Iris et messagère des dieux : « Inventons, écrit Pessoa, un Impérialisme Androgyne réunissant qualités masculines et féminines; un impérialisme nourri de toutes les subtilités féminines et de toutes les forces de structuration masculines. Réalisons Apollon spirituellement. Non pas une fusion du christianisme et du paganisme, mais une évasion du christianisme, une simple et stricte transcendantalisation du paganisme, une reconstruction transcendantale de l'esprit païen

         « Une reconstruction transcendantale de l'esprit païen ». La formule qui n'est paradoxale qu'en apparence mérite d'être méditée. Elle nous reporte directement à cette période faste du néoplatonisme païen qui, de Plotin à Damascius, œuvre comme l'écrit Antoine Faivre « à poser une procession intégrale, une transcendance intransigeante, alliée à une immanence mystique ». Et cela tout en opérant la convergence des Arts sacrés et des religions du Mystère héritières de l'Egypte pharaonique. Il ne s'agit donc nullement ici d'une régression vers une religiosité naturaliste, ou panthéïste, mais, tout au contraire, de l'édification, selon les hiérarchies platoniciennes d'une véritable métaphysique établissant  clairement la distinction entre la nature et la Surnature. Mais là encore distinction ne signifie point séparation. La dualitude est nuptiale; et si le soleil que l'on célèbre n'est point le soleil physique mais, à travers lui le soleil métaphysique du Sens, du Logos, alors l'ascendance matutinale de l'astre est l'image de l'exhaussement de la conscience humaine hors de sa gangue naturelle, son élévation glorieuse, impériale. Le projet de reconstruction de Fernando Pessoa s'éclaire ainsi des subtiles couleurs du monde antérieur.

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Messages, cartulaire héraldique du drapeau portugais, égrène, pour reprendre l'expression de Armand Guibert « un rosaire où s'enchaînent les grains du Merveilleux: le roi Jean Premier, fondateur de la dynastie des Aviz y est adoubé Maître du Temple; Dona Filipa de Lancastre, son épouse, saluée Princesse du Saint-Graal; apostrophant le Saint-Connétable Nun'Alvarès, le poète évoque Excalibur, épée à l'onction sainte, que le roi Arthur te donna. » L'anamnésis, le ressouvenir de la Parole Délaissée est la seule promesse.

Luc-Olivier d’Algange                                                               

dimanche, 08 novembre 2020

Homère, l'Odyssée et les évangiles: une exégèse allégorique

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Homère, l’Odyssée et les évangiles: une exégèse allégorique

par Nicolas Bonnal

On connaît l’usage chrétien fait de la quatrième églogue de Virgile. Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo…Des milliers de gloses furent écrites à ce sujet. On connait aussi les écrits de Porphyre sur le symbolisme des grottes dans l’Odyssée. L’exégèse allégorique d’Homère fut faite par Platon, par Plutarque, Héraclite, Cicéron dans l’Antiquité.

Millième lecture nocturne de l’Odyssée au cours d’une énième heureuse insomnie (veillez donc, vous qui ne savez pas l’heure…). Le hasard du livre électronique me mène à la fin, lorsque l’on découvre le traître chevrier Mélanthios. Ce misérable sera ligoté puis atrocement mutilé après la grande liquidation des prétendants dont nous allons reparler.

Or le matin même, nous lisions un extrait de l’évangile selon saint Matthieu (25,32) : « comme le berger sépare les brebis d’avec les chèvres ». Il y a dans l’Odyssée le bon bouvier et le bon porcher Eumaios, contre le mauvais chevrier. Le caprin comme mauvais troupeau ? Le bouc a du souci à se faire. Le bouvier et le porcher aideront Ulysse à exterminer les prétendants et découperont cruellement ce chevrier.

Serviteurs, servantes ? J’ai toujours été étonné par la cruauté du châtiment des servantes infidèles (sic), qui se retrouvent pendues. Mais elle n’est pas fortuite. Elles ont manqué au maître et à son Epouse qui l’attend. Elles ont couché avec les prétendants.

Pensons à l’Evangile (Matthieu, 25,2) :

« Alors le royaume des cieux sera fait semblable à dix vierges qui, ayant pris leurs lampes, sortirent à la rencontre de l’époux. Et cinq d’entre elles étaient prudentes, et cinq folles. Celles qui étaient folles, en prenant leurs lampes, ne prirent pas d’huile avec elles…

La punition des vierges folles est plus dure que l’Evangile selon Bergoglio et la presse néo-catho. Cela donne :

« Or, comme elles s’en allaient pour en acheter, l’époux vint; et celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui aux noces; et la porte fut fermée.

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Ensuite viennent aussi les autres vierges, disant: Seigneur, Seigneur, ouvre-nous! Mais lui, répondant, dit: En vérité, je vous dis: je ne vous connais pas. »

Un peu d’Homère ? Chant 18, traduction Leconte de Lisle, pour comprendre la fonction sacrée des servantes (ebooksgratuits.com) :

« Puis ils enduisirent les torches. Et les servantes du subtil Ulysse les allumaient tour à tour ; mais le patient et divin Ulysse leur dit :

– Servantes du roi depuis longtemps absent, rentrez dans la demeure où est la reine vénérable. Réjouissez-la, assises dans la demeure ; tournez les fuseaux et préparez les laines. Seul j’allumerai ces torches pour les éclairer tous. »

Voici ce que disait la nourrice Eurykléia (orthographe Leconte de Lisle) à Ulysse :

« Mon enfant, je te dirai la vérité. Tu as dans tes demeures cinquante femmes que nous avons instruites aux travaux, à tendre les laines et à supporter la servitude. Douze d’entre elles se sont livrées à l’impudicité. »

Génie méditerranéen : même symbolique des corps (huile, viandes, vins) et même ici des nombres.

Dimension chrétienne, évangélique alors ? Un peu le hasard, est-ce par miracle ? Le retour d’Ulysse dans sa patrie, si célébré dans notre ancienne tradition est une parousie ; et le meurtre sanglant (pensons aux larmes, aux grincements de dents – βρυγμὸς τῶν ὀδόντων…) des prétendants est une punition, un jugement dernier. Le prétendant c’est le parasitisme moderne : le politicien, l’administrateur, le taxateur, le légiste, le critique, le théologien… Tout ce qui s’est mis entre le Maître et nous, entre la Vie et nous. Mais leur crime principal c’est l’impiété.

Homère encore et toujours :

« La moire des dieux et leurs actions impies ont dompté ceux-ci. Ils n’honoraient aucun de ceux qui venaient à eux, parmi les hommes terrestres, ni le bon, ni le mauvais. C’est pourquoi ils ont subi une mort honteuse, à cause de leurs violences. »

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Homère, l’Odyssée et les évangiles : une exégèse allégorique

On connaît l’usage chrétien fait de la quatrième églogue de Virgile. Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo…Des milliers de gloses furent écrites à ce sujet. On connait aussi les écrits de Porphyre sur le symbolisme des grottes dans l’Odyssée. L’exégèse allégorique d’Homère fut faite par Platon, par Plutarque, Héraclite, Cicéron dans l’Antiquité.

Millième lecture nocturne de l’Odyssée au cours d’une énième heureuse insomnie (veillez donc, vous qui ne savez pas l’heure…). Le hasard du livre électronique me mène à la fin, lorsque l’on découvre le traître chevrier Mélanthios. Ce misérable sera ligoté puis atrocement mutilé après la grande liquidation des prétendants dont nous allons reparler.

Or le matin même, nous lisions un extrait de l’évangile selon saint Matthieu (25,32) : « comme le berger sépare les brebis d’avec les chèvres ». Il y a dans l’Odyssée le bon bouvier et le bon porcher Eumaios, contre le mauvais chevrier. Le caprin comme mauvais troupeau ? Le bouc a du souci à se faire. Le bouvier et le porcher aideront Ulysse à exterminer les prétendants et découperont cruellement ce chevrier.

Serviteurs, servantes ? J’ai toujours été étonné par la cruauté du châtiment des servantes infidèles (sic), qui se retrouvent pendues. Mais elle n’est pas fortuite. Elles ont manqué au maître et à son Epouse qui l’attend. Elles ont couché avec les prétendants.

Pensons à l’Evangile (Matthieu, 25,2) :

« Alors le royaume des cieux sera fait semblable à dix vierges qui, ayant pris leurs lampes, sortirent à la rencontre de l’époux. Et cinq d’entre elles étaient prudentes, et cinq folles. Celles qui étaient folles, en prenant leurs lampes, ne prirent pas d’huile avec elles…

La punition des vierges folles est plus dure que l’Evangile selon Bergoglio et la presse néo-catho. Cela donne :

« Or, comme elles s’en allaient pour en acheter, l’époux vint; et celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui aux noces; et la porte fut fermée.

Ensuite viennent aussi les autres vierges, disant: Seigneur, Seigneur, ouvre-nous! Mais lui, répondant, dit: En vérité, je vous dis: je ne vous connais pas. »

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Un peu d’Homère ? Chant 18, traduction Leconte de Lisle, pour comprendre la fonction sacrée des servantes (ebooksgratuits.com) :

« Puis ils enduisirent les torches. Et les servantes du subtil Ulysse les allumaient tour à tour ; mais le patient et divin Ulysse leur dit :

– Servantes du roi depuis longtemps absent, rentrez dans la demeure où est la reine vénérable. Réjouissez-la, assises dans la demeure ; tournez les fuseaux et préparez les laines. Seul j’allumerai ces torches pour les éclairer tous. »

Voici ce que disait la nourrice Eurykléia (orthographe Leconte de Lisle) à Ulysse :

« Mon enfant, je te dirai la vérité. Tu as dans tes demeures cinquante femmes que nous avons instruites aux travaux, à tendre les laines et à supporter la servitude. Douze d’entre elles se sont livrées à l’impudicité. »

Génie méditerranéen : même symbolique des corps (huile, viandes, vins) et même ici des nombres.

Dimension chrétienne, évangélique alors ? Un peu le hasard, est-ce par miracle ? Le retour d’Ulysse dans sa patrie, si célébré dans notre ancienne tradition est une parousie ; et le meurtre sanglant (pensons aux larmes, aux grincements de dents – βρυγμὸς τῶν ὀδόντων…) des prétendants est une punition, un jugement dernier. Le prétendant c’est le parasitisme moderne : le politicien, l’administrateur, le taxateur, le légiste, le critique, le théologien… Tout ce qui s’est mis entre le Maître et nous, entre la Vie et nous. Mais leur crime principal c’est l’impiété.

Homère encore et toujours :

« La moire des dieux et leurs actions impies ont dompté ceux-ci. Ils n’honoraient aucun de ceux qui venaient à eux, parmi les hommes terrestres, ni le bon, ni le mauvais. C’est pourquoi ils ont subi une mort honteuse, à cause de leurs violences. »

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Pénélope est bien sûr l’épouse. Elle est même l’Eglise et la reconnaissance mutuelle (elle est la dernière à reconnaître) se fait autour du lit conjugal et de cette construction. Ulysse a bâti son église. Homère la décrit précisément (voyez Guénon, symbolisme de la construction) :

« Il y avait, dans l’enclos de la cour, un olivier au large feuillage, verdoyant et plus épais qu’une colonne. Tout autour, je bâtis ma chambre nuptiale avec de lourdes pierres ; je mis un toit pardessus, et je la fermai de portes solides et compactes. Puis, je coupai les rameaux feuillus et pendants de l’olivier, et je tranchai au-dessus des racines le tronc de l’olivier, et je le polis soigneusement avec l’airain, et m’aidant du cordeau. Et, l’ayant troué avec une tarière, j’en fis la base du lit que je construisis au-dessus et que j’ornai d’or, d’argent et d’ivoire, et je tendis au fond la peau pourprée et splendide d’un bœuf. Je te donne ce signe certain… »

Chambre nuptiale ? Lisez Matthieu, 9, 15 ; Marc, 2, 19 ; Luc, 5, 34… La restauration de la chambre (génitif νυμφῶνος) nuptiale est au cœur des évangiles comme d’Homère.

Télémaque est le jeune prince impuissant, celui qu’on envoie à la place du roi, mais qui n’est pas à sa place et qui prend le risque d’être tué ou humilié par les prétendants. Encore un peu d’évangile (Matthieu, 21, 36-39) avec un prince et une captation d’héritage :

« Il envoya encore d’autres esclaves en plus grand nombre que les premiers, et ils leur firent de même. Et enfin, il envoya auprès d’eux son fils, disant: Ils auront du respect pour mon fils. Mais les cultivateurs, voyant le fils, dirent entre eux: Celui-‑ci est l’héritier; venez, tuons-le, et possédons son héritage. Et l’ayant pris, ils le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. »

TwrLy8ZbGUsylVLyM2xfqiY_5do.jpgLe sort humilié de Télémaque dans l’Odyssée :

« Et Antinoos lui répondit :

– Tèlémakhos, agorète orgueilleux et plein de colère, qu’as-tu dit ? Si tous les prétendants lui donnaient autant que moi, il serait retenu loin de cette demeure pendant trois mois au moins. »

Concluons. Le chant 24, qui n’est pas du même « auteur » (mais qui est Homère ? Mais qui est Shakespeare ?) évoque une nouvelle descente aux enfers :

« Le Kyllénien Hermès évoqua les âmes des prétendants. Et il tenait dans ses mains la belle baguette d’or avec laquelle il charme, selon sa volonté, les yeux des hommes, ou il éveille ceux qui dorment. Et, avec cette baguette, il entraînait les âmes qui le suivaient, frémissantes. »

« Puis on a même droit à une intervention divine pour ramener la paix sur la terre (car il faut bien venger les prétendants et donc châtier encore ceux qui voudraient venger les prétendants !) :

Alors le Kronide lança la foudre enflammée qui tomba devant la fille aux yeux clairs d’un père redoutable. Et, alors, Athènè aux yeux clairs dit à Odysseus :

– Divin Laertiade, subtil Odysseus, arrête, cesse la discorde de la guerre intestine, de peur que le Kronide Zeus qui tonne au loin s’irrite contre toi.

Ainsi parla Athènè, et il lui obéit, plein de joie dans son cœur.

Et Pallas Athènè, fille de Zeus tempétueux, et semblable par la figure et par la voix à Mentôr, scella pour toujours l’alliance entre les deux partis. »

Deux ans après ces lignes j’ajoute cette lecture. On est chant 16 et Télémaque a reconnu son père grâce à la transfiguration opérée par Athéna :

« Athènè parla ainsi, et elle le frappa de sa baguette d'or. Et elle le couvrit des beaux vêtements qu'il portait auparavant, et elle le grandit et le rajeunit ; et ses joues devinrent plus brillantes, et sa barbe devint noire. Et Athènè, ayant fait cela, disparut. »

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Télémaque reste interdit devant cette parousie :

« Alors Odysseus rentra dans l'étable, et son cher fils resta stupéfait devant lui ; et il détourna les yeux, craignant que ce fût un dieu, et il lui dit ces paroles ailées :

– Étranger, tu m'apparais tout autre que tu étais auparavant ; tu as d'autres vêtements et ton corps n'est plus le même. Si tu es un des dieux qui habitent le large Ouranos, apaise-toi. Nous t'offrirons de riches sacrifices et nous te ferons des présents d'or.

Épargne-nous.

Et le patient et divin Odysseus lui répondit :

– Je ne suis point un des dieux. Pourquoi me compares-tu aux dieux ? Je suis ton père, pour qui tu soupires et pour qui tu as subi de nombreuses douleurs et les outrages des hommes. »

Télémaque continue de ne pas croire :

Et le sage Odysseus lui répondit :

– Tèlémakhos, il n'est pas bien à toi, devant ton cher père, d'être tellement surpris et de rester stupéfait. Jamais plus un autre Odysseus ne reviendra ici. C'est moi qui suis Odysseus et qui ai souffert des maux innombrables, et qui reviens, après vingt années, dans la terre de la patrie. »

Père, fils, transfiguration… Je laisse à mon lecteur le soin alors d’établir tous les liens nécessaires…

"Un Dieu sauvage" de Bernard Rio

Par René Le Honzec

Ex: https://www.contrepoints.org

Dans les premières pages de ce roman-polar initiatique, on a l’impression d’assister à une réunion ministérielle face à cette épidémie dont vous avez entendu causer ces temps-ci.

Rassurez-vous, il n’en est rien, il s’agit du Conseil des Prêcheurs, entité gouvernante de la cité d’Albe des Gens d’En-Haut et de la capitale Urbi.

Et pourtant que de similitudes troublantes avec l’actualité de ce monde-ci dans cet ouvrage écrit bien avant la pandémie. Entrez dans le monde magique de Bernard Rio, auteur prolifique et arpentant toujours les sentiers d’un savoir ésotérique qu’il nous dévoile tout au long de ses ouvrages, cette fois sous la forme d’un étrange roman inscrit dans le temps et l’espace-temps.

En vingt-huit chapitres courts, denses et recouvrant les neuf mois de la gestation d’un dieu sauvage, l’auteur nous parle d’un monde quelque part après la Guerre, dont les vaincus, les Gens d’En-Bas vivent à Létavie, port des Frontières maritimes et obéissent aux lois de l’Ordre vainqueur des Prêcheurs dans une société où tout désordre est interdit.

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Et pour contrôler cette population, une puce électronique dans l’auriculaire qui transmet à l’Ordre des médecins-prêcheurs toutes les informations garantissant leur domination et prévenant de tout éventuel trouble.

Les livres ont disparu des étagères comme des ordinateurs, interdits par ceux d’En-Haut, qui ont astreint les vaincus à l’amnésie par une loi d’analphabétisation pour leur bien. On est proche d’Orwell et encore plus d’un monde moins imaginaire, –suivez mon regard– dans lequel les librairies sont closes par décret, les individus contrôlés et enfermés pour préserver leur santé et surtout celle, politique, de leurs ministres.

Et c’est Senta, la petite tisseuse qui va déclencher innocemment par son art hors-normes un séisme qui va emporter cet ordre artificiel pour rendre tout possible dans le chaos et la paix retrouvée.

Mais il vous faudra faire aussi connaissance avec Béara, sulfureuse aubergiste haute en couleurs de la Ville d’en-bas, Andarta la bibliothécaire qui règne sur les archives des temps d’avant et Mata, la médecin élève du grand Rodarti, celui-là même qui se doit de contrôler par leur puce auriculaire les esclaves que les caméras suivent partout, lui-même surveillé par son supérieur Namanto.

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Tous deviennent fauteurs de troubles, chacun à sa manière, les quatre femmes pressentant dans des phénomènes perturbant l’ordre et la morale des promesses de liberté.

Car la Mort intervient, accompagnée par un homme aux diverses apparences et à l’occasion à la tête d’une meute de 50 molosses à la robe blanche et la gueule rouge.

Et si l’histoire prend une allure de polar au fil des cadavres qui bouleversent le docteur Rodati et inquiètent son supérieur Namanto puis affolent tout l’Ordre des Prêcheurs, le lecteur éclairé y décéléra les mythes antiques qui s’inscrivent dans une réflexion contemporaine : le devenir de l’Homme dans un monde totalitariste et ses capacités de survie, d’évasion et de liberté.

La révolte des femmes est métaphysique et suit les voies du sacré, évolution acceptée qui ne cherche pas à nier ou à tuer Dieu mais à intégrer et à manifester une part d’éternité.

La Nature omniprésente (l’auteur est un fin connaisseur des bêtes et des plantes) n’est pas que décor et réveille les sentiments, les pensées, les réflexions.

Il y a du lourd dans cette littérature au style léger d’une belle écriture originale, avec des envolées de poésie celtique que l’on dit universelle, qui ne peut que nous inciter à regarder ce monde d’un œil critique en se remémorant ce qu’écrit le poète : « Il y a trop de grands hommes dans le monde ; il y a trop de législateurs organisateurs, trop de gens se placent au-dessus de l’humanité pour la régenter, trop de gens font métier de s’occuper d’elle ».

jeudi, 05 novembre 2020

Eloge de l'enchantement - Notes sur les Romantiques allemands

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Luc-Olivier d’Algange:

Eloge de l'enchantement

Notes sur les Romantiques allemands

Le romantisme allemand fut à la fois une quête et une humeur. La quête romantique, au moins dans ses préférences,  semble mieux connue que son humeur. Par des ouvrages didactiques, parfois hostiles, plus souvent hélas que par les œuvres, nous nous sommes formés, en France, une idée du Romantisme allemand comme d'une quête de l'irrationnel, d'un culte de la Nature et des forces obscures, d'un environnement de brumes et de forêts sur fond d'orchestrations wagnériennes. Nous savons de ces romantiques qu’ils écrivirent des romans d'initiation, qui s'aventurent du côté de l'orient et des arcanes du monde invisible. Les mieux informés, enfin, savent que les romantiques allemands furent aussi des philologues,  des naturalistes, des mythologues qui eurent le souci de recueillir des contes et des légendes et d'esquisser une méditation sur la communauté de destin des Allemands.

La quête romantique, toutefois, ne se laisse pas distinguer de son humeur, qui ne se trouve que dans les œuvres, et relève d'une réalité plus subtile, plus impondérable que les « notions » dont la collecte peut satisfaire l'universitaire mais laisse ne suspens celui qui voudrait, lui aussi, « romantiser » avec les Romantiques, faire siennes leurs aspirations et leurs découvertes; ce qui est sans doute la seule manière de lire qui vaille mieux que l'ignorance.

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Avant d'être une théorie, un système, s'il le fut jamais, le Romantisme allemand fut une façon d'être. Pour savants qu'ils eussent été, férus de toute les sciences de leur temps non moins que d'excellents humanistes, connaissant souvent non seulement le grec, le latin, les langues romanes, mais encore le sanscrit et l’hébreu, pour encyclopédiques que fussent leurs curiosités ( ne méconnaissons pas tout ce par quoi l’œuvre de Novalis, par exemple, relève encore du dix-huitième siècle), les Romantiques n’en tinrent pas moins leur modi essendi, leurs façons d’être, leur présence au monde, comme supérieures aux modi intellegendi, aux « modes de connaissance », à l’intelligence didactique ou critique.

A ces poètes-métaphysiciens, qui revendiquèrent la phrase de Goethe : «  Je hais tout savoir qui ne contribue pas à rendre ma vie plus intense », toute science était vaine qui ne fût ordonnée à l’être, autrement dit à une connaissance supérieure, à une sapience à la fois sensible et intelligible qui se laisse traduire non par des systèmes et des doctrines, mais par une qualité d’élégance et d’enchantement, de noblesse et de légèreté à laquelle les esprits pompeux et lourds ne peuvent rien comprendre et qu’ils tiendront toujours, à juste titre, pour ennemie.

Novalis, qui fut bien le contraire d’un esprit chagrin, Novalis qui fut tant aimé des dieux qu’il mourut à l’âge de trente ans, reprochait précisément à la seconde partie du Wilhelm Meister de Goethe ce retour au sérieux, à la vie domestique, au savoir planifié, cette trahison de l’intensité et de la joie, qui éclate, au profit du bonheur qui dure et qui s’étale. Rien n’est plus difficile à définir qu’une humeur, elle est ce « je ne sais quoi », ce « presque rien » dont parlait Fénelon, qui nous emporte. On peut, sans trop prendre le risque de se tromper, la dire juvénile, quand bien même Jean-Paul Richter en perpétua toutes les vertus jusqu’au grand âge). On peut aussi, en hommage à Antoine Blondin, la dire vagabonde. La Lucinde de Schlegel, les Mémoires d’un propre à rien de Joseph von Eichendorf, annoncèrent la couleur : elle sera d’un bleu léger, d’une révolte sans pathos, souvent encline au libertinage, où le sens de la rencontre, du rêve et de l’ivresse avive le monde, délie les langues, dénoue les peurs, et nous précipite, avec impatience, vers le mystère des êtres et des choses.

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Ces vertus, chères aux premiers Romantiques allemands, sont d’un genre viril. Elles se nomment liberté et courage, amitié chevaleresque et fidélité, et correspondent assez peu à l’image du Romantique se tordant les mains au clair de lune. L’humeur romantique se laisse aussi approcher par ce que Gobineau dit des « Calenders » dans son roman Les Pléiades, qui fut sans doute largement influencé par les romans de Jean-Paul Richter, et en particulier par Titan, - cet immense entrelacs de songes, d’aventures et de bonheurs. Si la peine et la mélancolie des temps qui nous abandonnent, la nostalgie et la déréliction, la folie même de ceux que frappe la foudre d’Apollon, la tragédie et la mort ne sont pas absente des œuvres romantiques, leur humeur, à qui fréquente leurs œuvres, fut d’emblée à la fantaisie, à l’audace, au rire et à l’ironie.

L’ombre et la lumière, au demeurant, n’existent que l’une par l’autre. Pour les Romantiques allemands, précurseurs, nous y reviendrons, de la logique du tiers-inclus, le Bien et le Mal ne sont pas des entités massive, irréductibles l’une à l’autre qu’affectionnent les esprits schématiques ; les crépuscules contiennent les aurores, et la Nuit dont Novalis écrivit les Hymnes, laisse se réfugier en elle, comme un éclat de lumière dans la prunelle de l’Aimée, tous les secrets du jour.

Il y aurait un livre entier à écrire sur l’ironie romantique. Cette ironie n’est point le ricanement de la certitude ou de la supériorité, l’antiphrase didactique et condescendante de Voltaire, mais une reconnaissance de la nature double, visible-invisible, du réel. Tout sens apparent divulgue, à celui qui s’y rend attentif, un sens caché. Toute apparence est transparence. Le monde n’est pas cette prison de convenances ou cette autre prison que serait une liberté dépourvue de sens. Le monde nous parle. Pour les Romantiques allemand, le langage que le monde nous adresse à travers les cristaux de neige, les murmures des feuillages ou les rumeurs de la mer n’est pas radicalement différents de celui dont nous autres humains usons et mésusons à loisir. Cette similitude, cette parenté est, pour les Romantiques allemands, une leçon d’humilité et de prodiges. Elle témoigne d’un accord possible entre le monde et l’homme, elle annonce des solitudes immensément peuplées d’âmes.

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« La nature ne montre pas, ne dissimule pas, mais fait signe » écrivait Héraclite. Le Grand-Œuvre des Romantiques allemands sera le déchiffrement de ces signes, - déchiffrement dont l’humour, comme en témoignent le Contes de Hoffmann, n’est pas exclu. Tant qu’il est possible de rire, à travers l’herméneutique elle-même, rien n’est perdu. Les Romantiques allemands sont d’autant moins obscurantistes que l’interprétation qu’ils proposent des apparences et des signes, des textes sacrés (dont font partie les œuvres des poètes) est infinie. La sapience romantique est aussi peu administrative que possible. Le jeu de symboles et des correspondances, ne s’y trouve ni réglementé, ni instrumentalisé.

On pourrait dire, dans un apparent paradoxe, que ce qui sauve les Romantiques allemands de l’obscurantisme, c’est précisément cette défiance pour le rationalisme. Le culte de la « déesse Raison », dont on connaît les ravages, leur fut largement étranger. Le fou n’est pas celui auquel la raison fait défaut, mais bien celui qui a tout perdu sauf la raison. Toutefois, se défier de la raison n'interdit point d'être logicien ni de faire de la logique un instrument de spéculation et de prospection. L'accusation d'obscurantisme habituellement portée contre eux tient d'autant moins que ceux qui la formulent furent bien souvent les héritiers ou les instigateurs du totalitarisme moderne. Que le réel soit dialogique, pour reprendre le mot de Gilbert Durand, voire, polyphonique et gradué, - et avec une grande part d'imprévisible, - qu'il y eût une interdépendance entre la connaissance, celui qui connaît et la chose connue, que les ombres soient colorées et nos âmes chatoyantes et « tigrées » pour reprendre l'admirable formule de Victor Hugo, que les frontières entre la réalité et le songe soient indécises, que les métaphores soient à l'œuvre, qui changent les feuillages en serpents d'or, les amoureuses en sirènes, les arbres en patriarches, que les dieux puissent surgir et transparaître, que la parole soit donnée aux hiboux ou aux chats, que la différence entre les fées et les libellules puisse n'être, en certains cas, que de pure convenance, tout cela qui appartient au patrimoine imaginaire, ne reste point sans ouvrir des perspectives d'avenir, de nouvelles logiques et de neufs enchantements.

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Peu encline à la linéarité, on ne saurait dire si la pensée romantique fut davantage tournée vers le passé ou vers l'avenir. Bien plus que rectiligne, la pensée romantique est encline à l'arborescence, à la sporade, à la spirale. « Grains de pollen », les pensées se dispersent, mais chacune d'elle tient en elle, mystérieusement, le ressouvenir de son origine. Ainsi, les Romantiques allemands ne furent ni progressistes, ni passéistes, ni excessivement confiant dans le « sens de l'histoire », ni adeptes d'une pure théorie de la décadence. Issus d'une tradition de l'intériorité, d'une spiritualité « paraclétique » illustrée par Angélus Silesius, Franz von Baader ou Jacob Böhme, ils répugnaient à se croire enchainés à quelque déterminisme historique: l'Histoire, avec des bonheurs divers, était en eux.

Certains critiques, non sans pertinence, ont distingué, chez les Romantiques allemands, deux courants, l'un « révolutionnaire » et quelque peu napoléonien, et l'autre, « réactionnaire», tourné vers l'anamnesis, l'ésotérisme, la recherche des fondements de « l'Allemagne secrète », ainsi que le nommera Stefan George. Ces deux courants, toutefois, s'opposent moins qu'il n'y paraît. Ce qui paraît juste, c'est de discerner un glissement, qui est moins d’ordre politique que mythologique. Peu à peu s'éloignant du dix-huitième siècle, de l'euphorie d'une Révolution vue de loin, Prométhée cède la place à Hermès. A la logique du voleur de feu (qui, par Hegel, est aux soubassements du marxisme qui voit en Prométhée la figure tutélaire des révolutions) succède le « feu de roue » des Alchimistes, les feux tournants de l'athanor, qui sont à la fois l'âme et le monde, l’intériorité et l'extériorité.

A la marche forcée du sens de l'Histoire, Novalis, Chamisso, Jean-Paul, préfèreront la promenade où, quelquefois, et comme par inadvertance, le vagabondage se change en pèlerinage, où la simple inclination au voyage devient une quête du Graal. On pourrait dire que le courant « hermésien » de l'Encyclopédie de Novalis s'oppose au courant prométhéen de la phénoménologie de l'Esprit de Hegel, comme, en retour, la volonté planifiante, étatique, hostile à la bigarrure du monde, s'oppose à la contemplation, au recueillement. Les choses, bien sûr, ne sont pas aussi simple, et il y eut bien un « hégélianisme de droite » qui, de Villiers de l'Isle-Adam à Jean-Louis Vieillard-Baron, tenta de donner à la procession hégélienne de l'Esprit une dimension verticale, et, pour tout dire, gnostique. Force est cependant de reconnaître qu'en sa postérité, comme le sut montrer Michel Le Bris, l'œuvre de Hegel engendra les philosophies et les idéologies les plus closes, poussant la raison triomphante à la folie et les hommes à la servitude.

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Paradoxalement, ce passage de Prométhée à Hermès, du rationalisme à une sorte de sapience holistique, ajoute à la pensée romantique une finesse questionnante, un scepticisme, un « je ne sais quoi » de pyrrhonien qui fera toujours défaut à la lignée rivale, demeurée fidèle à l'hybris du voleur de feu.

Il y a davantage de question que de réponses dans les «grains de pollen » de Novalis, et si peu d'acrimonie et de ressentiment, que son œuvre nous apparaît aujourd'hui venir d'un autre monde. Voici belle lurette que les hommes n'écrivent plus sans haïr, au point que bien souvent  la haine, le dépit, la rancœur semblent les seuls moteurs de leur écriture. Le fiel est ce qui demeure lorsque les enchantements ont disparu.

Au-delà la de leurs diversités qui sont grandes et qui rendent bien difficiles d'en parler en quelques pages, les Romantiques allemands, des plus sombres aux plus clairs, des plus rieurs aux plus tourmentés, des plus optimistes aux plus pessimistes, sont tous des hommes, et des femmes, de l'enchantement. Ces enchantements peuvent, eux aussi, être lumineux ou ténébreux, tels de douces brises sur la joue ou de noirs ensorcellements, des rencontres éblouies avec des paysages italiens, de suaves ensommeillements dans les bras des amantes ou des combats furieux contre des dragons; ces enchantements peuvent être austères ou dionysiaques, nous pencher de longues nuits sur des grimoires ou nous lancer dans de folles fêtes de fleurs ou de flamme; ces enchantements peuvent nous perdre ou nous sauver, peu importe, nous porter au-devant du monde sensible, dans les fracas, ou nous rassembler dans le silence d'une méditation mathématique, ils n'en demeurent pas moins la ressource commune à la tous les Romantiques allemands, leur irréfutable singularité, leur étrangeté dans un monde aussi désenchanté que le nôtre.

Nous sommes désormais si loin de tout enchantement que certains de nos intellectuels ont fait de l'enchantement l'ennemi par excellence: il facile de se faire un ennemi de qui ne règne plus ! Véritable arrière-garde, ces « intellectuels » (par antiphrase) persistent à batailler contre ce qui ne demeure plus qu'aux marges extrême de la vie. Dans ce monde planifié, rationalisé, médiatisé, dans ce technocosme surveillé, informatisé, où jamais la part du secret ne fut si rabougrie, ils voudraient encore nous persuader que l'enchantement est ce Mal à l'origine de tous les maux, ce germe du totalitarisme qu'il faut écraser avant qu'il ne s'éploie. Le désenchantement, la démystification, la déconstruction sont leurs grandes affaires, tout ce qui est numineux ou sacré est leur adversaire, comme si la grande « ruée vers le bas » et vers l'horreur n'était pas le démocratique produit du nihilisme et de l'hybris de la volonté, de la raison  idolâtrée, planificatrice. Comme si de ne s'émerveiller de rien et de dénigrer toute chose, les hommes s'en trouvaient être meilleurs !

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C'est méconnaître que l'enchantement est d'abord ce qui nous dénoue, ce qui nous surprend, ce qui sollicite notre hospitalité. C'est ne pas voir que l'enchantement est une « approche », ou, plus exactement, cette émotion qui survient au moment de l'approche, - à cette seconde magique où nous nous délivrons de nous-mêmes, de notre narcissisme individuel ou collectif, pour recevoir du monde un signe de bienvenue.

Voir dans l'enchantement un Mal est un étrange désespoir et ce désespoir mélangé d'optimisme historique ne laisse pas d'être inquiétant. Les Romantiques allemands pressentirent ce monde déserté des Anges et des Dieux, ce monde sans messagers, où plus rien n'advient de l'autre côté des apparences. Mais si plus rien ne doit advenir, alors les apparences ne sont plus des apparences, mais des murs de néant. D'où l’élan romantique vers les prodiges, qui sont en nous tout autant que dans le monde: « Il est étrange, écrit Novalis que l'homme intérieur n'ait été considéré que d'une manière si misérable et qu'on en ait traité que si stupidement. La soi-disant psychologie est aussi une de ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux... Qui sait quelles unions merveilleuses, quelles générations étonnantes sont encore renfermées en nous-mêmes ? »

L'entendement humain apparaît aux Romantiques allemands comme un instrument prodigieux et méconnu, un stradivarius dont on se servirait comme d'un tambourin avant de le laisser brisé et à l'abandon. Refuser l'enchantement, c'est ainsi refuser non seulement le poème, le chant des sirènes, mais la spéculation elle-même, l'Intellect dans ses plus hautes œuvres. Il y a, certes, un danger dans le chant, comme dans la pensée, on peut s'y perdre mais ce danger est le propre de l'humain et sans doute n'est-il point si grand que le danger que recèle, pour la beauté de la vie, le culte bourgeois de la sécurité à tout prix.

