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vendredi, 16 novembre 2012

Le Bloc-notes de Marc Laudelout

Le Bulletin célinien, n° 346, novembre 2012 

 

Le Bloc-notes de Marc Laudelout

 

lfcpam.jpgPendant des années, l’iconographie a été le parent pauvre de la bibliographie célinienne. D’autant qu’elle fut souvent réduite à des formats ne mettant guère en valeur ni les portraits, ni les lieux, ni les manuscrits présentés ¹. C’est seulement depuis peu que sont édités des ouvrages d’envergure pour le plaisir des amateurs  de documents photographiques. On  songe  aux deux albums  procurés par David Alliot : Céline à Meudon. Images intimes, 1951-1961 (Ramsay, 2006) et, en collaboration avec François Marchetti, Céline au Danemark, 1945-1951 (Le Rocher, 2008). Pour le cinquantenaire de la mort de l’écrivain, nous eûmes droit à une belle édition des photographies de Pierre Duverger : Céline. Derniers clichés (Imec-Écriture). Et, deux ans auparavant, au coffret Un autre Céline, composé de deux volumes [De la fureur à la féerie & Deux cahiers de prison] dû à Henri Godard (Textuel). Sans oublier les hors-série de magazines édités à l’occasion du cinquantenaire (Le Figaro-Magazine, Télérama, Lire, Le Magazine littéraire).

 

   Vient de paraître Le Paris de Céline par Patrick Buisson,  tiré  de  son  film éponyme ². Composé de quatre parties, cet album donne à voir les lieux en s’efforçant de restituer l’ambiance dans laquelle l’écrivain évolua, de son enfance (le passage Choiseul) à ses dernières années (Meudon) en passant par sa vie de médecin et  d’écrivain dans deux arrondissements populaires de la capitale (Clichy et Montmartre). C’est en historien, et pas seulement en lettré, que Patrick Buisson retrace l’itinéraire parisien du Docteur Destouches. Ainsi, rappelle-t-il qu’en 1925, la liste communiste de Clichy remporta la majorité absolue au conseil municipal. C’est là que le docteur Destouches allait, peu de temps après,  ouvrir son premier cabinet médical. L’ouvrage reproduit des photographies de l’époque mais aussi des extraits choisis de l’œuvre. La manière dont celle-ci s’est intimement nourrie de l’expérience vécue de l’écrivain est ainsi illustrée par l’image et par le texte de Céline lui-même, à l’instar de ce que proposa le film. Les pages évoquant le passage Choiseul, l’école communale, l’Exposition universelle de 1900, – qui ont inspiré des pages mémorables de Mort à crédit – constituent à cet égard une vraie réussite. Le format in-quarto y contribue autant que la reproduction pleine page de nombreuses photographies. Connues pour la plupart, elles ont rarement aussi bien été mises en valeur. Seuls les puristes feront observer que ce n’est pas Elizabeth Craig qui figure sur certains clichés erronément légendés, et que c’est Cillie Pam (et non Albert Harlingue) l’auteur de ce beau profil de Céline immortalisé au début des années trente. Les esprits chagrins, eux, s’étonneront du ton enlevé de certains commentaires. C’est ne pas voir qu’ils se veulent – tâche redoutable, il est vrai – au diapason de la fameuse émotion du langage parlé restituée dans l’œuvre.

 

   De son exil danois, Céline contemplait avec émotion des cartes postales de Clichy qu’un ami lui avait adressées. Nul doute qu’il aurait été captivé par celles figurant dans cet album.

 

Marc LAUDELOUT

 

1. Dans l’ordre chronologique : l’Album Céline de La Pléiade (1977), suivi du Catalogue de l’exposition Céline à Lausanne ; 30 photographies dans la collection « Portraits d’auteurs » des éditions Marval (1997) ; la série de cartes postales (« Lieux, portraits et manuscrits ») procurée par le Lérot (1992-1994) et la monographie de Pascal Fouché dans la collection « Découvertes » de Gallimard (2001). Seule exception quant au format : le livre d’Isabelle Chantermerle, Céline, publié par Henri Veyrier (1987) qui reproduit quelques documents d’intérêt inégal. Et, dans un format intermédiaire, le Paris Céline de Laurent Simon, malheureusement épuisé, qui vaut autant pour les photos que pour le texte ; il demeure l’ouvrage plus complet sur le sujet (Du Lérot, 2007).

 

2. Patrick Buisson, Le Paris de Céline, Albin Michel-Histoire, 192 pages, plus de 275 illustrations.

 

 

 

jeudi, 15 novembre 2012

Conferenza su Louis-Ferdinand Céline di Andrea Lombardi

Conferenza su Louis-Ferdinand Céline

di Andrea Lombardi

Fiera del libro di Milano, 2012

Lire Philippe Muray

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Lire Philippe Muray

dir. Alain Cresciucci

Lire Philippe Muray

En librairie le 18 Octobre 2012
ISBN 2-36371-0413
Format 125 x 195 mm
Pages 286 p.
Prix 23 €

LES ESSAIS

Philippe Muray (1945-2006), partout cité sur Internet, court, désormais, le grand risque d'être réduit à une caricature de pamphlétaire ou comique Bobo. D’où l’urgence de rétablir la vérité à son sujet : loin de se revendiquer comme critique, Muray s’est, au contraire, essayé au roman. Parce que seul le roman se saisit de la réalité vivante. Problème : le monde avait changé, la « réalité » même n’était plus qu’une fiction. Usant de divers registres, armé de connaissances jusqu'au cou, il avoue multiplier les angles de vue pour tenter de circonscrire la véritable nature de notre monde : un monde bien loin de Balzac, avec ses agents d'ambiance, ses techniciennes de surface, son obsession de la fête et surtout du Bien. C'est l'histoire du "roman" murayien que raconte Lire Muray à l'aune de son expérience picturale (La Gloire de Rubens), de sa saisie de l'Histoire entre Hegel et Braudel (Le dix-neuvième siècle à travers les âges), de son rejet de la "comédie" du monde partagée avec Céline, Baudelaire et Balzac, sans oublier sa fascination pour le phénomène d' « indifférenciation » née de la désacralisation (Entretiens avec René Girard) qui dissimule une violence sans précédent. La place de Muray dans le "débat" ou plutôt le "non débat intellectuel", l'aspect très particulier de son esprit satirique, toujours épris d'authenticité, sans oublier un glossaire de ses "concepts" phares achèveront d'éclairer le lecteur sur le "code" d'interprétation à donner à son langage et à son discours.

LES AUTEURS

 

Alain Cresciucci : Professeur émérite à l’université de Rouen, ses recherches portent sur le roman et les romanciers français contemporains : Antoine Blondin (Gallimard) ou Les désenchantés (Fayard)

François-Emmanuel Boucher : est directeur du Département d'études françaises du Collège militaire royal du Canada et doyen associé de la Division des études supérieures et de la recherche. Cofondateur du groupe Prospéro sur « Le politique du roman contemporain », il est l’auteur d’un ouvrage sur la rhétorique révolutionnaire et réactionnaire au tournant du XVIIIe siècle : Les révélations humaines.

Jérôme Couillerot : Doctorant en philosophie du droit à Paris II-Assas (Institut Michel Villey).

Laurent de Sutter : FWO Senior Researcher en théorie du droit à la Vrije Universiteit Brussel. Enseignant aux Facultés Universitaires Saint-Louis. Auteur de (Pornostars – Fragments d’une métaphysique du X De l’indifférence à la politique, PUF ; Deleuze – La pratique du droit, il dirige la collection « Travaux Pratiques » aux P. U. F.

Guillaume Gros : Historien (Framespa-Grhi, Toulouse 2) est l’auteur d’une biographie de Philippe Ariès (Presses Universitaires du Septentrion, 2008) et d’un essai sur François Mauriac (Geste éditions, 2011).

Hubert Heckmann : Ancien élève de l’ENS Ulm, il est maître de conférences à l’Université de Rouen

Alain-Jean Léonce : travaille dans le commerce équitable. Il prépare un essai sur Muray.

Isabelle Ligier-Degauque : Maître de conférences en arts du spectacle à l’Université de Nantes, elle a publié Les Tragédies de Voltaire au miroir de leurs parodies dramatiques : d’Œdipe à Tancrède, (Champion, 2007).                                                                         

LES POINTS FORTS

-Toute la vérité sur la « fausse » image de Philippe Muray, devenu auteur mondain malgré lui.

-A la recherche des sources d’inspiration cachées du grand « contemporain ».

-La naissance d’un genre romanesque hybride, tourné vers le monstrueux d’une société fictive. 

mercredi, 07 novembre 2012

Omar Khayyâm

Omar Khayyâm – aperçu sur sa vie et ses principales œuvres

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Hojjat al-Haqq Khâdjeh Imâm Ghiyâth ad-Din Abdoul Fath Omar Ibn Ibrâhim al-Khayyâm Neyshâbouri, plus connu sous son pseudonyme Khayyâm, naquit à Neyshâbour, ville située au nord-est de l’Iran actuel. On ignore la date précise de sa naissance mais la plupart des chercheurs penchent pour 1048. Il est néanmoins certain qu’il vécut de la première moitié du XIe siècle à la première moitié du XIIe siècle. Les historiens sont unanimes pour le savoir contemporain du roi seldjoukide Djalâl ad-Din et de son fils Soltân Sandjar. Savant remarquable de son époque, il choisit le pseudonyme de « Khayyâm » (qui signifie « fabricant de tente ») en référence au métier de son père qu’il n’a probablement pas exercé lui-même, contrairement à Attâr (droguiste) qui pratiquait lui-même le métier dont il porte le nom.

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Omar Khayyâm

Enfant et adolescent, Omar Khayyâm étudia sous la direction des grands maîtres de son époque tels qu’Emâm Mowaffagh Neyshâbouri, considéré comme le meilleur professeur du Khorâssân. La légende, fausse, veut que Abou Hassan Nezâm-ol-Molk, le célèbre vizir, et Hassan Sabbâh aient partagé l’enseignement de ce maître. Et ces trois hommes auraient convenu que celui des trois qui atteindrait le premier la gloire ou la fortune y introduirait également les deux autres.

Khayyâm étudia aussi la philosophie avec Mohammad Mansouri. C’est ce maître qui initia Khayyâm à l’œuvre et à la pensée avicenniennes, qu’il apprécia et continua d’étudier jusqu’à la fin de sa vie.

Il vécut plus tard à Samarkand où il écrivit deux traités. Il y écrivit aussi, avec l’appui d’Abou Tâher Abd al-Rahmân Ahmad, le juge suprême de Samarkand, son livre très important intitulé Risâla fi Barâhin alâ Masâ’il al-Jabr wa al-Moghâbila (Traité des démonstrations de problèmes d’algèbre). Il alla ensuite à Balkh, important centre scientifique de l’époque, pour y approfondir ses connaissances et bénéficier des grandes bibliothèques de cette ville.

A son retour à Neyshâbour, il était déjà reconnu en tant que savant. Le roi Malek Shâh l’invita à ce titre à faire partie de l’équipe chargée de la réforme du calendrier solaire. Il accepta et participa lors de ce projet, à la construction d’un observatoire à Ispahan. Il travailla aussi pendant quelques temps comme astrologue à la cour, sans pour autant croire à l’astrologie. Il travailla plusieurs années sur son ouvrage mathématique Risâla fi sharh iskhâl mâ min Mosâdirât Kitâb Oqlidos (Traité sur quelques difficultés des définitions d’Euclide). Après les morts de Malek Shâh et de son vizir Nezâm-ol-Molk, Khayyâm perdit ses mécènes et l’Etat arrêta de subvenir aux frais de l’observatoire de Khayyâm, qui mourut quelques temps plus tard à Neyshâbour.

Son tombeau se trouve au sud-est de Neyshâbour, près des tombeaux d’Attâr et de Kamâl al-Molk. On ne connaît pas la date exacte de la construction de son premier tombeau, qui fut de nombreuses fois changé au cours des siècles. Son tombeau actuel a été construit en 1962.

Khayyâm, mathématicien et astronome

De son vivant, Khayyâm était surtout connu comme mathématicien, astronome et philosophe. Ses études sur les équations cubiques sont remarquables et représentaient une découverte importante dans le domaine de mathématiques. Il traite ce sujet dans son traité le plus connu Risâla fi Barâhin alâ Masâ’il al-Jabr wa al-Moghâbila (Traité des démonstrations de problèmes d’algèbre). Il fut le premier mathématicien à déclarer qu’il était impossible de tracer des équations cubiques par le seul moyen des mesures et des boussoles et il se servit lui-même des tracés de coniques pour les résoudre. Il découvrit d’ailleurs que les équations cubiques ont plus d’une racine réelle. Il étudia également et commenta les œuvres d’Euclide et écrivit un traité sur quelques-unes de ses définitions.

Auteur d’études sur les nombres, il définit les nombres comme une quantité continue et présenta alors pour la première fois une définition des nombres réels positifs. Il signala aussi que du point de vue mathématiques, on pouvait diviser toute quantité en parties infinies.

Dans son ouvrage intitulé L’Histoire des mathématiques, Carl B. Boyer considère Khayyâm comme l’un des plus grands précurseurs de l’algèbre dans la période qui suit les mathématiques grecques et indiennes. Selon lui, Khayyâm connaissait le triangle connu aujourd’hui sous le nom de Pascal, bien avant celui-ci. Ernest Renan considérait aussi Khayyâm comme un érudit de mathématiques.

Khayyâm composa également Zidj-e Mâlekshâhi (Les tables astronomiques) et participa à la réforme du calendrier persan, à la demande du roi seldjoukide Malek Shâh. Khayyâm introduisit l’année bissextile et mesura la longueur de l’année comme étant de 365,24219858156 jours. L’année djalâli, ainsi réformée, est plus exacte que l’année grégorienne qu’on créa cinq siècles plus tard. ہ la fin du XIXe siècle, on calcula la longueur de l’année comme étant de 365,242196 jours et ce n’est qu’aujourd’hui qu’on tient la longueur de l’an de 365,242190 jours. Le calendrier solaire dont on se sert actuellement en Iran doit donc son exactitude à ce grand savant.

Khayyâm poète

Khayyâm, considéré de son vivant comme savant, est aujourd’hui célèbre pour ses poèmes. Peu de ses contemporains connaissaient ses quatrains et rares sont les historiens de l’époque qui le citent dans les anthologies de poètes. Le premier à le faire fut Emâdeddin Kâteb Esfahâni, dans son anthologie Farid al-Ghasr en 1193, soit presque une cinquantaine d’années après la mort de Khayyâm.

Khayyâm a exprimé ses sentiments et ses idées philosophiques dans de beaux et courts poèmes épigrammatiques appelés Robâiyât ; au singulier robâi, qu’on pourrait traduire en français, faute de terme propre, par le mot « quatrain ». Le robâi est composé de quatre vers, construits sur un rythme unique, le premier, le second et le quatrième rimant ensemble, le troisième étant un vers blanc. Le premier poète iranien connu pour ses robâi est Roudaki, mais ceux de Khayyâm occupent une place à part.

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Le plus ancien exemplaire manuscrit des Robâiyât, actuellement conservé à Oxford, date de 1477. Il comprend cent cinquante-huit quatrains attribués à Khayyâm et rassemblés trois siècles après sa mort. Il existe tant d’exemplaires manuscrits de cette œuvre qu’il est aujourd’hui très difficile de savoir lesquels de ces quatrains sont vraiment de Khayyâm. D’ailleurs, le nombre des robâiyât varie d’un exemplaire à l’autre. Dans les manuscrits les plus anciens, les quatrains attribués à Khayyâm vont de 250 à 300. Mais plus on s’approche de l’époque actuelle, plus le nombre des quatrains attribué à Khayyâm tend à augmenter. La plupart des chercheurs attestent uniquement l’authenticité d’une centaine de ces quatrains. En 1934, Sâdegh Hedâyat prépara une édition comprenant les quatrains 56 et 78 à 143. Quelques années plus tard, les chercheurs littéraires Foroughi et Ghani publièrent une édition corrigée de 178 des quatrains. Parmi les autres recherches faites à ce propos, celle du danois Arthur Christensen est également remarquable. Celui-ci est l’auteur de deux ouvrages à ce propos : Les recherches sur les Ruba’iyat d’Omar Khayyâm, écrites en français et publiées en 1905 à Heydenberg, et Etudes critiques sur les Ruba’iyat d’Omar Khayyâm Khayyâm, en anglais, qui furent publiées à Copenhague en 1927.

Khayyâm au-delà des frontières de l’Iran

Khayyâm est aujourd’hui mondialement connu pour ses Robâiyât, traduits dans la plupart des langues du monde.

En Occident, le premier à l’avoir fait découvrir est l’Anglais Thomas Hide qui, dans son livre L’Histoire de la religion des Perses, des Parthes et des anciens Mèdes, traduisit en latin certains quatrains de Khayyâm et les publia à Oxford.

Au début du XVIIIe siècle, l’ambassadeur britannique à la cour de Fath Ali Shâh Qâdjâr publia une première traduction anglaise de certains quatrains de Khayyâm. En 1818, Joseph von Hammer Purgstall, l’orientaliste autrichien, dans son livre L’Histoire littéraire des Iraniens traduisit des passages de Khayyâm en allemand.

Cependant celui qui ouvrit le chemin de la célébrité de Khayyâm en Europe fut l’un des directeurs de l’école sanscrite de Calcutta qui fit connaître Khayyâm et ses idées à son élève Fitzgerald, à qui les Robâiyât doivent leur célébrité mondiale.

Ce fut la traduction anglaise d’Edward Fitzgerald qui fit connaître au grand public, en 1859, l’œuvre poétique de Khayyâm et qui servit de référence aux traductions dans beaucoup d’autres langues. Cette traduction, d’abord peu connue, obtint quelques années plus tard un grand succès. Cette traduction souleva cependant de nombreuses discussions : ce livre était-il une vraie traduction ou son auteur mystérieux voulait dissimuler sa vraie identité en se présentant comme un simple traducteur ? Les éditions suivantes rendirent les quatrains célèbres dans le monde entier, et les Robâiyât devinrent le livre le plus vendu après la Bible et les pièces de Shakespeare. Entre les années 1895 et 1929, quatre cent dix éditions de ce livre ont paru en anglais et plus de sept cents livres, articles, compositions théâtrales et musicales s’en sont inspirés. Les francophones ont également fait de nombreuses recherches sur Khayyâm et ses œuvres qui seront abordées dans un autre article de ce dossier. Durant la seconde moitié du XIXe et tout au long du XXe siècle, plusieurs traductions des Robâiyât furent publiées dans différentes langues. Il faut signaler que ce n’était pas seulement cet ouvrage qui attirait l’attention des étrangers, mais également le travail et les traités scientifiques de Khayyâm. Les œuvres de Khayyâm, en particulier ses Robâiyât, inspirèrent de nombreux écrivains, poètes et artistes dont Marguerite Yourcenar, Amin Maalouf, Granville Bantock, Jean Cras, Ernest Renan ou Jose Louis Lopez.

« Les » lectures de Khayyâm en France

Les célèbres Robâiyât de Khayyâm ont fait l’objet d’un très grand nombre de traductions en différentes langues occidentales. Si la première et la plus fameuse fut la traduction anglaise de Fitzgerald, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, plusieurs traductions françaises des Quatrains ne tardèrent pas à être publiées. Les fameux poèmes suscitèrent de nombreux débats concernant la personnalité de leur auteur : Khayyâm était-il un hédoniste ou même un ivrogne aux penchants nihilistes avide de profiter des jouissances de l’instant présent ? Ou était-il plutôt un grand mystique ayant exprimé les mystères de l’existence au travers d’un langage très chargé symboliquement, mais n’en révélant pas moins une intense profondeur spirituelle ? Entre ces deux visions du personnage, des dizaines d’autres « Khayyâm » ont été évoqués et parfois argumentés au cours d’âpres échanges par articles interposés. Si l’ensemble de ces controverses ne nous apporte peut être pas beaucoup d’éclairage sur qui fut réellement Khayyâm, elle a néanmoins l’intérêt de nous révéler certains aspects de la mentalité et de la vision du monde de plusieurs grands écrivains du XIXe et du XXe siècles.

Le début d’une controverse

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Théophile Gautier

La première traduction anglaise des Robâiyât de Khayyâm, réalisée en 1859 par Fitzgerald, passa au départ presque inaperçue. Ce dernier y présentait Khayyâm comme un penseur et philosophe profond, mais n’en étant pas moins habité par de profondes souffrances métaphysiques qu’il ne pouvait consoler qu’en se réfugiant dans des plaisirs terrestres comme les femmes ou le vin. Selon Fitzgeral, loin d’être métaphorique, le langage de Khayyâm décrit donc ses souffrances et ses quelques refuges dans ce monde. Une première traduction française réalisée par Nicolas – de bien moins bonne qualité que celle de Fitzgerald – fut publiée quelques années après en 1867. Nicolas avait été consul plusieurs années dans la ville iranienne de Rasht et y avait appris le persan. Il avait également fréquenté plusieurs dervishes qui l’avaient orienté vers une interprétation gnostique des quatrains : loin de faire référence au vulgaire jus de raisin, le vin ou les femmes évoqués par Khayyâm ne pouvaient être compris que dans le cadre d’un riche symbolisme exprimant la quête mystique d’un Khayyâm en constante recherche d’élévation et de spiritualité. Va ici commencer une controverse entre les deux traducteurs et qui oppose une lecture littéralise et « terrestre » des quatrains à une lecture plus symbolique et spirituelle. Fitzgerald ne tarde donc pas à répondre à Nicolas que son interprétation du personnage est fausse : le vin ne fait aucunement référence à la divinité, et le pauvre Monsieur Nicolas n’est que la victime de « l’endoctrinement des soufis » qu’il a fréquentés en Iran. [1] De nombreux intellectuels suivirent avec passion le débat, dont la presse se fit également l’écho. La controverse favorisa néanmoins une première réédition de la traduction de Fitzgerald et aida grandement à sa diffusion. La controverse entre Fitzgerald et Nicolas fut à l’origine de l’émergence de deux visions totalement différentes de Khayyâm en Angleterre et en France : Khayyâm demeura un hédoniste fataliste chez les Anglais, tandis que la conception d’un Khayyâm aux aspirations mystiques ou du moins plus ambigües s’enracina dans l’Hexagone.

La projection de désirs et espérances multiples

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Ernest Renan

Après la controverse entre Fitzgerald et Nicolas, Renan fut l’un des premiers à reprendre la plume sur le sujet : prenant davantage position pour la lecture littéraliste de Fitzgerald, il défendit la vision d’un Khayyâm dépravé et dissimulateur : « Mystique en apparence, débauché en réalité, hypocrite consommé, il mêlait le blasphème à l’hymne, le rire à l’incrédulité. » [2] Renan étudia également la personnalité de Khayyâm à travers la notion de « race » très en vogue à l’époque, pour faire de ce dernier l’archétype d’une endurance et d’un art de la dissimulation (taqiyya) qu’il qualifia de propre aux Aryens. Selon lui, c’est cette disposition qui a permis au cours de l’histoire aux Iraniens de conserver leur riche culture face à de nombreux envahisseurs. L’hypocrisie n’est donc pas ici blâmable, elle est au contraire le reflet d’une intelligence et d’une force de caractère.

Force est de constater que la plupart du temps, Khayyâm semble être un personnage où chacun projette ses propres espérances et craintes, et où se reflète les a priori ou les besoins de chaque auteur. Ainsi, Fitzgerald était lui-même un poète semble-t-il quelque peu désabusé et n’ayant pas réussi à trouver un sens réel à son existence. Il fait donc de Khayyâm son compagnon imaginaire, qui l’aide à sortir de son impasse en lui suggérant de jouir de l’instant présent et non de se noyer dans des tourments métaphysiques. La tendance mystique de Nicolas projetait au contraire sur le poète toutes ses aspirations à trouver un sens au monde au-delà du silence de la matière.

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Judith Gautier, env. 1880

Théophile Gautier s’est également intéressé à plusieurs auteurs persans dont Khayyâm, qu’il découvrit de façon fortuite non pas chez un libraire, mais lors d’une promenade en canot sur la Seine en compagnie de sa fille Judith : ils y firent alors la rencontre d’un prénommé Mohsen Khân, en train de déclamer à voix haute un quatrain de Khayyâm, et qui s’avèrera être un diplomate iranien en mission à Paris à l’époque. Des liens d’amitiés se tissèrent entre le diplomate et Judith, qui permirent à cette dernière d’apprendre de nombreux quatrains qu’elle récitait ensuite à son père. [3] Mohsen Khân proposa ensuite à Judith de se marier avec lui et de le suivre en Perse, ce dont son père la dissuada. Cette rencontre permit ainsi à Théophile Gautier d’avoir un contact « vivant » avec les quatrains de Khayyâm, qui l’amena également à se poser la question de la personnalité de leur auteur : un libertin, tel que semble l’entendre Mohsen Khân, ou un mystique, comme l’affirme Nicolas ? Dans un article publié dans le Moniteur Universel, Gautier va livrer sa propre vision du personnage : ni mystique ni débauché, Gautier fait de lui une sorte de poète qui appréciait fort le vin de Neyshâbour sans être non plus insensible aux plaisirs immatériels. Loin d’être contradictoire, le vin joue au contraire le rôle de « pont » entre ces deux aspirations, l’ivresse matérielle permettant soi d’atteindre une certaine extase mystique, soi d’oublier le tourment des angoisses de ce monde. Gautier adopte donc une position médiane : « Khayyâm cherchait dans le vin cette ivresse extatique qui sépare les choses de la terre et enlève l’âme au sentiment de la réalité… Certes, de toutes les manières d’anéantir le corps pour exalter l’esprit, le vin est encore la plus douce, la plus naturelle, et, pour ainsi dire, la plus raisonnable. » [4] Plus loin, Gautier penche néanmoins davantage pour un Khayyâm fataliste, qui cherche à noyer sa détresse nihiliste dans la douceur du vin : « Quel profond sentiment du néant des hommes et des choses, et comme Horace, avec son carpe diem de bourgeois antique et son épicurisme goguenard est loin de cette annihilation mystique qui recherche dans l’ivresse l’oubli de tout et l’anéantissement de sa personnalité ! Kèyam ne s’exagère pas son importance, et jamais le peu qu’est l’homme dans l’infini de l’espace et du temps n’a été exprimé d’une façon plus vivre. » [5] Lorsqu’il rencontra Khayyâm, Gautier avait cependant rédigé la majorité de ses grandes œuvres ; l’influence de l’auteur des Robâiyât est donc peu présente dans ses écrits. Cette figure de poète aux élans tantôt mystiques tantôt nostalgiques fut reprise par certaines figures littéraires françaises. Ce fut notamment le cas du dramaturge Maurice Bouchor, qui publia en 1892 une pièce intitulée Le songe de Khéyam et y repris dans ses grandes lignes l’interprétation de Gautier. Quelques années plus tard, Jean Lahor écrivit un ouvrage mettant en scène Khayyâm intitulé Illusion : le poète iranien se fait l’écho des pensées de l’auteur concernant l’omniprésence de la mort et son inquiétude face à la fragilité de l’existence. Il évoque également la problématique de l’existence du mal : selon lui, les Aryens ont cherché la réponse à cette question dans plusieurs écoles de pensées : d’abord le panthéisme, puis le pessimisme et le nihilisme. Ils glissèrent vers le stoïcisme et fondèrent finalement l’humanisme, que Lahor décrit comme étant la religion par excellence. Dans cette esquisse de l’évolution de la pensée perse, il situe Khayyâm dans la fin de la première partie, comme recherchant un remède ultime aux souffrances du monde dans la jouissance et l’ivresse de chaque instant, pour échapper à l’idée et à la fatalité de la mort. Dans son ouvrage parsemé de vers, il reprend des images clés de l’œuvre de Khayyâm en évoquant constamment de beaux corps devenus terre, et de dialogues entre les morts et les vivants qui seront bientôt appelés à les rejoindre :

Cette poussière, cette ordure
Ces os épars étaient jadis
La forme lumineuse et pure
D’une femme aux blancheurs de lys,
Jetant des rayons de tendresse […]
Ce que vous êtes, nous l’étions ;
Vous serez ce que nous sommes.
Voici les sages près des fous ;
Plus de brunes ici, ni de blondes.
Vous qui passez, regardez-nous,
C’est le dénouement de ce monde. [6]

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Jean Lahor

Khayyâm fut également l’objet d’attention d’André Gide, qui avait lu avec attention la traduction de Fitzgerald. Certains passages de son ouvrage Les nourritures terrestres ne sont ainsi pas sans rappeler certains thèmes des fameux quatrains. Comme les autres, Gide construisit « son » Khayyâm, dans lequel ses idées pouvaient trouver l’écho qu’il recherchait. Au début du XXe siècle, Khayyâm était connu par la majorité des écrivains et intellectuels français. En Angleterre, la traduction de Fitzgerald avait alors conquis de nombreux foyers. Dès la fin du XIXe siècle, tout un ensemble de clubs réservés aux admirateurs de Khayyâm furent fondés dans plusieurs pays d’Europe : il s’agissait pour certains de simples groupes de lecture et de partage d’une passion commune, tandis que pour d’autres, il s’agissait d’appliquer dans sa vie quotidienne la pensée – ou plutôt ce que l’on en comprenait – d’Omar Khayyâm. L’un des premiers du genre fut fondé en 1892 en Angleterre : il mêlait l’hédonisme à la vénération de Khayyâm et de Fitzgerald, mort près d’une décennie plus tôt. Sa traduction étant parue en 1859, il fut décidé que le nombre des membres du club n’excèderait pas 59 personnes. En 1900, un club du même genre fut fondé aux Etats-Unis. Il semble cependant que la France ne connût pas un tel phénomène : Khayyâm continuait de captiver plutôt l’attention d’écrivains et d’artistes isolés. Parallèlement à ces influences littéraires, de nouvelles traductions et recherches dont certaines étaient basées sur des sources persanes furent engagées. L’un de ces nouveaux traducteurs de Khayyâm fut Charles Grolleau, qui publia une nouvelle traduction des quatrains en 1902. Il fut bientôt suivi de Fernand Henry, qui proposa à son tour sa traduction des poèmes de Khayyâm.

