jeudi, 16 octobre 2008
Carl Schmitt: Etat, Nomos et "grands espaces"
Carl Schmitt: Etat, Nomos et “grands espaces”
La maison d'édition berlinoise Duncker & Humblot, qui publie l'essentiel de l'œuvre de Carl Schmitt, a eu le mérite l'an passé d'avoir publié une anthologie d'articles définitionnels fondamentaux du juriste et politologue allemand (CS, Staat, Großraum, Nomos - Arbeiten aus den Jahren 1916-1969), magistralement préfacés par Günter Maschke. Ce fut sans doute, à nos yeux, le nouveau livre le plus important en philosophie politique exposé à la Foire de Francfort en octobre 1995. Mais c'est aussi un livre fondamental pour comprendre dans tous ses rouages le monde d'après la Guerre Froide. Günter Maschke, un des plus grands spécialistes allemands de Carl Schmitt, mérite nos éloges pour avoir annoté avec une remarquable précision tous ces articles et surtout les avoir resitués dans leur vaste contexte. Maschke fournit en effet au lecteur —à l'étudiant comme à l'érudit— des commentaires et des analyses très méthodiques et très fouillées. Staat, Großraum, Nomos est divisé en quatre parties: 1. Constitution et dictature; 2. Politique et idée; 3. Grand-Espace et Droit des gens et 4. Du Nomos de la Terre. A notre avis, l'essentiel pour notre monde en effervescence depuis la chute du Mur réside dans les deux dernières parties.
Cette nouvelle anthologie a l'immense mérite de concentrer toute son attention sur un aspect moins connu, mais toutefois déterminant, de la pensée et de l'œuvre de Carl Schmitt: la géopolitique. Notre “Centre de Recherches en Géopolitique” avait jadis déjà mentionné quelques-uns de ces textes fondamentaux, mais le vaste ensemble d'articles et d'essais sélectionnés par Maschke permet de jeter, sur cette géopolitique schmittienne, un regard beaucoup plus synoptique.
Le “Grand-Espace”
Notre Centre a publié depuis 1988 un certain nombre de textes de géopolitique; depuis 1991, nous réfléchissons intensément sur le nouvel ordre mondial après l'effondrement de l'Union Soviétique. L'ère nouvelle sera très vraisemblablement marquée par la notion de “Grand-Espace”, toutefois dans un sens peut-être différent de celui que lui donnait Carl Schmitt. Commençons notre analyse par une citation de Joseph Chamberlain qui illustre bien l'intention des géopolitologues et de Schmitt lui-même: «L'ère des petites nations est révolue depuis longtemps. L'ère des empires est advenue» (1904). Mais l'effondrement de l'URSS nous enseigne que l'ère des empires traditionnels est elle aussi révolue, si l'on considère toutefois que le dernier des empires traditionnels a été l'Union Soviétique. A la place des empires, nous avons désormais les “Grands-Espaces”. Dans son essai Raum und Großraum im Völkerrecht, Schmitt définit clairement le concept qu'il entend imposer et vulgariser: «Le “Grand-Espace” est l'aire actuellement en gestation, fruit de l'accroissement à l'œuvre à notre époque, où s'exercera la planification, l'organisation et l'activité des hommes; son avènement conduira au dépassement des anciennes constructions juridiques dans les petit-espaces en voie d'isolement et aussi au dépassement des exigences postulées par les systèmes universalistes qui sont liés polairement à ces petits-espaces».
Schmitt cite Friedrich Ratzel et montre, en s'appuyant sur ces citations, comment, à chaque génération, l'histoire devient de plus en plus déterminée par les facteurs géographiques et territoriaux. C'est d'autant plus vrai aujourd'hui pour notre génération, car la bipolarité d'après 1945 fait place à une multipolarité, dont on ne connaît pas encore exactement le nombre de protagonistes.
