dimanche, 17 novembre 2024
Comment une génération voulait changer le monde et a bien failli y parvenir
Comment une génération voulait changer le monde et a bien failli y parvenir
par Peter Backfisch
Encourager le débat au sein des cénacles aujourd'hui non-conformistes a toujours été l’un des objectifs déclarés d'Euro-Synergies. Dans cet article, Peter Backfisch fait référence à la contribution d’Ernst Rahn sur le thème « Jeunes contre Vieux » et décrit comment, selon lui, la jeunesse a modifié l’état du système à partir de 1968.
L’idée du texte ci-dessous est née après la lecture de l’article « Jeunes contre Vieux » d’Ernst Rahn, affiché sur un blog. Contrairement à la thèse de Rahn, selon laquelle une génération (les jeunes) ne pourrait pas changer l’état actuel du système par elle-même, l’auteur soutient que les jeunes générations peuvent effectivement réaliser des transformations profondes, comme l’a montré l’histoire récente. Cependant, ce texte n’est pas une position opposée aux points soulevés par Rahn, qui se concentrent sur la situation actuelle de notre pays, des observations que l’auteur partage en grande partie.
Né en 1954, j’avais 14 ans en 1968 et me considère donc plutôt comme un « post-soixante-huitard », car je n’ai pas pu participer activement aux tensions et ruptures de cette époque en tant qu’acteur politique. Je me souviens cependant de l’attentat de Pâques 1968 contre Rudi Dutschke et des manifestations de Heidelberg contre la guerre du Vietnam, avec leurs nombreux chants « Ho Ho Ho Chi Minh ». Mais à 14 ans, je n’étais certainement pas en mesure de saisir la teneur de toutes ces dynamiques politiques. Pourtant, je vois dans ces événements le début d’un conflit intergénérationnel qui a durablement changé notre système et nos conditions de vie. Mais revenons d’abord en arrière.
Pour comprendre tout cela, il faut remonter à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La génération des parents des soixante-huitards est revenue de la guerre et de la captivité en 1945 ou après, vaincue et souvent désemparée quant à la suite des événements. Cette génération souhaitait avant tout vivre en se concentrant sur ses propres préoccupations, ce qui signifiait reconstruire le pays détruit, fonder des familles, et accéder à la prospérité dans un ordre de paix et de démocratie. Les notions de démocratie restaient floues, mais la soif de loi et d’ordre prédominait.
Culturellement, un vide s’était ouvert après la chute du Troisième Reich. Les puissances occupantes, en particulier les États-Unis, ont rapidement cherché à le remplir avec leurs propres contenus, visant à ancrer l’Allemagne dans le camp occidental. C’était la première étape, qu’on peut appeler la « rééducation » des Allemands. Cela a été accompagné par l’avènement de la télévision, qui a réellement commencé à influencer et à façonner une hégémonie culturelle chez ceux nés à partir de 1940. On peut citer le mouvement Beatnik, qui s’est transformé en mouvement hippie vers 1967, promettant une vie de liberté par un rejet radical des valeurs traditionnelles de la classe moyenne, qu’il fallait abandonner, voire détruire.
Famille, tradition, ambition étaient considérées comme rétrogrades et réactionnaires ; il était temps de surmonter l’esprit pesant de l’ère Adenauer. Cette dynamique s’est accélérée après 1968 avec la musique pop, « Street Fighting Man », et des films comme « Easy Rider » qui célébraient la liberté par la drogue, l’abandon des normes de réussite, et l'idéal d’un road-trip à moto à travers les vastes étendues américaines. À partir de 1969, des festivals de pop et de rock ont vu le jour aux États-Unis et en Europe, rassemblant des centaines de milliers de participants. Le plus célèbre d’entre eux est sans doute Woodstock, un événement de trois jours sous la pluie, marqué par l’amour libre, les drogues et de nombreux actes de violence.
Conformément à la pensée d’Antonio Gramsci, le terrain était ainsi préparé pour un passage à l’étape suivante : établir des sphères d’influence politique et initier des changements irréversibles. Le déclencheur fut les protestations des étudiants contre la guerre du Vietnam dans les pays capitalistes occidentaux. En Allemagne, ils s’organisèrent dans le Syndicat socialiste des étudiants allemands (SDS), qui allait devenir la soi-disant opposition extraparlementaire (APO). Les protestations eurent un impact significatif: des gouvernements tombèrent ou s’ouvrirent à des perspectives critiques, débouchant sur divers mouvements pour la paix. L’attribution du prix Nobel de la paix au chancelier allemand Willy Brandt en est un exemple emblématique.
L’influence sur les institutions sociales s’est étendue surtout dans les écoles et universités ainsi que dans les sciences humaines. Tout devait être anti-autoritaire, sans pour autant être non-violent. Un engagement pour une vision du monde de gauche: telle était l'attitude qui dominait. La structure idéologique a été fournie par l’École de Francfort et d’autres groupes de réflexion. Selon eux, la démocratie ne pouvait être authentique que dans un système de conseils, permettant, soi-disant, une domination directe par les masses.
Comment la génération de l’après-guerre, qui avait acquis une certaine prospérité vers 1970, a-t-elle perçu tout cela ? Elle y a généralement répondu par le rejet et l’incompréhension. Dans les familles, les tensions étaient souvent dures, parfois inconciliables, menant à des déceptions et résignations chez les anciens et des refus d’engagement chez les jeunes, que ce soit à l’école ou au travail, ou à des engagements allant jusqu’au militantisme politique extrême, culminant avec la lutte armée contre le système menée par la RAF (Fraction armée rouge), inspirée par Lénine, Mao, Che Guevara, et d’autres guérilleros d’Afrique et d’Amérique latine.
Au début, jusqu’à la fin des années 1970 environ, l’objectif était encore de renverser le système exploiteur par une révolution guidée par la classe ouvrière, conformément aux enseignements de Lénine. Après une décennie de défaites continues, la gauche militante s’effondra progressivement et se mit en quête de nouvelles méthodes de lutte. La patience et la persévérance devinrent la nouvelle stratégie. L’ancien militant de rue Joschka Fischer mit de côté ses cocktails Molotov et proclama la « marche à travers les institutions », signifiant que toute implication politique devait s'effectuer selon les règles de la démocratie en place. En 1979, le parti des Verts fut fondé et fit son entrée au Bundestag allemand en 1983. Joschka Fischer devint ministre de l’Environnement dans le Land de Hesse.
Joschka Fischer: un itinéraire étonnant du gauchisme violent, celui des Kravallos, pour aboutir à une dévotion atlantiste et otanesque caricaturale et à un embonpoint ministériel finalement très bourgeois...
Le 27 septembre 1998, la « marche à travers les institutions » triompha : pour la première fois, la coalition rouge-verte obtint la majorité. Mathias Döpfner, rédacteur en chef de Die Welt, déclara que c’était « une journée de victoire pour la génération de 68 », que « pour la première fois, les militants de l’opposition extraparlementaire occupaient les plus hautes fonctions de l’État ».
Ce triomphe a eu des conséquences, et on peut dire que la refonte qui a suivi a fondamentalement transformé le système en Allemagne. Les Verts restèrent fidèles à leurs idéaux de société sociale, voire socialiste. Ils avaient enfin le pouvoir de dicter les thèmes de l’époque. Presque toutes les institutions furent transformées en profondeur: écoles, universités, arts, littérature, médias, éducation, même les églises et la CDU, bastion conservateur allemand, succombèrent à ce nouvel esprit de gauche.
Je reviens à la question initiale : « Une génération peut-elle changer le système ou même le monde ? » Je laisse la parole à Suze Rotolo, amie de jeunesse de Bob Dylan, qui écrit dans ses mémoires, A Freewheelin' Time : « Nous croyions sincèrement que nous pouvions changer le monde pour le meilleur. » Mais quiconque observe notre pays aujourd’hui sait que Rotolo avait tort : les temps ont changé, mais pas pour le meilleur.
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mercredi, 13 novembre 2024
Edouard Drumont et la France glaciaire
Edouard Drumont et la France glaciaire
par Nicolas Bonnal
« Il n'est pas possible à l'observateur social de n'être pas frappé de la puissance d'expansion, de la force d'action extérieure qu'avait cette France d'autrefois. »
76% des froncés solidement contre Trump, s’émerveille l’impayable Figaro. Comme ils sont 99-100% à être contre Poutine…
L’effondrement de la France est évident pour tous, sauf pour les retraités Tartine qui se tapent cent heures de télé par semaine (c’est un minimum en république). Après une brève et contrastée embellie gaulliste (voyez mon livre sur la destruction de la France au cinéma), vite noyée sous les quolibets et les pavés de mai 68 et l’avènement de la société de consumation frivole et socialiste, la France disparaît et elle est suffisamment gâteuse avec ses immigrés, ses bobos et ses vingt-trois millions de retraités fachos-socialos-écolos-rigolos pour défier en ce moment, à la manière d’Hitler (un remix comique de Hitler, on en revient toujours à Marx), l’Amérique et la Russie, sans oublier la Chine. Contrairement à l’Allemagne il ne reste aucune force politique de lucidité qui fasse plus de 0.5%. Seule l’Angleterre éternellement toxique et méphitique peut comme toujours faire pire, et s’en donne à cœur joie.
Mon mal vient de plus loin, comme écrit Jean Racine. Après la raclée de 1870 et l’avènement de ce régime sous-républicain dont on ne s’est jamais remis, Drumont écrit les lignes suivantes sur cet âge glaciaire :
« C'est le contraire absolument de ce que nous voyons se produire aujourd'hui. La France, comme un astre qui s'éteint, entre peu à peu dans la période glaciaire et perd sa puissance de rayonnement. Nous portions jadis tout au dehors, notre langue, nos idées, nos vins; aujourd'hui nous recevons tout de l'Allemagne : ses Juifs, sa bière et sa philosophie, les Bamberger et les Reinach, les bocks et Schopenhauer. »
On laisse les juifs de côté car comme je l’ai montré dans mon Céline comme dans mes écrits sur Drumont, ils ne sont qu’un bouc émissaire facile et usagé. Le vrai responsable c’est le Français moderne dont la Révolution et le monstrueux bonapartisme social-impérial ont accouché. Voir mon Autopsie de l’exception française. Un tire-au-flanc vieilli, fumiste, festif et vérolé (au moins moralement), voilà ce dont on a accouché en devenant la lumière du monde. Cochin ou Bernanos en ont parlé mieux que personne.
Les forces de réaction ? Elles sont un leurre éternel. Drumont parle des bien-pensants de Bernanos, de nos conservateurs qui avec Barnier et les souverainistes cathos aux affaires achèveront tranquillement cet hexagone :
« cœurs honnêtes mais sans flamme et sans élan, âmes timides mais voulant sincèrement le Bien, esprits exempts du doute qui a agité la génération précédente et installés tranquillement dans des croyances religieuses plus solides et moins superficielles qu'on ne l'imagine… voilà les conservateurs. «
Drumont a déjà écarté la facile et messianique-comique figure du sauveur (De Gaulle est une figure ésotérique et philosophique, comme l’avait compris mon maître et ami Parvulesco, plus qu’une figure politique – il est resté sans héritiers ou est devenu l'inspirateur de traîtres euro-américains).
« De cette masse grise d'honnêtes gens qui constituent le meilleur de la France, on ne voit sortir aucun dévouement exceptionnel; on ne voit se former nulle part non plus un de ces courants qui emportent tout ; on ne voit se dessiner aucune de ces personnalités éclatantes qui semblent désignées par la Destinée pour tout sauver... ».
On entre donc, dit Drumont, dans une période glaciaire (cela correspond au réchauffement climatique auquel ce crétin de pays croit dur comme fer je suppose) :
« La France, la grande génératrice de généraux, de politiques, de penseurs, ne produit plus d'hommes ; comme les astres dont le foyer s'éteint graduellement, elle semble entrer dans la période glaciaire.
Le sol lui-même, si riche jadis, paraît s'épuiser; nos grands vignobles sont rongés par de mystérieux ennemis. Grâce à la culture intensive et aux prétendues méthodes scientifiques, la terre, comme nous le disait un cultivateur, ressemblera bientôt à une armoire: on n'y trouvera plus que ce qu'on y aura mis... »
Drumont cherche les causes et va citer un philosophe militaire belge qui explique tout grâce au magnétisme passager qui habite les nations:
« Peut-être est-ce une loi inévitable et à laquelle nulle nation n'échappe? C'est la théorie développée dans un livre introuvable et qui certainement n'a pas été lu par dix personnes en France : l’humanité, sa durée. Brück, l'auteur, est un inconnu même dans sa patrie, la Belgique ; il n'en a pas moins remué, au milieu d'un fatras confus, des idées très originales et très hautes. »
Un peu de Brück donc :
« D'après lui, c'est le courant magnétique terrestre qui, en se déplaçant, détermine la grandeur et la décadence des nations.
La civilisation, écrit-il, a sa marche tracée et parcourra successivement toutes les parties du globe par suite du déplacement d'une région nodale mobile de plus grande intensité ou de plus grande activité magnétique qui, durant une période magnétique séculaire, donne la plus grande activité magnétique ou la plus grande énergie physique et les meilleures prédispositions morales à toute une région. »
Chaque région connaît ou presque son heure :
« Jusqu'à ce jour, ce qui précède s'est produit, si bien que dans les régions momentanément favorisées, les populations devenues dominantes et qui furent placées à la tête de l'humanité, ont plus spécialement brillé par l'énergie physique et la puissance lorsque la région favorisée était naturellement sous l'influence des courants magnétiques intenses, tandis qu'elles ont plus spécialement brillé par l'intelligence, par l'imagination et par leurs œuvres, lorsque les régions favorisées, occupées par elles, étaient naturellement sous l'influence de circulations magnétiques actives. »
Drumont ajoute :
« La loi, toujours d'après Brück, est que l'évolution d'un peuple-chef est terminée au bout de mille trente-deux ans. Dans cet espace de temps il a parcouru toutes les phases de son développement, il n'a plus qu'à décroître, il peut vivre quelque temps tranquille sur son passé, mais tout effort lui est funeste comme toute imprudence est fatale au vieillard; toute tentative pour s'agrandir se traduit pour lui par une diminution de territoire. »
L’heure de la France moderne allait sonner, quand le pays jouissait encore du prestige impérial :
« C'est en 1862, il faut noter la date, que Brück écrivait à notre sujet :
Voilà un peuple riche, glorieux et puissant qui se croit supérieur à tous les autres et qui a de nombreuses raisons d'être fier de son passé. Ses armées sont prêtes à renverser pour la troisième ou la quatrième fois les barrières qu'on pourrait lui opposer en Europe.
Ce peuple tient tous les autres en armes et dans des inquiétudes très grandes à la pensée des terribles événements qu'entraînerait une lutte qu'on a pu le croire et qu'on le croit peut-être encore prêt à provoquer.
Jusqu'à quel point puis-je dire à ce peuple : Tu es encore formidable aujourd'hui mais songe à la loi ; nul peuple ne vivra comme peuple-chef au-delà de mille trente-deux ans : tu es né en 843 du partage de l'empire franc à 'Verdun ; nous sommes en l'an de grâce 1862: tu as donc mille et dix-neuf ans ; fais ton compte.
1862 + 14 = 1876
1876 aurait donc été pour nous le commencement de la fin. »
C’est presque du Jean Phaure (voyez la France mystique de mon vieil ami métaphysicien, et qui adorait la série Le Prisonnier…). Et Brück eut son ère de gloire dans des cercles militaires éclairés. Impossible hélas de mettre la main sur ses livres sur le web. Le froncé s’en remettra…
Drumont toujours aussi visionnaire ajoute :
« Ajoutons, pour que nos voisins ne triomphent pas trop de notre décrépitude, que le courant magnétique ne se dirige pas sur l'Allemagne, il se porte vers l'Amérique. »
Sources :
https://books.googleusercontent.com/books/content?req=AKW...
https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas-Remi_Br%C3%BCck
https://www.academieroyale.be/academie/documents/FichierP...
https://www.amazon.fr/Pourquoi-Gaulle-adorait-Russie-anti...
https://www.amazon.fr/DESTRUCTION-FRANCE-AU-CINEMA/dp/B0C...
https://www.amazon.fr/Phaure-jean-mystique-r%C3%A9flexion...
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lundi, 11 novembre 2024
La Dialectique Protestantisme/Judaïsme comme base de la civilisation occidentale
La Dialectique Protestantisme/Judaïsme comme base de la civilisation occidentale
Raphael Machado
Source: https://novaresistencia.org/2024/11/03/a-dialetica-protes...
Dans le débat sur les racines de la civilisation occidentale (celle qui dirige les destinées de l'Amérique du Nord et de l'Europe de l'Ouest), il est typique de voir ses apologètes tracer des connexions avec l'Église catholique, la Grèce et Rome. Pourtant, il se pourrait que la Réforme protestante et le Judaïsme soient sous-estimés en tant qu'éléments déterminants.
Il y a quelques jours, on a célébré l'anniversaire de la Réforme protestante. La date en elle-même est discutable car elle ignore le fait que le processus de fracture de l'Église catholique a été graduel, et qu'en un sens, la Réforme s'était déjà propagée à partir de Jan Hus et de John Wycliffe bien avant que Luther ne publia ses Thèses.
Jan Hus et Jean Calvin.
Cependant, elle représente un jalon important car les actions de Luther et, bientôt, de Calvin, ont acquis un « momentum » qui transforma leur projet en un événement d'échelle civilisationnelle, grâce à la présence d'une série de conditions favorables à cela.
Ce qui m'intéresse toutefois dans ce commentaire rapide de cette date, c'est son rôle dans la construction de ce que nous entendons par « civilisation occidentale ». Malgré les discours réactionnaires sur la « civilisation occidentale » qui font appel artificiellement à la Grèce, à Rome, ainsi qu'à l'Europe médiévale, la réalité est que l'Antiquité et le Moyen Âge constituent des réalités totalement fermées pour la mentalité libérale-conservatrice préoccupée par cette « civilisation occidentale ».
Si nous prenons ce que Spengler ou Nietzsche ont écrit sur la perspective de l'homme classique, il devient très facile de comprendre combien il est difficile de construire une connexion directe entre Athènes et l'Occident, sauf dans les termes limités de la méthode analogique utilisée par la géopolitique. L'homme classique est un homme de la réalité manifeste, qui pense la nature comme forme et comme floraison de formes; même le fonctionnement de ses sens semblait opérer différemment, comme l'examen du texte de l'Iliade permet de le percevoir en ce qui concerne les couleurs travaillées par Homère.
En pratique, bien que nous soyons habitués à ces efforts pour construire un lien avec l'Antiquité (comme l'effort foucaldien [et d'autres] pour établir un lien entre l'homosexualité et la culture grecque, ou les efforts des démocrates pour faire appel aux motifs grecs dans leur critique de la « tyrannie », etc.), efforts issus du prestige symbolique du monde grec, il y a très peu de choses dans la Modernité que nous devons vraiment, directement, aux Grecs.
En revanche, il est facile de voir comment la Réforme protestante a influencé les Lumières et, par conséquent, la Modernité et toute la civilisation qui en a découlé depuis; et cela, bien qu'il soit nécessaire de souligner le rôle du nominalisme et du jusnaturalisme, ainsi que de la tradition scolastique dans sa phase tardive, dans la construction de ce même processus.
Il est nécessaire, en ce qui concerne la Réforme protestante, de se rappeler du rôle que celle-ci a attribué à la raison humaine et à la pleine capacité de l'individu à interpréter les Écritures; ainsi que de son rejet du caractère communautaire de la relation entre l'homme et Dieu et, en revanche, de l'insistance sur sa subjectivité.
Descartes et Locke.
Ainsi, bien que Descartes ait été « catholique », sa philosophie serait-elle concevable sans un environnement déjà fondamentalement façonné par le protestantisme, comme celui de la France huguenote ? Ou celle de Locke, sans considérer ses années dans les Provinces-Unies calvinistes ?
Moses Mendelssohn.
Mais ce qui est moins connu, c'est la « Haskalah », ou « Lumières juives ». Celles-ci ont été influencées par les Lumières « gentilles », dans la mesure où Moses Mendelssohn était un lecteur de Locke et un interlocuteur de contemporains tels que Kant. Cependant, l'impact de Mendelssohn et de la Haskalah a été révolutionnaire par l'affaiblissement de l'autorité du rabbinat traditionnel. L'aboutissement de la Haskalah est le sionisme, bien que le sionisme conserve une dimension religieuse dont les racines sont assez profondes.
Les personnes bien instruites trouveront dans Maïmonide, Rambam, Luria et d'autres sages médiévaux beaucoup des prescriptions encore présentes aujourd'hui dans la mentalité israélienne concernant l'Etat d'Israël et la manière de traiter les Palestiniens.
Mais Mendelssohn lui-même a été influencé par des figures plus anciennes comme Spinoza, Menasseh ben Israel et Simone Luzzatto, qui ont exercé une grande influence sur la société et la philosophie européennes. Les deux derniers ont eu plus d'influence dans le domaine politique, tandis que Spinoza est l'un des « grands » de la philosophie moderne, étant influencé par Descartes, mais aussi par la riche tradition théo-philosophique juive. Ben Israel et Luzzatto ont joué un grand rôle, tout comme Mendelssohn, dans la propagation des conceptions modernes du sécularisme, en tant que dérivation nécessaire de la « liberté de conscience ». Mendelssohn est allé un peu plus loin, en défendant pratiquement un « indifférentisme religieux » tant au sens métaphysique qu'en tant que « nécessité d'État ».
Mais dans un sens plus large, le rôle de la raison face à la religion et à la tradition révèle une grande influence de l'environnement intellectuel juif dans la construction de la civilisation occidentale. Et cela parce que la tradition rabbinique, telle qu'elle se présente dans le Talmud, la Mischna et les textes théologiques du judaïsme médiéval, a toujours été une tradition de débat intellectuel avec une forte connotation rationaliste.
À cet égard, si l'influence de la Réforme protestante sur les Lumières est établie dans une certaine mesure, il serait nécessaire de pointer également l'influence directe des exégètes et grammairiens juifs, tels que David Kimhi et Elia Levita. Kimhi a eu une influence particulière, car la Bible « du Roi Jacques » repose en grande partie sur ses commentaires anticatholiques. Quant à Elia Levita, son rôle en tant que « professeur de Kabbale » pour le clergé catholique à la Renaissance présente des parallèles avec l'influence même du kabbaliste Johannes Reuchlin sur Luther.
Cette influence de la Kabbale sur la philosophie moderne semble d'ailleurs s'étendre au-delà, dans la mesure où il existe aujourd'hui une tradition académique soutenant avec de bons arguments que la doctrine des monades de Leibniz a des origines kabbalistiques, avec des preuves documentées démontrant que Leibniz a étudié la Kabbale; et que la doctrine de la tabula rasa ainsi que la perspective progressiste de Locke ont été influencées par le tikkun olam, une idée de « rectification de la nature » par des améliorations graduelles vers la perfection.
Un autre chemin d'influence réside dans le républicanisme libéral tel qu'il s'est développé aux Pays-Bas, notamment à travers l'œuvre de Petrus Cunaeus, qui a écrit « De Republica Hebraeorum », un texte arguant que le royaume hébreu tel qu'il est présenté dans la Torah constituait la république idéale qui pourrait servir de modèle pour les Pays-Bas récemment « libérés » de l'Empire espagnol. Cunaeus, auteur intéressant, était en dialogue avec l'agent colonial et rabbin déjà mentionné Menasseh ben Israel, ainsi qu'influencé par Maïmonide. Dans le même sens se trouvait l'un des révolutionnaires américains les moins connus, le pasteur Samuel Langdon, qui défendait également l'ancien royaume hébreu comme le modèle idéal à partir duquel construire une république fédérative.
Plus notoires et n'ayant pas besoin de nombreux commentaires, ce sont les textes de Max Weber et Werner Sombart sur les origines du capitalisme, qui abordent respectivement les racines protestantes et juives du mode de production, tant à cause du rôle attribué par le rationalisme que pour la relation assez différente que ces religions auraient tant avec l'accumulation qu'avec l'usure.
C'est pourquoi, en considérant les caractéristiques fondamentales de la civilisation occidentale, ce sont dans ces interactions entre la tradition protestante, la tradition juive et la tradition des Lumières que nous devons chercher les racines de la civilisation moderne actuelle à prétentions planétaires.
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dimanche, 10 novembre 2024
États Dés-Unis d’Europe
États Dés-Unis d’Europe
Par Mario Porrini
Source: https://www.centroitalicum.com/stati-dis-uniti-deuropa/
L’Europe, que beaucoup rêvent souveraine et indépendante, n’est en réalité qu’une colonie des États-Unis. Au XVIIe siècle, le Ius publicum Europaeum s’est imposé, permettant de réaliser un progrès réel en limitant et en circonscrivant la guerre sur le continent. Avec le traité de Versailles et la montée en puissance des États-Unis, le concept de responsabilité de guerre et de crimes de guerre a été introduit, criminalisant et déshumanisant ainsi l’ennemi : une guerre visant l’anéantissement de l’adversaire.
L’indépendance européenne est une pure illusion, car avec l’appartenance à l’OTAN, l’UE est devenue la succursale économique de l’Alliance atlantique sans la moindre prétention à une autonomie, même minimale.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il est devenu courant de promouvoir l’idée que les pays européens devraient se fondre en un seul sujet politique. La taille territoriale et la puissance démographique des États-Unis et de l’URSS suggéraient en effet de réunir les nations du Vieux Continent pour pouvoir rivaliser avec ces deux superpuissances. Au fil des ans, diverses hypothèses sur la forme que pourrait prendre cette union d’États se sont succédé sans jamais dépasser le stade des discussions purement académiques. De Charles De Gaulle, qui parlait d’une « Europe des patries », à Altiero Spinelli, fervent défenseur du fédéralisme, de nombreuses idées ont été exprimées, souvent nébuleuses, mais rien de concret n’a jamais été réalisé. Les seuls progrès ont été faits sur le plan strictement économique: en 1951, la Communauté européenne du charbon et de l’acier a été créée, puis en 1957 le traité de Rome (CEE) a permis la libre circulation des marchandises entre les pays membres, jusqu’à la création de l’Union européenne que nous connaissons aujourd’hui.
Le déclenchement de la guerre entre la Russie et l’Ukraine a donné un nouvel élan aux partisans de la création d’une entité ayant une politique étrangère et militaire unique, capable de faire face aux nouveaux scénarios qu’une guerre au centre de l’Europe présente. La réponse à Poutine a globalement été unifiée. Hormis la Hongrie, tous les pays ont adhéré aux sanctions contre le prétendu agresseur, soutenant en parallèle l’Ukraine par des moyens économiques et des livraisons d’armes. La Pologne et les pays baltes, ennemis historiques de la Russie, ont agi avec plus de fermeté et de détermination, tandis que l’Italie, l’Allemagne et la France ont accepté « bon gré mal gré », car ces mesures nuisent principalement à leurs propres intérêts. Tous les autres pays se sont conformés aux directives de Washington avec plus ou moins de conviction. Le point central est bien celui-ci : « les ordres venant de Washington ».
L’Europe, que beaucoup rêvent souveraine et indépendante, n’est en réalité qu’une colonie des États-Unis, lesquels, à travers l’OTAN, imposent une politique étrangère adaptée à leurs propres intérêts, en utilisant des troupes de soutien – à la manière des auxilia de l’armée romaine – fournies par les régions soumises, les colonies de l’empire américain. Cette soumission dure depuis quatre-vingts ans et rien ne semble indiquer que les choses vont changer. Il manque une volonté politique forte pour modifier cette situation. Les dirigeants des différents pays européens ne se montrent pas capables de mener un véritable tournant, ni de s’engager dans une véritable guerre d’indépendance de l’Europe face aux États-Unis. Ils n’en sont pas capables et ne semblent même pas désireux de le faire. Une telle bataille nécessiterait de la détermination, du courage, et surtout du charisme. Or, il n’existe pas de figure politique européenne réunissant ces qualités. Il est beaucoup plus confortable de gouverner au nom d’un tiers, tel un gouverneur de province impériale, en répondant directement à Washington.
L’absence d’une direction politique à la hauteur de cette tâche pourrait, toutefois, ne pas être le problème principal. Le véritable obstacle réside dans la conflictualité qui a toujours caractérisé les relations entre les États européens et la profonde hétérogénéité culturelle, les habitudes, et les traditions des différents peuples qui peuplent le Vieux Continent. L’Histoire nous enseigne qu’une Europe unie n’a jamais existé. L’Empire romain, celui de Charlemagne et le Saint-Empire romain germanique, la domination de Charles Quint, l’empire des Habsbourg n’ont jamais embrassé l’ensemble du continent, mais seulement une partie de celui-ci.
Entre le XVIe siècle et la fin du XIXe siècle, avec la naissance des États-nations, compacts et aux frontières établies, divers motifs de conflits liés aux questions territoriales plutôt qu’économiques ont émergé, créant les conditions pour un enchaînement ininterrompu de guerres de tous contre tous dans une série continue d’alliances sans cesse modifiées et de coalitions en lutte les unes contre les autres. Avec l’époque des grandes explorations géographiques, la découverte du Nouveau Monde et les immenses richesses qu’il offrait, les raisons de conflits se sont multipliées de manière exponentielle.
Au XVIIe siècle, une série de règles, regroupées sous le terme de Ius publicum europaeum et analysées magistralement par Carl Schmitt, s’est progressivement imposée. Ce cadre juridique permettait de circonscrire les guerres en Europe et de limiter les excès. Les États européens se considéraient réciproquement comme des Justi Hostes et la guerre était toujours considérée comme juste dès lors qu’elle était menée par des armées organisées relevant d’États reconnus par le droit international européen, sur le sol européen et selon les règles du droit de la guerre européen. Ce cadre mettait un frein à la criminalisation et à l’anéantissement de l’ennemi, des comportements qui avaient été courants dans les guerres de religion du XVIe siècle. En cas de conflit, l’objectif était de le canaliser et d’en limiter les excès.
Le Ius publicum en vigueur en Europe perdait cependant sa valeur en dehors du continent, où la lutte devenait illimitée et l’absence de toute restriction juridique en matière de guerre ne laissait prévaloir que le droit du plus fort. Au-delà de cette frontière continentale, la conquête de nouveaux espaces dans les territoires immensément riches du Nouveau Monde pouvait être menée avec un usage libre et impitoyable de la violence, sans aucune considération de nature juridique, morale ou politique. Les traités, la paix et l’amitié ne concernaient que l’Europe, c’est-à-dire le Vieux Monde, à l’intérieur de cette frontière.
Le fait que, au XVIIe siècle, le roi de France, catholique et très chrétien, se soit allié à des hérétiques et pirates sauvages, corsaires et flibustiers, contre le roi très catholique d’Espagne, mettant à feu et à sang les villes espagnoles en Amérique, ne s’expliquait que par le fait que de telles incursions de pirates avaient lieu au-delà de la ligne. De même, l’Espagne et l’Angleterre entretenaient des relations diplomatiques normales sur le continent, tandis que les Sea Dogs (« Chiens de Mer »), également connus sous le nom de corsaires de la reine Élisabeth Ire d’Angleterre, attaquaient et pillaient les galions espagnols qui ramenaient en Espagne de l’or et d’autres matières précieuses.
À la fin du XIXe siècle, avec la montée en puissance des États-Unis, la crise du Ius publicum europaeum commençait. L’irruption de cette jeune puissance sur la scène européenne, oscillant entre un isolationnisme marqué, se tenant en retrait par rapport à l’Europe, et un interventionnisme humanitaire universel, modifiait radicalement la situation. L’entrée en guerre lors de la Première Guerre mondiale et les lourdes ingérences du président Wilson lors de la conférence de paix de Paris bouleversaient les règles du droit européen. La Grande Guerre avait commencé comme une guerre entre États européens à l’ancienne, où les gouvernements des pays belligérants se reconnaissaient mutuellement comme des justi hostes, et le concept d’agression n’existait pas encore dans le droit international. Une déclaration de guerre formelle avait été émise, qui jusqu’alors ne pouvait être considérée comme une incrimination ou discrimination.