La question de l’authenticité des quatrains

Parallèlement à ces nouvelles traductions, une controverse concernant l’originalité de la pensée de Khayyâm éclata aux Etats-Unis à la même époque : tout commença lorsqu’un membre du club des omaristes américains prénommé Amin al-Rayhâni traduisit le recueil d’un poète syrien aveugle appelée Abou al-Alâ al-Ma’arri ayant vécu près d’un siècle avant Khayyâm, et dont les idées ressemblaient à s’y méprendre à celles exprimées dans les Robâiyât. De nombreuses discussions furent alors engagées sur l’authenticité de la pensée de Khayyâm : Al-Ma’arri avait-il influencé ce dernier ? Au même moment, une autre controverse concernant l’authenticité de la majorité des quatrains de Khayyâm fut lancée par des chercheurs comme l’iranologue Arthur Christensen, qui affirma que seulement une douzaine de quatrains pouvaient être attribués avec certitude à Khayyâm. Face à ce double affront, un ouvrage de Georges Salmon intitulé Un précurseur d’Omar Khayyam ou le poète aveugle dans lequel il compare les œuvres des deux poètes et en conclut que tout séparait en réalité ces deux auteurs : le contenu de leur œuvre, la distance géographique, et les dates. Toute influence était donc impossible.

La « projection » des inquiétudes sociales ou personnelles de différents écrivains français n’en continua pas moins par la suite : ainsi, en 1905, le poète et essayiste anarchiste Laurent Tailhade publia Omar Khayyam ou les poisons de l’intelligence où il louait les idées libertaires de Khayyâm tout en lui reprochant d’avoir abusé de ce qu’il appelait les « poisons de l’intelligence », c’est-à-dire le vin et tout ce qui altère la raison de l’individu – choses dont l’auteur avait semble-t-il lui-même abusé dans sa jeunesse. Le monologue permet donc de passer à une sorte de dialogue fictif mettant en scène Khayyâm comme le reflet de ses propres erreurs.

Durant la première décennie du XXe siècle, d’autres poètes tels que Jean-Marc Bernard ou Georges Salmon s’inspirèrent également de Khayyâm dans leurs œuvres.

Après la Première Guerre mondiale, le mouvement conjoint de traductions et d’influences se poursuivit. En 1920, Claude Anet, journaliste qui avait passé plusieurs années en Iran, publia une traduction des Robâiyât et fut suivi par une nouvelle traduction de Franz Toussaint agrémentée de nombreuses gravures. Pour la première fois, ce travail était le fruit d’une collaboration d’un Français avec un Iranien, Ali Nowrouz. Cet ouvrage illustré connut un grand succès et contribua à une diffusion encore plus importante de l’œuvre de Khayyâm.

Durant cette période, la question de l’authenticité des quatrains fut de nouveau discutée et reprise par le même Arthur Christensen, qui revit ses critères et affirma que près de 125 quatrains pouvaient être attribués avec certitude à Omar Khayyâm. La controverse resta cependant ouverte jusqu’à la découverte d’un manuscrit datant de 1259 par Arthur Arberry en Angleterre qui contenait 172 quatrains, qui n’étaient selon l’auteur du manuscrit qu’une « sélection ». D’autres découvertes de manuscrits à Téhéran et aux Etats-Unis suivirent et permirent d’invalider les thèses selon lesquelles les quatrains originaux de Khayyâm ne se limiteraient qu’à une dizaine.

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Arthur Christensen

L’influence sur les écrivains resta constante, notamment chez des écrivains comme Marguerite Yourcenar. En 1943, l’écrivain Alexandre Arnoux publia une œuvre où l’influence de Khayyâm est omniprésente intitulée CVII quatrains. Cette œuvre était parsemée de vers où étaient abordés les grands thèmes khayyâmiens de la mort, de la place de l’homme dans l’univers, et de la fragilité de l’existence. Il faisait ainsi de Khayyâm une sorte de philosophe naturaliste, loin du mystique présenté un siècle plus tôt pas Nicolas. Quelques années après, le poète belge Jean Kobs publia les Roses de la nuit, dont les poèmes reprenaient également les mêmes grandes thématiques des quatrains, et faisaient dialoguer morts et vivants. D’autres traductions furent réalisées, dont celles de Maurice Chapelain en 1969, qui reste considérée comme l’une des plus belles. Suivirent ensuite les traductions plus récentes, telles que celles de Gilbert Lazard ou encore de Vincent-Mansour Monteil.

Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les Robâiyât de Khayyâm ont donc fait l’objet de l’attention de nombreux auteurs, poètes et dramaturges français. Si certains se sont juste contentés de les traduire, de nombreux auteurs se sont emparés du style et de certains motifs des quatrains pour y refléter leur propre pensée, engager un dialogue avec eux-mêmes et leur conception du monde, ou encore exprimer leurs inquiétudes existentielles et dénoncer certains maux de leur temps.

Notes

[1] Fitzgerald, Edward, Works, p. 13. Op cit : Hadidi, Javâd, De Sa’di à Aragon, l’accueil fait en France à la littérature persane (1600-1982), Al-Hodâ, Téhéran, 1999.

[2Journal Asiatique, juillet-août 1868, pp. 56-57. Op cit : Hadidi, Javâd, De Sa’di à Aragon, l’accueil fait en France à la littérature persane (1600-1982), Al-Hodâ, Téhéran, 1999.

[3] Judith Gautier évoque cette rencontre dans son ouvrage intitulé Le second rang du collier.

[4] Gautier, Théophile, L’Orient, II, 82. Op cit : Hadidi, Javâd, De Sa’di à Aragon, l’accueil fait en France à la littérature persane (1600-1982), Al-Hodâ, Téhéran, 1999.

[5] Ibid.

[6] Lahor, Jean, Illusion, p. 27. Op cit : Hadidi, Javâd, De Sa’di à Aragon, l’accueil fait en France à la littérature persane (1600-1982), Al-Hodâ, Téhéran, 1999.


Quelques œuvres de Khayyâm
- Zidj-e Mâlekshâhi (Les tables astronomiques)
- Resâleh dar sehat-e toroq-e hendesi barâye estekhrâj djazr va ka’b (Méthode pour l’extraction des racines carrées et cubiques)
- Risâla fi Barâhin alâ Masâ’il al-Jabr wa al-Moghâbila (Traité des démonstrations de problèmes d’algèbre)Risâla fi sharh iskhâl mâ min Mosâdirât Kitâb Oqlidos (Traité sur quelques difficultés des définitions d’Euclide)Robâiyât
- Poèmes arabes
- La traduction persane du sermon d’Avicenne sur le monothéisme


 

Bibliographie :
- Mostafâ Badkoubeyi Hezâveyi, Nâbegheh-ye Neyshâbour (Le génie de Neyshâbour), éd. Farâyen, 1995.
- Djavâd Barkhordâr, “Khayyâm-e Dâneshmand” (Khayyâm le savant), in revue Dâneshmand, n° 588, 2010.
- Djahânguir Hedâyat, Khayyâm-e Sâdegh (Le Khayyâm de Sâdegh)(Ensemble des œuvres de Sâdegh Hedâyat sur Khayyâm), Téhéran, éd. Tcheshmeh, 2005.
- Seyyed Akbar Mir Ja’fari, “Hakim Omar Khayyâm”, in revue Moa’llem, n°16, mai 2007
- Abolfazl Mohâdjer, « Pir-e Pegâh khiz » (Le Maître matinal), in Hamshahri, le 18 mai 2005.
- Ruba’iyat, trilingue (anglais, français, persan), avec l’introduction de Saïd Nafissi, Téhéran, éd. Namak, 2004.
- http://www.khayyam.info/persian/khayyam_persian09.htm

- Hadidi, Javâd, De Sa’di à Aragon, l’accueil fait en France à la littérature persane (1600-1982), Al-Hodâ, Téhéran, 1999.
- Fitzgerald, Edward, Rubaiyat of Omar Khayyam, edited by Daniel Karlin, Oxford University Press, 2009.

la Revue de Téhéran

samedi, 27 octobre 2012

Céline ? C'est Ça !... de Serge KANONY

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Vient de paraître :

Céline ? C'est Ça !... de Serge KANONY

Et si on lisait Céline autrement ? Et si Céline renouait avec les grands mythes fondateurs de notre culture ? Et si la clé de cette œuvre, géniale et scandaleuse, se laissait entrevoir dans le monosyllabe par lequel s'ouvre son premier roman Voyage au bout de la nuit : « Ça a débuté comme ça. » ?

Le « Ça » célinien, c'est d'abord le Chaos originel, la Nuit primordiale des antiques cosmogonies, d'où surgissent tant l'œuvre que l'auteur ; c'est aussi deux guerres mondiales pleines de bruit et de fureur, où se déchaîne la folie meurtrière des hommes ; c'est encore une langue de rupture, chaotique, charriant le meilleur, mais aussi le pire : celui des éructations antisémites ; c'est enfin le « Ça » intérieur, la part maudite dont chacun est porteur.

Serge Kanony ouvre une porte que d'autres n'avaient fait qu'entrouvrir, derrière laquelle on entendait de drôles de cris. Serge Kanony ouvre la boîte de Pandore d'où s'échappent des ombres redoutables.

 
Agrégé de lettres classiques, Serge Kanony est aussi l'auteur d'un essai : D'un Céline et d'autres (L'harmattan, 2010).

Serge KANONY, Céline ? C'est Ça !..., Le Petit Célinien Éditions, 2012.
 Préface d'Éric Mazet.

216 pages, format 14x21. Tirage limité sur papier bouffant. ISBN 978-2-7466-5216-3.
Illustration de couverture : Loïc Zimmermann.
 
 
 
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Les Entretiens du Petit Célinien (IX) : Serge KANONY

 
Agrégé de lettres classiques, Serge Kanony a enseigné le français, le latin et le grec à des élèves de Première et de Terminale. Il est l’auteur d'un second essai : Céline ? C’est ça !... (Le Petit Célinien Editions, 2012)
 
Dans quelles circonstances êtes-vous arrivé à Céline ? 

A mon arrivée à Toulouse, inscrit à la fac des lettres, un copain a joué le rôle du passeur : il m’a parlé de Céline dont j’ignorais jusqu’au nom, et m’a dirigé vers une petite librairie à deux pas de la basilique Saint-Sernin : La Bible d’or. Le libraire, un petit homme tout en rondeurs, au visage lisse et avenant, officiait dans un minuscule espace devant un auditoire restreint qui se renouvelait au gré des heures : des étudiants, un journaliste et critique de cinéma, auteur avec le directeur de la cinémathèque d’un Panorama du film noir. Tant et si bien que ma découverte de Céline est allée de pair avec celle des Walsh, Lang, Mankiewicz
Découvrir Céline dont on ne m’avait dit mot au lycée c’était me revancher des Sartre, Camus et autres auteurs dont je m’étais nourri. De l’après-guerre aux années soixante, l’existentialisme avec son icône Jean-Paul Sartre était dans l’air du temps. Pour se faire une idée de cette Sartrolatrie, il suffit de lire ce que nous en dit Gabriel Matznef dans Le taureau de Phalaris : « En classe de philo, j’avais un condisciple qui nourrissait une fervente admiration pour Jean-Paul Sartre… il suivait Sartre dans la rue… il collectionnait ses mégots. »
Dans cette librairie, donc, que des auteurs non conformistes et en réaction contre l’idéologie dominante : les Hussards avec Blondin, Nimier, le copain de Céline, etc. C’est là que j’ai acheté la plupart des romans de Céline, les Cahiers de l’Herne, etc.
Pour moi, comme pour beaucoup, la porte d’entrée qui a ouvert sur Céline ce fut Voyage au bout de la nuit. D’un seul coup, brutalement, sans même respecter les paliers de décompression, je me hissais de la nausée sartrienne à la nausée célinienne. De Roquentin à Bardamu. Le premier dégueule dans l’abstrait, ontologiquement, dans le Jardin public de Bouville ; le second, physiquement, dans la boue des Flandres.
Après la licence, pour présenter l’agrégation, il fallait avoir rédigé un Diplôme d’Etudes Supérieures ; sans hésiter, je choisis de composer un mémoire sur Céline, disposant ainsi d’une année pour pousser plus avant ma découverte de l’univers célinien. C’était en 1965 et les travaux critiques consacrés à cet auteur étaient peu nombreux : trois Belges : Marc Hanrez, Pol Vandromme et Robert Poulet, une Française : Nicole Debrie.
L’importance de ce mémoire n’était pas dans son contenu, mais dans le fait qu’il constituait une sorte de certificat de baptême, un devoir de fidélité.
 
Qu'aimez-vous dans l'oeuvre célinienne ?
 
Il est bien plus facile de donner les raisons pour lesquelles on n’aime pas un auteur, un livre ou une personne que de dire celles pour lesquelles on les aime. Le coeur a ses raisons… Pourquoi Montaigne aimait-il La Boétie ? Parce que c’était lui ! Pourquoi j’aime Céline ? Parce que c’est Céline, parce qu’il touche en moi à des zones que les autres auteurs n’atteignent pas, n’atteindront jamais ; au plus profond de ma viande. Céline ? Il est intradermique, les autres, épidermiques ! Je crois qu’il y a là une part de mystère, ne pas trop gratter !
Voyage au bout de la nuit, je l’ai téléchargé, mis dans le disque dur de ma mémoire, sécurisé… Mon de poche, celui de mes vingt ans, tout écorné, surligné, avec plein de notes, je l’ai toujours à portée. Si je veux vérifier une phrase, d’instinct, j’y vais tout de suite. Sur l’échelle Richter de mes préférences, il fait force 9 ! Mort à crédit ? Force 8. La trilogie allemande ? Force 7.
Qu’est-ce que j’aime dans l’oeuvre célinienne ? Sa démesure, son hybris, son Verbe, sa puissance d’évocation, sa poésie, son délire, son côté dionysiaque…
Céline ? Grandes orgues et petite musique de nuit.
Bien sûr, Mort à crédit est presque tout aussi présent en moi que le Voyage. Selon moi, ils sont complémentaires. Dans le Voyage est énoncée la vision célinienne du monde à travers la poésie de la Nuit, émaillée d’aphorismes ; on « s’instruit ». Qui a lu le Voyage on ne la lui fera pas sur l’homme ; on y fait son éducation, on est Candide qui voyage de l’Europe à l’Amérique en passant par l’Afrique et qui revient « plein d’usage et raison », etc.
Mais dans le Voyage la bonde n’est pas lâchée, les flots sont encore contenus dans les digues du langage. Dans Mort à crédit, les digues pètent, celles de la phrase, le torrent verbal emporte tout… La moindre altercation entre Ferdinand et son père se change en une gigantomachie.
Ce que j’aime dans le Voyage ? Cette hésitation entre les résidus du style écrit et la langue parlée, l’argotique, leur télescopage ; sa dimension mythique (la Nuit, la Mort…), sa poésie surtout, même celle des phrases filées que l’auteur à reniées. Il n’est pas interdit d’aimer Céline contre lui-même !
Deux exemples :
D’abord la poésie à l’ancienne : « Les vivants qu’on égare dans les cryptes du temps/dorment si bien avec les morts/qu’une même ombre les confond déjà. » Un alexandrin, un octosyllabe, un décasyllabe.
A la moderne : « Il avait comme un tisonnier en bas de l’oesophage qui lui calcinait les tripes… Bientôt, il serait plus que des trous… Les étoiles passeraient à travers avec les renvois. » Poésie cosmique.
Ou encore : « … comme si son âme lui serait sortie du derrière, des yeux, du ventre, de la poitrine, qu’elle m’en aurait foutu partout, qu’elle en illuminait la gare… » Poésie mystique.
La trilogie allemande, aussi, à ne pas oublier (D’un château l’autre, Nord, Rigodon) avec un Berlin éventré, ses champs de ruines, ses hôtels dont les couloirs vous basculent dans le vide, les bombardements, etc. Seul, peut-être, un film de Douglas Sirk (je pense au soldat Graeber cherchant sa maison natale parmi les entassements de gravats dans A time to love and a time to die) se hisse à la hauteur des évocations céliniennes. Ce que j’aime enfin : le dernier Céline, celui des interviewes (1957-1961), le Céline moraliste qui décrypte notre époque, commente l’actualité d’une manière souvent prophétique.
 
 
Votre premier livre, D'un Céline et d'autres (L'Harmattan, 2010), démontrait combien la littérature française des cinq derniers siècles est restée d'une étonnante modernité.
 
Un « classique » est toujours « moderne », mais il n’est pas certain que le moderne d’aujourd’hui sera le classique de demain !
Le titre m’a posé des problèmes. J’ai renoncé à l’ordre chronologique car, partir de Montaigne en passant par Pascal, Racine, aurait découragé bien des lecteurs. Pourtant Montaigne avec son essai Des coches est d’une brûlante actualité : les Espagnols avec Pizarro débarquant chez les Amérindiens, ce sont les Ricains débarquant en Irak : mêmes pillages, mêmes tortures.
On entend souvent dire à propos d’une oeuvre, d’un artiste : il est dépassé. C’est confondre le domaine esthétique avec le Grand Prix de Monaco ou les Vingt-Quatre Heures du Mans ! Un romancier, un poète ne sont jamais dépassés, ils sont parfois oubliés ; s’ils sont oubliés, c’est parce que ne se trouve pas dans leurs écrits quelque chose qui les rattache à nous, à l’universel.
Quoi de plus moderne que Les Fleurs du mal ? Baudelaire y invente la poésie urbaine, celle des cheminées qui crachent leurs fumées, des fêtards sortant de boîte au petit matin, et la chanson de Jacques Dutronc Paris s’éveille n’est rien d’autre que la mise en musique du poème Le crépuscule du matin.
C’est tout cela que j’essaye de montrer dans ce premier essai littéraire : la modernité des écrivains passés. 
 
Votre nouvel ouvrage, Céline ? C'est Ça !... (Le Petit Célinien Éditions, 2012), est un essai littéraire dont le sous-titre est : Petites variations sur un gros mot. Faut-il entrevoir la clef de l'oeuvre célinienne dans le monosyllabe par lequel s'ouvre Voyage au bout de la nuit : « Ça a débuté comme ça. » ?
 
Cet incipit m’a toujours fasciné. Sa banalité voulue me semblait cacher quelque chose. Confirmation m’en a été donnée par la lecture d’un court article de Raymond Jean intitulé : Ouvertures, phrases seuils, paru en 1971, où à propos du premier Ça, il évoquait la matière à « l’état de chaos… le ça des psychanalystes et de Groddeck… »
A partir de là, l’illumination : je me suis souvenu du poète grec Hésiode et de sa Théogonie : « Donc, avant tout fut CHAOS… » Mais, bon Dieu, le voilà le Chaos célinien : C’est le Ça ! Et cette Nuit née du Chaos, c’est Céline, cet enfant de la nuit qui enfante, à son tour, Voyage au bout de la nuit. Et les trois monstres : Cottos, Briarée, Gyès que leur père « cachait tous dans le sein de la Terre », ce sont les trois monstres céliniens : les pamphlets que les libraires cachent au sein des arrière-boutiques !
Le Ça célinien c’est le Big Bang initial qui crache « une masse informe et confuse… un entassement d’éléments mal unis et discordants » (Ovide), un bordel cosmique dont Céline se porte témoin, chroniqueur…
Le titre, comme le sous-titre « Petites variations sur un gros mot » ne prennent sens qu’après la lecture de l’essai. Le gros mot ne renvoie pas ici à une injure ou à une grossièreté, sens qui est le sien dans le langage courant.
Je prends l’expression gros mot dans l’acception que lui donne Paul Valéry. Celui-ci ironise sur les philosophes qui s’échinent à rendre compte de certaines réalités qui nous dépassent, et dont le sens ne se laisse pas épuiser, dont on ne peut jamais faire le tour, et qui se prêtent ainsi à toutes les définitions. Comme exemples de gros mots il proposait Dieu, Ame, Nature, Liberté, etc. A leur image le Ça n’est pas seulement le démonstratif que nous connaissons tous, il est avant tout un gros mot, parce qu’il est synonyme du Chaos.
Il s’agit, je le répète, de variations, ce qui me laisse la liberté de jouer avec ce mot qui, sous ma plume, tantôt renvoie au Chaos, tantôt redevient un simple démonstratif.
Quand il est le démonstratif, je le fais entrer dans une opposition avec Cela, ce qui me permet un petit développement sur l’intrusion de la langue parlée dans la langue écrite. Je reprends la remarque faite par Henri Godard dans Poétique de Céline : « Céline a choisi de dire “Ça a débuté comme ça.” et non : “Cela a commencé de la manière suivante” ».
Dans un autre chapitre le Ça devient synonyme du Ça freudien, et je me jette avec délice dans un développement scatologique.
On le voit donc bien : cet essai d’une centaine de pages [216 pages], est tout le contraire d’une thèse épaisse, sérieuse et ordonnancée ; il va de Ça, de Cela…
 
Pouvons-nous par ailleurs lire cette oeuvre comme étant l'expression d'une pensée mythique, transposée par l'auteur pour les besoins de son art ?
 
Que l’oeuvre de Céline plonge ses racines dans les plus anciens mythes de la tradition occidentale, qui le contesterait aujourd’hui ? Le mythe est partout chez Céline : dans ses romans et dans sa personne même. Aujourd’hui Céline est un mythe.
Lorsque Voyage au bout de la nuit parut en 1932, les contemporains, étonnés (frappés par la foudre) par la nouveauté de son écriture prirent cet auteur pour un réaliste qui ne se plaisait que dans l’évocation de l’ordure, et laissèrent souvent échapper la dimension mythique du roman.
Le Voyage nous renvoie à l’Odyssée, à Ulysse, tout cela transposé dans le monde contemporain : une Odyssée en négatif, en dégradé. A Bardamu-Ulysse Molly-Calypso ne promet pas l’éternelle jeunesse et l’immortalité, mais le gite, le couvert et la rêverie à volonté !
Dans le même roman, Bardamu devenu Énée descend aux Enfers, ceux de l’hôtel Laugh Calvin.
Le Ça qui ouvre le premier roman se présente, on l’a vu, comme l’équivalent du Chaos hésiodique, et dans Voyage les personnages plus présents que Bardamu, Robinson ou Molly, ce sont la Mort, la Nuit, le Néant.
Toujours dans la mythologie grecque les Dieux prenaient en charge ce Chaos, pour l’ordonner, l’agencer et en faire un ordre, une parure c'est-à-dire un Cosmos ; pour l’accomplissement de cette tâche, les Dieux étaient qualifiés de Démiurges : ordonnateurs du Chaos. Céline, c’est l’anti-démiurge ; ce foutoir cosmique, il se contente de le regarder et, pour nous le montrer, son écriture se modèle sur lui : une écriture éclatée. Chez lui, la parure se situe dans la beauté convulsive de son écriture : un « Cosmon Acosmon », c'est-à-dire un ordre désordonné, une parure déparée.
Parfois la mythologie fait intrusion directement dans le récit : la barque de Caron dans D’un château l’autre. Et quand il jure, Céline substitue même au Nom de Dieu classique un « nom de Styx » mythique (Féerie pour une autre fois)
 
Pour qui écrivait Céline ? Dans quel but ?
 
Peut-on répondre à une telle question, je m’en réfèrerai tout simplement… à Céline lui-même. Interrogé en 1957 par Madeleine Chapsal, journaliste à L’Express, qui lui demande «Pour qui écrivez-vous ? », il répond : « Je n’écris pas pour quelqu’un. C’est la dernière des choses, s’abaisser à ça ! On écrit pour la chose elle-même. »
Je suis d’accord avec lui : on écrit pour écrire. Pourquoi la danseuse danse-t-elle ? Pour danser, comme nous le dit Paul des cimetières Valéry. C’est ce qui différencie la marche de la danse. On marche pour aller quelque part ; la marche est utilitaire ; la danse est gratuite.
Pour quelles raisons ? Montaigne prétendait qu’il n’avait écrit Les Essais que pour ses amis, parents et alliés ! Evidemment il mentait ou bien il avait une sacrée famille : tous ses frères humains. Difficile, alors, pour ceux qui revendiquent une telle filiation de faire une cousinade !
Quant aux raisons qu’avance Céline (payer le terme), celui qui les croirait ferait la preuve qu’il est naïf, qu’il n’a rien compris.
Dans un entretien, Céline a déclaré un jour écrire « pour rendre les autres [écrivains] illisibles ». De ce côté là il n’a pas mal réussi ; il y a désormais un avant et un après Céline.
Je retournerais volontiers la question : « pour qui Céline écrivait-il » en « contre qui Céline écrivait-il ». Il écrit contre la guerre, les petits colons, les gadoues banlieusardes, contre la Mort, le cancer du rectum, contre lui-même (liste non exhaustive).
Chez Céline, écrire est un cri, celui d’Edvard Munch.
 
Avez-vous enseigné Céline dans vos classes ?
 
J’ai toujours enseigné en lycée en classe de Première et de Terminale. A cette époque il n’y avait pas un programme national, et chaque professeur avait la liberté d’expliquer les auteurs et les oeuvres qu’il souhaitait. L’enseignement des lettres était facultatif pour les terminales scientifiques et portait sur des auteurs du XXè siècle. Je choisissais donc les auteurs qui avaient ma préférence : Proust, Valéry, Bernanos, Céline. C’est ainsi que je commentais le Voyage. Par la suite, j’ai fait la même chose avec mes classes de Première. Mais dans les années 90 les programmes ont été nationalisés, et tous les élèves de toutes les classes de 1ère et Terminales Littéraires ont étudié les mêmes auteurs : Aragon, Aimé Césaire, Primo Lévi, etc. Je suppose que cela aujourd’hui a changé.
 
L'intérêt que vous portez à cet auteur vous a-t-il valu quelques désagréments d'ordre professionnel ?
 
En province, tout au moins à mon époque (1970/80), expliquer Céline n’était pas courant ; la place qui lui était allouée dans les manuels était réduite : dans le XXè Lagarde et Michard (éd 1962), 1,5 page contre 8 à Giono, 39 à Proust. Dans l’édition de 1988, de 1,5 il passe à 8 pages. Aujourd’hui le lycée où j’ai enseigné a choisi comme manuel de littérature celui des éditions Nathan qui accorde 4 pages à Céline et 3 à Sartre.
Mes élèves aimaient bien le Voyage, et l’un deux par la suite a fait une thèse de 3è cycle sur Céline ; certains parents, je l’ai su plus tard, ont été choqués de voir Céline débarquer dans le lycée ; certains s’en sont plaint, mais le proviseur arrêtait tout.
 
Sur la liste du bac de Français Céline avait sa place ; certains examinateurs faisaient des réflexions à mes élèves du genre : Ah, encore cette liste ! Les listes politiquement correctes étant celles où figuraient Boris Vian, Claire Etchérelli, Richard Wright.
Pas de désagréments, sinon une réputation sulfureuse auprès de certains collègues. Il faut dire à leur décharge que je n’ai jamais fait d’effort pour m’intégrer à cette corporation : je n’appartenais pas à leur syndicat, je n’achetais pas mes pantalons à la Camif, je ne roulais pas en Renault, je ne tractais pas une caravane… Bref, t’as pas le look, coco !
 
Propos recueillis par Emeric CIAN-GRANGÉ
Le Petit Célinien, 21 octobre 2012.

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vendredi, 26 octobre 2012

Hommage à Henry Bauchau

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Robert Steuckers:

Hommage à Henry Bauchau

 

Version abrégée de: http://robertsteuckers.blogspot.be/2012/10/henry-bauchau-un-temoin-sen-est-alle.html/ ).

