Jihad : Une guerre, une stratégie, des références
par Jean-Marc Lafon
Ex: http://fortune.fdesouche.com
Les différentes déclinaisons du « jihad » diffusent aujourd’hui une avalanche d’images — photos et vidéos extrêmement choquantes, qu’il s’agisse des conséquences d’un bombardement sur une population, de corps disloqués d’ennemis tués au combat qu’on enterre par bennes dans des fosses communes, de gens qu’on décapite, brûle vifs, lapide, précipite du haut d’immeubles…
La guerre est quelque chose qui relève de l’entendement — un outil destiné à atteindre des buts politiques par usage de la violence. Elle est également animée par des ressorts de nature passionnelle — le déchaînement de violence sans passion, est-ce bien envisageable… ?
Maîtriser l’art de la guerre pourrait d’ailleurs bien relever d’une exploitation habile et équilibrée de ses ressorts passionnels et rationnels. Or, ceci a été théorisé au profit du jihad. Un certain Abu Bakr Naji (1), Égyptien tué dans les zones tribales Pakistanaises en 2008 et membre du réseau Al Qaeda, a en effet publié sur Internet en 2004, en langue arabe, un livre intitulé le Management de la Sauvagerie : l’étape la plus critique que franchira l’Oumma. (2)
L’ouvrage a été traduit en anglais par William Mc Cants au profit de l’institut d’études stratégiques John M. Olin de l’université de Harvard. C’est sur cette traduction qu’est fondé le présent billet. On a parfois l’impression d’y lire les enseignements de l’implantation de Jabhat al Nusra en Syrie, à ceci près qu’il a été écrit avant… Et l’on y découvre des théories auxquelles ont donné corps des gens comme Abu Mussab al Zarqaoui, ou les actuels décideurs de l’organisation État Islamique.
La « sauvagerie » qu’il est ici question de manager n’est absolument pas celle qui consiste à brûler des prisonniers ou à leur couper la tête. Dès sa préface, et au fil de son ouvrage, Abu Bakr Naji définit la « sauvagerie » en question comme étant la situation qui prévaut après qu’un régime politique s’est effondré et qu’aucune forme d’autorité institutionnelle d’influence équivalente ne s’y est substituée pour faire régner l’état de droit.
Une sorte de loi de la jungle, en somme. Avec un pragmatisme remarquable, ce djihadiste convaincu, dont l’ouvrage est méthodiquement constellé de références à la Sunna (3), considère la « sauvagerie » comme une ressource, un état à partir duquel on peut modeler une société pour en faire ce sur quoi reposera un califat islamique dont la loi soit la Charia.
Le management de la sauvagerie est un recueil stratégique qui théorise finement l’exploitation coordonnée de ressorts cognitifs et émotionnels au profit d’un but politique d’essence religieuse. Sa lecture marginalise les commentaires qui tendraient à faire passer les acteurs du jihad pour des aliénés mentaux ou des êtres primaires incapables de comprendre les subtilités propres à l’être humain.
Elle souligne à quel point la compréhension d’un belligérant est tronquée quand on ne condescend pas à jeter un coup d’œil dans sa littérature de référence. Car les mécanismes du jihad tel qu’il est livré aujourd’hui sont bel et bien contenus dans une littérature stratégique dédiée. Le présent billet va vous en présenter certaines grandes lignes. Je vous invite, à terme, à prendre le temps de lire l’ouvrage pour en appréhender tous les ressorts (lien fourni en bas de page).
Le paradigme fondateur de l’ouvrage (4)
La préface expose longuement la vision de l’ordre mondial qui fonde la suite du raisonnement. Le Moyen-Orient post-accords Sykes-Picot (5) voit l’ancien califat morcelé, dans une mosaïque d’États indépendants fondant leur pouvoir sur la force armée. Ces États ont, après la Deuxième Guerre mondiale, adhéré aux Nations-Unies et à ce qu’Abu Bakr Naji décrit comme l’essence des Nations-Unies à l’époque : un monde bipolaire organisé autour de la rivalité entre les superpuissances américaine et soviétique.
