En hommage au fils de Dominique de Roux, l’éditeur non-conformiste et homme libre Pierre-Guillaume de Roux qui vient de disparaître.
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« Les dimensions de l’entreprise néo-radicaliste, avec ses ambitions, ses rouages, ses tentacules européennes [sic !], son arsenal financier, cette volonté de vampiriser les masses, s’apparente beaucoup plus à une tentative de pouvoir totalitaire, utilisant les voies démocratiques de la légalité, plutôt que de la confrontation authentiquement démocratique des intérêts, des positions diverses à l’intérieur de la vie française d’aujourd’hui (pp. 74 – 75). » C’est ainsi que l’écrivain et éditeur français Dominique de Roux s’attaque aux pontes de la plus vieille formation politique de l’Hexagone, le Parti radical, et en particulier à son sémillant secrétaire général d’alors, Jean-Jacques Servan-Schreiber, dans un pamphlet justement intitulé Contre Servan.
Jean-Jacques Servan-Schreiber (1924 – 2006) (ou JJSS) ne dit plus rien aux nouvelles générations. Fondateur en 1953 de l’hebdomadaire L’Express et auteur en 1967 du Défi américain, celui qu’on prenait (et qui se prenait) pour le « Kennedy français » représente la Meurthe-et-Moselle à l’Assemblée nationale de 1970 à 1978. Président du conseil régional de Lorraine (avant les lois de décentralisation) de 1976 à 1978, il est ministre des Réformes pendant treize jours sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing et dans le gouvernement de Jacques Chirac, cette « étrange éclosion de traîtres, d’UDR défraîchis et de polissons, Schreiber, Lecanuet, le mépris, le dégoût nous monte à la tête (1) ». Adversaire farouche du « Programme commun » conclu entre le PS de François Mitterrand, le PCF de Georges Marchais et une moitié du Parti radical qui se scinde pour l’occasion en Radicaux de gauche et en Parti radical valoisien (son siège social se trouvant dans le 1er arrondissement de Paris, place de Valois), il préside à deux reprises ce parti d’audience négligeable de 1971 à 1975 d’abord, puis de 1977 de 1979. Soutien critique à Giscard d’Estaing, il accepte néanmoins que son mouvement intègre l’entente de centre-droit nommée UDF (Union pour la démocratie française).
Contre le néo-centrisme
En 1970, avec l’aide de Michel Albert, Jean-Jacques Servan-Schreiber publie Le Manifeste radical. D’abord ronéotypé, ce texte de 197 pages, qui sera bientôt édité (2), est largement diffusé la veille d’un énième congrès tenu les 14 et 15 février 1970. Les auteurs souhaitent arrêter le déclin d’un parti politique qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Naguère pivot des majorités dans les dernières décennies de la IIIe République, le Parti radical (3) poursuit une inexorable déchéance électorale. Pour Dominique de Roux, « le Manifeste radical exige que la France abdique la première le privilège de sa souveraineté nationale, en acceptant qu’il lui soit interdit de l’exercer au-delà de ses frontières (p. 89) ».
« Néo-Jeune Turc » du Parti radical, Jean-Jacques Servan-Schreiber défend, à l’encontre du jacobinisme centralisateur historique de son propre parti, la décentralisation politique, la fin de la dissuasion nucléaire française au profit de l’OTAN, la réintégration dans le giron atlantiste ainsi que l’avènement des États-Unis d’Europe occidentale. « C’est ainsi que le Manifeste prouvera fidélité à la ligne traditionnelle du radical-socialisme français, dont le vœu suprême a toujours été de ramener les destinées de la France à la politique de décervelage, vision de vieillards forclos, séniles et lâches, écume misérable et obscène d’une classe dirigeante ayant assis ses prérogatives d’origine sur la spoliation et le lucre, et que l’excès même de ses crimes a épuisée, réduite à ne plus aspirer qu’aux délices tranquilles de la déchéance et de l’assujettissement (pp. 98 – 99). »
Dédié à Mao Tsé-Toung, Contre Servan ne ménage pas « le vautour – capon de L’Express (p. 104) ». Dominique de Roux y lit l’« hystérie d’un compradore en cavale qui se rue sur le pouvoir et agit en conséquence (p. 17) ». « Compradore » désigne, en Amérique hispanique, les indigènes par l’intermédiaire desquels se faisaient obligatoirement le commerce entre les compagnies coloniales et les populations que leurs dirigeants, souvent corrompus, interdisaient tout rapport avec les étrangers. Ce texte de Servan-Schreiber confirme « la démagogie d’un Parti radical tombé entre les mains d’un état-major assujetti à des principes d’internationalisme boiteux, [qui] vise non seulement à l’aliénation de la politique gaulliste de souveraineté nationale française, mais au déboulonnage final de sa destinée (p. 87) ».
Lucide, l’auteur de L’Harmonika-Zug reconnaît cependant que « depuis Saint-Simon, en France, les idées générales ne servent qu’à soutenir la carrière de quelques-uns, de même que les grandes réussites finissent toujours par se perdre dans les divers ruisseaux, voire dans les égouts du courant de l’histoire qui les porte (p. 21) ». Il dénonce donc la profonde insincérité de ce manifeste. « Le compradore Servan-Schreiber ment comme tout grand cabotin nihiliste qui veut se couronner, tenir ne serait-ce qu’une seule seconde le téléphone présidentiel d’une Europe allemande, d’un nouveau Reich germano-américain (p. 17). » « À la pointe de la démagogie ignoble qui permet au Parti radical d’encadrer psychologiquement et politiquement les masses françaises, un but inavouable, continue-t-il : l’abdication de la France et, sur les entrailles du sacrifice rituel de la France, l’Europe des grands arrangements monétaires (p. 85). » Pour l’auteur de La mort de Louis-Ferdinand Céline, « les États-Unis d’Europe, but stratégique ultime des commanditaires cachés de Servan-Schreiber ne sauraient être réalisés que par l’Allemagne, la France n’étant que défaillance morale, économique, politique (p. 80) ».
Non aux nouveaux compradores !
Contre Servan suscite un intérêt familier en 2020. Jean-Jacques Servan-Schreiber anticipe un comportement servile qui se généralisera dans les quatre décennies suivantes et que contestera, parmi d’autres, Emmanuel Todd à partir de 1997. « Si le compradore Servan-Schreiber propose à la France le modèle allemand c’est parce que l’Allemagne, pense-t-il, s’est admirablement libérée de son histoire (pp. 58 – 59). » Dominique de Roux développe un argumentaire virulent. Il explique que « le pouvoir politique aujourd’hui n’est rien, semble-t-il, sans les arrières d’une économie de croissance. S’emparer du pouvoir revient en fin de compte à s’emparer des postes clés de l’économie (p. 36) ». À travers Jean-Jacques Servan-Schreiber et son Manifeste radical, une conjuration qui « dévoile son projet en le cachant (p. 53) », en gaullien transfiguré depuis L’Écriture de Charles de Gaulle (1967), il s’indigne des menées cosmopolites en ce début de décennie 1970. S’il n’évoque jamais le Club Bilderberg ou les dîners mensuels du Siècle, il mentionne en revanche son fondateur, Georges « Bérard-Quélin, le vice-président et trésorier du groupe (p. 71) » radical qui s’oppose d’ailleurs au très opportuniste Servan-Schreiber…