 
Né à Malines en 1913, issu d’une vieille famille du Namurois, l’écrivain et poète belge Henry Bauchau vient de décéder, le 21 septembre dernier, à l’âge respectable de 99 ans. Qui a-t-il été? Dans les années 30, Henry Bauchau a milité dans tous les cercles intellectuels non conformistes catholiques de Belgique romane, qui entendaient répondre aux défis du communisme et des autres totalitairsmes tout en embrayant sur les désirs de justice sociale des jeunes générations. Cet ensemble de cercles cherchait à actualiser le discours de la “Jeune Droite” de Henry Carton de Wiart, née, comme le mouvement “daensiste” d’Alost, dans le sillage de l’encyclique papale “Rerum Novarum”. Cette “Jeune Droite” d’avant 1914 avait le souci traditionnel de l’éthique –le catholique doit demeurer inébranlable face au mal et au péché— mais n’était nullement anti-sociale, à l’instar des catholiques libéraux autour de Charles Woeste, car l’injustice est tout à la fois manifestation du mal et du péché; cette “Jeune Droite” n’est donc pas détachée des souffrances du menu peuple, également défendu par le Père Daens.
 

 

Dès le début des années 30, en août 1931 pour être exact, l’épiscopat et la direction cléricale de l’Université de Louvain, décident d’organiser un colloque où Léopold Levaux (disciple et exégète de Léon Bloy), le Recteur Magnifique Monseigneur Ladeuze, l’Abbé Jacques Leclercq (dont l’itinéraire intellectuel était parti des rénovateurs-modernisateurs du catholicisme, tels Jacques Maritain et Emmanuel Mounier, pour aboutir à une sorte de catho-communisme après 1945, avec l’apparition sur le théâtre de la politique belge d’un mouvement comme l’UDB qui restera éphémère) et... Léon Degrelle. On le voit: dès août 1931, le catholicisme belge va osciller entre diverses interprétations de son message éthique et social, entre “gauche” et “droite”, selon le principe de la “coïncidentia oppositorum” (chère à un Carl Schmitt en Allemagne). Dans le cadre de ces activités multiples, Bauchau se liera d’amitié à Raymond De Becker, celui que l’on nomme aujourd’hui, en le tirant de l’oubli, l’ “électron libre”, l’homme-orchestre qui, bouillonnant, va tenter de concilier toutes les innovations idéologiques, réclamant la justice sociale, qui émergeront dans les années 30. Quand De Man lance son idée planiste et critique le matérialisme outrancier des sociales-démocraties belge et allemande, De Becker, lié à Maritain et au mouvement “Esprit” de Mounier, cherchera à faire vivre une synthèse entre néo-socialisme (demaniste) et tradition catholique rénovée, où l’accent sera mis sur la mystique et l’ascèce plutôt que sur les bondieuseries superficielles et l’obéissance perinde ac cadaver du cléricalisme disciplinaire. Cet humaniste personnaliste, que fut De Becker, a cru que le bonheur arrivait enfin dans le royaume quand les catholiques ont formé une coalition avec les socialistes (où De Man était la figure de proue intellectuelle). Pour De Becker, et pour Bauchau dans son sillage, les éléments jeunes, qui cherchaient cette synthèse et voulaient jeter aux orties les scories du régime vieilli, aspiraient à un “ordre nouveau” (titre d’une brochure de De Becker dont la couverture a été illustrée par Hergé), un ordre qui ne serait pas une nouveauté radicale, respect des traditions morales oblige, mais une synthèse innovante qui unirait ce qu’il y a de meilleur dans les partis établis, débarrassés de leurs tares, héritage du “vieux monde” libéral, du “stupide 19ème siècle” selon Léon Daudet. Mais l’émergence du mouvement Rex de Degrelle déforce les catholiques dans le nouveau binôme politique formé avec les socialistes de Spaak et de De Man. L’Etat organique des forces jeunes, catholiques et néo-socialistes, n’advient donc pas. La guerre, plus que l’aventure rexiste, va briser la cohésion que ces milieux bouillonnants où De Becker jouait un rôle prépondérant. Disons-le une bonne fois pour toutes: c’est cette “déchirure” au sein des mouvements catholiques personnalistes et droitistes qui a envenimé définitivement la “question belge”, jusqu’à la crise de 2007-2011. Dans l’espace culturel flamand, la crise éthico-identitaire s’est déployée selon un autre rythme (plutôt plus lent) mais, inexorablement, avec les boulevedrsements dans les mentalités qu’a apporté mai 68, une mutation quasi anthropologique qui a notamment suscité les admonestations du nationaliste ex-expressionniste Wies Moens, alors professeur à Geelen dans le Limbourg néerlandais, le déclin éthique n’a pas pu être enrayé par un mouvement conservateur, “katéchonique”. Ni en Flandre ni a fortiori en Wallonie.

 

Avec la défaite de 1940, ce mouvement à facettes multiples va se disperser et, surtout, va être tiraillé entre l’“option belge” (la “politique de présence”), la collaboration, la résistance (royaliste) et l’engouement, dès les déboires de l’Axe en Afrique et en Russie, de certains anciens personnalistes (De Becker excepté) qui vireront au catho-communisme dès la fin de l’occupation allemande. Bauchau oscillera de l’option belge à la résistance royaliste (Armée Secrète). De Becker voudra une collaboration dans le cadre strict de la “politique de présence”. Degrelle jouera la carte collaborationniste à fond. Les adeptes de l’Abbé Leclercq opteront pour l’orientation personnaliste de Maritain et Mounier et chercheront un modus vivendi avec les forces de gauches, communistes compris.

 

Bauchau, dès le début de l’occupation, tentera de mettre sur pied un “Service du Travail Volontaire pour la Wallonie”, qui avait aussi un équivalent flamand. Ce Service devait aider à effacer du pays les traces de toutes les destructions laissées par la campagne des Dix-Huit Jours. Les Volontaires wallons aideront les populations sinistrées, notamment lors de l’explosion d’une usine chimique à Tessenderloo ou suite au bombardement américain du quartier de l’Avenue de la Couronne à Etterbeek. Il avait aussi pour ambition tacite de soustraire des jeunes gens au travail obligatoire en Allemagne. Les tiraillements d’avant juin 1940, entre catholiques personnalistes d’orientations diverses, favorables soit à Rex soit à un “Ordre Nouveau” à construire avec les jeunes catholiques et socialistes (demanistes), vont se répercuter dans la collaboration, première phase. De Becker refusera toute hégémonie rexiste sur la partie romane du pays. Il oeuvrera à l’émergence d’un “parti unique des provinces romanes”, qui ne recevra pas l’approbation de l’occupant et essuiera les moqueries (et les menaces) de Degrelle. La situation tendue de cette année 1942 nous est fort bien expliquée par l’historien britannique Martin Conway (in: Collaboration in Belgium, Léon Degrelle and the Rexist Movement, Yale University Press, 1993). La fin de non recevoir essuyée par De Becker et ses alliés de la collaboration à option belge et le blanc-seing accordé par l’occupant aux rexistes va provoquer la rupture. Bauchau avait certes marqué son adhésion à la constitution du “parti unique des provinces romanes”, mais le remplacement rapide des cadres de son SVTW par des militants rexistes entraîne sa démission et son glissement progressif vers la résistance royaliste. De Becker lui-même finira par démissionner, y compris de son poste de rédacteur en chef du “Soir”, arguant que les chances de l’Axe étaient désormais nulles depuis l’éviction de Mussolini par le Grand Conseil Fasciste pendant l’été 1943.

 

bauchauEnfBleu.gifBauchau participe aux combats de la résistance dans la région de Brumagne (près de Namur), y est blessé. Mais, malgré cet engagement, il doit rendre des comptes à l’auditorat militaire, pour sa participation au SVTW et surtout, probablement, pour avoir signé le manifeste de fondation du “parti unique (avorté) des provinces romanes”. Il échappe à tout jugement mais est rétrogradé: de Lieutenant, il passe sergeant. Il en est terriblement meurtri. Sa patrie, qu’il a toujours voulu servir, le dégoûte. Il s’installe à Paris dès 1946. Mais cet exil, bien que captivant sur le plan intellectuel puisque Bauchau est éditeur dans la capitale française, est néanmoins marqué par le désarroi: c’est une déchirure, un sentiment inaccepté de culpabilité, un tiraillement constant entre les sentiments paradoxaux (l’oxymore dit-on aujourd’hui) d’avoir fait son devoir en toute loyauté et d’avoir, malgré cela, été considéré comme un “traître”, voire, au mieux, comme un “demi-traître”, dont on se passera dorénavant des services, que l’on réduira au silence et à ne plus être qu’une sorte de citoyen de seconde zone, dont on ne reconnaîtra pas la valeur intrinsèque. A ce malaise tenace, Bauchau échappera en suivant un traitement psychanalytique chez Blanche Reverchon-Jouve. Celle-ci, d’inspiration jungienne, lui fera prendre conscience de sa personnalité vraie: sa vocation n’était pas de faire de la politique, de devenir un chef au sens où on l’entendait dans les années 30, mais d’écrire. Seules l’écriture et la poésie lui feront surmonter cette “déchirure”, qu’il lui faudra accepter et en laquelle, disait la psychanalyste française, il devra en permanence se situer pour produire son oeuvre: ce sont les sentiments de “déchirure” qui font l’excellence de l’écrivain et non pas les “certitudes” impavides de l’homme politisé.

 

En 1951, après avoir oeuvré sans relâche à la libération de son ami Raymond De Becker, qu’il n’abandonnera jamais, Bauchau s’installe en Suisse à Gstaad où il crée un Institut, l’Institut Montesano, un collège pour jeunes filles (surtout américaines). Il y enseignera la littérature et l’histoire de l’art, comme il l’avait fait, avant-guerre, dans une “université” parallèle qui dispensait ses cours dans les locaux de l’Institut Saint-Louis de Bruxelles ou dans un local de la rue des Deux-Eglises à Saint-Josse et à laquelle participait également le philosophe liégeois Marcel De Corte. Son oeuvre littéraire ne démarrera qu’en 1958, avec la publication d’un premier recueil de poésie, intitulé Géologie. En 1972, sort un roman qui obtiendra le “Prix Franz Hellens” à Bruxelles et le “Prix d’honneur” à Paris. Ce roman a pour toile de fond la Guerre de Sécession aux Etats-Unis, période de l’histoire qui avait toujours fasciné son père, décédé en 1951. Dans son roman, Bauchau fait de son père un volontaire dans le camp nordiste qui prend la tête d’un régiment composé d’Afro-Américains cherchant l’émancipation.

 

Bauchau-Henry-Mao-Zedon.jpgEn 1973, l’Institut Montesano ferme ses portes: la crise du dollar ne permettant plus aux familles américaines fortunées d’envoyer en Suisse des jeunes filles désirant s’immerger dans la culture européenne traditionnelle. A cette même époque, comme beaucoup d’anciennes figures de la droite à connotations personnalistes, Bauchau subit une tentation maoïste, une sorte de tropisme chinois (comme Hergé!) qui va bien au-delà des travestissements marxistes que prenait la Chine des années 50, 60 et 70. Notre auteur s’attèle alors à la rédaction d’une biographie du leader révolutionnaire chinois, Mao Tse-Toung, qu’il n’achèvera qu’en 1980, quand les engouements pour le “Grand Timonnier” n’étaient déjà plus qu’un souvenir (voire un objet de moquerie, comme dans les caricatures d’un humoriste flamboyant comme Lauzier).

 

Bauchau quitte la Suisse en 1975 et s’installe à Paris, comme psychothérapeute dans un hôpital pour adolescents en difficulté. Il enseigne à l’Université de Paris VII sur les rapports art/psychanalyse. En 1990, il publie Oedipe sur la route, roman situé dans l’antiquité grecque, axé sur la mythologie et donc aussi sur l’inconscient que les mythes recouvrent et que la psychanalyse jungienne cherche à percer. La publication de ce roman lui vaut une réhabilitation définitive en Belgique: il est élu à l’Académie Royale de Langue et de Littérature Française du royaume. Plus tard, son roman Antigone lui permet de s’immerger encore davantage dans notre héritage mythologique grec, source de notre psychè profonde, explication imagée de nos tourments ataviques.

 

bauchauBoulPéri.jpgBauchau est également un mémorialiste de premier plan, que nous pourrions comparer à Ernst Jünger (qu’il cite assez souvent). Les journaux de Bauchau permettent effectivement de suivre à la trace le cheminement mental et intellectuel de l’auteur: en les lisant, on perçoit de plus en plus une immersion dans les mystiques médiévales —et il cite alors fort souvent Maître Eckart— et dans les sagesses de l’Orient, surtout chinois. On perçoit également en filigrane une lecture attentive de l’oeuvre de Martin Heidegger. Ce passage, à l’âge mûr, de la frénésie politique (politicienne?) à l’approfondissement mystique est un parallèle de plus à signaler entre le Wallon belge Bauchau et l’Allemand Jünger.

 

L’an passé, Bauchau, à 98 ans, a sorti un recueil poignant de souvenirs, intitulé L’enfant rieur. Dans cet ouvrage, il nous replonge dans les années 30, avec l’histoire de son service militaire dans la cavalerie, avec les tribulations de son premier mariage (qui échouera) et surtout les souvenirs de “Raymond” qu’il n’abandonnera pas, sans oublier les mésaventures du mobilisé Bauchau lors de la campagne des Dix-Huit Jours. Bauchau promettait une suite à ces souvenirs de jeunesse, si la vie lui permettait encore de voir une seule fois tomber les feuilles... Il est mort le jour de l’équinoxe d’automne 2012. Il n’a pas vu les feuilles tomber, comme il le souhaitait, mais le manuscrit, même inachevé, sera sûrement confié à son éditeur, “Actes Sud”.

 

Bauchau n’est plus un “réprouvé”, comme il l’a longtemps pensé avec grande amertume. Un institut s’occupe de gérer son oeuvre à Louvain-la-Neuve. Les “Archives & Musée de la Littérature” de la Bibliothèque Royale recueille , sous la houlette de son exégète et traductrice allemande Anne Neuschäfer (université d’Aix-la-Chapelle), tous les documents qui le concerne (http://aml.cfwb.be/bauchau/html/ ). A Louvain-la-Neuve, Myriam Watthée-Delmotte se décarcasse sans arrêt pour faire connaître l’oeuvre dans son intégralité, sans occulter les années 30 ni l’effervescence intellecutelle et politique de ces années décisives.

 

Et en effet, il faudra immanquablement se replonger dans les vicissitudes de cette époque; le Prof. Jean Vanwelkenhuizen avait déjà sorti un livre admirable sur l’année 1936, montrant que les jugements à l’emporte-pièce sur la politique de neutralité, sur l’émergence du rexisme, sur la guerre d’Espagne et sur le Front Populaire français, n’étaient plus de mise. Cécile Vanderpelen-Diagre, dans Ecrire en Belgique sous le regard de Dieu, avait, à l’ULB, dressé un panorama général de l’univers intellectuel catholique de 1890 à 1945. Jean-François Fuëg (ULB), pour sa part, nous narre l’histoire du mouvement anarchisant autour de la revue et du cercle “Le Rouge et Noir” de Bruxelles, où l’on s’aperçoit que l’enthousiasme pour la politique de neutralité de Léopold III n’a pas été la marque d’une certaine droite conservatrice (autour de Robert Poulet) mais a eu des partisans à gauche. Enfin, Eva Schandevyl (VUB) nous dresse un portrait des gauches belges de 1918 à 1956, où elle ne fait nullement l’impasse sur le formidable espoir que les idées de De Man avait suscité dans les années 30. Mieux: les Facultés Universitaires Saint-Louis ont consacré en avril dernier un colloque à la mémoire de Raymond De Becker, initiative en rupture avec les poncifs dominants qui avait fait hurler de fureur un plumitif lié aux “rattachistes wallingants”.

 

Le chantier est ouvert. Comprendre l’oeuvre de Bauchau, mais aussi la trajectoire post bellum de De Becker et d’Hergé, est impossible sans revenir aux sources, donc aux années 30. Mais un retour qui doit s’opérer sans les oeillères habituelles, sans les schématismes nés des hyper-simplifications staliniennes et libérales, pour lesquelles les actions etl es pensées du “zoon politikon” doivent se réduire à quelques slogans simplistes que Big Brother manipule et transforme au gré des circonstances.

 

Robert Steuckers.

(Forest-Flotzenberg, 26 octobre 2012).

lundi, 15 octobre 2012

Henry Bauchau: un témoin s’en est allé...

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Robert STEUCKERS:

Henry Bauchau: un témoin s’en est allé...

 

La disparition récente d’Henry Bauchau, en ce mois de septembre 2012, atteste surtout, dans les circonstances présentes, de la disparition d’un des derniers témoins importants de la vie politique et intellectuelle de nos années 30 et du “non-conformisme” idéologique de Belgique francophone, un non-conformisme que l’on mettra en parallèle avec celui de ses homologues français, décrits par Jean-Louis Loubet-del Bayle ou par Paul Sérant.

 

Pour Henry Bauchau, et son ancien compagnon Raymond De Becker, comme pour bien d’autres acteurs contemporains issus du monde catholique belge, l’engagement des années 30 est un engagement qui revendique la survie d’abord, la consolidation et la victoire ensuite, d’une rigueur éthique (traditionnelle) qui ployait alors sous les coups des diverses idéologies modernes, libérales, socialistes ou totalitaires, qui toutes voulaient s’en débarrasser comme d’une “vieille lune”; cette rigueur éthique avait tendance à s’estomper sous les effets du doute induit par ce que d’aucuns nommaient “les pensées ou les idéologies du soupçon”, notamment Monseigneur Van Camp, ancien Recteur des Facultés Universitaires Saint Louis, un ecclésiastique philosophe et professeur jusqu’à la fin de sa vie. Cette exigence d’éthique, formulée par Bauchau et De Becker sur fond de crise des années 30, sera bien entendu vilipendée comme “fasciste”, ou au moins comme “fascisante”, par quelques terribles simplificateurs du journalisme écrit et télévisé actuel. Formuler de telles accusations revient à énoncer des tirades à bon marché, bien évidemment hors de tout contexte. Quel fut ce contexte? D’abord, la crise sociale de 1932 et la crise financière de 1934 (où des banques font faillite, plument ceux qui leur ont fait confiance et réclament ensuite l’aide de l’Etat...) amènent au pouvoir des cabinets mixtes, catholiques et socialistes. L’historien et journaliste flamand Rolf Falter, dans “België, een geschiedenis zonder land” (2012) montre bien que c’était là, dans le cadre belge d’alors, une nouveauté politique inédite, auparavant impensable car personne n’imaginait qu’aurait été possible, un jour, une alliance entre le pôle clérical, bien ancré dans la vie associative des paroisses, et le parti socialiste, athée et censé débarrasser le peuple de l’opium religieux.

 

Un bloc catholiques/socialistes?

 

Les premiers gouvernements catholiques/socialistes ont fait lever l’espoir, dans toute la génération née entre 1905 et 1920, de voir se constituer un bloc uni du peuple derrière un projet de société généreux, alliant éthique rigoureuse, sens du travail (et de l’ascèse) et justice sociale. Face à un tel bloc, les libéraux, posés comme l’incarnation politique des égoïsmes délétères de la bourgeoisie, allaient être définitivement marginalisés. Catholiques et socialistes venaient cependant d’horizons bien différents, de mondes spécifiques et bien cloisonnés: la foi des uns et le matérialisme doctrinaire des autres étaient alors comme l’eau et le feu, antagonistes et inconciliables. La génération de Bauchau et de De Becker, surtout la fraction de celle-ci qui suit l’itinéraire de l’Abbé Jacques Leclerq, va vouloir résoudre cette sorte de quadrature du cercle, oeuvrer pour que la soudure s’opère et amène les nouvelles et les futures générations vers une Cité harmonieuse, reflet dans l’en-deça de la Cité céleste d’augustinienne mémoire, où la vie politique serait entièrement déterminée par le bloc uni, appellé à devenir rapidement majoritaire, par la force des choses, par la loi des urnes, pour le rester toujours, ou du moins fort longtemps. Henri De Man, leader des socialistes et intellectuel de grande prestance, avait fustigé le matérialisme étroit des socialistes allemands et belges, d’une sociale-démocratie germanique qui avait abandonné, dès la première décennie du siècle, ses aspects ludiques, nietzschéo-révolutionnaires, néo-religieux, pour les abandonner d’abord aux marges de la “droite” sociologique ou du mouvement de jeunesse ou des cénacles d’artistes “Art Nouveau”, “Jugendstil”. De Man avait introduit dans le corpus doctrinal socialiste l’idée de dignité (Würde) de l’ouvrier (et du travail), avait réclamé une justice sociale axée sur une bonne prise en compte de la psychologie ouvrière et populaire. Les paramètres rigides du matérialisme marxiste s’étaient estompés dans la pensée de De Man: bon nombre de catholiques, dont Bauchau et De Becker, chercheront à s’engouffrer dans cette brèche, qui, à leurs yeux, rendait le socialisme fréquentable, et à servir un régime belge entièrement rénové par le nouveau binôme socialistes/catholiques. Sur le très long terme, ce régime “jeune et nouveau” reposerait sur ces deux piliers idéologiques, cette fois ravalés de fond en comble, et partageant des postulats idéologiques ou religieux non individualistes, en attendant peut-être la fusion en un parti unique, apte à effacer les tares de la partitocratie parlementaire, à l’époque fustigées dans toute l’Europe. Pour De Becker, la réponse aux dysfonctionnements du passé résidait en la promotion d’une éthique “communautaire”, inspirée par le réseau “Esprit” d’Emmanuel Mounier et par certaines traditions ouvrières, notamment proudhoniennes; c’est cette éthique-là qui devait structurer le nouvel envol socialo-catholique de la Belgique.

 

Les jeunes esprits recherchaient donc une philosophie, et surtout une éthique, qui aurait fusionné, d’une part, l’attitude morale irréprochable qu’une certaine pensée catholique, bien inspirée par Léon Bloy, prétendait, à tort ou à raison, être la sienne et, d’autre part, un socialisme sans corsets étouffants, ouvert à la notion immatérielle de dignité. Les “daensistes” démocrates-chrétiens et les résidus de la “Jeune Droite” de Carton de Wiart, qui avaient réclamé des mesures pragmatiques de justice sociale, auraient peut-être servi de passerelles voire de ciment. Toute l’action politique de Bauchau et de De Becker dans des revues comme “La Cité chrétienne” (du Chanoine Jacques Leclercq) ou “L’Esprit nouveau” (de De Becker lui-même) viseront à créer un “régime nouveau” qu’on ne saurait confondre avec ce que d’aucuns, plus tard, et voulant aussi oeuvrer à une régénération de la Cité, ont appelé l’“ordre nouveau”. Cette attitude explique la proximité du tandem Bauchau/De Becker avec les socialistes De Man, jouant son rôle de théoricien, et Spaak, représentant le nouvel espoir juvénile et populaire du POB (“Parti Ouvrier Belge”). Et elle explique aussi que le courant n’est jamais passé entre ce milieu, qui souhaitait asseoir la régénération de la Cité sur un bloc catholiques/socialistes, inspiré par des auteurs aussi divers que Bloy, Maritain, Maurras, Péguy, De Man, Mounier, etc., et les rexistes de Léon Degrelle, non pas parce que l’attitude morale des rexistes était jugée négative, mais parce que la naissance de leur parti empêchait l’envol d’un binôme catholiques/socialistes, appelé à devenir le bloc uni, soudé et organique du peuple tout entier. Selon les termes mêmes employés par De Becker: “un nouveau sentiment national sur base organique”.

 

Guerre civile espagnole et rexisme

 

Pour Léo Moulin, venu du laïcisme le plus caricatural d’Arlon, il fallait jeter les bases “d’une révolution spirituelle”, basée sur le regroupement national de toutes les forces démocratiques mais “en dehors des partis existants” (Moulin veut donc la création d’un nouveau parti dont les membres seraient issus des piliers catholiques et socialistes mais ne seraient plus les vieux briscards du parlement), en dehors des gouvernements dits “d’union nationale” (c’est-à-dire des trois principaux partis belges, y compris les libéraux) et sans se référer au modèle des “fronts populaires” (c’est-à-dire avec les marxistes dogmatiques, les communistes ou les bellicistes anti-fascistes). L’option choisie fin 1936 par Emmanuel Mounier de soutenir le front populaire français, puis son homologue espagnol jeté dans la guerre civile suite à l’alzamiento militaire, consacrera la rupture entre les personnalistes belges autour de De Becker et Bauchau et les personnalistes français, remorques lamentables des intrigues communistes et staliniennes. Les pôles personnalistes belges ont fait davantage preuve de lucidité et de caractère que leurs tristes homologues parisiens; dans “L’enfant rieur”, dernier ouvrage autobiographique de Bauchau (2011), ce dernier narre le désarroi qui règnait parmi les jeunes plumes de la “Cité chrétienne” et du groupe “Communauté” lorsque l’épiscopat prend fait et cause pour Franco, suite aux persécutions religieuses du “frente popular”. Contrairement à Mounier (ou, de manière moins retorse, à Bernanos), il ne sera pas question, pour les disciples du Chanoine Leclercq, de soutenir, de quelque façon que ce soit, les républicains espagnols.

 

La naissance du parti rexiste dès l’automne 1935 et sa victoire électorale de mai 1936, qui sera toutefois sans lendemain vu les ressacs ultérieurs, freinent provisoirement l’avènement de cette fusion entre catholiques/socialistes d’”esprit nouveau”, ardemment espérée par la nouvelle génération. Le bloc socialistes/catholiques ne parvient pas à se débarrasser des vieux exposants de la social-démocratie: De Man déçoit parce qu’il doit composer. Avec le départ des rexistes hors de la vieille “maison commune” des catholiques, ceux-ci sont déforcés et risquent de ne pas garder la majorité au sein du binôme... De Becker avait aussi entraîné dans son sillage quelques communistes originaux et “non dogmatiques” comme War Van Overstraeten (artiste-peintre qui réalisara un superbe portrait de Bauchau), qui considérait que l’anti-fascisme des “comités”, nés dans l’émigration socialiste et communiste allemande (autour de Willy Münzenberg) et suite à la guerre civile espagnole, était lardé de “discours creux”, qui, ajoutait le communiste-artiste flamand, faisaient le jeu des “puissances impérialistes” (France + Angleterre) et empêchaient les dialogues sereins entre les autres peuples (dont le peuple allemand d’Allemagne et non de l’émigration); De Becker entraîne également des anarchistes sympathiques comme le libertaire Ernestan (alias Ernest Tanrez), qui s’activait dans le réseau de la revue et des meetings du “Rouge et Noir”, dont on commence seulement à étudier l’histoire, pourtant emblématique des débats d’idées qui animaient Bruxelles à l’époque.

 

On le voit, l’effervescence des années de jeunesse de Bauchau est époustouflante: elle dépasse même la simple volonté de créer une “troisième voie” comme on a pu l’écrire par ailleurs; elle exprime plutôt la volonté d’unir ce qui existe déjà, en ordre dispersé dans les formations existantes, pour aboutir à une unité nationale, organique, spirituelle et non totalitaire. L’espoir d’une nouvelle union nationale autour de De Man, Spaak et Van Zeeland aurait pu, s’il s’était réalisé, créer une alternative au “vieux monde”, soustraite aux tentations totalitaires de gauche ou de droite et à toute influence libérale. Si l’espoir de fusionner catholiques et socialistes sincères dans une nouvelle Cité —où “croyants” et “incroyants” dialogueraient, où les catholiques intransigeants sur le plan éthique quitteraient les “ghettos catholiques” confis dans leurs bondieuseries et leurs pharisaïsmes— interdisait d’opter pour le rexisme degrellien, il n’interdisait cependant pas l’espoir, clairement formulé par De Becker, de ramener des rexistes, dont Pierre Daye (issu de la “Jeune Droite” d’Henry Carton de Wiart), dans le giron de la Cité nouvelle si ardemment espérée, justement parce que ces rexistes alliaient en eux l’âpre vigueur anti-bourgeoise de Bloy et la profondeur de Péguy, défenseur des “petites et honnêtes gens”. C’est cet espoir de ramener les rexistes égarés hors du bercail catholique qui explique les contacts gardés avec José Streel, idéologue rexiste, jusqu’en 1943. Streel, rappelons-le, était l’auteur de deux thèses universitaires: l’une sur Bergson, l’autre sur Péguy, deux penseurs fondamentaux pour dépasser effectivement ce monde vermoulu que la nouvelle Cité spiritualisée devait mettre définitivement au rencart.

 

bau9782871064756.jpgLes tâtonnements de cette génération “non-conformiste” des années 30 ont parfois débouché sur le rexisme, sur un socialisme pragmatique (celui d’Achille Van Acker après 1945), sur une sorte de catho-communisme à la belge (auquel adhérera le Chanoine Leclercq, appliquant avec une dizaine d’années de retard l’ouverture de Maritain et Mounier aux forces socialo-marxistes), sur une option belge, partagée par Bauchau, dans le cadre d’une Europe tombée, bon gré mal gré, sous la férule de l’Axe Rome/Berlin, etc. Après les espoirs d’unité, nous avons eu la dispersion... et le désespoir de ceux qui voulaient porter remède à la déchéance du royaume et de sa sphère politique. Logique: toute politicaillerie, même honnête, finit par déboucher dans le vaudeville, dans un “monde de lémuriens” (dixit Ernst Jünger). Mais c’est faire bien basse injure à ces merveilleux animaux malgaches que sont les lémuriens, en osant les comparer au personnel politique belge d’après-guerre (où émergeaient encore quelques nobles figures comme Pierre Harmel, lié d’amitié à Bauchau) pour ne pas parler du cortège de pitres, de médiocres et de veules qui se présenteront aux prochaines élections... Plutôt que le terme “lémurien”, prisé par Jünger, il aurait mieux valu user du vocable de “bandarlog”, forgé par Kipling dans son “Livre de la Jungle”.