Les États nés du morcellement du califat sont donc devenus satellites, les uns des États-Unis, les autres de l’URSS. Ils fonctionnent au seul profit de leurs classes dirigeantes, tout occupées à piller et gaspiller, au profit de leurs bienfaiteurs américains ou soviétiques, les ressources des pays et des peuples qu’elles gouvernent. Ces classes dirigeantes s’opposent à l’Aqîda (6), qu’elles jugent susceptible de fédérer les peuples contre elles.
Que les croyants vertueux que comptent le peuple et l’armée parviennent à s’unir pour renverser l’État et établir un gouvernement islamique, et les Nations Unies infligent au nouvel Etat des sanctions, puis financent des groupes armés intérieurs et extérieurs pour le combattre jusqu’à son anéantissement. (7) En résultent le découragement et le fatalisme parmi les plus vertueux, qui en sont conduits à considérer qu’il n’y a pas d’alternative aux Etats corrompus.
Le décor étant campé, Abu Bakr Naji analyse la puissance des États-Unis et de l’URSS, ou plutôt l’illusion de leur puissance, et leur centralité. Selon lui, ces superpuissances campent au milieu de leurs satellites. Mais leur puissance réelle s’estompe au fur et à mesure que l’on s’éloigne géographiquement du centre, et elle nécessite, pour s’exercer dans les endroits les plus reculés:
- que les gouvernements des satellites lui fassent écho ;
- qu’un tissu médiatique mondial qualifié de « trompeur » entretienne l’illusion de leur toute-puissance mais aussi de leur empathique et universelle bienveillance.
En somme, les États-Unis et l’URSS se seraient fait passer pour Dieu aux yeux du monde entier. Abu Bakr Naji allègue même que les deux superpuissances ont fini par croire elles-mêmes au message de leurs « médias trompeurs », et donc par se croire douées de toute-puissance à l’échelle globale. A se prendre pour Dieu, en somme.
Guerre contre l’URSS en Afghanistan : la rupture stratégique.
Ainsi l’URSS est-elle venue, confiante en son écrasante puissance, imposer sa volonté en Afghanistan. De longues années plus tard, elle en partait vaincue, démoralisée et sur le point d’exploser. Abu Bakr Naji décrit la guerre soviétique en Afghanistan comme l’évènement fondateur du jihad victorieux moderne, et comme l’étincelle qui a mis le feu aux poudres de l’explosion de l’empire soviétique.
Il y voit le conflit précurseur qui donna corps à la défaite morale de combattants matérialistes attachés à la vie terrestre et aux biens d’ici-bas face à des hommes de foi qui n’avaient rien à perdre puisqu’ils étaient en route pour le paradis. La victoire de la vertu contre la corruption, la catastrophe financière que fut cette guerre pour l’URSS, et, élément essentiel, l’irréparable perte de prestige qu’elle eut à y subir : le mythe de son invincibilité s’effondrait.
Ce dernier aspect est interprété par Abu Bakr Naji comme fondamental dans la chute d’un empire soviétique décrédibilisé aux yeux du monde, et dans la naissance de mouvements djihadistes au sein même de certaines républiques d’ex-URSS. On note que l’impact destructeur qu’a eu sur l’économie soviétique la course Est-Ouest à l’armement est tout simplement éludé par Abu Bakr Naji…
Les États-Unis ont pris le relai de l’URSS, assumant seuls le rôle de superpuissance. Pour les tenants du califat, désormais forts d’un précédent, quelles sont les conséquences ? Une formidable opportunité, car selon Abu Bakr Naji, les armées US et celles de leurs alliés sont bien moins rustiques que celles de l’ex-URSS, et affligées d’un degré d’ « effémination » (sic) que seul dissimule un halo médiatique trompeur.
Leur infliger le dixième des pertes soviétiques en Afghanistan et russes en Tchétchénie ruinerait leur volonté de combattre (8). De plus, l’éloignement géographique des États-Unis rend l’expression de leur puissance sur les théâtres du Jihad fort coûteuse. Il faut donc amener les États-Unis à faire la même erreur que l’URSS: les conduire autant que possible à intervenir directement plutôt que par des intermédiaires, afin de les vaincre sur le terrain et de ruiner leur image de toute-puissance selon un processus du même ordre que celui supposé être venu à bout de l’URSS.