Par ailleurs, l'enchantement romantique est fort loin de sa caricature. Il n'est point cet abandon aux forces de la vie et de la nature, ce panthéisme primaire, cette passivité végétale ou infrahumaine, ce culte de la Magna Mater ou ce fondamentalisme écologique que ses adversaires dépeignent avec complaisance : « Bien des gens, écrit Novalis, s'attachent à la nature, parce que, comme des enfants gâtés, ils craignent leur père et cherchent un refuge auprès de leur mère ». S'il importe d'apprendre à manier la baguette magique de l'analogie, ce n'est pas au détriment de la déduction, mais en contraste avec elle, sachant que « les contrastes sont des analogies inversées ». Ainsi, « la vie des dieux est mathématique » mais « c'est en l'humain que se manifeste l'empire des cieux ».

Pour le Romantique, la science chante comme les nombres et rien n'est véritablement abstrait. « Chaque descente du regard en soi-même est, en même temps, une ascension, une assomption, un regard vers l'extérieur véritable ». L'enchantement est ce point, cette frontière incertaine où le monde intérieur et le monde extérieur se rencontrent. Nous pouvons choisir de lutter contre le monde, de le prendre à bras le corps, de le défier, mais, en dernière instance, cette joute est nuptiale. Entre l'élan prométhéen et la sagesse d'Hermès, il est un accord possible, que Novalis, avec génie, résume en une seule phrase: « Nous ne nous comprendrons jamais entièrement; mais nous ferons et nous pouvons bien plus que nous comprendre ».

Luc-Olivier d'Algange

mardi, 03 novembre 2020

Le Bulletin célinien, n°433

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Le Bulletin célinien - n°433

2020-10-BC-Cover.pngSommaire :

L’éternel retour des maudits

Céline (et quelques autres) dans les premiers numéros des Lettres françaises (1942-1949)

Actualité célinienne

Censure

La question de la réédition des pamphlets est (en partie) réglée puisqu’on dispose de l’édition critique sortie au Québec en 2012. Le paradoxe étant que, pour une question de copyright, cette édition est à la fois interdite à la vente en France et louée par l’exécuteur testamentaire qui était même disposé à la republier chez Gallimard. Différentes associations ont fait capoter le projet. Il est navrant qu’un céliniste de renom se soit associé à cette censure. Sa péroraison consista à affirmer qu’il est superflu que ce corpus soit accessible ¹. En d’autres termes, ce spécialiste trouve parfaitement normal qu’il soit commenté dans des ouvrages de toutes sortes et en même temps qu’il demeure inaccessible au plus grand nombre. Il n’est pas le seul à côtoyer l’absurde. Sur une radio communautaire, un chroniqueur a eu cette phrase mémorable : « Il ne faut pas interdire les pamphlets mais il ne faut pas les publier non plus. ² » Le cas Céline n’est pas isolé. D’une manière générale, la censure en France gagne du terrain. Au nom de la morale, du féminisme, de l’antiracisme ou d’une nouvelle lecture de l’Histoire, certains prétendent s’interposer entre le public et les œuvres, s’arroger le droit de juger, de contextualiser ou d’interdire, comme s’il fallait guider nos choix. On constate également ce phénomène aux États-Unis où des minorités agissantes veulent interdire des livres, des films ou des conférences. La différence étant que, dans ce pays, la liberté d’expression (free speech) est protégée par le premier amendement de la Constitution. Alors qu’en France plusieurs lois encadrent cette liberté. On en arrive à cet autre paradoxe : le président de la République française a récemment rappelé le droit au blasphème alors qu’au même moment l’auteur de La Mafia juive et autres brûlots du même genre se voyait condamné à plusieurs mois de prison ferme pour délit d’opinion ³. Condamnation inconcevable aux États-Unis où l’on ne peut incarcérer quiconque pour ses idées,  aussi scandaleuses soient-elles. C’est dire si en démocratie deux conceptions différentes de la liberté d’expression peuvent exister. Le céliniste opposé à la réédition des pamphlets a décrété que « l’actualité de Céline n’est plus aujourd’hui d’ordre littéraire (comme elle l’a été dans les années 1980, avec la publication des romans dans la Bibliothèque de la Pléiade, la multiplication des essais critiques et des thèses universitaires) mais d’ordre politique ». C’est feindre d’ignorer que depuis ces années 80, Céline a continué à être édité dans cette collection prestigieuse (Féerie dans la décennie suivante et la correspondance en 2009) et que les études universitaires le concernant n’ont pas cessé de proliférer – à commencer par la sienne 4.

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La preuve que le cas Céline n’est plus littéraire mais politique est attesté, selon lui, par l’émoi suscité lors de la commémoration (prévue puis annulée) du cinquantenaire de Céline en 2011. Encore aurait-il fallu rappeler que ce retrait fut provoqué par une campagne de presse bien orchestrée. La même que celle visant, il y a deux ans, à tuer dans l’œuf l’initiative de Gallimard et de l’ayant droit.
  1. 1) Philippe Roussin, « Du rire au politique : de la bagatelle au massacre » in Céline et le politique (Actes du XXIIe Colloque international Louis-Ferdinand Céline, SEC, 2018.
  2. 2) Dixit Shlomo Malka dans son émission « Pont Neuf » sur Radio J, le 7 février 2020, qui avait pour invité Guy Konopnicki, auteur de… Il est toujours interdit d’interdire (Éd. Impact, 2020).
  3. 3) Déclaration de l’avocat franco-israélien Gilles-William Goldnadel : « J’ai le plus grand mépris pour M. Ryssen qui me le rend bien. Mais en matière de délit d’expression, rien ne justifie que l’on se retrouve en prison [sic]. »  (Breizh-Info, 25 septembre 2020). D’aucuns y ont vu de la duplicité.
  4. 4) Philippe Roussin, Misère de la littérature, terreur de l’histoire (Céline et la littérature contemporaine), Gallimard, coll. « Nrf Essais », 2005, 768 pages.

lundi, 02 novembre 2020

Paul Valéry, Analyst of Western Decline

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Paul Valéry, Analyst of Western Decline

Ex: https://www.unz.com

Paul Valéry was a French poet and essayist, famous in the first half of the last century. Growing up in France, I knew Valéry chiefly because of a somewhat trite slogan attributed to him. He more recently came to my attention by the praise of the Romanian philosopher Emil Cioran.

41lEoolhHaL._SX310_BO1,204,203,200_.jpgValéry is one of the most eminent figures in the French tradition of the moralistes – who are generally not, as the name might suggest, moralistic – those philosophers, going back to Montaigne and La Rochefoucauld and continuing right up to Cioran, known for their observations, more or less detached, good-natured, or biting, on social life and conventions.

Valéry had the distinction of living in perhaps the most decisive and consequential time in Western history, a time of catastrophic wars and political revolutions, culminating in the world we know today. He wrote a number of political essays commenting, more or less obliquely, on these developments, living through them as uncertain of the outcome as we are today.

Valéry dedicates Perspectives on Today’s World, his book of (mostly) political essays, to “those who have neither system nor party; who are thereby still free to doubt of what is dubious and to not reject what is not.”[1]

The book includes Valéry’s deep and subtle meditations on a vast medley of topics: of European exceptionalism, disunity, and decline (the industrial rise of Asia and colonial blowback are already foreseen), the bankruptcy of history as a field (lack of method, an excessive focus on high politics rather than long-term trends, hindsight being 20/20), freedom of thought and the life of the mind, the miseries of politics (antithetical to the mind), modernity as a great technical and socio-cultural phenomenon, France and her culture, Paris (“which continuousy attracts the flower and the dregs of the race”[2]), and much else.

On all these and more, Valéry commits to nothing, observing and analyzing with the philosophical detachment declared in his opening salvo. He is famously indifferent to the day-to-day flurry of events, “the froth of things,” being only interested in the deeper currents underlying human existence. Using this method, Valéry provides his reader with a continuous flow of thought, with often great insights and surprising parallels.

005494986.jpgOne is struck at how many of the problems Valéry raises are still with us. He speaks of the globalization of politics (distant powers responding to every local conflict, a new universal interdependence), the excessive stimulation and fads of modern media and culture, and the sheer speed of technological and social change, making it extremely difficult to base politics on sound predictions. From the vantage point of today, this almost seems quaint, given how much these trends have intensified in the age of borderlessness and social media.

The common thread running through many of Valéry’s quite diverse texts is the decline of Europe. Already at the end of nineteenth century, the first glimmers of Valéry’s European consciousness appeared with Japan’s war on China and the United States of America’s seizure of Spain’s colonial possessions, Valéry was troubled by these first (re)assertions of . . . non-Europe.

Valéry’s most famous saying is from the opening line of a 1919 essay, reflecting on European’s intellectual confusion in the wake of the First World War: “We civilizations know that we are mortal.”[3] He was distinctly aware of living at the high-water mark of European power, that just as that extraordinary tide had risen over the past four centuries, so that tide had begun receding . . . far more quickly than Europeans realized.

Before going into the causes and reaction to Europe’s decline, it is worth reflecting on the nature of her rise and what I do not hesitate to call her exceptionalism. Valéry is ready to concede the achievements of Hindu spirituality and Chinese technology and civilization. However, in terms of speed and explosive power, there is nothing to rival the Greek miracle of antiquity, especially in the fifth century before Christ, and European modernity since the 1400s.

The small European region has been at the top of the leagues, for several centuries. Despite her small size, even though the her soil is not markedly rich, she dominates the field. By what miracle? Certainly this miracle must lie in the quality of her population. This quality must compensate for the smallness of the population, the lack of square meters, the lack of minerals, which are assigned to Europe. Put on one scale the Empire of India and on the other the United Kingdom: the balance tips in favor of the smaller![4]

 

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The Western and Japanese empires in 1914

Valéry identifies a number of factors behind the West’s rise. Concerning the ancient Mediterranean, he notes that this sea was small and clear enough to be navigable even with fairly primitive means, the climate was temperate and hospitable, and finally this body of water connected three continents with very diverse peoples and civilizations, thus enabling great exchange of wealth, ideas, technology and craft. Thus, the ancient Mediterranean was the perfect setting for civilizational achievement, especially when a gifted and spirited people like the Greeks burst upon the scene, rapidly taking on many Egyptian and Phoenician innovations, and then surpassing them entirely.

For modern times, Valéry is struck by the contrast in China between slow but steady technological innovation and social and scientific stagnation:

How can one invent the compass, asks the European, without pushing further one’s curiosity and attention up to the science of magnetism; and how, having invented it, could one not think of leading a fleet far away to discover and master the lands beyond the seas? The same who invented gunpowder do not advance in chemistry and do not make cannons: they dissipate it with fireworks and vain nighttime amusements.

The compass, gunpowder, and the printing press have changed the face of the world. The Chinese who discovered them did not realize that they had the means of forever disturbing the world’s peace.[5]

Chinese civilization is marked by accretions, Western civilization by explosions.

Valéry often identifies Western psychological traits as a critical factor:

I cannot analyze this [European] quality [enabling exceptionalism] in detail; but I find by a cursory examination that active greediness,[6] burning and disinterested curiosity, a fortuitous mix of imagination and logical rigor, a certain non-pessimistic skepticism, an unresigned mysticism . . . are the most specifically active traits of the European Psyche.[7]

He attributes a kind of restless nervousness and ambition to the White race, a great factor of instability and accomplishment:

For fear of nullity, contempt, or boredom, we compel ourselves to become always more advanced in the arts, in manners, in politics, and in ideas, and we have shaped ourselves so as to only value astonishment and the momentary effect of shock. Caesar who considered that nothing had been achieved, given how much remained to be done and Napoleon who wrote: “I live only for the next two years,”[8] seem to have communicated this anxiousness, this intolerance towards everything that is, to almost the entire White race.[9]

imagespvpoemes.jpgValéry seems to suggest European decline is an inevitable process, related to the spread of the scientific techniques she had innovated to the rest of the world and perhaps to the a very Tocquevillean decline in elevating cultural traditions. We, living a century later, of course can only be struck that only in East Asia have foreign nations been fully able to replicate Western technical, economic, and organizational prowess.

Europe’s decline was caused, or perhaps accelerated, by her division. Valéry has only the harshest words for the Petits-Européens who have constantly fought among themselves, our little nation-states engaging in recurring wars and having recourse to non-European powers and soldiers. Napoleon is cited as a rare example of a European statesman of genuinely continental vision.

One might dismiss Valéry as a décadent, and perhaps a slightly pretentious one at that. His writing style may seem a touch too refined and intricate, like women’s lace. His distaste for systems and his horrified aversion to politics, however justified, make him politically quite inert. This is a serious matter.

After all, there were politicians and poets who, in the 1920s and 30s, made vigorous assays against decadence. One wonders what Valéry made of D’Annunzio and Ezra Pound.

High-Europeans of Valéry’s ilk make me think of Tolkien’s Elves: beautiful, ethereal, not meant for the world, and doomed to fade away . . .

Still, one would be foolish to dismiss Valéry’s philosophical method. The practice of detached, clinical, and unprejudiced – because lacking an a priori ideological system – analysis is a potent one. Its use leads Valéry to make some very nuanced, indeed exquisite, reflections on the the appeal, virtues, and limits of dictatorship.[10] The technique also leads him to a very Buddhistic denial of even an essential and continuous self.

Valéry’s method also leads him to understand, very early on, that politicians and citizens were working with words, a view of the world, which however solid they appeared, no longer corresponded to the realities of the world:

The political phenomena of our time are accompanied and complicated by an unparalleled change in the order of magnitude, or rather a change in the scheme of things. The world which we are beginning to be a part of, men and nations, has only a similar appearance to the world which is familiar to us.[11]

When I think of Hitler, Churchill, or De Gaulle, I see three skillful politicians, none of whom could sense that the very earth beneath them was about to give way.

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World maps with territories proportional to population in 1900 and 2100 (forecast).

These trends have only radicalized and accelerated since the 1930s. We are living in an epoch of rapid socio-cultural transformation: the diversification of Western nations, the population collapse of much of the developed world, the breakdown of the traditional family, the feminization of corporate and government life, the disintegration of each nation into a thousand online (often borderless) subcultures, the destruction of biological sex itself with the transsexual movement . . .

When we use the terms “Europe,” “the West,” “civilization,” “nation,” “race,” “religion,” “men,” “women,” we evoke connotations and associated symbols carried by past history and the myths and impressions we were brought up with. But can we face the new realities beneath words?

005658564.jpgIf I seem obscure, I can only say that we live in obscure times. We are on the cusp of further technological changes – virtual reality, genetic modification, mass human and/or female obsolescence – which will enable yet more socio-cultural change and, indeed, open up unimagined, and often disturbing, possibilities to change what it means to be human.

Anyway, the European is by all accounts a brilliant and flawed breed. We have known a good century of decline. Yet our critical and idealistic spirit, which has in many ways led to our current sad state of decomposition, may yet enable another unsuspected great enterprise of renewal. Valéry wrote in 1919:

[The European] is torn between marvelous memories and immoderate hopes, and if he sometimes slips into pessimism, he thinks despite himself that pessimism has produced some works of the first order. Instead of sinking into mental nothingness, he draws from this a song of his despair. He sometimes draws from this a hard and formidable will, a motivation for paradoxical actions founded on contempt for men and for life.[12]

And a decade later:

The most pessimistic assessment of man, and things, of life and its value, accords itself wonderfully with action and the optimism it demands. – This is European.[13] (p. 54)

Notes

[1] Paul Valéry, “Avant-Propos” (1931), Regards sur le monde actuel et autres essais (Paris: Gallimard, 1945), p. 9.

[2] Valéry, “Fonction de Paris” (1927) in Regards, p. 124.

[3] Paul Valéry, “La crise de l’esprit” (1919) in Variété I et II (Paris: Gallimard, 1998), p. 13.

[4] Valéry, ibid., p. 25.

[5] Valéry, “Orient et Occident” (1928) in Regards, p. 148.

[6] Avidité active.

[7] Valéry, “La crise de l’esprit” in Variété I, pp. 25-26.

[8] Je ne vis jamais que dans deux ans.

[9] Valéry, “Orient et Occident” in Regards, p. 149.

[10] For what it is worth, Valéry has a high opinion of the “wise” sayings of Salazar and the “depth” of Cromwell.

[11] Valéry, “De l’Histoire” (1931) in Regards, p. 35.

[12] Valéry, “Crise” in Variété I, p. 41.

[13] Valéry, “Des partis” (1931) in Regards, p. 54.

samedi, 31 octobre 2020

Le Songe impérial de Dominique de Roux

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Luc-Olivier d’Algange:

Le Songe impérial de Dominique de Roux

         «  L’existence, c’est quand l’être envoie en exil une expérience particulière de lui-même, qui devient alors souvenir, mémoire, volonté ou désir de retour, sinon revenir. Exister, c’est donc être en exil par rapport à l’être, s’en souvenir et tout sacrifier au retour, ressusciter les choses mortes. Reconquête de tout un art, d’un esprit de renaissance. »

Dominique de Roux

La portée poétique et métaphysique d’une œuvre tend à demeurer méconnue de ceux qui n’en retiennent que la figure humaine qu’elle dessine et le génie du style, en oubliant ce dont il est question, l’action que le Songe précipite comme une matière ardente dans ces conditions nécessaires que sont un destin d’homme et un art d’écrire. Il existerait ainsi, dans une zone antérieure à l’œuvre, comme le sceau d’une empreinte invisible. Qu’en est-il du sceau de l’œuvre de Dominique de Roux ? Quelle est sa mise-en-demeure ? De quelle nature, ouranienne, héliaque, impériale, est l’invisible dans ce que nous voyons d’elle, de ces images qu’elle fait apparaître ? Qu’en est-il des mythes et des Symboles ? Quelle attente ardente brûle dans ces phrases ? Et pour qui ? Une œuvre, et surtout une œuvre laissée en suspens, n’est-elle pas une courbe qui débute avant la page écrite et s’achève après elle ? Faute de se poser ces questions, la littérature des littérateurs, ou des idéologues, ce qui revient au même, nous rattrape, et nous en sommes réduits à juger et à jauger l’œuvre selon des normes sommaires, stéréotypées, grégaires.

le-cinquieme-empire-1239636-264-432.jpg        L’œuvre de Dominique de Roux témoigne d’une stratégie de rupture, mais rupture pour retrouver la plénitude de l’être, à laquelle, selon la théologie apophatique, « tout ce qui s’ajoute retranche ». Il faut donc rompre là, s’arracher avec une ruse animale non moins qu’avec l’art de la guerre (et l’on sait l’intérêt tout particulier que Dominique de Roux porta à Sun Tsu et à Clausewitz) pour échapper à ce qui caractérise abusivement, à ce qui détermine, et semble ajouter à ce que nous sommes, alors que la plénitude est déjà là, dans « l’être-là », dans l’existant pur, lorsque celui-ci, par une succession d’épreuves initiatiques, de ressouvenirs orphiques, de victoires sur les hypnoses léthéennes, devient le témoin de l’être et l’hôte du Sacré.

         La radicalité de Dominique de Roux, ses provocations de Moderne anti-moderne, ne s’expliquent pas autrement : il faut aller au cœur de l’être, résolument, encourir le blâme pour s’établir souverainement dans ce qui nous appartient de toute éternité, s’y établir pour en devenir l’hôte et ne point laisser prise à ce qui, par l’usage quotidien, nous dépossède de sa claire vérité. N’hésitons point alors à encourir le reproche que certains firent à Dominique de Roux : de parler de lui-même en parlant des autres, - reproche mal fondé au demeurant car à parler de ce qu’une œuvre met en mouvement, de ce qu’elle suscite, à s’éloigner du texte et de la biographie, de la linguistique et de la psychologie, ou encore de l’idéologie, qui furent longtemps les seules grilles d’interprétation des critiques ( mais que voir et que vivre derrière des grilles ?), à s’évader de la fausse objectivité où s’exacerbe jusqu’à l’hybris la vanité du savoir, c’est bien une humilité que nous retrouvons, celle de laisser l’œuvre agir sur nous, d’en recevoir, pour nous-mêmes, ce qu’elle veut nous donner, de la lire comme si elle n’avait été écrite que pour nous, de suivre les pistes qu’elle nous indique au lieu, du haut de notre science, de la vouloir démonter, déconstruire, expliquer, comme si nous savions mieux que l’auteur ce dont il s’agit !

Longtemps Dominique de Roux fut notre aîné ; et voici, depuis quelques années, qu'il est notre cadet, qu'il nous devance déjà et encore de sa juvénilité, nous rappelle aux audaces essentielles, nous invite à découvrir et à défendre d'autres oeuvres que la nôtre et nous délivre, par cela même, de la mécanique odieuse de la subjectivité, de cet enfermement dans le « moi », autrement dit, de la « psychologie des larves » dont parlait Novalis, pour solliciter en nous ce songe de grandeur, cette nostalgie impériale qui veut le monde plus grand que ce que nous en pouvons penser. Nous gardons le souvenir des découvertes, des « missions de reconnaissance », où il nous précéda,  de l’aventure prodigieuse des Cahiers de l’Herne, de son ultime revue Exil, où nous retrouvions tout ce qui, ces dernières années, nous avait requis, d'une requête tout autant métaphysique que littéraire, Pessoa, Julius Evola, Valery Larbaud, Knut Hamsun, Céline, Raymond Abellio, Gombrowicz, et parmi les contemporains, Jean Parvulesco, André Coyné, Matthieu Messagier, Patrice Covo…  Les poètes et leurs intercesseurs, les aventuriers du Logos, les « calenders », selon le mot de Gobineau, les Exilés, car depuis que le monde se montre tel que nous le connaissons, les Fils de Roi  sont toujours en exil. Qu’en est-il de l'exil, non point dans l'ailleurs mais dans l'ici-même ?  Qu'en est-il de l'exil ontologique, et non point circonstanciel ou historique ? (1)

71zEV3-Da9L.jpgL'exil, dans un monde déserté de l'être, dans un monde de vide et de vent, où toute présence réelle est démise par sa représentation dans une sorte de platonisme inversé, est notre plus profond enracinement. Et ce plus profond enracinement est ce qui nous projette, nous emporte au voisinage des prophéties. «  Etre aristocrate, que voulez-vous, c’est ne jamais avoir coupé les ponts avec ailleurs, avec autre chose ». Cette fidélité aristocratique, qui scelle le secret de l’exil ontologique, autrement dit, de l’exil de l’être en lui-même, dans le cœur et dans l’âme de quelques uns, est au plus loin de la seule révérence au passé, aux coutumes d’une identité vouée aux processions funéraires : «  Je ne me dédouble pas je cherche à multiplier l’existence, toujours dans le flot des fluctuations, vérités et mensonges qui existent, qui n’existent pas, au bord du langage. »

L’héritage, alors, n’est plus un poids, un carcan de convenances mais un recours, une puissance à celui qui sait de par ses choix « être toujours et partout en territoire ennemi ». Etre en exil, c’est-à-dire au plus proche de l’être, au bord du langage, c’est être offert, comme en sacrifice, à la possibilité d’inventer une écriture dont le tracé, de crêtes en crêtes, d’énigmes en clartés, ravive le pouvoir de « protéger le ciel le plus haut, autrement dit, sa tradition ». Rien de moins conservateur, toutefois, que cette sauvegarde de sa tradition ; nul repli, fût-il stratégique, sur des positions obsolètes. Aux guerres frontales, qui, de notre côté, ne peuvent qu’être perdues, Dominique de Roux préfère les guérillas nuancées de logique taoïste, d’un « ethos » à la Sun Tsu qui feront de cet « anti-moderne » une figure décisive de l’ultra modernité, -autrement dit de la modernité au sens rimbaldien : celle de « l’étincelle d’or », de la fulgurance imprévisible. D’où l’importance de se garder d’être « inébranlable dans ses concepts, catégorique dans ses déclarations, clair dans ses idéologies, féru dans ses goûts, responsable dans ses dires et dans ses actes, précis et cristallisé dans ses manières d’être.»

         Seuls pourront, en territoire ennemi, prolonger ce qui doit l’être, « le plus haut ciel », ceux qui refusent d’endosser un rôle, de se revêtir de la livrée ou de l’uniforme, de simplifier ou de schématiser leurs pensées ou leurs croyances à toutes fins utiles. Ce qui importe n’est point la doxa mais la gnosis, non point la représentation mais la présence réelle, non point l’eau croupie de la citerne mais l’eau vive, non point les mots mais la parole : «  Le présent, donc, le passé ainsi que l’avenir d’une littérature qui est celle dont nous assumons les destinées sont chacun pris à part et tous ensemble, le temps d’un seul et même combat. Le combat de la parole contre les mots, du pouvoir d’intégration contre les puissances de la désintégration, et c’est là le mystère ultime de la parole d’Orphée déchiré par les chiens d’Hécate que sont les mots laissés à eux-mêmes ».

Loin d’être soumission aux prestiges fallacieux de la lettre, à la fascination des « signifiants » et à leurs structures immanentes, l’écriture de Dominique de Roux, au sens où lui-même parlait de l’écriture du Général de Gaulle, ressaisit dans un même combat le passé, le présent et le futur, la nostalgie orphique et le pressentiment sébastianiste, ressaisit, ou plus exactement refonde, la fondation étant aussi fusion dans le creuset alchimique de l’existence voulue comme expression de l’être, le Sens lui-même, le fluidifiant, lui restituant ses impondérables, ses fugacités tremblantes, ses chromatismes insaisissables qui sont le propre de la parole, c’est-à-dire du Logos lorsque de celui-ci ne se sont pas encore emparés les idolâtres et les abstracteurs.

         9782268034195.jpgEcrire sera ainsi pour Dominique de Roux cette action subversive, « ultra-moderne » qui consiste à retourner à l’intérieur des mots la parole contre les mots, à subvertir, donc, l’exotérique par l’ésotérique et à ne plus s’en laisser conter par ceux-là qui oublient que la parole humaine voyage entre les lèvres et les oreilles, comme sur les lignes ou entre les lignes, qu’elle voyage entre celui qui la formule et celui qui la reçoit, comme entre la vie et la mort, le visible et l’invisible : ce profond mystère qui se laisse sinon éclaircir, du moins comprendre, par la Théologie.

         L’ardente polémique contre les diverses cuistreries plus ou moins universitaires qui prévalaient alors, loin de relever seulement d’une joyeuse humeur mousquetaire, se fondait, on ne le vit pas assez, sur une autre vision du langage et du monde, autrement dit de l’écriture comme « praxis » du haut et du profond, du lointain  et de l’immédiat, destinée à lutter contre l’obscurcissement de l’être, contre cette banalité et cet ennui, toujours aux aguets, qui nous envahissent à la moindre inadvertance.

Dominique de Roux fut ainsi bien davantage que « le plus grand éditeur de l’après-guerre » selon la formule perfide de Jean-Edern Hallier qui dut avoir quelque difficulté à comprendre que l’on pouvait être un écrivain de grande race sans être exclusivement tourné vers soi-même. « Editeur », au demeurant, fût-ce « le plus grand » suffit mal à définir l’action de Dominique de Roux dans ce domaine pour autant que sa méthode, si méthode il y eut, fut d’abord de prolonger, de prouver par des actes, ses admirations. Editeur, Dominique de Roux le fut non par défaut mais par surcroît.

Par surcroît aussi, la politique, sujet litigieux. Disons simplement, avant d’en revenir à l’écriture, qu’il n’y a plus à discutailler de son prétendu « fascisme » dès lors que l’on sait que tout ce qui s’est opposé, s’oppose ou s’opposera au monde comme il va globalement a été, est, ou sera traité de « fasciste » par les adeptes de la loi du plus fort et qu’il n’y a pas de rébellion, de « contre-monde », fussent-ils purement contemplatifs, qu’il n’y a pas de métaphysique ou d’esthétique rétives au règne de l’argent et de la technique qui ne seront traités de « fascistes » par les défenseurs, pathétiquement dépourvus d’imagination, de l’ordre établi, comme naguère on réputait hérésiarques Maître Eckhart ou Giordano Bruno. Comme si le fascisme réel, le nazisme opérationnel ne furent pas aussi et d’abord de lourdes collusions entre l’esprit grégaire et les puissances de l’argent et de la technique !

000978428.jpgDes temps où il fut notre aîné, Dominique de Roux nous incita à donner forme à notre dessein. Devenu notre cadet, lorsque nous eûmes dépassé la frontière des quarante-deux ans, son œuvre nous fut cette mise-en-demeure à ne point céder, à garder au cœur la juvénile curiosité, à déchiffrer, dans son écriture aux crêtes téméraires, le sens d’une jeunesse qui, suspendue trop tôt dans l’absence, ne peut finir.  Il y a une écriture de Dominique de Roux, un style, un usage de la langue française en révolte contre cette facilité à glisser, avec élégance, mais sans conséquence, sur la surface du monde. On s’exténue à condamner ou à défendre sa plume de « polémiste d’extrême-droite », alors que ce qui advient dans ces bouillonnements, ces ébréchures, ces anfractuosités n’est autre que la pure poésie.

Sauver la poésie de ce qu’en font les poètes de laboratoire ou les poètes minimalistes ou illettrés, redonner la poésie à la prose et la prose à la poésie ( et je ne vois nul texte dit de « poésie » plus digne du beau nom de poème que La Maison jaune, texte inclassable, lapidaire et mystérieux) ; retrouver de la poésie un à un les pouvoirs, tel fut, semble-t-il le dessein de Dominique de Roux, - d’où l’absurdité de vouloir juger de ses œuvres selon les normes du genre romanesque ou de la prose française néoclassique.

La poésie est aussi présente à chaque page des romans et des essais que du journal et de la correspondance ( dont l’excellente biographie de Jean-Luc Barré nous livre maints extraits inédits) qu’elle est absente de la plupart des recueils de poèmes des « poètes » patentés par  les satrapes du texte à lignes irrégulières qui officièrent alors dans la régulation des petits bouts de proses vantardes qui n’emportent rien sinon la pose de celui qui consent à ne rien dire, à ne rien évoquer, à s’en tenir rigoureusement en deçà du péril lyrique et liturgique du langage en cultivant de molles ambiguïtés par l’utilisation de métaphores discrètes, bien policées, insoupçonnables de moindres « accointances » avec le Sacré, avec le mythe ou avec le tragique, - autrement dit, avec la vérité orphique que l’enfer du décor où nous vivons nous dissimule alors qu’elle est, cette vérité, la seule à pouvoir dire en même temps notre destin et notre anti-destin, notre monde ( c’est-à-dire notre exil) et ce contre-monde qu’il nous faut ourdir en faveur de l’être et contre le néant.

C’est donc bien vers l’écriture de Dominique de Roux qu’il nous faudra nous tourner comme lui-même se tourna par un livre ardent vers l’écriture du Général de Gaulle : écriture des épicentres, non point cette écriture diurne, cette écriture de l’après-midi, coulée d’évidences en évidences au rythme du canotage mais bien une écriture nocturne, s’enroulant autour d’une métaphore solaire, mais d’un soleil en voie de création. D’abord l’Image, et ensuite les mots : «  Ne servir que sa vision ». La rencontre éblouie avec d’autres œuvres, venues là comme des « confirmations », selon le mot de Philippe Barthelet, lui permettra précisément d’échapper au déjà formulé, au banal, au stéréotype et d’aller chercher l’impondérable entre l’œuvre et celui qui la reçoit : ce passage où le Verbe devient silence. L’espace de la passation des pouvoirs, la zone philosophale et « diplomatique » n’est pas le moi fictif, la subjectivité dont le triomphe nous réduit à l’état de mécanique, mais l’expérience métaphysique du Verbe. Ainsi la confrontation explicite avec d’autres œuvres, avec l’encre de sang d’autres « horribles travailleurs » devient fondatrice d’une vérité et d’une liberté essentielle.

81CKBFJlZLL.jpgRien n’importe que « la saison mystérieuse de l’âme». Toutes nos luttes, nos impatiences, et notre solitude conquise et notre exil, nos œuvres, qui ne sont ni des victoires ni des défaites, tout cela, non seulement au bout du compte, mais dès le départ ne vaut que pour ces retrouvailles légères : « Je viendrai en janvier. Je viendrai longtemps. Vous me parlerez encore des jardins et des hommes… dans cette petite salle blanche du monastère qui sent la pomme et le grain, sur cette colline de silence et de beauté, parmi les pluies qui tressent tout autour une saison mystérieuse. Je vous écouterai. Vous calmerez ma foi clignotante comme une étoile. J’enserrerai votre trésor comme un écureuil entre mes mains. »

Dominique de Roux ne fut ni « fasciste » ni « réactionnaire » comme le disent les imbéciles mais anti-moderne (ce qui est tout autre chose et peut-être le contraire) ; et anti-moderne, il faut bien reconnaître qu’il y a de bonnes rasions de l’être pour peu que l’on soit sensible à l’âme des êtres et des choses, à leurs « saisons mystérieuses ». Substituant le confort à la beauté, la prédation à l’héroïsme, le pouvoir de l’argent (qui rend également esclaves les dominants et les dominés) aux jeux divers de la puissance et de la gloire, le monde moderne est cette lèpre, cet enlaidissement général de tout par tous les moyens, y compris ceux de la morale déchue en « moraline », pour reprendre le mot de Nietzsche.

Antimoderne en morale, c’est-à-dire ultra-moderne pour ce qui est de l’inventivité littéraire, penseur paradoxal, c’est-à-dire littéralement en marge de la doxa, de la croyance commune de son temps, aimant le heurt des contradictions, Dominique de Roux fut, à sa façon, le parfait représentant de sa lignée alors que d’autres, qui ne sont point idiots, le voient en rebelle à toute convenance héritée. Or, s’il fut l’un et l’autre, fidèle et rebelle, ce ne fut pas même alternativement mais en même temps, c’est-à-dire dans l’éternité qui, pour éternelle qu’elle soit, ne nous est donnée que par brusques échappées, semblables à ces rafales qui, dans leurs embruns, nous étourdissent.

Dominique de Roux fut cet aristocrate anti-moderne, ce fidèle, ce chevalier, dans le geste même qui affirme la liberté absolue : «  Un nouvel équilibre est à conquérir dans la fièvre » ou encore : «  Il faut rester des hommes libres… Jamais je ne me laisserai prendre dans ma vie à quelque parti que ce soit, droite gauche centre vert bleu hormis celui de l’amitié, de la violence de l’amitié, ses traits bien fermes, ses grandes passes d’ombre, ses vivacités nerveuses, ses inconnues, ses droits. »

283.2541567696_450_285.jpgA l’exigence morale qui consiste à ne pas être là où les autres vous attendent correspondra une écriture aux incidentes imprévisibles où les mots inattendus, dans leurs explosions fixes, captent les éclats du pur instant : «  Par rapport à l’écriture, ni loi, ni science, pas même une destinée ». L’héritage comme force motrice, élan donné, s’oppose à la destinée, forme consentie de la soumission. Du peu de liberté qui nous reste, l’anti-moderne ultra-moderne veut étendre le champ d’action et les prestiges secrets pour aller vers la réalité, tracé de lumière entre deux ténèbres : «  Retrouver la réalité, aller vers le réel, l’élémentaire, vers la mort prévue de l’homme et vers l’homme secret qui vit encore, vers sa réapparition dans la forme nouvelle, dans l’éternelle jeunesse de l’antiforme éternelle ».

S’il faut « jeter par-dessus bord les totems et les tabous de la tribu », c’est-à-dire devenir, selon la  formule d’Al-Hallâj  « un Unique pour un Unique », s’il faut, en même temps, accompagner « la longue marche de l’Occident à son propre être, au-delà du déclin », ce ne saurait être sans le dévoilement de l’écriture par elle-même, où plus exactement, sans le voilement de l’écriture par l’Ecriture qui accomplit à travers elle cette « intelligence prophétique de l’Histoire » cette « expérience du salut, secrète, existentielle » que Dominique de Roux évoquait à propos du Général de Gaulle.