Pour Dominique de Roux, « l’heure des grands compradores est là et comme d’habitude ils vont droit au but, liés à leur itinéraire de rapines de bijoux, de gonzesses et de tam-tam (p. 23) ». Il révèle que « les structures capitalistes d’oppressions sociales et de colonialisme économique sur le territoire se trouvent complètement séparées de la nation, des couches populaires, fonctionnant soit par l’intermédiaire du régime en place, soit à travers la contre-option d’une éventuelle prise de pouvoir centriste (p. 25) ». Dans quatre ans, la France se donnera de peu à Valéry Giscard d’Estaing, chantre d’un « libéralisme avancé » qui va accélérer la décadence française en autorisant à la fois l’avortement incontrôlé (et non eugénique), le regroupement familial allogène et l’immigration de travail. Si Contre Servan assimile les propositions de JJSS à la « Nouvelle Société » du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas (1969 – 1972) sous la présidence de Georges Pompidou (1969 – 1974), son auteur qui incline vers un PCF revigoré par le « tribun » Georges Marchais et qui prend au cours de cette période une relative apparence nationale-populiste, ne se doute pas que, d’une part, Giscard éliminera dès le premier tour de la présidentielle anticipée de 1974 le candidat « vieux-gaulliste » Chaban-Delmas grâce à la trahison des « 43 » gaullistes-pompidoliens parmi lesquels Jacques Chirac et que, d’autre part, Marchais renoncera à se présenter à ce scrutin afin de soutenir la candidature d’union de la gauche de François Mitterrand. Il annonce en outre qu’« en réalité, depuis le départ du général de Gaulle, les mêmes puissances capitalistes anti-nationales dirigent et manœuvrent et le gaullisme en place et le centrisme des congrès (p. 24) ». En se référant à Mao, Dominique de Roux inaugure sans le savoir un tournant politique que les maoïstes de L’Humanité rouge, anciens de PCMLF (Parti communiste marxiste-léniniste de France), adopteront quelques mois plus tard en approuvant la force de frappe nucléaire française et en soutenant la réunification allemande.
En citant de longs passages du Manifeste radical, Dominique de Roux y voit encore une ferme volonté d’« effacement de la “ souveraineté nationale ” (p. 58) ». Dans un empressement tout polémique, il ne remarque pas l’influence du fameux essai de James Burnham L’ère des organisateurs (4). Il estime pourtant que pour Jean-Jacques Servan-Schreiber, « la géopolitique relève du managering, tout comme la philosophie politique de la pédicure (p. 19) ».
Refuser l’américanisation de l’Europe
La défiance de Dominique de Roux à l’égard du projet européen se renforce avec l’américanisation croissante des esprits et des modes de vie en Europe occidentale. « Donner la Californie aux Français, comme s’en vantent les faquins de la place de Valois, c’est encore prendre la France en viager pour le compte des négriers en gants jaunes du supercapitalisme mondial, oser donner au peuple le moins valet du monde des bijoux en verre de siphon comme jadis les Frères de la Côte, dans les pays d’extorsion, les mers du Sud, et la Bretagne (p. 96). » Constatant qu’« on invente les sociétés “ multinationales ” pour donner au pouvoir des Empires, ceux des ice-cream en boîte ou des poulets en berlingo, un air azuréen d’œcuménique innocence (p. 63) », il juge que « l’anti-civilisation de l’objet total domine. L’Europe, aujourd’hui ne constitue plus qu’une marche contestée (p. 61) ». Pis, « le problème n’est pas de savoir si l’Europe d’aujourd’hui deviendra l’Amérique d’hier (p. 63) ». Il se fait même prophétique : « Les écumeurs maoïstes ou les névropathes trotskystes […] céderont […] à la main qui les flattera (p. 69). » Le parfait exemple n’est-il pas l’ancien maoïste Serge July, ex de Libération, signataire d’un récent Dictionnaire amoureux de New York (5) ?
Dominique de Roux accuse Jean-Jacques Servan-Schreiber et son Parti radical d’œuvrer en faveur de la Subversion en Espagne, en Grèce et au Portugal. Depuis que JJSS a obtenu la libération et l’exil du compositeur et musicien Mikis Théodarakis, les étudiants qui affrontent la junte des colonels d’Athènes considèrent l’élu lorrain « comme le leader d’une certaine Europe de la subversion bourgeoise qui n’aspire qu’à la puissance de nouvelles classes privilégiées (p. 68) ». Dominique de Roux en profite pour s’attarder un instant sur les rapports de forces internes qui parcourent la junte. Celle-ci dépendrait d’un Conseil national de la Révolution lui-même divisé entre « modérés » libéraux – conservateurs pro-Washington et « ultras » nationaux-révolutionnaires plus « neutralistes ». « Nationalistes, violemment anti-capitalistes au moins autant qu’anti-monarchistes et anti-marxistes, la fraction dure du Conseil de la Révolution est en marche vers des prises de position analogues à celles de la Yougoslavie titiste, de la Révolution nassérienne ou du régime du colonel Boumédienne. Au-delà de l’Union Soviétique et des relations politico-économiques étroites avec l’Albanie, la Bulgarie et la Roumanie, les extrémistes de la Junte regardent, depuis juin 1969, vers Pékin. Par l’intermédiaire de l’Ambassade de Chine à Bucarest, plaque tournante de l’ensemble stratégique de la politique chinoise en Europe de l’Est, la Grèce se trouve déjà en relation avec le commandement de l’armée populaire chinoise. Aussi la fraction extrèmiste de l’État-Major révolutionnaire secret d’Athènes envisagerait-elle un changement de ligne qui risque d’être fatal à l’ensemble du dispositif stratégique occidental en Méditerranée et dans le Sud-Est européen. Comme la question d’un retour aux délices équivoques de la démocratie royale n’est possible que dans les salons de l’intelligentsia parisienne, “ tendance Nouvel Obs ou Préfecture de Police ”, et que le passage, avec armes et bagages, dans le camp socialiste est à exclure, vu l’attitude monolithique du peuple grec lui-même, la seule carte à jouer en Grèce, pour le “ capitalisme à la papa ”, capitalisme d’Onassis et des commanditaires d’un Servan-Schreiber, reste, malgré tout, celle de la fraction modérée de la Junte (pp. 106 – 107). » Dominique de Roux est le seul à mentionner ce Conseil national de la Révolution. On peut se demander s’il ne serait pas ici victime d’une fausse interprétation des événements. En revanche, « en 1973, souligne Georges Prévélakis, Papadopoulos aurait été renversé par Ioannidis manipulé par la CIA à cause de son refus d’accorder aux Américains l’utilisation de l’espace aérien grec pour soutenir Israël (pendant la guerre du Kippour). Beaucoup d’officiers qui soutenaient Georges Papadopoulos étaient très influencés par le colonel Kadhafi (6) ». Était-il nécessaire d’évoquer la Grèce des colonels ? Pendant les sept années de la junte hellène, « les organisations para-étatiques ont pris la forme d’un État anti-communiste au service des intérêts américains (7) ».
Cette forme (idéalisée ?) d’organisation clandestine influence-t-elle le fondateur des Cahiers de l’Herne ? « L’emportera le groupe qui sera capable de former à ses ordres une armée de protection dialectique de sa propre vision du monde, une élite détachée de l’économique, voire même, détachée, aussi, de la politique, ce que Lénine avait appelé “ les révolutionnaires professionnels ”. Sur le plan de l’histoire, sur le plan des activismes qui font et défont la marche de l’histoire, l’emporteront donc, à l’heure actuelle, ceux qui sauront donner aux masses engagées dans leurs manœuvres l’encadrement de révolutionnaires professionnels, de cadres activistes (pp. 114 – 115). » On peut voir dans cette description d’une avant-garde militante en acier forgé une allusion aux « convives de pierre » évoliens ou à l’Ordre de la Couronne de fer ? Dominique de Roux se révèle ici en vrai penseur de la stratégie (méta)politique. Il avoue que « la noblesse de la politique, en vérité sa noblesse d’être, est de contraindre les fatalités (p. 20) ». Il s’agit par ailleurs de se méfier des opérations sous faux drapeau. « Devant la marée montante de la révolution sociale en Europe et dans le monde, la subversion du capitalisme–apatride mobilise aujourd’hui ses doctrinaires et ses meneurs de l’ombre avec la consigne d’inventer des stratégies d’urgence, combines et propagandes à double étage qui leur permettent de ralentir et de paralyser le cours actuel des choses (p. 22). » Il prend ainsi acte très tôt de la formidable capacité du « Système » à récupérer ses oppositions et à s’en servir. « Il est pourtant notoire que chaque fois qu’on fait appel au peuple en flattant démagogiquement sa soi-disant légitimité charismatique, ses droits et son mystère, prévient-il encore, c’est que l’on complote en réalité pour lui inventer un nouvel asservissement, la sémantique nouvelle de sa mis en condition (p. 40). » Attention donc aux « populismes » conduits par de « faux héros contre-révolutionnaires » prévenus par Thomas Molnar (8) à l’instar de l’illibéral hongrois Viktor Orban, ancien pensionné de George Soros… Cette mise en garde est plus que jamais d’actualité.
Vouloir l’Europe libre franco-allemande
Dominique de Roux considère dans le phénomène Servan-Schreiber une manière d’« empêcher […] que la révolution en profondeur voulue par le général de Gaulle ne parvienne à se faire; que le travail national et le pouvoir politique total de la France n’aient à se rencontrer sur les décombres des puissances capitalistes des régimes bourgeois (p. 33) ». Il ironise que l’homme de presse reprenne à son compte les suggestions géopolitiques révolutionnaires et grandes-européennes du président du NPD (Parti national-démocrate d’Allemagne), Adolf von Thaden, mais « dans un sens final absolument contraire à celui qui à un moment donné avait failli rassembler l’Europe autour de l’axe gaullisme franco-allemand (p. 76) ». Quelques mois auparavant, en 1969, von Thaden regrettait déjà dans un entretien paru dans… L’Express (!) la vive hostilité du gouvernement de Bonn à « la politique européenne du général de Gaulle, politique dont le postulat fondamental était celui d’une véritable force de dissuasion nucléaire française destinée à transformer, ensuite, en force nucléaire européenne (p. 75) ». « Sur le plan militaire, Adolf von Thaden voyait une armée nucléaire française secrètement soutenue par une infra-structure économique allemande (p. 80). » À l’époque, outre-Rhin, le journaliste et politologue Armin Mohler défendait des positions géopolitiques fort semblables.
« L’Europe allemande de facture française, l’Europe des compradores Servan-Schreiber et Willy Brandt, est appelée à se cogner subversivement à l’Europe française de facture allemande dont le général de Gaulle avait su rêver, à Ingolstadt en 1917, en 1939 sur les marches de l’Est, à Montcornet en 1940, en 1945 quand il fut reçu en Rhénanie par les survivants d’une Allemagne que, malgré tout et plus que n’importe qui d’autre, il avait contribué à relever; en 1958 enfin, et de par son silence même, aujourd’hui, à l’heure où se lèvent à nouveau les sombres boucliers du néant auxquels lui, l’homme des tempêtes, n’a plus rien à opposer si ce n’est le concept apocalyptique et l’espérance qui ne l’est pas moins du terme. Or, ce terme nous sommes déjà quelques-uns à le savoir, ne saurait être dialectiquement que le terme du terme (p. 114). » Se matérialise ici l’esquisse de la future « Internationale gaulliste » et son orientation en faveur d’une troisième voie géopolitique pour qui « la suppression des blocs militaires, préalable à la mise en marche d’une Conférence pan-européenne, passe par la thèse gaulliste de l’indépendance nationale, de la coopération politique inter-européenne et annule à la base le point de vue social-démocrate (p. 95) ». Il en appelle à la réunion d’une Conférence continentale sur la sécurité européenne, ce qui débouchera sur les accords d’Helsinki de 1975 et, à la fin de la Guerre froide, à la création d’une Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Dominique de Roux rappelle qu’« en 1944 le général de Gaulle s’était élevé avec fermeté – et en en prenant tous les risques – contre le plan Morgenthau, ayant compris selon la dialectique visionnaire du corps doctrinaire gaulliste, que, sans l’Allemagne, la France se trouverait dans l’impossibilité de faire l’Europe, et que sans l’Europe une certaine idée de la France périclitait (p. 83) ».
Grand dessein alter-gaulliste
Quel est donc le « grand dessein » de Charles de Gaulle ? « Pour que le grand dessein européen et mondial gaulliste s’accomplisse et qu’il trouve son terme, il aurait fallu que le gaullisme puisse continuer son action pour un idéal à travers les réalités, continuer la France révolutionnairement et dans les profondeurs, outil d’une véritable rupture, d’un grand accomplissement politico-historique français et européen à l’avant-garde du Troisième État de la révolution mondiale. L’idée gaulliste prévoyait, avant tout, le changement ontologique de la France sur le double plan des institutions de gouvernement et de sa politique extérieure. À l’intérieur, il s’agissait, il s’agit toujours de forger l’outil politico-militaire de l’indépendance nationale française en terme de dissuasion nucléaire et de renouvellement de l’économie nationale. La transformation profonde de l’agriculture, la réorganisation régionale, définie par Jeanneney, la participation des ouvriers aux bénéfices de l’entreprise, le dégonflage du mythe université et le plan de mise à jour technologique de l’industrie et de la recherche, tout ce qui exigeait que le pays se ressaisisse et change, s’est trouvé saboté, démantelé, par la concentration d’intérêts représentés à l’heure actuelle par le Parti radical du compradore Servan-Schreiber. Ce monde clos avait compris que la révolution gaulliste était sur le point de constituer une barrière infranchissable contre les manipulations d’un milieu qui pense politique en termes d’arrangements monétaires, de sur-exploitation colonialiste du travail, d’agences clandestines sans visage ni identité avouable à la solde du capitalisme apatride et qui, finalement, rejoint le néant (pp. 90 à 92). » Face à l’apathie française, Dominique de Roux reportera ensuite cette quête spirituelle et géopolitique vers un cinquième empire lusophone et pluri-continental (9). Il signale toutefois d’une manière sibylline à une lecture originale des Mémoires d’Espoir de Charles de Gaulle par l’économiste non-conformiste François Perroux. L’interprétation de ce dernier paraît préparer le terrain, cinquante ans plus tard, à la publication d’une série de lettres du fondateur de la Ve République, à la tonalité explosive, adressées à un historien français d’origine alsacienne, recruté « malgré lui » pour le front de l’Est, déserteur de la Wehrmacht et ancien officier de l’Armée rouge soviétique. À côté de ces enjeux géopolitiques, Dominique de Roux s’attache à la révision complète des relations sociales. Il affirme que « depuis les jacobins vénérés, la seule idée authentiquement révolutionnaire en France a été celle de la participation gaulliste du capital et du travail (p. 25) ». Cette idée révolutionnaire d’avenir est bien sûr sabotée par un Pompidou bien trop proche du grand patronat français immigrationniste.
Ce pamphlet constitue un tournant décisif dans la vie de l’auteur de L’Ouverture de la chasse. Il clôt sa période d’éditeur et prépare ses voyages en Afrique portugaise. Une légende veut que Jean-Jacques Servan-Schreiber aurait acquis tous les exemplaires du pamphlet disponibles en France. En s’appuyant sur une lettre adressée à Jacques Fauvet du 15 juillet 1970, Jean-Luc Barré raconte que le notable lorrain dépêcha « un intermédiaire auprès de Dominique de Roux pour racheter l’intégralité du tirage initial. Faute d’y parvenir, il réussit cependant à empêcher sa diffusion à Nancy, tandis qu’à l’initiative d’un de ses jeunes supporters un exemplaire de l’ouvrage est brûlé sur la place de la ville (10) ».
Contre Servan combat le dévoiement de l’idée européenne. Les corrupteurs de cette auguste idée sont maintenant très nombreux puisqu’on les trouve autant chez les mondialistes que chez les souverainistes ou chez les altermondialistes. Est-ce une coïncidence si Dominique de Roux décède d’une crise cardiaque neuf mois avant la naissance de la réincarnation politique de Servan-Schreiber, Emmanuel Macron ?
Georges Feltin-Tracol
Notes
1 : Lettre de Dominique de Roux à Philippe de Saint-Robert du 1er juillet 1974, cité dans Jean-Luc Barré, Dominique de Roux. Le provocateur (1935 – 1977), Fayard, 2005, p. 451. L’UDR est le parti gaulliste précédant le RPR.
2 : cf. Jean-Jacques Servan-Schreiber et Michel Albert, Ciel et Terre. Le Manifeste radical, Denoël, coll du « Défi », 1971, avec en annexes les contributions de Hugh Scott, « Force et faiblesse de l’industrie française », et de Pierre Uri, « Rapport sur l’inégalité en France ».
3 : Fondé en 1901, le Parti radical valoisien s’appelle en réalité Parti républicain, radical et radical-socialiste. Un temps à l’UDI (Union des démocrates et indépendants), il fusionne ensuite avec son frère ennemi radical de gauche pour un Mouvement radical et social tout aussi groupusculaire avant de se séparer…
4 : cf. James Burnham, L’ère des organisateurs, préface de Léon Blum, Calmann-Lévy, coll. « La Liberté de l’Esprit », 1947.
5 : Serge July, Dictionnaire amoureux de New York, Plon, 2019.
6 : Georges Prévélakis, Géopolitique de la Grèce, Éditions Complexe, coll. « Géopolitique des États du monde », 1997, p. 127.
7 : Idem, p. 125.
8 : Thomas Molnar, La Contre-Révolution au XXe siècle, La Table Ronde, 1980.
9 : Dominique de Roux, Le Cinquième Empire, préface de Raymond Abellio, Belfond, 1977.
10 : Jean-Luc Barré, op. cit., pp. 386 – 387.
• Dominique de Roux, Contre Servan-Schreiber, André Balland, 1970, 118 p.