Établir un État islamique: localisation et phasage
Le choix des théâtres d’opérations
Le but politique ultime de la démarche est la fondation d’un califat islamique durable, où la politique et l’ordre social seraient régis par la Charia. Ce n’est possible que par la guerre (Jihad), dans la mesure où tous les sites éligibles sont tenus par des États impies. A cette fin, Abu Bakr Naji promeut une approche méthodique, à commencer par le choix des théâtres d’opérations par ordre de priorité. Laquelle priorité s’établit en fonction de critères pragmatiques.
- Le territoire doit présenter de la profondeur géographique et une topographie propice à la démarche.
- Le pouvoir de l’État doit se trouver sensiblement dilué en périphérie du territoire, voire en banlieue des villes très peuplées.
- Il doit préexister sur place un substrat djihadiste.
- La population doit être culturellement, religieusement réceptive.
- Le trafic d’armes doit y être possible sans contraintes rédhibitoires.
Abu Bakr Naji affirme que la liste suivante a été initialement établie : la Jordanie, les pays du Maghreb, le Pakistan, le Yémen, l’Arabie Saoudite et le Nigeria. Il précise que cette liste est préliminaire et qu’elle est donc susceptible de s’enrichir.
Il ajoute que suite aux attentats de New York le 11 septembre 2001, le Nigeria et l’Arabie Saoudite ont été retirés de la liste dans l’intérêt des opérations déjà en cours. NB: ne pas perdre de vue la date de publication de l’ouvrage, 2004. NB2: ces pays sont cités en tant que périmètres géographiques indicatifs, la philosophie djihadiste considérant les nations et leurs frontières comme d’essence impie.
Les périmètres non-prioritaires doivent malgré tout faire l’objet d’opérations « qualitatives », dont l’accomplissement ne nécessite pas l’obtention d’un ordre du haut-commandement (9), et qui ont pour effet d’attenter au prestige de l’ennemi tout en attirant des jeunes vers le jihad — l’attentat est bel et bien considéré comme un outil de recrutement. Sont cités en exemples les attentats de Bali (12 octobre 2002, 202 morts), de Djerba (11 avril 2002, 19 morts) et de Riyad (12 mai 2003, 39 morts et 8 novembre, 17 morts).
La planification de l’action et son phasage
Sur le plan opérationnel, afin d’atteindre l’objectif politique préalablement énoncé, Abu Bakr Naji distingue trois principaux volets à mettre en œuvre. La patience étant considérée comme une vertu, il n’est nullement question de rechercher un résultat rapide, l’important étant que l’issue désirée soit au bout du processus. Voici illustrés dans la figure ci-dessous les trois volets en question.
Le premier volet, « démoralisation et épuisement », exploitera quelques états de fait.
- Les États impies protègent en priorité leur classe dirigeante, les étrangers et les installation économiquement stratégiques (pétrolières notamment). Ils y affectent leurs meilleures forces.
- Les forces de sécurité affectées aux zones peu stratégiques sont par conséquent peu fiables, peu combatives et mal encadrées.
- Les services secrets et la police sont limités en effectifs car les États impies préfèrent avoir un nombre restreint d’agents fiables qu’un grand nombre d’agents potentiellement infiltrés.
- Qui concentre ses forces perd en contrôle; qui les disperse perd en efficience.
Il est donc préconisé aux djihadistes de frapper initialement dans les secteurs non-prioritaires pour l’État impie, modérément protégés, via des actions de faible intensité. Puis d’accroître l’intensité des actions. Cette progressivité permet aux combattants de se faire la main tout en donnant l’impression à l’ennemi que la menace va sans cesse croissant.
Quand c’est possible, il est conseillé d’attaquer les forces de sécurité de second ordre affectées aux zones peu stratégiques : aisées à vaincre, leur déroute contribuera à démoraliser et décrédibiliser l’État central, et les djihadistes leur prendront du matériel utile pour la suite des opérations tout en mettant à mal l’illusion de toute-puissance de l’État impie.
La progressivité dans l’intensité doit permettre de mener des actions nombreuses plutôt que massives, de préférence en de multiples endroits simultanément. Face à une insécurité présente partout et perçue comme croissante, l’État impie réagira en renforçant la protection des grands centres urbains, des étrangers et des sites économiques cruciaux, au détriment des campagnes et de la périphérie des grandes villes.