Ecrire, alors, ce n’est plus s’évertuer, dans le néant du sens, à composer un « texte », lui-même destiné aux thanatopracteurs virtuels, universitaires ou journalistes, mais laisser œuvrer en soi la « vague d’assaut », l’action théurgique, d’un « certain retour à la vie ». Ces vagues, toutefois, ne sont pas un vain tumulte mais orbes venues d’une immobilité centrale, d’un cœur de calme infini, là où règnent « les Forts, les Sereins, les Légers » de L’Etoile de l’Alliance, évoquée par Stefan George. « Maintenant, les cercles sont plus lents et plus hauts, c’est le temps de l’exil, de l’écriture ».  Le sens de la tradition, de la fidélité à l’appartenance se révèlent dans la distance et dans la solitude. L’écrivain doit être séparé du monde « pour qu’il lui faille l’imaginer à nouveau et l’aimer autrement, l’unifier et en éclairer toutes les causes, le pénétrer, le vaincre intérieurement, le régénérer. »

Pour témoigner du monde, il faut le porter en soi, et pour le porter en soi, il faut s’en détacher. La politique et l’écriture dévoilante sont à équidistance de ce détachement qui permet de « transcender abruptement l’actualité immédiate, de nouer avec le passé le fil rompu, d’appliquer un De Monarchia. » Point de retour à Ithaque sans l’arrachement, le déracinement, sans l’exil dans le vent et la mer qui nous revêt de « la livrée majeure de l’Esprit ».

dominique_de_roux02_450.jpg« L’exil n’est pas une autre demeure. Il est séparation d’avec notre demeure. L’exil s’accompagne de la volonté de retour. C’est le visage dans les mains de l’homme séparé de lui-même (…) Et si la grande poésie arrache au monde, le développement de l’exil ne concerne pas seulement l’expérience de celui qui le vit, il abandonne les organisations têtes baissées vers la flamme et commence une vie nouvelle, cherchant la passe. »

Cette « passe », impériale et portugaise, passe vers l’écriture à travers la politique et non subordination de l’une à l’autre, comme il en advient aux écrivains dits « engagés ». Loin d’être ce retour contrit à l’Histoire et au collectif des clercs hantés par la conscience malheureuse ou mauvaise, l’engagement de Dominique de Roux se trouve être exactement contemporain de son plus radical désengagement, de sa perception d’un au-delà de l’Histoire, véritable et seul objet de l’enquête : « Le Portugal, parce qu’il croit aux réalités finales a compris, quand le reste de l’Afrique est livré au désordre, que dans le continent noir il ne fallait pas seulement avancer en espace mais aussi en esprit (…). Quand l’histoire européenne est pleine de peuples morts ou moralement détruits par le temps, le Portugal, refusant d’échapper au temps humain, qui est aussi une manière d’échapper aux exigences de la réalité, fait coexister dans son espace planétaire, une réalité humaine universellement pensée et prétendant agir sur l’Histoire ».

Ne pas échapper au temps mais le transmuter de l’intérieur, tel sera le propre du Cinquième Empire que Dominique de Roux entrevoit. C’est aussi toute la différence entre la Révolution et la contre-révolution qui veulent échapper au temps en le niant, en refusant le palimpseste du réel et ce « contraire de la révolution » qu’évoquait Joseph de Maistre qui vainc le temps en opérant à sa transmutation alchimique, providentielle. L’écriture de Dominique de Roux accompagne et souvent précède ces étapes successives, ou ces stations de la conscience où la conscience individuelle devient le miroir ardent de la conscience du monde. A la globalisation uniformisatrice, Dominique de Roux n’oppose pas ces vieilleries du modernisme que sont le nationalisme, le racisme, le pétainisme mais une autre universalité qui est celle du palimpseste, de la mémoire libérée de ses propres représentations, de la mémoire rendue à sa matière fusible, chatoyante et dispersée.

2068280-gf.jpgLe révolutionnaire comme le contre-révolutionnaire sont des nihilistes : ils nient la mémoire réelle, ils veulent, dans l’hybris de leur volonté, conformer le monde à leurs plans : hybris de ménagère et non de conquérant. Il faut défendre sa vision du monde ; mais telle est la limite du colonialisme, il convient que les mondes conquis, et même le monde natal, nous demeurent quelque peu étrangers. Cette étrangeté discrète et persistante est la condition universelle de l’homme que les planificateurs modernes ont en horreur et dont ils veulent à tout prix départir les êtres et les choses au nom d’un « universalisme » qui n’est rien d’autre que la plus odieuse des hégémonies, la soumission des temporalités subtiles de l’âme au temps utilitaire, au faux destin de l’Histoire idolâtrée, à l’optimisme stupide, au nihilisme béat.

Le « code secret du fado », la saudade qui « projette les êtres et les choses hors du temps », sera pour Dominique de Roux le signe du retour, l’aperception directe, en mode visionnaire, d’un horizon paraclétique où s’opèrent les noces de l’eau mercurielle et du feu apollinien, de la nostalgie et du pressentiment : «  Le Cinquième Empire ? L’Empire de la Fin d’après la fin, quand toutes les choses humaines auront été consommées (consumées) et ce qui apparaîtra de l’homme alors, ce sera ce que l’homme aura passé l’histoire entière à gommer, et qui lui reviendra : sa ressemblance. »

Que l’homme soit enfin, et au-delà de toute fin, à sa propre ressemblance comme à la ressemblance de son empire infime et infini sur les êtres et les choses, que notre solitude soit enfin signe et condition de cette amitié divine qu’évoquent Maître Eckhart et Rûmî, qu’une ombre jetée, qui est pure transparence, « antiforme éternelle », entre le monde et nous advienne pour nous réconcilier, l’écriture de Dominique de Roux nous en persuade d’autant mieux qu’elle devance, par un Songe (creuset de la réalité) toute démonstration et toutes arguties : ainsi à la pointe du Songe comme à la pointe du Calame, l’écriture de l’Empire « universel, missionné pour l’éternité » sera désormais  « comme fondu dans l’immensité océanique de son rêve, non point âge de conquérants ou de bâtisseurs, mais de découvreurs, de messagers, de navigateurs sans fin tenant leur raison d’être et leur force de cette absence de fin. »

Le Cinquième Empire appartient au passé autant qu’à l’avenir et quand bien même son attente semble déçue, il appartient encore au présent, à cette « lumière qui persiste identique à elle-même derrière le film » pour reprendre la formule de Nisargadata Maharaj. L’une des énigmes du Cinquième Empire se trouve  paradoxalement chez Gombrowicz dont le parti pris anti-idéologique, le mépris de toute forme collective, l’aristocratisme libertaire sont précisément les plus profondes raisons d’être. C’ est que l’Empire, pour Dominique de Roux, loin d’être un super-état (c’est-à-dire, pour paraphraser Nietzsche, le plus grand des plus froids des monstres froids) serait au contraire, s’il advenait, un espace géopolitique et spirituel d’une « rejuvénation » du monde, d’un retour à cette enfance, à cette adolescence, d’avant les systèmes, à cet Eros premier, cette humeur turquoise, qui précède les adultérations, le sérieux utilitaire, l’esprit « homaisien », le puritanisme, auquel les intellectuels échappent si rarement quand bien même ils se veulent parangons de la « transgression » et de la « dérision » .

51yfsJMYAZL._SX349_BO1,204,203,200_.jpgQue ce monde soit triste, torve, rancuneux et qu’il nous apparaisse tel sans que nous en eussions connu un autre suffit à convaincre qu’il n’est qu’un leurre, un mauvais rêve, un brouillard qui laisse deviner, derrière lui, une vérité éclatante mais encore plus ou moins informulée. Dominique de Roux fut exactement le contraire d’un nihiliste ; loin de nous ressasser que tout a déjà été dit, il nous donne à penser que presque tout reste à dire et même à créer : ainsi le Cinquième Empire dont la venue a pour condition le retour du Roi, un soir de brume sur le Tage ou le Nouveau Règne paraclétique de Stefan George ou encore l’Imam caché du prophétisme ismaélien.

L’attente paraclétique n’est pas le contraire de l’action, quand bien même elle subordonne l’action à la contemplation, l’action n’ayant pour raison d’être que de favoriser les conditions de la contemplation.  Cette attente est une « écriture du monde », et cette écriture est un renouvellement, une « rejuvénation poétique », celle là même que Dominique de Roux chercha chez les poètes de la Beat Génération ou chez les Electriques. De même que pour Sohravardî la prophétie n’était point scellée, que d’autres prophètes pouvaient survenir, croyance qui lui coûta la vie, Dominique de Roux crut en une poésie future, une poésie autre, non encore advenue, celle des « langues de feu » de la Pentecôte, du Paraclet annonçant l’Imperium Amoris, ou celle encore de la « foudre d’Apollon » qui frappa Hölderlin. D’où l’incertitude où nous sommes de savoir si sa vue-du-monde est païenne ou prophétique, inspirée par quelque gnose orphique ou empédocléenne ou inscrite dans l’œcuménisme des racines, des branches, des fleurs et des parfums de la tradition abrahamique.

md30242852158.jpgSi le Paraclet est avenir, s’il est l’eschaton de notre destin, la foudre d’Apollon, elle, est déjà tombée, mais elle est aussi mystérieusement en chemin vers nous, comme voilée, encore insue. De son ultime chantre, ou victime, Hölderlin, qui incarne pour Dominique de Roux « la poésie absolue », il nous reste encore à déchiffrer les traces, ces « jours de fêtes » dans l’éclaircie de l’être, ces silhouettes à la fois augurales et nostalgiques sur les bords précis de la Garonne, dans la lumière d’or de Bordeaux, cet exil en forme de talvera de la patrie perdue et infiniment retrouvée.

 «  Tout recommence » écrit Dominique de Roux et ce recommencement contient en lui l’admirable paradoxe de la coexistence du révolu et du prophétique, dépassant ainsi dans une torrentueuse assomption, l’opposition, somme toute subalterne, de l’anti-modernité et de l’ultra-modernité que nous évoquions plus haut. Le propre du Songe impérial est non seulement d’arracher le politique au despotisme de la société individualiste ou communautariste, de retrouver la dimension historiale et légendaire du destin commun des peuples, des races, des nations, mais aussi, et par cela même, de sauver, en même temps, la fidélité hölderlinienne aux dieux antérieurs et le frémissement annonciateur du Nouveau Règne. La société, dès lors qu’elle est livrée à la goujaterie, à la crétinisation de masse ne saurait en aucune façon trouver en elle-même les ressources du recommencement. Condamnée à l’infantilisme cacochyme, elle laisse jouer, en une apparence de liberté, une alternative emprisonnée dans la conjoncture profane, apoétique, soumise aux aléas des coutumes dévastées. Ces « communautés » que l’on veut opposer à l’individualisme, prises dans le plan général (et donc dépourvue de volume) sont à l’intérieur de la société, comme une âme qui serait emprisonnée dans un corps, comme dans un cachot dont, sauf un gardien muet, tout le monde a oublié l’existence. L’Empire que rêve Dominique de Roux suppose un radical renversement herméneutique : comprendre soudain que ce n’est point l’âme qui gît dans le corps mais le corps qui est dans l’âme, qui est environné d’âme, qui voyage dans l’âme.

A ce point de recouvrance, l’intériorité et l’extériorité ne se distinguent plus  et le temps n’est plus de distinguer l’individu du collectif, le subjectif de l’objectif, une autre logique apparaît  où nous nous apercevons soudain que la clef de notre destin est un « mantra » en accord avec la poésie du monde. Le Cinquième Empire, comme le nouveau règne de Stefan George, comme l’état confucéen rêvé par Ezra Pound, comme la « république » impériale de Valery Larbaud apparurent à Dominique de Roux comme autant de chances offertes à un contre-impérialisme – étant entendu que seule une idée d’Empire, idée au sens platonicien de « forme formatrice » suscitée par l’anamnésis (le ressouvenir d’Hésiode à Hölderlin, en vagues d’or…) disposera de la puissance en songe et en acte de frapper d’inconsistance l’impérialisme brutal, fiduciaire et puritain.

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vendredi, 30 octobre 2020

»125 Jahre Ernst Jünger« Götz Kubitschek und Erik Lehnert würdigen Jüngers Geburtstag

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»125 Jahre Ernst Jünger«

Götz Kubitschek und Erik Lehnert würdigen Jüngers Geburtstag

 
 
Der Vortragsabend »125 Jahre Ernst Jünger« wird wegen der Corona-bedingten Verlegung im Live-Stream übertragen.
 
 
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»Das Buch im Haus nebenan« Götz Kubitschek über Ernst Jünger – Das abenteuerliche Herz

 
 
 
Das Abschlußkapitel aus dem "Buch im Haus nebenan" von Ellen Kositza und Götz Kubitschek. Am Buch beteiligt haben sich außerdem Martin Sellner und Caroline Sommerfeld, Erik Lehnert und Benedikt Kaiser, Heino Bosselmann, Thorsten Hinz und Martin Lichtmesz. Jeder von ihnen stellt fünf lebensverändernde Bücher vor.
 

mardi, 27 octobre 2020

Ezra POUND – Une Vie, une Œuvre : Violemment américain

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Ezra POUND – Une Vie, une Œuvre : Violemment américain (France Culture, 1992)

 
Voici la publication du vendredi, jour dédié aux inspirations de la Poésie française : Émission "Une Vie, une Œuvre », par Pascale Charpentier, sous-titrée « Violemment américain », diffusée le 5 novembre 1992 sur France Culture. Invités : Hubert Lucot, Jacques Henric, Jacqueline de Roux, Michel Morht, Yves di Manno et Richard Sieburth.
 
Mise en ligne par Arthur Yasmine, poète vivant, dans l’unique objet de perpétuer la Poésie sur tous les fronts.
 
 
Facebook : http://ow.ly/ZRq2X
 
Sur la Beat Generation, ses précurseurs et ses héritiers (en construction) : http://bit.ly/2qBXD8j
Les inspirations de la Poésie française (en cours de construction) : http://bit.ly/2qC8PoQ
Les émissions 'Une vie, une Œuvre' à propos d'un poète : http://bit.ly/2noIk5W
Le reste est dans les plis du voleur : http://ow.ly/Zqubf
 
Notice : Comme Louis-Ferdinand Céline, Erza Pound a connu la gloire et l'opprobre. Sa vie et son œuvre posent à l'esprit humain une question insoluble, une insupportable énigme : comment peut-on être en même temps écrivain de génie - le plus grand poète américain du siècle - et chantre de l'idéologie fasciste, ennemi irréductible de la démocratie ? Au départ, il sollicite le dépaysement ; enfant du vieil Ouest, il laisse derrière lui l'Amérique, quitte en 1907 la morne société victorienne pour l'Europe où il décide de vivre. Londres, Paris, Venise... Traducteur, poète, critique, Erza Pound est capable d'avoir une idée par seconde et fonde une demi douzaine de mouvements littéraires. Compositeur, éditeur, plus généreux que marmoréen, il "épaule" James Joyce dans la recherche, dans la continuation d' "Ulysse"... Point d'effusions diffuses ou d'épanchements, le poète n'écrit pas en son nom puisque sa création englobe tout l'héritage culturel. Ezra Pound entreprend les Cantos, un "livre des morts" ou une "descente aux Enfers", qui établit un dialogue avec les textes célèbres de la culture Européenne puis chinoise ... Et visite les traductions inconnues et convoque les maîtres relégués dans l'ombre, oubliés ou négligés.
 
Défenseur érudit de la tradition artistique et promoteur de formes nouvelles, Ezra Pound procède par conversation fragmentaire, fusion de personnages, montage de citations, d'événements spirituels et de Faits divers de l'époque, compression de l'Histoire... Contempleur acharné de l'usure et de la décadence des Etats-Unis, il se livre pendant la Seconde guerre mondiale à des causeries véhémentes et violemment anti-américaines, à la radio romaine, et en faveur de Mussolini, se prononce contre l'intervention US Traitre à l'Amérique, dès que les Américains débarquent, il est enfermé par les forces militaires dans une cage de fer, ramené et interné à Washington. L'homme déchu est primé et célébré en 1948, "grand poète américain", les Cantos sont salués comme "la grande épopée de Notre temps et de l'homme moderne". Au terme de sa vie, Ezra Pound se plaît à dire qu'il a été le dernier Américain a avoir vécu la tragédie de l'Europe ou encore "une fourmi qui aurait échappé au naufrage de l'Europe".
 
[RAPPEL des jours de publication :
- Lundi : modèles antiques (poètes de la Bible, de la Grèce ou de la Rome antique) ;
- Mardi : poésie médiévale ;
- Mercredi : poètes de la Renaissance ;
- Jeudi : poètes de l'Âge classique et baroque ;
- vendredi : inspirations étrangères (du Dolce stil novo à la Beat Generation) ;
- samedi : poètes de la Modernité ;
- dimanche : poésie contemporaine ou vivante.]
 
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dimanche, 25 octobre 2020

L'Intellectualité musicale

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L'Intellectualité musicale

par Luc-Olivier d'Algange

            L'importance de la musique dans l'œuvre de Hoffmann n'est pas seulement d'ordre thématique ou anecdotique. Les Contes, et Le Vase d'Or, en particulier, s'ordonnent à des lois subtiles et mobiles qui requièrent du lecteur une attention que l'on pourrait dire « musicienne ». Etre attentif aux phrases, à l'enchaînement des circonstances du récit et à la pensée même de l'auteur, c'est, en la circonstance, changer en musique les mots écrits, élever les signes typographiques à la hauteur idéale du chant. Par cette exigence à l'égard d'elle-même et à l'égard du lecteur, l'œuvre de Hoffmann s'inscrit dans la tradition du Romantisme allemand tel que Novalis en sut formuler les idées majeures et le dessein. Albert Béguin écrit, à propos de Hoffmann: « Tard venu, il héritait d'une tradition qui remonte à Herder, dont Goethe avait été tributaire et dont Novalis avait élaboré la théorie. »

            unnamedetahvd'or.jpgD'ordre prophétique, plutôt que systématique, les théories de Novalis éclairent la pensée qui, à l'œuvre  dans Le Vase d'Or, risque de paraître allusive ou incertaine. Or, l'idée d'une intellectualité musicale, c'est-à-dire d'une intellectualité en mouvement suppose, dans la pensée de Novalis, que l'esthétique et la métaphysique soient indubitablement liées, unies, dans les variations infinies et les configurations sans cesse nouvelles de la musique. L'Intellect n'est point séparé des sens; il est, pour ainsi dire, le moyeu immobile de cette circularité synesthésique où, selon l'expression de Baudelaire, « les couleurs, les parfums et les sons se répondent. »

            « Il est étrange, écrit Novalis, que l'intérieur de l'homme ait été jusqu'à présent exploré de façon aussi indigente et qu'on en ait traité avec tant d'insipidité, un tel manque d'esprit. La prétendue psychologie est encore une de ces larves qui ont pris, dans le sanctuaire, la place que devaient tenir d'authentiques images divines... Intelligence, imagination, raison, ce sont là des compartiments misérables de l'univers qui est en nous. De leurs merveilleuses compénétrations, des configurations qu'elles forment, de leurs transitions infinies, pas un mot. Il n'est venu à l'idée de personne de chercher en nous des forces nouvelles encore, et qui n'ont pas reçu de nom, d'enquêter sur leurs rapports de compagnonnage. Qui sait à quelles merveilleuses unions, à quelles générations prodigieuses nous pouvons encore nous attendre au-dedans de nous-mêmes. » La musique étant l'art des variations et des transitions infinies, l'intellectualité musicale, à l'œuvre  dans Le Vase d'Or, sera le principe de passages entre des domaines, des règnes et des états habituellement séparés par des frontières rigoureuses. La réalité et le rêve, la nature inanimée et animée, les figures humaines et mythiques se confondent pour susciter ces « générations prodigieuses » que pressent Novalis. De cette mise-en-miroir d'aspects ordinairement distincts naît un vertige de reflets et de spéculations infinies où la réalité mystérieusement s'avive et s'agrandit.

            Sous le sureau où s'est réfugié l'étudiant Anselme, soudain s'accroît l'intensité des couleurs. Les « vagues dorées du beau fleuve », les « clochers lumineux sur le fond vaporeux du ciel », les « prés fleuris et les forêts d'un vert tendre » annoncent les brillantes nuances des « serpents verts » et les teintes de la bibliothèque secrète de l'Archiviste Lindhorst. Les couleurs sont les accords magnifiques qui annoncent le passage de la réalité quotidienne, banale, à une réalité visionnaire et prodigieuse. Les images du conte sont annonciatrices. L'imprévisible est contenu dans le déjà advenu. La vastitude et la complexité du monde auquel l'expérience visionnaire convie l'étudiant Anselme, évoque un opéra féerique. La « folie » d'Anselme est le prélude d'une sagesse verdoyante. Développée à partir d'un thème unique, l'intellectualité musicale favorise l'arborescence logique des métamorphoses.

           etahfan.jpg Les bruissements deviennent parole. L'inintelligible, le bruit sont gagnés par le Sens et par la musique: « Ici l'étudiant Anselme fut interrompu dans son soliloque par un étrange bruit de frôlements et de froufrous qui s'éleva dans l'herbe tout près de lui, pour glisser et monter bientôt après jusqu'aux branches et aux feuilles du sureau qui s'étalaient en voûte au-dessus de sa tête. On eût dit tantôt que le vent du soir secouait le feuillage, tantôt que les oiselets folâtraient dans les branches, agitant de-ci de-là leurs petites ailes en leurs capricieux ébats. Puis ce furent des chuchotements, des zézaiements, et il sembla que les fleurs tintaient comme autant de clochettes cristallines suspendues aux branches. Anselme ne se laissait pas de prêter l'oreille. Tout à coup, sans qu'il sut lui-même comment, ces zézaiements, ces chuchotements et ces tintements se changèrent en paroles à peine perceptibles, à moitié emportées par le vent... » La musicalité des mots coïncide avec leur ressaisissement par le sens: « Zwischen durch - zwischen ein - zwischen Zweigen, zwischen swellenden Bluten... » Le texte allemand, mieux que ses traductions françaises, restitue ce saisissement des rumeurs par la musicalité naissante du Sens dont la souveraineté soudaine tinte « comme un accord parfait de claires cloches cristallines » précédant l'apparition de Serpentina.

            La pensée qui amoureusement s'unit à cette musique, mieux que la pensée profane, s'accorde aux secrètes concordances du monde. Les choses ne sont point ce qu'elles paraissent être. L'Invisible résonne dans le visible et les échos du visible se prolongent et se répercutent dans l'Invisible. Le monde, dans tous ses aspects est ainsi doué de parole: « Le vent du soir passa dans un frôlement et dit: « je me jouais autour de ton front mais tu ne m'as pas compris; le souffle est mon langage, quand l'amour l'enflamme ». Les rayons du soleil percèrent les nuées, et la lueur éclatait comme en paroles: « Je t'inondais de mon or embrasé, mais tu ne m'as pas compris; l'embrasement est mon langage quand l'amour l'enflamme. Et, plongeant toujours plus au fond des deux yeux magnifiques, la nostalgie se faisait plus ardente, le désir s'embrasait. Alors tout s'agita et s'anima, tout sembla s'éveiller à la vie et au plaisir. Les plantes et les fleurs embaumaient autour de lui et leur parfum était comme un chant magnifique de mille voix de flûtes; et les nuages du soir qui passaient en fuyant emportaient l'écho de leurs chansons vers les pays lointains. » En l'apogée de l'intellectualité musicale, la nature irradie. Le présent rayonne des hautes puissances d'un passé légendaire ou mythique. L'archiviste Lindhorst peut défier la clientèle bourgeoise car il est en vérité Prince des Esprits: « Il se peut que ce que je viens de vous raconter, en traits bien insuffisants, il est vrai, vous paraisse absurde et extravagant, mais ce n'en est pas moins extrêmement cohérent et nullement à prendre au sens allégorique, mais littéralement vrai »

            106211_2786221.jpg« Nullement allégoriques et littéralement vraies » sont, dans le Conte de Hoffmann, les métamorphoses. Les véritables « identités » ne sont pas détenues dans le monde profane mais elles sont les reflets des plus hautes et immémoriales identités des « seigneuries d'Atlantis ». De même que, selon Platon, le temps est l'image mobile de l'éternité, les identités des personnages sont les images mobiles d'une vérité provisoirement lointaine, mais source d'une lancinante nostalgie. Les objets eux-mêmes, menacés dans leur statut,- et par cela même menaçants,- ne sont pas exempts de ces métamorphoses. Ainsi en est-il du heurtoir de la porte de Lindhorst: « La figure de métal s'embrasant dans une hideuse fantasmagorie de lueurs bleues, se contracta en un grimaçant rictus...» Plus loin, c'est le cordon de la sonnette qui se change en reptile: « Le cordon de sonnette s'abaissant devint un serpent géant, blanc et diaphane qui l'enveloppa, l'étreignit; laçant ses anneaux de plus en plus serrés, si bien que les os flasques et broyés s'effritèrent en craquant et que le sang gicla de ses veines pénétrant le corps diaphane du serpent et le colorant de rouge. » Entre l'angoisse et l'extase, l'intellectualité musicale entraîne la pensée dans une imagerie mouvante où chaque thème et chaque image est en proie à l'exigence qui doit les changer en d'autres thèmes et d'autres images. Les métamorphoses angoissantes annoncent les métamorphoses extatiques. Le resserrement de l'angoisse va jusqu'à la pétrification. Face à l'archiviste Lindhorst, Anselme sent « un torrent de glace parcourir ses veines gelées » comme s'il était en train de se changer en statue de pierre. Par contraste, les métamorphoses extatiques n'en sont que plus ouraniennes et plus immatérielles. Sous le baiser de Phosphorus, la fleur de lys se défait de toute pesanteur et de toute compacité et s'embrase dans les hauteurs: « Et comme rayonnante de lumière, elle s'embrasa en hautes flammes, d'où fit irruption un être étranger, qui, laissant la vallée bien loi au-dessous de lui, erra en tous sens dans l'espace infini.»

            Rien n'échappe à ces variations, transitions et métamorphoses qui, par leurs enchantements, entraînent la pensée en des contrées surnaturelles. La nostalgie romantique qui s'empare de l'étudiant Anselme, recèle des pouvoirs extrêmes car elle est le principe d'embrasement du pressentiment  lui-même. La nostalgie romantique, « sehnsucht », est une nostalgie prophétique, impérieuse, qui oeuvre à une véritable transmutation de l'entendement. Mais cette transmutation n'est pas sans dangers: « Je vois et je sens parfaitement désormais que toutes sortes de formes étrangères, venues d'un monde lointain et prodigieux que je ne contemplais jadis qu'en certains rêves singuliers, et bien particuliers, ont envahis à présent mes états de veille et ma vie active, et se jouent de moi. » Fidèle au dessein de Novalis, qui consiste à se saisir des configurations et des transitions nouvelles de l'intelligence, de l'imagination et de la raison, Le Vase d'Or de Hoffmann va proposer dans une adresse au lecteur, qui se situe à peu près au milieu du récit, une interprétation métaphysique des épreuves que traverse la pensée lorsqu'elle est vouée à l'aventure des métamorphoses: « Essaie, ami lecteur, dans le royaume féerique plein de sublimes prodiges, qui provoquent sous leur choc formidable les suprêmes délices aussi bien que la plus profonde épouvante,- dans ce royaume où l'austère déesse lève un coin de son voile, si bien que nous nous figurons contempler son visage,- ( mais un sourire brille souvent sous son regard austère, et c'est le caprice taquin qui se joue de nous et nous trouble et nous ensorcelle de mille façons, comme une mère aime à badiner avec ses enfants préférés),- dans ce royaume disais-je, dont l'esprit, du moins en rêve, nous ouvre si souvent les portes, essaie, ami lecteur, de reconnaître les silhouettes bien connues que tu coudoies journellement, suivant l'expression consacrée, dans la vie ordinaire. Tu seras alors d'avis que ce sublime royaume est beaucoup plus près de nous que, peut-être, tu ne l'estimais ordinairement... et c'est ce que je souhaite de tout mon coeur, et m'efforce de te faire comprendre dans l'étrange histoire de l'étudiant Anselme. »

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La « vie ordinaire » qui nous sépare des « suprêmes délices » et des « profondes épouvantes » est plus ténue qu'il n'y paraît. La proximité du « sublime royaume » est attestée par les pouvoirs de notre conscience à se concevoir elle-même comme changeante, soumise à cette hiérarchie infinie des états dont la veille, le rêve, le sommeil, l'extase offrent quelques exemples rudimentaires. Ce qui importe est plus subtil: cette orée miroitante qui unit et sépare la veille et le rêve, où tout, soudainement, devient possible. La nostalgie de l'étudiant Anselme n'est pas le regret d'un passé situé à un quelconque point antérieur de l'histoire humaine, c'est, au sens propre, une nostalgie de l'inconnu et de l'inouï. Hanté par la nostalgie, Anselme va à la conquête de formes nouvelles et de neuves harmonies: telle est l'inquiétude de l'intellectualité musicale qui, semblable au désir amoureux, ne connaît qu'une soif que seule comble une soif nouvelle.

            Il n'est pas indifférent de constater que, distribuée en veilles,- qui sont autant de défis à l'ensommeillement de la pensée dans l'illusion de la vie ordinaire,- la poursuite initiatique et amoureuse que relate Le Vase d'Or, débute sous un arbre, en l'occurrence un sureau, dont la moelle légère fut évoquée, par André Breton, dans un poème de Clair de terre. Ainsi que le soulignent les études de René Guénon et de Mircéa Eliade, l'Arbre fut souvent identifié à l'axe du monde, lieu par excellence du passage entre les différents états de la conscience et de l'être. Or, l'expérience visionnaire d'Anselme sous le sureau rejoint, dans son illumination arborescente, ce symbolisme du passage et de l'axe du monde. Le caractère impérieux et fulgurant de la vision et l'embrasement de la conscience qui en résulte, montrent que l'arbre est habité par une puissance électrique, annoncée par les bruissements lumineux, dont le surgissement va littéralement transmuter la conscience de l'étudiant. « Cependant, écrit René Guénon, on pourrait se demander si le rapprochement ainsi établi entre l'arbre et le symbole de la foudre, qui peuvent sembler à première vue être deux choses fort distinctes, est susceptible d'aller encore plus loin que le seul fait de cette signification axiale qui leur est manifestement commune; la réponse à cette question se trouve dans ce que nous avons dit de la nature ignée de l'Arbre du monde, auquel Agni lui-même est identifié dans le symbolisme védique, et dont, par suite, la colonne de feu est un exact équivalent comme représentation de l'axe. Il est évident que la foudre est également de nature ignée et lumineuse; l'éclair est d'ailleurs un des symboles les plus habituels de l'illumination au sens intellectuel ou spirituel. L'Arbre de Lumière dont nous avons parlé traverse et illumine tous les mondes; d'après le passage du Zohar, cité à ce propos par A. Coomaraswamy, l'illumination commence au sommet et s'étend en ligne droite à travers le tronc tout entier; et cette propagation de la lumière peut facilement évoquer l'idée de l'éclair. Du reste, d'une façon générale, l'Axe du monde est toujours regardé plus ou moins explicitement comme lumineux... »

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Illuminateur, le passage donne accès à un monde dont les configurations mobiles évoquent une partition symbolique. Les symboles, dans le récit, se répondent les uns aux autres. Chaque chose est le répons musical et mythique d'une autre. Hoffmann ne cite pas en vain Swedenborg, théoricien et visionnaire d'un univers de correspondances où les mondes se superposent infiniment dans l'Invisible. La responsabilité qui incombe aux personnages est de répondre à ces configurations imprévisiblement nouvelles qui naissent de l'identité mythique des personnages.  « La précision mythique, écrit Ernst Jünger, est autre que celle de l'histoire. Elle lui est opposée pour autant qu'elle ne se fonde pas sur l'univocité mais sur la pluralité d'interprétations des faits. La personnalité historique est déterminée par une origine, une biographie, une fin. La figure mythique, au contraire, peut avoir plusieurs pères; plusieurs biographies, peut être tout à la fois dieu et homme, être à la fois morte et vivante, et toute contradiction, pour autant qu'elle soit réelle, ne fera qu'en accroître la netteté. Elle est amoindrie, enchaînée par le repérage historique. Son signe distinctif est qu'elle revient du fond de l'intemporel. »

            Loin de contredire à cette dimension mythique, l'ironie, que Novalis tenait pour l'une des précellentes vertus romantiques, en réaffirme le pouvoir d'incertitude créatrice. L'ironie romantique, en effet, ne se réduit pas au ricanement. Elle se rapporte à la nature amphibolique de la réalité. L'euphorie du poète, son allégresse, sa légèreté riante,- qui entraînent le récit au-delà de la tragédie et du malheur,- proviennent de cette ironie essentielle selon laquelle ce qui est dit énonce autre chose qu'il n'y paraît. L'ironie romantique n'est pas l'expression d'un scepticisme ordinaire; elle est, au vrai, un moyen de connaissance accordé à l'intellectualité musicale que l'ambiguïté des choses, leur dualitude, exalte. Loin d'être mise en échec par l'amphibolie du réel, l'intellectualité musicale y trouve le principe de ses développements. Le ton de l'ironie, qui parcourt le récit du Vase d'Or, confirme la vérité mythique et symbolique car, dans le Mythe, le personnage est autre qu'il n'y paraît et le symbole toujours renvoie à son autre part, ainsi qu'en témoigne l'étymologie du mot. Ainsi les choses peuvent se changer les unes en les autres car elles sont déjà les unes dans les autres; le répons de l'autre est dans l'une, toujours la même et autre ironiquement, dans la plus entraînante joie musicale.

Luc-Olivier d’Algange

lundi, 19 octobre 2020

Léon Daudet et l’irrésistible ascension de la bêtise libérale

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Léon Daudet et l’irrésistible ascension de la bêtise libérale

par Nicolas Bonnal
Ex: https://reseauinternational.net

Nous sommes dirigés par des élites libérales. Elles coulent le pays depuis la fin du gaullisme. Interrogé par la télé russe sur les élections françaises, j’avais dit que rien ne changeait dans le fond depuis 1830, soit depuis la monarchie de Juillet flanquée en son temps de sa presse anglo-libérale et de sa banque Rothschild. Je l’avais dit sans ressentiment aucun : théorie de la constatation.

md22693559829.jpgOn accuse ici et là la gauche ou le marxisme culturel. Mais ceux qui nous ont mis là sont bien les libéraux. Ce sont eux qui veulent la guerre à mort contre la Russie, le super-Etat européen, les migrants à tout prix, la culture pour personne et la rééducation des citoyens. Le problème de la gauche est qu’elle est devenue 100% libérale, que plus rien ne la distingue des libéraux et de leurs calembredaines. Le terrifiant ministre teuton Schauble l’a rappelé qu’il fallait protéger l’héritage libéral européen, qui rime avec le nihilisme européen de Nietzsche.

Pour bien comprendre ce qu’est un libéral je propose un auteur réactionnaire (au sens littéral : qui invite à réagir), le royaliste Léon Daudet, fils du maître du conte et disciple de la vieille école française, celle qui avait du style et du coup de gueule.

Il le définit dans son « stupide dix-neuvième siècle » le libéral :

« Vous distinguerez d’emblée le libéral à la crainte qu’il a d’être taxé de réactionnaire. »

Le libéral c’est celui qui laisse faire, celui qui avale la merde (Léon Bloy) ! Daudet prévoit notre fin il y a cent ans déjà :

« Si les choses devaient continuer de ce train-là, un enfant de sept ans, concevant les relations de cause à effet, pourrait annoncer à coup sûr, la fin du pays pour l’an 201 4 – J’entends, par la fin d’un pays, son passage sans réaction sous une domination étrangère, et le renoncement à son langage. Il y a dix ans, une pareille hypothèse aurait fait hausser les épaules. Il n’en est plus de même aujourd’hui. »

La fin du français, Giscard l’avait déjà célébrée en commentant en anglais son élection en 74 contre François Mitterrand !

Daudet comme Jacques Bainville (lisez son magnifique essai sur le démentiel traité de Versailles) remarque la nullité de notre diplomatie depuis deux bons siècles :

« C’est l’infatuation de son siècle qui l’a borné et affaibli, quant aux sommets (religion, politique) de l’esprit humain.