 

De la défaite aux “Volontaires du Travail”

 

Après l’effondrement belge et français de mai-juin 1940, Bauchau voudra créer le “Service des Volontaires du Travail de Wallonie” et le maintenir dans l’option belge, “fidelles au Roy jusques à porter la besace”. Cette fidélité à Léopold III, dans l’adversité, dans la défaite, est l’indice que les hommes d’”esprit nouveau”, dont Bauchau, conservaient l’espoir de faire revivre la monarchie et l’entité belges, toutefois débarrassée de ses corruptions partisanes, dans le cadre territorial inaltéré qui avait été le sien depuis 1831, sans partition aucune du royaume et en respectant leurs serments d’officier (Léopold III avait déclaré après la défaite: “Demain nous nous mettrons au travail avec la ferme volonté de relever la patrie de ses ruines”). Animés par la volonté de concrétiser cette injonction royale, les “Volontaires du travail” (VT) portaient un uniforme belge et un béret de chasseur ardennais et avaient adopté les traditions festives, les veillées chantées, du scoutisme catholique belge, dont beaucoup étaient issus. Les VT accompliront des actions nécessaires dans le pays, des actions humbles, des opérations de déblaiement dans la zone fortifiée entre Namur et Louvain dont les ouvrages défensifs étaient devenus inutiles, des actions de secours aux sinistrés suite à l’explosion d’une usine chimique à Tessenderloo, suite aussi au violent bombardement américain du quartier de l’Avenue de la Couronne à Etterbeek (dont on perçoit encore les traces dans le tissu urbain). Le “Front du Travail” allemand ne tolèrait pourtant aucune “déviance” par rapport à ses propres options nationales-socialistes dans les parties de l’Europe occupée, surtout celles qui sont géographiquement si proches du Reich. Les autorités allemandes comptaient donc bien intervenir dans l’espace belge en dictant leur propre politique, marquée par les impératifs ingrats de la guerre. Par l’intermédiaire de l’officier rexiste Léon Closset, qui reçoit “carte blanche” des Allemands, l’institution fondée par Bauchau et Teddy d’Oultremont est très rapidement “absorbée” par le tandem germano-rexiste. Bauchau démissionne, rejoint les mouvements de résistance royalistes, tandis que De Becker, un peu plus tard, abandonne volontairement son poste de rédacteur en chef du “Soir” de Bruxelles, puis est aussitôt relégué dans un village bavarois, où il attendra la fin de la guerre, avec l’arrivée des troupes africaines de Leclerc. L’option “belge” a échoué (Bauchau: “si cela [= les VT] fut une erreur, ce fut une erreur généreuse”). La belle Cité éthique, tant espérée, n’est pas advenue: des intellectuels inégalés comme Leclercq ou Marcel de Corte tenteront d’organiser l’UDB catho-communisante puis d’en sortir pour jeter les bases du futur PSC. En dépit de son engagement dans la résistance, où il avait tout simplement rejoint les cadres de l’armée, de l’AS (“Armée Secrète”) de la région de Brumagne, Bauchau est convoqué par l’auditorat militaire qui, imperméable à toutes nuances, ose lui demander des comptes pour sa présence active au sein du directorat des “Volontaires”. Il n’est pas jugé mais, en bout de course, à la fin d’un parcours kafkaïen, il est rétrogradé —de lieutenant, il redevient sergent— car, apparemment, on ne veut pas garder des officiers trop farouchement léopoldistes. Dégoûté, Bauchau s’exile. Une nouvelle vie commence. C’est la “déchirure”.

 

Comme De Becker, croupissant en prison, comme Hergé, comme d’autres parmi les “Volontaires”, dont un juriste à cheval entre l’option Bauchau et l’option rexiste, dont curieusement aucune source ne parle, notre écrivain en devenir, notre ancien animateur de la “Cité chrétienne”, notre ancien maritainiste qui avait fait le pèlerinage à Meudon chez le couple Raïssa et Jacques Maritain, va abandonner l’aire intellectuelle catholique, littéralement “explosée” après la seconde guerre mondiale et vautrée depuis dans des compromissions et des tripotages sordides. Cela vaut pour la frange politique, totalement “lémurisée” (“bandarloguisée”!), comme pour la direction “théologienne”, cherchant absolument l’adéquation aux turpitudes des temps modernes, sous le fallacieux prétexte qu’il faut sans cesse procéder à des “aggiornamenti” ou, pour faire amerloque, à des “updatings”. L’éparpillement et les ruines qui résultaient de cette explosion interdisait à tous les rigoureux de revenir dans l’un ou l’autre de ces “aréopages”: d’où la déchristianisation post bellum de ceux qui avaient été de fougueux mousquetaires d’une foi sans conformismes ni conventions étouffantes.

 

De la “déchirure” à la thérapie jungienne

 

L’itinéraire du Bauchau progressivement auto-déchristianisé est difficile à cerner, exige une exégèse constante de son oeuvre poétique et romanesque à laquelle s’emploient Myriam Watthée-Delmotte à Louvain-la-Neuve et Anne Neuschäfer auprès des chaires de philologie romane à Aix-la-Chapelle. Le décryptage de cet itinéraire exige aussi de plonger dans les méandres, parfois fort complexes, de la psychanalyse jungienne des années 50 et 60. Les deux philologues analysent l’oeuvre sans escamoter le passé politique de l’auteur, sans quoi son rejet de la politique, de toute politique (à l’exception d’une sorte de retour bref et éphémère par le biais d’un certain maoïsme plus littéraire que militant) ne pourrait se comprendre: c’est la “déchirure”, qu’il partage assurément, mutatis mutandis, avec De Becker et Hergé, “meurtrissure” profonde et déstabilisante qu’ils chercheront tous trois à guérir via une certaine interprétation et une praxis psychanalytiques jungiennes, une “déchirure” qui fait démarrer l’oeuvre romanesque de Bauchau, d’abord timidement, dès la fin des années 40, sur un terreau suisse d’abord, où une figure comme Gonzague de Reynold, non épurée et non démonisée vu la neutralité helvétique pendant la seconde guerre mondiale, n’est pas sans liens intellectuels avec le duo De Becker/Bauchau et, surtout, évolue dans un milieu non hostile, mais dont la réceptivité, sous les coups de bélier du Zeitgeist, s’amoindrira sans cesse.

 

Bauchau va donc rompre, mais difficilement, avec son milieu d’origine, celui d’une certaine bourgeoisie catholique, où l’on forçait les garçons à refouler leurs aspirations artistiques ou poétiques: ce n’était pas “viril” d’écrire des poèmes ou de devenir “artiste-peintre”. Bauchau constate donc, en s’analysant, avec l’aide des thérapeutes jungiens, qu’il s’est joué une comédie, qu’il a été en somme un “autre que lui-même”. Ce n’était pas le cas d’Hergé; celui-ci a bel et bien été lui-même dans la confection de ses bandes dessinées —tâche quotidienne, modeste et harassante— mais sa première épouse, Germaine Kiekens, ne prenait pas le métier de son mari au sérieux car, d’après elle, il manquait de panache: selon Philippe Goddin, le biographe le plus autorisé d’Hergé, elle préférait les hommes d’action au verbe haut, tranché et gouailleur, comme l’Abbé Wallez ou même Léon Degrelle, à son “manneken” de dessinateur, timide et discret. Ce n’est effectivement pas “viril”, dans la logique viriliste du bourgeoisisme (catholique comme libéral), de dessiner des personnages pour enfants.

 

L’exil, volontaire chez Bauchau, se résume par une parole d’Oedipe dans son roman “Oedipe sur la route”: “N’importe où, hors de Thèbes!”, explique la philologue louvaniste Myriam Watthée-Delmotte. La Belgique était devenue pour Bauchau ce que Thèbes était pour Oedipe. Myriam Watthée-Delmotte: “Il choisit donc de s’éloigner de ses cadres d’origine, qui ne lui ont valu que le malheur”. Le monde transparent qu’il a voulu avant-guerre, tout de propreté, ou de “blancheur” dira l’analyste jungien d’Hergé, n’existe pas: il n’y a dans la Cité que traîtrises, lâchetés, veuleries, hypocrisies ... Les postures héroïsantes, mâles, altières, religieuses, servantes, de ceux qui veulent y remédier envers et contre tout, et qu’il a voulu prendre lui-même parce qu’il était dans l’air de son temps, ne se diffusent plus dans une société gangrénée: elles sont vues comme un scandale, comme ennemies, comme liées à un ennemi haï et vaincu, même si l’attitude ultime de Bauchau a été de combattre cet ennemi. En d’autres termes, l’idéal d’un engagement de type scout, au nom d’un christianisme modernisé par Maritain et Mounier (que l’ennemi voulait pourtant combattre et abolir), est considéré dans la “Thèbes nouvelle” comme consubstantiel à l’ennemi, parce que non réductible aux postures officielles, imposées par les vainqueurs américains et soviétiques: le scout pense clair et marche droit, ne mâche pas de gomme aromatisée, ne fume pas de clopes made in USA, ne s’engage pas pour satisfaire ses intérêts matériels, n’est pas animé par la rage stérile de vouloir, en tous lieux, faire “table rase” du passé. “Thèbes”, une fois débarrassée de ces scouts, entre dans le processus fatidique où l’idéal ne sera plus Tintin mais où le modèle à suivre et à imiter, sera celui de Séraphin Lampion. La vulgarité et la médiocrité triomphent dans une Cité qui ne veut plus d’élites mais des égaux à l’américaine ou à la soviétique (Séraphin Lampion: “La musique, c’est bien... mais moi, dans la journée, je préfère un bon demi!”).

 

L’“enfant rieur” souffre toujours...

 

Dans les années d’immédiat après-guerre, Bauchau se débat contre l’adversité, encaisse mal le fait d’être rétrogradé sergent mais reste fidèle à ses amis d’avant 1940, surtout à celui qui l’avait amené, un jour, à Paris, voir le couple Maritain: il accueille la mère de Raymond De Becker, embastillé et voué aux gémonies, d’abord condamné à mort puis à la détention perpétuelle. Il ne laisse pas à l’abandon la vieille maman désemparée, qui avait accueilli chez elle, à Louvain, les amis de son fils dans le cadre du groupe “Communauté” (dont le futur Félicien Marceau). En 1950, il écrit une lettre bien balancée et poignante à Jacques Maritain pour lui demander de signer une pétition en faveur de la libération anticipée de De Becker. La souffrance d’avoir été littéralement “lourdé” par la Belgique officielle ne s’est jamais éteinte; Jean Dubois, ancien des VT, le rappelle dans un entretien accordé à Myriam Watthée-Delmotte, en évoquant un courrier personnel adressé à Bauchau en 1999: “Cela me fait mal de savoir que tu souffres toujours. Il faut se débarrasser de ce sentiment”. Une fois de plus, c’est par l’écriture que Bauchau tentera d’en sortir, en publiant d’abord “Le boulevard périphérique” (2008), où l’officier SS Shadow (L’ombre) est une sorte de “Grand Inquisiteur” à la Dostoïevski, pour qui le mal est inhérent à la condition humaine et qui se sert sans vergogne des forces de ce mal pour arriver à ses fins. Mieux: c’est en combattant ce mal, même s’il est indéracinable, que l’on s’accomplit comme le héros Stéphane, mort noyé alors que Shadow le poursuivait lors d’une opération commando. Et Shadow de ricaner: “c’est moi qui en a fait un héros, tout en poursuivant mes fins, qui ne sont point naïves”. Dans “L’Enfant rieur” (2011), les personnages des années 30 reviennent à la surface: “Raymond” n’est autre que De Becker, l’“Abbé Leclair” est bien sûr l’Abbé Leclercq et “André Moly” n’est sans doute nul autre qu’André Molitor.

 

Dans la littérature d’exégèse de l’oeuvre de Bauchau, on n’explicite pas suffisamment la nature de la thérapie qu’il a suivie chez Blanche Reverchon-Jouve, puis chez Conrad Stein. Quelle était cette thérapie dans le cadre général de la psychanalyse en Suisse (avec la double influence de Freud et de Jung)? Quelle méthode (jungienne ou autre) a-t-on employé pour faire revenir Bauchau à ce qu’il était vraiment au fond de lui-même? Quelle est la pensée psychanalytique de ce Babinski qui fut le maître de Blanche la “Sybille”, fille d’un condisciple français de Freud quand celui-ci étudait auprès de Charcot? Le résultat est effectivement que Bauchau, guéri pour une part de ses tourments, va désormais vivre ce qu’il a toujours voulu vivre au fond de soi, comme De Becker va accepter, grâce à ses lectures de prison, son homosexualité qu’il avait été obligé d’occulter dans les milieux qu’il avait fréquentés. Hergé, pour sa part, va refouler le “blanc” qui le structurait, qui envahissait son intériorité, au point, justement, de ne pas voir ou de ne pas accepter comme faits de monde, les travers infects de l’espèce humaine. Hergé, toutefois, va extraire de lui-même le “diamant pur” (dixit De Becker) et chanter l’indéfectible amitié entre les hommes, entre son Tintin et le personnage de Tchang, au-delà des césures et déchirures qu’imposent les vicissitudes politiques qui ravagent la planète et empêchent les hommes d’être eux-mêmes, de se compléter via leurs affinités électives, comme Tchang l’artiste-sculpteur, disciple chinois de Rodin, avait communiqué à Hergé quelques brillantes techniques de dessin. Bauchau constatera que la trahison, inscrite dans l’âme noire de l’humanité, domine les événements et qu’il est donc impossible de vivre l’éthique pure, “blanche” (l’âme pure, symbolisée par le cheval blanc de Platon), car elle se heurtera toujours à cet esprit malin tissé de trahisons, de méchancetés, de calculs sordides, à l’axiomatique (libérale) des intérêts bassement personnels (axiomatique que l’on considère désormais comme la seule assise possible de la démocratie, comme la seule anti-éthique autorisée, sous peine de basculer dans le “politiquement incorrect” et de subir les foudres des inquisiteurs). Tous les discours sur l’éthique, comme il en a été tenus dans les milieux fréquentés par Bauchau et De Becker avant-guerre, sont condamnés à n’être plus que des discours de façade, tenus par des professeurs hypocrites, des discours entachés de tous les miasmes générés par les mésinterprétations des “droits de l’homme”: ceux qui refusent les abjections de l’âme noire n’ont alors plus qu’une chose à faire, se tourner vers les arts, la poésie, les belles-lettres. Et ne doivent donc plus suivre l’Abbé Leclercq et ses avatars politiciens ou les clercs “aggiornamentisés”, qui déçoivent Bauchau et d’autres de ses anciens adeptes en tentant d’articuler un catho-communisme maritaino-mouniériste dans les années 45-50 puis en montant un PSC social-chrétien, appelé à gouverner de préférence avec les socialistes, quitte à perdre, au fil du temps et au fur et à mesure que les églises se vidaient, son aile droite, qui rejoindra en bonne partie les libéraux, quitte à sacrifier à tous les pragmatismes de piètre envergure pour terminer dans la “plomberie” d’un De Haene ou dans le festivisme délirant d’une Joëlle Milquet.

 

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Après son analyse sous la houlette thérapeutique de Blanche Reverchon-Jouve, de 1947 à 1949, après ses débuts en poésie, après ses premiers romans, Bauchau se révèle, comme Ernst Jünger, à qui il adresse de temps en temps un salut amical, un mémorialiste de très bonne compagnie littéraire: ses “Journaux” sont captivants, on y glane, sereinement, calmement, une belle quantité de “vertus” qui renforcent l’âme. Personnellement, j’ai beaucoup apprécié “La Grande Muraille – Journal de la Déchirure (1960-1965)” et “Passage de la Bonne-Graine – Journal (1997-2001)”. Dans “La Grande Muraille”, en date du 18 novembre 1961, on peut lire: “Dans mon horizon jusqu’ici la mort, si elle existe, n’a pas eu tant de place. Pourquoi? Peut-être parce que j’ai vécu autrement la guerre, qui, à côté de l’horreur, a été pour moi une époque d’espérance. J’étais soutenu par une force vitale puissante qui ne me permettait pas de croire vraiment à ma mort. Après la guerre c’est le désir de réussite, puis l’échec, qui ont été mes sentiments dominants. L’échec m’a paru pire que la mort”. Résumé poignant, sans explications inutiles, du destin de Bauchau. Le 23 novembre de la même année, on lit cette phrase de Lao-Tseu: “Celui qui connaît sa clarté se voile en son obscur”. Puis celle de Heidegger: “Ce qui ne veut que luire n’éclaire pas”. Toute la démarche post bellum de Bauchau s’y trouve: l’attitude altière du chef des VT est toute de clarté mais ignore sa part obscure (celle aussi de Shadow et du dictateur tudesque que ce personnage du “Boulevard périphérique” servait), une part obscure que l’analyse révèlera. En 1962, Bauchau fait la découverte d’Alain (une découverte qu’il partageait d’ailleurs avec Henri Fenet, sans connaître ce dernier, bien évidemment). Pour notre ancien des VT, Alain est le philosophe qui ne démontre pas, qui ne réfute pas ses homologues, mais “qui les suit, les croit sur parole, apprend d’eux jusque dans leurs erreurs” (6 janvier 1962). Alain incite Bauchau à abandonner toute posture expliquante, toute volonté de démontrer quoi que ce soit. Bauchau: “Alain me montre que je me suis trop occupé de moi, et pas assez du monde” (27 février 1962). Et le même jour: “La définition que donne Alain du bourgeois, l’homme qui doit convaincre, et du prolétaire, l’homme qui produit et qui a la sagesse et les limites de l’outil, est saisissante”. Bauchau dit adieu à sa classe bourgeoise qui, dans le Namurois de ses origines, dans le Bruxelles qui deviendra la “tache grise” de son existence, avait opté pour des postures catholiques, non républicaines au sens français du terme, toutes postures étrangères au réel concret, tissées qu’elles étaient de dérives donquichottesques ou matamoresques. “Le goût de l’explication est le grand obstacle. Se rapprocher de la nudité, de l’image et du fait intérieur, lui laisser son abrupt” (4 mars 1962). “... de dix-huit à trente-quatre ans j’ai vécu ma vie comme une grande aventure. Je juge aujourd’hui qu’elle fut mal fondée et sans issue. N’empêche qu’il y avait une vérité dans ce flux qui me soulevait et que parfois je retrouve dans les moments de création. J’étais aveugle, ligoté par le milieu et mes propres erreurs, mais j’ai vécu une aventure dont je dois retrouver le sens obscur pour accomplir ce que je suis. Il y a une justice que je ne puis encore me rendre car ma vue est encore offusquée par mes erreurs et leurs suites” (9 mars 1962).

 

Le 11 septembre 2001 et Francis Fukuyama

 

On le voit, la lecture des journaux de Bauchau est le complément idéal, et, pour les Wallons ou les Belges francophones, “national”, de la lecture des “Strahlungen” et des volumes intitulés “Siebzig verweht” d’Ernst Jünger. Il y a d’ailleurs un parallèle évident dans la démarche des deux hommes, l’un plongé dans les polémiques politiques de la République de Weimar, l’autre dans celles de la Belgique des années 30; ensuite, tous deux opèrent un repli sur les profondeurs de l’âme ou de la spiritualité, sur fond d’exil, avec les voyages de l’Allemand (au Brésil, en Méditerranée...) et l’éloignement volontaire de “Thèbes” du Wallon, en Suisse puis à Paris. Dans “Passage de la Bonne-Graine”, Bauchau, à la date du 11 septembre 2001, écrit, à chaud, quelques instants après avoir appris les attentats contre les tours jumelles de Manhattan: “L’état du monde sera sans doute changé par cette catastrophe. La guerre ne sera plus faite par des soldats mais par n’importe qui, maniant sans vraie direction politique des armes toujours plus puissantes. Ce ne sera plus l’armée adverse mais les fragiles structures des grandes villes mal protégées qui deviendront les objectifs des terroristes ou résistants. Comme Ernst Jünger l’a prévu, nous risquons d’aller vers la guerre de tous contre tous, dans un nihilisme croissant que cherchent à nous masquer le progrès foudroyant mais immaîtrisé des techniques et la dictature de la Bourse sur des chimères de chiffres, de peurs et d’engouements”. Le 19 septembre 2001, Bauchau note: “... la tristesse des événements d’Amérique et des redoutables lendemains qui s’annoncent si les dirigeants américains s’engagent dans le cycle fatal des vengeances”.

 

Le 4 octobre 2001: “Dans le dangereux glissement du monde vers l’assouvissement des désirs, la consommation, la technique, je puis à ma petite place rester fidèle à la vie intérieure et à la vérité artisanale de l’art vécu comme un chemin”. Puis, le 19 octobre, ce message politique que nous pouvons faire nôtre et qui renoue paisiblement, subrepticement, avec l’engagement non-conformiste des années 30: “Dans le ‘Monde’ du 18, un article de Francis Fukijama (sic) qui a annoncé il y a quelque années dans un livre la fin de l’histoire. Il soutient malgré les événements la même thèse, pour lui ‘le progrès de l’humanité au cours des siècles va vers la modernité que caractérisent des institutions telles que la démocratie libérale et le capitalisme (...). Car au-delà de la démocratie libérale et des marchés, il n’existe rien d’autre vers quoi aspirer, évoluer, d’où la fin de l’histoire’. La confusion entre la démocratie et le capitalisme est pour lui totale, alors qu’on peut se demander s’ils ne sont pas en réalité opposés. Considérer qu’il n’y a pas d’autre espérance que l’économie libérale et le marché me semble précisément tuer l’espérance, ce qui caractérise bien notre monde. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une ou plusieurs nouvelles espérances, mais pas de celles qu’on tente —en excitant nos désirs— de nous vendre”. En dépit de son constat, fin des années 40, de l’impossibilité d’articuler un quelconque espoir par une revendication tout à la fois politique et éthique, Bauchau, à 88 ans, garde finalement un certain espoir, l’espoir en un retour d’une éventuelle nouvelle vague éthique, en un retour du sacré (bien que non chrétien désormais), en l’avènement d’une synthèse alliant peut-être Confucius, Bouddha et Maître Eckhart, une synthèse portant sur ses ailes un projet politique non démocrato-capitaliste. En formulant furtivement cet espoir, Bauchau cesse-t-il de penser dans la “déchirure”, cesse-t-il, fût-ce pour un très bref instant, fût-ce pour l’instant fugace d’un souvenir, fût-ce pour quelques secondes de nostalgie, de placer ses efforts d’écrivains dans l’espace béant de la “déchirure” permanente, comme le lui avait demandé Blanche Reverchon-Jouve, et renoue-t-il ainsi, pendant quelques minuscules fragments de temps, avec l’idéal de la “réconciliation”, entre catholiques et socialistes, entre “croyants” et “incroyants”? Retour à la case départ? Indice d’un non reniement? Assurément, mais cette fois dans la quiétude.

 

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Programme du colloque  

 

Mission accomplie!

 

Reste à inciter un chacun à lire le dernier beau recueil de poèmes de Bauchau, “Tentatives de louange” (octobre 2011). La boucle est désormais bouclée: le dernier grand personnage de notre non-conformisme des années 30 vient de franchir la ligne entre notre en-deça et un hypothétique au-delà. Il a réussi sa vie, malgré ses hésitations, malgré ses doutes et, mieux, ceux-ci l’ont aidé à accéder à l’immortalité du poète et de l’écrivain: l’université le célèbre, on l’étudie, il s’est taillé, comme Jünger, une niche dans notre espace culturel. Mieux, il est resté admirablement fidèle à son ami maudit, à Raymond De Becker, qu’il n’a jamais laché, comme il le lui avait promis avant-guerre, lors d’une retraite à Tamié en Savoie. L’Université a organisé enfin un colloque, en avril dernier, sur les multiples facettes de ce personnage hors du commun que fut De Becker, ce “passeur”, cet homme qui s’ingéniait à créer des “passerelles” pour faire advenir une meilleure politique et sortir de la cacocratie, ce proscrit mort dans la solitude et le dénuement en 1969. Le Lieutenant Bauchau a accompli sa principale mission, celle d’être fidèle à son serment de Tamié. Nous ne le dégraderons donc pas, pour notre part, car, sur ce chapitre, court et modeste mais intense et poignant, il n’a pas démérité. Il a sûrement appris la tenue de ce colloque sur De Becker aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles, il a donc su, dans les quatre ou cinq derniers mois de sa vie, que son ami avait été quelque peu “réhabilité”: Henry Bauchau peut dormir en paix et les deux amis, jadis en retraite à Tamié, ne seront pas oubliés car ils auront planté l’arbre de leur espoirs (éthico-politiques) et de leurs aspirations à la quiétude, à une certaine harmonie taoïste, dans le jardin de l’avenir, celui auquel les forces catamorphiques du présentisme t du “bougisme” (Taguieff) n’ont pas accès, ne veulent avoir accès, tant elles mettent l’accent sur les frénésies activistes ou acquisitives. Pour l’avenir, nous nous mettrons humblement à la remorque du Lieutenant Bauchau car la politicaillerie a aussi laissé en nous des traces d’amertume sinon des “déchirures”, certes bien moins tragiques et qui ont suscité plutôt notre verve caustique ou notre morgue hautaine que notre désespoir, zwanze bruxelloise et souvenir d’ “Alidor” obligent. Passons à l’écriture. Passons à la méditation, notamment par le biais de ses “journaux” comme nous le faisons depuis tant d’années en lisant et relisant ceux d’Ernst Jünger.

 

Robert STEUCKERS.

(Forest-Flotzenberg, septembre/octobre 2012).

 

Bibliographie:

 

Oeuvres d’Henry Bauchau:

 

-          Tentatives de louange, Actes Sud, Paris, 2011.

-          Le Boulevard périphérique, Actes Sud, Paris, 2008.

-          La Grande Muraille – Journal de la ‘Déchirure’ (1960-1965), Actes Sud, 2005.

-          Oedipe sur la route, Actes Sud, Paris, 1990.

-          Passage de la Bonne-Graine – Journal (1997-2001), Actes Sud, Paris, 2002.

-          Diotime et les lions, Actes Sud, Paris, 1991.

-          Antigone, Actes Sud, Paris, 1997.

-          Poésie, Actes Sud, Paris, 1986.

-          L’enfant rieur, Actes Sud, Paris, 2011.

 

Sur Henry Bauchau:

 

-          Myriam WATTHEE-DELMOTTE, Bauchau avant Bauchau – En amont de l’oeuvre littéraire, Academia/Bruylant, Louvain-la-Neuve, 2002.

-          Geneviève DUCHENNE, Vincent DUJARDIN, Myriam WATTHEE-DELMOTTE, Henry Bauchau dans la tourmente du XX° siècle – Configurations historiques et imaginaires, Le Cri, Bruxelles, 2008.

-          Marc QUAGHEBEUR (éd.), Les constellations impérieuses d’Henry Bauchau, Actes du Colloque de Cerisy (21-31 juillet 2001), AML-Editions/Editions Labor, Bruxelles, 2003. Dans ces actes lire surtout:

-          A) Anne NEUSCHÄFER, “De la ‘Cité chrétienne’ au ‘Journal d’un mobilisé’”, p. 47-77.

-          B) Marc QUAGHEBEUR, “Le tournant de la ‘Déchirure’”, pp. 86-141.

 

Sur le contexte politique:

 

-          Eva SCHANDEVYL, Tussen revolutie en conformisme – Het engagement en de netwerken van linkse intellectuelen in België – 1918-1956, ASP, Brussel, 2011.

 

 

 

vendredi, 12 octobre 2012

Signature de Richard Millet

jeudi, 04 octobre 2012

Exposition: Céline et quelques autres...

mercredi, 03 octobre 2012

Cahier Nimier aux éditions de L'Herne

Vient de paraître:

Cahier Nimier aux éditions de L'Herne

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
A partir de 1956, Roger Nimier entre en A partir de 1956, Roger Nimier entre en correspondance avec Céline en tant que conseiller éditorial pour la maison Gallimard. Les liens avec le reclus de Meudon ne cesseront de se resserrer. Au sommaire de ce 99è Cahier, plusieurs articles consacrés à Céline : Frédéric Vitoux « Le fantôme de Nimier à Meudon », les textes de Roger Nimier « Donnez à Céline le Prix Nobel ! », « Céline » (Bulletin de la NRF), des textes de Marcel Aymé et Marc Henrez et enfin une correspondance inédite Céline-Nimier. Consultez le sommaire complet ici.
 
Roger Nimier, L'Herne, 384 pages, 39 €, 2012.
Commande possible sur Amazon.fr.


Cinquante ans après, si déconcertant qu’ait été ce destin, le public et la critique n’en ont pas fini avec Roger Nimier. L’attestent son oeuvre au format de poche et plusieurs essais récents. Aucun livre, pourtant, ne met pleinement sous les yeux cette expérience singulière, vécue entre les années 1940 et 1960. Ce Cahier veut combler ce manque.
 
