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vendredi, 15 juillet 2022

Révolution et terreur au pied de la Bastille

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Révolution et terreur au pied de la Bastille

Le livre d'Albert Savine, Prigioni di Francia sotto il terrore (Prisons de France sous la Terreur), introduit par Giovanni Damiano, fait la lumière sur une période historique controversée.

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/105294-rivoluzione-e-terrore-ai-piedi-della-bastiglia/

9791280190246_0_536_0_75-306x500.jpgBeaucoup a été écrit et dit sur la Révolution française. C'est un événement paradigmatique de l'histoire, un moment culminant de l'avènement du monde moderne. Maintenant sur les étagères des éditions OAKS, nous trouvons un volume qui permet au lecteur d'avoir un aperçu complet de ce tournant décisif. Nous nous référons au livre d'Albert Savine, Prisons de France sous la Terreur, présenté par Giovanni Damiano (sur commande : info@oakseditrice.it, 236 pages, euro 20,00). L'auteur, qui a vécu entre le milieu du XIXe siècle et les trois premières décennies du XXe siècle, était un traducteur hors pair. Une fois installé à Paris, il a fondé une importante maison d'édition qui rendait compte avec précision de l'atmosphère culturelle et politique de cette période historique. Le catalogue de cette maison d'édition, écrit Damiano, "a fini par refléter ce monde magmatique dans lequel l'antisémitisme, le socialisme non marxiste et le boulangisme se rencontraient et se mêlaient" (p. II). En outre, il est bien connu que le boulangisme était un phénomène transversal qui a montré comment, dans des contextes historiques donnés, "les masses populaires peuvent facilement soutenir un mouvement qui tire ses valeurs sociales de la gauche et ses valeurs politiques de la droite" (p. III). Peu de temps après, l'histoire européenne allait confirmer cette intuition à grande échelle.

Le livre de Savine dresse un tableau très intéressant des années de la Terreur en France, tant sur le plan historique que littéral. Le récit s'ouvre sur l'assaut révolutionnaire du château de Chantilly : l'auteur y fait ressortir, avec un rare talent descriptif, la volonté radicalement iconoclaste des assaillants, animés par la haine de classe et le rejet de la beauté. De plus, l'ensemble du récit a pour lieu électif, les prisons. La Révolution française a été inaugurée par la prise de la Bastille, la prison de l'Ancien Régime, et clôturée par les détentions massives et les massacres de la Terreur jacobine. La prison n'était pas seulement le symbole quintessentiel de la Révolution, mais "l'épicentre, à Paris, d'une campagne paranoïaque et conspirationniste qui est entrée dans l'histoire sous le nom de Conspiration des prisons" (pp. XXII-XIII). Le livre que nous présentons fait la lumière sur les années de la Terreur dans les provinces françaises, en attirant l'attention du lecteur à la fois sur les persécutés, auxquels il accorde enfin la dignité humaine, mais aussi sur les persécuteurs, dont il décrit en détail les ressorts intérieurs et les motivations idéales.

L'intérêt de Savine se porte sur ce qui s'est passé à Arras, Lyon, Nantes mais aussi dans le Midi, où des centaines de condamnations à mort ont été enregistrées jusqu'en 1794. Les deux tribunaux révolutionnaires du Nord, à Arras et Cambrai, sont dirigés par Joseph Lebon. Leurs sentences ont conduit plus de cinq cents personnes à la guillotine. Savine décrit la psychologie perverse d'un accusateur public d'Arras, le fanatique Augustin Darthé qui, ayant paradoxalement échappé à la réaction thermidorienne, finit par être guillotiné en 1797. Lyon, pour sa rébellion de 1793 contre le gouvernement jacobin, a subi une dévastation "carthaginoise". Plus de deux mille personnes ont été exécutées, le nom de la ville a été changé en Ville Affranchie. Elle devait être rasée et reconstruite à partir de zéro comme une ville modèle de la révolution. Les prisonniers vendéens sont emmenés à Nantes, et leur triste fin par noyades collectives dans la Loire, est racontée en termes réalistes et dramatiques.

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Ces pages amènent le lecteur à réfléchir sur l'issue de la Révolution. De nombreux exégètes et historiens, rappelle Damiano, ont remis en question la relation entre l'événement révolutionnaire lui-même et la Terreur. Des libéraux comme Constant, des penseurs contre-révolutionnaires et des universitaires marxistes l'ont fait. À cet égard, il faut tout d'abord tenir compte de l'avertissement de Furet : "toute lecture "fataliste" de la Terreur doit être rejetée" (p. XIII). À la lumière de la conception ouverte de l'histoire, Damiano estime que la Terreur était l'une des histoires possibles que la révolution aurait pu traverser. Par conséquent, les "nécessitaristes" historiques contre-révolutionnaires ont tout autant tort que les libéraux comme Constant. La Terreur n'a pas été un déraillement irrationnel de la révolution. Au contraire, elle répond à la logique révolutionnaire, lorsqu'elle est comprise correctement comme un "état d'exception permanent" (p. XIV).  En bref, ce qui édicte la Terreur, ce qui produit l'exception, c'est "cette exception qu'est la révolution elle-même " (p. XIV). Cet événement est doté d'une énergie politique autonome : le jacobinisme et la Terreur se tiennent mutuellement.

Ils étaient des exemples paradigmatiques des résultats de l'utopisme. La société que les Jacobins voulaient réaliser était un "monde paradoxalement transparent". La société des "vertueux" théorisée par Rousseau dans Julie ou La nouvelle Héloïse, est le lieu de la restauration de la bonté originelle, du naturel perdu, donc un espace non conflictuel, pré-politique. La "vertu" des Jacobins est très différente de la "vertu" éminemment politique de Machiavel. Les Jacobins voulaient "moraliser" la dimension civile et étaient prêts à le faire même par l'usage indiscriminé de la violence, comme le montre la période de la Terreur. Ils sont le produit le plus typique de l'utopisme du XVIIIe siècle qui, après avoir conquis la dimension temporelle par rapport aux utopies de la Renaissance, décline en termes de philosophie de l'histoire, en termes de futurisme.   

Dans sa phase actuelle, l'utopisme a revêtu d'autres masques, mais au fond, il est animé par les mêmes idéaux qu'alors. Pour cette raison, les pages de Savine peuvent être des contre-poisons significatifs aux maux contemporains.

19:26 Publié dans Histoire, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, révolution française, terreur, prisons, livre | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

jeudi, 14 juillet 2022

Thucydide, Athènes et notre empire anglo-américain

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Thucydide, Athènes et notre empire anglo-américain

Nicolas Bonnal (2019)

Après beaucoup d’autres, la Turquie membre de l’OTAN et deuxième armée du vieux débris n’obéit plus à l’empire sémiotique et thalassocratique anglo-saxon, et elle se réunit au grand projet eurasien. Petit cap de l’Asie occupé depuis 1945, l’Europe libérale poursuivra peut-être sa voie dans l’anéantissement. 

Mais voyons Thucydide. 

Rien ne ressemble à nos Etats-Unis bien-aimés comme l’Athènes de Thucydide, si enjolivée par les historiens, et qui dévasta et terrorisa la Grèce pendant presque un siècle après les trop célébrées « guerres médiques » (cf. la victoire en solo contre l’Allemagne ou le « jour du débarquement »). Aucun tribut, aucune brutalité ne furent épargnés aux habitants de Mytilène, de Chio ou de Mélos, par nos démocrates devenus fous, et qui ne s’arrêtèrent pas en si bon chemin, même après la raclée de Syracuse. 

L’arrogance messianique américaine (« la nation indispensable ») trouve aussi un original dans le discours de Périclès : « nous sommes la nation modèle, nous sommes la seule démocratie, vous n’êtes rien ou pas grand-chose », etc. Périclès innove aussi en imposant à ses auditeurs rétribués (le peuple se fait payer en effet pour accomplir sa tâche démocratique) la guerre préventive contre Sparte, et il montrera aux malheureux hellènes que les démocrates n’ont rien à envier aux barbares pour les raffinements de cruauté. Périclès déclare même (livre I, CXLIII.) : « Ne laissez pas subsister en vous le remords d'avoir fait la guerre pour un motif futile. Car c'est de cette affaire soi-disant sans importance que dépendent l'affirmation et la preuve de votre caractère… »

Et d’ajouter avant nos anglo-américains : « La maîtrise de la mer (thalasses kratos ) est fondamentale (mega gar) »

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Mais on reprendra les discours des athéniens et des méléiens, sommet de Thucydide et sans doute de l’histoire-matière ; c’est La Fontaine expliqué enfin aux grandes personnes.

Livre V de la Guerre du Péloponnèse :

LXXXIX. - Les Athéniens. De notre côté, nous n'emploierons pas de belles phrases ; nous ne soutiendrons pas que notre domination est juste, parce que nous avons défait les Mèdes ; que notre expédition contre vous a pour but de venger les torts que vous nous avez fait subir. Fi de ces longs discours qui n'éveillent que la méfiance ! Mais de votre côté, ne vous imaginez pas nous convaincre, en soutenant que c'est en qualité de colons de Lacédémone que vous avez refusé de faire campagne avec nous et que vous n'avez aucun tort envers Athènes. »

Nietzsche admirait la dimension sophiste de Thucydide. Je ne suis pas d’accord. Thucydide n’aimait pas Cléon, qui était leur disciple. Thucydide comprend surtout que les Athéniens deviennent des gangsters comme l’empire finissant américain, gangsters qui ont la bombe, que n’avaient pas les Grecs, je ne l’oublie pas. Les Athéniens se sentent protégés et invincibles :

XCI. - Les Athéniens. En admettant que notre domination doive cesser, nous n'en appréhendons pas la fin. Ce ne sont pas les peuples qui ont un empire, comme les Lacédémoniens, qui sont redoutables aux vaincus (d'ailleurs, ce n'est pas contre les Lacédémoniens qu'ici nous luttons), mais ce sont les sujets, lorsqu'ils attaquent leurs anciens maîtres et réussissent à les vaincre. Si du reste nous sommes en danger de ce côté, cela nous regarde ! Nous sommes ici, comme nous allons vous le prouver, pour consolider notre empire et pour sauver votre ville. Nous voulons établir notre domination sur vous sans qu'il nous en coûte de peine et, dans notre intérêt commun, assurer votre salut. »

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On menace méchamment comme Bolton :

XCII. - Les Méliens. Et comment pourrons-nous avoir le même intérêt, nous à devenir esclaves, vous à être les maîtres ?

XCIII. - Les Athéniens. Vous auriez tout intérêt à vous soumettre avant de subir les pires malheurs et nous, nous aurions avantage à ne pas vous faire périr.