La prétendue émancipation de l’esprit français au XIXème  siècle (telle qu’elle s’enseigne encore risiblement dans nos facultés et nos écoles) est, au contraire, un asservissement aux pires poncifs, matérialistes, ou libéraux, ou révolutionnaires. Et sur ce terrain, comme c’est la politique qui juge les doctrines humaines en dernier ressort, de même que c’est elle qui les met en mouvement, je vous dirai : comparez le traité de Westphalie (1648) à la paix de Versailles (1919). Mesurez, si vous le pouvez, la chute des parties, dites souveraines, de l’intelligence politique française, de la première de ces deux dates à la seconde ; mesurez l’affaissement de la sagesse et le recul psychologique ! »

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Mais comme disait mon collègue franco-algérien, quand on touche le fond ici, on creuse encore !

Daudet tape aussi sur le bonapartisme – comme Karl Marx -, et avec quelle faconde !

« Leur administration compléta ainsi, par le nivellement, le saccage affreux de la nuit du 4 août. L’abolition des coutumes locales et des privilèges fédératifs et corporatifs, le mécanisme inhumain qui en résulta, firent plus et pire pour la dépopulation (en dehors même du pernicieux régime successoral) que n’avaient fait les hécatombes. »

Puis il définit le ou la libérale (Sarkozy, Hollande, Lagarde, Merkel, Schauble, tous les minables qui mènent l’Europe à sa fin) :

« Le libéral est un homme qui révère le Bon Dieu, mais qui respecte le diable. Il aspire à l’ordre et il flatte l’anarchie. Cela, dans tous les domaines, notamment l’intellectuel et le politique. Il va donc s’efforcer de trouver une formule qui concilie un terme et l’autre. D’où la notion du centre dans les assemblées, du « raisonnable » centre, qui tient la balance égale entre les extrêmes et défend la propriété et la famille avec la religion, par exemple, en souscrivant d’avance à tous les assauts passés, présents et futurs, donnés à la propriété, à la famille et à la religion. Il y a là, à la fois l’indice d’une faiblesse mentale et le signe d’un tempérament craintif. »

Leon-daudet-la-police-politique-2-copie-1.jpgJ’ai connu assez d’hommes politiques Mainstream pour savoir qu’ils ne sont pas si bêtes ; c’est la couardise et l’intérêt qui les tiennent. Comme disait Burke déjà dans son essai sur notre révolution ratée, « the age of chivalry is gone. »

Après la bêtise et la lâcheté s’industrialisent (pensez aux célébrations de Johnny ou du d’Ormesson) :

« Je n’ignore pas en écrivant ceci que le XIXe siècle a statufié un nombre considérable de libéraux, considérés comme éminents. Ces ânes bâtés ont peuplé les Académies, devenues, par l’affadissement des idées et l’affaissement des caractères, le sanctuaire de ces grotesques idoles. »

Daudet remarque justement que les réactionnaires de droite ou de gauche ont tous leur personnalité, au contraire du libéral, politicien interchangeable et universel, formaté par l’école d’administration, de commerce ou de business US :

« D’ailleurs s’il y a des réactionnaires différents d’intentions et de principes, il n’y a qu’un libéral, toujours le même, stéréotypé, inéducable et incorrigible, attendu qu’il ne sait pas et ne veut pas savoir que le poulet sort de l’œuf, le blé du grain et la catastrophe sociale de la mauvaise organisation politique, de l’acéphalie. »

Daudet se rattachait à Pagnol, à la femme du boulanger, au paysan français qui fut liquidé par les guerres, l’industrialisation des années soixante et la politique agricole dite commune :

« La propriété terrienne est le corps de la famille, comme le sacrement du mariage en est l’âme. Entre le sol cultivé, agraire, et la famille, il y a un fameux concordat. Alors que, pour la Révolution et pour le libéralisme, la famille c’est une roulotte de bohémiens. »

Notez que là aussi, notre as entrevoit le bobo, le bourgeois bohémien de nos contrées spéculatrices et relax…

Le patriotisme humanitaire décrit par mon Cochin, Daudet le définit à sa manière :

« C’est une des plus grandes leçons de l’histoire que le siècle de l’humanitarisme et du pacifisme théorique ait été aussi celui de l’enrôlement universel, et des plus atroces boucheries que le monde ait jamais connues. »

Les grands esprits se rencontrent, sauf par le style. C’est pour cela qu’on les lit.

J’ai rappelé que pour Dostoïevski le libéral russe est un laquais qui cire les bottes de l’étranger. Pour Daudet la France soumise copie servilement :

Termites_Parlementaires.jpg« …le XIXe siècle a été, en France, l’âge d’or du parlementarisme de style anglo-saxon. Je pense que la vague d’anglomanie politique, qui suivit la défaite de Waterloo, comparable à la vague de germanophilie intellectuelle, qui suivit la défaite de Sedan, a été pour beaucoup dans la vogue de ce mode de représentation, fort étranger à notre génie national et réaliste, et qui nous a fait tant de mal. »

Aujourd’hui l’Amérique est la puissance mimétique (René Girard). On peut supposer que nos élites libérales attendent le départ provoqué de Trump pour sauter avec leurs bons maîtres à la gorge de la Russie…

Sur l’abrutissement médiatique et le pouvoir surpuissant de la presse, Daudet écrit ces lignes bien pensées :

« Les êtres simples croient ce qu’ils lisent parce qu’ils ne lisent, en fait, que ce qu’ils croyaient préalablement. Ils cherchent, dans leurs lectures, le reflet et l’exaltation de leur ignorance et de leur duperie. »

On a dit que le libéral c’est quelqu’un qui ne veut pas réagir (à l’étatisme, à la guerre, aux migrations forcenées, aux liquidations des nations). Daudet conclue (il était médecin) :

« En clinique, l’absence de réaction, c’est la mort. Il en est de même en politique. »

Nicolas Bonnal

* * *

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Sources:

Léon Daudet – Le stupide dix-neuvième siècle (archive.org), chapitre 2

Dostoïevski – Les possédés, p. 158 (ebooksgratuits.com). On peut aussi citer Léon Tolstoï, Anna Karénine, p. 15 : « Le journal que recevait Stépane Arcadiévitch était libéral, sans être trop avancé, et d’une tendance qui convenait à la majorité du public. » Tolstoï ajoute cruellement plus loin : « Les tendances libérales lui devinrent ainsi une habitude ; il aimait son journal comme son cigare après dîner, pour le plaisir de sentir un léger brouillard envelopper son cerveau. »

samedi, 17 octobre 2020

Littérature: Alexandre Soljenitsyne, une vie de dissidence

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Littérature: Alexandre Soljenitsyne, une vie de dissidence

 
Nous recevons le professeur agrégé d'histoire et passionné de littérature russe, Eric Picard, qui revient pour nous sur la vie dissidente et l’œuvre imposante d'Alexandre Soljenitsyne (1918-2008), prix Nobel de littérature en 1970.
 
 
 
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Émission réalisée par François-Xavier Consoli
 
A écouter également sur Soundcloud: https://soundcloud.com/user-640188530...
 
Bonne écoute !
 
Extraits audio: ©extraits INA

vendredi, 16 octobre 2020

Les fans de J.K Rowling se transforment en mangemorts

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Les fans de J.K Rowling se transforment en mangemorts

Qui aurait pu croire un jour que les fans d’Harry Potter auraient lancé le sort « Avada Kedavra » sur J.K Rowling ? Sans s’en rendre compte, ils se comportent en mangemorts envers celle qui leur a offert cet univers de magie qu’ils chérissent tant. En effet, beaucoup de fans ont lancé une pétition demandant le boycott des produits dérivés de la saga, car selon eux l’auteure aurait eu des propos transphobes.

Ces accusations viennent d’un tweet de J.K Rowling qui dit « que seules les femmes pouvaient avoir leurs règles », et parce qu’elle a soutenu une chercheuse britannique qui affirme l’importance du sexe biologique. Comment peut-on accuser Rowling de transphobie ? Elle respecte le droit de tous les LGBT, et de toute personne victime de discrimination. Elle affirme simplement une vérité biologique qui date depuis Adam et Eve. Elle-même étant une femme, sa vie a été façonnée de cette façon, il n’y a rien d’odieux dans ses propos. Elle incarne tellement le mal selon ses fans, qu’ils oublient que Dumbledore le plus grand mage de la saga est homosexuel.  

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Mais le tourment envers l’auteure ne s’arrête pas à ses fans. Daniel Radcliffe ne la défend pas, et ose enfoncer davantage le couteau dans la plaie en soutenant les propos de ceux qui la persécutent comme des détraqueurs. L’acteur manque de reconnaissance envers la femme qui lui a permis d’être célèbre.

D’ailleurs, J.K Rowling a sauvé l’une de ses fans de l’anorexie avant qu’elle obtienne le rôle de Luna Lovegood. En effet, Evanna Lynch a été victime de cette maladie pendant deux ans, et elle échangeait régulièrement des lettres pendant sa convalescence avec l’auteure qui l’a soutenu dans son combat. La jeune fille lui disait qu’elle rêvait de jouer le rôle de Luna. Rowling lui a répondu que l’anorexie est destructrice, pas créative et que la chose courageuse à faire est d’essayer de ne pas succomber à cette maladie pour réaliser son rêve. Et le rêve d’Evanna s’est réalisé grâce à son auteure préférée.

En tant que féministes, les filles de Némésis la remercient pour ce qu’elle a fait. Beaucoup de femmes souffrent de cette maladie, et Rowling a sauvé la vie de l’une d’elles. Nous lui remercions également la création de l’univers d’Harry Potter qui a bercé notre enfance. Nous espérons que J.K Rowling puisse recevoir notre message de soutien : « Expecto Patronum »

Sources :

lundi, 12 octobre 2020

Maurice Genevoix ou la Mémoire d'une guerre

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Maurice Genevoix ou la Mémoire d'une guerre

 
 
ceux_de_14_small.jpgStoriavoce vous a proposé toute une programmation consacrée à la Grande Guerre notamment à ses conséquences politiques et économiques, internationales et géopolitiques… Or, il est un domaine que nous avons oublié à tort, il s’agit de la littérature.
 
Nous vous proposons aujourd’hui d’évoquer une des plus grandes plumes de cette époque, l’histoire d’un homme qui a été marqué de plein fouet par cet orage d’acier. Un homme de lettre qui, après des études brillantes jusqu’à Normal sup, s’est retrouvé sur le champ de bataille : Maurice Genevoix, l'auteur de Ceux de 14.
 
Coauteure d'un livre qui lui est consacré, Aurélie Luneau répond aux questions de Christophe Dickès. L'invitée : Historienne de la radio, Aurélie Luneau est auteure et productrice de l'émission "De cause à effets, le magazine de l'environnement" sur France Culture.
 
Docteure en histoire et diplômée de l'Institut d'études politiques de Bordeaux, elle est la meilleure spécialiste française des médias pendant la Deuxième Guerre mondiale.
 
Elle a notamment publié avec Jacques Tassin, une biographie illustrée de Maurice Genevoix (Flammarion, 308 pages, 24.90€).
 

vendredi, 09 octobre 2020

Louis-Ferdinand CÉLINE : Faut-il distinguer l'oeuvre de l'homme ?

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Louis-Ferdinand CÉLINE :

Faut-il distinguer l'oeuvre de l'homme ? (2020)

 

jeudi, 01 octobre 2020

Maugis, ou l'autre armée des ombres

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Maugis, ou l'autre armée des ombres

Par Paul Sunderland 

« Si nous ne changeons pas ce monde promis à la destruction, nous nous engageons à ne pas nous laisser modeler par lui. Rappelez-vous bien, nous sommes au monde, mais pas de ce monde. »

Deux phrases très intéressantes tirées de Maugis nouvelle version, un roman initialement écrit il y a quelques années par Christopher Gérard. Un monde promis à la destruction, ce sont plusieurs milliards d'êtres humains destinés à passer sous le rouleau compresseur d'un déterminisme absolu, un juggernaut inéluctable, une force telle qu'on se demande à quoi il servirait d'en avoir conscience, en définitive. Serait-ce l'œuvre d'un démiurge sadique ? Cette conscience se colore de différentes manières et l'une d'elle est la tendance à l'action : on se trouve derrière le juggernaut et on lui imprime du mouvement pour accélérer les choses ou on se trouve devant et on tente de le freiner, voire de le stopper.

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Dans l'hindouisme, le domaine de l'action est réservé à la seconde caste, celle des kshatriyas, c'est-à-dire les guerriers. Ce type de développement s'étend au-delà des seules frontières physiques de l'aire culturelle hindoue : c'est bien en Occident, et plus précisément en Belgique, au sud du Canal Albert, que nous entrons dans la seconde guerre mondiale de Maugis. Après la défaite belge dûment et tragiquement attestée, un jeune officier vaincu et ses compagnons survivants mènent une guerrilla d'arrière contre l'occupant. Immédiatement, Christopher Gérard nous place dans une perspective bien spécifique : plutôt que nous montrer ou l'avers ou le revers de la pièce, il nous maintient en équilibre sur sa tranche. Il y a le conflit visible et, à travers lui, la manifestation de figures profondément enracinées dans le légendaire européen malgré la modernité. Le héros, François d'Aygremont, va vivre des expériences initiatiques de mort et de renaissance : Maugis sera son nom véritable. Précisons : Maugis l'Egaré. Lui aussi se trouve sur la tranche de la pièce et oscille dangereusement d'un côté et de l'autre de l'allégeance. Insertion dans une chaîne de transmission spirituellement pérenne, séduction exercée par le Directorat V, cellule ultra-secrète (streng geheim!) et contre-initiatique du IIIème Reich.

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Couverture de la première édition de "Maugis", avec le "Pèlerin de l'Absolu", tableau de Marc. Eemans

39-45, c'est « juste » la surface des choses. Comprenons que dans ce roman, la perspective historiciste n'est pas du tout amoindrie mais elle n'est que l'écho d'un conflit beaucoup plus obscur mettant en action des forces invisibles, tout aussi réelles et redoutables. Dans une langue parfaitement ciselée quoique sans pédanterie, Christopher Gérard parvient à réenchanter des lieux, des situations qu'une certaine coterie pseudo-intellectuelle nous force à « déconstruire » depuis déjà longtemps. Telle vénérable ville universitaire est à redécouvrir comme « ville sainte », non par sentimentalisme, mais pour des raisons opératives. Telle maison d'édition, dans ses activités ordinaires, manipule des énergies portées (hypostasiées) par des sortes de condensateurs humains dans le cadre d'une guerre pour la sauvegarde de l'Esprit. Il s'agit bien d'un récit de guerre. On m'a posé la question : ce roman peut-il être lu par quelqu'un qui ne s'y connaît pas en ésotérisme ? Selon moi, oui, parfaitement. Tout le monde n'a pas le profil pour s'intéresser à ce discipline mais tout le monde a sa chance car il ne s'agit pas ici de qualifications fondées sur l'équarrissage scolastique (la possession de tel ou tel diplôme en carton). Maugis raconte l'histoire prenante d'une lutte pour la domination et n'a rien d'un exposé filandreux.

Christopher Gérard ne pratique pas l'équarrissage, il ne déconstruit pas non plus. Il décloisonne ! Certes, chez cet auteur se revendiquant du paganisme, on pourrait s'attendre, par le biais d'une fiction, à un dynamitage en règle des religions monothéistes. Ce n'est pas si évident. François d'Aygremont/Maugis est initié aux mystères antiques mais n'en prie pas moins Marie, pour lui avatar de la Grande Déesse, comme si, au fond, ce qui donne matière à disqualification résidait non pas dans des appartenances formelles mais, çà et là, dans les attitudes de certains, quelle que soit leur « immatriculation ». C'est ainsi que la seconde phrase citée (« nous sommes au monde, mais pas de ce monde »), si elle rappelle évidemment Jean ch. 17, v. 14-18, englobe ce que l'auteur nomme « l'universalité des hommes de prière ». Un de ces hommes, d'ailleurs, est le prieur des Hospitaliers de Rome (où Maugis aux yeux couleur d'émeraude, couleur de Graal, a trouvé refuge), une retraite actualisant l'union, devant une œuvre d'art, du paganisme, du judaïsme et du christianisme.

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« Ne pas se laisser modeler par ce monde. » Cette seconde proposition sonnera peut-être aux oreilles d'un kshatriya (non révolté, bien sûr!) comme un pis-aller amer, un affaiblissement consécutif à l'échec d'une action. On peut la voir aussi comme une ascension vers la suite immédiate : être au monde mais pas de ce monde. De fait, c'est par une ascension que le protagoniste poursuit sa route à la fois dans et par-delà l'Histoire. D'une manière générale, on entre sans peine, grâce à la maîtrise de l'auteur, dans telle et telle atmosphère des lieux. Il est bon de se laisser dépayser de la sorte mais, plus que cela (après tout, l'Irlande, l'Inde ou le Thibet – avec un h – depuis chez soi, ça ne coûte pas grand-chose), on se prend à vouloir suivre aussi, page par page, ce que d'autres explorateurs ont écrit de leurs périples, ici et là, même si, d'un individu à l'autre, les motivations peuvent ne pas se ressembler. C'est un autre intérêt de Maugis: il peut se lire comme une aventure historique et ésotérique au sombre foisonnement, mais aussi ouvrir, sans prévenir (et l'auteur de ces lignes en a fait l'expérience personnelle et saisissante ; pas besoin d'en dire davantage), sur d'autres espaces, d'autres lieux.

En conclusion, Maugis, matérialisant des réseaux étranges au-delà de toute logique cartésienne, est aussi une sorte de tesseract bousculant allègrement notre conception linéaire et sagittale du temps. Dans cette optique, Christopher Gérard nous donne la possibilité, face à la très actuelle coalition des marmousets en marche, de nous tenir, tel son héros, sur les cimes, au centre de la « triple enceinte ». Le travail que mène cette autre armée des ombres est un remarquable appui-feu dans le retour à l'Unité contre l'uniformité.

dimanche, 27 septembre 2020

El grito desde el subsuelo. Fiodor Dostoyevski contra el Homo Festivus

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El grito desde el subsuelo. Fiodor Dostoyevski contra el Homo Festivus

por Adriano Erriguel

Ex: https://culturatransversal.wordpress.com

“Soy un hombre enfermo, soy un hombre rabioso. No soy nada atractivo. Creo que estoy enfermo del hígado. Sin embargo no sé nada de mi enfermedad y tampoco puedo precisar qué es lo que me duele…” Así arrancan las “Memorias del subsuelo”, la obra que en menor número de páginas concentra más contenido filosófico de todas las que escribió Fiodor M. Dostoyevski. Estas páginas vigorosas y dramáticas constituyen la más potente carga de profundidad que desde la literatura se haya lanzado jamás contra los pilares antropológicos del liberalismo moderno: el mito de la felicidad, el mito del interés individual, el mito del progreso.

A través del narrador anónimo de estas memorias Dostoyevski se interna en los meandros del subconsciente para iluminar los aspectos más incoherentes, sórdidos y contradictorios de la naturaleza humana. Y la perorata del “hombre del subsuelo” – este individuo lúgubre, retorcido, quisquilloso y cruel – nos muestra que la ensoñación de un mundo pacificado por la razón universal, por la consciencia moral y por la armonía de los intereses individuales no es más que una hipócrita impostura, un horror aún peor que los horrores que depara la vida real. Porque los dogmas sedantes de la fraternidad universal y el moralismo invasivo del hombre progresista quedan desarmados frente a una pregunta muy simple: ¿Y qué sucede si el hombre, a fin de cuentas, prefiere sufrir?

unnamedfdpg.jpgEn materia de sufrimiento Fiodor M. Dostoyevski no hablaba de oídas.

Más allá de la casa de los muertos

¡Alto! ¡Este es tu dolor! ¡Aquí está! ¡No intentes salir de esta como hacen los muertos vivientes! ¡Sin dolor y sacrificio no tendríamos nada! ¡Te estás perdiendo el momento más grande de tu vida!

TYLOR DURDEN en el film: “El club de la lucha”

Hijo de un médico de hospital, la infancia de Dostoyevski transcurrió en las proximidades de un orfanato, de un manicomio y de un cementerio de criminales. Epiléptico desde los 18 años, a los 28 fue arrestado por formar parte de un grupo de conspiradores y fue sometido a un simulacro de ejecución. Cuatro años de prisión y de trabajos forzados en Siberia arruinaron su salud. Durante gran parte de su vida se vio asediado por las deudas, por la adicción al juego y por sus tendencias depresivas, y hubo además de padecer las muertes de su primera mujer y de dos de sus hijos. Falleció a los 59 años. “Para ser buen escritor es preciso haber sufrido”, dijo hacia el final de su vida. Él se encargó de demostrarlo. Con creces.

¿Un buen escritor? En su caso mejor decir: un gran escritor. Porque el autor ruso es la demostración más rotunda de que escribir bien y ser escritor son cosas diferentes. De hecho, probablemente él escribía mal. Su prosa fluye espasmódica y a borbotones, en tiradas que se disparan en todas direcciones para condensarse de nuevo en un amasijo caótico, al límite de la coherencia. Desde el punto de vista de pura técnica novelista la arquitectura de sus historias es a veces deficiente, la caracterización de sus personajes errática y los recursos dramáticos que emplea discutibles (1). Dicho lo cuál, da igual. Porque lo de Dostoyevski era otra cosa.

Realismo superior. Así definía el autor ruso su arte. Su objetivo no era experimentar con el lenguaje sino dar salida a su cosmovisión. En su escritura no hay lugar para manierismos ni para gorgoritos literarios. Las descripciones del tiempo o de la naturaleza, los cuadros costumbristas o los inventarios de valor sociológico brillan por su ausencia. Toda la acción transcurre en el interior de las personas. Porque ésa es la única realidad que a él le interesa: la oculta y espiritual, y ésta se revela a través de las acciones, las palabras y los pensamientos de sus personajes. Unos personajes casi siempre al límite yque se bañan en una atmósfera alucinada, como si vivieran “en espacios y en tiempos muy diversos de los reales, más consonantes con su existencia espiritual y profunda”. En las novelas de Dostoyevski – dice el filósofo Luigi Pareyson – “todo lo visible se transforma en fantasma y a su vez ese fantasma se convierte en la figura de una realidad superior. La visión de esa realidad superior es tan vigorosa que nos hace olvidar la visión de lo visible”. Nada es lo que parece. Los héroes de Dostoyevski “no trabajan en el sentido literal del término. No tienen ocupaciones, obligaciones o labores, pero van y vienen, se encuentran y entrecruzan, no cesan jamás de hablar (…) ¿Qué hacen? …meditan sobre la tragedia del hombre, descifran el enigma del mundo ¿Quiénes son en realidad? Son ideas personificadas, ideas en movimiento” (2).

¿Qué ideas? Con su largo historial de penalidades a cuestas Dostoyevski bien podría haberse entregado a una literatura dolorista y lastimera, a un mensaje filantrópico y edificante de denuncia social – como toda esa literatura oficial que hoy se cotiza en galardones “a la coherencia personal” o “al compromiso”. Pero el autor ruso era demasiado grande como para caer en bagatelas progresistas. Cuando Dostoyevski volvió de la casa de los muertos – el presidio siberiano a donde fue condenado por las autoridades zaristas – lo hizo convertido en un patriota, en un defensor de la misión universal de Rusia ante una Europa en la que él ya veía el germen de la decadencia. ¿Cómo fue eso posible?

Amor fati – la ley más fecunda de la vida, según Nietzsche. El amor por su destino – dice Stefan Zweig – “impedía a Dostoyevski ver en la adversidad algo diferente a la plenitud, y ver en la desgracia otra cosa que un camino de salvación”. Protestar contra el sufrimiento sería como protestar contra la lluvia. No hay en toda su obra un ápice de exhibicionismo victimista. Ni tampoco de orgullo o vanidad personal. Siempre practicó una impersonalidad activa. Volcó todo su orgullo en aquello que le sobrepasaba: en la idea de su pueblo y en la misión que a éste atribuía. Si bien la preocupación moral es una constante en su obra, no hay en ella rastro alguno de moralina. Porque vivir bien, para él, era “vivir intensamente en el bien y en el mal, incluidas sus formas más violentas y embriagadoras; nunca buscó la regla, sino la plenitud” (3). Siempre a la escucha de su lado oscuro, en perpetuo diálogo con su parte maldita, Dostoyevski es el escritor dionisíaco por excelencia. Odia los términos medios, abomina de todo lo que es moderado, armonioso. Sólo lo extraordinario, lo invisible, lo demoníaco le interesa. Sus obras nos muestran las puertas de salida del mundo burgués. Y la primera puerta se abre desde el subsuelo.

El reaccionario salvaje

Se me ocurre plantear ahora una pregunta ociosa: ¿Qué resultaría mejor? ¿Una felicidad barata o unos sufrimientos elevados?

FIODOR M. DOSTOYEVSKI

dostoievski-double.jpgUn individuo resentido, cicatero, cruel. Una risotada brutal que procede de la noche de los tiempos. El “hombre del subsuelo” es el primer antihéroe de la historia de la literatura. Con él Dostoyevski comienza a ser Dostoyevski. Décadas antes de Sigmund Freud el autor ruso desciende al sótano del subconsciente y da la palabra a ese hombrecillo oculto, aherrojado en los grilletes de la civilización y del progreso. Un individuo que se revela como un reaccionario salvaje. Y que la emprende contra una de las manías favoritas de la modernidad y del progreso: ¿a qué viene esa obligación de ser, a toda costa, felices? ¿Es eso de verdad lo que queremos?

“¿Por qué estamos tan firmemente convencidos – dice el hombre del subsuelo – de que sólo lo que es normal y positivo, de que sólo el bienestar es ventajoso para el hombre? ¿No pudiera ser que el hombre no ame sólo el bienestar, sino también el sufrimiento? Porque ocurre que a veces el hombre ama terrible y apasionadamente el sufrimiento (…) Podrá estar bien o mal, pero la destrucción resulta también a veces algo muy agradable. (…) Yo no defiendo aquí ni el sufrimiento ni el bienestar. Yo defiendo…mi propio capricho”.

¿Qué diría el hombre del subsuelo sobre nuestra época? La felicidad como deber, la euforia como disciplina, el festivismo como religión. He ahí nuestros horizontes insuperables. Ninguna época anterior a la nuestra había convertido la infelicidad en un signo de anormalidad o en un estigma de oprobio. Y sin embargo la depresión es nuestro “mal del siglo”. Dostoyevski ya lo había previsto. Porque él sabía que el hombre “no busca ni la felicidad ni la quietud. Lo que desea es una existencia a su medida, realizarse conforme a su voluntad, abrazar lo irracional y lo absurdo de su naturaleza” (4). Sin embargo Occidente es la única civilización que ha querido eliminar la tragedia de la faz de la tierra. ¿Y luego qué? ¿Para qué nos serviría ese único, universal e imperecedero universo de la razón y de la ciencia, si su único fruto será la grisácea uniformidad de una sociedad tabulada, aseptizada y computarizada? ¿Qué sucederá cuando ya no existan aventuras, ni pueblos, ni religiones, ni actos individuales y descabellados… cuando todo esté explicado y calculado a la perfección – incluido el propio aburrimiento?

¡Qué no se inventará por aburrimiento! dice el hombre del subsuelo. En contra de lo que enseña la filosofía del liberalismo, el móvil profundo de las grandes hazañas del hombre nunca ha sido el interés racional e individual. Sólo así se explica que, a lo largo de la historia, tantos y tantos que comprendieron perfectamente en qué consistían sus auténticos intereses individuales “los dejaran en segundo plano y se precipitaran por otro camino en pos del riesgo y del azar, sin que nada les obligara a ello, más que el deseo de esquivar el camino señalado y de probar terca y voluntariamente otro, más difícil y disparatado” (5). Sólo así se explican las ideas – disparatadas y absurdas desde el estricto punto de vista del interés individual – que han llevado a tantos hombres, a lo largo de la historia, a matar y a morir. Y así se explican, en última instancia, las patrias, las religiones y todas las constelaciones de mitos y de creencias que conforman las identidades de los pueblos y que tantas veces pertenecen al dominio de lo arbitrario y absurdo. “Ni un solo pueblo se ha estructurado hasta ahora sobre los principios de la ciencia y de la razón”, afirma Dostoyevski (6). De ahí la ineptitud última del empeño liberal en sostener toda convivencia colectiva sobre un contrato social, sobre un “patriotismo constitucional” racionalista y aséptico. Porque un proyecto colectivo, si ha de ser duradero, sólo puede sostenerse sobre un núcleo pasional más allá de la razón, sobre las creencias y sobre los mitos.

dosto.jpgEl sueño del progreso produce monstruos

El antiprogresismo de las “Memorias del subsuelo” no se queda en una diatriba contra la felicidad. En sus páginas aparece una imagen premonitoria: el “Palacio de Cristal” como símbolo del progreso, del fin de la historia. El Palacio de Cristal – pabellón de la exposición universal de Londres que Dostoyevski visitó en 1863– es la representación del universo definitivamente pacificado, estandarizado, homogeneizado. La mirada profética de Dostoyevski anticipa así la desazón posmoderna y nos alerta sobre el mundo del futuro: la sociedad de la transparencia, un inmenso panóptico nivelado y desinteriorizado en el que todos somos vigilados y vigilantes. Un mundo en el que las inquietudes y las apetencias humanas estarán totalmente codificadas – digitalizadas, diríamos nosotros – de forma que, al final, lo más probable es que el habitante de este mundo deje ya de desear, porque “todo se ha disuelto ya en una descomposición química, junto al instinto básico de supervivencia, pues para entonces ya se tendrá todo bien asegurado al milímetro. En cuestión de poco tiempo se pasará de la bulimia a la abulia más cruel con que las salvajes leyes de la naturaleza amenazarán al civilizado homúnculo, producto artificial de una probeta de laboratorio” (7).

Dostoyevski intuye la edad del vacío. La época en la que se abandona cualquier búsqueda de sentido, la época en la que el individuo es rey y maneja su existencia a la carta… pero también la edad en que el individuo es más banal, mediocre y limitado; en la que el hombre es más pusilánime, más dependiente del confort y del consumo; en la que el hombre es menos autónomo en sus juicios, más gregario, servil y victimista. “¡Nos pesa ser hombres, hombres auténticos, de carne y hueso” – exclama el “hombre del subsuelo” –. “Nos avergonzamos de ello, lo tomamos por algo deshonroso y nos esforzamos en convertirnos en una nueva especie de omnihumanos. Hemos nacido muertos y hace tiempo que ya no procedemos de padres vivos, cosa que nos agrada cada vez más. Le estamos cogiendo el gusto”.

El homúnculo: la palabra que el autor ruso acuña para designar al habitante de ese mundo transparente en el que la felicidad dosificada lo es todo. Una criatura en la que Dostoyevski barrunta ya ese “Último hombre” que guiña un ojo y piensa que ha inventado la felicidad (8). A ese “Homo Festivus” del que hablaba Philippe Muray: el consumidor en bermudas,flexible, elástico y cool, desprovisto de toda trascendencia y destinado a heredar la tierra (9).

unnamedfdcf.jpgEl homúnculo vive de espaldas a la “auténtica vida”, a la “vida viva”: dos conceptos clave para Dostoyevski. “No hay nada más triste para el autor de Memorias del subsuelo ­– señala Bela Martinova – que una persona que no sabe vivir; que un hombre que ha perdido el instinto, la intuición certera de saber dónde habita la “fuente viva de la vida”. Dostoyevski es uno de los primeros que olfatea ese progresivo distanciamiento entre el hombre europeo y la realidad primigenia, ese ocultamiento de lo real. Dostoyevski ya había calado al urbanita de nuestros días, desarraigado y alienado, perdido en una realidad virtual de necesidades inducidas, arrancado de la “vida viva”. El hombre del subsuelo agarra al ese hombre por las solapas, lo zarandea violentamente y le obliga a mirarse en el espejo: ¡Ecce Homo Festivus!

Pero Dostoyevski siempre atisba una salida. Tarde o temprano – nos dice el hombre del subsuelo “aparecerá un caballero que, con una fisonomía vulgar, o con un aspecto retrógrado y burlón (un reaccionario, diríamos nosotros…) se pondrá brazos en jarras y nos dirá a todos: “bueno señores ¿y por qué no echamos de una vez abajo toda esa cordura, para que todos esos logaritmos se vayan al infierno y podamos finalmente vivir conforme a nuestra absurda voluntad?”” ¡Dos más dos son cuatro! Sí, ya lo sabemos. Pero el hombre del subsuelo escupe sobre eso. Tal vez le resulte más atractivo el “dos más dos son cinco”. Porque el “dos más dos son cuatro” ya no es vida… sino el inicio de la muerte.

El grito del hombre del subsuelo es un grito de rebelión contra la futura armonía universal, contra la religión del progreso, contra el mundo de los esclavos felices. Porque la auténtica libertad del espíritu humano – viene a decirnos Dostoyevski – es incompatible con la felicidad. O libres o felices. Y la libertad es aristocrática, no existe más que para algunos elegidos. Algo que sabía muy bien el personaje mítico que culmina su obra, y el que mejor compendia la dialéctica de sus ideas.

Grandes y pequeños Inquisidores

La era tecnotrónica implica la aparición gradual de una sociedad cada vez más controlada y dominada por una elite desembarazada de los valores tradicionales. Esa élite no dudará en alcanzar sus fines políticos mediante el uso de las tecnologías más avanzadas (…) para modelar los comportamientos públicos y mantener a la sociedad bajo estrecha supervisión y control.

ZBIGNIEW BRZEZINSKI

El Gran Inquisidor es demócrata y socialista a su manera. Está lleno de compasión por la gente, alienta un sueño de fraternidad universal y su objetivo es asegurar la felicidad del género humano. El Gran Inquisidor toma el partido de los humildes, de los débiles, de la mayoría. La idea de superación personal le indigna por aristocrática. El Gran Inquisidor guarda un secreto: no cree en Dios. Pero tampoco cree en el hombre. Su misión es organizar el hormiguero humano en una tierra sin Dios.

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La “Leyenda del Gran Inquisidor” – inserta en la novela “Los hermanos Karamazov” – consiste en el largo monólogo de este enigmático personaje ante otro al que ha hecho arrestar y que permanece en silencio: Jesucristo, de nuevo entre los hombres. Y en su monólogo el Gran Inquisidor se justifica. Y explica por qué se ha visto obligado a corregir Su obra, por qué ha instaurado una tiranía en Su nombre, en el nombre de una religión puramente formal.

Se trata, según él, de una tiranía necesaria. Porque él sabe que los hombres no quieren ser libres sino felices. Y sabe que no hay nada que torture más al hombre que la ausencia de un porqué, que la falta de un sentido. Pero Cristo, en vez de abrumar al hombre con las pruebas de su divinidad, ha dejado las puertas abiertas a todas las dudas. Porque Él ha querido que la fe sea un acto de libertad. Y el Gran Inquisidor sabe que esa libertad de espíritu es incompatible con la felicidad. Y sabe que los hombres no quieren la libertad, sino la certeza. O mejor aún: sabe que en realidad prefieren no tener que pensar. Y por eso les ha convertido en una masa domesticada.

La felicidad en la tierra. Ésa es la única preocupación del Gran Inquisidor, la única verdad que él reconoce. Porque él sabe que Dios no existe. Y él – un asceta, un hombre de ideas – oculta esa dolorosa verdad al resto de los hombres. Además él sabe que la fe es una responsabilidad con consecuencias demasiado gravosas, y que no está al alcance de todos. Y el Gran Inquisidor, lleno de compasión por los hombres, no puede tolerarlo. ¿Por qué sólo algunos serían los elegidos? ¿Por qué no todos? Y por ello proporciona a los hombres un cúmulo de verdades maleables, flexibles y confortables, adaptadas a la debilidad de la mayoría. Y frente a la religión del pan celestial les ofrece la religión del pan terrenal, el dogma del bienestar en la tierra, la felicidad del rebaño.