Il ambitionne ainsi de tenir le rôle de passeur auprès du lecteur actuel.

En 1948, Roger Nimier s’impose à l’âge de vingt-trois ans avec son premier roman, Les Épées. S’attaquant sans tarder à l’ordre intellectuel et moral instauré après la Libération, il se livre à des provocations qui lui valent bientôt des ennemis et une réputation de factieux. Mauriac, Julien Green et Marcel Aymé n’en désignent pas moins Le Hussard bleu en 1950 pour le Goncourt, avant que la revue de Jean-Paul Sartre fasse de ce roman l’emblème d’un groupe littéraire. Cinq autres titres ont déjà paru quand le hussard annonce en 1953 qu’il abandonne le roman pour longtemps. Rupture de ce silence, D’Artagnan amoureux présage à l’automne 1962 un retour, quand survient l’accident mortel.
 
Lancée à la face d’une époque jugée décevante, l’exigence de style qui caractérise Roger Nimier s’est exercée dès le début à la fois dans le roman, la chronique et la critique. Mais elle a aussi conduit l’écrivain à jouer un personnage. Ce Cahier en esquisse donc la mise en scène, avant de s’attacher successivement aux trois volets de l’oeuvre.

Entretien, journal poème, correspondances et autres formes, un matériau varié tente de rendre cette multiplicité à travers le temps.

Tout au long de ce volume, afin de restituer l’écrivain dans sa diversité, documents originaux et témoignages entrent dans une polyphonie de points de vue. Celle-ci s’oppose délibérément à une vision dont la cohérence serait dictée par la volonté de prouver, ou inspirée par le seul souci d’admirer.

Si l’oeuvre compte une quinzaine de volumes, ce Cahier étend la connaissance de l’auteur en rendant accessibles d’importants écrits encore dispersés, ou totalement inédits.
Pour l’interprétation, il apporte les analyses actuelles de critiques et d’écrivains, sans exclure la reprise d’articles significatifs ou fondateurs.

Ainsi se développe une réponse à la question que posent une oeuvre et une figure qui résistent incontestablement au temps. Ainsi surtout peut naître, on l’espère, la tentation de relire Roger Nimier, ou de le découvrir enfin.

 
Roger Nimier, L'Herne, 384 pages, 39 €, 2012.
Commande possible sur Amazon.fr.
 

lundi, 24 septembre 2012

Lisibilité et idéologie, le cas du texte célinien

Ex: http://lepetitcelinien.blogspot.com/ 

Lisibilité et idéologie, le cas du texte célinien
par Danielle RACELLE-LATIN
 
 
« J'écris pour les rendre tous illisibles. »
L.-F. Céline.
 
celine-meudon-1959.jpgLe refus de souscrire aux codes linguistiques et culturels qui fondent la lisibilité du roman bourgeois caractérise l' « intentionnalité » des écrits céliniens. Nous plaçons le mot entre guillemets parce qu'il ne fait que renvoyer à l'appréciation de l'écrivain sur sa pratique littéraire. Sans augurer du niveau d'objectivité qu'elle manifeste, il nous faut d'entrée de jeu constater que cette évaluation fut corroborée par le public et sanctionnée par le désintérêt dans lequel sont tombées les dernières productions céliniennes : Guignols Band, Le Pont de Londres, D'un Château l'autre et plus encore Rigodon, Nord ou Féerie pour une autre fois sont actuellement des textes « illisibles ».
 
L'ostracisme dont cette production fait l'objet ne peut pas que tenir à la compromission de leur auteur vis-à-vis du national-socialisme et de l'antisémitisme à une époque qui précédait de peu la seconde guerre mondiale. Le fait est inhérent à la nature de la production elle-même, laquelle ne fait qu'accuser une altérité déjà présente, mais à titre latent, dans les deux premiers romans Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, tous deux cités en bonne place (relative) dans les ouvrages normatifs sur la littérature du xxe siècle.
 
On pourrait invoquer ici, à titre d'hypothèse explicative, la théorie du saut qualitatif. Les premiers textes de Céline contiendraient en eux des signes de différence quantitativement limités et donc latents, qui, en s'accroissant progressivement, auraient produit une brusque mutation qualitative, mutation que l'on peut assurément faire coïncider avec l'éclatement opéré dans la forme de communication antérieurement adoptée. Le passage du roman polémique au pamphlet, de la fiction à l'Histoire, manifeste chez l'écrivain un processus de réification des phantasmes et, au point de vue du lecteur, atteste la désagrégation d'une médiation littéraire acceptable antérieurement. La subversion idéologique du texte célinien restait lisible tant qu'elle s'accommodait d'une médiation littéraire conforme à la pratique idéologique de la lecture bourgeoise. Son caractère fondamental, l'incongruité, devenait par contre irrecevable à partir du moment où, poursuivant sur sa lancée anarchique, le texte projetait son altérité et sa duplicité jusqu'à la transgression du code « fiction littéraire » et faisait passer sans guillemets son discours fictionnel et délirant dans le champ de l'Histoire. La sanction d'une telle transgression est celle de la folie, ultime ostracisme de l'institution sociale.
 
L'exemple tend à illustrer que ce n'est pas le contenu idéologique explicite de la communication qui détermine l'acceptabilité ou la non-acceptabilité du discours littéraire, mais sa « forme idéologique » c'est-à-dire sa conformité ou sa non-conformité aux codes de la lisibilité littéraire. C'est le reniement jugé pathologique des codes de la littérarité qui condamne le discours célinien à ne plus être entendu. Les pamphlets eux-mêmes et leur délire de persécution antisémite fussent restés à la rigueur « lisibles » pour autant que le lecteur eût pu être convaincu, ainsi que Gide tenta de le dire, de leur caractère « poétique ».
 
La seule véritable transgression est celle qui porte sur la typologie des discours implicitement reconnue par l'idéologie. Un texte devient irrecevable du fait qu'il trahit le type de discours auquel ses caractéristiques linguistiques, rhétoriques et idéologiques le destinaient dans la conscience sociale. Le pamphlet célinien transgresse et violente irrémédiablement cette conscience sociale parce qu'il se donne à lire tout à la fois pour un discours politique (référentiel, didactique et performatif) et comme un pur jeu poétique, ballet verbal connotant ironiquement sa propre pratique. Eût-il été poème ou discours politique qu'il aurait été encore justiciable d'une appréciation idéologique — fût-elle négative — et donc « lisible ». Mais par son équivoque formelle il tombe hors de l'espace idéologique, dans la folie. Il ouvre un lieu d'ambiguïté insoluble, produit d'une double destruction : celle du discours politique par le poème, celle du poème par le discours politique. Fiction et Histoire sont renvoyées dos à dos dans une même dérision et le texte sort du sens parce qu'il a brouillé les clivages fondamentaux (discours politique/littéraire), autrement dit les codes de repérage idéologique de la signification.
 
Ce phénomène de transgression joue bien entendu également à l'intérieur d'un type de discours donné. Ici, en l'occurrence, le discours littéraire. Les « romans » céliniens nous en fournissent un bel exemple. On peut dire que les deux premiers romans, Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, bien que subversifs, sont « lisibles » tandis que les derniers, transgressifs, ne sont plus acceptables pour le lecteur-consommateur de romrans.
Le texte subversif est lisible parce qu'en dépit de ses écarts il continue à se conformer à une typologie générique particulière (ici celle du roman), tandis que le texte transgressif opère une destruction radicale du code générique régulateur.
La typologie de base du genre romanesque est bien connue. Disons pour résumer les choses schématiquement qu'il s'agit d'un discours principalement représentatif d'une fiction, laquelle représente à son tour une épreuve de la négativité assumée par un héros, cette crise étant réversible.
 
Le Voyage au bout de la nuit présente les signes certains d'une pratique transgressive des codes littéraires, mais s'exerçant dans les limites typologiques du discours romanesque. Aussi bien, en raison de cette visée romanesque avouée, cette transgression sera-t-elle récupérée esthétiquement comme forme signifiante d'une négativité purement fictionnelle.
Dans le Voyage, la subversion de la langue littéraire (langue écrite) par l'intrusion d'une oralité désublimante (vulgarismes, argot, incongruités, etc.) est le support d'une transgression idéologique (marques d'extranéité culturelle, vision du monde antihumaniste, critique radicale des valeurs sociales et morales...). Mais celle-ci, parce qu'elle s'inscrit dans le cadre d'une fiction romanesque (expérience fictive de la négativité) et, bien qu'elle soit le fait du narrateur et non du seul personnage, est renvoyée à la secondarité littéraire. La négativité idéologique de l'écriture devient « lisible » parce qu'elle prend valeur de forme signifiante connotant la négativité d'une fiction. De ce fait elle est récupérée et positivée : la subversion initiale du code « langue littéraire », inscrite dans la pratique de l'écriture célinienne, devient un code d'enrichissement de cette langue littéraire même. Nous voudrions succinctement illustrer ce processus.
 
 
Voyage au bout de la nuit - Manuscrit
 
La transposition de l'effet de parlé à la langue écrite constitue dans le Voyage un fait d'écriture dont la portée est effectivement transgressive : sa fonctionnalité vise en effet à renverser le code romanesque fondé sur la représentation d'une histoire vraisemblable pour lui substituer un texte. Mixte de langue parlée et de langue littéraire cette écriture brasse, pour les subvertir réciproquement, un nombre considérable de codes linguistiques et littéraires, lesquels renvoient à des signifiés ou des présupposés culturels : l'argot, la parlure populaire sont les codes linguistiques d'un niveau social et d'un ethos particulier (mythe social de la « mentalité populaire »). Par leur utilisation en contexte littéraire, ils acquièrent en sus la valeur de code esthétique : ils signifient un genre existant, celui du populisme. La langue écrite et soutenue quant à elle renvoie à des signifiés diamétralement opposés tant au niveau socio-linguistique que littéraire : pratique conforme au code de la bourgeoisie, elle ne marque dans le roman aucune socialité particulière et se donne à lire comme un langage du subjectif, du psychologique, comme un code adéquat à l'idéalité bourgeoise. L'écriture active est ici un jeu réellement dialectique dans la mesure où elle vise à brouiller la transparence de ces codes de lecture. Par sa fonction mimique (et non simplement mimétique), elle rend mobiles les signifiés par rapport aux codes qu'elle traverse et attaque leur taxinomie. Ainsi les signes de la langue parlée, populaire, y sont-ils déplacés de leur signifié social de telle sorte qu'ils prennent progressivement (au cours de ce qui serait une écriture-lecture) fonction de signifiants strictement textuels.
 
Pour nous limiter à un exemple simple, nous citerons le cas du rappel du pronom, tournure syntaxique utilisée systématiquement par la narration. Celle-ci se donne d'abord à lire, conformément au code, comme signe d'un usage populaire chargé du pouvoir de connoter la marginalité du locuteur par une intonation d'invective ou de ressentiment social. Innombrables sont les phrases du type : « Tu parles si ça a dû le faire jouir, la vache ! » / « Le jour on les aurait bien bousillés jusqu'aux essieux, ces salauds-là », qui se caractérisent par le rappel du pronom sujet ou complément ou de l'un et l'autre en combiné (« Je le connaissais le Robinson moi » / « C'est même ce jour-là, je m'en suis souvenu, depuis qu'il a pris l'habitude de la rencontrer dans ma salle d'attente, la vieille Henrouille, Robinson »).
 
Cette structure est cependant génératrice de tout un travail de déconstruction rationnelle de la phrase qui affecte tout aussi bien les registres de la langue écrite et littéraire que ceux de la langue parlée (populaire, trivial, familier). Un même schème de dénotation rythmique en perturbe la distinction :
 
« C'est un quartier qu'en est rempli d'or, un vrai miracle et même qu'on peut l'entendre le miracle à travers les portes avec son bruit de dollars qu'on froisse, lui toujours trop léger le Dollar, un vrai Saint-Esprit, plus précieux que du sang. »(1)
 
« Elle les tenait déjà d'ailleurs la misère au cou, au corps, les mignonnes, elles n'y couperaient pas. Au ventre, au souffle, qu'elle les tenait déjà la misère par toutes les ondes de leurs voix minces et fausses aussi... » (2)
 
Du registre populaire cette structure verbale se médiatise jusqu'à rejoindre enfin le style impressionniste des passages « littéraires » transcrits en style soutenu :
 
« Chaque fois, au départ, pour se mettre à la cadence, il leur faut du temps aux canotiers. La dispute. Un bout de pale à l'eau d'abord et puis deux ou trois hurlements cadencés et la forêt qui répond, des remous, ça glisse, deux rames puis trois, on se cherche encore, des vagues, des bafouillages, un regard en arrière vous ramène à la mer qui s'aplatit là-bas, s'éloigne et devant soi la longue étendue lisse contre laquelle on s'en va labourant, et puis Alcide encore un peu sur son embarcadère que je perçois loin presque repris déjà par les buées du fleuve, sous son énorme casque, en cloche, plus qu'un morceau de tête, petit fromage de figure et le reste d' Alcide en dessous à flotter dans sa tunique comme perdu déjà dans un drôle de souvenir en pantalon blanc. » (3)
 
Le clivage langue populaire /langue littéraire s'en trouve transgressé au profit d'une écriture qui n'est plus socialisable et qui ne codifie plus effectivement que les signifiés textuels fondamentaux : révolte et impuissance, chaos et relâchement, ballottement débile d'une déviance qui n'est plus celle d'un sujet « situable » dans l'espace social, mais celle de la société tout entière. L'écriture se fait ainsi métalangage poétique, compétence purement rythmique où se forment et se déforment dans un grand mouvement négateur de sac et de ressac les différentes physionomies sociales et culturelles de la performance linguistique qu'elle réduit à une équivalence symbolique dans la négativité.
 
La « parole » narrative issue de cette pratique subversive de la langue ne peut plus être mise au compte du personnage ou du narrateur fictif que si l'on se rend dupe du jeu de trompe-l'oeil qu'affiche pourtant la nature mimique de l'écriture. Par son allure populaire et argotique celle-ci motive bien en apparence la situation des héros dans l'espace socio-linguistique et socio-idéologique du monde fictionnel (personnages déclassés, argotiers, réfractaires à l'ordre social) ainsi que l'action narrative comme procès de déviance sociale. Mais cette illusion s'affiche comme illusion, le réalisme stylistique étant détruit par les inconséquences volontaires de la « parole » (attribution de parlure argotique ou vulgaire à des personnages bourgeois secondaires, registre tantôt populaire tantôt soutenu de la narration). En avouant sa fabrique artificielle l'écriture se montre sans cesse et tend à détruire l'illusion romanesque.
 
Louis-Ferdinand Céline - Voyage au bout de la nuit
Une relecture du texte permettrait par ailleurs de constater que bon nombre de séquences narratives ne sont effectivement que des métaphores discursives « objectivées » ironiquement dans l'espace diégétique. Ainsi par exemple la métaphore de la galère-société présente dans l'ouverture-programme du texte est-elle l'origine de la séquence fantastique de l'« Infanta Combitta », galère espagnole à laquelle Bardamu sera vendu par un prêtre africain pour être conduit dans le « nouveau monde ». Ici encore l'écriture pointe comme surdétermination ironique de la fiction. La subversion du genre et l'utilisation d'une intertextualité complexe dans le roman (conte, satire, picaresque fantastique) découle en droite ligne de la pratique démotique de l'écriture qui se fonde sur la transgression du code « langue littéraire ». De même que l'écriture se constitue par le mixage fantaisiste de niveaux incompatibles de la langue, de même le texte littéraire fonctionne comme confrontation incongrue des codes génériques propres à la langue littéraire. Et ce, afin d'attaquer la fonction de représentation de la littérature mais surtout, à travers elle, cette représentation même du monde qu'elle autorise.
 
On peut constater néanmoins que cette textualité n'a opéré qu'un blocage temporaire à la lisibilité du Voyage au bout de la nuit. La critique, un instant déroutée, eut tôt fait de récupérer cette incongruité « expressive » comme l'indice d'une nouvelle systématique formelle qui sauve la cohérence esthétique de « l'oeuvre » en même temps que sa lisibilité comme roman, c'est-à-dire comme langage médiat de la Valeur.
 
L'usage d'une parole narrative traversée par des discours incompatibles, les contradictions de l'oeuvre ainsi que son hétérogénéité du point de vue des genres peuvent en effet se fonder en « pertinence expressive » aux yeux de cette critique du fait que le roman représente un héros déclassé (populaire), engagé dans une épreuve de délaissement moral et social. Ainsi son univers de représentation ne peut-il être lui-même qu'un « chaos en suspens » (expression de Bardamu, le héros de l'aventure). C'est cette expressivité que l'esthétique du roman « représente » à son tour par le chaos des codes de la langue et de la littérature. La forme n'est là que pour confirmer à titre homologique le sens psychologique de la fiction, l'expérience d'une anomie individuelle, l'épreuve d'un « voyage au bout de la nuit ».
 
La narration ne fait que représenter la fiction. Le livre ne s'ouvre-t-il as sur une rupture de silence (« Ça a débuté comme ça. Moi j'avais jamais rien dit. Rien. ») pour se clôturer sur un retour au silence (« Et qu'on n'en parle plus ») identifiant donc acte de narration et de représentation, mais au profit de cette dernière évidemment ? Le travail de l'écriture est ramené aux dimensions de la « parole » du héros et c'est à travers le code populiste préexistant, en fonction de la marginalité sociale du personnage qu'il pose, que seront rationalisées les subversions textuelles. La lecture est de ce fait à nouveau permise. Le texte voit sa négativité effective récupérée au ciel de l'idéalité esthétique. La subversion des codes littéraires telle que la pratique le Voyage peut ne pas être comprise comme une remise en question de la lisibilité romanesque et de l'idéologie qu'elle présuppose. Le Voyage est bien un roman à forme originale qui « représente » la mise en question individuelle de l'ordre social par la « parole » d'un héros négative, et qui signifie cette négation fictionnelle selon la logique des codes littéraires : leur utilisation chaotique n'empêche pas qu'ils continuent de signifier (dialectiquement) l'ordre, le sens, la valeur. Bien au contraire puisque cette destruction ironique représente précisément dans l'oeuvre l'expérience d'une enténébration de ceux-ci.
 
 
Cette lisibilité du Voyage au bout de la nuit que nous retraçons succinctement, et de façon un peu sournoise, révèle la clôture idéologique de toute lecture. Elle laisse également supposer la nature réactionnaire du phénomène d'esthétisation.
Le processus d'esthétisation semble bien être proportionnel au travail de la subversion littéraire : plus le texte réalise dans sa pratique une destruction de la représentation du monde conforme à l'idéologie, plus cette négativité sera récupérée esthétiquement. Encore faut-il qu'il n'y ait pas transgression du code de lisibilité fondamental. Dans le cas du Voyage, la subversion des codes littéraires s'accommode bien, en effet, du type du discours romanesque puisque la parole s'y présente encore, fût-ce illusoirement, comme celle d'un personnage engagé dans une fiction ou dans le récit de cette fiction. Tel sera encore le cas pour Mort à crédit, en dépit de l'intensification des formes de la subversion verbale que cette seconde production manifeste (emploi systématique de l'effet de parlé, vulgarismes, argot, déconstruction rationnelle plus grande de la phrase linguistique et de la phrase narrative). Par contre, dans les dernières productions de Céline, la subversion, en accentuant encore davantage les écarts au genre romanesque, aboutit à une transgression visible; le support de la lisibilité fictionnelle, à savoir le personnage, disparaît : c'est l'écrivain Céline qui « parle » désormais et la « réalité » que le langage désintègre comme la négativité que cette destruction véhicule ne trouvent plus par conséquent leur code de médiation. La superposition chaotique des genres (épique, satirique, historique, fantastique, poétique, auto-biographique, romanesque...) y est systématisée au point qu'aucun de ces codes génériques ne peut plus être pris comme code de base ou comme type de discours régulateur d'une lisibilité acceptable. Le langage résiste ici comme phénomène irréductible. Que cette transgression soit le fait de la folie, du délire autistique ou d'un refus concerté de faire de la littérature autrement qu'en la déconstruisant, c'est là un problème de lecture critique qui ne concerne pas le lecteur-consommateur de sens, lequel se contente de sanctionner l'altérité de l'écriture en refermant le livre.
 
Dans les limites du discours littéraire, tout écrit est lisible pour autant qu'il se codifie conformément à un type générique. Les subversions apportées à ce type de base, si elles troublent la sécurité idéologique du lecteur, n'en sont pas moins récupérables esthétiquement, pour autant qu'elles n'attaquent pas sa norme d'interprétation.
Les formes subversives se déchiffrent dès lors comme connotations ou comme signifiants d'enrichissement du code fondamental et leur négativité vient renforcer le système de récupération de la lisibilité.
Les formes transgressives, par contre, parce qu'elles attaquent la lisibilité dans ses fondements, font sortir de l'idéologique. Elles sont historiques et dialectiques. Les formes subversives du discours romanesque ne sont lisibles que si elles sont computables, c'est-à-dire susceptibles de s'inscrire comme des célébrations ornementales dans le temps institutionnalisé de la fiction. Fiction qui ne reste omniprésente dans la lecture que parce qu'elle est le garant du caractère strictement individuel, accidentel, non historique de la négativité. Récemment Charles Grivel, dans son ouvrage sur La Production de l'intérêt romanesque, rappelait notamment, en termes peu suspects d'essentialisme, le caractère nécessairement mythique de la lecture comme recouvrement de l'origine à travers le temps du lire. Le plaisir de lire n'est là que pour permettre celui de la relecture. Le temps romanesque, comme chute ou émergence dans la négativité, n'est présenté que pour réactiver la force hypnotique du temps idéologique, temps antérieur et postérieur à la fiction lisible. La lecture comme pratique idéologique épouse donc la structure circulaire qui conduit le sens du même au même à travers un espace qui ne peut être que tracé d'avance.
Déplacée phantasmatiquement du réel historique à la fiction, la négativité— nous dirions plus volontiers l'Historicité, lieu de travail des formes et du sens — peut être ainsi reniée pour autoriser l'aveuglement mythique, l'obturation de la conscience historique en idéologie, temps du prototype, temps du code, origine, dirait Grivel.
La négativité, pour autant qu'elle se donne à lire dans le roman, fût-elle accusée en des termes particulièrement subversifs, n'empêche donc pas pour autant le lecteur de « danser en rond » c'est-à-dire d'opérer une récupération euphorique et limitatrice du texte en le délestant de son altérité effectivement dialectique. Et ce, en fonction du code générique lui-même, qui autorise, par le processus de récupération esthétique, la lisibilité idéologique des « oeuvres ».
 
Danielle RACELLE-LATIN
Littérature, n°12, 1973, pp.86-92.
 
 
 
 
Notes
1. Voyage au bout de la nuit, Paris, Éditions Balland, 1966, p. 142.
2. Ibid., p. 265.
3. Ibid., p. 120.

samedi, 07 juillet 2012

Fabrice LUCHINI à propos de Louis-Ferdinand CÉLINE

 

Fabrice LUCHINI

à propos de Louis-Ferdinand CÉLINE

mardi, 03 juillet 2012

Roman 20-50, revue d'étude du roman du XXè siècle

Roman 20-50, revue d'étude du roman du XXè siècle

 
La revue Roman 20-50, revue universitaire d'étude du roman du XXè et XXIè siècle publiée par l'équipe d'accueil « Analyses littéraires et histoire de la langue » et du Conseil Scientifique de l'Université Charles-de-Gaulle - Lille 3, a consacré son numéro 17 de juin 1994 à Louis-Ferdinand Céline. Sous la direction d'Yves Baudelle, ce numéro, toujours disponible, réunit une quinzaine d'études sur Voyage au bout de la nuit. Voici son sommaire :
 
DOSSIER CRITIQUE : Voyage au bout de la nuit de L.-F. Céline
Études réunies par Yves Baudelle
 
Henri GODARD
Céline à l'agrégation
 
Philippe MURAY
C'est tout le roman ce quelque chose
 
Jean-Pierre GIUSTO
Louis-Ferdinand Céline ou le dangereux voyage
 
Michel P. SCHMIDT
Un texte méchant
 
Gianfranco RUBINO
Le hasard, la quête, le temps dans le parcours du moi
 
Philippe BONNEFIS
Viles villes
 
Denise AEBERSOLD
Goétie de Céline
 
André DERVAL
La part du fantastique social dans Voyage au bout de la nuit : Mac Orlan et Céline
 
Judith KARAFIATH
Les héritiers indignes de Semmelweis : médecins et savants dans Voyage au bout de la nuit
 
Isabelle BLONDIAUX
La représentation de la pathologie psychique de guerre dans Voyage au bout de la nuit
 
Philippe DESTRUEL
Le logographe en délit
 
Yves BAUDELLE
L'onomastique carnavalesque de Voyage au bout de la nuit
 
Catherine ROUAYRENC
De certains "et" dans Voyage au bout de la nuit
 
Günther HOLTUS
Les concepts voyage et nuit dans le Voyage au bout de la nuit de L.-F. Céline
 
LECTURES ÉTRANGÈRES
Marc HANREZ
Céline, Sand, Shakespeare
 
ÉTUDE DE LA NOUVELLE
Marie BONOU
Histoire d'un crime : La Nuit hongroise
 
ROMAN 20/90
Yves REUTER
Construction/déconstruction du personnage dans Un homme qui dort de Georges Perec
 
COMPTE RENDU
Catherine DOUZOU

 

Commande (le numéro 15 € franco):
ROMAN 20-50
1, Bois du Vieux Mont
62580 VIMY
 

mardi, 26 juin 2012

Le Bulletin célinien n°342 - juin 2012

Le Bulletin célinien n°342 - juin 2012

 
Vient de paraître : Le Bulletin célinien n°342.

Au sommaire : 

- Marc Laudelout : Bloc-notes
- Juliette Demey : Lucette, ombre et lumière de Céline
- M. L. : Une soirée Céline aux Beaux-Arts
- Bernard Labbé : Dernier hommage à Claude Duneton
- M. L. : Céline et « Je suis Partout »
- M. L. : Gofman, le Marquis et les emmerdeuses
- René Miquel : En consultation chez le docteur Destouches [1933]
- M. L. : Le cinquantenaire vu par Jean-Paul Louis
- François Brigneau : Céline revient… Le retour de l’Aryen errant [1951]
 
Un numéro de 24 pages, 6 € franco.

Le Bulletin célinien, B. P. 70, Gare centrale, BE 1000 Bruxelles.

Le Bulletin célinien n°342 - Bloc-Notes

 
Mon ami Marc Hanrez estime que le terme « célinien » est souvent abusivement employé, y compris par le BC dans son titre. Est « célinien », selon lui, ce qui appartient à Céline. On parlera donc de l’univers célinien, du style célinien, des personnages céliniens, du comique célinien, etc. En revanche, dès lors qu’on traite, par exemple, des spécialistes de l’écrivain, il faudrait, selon lui, utiliser le terme « céliniste ». C’est ce que fit Philippe Alméras lorsque, répliquant à un confrère qui avait mis en cause son travail, il titra son droit de réponse : « Ne tirez pas sur le céliniste ! » – clin d’œil à un film célèbre oblige.
Alors, célinien ou céliniste ? Cela mérite discussion car si l’on dénomme ainsi les exégètes de l’œuvre, convient-il d’utiliser le même terme pour désigner ceux qui sont, tout simplement, des amateurs, éclairés ou non, de l’écrivain ? Dans sa liste des noms et adjectifs correspondant aux noms de personnes, le dictionnaire Le Robert ne retient, lui, que le terme « célinien ». Lequel rejoint ainsi la cohorte d’adjectifs dérivés de patronymes d’écrivains, tels « balzacien », « rimbaldien », « giralducien » ou encore « apollinarien ». Un autre ami… célinien, Christian Senn, s’est amusé à faire le relevé de tous les mots forgés autour de « Céline » tels qu’il les a récoltés au cours de ses lectures. Le mot « célineurasthénie », imaginé par un journaliste en 1933 (voir page 16), ne figure pas dans sa collecte. Mais il en a trouvé bien d’autres. Ainsi, pour désigner les fervents de l’écrivain, le choix ne se limite pas aux deux termes signalés puisqu’on trouve aussi : célinophile, célinomane, célinologue, célinialiste, célinomane, célinomaniste, célinolâtre, célinomaniaque, ... La liste n’est pas exhaustive. Pour désigner, non pas les personnes, mais la passion – ou l’ensemble des passionnés – que l’œuvre suscite, on trouve : célinie, célinerie, célinisme, célinite, etc. Sans oublier que l’écrivain lui-même a forgé des mots à partir de son nom : Célinegrad (Féerie pour une autre fois) ou Célineman [rabineux] (Bagatelles pour un massacre).
Voilà qui rappelle les travaux du regretté Alphonse Juilland (1923-2000) sur les néologismes de Céline. Ces livres, qu’il a lui-même édités, devraient figurer dans la bibliothèque de tout célinien (ou céliniste) digne de ce nom ¹. On déplore naturellement que cet éminent linguiste n’ait pu achever cette œuvre unique en son genre. Dommage aussi que Céline n’en ait rien vu alors même qu’il avait eu connaissance de cette initiative : « Pour ce jeune homme qui veut étudier mes livres, diantre, ils sont là ! Qu'il s'y plonge. De ma part dites-lui que lorsqu'il aura fini son étude je la lirai et lui donnerai mon avis ². » Au moins Cioran, vieil ami de Juilland, lui exprima-t-il son enthousiasme : « Tous ces mots, quelle nourriture ! Cela vous fortifie, vous libère du cafard, vous réconcilie avec tout ce que le quotidien comporte d'intolérable. Un stimulant ! Il faudrait que les psychiatres en proposent l'usage. » Et si cela ne suffisait pas, c’est également Alphonse Juilland qui a retrouvé la trace d’Elizabeth Craig. Sans lui, nous n’aurions pas ce témoignage bouleversant ³ sur Céline livré peu avant la mort de la dédicataire de Voyage au bout de la nuit
 
Marc LAUDELOUT 
 
 
1. Alphonse Juilland, Les Verbes de Céline, 4 vol. parus, 1 : Étude d’ensemble, 2 : Glossaire, A-D, 3 : Glossaire, E-L, 4 : Glossaire, M-P, Anma Libri [Saratoga], coll. « Stanford French and Italian Studies », 32, 1985. [vol. 1] ; Montparnasse Publications [Stanford], 1988, 1989 et 1990 [vol. 2-4] & Les adjectifs de Céline, vol. 1 [seul paru] : Glossaire, A-C, Montparnasse Publications [Stanford], 1992, 271 p. 
2. Lettre du 6 décembre 1950 in Pierre Monnier, Ferdinand furieux, L’Age d’Homme, 1979, p. 160.
3. Elizabeth et Louis. Elizabeth Craig parle de Louis-Ferdinand Céline, Gallimard, 1994, traduction Florence Vidal (le livre a initialement paru en langue anglaise)

dimanche, 24 juin 2012

Louis-Ferdinand Céline - Knut Hamsun

Louis-Ferdinand Céline - Knut Hamsun

par Marie-Laure Béraud

Ex: http://www.lepetitcelinien.com/

Dans Dialogues outre-ciel (Ed Manuella, 2010), Marie-Laure Béraud a imaginé différentes conversations entre personnalités aussi diverses que Marylin Monroe, Robert Walser, Barbara et Oscar Wilde. Voici le dialogue imaginaire entre Knut Hamsun (1859-1952), écrivain norvégien, Prix Nobel de Littérature en 1920 et Louis-Ferdinand Céline.
 