XCIV. - Les Méliens. Si nous restions tranquilles en paix avec vous et non en guerre sans prendre parti, vous n'admettriez pas cette attitude ?

XCV. - Les Athéniens.Non, votre hostilité nous fait moins de tort que votre neutralité ; celle-ci est aux yeux de nos sujets une preuve de notre faiblesse ; celle-là un témoignage de notre puissance. »

Retenez-la celle-là : votre hostilité nous fait moins de tort que votre neutralité. Jusqu’où faudra-t-il se soumettre ?

Emmanuel Todd a rappelé que l’empire s’attaque à des petits pays périphériques. Idem pour Athènes :

XCIX. - Les Athéniens. Nullement ; les peuples les plus redoutables, à notre avis, ne sont pas ceux du continent ; libres encore, il leur faudra beaucoup de temps pour se mettre en garde contre nous. Ceux que nous craignons, ce sont les insulaires indépendants comme vous l'êtes et ceux qui déjà regimbent contre une domination nécessaire.Ce sont eux qui, en se livrant sans réserve à des espérances irréfléchies, risquent de nous précipiter avec eux dans des dangers trop visibles. »

Le discours est superbe et les athéniens presque généreux. Evitez le martyre, vous afghans, irakiens, libyens, iraniens, yéménites :

CIII. - Les Athéniens. L'espérance stimule dans le danger ; on peut, quand on a la supériorité, se confier à elle ; elle est alors susceptible de nuire, mais sans causer notre perte. Mais ceux qui confient à un coup de dés tout leur avoir - car l'espérance est naturellement prodigue - n'en reconnaissent la vanité que par les revers qu'elle leur suscite et, quand on l'a découverte, elle ne laisse plus aucun moyen de se garantir contre ses traîtrises. Vous êtes faibles, vous n'avez qu'une chance à courir ; ne tombez pas dans cette erreur ; ne faites pas comme tant d'autres qui, tout en pouvant encore se sauver par des moyens humains, se sentent sous le poids du malheur trahis par des espérances fondées sur des réalités visibles et recherchent des secours invisibles, prédictions, oracles et toutes autres pratiques, qui en entretenant leurs espérances causent finalement leur perte. »

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Rassurons les bourgeois du Monde, du Figaro et de BFM. Dieu est bourgeois, et il est aussi américain qu’athénien. On en veut pour preuve cette envolée suivante :

CV. - Les Athéniens. Nous ne craignons pas non plus que la bienveillance divine nous fasse défaut. Nous ne souhaitons ni n'accomplissons rien qui ne s'accorde avec l'idée que les hommes se font de la divinité, rien qui ne cadre avec les prétentions humaines. Les dieux, d'après notre opinion, et les hommes, d'après notre connaissance des réalités, tendent, selon une nécessité de leur nature, à la domination partout où leurs forces prévalent.Ce n'est pas nous qui avons établi cette loi et nous ne sommes pas non plus les premiers à l'appliquer. Elle était en pratique avant nous ; elle subsistera à jamais après nous. Nous en profitons, bien convaincus que vous, comme les autres, si vous aviez notre puissance, vous ne vous comporteriez pas autrement. Du côté de la divinité, selon toute probabilité, nous ne craignons pas d'être mis en état d'infériorité. »

Dans la tyrannie un seul homme se prend pour Dieu. Dans la démocratie, tout le système politique.

Les Méléiens finissent martyrs :

Vers la même époque les Méliens enlevèrent une autre partie de la circonvallation, où les Athéniens n'avaient que peu de troupes. Puis arriva d'Athènes une seconde expédition commandée par Philokratès fils de Déméas. Dès lors le siège fut mené avec vigueur ; la trahison s'en mêlant, les Méliens se rendirent à discrétion aux Athéniens. Ceux-ci massacrèrent tous les adultes et réduisirent en esclavage les femmes et les enfants. Dès lors, ils occupèrent l'île où ils envoyèrent ensuite cinq cents colons. »

Athènes est tellement insupportable qu’on se range autour de Sparte et qu’on rappelle même les Perses. Note du traducteur Talbot :

« Sparte, soutenue par les Perses, confia le commandement de ses troupes à Lysandre. Elle fut d'abord vaincue à la bataille des îles Arginuses, mais Lysandre infligea aux Athéniens la défaite décisive d'Ægos-Potamos ; puis il s'empara du Pirée et d'Athènes. Athènes dut signer la paix. Son empire fut entièrement détruit (404). Le récit de ces événements se trouve dans les Helléniques de Xénophon, dont l'œuvre était considérée dans l'antiquité comme un supplément à celle de Thucydide. »

Justement on va vous le citer Xénophon toujours grâce à Wikisource (ou à Remacle.org). C’est dans les Helléniques, livre 2 :

6. Toute la Grèce aussi, immédiatement après le combat naval, avait abandonné le parti des Athéniens, à l'exception des Sauriens, qui, après avoir massacré les notables, se maintinrent maîtres de la ville. 

7. Après cela, Lysandre envoya des messagers à Agis, à Décélie, et à Lacédémone, pour annoncer qu'il revenait avec deux cents navires. Alors les Lacédémoniens sortirent en masse avec les autres Péloponnésiens, sauf les Argiens, sur l'ordre de Pausanias, l'autre roi de Sparte. 

8. Quand ils furent tous réunis, Pausanias les conduisit contre Athènes et campa dans le gymnase appelé Académie. 

9. Lysandre étant venu à Égine, rendit la ville aux Éginètes, après en avoir assemblé le plus qu'il put. Il en fit autant pour les Mèliens et pour tous les autres qui avaient été chassés de leur patrie. Ensuite, ayant ravagé Salamine, il vint mouiller près du Pirée avec cent cinquante vaisseaux et il empêcha les transports d'y entrer. 

10. Les Athéniens, assiégés par terre et par mer, ne savaient que faire, n'ayant ni vaisseaux, ni alliés, ni blé. Ils ne voyaient pas d'autre moyen de salut que de se résigner à subir ce qu'ils avaient fait, non par vengeance, mais par une arrogance criminelle, aux citoyens des petits États, sans autre grief que leur alliance avec Lacédémone. »

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Mais les Spartiates seront moins cruels que les Athéniens. Toujours Xénophon :

« 20. Mais les Lacédémoniens déclarèrent qu'ils ne réduiraient pas en servitude une ville grecque qui avait rendu un grand service à la Grèce, quand elle était menacée des plus grands dangers, et ils firent la paix à condition que les Athéniens abattraient les Longs Murs et les fortifications du Pirée, qu'ils livreraient leurs vaisseaux, sauf douze, rappelleraient les exilés, reconnaîtraient pour ennemis et pour amis ceux de Lacédémone et suivraient les Lacédémoniens sur terre et sur mer partout où ils les conduiraient. 

21. Théramène et ses collègues rapportèrent ces conditions à Athènes. À leur entrée, ils se virent entourés d'une foule immense, qui craignait de les voir revenir sans avoir rien conclu; car il n'était plus possible de tenir, vu le nombre de ceux qui mouraient de faim. 

22. Le lendemain, les ambassadeurs annoncèrent à quelles conditions les Lacédémoniens accordaient la paix. Théramène porta la parole et déclara qu'il fallait se soumettre aux Lacédémoniens et abattre les murs. Quelques-uns protestèrent; mais l'immense majorité l'approuva et l'on décida d'accepter la paix. 

23. Après cela, Lysandre pénétra dans le Pirée, les exilés rentrèrent et l'on sapa les murs au son des flûtes avec un enthousiasme extrême, s'imaginant que ce jour inaugurait pour la Grèce une ère de liberté. »

La démocratie, cela finira par se savoir un jour, n’assure ni la liberté de sa population ni celle des pays lointains, surtout quand elle devient impérialiste : voyez l’Angleterre où la démocratie parlementaire fut toujours un self-service oligarchique, ploutocratique, impérial. 

La suite à la prochaine croisade démocratique, et la conclusion à Périclès qui voyait la gaffe venir dans le discours cité plus haut : « Car je redoute nos propres fautes plus que les desseins de nos ennemis. »

Le monde libre peut se féliciter aujourd’hui que l’Amérique ait au pouvoir des zélotes tératologiques tels que Trump, Bolton et le pompeux Pompeo – si bien nommé. Encore un effort, camarades, et nous dormirons tranquilles...

Sources

Thucydide – La Guerre du Péloponnèse (Wikisource.org)

Xénophon – Helléniques (Remacle.org)

Emmanuel Todd – Après l’empire  (Gallimard)

jeudi, 07 juillet 2022

"Il n'y a pas de cohésion morale sans dignité sociale" selon Henri De Man

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"Il n'y a pas de cohésion morale sans dignité sociale" selon Henri De Man

SOURCE : https://www.bloccostudentesco.org/2022/07/04/bs-a-cose-fatte-henri-de-man/

La vie d'Henri de Man semble être une existence faite pour remettre en question les dogmes et les idées reçues. Une parabole certes hors du commun, mais qui raconte mieux que d'autres l'histoire du court siècle qu'a été le début du 20e siècle. Une histoire humaine et politique qui revit à travers A cose fatte (traduction italienne récente d'Après-Coup), une autobiographie intellectuelle publiée en 1941, alors que de Man avait cinquante-cinq ans, et republiée en italien cette année-ci par Altaforte Edizioni avec un précieux essai introductif de Corrado Soldato.

