Pourquoi la Russie a raison
par Guillaume Faye
Les provocations anti russes
En 1991, au moment de la fin de l’URSS, du Pacte de Varsovie et des menaces qu’ils représentaient, l’Otan aurait dû se dissoudre. Les vrais buts de l’Otan, instrument géostratégique de Washington, apparurent alors : non pas tant la défense de l’Europe que l’encerclement et l’endiguement de la Russie et le recul vers l’Est de sa sphère d’influence. Contrairement à ce qu’avait promis aux Russes Helmut Kohl, au nom de l’Occident, d’anciens pays de la zone ”socialiste” entrèrent dans l’UE (erreur économique de l’élargissement à tout le monde) et surtout dans l’Otan, ce qui apparut comme une provocation.
Seconde provocation dont les Russes se souviennent : la guerre de Yougoslavie menée par l’Otan (sans que l’Onu eût voix au chapitre) qui démembra la Yougoslavie, arracha le Kosovo à la Serbie, permit le bombardement de Belgrade. Puis ce furent l’affaire du ”bouclier antimissile” américain installé en Europe centrale, et les révolutions ”orange” en Ukraine et ”rose” en Géorgie, financées et pilotées par Washington, toujours pour grignoter la sphère géopolitique russe et ravaler la Russie post soviétique au rang de puissance régionale moyenne. Les mains tendues de Gorbatchev (la « Maison commune ») et de Poutine (la « Grande Europe ») furent repoussées avec mépris. En effet, le cauchemar de l’administration américaine est une union euro-russe, économique et militaire, de l’Atlantique au Pacifique, et la dissolution de l’Otan qui s’ensuivrait. Serviles, les chancelleries européennes ont suivi, abdiquant toute indépendance, piétinant leurs propres intérêts, la France reniant sa tradition gaullienne.
On comprend, dans ces conditions, que le Kremlin, surtout depuis le principat de Poutine, s’estime être l’agressé. Jusqu’à présent, jamais les Russes n’avaient réagi à ces provocations, faisant profil bas. Jamais la Russie n’avait menacé l’Ouest ni tenté d’y pousser ses pions. L’Occident, piloté par Washington, a pratiqué le deux poids, deux mesures et la diplomatie à la tête du client.
Sans réfléchir, l’UE s’est alignée, comme toujours, sur les Etats-Unis, sans comprendre que son intérêt est l’alliance continentale russe et non pas l’alliance américaine de soumission. Si les vrais gaullistes étaient toujours au pouvoir en France, ils auraient fait une politique rigoureusement inverse. Le but, logique, de Washington est de casser tout renouveau de puissance russe et d’empêcher à tout prix un axe euro-russe. Donc, de réveiller la guerre froide.
Le but constant des Américains, que suivent les Européens serviles : empêcher la Russie de redevenir impériale, comme du temps des Tzars et de l’URSS, et la contenir dans un rôle de station-service, style super-Arabie du Nord. Il est logique que tout président américain, qu’il soit démocrate ou républicain, suive cette politique, qui est la logique même du tropisme thalassocratique (1). Les USA sont peut-être maladroits dans la tactique mais remarquablement constants dans leur stratégie mondiale, depuis Wilson.
Le seul point où la Russie paraît avoir tort concerne l’irrespect du ”Mémorandum de Budapest”. Elle le signa en 1994 avec les USA et la Grande-Bretagne pour garantir l’intégrité territoriale de l’Ukraine contre l’abandon par cette dernière de l‘arsenal nucléaire hérité de l’URSS. Mais les raisons de cet abandon sont parfaitement compréhensibles d’un point de vue de russe puisque l’Occident n’a pas respecté sa parole.
Les craintes d’une menace militaire russe de la part des anciens pays du glacis soviétique, notamment les pays baltes où résident des minorités russophones et de la Pologne membres de l’UE, sont parfaitement infondées et surjouées.
On se scandalise que Poutine veuille rétablir la puissance et le prestige de la Russie en restaurant son influence dans l’ancien espace soviétique, de manière ”impériale”, en faisant obstacle à toute avancée de l’Otan et de l’UE dans ses marches géopolitique de l’Est. Mais enfin, cette visée est parfaitement légitime et correspond à l’histoire russe. Les Etats-Unis, eux, ne se gênent pas pour essayer d’établir leur ”empire” sur l’Amérique latine et une partie du Moyen-Orient, au prix d’interventions militaires brutales ou de déstabilisations. Deux poids deux mesures.