Louis- Ferdinand Céline, Knut Hamsun Louis Ferdinand râlait, trépignait, faisait les cent pas, jurait, crachait des mots qui cinglaient comme des lames acérées à tel point que les oreilles trop sensibles se ramassaient à la pelle, mais sans la moindre goutte de sang répandue. Dans cette immensité opaque et indéfinissable, il portait des habits de campagne, gros pull de laine, pantalon de velours élimé, une tenue assez négligée qui seyait parfaitement à son visage et ses cheveux en désordre. Lui les limbes il n’en avait rien à foutre il aurait préféré tout de suite aller griller en enfer. 

L F - Crénom de Dieu, tiens Dieu justement parlons-en ! C’est quoi toutes ces putains d’antichambres, ces inventions à la con ? Tous les crétins échoués ici et là, purgatoire, limbes etc… Ils n’ont toujours pas compris que leur sale cœur d’homme eh bien le bon Dieu il en a rien à foutre, qu’il les laisse choir ici pétris de leur cruauté et qu’il se marre de les avoir dupés, qu’il en pisse de rire même ! C’est un p’tit malin. Moi je m’en fous de l’espoir c’est mes clebs qui me manquent , mon perroquet et ses plumes, l'odeur de poil et de pluie mais y’avait un panneau interdit aux animaux à l’entrée et j'ai eu beau discuter avec le larbin, rien à faire, inflexible le gars, drôlement bien dressé. Du coup je suis marron enfin façon de parler puisqu’ici y’a ni odeurs ni couleurs, ils font dans la sobriété, triste à pleurer, nu, vide, gris, froid, chiant,et ces nuées d’anges qui passent et tentent de me toucher le crâne pour me refiler un peu de bonté, la juste esthétique et tout ce fatras de trucs, amidonnés, bien repassés, pile au format de l’étagère ! Eh bien non ! J'en veux pas !

Un homme au regard bleu perçant, très distingué, d’allure nordique, releva avec intérêt le mot format qui le mit en colère. Il en fit presque tomber son chapeau et ses lunettes, pris soudain de violentes convulsions. D'habitude de nature assez calme, ce qu'il venait d'entendre le fit littéralement bondir.

K- Quoi ! Encore cette histoire stupide de l’homme tel qu’en rêvent nos gouvernants ? Soumis, hagard, sans aucune histoire digne d’être révélée, juste humain par fatalité, par accident, qui se lève, qui se couche et recommence jusqu’à son dernier jour d’inconscience, sans fleurs, sans montagnes sans arbres, sans amour, sans rien qui vaille la peine. Non j’ai assez goûté les basses hésitations, les écritures sans talent, les prétentieux, les couards, les théoriciens de la vie, ceux qui pensaient avoir trouvé sans même avoir commencé à chercher, toute cette basse cour trépidant en vain. Les mots, ils n’en ont pas joui, ils en ont eu peur, une peur qui dépassait tout, aucun soubresaut sur la ligne parfaite de leur petite existence, à peine le début d’une mélodie médiocre. Mais ne seriez-vous pas Monsieur Céline ? Celui qui tant d’années après sa mort continue à déchaîner les haines et les passions ? Je me présente Knut Hamsun. Notre destin fut assez similaire savez-vous, écartés et conspués, de vraies maladies ambulantes !

L F- Oui je sais on a trinqué pour tout l'monde, mes congénères ne m’ont pas raté, la vie ne m’a rien épargné, la guerre non plus, ça vous change un homme, ensuite quand on en réchappe, on n’est plus jamais le même. Tant de cruauté ça vous fait partir l’âme en vrille, ça sèche sur pied, ça vous ôte tout sentiment de compassion, et Dieu sait que j’en ai eu de la compassion, tous ces gens misérables et malades que j’ai soignés, que j’ai même sauvés parfois, eh bien Dieu ne me l’a pas rendu, au contraire, il m’a mis au pilori. On m’a entôlé, exilé, faut dire que je l’avais cherché avec "Bagatelles" ça m’a mis dans de beaux draps cette histoire-là, d’écrire sur la haine inextinguible de l’homme pour l’homme, l’impossibilité d’aimer de ceux qui ne furent pas aimés, mais avant ça j’indisposais déjà avec mes écrits éclaboussant le rêve de tranquillité de ces bourgeois, de ces intellectuels  à la petite semaine, aux mains moites, aux mots enrobés de miel, à la langue plate et monotone. Déjà le Voyage avait fait des ravages, j’étais maudit dès le départ. Oui mes livres m’ont dévoré. Toute l’attention, la précision, la passion, le besoin que j’avais d’écrire phrases après phrases, tout cela m’a consumé peu à peu. Écrire m’a assassiné.
 
K- Oui je vous voyais d’ici même vous débattre avec les bêtes que vous aviez provoquées et dont il était impossible de calmer la colère. Puisque je suis votre aîné mais d’assez peu nous avons connu tous deux cette époque de tumulte où j’ai eu tort et vous aussi de croire à une grande Europe possible grâce à l’Allemagne tant je détestais ces britanniques, leur arrogance de colons, leur désir de commerce, d’usines, de fumées, cette gifle odieuse à la nature, ce bruit. Je n’avais pas saisi les desseins de ce petit homme à moustache que je trouvais stratège et fort et en qui je croyais voulant à tout prix échapper à cette emprise anglaise. Je n’y ai vu que du feu, je ne me doutais pas une seconde de ses projets meurtriers, de sa folie. On a eu vite fait de me taxer d'antisémite alors que j’ai passé des jours et des nuits à télégraphier pour tenter de sauver un maximum de personnes des exécutions quand j’aurais pu fuir mon pays pour être à l’abri, d’ailleurs les allemands ont fini par me voir d’un très mauvais œil. Vous c’est assez différent puisqu’il n’était pas seulement question de politique mais d’une haine pour les juifs, exacerbée par des humiliations que certaines personnes vous auraient fait subir dans votre jeunesse et pour lesquelles il vous fallait un coupable. Alors la puissance de cette haine s’est étendue à toute l’humanité, et tel un cyclone, a tout décimé.

L F- Oui c’est sûrement ce sentiment de frustration qui a tout déclenché, c’est souvent cela qui pousse au crime, cette faiblesse de l’homme, la sensation douloureuse qu’il n’est pas reconnu, accepté, le mépris dont il est victime rend la bonté qu’il y a pourtant en lui absolument invisible, muette, paralysée. J’ai baissé les bras, me suis résigné à la contemplation de ma déchéance consentie. Vous savez bien que toute révolte mouvante est liée à l’espoir, je n’avais pas d’espoir. L'espoir est malheureux puisqu'il espère et la prière aussi puisque c'est un cri qui monte et qui vous abandonne. Mais les blasphémateurs dont je suis ne sont-ils pas un peu croyants au fond ? Toutes mes pages, toutes ces phrases qui n'étaient qu'une seule et même question contribuèrent à l'édification de ma pierre tombale. J'ai trop crié ma rage, trop répandu mon désespoir, ils n'aimaient bien que les optimistes, ceux qui racontent des trucs dont on a rien à foutre, leurs petites affaires privées avec un beau brin de plume.

K- Certainement, et comme je vous comprends sur ce point. La révolte des êtres et des mots est vitale, il faut ouvrir la porte sur l'inconnu, ne pas accepter, inventer, explorer, et cela demande une vigilance de chaque instant, un travail immense pour que les mots incarnent les émotions, qu'ils ne fassent qu'un. Cette notion de labeur, de quête infinie a par exemple tout à fait échappé à la plupart des auteurs américains trop aveuglés par une morale inhibitrice menant à un rêve unique et commun, celui de la lumière au bout du tunnel. L'Amérique exactement comme vous m’a terriblement déçu, comme vous j’ai trouvé stupide cette façon de penser que la liberté est à gagner à tout prix selon des règles précises, qu’elle devient fanatique et despotique. Cette notion de liberté si puérile a détruit sur son passage tous les petits chemins de traverse menant à l’autonomie mentale. Ils sont partis ensemble sur la même route, à la conquête d'une chimère. Rien que de prononcer le mot anarchie les faisait frémir et se signer soudain comme s’il s’étaient trouvés face à face avec le diable. L’anarchie c’était de la dynamite là-bas, un mot à proscrire, un intrus dangereux, une véritable menace pour la tranquillité de leurs âmes, un mot pourtant dont ils ne connaissaient même pas la signification.

L F- Ah l'Amérique, New-York , Detroit , Ford, les ouvriers qui bossent comme des chiens et qu'on remplace à la moindre défaillance et tout ça pour gagner un petit coin de paradis sur terre, pour contribuer à l'effort de la nation, ben merde alors! Même les putes font l'même rêve, avoir du pognon pour s'payer des déshabillés affriolants et finir en déambulant dans une petite chaumière bien nickel avec deux ou trois bambins dans les pattes. Ça me rappelle Lola la garce, et puis Molly la douce, ça c'était le bon côté de l'affaire, un peu d'oubli entre les jambes que l'coeur faisait pulser, avant de repartir pour la vraie vie violente, dégradante, exigeante. Bon heureusement y'avait la danse aussi, la danse ça vous transcendait une femme, j'ai toujours été avec des danseuses, sans doute leur côté sucre impalpable, cette façon de se glisser et d'onduler tout en rêvant, de s'enrouler autour de vous avec cette volupté inouïe. De vraies femmes dans leur mission originelle. Sans compter qu'elles pouvaient penser aussi! Bon y'a eu les autres, les hygiéniques, partout, en Afrique surtout, mais pour là-bas on était pas équipés nous les blancs becs, il faisait trop chaud et on attrapait tout un tas de saloperies dans ces corps -là et puis y'avait les moustiques et les mouches et puis on était usé par ce qu'on y voyait, question de vous plomber un homme ils s'y connaissaient! ça crevait dans tous les coins!

K- Vous êtes décidément bien cynique ! Et alors que tout porte à croire en votre nihilisme je vois dans votre regard une grande tristesse, une grande amertume, une lumière presque éteinte et c'est la preuve que vous y avez cru un peu à la vie, sinon vous afficheriez une mine victorieuse et sereine. Vous avez été vaincu par votre conscience, cet animal sournois, qui vous a tourmenté sans cesse jusqu'ici, dont vous n'avez jamais pu vous débarrasser une fois pour toutes. Sombrer dans la folie eût été préférable et à l'heure qu'il est vous auriez peut-être obtenu l'oubli et le calme dans votre trajectoire. Moi on a essayé de me faire passer pour fou à quatre vingt six ans! Ça les arrangeait bien de me coller dans un asile, de m'écarter, s'ils avaient pu ils m'auraient liquidé mais ils ne pouvaient pas se le permettre avec un prix Nobel. Oui mon propre pays m'a dépouillé de tous mes biens, m'a ruiné. Accusé de défendre le national socialisme, je voulais simplement qu'on évite cette guerre, que les norvégiens arrêtent de combattre en pure perte et surtout qu'ils ne se soumettent pas aux anglais ni aux américains.

L F- Je vous approuve, pendant cette foutue guerre ça me déprimait de voir tous ces gens partir au casse-pipe. Et puis je sais de quoi j'parle, j'en ai vu des morts et des abimés des tout sanguinolents, suintant par tous les bouts, j'en ai entendu, des cris insupportables qui vous fichaient des frissons dans l'dos. Ma médaille pour 14 -18 j'me la suis foutue au cul. J'voulais pas que ça recommence ce cirque funèbre. J'voulais plus qu'on fasse la fête à ce stupide paradoxe qui consistait pour tous ces pauvres soldats en première ligne à vendre leur vie pour survivre, à mourir pour ne pas être éliminé par cette société qui prônait l'honneur, le patriotisme, valeurs que défendent rarement les macchabés.

K- Alors la mort est une délivrance. Vous, vous avez eu avec elle un long entretien, avez tenté de voir par quel côté elle arriverait, mais peu d'hommes ont eu comme vous la conscience de son omniprésence, le talent que vous aviez de lui parler comme à un interlocuteur essentiel. D'ailleurs vous étiez mort avant de mourir, elle et vous, aviez fini par être si proches! Amis en somme! Cela m'a beaucoup impressionné, votre courage à l'affronter et même à la désirer comme une ultime maîtresse, comme la dernière conquête possible.

L F- On m'a un peu forcé la main faut dire ! Du coup j'ai un peu moins de mérite, le harcèlement et la calomnie m'ont conduit à faire plus rapidement que quiconque sa connaissance approfondie. Malheureusement ce privilège a eu un prix, et ce plaisir à provoquer la tempête, à dire non et à faire mal avec mes mots pour leur remuer les neurones, pour leur faire voir que, oui, ils sont bien tout seuls et pour toujours, ça m'a coûté un max, une peine à perpèt c'était pareil !

K- Ma façon d'écrire ne leur a pas plu, ils voulaient de jolies phrases inoffensives et romantiques, quelque chose qui laisse l'esprit en paix, qui ne réveille rien, mais je n'ai jamais pu parler d'autre chose que de cette quête impossible d'un homme qui ne trouvera pas. La faim en est une parfaite illustration, cela a été peut-être le sommet de mon art, le récit d'un estomac vide, le mystère des nerfs dans un corps affamé, l'errance d'un homme seul ne voulant pas céder aux bassesses, quelque soit le prix à payer, la quête d'un homme honnête et orgueilleux. Ma vocation fut de prouver que j'étais vivant en cherchant sans cesse, et non pas d'écrire pour distraire mon prochain avec de pauvres histoires à faire pleurer dans les chaumières .Oui j'ai voulu faire de ma langue une langue étrangère, une nouvelle musique , la transcender. Tout comme vous j'étais possédé tout entier, brûlant intérieurement de cette nécessité d'écrire. Vous savez quelque chose m'a vraiment aidé et soulagé après le vacarme de l'Amérique, après toutes ces luttes, et cette chose merveilleuse fut l'Orient, cette manière qu'on les gens là-bas de se taire et de sourire. Plus je m'en approchais moins les hommes parlaient, ils avaient compris la majesté du silence et son éloquence incomparable.

L F- Vous vous êtes montré plus sage que moi, cela ne fait aucun doute, et si j'ai souvent cru que le silence fut préférable aux âneries, je n'ai pu m'empêcher de crier dans chacun de mes livres, de défendre bec et ongles l'esprit contre le poids, le pur sang contre le percheron. Mes livres étaient mon seul refuge possible, ma maison, et mes mots son architecture. La nature et son silence vous ont aidé, moi la nature je l'ai découverte au cimetière, pour vous dire! Ma vraie inspiratrice fut la mort, tapie et ronronnant dans mon sang, qui m'a transformé dès le départ en hérisson d'angoisse.

K- Vous n'avez plus rien à craindre ici! Le crépuscule permanent dont nous sommes entourés vous et moi écarte la laideur, efface la misère et l'horreur, change la poussière en ombre, comme une malédiction en bénédiction. Ici on ne pleure plus, on ne sourit plus, on contemple dans une sorte de béatitude les agitations terrestres et vaines, c'est tout. Nous ne sommes plus. Tous deux prirent place côte à côte, sans un mot, et plongèrent leur orbites vides et noirs sur le monde lointain, où ils pouvaient apercevoir la naissance et la mort des sourires sur le visage des hommes, heureux de n'en faire plus partie.

 

Marie-Laure BÉRAUD

 

Dialogues outre-ciel, Ed. Manuella, 2010.

 

 

 





Nous remercions l'auteur d'avoir bien voulu nous faire partager ce texte.

vendredi, 22 juin 2012

XIXè Colloque international Louis-Ferdinand Céline du 6 au 8 juillet 2012 à Berlin

XIXè Colloque international Louis-Ferdinand Céline du 6 au 8 juillet 2012 à Berlin

 Le dix-neuvième Colloque international Louis-Ferdinand Céline, organisé par la Société d'études céliniennes, se déroulera du 6 au 8 juillet 2012 au Frankreich-Zentrum de la Freie Universität de Berlin (Rheinbabenallee 49, Berlin). Voici le programme complet de ces trois journées.

VENDREDI 6 JUILLET 2012

 

10h - Ouverture du colloque par François Gibault, président de la SEC

 

10h15 - Présidence François GIBAULT

Ana Maria ALVES 

 

Céline et les rapports franco-allemands

 

Christine SAUTERMEISTER 
D'un café l'autre : Céline et Marcel Déat à Sigmaringen

 

11h30
Pascal IFRI 
L'Allemagne et les Allemands dans la correspondance de Céline (1907-1939)

 

Émile BRAMI
L'Allemagne dans la correspondance de Céline (1940-1961)

 

 13h - Déjeuner
14h - Présidence Christine SAUTERMEISTER

 

Margarete ZIMMERMANN
Les représentations de Berlin dans Nord

 

David FONTAINE
Le Berlin de Céline

 

 15h30

 

André DERVAL
Allemand et anglais, entre musique et charabia

 

Ann SEBA-COLLET
Céline en bataille avec la guerre : l'Allemagne, catalyseur d'un pacifisme

 

SAMEDI 7 JUILLET 2012

 

9h45 - Présidence Margarete ZIMMERMANN

Bianca ROMANIUC-BOULARAND

Un phénomène stylistique célinien : la récurrence formelle et sémantique

 

Catherine ROUAYRENC
Les avatars de la métaphore dans les derniers romans

 

11h
Alice STASKOVA

 Figure et espace dans la trilogie allemande et dans Féerie pour une autre fois I

 

Suzanne LAFONT

 Des collabos aux Balubas : le miroir sonore de l'histoire dans la trilogie allemande

 

Véronique FLAMBARD-WEISBART
 La traversée de l'Allemagne en train

13h - Déjeuner
14h - Présidence Alice STASKOVA

François-Xavier LAVENNE

Orphée en Allemagne : la trilogie, parcours à travers les enfers et quête de l'écriture

Sven Thorsten KILIAN
L'Allemagne, ce monstre

15h30
Anne BAUDART
Céline et l'art en Allemagne

 

Johanne BÉNARD
Le théâtre dans la trilogie allemande : l'envers du décor

 DIMANCHE 8 JUILLET 2012

 

10h - Présidence André DERVAL

 

Pierre-Marie MIROUX
Le Nord chez Céline ; des racines et des ailes

 

Marie-Pierre LITAUDON
Guignol's band... au passage

 

11h15
Louis BURKARD
Les pamphlets de Céline et leur interdiction en droit

Isabelle BLONDIAUX
Pourquoi lire Céline ?

 12h30 - Assemblée Générale de la Société d'études céliniennes

 

13h - Clôture du colloque

 

Sociétés d'études céliniennes, 3, rue Monsieur, 75007 PARIS

 

 Freie Universität,Rheinbabenallee 49, 14199 BERLIN

jeudi, 21 juin 2012

Jean Prévost, homme libre et rebelle

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Jean Prévost, homme libre et rebelle

par Pierre LE VIGAN

 

Qui connaît encore Jean Prévost ? Assurément plus grand monde. Cet oubli est de prime abord étonnant. Voici un écrivain français, intelligent bien qu’intellectuel, patriote sans être anti-allemand, anti-hitlérien sans être communiste, il fut aussi maquisard et fut tué dans le Vercors durant l’été 44.

 

La France d’après-guerre a fort peu honoré cet homme, non plus que la France actuelle. L’air du temps est à la contrition mais pas à l’admiration. Jean Prévost a pourtant des choses à nous dire : sur le courage et sur l’intelligence, et sur le premier au service de la seconde comme l’avait rappelé Jérôme Garcin (1).

 

Dominique Venner écrit de son côté : « Pamphlétaire, critique littéraire et romancier, Jean Prévost venait de la gauche pacifiste et plutôt germanophile. C’est le sort injuste imposé à l’Allemagne par les vainqueurs de 1918 qui avait fait de lui, à dix-huit ans, un révolté. Depuis l’École normale, Prévost était proche de Marcel Déat. Il fréquentait Alfred Fabre-Luce, Jean Luchaire, Ramon Fernandez. À la fin des années Trente, tous subirent plus ou moins l’attrait du fascisme. Tous allaient rêver d’une réconciliation franco-allemande. Tous devaient s’insurger contre la nouvelle guerre européenne que l’on voyait venir à l’horizon de 1938. Lui-même ne fut pas indifférent à cet « air du temps ». En 1933, tout en critiquant le « caractère déplaisant et brutal » du national-socialisme, il le créditait de certaines vertus : « le goût du dévouement, le sens du sacrifice, l’esprit chevaleresque, le sens de l’amitié, l’enthousiasme… (2) ». Une évolution logique pouvait le conduire, après 1940, comme ses amis, à devenir un partisan de l’Europe nouvelle et à tomber dans les illusions de la Collaboration. Mais avec lui, le principe de causalité se trouva infirmé. « Il avait choisi de se battre. Pour la beauté du geste peut-être plus que pour d’autres raisons. Il tomba en soldat, au débouché du Vercors, le 1er août 1944.  (3) ».

 

Jean Prévost est d’abord un inclassable : ni communiste, ni catholique, ni même communiste-catholique comme beaucoup, rationnel sans être rationaliste, progressiste sans être populiste au sens démagogique, patriote sans être nationaliste. Un intellectuel nuancé et, dans le même temps, un homme privé vif, tourmenté, sanguin, passionné, exigeant vis-à-vis de lui-même. Un aristocrate. Stendhal dont Prévost fut un bon spécialiste disait que le « vrai problème moral qui se pose à un homme comblé » est : « que faire pour s’estimer soi-même ? ». Jean Prévost fit sien ce problème. Pour y répondre, il « raturait sa vie plutôt que son œuvre ». Et il se « dispersait » dans une multiplicité de centres d’intérêt : critique littéraire, cosmologie et polémologie, philosophie du droit et architecture… En fait, Jean Prévost foisonnait. Sa pseudo-dispersion était profusion. « Jamais de ma vie je n’ai pu rester un jour sans travailler. »

 

Éloigné de tout dandysme, Jean Prévost veut savoir pour connaître. Son travail intellectuel est ainsi un « rassemblement » de lui-même, une mise en forme de son être, qui se manifeste par des prises de position rigoureuses et souvent lucides. Grand travailleur tout autant que grand sportif, Jean Prévost attend que le sport lui fournisse « ce bonheur où tendait autrefois l’effort spirituel ». C’est aussi pour lui un antidote à la civilisation moderne. « Les Grecs, écrit-il, s’entraînaient pour s’adapter à leur civilisation. Nous nous entraînons pour résister à la nôtre. »

 

Malgré la diversité de ses dons, Prévost évoque le mot de Stendhal sur ceux qui « tendent leur filet trop haut ». Il fait partie de ceux qui « pêchent par excès ». Mais c’est un moindre défaut car, comme Roger Vaillant le dit à propos de Saint-Exupéry, « l’action le simplifie ». Et Prévost est un homme d’action. Jean Prévost est aussi aidé par une idée simple et robuste de ses devoirs et de ce qui a du sens dans sa vie : le plaisir, l’amour de ses enfants, les amis, le souci de l’indépendance de son pays.

 

vercors-tombe-jean-prevost-img.jpgTrop païen pour ne pas trouver que la plus détestable des vertus – ou le pire des vices – est la « reconnaissance » envers autrui, trop français pour ne pas avoir le sens de l’humour, « décompliqué des nuances », mais plein de finesse et de saillies (en cela nietzschéen). Jean Prévost se caractérise aussi par la temporalité rapide de son écriture qui est celle du journalisme. C’est ce sens du temps présent qui l’amène (tout comme Brasillach, mais selon des modalités fort différentes), à l’engagement radical, c’est-à-dire, dans son cas, à la lutte armée contre les Allemands dans le maquis du Vercors. C’est là que cet homme, multiple, entier, solaire, trouva sa fin. Il avait écrit : « il manque aux dieux-hommes ce qu’il y a peut-être de plus grand dans le monde; et de plus beau dans Homère : d’être tranché dans sa fleur, de périr inachevé; de mourir jeune dans un combat militaire ».

 

Pierre Le Vigan

 

Notes

 

1 : Jérôme Garcin, Pour Jean Prévost, Gallimard, 1994.

 

2 : Idem.

 

3 : Dominique Venner, dans La Nouvelle Revue d’Histoire, n° 47, 2010.

 

• Publié initialement dans Cartouches, n° 8, été 1996, remanié pour Europe Maxima.

 


 

Article printed from Europe Maxima: http://www.europemaxima.com

vendredi, 25 mai 2012

Simon Leys, l’intempestif

 

Simon Leys, l’intempestif

 

Un des rares écrivains vivants que l’on devrait déclarer d’utilité publique

 

Ex: http://www.causeur.fr/

 

 

 

En ce temps-là, tout anticommuniste était un chien. Achat obligé en Chine sous peine de travaux forcés, le Petit Livre Rouge se vendait comme des petits pains à Saint-Germain-des-Prés. Philippe Sollers s’exaltait à traduire les poèmes du Grand Timonier dans Tel Quel. Et parce qu’il avait osé le premier un essai critique sur la Révolution culturelle avec Les Habits neufs du président Mao (1971), la sinologue maoïste Michelle Loi ne trouvait rien de plus honnête que de révéler le véritable patronyme de Simon Leys dès le titre de son libelle contre lui Pour Luxun. Réponse à Pierre Ryckmans (Simon Leys), espérant ainsi que celui-ci devienne persona non grata en Chine. Il est vrai que l’on ne s’en prenait pas comme ça à la « Révo. Cul. » et à ses laudateurs dont Jean-François Revel dirait plus tard que s’ils n’avaient pas de sang sur les mains, ils en avaient sur la plume.

 

Autant le négationnisme nazi arriva après le nazisme, autant le négationnisme stalinien et maoïste commença tout de suite, et non par le biais de quelques extrémistes délirants et isolés, du reste immédiatement exclus des thébaïdes intellectuelles mais bien par celui de l’ensemble des maîtres-censeurs du Flore et dont certains sont toujours honorés sur les plateaux de télévision, tel l’inoxydable Alain Badiou qui se donne encore le droit, comme le rappelle, mi-consterné mi-amusé, Leys, d’écrire à propos de Lénine, Staline, Mao, Guevara et autres bienfaiteurs du XXème siècle qu’ « il est capital de ne rien céder au contexte de criminalisation et d’anecdotes ébouriffantes dans lesquelles depuis toujours la réaction tente de les enclore et de les annuler. » Rien que pour cette piqûre de rappel, d’autant plus nécessaire que l’amnésie historique, partie intégrante du programme totalitaire, continue, comme l’a bien vu Frédéric Rouvillois, à être la règle auprès d’un grand nombre d’intellectuels, la lecture de ce Studio de l’inutilité devrait être déclarée d’utilité publique. En vérité, ce Belge qui résista aux tanks de l’intelligentsia des années 70 et suivantes, fut notre homme de Tian’anmen à nous.