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Henri de Man était l'un des principaux animateurs du mouvement ouvrier belge. Il a adhéré au Parti ouvrier belge (POB/BWP) dès son plus jeune âge et a ensuite procédé à une révision progressive du socialisme et du marxisme. De cette révision sont nées des œuvres intellectuelles de grande valeur, comme les essais tels Au-delà du marxisme et L'idée socialiste, mais surtout l'élaboration du Plan ouvrier et du soi-disant planisme, c'est-à-dire une sorte de socialisme national qui, pour les adversaires de de Man, n'était rien d'autre qu'"un fascisme à peine déguisé". Avec la Seconde Guerre mondiale et l'invasion de la Belgique par les nazis, de Man choisit de collaborer avec les Allemands, suivant également l'exemple du roi Léopold III.

À première vue, le parcours de de Man peut sembler paradoxal, voire relever carrément de la trahison. Cependant, son cas n'est pas isolé, il suffit de penser à Marcel Déat et Jacques Doriot, ou même plus tôt à Sorel ou à Mussolini lui-même. Avec fierté, de Man pouvait affirmer qu'il se souciait "autant du socialisme en 1941 qu'en 1902", l'année où il était entré dans la belle Jeune garde socialiste d'Anvers.

p3SO50zs6_-xlLtK1ekeywRwqwU.jpgPour de Man, repenser le socialisme et dépasser le marxisme est avant tout une façon de sauver le socialisme lui-même, de l'adapter à son temps et de rompre avec les dogmes et l'immobilisme d'un mouvement ouvrier qui semblait s'être essoufflé. Le tournant fondamental est la Première Guerre mondiale : "Pour moi plus que pour quiconque, août 1914 a signifié un effondrement total. Ma foi marxiste, ma foi internationaliste, ma foi antimilitariste, ont été mises au pilori par les événements".

La Grande Guerre a signifié la fin de la Seconde Internationale, les valeurs de la nation avaient pris le pas sur celles de la lutte des classes. Déjà au début du siècle, de Man avait développé une préoccupation pour le nationalisme: "Comme à cette époque [1905] j'étais déjà persuadé que les progrès du socialisme et le réveil des nationalités allaient de pair, je voyais avec angoisse les fissures qui apparaissaient dans l'édifice marxiste et la difficulté croissante du marxisme à faire correspondre la théorie aux faits". Bien que de Man ait eu la lucidité d'anticiper ces questions, la Première Guerre mondiale a représenté un point de rupture inéluctable. De Man lui-même a participé au conflit en tant qu'officier d'artillerie, faisant ainsi partie de la "génération du front", comme il le rappellera plus tard à Mussolini dans une correspondance entre les deux hommes.

La guerre n'a pas seulement vaincu le marxisme d'un point de vue politique. Au contraire, elle représentait le déchaînement de la vie à son paroxysme qui mettait en évidence à quel point le marxisme était une doctrine abstraite désormais vide de sens. Le choix de rompre avec le marxisme a donc acquis une dimension plus profonde et - comme l'explique de Man lui-même - "était dû au fait que je m'attaquais non pas à l'une ou l'autre des branches desséchées de la doctrine, mais aux racines mêmes du marxisme, c'est-à-dire à ses fondements philosophiques : le déterminisme économique et le rationalisme scientiste".

h-3000-de-man_henri_cavalier-seul-quarante-cinq-annees-de-socialisme-europeen_1948_edition-originale_autographe_3_76733.jpgCe fossé se creuse avec la crise économique des années 30, à laquelle les dirigeants du POB/BWP ne sont absolument pas préparés. A l'idée de la lutte des classes entre le capital et le prolétariat, de Man substitue celle de la lutte entre un mur d'argent et un front du travail: "A la place de la lutte des classes entre capitalistes et ouvriers, le front commun de toutes les classes sociales productives contre les puissances parasites de l'argent". Par mur de l'argent, il faut entendre "le monopole privé du crédit, qui subordonne l'activité économique à la recherche du profit privé, au lieu de rechercher la satisfaction des besoins collectifs". Ce à quoi de Man tente de répondre par la "nationalisation du crédit, comme principal instrument d'une économie orientée vers l'augmentation du pouvoir d'achat des masses populaires, afin de garantir à tous un travail utile et rémunérateur et d'accroître le bien-être général".

Tout ceci conduit de Man à envisager une économie mixte avec un dirigisme étatique fort qui puisse récompenser les forces productives de la nation. Pour ce faire, de Man créera un document politique appelé le Plan de travail, qui est probablement l'une des plus grandes réalisations politiques de de Man. Il n'échappe pas aux adversaires de de Man qu'une mise en œuvre efficace du plan nécessiterait un renforcement de l'État: "Ce que vous nous proposez n'est rien d'autre que du fascisme sous un mince déguisement. Vous rendez l'État tout-puissant, et vous ne pouvez pas mettre en œuvre votre programme, sauf en établissant une dictature". C'est quelque chose que de Man réalise également dans son expérience du gouvernement, lorsque l'idée de la faiblesse de l'ancien système parlementaire et bourgeois se renforce en lui.

Le réduire à son élaboration culturelle et politique serait lui faire injustice. Le texte de De Man n'est pas un texte de doctrine sèche, bien que sa contribution intellectuelle soit prépondérante. C'est l'histoire d'une foi ardente, vécue avec plénitude. Du militantisme fiévreux aux batailles parlementaires, de la distribution de tracts dans des villages reculés aux postes de professeurs dans des universités prestigieuses, des tranchées de la Première Guerre mondiale aux communautés de parias du monde entier. Le témoignage de De Man est des plus intéressants, parfois paradoxal, souvent surprenant, qui commence par le dégoût d'un enfant face à un monde en décomposition: "En vérité, j'ai commencé par opposer le prosaïsme du présent à un passé meilleur, avant de me soucier de l'avenir ; et j'ai ressenti la force rebelle de la tradition avant de connaître la force subversive de la révolution.

mardi, 05 juillet 2022

Oran, 5 juillet 1962 : la fin d’un monde

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Oran, 5 juillet 1962 : la fin d’un monde

Récit

par Pierre-Emile Blairon

"La France se doit de protéger ses enfants de l'autre côté de la Méditerranée, elle le fait et elle le fera..." Charles De Gaulle, le 21 septembre 1961, à Villefranche-de- Rouergue.

Il semble bien que la marque de naissance de toutes les « révolutions » modernes soit apposée au fer rouge des massacres perpétrés par des individus fanatisés et manipulés, ou par des foules hystériques tout autant influencées. Le mythe de fondation de ces bouleversements a besoin d’un holocauste pour que l’Histoire, tout aussi moderne que ces révolutions, puisse en retenir les effets après en avoir défini (sommairement) les causes.

Juste trois exemples :

La révolution « française », mère de toutes celles qui ont suivi, a construit ses bases sur le génocide des Vendéens et la décapitation de ses opposants. Serait-ce là ce que nos politiciens appellent « les valeurs de la République » ?

La révolution « russe » de 1917 a massacré tous les membres de la famille impériale russe (il s’agit bien d’un massacre et non d’une exécution) dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918 sur ordre de Lénine.

La  révolution  « algérienne [1] » a écrit son acte de naissance avec le sang des martyrs oranais, Européens et musulmans, lors du massacre du 5 juillet 1962.

Les prémices

Nuit de Noël 1960, Oran, quartier Victor-Hugo ; nous habitons alors, ma famille et moi, mes parents, mon frère, ma sœur, un petit appartement d’une ancienne maison en rez-de-chaussée au 13, rue de Bône ; Maman et ma grande sœur s’affairent à préparer une veillée de Noël avec quelques pâtisseries dont les Oranaises ont le secret et mon frère et moi nous supputons, en nous chamaillant comme d’habitude, la nature des cadeaux que nous trouverons le lendemain au pied du pin enguirlandé ; la radio diffuse des chants de Noël en sourdine ; soudainement, bruits de pas lourds et précipités dans le jardin à l’arrière de la maison : Jeannette, Juanica ! Ma mère reconnaît la voix d’une de nos voisines qui habite l’immeuble à côté, madame Montesinos.

Elle se précipite à l’extérieur ; la voix de son amie paraît angoissée : « Fermez les portes et les fenêtres, ils arrivent ! » ; et madame Montesinos repart en haletant, balançant son corps imposant – les madres espagnoles sont comme les mamas italiennes - sans prendre le temps de répondre aux questions de ma mère : « Mais qui ? Quoi ?  Madre de dios ! »

En prêtant l’oreille, nous parvient au loin une rumeur sourde d’où jaillissent des youyous et des cris de frayeur. Nous comprenons tout de suite. « Gracias, Angela ! », crie ma mère.

Nous poussons la grosse commode devant la porte, rempart sans doute dérisoire ; mon père sort le fusil, ma sœur éteint la radio et les lumières ; il n’a pas fallu longtemps avant que nous entendions le choc cinglant des coups de hache frappés aux portes de nos voisins et à nouveau ces cris et ces youyous ; nous sommes tous à genoux, sauf mon père derrière la porte avec le fusil ; ma mère chante du bout des lèvres un cantique en nous serrant contre elle, ma sœur prie ; les coups se rapprochent ; notre tour va venir ; nous savons dans quelle horreur notre vie va se terminer ; nous nous attendons d’une seconde à l’autre à voir notre porte voler en éclats ; mais rien n’arrive ; la foule hystérique passe en courant et en hurlant ; un Arabe, juste devant notre entrée, crie quelque chose ; la rumeur s’éloigne.

Noël 1960 ; Noël de terreur. Me acuerdare de ti toda mi vida, cuando mi madre cantaba para no llorar [2]… Je me souviendrai de toi toute ma vie, quand ma mère chantait pour ne pas pleurer.

 

Nous saurons plus tard que l’Arabe qui criait devant la porte était employé du garage où travaillait mon père et qu’il encourageait ses coreligionnaires à continuer leur chemin.

Je n’ai pas su s’il y avait eu des victimes ou s’il ne s’agissait que d’une opération d’intimidation destinée à faire partir les Européens du quartier ; ce que nous avons d’ailleurs fait.