Le traité de Versailles introduisait, de manière rétroactive, une nouvelle notion de guerre, mettant en accusation l’ancien empereur Guillaume II et introduisant le concept de responsabilité de guerre et de crimes de guerre. Selon le Ius publicum europaeum, la guerre entre États souverains n’avait jamais été considérée comme un crime au sens pénal du terme, mais désormais le nouvel ordre imposé par les Américains se référait à la morale et à la politique plutôt qu’au droit, comme il aurait été juste. L’article 227 du traité de Versailles mettait en cause l’empereur Guillaume II pour une infraction indéterminée, menaçant une peine tout aussi indéterminée, avec des délégués américains demandant la condamnation pénale des chefs d’État responsables d’une guerre d’agression comme étant un « crime
Avec le traité de Versailles, une nouvelle notion de guerre fut introduite de manière rétroactive, mettant en accusation l’ancien empereur Guillaume II et introduisant le concept de responsabilité de la guerre et de crimes de guerre. Pour le jus publicum europaeum, la guerre entre États souverains n’avait jamais été considérée comme un crime au sens pénal du terme ; mais désormais, le nouvel ordre imposé par les Américains se référait à la morale et à la politique plutôt qu’au droit, comme cela aurait été juste. L’article 227 du traité de Versailles mettait en cause l’empereur Guillaume II pour un type de crime indéterminé, menaçant d’une peine également indéterminée, tandis que les délégués américains réclamaient la condamnation pénale des chefs d’État responsables d’une guerre d’agression, considérée comme un "crime moral contre l’humanité" — en somme, une véritable aberration juridique.
En 1939, le territoire du Vieux Continent fut une nouvelle fois entraîné dans une guerre entre nations européennes, dont le déroulement marqua la conséquence naturelle de la fin du jus publicum europaeum, remplacé par de nouveaux principes juridiques. La criminalisation et la déshumanisation de l’ennemi ouvrirent la voie à la férocité, chaque action visant l’anéantissement de l’adversaire. La Seconde Guerre mondiale atteignit des niveaux de cruauté qui font frémir. On revint à l’époque des guerres de religion, où les atrocités étaient la norme. Les moyens modernes d’anéantissement produisirent un nombre de victimes civiles sans précédent, et les bombardements anglo-américains terroristes et indiscriminés, visant à affaiblir la population civile, constituent des crimes qu’aucun tribunal de Nuremberg n’a jamais jugés ni condamnés.
Depuis la fin de la guerre, l’Europe vit en paix sous le joug des États-Unis, qui se sont chargés de la défense militaire contre la menace supposée de l’URSS d’abord, puis de la Russie. Comme nous l’avons dit, aujourd’hui, avec la guerre éclatée au centre du continent, on reparle d’une Europe unie, indépendante et militairement forte. En réalité, ce qui importe, c’est que les pays européens dépensent davantage pour la Défense, au moins 2% du PIB, seuil considéré par les Américains comme le minimum indispensable pour tous les membres de l’Alliance atlantique. Les troupes auxiliaires doivent être en mesure de soutenir adéquatement l’armée de la puissance impériale à laquelle elles sont soumises. L’indépendance se révèle une pieuse illusion; l’appartenance à l’OTAN et à l’UE, qui représente désormais la branche économique de l’Alliance atlantique, anéantit toute velléité, même minime, d’autonomie. Les stratégies, les modalités d’intervention, l’entraînement, l’attribution des postes de commandement, tout est décidé au Pentagone, et les pays membres ne doivent que se plier et obéir.
Une Europe unie et indépendante représente, dans l’état actuel des choses, un objectif difficilement atteignable, tant les différences culturelles, politiques et économiques qui divisent ses peuples sont profondes. Invoquer des racines chrétiennes communes est de peu d’utilité, car d’une part, au nom de la foi, les chrétiens se sont combattus en commettant les pires atrocités, et d’autre part, le relativisme croissant empêche de considérer la religion comme un facteur d’unité. Malheureusement, les Européens continuent de se comporter comme les chapons de Renzo, se disputant pour de misérables futilités, indifférents à la situation de soumission dans laquelle se trouve notre continent.
Pendant des siècles, les États européens combatifs furent en guerre constante les uns contre les autres, mais le Vieux Continent était alors le centre du monde. Aujourd’hui, après quatre-vingts ans de paix, ces nations faibles et résignées sont réduites à de simples provinces périphériques de l’empire américain. Est-ce là notre destin ?
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Demain une guerre civile larvée outre-Atlantique?
Demain une guerre civile larvée outre-Atlantique?
par Georges Feltin-Tracol
Au moment où sera mise en ligne la présente chronique, des millions d’électeurs des États-Unis auront donné leur voix à l’un des quinze candidats à l’élection présidentielle dont les favoris se nomment Kamala Harris et Donald Trump. La proclamation décentralisée des résultats finaux se déroulera-t-elle avec sérénité ? Difficile de le penser tant les enjeux sont cruciaux.
La médiasphère conforme s’inquiète déjà des éventuelles contestations du scrutin par l’entourage d’un ou des protagonistes. Elle martèle volontiers que l’annonce des résultats susciterait des réactions violentes au sein des « ordures », c’est-à-dire des électeurs de Trump désignés ainsi avec une rare classe par un Joe Biden de plus en plus sénile. En cas de victoire de sa vice-présidente, il est envisageable qu’elle remplace le grand-père gâteux de la Maison Blanche avant la fin de l’année 2024.
La crainte de violences instillées par le système médiatique d’occupation mentale participe à la théâtralisation dramatique des opérations de vote. En effet, maints essais, articles et reportages radio-télévisés mentionnent une ambiance de pré-guerre civile, quel que soit d’ailleurs le vainqueur final. Faut-il vraiment croire que la première puissance mondiale serait à la veille d’une nouvelle guerre de sécession ?
Non ! Les nouvelles « Tuniques bleues » du Nord ne combattront pas les nouveaux « Ventres gris » de Dixie. Les possibles tensions n’auraient pas une audience nationale, surtout si la censure s’exerce sur les réseaux sociaux et sur Internet. Les éventuelles violences se concentreraient sur les échelles individuelle, familiale, communautaire ainsi qu’au niveau des comtés. La garde nationale de Floride ne luttera pas contre la garde nationale de Californie. Hormis la sanglante Guerre entre les États (1861 – 1865), la conflictualité aux États-Unis s’opère à un niveau territorial plus restreint. L’historien de gauche Howard Zinn en apporte des preuves dans son Histoire populaire des États-Unis (2003).
Les guerres contre les tribus amérindiennes ne cessent pas au début du XXe siècle. Elles se poursuivent à l’occasion de manœuvres activistes radicales concertées. Du 27 février au 8 mai 1973, le FBI assiège la réserve amérindienne de Wounded Knee dans le Dakota du Sud. En 1890, la cavalerie étatsunienne y massacra plus de trois cents Amérindiens. Des activistes de l’AIM (Mouvement indien américain) exigent l’application complète des traités signés avec la Maison Blanche. On dénombre deux morts. En août 1979, des agents du FBI tuent deux autres Amérindiens dans la réserve d’Akwesasne.
Outre les guerres contre les tribus amérindiennes, la dernière guerre de l’Ouest que raconte Loris Remondeau dans un bref essai historique disponible sous ce titre pour 6 euros (et 8 € de port) sur le site de la courageuse librairie ponote Arts enracinés se passe au Wyoming dans le dernier tiers du XIXe siècle. Dans un territoire où triomphe la loi du plus fort se déroule une variante de la « Guerre des Plaines » : la « Guerre du comté de Johnson ». Les grands éleveurs de bétail, surnommés les « barons de la viande », montent la WSGA (Wyoming Stock Growers Association), un puissant groupe de pression qui corrompt autorités politiques et judiciaires. Cette association s’oppose aux petits éleveurs qui gardent l’habitude de s’approprier des animaux non marqués, et les fermiers – cultivateurs qui enclosent leurs champs. La WSGA fait venir du Texas et d’autres contrées de l’Ouest des pistoleros qui écartent définitivement tout récalcitrant, toujours en état de légitime défense. Petits éleveurs et farmers résistent, s’organisent et combattent les hommes de main des « barons-voleurs ». Ces événements inspireront le film de Michael Cimino, La Porte du paradis (1980).
On peut rapprocher cette guerre civile localisée à une autre micro-guerre survenue en 1920 – 1921 en Virginie-Occidentale dans le massif des Appalaches. Les compagnies propriétaires des mines de charbon répriment toute constitution de sections syndicales créées par l’IWW (Travailleurs industriels du monde), l’AFL (Fédération américaine du travail) et les Chevaliers du Travail. Elles recrutent des truands, soudoient les forces de police et font pression sur l’entourage des militants syndicaux. Les syndicalistes et les mineurs s’exaspèrent de ces menées. Ils se rendent dans le bourg de Logan où ils affrontent à balles réelles agents de police et briseurs de grève. Mobilisées, les troupes fédérales interviennent dans la bataille de Blair Mountain. Elles tirent à la mitrailleuse lourde et ordonnent un bombardement aérien. Au final, les autorités légalisent la présence syndicale dans les mines.
Avant que commence la Guerre de Sécession se manifeste une « Guerre des frontières » aux confins du Kansas et du Missouri entre 1854 et 1861 à propos de l’esclavage. Les anti-esclavagistes, appelés Free Soilers ou Free Staters, bientôt dirigés par un illuminé fanatique selon Abraham Lincoln lui-même, John Brown (1800 – 1859), combattent les Border Ruffians. De 1704 à 1865, tout homme blanc valide en âge de porter les armes dans les États esclavagistes pouvait servir dans des patrouilles à cheval de trois à six personnes qui rattrapaient les esclaves en fuite et châtiaient les auteurs de ces évasions.
L’année 1856 est riche en confrontations moléculaires. John Brown tue à coups de sabre cinq Border Ruffians qu’il qualifie de « serviteurs de Satan » à Pottowatomie Creek. Le 30 avril, il tente sans succès de protéger le bourg d’Osawatomie (Kansas) d’un raid massif de Border Ruffians (photo). La Guerre civile incite les belligérants à former des unités paramilitaires telles, du côté sudiste, les bushwhackers avec William Quantrill ou les frères James.
L’histoire sociologique de la violence politique aux États-Unis rapporte aussi quelques journées sanglantes. Une fusillade de la police contre des cheminots en grève de Chicago fait une vingtaine de morts, le 24 juillet 1877. Neuf ans plus tard, toujours dans la même ville, éclatent de nouveaux incidents dont le souvenir sera à l’origine de la fête du travail, le 1er mai. Les usines McCormick sont en grève. Les grévistes réclament la journée de huit heures. La police et les détectives privés de l’agence Pinkerton font feu sur les piquets de grève (deux morts et cinquante blessés). Le 4 mai, le massacre de Haymarket Square provoque douze morts dont huit policiers et cent trente blessés.
Sait-on que la fameuse Gay Pride ou « Marche des fiertés » célèbre des émeutes survenues à New York ? Le 28 juin 1969, la police de la ville descend au Stonewall Inn. Ce bar de Greenwich Village, tenu par la mafia, accueille un public uraniste. Le raid policier inattendu suscite cinq jours d’émotions populaires. Pourquoi l’Alt Right nord-américaine ne ferait-elle pas chaque 6 janvier sa propre « Marche de l’identité, des libertés et de la vérité » en l’honneur des nombreux otages de l’État profond étatsunien ? Ce serait une répétition bien plus grande de la belle démonstration de Charlottesville.
Il existe bien sûr d’autres exemples comme les cinquante-et-un jours de siège par le FBI du ranch de Waco au Texas qui se solda par la mort de quatre-vingt-quatre davidiens. Tous ces cas indiquent que la société étatsunienne ne s’inscrit pas dans le temps, mais plutôt dans l’espace. Il est possible que la victoire de Donald Trump ou de Kamala Harris déclenche de puissants mécontentements. Les violences sont inhérentes à l’égrégore des États-Unis. C’est un fait que ne pourra effacer aucun wokisme.
GF-T
- « Vigie d’un monde en ébullition », n° 132, mise en ligne le 5 novembre 2024 sur Radio Méridien Zéro.
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lundi, 04 novembre 2024
Le vieux rêve occidental: la destruction de la Russie
Le vieux rêve occidental: la destruction de la Russie
Filip Martens
Bien que la Russie n'ait jamais attaqué l'Occident au cours de son histoire séculaire et qu'elle ait au contraire toujours été désireuse de coopérer avec lui, elle a toutefois dû se défendre contre des attaques occidentales à plusieurs reprises: par l'Ordre de Livonie en 1240-1242, par la Suède en 1708-1709, par la France en 1812, par l'Allemagne en 1914-1918 et en 1941-1945, par l'Ukraine par procuration des États-Unis en 2022 jusqu'à aujourd'hui. En effet, les puissances occidentales voyaient et/ou considèrent la Russie comme une superpuissance compétitive. Depuis l'industrialisation, on s'est également rendu compte que la Russie possédait d'innombrables matières premières en quantités gigantesques. Ainsi, les puissances occidentales voulaient et veulent toujours avoir accès aux incommensurables ressources minérales de la Russie, car elles sont nécessaires à leur industrie.
Pour ce faire, l'Occident emploie toujours une stratégie de balkanisation de la Russie. Cet article donne un aperçu des différentes tentatives occidentales visant à diviser la Russie en une multitude de petits États sans pouvoir et, par conséquent, facilement dominables.
1916-1918 : la première tentative allemande
La stratégie occidentale de démembrement de la Russie et de pillage de ses ressources a été lancée par l'Allemagne pendant la Première Guerre mondiale. En avril 1916, la Ligue des nationalités allogènes de Russie est fondée à Lausanne. Le statut de neutralité de la Suisse donne à la Ligue l'apparence d'un non-alignement pendant la Première Guerre mondiale qui était en cours. Financée par le ministère allemand des affaires étrangères, la Ligue a pour objectif la destruction de la Russie tsariste par la création de mouvements séparatistes. Ceux-ci étaient censés « libérer » les peuples de Russie. Pour conserver l'apparence de la neutralité, la Ligue cherche à obtenir le soutien des Alliés, des États centraux [1] et des États neutres. Avec le traité de Brest-Litovsk du 3 mars 1918 entre les pays du centre et l'URSS nouvellement créée, l'Allemagne acquiert une série d'États satellites à sa frontière orientale (États baltes, Pologne, Ukraine et Finlande). Ces États satellites dépendent économiquement de l'Allemagne et sont contraints de lui fournir des matières premières. À la suite de ce traité, la Russie a perdu environ un tiers de ses terres agricoles, plus de la moitié de son industrie et la grande majorité de ses mines de charbon. Lorsque l'Allemagne elle-même s'est effondrée en novembre 1918, elle a immédiatement perdu tous ces acquis.
1918-1939: Le prométhéisme et la stratégie d'Intermarium de la Pologne
Toujours en 1918, Jozef Pilsudski, le fondateur de la Pologne nouvellement rétablie, a lancé le prométhéisme. Ce projet visait également à balkaniser la Russie - désormais sous la forme de l'URSS - en soutenant les mouvements séparatistes parmi les peuples non russes de l'URSS. Pilsudski lui-même avait choisi le nom de « prométhéisme » en référence au Titan Prométhée de la mythologie grecque. Prométhée a volé le feu aux dieux et l'a donné aux humains. Pour cela, il a été puni pour l'éternité par Zeus. Par analogie, Pilsudski voyait la Pologne comme le Christ des peuples: de même que Jésus-Christ a apporté la lumière aux hommes, le peuple polonais apporterait la lumière aux peuples non russes qui - du moins selon la Pologne - étaient « opprimés » par l'URSS.
Le prométhéisme repose donc sur l'idée arrogante et méprisante que la petite Pologne est le leader naturel de l'Europe centrale et orientale, ce qui est une utopie compte tenu des capacités économiques et militaires limitées de la Pologne. Alors que l'ancien Commonwealth polono-lituanien (1569-1795) était territorialement le plus grand pays d'Europe, il s'agissait politiquement d'un État bi-confédéral très faible, impuissant et divisé à l'intérieur, Etat qui n'a pu exister que parce que le Brandebourg-Prusse, la Moscovie-Russie et l'Empire des Habsbourg étaient de petits États à l'époque. Une fois que ces trois États sont devenus des superpuissances, le Commonwealth polono-lituanien a disparu de la carte assez rapidement. Néanmoins, Pilsudski voyait en la Pologne une superpuissance potentielle capable de dominer les autres nations « inférieures ». C'est d'ailleurs exactement ce que le prométhéisme reprochait à l'URSS. La Pologne devait donc mobiliser et soutenir les nombreux peuples non russes de l'URSS afin de devenir elle-même dominante.
Le prométhéisme était étroitement lié à la stratégie géopolitique de l'Intermarium de Pilsudski. Ce concept visait à réunir les États d'Europe centrale et orientale au sein d'une fédération placée sous la direction de la Pologne. Cela impliquait que ces États renoncent à leur souveraineté. En effet, Pilsudski rêvait d'une restauration territoriale et politique de l'ancien Commonwealth polono-lituanien, qui s'étendait entre deux mers (la mer Baltique et la mer Noire). D'où le nom latin « Intermarium » donné à cette vision romantique de la politique polonaise.
Dès 1918, la Pologne a soutenu des mouvements séparatistes en Carélie, dans les Pays baltes, en Biélorussie, en Ukraine, dans le Caucase et en Asie centrale. Même après l'annexion de la plupart de ces régions par l'URSS en 1921, la Pologne a continué à apporter un soutien matériel aux séparatistes émigrés.
Le prométhéisme a été une ligne directrice de la politique étrangère de la Pologne pendant l'entre-deux-guerres. En 1934, la Pologne a fondé l'organisation Prometeusz. Son siège se trouvait à Paris. Il existait des antennes à Berlin, Varsovie, Vilnius, Helsinki, Téhéran et Harbin. Cette organisation apportait un soutien financier et technique aux mouvements séparatistes des peuples non russes en URSS.
Après 1939, le prométhéisme disparaît, d'une part parce que la Pologne - une fois de plus - disparaît de la carte et, d'autre part, en raison du manque d'intérêt des Alliés. À partir de 1944, la Pologne est,une fois de plus, rétablie mais devient un État satellite de l'URSS et ne peut donc pas reprendre ses activités prométhéistes.
1941-1945 : la deuxième tentative allemande
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l'Allemagne tente une nouvelle fois de détruire la Russie en lançant l'opération Barbarossa. Cette invasion à grande échelle de l'URSS visait à éliminer l'URSS en tant que superpuissance compétitive, en annexant certains pays et en en colonisant d'autres, en expulsant et en soumettant en partie la population, ainsi qu'en prélevant des produits agricoles et des matières premières. Pour balkaniser l'URSS, l'Allemagne utilise le pantouranisme, une idéologie turque qui cherche à réunir tous les peuples turcs et autres peuples altaïques en une seule unité politique et/ou culturelle sous le nom de Touran.
Un plan de propagande pan-turc émanant de la Turquie a rendu de grands services à l'Allemagne dans les régions occupées de l'URSS. L'Allemagne a ainsi recruté des « Osttruppen » pour la Wehrmacht (environ 250.000 hommes) et pour la Waffen-SS (environ 8000 hommes) [2] parmi les soldats soviétiques faits prisonniers de guerre, qui provenaient des peuples turcs d'URSS. En échange, l'Allemagne promet de rendre indépendantes les régions de l'URSS habitées par les Turcs. La guerre se termine par la destruction complète de l'Allemagne et la prise de Berlin par les troupes russes.
De 1991 à aujourd'hui: l'attaque américaine via les séparatistes, les salafistes, les pseudo-dissidents et les ONG
Lorsque l'URSS, après des décennies d'inertie économique à la fin de la guerre froide, s'est désintégrée en plusieurs États pour la plupart impuissants, dont les économies déjà faibles se sont ensuite complètement effondrées au cours des années suivantes, cela a évidemment offert d'énormes perspectives stratégiques aux États-Unis en tant que seule superpuissance restante. Après tout, toutes les anciennes républiques soviétiques pouvaient désormais être facilement infiltrées et déstabilisées. Depuis lors, les États-Unis et leurs alliés européens ont déstabilisé, (tenté de) changer de régime, semé la mort et la destruction dans les pays de l'ex-URSS pendant des décennies, dans leur vaine tentative de détruire géopolitiquement la Russie. En Géorgie, au Kazakhstan, en Ukraine, en Ouzbékistan, en Russie et au Belarus, entre autres, les Américains ont clairement laissé leur marque. Et aujourd'hui, l'infiltration américano-européenne en Arménie et en Moldavie est évidente.
Mais les États-Unis visent surtout à détruire la Russie. Pour ce faire, ils soutiennent des mouvements séparatistes, souvent salafistes (en Tchétchénie en 1991-2006, au Daghestan en 1999-2012, en Bachkirie en 2005,...). Par ailleurs, les États-Unis tentent - en vain - d'établir des mouvements dissidents en Russie. Le recrutement d'un personnage d'extrême droite et raciste comme Aleksey Navalny, qui a ensuite été présenté à l'Occident comme un « combattant contre la corruption » et un « leader de l'opposition démocratique », est bien connu.
En outre, les États-Unis déstabilisent la Russie par l'intermédiaire de diverses organisations non gouvernementales (ONG). Il s'agit d'organisations qui ont l'apparence d'être indépendantes des gouvernements mais qui sont en réalité contrôlées par le département d'État américain.
Il y a par exemple la National Endowment for Democracy (NED), un outil américain issu de la CIA pour saper les gouvernements dans tout le monde non occidental, instiguer des révolutions de couleur et promouvoir des changements de régime. Cette ONG est directement financée par le gouvernement américain. La NED s'est immiscée dans les élections russes et a constitué une menace pour les institutions constitutionnelles de l'État, la défense et la sécurité nationale de la Russie. Sur la base de la loi de 2012 sur les agents étrangers - qui a été remplacée en 2015 par la loi sur les organisations indésirables [3] - la NED est devenue la première organisation à être interdite en Russie en 2015.
L'ONG Freedom House (FH) est également financée par le département d'État américain. FH finance diverses organisations subversives et des politiciens pro-américains dans des pays du monde non occidental, y compris en Ukraine avant le coup d'État américain de 2014 déguisé en « révolution de Maïdan ». Dans le même temps, la FH sympathise fortement avec les régimes pro-américains. Il n'est donc pas surprenant que cette ONG ait été interdite en Russie en mai 2024 sur la base de la loi susmentionnée sur les organisations indésirables.
L'ONG bien connue mais controversée Amnesty International (AI) est financée par la Commission européenne, la Fondation Ford, la Fondation Rockefeller et les gouvernements britannique, américain et autres. Amnesty International a la sombre réputation de publier des rapports inexacts sur les pays, de collaborer avec des organisations dont le bilan en matière de droits de l'homme est douteux, de faire preuve de partialité idéologique et de politique étrangère, ainsi que de pratiquer une forte discrimination institutionnelle au sein de sa propre organisation. De nombreux États, dont la Russie, ont critiqué l'évaluation de leurs politiques par AI, estimant qu'il s'agissait de rapports partiaux ou d'une réticence à voir les menaces pour la sécurité nationale [4].
En outre, l'Open Society Foundation (OSF) de George Soros, financier notoire des changements de régime, est également interdite en Russie - en tant que troisième organisation en vertu de la loi sur les organisations indésirables - depuis le 1er décembre 2015. En effet, les activités de l'OSF et de l'Open Society Institute Assistance Foundation constituent une menace pour le système constitutionnel et la sécurité nationale de la Russie. L'OSF est un réseau international de financement basé aux États-Unis qui dispose de plusieurs milliards de dollars provenant de la fortune de Soros.
Les objectifs des États-Unis sont primo d'éliminer un rival géopolitique (en divisant la Russie en toute une série d'États impuissants et ipso facto facilement manipulables) et secundo d'avoir accès à l'incommensurable richesse en ressources de la Russie (dont l'industrie occidentale a besoin). Toutefois, les peuples que les États-Unis sont censés vouloir « libérer » n'ont jamais indiqué qu'ils souhaitaient quitter la Russie.
2022-présent: renaissance du prométhéisme et de la stratégie Intermarium en Pologne
Parallèlement aux États-Unis, la Pologne poursuit à nouveau la balkanisation de la Russie. Le 22 novembre 2007, une statue de Prométhée a été inaugurée à Tbilissi, la capitale géorgienne, par le président géorgien Mikhaïl Saakachvili et le président polonais Lech Kaczynski. Cette statue n'a pas été érigée en Géorgie par hasard, car selon la mythologie grecque, Prométhée aurait été enchaîné à une colonne et torturé par Zeus dans le Caucase. La statue symbolisait les efforts de la Pologne et de la Géorgie pour obtenir leur indépendance de la Russie et de l'URSS.
Le prométhéisme est redevenu d'actualité au début de la guerre russo-ukrainienne en 2022. Le Forum des nations libres de l'après-Russie (FNRF) est un mouvement basé en Pologne composé d'hommes politiques et de militants libéraux exilés de Russie, de mouvements régionalistes et séparatistes, ainsi que de sympathisants étrangers. Les membres du FNRF sont inconnus du public russe et connaissent peu la société russe.
Le FNRF, fondé en 2022, prône la dissolution de la Russie – dans pas moins de 34 Etats ! – et dans certains cas même pour la dérussification de certaines régions russes. Divers hommes politiques, diplomates et analystes occidentaux participent souvent au FNRF. Le 31 janvier 2023, une réunion du FNRF a même eu lieu au Parlement européen à Bruxelles. Le 31 mars 2023, le FNRF a été interdit par la Russie en tant qu'« organisation indésirable » (cf. supra).
Les activités du FNRF confirment la rhétorique du gouvernement russe selon laquelle l’Occident veut diviser et détruire la Russie. Le professeur Marlène Laruelle de l'Université George Washington a averti que les hommes politiques occidentaux ne devraient pas confondre les déclarations radicales des exilés politiques avec les opinions des citoyens russes, faisant explicitement référence à l'appel du FNRF à « la libération des nations prisonnières », une expression qui remonte à la Première Guerre mondiale (cf. supra).
Le 25 juillet 2022, Ramzan Kadyrov, président de la République russe de Tchétchénie, s'est longuement moqué du FNRF: « Il y a plus de 20 ans, l'Occident a commis la première violation de l'intégrité de la Russie en République tchétchène, en alimentant les terroristes étrangers avec de l'argent et en inventant une légende sur la liberté. (…) En général, messieurs les pseudo-libéraux, je ne peux que vous remercier d’avoir confirmé les propos des plus hauts dirigeants russes sur les tentatives de désintégration du pays» [5].
La Pologne prométhéiste continue ainsi de promouvoir la sécession des peuples non russes en Russie dans le but ultime de la dissolution et de l'élimination complète de la Grande Russie, afin qu'elle ne puisse plus constituer une menace pour l'aspiration polonaise à l'Intermarium, à nouveau bien vivante en Pologne. Par exemple, le 15 février 1991, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hongrie ont fondé le Groupe de Visegrad en tant qu'organisation de coopération régionale. Le 6 août 2015, le président polonais Andrzej Duda a annoncé la création d'une alliance régionale des États d'Europe centrale selon l'idée d'Intermarium. Celui-ci est devenu l'organisme consultatif régional Initiative des Trois Mers, qui réunit douze États membres de l'UE entre les mers Baltique, Noire et Adriatique.
La Pologne se considère toujours supérieure à la Lituanie et à l’Ukraine, entre autres. Ces autres peuples devraient encore accepter la domination polonaise, ce qui est insultant, voire humiliant.
Puisque les États-Unis veulent déplacer leurs ressources militaires et financières vers l’Asie du Sud-Est, où ils veulent affronter la Chine, ils penchent actuellement vers l’externalisation de la guerre en Ukraine et menacent la Russie par le truchement de son État satellite, l’Allemagne, contrôlé par les Etats-Unis depuis 1945. Les troupes allemandes sont utilisées et très strictement surveillées par les services de renseignement américains. Cela se reflète dans l’installation de bases militaires allemandes en Lituanie et en Pologne et dans divers projets du gouvernement allemand visant à développer considérablement l’armée. Par exemple, entre 2015 et 2020, les dépenses de défense ont été augmentées pour moderniser l’armée et augmenter le nombre de soldats (jusqu’à 185.000), de véhicules blindés de transport de troupes, de sous-marins et d’avions. Au cours de la période 2020-2030, d’importants investissements supplémentaires seront réalisés dans des troupes supplémentaires et de nouveaux équipements. En 2023, le nombre de soldats avait encore augmenté (de 7000). 20.000 soldats supplémentaires ont été ajoutés en 2024. Dans le même temps, le ministre allemand de la Défense Boris Pistorius a annoncé que l'Allemagne devait être prête à la guerre d'ici 2029. Il s’agit de la première expansion militaire allemande depuis la fin de la guerre froide.
En outre, l’Allemagne encourage à son tour la Pologne, future superpuissance, à promouvoir la stratégie Intermarium pour tenter d’affaiblir la Russie. Il semble donc qu’une troisième tentative allemande soit en route…
Notes:
- (1) Les centres étaient constitués de l'Allemagne, de l'Autriche-Hongrie, de la Bulgarie et de l'Empire ottoman.
- (2) DECORDIER (B.), The Fedayeen of the Reich : Muslims, Islam and collaborationism during World War II, dans : China and Eurasia Forum Quarterly, volume 8, no. 1, 2010, pp. 28.
- (3) La loi russe sur les organisations indésirables du 23 mai 2015 donne aux procureurs le pouvoir de déclarer les organisations étrangères et internationales « indésirables ». Cette loi prévoit l'interdiction de mener des activités en Russie, de lourdes amendes et des peines de prison en cas de non-respect de la loi, ainsi que l'interdiction pour les citoyens russes de maintenir des liens avec ces organisations. Cette loi a été votée pour contrer les nombreuses organisations libérales occidentales qui menaient des activités subversives en Russie.
- (4) LARUELLE (M.), Putin’s war and the dangers of Russian disintegration, dans : Foreign Affairs, 9 décembre 2022.
- (5) Compte Telegram de Ramzan Kadyrov, dd. 25 juillet 2022.
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Le concept de « civilisation » et ses labyrinthes
Le concept de « civilisation » et ses labyrinthes
Raphael Machado
Source: https://novaresistencia.org/2024/10/23/o-conceito-de-civilizacao-e-os-seus-labirintos/
Le mot « civilisation » est utilisé librement comme si sa signification était évidente. Mais le contenu du concept de « civilisation » varie et on peut se demander s'il est même possible de parler de « civilisation » au singulier.
Comme il est très courant au Brésil que tout débat soit extrêmement tardif, on débat aujourd'hui de la question de savoir si le Brésil est « occidental » ou non. Certains grands Brésiliens, en avance sur leur temps, comme Gilberto Freyre, Darcy Ribeiro, Sérgio Buarque de Holanda, Plínio Salgado, entre autres, considéraient comme un point de paix que le Brésil fasse partie d'une civilisation « latino-américaine » (dans un autre texte, j'ai déjà expliqué pourquoi je rejetais ce terme au profit d'« ibéro-américaine »), et pas d'une autre.
Mais comme les générations nées et éduquées dans la Sixième République (brésilienne) sont, malheureusement, moins brillantes que les précédentes, surtout dans leurs couches intellectuelles, nous voilà en train d'essayer de réinventer la roue et de redécouvrir le feu - et, pire encore, de fulminer, de s'agiter et de se débattre quand un étranger, raisonnablement intelligent et plus versé que nous dans notre littérature ibéro-américaine, vient nous dire : « vous n'êtes pas Occidentaux, mais quelque chose d'autre, quelque chose de nouveau et de particulier ».
Le concept même de civilisation est controversé, car le mot a été utilisé par différents auteurs et à différentes époques pour signifier différentes choses.
Pour Norbert Elias, il ne sert qu'à décrire un processus de « domestication humaine » au fil du temps par le progrès technique, la bureaucratisation et la centralisation des relations humaines. Chez Morgan, Engels, Comte et d'autres, elle apparaît comme une « phase » dans une évolution des formes sociales, généralement après la « sauvagerie » et la « barbarie ». Pour eux, comme pour la quasi-totalité des penseurs des Lumières et de la modernité, il n'y a qu'une seule civilisation, la civilisation « humaine », et l'histoire de l'humanité est l'histoire des progrès de cette seule civilisation.
Les « penseurs du soupçon » comme Nietzsche ont heureusement enterré tout l'optimisme positiviste et scientifique du 19ème siècle et ont irrévocablement oblitéré toute notion philosophique de « progrès », d'« humanité » et d'autres insanités similaires - qui n'ont réussi à prospérer dans la période de l'après-Seconde Guerre mondiale non pas par mérite philosophique, mais par imposition.
La civilisation apparaît chez Oswald Spengler comme le « miroir » de la culture, avec un sens pluraliste. Les civilisations seraient les phases tardives et mécanistes des cultures, qui auraient un caractère plus organique et spontané. C'est ainsi qu'il apparaît déjà chez Richard Wagner, par exemple, et qu'il apparaîtra également chez Thomas Mann. Ici, les civilisations sont déjà locales, territorialisées, comme des systèmes historico-culturels complexes supra-ethniques à grande échelle, dotés d'une même vision du monde, d'un même fondement paradigmatique.
D'autres auteurs comme Nikolai Danilevsky (qui a précédé Spengler), Arnold Toynbee, Pitirim Sorokin, et d'autres grands théoriciens des civilisations ne travailleront pas avec une distinction aussi rigide entre Culture/Civilisation (qui est un thème typique de la pensée allemande), mais ils consacrent cette notion territorialisée, pluraliste et synchronique des civilisations.