Ce n’est nullement la Russie de Poutine qui voulait la relance de la guerre froide : il s’agit d’une stratégie élaborée à Washington dès l’an 2000 lorsque Poutine a pris la succession de l’impotent Eltsine. Les Américains, au moins, défendent leurs intérêts de puissance. Alors que les Européens ont abandonné toute realpolitik au profit de lubies idéologiques, humanitaro-pacifistes. Les Européens, aveuglés, dans le déni de leur déclin, se laissent abuser par une pseudo menace russe, alors que la véritable menace vient du Sud. Il n’est pas besoin de faire un dessin.
Le rattachement légitime de la Crimée
La Crimée est russe depuis le XVIIIe siècle et la manière dont elle fut cédée à l’Ukraine par l’URSS de Kroutchtchev en 1954 contrevient au droit des peuples et n’a pas de valeur. Concernant le président ukrainien pro-russe, Ianoukovitch, certes un satrape – mais pas plus, voire moins, que des dizaines de dirigeants dans le monde courtisés par l’Occident – il fut élu régulièrement et il a été renversé illégalement. Issu d’émeutes et de la rue, le nouveau gouvernement provisoire ukrainien est illégitime. La décision prise en février par le nouveau pouvoir de Kiev de priver les russophones de l’officialité de leur langue fut non seulement une provocation irresponsable mais une mesure répressive violant toutes les règles de la démocratie. Les dirigeants occidentaux, partiaux, ne s’en sont pas émus. Cette mesure illégale a d’ailleurs été l’amorce des événements actuels.
Contrairement à la propagande, l’armée russe n’a jamais envahi la Crimée. La présence des forces russes à Sébastopol était conforme aux traités internationaux. Certes, des milices pro-russes ont désarmé (pacifiquement) les forces ukrainiennes, mais nul ne peut contester la validité du référendum populaire de rattachement de la Crimée à la Russie. Poutine n’a rien manipulé du tout, il a saisi la balle au bond. C’est au contraire l’Occident qui a jeté de l’huile sur le feu en attisant une confrontation manichéenne entre une Russie impérialiste et agressive et une pauvre Ukraine victime. Tout cela dans le but de réveiller la guerre froide, afin d’affaiblir une Russie dont le retour de puissance offusque Washington et l’Otan.
Ce n’est pas la Russie de Poutine qui a décidé d’annexer illégalement la Crimée, c’est la Crimée qui a décidé, à la faveur d’une réaction ukrainienne russophobe attisée par l’Occident, de rejoindre sa mère-patrie, la Russie. De plus, en aucun cas les minorités ukrainiennes ou tatars de Crimée n’ont été menacées. Elles seront parfaitement protégées, y compris dans leurs droits linguistiques, par les autorités russes. Ce sont au contraire les russophones d’Ukraine qui prennent peur.
En soutenant le coup d’État de Kiev, les démocraties occidentales (et avec elles l’inconstant BHL) ont passé par pertes et profit le fait que le gouvernement autoproclamé est en partie constitué de membres de Svoboda, un parti néo-nazi. Ce qui conforte parfaitement la prétendue ”propagande” russe. Oleg Tiahnybok, le président de ce parti, adepte sur les tribunes de quenelles en position haute, c’est-à-dire de saluts hitlériens, avait déclaré l’urgence de « purger l’Ukraine de 400.000 juifs ».
Le principe de l’intangibilité des frontières européennes qui, en 1992, après l’indépendance de l’Ukraine, avait interdit à la Russie de demander le retour de la Crimée en son sein, a été violé par l’Occident après la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo arraché à la Serbie malgré l’opposition de Moscou, mais aussi de l’Espagne et de la Grèce. Ce qui a donné une bonne raison à Poutine d’annexer sans un seul coup de feu la Crimée, après un référendum incontestable.