C’était peut-être pour moi la deuxième fois qu’un indigène me sauvait la vie ; j’avais failli être enlevé au « Village nègre », un quartier dépourvu d’Européens dans lequel je m’étais imprudemment aventuré deux ans auparavant au retour du lycée, lorsqu’un homme, musulman comme mes ravisseurs, s’était interposé pour me remettre en liberté ; mes parents n’en ont jamais rien su.

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Quelques mois après ce terrible événement de Noël, notre famille avait encore à subir une épreuve : revenant du quartier Gambetta, le soir, après un dîner chez des membres de notre famille, nous arrivons dans une zone totalement privée de lumière ; plusieurs coups de sifflet stridents – nous avons compris trop tard qu’on nous prévenait– et un déluge de feu s’abat sur notre voiture : mitrailleuse 12,7 à balles traçantes qui anticipe notre augmentation de vitesse et tire donc devant notre véhicule ; mon père, au contraire, ralentit : combattant pendant 11 ans en France et jusqu’en Allemagne pendant la guerre en tant qu’appelé de 35 à 46 (au service de la France et des Français « métropolitains » -, c’est gratuit, merci ! et merci de votre accueil en 1962 !-), ça laisse des traces. Nous réussissons à franchir les barrages établis cette fois par les commandos OAS pour protéger leur retraite ; après vérification, seulement deux impacts de balles qui n’ont touché personne. Nous saurons ensuite qu’une caserne de gardes mobiles avait été attaquée par l’OAS et nous passions inopportunément devant cette caserne juste après l’attaque.

L’horreur

« Qui sont les coupables ? »  demandera Guillaume Zeller dans son livre  Oran, 5 juillet 1962, un massacre oublié [3]. Oui, Zeller, le petit-fils de l’un des quatre généraux du putsch qui avaient tenté le tout pour le tout pour sauver leur honneur, l’Algérie et les Pieds-Noirs.

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Et Guillaume Zeller poursuit : « Cinquante après, les causes de ce déferlement meurtrier demeurent inexpliquées. Etait-il spontané ou orchestré ? Et s’il y a eu préméditation, qui l’a organisé ? Deux hypothèses majeures se dessinent , une troisième - celle d’une provocation due à un commando résiduel de l’OAS - ayant été écartée par les responsables algériens eux-mêmes.

Le premier scénario, soutenu alors par le FLN, est celui d’un débordement massif et incontrôlé provoqué par les bandes criminelles qui règnent sur les quartiers de Victor-Hugo, de Lamur et surtout du Petit-Lac. » […] Une seconde théorie suppose que le camp Boumediene-Ben Bella aurait prémédité les débordements criminels de cette journée. »

Il y a, à mon avis, une conjugaison des deux hypothèses. Ces bandes criminelles venaient sans doute du Petit-Lac et se sont accrues des éléments les plus fanatiques de notre quartier de Victor-Hugo. 18 mois après leur passage devant notre maison, ces bandes se sont renforcées en nombre, en fanatisme et en organisation et étaient donc toutes prêtes à déferler sur le Centre-Ville le 5 juillet 1962. Il est vraisemblable qu’une telle persévérance ne peut-être que le fruit d’un encadrement provenant de structures plus anciennes et plus aguerries, comme le FLN et l’ALN.

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Nous n’avons pas vécu le 5 juillet 1962 à Oran ; mes parents, forts de la sinistre expérience du Noël 1960, sentant confusément le danger, avaient décidé de réfugier notre famille à Mers-El-Kébir, plus précisément à Sainte-Clotilde, chez la sœur de mon père, quelques jours avant la date de l’indépendance.

Les récits des exactions commises contre les Pieds-Noirs ce jour-là à Oran sont une longue suite d’abominations difficilement transcriptibles, si ce n’est d’employer des mots comme énucléation, émasculation, éventration, etc., le tout ante mortem. Je ne vais donner ici qu’un aperçu dénué d’images violentes, écrit par Gérard Rosenzweig dans Causeur du 5 juillet 2016.

« Place d’Armes, les manifestants, après de multiples égorgements, font maintenant des prisonniers. Tout ce qui montre allure européenne, vêtements, visages, langage, tout est capturé, dépouillé, roué de coups, blessé. Malheur au blanc et à tout ce qui s’en rapproche. Là aussi, des dizaines et des dizaines d’hommes, de femmes ou d’enfants touchent à leur dernier jour. La ville n’est plus qu’une clameur multiple de cris de mourants, de pogroms et de haine brutale.

La contagion est instantanée : en moins d’une heure le massacre pousse ses métastases partout et  s’organise selon d’épouvantables modes. Ici, on tue à la chaîne. Là, c’est à l’unité, à la famille. En quelques lieux, le sang a envahi les caniveaux. Ailleurs, on assassine, on démembre, on violente, on blesse pour faire plus longtemps souffrir ; le parent meurt devant le parent provisoirement épargné. Douze heures trente. La place d’Armes est devenue maintenant un lieu de détention et de transit. Tandis qu’à cinquante mètres, à l’abri du Cercle militaire et des arbres qui le dissimulent, les soldats français ne peuvent pas ne pas entendre l’affreux concert de mort qui va durer jusqu’à dix-sept heures.

Plus connu sous le nom de "Boucher d’Oran", le général Katz nommé à cette fonction par un autre général-président, effectuera même à cette heure-là un rapide survol en hélicoptère. Sans rien repérer de particulier, certifiera-t-il, sinon quelques attroupements et défilés de manifestants joyeux. »

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On sait qu’il y avait ce jour-là à Oran 18.000 soldats français à qui le général Katz (photo) a interdit d’intervenir pour secourir les victimes. Sur ordre de De Gaulle ? Seuls, quelques justes se sont distingués comme le  lieutenant musulman Rabah Khelif et le capitaine Croguenec qui, défiant les consignes, ont sauvé des centaines de Pieds-Noirs.

Le nombre de victimes (tués et disparus) à Oran le 5 juillet 1962 sur lequel s’accordent désormais tous les historiens a été révélé par Jean-Jacques Jordi : environ 700.

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Portrait d’Oranais 

« ...Pour la plupart d’entre eux, ils ne connaissent pas la France (sauf pour aller y mourir au moment des guerres), et n’y ont aucune famille. L’Algérie est donc la patrie immédiate, la France demeurant la patrie rêvée. Pas d’université à Oran au contraire d’Alger. Les Oranais sont de nature simple, certains diraient primaires ; ils sont bruyants, exubérants, directs, se passionnent au-delà du raisonnable, s’enflamment pour un rien, Et surtout, ils ont une foi aveugle et absolue en la parole donnée […] A Oran, on n’est pas sensible à la casuistique. C’est clair et net : un contrat est un contrat, et on ne trahit pas un contrat. On est un homme, c’est tout et c’est beaucoup ; et l’on se fonde essentiellement plus sur le Droit oral, que sur le Droit écrit comme à Alger. Parler, c’est s’engager, c’est jurer. Ce jour-là, De Gaulle vient de jurer… Seul le pire des "falsos" (homme sans parole, hypocrite, menteur, qui trahit la parole donnée) on coupe les relations avec lui, on le méprise et on le combat. C’est ainsi que la fatalité vient d’installer son décor de tragédie. »

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Pour eux, la parole affirmée est toujours une parole donnée, une parole d’honneur ; et l’on ne retire jamais une parole d’honneur. C'est ainsi que l’on peut mourir pour elle, comme en Espagne, en Grèce, en Italie ou en Corse. Ce jour-là, 6 juin 1958, par sa méconnaissance absolue des peuples méditerranéens, De Gaulle commet une erreur politique absolue : car ce qu’il vient de clamer, d’abord à Oran puis à Mostaganem (80 km plus à l’Est), devant près de trois cent mille personnes constitue un véritable contrat officiel passé entre lui et le peuple d’une ville [4].

La déportation

La France n’était pas ma patrie ; Nous lui avions tout donné ; elle nous avait tout repris, et bien au-delà du compte ; j’ai considéré que nous avions été déportés plutôt que « rapatriés ».

Nous sommes partis le 22 juillet sur un bateau, le Ville d’Oran, je crois, qui arrivera à Marseille ; nous avions dû attendre quelques jours à Sainte-Clotilde pour que mon père fasse fabriquer un cadre en bois pour y amasser quelques affaires ; sur le quai d’embarquement à Mers-El-Kébir, écrasé par le silence, le soleil et la tristesse, montait d’un juke-box une chanson de Johnny Halliday : les gens m’appellent l’idole des jeunes, préoccupation bien insouciante et saugrenue dans ce contexte de dévastation et de désespoir.

J’ai dormi sur le pont dans un rouleau de corde qui sentait le mazout.

Au collège d’Orange où nous étions pensionnaires, mon frère et moi, les jours sombres et glacés – terrible hiver 1962- se succédaient sans le moindre répit ; j’étais en classe de quatrième ; mon professeur principal m’avait pris en grippe et ne ratait pas une occasion d’exercer quelque brimade ou moquerie à mon encontre ; il n’avait pas supporté la lecture de mes carnets de notes d’Algérie et la liste de mes prix scolaires ; c’était un gaulliste dogmatique qui détestait les Européens d’Algérie - qu’il prenait sans doute pour des sauvages incultes - et maltraitait avec une bonne dose de sadisme cet élève trop rebelle.

J’avais perdu mon grand ami V., natif de l’Algérois, élève de terminale, je crois, qui s’était suicidé cette année-là en jouant à la roulette russe ; il me protégeait de l’hostilité des jeunes métropolitains que les autorités gaullistes et communistes avaient consciencieusement désinformés.

Dès lors, je m’étais désintéressé de tout effort en classe et de tout projet d’avenir.

Quelques bonnes lectures (Le Matin des magiciens, livre-culte de cette époque, et les œuvres de Giono), la fréquentation de quelques jeunes Pieds-Noirs aussi désemparés que moi, me raccrocheront à ma nouvelle terre et à la vie.

La fin d’un monde

Le 5 juillet 1962 à Oran allait marquer la fin de la colonisation partout dans le monde.