del.icio.us
Digg
Il a commencé sa carrière comme éditeur chez Christian Bourgois en 1982, tout en collaborant à plusieurs publications. Il est, avec Yves Loiseau, l'auteur du livre "Portrait d'un révolutionnaire en général : Jonas Savimbi", sur le leader de l'UNITA, publié en 1987.
Il l’a payé cher : sa collaboratrice, une consoeur, me rappelait hier à quel point, pour avoir osé publier un auteur considéré comme maléfique, il fut agoni d’injures et même menacé de mort, jour après jour. L’envie, la méchanceté, la rage idéologique ont sapé cet homme d’une folle intégrité qui n’aimait que la littérature en tant qu’expérience spirituelle et initiatique. Toutes nos conversations tournaient autour de ce thème – qu’est-ce qu’éditer ? Comment résister aux étouffoirs spirituels de notre temps ? - qu’il défendait avec une ferveur de jeune homme, mais sans naïveté aucune, car lucide était l’homme que je pleure aujourd’hui.



Il serait bon que les écrivants français contemporains (je leur refuse le terme d'écrivain, pas même celui de romancier) puissent déployer, à l'instar d'un
Jeune adolescent ou homme de poigne ayant patiemment appris à conquérir, par ses discours, les foules, le gouverneur, qui sera tué par Adam Stanton, le frère d'Anne Stanton que le narrateur aime depuis sa propre enfance (2), est décrit comme un homme creux, qu'importe qu'il semble devenir, dès son enfance, le réceptacle du vent symbolisant, dans ce roman lyrique, la puissance du temps qui est histoire familière et majestueuse, long écoulement qui n'a que faire des hommes, qui ne semblent même pas constituer des galets polis par l'usure : «En hiver, tandis que le feu baissait dans le poêle rouillé, le vent battait le mur du nord, couvrant ses milliers de kilomètres à travers la nuit pour venir secouer la maison où Willie se courbait sur ses bouquins» (p. 127). 