Maschke, dans ses commentaires sur l'article intitulé Völkerrechtliche Großraumordnung mit Interventionsverbot für raumfremde Mächte, mentionne à juste titre la théorie de Haushofer qui envisageait de publier un Grundbuch des Planeten, un livre universel sur l'organisation territoriale de la planète. La géopolitique, selon Haushofer, ne devait pas servir des desseins belliqueux —contrairement à ce qu'allèguent une quantité de propagandistes malhonnêtes— mais préparer à une paix durable et éviter les cataclysmes planétaires du genre de la première guerre mondiale. Ce Grundbuch haushoférien devait également définir les fondements pour maintenir la vie sur notre planète, c'est-à-dire la fertilité du sol, les ressources minérales, la possibilité de réaliser des récoltes et de pratiquer l'élevage au bénéfice de tous, de conserver l'“habitabilité” de la Terre, etc., afin d'établir une quantité démographique optimale dans certains espaces. Les diverses puissances agissant sur la scène internationale pratiqueraient dès lors des échanges pour éviter les guerres et les chantages économiques. Certes, on peut reprocher à ce Grundbuch de Haushofer, un peu écolo avant la lettre, d'être utopique et irénique, mais force est de constater que ses idées étaient fondamentalement pacifistes et qu'elles ne coïncidaient pas avec les projets agressifs de l'Allemagne nationale-socialiste. Pourtant, Maschke rappelle que Schmitt et Haushofer ne correspondaient apparemment pas et ne s'étaient jamais vus.
Cet article sur le völkerrechtliche Großraumordnung... constituaient une tentative d'introduire en Europe une “doctrine de Monroe” au cours de la seconde guerre mondiale. Dans son commentaire, Maschke rappelle les thèses d'un géographe américain, Saul Bernard Cohen, qui a eu le mérite de maintenir à flot les idées géopolitiques avant leur retour à l'avant-plan. Le concept cohenien de “région géopolitique”, développé depuis les années 60 et actualisé aujourd'hui, s'avère pertinent dans le contexte actuel de “fin de millénaire”. Ces idées de “grand-espace” et de “région géopolitique” se retrouvent également chez les deux experts espagnols de droit international, fortement influencés par Schmitt: Camilo Barcia Trelles et Luis Garcia Arias.
L'étude de Schmitt Das Meer gegen das Land (La mer contre la terre) de 1941 contient le noyau essentiel du futur livre de Schmitt Land und Meer. Maschke pense que Schmitt a été influencé par la lecture de Vom Kulturreich des Meeres (1924) de Kurt von Boeckmann, et de Vom Kulturreich des Festlandes (1923) de Leo Frobenius.
Une recension écrite par Schmitt en 1949 garde toute sa pertinence aujourd'hui, souligne Maschke. Elle s'intitule Maritime Weltpolitik. Schmitt y écrit: «La domination de l'espace aérien et la possession de moyens de destruction modernes pourront à elles seules s'assurer la domination sur la terre et sur la mer. [Par ces moyens techniques], notre planète est encore devenue plus petite. En comparaison avec les structures qu'érige la technique moderne sur la planète, la Tour de Babel apparaît comme une entreprise très modeste. La Mer a perdu sa puissance en tant qu'élément et notre Terre est devenue un aérodrome» (p. 479 de l'édition de Maschke).
Quelques années après la seconde guerre mondiale déjà, Schmitt tire la conclusion: dans le futur, le contrôle de la planète s'exercera par le biais des communications aériennes (et plus tard spatiales); la Terre et la Mer perdront de l'importance. Le nouvel espace —jeu de mot!— sera l'espace.
Schmitt mentionne l'œuvre de l'Américain Homer Lea (1876-1913) dans sa recension. Lea avait terminé sa carrière comme conseiller militaire de Sun Yat Sen en Chine. Il avait écrit des livres importants, largement oubliés aujourd'hui: The Day of the Saxon (1912) et The Valor of Ignorance (1909). Le polémologue suisse Jean-Jacques Langendorf, ami et complice de Maschke, avait préfacé une réédition allemande de The Day of the Saxon et prépare actuellement une vaste étude sur le écrits militaires et géopolitiques de Lea.
Le Nomos
Penchons-nous maintenant sur la quatrième partie de cette anthologie, qui commence par la définition que donne Schmitt du “nomos”: «Il est question d'un Nomos de la Terre. Ce qui signifie: je considère la Terre l'astéroïde sur lequel nous vivons— comme un Tout, comme un globe et je recherche pour elle un ordre et un partage globaux. Le terme grec “nomos”, que j'utilise pour désigner ce partage et cet ordre fondamental, dérive de la même étymologie que le mot allemand “nehmen” (= prendre). Nomos signifie dès lors en première instance, la “prise”. Ensuite, ce terme signifie, le partage et la répartition de la “prise”. Troisièmement, il signifie l'exploitation et l'utilisation de ce que l'on a reçu à la suite du partage, c'est-à-dire la production et la consommation. Prendre, partager, faire paître sont les actes primaires et fondamentaux de l'histoire humaine, ce sont les trois actes de la tragédie des origines» (Maschke, p. 518).