Ce faisant, il laissera derrière lui des populations livrées à elles-mêmes, sans service public ni état de droit, qui en ressentiront un grand tourment. C’est l’état de sauvagerie auquel il est fait référence dans le titre de l’ouvrage. Et la suite des opérations va faire de cet état une ressource pour le Jihad.
Le second volet, « administrer (10) la sauvagerie », a pour but de bâtir la base sociale, militaire et territoriale du futur Etat islamique. Il voit l’instance jihadiste venir libérer une société en proie au chaos de sorte à la remodeler pour la rendre conforme à la Charia et en faire le socle de l’action à suivre. Il s’agit, pour commencer, d’une déclinaison jihadiste de ce que le stratège occidental nomme « soft power ».
Les nouvelles bases morales instillées dans la société « sauvage » pour la remodeler sont celles de la Charia, et Abu Bakr Naji insiste à nouveau sur le concept de progressivité, préconisant que la sensibilisation commence par les aspects les plus fondamentaux, pour ne s’occuper de choses moins essentielles qu’au fil des progrès moraux islamiques réalisés.
Aux stades précoces du processus, il est même conseillé de coopérer avec les groupes armés hostiles au pouvoir central même s’ils ne sont pas djihadistes, dès lors qu’il n’en résulte pas de division dommageable au sein de la communauté. Aux stades avancés, en revanche, on aura vu ces groupes se dissoudre au sein de la structure djihadiste, dans le cadre du processus tout naturel d’union de l’Oumma.
On ne peut s’empêcher de penser alors à la manière dont le front al Nusra (déclinaison syrienne d’al Qaeda) modèle la société dans les campagnes syriennes tout en se faisant le démultiplicateur de force des mouvements rebelles non affiliés… (11)
Le périmètre géographique concerné, sa population, ses ressources, tout cela a vocation à être défendu militairement, et à servir de base à la suite de l’action. Laquelle suite consistera, pour les djihadistes, à se renforcer sur les terres « de sauvageries » pour, à terme, reproduire l’action dans d’autres périmètres.
Il ne s’agit plus là de « soft power », et Abu Bakr Naji précise qu’un pilier majeur de cette défense est la dissuasion par la violence et l’horreur. Toute attaque de la zone de management de sauvagerie doit se solder, pour l’agresseur, par les pires avanies afin de lui rendre douloureuse la seule idée de recommencer.
Le troisième volet, l’instauration de l’État islamique, est la simple résultante des phases précédentes et n’appelle à ce titre guère d’autre commentaire.
La violence, sa légalité islamique, son usage
Le Jihad n’est pas l’Islam. Le Jihad est la guerre au profit de l’Islam.
Abu Bakr Naji intitule la section 4 de son ouvrage « employer la violence ». Et dès ses premiers propos dans cette section, il met en garde: en termes de Jihad, toute mollesse conduit invariablement au désastre. Le Jihad est une guerre, et on y use de violence soit pour remporter la victoire sur le terrain, soit pour dissuader l’ennemi de combattre, dans le cadre du volet « démoralisation et épuisement ».
Notons que le terrorisme est tout à fait assumé, ce qui relègue aux oubliettes les débats qu’entretiennent certains « fans » mal éclairés contre l’emploi de ce mot pour désigner certains actes. Sont balayées d’un revers de main les retenues de ceux qui « étudient le jihad théorique ».
Les candidats au jihad prompts à rejeter les formes les plus extrêmes de la violence sont d’ailleurs cordialement conviés à « rester chez eux ». La violence est un outil central du jihad par ses effets mécaniques — au combat — et par ses effets psychologique — via sa mise en scène et sa perception.
Faire « payer le prix »
La doctrine d’Abu Bakr Naji prône que toute action adverse entreprise contre les jihadistes ait un prix. L’objectif est qu’en les prenant pour cible, l’ennemi ait l’absolue certitude qu’il en paiera le prix, et que ce prix sera élevé. L’urgence n’est pas de mise, et il est précisé que non seulement il est permis de faire « payer le prix » plusieurs années après les faits, mais que cela peut survenir n’importe où.