Réduire la morale, pour le Prince de Ligne, ce ne sera pas lui accorder un statut inférieur, mais la réduire, presque au sens d'une « réduction phénoménologique », la décanter, en révéler l'essence, lui ôter ses écorces mortes, la délivrer de ses idolâtries forcenées, afin qu'elle nous revienne, calme, et source des heures heureuses.
Le Prince de Ligne, réputé homme d'esprit, et que ses mauvais disciples imitent en rivalisant d'arrogance, nous semble d'abord un homme de cœur, ayant la vigueur de l'homme de cœur, c'est dire le courage de celui ne s'en conte pas. La certitude, la remontrance, le grief ne sont pas fort: « Malheur aux gens qui n'ont jamais tort, ils n'ont jamais raison ». Sa leçon est de ne point faire leçon. Il s'adresse au lecteur avec amitié et ne porte pas plus loin ses maximes, dans l'idée qu'il s'en fait, que des propos de table. Ce convive, qui n'est pas de pierre, ne veut pas imposer sa loi mais se rendre aimable, simplement, et sans ambages: « Une seule chose peut nous ennoblir, c'est élévation de l'âme. Mais mon Dieu ! Que cela devient rare ! On en avait plus quand on avait pas tant d'esprit ».
La force qui ne se représente pas, la force sans la prétention au bon droit, est pour le Prince de Ligne la preuve, et la condition, de la bonté heureuse, faite pour le bonheur, et pour en donner, sans pour autant déroger à ces goûts dont on hérite et dont on inventera le jour qui vient; il nous offre ainsi de ces phrases souveraines, que l'on voudrait pouvoir faire siennes: « On n'a que des bonheurs d'enfant. Je ne connais pas de carrière plus heureuse que la mienne. Le remord, l'ambition, la jalousie n'en ont jamais troublé le cours ».
Cet homme particulièrement actif, qui fut guerrier, cosmopolite à sa façon, galant, connaisseur des hommes et des femmes pour en avoir fréquenté diverses sortes en divers lieux plus qu'à son tour, fut aussi, on le sait moins, un contemplatif et un rêveur, pour lequel l'imagination était, non pas « la folle du logis », mais l'une des facultés reines de l'esprit humain. Entre ses excursions d'homme pressé par le sentiment de la brièveté de la vie, entre ses voyages et ses conquêtes, le temps des heures creuses n'est nullement, pour le Prince de Ligne, du temps perdu ou gâché, mais un temps qui s'approfondit, un temps en conque marine où se rassemblent des rumeurs de réminiscence et de songe. Sa façon d'écrire, tout en musiques sous-jacentes, et de voir, tout en couleurs et nuances, tient à ce temps-là, qui n'est plus le temps de l'usure et de la mort.



En comparaison avec ces heures sombres de la seconde guerre mondiale, notre courage à nous se limite à bien peu de choses : dire merde à l'idéologie qui nous demande de désigner des méchants et des gentils, dire merde à l'autocensure, désigner l'ennemi prioritaire intérieur et extérieur. Quant à transcrire le mouvement tellurique de l'imaginaire à la manière du sismographe intérieur, ce n'est pas du courage mais l'art de l'écriture.





Bien sûr, il n'est pas nécessaire d'imaginer ce qui aurait pu se passer si l’homme le plus prometteur et le plus valable dans la culture de droite (de droite seulement ?), engagée à l’époque dans la guerre culturelle en cours en Italie n'avaient pas été violemment fauché sur une autoroute en un mois d'août 1973. Mais il me paraît utile de penser aux aspects du travail de Romualdi qui ont été négligés au fil des années. Romualdi a laissé derrière lui un bon nombre d'intuitions, exprimées dans un langage encore jeune : elles peuvent aujourd'hui refleurir dans notre contexte. Pour Adriano, l'idée de l'Europe et la tentative d'élaborer un nouveau mythe pour le nationalisme européen représentent la voie pour sortir des impasses dans lesquelles les mouvements patriotiques (même les plus révolutionnaires) s'étaient enfermés suite aux épreuves des deux guerres mondiales.
Nous arrivons ici à un deuxième aspect fondamental de l'œuvre de Romualdi. Adriano comprend la nécessité stratégique de maîtriser le langage, les instruments, voire les conclusions des sciences occidentales modernes. En vivant avec Evola, il va acquérir un amour pour l'élément archaïque, pour ce qui, dans un passé lointain, a marqué la pureté d'une manière d'être encore incorruptible. Néanmoins, Romualdi réagit énergiquement au courant "guénonien" de la pensée traditionaliste : à cette approche d’antiquaire, et même un peu lunatique, qui, au nom de dogmes immuables, a conduit au mépris de tout ce qui avait changé dans l'histoire des dix derniers siècles, au mépris des grandes créations du génie moderne européen. Ainsi, alors que les "Guénoniens" se sont perdus dans la métaphysique arabe et ont alimenté d'interminables polémiques sur la "régularité initiatique" ou sur la "primauté du Brahmane", Adriano Romualdi veut donner une nouvelle définition au concept de Tradition.
Disons la vérité, lorsque la Nouvelle Droite française a commencé à valoriser les études de sociobiologie, l'éthologie de Lorenz et les recherches de psychologie les plus hétérodoxes, elle n'a fait que développer une impulsion déjà lancée par Adriano Romualdi. Et c’est aussi un héritage de Romualdi qui se manifeste, lorsque Guillaume Faye lance sa brillante provocation lexicale en se définissant comme « archéofuturiste ». L'Archéofuturisme de Faye propose en effet de réconcilier "Evola et Marinetti" ou les racines profondes de l'Europe et sa capacité scientifico-technologique moderne. Faye reprend, au fond, un thème notoire de Romualdi. Le lecteur de Fascisme comme phénomène européen se souviendra que Romualdi, dans le mouvement historique des fascismes, a reconnu la tentative de défendre les aspects les plus élevés de la tradition avec les instruments les plus audacieux de la modernité. En tournant son regard vers le futur proche, qui était prédit dans les années de la Contestation de 68, Romualdi a vu le risque de voir les Européens se ramollir mentalement dans leur bien-être, tombant comme des fruits trop mûrs dans les rets de peuples moins civilisés et moins vitaux (lire la préface de Correnti politiche e culturali della destra tedesca). Romualdi n'a donc jamais négligé les aspects les plus positifs de la modernité européenne et de cette société de bien-être construite à l'Ouest. Aujourd'hui, il se moquerait sans doute copieusement de ces intellectuels qui, à droite, sont tentés d'embrasser de stupides utopies islamisantes. Romualdi voulait une Europe ancrée dans sa propre "Arkè", et en même temps moderne, innovante, à la pointe de la technologie. Une Europe dans laquelle les hommes savent idéalement dialoguer avec Sénèque et Marc-Aurèle tout en conduisant des voitures rapides, en utilisant les instruments de communication par satellite, en opérant avec des lasers. Cette image de l'Europe, esquissée en quelques années par Romualdi, reste aujourd'hui le meilleur "préambule" pour un continent ancien et pourtant toujours audacieux.

Après plusieurs années de santé défaillante, Vladimir Avdeyev est mort du COVID le 5 décembre à Moscou. J'avais rencontré Avdeev lors de la première rencontre dite « du monde blanc » (2006) organisée par le philosophe russe identitaire Pavel Tulaev.Cette initiative fut un jalon dansle combat métapolitique pour la défense de notre identité et de notre civilisation, une première étape dans la collaboration entre divers penseurs de l'identité de l’Europe, de la Russie et de l'Amérique européenne. Nous avons tous deux prononcé nos discours respectifs, tout comme les autres participants, dans un environnement véritablement stimulant sur le plan intellectuel. Après la clôture des conférences de ce premier « Congrès du monde blanc », un concert de musique classique a été organisé dans la Maison de la musique slave en l'honneur des participants par l'Orchestre de l'Académie nationale russe dirigé par le maestro Anatoly Poletaev, qui a dirigé des morceaux de Grieg, Glinka, Tchaïkovski et Rachmaninov. Le lendemain, visite de la galerie Tretiakov où nous avons pu apprécier des chefs-d'œuvre de l'art russe, et enfin visite du musée du peintre Konstantin Vassiliev, une remarquable peinture de l'époque soviétique à thèmes historiques et mythologiques.