Christian Lambert, Ancien ambassadeur de France en Afghanistan, au Sri Lanka et en Yougoslavie, disait ceci : « La décolonisation imposée par les Démocrates américains et les Soviétiques, a été la cause de dizaines de millions de morts, de l’apogée du communisme dans le monde, c’est-à-dire le crime, l’incurie et la corruption et aussi du réveil de l’Islam intégriste dont le vrai programme est celui d’Al Qaïda : retour à une dictature religieuse obscurantiste par le terrorisme. »

Et De Gaulle disait cela, dans ses confidences à Alain Peyrefitte : « Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante ? Si nous faisions l’intégration, si tous les Arabes et Berbères d’Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s’installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ».

Il faut bien constater que le fin stratège et le grand visionnaire supposés qu’était De Gaulle s’étaient bien trompés. Non seulement, l’indépendance de l’Algérie n’a pas arrêté le flux migratoire vers l’Europe et surtout vers la France, mais elle l’a considérablement accru, l’Algérie, comme bien d’autres pays africains ayant accédé à l’indépendance, étant complètement incapable de s’assumer seule. Comment expliquer autrement que les « Algériens », sitôt l’indépendance déclarée, n’ont eu de cesse que de se « réfugier » chez le vilain colonisateur tant honni ?

En se débarrassant de l’Algérie à tout prix, et surtout au prix du sang des Pieds-Noirs, De Gaulle privait la France de son meilleur rempart contre le déferlement nord-africain et subsaharien sur l’Europe, celui que nous connaissons aujourd’hui. Les Européens d’Algérie et leurs fidèles alliés indigènes tenaient le même rôle que les végétaux plantés pour stopper l’avancée des sables sahariens vers le nord.

On sait dans quel marasme vivent désormais les anciens colonisés « algériens » qui n’ont pas su, depuis leur indépendance, préserver les acquis de la colonisation, ni même exploiter les ressources naturelles abondantes que De Gaulle leur avait trop généreusement offertes.

Pour nous en convaincre, il suffit de lire ces lignes d’un journaliste arabe oranais, Kamel Daoud, dans Le Quotidien d’Oran du 5 mars 2018, dans un article titré : Oran, Mostaganem : on déteste ce pays.

« Encore des villages, des moitiés de villes aux constructions inachevées, des hideurs architecturales, entre pagodes, bunkers, fenêtres étroites alors que le ciel est vaste, ciments nus, immeubles érigés sur des terres agricoles au nom du «social», urbanisme de la dévastation.

La crise algérienne, sa douleur, se voit sur ses murs, son urbanisme catastrophique, son irrespect de la nature.

Les années 90 ont été un massacre par la pierre et le ciment.

Le «social» des années 2000 a consommé le désastre. Au fond, nous voulons tous mourir. Camper puis plier bagage. C’est tout.

Arrivée près d’une plage à Mers El Hadjadj (Port-aux-Poules)

Plage d’une saleté repoussante, inconcevable.

On comprend, on a l’intuition d’une volonté malsaine de détruire les bords de mer, le lieu du corps et de la nature, et de le masquer par des minarets et des prières. Car il y a désormais une mosquée à chaque plage. Insidieuse culpabilisation.

Égouts en plein air. Odeurs nauséabondes. On conclut à une volonté nette de détruire ce pays et de le remplacer par une sorte de nomadisme nonchalant.

En ville, à Mostaganem, de même qu’à Oran, la nouvelle mode : des affichettes sous les « feux rouges » qui vous appellent à consacrer le temps de l’attente à la prière et au repentir. On rêve alors d’un pays où on appelle à ne pas jeter ses poubelles par les vitres de sa voiture, où on appelle à ne pas salir et cracher, insulter et honnir, qualifier de traître toute personne différente et ne pas accuser les femmes en jupes de provoquer les séismes. On rêve de respect de la vie, des vies.

Non, c’est une évidence : on n’aime pas ce pays, on s’y venge de je ne sais quel mal intime. Tout le prouve : la pollution, le manque de sens écologique, l’urbanisme monstrueux, la saleté, les écoles où on enterre nos enfants et leurs âmes neuves pour en faire des zombies obsédés par l’au-delà.

On rêve d’un pays, pas d’une salle d’attente qui attend l’au-delà pour jouir du gazon au lieu de le nourrir ici, sous nos pas, pour nous et nos enfants. On rêve et on retient, tellement difficilement, ce cri du cœur : pourquoi avoir tant combattu pour ce pays pour, à la fin, le maltraiter si durement ? Pourquoi avoir poussé nos héros à mourir pour transformer la terre sacrée en une poubelle ouverte ? Pourquoi avoir rêvé de liberté pour en arriver à couper les arbres et inonder le pays de sachets en plastique ?

Alors, tout ça pour ça ?

Pierre-Emile Blairon

Notes:

[ J’ai encadré de guillemets les trois adjectifs de nationalité car aucune des trois révolutions ne mérite ce qualificatif : la révolution française est une prise de pouvoir lors d’une émeute de voyous, manigancée par les bourgeois parisiens, la révolution russe est marxiste et la révolution algérienne ne peut être algérienne puisque l’Algérie n’existait pas avant l’arrivée des Français de Charles X ; seules, des tribus nomades avec des chefs de grande noblesse comme le Bachaga Boualem et les  montagnards kabyles avaient un attachement au sol de cet espace indéfini.

[2]. Noël à Oran, chanson de François Valéry, incroyablement adaptée à ce funeste souvenir.

[3] Guillaume Zeller, Oran, 5 juillet 1962, un massacre oublié, éditions Tallandier, 2012.

[4]. Blog L’Auberge espagnole

 

*****

Addendum de la rédaction:

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Ne pas oublier ! Algérie 1962 : le général Franco envoie 2 ferries à Oran pour embarquer les pieds-noirs abandonnés sur les quais à la barbarie du FLN

Récit


Le but principal de l’opération étonnante décrite ici était de rapatrier la communauté espagnole d’Oran. Une présence en Algérie qui datait du Moyen âge. Huit ans plus tard, l’épisode n’empêcha pas la rencontre historique De Gaulle – Franco au palais du Pardo, à Madrid. Rencontre souvent qualifiée de scandaleuse en France mais qui eut bel et bien lieu le 8 juin 1970.  


Le 30 juin 1962 à 10 h du matin, malgré l’opposition de de #Gaulle, le général Franco donne l’ordre à ses capitaines d’embarquer les pieds-noirs, faisant fi de la pression imposée par la France.

Franco prévint de Gaulle qu’il était prêt à l’affrontement militaire pour sauver ces pieds-noirs abandonnés sur les quais d’Oran et livrés à la barbarie du FLN.

De Gaulle est également informé que l’aviation et la marine de guerre espagnoles sont en route jusqu’aux eaux internationales, face à Oran.

Finalement, face à la détermination du général Franco, la France cède et le samedi 30 à 13h00 ces deux bateaux espagnols peuvent embarquer 2200 pieds-noirs, 85 voitures et un camion.

Lors de l’embarquement, les courageux capitaines espagnols durent s’opposer à la montée sur leurs bâtiments d’une compagnie de CRS qui voulaient lister tous les pieds-noirs embarqués à destination de l’Espagne.

Les capitaines espagnols avouèrent n’avoir pas compris l’attitude arrogante des autorités françaises dans une situation aussi dramatique.

Contre vents et marées, finalement à 15h30, les quais d’Oran, noirs de monde, se vidèrent. Les bateaux espagnols prirent enfin la mer malgré une importante surcharge.

De l’arrivée jusqu’au départ des ferrys espagnols, une liesse, joie et larmes, s’était emparée des pieds-noirs aux cris de « Viva España ! » et « Viva Franco ! » …  

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18:17 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, oran, algérie, pieds-noirs | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

samedi, 02 juillet 2022

Le syndrome Churchill et la catastrophique guerre occidentale

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Le syndrome Churchill et la catastrophique guerre occidentale

Nicolas Bonnal

On a vu le niveau de débilité, d’incompétence et même d’incorrection, vestimentaire ou autre, des leaders du G7. Macron est en perdition, Trudeau aussi et Biden va prendre une raclée, n’en déplaise aux catastrophistes. Mais mon sujet est le syndrome Churchill : Churchill est l’homme politique le plus nul possible (voir le livre de John Charmley) sur le plan pratique, et qui ne se sentait à l’aise que dans des guerres totales et d’extermination contre les Allemands, qui étaient la cible de l’époque. Or sur ordre des néocons beaucoup plus inspirés par Churchill que par Strauss les hommes politiques nuls ou même obscènes que nous avons en Occident veulent se lancer dans une guerre éternelle de type orwellien contre la Russie ; dans l’espoir que ces chefs de guerre insensés seront célébrés par des foules toujours plus abruties. Ils oublient que Churchill fut jeté dehors par ses électeurs british en 1945, preuve sans doute que la satisfaction n’était pas à la hauteur des aspirations du chéri des journalistes néocons.