Dans une étude datant de 1958 et intitulée Die geschichtliche Struktur des Gegensatzes von Ost und West (= La structure historique de l'opposition entre l'Est et l'Ouest), Schmitt mentionne quelques-unes des théories géopolitiques de base énoncées par Sir Halford John Mackinder. Il se réfère au géographe britannique quand il affirme que l'opposition entre puissances continentales et puissances maritimes constitue la réalité globale de la guerre froide. Quand il commente cette étude, Maschke commet la seule erreur que j'ai pu trouver dans son travail par ailleurs exemplaire. L'“Ile du monde” selon Mackinder est l'Europe + l'Asie + l'Afrique et non pas l'“hémisphère oriental” comme le dit Maschke (p. 546). Celui-ci affirme également que Mackinder avait été influencé par le géographe allemand Joseph Partsch. Je ne prétends pas être un expert dans l'œuvre de Mackinder, mais c'est bien la première fois que je lis cela...
Nous avions déjà eu l'occasion de recenser un ouvrage important de Schmitt, Gespräch über den neuen Raum (= Conversation sur le nouvel espace). C'est l'une des contributions les plus pertinentes de Schmitt à la géopolitique depuis 1945. Le message de Schmitt dans ce travail (et dans d'autres), c'est un appel à la constitution de différents “Grands-Espaces”, ce qui semble advenir aujourd'hui, surtout depuis la Guerre du Golfe. La théorie du pluralisme des Grands-Espaces, Schmitt l'a bien exprimée dans un autre texte figurant dans l'anthologie de Maschke: Die Ordnung der Welt nach dem Zweiten Weltkrieg (= l'Ordre du monde après la seconde guerre mondiale). Schmitt y écrivait: «De quelle manière se résoudra la contradiction entre le dualisme de la Guerre Froide et le pluralisme des Grands-Espaces...? Le dualisme de la Guerre Froide s'accentuera-t-il ou bien assistera-t-on à la formation d'une série de Grands-Espaces, qui généreront un équilibre dans le monde et, par là même, créeront les conditions premières d'un ordre pacifique stable?» (Maschke, p. 607).
En 1995, nous connaissons la réponse à la question que posait Schmitt en 1962. Le dualisme n'est plus et nous pouvons assister à l'émergence (timide) de Grands-Espaces, qui pointent à l'horizon. Nous ne pouvons toujours pas deviner quelle sera l'issue de ce processus. Des changements surviendront indubitablement dans le cours des choses mais nous pouvons d'ores et déjà penser que l'ALENA et l'UE seront deux de ces Grands-Espaces, et ils coopéreront sans doute avec le Japon. Le Lieutenant-Général William E. Odom de l'US Army, aujourd'hui à la retraite, a lancé quelques éléments dans le débat visant à structurer le système qui prendra le relais de celui de la Guerre Froide dans son ouvrage How to Create a True World Order (= Comment créer un véritable Ordre Mondial?; Orbis, Philadelphia, 1995). La Russie, la Chine, l'Inde, le Sud-Est asiatique et le monde musulman pourraient bien devenir des Grands-Espaces autonomes. L'Afrique continuera à végéter dans la misère, sauf peut-être le Nigéria et l'Afrique du Sud. L'attitude agressive croissante de la Chine aura sans doute pour résultat d'avertir les petites puissances d'Asie; elles prépareront dès lors leur défense contre l'impérialisme chinois à venir.
Dans la quatrième partie de l'anthologie de Maschke, nous trouvons encore un texte fondamental, Gespräch über den Partisanen (= Conversation sur la figure du partisan). Au départ, il s'agissait d'un débat radiodiffusé en 1960 entre Schmitt et un maoïste allemand, Joachim Schickel. ce débat était bien entendu marqué par la grande question de cette époque: l'insurrection croissante au Vietnam. Il n'en demeure pas moins vrai que la question de la guerilla (ou du Partisan) demeure. Le Law Intensity Warfare (= la guerre à basse intensité) continuera à faire rage sur la surface du monde et influencera les processus politiques. Résultat: le terme de “Guerre civile mondiale” acquerra sans cesse de l'importance (1).