« Tout ce qui est moderne est du démon », écrit Léon Bloy, le 7 Août 1910. C'était, il nous semble, bien avant les guerres mondiales, les bombes atomiques et les catastrophes nucléaires, les camps de concentration, les manipulations génétiques et le totalitarisme cybernétique. En 1910, Léon Bloy pouvait passer pour un extravagant; désormais ses aperçus, comme ceux du génial Villiers de L’Isle-Adam des Contes Cruels, sont d'une pertinence troublante. L'écart se creuse, et il se creuse bien, entre ceux qui somnolent à côté de leur temps et ne comprennent rien à ses épreuves et à ses horreurs, et ceux-là qui, à l'exemple de Léon Bloy vivent au cœur de leur temps si exactement qu'ils touchent ce point de non-retour où le temps est compris, jugé et dépassé. Léon Bloy écrit dans l'attente de l'Apocalypse. Tous ces événements, singuliers ou caractéristiques qui adviennent dans une temporalité en apparence profane, Léon Bloy les analyse dans une perspective sacrée. L'histoire visible, que Léon Bloy est loin de méconnaître, n'est pour lui que l'écho d'une histoire invisible. « Tout n'est qu'apparence, tout n'est que symbole, écrit Léon Bloy. Nous sommes des dormants qui crient dans leur sommeil. Nous ne pouvons jamais savoir si telle chose qui nous afflige n'est pas le principe de notre joie ultérieure. »
Pour Léon Bloy, qui se définit lui-même comme « un esprit intuitif et d'aperception lointaine, par conséquent toujours aspiré en deçà ou au-delà du temps », la fonction de l'auteur écrivant son journal n'est pas de se soumettre à l'aléa de la temporalité, du passager ou du fugitif, mais tout au contraire « d'envelopper d'un regard unique la multitude infinie des gestes concomitants de la Providence ». Le Journal, - tout en marquant le pas, en laissant retentir en soi, et dans l'âme du lecteur ami, la souffrance ou la joie, plus rare, de chaque jour, les « nouveautés » menues ou grandioses du monde, ne s'inscrit pas moins dans une rébellion contre le fragmentaire, le relatif ou l'éphémère. Ce Journal, et c'est en quoi il décontenance un lecteur moderne, n'a d'autre dessein que de déchiffrer la grammaire de Dieu.
Léon Bloy s'est nommé lui-même « Le Pèlerin de l'Absolu ». Chaque jour qui advient, et que l'auteur traverse comme une nouvelle épreuve où se forge son courage et son style, le rapproche du moment crucial où apparaîtront dans une lumière parfaite la concordance de l'histoire visible et de l'histoire invisible. Cette quête que Léon Bloy partage avec Joseph de Maistre et Balzac le conduit à une vision du monde littéralement liturgique. L'histoire de l'univers, comme celle de l'auteur esseulé dans son malheur et dans son combat, est « un immense Texte liturgique. » Les Symboles, ces « hiéroglyphes divins », corroborent la réalité où ils s'inscrivent, de même que les actes humains sont « la syntaxe infinie d'un livre insoupçonné et plein de mystères. »
Contre ce sinistre état de fait, qui pervertit l'esprit humain, l'œuvre de Léon Bloy dresse un grandiose et intarissable réquisitoire. Or, c'est bien ce réquisitoire que les Modernes ne veulent pas entendre et qu'ils cherchent à minimiser en le réduisant à la « singularité » de l'auteur. Certes Léon Bloy est singulier, mais c'est d'abord parce qu'il se veut religieusement « un Unique pour un Unique ». La situation dans laquelle il se trouve enchaîné n'en est pas moins réelle et la description qu'il en donne particulièrement pertinente en ces temps où face à la marchandise mondiale le Pauvre est devenu encore beaucoup plus radicalement pauvre qu'il ne l'était au dix-neuvième siècle. La morale désormais se confond avec le Marché, et l'on pourrait presque dire que, pour le Moderne libéral, la notion d'immoralité et celle de non-rentabilité ne font plus qu'une. Refuser ce règne de l'économie, c'est à coup sûr être ou devenir pauvre et accueillir en soi les gloires du Saint-Esprit, dont la nature dispensatrice, effusive et lumineuse ne connaît point de limite.
Il y a 80 ans, le 9 décembre 1940, Adriano Romualdi naissait à Forlì. Cet anniversaire est important pour se souvenir de cet intellectuel, demeuré jeune parce que décédé prématurément, le 12 août 1973, à la suite d'un accident de voiture. Son souvenir est resté gravé dans la mémoire de la jeune génération des années cinquante, confrontée à l'engagement politique et culturel des années soixante-dix. Adriano Romualdi était, pour cette génération, une sorte de grand frère, capable d'offrir à la vision néo-fasciste des raisons d'être plus profondes, puis d’emprunter de manière autonome les chemins d'un nouveau dynamisme culturel. Dans cette perspective, sa personnalité reste encore un exemple.
Son idée d'un droit politique "non égalitaire" repose sur ces solides fondements spirituels, que je viens d’exposer ici. C'est en septembre 1972 qu'Adriano Romualdi, à l'occasion de la conférence annuelle de la revue L'Italiano, dirigée par son père Pino, figure historique du MSI, met en évidence la distinction entre la droite (politique et culturelle) et le qualunquisme, sous ses différentes formes (qualunquisme politique, patriotique, culturel).
En dehors des contingences d'une situation politique et culturelle de cette époque d’avant 1973, qui sont nettement perceptibles dans certains passages de son œuvre écrite, inévitablement affectée par le temps qui a passé. Les bouleversements de notre époque ont changé la donne (il suffit de penser à la fin de l'URSS, à la crise de l'empire américain, à l'émergence de la mondialisation, à la montée des nouvelles économies asiatiques). Les propositions de Romualdi conservent leur valeur, dans la mesure où elles se nourrissent d'une vision profonde de la culture et donc de la politique, rejetant tout minimalisme et toute respectabilité rassurante.
Docteur en philosophie, avec Lucien Jerphagnon comme maître, il était un profond connaisseur de l'Antiquité classique, grecque et romaine. En plus d'être un philosophe, il s'est également consacré à la science et à son histoire. Sa Grande aventure des sciences a été traduite et publiée au Portugal en 1993. Il était musicologue : il a publié des ouvrages sur Debussy et Palestrina ; en plus, il était thérapeute : il a étudié, pratiqué et enseigné l'étiologie, étant l'auteur de plusieurs livres dans ce domaine. Il a également publié deux essais qu'il convient de souligner : La sente s'efface, une poétique du paysage, principalement celui de sa Charente familiale, qu'il habitait et dont il explorait les profondeurs, et Le sens de l'histoire, une histoire du messianisme en politique.
Il nous a quitté le 6 décembre dernier, à l'âge de 70 ans, et ce jour-là, je suis retourné à ses livres pour lui rendre un hommage silencieux et personnel. Malgré la richesse de son œuvre, l'Europe devient plus aride, surtout parce que, comme il l'a si bien écrit, il manque le sens du mot "oikos", "le bien commun, c'est-à-dire à la fois la ville et ses institutions, ses terres, sa langue, ses monuments ou ses lois, toutes les ressources que chacun peut protéger et faire fructifier, dans son propre intérêt comme dans celui des autres". Un sens qui "ne peut être instruit que par la mémoire de nos origines et par ce qui, du passé, n'est pas effacé dans le présent, mais continue.




Comment être au monde ? La Vie filtrée de Malcolm de Chazal répond à cette question non par des hypothèses, des raisonnements mais par des « répons » qui changent la nature même de l'entendement humain. Nous autres, Modernes, passons notre temps à croire que nous raisonnons alors que nous ne faisons que ratiociner (et médiocrement) dans le vide. Nous voyons le monde comme un spectacle dont nous nous croyons retranchés. Nous oublions que notre esprit, notre âme et notre corps ne sont rien d'autre que des organes de perception et que toute pensée qui nous vient ne vient pas de nous mais du monde. Mais nous vient-il encore des pensées ? Et qu'est-ce qu'une pensée ? En quoi pèse-t-elle sur notre âme ou l'allège-t-elle ? Malcolm de Chazal, qui ne croit ni à l'intelligence humaine ni à la raison s'efforce de capter l'influx de l'intelligence du monde, telle qu'elle se manifeste dans les nervures les plus subtiles de la vie intérieure et de la vie extérieure (qui n'en font qu'une). L'intelligence, pour Malcolm de Chazal n'est pas une faculté, mais une possibilité, « l'homme, en essence, n'étant pas intelligent, ni ne se faisant intelligent, mais étant fait intelligent par l'Influx, par la pénétration de l'Invisible... ». On se souviendra de la phrase de Schelling: « Le "Je pense donc je suis", est depuis Descartes, l'erreur fondamentale de toute connaissance. Le penser n'est pas mon penser, et l'être n'est pas mon être car tout n'appartient qu'à Dieu ou à l'univers. »
Loin d'être séparés, le microcosme et le macrocosme, le sensible et l'intelligible ne cessent, dans les pages admirables de Sens plastique et de La Vie filtrée, de s'illuminer et de s'obscurcir réciproquement, non sans déployer, entre cette clarté et cette nuit, les abîmes et les apogées des couleurs. « Quelque immense l'artiste, écrit Malcolm de Chazal, et à quelque grandeur que puisse atteindre l'Art dans les temps futurs, jamais ne seront inventées ces teintes qui font pont entre les berges des couleurs, quand les couleurs se frôlent en torrents dans l'air et laissent entre elles des fossés d'infinie profondeur. C'est le secret des couleurs d'enjambement dans la Nature de ne laisser aucun détroit de vide entre champs colorés, quelle que soit la furie avec laquelle une couleur glisse auprès d'une autre teinte à l'état stagnant ou ralenti, et quelque terrifiante la course de deux couleurs à la fois qui passent l'une contre l'autre sans se toucher. Cet art de mettre des ponts entre les couleurs est l'art naturel des passe-teintes qui fait que la fleur est mariée au fruit et à la feuille, et que la tige ne déborde pas sur le tronc, et que le tronc ne sème pas son feuillage en flaques colorées dans le vent, mais le marie au paysage d'alentour. » Il nous resterait donc encore, tâche exaltante, à faire de cette théorie, de cette vision, la charte d'une herméneutique, non plus dévouée seulement au déchiffrement des écrits mais à celui du monde lui-même (les écrits, au demeurant faisant aussi partie du monde, au même titre que les fleurs de givre sur les vitres hivernales ou le tracé des oiseaux dans le ciel). 
Cette « pure poésie » semble désormais, contre le nihilisme, la seule et ultime chance offerte, sous condition, bien sûr de n'être pas seulement, un « dépotoir sentimental » qui vise « à ne faire goûter que l'esthétique au dépens des vérités, à ne nous nourrir que du seul beau plaisir sans étancher notre soif de connaissance ». L'auteur est lui-même la création de son œuvre, de même que son œuvre est la création du monde. Ce « continuum » fait du cerveau « tout en même temps salle de laboratoire, outils, réactifs, expérimentateur, sujets, agent analytique et conclusif de données ». L'œuvre ne saurait être que plus vaste que la pensée qui la produit, la surprenant sans cesse, la défiant, la poussant dans ses ultimes retranchements, l'inquiétant et la ravissant tout à tour, exigeant d'elle de revenir sans cesse sur l'oraison et le labeur alchimique qui la rend possible. Ainsi La Vie filtrée se donne à lire, comme une « recondensation » de la pensée antérieure de l'auteur: « Pour obtenir les pages qu'on va lire, j'ai du revivre mon œuvre en esprit à la vitesse de l'éclair ». Ces métaphores de foudre et de tonnerre abondent dans l'œuvre de Malcolm de Chazal: elles sont la forme même de la manifestation de la pensée dans « ces hautes régions » où « l'homme se sent pensé ». L'inspiration, l'illumination, l'intuition extatique, qui ne relèvent, dans bien des cas, que de la pure rhétorique, retrouvent alors une irrécusable réalité. Le poète écrit « à la vitesse de l'éclair, l'esprit vide, et cependant, il enfante le tonnerre et l'éclair ». 
(With introductions by Andrey Savelev, a delegate of the Russian Duma {Russian Parliament} and close personal friend of Avdeyev, and by Valeri Solovei, a historian and member of the liberal Gorbachev Foundation. The work is used as a textbook by the Department of Anthropology at Moscow State University.)