“Les daremos una felicidad tranquila, resignada, la felicidad de unos seres débiles, tal y como han sido creados…les obligaremos a trabajar, pero en las horas libres les organizaremos la vida como un juego de niños, con canciones infantiles y danzas inocentes. Les permitiremos también el pecado… ¡son tan débiles e impotentes! y ellos nos amarán como niños a causa de nuestra tolerancia (…) y ya nunca tendrán secretos para nosotros (…) y nos obedecerán con alegría” (10). Un paraíso de beatitud y de simplicidad infantil. ¿Una crítica a la Iglesia católica?

Dostoyevski, ortodoxo militante, no albergaba simpatías por la Iglesia de Roma. Pero es imposible reducir el mito del Gran Inquisidor a una crítica pasajera del catolicismo. Tampoco puede reducirse – como han hecho algunos comentaristas – a una premonición de las utopías totalitarias y socialistas que por aquél entonces ya despuntaban en Rusia. El potencial visionario de Dostoyevski exige una lectura postmoderna, mucho más ambiciosa.

Lo que el autor ruso vaticina – en una intuición tan pasmosa como profética – son los principios básicos de una sociedad de control total, postreligiosa y posthistórica. Una sociedad de la que el espíritu – o cualquier otro elemento de auténtica trascendencia – ha quedado desterrado. El Gran Inquisidor es la primera aparición literaria del Gran Hermano.

Y un mentor para los tiempos actuales. El Gran Inquisidor se alza contra Dios y corrige Su obra en el nombre del hombre. Sus ideas se resumen en dos: rechazo de la libertad en nombre de la felicidad y rechazo de Dios en nombre de la humanidad (11). Su objetivo es globalizador: la unión de todos los hombres en un “hormiguero indiscutible, común y consentidor, porque la necesidad de una unión universal es el último tormento de la raza humana”. El único paraíso posible está aquí, en la tierra. Y la única beatitud posible consiste en el retorno a la inocencia infantil.

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¿Y qué mejor para ello que un totalitarismo soft? Un totalitarismo hecho de hipertrofia sentimental, de intervencionismo humanitario, de felicidad como imperativo y de infantilización en el gigantesco parque de atracciones del hiperfestivismo. ¿Algo que ver con los tiempos actuales?

Pero hoy ya no se trata de un Gran inquisidor, sino de muchos. En nuestros días los Grandes Inquisidores anidan en las estructuras de poder del Nuevo Orden Mundial y forman parte de un directorio tecnocrático, financiero y policíaco que vela por la pureza del pensamiento global único. Un pensamiento New Age, festivo y nihilista que se acompaña de un moralismo agresivo. Y armado, si es preciso.

El Gran Inquisidor de Dostoyevski es un personaje trágico, no exento de cierta grandeza. Toma sobre sí toda la carga de la dolorosa verdad y dispensa una felicidad en la que él no puede participar. Pero nuestros tiempos son prosaicos. Los Grandes Inquisidores de nuestros días están encantados de haberse conocido, se reúnen y ríen entre ellos sus ocurrencias, como la de aquél conocido Gran Inquisidor que anunció la buena nueva del “Entetanimiento” (tittytainment): una mezcla de entretenimiento vulgar, propaganda, bazofia intelectual y elementos psicológica y físicamente nutritivos, la fórmula ideal para mantener sedada a la mayoría de la población y evitar estallidos sociales (12).

Pero por muy importante que sea el papel de los Grandes Inquisidores, lo que hace realmente posible que el entetanimiento funcione es todo el entramado de pequeños inquisidores – políticos y economistas, intelectuales de derecha y de izquierda, periodistas y think-tanks, ONGs, “sociedad civil” a sueldo, miembros del show-busines, corporaciones de ocio y entretenimiento – que funcionan como terminales de los poderes hegemónicos, como sus vigilantes, pequeños inquisidores domésticos cuya función consiste en encuadrar a la población en el discurso de valores dominante, en la idea de que no hay alternativas al pensamiento único: un pensamiento liberal-libertario, que no de libertad.

El problema de la libertad es precisamente el gran tema de la obra de Dostoyevski, la cuestión que más le obsesiona. La libertad entendida siempre como libre albedrío, como capacidad de opción moral. Un problema que se sitúa en el núcleo de su concepción religiosa. Una concepción mesiánico-apocalíptica – al decir de sus críticos – que, unida a su intenso patriotismo ruso, es la que más le ha valido su sulfurosa reputación de reaccionario.

Para acabar con el buenismo

Dostoyevski es un escritor del lado oscuro. Sus novelas exploran el componente maligno y demoníaco que anida en la naturaleza humana. Por eso pocas cosas le indignaban tanto como los intentos de “contextualizar” o de negar el mal en el hombre, de atribuirlo a las “condiciones sociales” o a las “circunstancias del entorno”. Dostoyevski se subleva contra esa visión humanitario-progresista – tan vieja como recurrente – según la cuál bastaría con transformar las mencionadas condiciones sociales para que el mal desaparezca, porque en el fondo “todo el mundo es bueno”. Para el autor ruso el mal no es el resultado inevitable de unos condicionantes sociales sino una opción del hombre. El mal es hijo de la libertad, y si reconocemos que el hombre es un ser libre estamos obligados a admitir la existencia del Mal.

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La lectura de Dostoyevski es el mejor antídoto contra el buenismo. El autor ruso consideraba el no-reconocimiento del mal como una negación de la naturaleza profunda del hombre, como un atentado contra su responsabilidad y dignidad. Su postura no es ni optimista ni pesimista: no es optimista porque no se minimiza la realidad del mal, y no es pesimista porque no se afirma que el mal sea insuperable. Se trata más bien de una concepción trágica: la vida del hombre está bajo el signo de la lucha entre el bien y el mal (13).

Una concepción trágica y también dialéctica: el bien no sería tal – en expresión de Luigi Pareyson – si no incluye en sí mismo la realidad o posibilidad del mal como momento vencido y superado. Y el dolor es el punto de inflexión de esa dialéctica: al hombre no le queda otra posibilidad para llegar al bien que padecer hasta el fondo el proceso autodestructivo del mal. Porque el mal, por su propia naturaleza, tiende a autodestruirse (14). Dostoyevski siempre encuentra una salida.

Dostoyevski es un pensador cristiano. Y ello a pesar de que el mal y el sufrimiento humano – constantemente presentes en su obra – son los mayores obstáculos para la fe en cuanto conducen a la desesperanza. Pero no es el suyo un cristianismo melifluo del tipo “sonríe Dios te ama”. El suyo es un cristianismo trágico, agónico, forjado en el sufrimiento y en la duda.Dostoyevski quería – dice Nikolay Berdiaev – que toda fe fuese aquilatada en el crisol de las dudas. Porque para él convertir el mensaje de Cristo en verdad jurídica y racional significaba pasar del camino de la libertad al camino de la coacción – como en el caso del Gran Inquisidor –. El autor ruso fue probablemente el más apasionado defensor de la libertad de conciencia que ha conocido el mundo cristiano, y sabía que “si en el mundo hay tanto mal y sufrimiento es porque en la base del mundo se encuentra la libertad. En la libertad está toda la dignidad del mundo y la dignidad del hombre. Sólo sería posible evitar el mal y los sufrimientos al precio del rechazo de la libertad” (15).

“Rusia es un pueblo portador de Dios”, afirma Dostoyevski. El cristianismo y la idea de Rusia se funden para él en una visión mesiánica en la que reverbera la vieja idea de Moscú como “Tercera Roma”, portadora de un mensaje de salvación universal. Una visión en la que asoma ese fondo místico-apocalíptico del espíritu tradicional ruso que resulta tan chocante para el hombre actual. ¿Rusia como nuevo pueblo elegido? ¿Rusia como portadora de un dogma universalista? ¿Rusia destinada a unificar la humanidad, a concluir la historia? Veremos que, como casi todo en Dostoyevski, el camino utilizado es el más tortuoso para decirnos algo bastante diferente. Casi incluso lo contrario.

Los dioses y los pueblos

Quien renuncia a su tierra renuncia también a su Dios

FIODOR M. DOSTOYEVSKI

“El pueblo ruso cree en un cristo ruso. Cristo es el dios nacional, el dios de los campesinos rusos, con rasgos rusos en su imagen. Se observa en ello una tendencia pagana en el seno de la ortodoxia”. El filósofo Nikolay Berdiaev explicaba en esos términos la importancia del cristianismo ortodoxo en la formación de la identidad rusa. La religión ortodoxa hizo a Rusia, y en ese sentido se trata de una religión con un carácter comunitario y patriótico similar al que antaño tenían las religiones paganas que eran, ante todo, religiones de la polis. Rusia se celebra a sí misma a través del Dios ortodoxo, por el cuál participa en el misterio de lo sagrado.

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Pero según el cristianismo la verdad es sólo una, la misma para todos los pueblos. De la identificación de Rusia con esa verdad universal nace su conciencia mesiánica, la misma que el monje Filoteo sintetizó en el siglo XVII en la idea de Moscú como “Tercera Roma”. La ortodoxia rusa oscila por tanto entre esos dos polos: por un lado ese populismo religioso que hace de ella una especie de religión tribal, y por otro lado el mensaje universalista y expansivo propio del cristianismo. Esa bipolaridad se da también en Dostoyevski. El autor ruso se adhiere a la verdad universal del cristianismo, pero al mismo tiempo – y ahí está lo novedoso de su pensamiento – parece rechazar el universalismo, es decir, la pretensión de homogeneizar a la humanidad en torno a un único credo. Más bien el contrario, lo que hace es una defensa de las religiones enraizadas: cuanto más vigorosa sea una nación tanto más particular será su Dios.

Especialmente reveladoras son las siguientes frases de su novela Demonios: “Dios constituye la personalidad sintética de todo un pueblo desde su nacimiento hasta su fin. Nunca se ha dado el caso de que todos los pueblos, o muchos de ellos, hayan adorado a un mismo Dios, sino que cada uno de ellos ha tenido siempre el suyo propio (…) Cuando los dioses comienzan a ser comunes es el inicio de la destrucción de las nacionalidades. Y cuando lo son plenamente, mueren los dioses y la fe en ellos, junto con los mismos pueblos”.

¿Instinto pagano en Dostoyevski? El autor ruso expresa la idea de que todos los grandes pueblos tienen que sentirse portadores, de un modo u otro, de una simiente divina, tienen que rodear sus orígenes de un aura mítica. “Ni un solo pueblo se ha estructurado hasta ahora sobre los principios de la ciencia y de la razón”. Siempre había sido así en el pasado hasta que la modernidad comenzó a desencantar el mundo.

Y prosigue:

“Jamás ha existido un pueblo sin religión. O sea, sin un concepto del mal y del bien. Cada pueblo posee su noción del mal y del bien y un bien y un mal propios. Cuando muchas naciones empiezan a comulgar en un mismo concepto del mal y del bien, perecen los pueblos y comienzan a desdibujarse y a desaparecer las diferencias entre el mal y el bien”.

¿Pronóstico de futuro? La época de relativismo en la que vivimos es a su vez la época en la que el sistema de valores occidental – la moralina “derecho-humanista”, la corrección política, la ideología de género y similares – intentan imponerse, por la fuerza incluso, sobre toda la humanidad. Lo que el autor ruso parece decirnos es que, para frenar el relativismo – es decir, para restaurar las ideas del mal y del bien – sería más bien preciso adoptar el enfoque contrario: aceptar el pluralismo de los valores, respetar las sensibilidades de los pueblos, reconocer el mundo como pluriverso.

Los dioses y los pueblos. Dos conceptos que discurren en paralelo y que en Dostoyevski se ligan de forma indisoluble: los pueblos nacen como resultado de una búsqueda de Dios. Continúa el personaje de Demonios:

“Los pueblos se constituyen y mueven en virtud de otra fuerza imperativa y dominante, cuyo origen es tan desconocido como inexplicable. Esa fuerza radica en el inextinguible afán de llegar hasta el fin, más al mismo tiempo niega el fin (…) el objetivo de este movimiento popular, en todas las naciones y en cualquier período de su existencia, se reduce a la búsqueda de Dios, de un Dios propio, infaliblemente propio, y a la fe en él como único verdadero” (16).

Lo que Dostoyevski parece afirmar es que la fuerza del cristianismo – religión de la divinidad encarnada, encastrada por tanto en el tiempo histórico –, consiste en encarnarse a su vez en esas grandes fuerzas motrices de la historia que son las naciones y los pueblos. El momento triunfal del cristianismo se produce cuando toma como vehículo a naciones poderosas, cuando se convierte a su vez en hacedor de naciones. Pero cuando el cristianismo pasa a convertirse en un mero gestor de buenos sentimientos, en un moralismo universalista y desencarnado, entonces se diluye y muere. La historia de Europa es un buen ejemplo de ello.

Una Europa que en tiempos de Dostoyevski se encontraba en la cúspide de su poder. Pero él veía más allá de eso.

Por Europa, contra occidente

“Quiero ir a Europa. Sé que sólo encontraré un cementerio, pero ¡qué cementerio más querido! Allí yacen difuntos ilustres; cada losa habla de una vida pasada ardorosa, de una fe apasionada en sus ideales, de una lucha por la verdad y la ciencia. Sé de antemano que caeré al suelo y que besaré llorando esas piedras convencido de todo corazón de que todo aquello, desde hace tiempo, es ya un cementerio y nada más que un cementerio” (17).

30713054877.jpgEstas palabras resumen a la perfección los sentimientos de su autor frente a Europa. Dostoyevski fue un ferviente y apasionado patriota europeo. Frente a la imagen que suele tenerse de los eslavófilos como chauvinistas antieuropeos, el autor de Crimen y Castigo dedica sus páginas más tiernas y vehementes a hacer el elogio de Europa en términos que pocos occidentales han empleado jamás.

“Europa, ¡qué cosa tan terrible y santa es Europa! ¡Si supieran ustedes, señores, hasta que punto nos es querida – a nosotros, los soñadores eslavófilos, odiadores de Europa según ustedes – esa Europa! (…) ¡Como amamos y honramos, de un amor y una estima más que fraternales, las grandes razas que la habitan y todo lo que ellas han culminado de grande y de bello! Si supieran ustedes hasta que punto nos desgarran el corazón (…) las nubes sombrías que cada vez más velan su firmamento” (18).

Dostoyevski nunca llegó a ser un auténtico eslavófilo – o fue tan sólo un eslavófilo sui generis –. Mucho menos era occidentalista. Rechazaba el europeísmo mimético que consistía en importar a Rusia las ideas y la forma de vida occidentales. Para él ser radical y apasionadamente ruso era la mejor forma de servir a Europa. Una civilización sobre la cuál él ya veía abatirse una implacable condena a muerte. La Europa “occidentalista” – la Europa del “Palacio de cristal” y de la triunfante civilización burguesa – no era ya su Europa.

¿Europa u Occidente? Conviene tener bien clara esta distinción. Europa es una cultura y una civilización milenaria, geográficamente delimitada. Occidente es un proyecto de civilización global y homogénea fundada sobre la economía. La victoria de la segunda representa la muerte de la primera. Y eso Dostoyevski lo vio perfectamente. Y no sólo él, en Rusia. Pero lo que él hizo fue expresar, de la forma más contundente y más literariamente elevada, esa idea que ya estaba presente en los principales filósofos religiosos y en el pensamiento metapolítico del país euroasiático. Ese pensamiento era hostil a la Europa Occidental sólo y en la medida en la que en ella triunfa la civilización burguesa. Dostoyevski – al igual que Nietzsche – levantó acta de la muerte de Dios. Y vio que Europa había dejado de ser cristiana. También vio que los proclamados ideales de libertad, igualdad y fraternidad que habían sustituido al cristianismo no eran más que una farsa, en cuanto no puede haber auténtica libertad sin poder económico – idea ésta en la que curiosamente coincidía con Karl Marx – (19).

En ese tesitura ¿qué hacer? ¿Cuál sería la misión de Rusia? Para Dostoyevski la idea de patria es inseparable de la idea de misión. Su patriotismo – y en eso se separaba de los eslavófilos – era ajeno a toda connotación etnicista o nacionalista. Para él la misión de Rusia es universal, ajena a cualquier autoafirmación nacional exclusiva. “Todo gran pueblo ha de creer, si quiere seguir vivo mucho tiempo, que en él y sólo en él está la salvación del mundo; que vive para estar a la cabeza de los pueblos, para unirlos en un común acuerdo y conducirlos hacia el objetivo que les está predestinado”. En el caso contrario “la nación deja de ser una gran nación y se transforma en simple material etnográfico. Una gran nación, cuando verdaderamente lo es, nunca se conforma con un papel secundario en la historia de la humanidad” (20). En un célebre discurso pronunciado meses antes de morir, declaraba:

“Creo firmemente que los rusos del futuro comprenderán en qué consiste ser un verdadero ruso: en esforzarse por aportar la reconciliación definitiva a las contradicciones europeas, en mostrar ante el malestar europeo la salida que ofrece el alma rusa, humana, universal y unificadora (…) pronunciar la palabra definitiva… de la concordia fraternal de todas las razas según la Ley evangélica de Cristo” (21).

Ahí reside la célebre concepción mesiánico-apocalíptica de Dostoyevski, que tan extravagante resulta a los ojos actuales. Una idea en la que confluyen siglos de pensamiento tradicional ruso. ¿Rusia como pueblo elegido? ¿Un ideal de dictadura teocrática? ¿Una justificación del imperialismo ruso?

30289585011.jpgEl mesianismo del autor de Crimen y castigo es grandioso, resplandeciente, místico, apasionado, paradójico… y totalmente utópico. Es decir, está más allá de cualquier análisis racional. Parece además contradictorio con otras posiciones de su autor. ¿Acaso no se rebelaba el “hombre del subsuelo” contra los cánticos a la armonía universal? ¿Acaso no era Dostoyevski – señalábamos antes – partidario de un pluralismo de los valores, absolutamente contrario a cualquier forma de imposición hegemónica? ¿Cómo se concilia eso con su idea del pueblo ruso como agente mesiánico-universal?

En realidad su mesianismo está alejado de cualquier espíritu de cruzada. También de cualquier idea de totalitarismo teocrático. Sí tiene mucho que ver con una idea central en su pensamiento: la visión del mundo como “una unidad espiritual y moral, una “comunidad fraternal” que debería existir de forma natural, pero que no puede ser creada artificialmente” (22).  Una idea que no cesa de repetir en su obra al mostrar una y otra vez lo nefasto de cualquier intento de forzar esa unidad: tal es el caso de los protagonistas de Demonios con su violencia revolucionaria; y – el ejemplo más notorio – tal es el caso del Gran Inquisidor. Tanto el catolicismo como el socialismo eran a sus ojos intentos de imponer la unidad del género humano por medios mecánicos y externos – lo que él llamaba “la hermandad del hormiguero”–. Por el contrario la Iglesia Ortodoxa rusa – de carácter más “nacional” que proselitista – era para él más respetuosa con la libertad, porque siempre habría esperado que la unidad venga por sí sola, de forma espontánea y sin coacciones.

El mesianismo de Dostoyevski se formula en términos más bien humildes: “lo que más tememos es que Europa no nos comprenda y que, como antaño y como siempre, nos acoja desde su orgullo, desde su desprecio y desde su espada, como a bárbaros salvajes indignos de tomar la palabra delante de ella” (23). Se trata de un mesianismo que aspira ante todo a dar testimonio. Testimonio de la existencia de una vía alternativa, específicamente rusa, que trataría de alcanzar una síntesis de elementos espirituales y comunitarios frente al individualismo y el materialismo occidentales. Rusia como nación “portadora de Dios” (nación teófora) que estaría llamada a dar testimonio y a sufrir en nombre de la humanidad. Una intuición que, a tenor de la historia rusa en el siglo XX, parece que tampoco iba tan descaminada.

En Dostoyevski nada hay lineal y cartesiano, todo es complejo y tortuoso. Aunque pueda parecer lo contrario no predica el angelismo. Mucho menos la globalización y el “fin de la historia”. Todo lo contrario. Para él la nación – ese vector de la historia – es la condición del retorno a Dios. Y Dios es “la condición de la perennidad de la nación. Ni un Dios tribal, ni un pueblo-dios, sino el Dios de un pueblo elegido por ese Dios que ha sido, a su vez, reconocido por ese pueblo” (24). El ideal mesiánico de Dostoyevski es una llamada a actuar sobre la historia, no a salir de ella; es una invocación a la fraternidad entre los pueblos, no a su homogeneización o mestizaje.

Y es también una llamada a Europa. Para que ataje su decadencia, para que asuma las riendas de su misión, codo con codo junto a Rusia. Como todos los eslavófilos el autor de Crimen y Castigo era un acérrimo defensor de lo que consideraba como misión histórica de Rusia: la defensa de los pueblos eslavos y de la religión ortodoxa. En su labor de publicista siempre señaló como objetivo de Rusia la reconquista de Constantinopla para la cristiandad: unas páginas tal vez obsoletas que denotan, no obstante, el entusiasmo de un espíritu quijotesco al servicio de Europa (25).

Apocalíptico y no integrado

Albert Camus afirmaba que el auténtico profeta del siglo XIX no era Karl Marx, sino Dostoyevski. El rasgo más sobresaliente del autor ruso es, sin duda alguna, su talento visionario, su capacidad de situarse en el futuro y de percibir el mundo como una lejanía. Eso explica también su contemporaneidad: Dostoyevski no sólo habla al hombre de hoy sino que hace parecer irremediablemente viejos a muchos escritores actuales.

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Eso es así porque la suya es una literatura de ideas, no una literatura “literaria”. Su finísima percepción podía captar las corrientes subterráneas del espíritu, las fuerzas profundas que mueven la historia. Se trata por lo tanto del primer gran escritor metapolítico de la historia. Escritor gramscista antes de Gramsci, su obra es la demostración de que toda acción verdadera viene precedida por una idea, de que las ideas tienen consecuencias. Por eso sus grandes personajes son ante todo intelectuales, ideas en acción. Él sabía que en la historia “lo que triunfa no son las masas de millones de hombres ni las fuerzas materiales, que parecen tan fuertes e irresistibles, ni el dinero ni la espada ni el poder sino el pensamiento, casi imperceptible al inicio, de un hombre que frecuentemente parece privado de importancia” (26).

¿Dostoyevski profeta? De todas sus intuiciones, la primera que alcanzó sorprendente cumplimiento fue la revolución rusa. El autor de Demonios – señala Berdiaev – fue “el profeta de la revolución rusa en el sentido más indiscutible de la palabra. La revolución se realizó según Dostoyevski: él reveló su dialéctica interior y le dio forma. Con una presciencia genial él percibió los cimientos ideológicos y el carácter de lo que se preparaba. La novela Demonios trata, no sobre el presente, sino sobre el provenir” (27).

Pero entre sus premoniciones hay otras que hoy nos tocan más a fondo. “Si Dios no existe, todo está permitido”– decía Iván Karamazov. Dostoyevski fue el primero que captó – antes que Friedrich Nietzsche – que el más incómodo de todos los huéspedes, el nihilismo, había llegado para quedarse y que ya nada sería lo mismo. Dostoyevski dedicó toda su vida a combatirlo. Como lo hizo – por un camino tan diferente como lleno de grandeza – el vagabundo de Sils-María. Sus obras son como espadas que se cruzan. Pero también hay paralelismos y coincidencias sorprendentes. Crimen y castigo nos ofrece la prefiguración – y la refutación – del superhombre. La imagen de Cristo del uno se asemeja a la del Zaratustra del otro – “el mismo espíritu de orgullosa libertad, la misma altura pasmosa, el mismo espíritu aristocrático”– (28). Y sobre todo, tanto el uno como el otro aseguraban que sólo la belleza salvaría al mundo. El litigio entre ambos no está resuelto y será posiblemente eterno. Pero la solución al problema del nihilismo, si existe, posiblemente se sitúe en alguna zona de intersección entre estos dos espíritus superiores.

Tras Dostoyevski y Nietzsche se hace imposible volver al antiguo humanismo racionalista. Una nueva corriente, el existencialismo, se abre paso de la mano del autor de Crimen y castigo. Él supo que la libertad humana es la realidad radical, que el hombre está condenado a ser libre, que la libertad es trágica, una carga y un sufrimiento. Él supo también que hoy es imposible proponerle al hombre los remedios de antaño, y eso es lo que hace de él un escritor de nuestro tiempo. Porque – en palabras de Luigi Pareyson – “tras la intensa experiencia nihilista del hombre contemporáneo, la afirmación de Dios ya no puede trasmitirse a través del dulce y familiar hábito de una costumbre o heredarse en el seguro patrimonio de una tradición. Afirmarla ahora exige el trabajo de una verdadera reapropiación personal (…) Dios debe ser objeto de una auténtica recuperación: es necesario saberlo descubrir en el corazón de la negación”. Por eso Dostoyevski – subraya Berdiaev – “no puede ser considerado un escritor pesimista y tenebroso. La luz brilla siempre en las tinieblas”. El cristianismo de Dostoyevski – aunque permanezca fiel a los dogmas milenarios – es un cristianismo de nuevo cuño, un cristianismo existencialista que no mira hacia el pasado sino hacia el nuevo milenio.

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Dostoyevski rechaza los mitos optimistas de la razón y del progreso. Sabe perfectamente que el progreso sólo consiste en mera acumulación de conocimientos, y que esa acumulación no garantiza un mayor grado de desarrollo moral, de inteligencia o de felicidad. Pero eso no hace de él un reaccionario o un conservador – al menos no en el sentido habitual del término. Él era demasiado apocalíptico como para pensar que una vuelta atrás sería deseable; demasiado marginal como para pensar en la restauración del antiguo y tranquilo modo de vida. Él era un revolucionario del espíritu. No en vano su mensaje caló hondo en los movimientos vanguardistas que, a comienzos del siglo XX, orquestaron la primera gran rebelión cultural contra el orden racionalista, liberal y burgués. Paradoja suprema: a partir de Dostoyevski la mejor reacción intelectual se torna en vanguardia estética. Modernismo reaccionario o revolución conservadora, tanto da. En el imaginario de la época el autor de Crimen y Castigo representaba el “Este”: una dirección geográfica, una opción política y un universo “mágico” capaz de suministrar una alternativa enérgica frente a la decadencia occidental (29). “Doestoyevski – decía Stefan Zweig – parece abrirse las venas para pintar con su propia sangre el retrato del hombre del futuro”.

Metapolítica de Rusia

Un pueblo sólo puede tener una vida robusta y profunda si está sostenido por ideas. Toda la energía de un pueblo consiste en tomar conciencia de sus ideas ocultas.

FIODOR M. DOSTOYEVSKI

Todo en él era desmesurado, y en eso expresa como ningún otro un rasgo sustantivo de su pueblo. Rusia es un mundo cuya historia sobrepasa lo humano y lo racional, un mundo barroco y excesivo, un imaginario propenso al mito y la utopía. Con Dostoyevski penetramos en “ese mundo primario y elemental en el que nos espera la tensión cósmica del alma rusa: obsesiones, vislumbres alucinantes, humor desgarrado, inesperadas intuiciones” (30). Pero el mesianismo de Dostoyevski – por muy quijotesco, místico y lejano que nos parezca – encierra una metapolítica con contenidos ajustados a la hora actual.

En primer lugar, la crítica de Dostoyevski hacia la civilización europea de su época prefigura algo que Alexander Solzhenitsyn expresaría un siglo más tarde: entre el socialismo totalitario – que anula la libertad humana – y el capitalismo libertario – que llama tolerancia a la permisividad moral necesaria para el desarrollo del mercado – no hay diferencia sustantiva, en cuanto ambos expresan una falta de respeto a la dignidad profunda del hombre.

En segundo lugar Dostoyevski vislumbra ya a la Europa-cementerio, la Europa-museo, esa almoneda de recuerdos santos y heroicos que sólo le inspira tristeza y compasión. Presiente un mundo en proa a la disolución y aspira a un revulsivo que le saque de su letargo.

En tercer lugar, su obra expresa un designio que explica la trayectoria histórica de Rusia a lo largo de siglos: la idea de la complementariedad profunda entre Europa y Rusia. La convicción – que aparece de forma recurrente en los mejores pensadores rusos – de que el porvenir de Rusia está vinculado al de Europa, y que el porvenir de Europa debe incluir a Rusia. Una idea que se corresponde con todas las realidades geopolíticas, históricas y culturales del viejo continente. Eso que alguien definió hace décadas como la “Europa del Atlántico hasta los Urales” (31).

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Decía Ortega y Gasset que Rusia es un pueblo de una edad diferente a la nuestra, un pueblo aún en fermento, es decir, juvenil. Los pueblos jóvenes – que suelen ser considerados como pueblos “bárbaros” – son todavía capaces de experiencias radicales y se encuentran más cerca de aquello que Dostoyevski llamaba “las fuentes vivas de la vida”: los valores arquetípicos que hemos olvidado, los vínculos comunitarios que hemos perdido. Es bien sabido que, frente a la decadencia, los “bárbaros” son siempre una terapia de choque. Tal vez hoy sería conveniente “ponerse a la escucha” de lo que puedan decirnos los bárbaros. Y tal vez viendo lo que no somos podamos recuperar un día el pulso de lo que fuimos.

Por de pronto los hombres del fin de historia – los “hombres festivos”, los “homúnculos” – continúan su progreso hacia el Palacio de Cristal, pastoreados por los Grandes Inquisidores de turno. Pero puede que algún día se oiga un grito procedente del subsuelo. Un grito que parezca venir de la noche de los tiempos; o tal vez de un hombrecillo de ojos rasgados como los de un tártaro; o tal vez desde el fondo de nuestra conciencia. Y será una llamada a recomenzar la historia. Como Dostoyevski no cesaba de repetir, tarde o temprano siempre hay una salida.

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Notas:

(1) El profesoral y relamido Vladimir Nabokov califica a Dostoyevski de “escritor mediocre” en su Curso de literatura rusa, Ediciones B 1997, pags 193 y ss. Por su parte el crítico Solomon Volkov hace un símil eficaz: “la gente que se maravilla en los museos ante la densidad de los originales de Van Gogh y siente la descarga de cada brochazo nervioso, y luego ve esos mismos originales en reproducciones, entenderá lo que digo: Dostoyevski debe leerse en ruso”. Solomon Volkov, Romanov Riches. Russian Writers and artists under the Tsars. Kindle Edition.

(2) “En Dostoyevski – añade Pareyson – los príncipes no son príncipes, los empleados no son empleados, las prostitutas no son prostitutas, sino que todos tienen algo de otro y todos poseen algo de más, y solamente ese algo de más es lo que cuenta.”. Luigi Pareyson, Dostoievski. Filosofía, novela y experiencia religiosa. Ediciones Encuentro 2007, pags. 34 -40

(3) Stefan Zweig, Dostoïevski. Essais III. La Pochotèque- Le Livre de Poche1996, pags 127 y 135.

(4) Sémion Frank, en La legende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski, commentée par Léontiev, Soloviev, Rozanov, Boulgakov, Berdiaev, Frank. L´Age d´Homme 2004, pag 365.

(5) Dostoyevski, Memorias del subsuelo.

(6) En la novela Demonios.

(7) Bela Martinova, Introducción a Memorias del subsuelo. Dostoyevski. Cátedra Letras universales 2009, pag. 60.

(8) Nietzsche, Así habló Zaratustra.

(9) Sobre la obra de Philippe Muray, el artículo de Rodrigo Agulló: Philippe Muray y la demolición del progresismo: http://www.elmanifiesto.com/articulos.asp?idarticulo=3936

(10) Fiodor M. Dostoyevski, La leyenda del Gran Inquisidor.

(11) Nikolay Berdiaev en La legende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski, commentée par Léontiev, Soloviev, Rozanov, Boulgakov, Berdiaev, Frank. L´Age d´Homme 2004, pag 329.

(12) Zbigniew Brzesinski – antiguo asesor del Presidente EEUU Jimmy Carter, ideólogo neoliberal y miembro de la Comisión Trilateral– formuló la doctrina del Tittytainment ante una reunión de líderes mundiales organizada por el Global Braintrust en el Hotel Fairmont de San Francisco en octubre 1995. Gabriel Sala, Panfleto contra la estupidez contemporánea. Laetoli 2007.

En un registro intelectual bastante más elevado la figura del filósofo judeo-norteamericano Leo Strauss (1899-1973) guarda una inquietante similitud con algunos aspectos del Gran Inquisidor. Strauss defendía la utilidad de la religión y la patria como instrumentos de control social, y se complacía en la idea de una elite intelectual atea y con un nivel superior de gnosis que le facultaría para guiar a la gran masa durmiente. Leo Strauss y sus discípulos serían la principal fuente intelectual del movimiento “neocon” norteamericano, una cantera especialmente fecunda de “Grandes Inquisidores”.

(13) ¿Maniqueísmo? Señala Pareyson que “Dostoyevski no quiere reducir la dialéctica del bien y del mal a un grandioso suceso cósmico, como en el maniqueísmo. Para él es una tragedia humana, más aún, la tragedia del hombre, pero es necesario que sea enteramente implantada sobre la libertad”. Luigi Pareyson, Dostoievski. Filosofía, novela y experiencia religiosa. Ediciones Encuentro 2007, pags. 96 y 187.

(14) Luigi Pareyson, Obra citada, pags. 101, 110 y 185. Para Dostoyevski el dolor forma parte de un proceso de redención. Por eso considera que, frente al delito, la imposición de castigo es mucho más respetuosa para la dignidad humana que la ausencia del mismo, porque al considerar al hombre como culpable del mal perpetrado se le reconoce libertad, dignidad y responsabilidad.

(15) Nikolay Berdiaev, El espíritu de Dostoyevski Nuevo Inicio 2008, pags 80, 89 y 217. En relación al cristianismo como experiencia dubitativa y agónica la comparación entre Dostoyevski y Miguel de Unamuno se hace inevitable.

(16) Es interesante poner en paralelo esta idea del nacimiento de los pueblos con los conceptos – cargados de mística aunque procedan de un antropólogo – de “pasionariedad” y de “etnogénesis” teorizados por el eurasista Lev Gumilev (1912-1992). Para este autor la “pasionariedad” es el fenómeno por el cuál determinadas etnias o grupos de individuos se comportan a veces, sin motivo racional aparente, de una manera extraña, acometiendo actos y realizando hazañas que sobrepasan el horizonte de su vida cotidiana. Es una especie de energía exposiva “misteriosa” e inexplicable que pone en marcha a los pueblos y a las tribus. Para Gumilev el etnos accede a la existencia por una explosión de energía de pasionariedad. (Alexandre Dougine, L´appel de L´Eurasie. Conversation avec Alain de Benoist. Avatar Éditions 2013).

Todas estas ideas – procedentes de la novela Demonios – son expresadas por Shatov: un personaje a través del cuál, según Berdiaev, Dostoyevski estaría criticando precisamente el “populismo religioso”. Conviene por tanto no descartar cierta distancia de Dostoyevski respecto a ellas. No obstante, también es cierto que este discurso está significativamente próximo a lo expresado por Dostoyevski en otras obras, así como a las ideas que expresa en primera persona en su Diario de un escritor (obra que contiene lo esencial de su pensamiento político).

(17) Fedor M. Dostoyevski, Los hermanos Karamazov.

(18) Fiodor M. Dostoyevski, Confesión de un eslavófilo, en “Diario de un escritor” (julio-agosto 1877).

(19) En la crítica rusa al occidente burgués destacan los filósofos Konstantin Léontiev (1831-1891) y Vladimir Soloviev (1853-1900). En algunos autores rusos – Dostoyevski entre ellos – se rastrean elementos del espíritu colectivista presente en la tradición rusa, de eso que Berdiaev llamaba “un anarquismo y un socialismo cristiano particulares, muy diferentes del anarquismo y del socialismo ateo”. Se trata del ideal de la obshina, la comunidad campesina popular, exaltada por los primeros eslavófilos. En Dostoyevski el “hombre del subsuelo” sería el hombre que ha roto su contacto con la obshina y que se encuentra desarraigado, perdido en la urbe.

(20) Fiodor M. Dostoyevski, en Diario de un escritor y Demonios.