Carl Schmitt n'était pas en première instance un géopolitologue. Il était un expert en droit constitutionnel et international. Toutefois, au moment où nous allons aborder le nouveau millénaire, il est temps, me semble-t-il, de remettre sur le métier les approches schmittiennes en matières géopolitiques et géostratégiques globales. Même si Schmitt reste une personnalité controversée (à cause des opinions qu'il a émises au début des années 30), il est devenu impossible de l'ignorer quand on élabore aujourd'hui des scénarii pour l'avenir du monde.
Theo HARTMAN.
(«State, Nomos and Greater Space. Carl Schmitt on Land, Sea and Space», in Center for Research on Geopolitics (CRG), Special Report no.4, Helsingborg/Sweden, 1996. Adresse: CRG, P.O.Box 1412, S-251.14 Helsingborg/Suède; traduction française: Robert Steuckers).
Références du livre de Maschke: Carl SCHMITT, Staat, Großraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916-1969. herausgegeben, mit einem Vorwort und mit Anmerkungen versehen von Günter Maschke, Duncker & Humblot, Berlin, 1995.
Note:
(1) Pour une analyse complète de na notion de “Guerre civile mondiale”, cf. le manuscrit impublié de Bertil Haggman, directeur du CRG suédois, intitulé Global Civil War - A Terminological and Geopolitical Study, 1995).
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lundi, 29 septembre 2008
M. Gauchet: l'avènement de la démocratie
MARCEL GAUCHET: L'AVENEMENT DE LA DEMOCRATIE |
Écrit par Augustin Septfons | |
Trouvé sur: http://groupe-sparte.com | |
1-Rappel sur l’œuvre : | |
Dernière mise à jour : ( 26-01-2008 ) |
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dimanche, 20 juillet 2008
Les idées politiques de Gustave Le Bon
Les idées politiques de Gustave Le Bon
Source : Recension Les idées politiques de Gustave Le Bon, Catherine Rouvier (PUF, 1986) par Ange Sampieru, revue Vouloir n°35/36 (janv. 1987).
Né en 1841, mort en 1931, le docteur Gustave Le Bon est resté célèbre dans l'histoire des idées contemporaines pour son ouvrage historique, La psychologie des foules, paru en 1895. Pourtant, en dépit de plusieurs décennies de gloire, que Catherine Rouvier situe entre 1910 (date de la plus grande diffusion de son ouvrage) et 1931, année de sa mort, il erre depuis maintenant 50 ans dans un pénible purgatoire. Cette éclipse apparaît, au regard de la notoriété de Le Bon, comme un sujet d'étonnement. L’influence de Le Bon ne fut pas seulement nationale et française. Son livre fut lu, loué et utilisé dans de nombreux pays étrangers. Aux États-Unis, par ex., où le Président Théodore Roosevelt déclarait que l’ouvrage majeur de Gustave Le Bon était un de ses livres de chevet. Dans d'autres pays, le succès fut également assuré : en Russie, où la traduction fut assurée par le Grand-Duc Constantin, directeur des écoles militaires ; au Japon et en Égypte aussi, des intellectuels et des militaires s'y intéressent avec assiduité. Cette présence significative de Gustave Le Bon dans le monde entier ne lui évita pourtant pas la fermeture des portes des principales institutions académiques françaises, notamment celles du monde universitaire, de l'Institut et du Collège de France.