Nulle part, dans aucun auteur, n'apparaît la notion d'équivalence entre « civilisation » et « hémisphère ». Il n'y a évidemment pas deux civilisations sur la planète, l'une « occidentale » et l'autre « orientale » - donc parler de « civilisation occidentale » ne présuppose pas une « civilisation orientale » et vice-versa. En fait, j'imagine qu'aucun théoricien de la civilisation n'a jamais envisagé cette possibilité, mais c'est pourtant ce qui guide les réflexions brésiliennes sur la place du Brésil dans ce débat.
Dans cette logique, Brésiliens, Américains, Anglais, Portugais, Tupis et Yorubas appartiennent à la même « civilisation occidentale » - ce qui implique que Polonais, Ethiopiens, Persans et Japonais appartiennent à la même « civilisation orientale ». Quiconque le peut devrait essayer de comprendre un tel raisonnement.
Cette vision pluraliste, synchronique et organiciste des civilisations est presque toujours associée aux « théories des cycles sociaux ». Les théoriciens des civilisations sont presque toujours aussi les tenants d'une vision cyclique du développement des structures socioculturelles humaines, inspirée aussi bien par Giambattista Vico, Hegel et Ibn Khaldun que par les perspectives antiques du passage des « âges ».
Pour Nikolaï Danilevsky, les civilisations sont les suivantes : 1) égyptienne, 2) assyrienne-phénicienne-babylonienne, 3) chinoise, 4) chaldéenne, 5) indienne, 6) iranienne, 7) hébraïque, 8) grecque, 9) romaine, 10) arabe, 11) romano-germanique (européenne). Danilevsky considère que le type historico-culturel slave en est encore à ses balbutiements, mais qu'il a pour mission de mûrir en tant que civilisation. Selon lui, une « civilisation américaine » émergerait également à terme.
Pour Oswald Spengler, on peut parler des cultures suivantes : 1) égyptienne, 2) babylonienne, 3) indienne, 4) chinoise, 5) mésoaméricaine, 6) gréco-romaine (apollinienne), 7) perso-arabo-byzantine (magique), 8) occidentale (faustienne), 9) russe. Spengler n'a pas nié l'existence d'autres cultures, et cette liste n'est pour lui qu'un exemple. Il n'en retient d'ailleurs que trois, l'apollinienne, la magique et la faustienne dans ses analyses, mais remarque avec intérêt que l'on assiste à la naissance d'une nouvelle civilisation, la russe. Spengler a en effet eu un grand impact sur l'Amérique latine, notamment sur le Brésil dans les années 30.
Arnold Toynbee en énumère un nombre beaucoup plus important : 1) minoenne, 2) shang, 3) indienne, 4) égyptienne, 5) sumérienne, 6) andine, 7) maya, 8) hellénique, 9) syrienne, 10) sinique, 11) indienne, 12) hittite, 13) babylonienne, 14) yucatèque, 15) mexicaine, 16) occidentale, 17) orthodoxe-russe, 18) orthodoxe-byzantine, 19) iranienne, 20) arabe, 21) chinoise, 22) japonaise-coréenne, 23) hindoue.
Il existe également d'autres listes et classifications, comme celles de Gobineau, Leontiev, Quigley, Sorokin, Koneczny, Bagby et Coulborn, et certaines très célèbres et récentes, comme celle de Samuel Huntington, qui énumère les civilisations suivantes : 1) l'occidentale, 2) l'orthodoxe, 3) l'islamique, 4) la bouddhiste, 5) l'hindoue, 6) l'africaine, 7) la latino-américaine, 8) la sinique, 9) la japonaise.
La classification de Huntington est curieusement controversée pour un certain nombre de raisons contradictoires. Certains atlantistes lui reprochent de « nier » le projet panaméricain, qui fait partie de la géopolitique atlantiste depuis la doctrine Monroe. Chez certains catholiques latino-américains, en revanche, cette théorie nierait notre appartenance à la « civilisation judéo-gréco-romaine », qui serait la civilisation « occidentale » à laquelle ils pensent appartenir. Les atlantistes slaves reprochent également à Huntington de vouloir que leurs pays (même la Russie !) soient considérés comme faisant partie de la « civilisation occidentale ».
Mais de notre point de vue, la classification de Huntington, héritée par exemple par Douguine, est extrêmement méritoire et peut être considérée comme un triomphe de l'« Arielisme » de José Enrique Rodó, l'un des premiers ouvrages à esquisser avec force et exhaustivité une opposition radicale et fondamentale entre l'Amérique anglo-saxonne et l'Amérique ibérique/latine comme appartenant à des civilisations différentes.
Cet Arielisme, qui fonctionne en distinguant les figures archétypales d'Ariel et de Caliban, déduites des œuvres shakespeariennes, opposera le spiritualisme latino-américain au matérialisme anglo-saxon, tout en soulignant une pluralité d'autres oppositions qui font qu'il est impossible de concevoir les deux sphères comme appartenant à la même vision du monde. Cet Arielisme influencera toute la pensée de José Vasconcelos, Manuel Ugarte, Haya de la Torre et des Brésiliens cités plus haut.
Ce « détachement » ibéro-américain de l'Occident, quand « Occident » signifie « Amérique du Nord », est un mouvement similaire à celui qu'Alain de Beonits, Claudio Mutti, Giorgio Locchi ou encore Régis Debray ont tenté d'opérer pour détacher l'Europe et sa civilisation de l'Occident nord-américain.
En ce sens, il n'y a pas de rupture dans la négation de notre occidentalisation, puisque l'Occident est lui-même la négation de l'Europe. Et comme, bien sûr, il serait absurde de prétendre être « européens » (même si nous sommes clairement des fruits de l'Europe et des héritages de sa civilisation) ou de nier nos racines indigènes et africaines, il n'y a aucun moyen de nier, de contrer ou de surmonter notre statut de Latino-Américains, d'Ibéro-Américains.
En fait, la confusion entre Notre Amérique et l'Occident (dans un Occident qui, lui-même, confond déjà l'Amérique du Nord et l'Europe) est devenue un élément central d'un récit atlantiste et néoconservateur, commun à l'« alt-right », qui, par « civilisation occidentale », entend la défense d'une vision du monde individualiste, thalassocratique, matérialiste et commerciale, qui inclut également des éléments étrangers aux racines judéo-sémitiques.
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mardi, 08 octobre 2024
Octobre 1993, Eltsine au service de l'atlantisme bombarde le parlement russe
Octobre 1993, Eltsine au service de l'atlantisme bombarde le parlement russe
Luca Bagatin
Source: https://electomagazine.it/ottobre-1993-eltsin-al-servizio...
En octobre de l'Année Horrible 1993, alors qu'en Italie sévissait ce que Bettino Craxi a appelé à juste titre la « fausse révolution de Tangentopoli » qui, en éliminant sous la hache politico-médiatique les partis démocratiques de gouvernement, à savoir la DC, le PSI, le PSDI, le PRI et le PLI, a mis fin à 50 ans de démocratie dans le pays, il s'est produit à peu près la même chose dans la Russie néo-eltsinienne. Mais de manière plus violente et plus sanglante.
C'était les 3 et 4 octobre 1993, lorsque des troupes russes, sur ordre de Boris Eltsine, ont bombardé le bâtiment du Parlement, c'est-à-dire le Congrès des députés du peuple.
C'était le point culminant de ce coup d'État libéral et blanc, qui s'attaquait au cœur de la démocratie russe, c'est-à-dire à la République socialiste fédérative de Russie (RSFR).
Près de 2500 personnes ont été tuées.
Tout commence par la crise constitutionnelle du 21 septembre 1993, lorsque Eltsine, président de la RFSR, décide de dissoudre le Congrès des députés du peuple et son Soviet suprême, accusant les députés d'être « trop communistes ».
Un acte totalement anticonstitutionnel, autoritaire, un coup d'État, mais que les médias occidentaux ont fait passer pour un acte de grande démocratie, comme l'ont été tous les actes néfastes d'Eltsine. Il s'agit du plan de vente des actifs de l'État soviétique et de leur répartition ultérieure entre oligarques et criminels.
Le parlement russe s'est opposé à ce plan, honteusement qualifié de « réformiste ».
Le vice-président Alexandre Routskoï - qui a pris la défense du Parlement - a dénoncé le programme libéral d'Eltsine en le qualifiant de « génocide économique », notamment parce qu'il appauvrissait la population de façon dramatique et spectaculaire.
Le Parlement - après la demande de dissolution - s'est donc empressé de remplacer Eltsine par Routskoï, mais le Président a répondu, les 3 et 4 octobre, en envoyant des forces spéciales et des chars, qui ont bombardé le siège de la démocratie soviétique, les députés étant enfermés à l'intérieur.
Des affrontements violents ont eu lieu, même dans les rues, entre les forces spéciales et les citoyens venus défendre - avec des drapeaux rouges frappés de la faucille et du marteau et des portraits de Lénine à la main, mais aussi avec des drapeaux tsaristes - la légitimité du Parlement et ce qui restait des conquêtes socialistes et soviétiques.
Des conquêtes soutenues par les néo-monarchistes tsaristes, qui se sont battus avec leurs anciens ennemis, les communistes, pour défendre ce qui restait de la démocratie russe.
Malgré une résistance populaire héroïque, les forces d'Eltsine ont encerclé la Maison Blanche, siège du Parlement, qui a été conquis.
La suite de l'histoire est connue.
Les opposants au coup d'État libéral d'Eltsine se regroupent au sein du Front patriotique ou Front de salut national, composé de plusieurs partis communistes nouvellement créés, dont les communistes dirigés par Gennady Ziouganov et les Bolcheviks nationaux dirigés par l'écrivain Eduard Limonov, qui avait participé activement à la défense du parlement, tandis que son épouse de l'époque, la chanteuse et poétesse Natalya Medvedeva, avait lancé un appel contre le coup d'État - également publié dans la presse française de l'époque - et signé par de nombreux artistes et intellectuels russes.
Malgré cela, l'oligarchie libérale-capitaliste l'a emporté.
En Russie, le communisme, qui a émancipé le peuple depuis 1917, est, sinon interdit, du moins assimilé au fascisme. Et le bradage de l'État et le démembrement des anciennes républiques soviétiques, devenues la proie des oligarques, des hommes d'affaires, des mafiosi et des néo-nazis, se poursuivent. Un bradage qui n'a pas pris fin avec la transition entre Eltsine et Poutine, qui a poursuivi le démantèlement du système social et économique soviétique.
Aujourd'hui encore, la majorité des citoyens russes n'a pas oublié. Et de nombreuses familles des victimes de l'époque, ainsi que de nombreux citoyens, défilent encore avec des pancartes portant les photos de leurs proches, de leurs amis, de leurs parents et de leurs connaissances tués lors des affrontements.
En 1993, un essai intéressant intitulé « L'énigme Gorbatchev », écrit par Egor Ligatchev, que j'ai mentionné ici, a été publié en Italie par l'éditeur Roberto Napoleone : https://amoreeliberta.blogspot.com/2023/02/egor-ligaciov-il-riformista-leninista.html
Ligatchev, représentant réformiste du PCUS, puis âme réformiste et modérée de l'opposition menée par le Parti communiste de la Fédération de Russie, a très bien expliqué la tension de ces années et les raisons qui ont conduit à cette tension, qui perdure encore aujourd'hui à l'Est, avec des guerres fratricides qui semblent dramatiquement ne pas avoir de fin. Voir le conflit russo-ukrainien.
Ces passages de Ligatchev sont très intéressants : « Le véritable drame de la perestroïka réside dans le fait que ses dirigeants, au lieu d'utiliser l'arme normale de la critique contre les soi-disant conservateurs, leur ont fait la guerre et, engagés dans cette voie, n'ont pas vu - ou n'ont pas voulu voir - le vrai, le grand, le principal danger qui montait progressivement : le nationalisme et le séparatisme ».
Les conclusions de Ligatchev sur la nécessité de récupérer l'idée socialiste démocratique, qui a été détruite au milieu des années 1990, tant en Italie (avec la destruction du PSI de Bettino Craxi et du PSDI de Pietro Longo, un leader malheureusement oublié auquel j'ai consacré plusieurs articles) que dans le reste de l'Europe (après la disparition de Mitterrand et des grands leaders socialistes européens des années 1970 et 1980) sont très intéressantes : « Je suis convaincu que le socialisme est l'une des voies qui mènent au progrès universel. Comment est-ce que je comprends le socialisme ? Une société dans laquelle l'homme et la démocratie sont prioritaires. La base économique du socialisme est la propriété sociale des moyens de production, mais sous des formes différenciées: l'homme devient copropriétaire, et la planification et le marché libre coexistent.
La base politique de ce régime est le soviet à tous les niveaux et l'État de droit. Sur le plan moral, c'est une société où les valeurs individuelles sont sublimées en valeurs socialistes ; sur le plan social, c'est un régime de justice sociale, sans oppression ni injustice, une société où il n'y a pas de chômage et où le droit au travail est garanti à chacun ».
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lundi, 07 octobre 2024
De Theodor Herzl au sionisme contemporain
De Theodor Herzl au sionisme contemporain
Par Robert Steuckers
Jean Mabire, me dit-on, était fasciné par les « éveilleurs de peuple », Grundvigt, Petöfi, Pearse, etc. Par l’Abbé Cyriel Verschaeve mais aussi par le personnage juif viennois Theodor Herzl qui a lancé l’idée d’un retour à une terre pour les populations juives d’Europe centrale et orientale, et, au départ, ce n’était pas nécessairement la Palestine alors sous administration ottomane. Examinons d’abord le contexte dans lequel Herzl a évolué à Vienne à la fin du 19ème siècle : c’est tout d’abord le fameux « mouvement des nationalités » qui a animé toute l’Europe depuis l’effondrement des projets napoléoniens suite à la campagne désastreuse de Russie et à la bataille de Waterloo. L’émancipation par les idées universalistes des Lumières et de la révolution française ne fait plus recette. Les peuples entendent se libérer en adoptant des valeurs qui leur sont propres, dans des territoires matriciels, légués par leurs ancêtres, organisés par le droit coutumier (et non plus par les codes dérivés de l’idéologie des Lumières). Herzl nait dès lors dans un monde juif, travaillé lui aussi par les idées du « mouvement des nationalités ». Des penseurs juifs comme Léon Pinsker et Moses Hess ont pensé, sans succès, l’émancipation juive, l’hypothèse sioniste et la problématique des langues à adopter bien avant Herzl, de loin leur cadet.
Moses Hess, né à Bonn en 1812, sera d’abord un compagnon de route de Karl Marx et de Friedrich Engels, les accompagnera dans leurs exils à Bruxelles puis à Paris. Il sera un théoricien du socialisme qui finira toutefois par critiquer l’idée marxienne de la « lutte des classes » pour le remplacer par la « lutte des peuples » voire la « lutte des races ». Hess, conscient que les populations juives ne seront jamais pleinement acceptées en Europe, théorisera un socialisme, non plus basé sur les idées révolutionnaires habituelles, mais sur des fondements scientifiques, biologiques, qui conduisent à rejeter l’universalisme, introuvable si on adopte une démarche scientifique, et à explorer les particularités réelles, tangibles, concrètes de chaque population. Pour ses lecteurs juifs, ce recours aux particularités ethniques (ou ethno-religieuses) implique une ré-immersion dans le judaïsme traditionnel. Hess développera toutefois un système de pensée plus complexe : le judaïsme est une « nationalité » (biologique) avant d’être une religion ; le modèle à suivre est celui du Risorgimento italien de Mazzini, parce que l’unification italienne confirme le primat de la nationalité sur les entités étatiques jugées par lui obsolètes, parce que dominées par l’étranger ou par des dynasties ; le judaïsme d’avant-garde mêlera, selon Hess, socialisme (national) et aspiration à la construction d’un Etat propre « sur la terre des pères » et, en attendant, les juifs peuvent, s’ils le souhaitent, se replier sur l’orthodoxie religieuse pour conserver leur identité profonde, tout en rejetant le « judaïsme réformiste » et libéral, lié aux idéaux éthérés des Lumières.
Léon Pinsker, né en 1821 en Pologne russe, était médecin de profession. Son engagement intellectuel fut profondément influencé par l’antisémitisme pogromiste russe qui sévissait au 19ème siècle, surtout après l’attentat qui coûta la vie au Tsar Alexandre II, émancipateur des paysans et conquérant de l’Asie centrale. La violence des pogroms et la judéophobie (qu’il perçoit comme une maladie psychique héréditaire, perceptible dans toute l’Europe et pas seulement en Russie) le conduisent à rejeter le judaïsme assimilationniste et humaniste du mouvement libéral Haskala au profit d’une vision « auto-émancipatrice » qui réclamera l’avènement d’un « Etat juif » quelque part dans le monde. Ses idées trouveront un cénacle, en Roumanie et à Odessa, qui les discutera et cherchera à les faire avancer dans les esprits, le Chovevei Zion ou Chibbat Zion qui rejoindra les « Congrès sionistes » lancés par Herzl et sera dissous par les Bolchéviques dès qu’ils arriveront au pouvoir.
Telles sont les racines majeures du sionisme (il y en a d’autres) avant l’entrée en scène du personnage qui nous intéresse au premier plan aujourd’hui. Les ambitions du jeune Theodor Herzl étaient, au départ, de devenir un « écrivain allemand », auteur de pièces de théâtre populaires. Il se décarcassera de toutes les façons pour promouvoir ses œuvres et les faire jouer par les théâtres allemands et autrichiens : il ne connaîtra qu’un succès très mitigé. Il déménage en France en 1891 où il exerce la fonction de correspondant à Paris du quotidien viennois Die Neue Freie Presse. Mais le contexte social et politique, qu’il observe dans la capitale française en tant que journaliste politique, le force à réfléchir sur sa judéité : en 1892, le marquis de Morès, lors d’un meeting antisémite, « réclame l’expulsion de Rothschild de la Banque de France » et « l’interdiction aux étrangers et aux Juifs du sol français ». En même temps, le journal La libre parole d’Edouard Drumont, lancé en 1892, publie une série d’articles, signés « Lamasse », dénonçant « l’influence juive dans l’armée ». Drumont est provoqué en duel et est blessé. Pour le venger, le marquis de Morès défie le témoin adverse, le Capitaine Armand Mayer, qui sera mortellement blessé lors du duel. Tels furent les prémisses de l’affaire Dreyfus. Le ministre de la guerre, Charles de Freycinet, fustige la volonté des antisémites de dresser les officiers les uns contre les autres pour des raisons d’ordre confessionnels. Mais les admonestations du ministre ne diminuent pas la virulence antisémite qui secoue la France de l’époque. Drumont redouble de zèle, accuse les députés d’être soudoyés par Alphonse de Rothschild. Le député radical Auguste Burdeau le traîne en justice et c’est Théodor Herzl qui couvre le procès pour son journal viennois. Ensuite, la même année, le procès du scandale de Panama, suscite à nouveau les passions (antisémites) : la « Compagnie du Canal de Panama » a fait faillite en dépit du prestige de Ferdinand de Lesseps (artisan du Canal de Suez). L’ingénieur et son fils sont cités devant les tribunaux parisiens, de même que les financiers Jacques de Reinach et Cornélius Herz (naturalisé américain). Les deux banquiers sont de confession israélite. Herzl assiste au procès pour le compte de son quotidien. Drumont dénonce la corruption de nombreux parlementaires. C’est là que tout va basculer : Herzl constate que si aucun des administrateurs de la Compagnie n’est juif, la présence des deux banquiers de confession mosaïque déclenche la fureur des actionnaires floués et des masses.
Il prendra ainsi conscience de sa judéité et abandonnera progressivement ses vues assimilationnistes, propres aux Juifs libéraux. Il hésite toutefois à se convertir, lui et ses enfants, pour échapper à la vindicte antisémite. Mais il ne franchit pas le pas : « J’offenserai mon père par cela » et « on ne doit pas abandonner le judaïsme quand il est attaqué ». La conversion totale est impossible, constate-t-il. Drumont est donc en quelque sorte le déclencheur de ce mouvement sioniste qui réussira finalement, le sionisme antérieur, balbutiant, n’étant qu’un jeu intellectuel, propre à quelques rêveurs lettrés que les Juifs de base, tant en Europe centrale et orientale qu’en France ou ailleurs en Occident, ne comprennent guère. A l’ouvrage pamphlétaire de Drumont, Le Testament d’un antisémite (1891), et à celui du boulangiste Gabriel Terrail (alias « Mermeix »), Les antisémites en France, Herzl estime qu’il faut apporter une réponse et, en même temps, trouver une solution originale à l’antisémitisme qu’ils propagent dans le public. Herzl estime, suite à sa lecture attentive de la presse antisémite française, que les cataclysmes, que l’antisémitisme peut provoquer, seront finalement un « rude mais bonne épreuve ».
En janvier 1893, Regina Friedlander propose à Herzl de diriger le journal Das Freie Blatt, organe de la ligue autrichienne contre l’antisémitisme. Il va toutefois décliner cette offre car, écrit son biographe Rozenblum (cf. infra), « il ne croit pas à l’efficacité des sempiternelles protestations contre les déchaînements antisémites ». Que faire alors ? Se fondre dans le peuple par le truchement de la conversion ? L’idée le stimule un moment. Avec le baron Leitenberger, de la ligue autrichienne contre l’antisémitisme, il concocte le plan d’aller trouver le pape pour lui demander d’aider les Juifs contre la hargne qui les poursuit partout, en échange de lancer, au sein de toutes les communautés israélites, un vaste plan pour pousser les Juifs à la conversion au christianisme.
Les événements, qui se succèdent à un rythme effréné, le distraient encore du projet sioniste qu’il rumine en ses heures creuses. Ainsi, à la fin de l’été 1894, après avoir couvert le procès de l’anarchiste italien Sante Caserio qui avait poignardé à mort le Président de la République, Sadi Carnot, il retourne pour quelques semaines de vacances à Vienne. Dans la capitale de l’empire austro-hongrois, l’antisémitisme fait également recette : le maire de la ville, Karl Lüger, avait surfé sur la judéophobie latente du petit peuple viennois, déclenchant, dans la foulée, une série d’incidents et d’agressions hostiles à des personnalités juives dont Nothnagel, président de la ligue contre l’antisémitisme. Lüger, qui fut, au début de sa carrière, l’avocat des pauvres, avait été élu trois fois maire de Vienne sans obtenir l’aval de l’empereur. Sous pression du Pape Léon XIII, Lüger, qui se définissait comme « chrétien-social », finit par être nommé bourgmestre de la capitale autrichienne, qu’il gouvernera de main de maître, tout en lançant des projets urbanistiques grandioses qui ne furent que partiellement réalisés car la Grande Guerre rétrogradera la métropole impériale au rang de capitale d’un petit Etat alpin enclavé. Antisémite avéré qui fustigeait à la fois les banquiers, les immigrants juifs miséreux venus des ghettos du monde slave et les journalistes critiques de sa politique (étiquetés « juifs de l’encrier » / « Tintenjuden »), Lüger était parfaitement et machiavéliquement conscient de la portée de ses discours : il percevait l’antisémitisme comme un excellent tremplin électoral, comme une stratégie d’agitation efficace et comme un « sport aimé de la populace » (« Pöbelsport »).
La double expérience de Herzl, la parisienne et la viennoise, confirment ses sentiments et ses appréhensions. Cela l’amène à commencer une longue enquête journalistique sur l’histoire des communautés juives en Russie, en Galicie (province austro-hongroise à l’époque), en Bohème et en Hongrie. Conclusion : « Les Juifs sont sortis matériellement du ghetto, mais l’enceinte de celui-ci continue de clôturer leur esprit. Le ghetto n’existe plus, mais il subsiste dans les mentalités ». Il tente de lancer une nouvelle pièce de théâtre, justement intitulée Le Ghetto, qui devra amorcer dans les esprits (juifs) une « politique juive ». Les thèmes qui ont mûri dans sa tête tourmentée apparaissent dans la pièce : l’idée d’une conversion personnelle ou collective est rejetée et les personnages explicitent sa pensée en phase de germination ; ainsi, le personnage du Rabbin Friedheimer s’exprime dans la pièce : « Nous jouissons de la protection des lois. Il est vrai qu’on nous regarde de nouveau de travers, comme autrefois, quand nous vivions dans le ghetto, mais les murailles n’en sont pas moins tombées ». Friedheimer plaide toutefois pour un judaïsme rabbinique et traditionnel et en chante les vertus, disparues ou du moins édulcorée depuis la grande vague d’émancipation. Le personnage Samuel Jacob, lui, cherche une solution autre, est conscient que le ghetto générait des « vices », qu’il déplore. Il veut le quitter ce ghetto, le visible comme l’invisible et meurt dans un duel, tué par son adversaire, un hobereau prussien. La pièce déplait car Herzl n’y aurait pas mis assez de personnages juifs sympathiques. Il le justifie par sa misanthropie viscérale.
Vient ensuite l’affaire Dreyfus, qui porte l’antisémitisme français au pinacle. La politique d’assimilation révolutionnaire, née en 1789, a fait faillite. Une fois de plus, c’est Drumont qui conforte Herzl dans ses convictions : dans un article de La libre parole, il appelle les Juifs « à retourner en Orient ». Dans le cadre de cette « affaire Dreyfus », Herzl rencontre Alphonse Daudet, antisémite, avec qui il a toutefois une discussion amicale. Daudet le dissuade d’écrire qui soit un enquête sur la condition juive mais plutôt un ouvrage qui ressemblerait à La case de l’Oncle Tom. La suggestion fait mouche chez Herzl. Il entend dès lors écrire un livre où, rappelle son biographe Rozenblum, « il ne s’agirait plus de susciter la compassion mais d’agir », de « ne plus retracer un itinéraire individuel mais de suggérer un projet collectif ». Pour étayer son projet, il va s’adresser au Baron Moritz de Hirsch, riche banquier philanthrope qui a fait fortune dans le financement des chemins de fer dans les Balkans, en Russie et en Turquie. Hirsch finance la formation professionnelle et technique de jeunes juifs de Galicie et de Bukovine, plus tard de Russie, appelés à émigrer dans le Nouveau Monde, notamment en Argentine, pour y fonder des colonies agricoles. Les adeptes de la société Hovevei Zion plaide pour l’envoi de ces jeunes émigrants en Palestine mais Hirsch refuse car il se doute bien que le Sultan ottoman ne cèdera en rien. Edmond de Rothschild, en revanche, finance les colonies juives de Palestine. Herzl constate que les colonies d’Argentine et du Brésil ne suscitent guère d’enthousiasme et demande audience à Hirsch pour lui expliquer son projet car « c’est avec des idées à la fois simples et extraordinaires qu’on touche les hommes ».
Herzl, face à son interlocuteur, n’y a pas été avec le dos de la cuiller. Véhément, il décrit le projet généreux du Baron Hirsch comme « complètement nuisible » car les bénéficiaires de sa philanthropie ne sont que des « mendiants » (des « Schnorer ») qui ne survivent dans leurs lointaines colonies sud-américaines ou canadiennes que grâce à sa générosité. L’entrevue avec Hirsch dévoile un trait de caractère de Herzl qui ne s’était jusque-là jamais manifesté : l’exaltation. Le petit dramaturge sans grand succès, le journaliste modéré, le juif timide qui avait envisagé de se convertir pour échapper aux fureurs antisémites, devient le plaideur enflammé qui veut convaincre des milliardaires, des diplomates et des ministres (et même le Kaiser !) à accepter l’idée d’une émigration générale des Juifs vers une « terre promise », afin qu’ils n’aient plus à subir un antisémitisme indéracinable. L’idée lui est venue de convoquer « un congrès juif international « afin d’insuffler de l’enthousiasme à un peuple peureux et démoralisé ». Herzl veut « éveiller ». Il entend s’adresser à de jeunes professionnels juifs ne trouvant pas d’emploi (pour diverses raisons dont l’antisémitisme) et dès lors déchus en un « prolétariat intellectuel » : « C’est avec eux », écrit Herzl, « que je formerai l’Etat-major et les cadres de l’armée destinée à repérer, à reconnaître et à édifier le futur pays ».
C’est à Munich, dans les chambres du fameux Hôtel des Quatre Saisons (où siègera plus tard la Société Thulé !), que se tiendront de longues discussions entre Herzl, d’une part, le Rabbin Moritz Güdemann et le banquier berlinois Heinrich Meyer-Cohn, d’autre part, suite auxquelles le livre programmatique de Herzl commencera à s’esquisser. Le rabbin et le banquier sont tous deux très sceptiques et constatent qu’ils ont affaire à un exalté. Mais Herzl convaincra vaguement le rabbin, qui se ravisera, à défaut d’emporter l’enthousiasme du banquier berlinois. Rabbi Güdemann conseille alors à Herzl de lire un roman d’un utopiste juif, Theodor Hertzka, natif, lui aussi, de Pest en Hongrie. Ce roman s’intitule Eine Reise nach Freiland (« Un voyage au pays de la liberté »), édité en 1883 à Leipzig. Ce pamphlet, suivi d’un autre édité à Dresde en 1890 (Freiland, ein soziales Zukunftsbild / Pays de la liberté, une vision sociale de l’avenir) évoque des phalanstères agricoles formées d’hommes libres vivant d’une propriété collective. Préfiguration des kibboutzim, bien évidemment. Mais les tentatives d’appliquer les idées utopiques de Hertzka au Kenya, colonie britannique, ont tourné au fiasco. Herzl apporte des corrections à ce plan phalanstérien qui apparaissent plus rationnelles et donc plus réalisables. Il a conscience que son projet ne peut en rien relever de l’utopie mais du droit et de l’économie. Infatigable commis voyageur de sa propre idée, Herzl rencontre le Français Narcisse Leven, vice-président de l’Alliance israélite universelle, qui demeure aussi sceptique que Güdemann, mais lui donne quelques conseils : contacter le grand rabbin de France Zadoc Kahn, le colonel anglais Albert Goldsmid (qui a voulu affréter des bateaux pour reconquérir la Palestine) et surtout de lire les travaux de Léon Pinsker (cf. supra).
Finalement, Herzl écrit son livre, Der Judenstaat, dont un résumé, avant publication, paraîtra à Londres dans les colonnes de Jewish Chronicle, le 17 janvier 1896. Le lendemain, la maison d’éditions viennoise Breitenstein accepte le manuscrit. L’idée sioniste est née, elle fera son chemin. Un journaliste viennois, Alexander Scharf, tente de le retenir : « Vous êtes un second Christ qui fera beaucoup de mal aux Juifs (…). Si j’étais Rothschild et si je ne savais qu’on ne peut vous acheter, je vous offrirais cinq millions pour ne pas publier votre pamphlet. Ou je vous ferais assassiner car vous allez causer un dommage irréparable ». Le 14 février 1896, Herzl apprend que les 500 premiers exemplaires des 3000 copies prévues sont mises en vente. Sa réaction ? « Maintenant ma vie prend peut-être un tournant ».
La parution de l’ouvrage ouvre la voie à l’organisation des premiers « Congrès sionistes » : Bâle (1897, 1898, 1899, 1901 et 1903), Londres (1900). Dès le premier congrès de Bâle en 1897, l’organisation sioniste mondiale est créée. Le 2 novembre 1898, Herzl est reçu en audience par le Kaiser à Jérusalem mais l’empereur Hohenzollern ne veut en aucun cas créer une rupture diplomatique avec les Ottomans. En 1899 se crée à Londres le Jewish Colonial Trust Limited, visant, à terme, à créer, dans l’esprit du sionisme naissant, des colonies juives dans des territoires sous tutelle britannique. Après la mort de Herzl, le 7ème Congrès sioniste de Bâle, rejette la proposition anglaise d’offrir un territoire aux Juifs en Afrique de l’Est. En 1903, une commission d’enquête envisage, mais sans lendemain, de fixer un peuplement juif au Sinaï.
A partir de 1905, le second retour des juifs selon l’historiographie sioniste a lieu. Le premier s’était déroulé après 1881, soit après l’assassinat du Tsar Alexandre II par des nihilistes russes, adeptes du révolutionnaire radical Netchaïev (avec le soutien des services anglais ? On peut avancer l’hypothèse). Cette première migration vers les vilayets ottomans de Palestine était composée de sionistes avant la lettre, animés surtout par l’idée socialiste, souvent utopique. La seconde, de 1905, fait suite à la révolution avortée, déclenchée après la défaite russe face au Japon, soutenu à l’époque par les puissances anglo-saxonnes. Elle est essentiellement le fait de révolutionnaires radicaux issus des shetls (communautés) de l’empire tsariste, de cette vaste région comprenant la Biélorussie et l’Ukraine actuelles que l’on appelle parfois le Yiddishland. La troisième migration juive vers la Palestine viendra après la révolution bolchévique de 1917 et la guerre civile russe qui s’ensuivit : elle comprenait certes d’autres éléments sociaux-révolutionnaires mais aussi des mencheviks et des éléments de droite qui donneront naissance à la droite sioniste, puis à la droite israélienne, dont le théoricien principal fut Vladimir Zeev Jabotinsky, originaire de la communauté juive d’Odessa, italianiste de bon niveau et admirateur du fascisme italien, officier britannique dans la Jewish Legion pendant la première guerre mondiale et churchillien fascistoïde pendant l’entre-deux-guerres. La cinquième grande migration amène, après 1933 et 1938, des juifs de langue allemande qui quittent le Reich après la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes et l’Autriche et la Bohème-Moravie après l’Anschluss et l’annexion du pays des Sudètes. La sixième émigration a suivi la deuxième guerre mondiale et permis la création de l’Etat d’Israël.