Il y obtiendra son doctorat de philosophie sous la conduite en particulier du professeur Jerphagnon à qui il vouera une grande reconnaissance pendant toute sa vie pour l’avoir initié à la culture grecque et romaine antique. Julien Freund sera un autre de ses maîtres à penser. En parallèle, il suivra des cours de musique, qui sera un autre domaine de son expertise.
Même si cela est devenu très difficile avec l’extension des études et des recherches depuis cette époque, la curiosité et le travail de Jean-François faisaient de lui un véritable puits de science. Nous ne sortions jamais d’une rencontre sans qu’il ne nous ait ouvert un champ de réflexion sur l’Univers, la vie, les peuples, les hommes. Chacun pourra en juger à travers tous les sujets de ses livres et de ses articles ou son entretien avec Paul Marie Couteaux sur TVL.









Assumant une « étiquette » de « réactionnaire », Yukio Mishima fonde en 1968 la Société du Bouclier. Dès février 1969, la nouvelle structure qui s’entraîne avec les unités militaires japonaises, dispose d’un « manifeste contre-révolutionnaire », le Hankakumei Sengen. Sa raison d’être ? Protéger l’Empereur (le tenno), le Japon et la culture d’un péril subversif communiste immédiat. Par-delà la disparition de l’article 9, il conteste le renoncement à l’été 1945 par le tenno lui-même de son caractère divin. Il critique la constitution libérale parlementaire d’émanation étatsunienne. Il n’accepte pas que la nation japonaise devienne un pays de second rang. Yukio Mishima s’inscrit ainsi dans des précédents héroïques comme le soulèvement de la Porte Sakurada en 1860 quand des samouraï scandalisés par les accords signés avec les « Barbares » étrangers éliminent un haut-dignitaire du gouvernement shogunal, la révolte de la Ligue du Vent Divin (Shimpûren) de 1876 ou, plus récemment, le putsch du 26 février 1936. Ce jour-là, la faction de la voie impériale (Kodoha), un courant politico-mystique au sein de l’armée impériale influencé par les écrits d’Ikki Kita (1883 – 1937), assassine les ministres des Finances et de la Justice ainsi que l’inspecteur général de l’Éducation militaire. Si la garnison de Tokyo et une partie de l’état-major se sentent proches des thèses développées par le Kodoha, la marine impériale, plus proche des rivaux de la Faction de contrôle (ou Toseiha), fait pression sur la rébellion. Les troupes loyalistes rétablissent finalement la légalité. Yukio Mishima tire de ces journées tragiques son récit Patriotisme. 

J’ai entendu parler pour la première fois de Henning Eichberg sous le pseudonyme de Hartwig Singer, dans un ouvrage important de Günter Bartsch, historien des idées contemporaines, du trotskisme, de l’anarchisme et des nouvelles droites. Le volume qui traitait des « nouvelles droites » après les événements de 1968 s’intitulait Revolution von rechts ? (1975). Bartsch avait parfaitement saisi la nouveauté et la pertinence des idées véhiculées par cette myriade de groupuscules très actifs, très soucieux d’étayer leurs affirmations impavides par des références théoriques solides, aussi solides que celles des marxistes de l’opposition dite extra-parlementaire, animée notamment par Rudi Dutschke. Dès la parution de cet ouvrage de Bartsch, découvert à la librairie du Passage 44 à Bruxelles, je me suis senti en communion avec ces idées véhiculées de Munich à Hambourg et de Cologne à Berlin. Bartsch lui-même avait eu un itinéraire fascinant, expliquant l’objectivité et l’empathie qu’il cultivait à l’endroit de toutes les mouvances qu’il étudiait et dont il explorait le corpus doctrinal. Né en 1927, mobilisé à 17 ans dans la Wehrmacht, membre du parti communiste allemand et animateur important de la FDJ (les jeunesses du KPD), il est déçu par la répression féroce du soulèvement populaire berlinois de juin 1953 et passe à l’Ouest, où il deviendra journaliste et enquêteur. Ses thèmes de prédilection ont été les mouvances politiques extra-parlementaires. Notons également que Bartsch se tournera à la fin de sa vie vers l’anthroposophie de Steiner, dont il tirera bon nombre d’enseignements pour fonder son propre mouvement « écosophique » qui le rapprochera de Baldur Springmann, pionnier de l’écologie folciste (völkisch), qui participera à l’Université d’été de « Synergies européennes » en 1998 dans le Trentin, où, âgé de 87 ans, il reçut un accueil des plus chaleureux par de jeunes Italiens, adeptes du style Wandervogel. Le livre de Bartsch a été déterminant dans mes options métapolitiques futures et ce livre demeure un classique qui devrait être relu sans relâche, pour bien connaître la généalogie de la mouvance « nouvelle droite ».



Ils donnaient ainsi l’impression de virevolter au gré des modes et de n’être pas sérieux. Aujourd’hui, le travail de Rovelli ne semble pas susciter davantage d’intérêt chez eux. Pour Eichberg, ajouterions-nous, l’empirisme logique était spécifiquement européen (occidental) car il rejetait les instances figées pour observer des dynamiques à l’œuvre dans le monde et au sein même de la matière. Pour ses homologues français, cette spécificité occidentale, le « syndrome occidental » disait à l’époque Eichberg/Hartwig, servait à rejeter un déisme trop figé et, simultanément, un communisme tout aussi figé parce que léniniste et non bogdanovien (non proudhonien).
Son premier engagement se fera, vers treize ou quatorze ans, dans la Deutsch-Soziale Union d’Otto Strasser. Par la suite, il sera un rédacteur régulier de la revue Nation Europa, fondée par Arthur Ehrhardt. Cette collaboration durera de 1961 à 1974. Cette assiduité militante ne l’empêche nullement de réussir de brillantes études de sociologie, notamment en explorant des thèmes tels que l’histoire de la technique et la sociologie du sport (sujet sur lequel il poursuivra une longue carrière universitaire, en Allemagne comme au Danemark). Sa culture actualisée et non nostalgique fait de lui la figure jeune la plus prometteuse de la petite mouvance néo-droitiste en Allemagne dans les années 1960.