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On va citer le capitaine Grenfell, ami de John Buchan, sur les buts aberrants de Churchill, car ce dernier se met à déifier le stalinisme pour écraser l’hitlérisme (qui lui a proposé dix fois la paix). Je cite la traduction de mes amis du Saker francophone :

« Mais, en supposant que la suppression par la force des tyrannies dans des pays étrangers constituât le devoir des Britanniques, pourquoi trouvait-on une autre tyrannie, partenaire des Britanniques dans ce processus? La tyrannie communiste, en Russie, était pire que la tyrannie nazie en Allemagne ; les conditions générales de vie du peuple russe était largement inférieures à celles des Allemands ; le travail de forçat en Russie était employé à grande échelle, en comparaison à la même pratique sur le sol allemand, la cruauté n'y avait rien à envier à celle du côté allemand, et de nombreux observateurs la décrivent même comme bien plus importante. La technique répugnante des purges, des interrogatoires brutaux amenant à "confession", et l'espionnage domestique généralisé était déjà à l'œuvre en Russie depuis des années avant que Hitler n'introduise ces mêmes méthodes en Allemagne, qu'il copia probablement de l'exemple russe. Mais M. Churchill encensait la Russie comme allié des plus bienvenus, quand elle se trouva embarquée dans la guerre. »

Plus loin Grenfell souligne le bilan effrayant de cette guerre pour l’Angleterre et son empire (qui n’a pas été détruit par le nazisme mais par la guerre contre le nazisme) :

« Il s'était montré prêt à tout sacrifier pour parvenir à cette victoire, et les sacrifices consentis par lui laissèrent ses co-vainqueurs britanniques à moitié ruinés, rationnés, emprisonnés financièrement dans le camp de concentration de leur île, assistant à la désintégration de leur Empire, leur propre pays occupé par des soldats américains, et leur économie nationale dépendant de la charité étasunienne. Tout cela pour quoi ? Pour que les Allemands se vissent désarmés de manière permanente? À peine trois ou quatre années passées, nous suppliions les Allemands de se réarmer aussi rapidement que possible. »

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Grenfell a tout résumé là : on a détruit le pays et l’Europe pour rien, pour se retrouver avec une URSS plus forte que jamais. Puis avec une Europe anglo-américaine plus belliciste que jamais…

Ce n’est pas un hasard si Orwell a écrit son 1984 pendant cette triste époque. Voyez l’enfant aux cheveux verts de Losey ; on est passé de l’Angleterre edwardienne maîtresse du monde vers 1900 à un pays prolétarisé et clochardisé y compris sur le plan culturel et sociétal. Et c’est Churchill et sa rage guerrière qui ont précipité tout cela. Mais puisqu’on vous dit qu’il a sauvé le monde et la paix…

Les nazis volaient des territoires ? Grenfell, qui n’est pas russophile pour un sou, remarque justement (et cela explique la claque de Kaliningrad…) :

« Pourtant, à Yalta, il accepta que des centaines de milliers de kilomètres carrés de territoire polonais (sans parler des territoires lettons, lituaniens ou estoniens) fussent accordés, sans l'aval des habitants, aux gâteurs d'âme, en désaccord flagrant de la Charte Atlantique que lui-même et le président des USA avaient claironné au monde au cours de la même guerre, et en déni flagrant de la déclaration de guerre britannique contre l'Allemagne de 1939, qui précisément garantissait l'inviolabilité du territoire polonais. En outre, les compensations accordées aux Polonais sous forme de territoire d'Allemagne orientale, et l'allocation de la moitié du reste de l'Allemagne à une occupation russe, eurent pour effet de supprimer la zone tampon historique entre Moscou et les pays bordant l'Atlantique. »

Et Grenfell d’ajouter justement :

« Aucune raison réaliste n'existait de considérer l'alliance de la Russie comme loyale et digne de confiance. »

Sur Roosevelt, Grenfell rejoint les libertariens américains :

« On peut également admettre que le président Roosevelt, à cette époque, était dans un état d'hallucination fascinée quant à la pureté virginale des motivations du maréchal Staline… »

Revenons à la situation présente : nos « élites » (ouaf ouaf) s’inspirent d’un homme qui fut prêt à tout pour gagner une guerre déshonorante (un million de civils allemands carbonisés sous les bombes) et déplorable sur le plan des résultats.

Comprenez donc qu’ils vous affameront, vous priveront d’eau (cf. le ministre teuton), d’électricité, de bagnole, de liberté (mais pas de vaccin !), et qu’ils continueront dans leur aberration guerrière jusqu’au bout. Tout sera bon pour exterminer la Russie qui a remplacé l’Allemagne. Mais restons optimistes : le peuple se réveillera !

Source:

Grenfell – Haine inconditionnelle (lesakerfrancophone.fr)

vendredi, 01 juillet 2022

L'alternative pour l'Europe de l'Est est la tradition et l'amitié avec la Russie

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L'alternative pour l'Europe de l'Est est la tradition et l'amitié avec la Russie

Alexander Bovdunov & Pavel Kiselev

Source: https://www.geopolitika.ru/en/article/alternative-eastern...

Cette interview de Pavel Kiselev avec l'expert en histoire et en géopolitique Alexander Bovdunov aborde la réalité actuelle de l'Europe de l'Est. Le livre que Bovdunov vient de publier a eu un large écho parmi les conservateurs russes et est devenu essentiel pour étudier les processus politiques et philosophiques en Europe de l'Est.

Kiselev : Alexander, depuis combien de temps vous intéressez-vous au sujet de l'Europe de l'Est ? Pourquoi avez-vous commencé à l'étudier ?

Bovdunov : J'ai commencé à étudier la Roumanie lorsque j'étais étudiant au MGIMO. Ma deuxième langue étrangère était le roumain. Puis j'ai développé un intérêt pour la pensée conservatrice orthodoxe roumaine et, par coïncidence, j'ai commencé à traduire quelques textes en même temps, activité qui s'est ensuite transformée en un intérêt plus large et plus complexe pour la région [l'Europe de l'Est]. Il s'est alors avéré que la notion de "région" ne s'applique pas bien à cette structure complexe caractérisée par ses frontières. Par essence, la région est une zone-frontière fluctuante entre la Russie et l'Europe. Ensuite, les questions de savoir quoi faire de cette frontière et quelles alternatives à la situation géopolitique actuelle pouvaient être développées en un intérêt académique, dans une thèse de doctorat sur une réorganisation géopolitique alternative de l'Europe. Je m'intéressais au problème de savoir quelles alternatives à leur statu quo les Européens de l'Est voyaient. Finalement, cela s'est transformé en un livre, publié par hasard à un moment chaud où l'intérêt pour la région s'était considérablement accru.

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Kiselev : Quand avez-vous commencé à écrire le livre ?

Bovdunov : Le corps principal du texte a été écrit en 2012-13 alors que je préparais et défendais mon doctorat en sciences politiques. Puis je l'ai mis à jour, j'ai écrit plusieurs nouveaux chapitres entièrement consacrés aux espaces philosophiques de l'Europe de l'Est. Autrement dit, le livre a été écrit avec des interruptions : d'abord dans les années 2010 et mis à jour dans les années 2020 et 21.

Kiselev : Vous avez dit que l'intérêt pour l'Europe de l'Est a augmenté pendant les "périodes chaudes". L'opération militaire spéciale a-t-elle eu un impact sur le contenu du livre, avez-vous fait des ajouts après son début ?

Bovdunov : Malheureusement, il n'y en a pas eu, car le livre avait déjà été imprimé à ce moment-là. Conceptuellement, cependant, rien n'a changé dans la région. Au contraire, les stratégies atlantistes de contrôle de la région et d'expansion en tant que "zone tampon" à l'est, telles que décrites dans le livre, sont devenues encore plus prononcées. Il est clair que la position de certains politiciens est également en train de changer, car certains auteurs ouvertement pro-russes ont dû être réduits au silence. Cependant, nous pouvons déjà constater que cette tendance est en train de changer. C'est-à-dire que les experts commencent à s'exprimer contre les livraisons d'armes à l'Ukraine, pour la normalisation des relations avec la Russie, etc. Je pense qu'en fait, tout va revenir à la normale. En outre, plus la Russie sera performante, mieux, paradoxalement, elle sera traitée. Plus la Russie sera forte dans le cadre de l'Opération militaire spéciale, meilleure sera l'attitude à son égard de ceux qui ont jusqu'à présent adopté une attitude sceptique et attentiste, mais qui ne sont pas prêts à accepter la dégénérescence et la dégradation causées par la civilisation occidentale moderne. Une Russie forte devra être prise en considération, et les forces conservatrices et traditionalistes (au sens large du terme) verront dans une Russie forte un soutien. Beaucoup pensent déjà que la Russie devrait être le centre d'attention, qu'elle est un acteur important dans l'arène géopolitique, défiant l'Occident.

Kiselev : Dans ce contexte, comment voyez-vous les relations entre la Russie et l'Europe de l'Est après la fin de l'opération spéciale ?

Bovdunov : Je pense que le refroidissement actuel est temporaire et qu'ils devront rechercher le dialogue à l'avenir. Et puis les concepts géopolitiques anti-atlantiques et continentaux, même s'ils ne sont que des idées pour l'instant et ne sont pas soutenus par beaucoup, auront un rôle à jouer et devront être abordés. L'important est d'avoir des idées, et les idées sont là. Elles vivent à nos côtés, et il me semble qu'il y aura une certaine réorientation, au moins dans les pays où il existe de sérieuses positions pro-russes, par exemple en Bulgarie et en Slovaquie. Avec la Pologne, c'est compliqué, car à bien des égards, nous sommes aux antipodes, et le différend polono-russe n'est pas tant un différend entre le catholicisme et l'orthodoxie, mais entre deux grandes puissances qui ont tenté de concentrer l'hégémonie entre leurs mains dans cette partie de l'Europe. La Russie a réussi, la Pologne n'a pas réussi. La question se pose : le choix de la Pologne était-il le bon ? La nostalgie impériale polonaise se manifeste de diverses manières : dans la politique prométhéenne, dans l'idée jagellonienne, dont il est question dans mon livre, et dans une sorte de "nostalgie" de l'Empire russe ! À ce sujet, je peux également recommander un livre de l'écrivain polonais Mariusz Swider intitulé "Comment nous avons construit la Russie".

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C'est un livre très populaire en Pologne - il existe de nombreuses éditions et les Polonais s'y intéressent activement. Il décrit le rôle des Polonais dans l'histoire de la Russie, le nombre de Polonais qui ont servi dans l'armée, le gouvernement et la police de l'Empire russe est plus élevé que tout autre groupe ethnique, comment ils ont participé à la création de la culture russe. Et donc, ils ont la nostalgie de la grandeur que cela a donné. Nous leur proposons de rechercher cette grandeur avec la Russie, et non pas contre la Russie, non pas au bénéfice des doctrines libérales occidentales, qui finiront par détruire la Pologne. Cela n'a aucun sens pour les "hussards ailés" polonais d'aller contre la Russie si la communauté LGBT vient de l'arrière avec des "plumes". La menace pour leur identité ne vient pas de la Russie.