(21) Discurso pronunciado el 8 de junio en Moscú ante la Sociedad de los amigos de la literatura rusa, con ocasión del aniversario de Pushkin. Este discurso conviertió a Dostoyevski en un símbolo nacional.

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(22) Kyril FitzLyon, prefacio a: Winter notes on summer impressions, de Fiodor M. Dostoevsky. Alma classics 2013, pag. VIII.

(23) Fiodor M. Dostoyevski, Confesión de un eslavófilo, en “Diario de un escritor” (julio-agosto 1877).

(24) Jean-Francois Colosimo, L´Apocalypse russe. Dieu au pays de Dostoïevski. Fayard 2008, pag 198.

(25) La obra de Cervantes constituía para Dostoyevski la cima de la literatura universal. A este respecto es ilustrativo el extraordinario ensayo que en 1957 publicó el profesor Santiago Montero Díaz: Cervantes, compañero eterno (Linteo, 2005)

(26) Luigi Pareyson, Obra citada, pag. 46

(27) Nikolay Berdiaev, Obra citada, pags. 143-144.

(28) Nikolay Berdiaev, Obra citada, pag. 223.

(29) Alain de Benoist, Arthur Moeller Van der Bruck, une “question à la destinée allemande” Nouvelle Ecole numéro 35/hiver 1979-1980, pag.44.

Alemania fue, con diferencia, el país donde la obra de Dostoyevski tuvo mayor impacto: en la patria del romanticismo el terreno estaba bien abonado. Especialmente relevante fue la fascinación que ejerció sobre la juventud alemana y sobre los autores de la “Revolución conservadora, de quienes el autor ruso puede considerarse – junto a Nietzsche – como una especie de mentor. Arthur Moeller Van der Bruck (1876-1925) preparó – en colaboración con el escritor ruso Dimitri Merezhovski (1866-1941) – una edición alemana de sus obras completas en 22 tomos que obtuvo un inmenso éxito.

(30) Santiago Montero Díaz, Cervantes, compañero eterno. Linteo 2005, pag. 61.

(31) Y que más recientemente se ha reformulado en expresiones como: “el eje París-Berlín-Moscú” o “la gran Europa, desde Lisboa hasta Vladivostok”.

Montherlant et l'écrivain Banine (1905-1992) convertie au catholicisme

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Montherlant et l'écrivain Banine (1905-1992) convertie au catholicisme

par Henri de Meeûs

Ex: htpp://www.montherlant.be

1. Qui est Banine ?

Umm-El-Banine Assadoulaeff (Umm El-Banu Äsâdullayeva) (1905-1992) est une remarquable écrivain français d’ascendance azérie, née au Caucase, petite-fille de deux Azéris millionnaires, Shamsi Asadullayev et Musa Nagiyev. Elle a écrit sous le pseudonyme de Banine.

Après la Révolution, Banine a émigré en France à Paris en 1924 pour rejoindre sa famille dont son père avait été ancien ministre du gouvernement de la première et éphémère République d’Azerbaïdjan (déc. 1918 - avril 1920). Elle avait fui l’Azerbaïdjan soviétique en passant par Istanbul, où elle abandonna son mari avec lequel elle avait été mariée de force à l’âge de quinze ans. C’est dans cette ville qu’après des années de relation avec le milieu littéraire de l’époque, Montherlant, Kazantzákis et Malraux, entre autres, l’ont poussée à publier ses écrits.

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Banine a consacré la fin de sa vie à faire découvrir la culture et l’histoire de l’Azerbaïdjan en France et en Europe. Ses livres les plus connus sont Jours caucasiens et Jours parisiens.

Banine était l’amie et l’“ambassadrice de Jünger en France”, écrivain auquel elle a consacré trois livres], rencontré au cours de la Seconde Guerre mondiale à Paris, et du russe Ivan Bounine.

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Réfugiée à Paris, elle a fait tous les métiers, a été païenne et athée. Avant sa conversion au catholicisme, il ne s’agit que d’une femme de plus de quarante ans, gelée jusqu’à l’âme par une passion humaine et qui semble avoir épuisé toutes les raisons de vivre.

2. Sa conversion au catholicisme

Dans les années 1950, complètement démolie par une passion amoureuse qui avait duré plus de dix ans pour un homme remarquable mais insensible à ses appels et à ses cris, - (Qui fut cet homme tant aimé ? Un inconnu ? Montherlant ? Aucune preuve ! Aucune certitude, même s’il y eut en fait une correspondance entre Banine et Montherlant durant plusieurs années) -, et après avoir vécu de grandes souffrances, elle renoncera à cet amour sans réponse, et entreprit une longue et tâtonnante démarche intérieure de quelques années vers une conversion totale au catholicisme. Elle abjura la religion musulmane et se fit baptiser dans la religion catholique en 1956.

Son livre “J’ai choisi l’Opium”, aux éditions Stock, 1959 ("Opium" pour “l’opium du peuple” = christianisme, ndlr), livre très remarquable, est le Journal de cette conversion religieuse traversée de doutes, d’hésitations, et qui finit par la purifier et la transporter dans l’amour du Christ.

Banine est une femme d’une grande intelligence, à l’esprit délié, très lucide. Elle connaissait bien le milieu littéraire, et notamment Montherlant, Malraux, Junger, Ivan Bounine. Elle est aussi une amie et une correspondante de Jeanne Sandelion, la poétesse qui durant plus de trente ans exprima à Montherlant un amour infatigable.

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3. Voici quelques extraits du Journal de Banine, (édité en 1959 chez Stock), décrivant le processus passionnant de sa conversion

“J’étais trop torturée par un amour qui ne laissait en moi de place pour rien d’autre : absurde, impossible, il me tenait lieu de mythe, de religion, de vie. Je n’avais de pensée, de sentiment, de larmes que pour lui.(…) Plutôt qu’aimer, j’idolâtrais. Mais les idoles ne font pas souffrir leurs adorateurs, alors que la mienne était mon bourreau (…) Je suis gelée jusqu’à l’âme. Je me débats dans cet amour comme un poisson pris dans un filet. Je cherche une échappée, et ne la trouve pas (…)Je m’assomme à hurler." (page 13)

“Je ne savais pas encore que quand on est épris d’absolu, il faut le chercher ailleurs que dans la créature : la meilleure du monde ne saurait vous combler. (…) Saturée de souffrance, je pris prétexte un jour d’une nouvelle preuve d’indifférence de l’idole pour rompre. Cet homme lointain, froid, inaccessible, n’avait à m’offrir que des lettres, et celles-ci à peine amicales. Je savais depuis longtemps déjà que je me consumais pour une chimère montée de toutes pièces et qu’il me fallait abattre pour retrouver une vie normale. Je me savais arrivée au bout de ma résistance nerveuse. (…) Toujours portée à l’ l’insomnie, je ne dormais presque plus.” (…)

“Je savais de tout mon instinct que si je ne réagissais pas brutalement contre cette maladie qui me dévorait l’âme comme un cancer, je me perdrais. (…) J’écrivis donc une lettre de rupture - et je continuai à souffrir.” (pages 14 et 15)

“Voici neuf ans, il est venu en ce jour (2 mai) pour la première fois. Journée fatidique et comique. Dès son départ, après une heure passée avec moi, la passion a commencé à me grignoter - elle le fait encore. (…) Je ne regrette pas mes lettres de rupture : aimer un fantôme à quoi bon ? Tant qu’à se vouer à un esprit, il serait préférable d’entrer au couvent et se fiancer à Jésus ?” (page 17)

Henry-de-Montherlant.jpg“Aujourd’hui, Jeanne Sandelion a déjeuné chez moi. Depuis qu’elle donne dans la piété, l’âge critique aidant (le Dieu du retour d’âge), elle a beaucoup gagné. Au lieu de parler de robinets détraqués ou de poêles qui se distinguent par leur mauvais tirage, elle m’entretient de la vie de son âme - qui est belle. (…) Cette conversation avec J. S m’a fait du bien. Elle prétend être passée par les mêmes tourments pour ensuite redevenir heureuse par une sorte de grâce survenue un jour, à l’improviste.” (page 29 et 30).

“Montherlant me fait la surprise de m’envoyer ses Textes sous une Occupation avec une dédicace (aimable) (…) Comme la dernière lettre (voir ci-dessous “Lettre de Montherlant à Banine”) du cher Maître respirait la rage et le mépris (j’avais osé lui dire que la foi seule semble donner ici-bas un semblant de sérénité, je ne comptais plus sur ses bontés. (…)” (page 30)

“Je pense à cette lettre invraisemblable (lire infra) que Montherlant m’a écrite un jour et où il crachait son mépris pour les croyants. Et pourtant leur attitude (celle des vrais croyants) prouve la valeur immense de la foi, celle-ci ne fût-elle qu’un leurre. Ce qui ne l’est pas c’est leur comportement, et le bien qu’ils savent faire. Alors que le sourire sardonique d’un Montherlant ne peut faire que du mal, à lui-même et aux autres.” (page 37)

“J’ai 48 ans. L’année ne m’a apporté aucune joie, mais elle m’a accordé mieux qu’une joie, une victoire. Je crois avoir extirpé de mon cœur l’obsession X. Pourtant depuis ce dîner où l’on n’a parlé que de lui, retour de flamme qu’il m’a fallu éteindre dans des torrents de larmes. Tout cela est grotesque. La chasteté me pèse de moins en moins.” (page 42)

Le 1er janvier 1954, elle écrit superbement : “Indifférence, résignation sans douceur en ce début d’année qui ne m’apportera rien de bon, j’en suis certaine. "On peut compter les minutes où il vous arrive quelque chose”, dit Simone de Beauvoir au début de son livre sur l’Amérique. Ou il vous arrive des accidents désagréables ; des feuilles d’impôt, des maladies, des ruptures. Il ne vous arrive presque jamais rien d’agréable. Rien ne vient jamais changer en bien le cours d’une existence dont on finit par en avoir "par dessus la tête”, pour s’exprimer noblement. On n’écrit jamais le livre décisif, on ne fait jamais une rencontre fulgurante, on ne trouve jamais un travail qui fait basculer l’existence. On attend, on attend, et l’on attend encore, et l’on finit par se trouver un gros cheveu blanc, puis un autre qui fait école, jusqu’à ce que la situation s’inverse et qu’au lieu de chercher ses cheveux blancs, on en cherche qui soient noirs. Ensuite on remarque qu’en lisant il faut repousser le livre de plus en plus loin : allongement de la vue. Mais on continue d’attendre puisque l’attente a la vie aussi dure que vous-même. On attend toujours avec patience, puis avec impatience, avec tristesse, avec rage. (…) On meurt par fragments, en attendant cette fois-ci la mort grandeur nature. On renonce au combat, au bonheur, donc à se sentir vivre. On se ratatine, on dépérit, et vous voilà une vieille dame ou un vieux monsieur, les cheveux tout blancs (teints ou non), les dents fausses en pagaïe dans la bouche, des rides visibles sur la figure et d’autres, invisibles qui vous plissent le cœur.” (page 44)

“La solitude devrait m’aider à me rapprocher de Dieu.” (page 45)

“Depuis quelques jours, bonheur intérieur. La passion humaine m’avait enveloppée de ténèbres. Maintenant qu’elles semblent se dissiper, la lumière se lève dans mon âme. (…). D’un homme j’avais fait un dieu et de cette idolâtrie j’attendais le bonheur. Quelle dérision. Elle m’a valu des années de souffrances et le travail meurtrier de la neurasthénie m’a menée au bord de l’anéantissement - et ce n’est que justice. (…) je crois renaître.” (page 48)

“Ce sentiment outrancier et trop dramatique que j’avais porté en moi pendant près de dix ans, destiné à un homme qui ne m’aimait pas, était-ce de l’amour ? Je commence à en douter : il y entrait tellement plus d’exaspération que de générosité ; et peut-être aussi le désir spectaculaire “de vivre un grand amour”. Mais d’autre part, comment l’amour contrarié n’irait-il pas en s’exaspérant et pourquoi le désir d’aimer ne serait-il pas l’amour ?” (page 49)

51WEq7wHqPL._SX195_.jpgLe 12 avril 1954, elle écrit : “Non seulement je n’ai pas été heureuse, mais, surtout, je n’ai pu rendre heureux personne. Si un au-delà existe et si on doit un jour comparaître devant une instance supérieure, quelle sera ma justification ? Un énorme zéro.” (page 54).

Le 19 avril 1954 : “Cet amour absurde qui m’étouffait au point que physiquement je respirais mal, s’est-il enfin dissipé comme un cauchemar ? Puis-je vraiment me sentir enfin libre,libre, libre ?


Banine va poursuivre son chemin de conversion en fréquentant à Paris la chapelle Cortambert, où elle écoute la messe, où elle prie. Elle demande de l’aide à des prêtres pour essayer de mieux comprendre son attirance pour le Christ, fascination qui ne fera qu’augmenter. Elle est suivie avec patience et délicatesse par un moine bénédictin, elle sollicite le baptème, mais celui-ci, saint homme, veut d’abord qu’elle creuse davantage, qu’elle reconnaisse la divinité du Christ ce qui prendra des mois avant qu’elle ne l’accepte. Il soumet la patience de Banine à rude épreuve car elle a un caractère de feu qui veut tout et tout de suite. Elle est devenue une amoureuse du Christ, elle vit avec intensité les messes quotidiennes (où elle ne peut communier vu qu’elle n’est pas encore baptisée), elle prie beaucoup, pleure aussi, en un mot elle passe par le processus de purification des convertis.

Elle écrit le 23 avril 1955 : “La manière dont les incroyants sont amenés à Dieu varie à l’infini, mais la capture des forts m’intéresse le plus. Dieu les prend dans ses filets malgré leur intelligence, leur puissance, leur orgueil, et ils ne se débattent même pas toujours plus que les faibles. C’est le plus souvent par le sentiment de la vanité du monde qu’Il les touche (…) J’ignore si Dieu existe, mais mon besoin de lui est aussi réel que mon besoin de boire ou de dormir.” (page 120)

Et le 22 décembre 1956 : “Le bonheur et la joie se démènent en moi - je finirai par éclater si ça continue - demain je serai baptisée.(…) J’ai voulu être libertine et une passion (stupide ou sublime, je ne sais plus) m’a consumée.(…) Ce lent mûrissement intérieur qui, à travers les obstacles et par-delà les chutes, m’a menée aux pieds du Christ… J’étais saisie d’émerveillement (…) Je me sens heureuse du bonheur que seul, lui, le Christ - Dieu - peut donner. " Je chante à l’ombre de tes ailes" clamait le psalmiste - et je chante avec lui. Demain, le 23 décembre, jour de la Sainte Victoire, je serai baptisée. J’ai choisi l’opium (du peuple, ndlr) - et le Christ m’a ressuscitée des morts.” (pages 217 à 219)

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4. La lettre de Montherlant à Banine

Source : “Le Funambule, livres anciens et modernes, Deutsch-französische Antiquariatsbuchandlung, catalogue n°6 de la vente publique, novembre 1995”

Paris, le 24 juillet 1952

Madame Banine
40 Rue Lauriston
Paris(16ème)

Chère Madame,

Je puis difficilement exprimer la profondeur du mépris que j’ai pour ceux ou celles (celles, plus nombreuses) qui, au déclin de leur âge, lèvent les yeux vers le ciel, - et en qui le prêtre se glisse dans la brèche faite par la peur. Ceux qui, toute leur vie, ont vécu avec une foi religieuse sont ou des esprits débiles, ou de bons esprits, mais avec un coin véreux : ce coin véreux où se loge "Dieu”. Pour eux, il me semble qu’on peut avoir l’indulgence que mérite la faiblesse humaine. Mais ceux qui, ayant, toute leur vie, "su raison garder”, se décomposent et " trouvent Dieu" dans la peur finale, non sans vous faire la leçon, car cela se passe toujours avec un comble de prétention et de prosélytisme, pour ceux-là, je le répète, j’ai un mépris dont je ne puis mesurer le fond.

Tout cela ne touche en rien ma phrase sur le bonheur des croyants. La seule question est : le bonheur doit-il être payé au prix de la lâcheté et de l’imbécillité ?

En dictant cette lettre, voici que je me rappelle l’impression que me faisait sur moi, quand j’avais douze ans, la phrase de Pétrone dans le roman Quo Vadis, où, songeant aux chrétiens, il dit "que les païens eux aussi savent mourir".

Je n’ai pas lu le livre de Mme Yourcenar. L’histoire romancée est pour moi de la ratatouille, quand la vie est si belle, et si belle l’histoire honnête, qui ne prétend qu’à la reconstituer. Et tous ces gens qui ont besoin de Mme Yourcenar pour découvrir les Grecs et les Romains, et que ces Grecs et ces Romains après tout n’étaient pas si bêtes, me semblent porter surtout un triste témoignage sur l’inculture et l’ignorance de notre époque.

Vous m’avez envoyé un livre de Jünger. Je vous ai répondu, il me semble, que je le lirais cet été, ce qui est toujours dans mes intentions. Merci pour ce que vous me dites de mes pages de la Table Ronde. Et croyez,chère Madame, à l’assurance de mes meilleurs souvenirs.

                                                                                                                   Montherlant.

Ndlr : Cette lettre de Montherlant n’empêcha pas la conversion de Banine !

5. Le cœur de Banine bat pour Montherlant et pas pour Jünger

Il y a une lettre très révélatrice de Banine à Montherlant. Elle est datée du 30 décembre 1953. Voici ce qu’elle écrit à Montherlant :  “ Ce que j’aime le plus décidément en vous, c’est votre attitude devant la vie, votre personnage. Que de résonnance il éveille en moi, ce qui m’étonne car enfin comment peut-on être attiré à la fois par Tolstoï et par Montherlant  ? Aux antipodes l’un de l’autre…Et si j’aime moins votre mépris pour l’humanité, je ne le comprends que trop, étant littéralement ravagée de mépris et m’en défendant en vain… “ Il faut toujours combattre la tentation de mépriser ”, dit Junger dernière manière. Je suis de raison avec lui, de cœur avec vous : l’humanité est beaucoup plus méprisable qu’admirable. Mais là devrait intervenir cette charité dont vous parlez aussi beaucoup. ”

NDLR : sauf preuve contraire, Banine fut une grande amoureuse de Montherlant ; cela semble évident  !

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6. Œuvres de Banine

  • Nami, Gallimard, 1942
  • Jours caucasiens, Julliard, 1946
  • Rencontres avec Ernst Jünger, Paris, Julliard, 1951
  • J’ai choisi l’opium, Paris, Stock, 1960
  • Après, Stock, 1962
  • Jünger, ce méridonal, Antaios, 1965
  • Portrait d’Ernst Jünger : lettres, textes, rencontres, Paris, La Table Ronde, 1971.
  • L’Homme des Complémentaires, La Table Ronde, 1977
  • Ernst Jünger aux faces multiples, Lausanne, éditions L’Âge d’Homme, 1989
  • Jours parisiens, Gris Banal, 2003

samedi, 26 septembre 2020

Félicien Marceau

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Félicien Marceau

Félicien Marceau appartient à cette période bénie de notre histoire littéraire, où les frontières entre les genres n’étaient pas encore étanches. Les auteurs les plus doués circulaient librement d’une forme à l’autre et savaient être, avec un égal bonheur, romanciers, essayistes, dramaturges. Marceau a inventé une nouvelle formule théâtrale; la pièce écrite à la première personne. Ses pièces ont été jouées par Arletty, Jeanne Moreau, François Périer, Jean-Claude Brialy, Francis Blanche, Bernard Blier… Elles s’appelaient L’Œuf, La Bonne Soupe, L’Etouffe-Chrétien.. Elles remportèrent un succès considérable dans les années 1960.

L’individu en proie au terrorisme intellectuel d’un monde sans âme, voilà son credo. L’homme doit être un franc-tireur, prendre le maquis de la pensée courante et bâtir sa propre vérité. C’est pourquoi Marceau aime les personnages interlopes, mystérieux. Ses personnages sont en règle générale des inadaptés. Ils n’arrivent pas à entrer en communication avec leur époque. Marceau aime les contrebandiers, les voleurs, les prostituées ; ceux qui vivent une vie de roman dans un monde qui s’y prête guère. Quand on le présentait comme homme de droite, il répondait :  « Oui, le système reste mon ennemi et je ne crois pas à la société. Il y a deux révolutions à faire: la révolution des masses et la révolution individuelle, et l’une ne doit pas faire oublier l’autre. » A son avis la liberté n’existe que lorsqu’on l’a conquise, c’est à dire éprouvée. Mieux: elle n’est pas donnée à jamais, mais toujours en péril. 

L’époque a de plus en plus de mal à admettre que la littérature est une zone franche, une manière de plage ensoleillée où l’on va éviter la guerre civile et se baigner entre gens de bonne compagnie. Et puis, n’est-ce pas, quand toutes les idéologies sombrent, et elles sombrent souvent, ce qui reste au bout du compte, c’est le style. Le style, Félicien Marceau n’en manquait pas. Le style mais aussi la légèreté, l’impression de facilité dans l’art de dérouler les phrases et de raconter une histoire, c’est aussi pour cela bien plus que pour des engagements douteux, que certains écrivains sont secrètement détestés.

unnamedfmac.jpgFélicien Marceau était un grand vivant qui fait honte aux moribonds, à leurs pauvres et funestes rêveries. Toutes les apparences de la santé se fixent dans ses livres, une lucidité indulgente, une gravité toujours teintée d’une sorte de tendresse ironique. Il a un air désinvolte, narquois et avide pour parler de la vie; il invente presque une façon nouvelle d’être heureux; il se compose devant l’existence une attitude goguenarde et insolente.

Louis Carette, c’était son nom, est né à Cortenberg, dans le Brabant, le 16 septembre 1913. « Au commencement, écrit-il dans son autobiographie, Les Années courtes, il y eut un grand tumulte. » Ses premiers souvenirs sont des souvenirs d’épouvante : la guerre, le sac d’une ville, des incendies, des morts. « Ce n’est pas ça, l’enfance. Cela ne devrait pas être ça. C’est une aube, l’enfance, non ces clameurs, non cette peur. » Fils de fonctionnaire, il fait ses études au collège de la Sainte-Trinité à Louvain.

Deux grands principes structuraient son enseignement. Principe numéro 1 : « L’ennemi du style, c’est le cliché. Qu’est-ce que le cliché ? C’est quelque chose qui a été écrit avant nous. Il faut écrire comme personne […]. Nous étions médusés, commente Félicien Marceau. Jusque-là nous pensions que bien écrire, c’était précisément écrire comme les autres, comme les écrivains. » Principe numéro 2 : il faut faire des comparaisons sans arrêt, « parce que, si on ne fait pas une comparaison, on ne voit pas. Or, le style, c’est faire voir ». Félicien Marceau n’oubliera jamais cette double injonction. Elle déterminera aussi bien son art littéraire que sa philosophie de la vie.

Après ses années de collège, Louis Carette entre à l’Université de Louvain. Et là ce jeune catholique fait ses premières armes dans ce qui est alors le seul quotidien universitaire au monde : L’Avant-garde. C’est son entrée en littérature, et c’est aussi, sous l’égide d’Emmanuel Mounier, son entrée en politique. Il préside la sous-section de la revue Esprit fondée à Louvain en 1933 et il publie, le 19 mai 1934, dans les colonnes de L’Avant-garde, un réquisitoire aux accents pré-sartriens contre la passion antisémite

Quand la guerre éclate, Louis Carette a vingt-sept ans et, depuis 1936, il est fonctionnaire à l’Institut national de la radiodiffusion. Mobilisé, il combat dans l’armée belge. Celle-ci est rapidement mise en déroute. Carette se replie avec son régiment en France. Après la reddition, il reprend ses activités sur le conseil de son ministre de tutelle. Mais, entretemps, l’I.N.R. a été rebaptisé Radio Bruxelles, et placé sous le contrôle direct de l’occupant. Il devient le chef de la section des actualités. En mars 1942, de retour d’un voyage en Italie, il trouve l’atmosphère alourdie. 

08-548840.jpgS’extirpant de la glu de la camaraderie, Carette quitte donc la radio le 15 mai 1942. Il fonde sa propre maison d’édition, où il publie notamment le grand dramaturge Michel de Ghelderode, mais il ne choisit pas pour autant la voie de la Résistance. À la Libération, il apprend que la police le recherche, il fuit donc vers la France, en compagnie de sa femme, avec pour seul bien une valise et son Balzac dans l’édition de la Pléiade. En janvier 1946, il est jugé par contumace et condamné à quinze ans de travaux forcés par le conseil de guerre de Bruxelles qui, sur trois cents émissions, a retenu cinq textes à sa charge : deux chroniques sur les officiers belges restés en France, une interview d’un prisonnier de guerre revenant d’Allemagne, un reportage sur le bombardement de Liège et une actualité sur les ouvriers volontaires pour le Reich. Ces émissions ne sont pas neutres. Comme le dit l’historienne belge Céline Rase dans la thèse qu’elle vient de soutenir à l’université de Namur : « Les sujets sont anglés de façon à être favorables à l’occupant. » Cela ne suffit pas à faire de Carette un fanatique de la collaboration. Ainsi, en tout cas, en ont jugé le général de Gaulle qui, au vu de son dossier, lui a accordé la nationalité française en 1959 et Maurice Schumann, la voix de Radio Londres qui, en 1975, a parrainé sa candidature à l’Académie française.

unnamedfmpp.jpgDe la lecture d’Une ténébreuse affaire, il tira la leçon, aussitôt appliquée, que dans la mesure où ce ne sont pas des juges mais des adversaires qui siègent dans un procès politique, il est préférable de s’exiler. Ce qu’il fit à la libération de son pays, en s’installant en France. Une fois arrivé, il a voulu, avant même de reprendre la plume, tourner la page. Il s’est donc doté d’un nouveau nom pour une nouvelle naissance et ce nom n’est évidemment pas choisi au hasard : il se lit comme une promesse de gaieté et d’insouciance après les sombres temps de la politique totale. Promesse tenue pour notre bonheur dans des romans comme Les Passions partagées ou Un oiseau dans le ciel.

Comme beaucoup d’intellectuels et écrivains situés à l’extrême-droite de l’échiquier politique, les aspects plébéiens, grégaires du fascisme, ne peuvent que révolter cet esprit distingué qui rejoindra, ce n’est pas un hasard, le groupe littéraire des Hussards. Au lieu de prendre la mesure de la catastrophe européenne, un certain nombre d’écrivains talentueux, regroupés autour des revues La Table ronde ou La Parisienne, firent flèche de tout bois contre ce qu’ils vivaient comme l’arrogance insupportable des triomphateurs. Sans se laisser entamer le moins du monde par la découverte de l’ampleur des crimes nazis, ils revendiquèrent pour eux la qualité de parias, de proscrits, de persécutés et la critique du résistancialisme leur tint lieu d’inventaire. Ils reconnaissaient que l’Occupation avait été une époque pénible, mais c’étaient les excès de la Libération qui constituaient pour eux le grand traumatisme. Félicien Marceau a toujours su préserver sa singularité. Reste qu’il faisait partie de cette société littéraire qui s’était placée sans état d’âme sous le parrainage des deux superchampions de l’impénitence : Jacques Chardonne et Paul Morand.

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Félicien Marceau a commencé sa carrière en écrivant des romans : Chasseneuil (1948), Casanova ou L’Anti-Don Juan (1949), Capri petite île et Chair et cuir (1951). Mais c’est avec Bergère légère qu’il connaît son premier grand succès, en 1953. Il se réclame de Balzac, à qui il rend un hommage dans un essai, Balzac et son monde (1955). Qu’ils soient riches ou pauvres, parisiens, campagnards ou isolés sur une île italienne, les personnages de Félicien Marceau vivent en ingénus apparents dans une société jugée sans intérêt par l’auteur.

Marceau, qu’on classe paresseusement parmi les auteurs de boulevard, n’a pas usé pour nouer son intrigue de recettes éculées ; comme le dit Charles Dantzig dans son livre d’entretiens avec Félicien Marceau L’imagination est une science exacte, il a inventé une nouvelle formule théâtrale : la pièce écrite à la première personne. Dans L’œuf, comme un peu plus tard dans La Bonne Soupe, le coup de génie de Marceau consiste à transférer sur les planches un procédé tout naturel dans le roman : c’est le romancier en lui qui élargit le champ des possibles du théâtre.

301.jpgMais si la forme varie, la pensée de l’écrivain se caractérise par la constance de son questionnement. La virtuosité chez lui va de pair avec l’opiniâtreté. « Tous mes livres, écrit-il en 1994, sont une longue offensive contre ce que dans L’œuf j’ai appelé le Système, c’est-à-dire le signalement qu’on nous donne de la vie et des hommes. Ces lieux communs sont plus dangereux que le mensonge parce qu’ils ont un fond de vérité mais qu’ils deviennent mensonge lorsqu’on en fait une vérité absolue. »

Pour quelqu’un qui avait reçu à peu près tous les honneurs que la République des Lettres peut offrir, il était d’un naturel modeste. Il confessait écrire lentement, et se donner «un mal de phoque pour un chapitre ou un article que n’importe qui écrirait dans le quart d’heure». Il qualifiait sa pensée de «simplette» et parlait peu. Il professait souvent: «L’époque ne respecte que les spécialistes. Cultive ton are. Ne t’aventure pas dans l’hectare.» C’était un écrivain, pas un intellectuel. A partir des années 1960, Félicien Marceau vit à Neuilly (Hauts-de-Seine), dans un hôtel particulier où les visiteurs sont accueillis par un valet en gilet rayé. Il s’insurge quand on qualifie son théâtre de vulgaire ou de cynique : « Je prends toujours les personnages au niveau le plus quotidien, parce que je crois que c’est là qu’est la force de frappe… Pour faire comprendre ce qu’on veut dire, il faut partir du plus bas », déclare alors Félicien Marceau.

Cette année-là, l’auteur reçoit le prix Goncourt pour Creezy, l’histoire d’une cover-girl tuée par son amant député. Il présente aussi une pièce, Le Babour, avec Jean-Pierre Marielle. Mais le succès au théâtre n’est plus de saison. 1968 est passé par là, changeant la société française. Cela n’empêche pas Félicien Marceau de continuer à écrire. Il livre en particulier L’Homme en question (1973), avec Bernard Blier dans le rôle d’un ministre dévoré d’ambition.
http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19407729&a...

414V20Z0SWL._SX210_.jpgSon roman Creezy lui vaut le Goncourt en 1969 ; en 1974, il reçoit le prix Prince Pierre de Monaco et sa course aux honneurs s’achève l’année suivante, dans un fauteuil laissé vacant par Marcel Achard, sous la plus illustre des coupoles. Cette élection n’est pas sans remuer des souvenirs. Pierre Emmanuel démissionne de l’Académie et Marceau le renvoie à son livre de souvenirs. Les Années courtes (1968), dans lequel il a fait le jour sur les engagements de sa jeunesse. Le scandale est bien vite émoussé et l’écrivain peut continuer sa vie de romancier, tenant de temps à autre une chronique au Figaro, offrant régulièrement un nouveau texte, abordant tous les genres et tous les styles, en restant cependant fidèle à ses principes: «Pour le romancier, la réalité n’est qu’un point de départ à partir de quoi il nous propose (…) une autre vie.»

Creezy et Le corps de mon ennemi ont donné deux films, eux aussi typiques des années 70. Il s’agit de La race des seigneurs de Pierre Granier-Deferre avec Delon et Sydne Rome, belle comme une couverture de Play-Boy sous Giscard. Le corps de mon ennemi est tourné avec Belmondo par Henri Verneuil sur des dialogues de Michel Audiard. C’étaient typiquement ce qu’on appelait les films du dimanche soir et il nous semble bien que c’est la première fois que nous avons vu, écrit au générique, le nom de Félicien Marceau, que c’est de cette manière, ausssi, que nous avons eu envie de lire l’écrivain qui inventait de telles histoires. Comme quoi, regarder la télé menait encore à tout en ce temps-là, même à Félicien Marceau.

En 1978, il signe l’adaptation de la Trilogie de la villégiature, de Carlo Goldoni, dont Giorgio Strehler offre une mise en scène inoubliable, à l’Odéon, à Paris. Un an plus tard, L’Œuf entre au répertoire de la Comédie-Française. La pièce fait un flop, malgré la présence de Michel Duchaussoy. De même, la présence de Danielle Darrieux dans la reprise de La Bonne Soupe, toujours en 1979, n’empêche pas l’échec. Félicien Marceau retourne au roman. En 1993, La Terrasse de Lucrezia lui vaut le prix Jean Giono. En 2000, il publie L’Affiche. En 2002, L’Homme en question est repris au Théâtre de la Porte-Saint-Martin par Michel Sardou. Le chanteur n’arrive pas à relancer un auteur dont il partage les convictions.

Cet amoureux du mot et de ses sortilèges laisse planer sur son absence l’ombre d’une œuvre riche et sarcastique, qui sut unir les fastes d’un Balzac aux irrévérences d’un La Bruyère. Comme toujours, quand une voix se tait, on est en droit de se demander si on continuera à l’entendre. La réponse n’est guère aisée. On ne s’aventurera pas beaucoup en postulant que son monumental « Monde de Balzac » défiera le temps, comme ses essais sur Casanova, fruits d’un double cousinage dû au goût du bonheur et à l’amour de l’Italie, résisteront à l’usure du temps. Pour ses romans, on, est en droit de ses demander s’ils bénéficieront de l’indulgence de la postérité. Il faudrait pour cela que l’Université, qui lui a préféré les expérimentations du Nouveau Roman, se mette à s’intéresser à lui. Et puis, il y a son théâtre, qui triompha sur le boulevard, alors qu’il méritait mieux que cela. Il fut un temps, comble de l’ironie, où on le comparaît à Brecht, en raison de son style assimilable au théâtre épique . Aujourd’hui, seuls les amateurs puisent encore dans ce répertoire. Marceau, qui se tut à l’aube du siècle dernier, y sera-t-il un jour renfloué ou est-il voué au cimetière des écrivains symptomatiques de leur temps ? La question reste entière.

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 (Notice rédigée en 1988 par Félicien Marceau) 

Pourquoi moi? Pourquoi est-ce moi qu’on est allé chercher pour parler de Félicien Marceau? Je suis, il est vrai, de ses amis, le plus ancien. Cela laisse intacte la question: suis-je vraiment son ami? Ce qu’il peut m’horripiler parfois! Tenez, quand je le vois se donner un mal de phoque pour un chapitre ou un article que n’importe qui écrirait dans le quart d’heure.

Une justice à lui rendre pourtant: la chose imprimée, il ne reste que peu de traces de ses ahans. Le Marceau se lit sans difficulté. Parfois même avec agrément, si on en croit l’éminent critique du «Cri de la jeune fille», organe indépendant du Loiret. A mon idée, c’est surtout parce que sa pensée est simplette. Rarement chez lui de ces propos dont l’opacité est un si rassurant oreiller.

Conscient de cette infériorité intellectuelle, il parle peu. On raconte qu’un jour, congratulant Marcel Aymé à l’issue d’une de ses pièces, tout ce qu’il trouva à articuler fut: «Ah! Quelle bonne pièce!»  Ce à quoi, après un silence de trois siècles, Marcel Aymé rétorqua: «La vôtre aussi est bien», échange de vues qui les laissa d’ailleurs, tous les deux, parfaitement satisfaits. Moi, avec des gens comme ça, je frise la crise de nerfs.

Calme, sois calme, mon âme. On m’a demandé un article objectif. Genre biobibliographie. Pour la biographie de Félicien Marceau, je renvoie à ses mémoires, «Les Années courtes», où il nous narre sa vie de 1913 à 1946. Pour le reste, son trait principal est d’avoir écrit à peu près autant de romans que de pièces, plus quelques essais. Je dois énumérer? Bon, j’énumère.

Bibliographie

Romans: «Chasseneuil», «Capri petite île», «Chair et Cuir», « ’Homme du roi», «Bergère légère», «Les Elans du cœur», «Creezy», «Le Corps de mon ennemi», «Appelez-moi Mademoiselle», «Les Passions partagées».