Après la mort de Theodor Herzl, survenue le 3 juillet 1904 en Basse-Autriche, on constate, en dépit de la fidélité de bon nombre de Juifs d’Allemagne au Reich de Guillaume II, un tropisme pro-britannique dans les milieux sionistes, avant et pendant la première guerre mondiale, à mettre en parallèle à un tropisme pro-sioniste au sein de l’élite anglaise, frottée à une idéologie bibliste induite par le protestantisme puritain. Ainsi, Philipp Kerr, directeur de l’influente revue impérialiste britannique Round Table, influence le diplomate Mark Sykes, qui est à l’origine des accords dits « Sykes-Picot » de 1916, Picot étant son homologue français. Sykes était ce que l’on peut appeler un « bibliste sioniste » anglais, rêvant de redonner aux Juifs le territoire qu’ils avaient perdu suite aux révoltes des années 70 et 135 contre l’empire romain, révoltes qui, selon le récit sioniste, avaient provoqué la dispersion des Juifs dans le monde méditerranéen, en Mésopotamie et ailleurs. Le raisonnement de Kerr est purement géopolitique et prend le relais de projets jadis encore confus d’intervention anglaise en Méditerranée orientale. L’une d’entre elle avait été couronnée de succès : le soutien aux Ottomans contre les Russes, les Bulgares et les Roumains avait permis de s’emparer de Chypre en 1878, afin de disposer d’une base proche du Canal de Suez, porte vers les Indes, creusé en 1869. En 1882, alliés singuliers des Ottomans auxquels ils taillent de sérieuses croupières sans coup férir, les Britanniques obtiennent le protectorat sur l’Egypte qui avait été rebelle depuis Mehmet Ali, ôtant à la France toute opportunité de contrôler à son profit la zone du Canal. La Palestine, si elle est judaïsée, serait un atout supplémentaire de l’empire dans cette région hautement stratégique.
Pour Kerr, une Palestine judaïsée et sous tutelle britannique constituerait « une charnière entre trois continents » (Europe, Asie, Afrique), au point névralgique qui permet de surveiller la route vers les Indes. Pour le Sultan ottoman, qui craint, à juste titre, les visées russes sur les détroits et le soutien apporté par Saint-Pétersbourg aux Slaves révoltés des Balkans ottomans, l’accueil des réfugiés juifs « proto-sionistes » représente un apport de populations hostiles à la Russie pogromiste, ainsi que des cadres potentiels (médecins, ingénieurs) pour son empire moribond (« l’homme malade du Bosphore » selon Bismarck). La première réaction arabe-palestinienne, d’ampleur toutefois modeste, date d’avant le livre-manifeste de Herzl : de l’année 1891.
Les efforts de Kerr et de Sykes conduisent à la fameuse « Déclaration Balfour », du nom du ministre britannique qui l’a émise. Balfour promet aux sionistes la création d’un « foyer juif en Palestine », ce qui est différent de la promesse d’un « Etat juif », tel que formulé dans le livre de Herzl. Mais les Britanniques jouent sur deux tableaux : ils soutiennent simultanément les Hachémites du nord de la péninsule arabique et les sionistes engagés dans la Jewish Legion où servait le futur fascisant Vladimir Zeev Jabotinsky. Les Hachémites recevront les trônes d’Irak et de Jordanie (de Transjordanie dans le vocabulaire de l’empire britannique pendant l’entre-deux-guerres) mais n’obtiendront rien des Français en Syrie qui opteront pour un mandat à l’enseigne de l’idéologie républicaine, laïque et maçonnique qui entraînera la violente révolte druze entre 1925 et 1928. A Versailles, les Britanniques obtiennent un mandat sur l’Irak, la Transjordanie et la Palestine, tandis que les Français exercent leur propre mandat sur le Liban et sur une Syrie amputée en ultime instance de la région de Kirkouk et de Mossoul parce que les Anglais y avaient découvert des gisements de pétrole. Le sionisme est rapidement devenu un instrument de l’impérialisme britannique, en dépit de l’hostilité à l’Angleterre que cultiveront certains maximalistes à partir de 1931 (cf. infra).
Dans la Palestine mandataire, les Britanniques vont tenter de faire cohabiter les Arabes palestiniens et les immigrants juifs venus pour l’essentiel d’Europe centrale et orientale. Les révoltes arabes, soutenue par le jeune Mufti de Jérusalem se succèdent, de même que les représailles sionistes : les troupes britanniques doivent maintenir l’ordre. Sous l’impulsion de Vladimir Zeev Jabotinsky, officier britannique finalement loyal, s’organise alors le « sionisme militarisé ». Pour éviter des troubles aux abords du Canal de Suez et des puits de pétrole irakiens, les Britanniques, sans pour autant abandonner leur idée d’un « foyer juif en Palestine » vont limiter l’immigration juive dans le territoire de leur mandat. En 1939, un « Papier blanc », émanant du Foreign Office, limite l’immigration à 75.000 âmes pendant les cinq années à venir, en dépit des innombrables candidatures juives à l’émigration hors d’une Europe centrale sous contrôle national-socialiste. Simultanément, les autorités britanniques mettent un frein au zèle potentiel des sionistes en restreignant l’accès des Juifs à la propriété foncière en Palestine mandataire.
La militarisation du sionisme commence très tôt : dès 1920, les immigrants juifs de Palestine forment la Haganah, ou Irgun Haganah (= « Organisation de Défense »). En 1931, les maximalistes sionistes se séparent de cette organisation pour former l’Irgun dont les objectifs ne sont plus de contenir l’agressivité des foules arabes mais d’opter pour une politique plus agressive, en opposition à un sionisme social-démocrate ou communisant plus conciliant à l’égard des Arabes et de la puissance mandataire. Un de leurs chefs fera carrière : Menahem Begin. Mais la politique pourtant musclée de l’Irgun ne fait pas longtemps l’unanimité : en 1940, alors que le Royaume-Uni est en guerre avec l’Allemagne et l’Italie, une fraction plus radicale encore fait sécession, le Lehi que les Anglais nommeront le « Stern Gang » ou le « gang à Stern », du nom son principal activiste, Avraham Stern, qui entend combattre frontalement les troupes britanniques stationnées en Palestine et en Transjordanie, tout en demandant l’aide de l’Italie mussolinienne et de l’Allemagne hitlérienne ! Stern est abattu sans autre forme de procès par les policiers britanniques en 1942.
La mort de Stern ne met pas un terme à l’hostilité des « sionistes militarisés », inspirés par les théories de l’IRA irlandaise de Michael Collins, envers Londres. En mai 1941, se constitue le Palmach, organisation de combat regroupant 2000 hommes et femmes bien déterminés. Plus prudents que Stern et son Lehi, les militants du Palmach se bornent à quelques opérations coups de poing contre la présence britannique, tout en continuant une guerre d’usure contre la population palestinienne, annonçant l’expulsion des Arabes en 1947-48, que les Palestiniens nomment la Nakba (ou « catastrophe »). Dès le 10 octobre 1945, le Palmach reprend les hostilités en attaquant le camp de détention pour immigrants juifs clandestins d’Atlit, libérant 200 détenus qui rejoignent évidemment ses rangs.
L’idéologie du « sionisme militarisé » ne provient pas de Herzl, utopiste exalté, mais de Max Nordau et de Vladimir Z. Jabotinsky. Max Nordau, également natif de Pest en Hongrie, avait organisé le premier congrès sioniste de Bâle avec Herzl en 1897. Il deviendra l’une des principales chevilles ouvrières des congrès ultérieurs. Orateur apprécié, il théorise l’abandon de la posture du « juif nerveux » ou « juif talmudique », être purement intellectuel, pour favoriser l’avènement, via le sionisme, d’un « juif de muscles » qui doit s’inspirer des principes hébertistes français ou des « sociétés de gymnastique » de l’Allemand Jahn (à l’époque napoléonienne dans le cadre de la nouvelle armée prussienne de 1813). Ceux qui le suivent fondent alors la société de gymnastique viennoise, l’Hakoah. Dans un premier temps, Nordau (de son vrai nom Maximilian Simon Südfeld), n’était pas nécessairement favorable à l’établissement des futurs émigrants sionistes en Palestine : il avait montré son intérêt pour le plan britannique d’installer les colonies sionistes en Ouganda. Le 19 décembre 1903 à Paris, un maximaliste, favorable à l’installation des Juifs en Palestine, Chaim Selig Louban, jeune juif de Russie, tire deux balles de revolver dans sa direction mais le rate. Sujet autrichien, il doit quitter dare-dare la France dès la déclaration de guerre en 1914 et se réfugie à Madrid. Après la guerre, il s’installe à Londres où il fait la connaissance de Chaim Weizmann, qu’il avait avant-guerre critiqué pour ses positions modérées, et de Vladimir Z. Jabotinsky. Jusqu’à sa mort en 1923, Nordau défendra des idées radicales, plus proches du futur national-socialisme que de la social-démocratie professée par la plupart des intellectuels juifs non communistes. Social-darwiniste, il défend le colonialisme européen et admet, en radicalisant Moses Hess (cf. supra), le bien fondé des théories raciales en vogue à son époque. Lecteur des ouvrages de l’Italien Cesare Lombroso, il développe, dans son sillage, une théorie intéressante sur la « dégénérescence », phénomène mortifère qui s’est révélé dans la littérature dès la fin du 19ème siècle et qui annonce, à terme, pour les décennies à venir, une catastrophe sans précédent pour la civilisation européenne. Les phénomènes de dégénérescence vont s’amplifier et provoquer la mort de nos cultures. Nordau évoque aussi le « parasitisme » et l’ « illusionnisme », maux dont souffre l’humanité, et qui doivent être vaincus par le savoir factuel et les principes social-darwinistes de solidarité (et non pas de lutte de tous contre tous).
Jabotinsky a été son disciple, lui qui réclamait la constitution, en Palestine, d’un « mur de fer fait de baïonnette juives » contre les autochtones arabes. Il fait la connaissance de Herzl lors du sixième congrès sioniste, alors qu’à proximité de sa ville natale d’Odessa, un pogrom a lieu à Chisinau en Moldavie. Jabotinsky deviendra le porte-parole des Juifs de Russie en butte aux dérapages des foules dans l’empire des Tsars. Actif dans l’empire ottoman, où les Juifs sépharades bien intégrés ne se soucient guère de l’idée sioniste, il passe ensuite en Egypte au service des Britanniques qui, en 1917, permettront la création de la Jewish Legion, au sein de laquelle il commandera une compagnie et participera à des combats dans la vallée du Jourdain. Déçu par les réticences britanniques à conserver des unités entièrement juives en Palestine mandataire, il crée le mouvement de jeunesse du Bétar et fonde le mouvement des « sionistes révisionnistes ». Le terme « révisionniste » désigne ici un maximalisme radical, hostile non pas tant au mandat britannique (Jabotinsky reste loyal au pays qui lui a donné le grade de capitaine en son armée) mais à la politique modérée de Weizmann et des gauches sionistes de Palestine. Par exemple, Jabotinsky entend étendre le territoire du futur « Etat juif » aux deux rives du Jourdain, ce que Weizmann juge totalement irréaliste. Jabotinsky rejette également le projet du sioniste Chaim Arlosoroff (1899-1933) qui avait conduit aux accords dits « Ha’avara » avec les nouvelles autorités nationales-socialistes, qui auraient permis aux Juifs d’Allemagne d’émigrer en Palestine tout en y favorisant l’importation de produits industriels allemands. A son retour d’Allemagne, Arlosoroff est assassiné.
Petit à petit, sa fidélité initiale à ses patrons britanniques s’estompera et il prendra le commandement de l’Irgun, où militait Menahem Begin qui sera son successeur, après son décès fortuit aux Etats-Unis, où il cherchait à recruter des combattants juifs pour la cause sioniste.
Après la guerre sionisto-britannique qui fit rage en Palestine entre 1945 et 1948, l’Etat d’Israël est créé et fut gouverné jusqu’en 1977 par des majorités sociales-démocrates (« travaillistes »). En 1977, Menahem Begin accède au pouvoir suite à la victoire de la droite israélienne, rassemblée dans le Likoud. Ce fut la victoire posthume de Nordau et de Jabotinsky. Le sionisme le plus radical prend le gouvernail en Israël. Mais cette victoire des droites israéliennes qui connaîtra de multiples avatars, avec des dissidences religieuses souvent encore plus radicales, induit un certain nombre d’intellectuels et d’historiens israéliens à critiquer le narratif sioniste, devenu doctrine d’Etat.
Benny Morris, Colin Shindler, Ilan Pappé et Shlomo Sand (francophone et par ailleurs spécialiste de Georges Sorel) sont les principales figures du mouvement que l’on appelle désormais « post-sioniste ». Pour eux, le sionisme est une construction idéologique arbitraire où certains intellectuels juifs du 19ème siècle ont cherché à imiter les nationalistes européens en imaginant une « essence de la judaïté » comme il y avait une « essence de la germanité » chez les post-romantiques allemands ou de la « russéité » chez les slavophiles russes. Shlomo Sand explique que cette essence est imaginée au départ du récit de Flavius Josèphe, écrivain latin de l’antiquité romaine, qui avait décrit l’exil des Juifs après la destruction du temple par les légions de Titus. Le récit sioniste évoque une Judée martyre et, par suite, un « peuple judéen » dispersé dans le monde antique qui résumerait entièrement le fait juif. Sand, en explorant l’histoire de la Palestine antique, démontre qu’il y avait une judaïté « hasmonéenne » hellénisée puis romanisée qui pratiquait la conversion forcée de tribus sémitiques voisines et ne pratiquait pas un monothéisme rigoureux. Cette population hasmonéenne n’a pas été dispersée. Ensuite, au-delà de l’école post-sioniste, la thèse d’Arthur Koestler sur la 13ème tribu tend à accréditer, suite à une conversion de masse, l’origine khazare de nombreux Juifs de Russie et d’Ukraine dont les ancêtres n’ont jamais vécu dans la Judée romaine. Une guerre culturelle sévit donc en Israël entre tenants du récit sioniste et historiens post-sionistes.
Le sionisme a donc bel et bien été un instrument de l’empire britannique d’abord, de l’impérialisme américain ensuite, isolant le peuplement juif au Proche-Orient et le posant comme ennemi de tous les Etats arabes de la région. Israël a donc, de ce fait, une position que le célèbre historien anglais Arnold J. Toynbee qualifiait d’ « hérodienne », c’est-à-dire non sioniste selon le narratif sioniste, dans la mesure où les Hérodiens juifs de l’antiquité, hellénisés, romanisés et alliés de l’empire romain, s’alignaient sur la géopolitique implicite d’un empire situé à l’Ouest de la Méditerranée, comme le sera aussi l’empire britannique du début du 19ème siècle à 1956 (lors de l’affaire de Suez) et le seront ensuite les Etats-Unis qui, d’après l’historien et géopolitologue Luttwak se posent comme les continuateurs de la géopolitique romaine dans le bassin oriental de la Méditerranée, tout en sachant que les Romains puis les Byzantins avaient pour objectif d’empêcher l’empire perse, parthe ou sassanide de déboucher sur le littoral de la Grande Bleue.
La critique du sionisme doit immanquablement passer par une étude des travaux des historiens israéliens de l’école post-sioniste, très sévères à l’endroit de la « Nakba » subie par les Palestiniens en 1948. Sinon toute critique de ce filon idéologique juif risque bien de ne reposer que sur des slogans, des dérapages antisémites sans fondements, donnant raison, rétrospectivement, à Léon Pinsker qui les qualifiait de « maladies mentales incurables ».
Bibliographie :
Alain BOYER, Les origines du sionisme, PUF, Paris, 1988.
Franco CARDINI, Lawrence d’Arabia, Sellerio Editore, Palermo, 2019.
Maurice-Ruben HAYOUN, Le judaïsme moderne, PUF, 1989.
Serge-Allain ROZENBLUM, Theodor Herzl – Biographie, Kiron/Editions du Félin, Paris, 2001.
Shlomo SAND, Les mots et la terre – Les intellectuels en Israël, Champs/Flammarion, Paris, 2010.
Colin SHINDLER, The Triumph of Military Zionism – Nationalism and the Origins of the Israeli Right, I. B. Tauris, London, 2010.
Richard WILLIS, « The Hebrew Insurgency », in : History Today, Vol. 72, Issue 6, June 2022.
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Et les « Royals » devinrent british…
Et les « Royals » devinrent british…
Pendant la première guerre mondiale, la famille royale britannique, de souche allemande, est devenue les »Windsor »…
Xaver Warncke
Les Anglais tiennent beaucoup à leurs « Royals » et peu d’institutions sont aussi représentatives de la Grande –Bretagne que la famille royale. Mais il y a en fait tromperie sur l’étiquette en ce cas précis. Car la monarchie anglaise n’est pas aussi britannique qu’on ne le croit. Si l’on jette un regard plus pénétrant sur le cas de cette monarchie, celle-ci est bel et bien la seule et unique monarchie allemande qui existe encore en Europe. Alors que le dernier Empereur d’Allemagne a abdiqué en 1918.
Voici les faits : jusqu’à la moitié du 19ème siècle quatre lignées de la haute noblesse allemande se sont incrustées dans la famille régnante en Grande-Bretagne. Les historiens anglais le savent pertinemment bien : ils nous parlent, à ce propos, de « trois invasions » de la noblesse allemande sur l’île.
La première de ces invasions fut celle de la Maison des Saxe-Cobourg-Gotha. Ce petit duché dans la région frontalière entre la Thuringe et la Franconie était dirigé par une lignée qui pratiqua une habile politique matrimoniale si bien qu’elle devint une dynastie de dimension européenne. En 1840, le Prince Albert de Saxe-Cobourg fut promis à sa cousine, la future Reine Victoria qui devint la régente de cet Empire britannique aux dimensions planétaires, comme nous le narrent les livres d’histoire. Albert resta toute sa vie dans l’ombre de son épouse mais conquit néanmoins le cœur des Britanniques. En témoignent aujourd’hui le « Royal Albert Hall », qui lui doit son nom, et le monument qui lui est dédié à Hyde Park.
Georges I.
Mais les politiques matrimoniales des lignées allemandes avaient commencé bien plus tôt sur l’île au-delà de la Manche. Déjà en 1714, les Guelfes du Hanovre s’étaient montrés très actifs en Angleterre. Ils prirent la succession de la dynastie des Stuarts. Cinq rois d’Angleterre, Georges I, Georges II, Georges III, Georges IV et Guillaume IV furent tout à la fois princes électeurs du Hanovre et y dirigèrent les affaires au nom d'une union personnelle guelfe-britannique. Il fallut attendre l’absence d’un héritier mâle et l’accession au trône de Victoria en 1837, pour assister à l’éclipse des Hanovriens et à la montée des Saxe-Cobourg.
Pour être complet, il faut évoquer deux autres lignées princières allemandes qui ont joué un rôle non moins glorieux dans l’histoire de la monarchie britannique. D’abord la lignée hessoise des Battenberg a poussé le Prince Philippe à devenir l’époux de la reine Elizabeth II, si bien qu’il est le grand-père des actuels princes William et Harry. Philippe descend également, côté paternel, de la Maison du Schleswig, une lignée parallèle de la Maison nord-allemande des Oldenbourg.
Pendant la Première Guerre mondiale, les liens qui unissaient depuis des siècles la haute noblesse européenne se sont dissous, au cours de ces quatre années de conflits entre les peuples. Le nom de Battenberg a ainsi cessé d’être accepté en Grande-Bretagne. Il fallait absolument que l’on traduise ce nom en « Mountbatten ».
Cette transformation ne s’est pas bien passée. Elle ne témoigne pas de la tolérance que l’on prête généralement aux Britanniques. Les Battenberg jouissaient, avant la guerre, d’une très haute estime et avaient accumulé les mérites. Le Prince Ludwig-Alexander von Battenberg servait depuis 1868 dans la marine de guerre britannique et était devenu, à la fin de l’année 1912, amiral et premier Sealord. Il avait dès lors le grade le plus élevé de la Royal Navy.
Ludwig-Alexander von Battenberg avait œuvré à augmenter considérablement les capacités de la flotte britannique et l’avait préparée à une guerre future. Ce fut son grand mérite. Mais cela ne compta plus dès le déclenchement de la guerre en 1914, quand les Allemands devinrent soudain l’ennemi. Une campagne de presse anti-allemande d’une violence inouïe secoua le pays, activée, notamment, par le germanophobe le plus calamiteux de toute l’histoire anglaise : le ministre de la marine d’alors, Winston Churchill (dont le douteux palmarès fut, après la deuxième guerre mondiale, d’avoir ruiné l’Empire). Quoi qu’il en soit, Battenberg, qui n’avait rien à se reprocher, fut démis de toutes ses fonctions le 27 octobre 1914. Il dut même renoncer à son titre de prince et changer son nom.
Mais on ne se limita pas à ce lynchage. Georges V était sur le trône depuis 1910. Il était un homme assez affable mais, lui aussi, avait la marque de Caïn : il avait un nom d’origine allemande.
Le Roi était fort navré d’avoir dû, à son corps défendant, assister à la chute de Battenberg : c’est pourquoi il nomma l’homme tombé en disgrâce membre du « Conseil secret de la Couronne » (Privy Council) et lui conféra le titre de Marquis de Milford Haven. Bien sûr, cette initiative royale alimenta encore plus la rage germanophobe qui sévissait au Royaume-Uni. Le Times n’hésita pas à injurier la Maison royale en l’accusant d’être « déterminée par l’étranger ».
Le cours ultérieur de la guerre fit que les choses devinrent pires encore. La situation s’aggrava en décembre 1916 avec l’accession aux affaires du premier ministre nationaliste David Lloyd George (tableau, ci-dessus). Lorsque Georges V convia le nouveau chef du gouvernement à présenter son rapport, Lloyd George aurait dit, ironiquement : « Je suis très impatient de savoir ce que mon petit ami allemand va me dire ». Le roi Georges entra alors dans une violente colère. « Il se peut que je ne donne pas l’impression d’être particulièrement authentique mais que je sois maudit si je suis un étranger », aurait-il dit en protestant.
Pendant un an, le Roi tint bon face à la pression de l’opinion publique mais il dut céder. Le 17 juillet 1917, il proclama qu’il abandonnait le nom de la dynastie des Saxe-Cobourg-Gotha pour adopter celui, qui sonne très anglais, de « Windsor ». Le nom était tiré d’un des lieux de résidence de la famille royale, le château de Windsor, construit au début du 14ème siècle dans le Comté de Berkshire situé à la lisière ouest de Londres.
Le passé « allemand » de la dynastie britannique prenait ainsi fin de manière abrupte. De manière ostentatoire, toutes les bannières de guerre allemandes furent enlevées de la Chapelle Saint-Georges du château. Ce qui est plus important encore : par sa proclamation de juillet 1917, Georges V renonçait officiellement, pour lui et pour tous les descendants de la Reine Victoria, à son nom et à ses titres allemands. Ce ne fut qu’à ce moment-là que la campagne de presse prit fin. D’un jour à l’autre, l’atmosphère changea et Georges V fut à nouveau accepté.
De l’autre côté de la Manche et de la Mer du Nord, l’Empereur Guillaume II, lui aussi petit-fils de la Reine Victoria, commenta avec son sens personnel de l’humour les événements qui venaient de se dérouler en Angleterre : il proposa de changer le titre de la célèbre comédie de Shakespeare « Les joyeuses commères de Windsor » en « Les joyeuses commères de Saxe-Cobourg-Gotha ». A l’heure où j’écris ces lignes, cent ans se sont écoulés depuis la métamorphose des Saxe-Cobourg d’Angleterre en Windsor.
(article tiré de Zuerst, n°8-9/2017).
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vendredi, 04 octobre 2024
L'équilibre géopolitique des puissances il y a 2500 ans
L'équilibre géopolitique des puissances il y a 2500 ans
Les rapports de force géopolitiques en tranches chronologiques
Maxim Medovarov
Il y a exactement 2500 ans, en 477/476 avant J.-C., s'annonçaient de sérieux changements dans l'équilibre des forces sur le Vieux Continent. Alors que 500 ans plus tôt, Israël et la Chine étaient les leaders mondiaux, la situation s'était inversée. Les Juifs étaient désormais les sujets obéissants du gigantesque empire perse achéménide, à l'époque le plus grand de l'histoire en termes de superficie et de puissance. La Chine était toujours gouvernée par la dynastie Chou, descendante directe de Mu-wang, comme elle l'avait été 500 ans plus tôt, mais son pouvoir était désormais confiné au minuscule district de Loi, sur le Huang He central, au-delà duquel la prétention rituelle de Wang à être le Fils du Ciel ne signifiait plus rien. En 476 avant J.-C., il y a 2 500 ans, Jing-wang II mourut, remplacé par son fils Yuan-wang, ce qui coïncide étrangement avec la coupure abrupte des annales d'État de Chunqiu (Printemps et automnes). À partir de ce moment, il est d'usage de compter la période de transition vers l'ère des Royaumes combattants, caractérisée par des luttes de plus en plus vives entre les clans régionaux de princes (gongs) et de ducs (hou) pour l'hégémonie dans la région.
Face au déclin apparent de la Chine, au chaos des cités-États en Inde et à la stagnation misérable de l'Égypte, de la Judée et de la Mésopotamie sous la domination perse, l'avantage des Iraniens semble indiscutable. Jamais la puissance perse n'avait été aussi forte et monolithique qu'il y a 2500 ans. Le roi Khshayarshya, appelé Xerxès par les Grecs, raconte avec arrogance dans des inscriptions comment il a éliminé les adorateurs du diable, les adorateurs des dévas. À la place des dévas sont apparus les dieux (pers. « baga »), un scénario repris littéralement par les Slaves. Même en dehors de l'Iran, sur le lac de Van, le roi perse a gravé une inscription retentissante : « Baga vazraka Auramazda, khwa mati sta baganam, khwa imam boom im ada, khwa avam asmanam ada, khwa martiyam ada, khwa shiyatim ada, martiakhya hya Khshayarsham khshayatiyam, akunaush aivam parunam shayatiyam. Adam Hshayarsha, hshayatiyyah vazraka, hshayatiyyah hshayatiyanam, hshayatiyyah dahyunam paruv zananam, hshayatiyyah ahyaya bumya va zrakaya duraiyyah, apiy Darayavahaush hshayatiyyahya, pucha Hahamanishya. ». « Ahuramadza est le grand dieu, le plus grand parmi les dieux, qui a créé la terre, qui a créé le ciel, qui a créé l'homme, qui a créé le bonheur pour l'homme, qui a créé le roi Xerxès, le roi de tout, le seul souverain de tout. Je suis Xerxès, grand roi, roi des rois, roi des rois, roi de tous les peuples de toutes origines, roi de cette terre, grande et vaste, fils du roi Darius, Achéménide ».
Notons toutefois que la nouvelle idéologie royale des Achéménides n'est en aucun cas d'origine purement iranienne, indo-européenne. Dans ses inscriptions, Xerxès parle directement de la « grâce » monarchique qu'il répand sur les peuples conquis. Cette grâce - « kithen » - est un mot élamite, un terme clé de l'idéologie politique élamite. Il ne faut pas oublier que les Perses de l'époque de Darius et de Xerxès étaient un peuple à moitié mélangé avec des Élamites, et que l'élamite est restée la deuxième langue d'État avec le vieux-persan, les inscriptions royales étant gravées en deux et même trois langues (en tenant compte de l'akkadien en tant que langue de communication internationale du Moyen-Orient).
Dans ses efforts pour répandre la lumière de son bon « kytene », le roi s'était heurté, deux ou trois ans auparavant, à la résistance acharnée de la coalition athénienne et spartiate, qui lui avait infligé de terribles défaites. En 477 avant J.-C., la guerre se poursuit. Cette année-là, Athènes, à peine remise de la conflagration perse, achève la construction du port du Pirée, centre de sa puissance navale, et le commandant Kimon débarque en Asie Mineure et lance une offensive contre les Perses sur le continent. Le grand poète grec Simonide de Kéos, qui avait inspiré les victoires athéniennes, trouve une nouvelle occupation : il se rend d'urgence en Sicile en tant qu'artisan de la paix. Les Grecs d'Italie, les colons de la Grande Grèce, ne se préoccupent pas encore beaucoup des affaires de leurs compatriotes de l'Est. Ils avaient leurs propres guerres intestines. En 477, le tyran syracusain Hieron prend d'assaut Locra à Rhegium et poursuit sa guerre contre le tyran argygentien Théron. C'est à ce moment-là que Simonide de Keos arrive et, grâce à son autorité poétique, réconcilie Hieron avec Theron en 476.
À quelque 800 kilomètres au nord de leurs escarmouches, une guerre brutale et éprouvante opposait deux cités-états naines qui ne contrôlaient chacune que 500 km2 de territoire. La première ville s'appelait Veiès et était habitée par les Étrusques, bien qu'elle fût défendue par des troupes de tribus rurales alliées qui parlaient des dialectes latins: les Volsques et les Éques. La deuxième ville était la Rome latine. De Rome à Veiès, il n'y a que 18 kilomètres en ligne droite (par la route, c'est une fois et demie plus long). À mi-chemin, la petite rivière Cremère, sur la droite, se jette dans le Tibre. Un peu plus loin se trouve le grand village de Fidenae (Fidénes). C'est là qu'était extrait le sel, dont dépendait l'hégémonie géoéconomique de Rome ou de Veiès sur l'ensemble du bassin du Tibre. Depuis l'époque de Romulus, les Romains avaient fait la guerre à Veiès de temps à autre. Mais avec l'arrivée au pouvoir du clan des Fabiens (Fabii), ils s'y attaquèrent sérieusement. Les Fabii étaient une ancienne famille patricienne qui se considérait comme la descendante d'Hercule et qui était ainsi nommée en l'honneur de la fève (faba en latin). Ils étaient d'ardents partisans du pouvoir oligarchique de la noblesse à Rome, se disputaient désespérément et vicieusement les masses plébéiennes et finirent (probablement en 480) par tuer le commandant favori et invincible du peuple, le sauveur répété des Romains, Spurius Cassius. Ses enfants furent dégradés par les Fabii: de patriciens, ils furent contraints de devenir plébéiens. Les Fabii ont contrôlé le pouvoir à Rome pendant sept ans, occupant des postes de consul.
Cependant, la haine populaire à l'égard des Fabii a atteint un tel niveau que les plébéiens ont refusé de combattre Veiès pour contrôler les gisements de sel. En 477, les Fabii ont décidé de faire la guerre contre le gré de leurs propres concitoyens, en envoyant tous les hommes adultes de leur clan à la guerre. Les historiens ultérieurs font état de 306 Fabii et de 4000 soldats auxiliaires, ce qui ressemble étrangement aux 300 Spartiates et aux 3900 soldats auxiliaires aux Thermopyles, trois ans plus tôt. En fait, la Rome de l'époque ne pouvait tout simplement pas compter sur des troupes aussi nombreuses (la population romaine totale atteignait à peine quelques milliers de personnes), et ces chiffres devraient donc être considérablement réduits. Cela n'affecte cependant pas l'essentiel de ce qui s'est réellement passé. Les Fabii de la famille des Vibulani (dont le nom dérive probablement d'un toponyme local) ont construit une fortification en bois près de l'embouchure de la Cremère, à 8 kilomètres de Veiès, et étaient bien retranchés, mais pour une raison quelconque, ils ont divisé leur armée entre la forteresse et la colline qui se trouvait à proximité. Les Étrusques de Veiès et leurs alliés italiques profitent de la médiocrité des frères Kaeso et Marcus Fabius Vibulanus, anciens consuls et généraux actifs (leur troisième frère Quintus avait été tué à Veiès trois ans plus tôt). Les Véiens prennent le retranchement à leur tour et massacrent les deux composantes des détachements fabiens. Ce jour-là, le 18 juillet 477 avant J.-C., il y a exactement 2500 ans, tous les hommes du clan des Fabii (qu'ils soient trente ou trois cents) sont tombés sur les rives de la Cremère. Seul l'adolescent Quintus le Jeune, fils de Marcus, resté à Rome, survécut. Les maigres et tragiques lignes de Tite-Live nous sont parvenues : « Fabii caesi ad unum omnes praesidiumque expugnatum. Trecentos sex perisse satis convenit, unum prope puberem aetate relictum, stirpem genti Fabiae dubiisque rebus populi Romani saepe domi bellique vel maximum futurum auxilium ».