Kiselev : Votre livre a fait une impression positive sur une grande partie de la communauté conservatrice en Russie, car le sujet de l'Europe de l'Est est à l'ordre du jour pour beaucoup en ce moment. Dites-moi, y a-t-il des études russes sur cette région, ou des parties de celle-ci, philosophiques ou géopolitiques, que vous pourriez citer et qui auraient pu influencer votre travail également ?

Bovdunov : Tout d'abord, Noomakhia d'Alexander G. Douguine, deux volumes qui traitent directement des régions d'Europe de l'Est. De manière générale, il a été influencé par les discussions qui ont eu lieu au sein du Center for Conservative Studies dans les années 2010. Je pense que ce sont des ouvrages exemplaires qu'il faut lire. Quant aux autres ouvrages russes, je ne pense pas que beaucoup d'ouvrages sérieux soient publiés aujourd'hui. Vous pouvez chercher des traductions d'auteurs lituaniens, par exemple d'Antanas Maceina (photo), brillamment traduit par Maxim Medovarov et aussi des auteurs roumains.

Antanas_Maceina.jpgKiselev : Dans votre livre, vous indiquez qu'en plus de Noomakhia, votre livre a été influencé par les autres ouvrages de Douguine, Géopolitique et Fondements de la géopolitique. Des concepts tels que l'approche civique et la quatrième théorie politique jouent-ils un rôle dans vos recherches ?

Bovdunov : L'approche civique, oui. Quant à la "Quatrième Théorie Politique", je n'en parle pas directement. Mais il y a une section dans le livre intitulée "Grande Europe de l'Est : réveil ou réinitialisation", qui parle des concepts de grand réveil et de la façon dont on peut mener un discours contre-hégémonique, lié à la notion de "troisième traditionalisme" - un appel à l'horizon paysan. Ceci, à mon avis, se combine avec QTP. Le phénomène même du populisme est-européen est précisément une tentative de surmonter la dichotomie gauche-droite, qui est essentiellement une expression et un reflet du même projet des Lumières, mais sous des formes différentes. Il recoupe donc en partie les concepts de ce qu'Alexandre Douguine appelle la Quatrième théorie politique.

Kiselev : En ce qui concerne l'approche civilisationnelle, voyez-vous l'Europe de l'Est comme une civilisation distincte, ou y a-t-il trop de contradictions internes qui l'empêchent ?

Bovdunov : Non, cette région ne peut être considérée comme une civilisation séparée, elle est un terrain de contact de diverses civilisations : Islamique, Orthodoxe, Catholique. Un autre fait est qu'il y a quelque chose de commun dans ce domaine à partir duquel le projet de la Grande Europe de l'Est peut être construit, je veux parler de la composante conservatrice qui est évidemment présente dans ces pays et qui est en partie liée à nous. Il y a une couche supplémentaire, l'horizon paysan, car l'Europe de l'Est est le berceau du paysan européen, où la civilisation de la Grande Mère se superpose au dionysisme (Dionysos vient d'Europe de l'Est, de Thrace). Et ces horizons philosophiques sont également importants pour trouver un terrain d'entente. Il y a des moments de chevauchement même dans l'idée slave, car il semblerait que le panslavisme et l'eurasianisme soient difficilement compatibles, mais, en fait, nous devrions nous tourner vers la dimension profonde de l'idée slave, vers la langue, vers la recherche linguistique, vers les tentatives de former la philosophie sur la base de la langue.

Ainsi, le philosophe macédonien Bronislav Sarkanyants fait remarquer que nous pouvons retracer comment les concepts philosophiques que l'on trouve dans les langues slaves du Sud ont fait un long chemin depuis la tradition grecque, jusqu'au latin, à l'allemand, au russe, au serbe, et ainsi de suite. Nous avons eu Cyrille et Méthode, il y avait une tradition de traduction du grec, qui était essentiellement une traduction du grec philosophique, la langue du Nouveau Testament et du platonisme chrétien. Pourquoi ne nous tournons-nous pas ensemble vers la tradition de Cyrille et Méthode ? C'est déjà un défi intéressant. Au lieu de passer par une chaîne de perte de sens, nous pouvons faire une tentative pour atteindre l'antiquité et notre tradition commune léguée par Cyrille et Méthode.

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L'image de Cyrille et Méthode est importante pour nous, pour les Serbes et les Slovaques, qui avons la croix de Cyrille et Méthode dans nos armoiries. On peut trouver de profondes tendances russes et slaves chez les Slovaques. Nous pouvons trouver des influences mutuelles de tendances philosophiques: les Slovaques ont une école philosophique, fondée par Nikolai Loski. Nous sommes unis aux Polonais par la figure de Thaddeus Zielinsky (photo), un grand et intéressant spécialiste de l'antiquité et fondateur de l'idée de la Renaissance slave. En général, il y a beaucoup de couches différentes qui se croisent et se chevauchent, et c'est ce qui rend la région si intéressante.

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Kiselev : Quelles conclusions tirez-vous de votre livre et quels sont vos espoirs pour l'avenir de l'Europe de l'Est ?

Bovdunov : La conclusion est que nous pouvons construire un projet pour l'Europe de l'Est. Ce projet respectera l'identité de la région. Les pays d'Europe de l'Est doivent se tourner vers les horizons philosophiques sous-jacents qui les unissent, d'une part. D'autre part, les aspects pragmatiques et géopolitiques jouent un rôle important. Pour ce faire, il faut d'abord mettre fin à l'occidentalo-centrisme, qui empêche l'Europe de l'Est de rattraper l'Occident, car le discours lui-même est actuellement construit de telle sorte qu'elle ne peut pas le rattraper; l'Europe de l'Est est éternellement contrainte d'être l'"Autre" interne de l'Occident, en le copiant, en éliminant ses caractéristiques, tandis que la Russie est l'"Autre" externe. Ce qui est projeté sur l'image de l'"Autre" est ce que l'Europe nie actuellement en elle-même. Pour sortir de ce cercle vicieux, il est nécessaire que l'"autre" Europe devienne l'"autre Europe". Il est nécessaire de chercher son alternative dans la Tradition et avec la Russie.

 

mercredi, 29 juin 2022

Rathenau, Rapallo et la droite allemande

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Rathenau, Rapallo et la droite allemande

Karl Richter

(Page Facebook de Karl Richter)

Il y a quelques jours, c'était le centenaire de la mort de Walther Rathenau. Il a été assassiné le 24 juin 1922 par des fanatiques nationalistes qui lui reprochaient ses origines familiales juives et sa "politique d'accomplissement" envers les puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale. Rien n'est plus faux : pendant la guerre, Rathenau s'était distingué plus que quiconque en concentrant tous les efforts d'armement du Reich, en augmentant leur efficacité et en atténuant autant que possible les effets du blocus maritime anglais. Sans la création, à son initiative, d'un office spécifique pour la gestion des matières premières essentielles à la guerre, l'Allemagne aurait probablement été confrontée à une crise des matières premières dès 1914/15. Plus tard dans la guerre, il s'est notamment engagé en faveur de l'emploi massif de civils belges pour les affecter à l'économie de guerre allemande et a même refusé l'armistice en 1918. Pour l'avenir, il envisageait la création d'une zone économique centre-européenne unifiée sous la direction de l'Allemagne - un projet qui fut à nouveau à l'ordre du jour pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque l'on discuta de l'ordre d'après-guerre après une victoire allemande.

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En fait, Rathenau était un libéral. Cependant, sous l'influence de la guerre, il s'est imposé comme théoricien de l'économie planifiée et d'une "économie commune", qui devait continuer à marquer l'ordre économique après la guerre. Les sociaux-démocrates s'opposèrent à ce projet, ce qui est révélateur. Il inspira plus tard le "socialisme de guerre" de Lénine - mais encore plus le "miracle de l'armement" allemand, rendu possible par le futur ministre national-socialiste de l'armement Albert Speer à partir de 1942, en soumettant l'économie de guerre allemande à un contrôle étatique strict, tout en conservant ses structures de capital privé.

Rathenau a réussi son plus grand coup en tant que ministre des Affaires étrangères de la République de Weimar, lorsqu'il a jeté un froid sur l'opinion publique mondiale en signant le traité de Rapallo avec la Russie soviétique en avril 1922: il a redonné à l'Allemagne vaincue une liberté de mouvement considérable, du moins à l'Est, et a rendu possible une coopération fructueuse avec l'Armée rouge pendant des années, dont la Wehrmacht a encore largement profité.

Tout cela n'a pas empêché une poignée de tueurs à gages nationalistes d'assassiner Rathenau le 24 juin 1922 au cours d'un déplacement officiel. Il s'agissait sans aucun doute de l'une des actions les plus stupides et les plus butées que la droite allemande ait jamais réussies - et l'on peut légitimement s'interroger sur ses commanditaires. Les milieux anglo-américains tentaient déjà de saboter tout ce qui pouvait rapprocher l'Allemagne et la Russie. Les assassins de Rathenau - officiers, membres de la bourgeoisie - pourraient sans problème tendre la main aux partisans "nationalistes" de l'Ukraine d'aujourd'hui, dont la haine folle de la Russie ne fait que servir les transatlantistes (ndt: c'est ainsi que l'on désigne les atlantistes et les partisans de l'OTAN en Allemagne).

J'ai toujours apprécié Rathenau, qui était un esprit brillant et, en outre, un excellent écrivain, notamment en raison de sa rationalité glaciale. Bien que Prussien jusqu'au bout, tout sentimentalisme noir, blanc et rouge lui était totalement étranger. Il n'y avait pour lui aucune interdiction de penser. Comme Bismarck, il rejetait toute idée de colonialisme allemand, car il jugeait les colonies non rentables. Son traité surprise avec la Russie, mise au ban de la communauté internationale, est aujourd'hui plus actuel que jamais. Rathenau, le Prussien, le Juif, l'homme politique, était avant tout un grand patriote allemand. Aujourd'hui encore, il dépasse de loin, de très loin, certains homoncules au pouvoir.

mercredi, 22 juin 2022

Sur le blé: de l'antiquité à la guerre russo-ukrainienne

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Sur le blé: de l'antiquité à la guerre russo-ukrainienne

Andrea Marcigliano

Source: https://electomagazine.it/grano-derivati/

Parlons du... blé. Précisément du blé, le grain de l'épi, chanté par Virgile dans le livre I des Géorgiques. Son véritable chef-d'œuvre, selon Paratore. Car le poète d'Andes - un village de la campagne autour de Mantoue, qui n'est pas mieux identifié, même si, bien sûr, toutes les villes actuelles de la région prétendent être son lieu de naissance - était de la race des paysans. Et d'esprit, surtout, qui aimait la tranquillité champêtre, les arbres chargés de fruits, les bœufs à tête massive attelés à la charrue ... les champs de blé éclatant sous le soleil. Et dans le genre épique, il était certainement grand, ce Virgile, mais il n'était pas Homère. Et la guerre n'était pas dans sa sensibilité.