Pièces: «Caterina», «L’Œuf», «La Bonne Soupe», «L’Etouffe-chrétien», «Les Cailloux», «La Preuve par quatre», «Un jour j’ai rencontré la vérité», «Le Babour», «L’Ouvre-boîte», «L’Homme en question», «A nous de jouer».

41DA5ADJYML._SX195_.jpgEssais: «Casanova ou l’anti-Don Juan» et, encore sur Casanova (c’est une manie) «Une insolente liberté», «Le Roman de la liberté», et, plus considérable, en tout cas par le nombre de pages, un «Balzac et son monde» qui fait autorité, paraît-il (va-t-en voir), jusque dans le New Jersey.

Nouvelles: «En de secrètes noces» et «Les Belles Natures». Pour faire bon poids, ajoutons un opéra-bouffe, «Lavinia», et les quelques films tirés de ses romans ou de ses pièces.

On conviendra que tout ça ne fait pas très sérieux et quand on pense que ça a pu lui valoir des prix comme l’Interallié, le Goncourt, le Monaco, le grand prix de la Société des auteurs et enfin l’élection à l’Académie française, on se dit que, franchement… Silence, mon cœur! Apaise ton courroux. Cent fois, je lui ai dit: «L’époque ne respecte que les spécialistes. Cultive ton are. Ne t’aventure pas dans l’hectare.» Lui, il prétend que cette distinction entre les genres est une vue de professeur et que, de pièce en roman, il poursuit la même vérité, la même liberté. Pour reprendre ici une de ses répliques saisissantes d’originalité comme il en trouve une tous les trois ans: «Il vaut mieux entendre ça que d’être sourd.»

Et ses sujets ! Au lieu de nous raconter les amours d’un écrivain avec l’emballeuse-chef de sa maison d’édition, péripétie qui a permis de si brillantes variations dans le roman contemporain, il s’en va chercher des patineurs de Montpellier (sic), des cover-girls, des comtesses transalpines. Il prétend que ça donne de l’air. Je me demande si sa vraie clef n’est pas dans un court divertissement, intitulé «La Carriole du père Juniet» qu’il a eu le front de publier et où on voit un boomerang poursuivant sa propriétaire depuis les Invalides jusqu’en haut de la rue La Fayette. Bref, pour exprimer le fond de ma pensée, je me demande surtout ce que vient faire cet homme-là dans ce dictionnaire.

http://m.ina.fr/video/I14171115/felicien-marceau-et-franc...

Citations:

« Juste assez charmantes pour qu’on aie envie d’elles. Juste assez assommantes pour qu’on puisse les quitter avec soulagement. »

Faites-vous tant d’histoires, lorsqu’on joue votre air national? Moi, je me lève. C’est mon derrière qui obéit. Mais mon esprit reste libre.

il vouait à l’exécration ce monde, ce foutu monde qui se croit libre, ce monde où, de toutes les bouches, comme une bulle, sort le mot liberté, ce monde qui s’en goberge, qui s’en pourlèche, qui s’en barbouille jusqu’aux naseaux, qui le clame dans ses cortèges, qui l’inscrit sur ses banderoles, sans voir qu’entre la liberté et lui, il y a toujours un papier qui manque, qu’entre la liberté et lui, il reste la bêtise, l’inertie, les règlements avec leurs barbelés, les lois avec leurs miradors, les cons avec leurs conneries, les choses enfin avec leur pesanteur.

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La vie, à chaque instant, offre ses bifurcations. On ne les prend pas ou on n’a pas le temps ou quelqu’un vous attend.On est sur des rails.[…..]Les hommes se gargarisent de « si »: si j’avais su.[….]… Se peut-il que notre vie ne soit que cette suite de carrefours où, à chaque fois, suivant qu’on prend à gauche ou à droite, tout serait différent?…

C’est étrange, tant de choses, tant de gens, d’événements qui sombrent dans les gouffres de l’oubli. Ce qu’on n’oublie pas, ce qu’on n’oublie jamais, ce sont les gestes mesquins, les gestes sordides. Ce qui reste gravé en lettres de feu, c’est la vulgarité.. L’humiliation et l’offense. données ou subies: pareil….Le souvenir des moments où, même par la faute d’un autre, on a été le complice d’un monde immonde.

On croit qu’une vie, c’est sérieux. Une vie, ce n’est que ceci : six lettres, quatre factures et un extrait de compte.

– D’abord comment va-t-il ?
– Il va très bien.
– Il est heureux ?
– Il est libre.
– C’est différent ?
– C’est l’étage au-dessus.

J’étais entré au ministère aussi… Un autre univers. Qui me plaisait. Parce que, dans les ministères, le travail, je ne dis pas qu’il ne sert à rien, non, non, il sert mais au moins on ne voit pas à quoi. Ça rassure.

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vendredi, 25 septembre 2020

Le Questionnaire d’Ernst von Salomon, ode à l’indépendance d’esprit

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Le Questionnaire d’Ernst von Salomon, ode à l’indépendance d’esprit

par Oscar Dassetto

Ex: http://juanasension.com

 
Ernst von Salomon est né en 1902 en Allemagne, où il est mort en 1972. Il est l’auteur d’une quinzaine de romans (qui ne semblent pas tous avoir été traduits en français) d’inspiration autobiographique. Quand von Salomon publie Le Questionnaire (1) en 1951 (son premier roman après-guerre) chez son éditeur historique, Rowohlt, sa renommée est déjà à peu près établie. Mais aucun de ses ouvrages précédents n’a connu le succès fulgurant du Questionnaire – succès mérité car c’est un immense roman. Celui-ci couvre principalement, sans toutefois s'y limiter, les années 30 et la Seconde Guerre mondiale.

Son originalité formelle, immédiate, tient dans sa construction : le roman est bâti suivant le canevas d'un questionnaire. Plus précisément un questionnaire élaboré par le Gouvernement militaire allié des territoires occupés, l'entité britannico-américaine qui administre l'Allemagne de la fin de la guerre jusqu'en 1949, et auquel est sommé de répondre Von Salomon. Cette originalité formelle n'est pas artificielle, puisqu’elle s’inscrit dans le fameux «pacte autobiographique» (Von Salomon s’est effectivement trouvé contraint de remplir le questionnaire en 1945, dans le cadre de la campagne de dénazification menée par les Alliés), ni gratuite, puisqu'elle fournit à l’auteur le prétexte narratif pour dérouler un récit extraordinairement exhaustif de sa vie. Aux premières questions assez habituelles («Nom», «Prénom», «Date et lieu de naissance» qui donnent lieu à de truculents développements généalogiques), succède une salve de plus en plus serrée où tout est sondé : soutien éventuel apporté aux nazis, rôle dans leur émergence et leur accession au pouvoir, agissements pendant la guerre... Dénazification oblige, les cent trente et quelques questions du questionnaire passent tous les aspects d’une vie au crible : activité politique bien sûre, mais aussi séjours à l’étranger, langues parlées, étude et formation, famille, sources de revenu et employeurs, engagement bénévole ou associatif... Pouvait-on rêver mieux, pour un récit autobiographique ?

imagesevsfr.jpgDe ce fait le roman présente un intérêt historique évident, qui tient pour une large part à l’acuité de son auteur et à ses ambiguïtés – surtout pour nous autres, lecteurs contemporains, à qui la Seconde Guerre mondiale apparaît volontiers comme un affrontement manichéen qui rend impossible une compréhension exacte de ses ressorts historiques.

Ernst von Salomon a l’immense mérite de déployer une pensée originale qui laisse peu de place à ces effets de manche. Il affirme par exemple qu'il ne serait démocrate pour rien au monde et qu’il se méfie de la démocratie plus que de tout autre système – avant de justifier par là son aversion pour le nazisme : selon lui un avatar à la fois tardif et désastreux de la démocratie (p. 480).

Le nœud qui offre le plus de résistance à cet égard demeure sa condamnation pour complicité dans l'assassinat de Rathenau, en 1922.

Walther Rathenau, grand industriel, issu d’une famille juive et fraîchement nommé ministre des Affaires étrangères après avoir été ministre de la Reconstruction, est un soutien éminent de la République de Weimar, accusée par les nationalistes d’être le faux-nez d'une soumission totale aux exigences des vainqueurs de 1918. Rathenau, qui incarne donc aux yeux des nationalistes toutes les forces «anti-nationales», devient une cible de choix. C’est l’organisation Consul, un groupe auquel appartient von Salomon, qui projette l’assassinat, en espérant précipiter la chute du gouvernement et de Weimar. Von Salomon, qui sera condamné à cinq ans de prison pour complicité (condamnation qui porte sur la mise à disposition d’un véhicule pour les auteurs de l’assassinat), contestera formellement et inlassablement que l'assassinat eût été motivé par l'antisémitisme. Il insiste d'ailleurs dans son roman sur la distance qu'il prend d'emblée vis-à-vis du «parti national-socialiste des travailleurs allemands», dont les effets de masse l'effraient. Courage des écrivains qui écrivent en 1951, direz-vous, mais, au moins pour la forme, donnons à son œuvre autobiographique un peu de crédit, sans quoi tout l'édifice s'effondre comme un château de cartes.

D’ailleurs, savoir si l'objet de ce roman est de réhabiliter son auteur est une discussion qui a toujours cours, du moins en ce qui concerne un éventuel ressort antisémite dans l'assassinat de Rathenau (voir Pierre Giraud, La transfiguration suspecte d'un bouc émissaire : Walter Rathenau vu par Ernst von Salomon, revue Germanica, n°2, 1987, pp. 81-98). En revanche, il ne s’est jamais engagé aux côtés des nazis (ce qui nous paraît une étrangeté aujourd’hui : pouvait-on être nationaliste allemand et s’opposer à Hitler ?) – c’est même la raison pour laquelle von Salomon, sur qui des soupçons se portent en 1945, est relâché après un an de détention par les Américains, qui concluent à une accusation erronée.

71vN668AEEL.__BG0,0,0,0_FMpng_AC_UL600_SR375,600_.pngLa condamnation pour complicité dans l'affaire Rathenau est toutefois décisive : la prison sera rétrospectivement une chance à plus d'un titre. Pour notre bonheur, d’abord, parce que cet épisode fournit le prétexte à certaines des pages les plus drôles du roman, von Salomon traitant de la vie carcérale avec un humour féroce, se réjouissant par exemple de pouvoir écrire en toute sérénité sans avoir à se soucier ni du gîte ni du couvert ; pour le sien, ensuite, parce que ce séjour en prison empêche sa réintégration au grade de sous-officier dans la Wehrmacht, lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate (von Salomon appartient au corps royal des cadets, une expérience décrite dans le roman Les Cadets). Il peut ainsi se maintenir simultanément à l'écart de la politique, du front (il travaille pendant ces années dans l'industrie cinématographique) et par voie de conséquence, de la potence, une fois la guerre perdue.

À ce titre, Le Questionnaire constitue indéniablement une ligne de crête où l’on chemine sans jamais basculer, chaque impulsion d’un côté se trouvant aussitôt compensée par la suivante, de l’autre. Nationaliste, antinazi, antiaméricain (il décrit minutieusement son année de détention dans un camp américain en 45-46, qui lui laisse un souvenir cuisant – l’Histoire telle qu’elle nous apparaît garde peu de traces des exactions des Alliés), complice de l'assassinat d'un ministre juif mais compagnon d'une juive, intellectuel engagé pour la cause paysanne, militaire, bon vivant, dandy écrivain, esprit romantique (parfois romanesque) terriblement cynique, prudemment demeuré à l'écart après un engagement radical…

On ne peut nier qu’il témoigne d’une liberté d’esprit certaine, qui éclaire sa réticence déclarée à rejoindre les meutes de tous ordres ou à suivre les injonctions idéologiques totalitaires.

En tout bonne foi (et pour éviter que cette note ne tourne résolument à l’hagiographie), on peut aussi souligner ce que cette attitude, pas complètement dénuée d'égoïsme ni d’un relativisme complaisant, peut avoir de contestable (après tout, il ne s’est pas non plus résolument engagé contre le nazisme) : toujours ménager la chèvre et le chou, c’est aussi se prémunir contre les mauvais procès ultérieurs, parer d’avance ce qui pourra être retenu contre soi; un épicurisme bon teint, «tua sine parte pericli» (Lucrèce, De rerum natura, livre II).

Une posture qui lui permet tout de même de jouir d’une faculté d’analyse peu commune. Son regard pénétrant éclaire souvent d’une lumière crue notre propre actualité (et confirme, si l’on en doutait, qu'une part au moins significative de nos débats contemporains est en fait assez poussiéreuse...) : «Il est vrai que les problèmes existant au sein du mouvement national ne furent que très peu discutés à l'époque. [...] Mais la possibilité de parler de ces choses [...] semblait aux grands journaux une espèce de trahison, un aveu que la discussion s'était déplacée vers la droite. Et, dans la situation d'alors, cela était considéré comme un avantage immédiat pour Hitler, tandis qu'aujourd'hui nous en jugeons différemment» (p. 480). Chagrine lecture, quand on s'inquiète matin et soir, dans nos médias et tout bord confondu, de «faire le jeu» de ceci ou de cela.

unnamedevsq.jpgOn sent bien que la politique dans son sens le plus noble, celle qui s’attache aux États et aux peuples, est un tropisme de Von Salomon, et la politique occupe évidemment le devant de la scène dans la période; pourtant Le Questionnaire ne s'y résume pas, loin de là. Outre le récit des différents épisodes de la vie de l’auteur, on y trouve de nombreuses réflexions sur l'art, l'écriture et la littérature, sur l'Histoire, la société, la culture. Von Salomon est aussi un bon vivant, qui aime manger, boire, séduire, conduire des voitures avec une «gueule chromée», plutôt cigale que fourmi, et qui nous offre à l’occasion des saillies authentiquement rabelaisiennes.

Le mordant d’un Anglais

La nécrologie publiée par Le Monde à la mort de l’auteur, en 1972 (accessible gracieusement ici) s’intitule Un maître de la rancœur et commence ainsi : «Ce n'est pas le vieux monsieur corpulent et chauve, «pacifiste» et «verbeux» que l'on rencontrait, ces dernières années, près de Hambourg; ce n'est pas lui qui survivra, mais l'auteur amer et puissant des Cadets et des Réprouvés». Le titre me semble injuste et trompeur. Ce qui apparaît lumineux dans Le Questionnaire, écrit à un âge plus avancé que les deux ouvrages précités, c’est justement ce «regard sans haine porté sur le monde» (Miyazaki, Princesse Mononoké, 1997). C’est l’ironie qui domine, même quand elle est mordante, et si le roman n’est exempt ni d’amertume, ni d’un je-ne-sais-quoi d’aigre-doux dans l’évocation des souvenirs heureux, il n’est jamais question d’une bile revancharde, d’un esprit pétri de regrets et de frustration – jamais question de «rancœur» à vrai dire, du moins entendue comme un dégoût. La rancœur paraît d’ailleurs incompatible avec la réserve qu’il se ménage, où l’on devine plutôt le vague à l’âme d’un observateur désabusé que l’acide ressentiment d’un homme privé des moyens d’agir.

À l’appui de cette thèse on peut citer le cynisme et l’humour omniprésents, à la fois dans l’écriture et dans la construction narrative (dont on se propose d’explorer l’habileté, bien réelle, à la fin de cette note).

Que ce soit pour souligner la bonhomie sanguine et la roublardise de son éditeur, Rowohlt (lequel rappelle périodiquement à Von Salomon que les ventes de son dernier ouvrage ont été décidément très décevantes, couvrent à peine l'avance consentie, mettent l’éditeur en grande difficulté… juste avant de s'enquérir avec empressement du prochain bouquin sur lequel il planche), ou pour évoquer un petit village saturé de gradés de la SS mis en déroute par la progression des Alliés et tout penauds de n’avoir pas un troufion sous la main, von Salomon fait preuve d’un authentique sens de l’absurde, y compris dans le récit des événements les plus tragiques. Un humour qui n’est pas sans rappeler le flegme britannique; certains passages feraient sans peine illusion chez Saki.

Mais si von Salomon est un merveilleux conteur, l'anecdote, ici, relève moins de l’excursus ou de la décoration accessoire que de la trame réelle : elle forme un réseau de dentelle, une trame minutieuse et virtuose voire, parfois, un roman dans le roman.

51ce+8APOQL._SX334_BO1,204,203,200_.jpgVon Salomon consacre près de quatre-vingt pages (642-722) à un séjour en terres basques, du côté de Saint-Jean-de-Luz (le questionnaire s'intéresse à ses séjours à l'étranger) où il fait la connaissance de Mayie, avec laquelle il entretient une relation avant de regagner l'Allemagne. Ce roman dans le roman, évocation nostalgique d'un paradis perdu, s'intercale de façon presque surréaliste entre les derniers moments du régime nazi et l'entrée des Américains dans une Allemagne défaite, et s'imprime dans ce long récit comme un songe – et c'est sans doute comme un songe que ce souvenir est resté à von Salomon, qui écrit : «Mais quand je pense à Mayie, je pense à la France et quand je pense à la France, je pense à Mayie. Ô douce Mayie, Ô Sainte France ! Vous m'avez donné le rêve de ma vie, les grandes vacances de ma vie» (pp. 719-720). Le sentiment qui s’en dégage s’approche de celui que suscite le dernier moment de L’Éducation sentimentale. Ceux qui l’auront lu se souviendront sans doute du vertigineux saut dans le temps que ménage Flaubert à la fin du roman. Proust, à ce propos, écrit en 1920 (À propos du style de Flaubert, in La Nouvelle revue française) : «Sans l’ombre d’une transition, soudain la mesure du temps devenant au lieu de quarts d’heure, des années, des décades». Eh bien cet «abîme» qui s’ouvre et nous laisse justement contempler, amer, la folie d’une vie qui s’est écoulée avec fulgurance et qui contenait, avec le recul, beaucoup plus de vide que de matière – c’est le sentiment qui surnage ici.

Son écriture, il le revendique lui-même, est sans doute assez spontanée plutôt que le fruit d'un long et laborieux travail. Néanmoins, n’étant pas germanophone et n’ayant donc aucun moyen de comparer la version originale et la traduction, je dois me contenter de saluer le travail du traducteur, qui livre un texte dans une langue soignée et précise.

Effet théâtral et transgression des genres

Avertissement au lecteur : si l’on s’est efforcé de donner jusque-là un peu de tenue à cette note, ce qui suit n’obéit plus à aucune loi. C’est, au choix, un ballon d’essai lancé dans la stratosphère ou une baudruche un peu crevée qui s’amollit dans le reflux sur une plage de la Manche.

Il faut donner à l’articulation du récit autour d'un questionnaire toute la portée qu'il mérite : Le Questionnaire n'est pas seulement un récit autobiographique (définition qui soulève aussi des questions, voir ci-après) ou un témoignage historique, ni même une collection d'anecdotes amusantes : c'est une œuvre intrinsèquement littéraire de très haute volée. Von Salomon incorpore en fait à son Questionnaire une part théâtrale sensible et, au-delà, s'affranchit dès lors de nombreuses conventions.

En premier lieu, parce qu'il parvient à mettre en œuvre ce que l'on appelle au théâtre la double énonciation : tout personnage, lorsqu'il prend la parole, s'adresse simultanément à un autre personnage (qui peut être lui-même, dans le cas d'un monologue en aparté) et au spectateur. Ici, cette double énonciation se retrouve dans la coexistence de deux destinataires.

D’abord, le Gouvernement militaire allié, qui n’est pas qu’un simple personnage : c’est le destinataire réel, historiquement situé, du questionnaire, et c’est aussi celui, annoncé, du récit – sa présence structure ainsi l’ensemble du roman. C’est d’ailleurs lui qui «ouvre» l’espace romanesque, dans les premières lignes du livre (p. 23). La notice qui accompagne le questionnaire y est reproduite. Il y est notamment écrit en anglais puis en français : «AVERTISSEMENT : Lisez attentivement le questionnaire entier avant de le remplir. En cas de doute, le texte anglais prévaudra» (en anglais : «The English language will prevail if discrepancies exist»). Tout est fait pour qu’on prenne ce texte au mot, comme une transcription historique, factuelle – tout est fait pour indiquer que ce n’est pas la voix du narrateur (pas l’ombre d’un «je» ici). Le Gouvernement militaire allié joue en fait ici un rôle voisin du correspondant dans un roman épistolaire. Ce n’est pas qu’un objet du récit, mais bien, dans le dispositif narratif, un sujet à part entière qui agit sur la construction romanesque elle-même, un simulacre de co-auteur.

Ensuite, le lecteur, qui possède dans le récit une présence singulière, une présence qui découle en particulier de l’intention autobiographique du Questionnaire, car l’ambition d’en faire un témoignage implique une conscience de la réception de l’œuvre au sein même de l’œuvre. Dans un roman ordinaire, le lecteur observe la fiction comme un poisson dans un aquarium, il n’est lui-même qu’accessoire par rapport au récit. Ici, il joue un rôle actif. Il ne peut pas se contenter de lire et de refermer l’ouvrage en demeurant étranger à ce qui s’y joue, car ce qui s’y joue c’est précisément la réception. Pour le dire autrement, il existe dans l’intention autobiographique ce qui existe dans la notice d’utilisation de votre lave-vaisselle : une place prédominante, limpide, accordée à qui va lire le contenu qui s’y trouve – parce que le contenu qui s’y trouve vise explicitement à informer le lecteur, au sens de : lui imprimer une forme (la capacité à utiliser un lave-vaisselle dans un cas, à connaître ou comprendre des faits historiques dans l’autre).

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Pour vous en convaincre, vous pouvez regarder le sketch Le Mode d’emploi de Dany Boon, où c’est précisément l’irruption de la fiction dans la non-fiction qui constitue le ressort comique. L’auteur du mode d’emploi que parodie Dany Boon, persuadé que personne ne le lira de bout en bout, choisit de laisser libre cours à son intuition artistique et d’intercaler une romance érotique de son cru entre deux chapitres. Il y a donc bien, à l’origine, une conscience aigüe du lecteur – et dès que celle-ci disparaît, le récit tout entier bascule; il devient autre chose.

Cette collusion entre le lecteur et le récit n’est pas que formelle, elle s’incarne aussi dans l’écriture et ici surtout par le biais de l’ironie, qui joue chez von Salomon le rôle de l'aparté dans le théâtre, un clin d'œil appuyé en direction du spectateur qui passe outre le «quatrième mur». À titre d'exemple, au début du récit, l'auteur évoque sa ville natale de Kiel, au bord de Baltique, et répète à l'envi la teneur en sel de l'eau du canal qui baigne le port, «(1,5 %)», toujours entre parenthèses, comme un pied-de-nez à la minutie du questionnaire élaboré par le Gouvernement militaire allié, mais coup de coude à l'intention du lecteur qui décèle ainsi d'emblée le double niveau du discours.

Et à la fin, page 721, en réponse à une question sur les langues étrangères maîtrisées et alors qu'il indique parler anglais, von Salomon écrit : «Je crois nécessaire de parler allemand avec les Anglais et les Américains, surtout aussi longtemps que la version anglaise prévaudra; en cas de doute, if discrepancies exist» dans une allusion mordante à l’avertissement qui ouvre le roman. Un sarcasme qui lui permet bien sûr de réaffirmer son attachement national et de régler ses comptes, mais qui s'adresse avant tout au lecteur – l’insolence d’une telle réponse étant évidemment inconcevable dans une adresse réelle au Gouvernement militaire allié. (Elle ouvre toutefois d’autres perspectives sur la revanche et le triomphe symboliques dans l’œuvre de fiction, si quelqu’un souhaite se porter volontaire…).

Enfin, on retrouve dans le Le Questionnaire ce que l'on appelle «triple identité» (l'auteur, le narrateur et le personnage principal ne font qu’un), qui est le propre de l'autobiographie.

51G5Nv2z5uL._SX322_BO1,204,203,200_.jpgOn constate qu’avec une très grande intelligence littéraire, Von Salomon a donc ménagé la présence de ces trois pôles dans le récit (le Gouvernement militaire allié, le lecteur et lui-même), de sorte qu’ils apparaissent d’intensité à peu près égale et que l’un n’écrase pas les deux autres. Pour ce faire, il fallait accentuer démesurément la présence du Gouvernement militaire allié (aidé par son existence historique mais qui demeure, des trois pôles, le plus fragile) – raison pour laquelle il structure si profondément l’ensemble du roman – et il fallait forcer le lecteur à entrer dans le bocal, donc le faire déchoir de sa position confortable mais lointaine d’observateur, de destinataire naturel à qui tout est acquis. Raison pour laquelle son horizon d’attente est trompé : alors que le genre autobiographique invite le lecteur à se croire légitimement destinataire («Je veux montrer à mes semblables...», dit Rousseau dans l’incipit des Confessions), Von Salomon lui coupe l’herbe sous le pied et semble lui substituer le Gouvernement militaire allié. Il fallait enfin circonscrire la place démiurgique de l’auteur, une illusion que von Salomon parvient à donner dès lors qu’il semble se conformer aux injonctions du questionnaire, comme s’il n’était pas maître du récit.

On obtient donc bien trois pôles d’intensité semble-t-il équivalente, c’est-à-dire, comme au théâtre, un système à trois sommets reliés entre eux par deux discours, deux «énonciations» qui se juxtaposent : entre Von Salomon et le Gouvernement militaire allié (d’un personnage de la pièce à l’autre), et entre Von Salomon et le lecteur (d’un personnage de la pièce au spectateur).

Bien d’autres éléments laissent penser que Von Salomon joue en permanence sur ces effets de transgression. Chaque tête de chapitre reproduit par exemple, sous la forme d'un tableau, la ou les questions dont le chapitre qui s'ouvre constitue la réponse. Une pratique qui passerait pour « anti-romanesque » auprès des plus conservateurs ! En toute bonne logique d'écrivain, on se serait attendu à trouver une description du questionnaire, même sommaire, mais non une représentation graphique. Imagine-t-on Balzac intercaler entre les chapitres de la Peau de chagrin un dessin de la peau avec son incantation au milieu, rétrécissant petit-à-petit ? Von Salomon, lui, s’affranchit allègrement de la convention tacite (et sans doute parfois un peu ridicule...) selon laquelle seul le texte, et rien que le texte aurait le droit d’être employé dans un roman. Cet artifice historicisant lui permet par ailleurs d’accentuer l’effet de réel qu’il donne à son récit – un effet de réel, c’est-à-dire bel et bien une fiction : Le Questionnaire n’est pas un livre d’histoire, encore moins un documentaire.

C’est un roman qui brouille de nombreux repères, parce qu’il s’étend comme une toile dans toutes les directions. D’apparence assez simple, toute son architecture repose en fait sur un réseau complexe de dépendances qui s’influencent mutuellement.

Je vous avais bien dit que c’était un immense roman.

Une autobiographie, vraiment ?

Ce qui précède démontre assez bien, je l’espère, la nature intimement et vastement littéraire du Questionnaire. Les ressources de la fiction qui y sont mises en œuvre occupent une place extraordinairement importante, et même excessivement importante si l’on se borne à considérer que c’est une «simple» autobiographie. Le terme «autobiographie» n’est-il pas trop étroit, étriqué même, incapable de contenir un roman pareil ? N’a-t-on pas le sentiment que quelque chose de fondamental nous échappe quand on dit du Questionnaire que c’est une autobiographie, comme on le dirait des Confessions, de la Promesse de l’aube, des Mémoires d’outre-tombe ? Et peut-on se contenter du terme indistinct de roman quand la part autobiographique y est si importante ? Quoi, alors ? Un attelage pataud, du style autobiographie romancée, roman autobiographique, fiction autobiographique ?
Ou alors, auto… fiction ?

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C’est Doubrovsky, en cherchant à définir le genre auquel il souhaite rattacher son texte, qui le baptise en 1977, en quatrième de couverture de Fils. Il écrit : «Autobiographie ? Non, c'est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction, d'événements et de faits strictement réels; si l'on veut, autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. Rencontres, fils des mots, allitérations, assonances, dissonances, écriture d'avant ou d'après littérature, concrète, comme on dit musique. Ou encore, autofriction, patiemment onaniste, qui espère faire maintenant partager son plaisir.»

Laissons de côté les figures de style un peu douteuses (renversement du complément, juxtaposition de paronymes et d’homonymes...) et nous avons l’essentiel : une définition de l'autobiographie, une autre de l'autofiction. Il faut bien que Doubrovsky donne de l'espace à la seconde (elle vient de naître après tout), donc qu’il limite les prétentions de la première, qui se retrouve ainsi bêtement cantonnée à trois maigres principes. Pourtant, en évoquant un «privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style», Doubrovsky semble avoir à l'esprit, et de manière assez nette, un tout autre genre, un « sous-genre » de l'autobiographie si l'on veut : les Mémoires. Synecdoque coupable : en effet, il soupçonne fort bien que le genre autobiographique puisse avoir un empire assez vaste pour englober le territoire délimité par l'autofiction, et rendre ainsi la définition de cette dernière inopérante. De même, à l'autre bout du spectre, à moins de considérer qu'il puisse exister un roman comme production strictement objective, sans aucun lien (et sans variation dans l'intensité de ce lien) avec la vie de son auteur... Eh bien, n'importe quelle définition du roman pourrait convenir au genre littéraire inauguré par Doubrovsky.

En fait, on pourrait très bien imaginer que l’intérêt de l’autofiction ne serait pas exactement littéraire. Elle pourrait ne servir qu’à affranchir l’auteur, le décharger d’avoir des comptes à rendre sur ce qu’il écrit : si on l’accuse d’infamie, de travestir des faits, «fiction !» répond-il; et si l’on dénie à son ouvrage toute prétention sur la réalité, si on tolère ses mains pures parce qu’on lui refuse d’en avoir : «autofiction !»

Pourtant, Le Questionnaire forme un cas-limite intéressant, à l'intersection quasi parfaite de toutes ces définitions. Von Salomon revendique le fait de ne pas être un écrivain de fiction, et de n'avoir jamais écrit que ce qu'il connaissait d’expérience. Il construit pourtant son récit avec tous les outils de la fiction, et pas des moindres. Le recours à l’architecture du questionnaire constitue un «effet de formel» comme on rencontre des effets de réel : un artifice destiné à donner l’illusion de l'objectivité alors que Von Salomon joue constamment avec ses limites. Ainsi incorporé, le questionnaire perd en fait quasiment tout de sa substance réelle et gagne l'essentiel de sa portée romanesque. On le transmue, comme dans un grand creuset alchimique, pour n’en conserver que la valeur de décalage par rapport au reste du récit. Et c'est précisément l'une des caractéristiques du roman que de pouvoir tout avaler, tout engouffrer sans distinction. Une telle plasticité, que von Salomon exploite à fond, n’excède-t-elle pas le genre autobiographique ? Ne se trouverait-il pas un peu plus à son aise un peu plus loin, avec un pas de côté, à cheval, au milieu, dans le domaine de l’autofiction ?

Après tout, on peut ne pas être toujours fan de la production contemporaine qui se revendique «auto-fictive» ou «auto-fictionnelle»; cela ne veut pas dire que le genre est perdu pour toujours. Une quantité de mauvais poèmes, même écrasante, n’est pas une négation de la poésie.

Et Le Questionnaire est peut-être une grande autofiction.

Note
(1) Cette note s'appuie sur la traduction en français de Guido Meister pour Gallimard, dans la collection L'Imaginaire.

mardi, 22 septembre 2020

Avec Bruno Lafourcade

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Avec Bruno Lafourcade

par Christopher Gérard

Ex: http://archaion.hautetfort.com

Au seuil de l’Apocalypse

« Quant à moi, j’attends les Cosaques et le Saint-Esprit. Tout le reste n’est qu’ordure ! » prophétisait Léon Bloy vers 1915, en pleine tuerie mondiale. Avec son dernier recueil, dont le titre s’inspire du grand imprécateur, Bruno Lafourcade a voulu présenter, par le biais d’une centaine de chroniques qui sont autant d’anathèmes et de fulminations, le portrait d’une certaine France, celle de M. Macron et des hyperféministes, celle des théoriciens de la dislocation des héritages et des créatures télévisuelles. Une France où règnent, comme dans tout le bel Occident, mais de façon plus affirmée car théologiquement justifiée par les chanoines de l’Eglise du Néant, « la réification des hommes, la marchandisation des corps, la manipulation biologique, la délocalisation de tout et de tous » - l’ensemble vendu par les diverses propagandes comme un vert paradis.

AA-Cosaques4043990568.jpgBruno Lafourcade a naguère publié un essai courageux Sur le suicide, une charge contre les Les Nouveaus Vertueux. Plenel, Fourest, Joffrin, etc. & tous leurs amis, un fort roman, L’Ivraie, qui retrace le parcours d’un ancien gauchiste devenu sur le tard professeur de français dans un lycée technique de la banlieue bordelaise. Il s’y montrait hilarant et désespéré, incorrect et plein d’humanité. Et styliste exigeant, car l’homme connaît la syntaxe et la ponctuation, classiques à souhait. Qu’il fasse l’éloge du remords (« qui oblige ») ou du scrupule, de la modestie conservatrice face à l’arrogante confiance en soi du progressiste, du dédain face à la haine plébéienne (« on imagine mal tout le dédain que peut contenir un point-virgule »), Bruno Lafourcade se montre drôle et féroce, quasi masochiste à force de pointer avec tant de lucidité les horreurs de ce temps – un misanthrope doublé d’un moraliste, classique jusqu’au bout des ongles. Saluons ce polémiste inspiré, son allergie si salubre aux impostures de l’époque. Et cette charge contre telle crapule télévisuelle, minuscule écrivain qui, sur le tard, après vingt ans de courbettes, renie un confrère, son aîné, devenu pour la foule l’égal de Jack l’Eventreur.

Christopher Gérard

Bruno Lafourcade, Les Cosaques & le Saint-Esprit, La Nouvelle Librairie, 346 pages, 16.90€

**

Né en 1966 en Aquitaine, Bruno Lafourcade a, entre diverses besognes alimentaires (agriculture & publicité), poursuivi des études de Lettres modernes à Lyon ; il est l’auteur d’un courageux Sur le suicide (Ed. François Bourrin), dont j'ai parlé naguère. Un roman le fait sortir de sa tanière des Landes et attire l’attention sur ce chroniqueur souvent acerbe de notre bel aujourd’hui (voir son jubilatoire pamphlet contre les nouveaux puritains, Plenel, Taubira et tutti quanti).

En trois cents pages, son roman L’Ivraie retrace en effet le parcours de Jean Lafargue, rebelle pur sucre, devenu sur le tard professeur de français dans un lycée technique de la banlieue bordelaise et donc condamné à « une existence grise et bouchée ».

BL-ivraie3706061291.jpgEncore un témoignage sur la misère des lycées techniques, se demandera le lecteur ? En fait, les choses sont bien plus complexes, grâce au talent, indiscutable, de Lafourcade, qui signe là un vrai livre d’écrivain, hilarant et désespéré, incorrect et plein d’humanité.

Car le vrai sujet du livre, c’est le crépuscule, celui d’une civilisation et celui d’un homme – minuscule grain de sable coincé dans les interstices d’un système devenu fou. C’est dire si chacun peut se reconnaître dans ce récit picaresque, truffé de morceaux d’anthologie comme la description d’une bibliothèque de province ou d’une salle des professeurs (« une pièce qui puait l’ennui professionnel, le café industriel et la mort administrative »), les réflexions sur la destruction de notre langue (devenue pour tant de gens un « chaos de subordonnées sans principales, de principales sans verbes et de verbes sans sujets, avec un « quoi » omniprésent à l’agressivité rentrée »).

Dans La Chartreuse de Parme, Stendhal proclame, non sans une certaine mauvaise foi, que « la politique dans une œuvre d’art, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert » : avec Lafourcade, il faut parler de canonnade, tant le polémiste de race se déchaîne contre l’imposture aux mille faces, toujours avec esprit et dans une langue précise servie par un style percutant – un vrai tueur.

A surveiller de près, ce Bruno Lafourcade, qui mérite amplement sa fiche S (comme styliste).  