Un ostracisme injustifié
Le mystère de cet ostracisme, exercé à l'encontre de ce grand sociologue aussi célèbre qu'universel est l'un des thèmes du livre de Catherine Rouvier. La curiosité de l’auteur avait été éveillée par une étude sur le phénomène, très répandu, de la "personnalisation du pouvoir". Autrement dit, pourquoi les régimes modernes, parlementaires et constitutionnalistes, génèrent-ils aussi une "humanisation" de leurs dirigeants ? Ce phénomène apparaît d'ailleurs concomitant avec un phénomène qui lui est, historiquement parlant, consubstantiel : l'union des parlementaires contre ce que le professeur Malibeau nommait une "constante sociologique". De Léon Gambetta à Charles de Gaulle, l’histoire récente de France démontre à l'envi cette permanence. D'ailleurs les régimes démocratiques, à l'époque de Le Bon, n'étaient évidemment pas seuls à sécréter cette tendance. Les régimes totalitaires étaient eux-mêmes enclins à amplifier cette constante (Hitler en Allemagne, Staline en Russie). Après maintes recherches dans les textes devenus traditionnels (Burdeau, René Capitant) Catherine Rouvier découvrit l'œuvre maîtresse de Le Bon. Malgré les nombreuses difficultés rencontrées dans sa recherche laborieuse d'ouvrages traitant des grandes lignes de la réflexion de Le Bon, c'est finalement dans un article paru en novembre 1981 dans le journal Le Monde, double compte-rendu de 2 ouvrages traitant du concept central de Le Bon, la foule, que l'auteur trouva les 1ers indices de sa longue quête. En effet les 2 ouvrages soulignaient l’extrême modernité de la réflexion de Le Bon. Pour Serge Moscovici, directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences sociales, et auteur de L'Âge des foules (Paris, Fayard, 1981), Le Bon apporte une pensée aussi nouvelle que celle d'un Sigmund Freud à la réflexion capitale sur le rôle des masses dans l'histoire. Il dénonce dans la même foulée l'ostracisme dont est encore frappé cet auteur dans les milieux académiques français.
Pour Moscovici, les raisons sont doubles : d'une part, "la qualité médiocre de ses livres", et d'autre part, le quasi-monopole exercé depuis des années par les émules de Durkheim dans l'université française. Et, plus largement, l'orientation à gauche de ces milieux enseignants [mode du freudo-marxisme]. Contrairement au courant dominant, celui que Durkheim croyait être source de vérité, Le Bon professait un scepticisme général à l'égard de toutes les notions communes aux idéologies du progrès. Les notions majeures comme celles de Révolution, de socialisme, de promesse de paradis sur terre, etc. étaient fermement rejetées par Le Bon. On l'accusa même d'avoir indirectement inspiré la doctrine de Hitler. Sur quoi Catherine Rouvier répond : pourquoi ne pas citer alors Staline et Mao qui ont, eux aussi, largement utilisé les techniques de propagande pour convaincre les foules ?
Une dernière raison de cet ostracisme fut le caractère dérangeant de la pensée de Le Bon. Son approche froidement "objective" du comportement collectif, le regard chirurgical et détaché qu'il porte sur ses manifestations historiques, tout cela allait bien à l'encontre d'un certain "moralisme politique". En associant psychologie et politique, Le Bon commettait un péché contre l'esprit dominant.
De la médecine à la sociologie en passant par l'exploration du monde...
Avant de revenir sur les idées politiques de G. Le Bon, rappelons quelques éléments biographiques du personnage. Fils aîné de Charles Le Bon, Gustave Le Bon est né le 7 mai 1841 dans une famille bourguignonne. Après des études secondaires au lycée de Tours, G. Le Bon poursuit des études de médecine. Docteur en médecine à 25 ans, il montre déjà les traits de caractère qui marqueront son œuvre future : une volonté de demeurer dans !'actualité, une propension à la recherche scientifique, un intérêt avoué pour l'évolution des idées politiques. En 1870, il participe à la guerre, d’où il retire une décoration (il est nommé chevalier de la légion d'honneur en décembre 1871). Paradoxalement, cet intérêt pour des sujets d'actualité n'interdit pas chez cet esprit curieux et travailleur de poursuivre des recherches de longue haleine. Ainsi en physiologie, où il nous lègue une analyse précise de la psychologie de la mort. Gustave Le Bon est aussi un grand voyageur. Il effectue de nombreux déplacements en Europe et, en 1886, il entame un périple en Inde et au Népal mandaté par le Ministère de l'Instruction publique. Il est d'ailleurs lui-même membre de la Société de Géographie. Et c'est entre 1888 et 1890 que ses préoccupations vont évoluer de la médecine vers les sciences sociales. Le passage du médical au "sociologique" passera vraisemblablement par le chemin des études d'une science nouvelle au XIXe siècle : l'anthropologie. Il rejoindra d'ailleurs en 1881 le domaine de l'anthropologie biologique par l'étude de l'œuvre d'AIbert Retzius sur la phrénologie (étude des crânes).