 

Pour autant, l’intérêt de ce Studio n’est pas seulement d’ordre purgatif. Intempestif en politique, Simon Leys l’est tout autant en littérature – et c’est là que le plaisir commence. Esprit curieux, érudit toujours plaisant, il n’est jamais là où on l’attend. Peut-être est-ce dû à cette « belgitude » qui, comme chez Henri Michaux sur lequel s’ouvre ce recueil d’essais, est la marque d’une carence originelle, d’une « conscience diffuse d’un manque » que l’auteur de L’ange et le Cachalot va tenter de compenser par la singularité et le paradoxe – l’inadaptation étant toujours la chance de l’esprit libre. Et l’adaptation trop grande provoque la malchance de l’artiste – celle qui finira par toucher Michaux lui-même qui, en voulant, à la fin de sa vie, corriger son œuvre de sa spontanéité originelle, la gâchera en lui donnant un tour bien trop culturel pour être artistique. C’est qu’entre temps, Michaux sera pour sa gloire et son malheur devenu français – c’est-à-dire à l’époque un intellectuel de gauche se rangeant à l’opinion la plus avantageuse et la plus dépravée, au fond la plus utile, celle qui permet, écrit Simon Leys, de « délivrer des brevets de bonne conduite et des médailles récompensant l’effort méritant, qu’il s’agisse de la Chine de Mao ou du Japon d’après guerre » et qu’il se serait sans doute bien gardé de faire s’il était resté belge.

 

Se garder de tous les clichés de la « francitude », au risque de perdre les pouvoirs qu’elle donne, telle sera la probité de Simon Leys qui, à l’instar de Simone Weil qu’il admire, choisira toujours la justice plutôt que son camp. En plus de rester fidèle à ses goûts, ce qui dans notre pays où tout le monde aime ou déteste la même chose est aussi une preuve d’héroïsme. Ainsi, lorsqu’Antoine Gallimard et Jean Rouaud le contactent pour savoir quel est pour lui « le roman du XX ème siècle », il ne propose pas, comme tout un chacun, l’énième chef-d’œuvre de Céline, Proust ou Kafka, mais remet à l’honneur d’autres titres moins côtés quoique tout aussi importants, tels Le nommé Jeudi de Chesterton et L’agent secret de Conrad, deux romans qui mettent en scène terroristes et contre-terroristes et qui à leur manière parlent de cette possession révolutionnaire qui fut la marque abominable du XX ème siècle et qu’un Dostoïevski avait déjà anticipée dans ses Possédés. Paradoxe personnel de Leys dont on connaît l’amour de la mer mais qui choisit de Conrad, l’un des plus grands écrivains maritimes s’il en est, le roman le plus urbain, le moins épique, et qui en guise d’eau ne parle que de la pluie londonienne. Mais cohérence métaphysique de Leys qui voit dans cet Agent secret la volonté de Conrad, apatride comme lui, de décrire la terrifiante réalité européenne du début du siècle avec ses conspirations prométhéennes, son nihilisme délirant, sa future violence continentale.

 

A l’instar de René Girard et de Conrad, Leys est un romantique qui connaît mieux que personne les mensonges du romantisme que seul l’art romanesque peut dévoiler. Y compris ceux qui se mêlent justement de mer et de navigation, sa passion-répulsion. Car la mer réelle n’est pas celle qu’ont fantasmée nombre d’auteurs (et parmi les plus grands comme Baudelaire), en faisant une sorte d’évasion du quotidien, d’horizon paradisiaque, d’aventure féérique comme la rêvait le pauvre Marius dans la trilogie de Pagnol. Non, la vérité que seuls les marins savent mais taisent est que « la mer est invivable ». La mer est stupide, plate, monotone, stérile, cruelle. La mer rappelle que la Nature n’est pas cette bonne maman accueillante sur laquelle se sont pâmés Charles Trenet et Renaud mais bien cette marâtre qui traite sans pitié les hommes et les marins de surcroît. Le « rêve nautique » est plein de noyade, de scorbut, de discipline inhumaine – aussi faux et aussi mortifère que le rêve maoïste. Mais l’amnésie poétique a la vie aussi dure que l’amnésie idéologique. Que sait-on exactement de Magellan et de son voyage aussi héroïque qu’infernal (et qu’il ne termina pas, se faisant tuer à mi-route par des indigènes philippins) ? Au-delà de la performance, indiscutable pour l’époque, de ce premier tour du monde et qui allait changer la donne du monde, « ce que l’expédition démontra – faisant de Magellan l’involontaire ancêtre idéologique de la globalisation, c’est la circumnavigabilité du globe : tous les océans communiquent. »

 

A partir de Magellan, le monde ne sera en effet plus qu’une affaire de communication, commercialisation, médiatisation, aliénation – et mal de mer. Alors, certes, on peut toujours rêver d’une cité parfaite, comme celle qu’organisèrent pour un temps sur leur île les fameux « naufragés des Auckland » en 1865 (et qui inspirera à Jules Verne quelques années plus tard son Ile mystérieuse), on peut toujours rêver, à l’instar de Simon Leys lui-même, d’une université castalienne où professeurs et étudiants se retrouveraient pour la seule quête de la connaissance pure et de la vérité désintéressée (quoique, rajoute malicieusement l’auteur, « les étudiants constituent un élément important, mais pas toujours indispensable » !), l’on peut toujours imaginer une tour d’ivoire aristocratique dans laquelle se protéger du monde, le problème est que, comme le disait Flaubert, l’on ne pourra jamais éviter cette « marée de merde [qui] en bat les murs, à les faire crouler. » La merde de l’utile, évidemment.

 

Simon Leys, Le Studio de l’inutilité, Flammarion, 2012.

jeudi, 24 mai 2012

Le Dictionnaire des polémistes

Un nouveau Bouquin de Synthèse nationale :

Le Dictionnaire des polémistes,

d'Antoine de Rivarol à François Brigneau,

par Robert Spieler...

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Tout au long de l’année 2011, Robert Spieler a proposé aux lecteurs de Rivarol, l’hebdomadaire de l’opposition nationale et européenne, une série d’articles consacrés aux polémistes qui marquèrent l’histoire de la presse depuis la Révolution française, jusqu’au milieu du XXe siècle. Il reprend ainsi le travail effectué par Pierre Dominique dans son ouvrage publié au début des années 60 (et aujourd’hui épuisé) Les Polémistes français depuis 1789.

Ce Dictionnaire des polémistes rassemble tous ces articles. Vous retrouverez ici les grands noms qui, en leur temps, marquèrent les esprits. Ils n’hésitaient pas à dénoncer les puissants du moment. Beaucoup parmi eux payèrent très cher leur engagement.  Aujourd’hui, la liberté d’expression se heurte encore aux ukases du politiquement correct et, comme hier, des lois liberticides, beaucoup plus insidieuses sans doute, empêchent les vrais polémistes de s’exprimer…

Robert Spieler, ancien député, fondateur d’Alsace d’abord, Délégué général de la Nouvelle Droite Populaire, est aussi l’un des journalistes de l’hebdomadaire Rivarol. Chaque semaine il décortique avec délectation et cynisme l’actualité dans sa fameuse Chronique de la France asservie et résistante.

■ Commandez le Dictionnaire des Polémistes :

Règlement à la commande par chèque à l’ordre de Synthèse nationale à retourner à :

Synthèse nationale 116, rue de Charenton 75012 Paris

18, 00 € l’exemplaire (+ 3 € de port)

Bulletin de commande : cliquez ici

mardi, 22 mai 2012

Maurice Bardèche, Européen fidèle

Maurice Bardèche, Européen fidèle

par Georges FELTIN-TRACOL


I-Grande-6153-bardeche.net.jpgAprès avoir écrit pour la même collection la biographie condensée d’Henri Béraud, de Léon Daudet, de Henry de Monfreid, de Hergé et de Saint-Loup, Francis Bergeron évoque cette fois-ci la vie d’une personne qu’il a bien connue : Maurice Bardèche.

 

On sait que Bardèche fut l’exemple-type de la méritocratie républicaine hexagonale. Ce natif d’un village du Cher en 1907 montra très tôt de belles dispositions intellectuelles pour l’étude et la littérature. Excellent élève, ce boursier se retrouve à l’École normale supérieure (E.N.S.) où il allait côtoyer une équipe malicieuse constituée de José Lupin, de Jacques Talagrand (le futur Thierry Maulnier) et de Robert Brasillach, l’indéfectible ami. « Brasillach lui fait du thé, lui offre des gâteaux catalans. Mais la culture littéraire de Brasillach date un peu; Bardèche lui fait découvrir à son tour Proust, alors qu’il vient d’obtenir le prix Goncourt, Barrès, dont les funérailles nationales datent tout juste de deux ans, et Claudel, ancien de Louis-le-Grand, dont l’œuvre est déjà reconnue (p. 16). »

 

À l’E.N.S., Maulnier et Brasillach commencent à publier dans la presse tandis que « Bardèche […] se destine réellement à l’enseignement supérieur, et […] voit son avenir dans l’approfondissement de la connaissance des grands textes et des grands auteurs (p. 20) ». À côté de sa passion littéraire, Maurice Bardèche éprouve de tendres sentiments pour la sœur de son ami Robert, Suzanne Brasillach. Ils se marient en juillet 1934 et partent en voyage de noce pour l’Espagne en compagnie de Robert qui vivra avec eux jusqu’en 1944 ! Francis Bergeron raconte qu’au cours de ce voyage, Maurice Bardèche faillit mourir dans un accident de la route. Bardèche fut trépané et conserva sur le front un « enfoncement dans le crâne (p. 26) ».

 

On ne va pas paraphraser cet ouvrage sur le talentueux parcours universitaire de Bardèche qui suscita tant d’aigreurs et de jalousie. Sous l’Occupation, si Robert Brasillach travaille à Je suis partout, Bardèche préfère se tenir à l’écart des événements et se dévoue à Stendhal et à Balzac. Or le mois de septembre 1944 marque un tournant majeur dans la destinée du jeune professeur : il est arrêté, puis emprisonné. Il voit ensuite son cher beau-frère jugé, condamné à mort et exécuté le 6 février 1945. Dorénavant, « la vie et, plus encore, peut-être, le martyre et la mort de Robert [vont] occup[er] une place centrale tout au long de l’existence de Maurice (p. 43) ». Guère attiré jusque-là par la politique, Maurice Bardèche s’y investit pleinement et va produire une œuvre remarquable, de La lettre à François Mauriac (1947) à Sparte et les Sudistes (1969). En outre, afin de publier les œuvres complètes de Robert Brasillach, il fonde une maison d’édition courageuse et déjà dissidente, Les Sept Couleurs.

 

Le respectable spécialiste de littérature du XIXe siècle se mue en fasciste, terme qu’il endosse et qu’il revendique d’ailleurs fièrement dans Qu’est-ce que le fascisme ? (1961). Dès la fin des années 1940, il se met en relation avec d’autres réprouvés européens dont les militants du jeune M.S.I. (Mouvement social italien). En 1952, il participe au célèbre congrès de Malmö qui lance le Mouvement social européen dont le bulletin francophone est Défense de l’Occident (titre ô combien malvenu, car les positions qui y sont défendues ne rappellent pas l’occidentalisme délirant d’Henri Massis – il faut comprendre « Occident » au sens d’« Europe » et de « civilisation albo-européenne pluricontinentale »). Sorti en décembre 1952, ce titre est dirigé par Bardèche. Si le M.S.E. s’étiole rapidement, miné par des divergences internes et des scissions, Défense de l’Occident devient une revue qui accueille aussi bien les nationaux que les nationalistes, les nationalistes-révolutionnaires que les traditionalistes. La revue disparaîtra en novembre 1982. Francis Bergeron n’en cache pas l’ensemble inégal du fait, peut-être, d’une forte hétérogénéité thématique visible à la lecture de ses nombreux collaborateurs.

 

Par fascisme, Bardèche soutient une troisième voie hostile au capitalisme et au socialisme. Mais son fascisme, anhistorique et éthéré, cadre mal avec les réalités historiques du fascisme. Dès 1963 dans L’Esprit public, Jean Mabire rédigeait un article roboratif intitulé « L’impasse fasciste » repris successivement dans L’écrivain, la politique et l’espérance (1966), puis dans La torche et le glaive (1994). Au-delà des blessures vives de la Seconde Guerre mondiale, « Maît’Jean » esquissait de nouvelles perspectives européennes et authentiquement révolutionnaires.

 

Déjà marqué par son fascisme assumé, Maurice Bardèche accepte d’être un paria de l’histoire parce qu’il ose un avis révisionniste sur les événements contemporains. « Ses exercices de “ lecture à l’envers de l’histoire ”, comme il les appelle lui-même, font partie des points les plus détonants de son discours. Ils démontrent son courage tranquille, et ne peuvent que susciter l’admiration. Sur le fond, il y aurait certes beaucoup à dire, explique Bergeron. De toute façon, comme l’a rappelé Bardèche lui-même à Apostrophe, on ne peut plus s’exprimer librement sur ces questions (p. 87). » Saluons toutefois sa clairvoyance au sujet de la mise en place d’une justice internationale mondialiste. Déjà prévue dans l’abjecte traité de Versailles de 1919, cette pseudo-justice planétaire se réalise à Nuremberg et à Tokyo avant de réapparaître dans les décennies 1990 et 2000 à La Haye pour l’ex-Yougoslavie, à Arusha pour le Rwanda et avec l’ignominieuse Cour pénale internationale qui veut limiter la souveraineté des États.

 

Tout en étant fasciste et après avoir prévenu en 1958 le camp national du recours dangereux à De Gaulle, Maurice Bardèche n’hésite pas à vanter le caractère fascisant des régimes de Nasser et de Castro, et à faire preuve dans Défense de l’Occident d’une grande lucidité géopolitique. « Bardèche […] faisait bouger les lignes de la vision géopolitique de son camp (p. 67). » Cet anti-sioniste déterminé encourage le panarabisme et, dès l’automne 1962, appelle les activistes de l’Algérie française à délaisser leur nostalgie et à relever le défi de la nouvelle donne géopolitique. Il est l’un des rares à cette époque à prôner une entente euro-musulmane contre le condominium de Yalta.

 

1752.jpgC’est sur la question européenne que Maurice Bardèche a conservé toute sa pertinence. Quand on lit L’œuf de Christophe Colomb (1952) ou Sparte et les Sudistes, on se régale de ses fines analyses. Bardèche réfléchissait en nationaliste français et européen. À la fin de l’opuscule, avant l’habituelle étude astrologique de Marin de Charette et après les annexes biographiques, bibliographiques, de commentaires sur Bardèche et de quelques-unes de ses citations les plus marquantes, Francis Bergeron reproduit l’entretien que lui accorda Bardèche dans Rivarol du 5 avril 1979 (avec les parties supprimées ou modifiées par Bardèche lui-même). Cet entretien est lumineux ! « Devons-nous accepter […] de ne pas nous défendre contre la concurrence sauvage, déclare Bardèche, accepter le chômage, le démantèlement d’une partie de notre industrie, la dépendance à laquelle nous risquons d’être contraints ? » On croirait entendre un candidat à l’Élysée de 2012… Le sagace penseur de la rue Rataud estime que « l’Europe qu’on nous prépare ne sera qu’un bastion avancé d’un empire économique occidental dont les États-Unis seront le centre »… Il prévient qu’« il ne faut pas que l’Europe ne soit que le cadre agrandi de notre impuissance et de notre décadence », ce qu’elle est désormais. Il importe néanmoins de ne pas rejeter l’indispensable idée européenne comme le font les souverainistes nationaux. L’Europe demeure plus que jamais notre grande patrie civilisationnelle, identitaire et géopolitique. « L’Europe indépendante constitue un idéal ou plutôt un objectif », juge Bardèche avant d’ajouter, prophétique, que « la crise économique peut nous aider à la faire plus vite qu’on ne le croit ».

 

Ce nouveau « Qui suis-je ? » est bienvenu pour découvrir aux plus jeunes des nôtres l’immense figure de ce fidèle Européen de France, ce magnifique résistant au politiquement correct !

 

Georges Feltin-Tracol

 

• Francis Bergeron, Bardèche, Pardès, coll. « Qui suis-je ? », (44, rue Wilson, 77880 Grez-sur-Loing), 2012, 123 p., 12 €.


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lundi, 21 mai 2012

Le Bulletin célinien n°341 - mai 2012

Le Bulletin célinien n°341 - mai 2012

 
Vient de paraître : Le Bulletin célinien n°341. Au sommaire :

- Marc Laudelout : Bloc-notes
- *** : Hommages à Claude Duneton
- Benoît Le Roux : Céline vu de Rennes en mars 1939
- Louis La Motte-Meurdel : Bagatelles pendant un massacre ou Céline à Rennes [1939]
- Paul Werrie : Entre Céline et Robert Poulet
- B. C. : Une version célinienne du mythe de Babel (2)

Un numéro de 24 pages, 6 € franco.

Le Bulletin célinien, B. P. 70, Gare centrale, BE 1000 Bruxelles.



Le Bulletin célinien n°341 - Bloc-Notes

Notre ami Claude Duneton nous a quittés le 21 mars. Coïncidence : c’est un 22 mars (1997) qu’il fut l’invité d’honneur de la « Journée Céline » organisée par le BC ¹. On lira dans ces pages un bouquet d’hommages rendus par ses confrères au chroniqueur de la langue française, à l’homme de théâtre et à l’écrivain

 

Il me revient peut-être de saluer ici le célinien émérite et pionnier. Sait-on qu’il fut l’un des premiers à adapter Céline au théâtre ? Cela se passait en novembre 1970 à Paris et il s’agissait – belle audace – d’une adaptation des Beaux draps ².  Éric Mazet s’en souvient : « Nous n’étions guère nombreux ! On avait l’air de conspirateurs. » Et d’ajouter : « Claude Duneton était un homme libre. D’une vive intelligence curieuse de tous les chemins de traverse, d’une grande culture voyageuse sans frontières et d’une malice dans le regard inoubliable ³. » Je souscris entièrement à ce point de vue en ajoutant, parmi d’autres qualités, sa grande modestie et ce courage tranquille qui lui faisait écrire des choses que la doxa feint d’ignorer. Ainsi rappelait-il volontiers que c’est l’anticommunisme, bien davantage que l’antisémitisme, que les épurateurs reprochaient à Céline après la guerre : « Jusqu’au milieu des années 1950, le sort des Juifs n’était pas vraiment détaché de celui des déportés de toutes catégories dans l’opinion des Français. Ce fut plus tard, presque dix ans après la défaite de l’Allemagne, qu’on se rendit compte, dans la foulée, du massacre distinctif – ethnique si l’on veut. (…) Céline est parti, in extremis, parce que les communistes étaient sur le point de lui faire la peau – et sans procès encore ! (…) Voilà la tare, la faute inexpiable : Céline était anticommuniste militant, et pire, antistalinien farouche, exactement, il l’avait crié à tous les échos. Mea culpa, Bagatelles, Les Beaux draps... 4 ». Outre ses préfaces pertinentes 5, on retiendra aussi de Duneton son « ode à Célne », Bal à Korsør 6,  publié en 1994 « à l’occasion de ses cent bougies ». Moins connu : son montage de textes, Appelez-moi Ferdinand, qu’il réalisa en 1980 pour la télévision française 7. Et il faudrait également citer ses chroniques langagières du Figaro qui firent souvent la part belle à Céline. Ainsi Claude Duneton n’a-t-il jamais cessé de se livrer à une défense et illustration de l’œuvre célinienne. Grâces lui en soient rendues.
 
Marc LAUDELOUT.

1. Les autres invités étaient Jean-Claude Albert-Weil, Éliane Bonabel, Nicole Debrie-Le Goullon et la Compagnie Catherine Sorba qui présenta des extraits de son adaptation de Guignol’s band.
2. Les Beaux draps. Adaptation scénique de Claude Duneton. Librairie-galerie « Les Anamorphoses », 68 rue de Vaugirard, Paris 6ème.  Mise en scène de Jean-Paul Wenzel. L’affiche du spectacle est reproduite dans le Catalogue de l’exposition Céline – Musée de l’Ancien Evêché de Lausanne, Edita, 1977.
3. Commentaire d’Éric Mazet au lendemain de la mort de Claude Duneton sur le blog « Le Petit Célinien », 22 mars 2012 [http://www.lepetitcelinien.com]
4. Préface de Claude Duneton à Céline au Danemark, 1945-1951 de David Alliot & François Marchetti, éditions du Rocher, 2008, pp. 9-13.
5. Signalons aussi ses préfaces au livre d’Éric Mazet & Pierre Pécastaing, Images d’exil. Louis-Ferdinand Céline 1945-1951 (Copenhague-Korsør (Du Lérot et La Sirène, 2004) et à la biographie de Gen Paul, un peintre maudit parmi les siens par Jacques Lambert (La Table ronde, 2007).
6. Bal à Korsör. Sur les traces de Louis-Ferdinand Céline, Grasset, Paris 1994, 122 p. Une deuxième édition a paru en 1996 dans « Le Livre de Poche » et fait l’objet, en 1999, d’une traduction danoise due à Svend Mogensen.
7. « Appelez-moi Ferdinand », montage illustré de textes de Céline (Guignol’s band et Nord) par Claude Duneton et Gérard Folin. Voix : Georges Mordillat et Jean-Pierre Sentier. Comédien : Jules Firmin Waroux. Antenne 2, 16 avril 1980.

dimanche, 06 mai 2012

Du chevalier au cuirassier Destouches : l'art du pamphlet comme un art de la guerre

Du chevalier au cuirassier Destouches : l'art du pamphlet comme un art de la guerre

par J.-Fr. Roseau

Ex: http://www.lepetitcelinien.com/

Étude comparée de la violence polémique et critique chez Jules BARBEY D'AUREVILLY et Louis-Ferdinand CÉLINE




Les prétentions aristocratiques de Céline, léguées par les récits d’un modeste employé d’assurance hanté par le mythe de la déchéance, ne relèvent pas seulement d’une reconstruction délirante ou fantasmatique du passé familial, mais tirent leur légitimité d’une généalogie désormais attestée. Comme le chouan du même nom, chargé d’informer les troupes royalistes émigrées sur les côtes anglaises durant les guerres révolutionnaires, la souche paternelle des Destouches est originaire de la Manche. Issu en ligne directe des seigneurs de Lantillère, comme il se plaît à l’indiquer dans une lettre adressée à une amie d’enfance (1), Louis-Ferdinand Céline descend d’un cousin éloigné au dixième degré de Jacques Des Touches de La Fresnaye, érigé en figure historique par le texte éponyme de Jules Barbey d’Aurevilly (2). La lumière faite sur l’ascendance aristocratique de Céline, le métier des armes devenait un devoir. Pour autant, du Chevalier au cuirassier, fallait-il en conclure une même culture guerrière, exprimée, à plus d’un siècle de distance, dans le maniement conjoint du sabre et de la plume ?

Quant à Barbey, sa posture chevaleresque est un appel du sang (3). Vaguement unis par ces lointaines racines, normandes et nobiliaires, mais plus encore par une verve brillante de polémiste forcené, ces deux atrabilaires ont une vénération commune pour l’art de batailler, et perçoivent l’écriture comme un jet d’amertume et de rage libéré. Si Barbey comme Céline ont excellé dans la carrière des Lettres en ferraillant contre la pensée dominante, c’est avant tout par l’adoption d’une langue radicale et cruelle, portant ouvertement l’empreinte d’une virulence martiale à la fois séduisante, ivre et brutale. On a pu évoquer çà et là les parentés éthiques et idéologiques de ces deux écrivains réduits à l’isolement à force de convictions politiquement anachroniques et moralement douteuses. Pourtant, noyée dans le bruit parasite de leur époque, leur voix hargneuse et provocante n’en a pas moins sonné comme un ultime refus de ce que l’opinion posait comme vérité définitive.

De la critique considérée comme un art militaire 

On trouve chez ces deux solitaires une même expérience décisive de la guerre. Pour le premier, refusé au collège militaire, le déshonneur moral de n’avoir pu s’y livrer conformément à son statut de gentilhomme, pour le second, le traumatisme incurable des séquelles corporelles et psychiques laissées par la Grande Guerre. La frustration sublimée de Barbey devait nécessairement aboutir à une langue belliqueuse, agressive et violente, transposant dans l’univers symbolique de l’écriture des procédés de nature soldatesque : escarmouche passionnée contre le culte du progrès, assaut féroce contre les fats, parade contre les bien-pensants. Si la critique aurevillienne a sans conteste une valeur de compensation, l’énergie frénétique de Céline puise quant à elle ses sources dans la violence hallucinante non seulement fantasmée, mais vécue des boucheries quotidiennes de 14. Recevant sa pension héroïque d’invalide, le sous-off’ réformé n’a pas tout dit durant ses quelques mois au front. Céline remplace Destouches. Le pamphlétaire, avec l’allure hautaine et suranné d’un duelliste piqué au vif ou d’un soldat subitement réveillé par les coups de canon, tient la littérature pour un champ de bataille. Il y règle ses comptes, fièrement, à coups de plume bien affûtée. Pour ces bretteurs, toute injure personnelle est un casus belli et l’écriture est un art de la guerre. Il y a chez eux un sens aigu de l’honneur offensé.
« Je devrais être aujourd’hui […] le maréchal d’Aurevilly », écrit Barbey à la veille de sa mort, lui qui rêvait d’une « existence passionnée, fringante, vibrante, même cahotée, pleine d’un bruit essentiellement militaire, un tumulte de charges endiablées et de sonneries éclatantes, avec le faste attirant d’uniformes empourprés et d’aiguillettes d’or sautillantes dans le galop des purs-sang » (4). Cette phrase, d’ailleurs, n’est pas sans faire penser au rythme haletant des trompettes céliniennes. Il y a chez eux un souffle épique qui tient de l’assaut littéraire. A défaut du bâton de maréchal, il aura obtenu l’honneur non moins glorieux d’être nommé « connétable des Lettres françaises ». Céline, en revanche, gradé maréchal des logis à quelques mois de la déclaration, a vécu le baptême douloureux du feu comme un fait structurant de son évolution morale, littéraire et idéologique (5). Pessimistes, Céline et Barbey d’Aurevilly le sont tous les deux face à l’espérance vaine et fallacieuse d’un progrès de l’humanité. Ils s’escriment l’un et l’autre contre la nonchalance facile des donneurs de leçons collectives qui, sur fond d’humanisme éclairé et de bonté philanthropique, prennent la défense du faible contre la brute intolérante et fanatique.

Du catholique hystérique à l’antisémite enragé 

La rhétorique fulminante de Barbey comme la voix furibonde de Céline, souvent assimilables à un tissu de vitupérations haineuses, traduit une obsession quasi-pathologique focalisée sur le mythe nauséeux d’un coupable exclusif. Le juif assume chez Céline le rôle que Barbey attribue indifféremment au protestant, au juif ou au franc-maçon. Relevant les symptômes de la décadence et du malaise social, les deux auteurs entretiennent constamment la fiction du complot étranger. Au-delà des différences culturelles et chronologiques entre d’une part l’antijudaïsme chrétien (6), qui culmina lors de l’Affaire Dreyfus, et d’autre part l’antisémitisme racial du premier XXe siècle, leurs thèses ont en commun une pseudo-justification d’ordre racial ou religieuse. Dans les deux cas, il s’agit d’une croisade dont l’enjeu correspond au pays menacé. S’il leur arrive d’essuyer un échec ou un désagrément quelconque, ils revendiquent aussitôt la pureté de l’écrivain solitaire, guerroyant pour l’esprit national, contre la corruption et la conspiration. « Faut dire…, écrit Céline, je serais d’une Cellule, d’une Synagogue, d’une Loge, d’un Parti, […] tout s’arrangerait ! sûr !» (7). Le rôle du pamphlétaire incarné par Céline ou Barbey d’Aurevilly, reclus loin des factions, est d’annoncer les cataclysmes sur un ton de prophète et de dénoncer les « coupables ». Mais, à défaut d’arguments, la haine impétueuse du pamphlet tourne en rond. Elle manifeste une tendance singulière à la névrose. Névrose antisémite, antidémocratique et « conspirationniste » qui se mue en délire frénétique. Il y a chez ces deux écrivains une outrance idéologique qui tient de la dérive malsaine et maladive. Le lexique médical, et plus précisément le lexique psychiatrique, sont en effet les premiers qui répondent à l’appel quand on souhaite qualifier cette violence passionnée du polémiste, éreintant hargneusement sa cible, hanté par un ennemi qui relève davantage du mythe que de la menace effective. Il fallait donc nécessairement que, parmi leurs principaux contradicteurs, Barbey et Céline se heurtent aux défenseurs de l’universalisme et de l’humanisme bafoués. Zola accuse le premier d’hystérie fanatique (8). Sartre prend Céline pour exemple historique de l’antisémite assimilé aux « grands paranoïaques » (9). C’est ici que la figure haïe de l’intellectuel entre dans l’arène.