Que la police égyptienne emprisonne des moudjahidines et il sera possible que des moudjahidines d’Algérie enlèvent un diplomate égyptien, par exemple, qu’on proposera d’échanger contre les djihadistes capturés. Quant à ce qu’il y a lieu de faire de l’otage en cas d’échec du marché, c’est extrêmement clair.
Abu Bakr Naji promeut la fondation de médias dédiés au jihad et à sa propagande. Le présent billet n’ayant pas l’ambition d’être exhaustif — un blog ne saurait avoir de vocation encyclopédique —, nous ne développerons pas ici cet aspect, quoiqu’il soit sans nul doute pertinent et passionnant. Mais le lecteur aura de lui-même fait la relation entre la manière d’assassiner l’otage et l’effroi que cela doit semer parmi l’ennemi et ses alliés. Le résultat escompté implique la médiatisation de l’exécution.
La question de l’horreur
Inutile de rappeler le choc mondial suscité par la vidéo, largement diffusée, montrant la mise à mort du pilote jordanien, prisonnier de l’organisation État Islamique, Moaz Kasasbeh, brûlé vif dans une cage. On a lu tout et son contraire à ce sujet. On n’a pourtant guère lu que, toujours dans sa section 4, « le Management de la Sauvagerie » prévoyait ce cas de figure.
L’auteur se réfère à Abu Bakr As Siddiq, compagnon du prophète et premier calife islamique après le décès de celui-ci. Il est fait état de circonstances où il fit brûler vif un individu, nullement par plaisir — il est au contraire présenté comme fort empathique, en musulman vertueux qu’il était — mais pour semer l’effroi parmi les ennemis de l’islam dans le cadre du jihad. Je rappelle à nouveau, à toutes fins utiles, que le Management de la Sauvagerie a été publié en 2004, il y a onze ans…
Les bombardements aériens sont spécifiquement traités en section 4. Abu Bakr Naji précise que même si fortifications et retranchements ont fait leur effet, il faut faire « payer le prix de sorte que l’ennemi réfléchisse mille fois avant de recommencer ».
Suite à l’exécution de Moaz Kasasbeh, le magazine en ligne officiel de l’État Islamique Dabiq publia, dans son n°7, un article dédié à ce sujet, illustré d’images issues de la vidéo de l’exécution, et d’enfants tués lors de bombardements.
On y lit un argumentaire détaillant les précédents historiques, et cette double référence à Abu Bakr As Siddiq (le vertueux compagnon) et à la doctrine « payer le prix » énoncée par Abu Bakr Naji.
Deux notions se côtoient : les représailles (le talion) et la terreur. L’un et l’autre sont légitimés à la fois par les bombardements subis, par la doctrine « payer le prix », et par les aspects fondamentaux de la guerre qui exigent la production d’effets sur le terrain. La boucle est bouclée.
Le principe était écrit depuis onze ans dans la littérature djihadiste. Et la méthode argumentaire est la même, fondant une jurisprudence sur des évènements documentés. Synthèse: la dissuasion par la terreur est, selon la doctrine véhiculée par le Management de la Sauvagerie, un acte de guerre, au même titre qu’un coup de fusil, et en état de guerre, son usage est considéré comme normal.
A titre d’aparté, rappelons le lecteur aux évènements d’Irak à l’été 2014 : les exodes massifs de populations « infidèles » et la déroute de l’armée irakienne — dont des formations entières se débandèrent sans combattre, abandonnant terrain, infrastructures, armes et matériels à l’ennemi — furent un effet spectaculaire de l’emploi opérationnel de la terreur.
Des vidéos d’exécutions massive servant une propagande apocalyptique ont épargné aux combattants de l’État Islamique de livrer bataille contre un ennemi amplement plus nombreux, mieux équipé et bénéficiant de l’avantage propre aux opérations défensives. Les résultats sont le référentiel du pragmatisme…
Conclusion temporaire
Les conflits d’émanation jihadiste aujourd’hui en cours n’ont pas fini de nous éclairer sur la mise en œuvre du Management de la Sauvagerie. L’accessibilité toujours accrue d’Internet a soulevé, parmi les sphères de pouvoir et les médias d’information, la question de son rôle comme démultiplicateur de forces dans le recrutement des djihadistes.