De cet intérêt est né la "profession de foi" anthropologique de Le Bon, consignée dans L'homme et les sociétés. La thèse principale de ce pavé est que les découvertes scientifiques, en modifiant le milieu naturel de l'homme, ont ouvert à la recherche une lecture nouvelle de l'histoire humaine. Le Bon utilise d'ailleurs l'analogie organique pour traiter de l'évolution sociale. Avant Durkheim, il pose les bases de la sociologie moderne axée sur les statistiques. Il propose aussi une approche pluridisciplinaire de l'histoire des sociétés. Mais, en fait, c'est l'étude de la psychologie qui va fonder la théorie politique de Le Bon.
Naissance de la "psychologie sociale"
En observateur minutieux du réel, le mélange des sciences et des acquis de ses lointains voyages va conduire Le Bon à la création d'un outil nouveau : la "psychologie sociale". La notion de civilisation est au centre de ses réflexions. Il observe avec précision, en Inde et en Afrique du Nord, le choc des civilisations que le colonialisme provoque et exacerbe. C'est ce choc, dont la dimension psychologique l'impressionne, qui mènera Le Bon à élaborer sa théorie de la "psychologie des foules" qui se décompose en théorie de la "race historique" et de la "constitution mentale des peuples". Rejetant le principe de race pure, Le Bon préfère celle de "race historique", dont l'aspect culturel est prédominant. Là s'amorce le thème essentiel de toute son œuvre : "le mécanisme le propagation des idées et des conséquences". À la base, Le Bon repère le mécanisme dynamique de la "contagion". La contagion est assurée par les 1ers "apôtres" qui eux mêmes sont le résultat d'un processus de "suggestion". Pour Le Bon, ce sont les affirmations qui entraînent l'adhésion des foules, non les démonstrations. L'affirmation s'appuie sur un médium autoritaire, dont le 'prestige" est l'arme par excellence.
Le Bon est aussi historien. Il trouve dans l'étude des actions historiques le terrain privilégié de sa réflexion. Deux auteurs ont marqué son initiation à la science historique : Fustel de Coulanges et Hippolyte Taine. La lecture de La Cité Antique, ouvrage dû à Fustel de Coulanges, lui fait comprendre l'importance de l'étude de l'âme humaine et de ses croyances afin de mieux comprendre les institutions. Mais Taine est le véritable maître à penser de Le Bon. Les éléments suivants sous-tendent, selon Taine, toute compréhension attentive des civilisations : la race, le milieu, le moment et, enfin, l'art. La théorie de la psychologie des foules résulte d'une synthèse additive de ces diverses composantes. Mais Le Bon va plus loin : il construit une définition précise, "scientifique", de la foule. L'âme collective, mélange de sentiments et d'idées caractérisées, est le creuset de la "foule psychologique". Le Bon parle d'unité mentale...
Un autre auteur influence beaucoup Le Bon. Il s'agit de Gabriel de Tarde. Ce magistrat, professeur de philosophie au Collège de France, est à l'origine de la "loi de l’imitation", résultat d'études approfondies sur la criminalité. La psychologie des foules, théorie de l'irrationnel dans les mentalités et les comportements collectifs (titre de la 1ère partie), offre à Gustave Le Bon une théorie explicative de l'histoire et des communautés humaines dans l'histoire. À travers elle, l'auteur aborde de nombreux domaines : les concepts de race, nation, milieu sont soumis à une grille explicative universelle.
Une nouvelle philosophie de l'histoire
Le Bon se permet aussi une analyse précise des institutions politiques européennes : ainsi sont décortiquées les notions de suffrage universel, d'éducation, de régime parlementaire. L'actualité fait aussi l'objet d'une approche scientifique : Le Bon analyse les phénomènes contemporains de la colonisation, du socialisme, ainsi que les révolutions et la montée des dictatures. Enfin, Le Bon traite de la violence collective au travers de la guerre, abordant avec une prescience remarquable les concepts de propagande de guerre, des causes psychologiques de la guerre, etc. Tous ces éléments partiels amènent Le Bon à dégager une nouvelle philosophie de l'histoire, philosophie qui induit non seulement une méthode analytique, mais aussi et surtout les facteurs d'agrégation et de désintégration des peuples historiques (plus tard, à sa façon, Ortega y Gasset parlera, dans le même sens, de peuples "vertébrés" et "invertébrés"). La civilisation est enfin définie, donnant à Le Bon l'occasion d’aborder une des questions les plus ardues de la philosophie européenne, celle que Taine avait déjà abordé et celle que Spengler et Toynbee aborderont.