(1) Dans le numéro 36 de Nouvelle école, consacré à Vilfredo Pareto et impulsé par Guillaume Faye (seule voix raisonnable à l’époque dans cet aréopage de fanfarons sans réelle culture), j’ai voulu introduire, dans mes deux articles, les linéaments de la querelle des sociologues allemands (ou querelle allemande des sciences sociales). On m’a pris pour un fou. Le pontife qui entendait mener la danse, avec la lourdeur d’un ours de mauvais cirque, préparait son aggiornamento néolibéral et thatcheroïde. Il le ratera lamentablement. Une bonne connaissance de l’empiriocriticisme, via le pamphlet de Lénine (et via les thèses sur Lénine de Henri Lefebvre avec qui Faye entretenait d’excellentes relations), et de la querelle des sociologues allemands, dont Habermas, que Faye lisait attentivement, aurait permis d’être au diapason. Et de le rester. Quarante ans après, après que Faye et moi-même eurent tiré notre révérence, après notre ostracisme par fatwas hystériques répétées à satiété, on patauge toujours dans le solipsisme, dans la doxa à deux balles et surtout dans un insupportable parisianisme.
L’esprit humain, lorsqu’il ne se vénère pas à l’excès lui-même possède certaines dispositions heureuses à recueillir en lui les éclats d’un autre monde, voire à prolonger la création divine. La superstition moderne nous veut séparés du monde, reclus dans nos subjectivités outrées, vengeresses ou désespérées alors que le moindre silence, dans le calme revenu, suffit à nous révéler ce qui demeure, notre âme éprise de l’âme du monde, notre pensée adoubée par le Verbe : « Miser sur l’éternité. La part d’Eternité qui en toutes choses demeure. Plutôt que la grande Rupture au-delà des temps corrompus, ce printemps d’Aquitaine, ces collines fleuries, comme un premier matin. »
Il y a donc, pour commencer, le Pays, celui du Cavalier bleu, ici et maintenant, qui n’est hors de portée de nos mains, de nos souffles, que par un sortilège obscur. Ce Pays n’est pas seulement un Etat, ou une Nation, il n’est pas seulement les hommes rassemblés en une communauté de destin, il est une invitation moins soustraite à la totalité du visible et de l’invisible que ne la conçoit d’emblée ce que l’on nomme, sans savoir trop ce que l’on nomme, la « démocratie ». La réalité d’un Pays est plus vaste que toute loi ou jurisprudence ; elle enclôt les hommes, dans leurs diversités et leurs ressemblances, l’histoire et la géographie, dans leurs palimpsestes et leurs arcanes, les faunes et les flores naturelles et imaginaires, et cette sorte de clarté transversale qui frappe à la vitre, au matin ou au soir, et qui semble accordée à une salutation angélique. (Le Roi est alors Roi de cet ensemble, de ce Cosmos miroitant ; et c’est bien pourquoi il convient de le nommer, selon la tradition, Roi de France, et non point, comme par adultération bourgeoise, « Roi des Français ». )
Le plus lointain s’irise dans la proximité extrême. L’universalité métaphysique se conquiert de proche en proche autant qu’elle s’hérite. « Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres » disait Nerval. Et les pierres parlent, quelquefois, à la faveur de l’air. A cet entretien de la pierre et de l’air, qui n’est autre que le secret limpide de l’architecture sacrée, Henry Montaigu consacra quelques ouvrages décisifs : Reims, Paray-le Monial, Rocamadour, sans oublier Les Châteaux de la Loire,- qui laissent entrer dans l’entretien le miroitement du cours de l’eau. Le propre de la pensée traditionnelle, ce qui la distingue de la modernité, avant même de parler de métaphysique, est cette présence qu’elle accorde au cosmos, ce site qu’elle éclaire, celui de notre conscience, de notre entendement, entre l’air, l’eau, la terre et le feu. Il n’est point d’édifice traditionnel qui ne soit orienté, qui ne reconnaisse l’ordre de ce qui l’environne, où il doit prendre place, la sienne précisément, en toute beauté, en gloire même, mais sans outrecuider. Il en va de même de la pensée et du chant, orientés toujours, tendus vers l’aurora consurgens, autrement dit vers le Sens, vers l’or du temps, vers cette sagesse matutinale où tout recommence.
L’œuvre d’Henry Montaigu n’est pas un amas de textes, mais la relation d’un voyage, la réponse à un appel, une vocation. D’où son étrangeté dans ces temps sinistres, d’où son exil, à la fois réel et métaphorique. Tels sont les temps que nous vivons que notre plus profonde appartenance est la condition de notre exil. « Etrangers en notre pays lui-même », comme l’écrivait Aragon, mais retrouvant dans cet exil, le sens de la beauté d’être là où nous sommes, dans le paradoxe d’une fidélité qui nous arrache aux faux-semblants. « J’ai entendu l’appel de l’image visible, signe manifeste de la présence de Dieu. Et j’ai suivi l’interminable voyage à travers les dispositions du Maître d’œuvre, roi de rigueur, messager d’amour primordial ». Ce voyage qui débute avant la phrase écrite, et s’achève après elle, ce voyage irrigué de prières donne accès à une Sapience à la fois sensible et intelligible (et échappant ainsi doublement au jargons démagogique) : « Pourtant, je n’ignore rien de la nef silencieuse ni de la sainte solitude de la bénédiction du Retour, ni le voyage inouï dans le centre des choses où l’avenir se joue, ni la magie supérieure de l’ordre donné, ni aucune des tendres perfections du recommencement. »
Et ce Pays hélas, est paradoxalement loin. Cet « ici-même » est séparé de nous par mille épreuves, à commencer par celle qui doit rétablir en nous le juste sens de la hiérarchie, - celle des « états de l’être », et celle des importances. L’espérance n’exclut pas la lucidité, et « quêteur de la Graal » autant que « chercheur de noises », Henry Montaigu ne s’est pas privé de voir la France contemporaine devenue « cette hagarde gaupe lectrice du littéral exclusif, avorteuse tout ce qui dépasse le degré primaire et ne peut être traduit en jargon démagogique ». Triste constat que viennent confirmer ces légions de textes écrits, non plus en français mais en traduidu, au point que quiconque s’aventure à écrire en toute liberté, en suivant le mouvement de sa pensée et le génie de sa langue apparaît « suspect ». Plus grave encore, ce refus de tout herméneutique, de tout art de l’interprétation, ce littéralisme qui détruit la lettre qu’il prétend servir. Quant à la démagogie, elle s’est tant et si bien répandue, elle est si bien devenue la norme que tout ce qui lui échappe est inaudible, comme recueilli dans le silence, dans l’éternité même. Et c’est bien par ce recueillement que le triste constat que fait Henry Montaigu ne contredit pas l’espérance. Dans le vacarme silencieux comme la mort, sauve est la voix juste, la voix vivante. « Tout désespoir traversé engendre une vie nouvelle. Une liberté inaliénable. Aussi, ce règne obscur se défend-il de l’harmonie par le chaos, du chant par la surdité, de la connaissance par l’angoisse. » Mais sauve de l’angoisse est la parole recueillie, la parole saluée de l’autre rive, reçue comme « une rémanence du Royaume », dans ce Songe qui est le maître des songes. « Pour travailler à la victoire du Maître d’œuvre, je ne puis rien faire mieux que de parler de l’autre rive, depuis cet espace inouï qui est l’Enfance du monde, le royaume médian d’Hélicon. »
Le sinistre labeur du temps est sans pouvoir à qui ne reconnaît pas le pouvoir du temps. Etre catholique et français comme le fut Henry Montaigu, c’est à dire, être, et non pas parler « en tant que » à la manière des idéologues, c’est comprendre qu’il y a beaucoup moins d’incompatibilités en ce monde qu’il n’y paraît (ou que le Diable, le diviseur, ne voudrait nous le laisser croire). Pour sauvegarder le Pays d’Auberhaudes, il faut encore savoir réconcilier les contraires, « les rétablir par rapport à ce Milieu dont ils sont les expressions complémentaires. Ne les isoler que provisoirement. Ne pas les opposer ». C’est d’opposer ce qui naturellement et surnaturellement œuvre de concert que nous perdons ou défigurons tout. Le poète est celui qui réconcilie l’inspir et l’expir, l’âme et la peau, l’apollinien et le dionysiaque ; et comme un exemple vaut mieux qu’une abstraction, il me souvient que Philippe Barthelet me faisait observer à quel point la France classique était encore vive des chasses sauvages, de ces merveilleux entrelacs de mystères, qui survivront jusqu’aux œuvres poétiques et cinématographiques de Jean Cocteau.
Les modernes, réduits au travail et à la consommation, radicalement expropriés de tout ce qui importe, sans cesse reconduits à la frontière de l’être, chassés de la relation fondatrice avec le Bien, le Beau et le Vrai, livrés à un relativisme moral qui conduit directement aux camps de concentration, ne seront sauvés que par la nostalgie et le Songe. « Nostalgie : à travers ce qui demeure – afin de saisir ce qui Est. Songe : une réalité en survivance ». La poésie, ni subjective, ni privée, mais ressource de l’être, splendeur du cosmos, bien commun, exige à la fois d’être récitée et prédite. Toute nostalgie est pressentiment, toute récitation, dès lors que l’on sait par le cœur, est prophétie : « L’avenir est à une chevalerie inconnue. Attendre tout bonnement le retour du Roi Arthur. Etoiles ensevelie, quel vent vous délivrera ? » Voir, sans se laisser illusionner par le « fanal noir du progrès » dont parlait Baudelaire, la terrible défaite de l’espèce humaine, ce retour à l’animalité, à travers les dérisoires féeries technologiques, reconnaître l’immonde, ce n’est point s’en remettre à demain (« Remettre à demain, c’est s’en remettre aux forces obscures du monde. Plus tard, signifie Jamais »), mais disposer le monde à l’immédiateté prophétique, à ce « tout de suite » qui est le vibrato de la poésie réelle, de l’alliance retrouvée : « Faire claquer au vent, sur l’étendard, l’immobile signe d’alliance ».
Tout se joue à partir de la lumière inaperçue. La lumière est présente, elle est dans l’être-là, elle est l’existence pure, l’acte d’être de toute chose, ce n’est que l’absence qui nous en tient éloignée, ce n’est que notre regard qui défaille. Rien ne manque, tout est magnifiquement présent, chaque seconde est d’une beauté stellaire, chaque regard échangé nous reconduit à l’amitié divine, tout est déjà sauvé, il nous suffit de la reconnaître, d’opérer à la silencieuse révolution de la reconnaissance. Mais quelle force alors est exigée de nous ? Quelle force étrange, sans égards pour les volontés qui nous étouffent, pour les convenances, les attributions sociales, les mœurs grégaires ? Quelle force légère pour nous libérer du « Gros animal », des fausses responsabilités et des fausses hiérarchies ? « C’est que la littérature certifiée a fait son temps. Il faut sauver la poésie d’un naufrage culturel sans exemple. Que l’ambition du poète soit démesurée – et sa désobéissance absolue. Nous sommes tous responsables de ce que le système survit au désenchantement général. Nous répétons inlassablement les lourds mots d’ordre de l’héritage bourgeois dont la substance est depuis longtemps dilapidée. Refuser ce faux service. Refuser l’embarquement. Substituer à la révolution du bruit, la révolution du silence. »
Le poète est là « au milieu », au centre de tous les espaces-temps pour en sauvegarder la respiration, et le poète est aussi au milieu de nous qui ne le voyons pas. Le poète est au milieu de la France, alors que, dans la société (mais la société n’est le Pays, loin s’en faut !) les affairistes en tout genre occupent la première place, en marge de l’être. Là au milieu est la pure existence, la simple extase d’être, de recevoir. Ce « déjà là », cette éminente sagesse innocente d’être Soi, cette immédiateté, cet « éclair dans l’éclair » dont parlait Angélus Silésius, n’est autre que « la foudre iconographique de l’Intellect divin » qui nous prescrit d’écrire l’éclair et non la durée. 