Après la catastrophe, la redoute de la Cremère est détruite et les troupes du consul Menenius sont également vaincues. Les Étrusques pénètrent dans Rome, assiègent l'Esquilin et brûlent les villages des deux rives du Tibre. Bien qu'ils soient repoussés de la porte Colline et même expulsés de la rive gauche au cours de l'été 476, les objectifs de leur guerre ne sont pas atteints. Les Étrusques se retirèrent à Fidènes et au-delà de la Cremère, mais les Romains restèrent silencieusement dans leur ville et ne célébrèrent pas la victoire, faute de l'avoir obtenue. À ce stade, Rome n'a pas été en mesure de remporter la bataille du sel. Il lui faudra attendre encore quatre-vingts ans de guerre persistante et épuisante avec Veiès pour survivre, si brutale et parsemée de défaites fréquentes dues à des commandants sans talent, que les Romains n'ont jamais connue auparavant et à laquelle, en détruisant Veiès, seul Camillus, perçu par le peuple comme un faiseur de miracles et un demi-dieu, sera capable de mettre fin. Mais ce sera une autre époque. En attendant, il y a exactement 2500 ans, la moisson sanglante dans les champs de bataille du Latium, de la Sicile et de l'Ionie préparait le terrain pour le déclin des puissances majeures de l'époque comme l'Iran et la montée en puissance de nouveaux hégémons régionaux.
20:09 Publié dans Géopolitique, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : empire perse, rome antique, antiquité romaine, géopolitique, histoire | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mercredi, 25 septembre 2024
Le Plan Dawes: le paiement des réparations allemandes après la première guerre mondiale
Le Plan Dawes: le paiement des réparations allemandes après la première guerre mondiale
Bernhard Tomaschitz
L’occupation de la région de la Ruhr par des troupes françaises et belges s’était déjà étalée sur plus de dix-huit mois, lorsque le Plan Dawes entra en vigueur le 1 septembre 1924. Ce plan doit son nom au banquier et homme politique américain Charles G. Dawes. Il prévoyait le paiement par l’Allemagne des réparations aux Alliés, imposées par le Diktat de Versailles. Dans son préambule, ce plan stipulait que « les garanties, que nous proposons, sont de nature économique et non politique ».
Les clauses du Plan Dawes prévoyaient, entre autres choses, que le paiement des réparations commence, la première année, par le versement d’un milliard de Reichsmark et, qu’au bout de cinq ans, le montant s’élèverait chaque année à deux milliards et demi de Reichsmark. On ne précisa aucun montant total, exactement comme dans les clauses du Traité de Versailles. Ce Diktat imposé au vaincu par les vainqueurs n’avait prévu qu’une somme de 20 milliards de Reichsmark que l’Allemagne devait payer avant avril 1920. Le montant exact des réparations allemandes devait être fixé par une commission interalliés.
En avril 1921, les Alliés décidèrent d’adopter le plan de paiement de Londres, élaboré par la dire commission. Selon ce plan, le montant total des réparations était fixé à 132 milliards de Reichsmark, ce qui correspond à quelque 700 milliards d’euro actuels. Ce montant correspondait à un compromis suggéré par la Belgique, tandis que les Français et les Italiens réclamaient bien davantage et les Britanniques nettement moins. Les Alliés avaient déclaré que ces 132 milliards de RM constituaient « une estimation minimale que tolèrerait l’opinion publique ».
Les difficultés économiques (à commencer par l’énorme inflation) firent que les exigences des ennemis de l’Allemagne s’avérèrent impossibles à satisfaire. Cela induisit la France à occuper la Ruhr en janvier 1923. Le Plan Dawes mit un terme à l’occupation de la Ruhr en 1925.
Les Etats-Unis n’avaient exigé aucune réparation de l’Allemagne. Mais en élaborant ce Plan Dawes, ils poursuivaient des intérêts qui étaient bel et bien leurs. Ils voulaient s’assurer que les crédits, que les banques américaines avaient octroyés aux Alliés pendant la première guerre mondiale, soient effectivement remboursés grâce aux réparations payées par les Allemands. Sur le site des archives historiques du ministère américain des affaires étrangères, on peut lire : « Entretemps, un deuxième problème financier, issu de la guerre, créait des tensions entre les anciens Alliés. Tandis que les Etats-Unis avaient peu d’intérêt à exiger des réparations de l’Allemagne, ils étaient néanmoins bien décidés à se faire rembourser le montant de plus de 10 milliards de dollars qu’ils avaient prêtés aux Alliés pendant toute la durée de la guerre ». La banque d’émission, la FED, avait calculé en 2012 que les dix milliards de dollars de l’époque correspondaient à 155 milliards actuels.
Pour avoir élaboré son plan de paiement pour les réparations dues par l’Allemagne, Dawes obtint en 1925 le Prix Nobel de la Paix (il était entretemps devenu le vice-président des Etats-Unis). Pendant de longues décennies, l’Allemagne continue à payer les réparations imposées suite à sa défaite de 1918. La dernière traite en fut payées en 2010, soit 92 ans après la fin de la première guerre mondiale.
(article tiré de Zur Zeit, Vienne, n°37/2024).
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vendredi, 20 septembre 2024
Tucker Carlson et le syndrome Churchill
Tucker Carlson et le syndrome Churchill
Nicolas Bonnal
Tucker Carlson discutant avec Darryl Cooper a dit courageusement que les conséquences de la victoire anglo-saxonne en 1945 ont été mauvaises pour nous – et pour les peules anglo-saxons, grand-remplacés et soumis à la tyrannie mondialiste-néo-communiste-antiraciste-écologiste ; et en même temps il a découvert le syndrome Churchill (voir le texte de McDonald sur Unz.com): c’est la rage d’anéantir le monde « pour en faire un lieu sûr pour la démocratie ». On a vu les résultats de l’intervention de Wilson en 1917-18: destruction de l’Europe encore chrétienne, impériale ou traditionnelle, avènement non des cosaques et du Saint-Esprit mais des bolchéviques et du communisme, et surtout préparation de la guerre suivante comme le devina Bainville (qui avait aussi pressenti «l’incendie à venir lié au sionisme», voyez mes textes). Un auteur italien traduit par notre ami Robert Steuckers, parlant de la nuisance anglaise, a parlé de retour de Grand Jeu dans ces préparatifs de guerre terminale contre la Russie. Je dirais qu’on a plutôt affaire au syndrome Churchill.
Churchill est l’homme politique le plus nul possible (voir le livre de John Charmley) sur le plan pratique, et qui ne se sentait à l’aise que dans des guerres totales et d’extermination contre les Allemands, qui étaient la cible de l’époque. Or sur ordre des néo-cons, beaucoup plus inspirés par Churchill que par Strauss, les hommes politiques nuls ou même obscènes que nous avons en Occident veulent se lancer dans une guerre éternelle de type orwellien contre la Russie ; dans l’espoir que ces chefs de guerre insensés seront célébrés par des foules toujours plus abruties. Ils oublient que Churchill fut jeté dehors par ses électeurs british en 1945, preuve sans doute que la satisfaction n’était pas à la hauteur des aspirations du chéri des journalistes.On va citer le capitaine Grenfell, auteur de Haine inconditionnelle, ami du romancier à clefs John Buchan, sur les buts aberrants de Churchill, car ce pseudo-conservateur se mit à déifier le stalinisme pour écraser l’hitlérisme (qui lui avait proposé dix fois la paix).
Je cite la traduction de mes amis du Saker francophone :
« Mais, en supposant que la suppression par la force des tyrannies dans des pays étrangers constituât le devoir des Britanniques, pourquoi trouvait-on une autre tyrannie, partenaire des Britanniques dans ce processus? La tyrannie communiste, en Russie, était pire que la tyrannie nazie en Allemagne ; les conditions générales de vie du peuple russe étaient largement inférieures à celles des Allemands ; le travail de forçat en Russie était employé à grande échelle, en comparaison à la même pratique sur le sol allemand, la cruauté n’y avait rien à envier à celle du côté allemand, et de nombreux observateurs la décrivent même comme bien plus importante.
La technique répugnante des purges, des interrogatoires brutaux amenant à “confession”, et l’espionnage domestique généralisé était déjà à l’œuvre en Russie depuis des années avant qu’Hitler n’introduise ces mêmes méthodes en Allemagne, qu’il copia probablement de l’exemple russe. Mais M. Churchill encensait la Russie comme allié des plus bienvenus, quand elle se trouva embarquée dans la guerre. »
Plus loin Grenfell souligne le bilan effrayant et ruineux de cette guerre pour l’Angleterre :
« Il s’était montré prêt à tout sacrifier pour parvenir à cette victoire, et les sacrifices consentis par lui laissèrent ses co-vainqueurs britanniques à moitié ruinés, rationnés, emprisonnés financièrement dans le camp de concentration de leur île, assistant à la désintégration de leur Empire, leur propre pays occupé par des soldats américains, et leur économie nationale dépendant de la charité étasunienne. Tout cela pour quoi ? Pour que les Allemands se vissent désarmés de manière permanente? À peine trois ou quatre années passées, nous suppliions les Allemands de se réarmer aussi rapidement que possible. »
C’est l’ambiance de 1984. Avec une guerre interminable à venir.
Grenfell a tout résumé : on a détruit le pays et l’Europe pour rien, pour se retrouver avec une URSS plus forte que jamais. Puis avec une Europe « anglo-américaine » (ils ont bon dos les Anglo-Saxons parfois…) plus belliciste que jamais…
Ce n’est pas un hasard si Orwell a écrit son 1984 pendant cette triste époque. Voyez l’enfant aux cheveux verts de Losey ; on est passé de l’Angleterre edwardienne maîtresse du monde vers 1900 à un pays prolétarisé et clochardisé y compris sur le plan culturel et sociétal. Et c’est Churchill et sa rage guerrière qui ont précipité tout cela. Mais puisqu’on vous dit qu’il a sauvé le monde et la paix…
Les nazis volaient des territoires ? Grenfell, qui n’est pas russophile pour un sou, remarque justement (et cela explique la claque de Kaliningrad…) :
« Pourtant, à Yalta, il accepta que des centaines de milliers de kilomètres carrés de territoire polonais (sans parler des territoires lettons, lituaniens ou estoniens) fussent accordés, sans l’aval des habitants, aux gâteurs d’âme, en désaccord flagrant de la Charte Atlantique que lui-même et le président des USA avaient claironné au monde au cours de la même guerre, et en déni flagrant de la déclaration de guerre britannique contre l’Allemagne de 1939, qui précisément garantissait l’inviolabilité du territoire polonais. En outre, les compensations accordées aux Polonais sous forme de territoire d’Allemagne orientale, et l’allocation de la moitié du reste de l’Allemagne à une occupation russe, eurent pour effet de supprimer la zone tampon historique entre Moscou et les pays bordant l’Atlantique. »
Et Grenfell d’ajouter justement :
« Aucune raison réaliste n’existait de considérer l’alliance de la Russie comme loyale et digne de confiance. »
Sur Roosevelt, Grenfell rejoint les libertariens américains :
« On peut également admettre que le président Roosevelt, à cette époque, était dans un état d’hallucination fascinée quant à la pureté virginale des motivations du maréchal Staline… »
Revenons à la situation présente : nos élites s’inspirent et se réclament d’un homme politique opportuniste, belliqueux et corrompu, aussi incapable en temps de guerre qu’en temps de paix, et qui fut prêt à tout pour gagner une guerre déshonorante (un million de civils allemands carbonisés sous les bombes, quatorze millions de déplacés, etc.) et déplorable sur le plan des résultats (shoah, massacres, ruine, etc.).
Comprenez donc qu’ils vous affameront, vous priveront d’eau, d’électricité, de bagnole, de liberté (mais pas d’infos ou de vaccin…), mais qu’ils continueront dans leur aberration guerrière jusqu’au bout. Tout sera bon pour exterminer la Russie (ennemi de certains sur le long terme, revoir notre texte sur Emmanuel Todd et sur Nietzsche) qui a fièrement retrouvé sa place, une fois l’Allemagne écrasée.
Sources :
https://www.dedefensa.org/article/emmanuel-todd-et-le-con...
https://www.unz.com/article/the-carlson-cooper-podcast-a-...
http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2024/09/16/l...
https://www.revuemethode.org/sf021722.html
https://www.amazon.fr/HITLER-VERSAILLES-PETITS-ESSAIS-HIS...
19:03 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : tucker carlson, winston churchill, deuxième guerre mondiale, seconde guerre mondiale, royaume-uni, histoire | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mardi, 17 septembre 2024
Tocqueville et la fabrication du pauvre britannique
Tocqueville et la fabrication du pauvre britannique
Nicolas Bonnal
L’Angleterre et ses dominions orwelliens paraissent aujourd’hui les entités administratives (il n’y a plus d’Etat) les plus totalitaires du monde; difficile de savoir quelle élite, locale ou globale, a décidé de l’édification du cauchemar british, carbonique ou antiraciste. Un épisode raconté par Tocqueville va nous rappeler qu’en la terre d’Utopie, de Bensalem (Bacon) et de 1984 tout a toujours indiqué un inquiétant cauchemar bien éloigné des libertés vantées ici ou là par les agents de l’Empire. Hugo semble s’en être rendu compte dans l’Homme qui rit, qui dénonce d’une façon inédite et géniale les méfaits de la kleptocratie la plus dure et résiliente du monde. Mais on y reviendra.
Les émeutes britanniques montrent que le pauvre anglais est toujours d’aussi mauvaise qualité. L’élite ne vaut guère mieux (Todd a expliqué pourquoi) mais ce n’est pas notre problème aujourd’hui. Là elles se sont trouvées un adversaire à leur hauteur ces élites britanniques, et c’est le pauvre anglais contre lequel elles s’acharnent depuis Hastings, et qui finira l’année numérisé, avant nous donc; car cette bataille de Hastings (1066 donc, avec son livre du Jugement dernier à la clé) est la bataille qui sert de modèle à la globalisation: une élite néo-féodale aura toute la terre, le reste crèvera. Guillaume avait fait détruire des centaines de villages pour étaler ses territoires de chasse. Il chassa aussi le clergé saxon avec l’aide papale (ce fut la première croisade en fait, et c’est dommage qu’on ne le comprenne pas) et une élite ORTHODOXE trouva refuge à Constantinople.
Tolkien savait ces choses, et lui qui détestait les Normands et se concentrait sur le vieux génie saxon (voyez mon livre) avait compris que la dystopie et le monde moderne avaient lieu en Angleterre. Lisez enfin l’Homme qui rit de Hugo (l’Homme qui rit est l’ancêtre du Joker de Batman) qui décrit magnifiquement (plus grand roman du monde, a dit justement – tout arrive – Ayn Rand) le sort du pauvre dans l’île noire d’Hergé, mère de toutes les dystopies. Certains disent que l’élite possède encore 50% des terres britanniques, d’autres 85%. Elle a concentré sa population INDUSTRIELLE dans cinq villes depuis un siècle et demi comme dans ses dominions (90% de la population australienne ou canadienne vit dans cinq ou six villes) et tout le monde est content-vacciné-numérisé-alcoolisé-connecté. Le contrôle du pauvre par la cruauté (toujours exemplaire) ou du britannique moyen par la presse et par les médias (voyez McLuhan) a toujours été sans égal. Le flegme britannique ou soumission imbécile aura fait le reste à travers les âges: voir les guerres fratricides contre une Allemagne qui ne demandait que la paix (cf. nos textes sur Grenfell et Churchill).
Mais pour être parfaite une élite diabolique doit aussi et surtout être humanitaire et progressiste (voyez Dorian Gray et son couple festif, homo, socialiste, amateur d’exotismes, collectionneur et anarchisant). Comme dit Trotski dans un texte célèbre que j’ai recensé, « pour chaque brigandage elle (l’élite bancaire US) sert un mort d’ordre humanitaire ». De ce point de vue le christianisme avec sa tartuferie ontologique et millénaire et ses capacités baroques à se transformer lui servira jusqu’au bout d’accompagnateur fidèle.
Elite la plus dure du monde, la féodalité british a toujours su y faire avec le paupérisme au point de cultiver son pauvre depuis la Réforme. Elle a créé le pauvre soumis, industriel, numérisé, absous et béni, pauvre qui n’a pas le droit de bouger de sa paroisse. Et elle l’a fait sous Elisabeth, au moment où Shakespeare (dix fois moins sulfureux et informé que Marlowe, mais c’est un autre problème) dessine la mondialisation dans la Tempête avec ses Caliban. C’est ce que nous explique Tocqueville donc dans son incroyable étude sur le paupérisme qui décrit en quelques pages le monde à venir du « mendiant ingrat », comme dit Léon Bloy :
« Mais je suis profondément convaincu que tout système régulier, permanent, administratif, dont le but sera de pourvoir aux besoins du pauvre, fera naître plus de misères qu'il n'en peut guérir, dépravera la population qu'il veut secourir et consoler, réduira avec le temps les riches à n'être que les fermiers des pauvres, tarira les sources de l'épargne, arrêtera l'accumulation des capitaux, comprimera l'essor du commerce, engourdira l'activité et l'industrie humaines et finira par amener une révolution violente dans l'État, lorsque le nombre de ceux qui reçoivent l'aumône sera devenu presque aussi grand que le nombre de ceux qui la donnent, et que l'indigent ne pouvant plus tirer des riches appauvris de quoi pourvoir à ses besoins trouvera plus facile de les dépouiller tout à coup de leurs biens que de demander leurs secours (1835). »
Il y a beaucoup de pauvres en Angleterre donc :
« Pénétrez maintenant dans l'intérieur des communes ; examinez les registres des paroisses, et vous découvrirez avec un inexprimable étonnement que le sixième des habitants de ce florissant royaume vit aux dépens de la charité publique. »
Et de distinguer les deux charités, la traditionnelle (enfin, l’ancienne, la chrétienne) et la moderne:
« Il y a deux espèces de bienfaisances: l'une, qui porte chaque individu à soulager, suivant ses moyens, les maux qui se trouvent à sa portée. Celle-là est aussi vieille que le monde ; elle a commencé avec les misères humaines; le christianisme en a fait une vertu divine, et l'a appelée la charité.
L'autre, moins instinctive, plus raisonnée, moins enthousiaste, et souvent plus puissante, porte la société elle-même à s'occuper des malheurs de ses membres et à veiller systématiquement au soulagement de leurs douleurs. Celle-ci est née du protestantisme et ne s’est développée que dans les sociétés modernes. »
La deuxième charité est inédite et dangereuse (rappelons que c’est elle qui promeut depuis le théosophisme l’invasion de pays européens promis au brassage numérique des troupeaux de Laban – voyez mon livre sur Internet) :
« La première est une vertu privée, elle échappe à l'action sociale ; la seconde est au contraire produite et régularisée par la société. C'est donc de celle-là qu'il faut spécialement nous occuper. »
Atelier du monde moderne. Voici comment Tocqueville décrit notre Angleterre (quel est son secret ? Voyez le Repaire du ver blanc, livre de Bram Stoker et film de Ken Russell avec l’inévitable-inquiétant-omniprésent Hugh Grant):
« Le seul pays de l'Europe qui ait systématisé et appliqué en grand les théories de la charité publique est l'Angleterre. A l'époque de la révolution religieuse qui changea la face de l'Angleterre, sous Henri VIII, presque toutes les communautés charitables du royaume furent supprimées, et comme les biens de ces communautés passèrent aux nobles et ne furent point partagés entre les mains du peuple, il s'ensuivit que le nombre de pauvres alors existants resta le même, tandis que les moyens de pourvoir à leurs besoins étaient en partie détruits. »
Conséquence : on fabrique du pauvre…
« Le nombre des pauvres s'accrut donc outre mesure, et Élisabeth, la fille de Henri VIII, frappée de l'aspect repoussant des misères du peuple, songea à substituer aux aumônes que la suppression des couvents avait fort réduites, une subvention annuelle, fournie par les communes. »
Pas besoin de communisme, même sacerdotal. Albion fabrique et contrôle son pauvre Made in England:
« Une loi promulguée dans la quarante-troisième année du règne de cette princesse dispose que dans chaque paroisse des inspecteurs des pauvres seront nommés; que ces inspecteurs auront le droit de taxer les habitants à l'effet de nourrir les indigents infirmes, et de fournir du travail aux autres. A mesure que le temps avançait dans sa marche, l'Angleterre était de plus en plus entraînée à adopter le principe de la charité légale. Le paupérisme croissait plus rapidement dans la Grande-Bretagne que partout ailleurs. »
Tocqueville rappelle aussi que la terre se concentre entre quelques mains (cf. l’Ukraine ou la France en ce moment d’extermination des paysans):
« Il arrive depuis un siècle, chez les Anglais, un événement qu'on peut considérer comme un phénomène, si l'on fait attention au spectacle offert par le reste du monde. Depuis cent ans, la propriété foncière se divise sans cesse dans les pays connus; en Angleterre, elle s'agglomère sans cesse. Les terres de moyenne grandeur disparaissent dans les vastes domaines, la grande culture succède à la petite. »
Tocqueville rappelle qu’il vaudrait mieux ne pas trop pousser tout le monde à l’oisiveté :
« Il y a pourtant deux motifs qui le portent au travail: le besoin de vivre, le désir d’améliorer les conditions de l’existence. L’expérience a prouvé que la plupart des hommes ne pouvaient être suffisamment excités au travail que par le premier de ces motifs, et que le second n’était puissant que sur un petit nombre. Or un établissement charitable, ouvert indistinctement à tous ceux qui sont dans le besoin, ou une loi qui donne à tous les pauvres, quelle que soit l’origine de la pauvreté, un droit au secours du public, affaiblit ou détruit le premier stimulant et ne laisse intact que le second. »
Résultats ? Avant la Ferme des Animaux donc, beaucoup de pauvres, surtout beaucoup de surveillants :
« Les Anglais ont été obligés de placer des surveillants des pauvres dans chaque commune. »
On crée une nouvelle classe, celle des assistés :
« Toute mesure qui fonde la charité légale sur une base permanente et qui lui donne une forme administrative crée donc une classe oisive et paresseuse, vivant aux dépens de la classe industrielle et travaillante. C'est là, sinon son résultat immédiat, du moins sa conséquence inévitable. Elle reproduit tous les vices du système monacal, moins les hautes idées de moralité et de religion qui souvent venaient s'y joindre. »
Un abaissement moral du pauvre et même du riche trop taxé (on le rassure : les ultra-riches ne le sont nulle part, taxés) en découle :
« Mais le droit qu'a le pauvre d'obtenir les secours de la société a cela de particulier, qu'au lieu d'élever le cœur de l'homme qui l'exerce, il l'abaisse. Le pauvre qui réclame l'aumône au nom de la loi est donc dans une position plus humiliante encore que l'indigent qui la demande à la pitié de ses semblables au nom de celui qui voit d'un même œil et qui soumet à d'égales lois le pauvre et le riche.
La charité légale laisse subsister l'aumône, mais elle lui ôte sa moralité. Le riche, que la loi dépouille d'une partie de son superflu sans le consulter, ne voit dans le pauvre qu'un avide étranger appelé par le législateur au partage de ses biens. »
Aucune gratitude à attendre (Léon Bloy a donc raison) :
« Le pauvre, de son côté, ne sent aucune gratitude pour un bienfait qu'on ne peut lui refuser et qui ne saurait d'ailleurs le satisfaire ; car l'aumône publique, qui assure la vie, ne la rend pas plus heureuse et plus aisée que ne le ferait l'aumône individuelle; la charité légale n'empêche donc point qu'il n'y ait dans la société des pauvres et des riches, que les uns ne jettent autour d'eux des regards pleins de haine et de crainte, que les autres ne songent à leurs maux avec désespoir et avec envie. »
Comme un implacable et méchant libéral (mot qui ne veut rien dire depuis des siècles) ou même libertarien (voyez mon recueil), Tocqueville explique donc :
« J'ai dit que le résultat inévitable de la charité légale était de maintenir dans l'oisiveté le plus grand nombre des pauvres et d'entretenir leurs loisirs aux dépens de ceux qui travaillent. »
Les sceptiques pourront relire Jack London et sa description des pauvres londoniens (sic) victimes non pas du capitalisme mais de la charité trop bien ordonnée. Tocqueville écrit alors, comme un bon taoïste chinois:
« Si l'oisiveté dans la richesse, l'oisiveté héréditaire, achetée par des services ou des travaux, l'oisiveté entourée de la considération publique, accompagnée du contentement d'esprit, intéressée par les plaisirs de l'intelligence, moralisée par l'exercice de la pensée: si cette oisiveté, dis-je, a été la mère de tant de vices, que sera-ce d'une oisiveté dégradée acquise par la lâcheté, méritée par l'inconduite, dont on jouit au milieu de l'ignominie et qui ne devient supportable qu'à mesure que l'âme de celui qui la souffre achève de se corrompre et de se dégrader ? »
Et d’observer l’étendue des dégâts :
« Lisez tous les livres écrits en Angleterre sur le paupérisme ; étudiez les enquêtes ordonnées par le Parlement britannique ; parcourez-les discussions qui ont eu lieu à la Chambre les Lords et à celle des communes sur cette difficile question ; une seule plainte retentira à vos oreilles : on déplore l'état de dégradation où sont tombées les classes inférieures de ce grand peuple ! Le nombre des enfants naturels augmente sans cesse, celui des criminels s'accroît rapidement ; la population indigente se développe outre mesure ; l'esprit de prévoyance et d'épargne se montre de plus en plus étranger au pauvre ; tandis que dans le reste de la nation les lumières se répandent, les mœurs s'adoucissent, les goûts deviennent plus délicats, les habitudes plus polies, - lui, reste immobile, ou plutôt il rétrograde ; on dirait qu'il recule vers la barbarie, et, placé au milieu des merveilles de la civilisation, il semble se rapprocher par ses idées et par ses penchants de l'homme sauvage. »
Problème enfin : cette société de charité promeut le contrôle et la SURVEILLANCE (remarquez, c’est ce que fait la religion : Dieu t’espionne, te contrôle, puis te juge, peut-être avec Microsoft pour vérifier l’étendue et le nombre de tes péchés). Le pauvre n’a donc plus le droit de quitter sa commune.
« Or, comme dans un pays où la charité publique est organisée, la charité individuelle est à peu près inconnue, il en résulte que celui que des malheurs ou des vices rendent incapable de gagner sa vie est condamné, sous peine de mort, à ne pas quitter le lieu où il est né. S'il s'en éloigne, il ne marche qu'en pays ennemi ; l'intérêt individuel des communes, bien autrement puissant et bien plus actif que ne saurait l'être la police nationale la mieux organisée, dénonce son arrivée, épie ses démarches, et s'il veut se fixer dans un nouveau séjour, le désigne à la force publique qui le ramène au lieu du départ. Par leur législation sur les pauvres, les Anglais ont immobilisé un sixième de leur population. Ils l'ont attaché à la terre comme l'étaient les paysans du Moyen Age. »
Tocqueville vaticine ensuite une apocalypse qui est toujours à venir :
« Mais je suis profondément convaincu que tout système régulier, permanent, administratif, dont le but sera de pourvoir aux besoins du pauvre, fera naître plus de misères qu'il n'en peut guérir, dépravera la population qu'il veut secourir et consoler, réduira avec le temps les riches à n'être que les fermiers des pauvres, tarira les sources de l'épargne, arrêtera l'accumulation des capitaux, comprimera l'essor du commerce, engourdira l'activité et l'industrie humaines et finira par amener une révolution violente dans l'État, lorsque le nombre de ceux qui reçoivent l'aumône sera devenu presque aussi grand que le nombre de ceux qui la donnent, et que l'indigent ne pouvant plus tirer des riches appauvris de quoi pourvoir à ses besoins trouvera plus facile de les dépouiller tout à coup de leurs biens que de demander leurs secours. »
Conclusion :
« Je ne dirai point que ce désir universel et immodéré des fonctions publiques est un grand mal social ; qu’il détruit, chez chaque citoyen, l’esprit d’indépendance, et répand dans tout le corps de la nation une humeur vénale et servile ; qu’il y étouffe les vertus viriles ; je ne ferai point observer non plus qu’une industrie de cette espèce ne crée qu’une activité improductive et agite le pays sans le féconder : tout cela se comprend aisément. Mais je veux remarquer que le gouvernement qui favorise une semblable tendance risque sa tranquillité et met sa vie même en grand péril. »
On verra : le gouvernement travailliste est très capable de mettre la vie du pauvre anglais en péril pour des raisons climatiques (sauver le climat en tuant le pauvre donc) tout en revendiquant et en provoquant l’apocalypse nucléaire avec la Russie ? Comme dit Debord, « cette société n’a été que trop patiente jusque-là. »
Sources principales:
https://lesakerfrancophone.fr/le-syndrome-churchill-et-la...
https://www.amazon.fr/Tocqueville-politiquement-incorrect...
https://www.erudit.org/fr/revues/riac/1986-n16-riac02301/...
http://classiques.uqac.ca/classiques/De_tocqueville_alexi...
https://www.amazon.fr/grands-auteurs-traditionnels-Contre...
https://blogs.mediapart.fr/danyves/blog/220117/comment-tr...
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lundi, 16 septembre 2024
Périclès et la démocratie totalitaire
Périclès et la démocratie totalitaire
Nicolas Bonnal
L’expression "démocratie totalitaire" est de Bertrand de Jouvenel. Mais son inventeur est le bon vieux Périclès; l’explosion de la dépense publique, les grands travaux du Parthénon, la guerre interminable (pour la Grèce) du Péloponnèse, la transformation d’un grand peuple en plèbe d’assistés et d’accros au théâtre gratuit, c’est lui, idole par ailleurs de nos bons profs d’histoire, tous fonctionnaires.
John T. Flynn est lui un pamphlétaire de la première moitié du siècle dernier. Il a écrit après la Guerre un best-seller contre Roosevelt, The Roosevelt Myth. Dès les années trente, il reprochait au New Deal sa gabegie, son inutilité, sa dette immonde. Pour lui comme pour Georges Bernanos et les libertariens de haute école, New Deal, fascisme et socialisme incarnaient une seule et même chose, l’Etat moderne qui met fin à notre simple autonomie.
Dans ses Leçons oubliées, Flynn compare Roosevelt au fameux stratège athénien Périclès: dette énorme, gesticulations médiatiques, grands travaux, constructions de prestige, bases, colonies (les bases US !), et une belle guerre mondiale et surtout perpétuelle. Tout rapproche Périclès de Roosevelt, y compris le prestige historique de ces deux grandes et catastrophiques figures. Roosevelt démantela les empires coloniaux et brada notre Europe - comme Périclès la Grèce avec la Guerre du Péloponnèse.
Flynn se réfère à Plutarque, au merveilleux Plutarque.
On cite la Vie des hommes illustres, Périclès, chapitre IX et suivants.
« Beaucoup d'autres prétendent que c'est lui qui le premier habitua le peuple aux clérouchies, aux distributions d'argent pour le théâtre et autres indemnités diverses ; mesures qui, de sage et travailleur qu'il était, le rendirent prodigue et indocile. Demandons aux faits eux-mêmes les raisons de cette transformation. »
J’ai déjà cité Démosthène qui un siècle après Périclès se plaint dans la Réforme de la gabegie de l’argent public et du divertissement athénien. Plutarque encore :
« Périclès, vaincu en popularité, eut recours à des largesses faites avec les revenus de l’Etat. Le voilà sur-le-champ qui corrompt en grand toute la multitude avec les fonds des spectacles, avec des salaires attribués aux juges, par toutes sortes d'allocations et de largesses ; puis de cette multitude il se fait une arme contre l'Aréopage. Il n'en était pas membre, le sort ne l'ayant jamais désigné pour les fonctions d'archonte, de roi, de polémarque ou de thesmothète… ».
Périclès déclare des guerres juridiques et administratives, quand il ne chasse pas la concurrence politique par ostracisme:
« Ainsi Périclès, fort de l'appui du peuple, abattit la puissance de ce tribunal (l’aréopage). Il se vit dépossédé de la plupart de ses juridictions par l'entremise d'Ephialte; Cimon fut banni comme ami des Lacédémoniens, et ennemi de la démocratie (misodèmon), — Cimon qui ne le cédait à personne en naissance et en richesses, qui avait remporté de brillantes victoires sur les Barbares, qui avait rempli la ville de dépouilles et de trésors, comme je l'ai raconté dans sa Vie. — Tel était sur la multitude l'ascendant de Périclès (kratos en to démo Perikleou) ».
Puis Plutarque s’emporte, qui pourtant est fasciné par Périclès !