Elle signifie également que la diffusion du message de terreur dans le cadre d’opérations « démoralisation et épuisement » va probablement s’intensifier. D’ailleurs, on ne peut déconnecter cet aspect de celui du recrutement. Abu Bakr Naji professe que les coups portés à l’ennemi encouragent les partisans du jihad et leur donnent envie de se joindre au combat.
Parmi les sujets abordés dans le Management de la Sauvagerie et éludés ici par souci de concision et d’accessibilité, on trouve les compétences en commandement et management, l’autonomie des acteurs de terrain vis-à-vis du commandement qui aura su édicter un cadre doctrinal aidant (12), et l’éducation sans relâche de cadres polyvalents susceptibles de remplacer les cadres morts ou capturés.
Abu Bakr Naji aurait été tué par un drone américain au Waziristan du Nord, dans les régions tribales du Pakistan. A-t-il trouvé un ou plusieurs remplaçants pour consigner et mettre à profit les enseignements tirés des expériences djihadistes récentes et en cours ? Il serait sans doute déraisonnable de croire que non…
Jean-Marc LAFON
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Lien de téléchargement vers le Management de la Sauvagerie, traduit en anglais
(1) Abu Bakr Naji serait, selon des chercheurs de l’institut lié à la chaîne de télévision al Arabiya, Mohammad Hassan Khalil al-Hakim alias Abu Jihad al-Masri, cadre d’Al Qaeda, d’origine égyptienne, né en 1961 et tué le 31 octobre 2008 par un drone américain au Waziristan du Nord, Pakistan.
(2) Oumma: la communauté des croyants musulmans. Ummat islamiya: « nation islamique ».
(3) Sunna: la voie du croyant. “La Sunna dans notre définition consiste dans les récits transmis du Messager d’Allah (Sallallahu ‘alayhi wa salam), et la Sunna est le commentaire (tafsir) du Qur’an et contient ses directives (dala’il) » (Imam Ahmad ibn Hanbal). (3)* Doctrine sunnite, par opposition aux courants non sunnites de l’islam.
(4) les choses qui vont sans dire allant encore mieux en le disant, il s’agit bien de l’exposé des pensées d’Abu Bakr Naji, pas d’un étalage d’opinions qui seraient miennes…
(5) Accords Sykes-Picot: traité franco-britannique secret signé le 16 mai 1916 et révisé le 1er décembre 1918, prévoyant le partage de l’empire Ottoman entre les deux grandes puissances. Cet accord violait la promesse d’indépendance faite aux Arabes via Lawrence d’Arabie moyennant leur concours contre l’empire Ottoman.
(6) Aqîda: les fondements de la croyance en islam.
(7) Abu Bakr Naji attribue à ce mécanisme le renversement du gouvernement des talibans afghans, alléguant que cela était d’ores et déjà prévu avant même les attentats du 11 septembre 2001 à New York.
(8) La réalité des pertes occidentales en Irak et Afghanistan infirma notablement cette proposition chiffrée qui dénote une certaine sous-estimation, feinte ou sincère, de la combativité occidentale.
(9) Abu Bakr Naji prône une grande autonomie des acteurs de terrain, fondée sur la qualité des « managers » locaux. On parle souvent d’al Qaeda comme d’une « nébuleuse ». Votre serviteur y voit plutôt un réseau à haut niveau d’autonomie.
(10) Les termes « administrer » et « administration » reviennent régulièrement, en alternatives à « management ». NB: l’ouvrage conseille aux managers jihadistes, pour développer leurs compétences, la lecture de manuels de management conformes à la sunna, destinés aux entreprises opérant en zone soumise à la charia.
(11) L’auteur a abordé cette question dans son billet dédié à Jabhat al Nusra disponible en suivant ce lien. Par ailleurs, Jennifer Cafarella a produit en langue anglaise une étude des plus instructives à ce sujet au profit de l’Institute for the Study of War (ISW) , disponible en suivant ce lien.
(12) L’autonomie a ses limites: l’opérateur doit s’en tenir au cadre « moral » communément entendu. De plus, les actions comme celles du 11 septembre 2001 ne sont pas encouragées par défaut, et doivent, selon Abu Bakr Naji, être ordonnées par le haut commandement car risquées, coûteuses et susceptibles à ce titre d’empêcher la réalisation d’actions plus modestes mais plus nombreuses.
Source:
Theatrum Belli