L’œuvre de Dominique de Roux témoigne d’une stratégie de rupture, mais rupture pour retrouver la plénitude de l’être, à laquelle, selon la théologie apophatique, « tout ce qui s’ajoute retranche ». Il faut donc rompre là, s’arracher avec une ruse animale non moins qu’avec l’art de la guerre (et l’on sait l’intérêt tout particulier que Dominique de Roux porta à Sun Tsu et à Clausewitz) pour échapper à ce qui caractérise abusivement, à ce qui détermine, et semble ajouter à ce que nous sommes, alors que la plénitude est déjà là, dans « l’être-là », dans l’existant pur, lorsque celui-ci, par une succession d’épreuves initiatiques, de ressouvenirs orphiques, de victoires sur les hypnoses léthéennes, devient le témoin de l’être et l’hôte du Sacré.
L'exil, dans un monde déserté de l'être, dans un monde de vide et de vent, où toute présence réelle est démise par sa représentation dans une sorte de platonisme inversé, est notre plus profond enracinement. Et ce plus profond enracinement est ce qui nous projette, nous emporte au voisinage des prophéties. « Etre aristocrate, que voulez-vous, c’est ne jamais avoir coupé les ponts avec ailleurs, avec autre chose ». Cette fidélité aristocratique, qui scelle le secret de l’exil ontologique, autrement dit, de l’exil de l’être en lui-même, dans le cœur et dans l’âme de quelques uns, est au plus loin de la seule révérence au passé, aux coutumes d’une identité vouée aux processions funéraires : « Je ne me dédouble pas je cherche à multiplier l’existence, toujours dans le flot des fluctuations, vérités et mensonges qui existent, qui n’existent pas, au bord du langage. »
Ecrire sera ainsi pour Dominique de Roux cette action subversive, « ultra-moderne » qui consiste à retourner à l’intérieur des mots la parole contre les mots, à subvertir, donc, l’exotérique par l’ésotérique et à ne plus s’en laisser conter par ceux-là qui oublient que la parole humaine voyage entre les lèvres et les oreilles, comme sur les lignes ou entre les lignes, qu’elle voyage entre celui qui la formule et celui qui la reçoit, comme entre la vie et la mort, le visible et l’invisible : ce profond mystère qui se laisse sinon éclaircir, du moins comprendre, par la Théologie.
Des temps où il fut notre aîné, Dominique de Roux nous incita à donner forme à notre dessein. Devenu notre cadet, lorsque nous eûmes dépassé la frontière des quarante-deux ans, son œuvre nous fut cette mise-en-demeure à ne point céder, à garder au cœur la juvénile curiosité, à déchiffrer, dans son écriture aux crêtes téméraires, le sens d’une jeunesse qui, suspendue trop tôt dans l’absence, ne peut finir. Il y a une écriture de Dominique de Roux, un style, un usage de la langue française en révolte contre cette facilité à glisser, avec élégance, mais sans conséquence, sur la surface du monde. On s’exténue à condamner ou à défendre sa plume de « polémiste d’extrême-droite », alors que ce qui advient dans ces bouillonnements, ces ébréchures, ces anfractuosités n’est autre que la pure poésie.
Rien n’importe que « la saison mystérieuse de l’âme». Toutes nos luttes, nos impatiences, et notre solitude conquise et notre exil, nos œuvres, qui ne sont ni des victoires ni des défaites, tout cela, non seulement au bout du compte, mais dès le départ ne vaut que pour ces retrouvailles légères : « Je viendrai en janvier. Je viendrai longtemps. Vous me parlerez encore des jardins et des hommes… dans cette petite salle blanche du monastère qui sent la pomme et le grain, sur cette colline de silence et de beauté, parmi les pluies qui tressent tout autour une saison mystérieuse. Je vous écouterai. Vous calmerez ma foi clignotante comme une étoile. J’enserrerai votre trésor comme un écureuil entre mes mains. »
A l’exigence morale qui consiste à ne pas être là où les autres vous attendent correspondra une écriture aux incidentes imprévisibles où les mots inattendus, dans leurs explosions fixes, captent les éclats du pur instant : « Par rapport à l’écriture, ni loi, ni science, pas même une destinée ». L’héritage comme force motrice, élan donné, s’oppose à la destinée, forme consentie de la soumission. Du peu de liberté qui nous reste, l’anti-moderne ultra-moderne veut étendre le champ d’action et les prestiges secrets pour aller vers la réalité, tracé de lumière entre deux ténèbres : « Retrouver la réalité, aller vers le réel, l’élémentaire, vers la mort prévue de l’homme et vers l’homme secret qui vit encore, vers sa réapparition dans la forme nouvelle, dans l’éternelle jeunesse de l’antiforme éternelle ».
« L’exil n’est pas une autre demeure. Il est séparation d’avec notre demeure. L’exil s’accompagne de la volonté de retour. C’est le visage dans les mains de l’homme séparé de lui-même (…) Et si la grande poésie arrache au monde, le développement de l’exil ne concerne pas seulement l’expérience de celui qui le vit, il abandonne les organisations têtes baissées vers la flamme et commence une vie nouvelle, cherchant la passe. »
Le révolutionnaire comme le contre-révolutionnaire sont des nihilistes : ils nient la mémoire réelle, ils veulent, dans l’hybris de leur volonté, conformer le monde à leurs plans : hybris de ménagère et non de conquérant. Il faut défendre sa vision du monde ; mais telle est la limite du colonialisme, il convient que les mondes conquis, et même le monde natal, nous demeurent quelque peu étrangers. Cette étrangeté discrète et persistante est la condition universelle de l’homme que les planificateurs modernes ont en horreur et dont ils veulent à tout prix départir les êtres et les choses au nom d’un « universalisme » qui n’est rien d’autre que la plus odieuse des hégémonies, la soumission des temporalités subtiles de l’âme au temps utilitaire, au faux destin de l’Histoire idolâtrée, à l’optimisme stupide, au nihilisme béat.
Que ce monde soit triste, torve, rancuneux et qu’il nous apparaisse tel sans que nous en eussions connu un autre suffit à convaincre qu’il n’est qu’un leurre, un mauvais rêve, un brouillard qui laisse deviner, derrière lui, une vérité éclatante mais encore plus ou moins informulée. Dominique de Roux fut exactement le contraire d’un nihiliste ; loin de nous ressasser que tout a déjà été dit, il nous donne à penser que presque tout reste à dire et même à créer : ainsi le Cinquième Empire dont la venue a pour condition le retour du Roi, un soir de brume sur le Tage ou le Nouveau Règne paraclétique de Stefan George ou encore l’Imam caché du prophétisme ismaélien.
Si le Paraclet est avenir, s’il est l’eschaton de notre destin, la foudre d’Apollon, elle, est déjà tombée, mais elle est aussi mystérieusement en chemin vers nous, comme voilée, encore insue. De son ultime chantre, ou victime, Hölderlin, qui incarne pour Dominique de Roux « la poésie absolue », il nous reste encore à déchiffrer les traces, ces « jours de fêtes » dans l’éclaircie de l’être, ces silhouettes à la fois augurales et nostalgiques sur les bords précis de la Garonne, dans la lumière d’or de Bordeaux, cet exil en forme de talvera de la patrie perdue et infiniment retrouvée.