D’autre part, la récupération, sans usage de la force, de la base navale absolument vitale de Sébastopol était parfaitement compréhensible : la menace de la résiliation du bail par les autorités ukrainiennes et la possibilité très sérieuse de voir cette base enclavée et donc neutralisée dans un pays risquant d’être inféodé à l’Otan étaient inacceptables pour les Russes.
Moscou a raison de refuser de négocier avec un gouvernement provisoire autoproclamé, russophobe, qui a fait voter une loi inique retirant au russe son statut de langue officielle dans les régions russophones. Le droit international est une matière encore plus complexe que le droit pénal. Dans cette affaire, s’il n’a pas été entièrement respecté par la Russie, il l’a été moins encore par l’Occident qui, depuis l’invasion de l’Irak, n’a pas de leçons à donner.
En annexant la Crimée, la Russie a-t-elle perdu l’Ukraine ? C’est le leitmotiv constant des commentateurs occidentaux. Rien n’est moins sûr. L’Ukraine dépend économiquement et financièrement de la Russie bien plus que de l’Occident. L’industrie ukrainienne, par exemple, fournit largement l’armée russe. Le marché russe est indispensable à l’industrie ukrainienne. Sans l’aide financière russe, l’Ukraine ne peut pas s’en sortir. Les Occidentaux se contentent de promesses de prêts alors que Moscou a déjà prêté 3 milliards de dollars et les banques ukrainiennes ont été abondées de 20 milliards.
Faire miroiter à l’Ukraine la possibilité d’entrer dans l’UE – ce qui est une aberration économique – a été l’amorce de la crise. Il s’agissait d’une provocation à l’égard de la Russie, qui souhaitait depuis 1991 (avec l’accord des Occidentaux) maintenir ce pays frère dans la CEI-Communauté des États indépendants, bloc économique autour de la Russie.
En signant le 21 mars l’accord (économiquement irréalisable) d’association de l’Ukraine à l’UE avec le premier ministre ukrainien Arseni Iatseniouk, document que l’ex-président Ianoukovitch avait renoncé à signer le 21 novembre sous la pression russe, les Vingt-Huit ont commis un geste délibéré d’hostilité récidivée envers la Russie. Les réactions de cette derrière sont d’ailleurs assez modérées.
Le salaire minimum en Ukraine est inférieur de 30% à celui des Chinois. Faire entrer l’Ukraine dans l’UE, comme la Géorgie, après des accords bidons d’association et de libre-échange avec Bruxelles, assortis de promesses de prêts de la part d’une UE déjà financièrement exsangue, relève du mensonge diplomatique. L’intérêt de l’Ukraine est l’alliance économique avec la Russie.
Des sanctions économiques inappropriées
Les Européens, en suivant les Américains dans des sanctions économiques absurdes, inefficaces, insultantes et ridicules contre la Russie, se tirent une balle dans le pied et nuisent à leurs intérêts. La Russie est le troisième partenaire économique de l’Europe. Les Allemands ont un besoin vital du gaz russe et les Britanniques des investissements russes dans la City. Le piètre chef de la diplomatie française, M. Fabius (qui avait voté contre Maastricht, donc contre l’élargissement inconsidéré de l’UE et qui maintenant veut y arrimer l’Ukraine !), est en train de torpiller le renouveau des relations franco-russes, au nom d’une conception pervertie de la ”démocratie” et par obéissance à ses maîtres. Les socialistes français – qui critiquaient le retour de la France dans le commandement intégré de l’Otan – s’alignent servilement sur la position de Washington et de Bruxelles (même entité) au mépris de l’indépendance nationale et des intérêts de l’Europe, entendue dans son vrai sens.
À moyen terme, les sanctions économiques contre la Russie vont nuire à cette dernière : baisse des investissements en Russie, recherche d’autres fournisseurs de gaz et de pétrole, déstabilisation monétaire et financière. D’autant plus que la Russie a un besoin vital d’investisseurs étrangers car son tissu économique, hors industrie primaire d’hydrocarbures, est très insuffisant, surtout dans les nouvelles technologies. Néanmoins, les Occidentaux et notamment les Européens commettent deux lourdes erreurs : dépendants à 25% du gaz russe, ils s’exposent à une crise très grave d’approvisionnement ; d’autre part, les sanctions vont pousser les Russes à privilégier les investisseurs et exportateurs chinois au détriment des entreprises européennes. La Chine se frotte les mains. L’Empire du Milieu reste neutre, réarme et compte les points.