Polémique contre Sartre et Zola : la haine de l’intellectuel

Barbey s’éteint en 1889, cinq ans avant la naissance de Céline. La fin du siècle aura vu émerger dans la sphère politique la figure engagée de l’intellectuel. Dans la lignée triomphante des Lumières, Zola ouvre le bal et Sartre prend le flambeau. A l’opposé, comme un revers de ce militantisme littéraire, vibre la voix grinçante du pamphlétaire réactionnaire, inaugurant la tradition « anti-intellectualiste ». Car Barbey contre Zola, ou Céline contre Sartre, c’est toujours Rivarol polémiquant contre l’abstraction théorique de Rousseau. La violence est la même. Excessive et cruelle. Les traits de leur virulence langagière, à commencer par l’injure scatologique –métaphore récurrente de leur critique anti-intellectualiste- coupe court à toute tentative de débat rationnel conforme aux schèmes spéculatifs qui structurent les discours de l’intellectuel. Le but est d’humilier. Apôtre du progrès dénonçant l’injustice et l’intolérance de ses contemporains, Zola n’est pour Barbey qu’un « fanfaron d’ordures ». Son oeuvre est tout entière construite « comme le système intestinal », produisant des effluves « de fumier et de fientes ». « M. Zola, dit-il encore, travaille dans l’excrément humain » (10). Enfin, le portrait de l’auteur culmine dans une comparaison grandiose à la Barbey : Zola, « un Michel-Ange de la crotte… ». Céline, lui, n’a pas la pudeur de Barbey. Sa prose déverse un dégoût sans mesure. Sartre est ainsi qualifié tour à tour de « petite fiente », « petit bousier », « petite crotte » et, plus franchement, de « satanée petite saloperie gravée de merde » (11). Barbey n’a pas non plus peur des gros mots lorsqu’il accuse Les Misérables, texte à tonalité pathétique et démocratique ouvrant l’ère du roman engagé, de « colossale saloperie » (12). Dépourvu d’argument et de ménagement rhétorique, leur stratégie critique repose sur l’effet vexatoire de la raillerie et de l’insulte. Rien de plus humiliant, en l’occurrence, que le motif fécal qui revient constamment. Il s’agit de blesser pour vaincre, et non pas de convaincre. Dès lors, l’intellectuel et le pamphlétaire se rejettent et s’excluent comme la passion s’oppose à la raison et le style à l’idée. Revendiquant une oeuvre intégralement fondée sur l’énergie nouvelle d’un style, Barbey et Céline condamnent tous deux la vanité des hommes à idées. Les philosophes sont, après le traître corrompu qu’ils nommeront juif ou franc-maçon, leur plus farouche ennemi. Et l’on retrouve, dans leur critique, le reproche d’un soldat à l’endroit du lâche ou du traître. Contrairement à la verve fougueuse de l’écrivain-guerrier, l’intellectuel est un « impuissant » (13). Il n’a aucune utilité sociale. Chez Céline, l’identification de l’intellectuel -et notamment de « l’agent Tartre » (14) - à la figure hideuse et répugnante du parasite, emprunte par conséquent une multitude de formes (« bousier », « cestode », « demi-sangsue »…).
Autre point commun de l’anti-intellectualisme aurevillien et célinien, la négation systématique du talent. Zola, par exemple, n’invente rien. C’est un « singe de Balzac dans la crotte du matérialisme ». Il apparaît ainsi comme une hydre sans unité, dont Barbey refuse tout talent littéraire au-delà du pastiche. Sa chair, dit-il encore, « est faite des chairs mêlées de Victor Hugo, Théophile Gautier et Flaubert ». La méthode satirique de Céline use des mêmes procédés. Le prétendu génie de Sartre ne dépasse pas celui d’un lycéen fort en thème ou d’un plagiaire habile. Sartre, en somme, est un « Lamanièrdeux… » !
Au-delà des analogies littéraires et critiques entre les deux auteurs, il existe également une convergence idéologique marquée par le refus des idéaux démocratiques et progressistes. On a déjà pointé les ressemblances du conservateur royaliste et du patriote pacifiste sous la notion d’ « anarchisme de droite » (15). Mais plus encore que son isolement face aux idées du temps, c’est bien l’art impétueux de ses écrits polémiques, drôles et sinistres à la fois, qui fait du cuirassier Destouches l’héritier littéraire de l’auteur inquiétant du Chevalier Destouches.
 
Jean-François ROSEAU
Spécial Céline n°3 (novembre/décembre 2011, janvier 2012)
Repris sur le site www.barbey-daurevilly.com le 12 décembre 2011.
 
 
 
Notes
1 - Lettre à Simone Saintu du 30 octobre 1916 : « Il y a là aux environs de Coutances un vieux château de Famille qui abritera vraisemblablement mes pénates », dans Lettres et premiers écrits d'Afrique 1916-1917, textes réunis et présentés par Jean-Pierre Dauphin, Paris, Gallimard, 1978, p. 144. Au XVIIe siècle, une branche Destouches s’était fixée à Lentillière. C’est d’elle que descend l’auteur qui signe dans ses premières lettres Louis des Touches ou encore L. d. T.
2 - Le Chevalier Des Touches paraît pour la première fois en 1864.
3 - Lettre à Trebutien, février 1855 : « En sa qualité de cadet, mon père était ce qu’on appelle en langage gentilhomme : le chevalier », dans Correspondance générale, t. IV., Paris, Les Belles Lettres, « Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1984, p. 180.
4 - Cité par Octave Uzanne, dans Barbey d’Aurevilly, Paris, A la Cité des Livres, 1927, 88 pages. Texte mis en ligne par la médiathèque André Malraux de Lisieux.
5 - Pour H. Godard, l’expérience martiale de Céline « restera la référence absolue » en littérature comme en politique, cf. Céline scandale, Paris, Gallimard, 1998, p. 47.
6 - Ce vieux ferment d’antijudaïsme traditionnel s’exprime au premier chef dans l’accusation séculaire de déicide. Cf. la critique de Barbey d’Aurevilly, dans « Les Déicides, par M. Joseph Cohen », Le Pays, 5 janvier 1852 : « ce sang accusateur dans lequel les pieds de chaque Juif marchent, à travers le monde, depuis tout à l’heure dix-neuf cent ans ».
7 - L.-F.Céline, D’un Château l’autre, Paris, Gallimard, « coll. Folio », 1957, p. 30.
8 - « Le Catholique hystérique », dans E. Zola, Mes Haines, Paris, G. Charpentier, 1879, pp. 41-55.
9 - J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, « coll. Folio », 1954, p. 51.
10 - J. Barbey d’Aurevilly, « Emile Zola », dans Le Roman contemporain, Paris, A. Lemerre, 1902, pp. 197-239.
11 - L.-F. Céline, A l’agité du bocal, Paris, Herne, 1995, 85 pages.
12 - Correspondance générale, t. VI, Paris, Les Belles Lettres, 1986, p. 203.
13 - L.-F. Céline, Entretien avec le professeur Y, dans Romans, IV, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 497 : « les impuissants regorgent d’idées ».
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
14 - D’un Château l’autre, ibid., p. 31 : « l’agent Tartre ! crypto mon cul ! […] sous-sous-dévalures de Zola !... »,
15 - Céline et Barbey servent d’exemples emblématiques à l’ouvrage de François Richard, cf. « La haine des intellectuels, dans Les Anarchistes de droite, Paris, Presses Universitaires de France, 1997

 

 

 

vendredi, 20 avril 2012

Quando Céline era solo un giovane corazziere in armi nella Grande Guerra

Quando Céline era solo un giovane corazziere in armi nella Grande Guerra

di Andrea Lombardi

Fonte: barbadillo


Cuirassier-Destouches.jpg Louis-Ferdinand Destouches (in arte Céline), uno dei massimi romanzieri del ‘900, dopo il successo del suo libro di esordio Viaggio al termine della notte (1932) e di Morte a credito (1936), e le polemiche suscitate da Bagatelle per un massacro (1938), operò con i suoi romanzi una vera rivoluzione dello stile narrativo, culminata nella cosidetta Trilogia del nord (Nord, Rigodon e Da un castello all’altro). Uomo dalle molte vite, soldato nella prima guerra mondiale, direttore di piantagioni, membro di una commissione sanitaria della Società delle Nazioni, medico di periferia, scrittore, bohemienne, e infine Collabo e reprobo, la prima vita di Céline sarà quella di corazziere a cavallo: infatti Louis Destouches, nato il 27 maggio 1894 a Courbevoie (Parigi) si arruolerà il 28 settembre 1912, con ferma triennale, nel 12eme Régiment Cuirassiers (12° Reggimento Corazzieri) di stanza a Rambouillet, nel dipartimento degli Yvelines nella regione dell’Île-de-France. Il 12eme “Cuir” era un’unità scelta, con una lunga tradizione militare risalente al 1668: creato da Luigi XIV per suo figlio quale Régiment “Dauphin-Cavallerie”, fu rinominato 12° Reggimento di Cavalleria nel 1791 dopo la Rivoluzione Francese. Il reparto si distinse in numerose battaglie: dalle Campagne del Re Sole alle Guerre della Rivoluzione, subordinato all’Armata del Reno; da Austerlitz, Jena e Waterloo a Solferino, alla disastrosa guerra franco-prussiana del 1870-1871. I primi tempi di servizio presso il 12° ben difficilmente potevano ricordare al giovane Louis queste antiche glorie, preso come doveva essere, da buona recluta, a spalare letame, strigliare il pelo dei cavalli e centellinare i pochi spiccoli della diaria, vessato dalla disciplina di ferro dei sottuff’ di carriera, come ricordato d’altronde da lui stesso in Casse-Pipe! Dopo un anno da militare di truppa, Louis è promosso Brigadiere il 5 agosto 1913, e quindi Maresciallo d’alloggio il 5 maggio 1914.

Il 31 luglio, a Saint-Germain, il Reggimento è mobilitato e il 2 agosto si assembra nella regione a sud di Commercy. Louis accoglierà la notizia della guerra con lo stesso entusiasmo patriottico di milioni di giovani come lui in tutta Europa, come testimoniato da questa lettera ai genitori scritta poco prima della partenza per il fronte, tanto diversa per stile e spirito dal Viaggio al termine della notte:

“Cari genitori: l’ordine di mobilitazione è arrivato partiamo domani mattina alle 9 h 12 per Étain nelle pianure della Voevre non credo che entreremo in azione prima di qualche giorno […] è una sensazione unica che pochi possono vantarsi di aver provato […] Ognuno è al suo posto sicuro e tranquillo tuttavia l’eccitazione dei primi momenti ha fatto posto a un silenzio di morte che è il segno di una brusca sorpresa. Quanto a me farò il mio dovere sino in fondo e se per fatalità non dovessi tornare… siate sicuri per attenuare la vostra sofferenza che muoio contento, e ringraziandovi dal profondo del cuore. Vostro figlio”.

Il 12°, al comando del Colonnello Blacque-Belair, e facente parte della 7ª Divisione di Cavalleria, condurrà numerose missioni di ricognizione tra la Wöevre, la Mosa e l’Argonne nell’agosto e settembre 1914: il terreno dove opererà, boscoso, con campi cintati da muretti a secco tagliati da fossi e canali, è inadatto all’impiego della cavalleria, men che meno quella pesante. La guerra del ’14 inizia a mostrarsi per quello che è: niente eroiche cariche di cavalieri, ma un cieco tritacarne. Louis scriverà allora a casa lettere di ben altro tono rispetto a quelle precedenti; l’assurdità della guerra inizia a far nascere in lui Céline:

“La lotta s’impegna formidabile, mai ne ho visto e ne vedrò di così tanto orrore, noi camminiamo lungo questo spettacolo quasi incoscienti per l’assuefazione al pericolo e soprattutto per la fatica schiacciante che subiamo da un mese davanti alla coscienza si para una specie di velo dormiamo appena tre ore per notte e marciamo quasi come automi mossi dalla volontà istintiva di vincere o morire Nessuna nuova sul campo di battaglia quasi sulla stessa linea del fuoco da 3 giorni i morti sono rimpiazzati continuamente dai vivi a tal punto che formano dei monticelli che bruciamo e in certi punti si può attraversare la Mosa a piè fermo sui corpi tedeschi di quelli che tentano di passare e che la nostra artiglieria inghiotte senza posa. La battaglia lascia l’impressione di una vasta fornace dove s’inghiottono le forze vive delle due nazioni e dove la più fornita delle due sarà la vincitrice”.

Ad ottobre il Reggimento è inviato nelle Fiandre, partecipando a duri combattimenti assieme ad alcune unità di fanteria nel settore tra Ypres e Poelkapelle; il 27 ottobre, quest’ultima località è battuta incessantemente dal tiro dell’artiglieria e delle mitragliatrici tedesche, tanto che sembra impossibile garantire con staffette le comunicazioni tra il 125° e il 66° Reggimento di fanteria, che stanno cercando di strappare l’abitato di Poelkapelle al nemico. È in questo momento che il Maresciallo d’alloggio Destouches, comandato presso il Comando di Reggimento, si fa avanti, dandosi volontario per questa missione quasi suicida. Louis riuscirà a condurre a termine il pericoloso compito, ma al ritorno, intorno alle ore 18, è ferito gravemente al braccio destro. Dopo essersi ricongiunto alla sua unità, data la mancanza di posti disponibili nelle ambulanze o tende-ospedale a causa del gran numero di feriti e moribondi, dovrà raggiungere a piedi, camminando per sette chilometri, un ospedale da campo presso Ypres. Sarà poi da lì evacuato a Hazebrouck, dove sarà operata la frattura del braccio, e poi ricoverato in degenza all’ospedale militare Val-de-Grâce a Parigi, dove subirà un secondo intervento chirurgico il 19 gennaio 1915. Dichiarato inabile al servizio a causa della sua ferita, viene riformato il 2 settembre 1915: finisce così il servizio attivo di Louis Destouches nell’Armée.

Per l’eroismo dimostrato sul campo sarà citato nell’ordine del giorno del 29 ottobre del Reggimento, insignito della Medaglia Militare il 24 novembre 1914 e della Croce di Guerra con Stella d’Argento.

La rivista L’Illustré National del dicembre 1914 dedicherà al fatto d’arme che lo vide protagonista una tavola a colori a tutta pagina: Louis-Ferdinand Céline la mostrerà sempre con orgoglio a ogni suo visitatore nell’eremo di Meudon, tanti anni e tante vite più tardi.

Bibliografia:

Dauphin-Boudillet, Album Céline

Gibault, Céline

Ruby – de Labeau, Historique du 12eme Régiment Cuirassiers (1668-1942)

Le 12eme Régiment Cuirassiers (1871-1928)


Tante altre notizie su www.ariannaeditrice.it

jeudi, 12 avril 2012

Ernst Jünger, lecteur de Maurice Barrès

Harald HARZHEIM:
Ernst Jünger, lecteur de Maurice Barrès

Nationalisme, culte du moi et extase

barres.jpg“Je ne suis pas national, je suis nationaliste”: cette phrase a eu un effet véritablement électrisant sur Ernst Jünger, soldat revenu du front après la fin de la première guerre mondiale qui cherchait une orientation spirituelle. Soixante-dix ans plus tard, Jünger considérait toujours que ce propos avait constitué pour lui l’étincelle initiale pour toutes ses publications ultérieures, du moins celles qui ont été marquées par l’idéologie nationale-révolutionnaire et sont parues sous la République de Weimar.

L’auteur de cette phrase, qui a indiqué au jeune Jünger la voie à suivre, était un écrivain français: Maurice Barrès. Bien des années auparavant, dans sa prime jeunesse, Ernst Jünger avait lu, en traduction allemande, un livre de Barrès: “Du sang, de la volupté et de la mort” (1894). On en retrouve des traces dans toute l’oeuvre littéraire de Jünger.

Maurice Barrès était né en 1862 en Lorraine. Tout en étudiant le droit, il avait commencé sa carrière de publiciste dès l’âge de 19 ans. A Paris, il trouva rapidement des appuis influents, dont Victor Hugo, Anatole France et Hippolyte Taine. Dans ses premiers ouvrages, Barrès critiquait l’intellectualisme et la “psychologie morbide” que recelait la littérature de l’époque. A celle-ci, il opposait Kant, Goethe et Hegel, qui devaient devenir, pour sa génération, des exemples à suivre. Après l’effondrement des certitudes et des idéologies religieuses, le propre “moi” de l’écrivain lui semblait le “dernier bastion de ses certitudes”, un bastion éminemment réel duquel on ne pouvait douter.

Il en résulta le “culte du moi”, comme l’atteste le titre général de sa première trilogie romanesque. Le “culte du moi” ne se borne pas à la seule saisie psychologique de ce “moi” mais cherche, en plus, à dépasser son isolement radical: le moi doit dès lors se sublimer dans la nation qui, au contraire du moi seul, est une permanence dans le flux du devenir et de la finitude.

Le processus de dépassement du “moi” individuel implique un culte du “paysage national”, donc, dans le cas de Barrès, de la Lorraine. Dans les forêts, les vallées et les villages de Lorraine, Barrès percevait un reflet de sa propre âme; il se sentait lié aux aïeux défunts. Le “culte du moi” est associé au “culte de la Terre et des Morts”. Ce culte du sol et des ancêtres, Barrès le considèrera désormais comme élément constitutif de sa “piété”. L’Alsace-Lorraine avait été conquise par les Allemands pendant la guerre de 1870-71. Une partie de la Lorraine avait été annexée au Reich. Barrès devint donc un germanophobe patenté et un revanchard, position qu’il n’adoucira qu’après la première guerre mondiale, après la défaite de l’ennemi. Dans un essai écrit au soir de sa vie, en 1921, et intitulé “Le génie du Rhin”, cette volonté de conciliation transparaît nettement. Ernst Jünger l’a lu dès sa parution.

Barrès posait un diagnostic sur la crise européenne qui n’épargnait pas l’esprit du temps. Il s’adressait surtout à la jeunesse, ce qui lui valu le titre de “Prince de la jeunesse”. Pourtant la radicalisation politique croissante de son “culte du moi”, sublimé en nationalisme intransigeant, effrayait bon nombre de ses adeptes potentiels. Ainsi, Barrès exigeait que le retour des Français sur eux-mêmes devait passer par l’expurgation de toutes influences étrangères. Le “moi”, lié indissolublement à la nation, devait exclure toutes les formes de “non-moi”. Cela signifiait qu’il fallait se débarrasser de tout ce qui n’était pas français et qu’il résumait sous l’étiquette de “barbare”. Il prit dès lors une posture raciste et antisémite. Son nationalisme s’est mué en un chauvisnisme virulent qui se repère surtout dans ses écrits publiés lors de l’affaire Dreyfus. Une haine viscérale s’est alors exprimée dans ses écrits. En 1902, Barrès a rassemblé en un volume (“Scènes et doctrines du nationalisme”) quelques-uns de ces essais corsés.

Barrès n’était pas seulement un homme de plume. Au début des années 80 du 19ème siècle, il avait rejoint le parti revanchiste du Général Boulanger et fut élu à la députation de Nancy.

Après la seconde guerre mondiale, Ernst Jünger comparait le Général Boulanger à Hitler (ce que bien d’autres avaient fait avant lui). Après une conversation avec le fils de Barrès, Philippe, il en arriva à la conclusion que cet engagement en faveur de Boulanger a dû le faire “rougir” (EJ, “Kirchhorster Blätter”, 7 mai 1945).

En 1894, Barrès avait écrit “Du sang, de la volupté et de la mort”, recueil d’esquisses en prose et de récits de voyage en Espagne, en Italie et en Scandinavie, pimentés de réflexions sur la solitude, l’extase, le sexe, l’art et la mort. Le corset spatial étroit du nationalisme de Barrès éclatait en fait dans cette oeuvre car il ne privilégiait plus aucun paysage, n’en érigeait plus un, particulier, pour le hisser au rang d’objet de culte: chacun des paysages décrits symbolisait des passions et des sentiments différents, qu’il fallait chercher à comprendre. En lisant ce recueil, Ernst Jünger a trouvé dans son contenu l’inspiration et le langage qu’il fallait pour décrire les visions atroces des batailles, relatées dans ses souvenirs de guerre. De Barrès, Jünger hérite la notion de “sang”, qui n’est pas interprétée dans un sens biologique, mais est hissée au rang de symbole pour la rage et la passion que peut ressentir un être. Quant aux descriptions très colorées des paysages, que l’on retrouve dans l’oeuvre de Barrès, nous en trouvons un écho, par exemple dans “Aus der goldenen Muschel” (1944) de Jünger.

Maurice Barrès est mort en 1923. Peu d’écrits de lui ont été traduits en allemand. Le dernier à l’avoir été fut son essai “Allerseelen in Lothringen” (“Toussaint en Lorraine”), paru en 1938. Après la deuxième guerre mondiale, aucun écrit de Barrès n’a été réédité, retraduit ou réimprimé. On a finit par le considérer comme l’un des pères intellectuels du fascisme. Barrès a certes été élu à l’Académie Française en 1906 mais sa réhabilitation en tant que romancier est récente, même en France, alors que Louis Aragon l’avait réclamée dès la fin de la seconde guerre mondiale.

Jünger ne s’est pas enthousiasmé longtemps pour ce nationaliste français. Dès la moitié des années 20 du 20ème siècle, il s’oriente vers d’autres intérêts littéraires. Jünger n’évoque Barrès explicitement qu’une seule fois dans ses oeuvres journalistiques et militantes, alors que le Lorrain les avait inspirées. Dans “Vom absolut Kühnen” (1926), Jünger affirme qu’il “préfère la France de Barrès à celle de Barbusse”, parce qu’il entend récuser l’idéologie pacifiste de ce dernier.

Toutes les évocations ultérieures de Barrès relèvent du rétrospectif. Jünger ne puise plus aucune inspiration nouvelle dans les écrits de Barrès. Jünger, âgé, comparait le sentiment qu’il éprouvait face à la défaite allemande de 1918 au désarroi qu’ont dû ressentir les jeunes Français en 1871 (cf. “Siebzig verweht”, IV, 23 octobre 1988). Il répète dans ce même passage que Barrès l’avait fortement influencé dans le travail de façonnage de sa propre personnalité, une imprégnation barrèsienne, dont il s’était distancié assez tôt. En 1945, Jünger notait que “lui-même et les hommes de sa propre génération étaient arrivés trop tard en beaucoup de choses, si bien que la voie, que Barrès avait encore pu emprunter, ne leur était plus accessible”. Dès le début des années 30 du 20ème siècle, Ernst Jünger en était arrivé à considérer le nationalisme barrèsien comme une construction dépassée, née au 19ème siècle et marquée par lui. Cette position l’a empêché de s’engager dans le sillage d’un politicien chauvin comme Boulanger, c’est-à-dire comme Hitler.

Dans la bibliothèque de Jünger à Wilflingen, on trouve deux ouvrages de l’écrivain français: “Amori et Dolori sacrum. La mort de Venise” et les quatorze volumes de “Mes cahiers”. Ces “cahiers”, Jünger les évoque dans une notule envoyée à Alfred Andersch: “Vous me comptez non pas parmi les conservateurs-nationaux mais parmi les nationalistes. Rétrospectivement, je suis d’accord avec vous. J’ose même dire que j’ai inventé le mot; récemment en lisant ses “Cahiers”, je me suis découvert de remarquables parallèles avec Maurice Barrès. Il y dit: ‘...je suis né nationaliste. Je ne sais pas si j’ai eu la bonne fortune d’inventer le mot, peut-être en ai-je donné la première définition’” (cf. “Siebzig verweht”, II, 7 juin 1977).

Ernst Jünger a donc lu les “Cahiers” de Barrès de manière fort occasionnelle car la plupart des quatorze volumes des “Cahiers”, dans la bibliothèque de Wilflingen, n’ont en apparence que rarement été ouverts; certains n’ont même pas été coupés. En 1971, Jünger a dit: “Barrès aussi est désormais derrière moi”. La teneur de cette assertion n’a plus été modifiée jusqu’à la mort de l’écrivain allemand.

Harald HARZHEIM.
(article paru dans “Junge Freiheit”, Berlin, n°23/2005; trad. française: avril 2012).
http://www.jungefreiheit.de/

Harald Harzheim est écrivain, dramaturge et historien du cinéma. Il vit à Berlin. Il travaillait en 2005, au moment où il rédigeait cet article, à un essai sur la “Démonologie du cinéma” d’Ernst Jünger.

jeudi, 05 avril 2012

Louis-Ferdinand Céline : Le gribouilleur céleste

Louis-Ferdinand Céline : Le gribouilleur céleste

Ex: http://www.lepetitcelinien.com/

 
Victor Hugo louait Charles Baudelaire pour avoir introduit « un frisson nouveau dans la poésie ». L’homme qui à introduit un frisson nouveau dans le roman ; c’est Louis-Ferdinand Céline.

Si le XIXème siècle a eu le privilège de le voir naitre, le XXème siècle a eu celui de le voir écrire. Écrire, déstructurer, casser, broyer, pour enfin révolutionner une langue française essoufflée. On entre dans l’œuvre de Céline comme on s’élance au cœur d’une cathédrale dévastée, car, n’en déplaise à Baudelaire, pas de place ici pour le luxe, le calme et la volupté. L’écrivain compose sur les ruines de l’humanité, assassinant jusqu’à l’amour qu’il « traque, abîme, et qui ressort de là : pénible, dégonflé, vaincu… ».
Atypisme revendiqué, populisme lyrique, musicalité de la prose ; la plume de Céline est un « scalpel de mage ». Chaque virgule est un rouage d’argent dans une mécanique d’or, chaque page se « débrousse comme le temple d’Anghkor », chaque couteau tiré est une larme qui tombe, chaque mensonge est une demi-vérité. Céline était médecin des pauvres. Sans doute a-t-il autant soigné par son œuvre que par sa médecine.
L’alchimiste des mots n’a pourtant pas compté ses détracteurs. L’anti-judaïsme philosophique, qu’il partage avec bon nombre de grands auteurs, Voltaire et Hugo en tête, lui aura valu la mise à l’index et l’opprobre de ses contemporains. À la suite de la publication de ses pamphlets, Sartre « l’agité du bocal », traducteur d’Heidegger, ira jusqu’à l’accuser de collaboration avec l’ennemi. C’était oublier que si Céline pouvait tremper sa plume dans l’ambroisie, il pouvait aussi la noyer dans le cyanure. La réponse qu’il fit à Sartre éleva jusqu’au mythe l’art de la diatribe. Il y a fort à parier que le « ténia aux yeux embryonnaires » regretta longuement son commentaire. Fort de cette séance épistolaire d’acupuncture au pic à glace, sonnant comme un rappel à l’ordre, il préféra le silence au ridicule. A croire que lui aussi sortit de là : pénible, dégonflé et vaincu.
Auteur controversé, à la fois adulé et maudit, Céline n’a incarné qu’une école: la sienne. Son histoire est celle d’un nihiliste marginal, chansonnier du chaos, pessimiste et lucide à l’égard de la nature humaine. Sa vision de l’homme se résume à la victoire de Caliban sur Ariel. Force est de constater que cinquante années après, la « révolte de l’esprit sur le poids » n’a pas eu lieu.
Les controverses à l’endroit de Céline en sont les exemples les plus probants. Douce mascarade que celle qui consiste à retirer le maudit de Meudon des célébrations nationales. Preuves que les pressions communautaristes prévalent sur la légitimité des ministres français. En attendant bienveillamment que la famille Klarsfeld, descendante directe de Tomas de Torquemada, prenne la peine de se déplacer outre-manche pour demander l’autodafé en grande pompe des œuvres de Shakespeare pour son « Marchand de Venise », finissant leur voyage en Allemagne afin de prétendre à la saisie de tous les ouvrages de Schopenhauer, notamment son « Foetor Judaicus ».
Un racket moral à deux vitesses qui confine au grotesque mais qui finit pourtant noyé dans les eaux troubles du conformisme. Et tous les demi-spécialistes qui s’excitent, pérorent, rhétorent sur l’ambivalence d’un talent schizophrène. Autant de commentateurs volontaires qui lisent sans projeter et dissertent sans comprendre qu’il n’y a jamais eu qu’un seul système, qu’une seule vision du monde, qu’un seul Céline.
On peut penser que la prolongation post-mortem de l’anathème aurait convenu au docteur Destouches, voire qu’il l’aurait souhaité. Quoi de plus mesquin, en effet, que d’être couronné par un siècle qui s’est fait un sacerdoce d’ériger la tartufferie en vertu cardinale. Les époques pardonnent tout à leurs contemporains, sauf le génie. Lui qui appréhendait avec beaucoup de quiétude le repos de sa mort, je crains que sa plume n’ait jouée contre lui.
Son talent l’a rendu immortel. Et s’il vous vient l’envie de vérifier ce céleste postulat, rendez-vous au cimetière de Meudon. Asseyez-vous près de la roche qu’il partage avec son épouse « à l’ombre du monument adjudicataire et communal élevé pour les morts convenables dans l’allée du centre ». Regardez la pierre gravée, respirez, ouvrez « le voyage ». Alors vous conviendrez que cet endroit est le seul au monde ou Louis-Ferdinand Céline ne se trouve pas.

Maxime LE NAGARD
Le Bréviaire des patriotes, 22 mars 2012.