G. Le Bon est un auteur inclassable. Profondément pessimiste parce que terriblement lucide à propos de l'humanité, Le Bon utilise les outils les plus "progressistes" de son époque. Il sait utiliser les armes de la science tout en prévenant ses lecteurs des limites de son objectivité. Observateur des lois permanentes du comportement collectif, Le Bon est un historien convaincu. Il comprend très vite l'importance, en politique, de la mesure en temps. L'histoire est le résultat d'une action, celle qu'une minorité imprime sur l'inconscient des masses. Il constate que cette influence des minorités agit rarement sur la mentalité, donc sur les institutions de ses contemporains. Il y a donc un écart historique entre l'action et la transformation effective du réel. L'élaboration d'une idée est une étape. La pénétration concrète de cette idée est l'étape suivante. Son application enfin, constitue une autre étape. Cette mesure au temps vaut au fond pour tous les domaines où l'homme s'implique. Dans l'histoire bien sûr mais aussi dans la science, dans le politique. Le grand homme politique est simplement celui qui pressent le futur de son présent. Il est la synthèse vivante et dynamique des actions posées par les générations précédentes. L'histoire du passage de l'inconscient au conscient est aussi à la mesure de ce temps. Les institutions et le droit sont les fruits de l'évolution des mentalités.
Au-delà des misères de la droite et de la gauche
Le livre de Catherine Rouvier a un immense mérite : comprendre, au travers de l'œuvre de Le Bon, comment l'histoire des idées politiques est passée du XIXe au XXe siècle. La multiplicité des questions abordées par l'auteur est le miroir de l'immense variété des outils de réflexion utilisés par Le Bon. Les idées politiques de Gustave Le Bon supportent mal une classification simplette. Si la droite libérale lance aujourd'hui une tentative de récupération de Le Bon et si la gauche continue à dénoncer ses théories, on peut déceler dans ces 2 positions, au fond identiques même si elles sont formellement divergentes, une même incompréhension fondamentale de la théorie de Le Bon. Les idées politiques de ce sociologue de l'âge héroïque de la sociologie, dont le soubassement psychologique est présenté ici, ne sont en fait ni de droite ni de gauche. La dialectique d'enfermement du duopole idéologique moderne refuse catégoriquement toute pensée qui n'est pas immédiatement encastrée dans une catégorie majeure. C'est le cas de Le Bon. Catherine Rouvier compare d'ailleurs, avec beaucoup de pertinence, cette originalité à celle des travaux de Lorenz (cf. Postface, p. 251 et s.). Le Bon exprime bien l’adage très connu de Lénine : les faits sont têtus...
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* Petites phrases :
- "Nous sommes à l'époque des masses, les masses se prosternent devant tout ce qui est massif." Nietzsche, Par delà Bien-Mal, § 241
- "La foule est plus susceptible d'héroïsme que de moralité." G. Le Bon, Aphorismes du temps présent
- "La preuve du pire, c'est la foule." Sénèque, De beatam vitam
- "Non, le mal est enraciné en chacun, et la foule placée devant l'alternative vie-mort crie "La mort ! La mort !" comme les Juifs répondaient à Ponce-Pilate "Barabas ! Barabas !" ". M. Tournier, Le Roi des Aulnes
- "Une société de masse n'est rien de plus que cette espèce de vie organisée qui s'établit automatiquement parmi les êtres humains quand ceux-ci conservent des rapports entre eux mais ont perdu le monde autrefois commun à tous." H. Arendt, La Crise de la culture
- "Il faut se séparer, pour penser, de la foule / Et s'y confondre pour agir." Lamartine
- "La maturité des masses consiste en leur capacité de reconnaître leurs propres intérêts." A. Koestler, Le Zéro et l'Infini
- "En fait, la plupart du temps, la masse les précède, leur indique le chemin en silence, mais d'un silence qui n'est pas moins efficace puisque c'est de leur capacité à savoir l'écouter que ces "grands hommes" tirent leur pouvoir." M. Maffesoli, La Transfiguration du politique
- "Toute la publicité, toute l'information, toute la classe politique sont là pour dire aux masses ce qu'elles veulent." / "L'énergie informatique, médiatique, communicationnelle dépensée aujourd'hui ne l'est plus que pour arracher une parcelle de sens, une parcelle de vie à cette masse silencieuse." J. Baudrillard, Les Stratégies fatales
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