Mais Washington est un joueur de poker un peu nerveux et trop pressé. Car l’administration américaine a laissé voir son jeu le 26 mars lorsque Mr. Obama a déclaré aux dirigeants agenouillés de l’Union européenne que les USA offraient leur gaz de schiste à la place du gaz russe (une source d’énergie que la France frileuse refuse d’exploiter sur son sol !), en poussant les licences d’exportation ; ce qui a pour but de faire signer aux Européens les accords de libre-échange unilatéraux et inégaux USA-UE. Le jeu de Washington est assez clair, sans vouloir sombrer dans la théorie du complot, et banalement machiavélien : créer une crise entre l’Europe et la Russie, les découpler ; 2) affaiblir les liens économiques euro-russes au profit d’exportations américaines sans contreparties.
Pour la France, ces sanctions sont très ennuyeuses : elles risquent de remettre en cause le marché de fournitures de navires de guerre porte-hélicoptères BPC à la marine russe. Ce qui va parfaitement dans le sens des intérêts de Washington, furieux de voir la France – pays de l’Otan – entamer une large coopération militaire avec la Russie, ce qui est complètement contraire au logiciel géostratégique américain.
La nouvelle russophobie
Mais une des raisons de la russophobie qui s’est emparée d’une partie des élites occidentales est que le régime russe ”poutinien” ne respecterait pas la démocratie et les valeurs humanistes. Ce syndrome idéologique fait bien rire les géostratèges cyniques de l’Administration américaine. L’hypocrisie est totale : on ne pousse pas ces cris de vierges effarouchées quand on reçoit en grande pompe le président chinois ou quand on traite avec les monarchies arabes despotiques. Notre clergé droit-de-l’hommiste se scandalise de l’interdiction de la Gay Pride ou de la propagande homo dans les écoles russes mais fait peu de cas de la peine de mort réservée aux homos dans maints régimes islamiques ”amis”.
On rabâche avec une exagération ridicule que ” Poutine se comporte comme un despote du XVIIIe siècle ”, qu’il musèle les médias, que la Russie n’est pas un État de droit, etc. On a même comparé les récents événements à l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie en 1968 et à la politique hitlérienne en 1938-39. Pourtant, le régime russe et sa politique sont largement plébiscités par la population ; ce qui n’est pas le cas pour les dirigeants français, imbus de leur suffisance morale. Mais, vous comprenez, ce n’est pas de la ”démocratie”, c’est du populisme. C‘est-à-dire du néo-fascisme, n’est-ce pas ? En France, la démocratie, ce n’est pas l’opinion du peuple mais celle des élites éclairées, ”républicaines”.
Poutine exaspère l’hyperclasse intellectuelle, politicienne et médiatique, parce qu’il défend des valeurs identitaires, parce qu’il traite de décadentes les sociétés européennes, parce qu’il adopte les positions de la révolution conservatrice. Parce qu’il veut redonner son rang à son pays. Péché capital. Bien sûr, la Russie n’est pas le paradis terrestre (le sommes-nous ?) mais la présenter comme une dictature dirigée par un nouveau Néron qui a tort sur tous les dossiers relève de la désinformation la plus inconséquente.
Notes:
(1) Contrairement à l’idée véhiculée par tous les journalistes, le Président des USA ne ”dirige” pas, comme peut le faire par exemple le PR français. Il est plutôt le porte-parole des forces qui l’ont élu et surtout le jouet, en politique extérieure principalement, des influences croisées de la CIA, du State Department et du Pentagone, qui sont les gardiens du temple (cf mon essai Le Nouvel impérialisme américain, Éd. de l’Aencre). On l’a bien vu avec Bush junior : isolationniste avant d’être élu, les néoconservateurs et le Pentagone l’ont forcé à retourner sa veste et à se lancer dans les campagnes militaires que l’on sait. De même, Obama, qui se désintéressait de la question russe et voulait un apaisement, a été forcé de se réaligner sur la position anti-russe. Une position qui est d’ailleurs de plus en plus critiquée par beaucoup d’analystes américains, pour qui la russophobie est une impasse dramatique. Mais c’est un autre débat.