Christopher Gérard

Bruno Lafourcade, L’Ivraie, Ed. Léo Scheer, 320 pages, 21€

Du même auteur, Les Nouveaus Vertueux. Plenel, Fourest, Joffrin, etc. & tous leurs amis, Ed. Jean Dézert, 200 pages.

Le site de l'écrivain : https://brunolafourcade.wordpress.com/

Voir ma chronique du 11 septembre 2014 sur son essai :

http://archaion.hautetfort.com/archive/2014/09/11/sur-un-bel-essai-de-bruno-lafourcade-5445486.html

lundi, 21 septembre 2020

De la mobilisation en période de pandémie - Neuf extraits commentés de La mobilisation totale d’Ernst Jünger

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De la mobilisation en période de pandémie

Neuf extraits commentés de La mobilisation totale d’Ernst Jünger

par Baptiste Rappin

Ex: http://www.juanasensio.com

 
Ernst Jünger dans la Zone.

Baptiste Rappin dans la Zone.

La présente «crise», qui provoqua le confinement de plusieurs milliards d’êtres humain en raison de la pandémie mondiale du coronavirus baptisé Covid-19, qui, autrement dit, installa une sédentarité et un immobilisme contraints, s’accompagna paradoxalement d’une exigence de mobilité qui prit la forme, précise et non fortuite nous le constaterons par la suite, de l’appel à la mobilisation totale. La nation se mobilise, les hôpitaux se mobilisent, les entreprises se mobilisent, les associations se mobilisent, les universités et les chercheurs se mobilisent, les «ados» se mobilisent, bref, tout le monde se mobilise…

Ce fut l’idoine occasion de relire l’essai d’Ernst Jünger, qui, paru en 1930, porte précisément le nom de La mobilisation totale (Éditions Gallimard, coll. Tel, 1990), et d’en proposer quelques extraits choisis et commentés afin d’éclairer, par le recul qui tient à la distance temporelle, c’est-à-dire de manière inactuelle, la déconcertante actualité que nous vécûmes et continuons à vivre.

Quelques mots toutefois, en guise de préambule, à propos dudit ouvrage : La mobilisation totale se présente comme un court texte, à peine quarante pages réparties en neuf parties dont nous extrairons de chacune un passage qui nous semble significatif du point de vue de l’analyse de la contemporanéité. L’essai tente de cerner la rupture anthropologique, qu’Ernst Jünger juge non seulement décisive mais également irréversible, que la Première Guerre Mondiale a introduite dans le cours de l’histoire humaine.

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Premier extrait

«Nous nous emploierons […] à rassembler un certain nombre de faits qui distinguent la dernière guerre – notre guerre, cet évènement le plus considérable et le plus décisif de notre époque – de toutes celles dont l’histoire nous a livré le récit» (§ 1, p. 98).

C’est tout d’abord à un effort de discernement que se livre l’écrivain : bien des guerres se ressemblent, bien des guerres sont comparables, bien des guerres procèdent d’une même logique. La Première Guerre Mondiale, quant à elle, introduit une discontinuité, de telle sorte qu’elle ne saurait être ramenée à un étalon déjà connu, bien identifié; elle possède, autrement dit, un caractère inédit, qu’Ernst Jünger, à travers ce court texte qui sert en réalité de laboratoire à un essai décisif : Le Travailleur, cherche à mettre au jour. N’anticipons guère, car les critères de démarcation apparaîtront bien assez tôt, mais notons ceci afin d’établir un pont avec l’actualité : comprendre l’événement, pour Jünger, ne consiste pas à répéter mécaniquement, machinalement si l’on peut dire, les analyses précédentes et les schémas explicatifs préétablis; cela consiste, tout au contraire, à cerner sa spécificité, et à poser sur lui les justes mots afin de le faire advenir en tant que tel à la conscience collective. Telle fut très certainement la première faute, de nature épistémologique mais aux conséquences politiques, du Président Emmanuel Macron et de son équipe gouvernementale qui n’eurent de cesse de parler d’un virus comme d’un ennemi et d’une épidémie comme d’une guerre, des choix lexicaux et sémantiques pour le moins malheureux qui sont à mon sens en partie responsables de comportements a priori irrationnels comme la razzia des commerces (attention, indispensable précision, par ces propos, je n’excuse ni ne cautionne en aucune manière ces agissements dignes de pourceaux dépourvus de toute faculté de juger).

Deuxième extrait

«La meilleure manière de faire apparaître le caractère spécifique de cette grande catastrophe consiste sans doute à montrer qu’elle a été pour le génie de la guerre et l’esprit de progrès l’occasion de conclure une alliance étroite» (§ 2, p. 98).

Voilà une remarque qui me paraît souligner le caractère à proprement parler critique du progrès : il n’est en effet que des esprits simples, dogmatiques ou utopiques, pour concevoir le progrès comme l’écoulement d’un long fleuve tranquille ou comme la paisible marche vers un paradis terrestre à portée de mains. La réalité est plus chaotique, plus erratique, parce que le système capitaliste non seulement nécessite la révolution permanente des moyens de production – l’innovation dans toutes ses déclinaisons : économique, technologique, organisationnelle, sociale, citoyenne, écologique, parentale, éducative, etc. –, mais possède en outre le don de profiter de chaque catastrophe pour étendre son empire et accentuer son emprise : telle est en effet la «stratégie du choc», si justement décrite par Naomi Klein, qui joue de la perte de repères et de l’angoisse engendrées par la crise pour délivrer une ordonnance sur-mesure. Et si la Première Guerre Mondiale, selon Jünger, fut l’occasion de la conclusion d’une alliance entre «le génie de la guerre et l’esprit de progrès», alors il y a fort à parier, et à craindre, que l’association d’un coronavirus conquérant et d’un esprit de progrès tout aussi tenace servira de tremplin à la post-industrialisation de la France qui se traduira – et se traduit déjà – par des investissements massifs dans le numérique, le développement de juteux marchés pour l’industrie pharmaceutique, l’installation accélérée d’une société de la surveillance ainsi que par le recours accentué aux techniques managériales gages d’efficacité et d’adaptation. Je préfère prévenir ici toute illusion : le monde d’après sera identique au monde d’avant, mais en pire.

Troisième extrait

«On peut suivre désormais l’évolution au cours de laquelle l’acte de mobilisation revêt un caractère toujours plus radical dès lors que, dans une mesure croissante, toute existence est convertie en énergie, et que les communications subissent une accélération accrue au profit de la mobilité […]» (§ 3, p. 106).

Qui dit guerre dit mobilisation : non seulement la mise sur pied de guerre de l’ensemble des forces armées, voire même de tous les citoyens susceptibles de participer à l’effort, mais aussi l’orientation de toutes les ressources, matérielles et technologiques, financières et organisationnelles, vers la victoire, seule issue désirée, escomptée, espérée, lorsque le combat s’engage. C’est en toute logique que la rhétorique belliqueuse déployée par nos dirigeants s’accompagne d’un appel à la mobilisation générale : celle-ci est toutefois d’une ampleur sans précédent, puisque l’ennemi est, comme les dieux du panthéisme, possiblement partout, à telle enseigne que l’enrôlement concerne certes les soldats et les citoyens, mais cible également les enfants, les femmes, les personnes âgées, qui, eux aussi, sont sommés de convertir leur existence en énergie. On pourrait dire de ce point de vue que l’épidémie confirme et entérine la mutation du paradigme guerrier qu’avait déjà accompli le terrorisme.

Mais la mobilisation est de surcroît une mise en mouvement : les énergies deviennent en effet disponibles quand elles se trouvent libérées de toute attache et enclines à la mobilité, si bien que toute mobilisation se trouve inséparable d’une structure logistique de gestion des flux, d’hommes, de matières, d’informations. C’est précisément ici que l’attaque surprise du coronavirus dans sa version 2019 devient, pour l’observateur, digne d’intérêt : car jamais, me semble-t-il, la mobilité de la cognition n’a-t-elle été à ce point découplée de la mobilité des corps. Confinés dans nos foyers, consignés à demeure comme des enfants punis dans leur chambre, nos corps, privés de leur élémentaire liberté de mouvement, demeurent immobiles alors que nos pensées ne laissent pas de circuler sur la Toile, à tel point, d’ailleurs, que nos vies n’auront jamais été aussi dépendantes et intégrées au Réseau, par la grâce duquel, Dieu soit loué, nous travaillons à distance, nous achetons à distance, nous prenons l’apéro à distance, nous baisons à distance.

D’une telle situation, je tire deux leçons : d’une part, que le sous-équipement numérique que la présente crise a révélé accélèrera, par des investissements massifs, la digitalisation de notre pays; d’autre part, le confinement restera la première expérience collective d’une vie transhumaniste post-incarnation dans laquelle le corps aura enfin avoué sa superfluité.

indexejtmm.jpgQuatrième extrait

«Néanmoins, le versant technique de la mobilisation totale n’en constitue pas l’aspect décisif. Son principe, comme le présupposé de toute technique, est au contraire enfoui plus profond : nous le définissons ici comme disponibilité à être mobilisé» (§ 4, p. 115).

Le Réseau est une chose, notre appétence et notre célérité à nous y soumettre une autre. Jünger, qui aura sur ce point très largement anticipé et influencé les développements de Heidegger dans La question de la technique, conférence dans laquelle ce dernier affirme notamment que «l’essence de la technique n’est pas la technique», met en évidence qu’aucun dispositif technique ne parvient à s’encastrer dans le tissu social, c’est-à-dire à devenir un système sociotechnique, s’il n’est précédé d’une révolution anthropologique qui, dans les mentalités et les structures de la croyance collective, légitime l’usage dudit dispositif. Pourquoi donc le confinement, présenté comme un acte de mobilisation, et désormais les règles du déconfinement, qui ne sont autres que la poursuite de la mobilisation sous une forme nouvelle, se trouvent-t-ils aussi largement respectés ? Il est vrai que la peur de la maladie et la crainte de l’amende y sont pour quelque chose, je ne le nie pas; mais c’est au fond le principe directeur de notre société qui oriente nos actions, pour les uns, qui se limitent à respecter les consignes, de façon minimaliste, pour les autres, qui n’hésitent guère à prendre directement part au combat en cousant des masques et en imprimant des visières (masques et visières, dont la pénurie annonce la future fortune de proches du pouvoir, c’est une évidence qui ne requiert aucune boule de cristal), de manière engagée voire fanatique.

Quel est ce principe que Jünger situe à la racine de la mobilisation, et que tant Heidegger qu’Anders identifieront comme le tuf même de la société industrielle ? Il s’agit de la disponibilité, c’est-à-dire l’état ou le fait de se trouver à disposition de quelqu’un ou de quelque chose. En d’autres termes, loin d’attendre le tonitruant appel de la mobilisation pour se faire énergies, nos existences sont déjà prêtes et disposées à être mobilisées, n’attendant même que cela, d’être mobilisées, puisque pour les Modernes, le mouvement c’est la vie, mobilisées donc, c’est-à-dire à la fois convoquées, réquisitionnées et ordonnées à la finalité de la victoire. Les «ressources humaines», le «facteur humain», le «capital humain» ne sont pas qu’expressions techniques réservées aux seules entreprises : ces mots, dans toute leur crudité, disent tout simplement la condition des derniers hommes que nous sommes devenus : des outils à la recherche permanente d’un emploi.

Cinquième extrait

«Mais cela n’est rien par rapport aux moyens dont on disposait à l’ouest (en Amérique) pour mobiliser les masses. Il ne fait pas de doute que la civilisation soit plus étroitement liée au progrès que la Kultur; qu’elle sache parler sa langue naturelle dans les grandes villes surtout, et s’entende à manier des notions et des méthodes qui n’ont rien à voir avec la culture, auxquelles même celle-ci s’oppose. La culture ne peut être exploitée à des fins de propagande […]» (§ 5, p. 125).

Je dois ici préciser au lecteur, avant tout commentaire, que le couple civilisation-culture, dans l’Allemagne de l’entre-deux guerres, se présente sous la forme d’une opposition irréductible héritée de la période romantique : d’un côté, celui de la Kultur, la naturalité des liens socio-historiques qui lient les hommes dans une communauté organique de destin; de l’autre, celui de la civilisation, l’artificialité engendrée par les progrès techniques de la société industrielle. Jünger perpétue cette dichotomie, ce dont témoigne assurément le pont tendu entre civilisation et urbanité.

Ce cinquième extrait introduit un nouvel élément indispensable à la bonne compréhension de la mobilisation : les références dernières, en l’occurrence la disponibilité pour la société industrielle, exigent une mise en scène, c’est-à-dire l’intercession de symboles, par l’entremise de laquelle elle s’adresse à ses destinataires. Jadis occupée par la religion et les mythes dont les récits se théâtralisent dans des liturgies, cette fonction se trouve aujourd’hui dévolue à la propagande – les termes de «propagande», «relations publiques» et «marketing» seront dans ce texte considérés comme synonymes –, comme si la médiation, elle aussi, devait se plier à la logique générale de substitution du technique (la «manufacture du consentement» selon la si révélatrice expression de Walter Lippmann) au symbolique.

Il n’est guère étonnant que Jünger tienne ses propos, lui qui assiste à l’émergence des relations publiques dont le chef d’œuvre inaugural demeure l’incroyable Propaganda d’Edward Bernays. Quant à nous, c’est la télévision et ses experts, ce sont les journaux et leurs éditorialistes, ce sont toutes ces associations subventionnées et leurs porte-paroles illuminés, qui anesthésient toute liberté d’esprit afin d’imposer la disponibilité en principe de vie. Peut-être l’opposition que Jünger dresse entre civilisation et culture suggère-t-elle d’ailleurs une issue qu’il faudrait prendre à la lettre, au mot : la campagne ne serait-elle pas la clef des champs, elle qui demeure encore un peu, malgré tout, allergique au baratin du nouveau monde ?

81M4gHeP66L.jpgSixième extrait

«La mobilisation totale, en tant que mesure décrétée par l’esprit d’organisation, n’est qu’un indice de cette mobilisation supérieure accomplie par l’époque à travers nous» (§ 6, p. 127-128).

La mobilisation totale n’épuise toutefois pas l’esprit de l’époque, elle ne constitue qu’un aspect partiel d’un phénomène encore plus général, plus englobant, dont elle sert toutefois de révélateur; car, la crise, en tant qu’elle désigne le point culminant de la maladie, est synonyme de moment de vérité. La mobilisation totale qui est déclarée face à l’attaque ne fait ainsi que mettre en évidence ceci : que l’époque ne cesse de nous mobiliser, en temps de paix comme en temps de guerre, qu’elle ne laisse pas de nous rendre encore et toujours disponibles, qu’elle cherche, à travers tous les moyens possibles, à nous employer, à nous rendre utiles et fonctionnels, qu’elle a fait de nous des «types adaptables», formulation positive de l’expression «unadaptable fellows» qu’on lit sous la plume aiguisée de Günther Anders, c’est-à-dire des organismes psychologiquement modifiés.

Tel est l’esprit d’organisation qui donne à l’époque son triste visage : rien ne saurait résister à une entreprise d’optimisation, rien ne saurait demeurer en retrait sans être exploité – la planète est une immense mine de matières premières –, il n’est aucune de nos qualités qui ne doive se mettre au service d’une production, s’ordonner à une fin de performance. On l’observe d’ailleurs aux curriculum vitae et aux lettres de motivation de candidats au recrutement qui n’hésitent plus à faire de l’organisation de leur vie personnelle un gage de réussite de leur carrière professionnelle, à présenter leurs voyages touristiques comme l’occasion de développer des compétences interculturelles, à rendre compte de leur engagement associatif comme d’une expérience managériale. La transitivité de l’efficacité est parfaite, qui atteste de l’omniprésence de son idéologie.

Septième extrait

«Nous avons expliqué qu’une grande partie des forces progressistes avait été mobilisée par la guerre; et la dépense d’énergie ainsi entraînée était telle qu’on ne pouvait plus rien réinvestir dans la lutte intérieure» (§ 7, p. 134-135).

Après la métaphysique, le retour à la politique. Il est évident que la mobilisation totale qui suit la guerre déclarée au souverain virus conduit à un épuisement complet, autant dû à l’atrophie de corps immobilisés, confinés, empêchés, qu’à l’usure de psychismes sidérés par les écrans du «télétravail»; il est tout aussi obvie que la mobilisation générale, celle qui est quotidiennement requise par l’esprit d’organisation, produit une fatigue structurelle, un dépérissement lent et continu, une torpeur et une anesthésie qui constituent très certainement le premier frein à toute action authentiquement révolutionnaire. La disponibilité permanente entraîne une adhérence, sinon une adhésion, à l’époque, si bien que l’intempestivité, que je pourrais littéralement et abusivement définir comme l’action de pester intelligement contre son temps, paraît bien disparaître des radars, si ce n’est à titre de vestige de l’ancien monde.

Le président Emmanuel Macron le sait bien, et si vraiment il l’ignore, une quelconque huile l’aura bien averti : la colère gronde, dont l’intensité n’a d’égale que son niveau d’incompétence et d’incurie – sans compter l’irritation née de ces invraisemblables et insignifiantes envolées technico-lyriques («un été apprenant et culturel» ! : «mdr» aurait-t-on envie de rétorquer) qui circulent en boucle sur les réseaux sociaux. L’épuisement de l’opposition, non pas celle qui se met douillettement en scène à l’Assemblée Nationale en attendant que le fatum de l’alternance produise son effet, mais celle qui s’empare des ronds-points de l’Hexagone et refuse de se laisser institutionnaliser par le jeu de la représentation, l’épuisement de cette opposition-là, qui se trouve aujourd’hui mobilisée en première ligne dans les hôpitaux, les commerces et les ateliers, représente très certainement le gage d’une certaine tranquillité intérieure, c’est-à-dire de sa possible réélection, à condition, par conséquent, de maintenir l’état d’exception jusqu’à ce qu’il soit accepté comme normal et que le régime autoritaire, dictatorial, s’installe dans notre quotidien avec le statut de l’évidence. Le tout assorti de concessions qui ne le sont point : remaniement ministériel, retour de la souveraineté, tournant écologique, visions du monde d’après qui ne sera plus jamais le même, etc.

Huitième extrait

«Le progrès se dénature en quelque sorte pour faire ressortir son mouvement à un niveau très élémentaire, après une spirale accomplie par une dialectique artificielle; il commence à dominer les peuples sous des formes qu’on ne peut déjà plus distinguer de celles d’un régime totalitaire, sans même parler du très bas niveau de confort et de liberté qu’elles offrent. Un peu partout, le masque de l’humanitarisme est pour ainsi dire tombé; et l’on voit apparaître un fétichisme de la machine […]» (§ 8, p. 137).

Le progrès, qui prend aujourd’hui la forme de la «transformation digitale», mot d’ordre que l’on entend autant dans les entreprises, petites et grandes, que dans les écoles et les collectivités, promet la liberté mais sème la terreur. Comment Bernard de Clairvaux, le Saint, n’y aurait-il pas pensé quand il affirma, locution devenue proverbiale, que «l’enfer est pavé de bonnes intentions» ? C’est tout sourire que le progrès engendre le pire, c’est au nom de l’humanité et du Bien qu’il installe une domination d’un nouveau genre. Car si le régime totalitaire «classique» repose avant tout sur une idéologie, celle de la race, celle de la classe, qui reconfigure la société en lui imposant de nouveaux régimes de normativité, le progrès, dont le docteur Frankenstein de Mary Shelley fournit une idoine personnification, accouche d’un monstre froid, impersonnel et intégralement artificiel : la méga-machine, l’hydre hyper-connectée dont la prolifération ne connaît pas de terme, car tel est le propre du Réseau, que de toujours s’étendre, se répandre, se propager, sans autre ambition que son propre prolongement, sans autre souci que son accroissement de puissance.

Julius-Evola+Der-Arbeiter-im-Denken-Ernst-Jüngers.jpgLes masques tomberaient-ils, malgré la propagande, en dépit de la mobilisation ? Certains d’entre nous, trop peu bien entendu, ont pris goût à une vie décélérée et exempte des tourbillons et de l’agitation du quotidien, réalisent que cette liberté retrouvée les renvoie, par contraste, à leur ordinaire condition de servilité, se disent qu’au fond ils se satisferaient bien d’un prolongement de cette parenthèse enchantée. Ils ont même retrouvé une certaine forme de mesure et de sérénité dont le fol emballement de la vie moderne les avait privés (et ils en furent les complices volontaires, nous le savons bien !) : mais que valent ces gouttes d’eau dans l’océan de dispositifs digitaux, que peuvent ces minuscules prises de conscience contre le Grand Déferlement ?

Neuvième extrait

«À travers les failles et les jointures de cette tour babylonienne, notre regard découvre aujourd’hui déjà un monde apocalyptique dont la vue glacerait le cœur du plus intrépide. Bientôt l’ère du progrès nous semblera aussi énigmatique que les secrets d’une dynastie égyptienne, alors que le monde lui avait en son temps accordé ce triomphe qui, un instant, auréole d’éternité la victoire» (§ 9, p. 139).

Le progrès a pour nous un statut d’évidence; non plus le progrès moral (celui qui croit au perfectionnement de l’individu raisonnable par l’éducation), non plus le progrès historico-politique (celui qui imagine la construction d’un avenir radieux par des citoyens rationnels épousant le sens de l’Histoire), mais, bien sûr, le progrès technique qui, sûr de son statut d’idole et de son implacable force, lance ses rouleaux-compresseurs mécaniques, automatiques, numériques, à l’assaut des vieilleries de la civilisation, écrase les traditions, casse les institutions et concasse les corps intermédiaires, broye le langage pour lui substituer le grincement assourdissant des rouages et le bruit diffus de l’information. Non, ce n’est pas un monde que détruit le progrès; non ce n’est pas seulement une ère qui prend fin sous les coups de butoir de la méga-machine; non, Messieurs les relativistes, notre époque ne saurait se diluer dans une histoire générale du mal et de ses manifestations. Jamais les assemblages anthropologiques qui garantissent la pérennité de l’espèce humaine ont-ils été aussi durement mis à l’épreuve; jamais une société («société» qui s’est, soit dit en passant, dilué dans le «social», dilution ou dissolution qui mériterait à elle seule un article entier) n’a-t-elle adopté, pour seul mode de reproduction, la fabrique d’êtres opérationnels. Telle est bien, au fond, l’énigme que nous laissons à nos survivants ou, hypothèse osée mais stimulante, à une civilisation extra-terrestre qui découvrirait les décombres de la nôtre. Si l’espèce humaine, je veux dire : réellement humaine, venait à survivre à cette catastrophe, alors nos descendants s’interrogeront, avant peut-être de baisser les bras devant l’insondable mystère du progrès : mais de quelle folie ont-ils été pris, nos ancêtres de la société industrielle, pour précipiter la civilisation dans l’apocalypse?

samedi, 19 septembre 2020

Théophile Gautier, artiste et homme d'esprit réactionnaire

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Théophile Gautier, artiste et homme d'esprit réactionnaire

Ex: http://dernieregerbe.hautetfort.com

Présentation pressée de Paul Morand, l'anti-cosmopolite

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Présentation pressée de Paul Morand, l'anti-cosmopolite

Ex: http://dernieregerbe.hautetfort.com

En l’honneur de Paul Morand (1888-1976) dont on peut célébrer aujourd’hui le 125ème anniversaire, et qui ne fait pas son âge, je rassemble, sur une page connexe, une sélection de ses meilleurs aphorismes. Je me contenterai ici d'une simple présentation, rapide comme il se doit pour l'auteur de L'Homme pressé[1]

006280195.jpgMorand n’est certes pas complètement sympathique : comme on le sait, son pacifisme et la faiblesse de son sens national l’ont amené à une attitude peu digne sous l’Occupation : diplomate en poste à Londres en juin 40, il se laisse ramener par sa femme en métropole (ce qui lui vaudra une mise à la retraite immédiate pour abandon de poste !). Ensuite, son principal fait d’armes consistera à profiter de son amitié avec Pierre Laval et Jean Jardin pour se faire nommer ambassadeur à Bucarest en 1943, dans le but à peine voilé d'y faire rapatrier les biens de sa femme, princesse Soutzo, avant que les Russes n’arrivent en Roumanie : difficile de trouver un exemple plus révoltant d’un haut-fonctionnaire qui, loin de servir l’État, met l’État à son service ! En juillet 1944, il se fait nommer ambassadeur à Berne : lâcheté de celui qui a senti que rien ne valait mieux que de s’installer en Suisse pour affronter la Libération, ou élégance de celui qui dédaigne de jouer la comédie du résistant de la onzième heure ? Dans un autre registre, on s’agace de lire, dans son Journal inutile, les jérémiades du nanti entouré de domestiques[2] qui redoute de voir réduit son train de vie, peste comme n’importe quel lecteur du Figaro contre l’excès des lois qui brident l’activité économique, et interprète chaque augmentation des impôts ou de l’inflation comme la preuve que le communisme sera là demain et la fin du monde après-demain[3]. Passons aussi sur sa sotte hostilité à de Gaulle, sur sa détestation aveugle et presque obsessionnelle de Gide, Cocteau et Malraux, sur ses réactions à l’actualité qui souvent ne dépassent pas le niveau du café du commerce[4], sur la complaisance qu’il met à s’impliquer dans les grenouillages de l’Académie, ou sur l’approximation constante des faits et des propos qu’il rapporte.

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Il ne faut pas s’en tenir à celà, et du reste ce Journal est aussi plein de pensées saisissantes, comme on le verra dans les citations que j'ai rassemblées. Morand est un écrivain riche et complexe : on voit en lui un moderne par excellence, alors qu’il a été toute sa vie un vieux réac nostalgique ; un thuriféraire de la vitesse, mais il la critique et fait l’éloge de la lenteur[5] ; un voyageur compulsif[6], or il est très sensible à la vanité du voyage, et plus encore à sa dégradation par le tourisme ; un anglophile impénitent, pourtant il est surtout imprégné de Saint-Simon, Stendhal, Maupassant, Proust[7]. C’est avant tout un esthète pénétré d’une mentalité aristocratique, même si à vrai dire elle se dégrade souvent en snobisme de grand-bourgeois. Amoureux des diversités du monde, il est plus qu’un autre conscient que le voyage, dès lors qu’il n’est plus réservé à une élite minuscule, entraîne l’uniformisation généralisée, c’est-à-dire un appauvrissement maximal, et la multiplication du métissage, c’est-à-dire la laideur et la fadeur. Comme Pierre Loti ou Victor Segalen, c’est un exote, que le goût de l’ailleurs amène à condamner les nomades modernes, car à trop se rapprocher du lointain il devient le proche, à trop apprivoiser le différent il devient le semblable : si le goût de l’altérité n’est pas satisfait avec un précautionneux compte-goutte, mais à grandes rasades dévastatrices, il s’épuise et s’anéantit, car l’altérité s’est évaporée[8]. Le touriste occidental occidentalise tout ce qu’il va visiter : bientôt sa curiosité ne trouve plus rien d’extra-occidental à observer, – et en retour ce sont les étrangers qui bientôt viendront chez lui pour s’y sentir comme chez eux. Dès les années 20, Morand comprend avec une confondante prémonition qu’un raz-de-marée de métèques est appelé à envahir l’Europe : je publierai quelque jour ces pages étonnantes. Ainsi ce culte du voyage et de la fugacité dont il se sera fait le chantre, assumant la figure du voyageur de l’entre-deux-guerres jusqu’à la caricature, n’est pas tant pour lui une anticipation exaltée de l’avenir que l’ultime saisie d’un passé bientôt disparu : parmi ses influences et ses modèles majeurs, n’oublions pas Gobineau ! Il est dailleurs assez significatif qu’à partir de la deuxième guerre mondiale, l’œuvre de Morand se tourne principalement vers l’Histoire, faisant de plus en plus de place aux textes situés dans le passé, qu'il s'agisse de récits (MontocielLe Flagellant de SévilleParfaite de Saligny et bien d’autres nouvelles), de pièces (il en a fait trois :  deux qui se passent à la fin du Moyen Âge, une au milieu du XIXe), ou d'essais biographiques (FouquetLa Dame blanche des HabsbourgSophie-Dorothée de CelleMonplaisir en histoire, etc) : manière de fuir par le temps, comme il l’avait fuie par l’espace, l’Europe décadente qui s’offrait à ses yeux.

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[1] Parmi les nombreux portraits de Paul Morand, je recommande celui du petit chef-d'œuvre de Pascal Jardin, La Guerre à neuf ans (Grasset, 1971), p. 110-119. Les informations factuelles de ce livre sont à prendre avec les plus grandes réserves (le père de l'auteur, Jean Jardin, en disait : « C'est le contraire d'un roman dont on dit que tout y est vrai sauf les noms: chez Pascal, seuls les noms sont vrais, tout le reste est faux ! », comme il l'a confié à François Périer ainsi qu'à François Nourissier : voir Pierre Assouline, Une éminence grise. Jean Jardin (1904-1976), Balland, 1986, Folio n°1921, p. 454, et comme Pascal Jardin l'a lui-même consigné dans Le Nain jaune, chap. VII, Julliard, 1978, p. 124), – mais l'atmosphère d'époque est assez bien restituée, et le mémorialiste excelle dans ses portraits. « Comme le héros de son roman L'Homme pressé, Morand est lui-même en proie à une fébrilité qui n'est pas dictée par le monde extérieur. Né pressé, il mourra pressé. Il a ce que Saint-Exupéry appelait "la nostalgie de là-bas". Persuadé que la vie se déroule derrière la ligne de l'horizon, il passe son existence à essayer de la rattraper. Quand il reste sur place, il a beau s'employer à vivre l'instant présent, cet instant-là se dérobe et coule entre ses doigts. Je l'ai vu bousculer les clients du bar de l'hôtel Plazza, houspiller les serveurs pour être servi plus vite et puis après, contempler son ouisqui avec regret. On le lui avait donné trop tard. Il n'avait plus soif. Avait-il eu vraiment soif ce jour-là ? » (p. 111). Et : « Le temps que j'essaie de lui répondre, il est déjà absent de lui-même ou sorti de la pièce. Il ne croit pas aux réponses, les questions lui suffisent. » (p. 112).   

22775940381.jpg[2] Il n’hésite pas à mettre, au premier rang des facteurs qui ont « tué la famille », avant les ouiquennes et la télévision… l’absence de domestiques ! (Journal inutile, 4 mars 1972, tome 1 p. 672). Voilà qui en dit long sur la formidable étroitesse de son point-de-vue, qui n’imagine pas d’autre modèle à la famille que celle de la bonne bourgeoisie bien rentée. Que n’a-t-il plutôt pointé l’effondrement de la démographie, ce profiteur sans enfant ! Pascal Jardin, qui consacre une bonne part de son portrait de Morand à sa femme Hélène, écrit à propos de celle-ci : « Pour elle, la révolution russe de 1917 est un incident de parcours, par contre, la catastrophe, c'est 1914. Non pas parce que c'est le début d'une guerre qui va saigner la France à blanc, cette condottiere n'en a cure, mais la mobilisation générale, c'est la fin de la grande domesticité, la disparition d'une valetaille pléthorique happée par les champs de bataille gloutons. Oui, elle ne pardonnera jamais à ses gens d'avoir quitté leur livrée pour le bleu horizon. » (La Guerre à neuf ans, Grasset, 1971, p. 117).

[3] Morand est littéralement hanté par sa terreur des Rouges, puisqu’il en fait des cauchemars la nuit : « Le capitalisme est mort : dans 10 ou 20 ans il n’existera plus. C’est la vision très nette que j’ai eue, cette nuit. Seul le travail. L’inflation non seulement l’aura détruit, mais aura tué l’épargne, sous toutes ses formes ; ce que l’État nous aura laissé, l’inflation l’aura confisqué. […] Ce n’est pas le communisme qui aura tué le capitalisme, mais le syndicalisme. Aux impôts nationaux est venu s’ajouter un impôt international, l’inflation. L’an 2000 aura vu disparaître le capitalisme. » (Journal inutile, 29 juillet 1974, tome 2 p. 298). Encore plus comique, une autre prophétie du 15 janvier 1975, annonçant que Giscard va être obligé d’ « étrangler » les riches : « Le fisc se jettera, grosse bête qu’il est, sur ce qui crève les yeux. Puis il raffinera. Ensuite, les œuvres d’art (les antiquaires, les salles des ventes où il va falloir donner son nom vont s’effondrer). Déjà, un château ne vaut plus rien. Ensuite, on ira vers le très petit, les bijoux, enfin, le fisc entrera dans les maisons, soulèvera les lames de parquet » (tome 2, p. 419). Il y a des dizaines de passages dans le même esprit, quoique plus laconiques.

[4]  Par exemple, le 17 décembre 1969, il ne craint pas de consigner cette ânerie carabinée : « Le bruit court du retour de de Gaulle, pour remettre de l’ordre dans les rangs gaullistes. Que Pompidou sera débarqué » (tome 1, page 332).

518VXFPMKNL._SX318_BO1,204,203,200_.jpg[5] Je pense à son petit essai « De la vitesse », paru en plaquette chez Simon Kra en 1929, repris dans Papiers d’identité (Grasset, 1931), et largement auto-plagié dans le chapitre conclusif d’Apprendre à se reposer sous le titre : « La vie intérieure, maîtresse de notre vrai repos ». Et est-il nécessaire de rappeler que son roman le plus fameux, L’Homme pressé (1941), est plutôt une satire qu’une apologie de la mobilité frénétique ?

[6] Ce qui est évidemment très exagéré, comme il le reconnaît lui-même : « Depuis les années 30, j’ai raté, pour des raisons diverses, matérielles, familiales, sentimentales, etc, toutes les occasions de grands voyages. Et je passe pour un grand voyageur. Je suis un voyageur virtuel. » (Journal inutile, 19 février 1969, tome 1 p. 148).

[7] Il suffit de consulter l’index du Journal inutile qu’il a tenu dans les huit dernières années de sa vie pour constater que sa culture est terriblement franco-centrée. Très rares sont les écrivains étrangers qui ont droit à plus d’une dizaine d’occurrences. Je n’en vois que trois dont les numéros de page remplissent au moins trois lignes de l’index : Byron (19 occurrences), Goethe (24) et Shakespeare (25). À titre de comparaison, Balzac : 63 ; Chateaubriand : 61 ; Flaubert : 35 ; Hugo : 34 ; Montaigne : 31. Les contemporains de Morand en ont encore bien plus (jusqu’à 200 pour Proust).

[8] Lire par exemple « L’enfer des cosmopolites », chronique recueillie dans Rond-point des Champs-Élysées (1935), p. 21-23. Morand y distingue nettement, pour les opposer, le cosmopolitisme et l’internationalisme. Il explique que, confronté au feu croisé de ces deux ennemis que sont l’internationalisme et le nationalisme, le cosmopolite doit « sans hésiter » opter en faveur du second. Pour une raison particulière : la France est elle-même un « microcosme » d’une grande diversité, elle contient « cent civilisations et mille horizons » où le cosmopolite « peut, avec de l’imagination, se sentir à l’aise. S’il doit être dévoré, mieux vaut qu’il le soit à la sauce de la France, où la cuisine est bonne, qu’à la sauce internationale ». Et pour une raison générale (ici, Morand cite un Anglais de ses amis, « grand Européen » qu’il ne nomme pas), qui est que le nationalisme contribue à différencier les nations en les poussant à accomplir leur identité propre, donc à créer le terreau propice au cosmopolitisme de l’élite, alors que l’internationalisme nivelle tout et uniformise tout : « Un nationalisme éclairé doit être la seule base d’un cosmopolitisme éclairé. […] La vie internationale du peuple est un non-sens ; pour l’élite, elle doit être le sommet d’une pyramide de culture nationale. La vraie loyauté des clercs […] doit consister à extraire de leurs pays respectifs les éléments qui leur paraîtront apporter une contribution nationale à l’universel. Vous, Français, moi, Anglais, interprétons et classons les fleurs de nos apports nationaux. L’internationalisme n’a jamais donné que de mauvaises herbes. »