« XI Aussi Périclès, de plus en plus, lâcha la bride au peuple, et rechercha la popularité; il s'ingéniait pour qu'il y eût toujours à Athènes des assemblées générales, des banquets, de belles cérémonies, enfin il offrait à la ville toutes sortes de divertissements du meilleur goût. »
Mais ce spectaculaire beurre ne suffit pas. Guerre social-démocrate: on ajoute les canons et on joue au petit soldat, au colonisateur. Comme le disait Rothbard l’Etat militariste accompagne l’Etat socialiste.
« Chaque année, il envoyait soixante trières montées pendant huit mois par un grand nombre de citoyens qui recevaient un salaire… Il envoya en outre dans la Chersonèse mille colons; à Naxos, cinq cents; à Andros, deux cent cinquante.
En Thrace il prescrivit à mille citoyens d'habiter chez les Bisaltes ; il en envoya d'autres en Italie lors de la reconstruction de Sybaris sous le nom de Thurium: tout cela, pour alléger Athènes d'une populace sans ouvrage, et par là même remuante; pour soulager la misère du peuple et pour installer enfin, auprès des alliés (summaxois), comme garantie contre toute espèce de révolte, des garnisons, et par conséquent la crainte (phobos). »
La force athénienne repose bien sûr sur la terreur. Or quand on est le plus fort, on se sert le premier. On ruine le trésor de Délos pour édifier les babioles que vont adorer les touristes deux mille ans après:
XII Mais ce qui fit le plus de plaisir à Athènes, et ce qui devint le plus bel ornement de la ville ; ce qui fut pour tout l’univers un objet d’admiration ; la seule chose enfin qui atteste aujourd’hui la vérité de ce qu’on a dit de la puissance de la Grèce et de sa splendeur d’autrefois, ce fut la magnificence des édifices construits par Périclès. »
Certains esprits ne sont pas contents (Plutarque évoque les anciennes élites et les… poètes comiques !) :
« Et la Grèce n’a-t-elle pas raison de se croire insultée, et outrageusement tyrannisée, quand elle voit que les sommes déposées par elle dans le trésor commun, et qu’elle destinait à fournir aux frais des guerres nationales, nous les dépensons, nous, à couvrir notre ville de dorures et d’ornements recherchés, comme une femme coquette accablée sous le poids des pierreries ; à la parsemer de statues ; à construire des temples de mille talents ? »
Le bon Périclès trouve normal de s’être servi. Et comme n’importe quel président US qui nous invite à payer plus pour aller casser la gueule à notre voisin russe:
« Périclès tenait un tout autre langage : « Vous ne devez à vos alliés nul compte de ces deniers, disait-il au peuple, puisque c’est vous qui faites la guerre pour eux, et qui retenez les barbares loin de la Grèce, tandis qu’eux ne vous fournissent pas un cheval, pas un vaisseau, pas un homme, et qu’ils ne contribuent que de leur argent. Or, l’argent, du moment qu’il est donné, n’est plus à celui qui l’a donné, mais à celui qui l’a reçu, pourvu seulement que celui-ci remplisse les engagements qu’il a contractés en le recevant. Or, vous avez rempli tous vos engagements, en ce qui concerne la guerre. »
Les grands travaux occupent tout le monde, comme les gares et les barrages (ça se visite aussi, non?), et les aéroports et toutes les pyramides du Louvre. Périclès :
« Une foule de besoins nouveaux ont été créés, qui ont éveillé tous les talents, occupé tous les bras, et fait, de presque tous les citoyens, des salariés de l’État : ainsi, la ville ne tire que d’elle-même et ses embellissements et sa subsistance. Ceux que leur âge et leurs forces rendent propres au service militaire reçoivent, sur le fonds commun, la paye qui leur est due. Quant à la multitude des ouvriers que leurs professions exemptent présentement du service militaire, j’ai voulu qu’elle ne restât point privée des mêmes avantages, mais sans y faire participer la paresse et l’oisiveté. Voilà pourquoi j’ai entrepris, dans l’intérêt du peuple, ces grandes constructions, ces travaux de tous genres, qui réclament tous les arts et toutes les industries, et qui les réclameront longtemps. »
On ostracise les rares mécontents :
« Enfin, la lutte avec Thucydide (pas l’historien, un rival politique) en vient à un tel point que Périclès se résout à courir les risques de l'ostracisme, obtient le bannissement de son adversaire, qui est suivi de la dissolution du parti. »
Périclès semble gagner son pari avant la peste et les premières défaites. Il est le Roi du Monde façon Roosevelt:
« Il semblait qu’il n’y eût plus d’inimitiés politiques, et qu’il n’y eût désormais, dans Athènes, qu’un même sentiment, une même âme. On pourrait dire qu’alors Athènes, c’était Périclès. Gouvernement, finances, armées, trirèmes, empire des îles et de la mer, puissance absolue sur les Grecs, puissance absolue sur les nations barbares, sur tous les peuples soumis et muets, fortifiée par les amitiés, les alliances des rois puissants, il attira tout à lui, il tenait tout dans ses mains. »
Et la « mégalo-thymie », l’ubris de Fukuyama frappe la cité athénienne :
« Périclès inspirait à ses concitoyens une opinion de plus en plus haute d’eux-mêmes, en sorte qu’ils se croyaient appelés à une puissance plus grande encore. »
En dépit de ses dépenses et ses erreurs, Périclès est resté une figure de légende, comme ce FDR jugé le plus prestigieux des présidents US par la smalah des universitaires et des profs de collège; Roosevelt qui appauvrit son pays et l’endetta, qui aggrava la crise de 29 et la rendit pérenne, Roosevelt enfin qui provoqua le Japon de la manière la plus cynique (Morgenstern), massacra l’Allemagne prête à négocier dès 1943 et donna la moitié de l’Europe à Staline – et la Chine au maoïsme.
Ralph Raico remarque enfin que le complexe militaro-universitaire a fait de Truman un grand président américain: Otan, Corée, Hiroshima. Sans oublier le social et l’antiracisme, à l’armée puis partout.
Sources antiques et libertariennes :
PLUTARQUE, VIE DE PERICLES TRADUIT PAR UNE SOCIETE DE PROFESSEURS ET D’HELLENISTES – PARIS, LIBRAIRIE HACHETTE, 1893 (Gallica BNF)
Edition bilingue. Vie des Hommes Illustres. Traduction Alexis Pierron, 1853 (Remacle.org)
Démosthène – Discours sur les réformes publiques (Remacle.org)
John T. Flynn – A Roosevelt Myth; forgotten lessons. Mises.org
The costs of war; American pyrrhic victories, edited par John V. Denson
Ralph Raico- A libertarian rebuttal (Mises.org).
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lundi, 09 septembre 2024
Juin 1944, les Marocchinate sur l'île d'Elbe. Le drame d'Olimpia Mibelli Ferrini
Crimes de guerre
Juin 1944, les Marocchinate sur l'île d'Elbe. Le drame d'Olimpia Mibelli Ferrini
par Eugenio Pasquinucci
Source: https://www.destra.it/home/storie-italiane-giugno-1944-le-marocchinate-dellisola-delba/
Je suis en vacances sur l'île d'Elbe et un jour je demande à une connaissance locale si je pourrais avoir des nouvelles de la vie d'Olimpia Mibelli Ferrini, dont on a décidé de donner le nom à une rue de Portoferraio.
« Nous savons tous qui était Olimpia et quelle était son histoire. Je connais l'un de ses fils, mais il n'est pas là ».
Olimpia était la figure féminine emblématique des tragiques journées de l'île d'Elbe en juin 1944, au cours desquelles s'est déroulée l'opération Brassard. À l'époque, plusieurs milliers de soldats des troupes coloniales françaises, sénégalais et nord-africains, marocains, tunisiens et algériens, débarquent le 17 juin 1944 sur les plages minées de Marina di Campo, sur l'île d'Elbe. Les 500 premiers sautent sur les mines, car ils sont considérés par les Alliés comme de la simple chair à canon, mais les autres se jettent sur les lieux de l'île en faisant usage du permis de viol et de pillage délivré aux troupes par le commandement français. Après avoir vaincu la résistance des quelques défenseurs italiens et allemands, les assaillants n'hésitent pas à s'emparer de tout ce qui leur tombe sous la main.
Les maisons des insulaires furent dévalisées, les femmes presque toutes violées. De nombreuses femmes furent tuées suite aux violences subies par plusieurs soldats, certains hommes tentèrent de les défendre et furent tués à leur tour, dans certains cas également violés. Certaines femmes ont été sauvées parce qu'elles se sont échappées vers l'arrière-pays où elles ont été emmurées vivantes à l'intérieur de certaines maisons, avec une fissure dans le plafond qui leur permettait de respirer et d'obtenir de la nourriture.
Olimpia était une blanchisseuse de Portoferraio, mariée à un soldat de la République Sociale Italienne, qui, face à la convoitise débridée de certains soldats nord-africains, leur a offert son corps à condition qu'ils laissent tranquilles des jeunes filles qui avaient été prises pour cible.
Son sacrifice a permis de préserver certaines de ces jeunes filles, dont certaines étaient encore des enfants, et cela est devenu un acte symbolique digne d'être rappelé jusqu'à aujourd'hui, alors que la tradition orale n'a jamais manqué de faire connaître cette tragédie.
Ainsi, au milieu des rues de Portoferraio, lieu consacré à la mémoire de Cosimo de' Medici et de Napoléon Bonaparte, il y aura un espace dédié à Olimpia Mibelli Ferrini.
L'opération Brassard fut un débarquement inutile dans l'histoire de la Seconde Guerre mondiale, voulu par les Français dans l'espoir d'annexer plus tard l'île d'Elbe en même temps que la Corse. Les habitants de l'île d'Elbe, qui auraient dû accueillir les troupes alliées en libérateurs, étaient impatients de s'en débarrasser, au prix de plus de 200 viols, auxquels s'ajoutent les morts et les suicides, les avortements et les infections vénériennes qui s'ensuivirent.
Dans les mois qui suivirent, plusieurs enfants naquirent, dont les traits somatiques rappelaient indubitablement les viols de l'époque, mais que les habitants de l'île d'Elbe accueillirent dans leur communauté avec le même amour que celui qu'ils réservaient aux autres.
La consécration du sacrifice d'Olimpia se veut non seulement le souvenir d'une femme courageuse, mais aussi une sorte de réparation pour la mémoire qui a trop souvent été refusée à ces événements, auxquels il semble que les présidents de la République aient été particulièrement insensibles au cours des 80 dernières années.
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lundi, 02 septembre 2024
Comment Tocqueville réfute la théorie de la conspiration
Comment Tocqueville réfute la théorie de la conspiration
Nicolas Bonnal
Personne n’a expliqué le monde dit moderne et les siècles dits démocratiques mieux qu’Alexis de Tocqueville. On peut se demander alors ce que ce grand esprit terrassé par le césarisme plébiscitaire des Bonaparte (qui stérilisa l’esprit français, en particulier l’esprit aristocratique qui est celui de la Liberté – voir Jouvenel) pouvait penser de la théorie du complot pour expliquer l’histoire. Or il n’y a pas à se le demander, car il a bien répondu sur ce point dans sa correspondance, à un ami visiblement « d’extrême-droite », le sympathique comte de Circourt, qui lui parlait de l’inévitable et fastidieux jésuite Barruel, auteur du pensum sur les conspirations maçonniques et illuminées pendant la révolution (dans le genre je préfère Robison -Proofs of a Conspiracy against all the Religions and Governments of Europe, carried on in the Secret Meetings of Free-Masons, Illuminati and Reading Societies, etc., collected from good authorities (1797)- ou même le Napoléon de Walter Scott, ou même Dumas et Balsamo).
Sur la gesticulation politique au XIXe siècle, Debord avait écrit dans ses Commentaires :
La « conception policière de l’histoire était au XIXe siècle une explication réactionnaire, et ridicule, alors que tant de puissants mouvements sociaux agitaient les masses (1). »
Mais les masses allaient mener au socialisme, à l’étatisme, au fascisme et au nazisme, en attendant le mondialisme télévisé. Relisez Ortega Y Gasset qui révéla leur perversion dans Révolte.
Tocqueville n’a donc pas lu le légendaire et sulfureux Barruel ; et d’expliquer pourquoi :
« J’en ai toujours été détourné par l’idée que celui-ci avait un point de départ essentiellement faux. Sa donnée première est que la révolution française (il est permis de dire aujourd’hui européenne) a été produite par une conspiration. Rien ne me paraît plus erroné (2). »
Car on oublie que conspirer signifie respirer ensemble. Les Français voulaient tous ou presque cette abomination. Le voyageur Young révéla l’instantané fanatisme de leur révolution dans ses voyages.
Tocqueville fait ensuite une concession rhétorique :
« Je ne dis pas qu’il n’y eût pas dans tout le cours du dix-huitième siècle des sociétés secrètes et des machinations souterraines tendant au renversement de l’ancien ordre social. Au-dessous de tous les grands mouvements qui agitent les esprits se trouvent toujours des menées cachées. C’est comme le sous-sol des révolutions. »
Il n’y a pas besoin de théorie de la conspiration quand la théorie de la constatation fonctionne.
Mais Tocqueville rappelle l’essentiel. L’essentiel est qu’il n’y a pas besoin de théorie de la conspiration quand la théorie de la constatation fonctionne. Les Français voulaient que ça saute, comme aujourd’hui ils veulent du Macron, du Reset, de la pénurie et des coupures de courant (oui, je sais, pas tous, mais la minorité de mécontents qui clique ne fait et ne fera pas la loi). Car on ne les refait pas les Français. La révolution-conspiration c’est quand la masse veut la même merde que l’élite. Aux mécontents de changer de pays.
Tocqueville ajoute superbement :
« Mais ce dont je suis convaincu, c’est que les sociétés secrètes dont on parle ont été les symptômes de la maladie et non la maladie elle-même, ses effets et non ses causes. Le changement des idées qui a fini par amener le changement dans les faits s’est opéré au grand jour par l’effort combiné de tout le monde, écrivains, nobles et princes, tous se poussant hors de la vieille société sans savoir dans quelle autre ils allaient entrer (3). »
Nouvelle société qui semblait inévitable. A cet égard Tocqueville souligne les caractères de la science historique :
« On dirait, en parcourant les histoires écrites de notre temps, que l’homme ne peut rien, ni sur lui, ni autour de lui. Les historiens de l’Antiquité enseignaient à commander, ceux de nos jours n’apprennent guère qu’à obéir. Dans leurs écrits, l’auteur paraît souvent grand, mais l’humanité est toujours petite. »
Notre écrivain ajoute :
« Si cette doctrine de la fatalité, qui a tant d’attraits pour ceux qui écrivent l’histoire dans les temps démocratiques, passant des écrivains à leurs lecteurs, pénétrait ainsi la masse entière des citoyens et s’emparait de l’esprit public, on peut prévoir qu’elle paralyserait bientôt le mouvement des sociétés nouvelles et réduirait les chrétiens en Turcs (4). »
Cette doctrine de la fatalité me paraît juste : tout empire, à commencer par l’étatisme, le bellicisme humanitaire et la tyrannie informatique, et l’on n’y peut rien : théorie de la constatation.
C’est l’historien de l’Espagne Stanley Payne qui, désespéré par l’anesthésie de cet ancien grand peuple, dénonce la torpeur de ces temps post-historiques. Raison de plus pour rendre hommage à la liquidation de la théorie du complot par Tocqueville : la masse suit, quand elle ne la précède pas, la mauvaise volonté de son élite. Plus antiraciste, plus féministe, plus véganienne et plus écologiste qu’elle, plus cybernétisée même, elle exige du Reset.
Ma solution ? Un voilier dans les sublimes fjords du Chili (pays le plus vacciné au monde…).
Notes:
1). Debord, Commentaires, XX.
2). Tocqueville, Correspondance, A M. LE COMTE DE CIRCOURT, Tocqueville, 14 juin 1852.
3). Ibid.
4). De la Démocratie en Amérique II, Première partie, CHAPITRE XX.
11:29 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, alexis de tocqueville, augustin barruel, conspiration, conspirationnisme | | del.icio.us | | Digg | Facebook
jeudi, 29 août 2024
Le polémiqueur - Les cinq meilleurs livres d'Ernst Nolte
Le polémiqueur - Les cinq meilleurs livres d'Ernst Nolte
Source: https://www.freilich-magazin.com/kultur/der-streitbare-die-fuenf-besten-buecher-von-ernst-nolte
"Antisémite", "fasciste", "incendiaire intellectuel" - les critiques adressées à l'historien et philosophe Ernst Nolte (1923-2016) n'avaient pas de vocables assez durs pour mettre le public en garde contre ses écrits et ses travaux. Devenu célèbre pour son examen critique du nazisme et son rôle dans la «querelle des historiens» des années 1980, Nolte a créé les outils historico-politiques d'une nouvelle génération de la droite libérale et conservatrice. Mike Gutsing, rédacteur du magazine Freilich, a rassemblé les ouvrages les plus importants pour nous en dire quelques mots.
par Mike Gutsing
Le fascisme à son époque (1963)
Le premier ouvrage d'Ernst Nolte est aujourd'hui encore considéré comme un classique. Il avait déjà travaillé sur Le fascisme à son époque alors qu'il enseignait l'allemand, le latin et le grec au lycée à la fin des années 1950 et s'en était servi comme thèse de doctorat. Avec Der Faschismus in seiner Epoche, Nolte adopte une méthode de travail qui marquera toute son œuvre scientifique et qui compte encore aujourd'hui de nombreux adeptes dans et hors du milieu universitaire. Il interprète le phénomène de l'État nazi à partir de lui-même, analyse sa compréhension de lui-même et en déduit les particularités idéologiques. Jusqu'alors, le terme n'était connu que comme une auto-désignation du mouvement politique de Mussolini et comme un terme de combat de la gauche d'après-guerre, grâce à Nolte, le « fascisme » est devenu un terme d'analyse scientifique.
Contrairement à l'interprétation qu'en font ses contemporains, Nolte bouscule les schémas de pensée existants. Il affirme que le fascisme a été une réaction à certaines circonstances et crises historiques, et tente de mettre en lumière les similitudes et les différences entre les différents mouvements fascistes. L'idée selon laquelle les différentes formes de fascisme européen étaient des réactions au communisme soviétique russe est centrale. C'est notamment cette thèse qui a valu à l'ouvrage, et donc à Ernst Nolte, d'être sévèrement critiqué par les historiens.
L'Allemagne et la guerre froide (1974)
Près de trente ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde était à nouveau sur le point de connaître une conflagration mondiale. Les puissances du bloc formé par les États-Unis d'Amérique et l'Union soviétique se sont réarmées après les efforts de détente des années 60 et se sont livrées à une course au monde jusqu'alors inédite. Dans son livre L'Allemagne et la guerre froide, Ernst Nolte a analysé comme personne d'autre les relations tendues entre les deux grandes puissances. Selon Nolte, le conflit mondial n'est pas seulement une lutte d'influence, de ressources et d'hégémonie, mais aussi un combat d'idéologies. Pour lui, les « démocraties occidentales » sont en concurrence permanente avec leurs alternatives, qui ont pris la forme du nazisme et du communisme au 20ème siècle.
Dans L'Allemagne et la guerre froide, Nolte étudie également les circonstances géopolitiques qui ont conduit à la division de l'Allemagne. En tant qu'historien, il était au cœur de l'actualité, la double décision de l'OTAN ayant donné à de nombreux Allemands de l'Ouest l'impression d'être devenus tout à coup la première tranchée de la guerre froide. Nolte établit également un parallèle avec Israël, une comparaison qui a suscité l'étonnement et parfois l'admiration de nombreux critiques contemporains pour sa méthode de travail.
La guerre civile européenne (1987)
La fascination pour les pensées et les points de vue sous-jacents aux grandes évolutions du monde imprègne également l'œuvre la plus controversée de Nolte. Avec Der europäische Bürgerkrieg 1917-1945. Nationalsozialismus und Bolschewismus (La guerre civile européenne 1917-1945 - National-socialisme et bolchevisme ), il s'est propulsé au cœur de la querelle des historiens, exacerbée par le mouvement de 1968, sur la manière dont la recherche traite le national-socialisme. A sa critique centrale, selon laquelle l'historiographie de la RFA n'aurait pas dû adopter sans réflexion la perspective des puissances victorieuses, Ernst Nolte oppose dans ce livre un contraste en confrontant les deux adversaires de la « guerre civile ».
Avec sa thèse selon laquelle les camps de concentration nazis auraient été la réaction à l'archipel du Goulag des communistes, il fait tomber de son piédestal, selon de nombreux collègues, l'une des vaches sacrées de l'Allemagne d'après-guerre. Les recherches universitaires de Nolte sont perçues comme une attaque contre la souveraineté d'interprétation des intellectuels de la République fédérale d'Allemagne et interprétées comme une relativisation de l'Holocauste. Le conflit autour des déclarations de Nolte, souvent interprétées de manière délibérément erronée, continue d'assombrir le livre et son auteur. Il n'en reste pas moins un ouvrage de référence, non seulement pour les historiens spécialisés, mais aussi pour tous ceux qui souhaitent comprendre la pensée historique de Nolte.
La pensée historique au XXe siècle (1991)
A propos de l'ouvrage publié au début des années 1990 , Geschichtsdenken im 20. Jahrhundert. De Max Weber à Hans Jonas, il y a peu à dire. Non pas parce que le livre est seulement faible en contenu ou même en qualité, mais parce qu'il semble à première vue être l'étape logique après les débats autour de son dernier grand ouvrage, La guerre civile européenne. Ses contemporains l'ont qualifié de « costume d'Arlequin assez abscons » que l'homme, alors âgé de 68 ans, avait revêtu. Pour Nolte, il s'agissait de trouver des personnes partageant les mêmes idées que lui, qu'il voulait à présent dénicher dans le passé après les avoir vainement recherchées dans le présent.
Les « penseurs de l'histoire », comme les appelle Nolte, sont une espèce rare d'intellectuels, même parmi les 39 grands penseurs de la fin du 19ème siècle et du 20ème siècle, qui n'est pas totalement révolu, ils ne sont qu'une poignée. Si vous souhaitez comprendre la pensée de Nolte, vous ne pouvez pas passer à côté de ce livre.
Le troisième mouvement de résistance radicale : L'islamisme (2009)
Dans son œuvre tardive, Ernst Nolte a également cherché le point sensible. L'examen de l'islamisme, avec en toile de fond les attentats du 11 septembre 2001 et la guerre internationale contre la terreur, n'est pas vraiment extravagant. Pour lui, l'islamisme, troisième idéologie après le bolchevisme et le nazisme, s'oppose fondamentalement à la démocratie libérale. Nolte reste impassible dans cette évaluation, il considère que le système de valeurs occidental n'est pas moins menaçant pour l'existence des pays marqués par l'islam, comme c'est le cas dans l'autre sens.
Tout au long de sa vie, ses détracteurs ont reproché à Nolte de s'intéresser davantage aux idéologies qu'à la réalité. Mais c'est justement La troisième résistance radicale: l'islamisme qui nous montre que l'idéologie et la réalité ne forment pas un couple antagoniste. Dans ce livre, Ernst Nolte révèle une fois de plus une manière de penser au-delà des perspectives préconçues. Si ses résultats peuvent être contestables, la grande qualité de sa méthode de travail et la force d'innovation de sa pensée ne le sont pas.
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samedi, 24 août 2024
Apogée du Saint-Empire médiéval ?
Saint Empire romain germanique
Apogée du Saint-Empire médiéval ?
Conrad II a inauguré le règne des Saliens. Il y a 1000 ans, il a été élevé au rang de roi/empereur romain-germanique
Wolfgang Kaufmann
Source: https://paz.de/artikel/hoehepunkt-der-mittelalterlichen-kaiserherrschaft-a12104.html
Le 13 juillet 1024, l'empereur romain-germanique Henri II meurt. Comme il n'avait pas de descendance, la dynastie des Ottoniens a pris fin avec lui (voir PAZ du 12 juillet).
Son successeur en tant que roi du royaume de Francie orientale fut élu il y a 1000 ans, le 4 septembre 1024, fils unique d'Henri de Spire et de son épouse Adélaïde de Metz, né vers l'an 990. Celui-ci régna ensuite sous le nom de Conrad II.
Conrad l'Ancien, comme on l'appelait également, était issu de la noble famille franque des Saliens, dont l'histoire remonte au 8ème siècle. L'empereur Othon Ier était son arrière-arrière-grand-père et la lignée de son épouse Gisèle de Souabe remontait jusqu'à Charlemagne. Le choix de Conrad ne résulte pas seulement de ses origines. Sa personnalité a également joué un rôle important dans ce choix. Il manquait certes d'éducation formelle, d'où son surnom insultant de « Rex Idiota », mais il compensait largement par son bon sens. De plus, Conrad a convaincu ses contemporains par son efficacité (Virtus) et sa droiture (Probitas).
Séparation de l'État et du souverain
Dans l'ensemble, le passage de la dynastie ottonienne à la dynastie salique s'est déroulé sans grand bouleversement, d'autant plus que le nouveau roi a d'abord agi de manière très similaire à son prédécesseur. Il commença par parcourir les principales régions du royaume pendant plusieurs mois pour recevoir les hommages de la haute noblesse, puis se rendit en Italie où il fut couronné roi des Lombards en 1026. Le dimanche de Pâques 1027, Conrad et Gisèle furent couronnés empereurs par le pape Jean XIX dans la basilique Saint-Pierre de Rome, une cérémonie qui fut l'une des plus brillantes de tout le Moyen Âge, à laquelle assistèrent notamment le roi d'Angleterre et du Danemark, Knut le Grand, le roi de Bourgogne Rodolphe III et un grand nombre d'archevêques.
Au cours de la période qui suivit, Conrad imposa ses exigences de souveraineté malgré l'opposition des ducs Ernst de Souabe, Adalbero de Carinthie et Udalrich de Bohême, ainsi que du roi de Pologne Mieszko II. En outre, en 1033, il triompha dans la lutte pour la couronne royale de Bourgogne, devenue vacante après la mort de Rodolphe III. C'est ainsi qu'apparut pour la première fois l'idée d'une « triade de royaumes » réunissant les royaumes de Francie orientale et d'Allemagne, d'Italie et de Bourgogne.
En décembre 1036, Conrad se rendit une seconde fois en Italie pour servir de médiateur dans le conflit qui opposait la petite noblesse locale à l'archevêque de Milan et à d'autres prélats. Ce faisant, il abandonna la ligne de la politique ecclésiastique des Ottoniens qu'il avait d'abord poursuivie. En effet, sa loi de mai 1037, qui garantissait à tous les vassaux l'hérédité de leurs fiefs et la protection contre leur retrait arbitraire, visait clairement les grands seigneurs féodaux, parmi lesquels figuraient aussi et surtout les évêques.
A son retour d'Italie, Conrad II a célébré le Noël de l'année 1038 à Goslar. Les prochaines étapes de l'empereur furent Nimègue et Utrecht, où il mourut le 4 juin 1039, de manière relativement soudaine et inattendue, à l'âge d'environ 50 ans, probablement de la goutte. Sa dépouille fut suivie d'un cortège funèbre qui dura un mois pour se rendre à Spire, ville qui, sous Conrad, était passée du statut de pauvre « ville des vaches » à celui de métropole et dont la magnifique cathédrale devint finalement le lieu de sépulture de tous les empereurs saliens.
Parmi les legs les plus importants de Conrad II, outre la loi sur l'hérédité des fiefs qui marqua l'ascension de la chevalerie, on trouve l'abstraction de la notion d'État, la transpersonnalisation de l'Empire. Conrad défendait le point de vue selon lequel l'empire était une institution autonome, qui possédait également un caractère juridique autonome, non lié à la personne du souverain concerné. Cela semble incroyablement moderne si l'on considère que des siècles plus tard, à la haute époque de l'absolutisme, un roi français prétendait être l'État.
La relativisation par Conrad de son propre rôle de souverain, qui rappelle presque le célèbre mot de Frédéric le Grand selon lequel il est le premier serviteur de son État, était déjà illustrée par sa légendaire métaphore du bateau de l'été 1025. À cette époque, il rencontra à Constance des nobles de la ville italienne de Pavie qui, après la mort du prédécesseur de Conrad, Henri II, avaient rasé le palais royal et impérial sur place et défendirent cette action en arguant qu'ils n'avaient lésé aucun souverain. Ce à quoi Conrad répondit : « Si le roi est mort, l'empire demeure, tout comme demeure un navire dont le pilote est tombé ». Il ne fait donc aucun doute que les Paviens ont gravement péché.
Concentration du pouvoir chez l'empereur
Moins modeste était la tendance de Conrad à concentrer le pouvoir et à gouverner de bout en bout. Le règne du premier salien se caractérise par une centralisation des droits de souveraineté entre les mains du roi ou de l'empereur. Il contrôla si étroitement l'attribution des duchés que les ducs devinrent quasiment des vice-rois ou des gouverneurs. En même temps, il réussit à faire passer tous les ducs qui s'opposaient à sa politique non seulement pour des adversaires personnels, mais aussi pour des ennemis de l'État.
Conrad a agi de manière tout aussi cohérente vis-à-vis de l'Église impériale. Celle-ci avait le devoir d'assurer le « service royal ». Cela comprenait l'hébergement de la cour royale ainsi que la mise à disposition de troupes militaires. Comme pour le second état, Conrad ne tolérait pas d'opposition au premier. Le Salien n'hésitait pas à réprimander certains clercs récalcitrants, comme l'archevêque Aribert de Milan.
Pour toutes ces raisons, certains historiens considèrent les années de règne de Conrad comme l'apogée du Saint-Empire médiéval. Avec une durée d'un peu plus de cent ans, le règne des Saliens, dynastie fondée par Conrad, est à peu près aussi long que celui des Ottoniens qui l'ont précédé. La mort prématurée par cancer de l'empereur Henri V, qui n'avait pas d'enfant, à l'âge de 40 ans environ, mit fin à cette ère en 1125. Après un épisode d'une douzaine d'années, celui du règne de Lothaire III, de la lignée des Sipplinburger, la dynastie des Stauffer prit le relais, à commencer par Conrad III. Si ce dernier n'était pas un Salien, il descendait tout de même de Conrad II par lignée maternelle.
Cet article est tiré du dernier PAZ. Si vous souhaitez mieux connaître le journal, vous pouvez vous abonner ici pour une période d'essai de 4 semaines: https://paz.de/abo/probe-abo.html .
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vendredi, 23 août 2024
Stand Watie, le Cherokee qui devint général confédéré
Stand Watie, le Cherokee qui devint général confédéré
par Emiliano Calemma
Source: https://www.destra.it/home/storie-damerica-stand-watie-il-cherokee-che-divenne-generale-confederato/
Stand Watie est un nom qui ne dit pas grand-chose aux lecteurs italiens, mais son histoire est pleine de charme et une grande partie de sa vie se lit comme un véritable roman d'aventures. Parmi les plus belles.
Stand Watie appartenait à la tribu amérindienne des Cherokee et son nom d'origine était De-ga-ta-ga (Il se tient debout). Il est né en 1806 et a été dès son plus jeune âge un indigène « à contre-courant ». Les Cherokees, une tribu originaire de Géorgie, se sont divisés en deux factions opposées lorsque le gouvernement fédéral, après la découverte de riches gisements d'or sur le territoire des Cherokees, a demandé aux indigènes de se déplacer plus à l'ouest. Watie pense que la seule solution pour éviter le massacre de son peuple est de signer un traité et de se déplacer pacifiquement vers l'ouest, sur le territoire de l'actuel Oklahoma. La faction adverse, dirigée par John Ross, s'oppose à tout accord et jure de se venger de Watie. Ce dernier s'installe à l'ouest en 1837 avec une partie de la population cherokee, tandis que Ross reste dans les territoires d'origine. C'est un désastre. En 1838, l'armée fédérale entreprend l'expulsion forcée de Ross et de son peuple et sur les 15.000 Cherokees qui se mettent en route, 4000 meurent (le chemin parcouru s'appellera la « Piste des larmes »).
Ross, qui a perdu sa femme lors de la traversée vers l'ouest, au lieu de rendre le gouvernement fédéral responsable de la tragédie, se retourne contre la famille Watie et c'est le frère, le cousin et l'oncle de Stand qui en pâtissent. Ce dernier devient alors un ennemi acharné de la faction Ross (pour des raisons personnelles évidentes) et du gouvernement fédéral (coupable d'avoir massacré les Cherokee malgré un accord spécifique). Il devient alors un leader politique reconnu au sein du Conseil tribal entre 1845 et 1861.
En 1861, lors du déclenchement de la fameuse guerre de sécession américaine, Stand Watie décide de se ranger du côté des États confédérés, déclarant que le véritable ennemi des indigènes est le gouvernement fédéral et non les États du Sud. De nombreuses autres tribus firent le même choix et l'armée confédérée put ainsi compter sur le soutien de la plupart des peuples Cherokee, Choctaw, Chickasaw, Seminole, Catawba et Creek.
Stand Watie crée le premier régiment d'indigènes, les Cherokee Mounted Rifles, et assure dans un premier temps le contrôle des territoires indiens qui font partie de la Confédération, en garantissant l'ordre et la vigilance. Il est nommé colonel le 12 juillet 1861 et est élu chef de tous les Cherokees en 1862. Par la suite, il se distingue comme un vaillant commandant de terrain, doué d'une intelligence tactique et d'une grande audace. En mars 1862, lors de la bataille de Pea Ridge (Arkansas), alors que l'armée confédérée décide de battre en retraite, les hommes commandés par Watie capturent tout un bataillon d'artillerie de l'Union. De succès en succès, Watie devient général de brigade et est l'un des plus féroces combattants de l'armée confédérée. Ses troupes participent à 18 batailles et à d'innombrables affrontements armés, dont elles sortent presque toujours victorieuses.
Watie gagne le respect de tous les autres généraux par ses exploits : la capture du bateau à vapeur JR Williams et celle du convoi ferroviaire à Cabin Creek restent inoubliables aux États-Unis. Watie a tellement épousé la cause confédérée qu'il a refusé de reconnaître la victoire de l'Union et a maintenu ses troupes sur le champ de bataille pendant plus d'un mois, alors que le général Edmund Kirby Smith s'était déjà rendu à l'armée de l'Union.
Malgré la capitulation finale signée par le général Lee à Appomattox, Watie fut le dernier général confédéré à déposer les armes, 75 jours après la signature.
À la fin de la guerre, Watie retourne dans son territoire indien et reconstruit son ancienne maison, que le gouvernement fédéral avait rasée en signe de disgrâce. Son dernier acte public fut de représenter les Cherokees du Sud lors des négociations du traité de reconstruction des Cherokees en 1866. Il n'y avait cependant pas grand-chose à négocier. Le nouveau gouvernement des États-Unis dépouille les Cherokees de toutes leurs possessions en échange de leur réadmission dans l'Union sans autre conséquence.
Stand Watie est mort dans sa maison de Honey Creek en 1871.
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dimanche, 11 août 2024
La crise de l'Ossétie du Sud en 2008: la première guerre par procuration entre l'OTAN et la Russie
La crise de l'Ossétie du Sud en 2008: la première guerre par procuration entre l'OTAN et la Russie
Filip Martens
Il y aura 16 ans, en août 2008, que la Russie a lancé sa première grande opération militaire extérieure du 21ème siècle. Cette opération a eu lieu après l'invasion de la région sécessionniste d'Ossétie du Sud par la Géorgie, État satellite des États-Unis. Au cours de cette opération, dix soldats de la paix russes ont été tués. Cela a marqué le début de la première guerre par procuration entre l'Occident et la Russie.
La guerre entre la Russie et la Géorgie a été la plus grande démonstration de la puissance militaire russe depuis la fin de la guerre froide. Pour la Russie, ce conflit revêt une importance particulière: il a non seulement marqué le début de la confrontation actuelle avec l'Occident, mais il a également conduit à une modernisation radicale de l'armée russe.
Après sa défaite pendant la guerre froide, qui a entraîné la désintégration de l'empire russe qu'était l'URSS, cette guerre a redonné confiance à la Russie. Elle a montré clairement qu'elle répondrait sans crainte à toute attaque occidentale contre ses intérêts dans l'ex-URSS.
La guerre peut être située dans le contexte de la stratégie américaine d'encerclement de la Russie. La guerre en Géorgie s'est avérée être un avant-goût de l'actuelle guerre russo-ukrainienne.
Contexte
Les origines de la crise en Ossétie du Sud doivent être recherchées dans la période d'implosion de l'URSS. Des conflits anciens et profondément enracinés, qui avaient sommeillé pendant des décennies et avaient été de facto "gelés" par l'appareil d'État répressif, ont alors repris vie.
L'Ossétie du Sud était jusqu'alors une province autonome au sein de la république soviétique de Géorgie. Avec une superficie de 3900 km² et 98.000 habitants en 1989, il s'agissait d'une petite région montagneuse du Caucase du Sud. L'Ossétie du Sud a mené une existence paisible jusqu'en 1989, lorsque Zviad Gamsachoerdia, président de la république soviétique de Géorgie, a proclamé le géorgien - qui appartient aux langues caucasiennes - langue officielle de toute la république soviétique. Il va sans dire que cela a provoqué des troubles en Ossétie du Sud. La demande subséquente à Gamsachoerdia de reconnaître l'ossète - qui appartient aux langues iraniennes - comme langue officielle dans sa province autonome n'a pas été acceptée.
En décembre 1990, la République soviétique de Géorgie a retiré son autonomie à la province d'Ossétie du Sud. Cette décision a ravivé les tensions historiques entre les Géorgiens et les Ossètes et a conduit à une guerre civile, qui a éclaté le 5 janvier 1991. Le 29 mai 1992, la république d'Ossétie du Sud a déclaré son indépendance. La guerre civile s'est terminée le 14 juillet 1992 par un cessez-le-feu et l'installation d'une force russe de maintien de la paix de 500 soldats, stationnée sur place avec l'accord de la Géorgie et de l'Ossétie du Sud. Les 16 années suivantes se sont déroulées dans la paix.
Le président Mikhaïl Saakachvili, marionnette de l'Occident
En 2003, les États-Unis ont porté au pouvoir en Géorgie l'avocat géorgien Mikhaïl Saakachvili, formé en France et aux États-Unis, à la faveur d'une révolution dite "de couleur" [1]. Saakashvili a été marié à la Néerlandaise Sandra Roelofs de novembre 1993 à octobre 2021. En tant que troisième président de la Géorgie indépendante, Saakashvili a mis en œuvre des réformes majeures. Il a également orienté le pays vers l'Occident et plus particulièrement vers les États-Unis.
Saakashvili a réformé l'armée géorgienne, auparavant mal organisée et sous-armée, en vue de l'adhésion de la Géorgie à l'OTAN (lire : déploiement dans des conflits étrangers) et de la reprise par la force du contrôle des régions renégates d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud. Les troupes géorgiennes ont été formées par les États-Unis dans le cadre du Georgia Train and Equip Program (GTEP) et du Georgia Sustainment and Stability Operations Program (GSSOP). La Géorgie a porté ses dépenses militaires à plus de 7% du PIB, ce qui est assez élevé. À titre de comparaison, aux Pays-Bas, ces dépenses étaient de 1,47% et 1,66% du PIB en 2022 et 2023, respectivement, alors que la norme de l'OTAN est de 2% du PIB. Le budget militaire de la Géorgie est passé de 18 millions de dollars en 2002 à 780 millions de dollars en 2007 [2] L'armée a été équipée par Israël (y compris d'avions espions sans pilote) et les États-Unis, tandis que 1000 à 1300 instructeurs militaires israéliens et américains se trouvaient en Géorgie. Les troupes géorgiennes ont participé à la Force d'occupation du Kosovo (KFOR) de l'OTAN dans la province serbe du Kosovo et aux guerres américaines en Irak et en Afghanistan.
Le précédent du Kosovo
En violation du droit international, les pays occidentaux ont déclaré l'indépendance de la province serbe du Kosovo, illégalement occupée par l'OTAN depuis 1999, le 17 février 2008. Pour prendre le contrôle de ce territoire serbe, l'OTAN avait mené une guerre d'agression tout aussi illégale contre la Serbie avec une force particulièrement importante. En effet, l'OTAN n'avait pas reçu l'autorisation du Conseil de sécurité de l'ONU, pourtant nécessaire en vertu du droit international, ce qui fait de cette guerre une violation du droit international.
Le président Poutine a déclaré que l'indépendance illégale du Kosovo constituait un terrible précédent qui détruirait tout le système actuel des relations internationales. Il a également averti que cela pourrait revenir comme un boomerang dans la figure de l'Occident en renforçant les revendications d'indépendance des régions séparatistes d'Europe occidentale. C'est d'ailleurs pour cette raison que cinq États membres de l'UE - l'Espagne, la Slovaquie, la Roumanie, la Grèce et Chypre - refusent toujours de reconnaître le Kosovo en tant qu'État indépendant. M. Poutine a également laissé entendre que la Russie pourrait imiter l'Occident en appliquant la même logique aux revendications d'indépendance de l'Abkhazie, de l'Ossétie du Sud et de la Transnistrie, qui se sont séparées des anciennes républiques soviétiques de Géorgie et de Moldavie.
L'Occident, hautain, a rejeté les critiques russes, déclarant catégoriquement que le précédent du Kosovo ne serait qu'un "événement unique" qui ne créerait "pas de précédent". En qualifiant également l'événement illégal du Kosovo d'"unique", l'hypocrisie typique de l'Occident a été une fois de plus mise en évidence : "Avec cette exception unique, l'Union européenne continue de défendre l'inviolabilité territoriale des États en vertu du droit international" [3], ce qui constitue un nouvel exemple de la politique de deux poids deux mesures pour laquelle l'Occident est si méprisé au niveau international.
La Russie a ensuite été davantage provoquée par l'Occident: en avril 2008, le sommet de l'OTAN à Bucarest a évoqué la perspective à long terme d'une adhésion à l'OTAN de la Géorgie et de l'Ukraine. La Russie a évidemment réagi négativement, car elle y voyait une menace.
Le 7 mai 2008, l'ancien premier ministre Dmitri Medvedev est devenu le nouveau président de la Russie. Il a nommé son prédécesseur Vladimir Poutine au poste de premier ministre.
La guerre des cinq jours (8-12 août 2008)
Le 7 août 2008, en fin de soirée, la Géorgie a annoncé une opération militaire visant à ramener l'Ossétie du Sud sous son contrôle. Vers 23 h 35, l'armée géorgienne a déjà commencé les tirs d'artillerie. En raison de l'imprécision particulièrement élevée de l'artillerie géorgienne, pratiquement aucune cible militaire n'a été touchée. Les civils d'Ossétie du Sud ont cependant fui en masse. Quelques heures plus tard, le 8 août 2008 à 2 h 30, une offensive terrestre a été lancée contre les 500 soldats russes chargés du maintien de la paix et les quelque 2500 soldats d'Ossétie du Sud. L'intention des Géorgiens était de s'emparer de la capitale de l'Ossétie du Sud, Tschinval, et du tunnel de Roki.
Le tunnel de Roki est un tunnel situé à 2000 mètres d'altitude dans les montagnes du Caucase, qui fait partie de la route transcaucasienne et constitue la seule liaison terrestre entre l'Ossétie du Sud et la Russie. En s'emparant du tunnel de Roki, la Géorgie voulait isoler et forcer les forces de maintien de la paix russes en Ossétie du Sud à capituler, et bloquer l'approvisionnement des forces russes de maintien de la paix.
Le moment de l'offensive était très bien choisi : toute l'attention internationale était concentrée sur les 29ème Jeux olympiques de Pékin, qui devaient commencer le 8 août 2008 au soir, le président Medvedev était en vacances, le premier ministre Poutine était arrivé à Pékin le 7 août 2008 pour assister à l'ouverture des Jeux olympiques et à Pékin - qui a quatre heures d'avance sur la Géorgie en raison du décalage horaire - c'est donc au milieu de la nuit que l'offensive a commencé (lire : le premier ministre Poutine et tous les membres de la délégation russe étaient plongés dans un profond sommeil).
Le 8 août 2008, à 15 heures, les troupes géorgiennes s'étaient emparées d'une grande partie de Tschinval et de huit villages environnants. Cependant, le plan militaire géorgien a échoué. Le quartier général des forces russes de maintien de la paix à Tschinval n'a pas pu être pris. Et surtout, les Géorgiens n'ont pas réussi à s'emparer du tunnel de Roki, ce qui n'a pas empêché l'acheminement des renforts russes. De violents combats de rue ont fait rage à Tschinval, au cours desquels les troupes géorgiennes ont subi des pertes importantes. En outre, six chars et quatre véhicules blindés géorgiens ont été détruits.
Surprise, la Russie réagit tardivement et maladroitement, mais avec une énorme puissance. Deux colonnes de chars ont été envoyées en Ossétie du Sud par le tunnel de Roki. Vers 18 heures, les chars russes encerclent Tschinval et bombardent les positions géorgiennes. L'aviation russe bombarde les troupes et l'artillerie géorgiennes, mais subit elle-même des pertes inattendues du fait des tirs antiaériens géorgiens. Dans la soirée, les troupes géorgiennes sont chassées de Tschinval.
Après avoir dégagé les troupes russes et sud-ossètes assiégées à Tschinval, l'armée russe a avancé de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie vers la Géorgie. La Russie a éliminé les défenses antiaériennes géorgiennes, acquis la supériorité aérienne sur la Géorgie et coulé un navire géorgien en mer Noire. Après le 10 août 2008, l'armée géorgienne s'est effondrée et a été désarmée par les Russes.
La contre-réaction réussie de la Russie a surpris à la fois les États-Unis et la Géorgie. L'armée géorgienne a été détruite en seulement cinq jours (du 8 au 12 août 2008). Bien que les vieux chars soviétiques de l'armée russe aient souffert de nombreuses pannes et que les troupes russes aient manqué d'armes avancées et de moyens de communication militaires solides, le moral élevé des troupes a permis une victoire rapide.
La guerre entre la Russie et la Géorgie s'est terminée par un cessez-le-feu négocié par l'UE. Le 26 août 2008, deux jours après la fin des Jeux olympiques de Pékin et deux jours avant le 8ème sommet annuel de l'Organisation de coopération de Shanghai [4] au Tadjikistan, la Russie a reconnu l'indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud. La Chine a envoyé un million de dollars d'aide humanitaire à l'Ossétie du Sud, gravement dévastée, ce pourquoi la Russie a publiquement remercié la Chine.
La guerre a révélé les nombreux problèmes de l'armée russe et a conduit à l'élaboration d'un plan d'amélioration. La victoire sur la Géorgie n'est pas due à la puissance de combat de l'armée, mais à la qualité personnelle de ses troupes. Au cours des années suivantes, la Russie a procédé à d'importantes réformes de son armée.
Pour la première fois depuis la chute de l'URSS, la Russie riposte activement aux pressions occidentales. Les tensions n'ont fait qu'augmenter au cours des années suivantes, mais la Russie a de plus en plus riposté. En effet, les projets d'expansion de l'OTAN vers l'Est constituent une menace directe pour la sécurité de la Russie.
Contexte géopolitique : un bouclier antimissile américain contre la Russie
On peut se demander pourquoi les États-Unis ont ordonné à un petit pays comme la Géorgie (3,8 millions d'habitants en 2008) d'attaquer une superpuissance comme la Russie (143 millions d'habitants en 2008). C'est à peu près la même chose que si le Grand-Duché de Luxembourg envahissait l'Allemagne ou la France. On ne savait que trop bien que la Russie riposterait durement et avec certitude. La seule surprise était que cela se produise si rapidement.
Cependant, cette attaque géorgienne contre la Russie est beaucoup moins absurde d'un point de vue géopolitique. En effet, depuis plusieurs années, les États-Unis ont fait de tous les voisins de la Russie - y compris la Géorgie - des États satellites, une sorte d'encerclement de la Russie. Dans le même temps, les Américains mettaient en place un bouclier antimissile chez les voisins occidentaux de la Russie - en l'occurrence la Pologne et la République tchèque - censé intercepter les missiles nucléaires de l'Iran, que le président américain George Bush Jr avait qualifié d'"État voyou". Cependant, un rapport de la CIA datant de 2003, qui n'a fait surface qu'en 2007, concluait déjà que l'Iran ne pouvait pas produire d'armes nucléaires et ne représentait absolument aucun danger pour l'Occident. Le bouclier antimissile américain était donc manifestement dirigé contre la Russie.
Il va sans dire que la Russie était farouchement opposée à ce bouclier antimissile, ce qui a rendu l'adoption du bouclier par les États-Unis quelque peu difficile sur le plan politique, car les craintes russes semblaient fondées. Toutefois, l'attaque géorgienne, à première vue insensée, et la contre-réaction militaire russe certaine ont donné aux États-Unis l'occasion de critiquer vivement la Russie sur la scène internationale, mais aussi et surtout ... finalement et maintenant sans aucune réfutation de la part d'autres pays, de faire passer le bouclier antimissile et de resserrer encore davantage les liens avec les voisins de la Russie. Ainsi, dès le 14 août 2008, soit deux jours à peine après la guerre, les Américains ont conclu un accord final avec la Pologne sur l'installation sur le territoire polonais d'une partie du bouclier antimissile américain et sur le renforcement de la coopération militaire polono-américaine. La mainmise des États-Unis sur l'Europe a donc été considérablement renforcée par la guerre de cinq jours. Et cela n'augurait rien de bon pour l'avenir, même à l'époque...
En outre, l'invasion de l'Ossétie du Sud par la Géorgie a montré aux États-Unis jusqu'où ils pouvaient aller dans les territoires ex-soviétiques. Les Américains ont pu se faire une idée des capacités de défense de la Russie : comment la Russie réagissait, si elle disposait de ressources suffisantes pour le faire, comment l'armée russe gérerait l'invasion et de combien de temps elle aurait besoin pour le faire.
En outre, les États-Unis et l'OTAN souhaitaient que la question de l'Ossétie du Sud soit résolue afin que la Géorgie puisse adhérer à l'OTAN. En effet, le traité de l'OTAN stipule qu'un pays qui ne contrôle pas pleinement son territoire ne peut pas adhérer à l'OTAN.
La chute de Saakashvili
Depuis le 1er octobre 2021, Mikhaïl Saakachvili purge en Géorgie une peine de six ans de prison pour agression physique aggravée et corruption. En outre, des enquêtes sont en cours contre lui pour enrichissement illégal, cambriolage, violation de la constitution, entrée illégale dans le pays et usage illégal de la force contre des journalistes, des hommes politiques et des manifestants pacifiques. Pour cela, Saakashvili risque encore cinq à huit ans de prison.
Fait remarquable, le bureau du procureur de Géorgie a invité trois experts internationaux hautement qualifiés à évaluer les preuves dans les affaires pénales contre Saakashvili : Paul Coffey (ancien chef de la division de la criminalité organisée et de l'extorsion du ministère américain de la justice), Moshe Lador (ancien procureur d'Israël) et Geoffrey Nice (procureur général adjoint du Tribunal pénal international des Nations unies pour l'ex-Yougoslavie). Selon leur évaluation, les preuves étaient suffisantes pour engager des poursuites pénales contre Saakashvili [5].
Bien que Saakashvili soit aujourd'hui en prison, son héritage toxique se fait encore sentir. En effet, il est très difficile de réparer les crimes de son règne sur la Géorgie.
Prélude à la guerre russo-ukrainienne
La guerre des cinq jours de 2008 n'est pas d'une ampleur comparable à la guerre russo-ukrainienne. Mais comme la Géorgie à l'époque, l'Ukraine est également un État satellite des États-Unis. Contrairement à la guerre de cinq jours, qui ressemblait davantage à un test, l'intention réelle des États-Unis avec la guerre par procuration en Ukraine est d'épuiser la Russie - en termes de main-d'œuvre, de finances, d'économie et d'équipement militaire - et, de préférence, de la désintégrer.
Les États-Unis n'ont pas réussi à faire de la Géorgie un État anti-russe. Tout d'abord, le peuple géorgien n'était pas favorable à un conflit avec la Russie. Le pays était truffé d'une élite pro-occidentale dont les actions étaient contraires aux intérêts de la Géorgie. En outre, les Géorgiens et les Russes partagent plus de 200 ans d'histoire commune ainsi que la foi orthodoxe. Ces facteurs ont évidemment une influence durable. Il était donc impossible d'opposer les Géorgiens à la Russie.
En revanche, l'Occident a réussi à creuser un fossé entre la Russie et l'Ukraine après la deuxième révolution colorée ukrainienne en 2014 [6], en installant à Kiev un régime d'apparatchiks complaisants, qui s'est manifesté comme un adversaire enragé de la Russie en termes d'idéologie, de religion et d'interprétation de l'histoire commune russo-ukrainienne. En outre, les États-Unis et l'OTAN ont considérablement armé et entraîné l'armée ukrainienne, transformant l'Ukraine en un bastion anti-russe.
Cela n'a été possible qu'en raison des conditions culturelles et historiques. En effet, il existe deux cultures très différentes en Ukraine.
Primo, la Galicie orientale et la Wolhynie, à l'extrême ouest de l'Ukraine, étaient des régions orthodoxes jusqu'au XVIe siècle. Depuis lors, ces régions sont passées à l'Église catholique tout en conservant leurs rites orthodoxes. Elles appartiennent à l'Église catholique byzantine et sont également appelées uniates - anciens orthodoxes unis à Rome. En conséquence, ils se sont orientés vers l'Occident et ont développé une hostilité à l'égard de la Russie. En Galicie orientale et en Wolhynie, un nationalisme extrémiste s'est développé dans l'entre-deux-guerres et pendant la Seconde Guerre mondiale, collaborant avec l'Allemagne et commettant d'atroces meurtres de masse contre la minorité ethnique polonaise. La domination occidentale sur l'Ukraine s'appuie également sur ces régions. Il n'y a rien de tel en Géorgie.
Deuxièmement, le reste de l'Ukraine - y compris le Donbass, la Crimée, la Novorossiya [7] et la Malorossiya [8] - est un territoire orthodoxe russophone, dont les habitants sont traditionnellement orientés vers la Russie. La capitale Kiev et la région environnante sont également russophones.
Lorsque les États-Unis parlent de droits de l'homme, ils parlent en fait de droits miniers. Les Américains alimentent la question des droits de l'homme avec l'intention réelle de mettre la main sur les ressources naturelles du pays en question. Les États-Unis ont mis le feu à l'Ukraine parce qu'ils veulent mettre la main sur les ressources naturelles du Donbass et de la Sibérie. Le président Poutine et l'armée russe s'y opposent.
Le président russe de l'époque, M. Medvedev, a déclaré à l'occasion du 15ème anniversaire de la guerre des cinq jours en 2023: "Il y a exactement 15 ans, la Russie a réagi de manière décisive à la lâche attaque contre Tschinval et a expulsé l'agresseur. Derrière l'idiot Saakashvili se cachait l'Occident collectif, qui tentait déjà à l'époque d'enflammer la situation à proximité immédiate des frontières de la Russie. (...). Aujourd'hui, les États-Unis et leurs vassaux (...) mènent à nouveau une guerre criminelle (...) pour tenter de faire disparaître la Russie de la surface de la terre. L'ensemble du système de l'OTAN se bat pratiquement ouvertement contre nous. Nous disposons de suffisamment de troupes pour mener à bien toutes les tâches de l'opération militaire spéciale. Comme en août 2008, nos ennemis seront écrasés et la Russie parviendra à la paix selon ses propres termes. La victoire est à nous !" [9].
Notes:
[1] Les révolutions de couleur portent des noms différents selon les pays. La version géorgienne a été baptisée "révolution des roses". Un an plus tard, la "révolution orange" a eu lieu en Ukraine
[2] En 2022, il était tombé à 1,869 % du PIB.
[3] Réunion du Conseil des ministres des affaires étrangères de l'Union européenne du 18 février 2008.
[4] C'est-à-dire une organisation eurasienne de coopération politique, économique et sécuritaire. Plus précisément, cela comprend l'échange de renseignements et la lutte contre le terrorisme et le crime organisé. En 2008, la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan en étaient membres. Aujourd'hui, l'Inde, le Pakistan, l'Iran et la Biélorussie en sont également membres.
[5] Déclaration du bureau du procureur de Géorgie, datée du 1er octobre 2021.
[6] La première révolution colorée ukrainienne a eu lieu en 2004 et est appelée "révolution orange". La deuxième révolution ukrainienne de 2014 est appelée "révolution de Maïdan".
[7] C'est-à-dire la Nouvelle Russie. Cette région comprend le sud de l'Ukraine.
[8] C'est-à-dire la Petite Russie. Cette zone comprend le nord-est de l'Ukraine (y compris la capitale Kiev).
[9] Compte télégraphique de Dmitri Medvedev, daté du 8 août 2023.
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jeudi, 25 juillet 2024
Romanité sacrée et religion d'État
Romanité sacrée et religion d'État
Par Luca Leonello Rimbotti
Source: https://www.centroitalicum.com/romanita-sacra-e-religione-dello-stato/
Bonaiuti et Pettazzoni, deux bâtisseurs d'identité
Les civilisations se mesurent aussi et surtout à la manière dont elles abordent la question de l'identité. Les institutions vitales et grandissantes ont dans l'identification des caractères nationaux et populaires l'une de leurs fonctions les plus importantes. Au contraire, comme chacun le constate à notre époque, les sociétés en désintégration ne font que se prosterner devant l'autre, confondre ou même effacer les traces du long chemin commun, donnant naissance à ce sentiment de culpabilité ou Selbsthass (haine de soi), dans lequel Freud trouvait déjà des preuves de l'effondrement consciencieux des peuples et des individus. La recherche du sacré, l'excavation de dépôts mémoriels collectifs, l'effort de protection et de valorisation des symboles de l'histoire, sont autant de motifs de croissance, d'une culture qui se diffuse et se renforce, enrichissant la vie et la vie politique d'un savoir commun.
C'est sous le signe de la confrontation et, le cas échéant, du conflit bénéfique, que se déploie l'activité d'une Kultur créatrice. Le retour à la source de l'individuation s'accompagne de la volonté de s'opposer au lent déclin des valeurs, préférant vivre un coucher de soleil lumineux plutôt qu'une ruine sans honneur. La société contemporaine a aussi besoin du sacré. Surtout la société contemporaine, qui est quotidiennement marquée par les attaques d'une massification toujours plus plébéienne, à l'enseigne de ce cosmopolitisme matérialiste et ennemi du mythe qui a tout nivelé et privé de sens.
Lorsque, par exemple, Ernesto Bonaiuti (photo) - le prêtre moderniste, excommunié en 1926 et relevé de ses fonctions d'enseignant à partir de 1929, notamment pour avoir refusé de prêter serment au régime fasciste - professait la nécessité d'étudier la religion comme un fait en soi et non comme un acte de foi, il réalisait en réalité une opération culturelle de grande importance: la réintroduction de la prise en charge du sacré dans la société. Malgré les accusations de l'Eglise (et indirectement du régime, qui devient son allié seulement à partir de 1929), Bonaiuti n'a pas véhiculé la sécularisation, mais a lancé une conception du sacré qui devait être autre chose que le confessionnalisme.
Contre le temporalisme papal, devait passer l'idée de la religion comme fait social. Ce n'est pas rien. La « sécularisation des sciences religieuses », dans la perspective de Bonaiuti, devait conduire à la libération des énergies liées au sacré, tout en les inscrivant dans des catégories politiques et non cléricales. Sur ce point, non pas paradoxalement, mais tout naturellement, l'hérétique Bonaiuti croise la lecture historique faite par le fascisme.
La rédaction des Accords du Latran, si elle contraignit l'Italie à certaines servitudes (instruction religieuse dans les écoles, lois sur le mariage, favoritisme au profit des instituts catholiques, subventions, privilèges : en un mot, l'« étatisation » du catholicisme), au point qu'il y eut des moments de grave rupture idéologique (comme par exemple dans le cas de Giovanni Gentile), en revanche, elle ne contraignit pas beaucoup le régime.
L'indépendantisme fasciste à l'égard de l'Eglise (dont témoignent les tensions avec l'Action catholique vers 1931), s'inspirait des déclarations de Mussolini lui-même qui, dans certains discours prononcés quelques mois après la Conciliation, avait affirmé la supériorité historique de Rome sur le christianisme, proclamant que la parole du Christ, sans l'union avec la Ville éternelle, qui en élargissait le message, serait restée une modeste affaire de sectarisme levantin: seule Rome, comme Paul de Tarse l'avait bien deviné, ferait d'une hérésie juive la religion de l'État romain universel. Cela mettait à mal le récit de la continuité entre la communauté chrétienne primitive et l'Église, qui apparaissait ainsi beaucoup plus romaine que catholique.
Certains historiens ont insisté sur le fait que Bonaiuti, officiellement « persécuté » par le régime fasciste, était en fait son soutien idéologique sur le point fondamental de la primauté politique de l'État sur la confession. Bonaiuti le « persécuté », qui écrivait pourtant dans des journaux fascistes (peut-être en signant de ses seules initiales, mais, de fait, il écrivait bel et bien dans ces journaux) comme le « Corriere Padano » du féal de Bottai Nello Quilici, ou dans « La Stampa » dirigée par des pontes comme Malaparte et Augusto Turati, ce Bonaiuti icône de l'antifascisme posthume, disait des choses étonnamment dans la ligne, et il ne tarissait pas d'éloges sur le régime. D'ailleurs :
Les Accords du Latran étaient aussi présentés, presque paradoxalement, comme un encouragement à la liberté de recherche, une persuasion que Bonaiuti nourrissait, au moins par moments, même en privé.
Selon lui, dans les mots du leader du fascisme prenait forme « l'action unificatrice de Rome » et le rêve d'une primauté italienne renouvelée dans les sciences religieuses [1].
Ce jugement, au lieu d'opposer le régime à l'histoire et à la morale, l'inclut pleinement parmi les facteurs de consolidation non seulement de l'identité religieuse, mais aussi de la fonction historique, élevée à la dimension universelle.
On connaît d'ailleurs les arguments de Mussolini à cette époque sur la possibilité pour le fascisme de profiter de la visibilité mondiale garantie par le catholicisme romain, dont l'« impérialisme » éthique aurait pu facilement être flanqué de ce que l'on appelait pour l'instant l'« impérialisme spirituel » de l'Italie fasciste.
Quoi qu'il en soit, le fait que « l'historien “hérétique” ait pris le parti de l'État fasciste contre les prétentions ecclésiastiques », réveillant également l'intérêt de Gentile, signifie que l'histoire enregistre souvent des cas de convergence de vues politiques et idéales, même de la part de sujets provenant de milieux différents, ou divisés par des jugements divergents sur de simples détails.
Bonaiuti, en effet, ne s'oppose même pas à la polémique sur le nouveau paganisme germanique, qu'il considère, à l'instar de la majorité de la culture fasciste, comme un fragment moderne de la Réforme luthérienne, qui a trouvé dans la polémique antiromaine le point d'appui de sa propre révolte. C'est précisément dans la proposition d'une centralité renouvelée de la romanitas, opposée à la paganitas nationale-socialiste, que Bonaiuti s'est trouvé aux côtés de ceux qui (pas nécessairement depuis les rivages clérico-fascistes) différenciaient l'Italie romaine du nouveau Reich naissant, dont le racisme remontait directement à Luther et à la constitution ethnique ancestrale du germanisme, jugée immuable, ce qui lui permettait d'affirmer
la permanence inaltérable des caractéristiques primitives de la spiritualité collective germanique à travers les siècles, et donc sa résurgence impétueuse et incontestée dans les idéaux et les programmes du nazisme [2].
Ce qui, à vrai dire, était plutôt un argument fort des néo-païens emmenés par Rosenberg : le national-socialisme comme vecteur d'une identité raciale inaltérable. Dans ce sillage, la même guerre d'Éthiopie de 1935-36, insérée par Bonaiuti dans la tradition de Dante sur l'empire comme « moyen providentiel » pour la rédemption de l'humanité, fut jugée positivement, au point de se joindre à la condamnation de la Société des Nations à Genève, accusée par le prêtre moderniste d'être un repaire calviniste qui s'efforçait de s'opposer à l'avancée légitime de la nouvelle Italie vers l'empire. A l'avènement de celui-ci, en mai 1936, Bonaiuti ne manqua pas de revendiquer les justes titres de la romanitas renouvelée de Mussolini, en se référant directement à saint Augustin et à son éloge de la Rome césarienne et de son « expansion providentielle ». Sur ce point, il faut le dire, Bonaiuti s'est trouvé aux côtés de l'Église qui, à l'instar de la puissante Curie milanaise, s'est distinguée en bénissant les Chemises noires en partance pour l'Abyssinie, où elles allaient non pas imposer un régime brutal, mais y apporter la lumière de Rome, chrétienne et fasciste, « par laquelle le Christ est romain », pourrait-on dire, à la suite d'Alighieri.
Les études historico-religieuses comme moment essentiel de revigoration d'une idéologie identitaire radicale. C'est aussi le cas d'un autre grand interprète du sacré dans l'histoire moderne, Pettazzoni (photo, ci-dessus), académicien d'Italie depuis 1933.
Avec ce grand connaisseur des spiritualités anciennes (de la Sardaigne primitive à la Grèce, à l'Iran et au Japon), l'importance de la religion en tant que fait national est confirmée. Chaque peuple emprunte son propre chemin vers le sacré selon les coordonnées de sa spécificité. Une sorte de « religion d'État », qu'il s'agisse du shintoïsme japonais, de la paganitas hellénique ou du zoroastrisme, des phénomènes qui portent à chaque fois les stigmates d'une culture, non reproductible dans son unicité. L'objectif scientifique de Pettazzoni était de conjuguer la religiosité d'État avec celle du salut individuel, afin de rendre compte de ces grandes religions politiques dont les civilisations du passé ont témoigné. À commencer, pour nous Occidentaux, par le culte impérial augustéen, auquel la fusion avec le christianisme opérée par Constantin allait générer dans la « religion de l'homme » la qualification d'un pouvoir supplémentaire, donné par une « religion officielle de l'État ». Comme pour le shintoïsme, Rome pourrait donc voir le culte privé élevé au rang de doctrine civile et de dogme d'État. De ces aspects, ignorant délibérément les apories historiques, Pettazzoni a relevé la caractéristique du communautarisme et de l'offrande héroïque de soi, cette énergie de l'esprit intérieur qui fait de l'homme un prêtre de la patrie et un témoin du sacrifice volontaire.
Même, en ces temps de projection faustienne vers l'illimité, Pettazzoni préfigure un régime fasciste capable d'assumer ces héritages romano-païens, de dépasser le confessionnalisme injecté par le Concordat, et d'espérer une Italie ramenée aux héroïsmes des pères, comme cela se passe au Japon en ces années de mysticisme surhumaniste. Le dépassement du christianisme et sa dilution espérée dans un système de religiosité nationale, à préférer au radicalisme d'un certain national-socialisme néo-païen, devaient, selon le savant, donner vie à quelque chose qui puisse orienter l'Italie vers le culte de la sacralité de la lignée divine: si le christianisme universel semblait refroidir les instincts nationaux-populaires, la « religion d'État », qui connaissait les voies de la collectivité, les libérait positivement [3].
Comme Giuseppe Tucci (photo), l'autre grand orientaliste de l'époque et son jeune collègue enseignant à La Sapienza, Pettazzoni devait envisager de dépasser le christianisme par le chrisme d'un paganisme renouvelé, afin de générer cette religion de l'État populaire qui aurait en son centre la mystique héroïque « de la mort en armes ».
L'éthique héroïque du Japon impérial, incarnée dans le code guerrier traditionnel, était considérée comme un objectif que les Italiens de l'époque pouvaient atteindre: « Le Buscidô propose un idéal qui a des racines solides même dans cette mère des héros qu'est l'Italie et que tous les grands peuples connaissent » [4].
Cela aurait donné à la guerre de l'Axe, alors en cours, le visage d'un « acte liturgique » qui avait sa source originelle dans le « patrimoine civique-religieux archaïque ».
De cette manière, les connotations archaïques du millénarisme historique, consacré aux énergies énigmatiques de la création, qui, comme dans le zoroastrisme iranien, interprétait la vie comme une lutte inépuisable, auraient été ravivées : « la lutte humaine n'est qu'un épisode de la lutte cosmique entre le principe du bien et le principe du mal » [5].
Des formulations aussi grandioses paraissent incompréhensibles aujourd'hui, en raison de la domination débordante de la pensée séculière et mécaniste. Ces conceptions seraient les filles de mondes lointains et mythologiques, et pour la plupart, narcotisés par les fumées cosmopolites, elles peuvent sembler les divagations d'esprits enfiévrés. Le fait que des génies de premier plan, versés dans l'étude scientifique des faits anthropologiques, se soient consacrés à elles semble un paradoxe. En effet, il n'est pas rare que, lorsqu'une culture vaincue montre ses facettes faites d'une puissance imaginative rendue inerte par le temps, elle apparaisse totalement incompréhensible à une postérité inculte, qui se rassemble autour d'elle dans l'incrédulité.
Notes:
[1] Matteo Caponi, Il fascismo e gli studi storico-religiosi : appunti sul discorso pubblico di Ernesto Bonaiuti e Raffaele Pettazzoni, in Paola S. Salvatori (ed.), Il fascismo e la storia, Scuola Normale Superiore, Pisa 2020, pp. 169-170.
[2] Ernesto Bonaiuti, Paganesimo, germanesimo, nazismo, Bompiani, Milan 1946, p. 7. Mais la première version de ce texte remonte à l'avant-guerre. Cf. également la récente réédition du même titre, BookTime, Milan 2019.
[3] Cf. Caponi, cité, p. 181 : « Comme on pouvait le lire dans un volume de propagande de 1942, le fascisme était appelé à s'approcher de l'esprit japonais ».
[4] Giuseppe Tucci, Il Buscidô [1942], in Sul Giappone. Il Buscidô e altri scritti, Edizioni Settimo Sigillo, Rome 2006, p. 86.
[5] Raffaele Pettazzoni, La religione di Zarathustra [1920], Arnaldo Forni Editore, éd. anast. 1979, Bologne, p. 86.
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Le jacobitisme ou légitimisme écossais
Le jacobitisme ou légitimisme écossais
A propos des jacobites
Enric Ravello Barber
Source: https://euro-sinergias.blogspot.com/2024/07/jacobimo-el-legitimismo-escoces-ye.html
Robert le Bruce - le roi écossais rendu célèbre par le film Braveheart - était mort sans enfant, il n'avait qu'une fille de sa première épouse, enlevée à l'âge de 10 ans par le roi d'Angleterre et emprisonnée dans un couvent. Elle a cependant pu retourner sur la terre de ses pères après la victoire écossaise de Bannockbrun. Installée en Écosse, elle épouse quelques années plus tard Walter le Stward qui, à sa mort, laisse à son fils Robert II (1371-1390) l'héritage, inaugurant ainsi une dynastie qui sera la plus décisive pour le destin de l'Écosse: les Stuart.
C'est une descendante de Robert II Stward, la célèbre Marie, Reine d'Écosse, qui, éduquée en France, changea le nom de Stward en celui, plus francisé, de « Stuard » par lequel la dynastie serait désormais connue. Marie Stuart (1542-1587), sans doute la plus célèbre des reines écossaises, est une catholique convaincue et fière de l'indépendance et de la souveraineté de son pays, ce qui lui vaut des problèmes et des heurts avec sa cousine, la puissante reine d'Angleterre Élisabeth I, anglicane et farouchement anticatholique.
Marie d'Écosse - comme on l'appelait aussi - dut faire face à des révoltes contre elle, principalement organisées par des nobles écossais protestants. Elle est contrainte d'abdiquer en faveur de son fils Jacques Ier Stuart et de s'enfuir. S'installant en Angleterre, elle cherche la protection d'Élisabeth Ire. Son caractère impulsif avait permis à Marie de revendiquer le trône d'Angleterre avant son exil, et de nombreux catholiques anglais la considéraient comme la reine légitime au plus fort des conflits interreligieux et anticatholiques en Angleterre. Élisabeth Ire la considéra donc comme une menace et la confina dans divers palais et châteaux à l'intérieur du pays ; dix-huit ans plus tard, elle la fit décapiter sous l'inculpation de conspiration.
Le fils de Marie Stuart avait été proclamé roi d'Écosse, après son exil, à l'âge de un an. Devenu majeur en 1567, il règne sous le nom de Jacques VI d'Écosse. Mais le destin et la légitimité dynastique font qu'il hérite non seulement du trône écossais de sa mère, mais aussi, par droit légitime, de celui de sa tante Élisabeth Ire et qu'il est proclamé roi d'Angleterre en 1603 sous le nom de Jacques Ier (tableau, ci-dessous). C'est le premier moment d'unité entre l'Écosse et l'Angleterre.
Le Pays de Galles faisait partie du royaume anglais depuis la mort de son dernier roi Owain Glyn Dwr en 1416 et le roi d'Angleterre était également roi d'Irlande. En réalité, si l'on s'en tient strictement aux faits, c'est un roi et une dynastie écossais qui réunissent le royaume d'Angleterre dans sa couronne, ce qui en fait une « annexion » écossaise plutôt qu'une unification anglaise, mais la différence démographique et économique entre les deux pays est énorme et le roi installe sa cour à Londres, de sorte que le pouvoir royal se déplace vers l'Angleterre. Le prochain et dernier acte d'unité sera l'union des parlements en 1707, qui accentuera encore cette domination anglaise.
Jacques VI - Jacques Ier pour les Anglais - se proclame « Rex Britanniae Magnae et Franciae et Hibernae » (roi de Grande-Bretagne, de France et d'Irlande). La France était un titre nostalgique de l'ancienne revendication de l'Empire angevin anglo-français, mais la Grande-Bretagne était un terme inventé par Jacques VI lui-même, faisant clairement référence à son désir d'unifier la plus grande des îles britanniques.
Contrairement à sa mère, Jacques VI-I est protestant - ce qui facilite son accession au trône d'Angleterre - mais, en raison du passé de sa dynastie, il est accueilli avec espoir par les nombreux catholiques anglais accablés par leur sort sous le règne d'Élisabeth Ire. Jacques Ier n'abrogea pas les lois anti-catholiques, même s'il est vrai que c'est sous la pression des catholiques. De plus, c'est lui - également roi d'Irlande - qui, en 1603, a lancé la campagne de colonisation de l'Ulster par les protestants anglais et surtout écossais afin d'étouffer les révoltes des catholiques irlandais, donnant naissance à un problème qui s'est aggravé au cours des siècles suivants et qui est encore actif aujourd'hui.
À sa mort, son fils Charles Ier Stuart (tableau, ci-dessus), également protestant et accusé par le Parlement de tendances autoritaires, lui succède. Arrêté, il est décapité sur ordre du Parlement; après son exécution, l'Angleterre - et non l'Écosse - est devenue une république dirigée par le « puritain anglican » britannique Oliver Cromwell, tristement célèbre pour de nombreuses choses, dont le projet de génocide contre les Irlandais.
Après la mort de Cromwell, l'Angleterre a restauré la monarchie avec une continuité dynastique sous la forme de Charles II - fils de l'ancien et qui avait conservé le trône écossais depuis la mort de son père - également protestant.
Le monarque suivant à monter sur le trône est son fils Jacques VII, et c'est là que le problème se pose: Jacques II-VII, également un Stuart, est - contrairement à ses prédécesseurs et comme son ancêtre Marie Stuart - un catholique militant, ce qui contraste avec la grande majorité de ses sujets anglais (anglicans) et une grande partie des Écossais (presbytériens). Le Parlement anglais, à majorité protestante, n'accepte pas ce Stuart et la « Glorieuse Révolution » éclate contre lui. Le Parlement nomme reine sa fille protestante et son mari, le protestant néerlandais Guillaume d'Orange, de la dynastie électorale allemande du Hanovre. Jacques II-VII part en exil et le nouveau couple royal est également reconnu en Écosse - à la demande des nobles presbytériens. Par la revendication des droits.
En Écosse, où Jacques II sera le dernier roi à porter le titre de roi d'Écosse, utilisé depuis l'unification du royaume en 843 par Kenneth MacAlpin - le roi qui a réuni Pictes et Écossais dans le royaume d'Albe. Une grande partie de la population écossaise ne reconnaît pas les nouveaux monarques anglo-néerlandais.
Le soutien à la Maison Stuart est écrasant dans les Highlands, la région où l'héritage celtique, la confession catholique et la langue gaélique sont les plus forts. Les Highlanders se mobilisent militairement pour défendre la légitimité des Stuart. Désormais, les aspirants Stuart se battront pour reconquérir le trône écossais - théoriquement le trône anglais aussi, mais dans ce cas, les chances et les soutiens sont quasi nuls - et s'appelleront désormais « Jacobites », en référence à Jacques II. C'est là que le jacobitisme, Na Seumasaich en gaélique écossais, est véritablement né; la lutte pour la restauration des Stuart a duré de nombreuses années mais n'a jamais atteint son but.
Face à cette lutte pour les trônes, un affrontement entre Hanovriens et Jacobites s'engage, dont l'une des premières batailles est celle de Killercranke, au cours de laquelle le Highlander Rob Roy, entré dans la légende, fait partie du contingent jacobite. Mais Jacques II ne parvient pas à défendre sa cause et s'exile en France, où il meurt en 1701. Les Hanovre deviennent rois d'Angleterre.
En 1706, le Parlement écossais reconnaît les Hanovre comme rois. En 1707, l'union des parlements anglais et écossais est approuvée, entraînant de facto l'absorption du parlement écossais par le parlement anglais, le nouveau parlement unitaire ayant son siège permanent à Londres. C'est à partir de ce moment que l'on peut parler d'unification de l'État britannique. Dès lors, les jacobites, opposés à cette union que les presbytériens avaient soutenue en Écosse, associent la lutte pour la légitimité écossaise à la lutte pour l'indépendance de l'Écosse.
Depuis lors, l'histoire de l'Écosse a vu s'aiguiser la guerre entre les Highlanders jacobites et les « tuniques rouges » hanovriennes.
Jacques II avait eu un fils et successeur, Jacques III (1688-1756), qui, en 1708, quitta son exil français pour reconquérir le trône d'Écosse. Il débarque avec une armée franco-écossaise de 5000 hommes et ses premiers succès l'amènent à se proclamer Jacques VIII d'Écosse - sans la moindre référence à ses prétentions au trône d'Angleterre en tant que Jacques III - manifestant ainsi sa volonté d'être le roi d'une Écosse indépendante. Cependant, ses erreurs stratégiques entraînent sa défaite et il abdique en faveur du dernier espoir jacobite, son fils Charles Edward Stuart (1766-1788), également connu sous le nom de Bonnie Charlie, « le jeune prétendant » ou « le jeune gentleman ».
Charles « Bonnie » Edward Stuart (tableau ci-dessus) avait des capacités militaires bien supérieures à celles de son père. À la tête d'une armée de 8000 hommes, il pénètre dans l'arrière-pays anglais, prend Manchester et arrive aux portes de Londres, mais il manque de troupes et surtout d'artillerie pour prendre la capitale britannique. Il décide de se replier sur Édimbourg et, de là, de maintenir et de défendre son trône d'une Écosse indépendante. L'Angleterre passe à l'offensive et des batailles s'ensuivent, la bataille de Flakrik Muir, le 19 juillet 1746, étant la dernière victoire jacobite. L'Angleterre n'a aucun mal à couvrir ses lourdes pertes, ce que l'armée écossaise jacobite ne peut faire.
Le 16 avril de la même année, la dernière bataille de Culloden a eu lieu, le jour le plus triste de l'histoire écossaise. L'armée jacobite subit une lourde défaite et le général anglais victorieux gagne le surnom de « boucher de Culloden ». Les Jacobites, coiffés de bérets bleus, vêtus de vareuses blanches et, pour beaucoup d'entre eux, de leur kilt de clan, ont été écrasés par les Redcoats dans ce qui fut à ce jour la dernière grande bataille sur le sol britannique.
La défaite a laissé une profonde mémoire collective, le célèbre chanteur américain d'origine (partiellement) écossaise, Elvis Presley a cherché et trouvé le nom de ses ancêtres qui s'étaient battus du côté jacobite.
Après la défaite, les Anglais pratiquent une sale politique de la terre brûlée dans toute l'Écosse. En 1746, Bonnie Prince Charlie s'embarque pour l'exil français. Le jacobitisme est terminé.
Certains de ses partisans se réfugient à Naples, en France, en Prusse, en Pologne et dans la Russie de Pierre le Grand, qui les avait soutenus. Ils sont les moins nombreux, la grande majorité reste en Écosse. Des années plus tard, Henry Benedict Stuart (1788-1807) (portrait, ci-dessus), second fils de Jacques III, frère de Bonnie Charlie, et archevêque catholique d'York, revendique le trône d'Angleterre - sous le nom d'Henry IX - et d'Écosse - sous le nom d'Henry I - mais ne fait pas de véritable tentative. C'est l'épilogue d'une histoire qui s'est déjà achevée.
De par sa nature politique et dynastique, le jacobitisme a également une présence collatérale dans les autres territoires de la monarchie britannique.
En Irlande (Seacaibíteachas, Na Séamusaig, en gaélique irlandais), son influence sur le mouvement nationaliste-catholique ultérieur est historiquement contestée. S'il est vrai qu'il bénéficiait d'un certain soutien protestant, celui-ci était numériquement très faible dans l'île d'émeraude, et s'il est également vrai que le jacobitisme doit être compris dans le contexte d'affrontements dynastiques, il est indubitablement vrai que, comme le dit l'historien Vincent Morely, « le jacobitisme en Irlande soulignait l'origine milésienne (celtique) des Stuarts, leur loyauté envers le catholicisme et envers l'Irlande en tant que royaume indépendant ». Les poètes irlandais, en particulier dans le comté de Munster, appelaient les Stuart « taoiseach na nGaoidheal », c'est-à-dire « les chefs des Gaëls ».
En Angleterre et au Pays de Galles - qui, rappelons-le, fait partie du royaume d'Angleterre - le jacobitisme n'avait que peu de soutien, et celui qu'il avait était associé aux Tories, parce qu'ils étaient d'accord sur l'idée d'une monarchie de droit divin. Mais ce sont ces mêmes conservateurs qui, en 1701, ont adopté l'Act of Settlement, en vertu duquel aucun catholique ne pouvait accéder au trône d'Angleterre.
Le jacobitisme est l'un des grands mouvements légitimistes de l'Europe moderne. En ce sens, on peut établir des similitudes avec l'austriacisme dans la guerre de succession de la monarchie espagnole et même avec le carlisme ultérieur - ainsi qu'avec la Vendée contre-révolutionnaire française.
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dimanche, 30 juin 2024
70 ans de coups d'État organisés par la CIA au Guatemala
70 ans de coups d'État organisés par la CIA au Guatemala
Leonid Savin
Source: https://www.geopolitika.ru/article/70-let-organizovannogo-cru-perevorota-v-gvatemale
Après la victoire de Jacobo Arbenz (photo) aux élections de 1951, le Guatemala a commencé à mettre en œuvre diverses réformes. Il est révélateur qu'à l'époque, le Guatemala ait voté à l'ONU contre l'Union soviétique, mais la politique intérieure, malgré la rhétorique d'Arbenz sur son désir d'aligner le pays sur les États capitalistes développés, était orientée vers le social. Le fait est qu'au Guatemala, comme dans plusieurs pays d'Amérique centrale, une grande partie des terres appartenait aux latifundios, et le gouvernement a commencé à acheter les parcelles inutilisées et à les donner à la population indigène.
Du point de vue de l'économie de marché, ces mesures sont censées accroître la productivité des terres agricoles. Mais du point de vue des intérêts américains, pas du tout. En effet, d'immenses territoires au Guatemala appartenaient à l'entreprise américaine United Fruit Company, qui utilisait divers stratagèmes pour éviter de payer des impôts. Sur les 220.000 hectares que possédait la société, seuls 15% étaient cultivés ; le reste était en friche et donc soumis au décret 900 sur la réforme agraire de 1952.
Grâce à des contacts directs au sein de l'administration de la Maison Blanche, comme c'est le cas pour les grandes entreprises américaines en général, la société a lancé une campagne de relations publiques musclée contre le président guatémaltèque Arbenz, le présentant comme un ardent communiste. À cette fin, la United Fruit Company a engagé Edward Bernays, un célèbre spécialiste des relations publiques et auteur des livres Propaganda et Shaping Public Opinion, qui a commencé à promouvoir le mythe de la menace communiste. Les États-Unis étant guidés par la doctrine Monroe et considérant l'Amérique latine comme leur arrière-cour, l'affaire prend une tournure géopolitique.
En 1953, la CIA s'est impliquée et a commencé à planifier un coup d'État au Guatemala. On sait que plus d'une centaine d'agents du service de renseignement américain ont participé à l'élaboration de l'opération et que le budget total a été estimé entre cinq et sept millions de dollars américains.
Ce plan contenait une liste de personnes qui devaient être physiquement éliminées après un coup d'État réussi. Malheureusement, c'est ce qui s'est produit par la suite.
Inspiré par le renversement réussi du Premier ministre iranien démocratiquement élu, Mossadeq, le président américain Dwight Eisenhower a accepté avec joie le plan de coup d'État. En novembre 1953, Eisenhower a remplacé l'ambassadeur au Guatemala par John Purefoy, qui a réprimé les mouvements démocratiques en Grèce et facilité la montée au pouvoir des hommes-satellites américains.
Le même modèle sera utilisé près de 20 ans plus tard, lorsque l'ancien ambassadeur des États-Unis en Indonésie, Marshall Green, qui avait participé à l'organisation d'un coup d'État contre Suharto en 1965, sera envoyé d'urgence en Australie pour écarter du pouvoir le Premier ministre Hugh (Gough) Whitlam (photo), qui avait engagé des réformes politiques et était sur le point d'adhérer au mouvement des non-alignés.
Fait révélateur, Arbenz n'a pu être évincé que lors de la troisième tentative, bien qu'il l'ait appris à l'avance et qu'il l'ait annoncé dans les médias pour tenter d'empêcher un coup d'État. Néanmoins, les États-Unis ont poursuivi leurs activités subversives sous le nom d'opération PBHistory, en recourant à la fois à des opérations psychologiques et à des interventions directes. Après avoir obtenu le soutien d'un petit groupe de rebelles qui se trouvaient à l'étranger, les États-Unis ont lancé, le 18 juin 1954, une intervention militaire, imposé un blocus naval et procédé à un bombardement aérien du Guatemala.
Les dirigeants guatémaltèques ont tenté de soulever la question de l'inadmissibilité de l'agression armée à l'ONU, en soulignant le rôle du Nicaragua et du Honduras, qui étaient à l'époque des marionnettes obéissantes des États-Unis et d'où étaient envoyés les saboteurs. Un débat a eu lieu au Conseil de sécurité des Nations unies, où l'Union soviétique s'est ralliée à la position du Guatemala et a opposé son veto à la proposition américaine de soumettre la question à l'Organisation des États américains (qui était une autre entité contrôlée par Washington). Lorsque la France et la Grande-Bretagne ont répondu à la proposition du Guatemala de mener une enquête approfondie, les États-Unis ont opposé leur veto, ce qui constituait un précédent d'alliés militaires et politiques ne se soutenant pas les uns les autres. Alors que des discussions étaient en cours pour savoir qui et comment enquêter (les États-Unis ont délibérément retardé le processus), le coup d'État était en fait déjà terminé.
Il convient de noter que l'avantage militaire était du côté du gouvernement officiel: il n'a perdu que quelques morts, tandis que de l'autre côté, plus d'une centaine de rebelles et d'agents de la CIA ont été tués et capturés, et plusieurs avions de guerre américains ont été abattus.
Malgré les appels des partis de gauche à ne pas démissionner de la présidence et à continuer à résister (d'ailleurs, parmi les militants politiques de gauche de l'époque dans le pays se trouvait le médecin argentin Ernesto Guevara, qui s'est rendu au Mexique et y a rejoint les révolutionnaires cubains - il a tiré une sérieuse leçon des actions du gouvernement guatémaltèque, et son expérience a probablement contribué plus tard à empêcher l'intervention des États-Unis à Cuba après la victoire de la révolution). Le 27 juin 1954, Arbenz a tout de même démissionné. Le colonel Diaz, qui avait auparavant soutenu Arbenz, est devenu chef du gouvernement pendant une courte période.
Mais les États-Unis ne se satisfont pas de cette option et intronisent Carlos Castillo Armas (photo), un ancien officier de l'armée guatémaltèque en exil depuis 1949 après une tentative de coup d'État ratée. À partir de ce moment, des purges politiques et des persécutions ont commencé dans le pays. La réciproque n'étant pas vraie, une guerre civile a éclaté dans le pays.
Dans le même temps, les États-Unis ont soutenu activement la dictature et ont contribué à la création d'escadrons de la mort chargés de l'assassinat ciblé des opposants politiques et de toute personne suspecte. Parmi ces personnes suspectes se trouvaient des villages entiers de Mayas, considérés comme loyaux envers les rebelles de la guérilla. On estime que plus de 200.000 civils ont été tués, mais ce chiffre est probablement beaucoup plus élevé.
En outre, la Maison Blanche était convaincue, sur la base d'une autre expérience de coup d'État réussi, que ce mécanisme était tout à fait acceptable pour des opérations visant à renverser des régimes indésirables pour les États-Unis, où qu'ils se trouvent. Cela a eu des conséquences considérables dans le monde entier.
Les États-Unis ont d'ailleurs reconnu leur culpabilité dans la violence au Guatemala et dans les pays d'Amérique centrale. En mars 1999, Bill Clinton a présenté des excuses officielles au peuple guatémaltèque, déclarant que "soutenir les agences militaires et de renseignement qui ont perpétré la violence et la répression généralisée était une erreur, et que les États-Unis ne devaient pas la répéter".
Mais comme l'ont montré les décennies suivantes, il ne s'agissait que d'un euphémisme d'ordre diplomatique. Les États-Unis continuent de soutenir des régimes répressifs, l'ex-Ukraine en étant un excellent exemple. Mais aujourd'hui, ils ne le font plus sous couvert de lutte contre la "menace communiste", mais contre la "menace d'agression et d'invasion de l'Europe par la Russie".
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mercredi, 19 juin 2024
Pourquoi l'Angleterre a-t-elle réussi ?
Pourquoi l'Angleterre a-t-elle réussi?
Mikhail Deliaghine
Source: https://www.geopolitika.ru/it/article/perche-linghilterra-ha-avuto-successo
L'accession de la Grande-Bretagne au leadership mondial (en surmontant tous les concurrents et obstacles - des Pays-Bas, de l'Espagne et de la France à la Chine et à l'Inde), son maintien à long terme de son leadership et son maintien d'un rôle mondial malgré l'effondrement de son empire (signalé par le tristement célèbre Brexit) est une leçon d'une importance historique mondiale.
Ce pays (contrairement à la Russie, aux États-Unis, à la Chine et à l'Inde) n'a jamais disposé de ressources exceptionnelles. Le charbon était important, mais pas tant que cela. Même au début du XVIIIe siècle, l'Angleterre n'avait pas la puissance coloniale de l'Espagne, ni la puissance militaire de la France, ni la puissance économique des Pays-Bas. Minée par une succession de révolutions et de guerres, politiquement instable et déchirée par des conflits religieux, elle était pauvre.
Pourquoi, en moins d'un siècle, a-t-elle acquis une puissance destructrice et est-elle devenue non seulement le "maître des mers", mais aussi "l'atelier du monde", le pionnier de la révolution industrielle, la locomotive du développement technologique et social mondial ?
Le facteur clé de la supériorité stratégique britannique est la capacité de l'élite britannique à utiliser les structures de réseau existantes (ou créées par elle), qu'il s'agisse de banques, de pirates des mers, de francs-maçons ou de sociétés marchandes. Leurs fondements ont été transformés en un sujet d'action stratégique : un groupe stable au sein de l'élite, uni par des intérêts à long terme et capable de reproduire son influence.
Mais le chemin pour parvenir à cette capacité a été semé d'embûches.
La première étape a été l'auto-extinction de l'élite féodale lors de la guerre des Roses blanche et rouge (1455-1487). Le déficit de l'élite a créé un mécanisme social unique : la noblesse anglaise, contrairement à la noblesse continentale, était un espace patrimonial ouvert désormais aux riches marchands et paysans. Les marchands, les plus avantagés par la guerre, ne rejoignent pas la noblesse de manière exceptionnelle et moyennant paiement, mais rejoignent ses rangs légalement et en masse. En s'appuyant sur cette nouvelle noblesse, l'absolutisme s'est appuyé à la fois sur les marchands et sur les riches paysans, élargissant ainsi sa base sociale à une échelle inimaginable à l'époque. Cette noblesse s'est développée à partir du marché, au lieu d'y être hostile (comme la noblesse continentale).
Le développement du capitalisme en l'absence de résistance féodale a détruit la paysannerie en tant que classe sociale (comme elle a été éliminée près d'un demi-millénaire plus tard lors de l'"annulation" de la Grande Dépression aux États-Unis, contrairement à la collectivisation soviétique), plaçant le village sur une base capitaliste.
La répression prolongée et impitoyable des pauvres et leur extermination, l'encouragement et la défense totale de la richesse ont façonné le caractère national anglais - respectueux des lois, obstiné, fier de son pouvoir en tant que tel, respectueux des droits de ses compatriotes et refusant tous les autres. La richesse est devenue un facteur de compétitivité du pays, bien illustré par la parabole de la pelouse anglaise qu'il faut tondre tous les jours pendant 300 années consécutives.
Le développement du capitalisme, sans se heurter à la résistance des seigneurs féodaux, crée une communauté d'intérêts fondamentale entre des forces politiques opposées, leur permettant d'éviter les affrontements frontaux au nom d'un objectif commun : le profit. À la fin du XVIIe siècle, un État civil s'est ainsi constitué, non pas affaibli mais renforcé par les luttes politiques internes.
L'unité patriotique de l'élite managériale et commerciale s'est faite autour d'un intérêt stratégique commun : l'utilisation commune de l'État comme outil de la concurrence extérieure. La réalisation même de cette unité a facilité le compromis systématique et la résolution des conflits internes par le biais d'un mécanisme politique universel : l'expansion extérieure commune.
La collaboration entre les factions belligérantes a permis la création d'un mécanisme financier unique : une banque centrale privée. Son paradoxe et son importance résident dans le fait que n'importe lequel de ses engagements (billets de banque), à partir du moment où il est émis, est en fin de compte une dette de l'État envers son détenteur, mais peut être émis sans le consentement de l'État.
La création de la Banque d'Angleterre est une fraude vertigineuse (le capital est versé à un faible taux, ce qui permet aux fondateurs de réaliser un bénéfice immédiat de 140 %), justifiée par un changement qualitatif du caractère de l'État : implicitement, le roi est inclus dans les fondateurs avec une part importante.
Par conséquent, son abandon du pouvoir politique absolu (suite à la Glorieuse Révolution) s'est accompagné de sa prise de possession (avec la fondation de la Banque d'Angleterre) par un certain pouvoir économique. De cette manière, le fameux "système d'équilibre des pouvoirs" en politique a reçu un complément harmonieux, quoique secret, en économie.
La noblesse, ayant cédé une partie du pouvoir politique au capital commercial et financier, a repris en retour une partie du pouvoir économique et, au lieu de lutter contre le capital, a fusionné avec lui dans un mécanisme unique de pouvoir économique ("combinaison politique", comme l'académicien Andrei Fursov a appelé l'union des princes et des boyards de la principauté de Moscou).
Cela a rendu possible la création de la dette publique en tant qu'instrument de développement. Alors que dans les monarchies ordinaires, le crédit de l'État plaçait le monarque devant un choix douloureux : rembourser la dette ou mettre le créancier en prison, en Angleterre, l'État, en la personne du Parlement, était crédité par le monarque lui-même, en la personne de la Banque d'Angleterre. En conséquence, la dette était parfaitement remboursée et accumulait tous les capitaux libres de l'époque (comme, jusqu'à récemment, la dette des États-Unis), garantissant le pouvoir de l'État et le réarmement technique rapide de l'Angleterre au cours de la révolution industrielle. Tout le monde pouvait construire des machines à vapeur, mais seule l'Angleterre avait les moyens d'en équiper de nombreuses usines.
La création d'une banque centrale privée était la privatisation d'un nouveau type d'État : l'État de Machiavel (formalisé par la paix de Westphalie plus d'un siècle après que le génie florentin l'ait conçu), séparé du monarque en tant qu'institution publique plutôt que privée. En Angleterre, cette privatisation a eu lieu presque au moment de sa création et est devenue un facteur de pouvoir futur, car les privatiseurs se sont perçus comme faisant partie intégrante de l'Angleterre, sans autre identité que celle de l'Angleterre (en dépit de leur composition ethnique et même confessionnelle variée).
Le rôle exceptionnel de la science est tout aussi important. Au cours des longs et terribles cataclysmes sociaux du Moyen Âge, toutes les institutions sociales ont été irrémédiablement discréditées. Le roi, les églises, l'aristocratie, les tribunaux, le parlement, les marchands ont tous commis des crimes impensables et leurs représentants étaient inaptes à jouer le rôle d'arbitre dans les conflits d'intérêts à l'intérieur du pays : personne ne les croyait.
Et comme l'accomplissement de cette fonction était nécessaire à la société, l'arbitre devint l'homme de lettres, classe alliant l'intelligence à l'indépendance due au détachement des litiges quotidiens. L'appel du pouvoir à l'autorité des savants est devenu un facteur de formation de la morale publique, en tant que reconnaissance par le pouvoir de la vérité indépendante de lui. C'est aussi la reconnaissance de la valeur indépendante du savoir, même s'il n'est pas appliqué.
L'autorité des scientifiques a rendu les autorités réceptives à l'application des réalisations scientifiques, y compris dans le domaine de l'ingénierie sociale, qui a permis aux Britanniques de régner sur des colonies colossales dans le passé et leur permet d'influencer le monde dans le présent.
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