Quoi qu'il en soit, c'est de ce blé que nous parlerons. Également chanté par Pascoli, pour qui Virgile a toujours été la plus grande référence. Et par l'Alcyone de D'Annunzio. La Spica. Où la poésie géorgique devient un lyrisme intense, musical. Et résonne, de manière évocatrice, avec les mystères d'Eleusis... Car, pour nous, peuples méditerranéens, le blé est le symbole de la vie. Ainsi que la source primaire de notre alimentation.

Car sur les deux rives de ce que nous appelions autrefois notre mer, le blé a toujours été la principale source de subsistance. Pain, pâtes, couscous, biscuits, farine... nous, les peuples méditerranéens, consommons toujours du blé en fin de compte.

Pourtant, nous ne sommes pas de grands producteurs de la précieuse céréale. Dans l'Antiquité, les greniers méditerranéens étaient, en fait, au nombre de trois. La Sicile d'abord et avant tout. Et cela explique, dans une large mesure, la longue et féroce lutte entre Carthage et les cités grecques pour le contrôle de la grande île. Une lutte à laquelle Rome a mis fin, par ses propres moyens, qui, alors, étaient dérisoires.

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Puis l'Égypte, bien sûr. Le plus grand producteur de l'antiquité. Et il semble paradoxal qu'aujourd'hui, l'Égypte dépende de pays étrangers pour son approvisionnement en céréales. Une dépendance qui, ces jours-ci, devient dramatique. Mais, pour Rome, la source principale qui alimentait la Ville, était la Cura Annona (la production annuelle). Et son contrôle la clé du pouvoir au cœur de l'empire. À tel point que les empereurs, à partir d'Octave, l'ont gouverné par l'intermédiaire de légats. Comme une sorte de propriété personnelle. Et le pauvre Cornelius Gallus, qui avait été le gouverneur de cette Cura Annona, a payé lourdement les soupçons d'Auguste. De sa vie. Et avec l'effacement de son travail et de sa mémoire. Ce qui nous a privé, probablement, de l'un des plus grands poètes élégiaques latins.

Et puis il y avait la Colchide. Le sud du Caucase, entre l'Azerbaïdjan et la Géorgie. Le pays de la Toison d'or. Evoquons simplement l'entreprise des Argonautes. Celle de Jason et de Médée.

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Athènes importait déjà des céréales de là-bas. L'Attique était trop aride et sablonneuse pour garantir les besoins de la cité de Périclès.

Et les Romains, sans la conquérir, y ont étendu une sorte de protectorat. Ils ont pris sous leur aile les colonies milésiennes de la mer Noire. D'où provenaient les céréales cultivées dans la région située plus au nord. Dans le pays qui s'appelait aussi Sarmatie. Et qui est maintenant, au moins en partie, l'Ukraine. Et la Russie.

Et ici - après avoir confirmé mon surnom de Docteur Divagus - nous arrivons au cœur du problème.

La guerre entre la Russie et l'Ukraine semble, entre autres, mettre en péril l'approvisionnement en céréales de l'Europe et de l'Afrique.

Il semble... car on nous dit que des centaines de navires de transport sont bloqués de l'autre côté du Bosphore avec leur précieuse cargaison depuis plus de deux mois. Qui, d'ailleurs, ne devrait plus être si précieuce. Puisque les céréales, stockées dans la cale d'un navire, se détériorent au bout d'un mois. Et elles deviennent inutiles pour tout usage alimentaire.

En tout cas, la crise de l'offre est là. C'est indiscutable. À tel point que nos pâtes bien-aimées ont déjà augmenté dans les rayons des supermarchés. Car, évidemment, dans les plaines d'Ukraine, le blé est récolté entre février et mars. Et les eskimos et les pingouins sont embauchés comme ouvriers... Un petit soupçon, seulement vague, de spéculation est-il légitime ? Ou s'agit-il, une fois de plus, d'une démonstration de la-terre-est-platisme?

Et puis, il y a quelque chose qui m'intrigue. Le patron d'une marque populaire de pâtes, une bonne marque d'ailleurs, a déclaré qu'il est obligé d'augmenter le prix parce que plus aucun blé n'arrive d'Ukraine.

Je vais à la cuisine. Et je prends un paquet de spaghetti. De cette marque même. En grosses lettres sur l'emballage: "100% blé italien". Mah....

La bataille pour le blé a donc commencé. Le seul salut pourrait être d'encourager la production nationale. Draghi torse nu fauchant sous le soleil brûlant de juin serait un spectacle intéressant...... Mais je doute que le banquier s'expose au risque des rayons ultraviolets. Ce risque lui est déconseillé par ses amis écologistes bien connus, tels que Soros et Gates. Il s'efforce de combler le trou dans la couche d'ozone et de sauver le monde. Sous les applaudissements de Greta et de la foule des gretins.

Le seul trou qui devrait nous inquiéter, cependant, est celui de notre ventre. Inévitable si le grain n'arrive vraiment plus. Parce qu'une politique autarcique est, soyons honnêtes, très difficile à mettre en œuvre. Parce que cela prendrait trop de temps, et nous n'en avons pas. Et, en outre, cela pourrait éveiller des soupçons de sympathie pour un certain régime du passé. Et pour un certain faucheur. Qui, contrairement à Draghi, avait le physique pour faucher.

Bien sûr, notre ami Bill viendra à la rescousse. Les céréales viendront des États-Unis. Strictement OGM, et à trois fois le prix de l'ukrainien ou du russe.

Patience. Nous ne renonçerons pas aux pâtes. Nous allons donc sacrifier autre chose et les spaghettis à la sauce tomate, les grice, les amatriciane, les trenette al pesto continueront à animer nos cantines. Malgré les anathèmes des nutritionnistes (personnes maléfiques, et prophètes de malheur).

Oui.... mais l'Afrique ? Le Maghreb qui ne vit, presque, que de céréales ? Et puis celle de l'Afrique subsaharienne. Qui est déjà affamée. Comment vont-ils s'y prendre ? Le prix des céréales de Biden est trop élevé pour être à leur portée... La faim, et donc les guerres et les émeutes sont déjà à l'horizon proche.

Mais personne ne semble s'en soucier. Les Arabes et les nègres, pardon les noirs ou si vous préférez les alterblancs, n'ont d'intérêt qu'en tant que migrants. Comme main-d'œuvre bon marché et comme ressource pour diverses ONG.

Chez eux, ils peuvent mourir de faim. Contribuant ainsi à la politique de diminution de la population mondiale si chère aux fans de Malthus, qui se réunissent périodiquement autour de Davos...

L'Américanisme des gauches

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L'Américanisme des gauches

Claudio Mutti

Source: https://www.eurasia-rivista.com/lamericanismo-di-sinistra/

Considérant le fait que le jeune Marx définissait les États-Unis comme le "pays de l'émancipation politique accomplie", c'est-à-dire comme "l'exemple le plus parfait d'un État moderne", capable d'assurer la domination de la bourgeoisie sans exclure les autres classes de la jouissance des droits politiques, un spécialiste du marxisme a observé qu'"aux États-Unis, la discrimination par la censure prend une forme "raciale"" [1], de sorte que, selon lui, on ne peut manquer de remarquer "une certaine indulgence" [2] de Marx à l'égard du système américain, tandis que "l'attitude d'Engels est encore plus déséquilibrée dans un sens pro-américain" [3].

Pour Engels, en effet, le Far West nord-américain "semble être synonyme d'expansion de la sphère de liberté: il n'est pas fait mention du sort réservé aux Amérindiens, de même que l'on passe sous silence l'asservissement des Noirs" [4]. Non seulement cela, mais parfois Engels devient un apologiste explicite de l'impérialisme américain, comme lorsqu'il célèbre la "vaillance des volontaires américains" dans la guerre contre le Mexique: "la splendide Californie a été enlevée aux indolents Mexicains, qui ne savaient qu'en faire"; ou comme lorsqu'il exalte "les énergiques Yankees" qui donnent une impulsion à la production de richesses, au "commerce mondial" et donc à la propagation de la "civilisation" [5].

L'affirmation selon laquelle la gauche "ne pouvait qu'être américaniste et fordiste, puisqu'elle avait été industrialiste dès le début semble fondée car, en fait, depuis l'Idéologie allemande, Marx et Engels avaient exalté le développement de l'industrie" [6].

Lénine, "le marxiste qui voulait réaliser le socialisme avant le développement généralisé du capitalisme, était d'autant plus américaniste et fordiste" [7], de sorte qu'en 1923, Nikolaï Boukharine pouvait exhorter les communistes à "ajouter l'américanisme au marxisme" [8].

Se faisant l'interprète de la haine bourgeoise contre la persistance d'éléments "médiévaux" dans certaines parties de l'Europe à cette époque, Lénine opposait la "campagne" prussienne, où même l'industrie avait des caractéristiques semi-féodales, à la "ville" américaine, où même l'agriculture n'avait pas échappé à l'organisation capitaliste. En Amérique, écrit-il, "la base de l'agriculture capitaliste n'était pas l'ancienne agriculture fondée sur l'esclavage, la guerre de Sécession ayant détruit l'économie esclavagiste, mais l'agriculture libre, du fermier libre, sur des terres libres ; libres de toutes les charges médiévales, du servage et du féodalisme d'une part, et d'autre part, libres de la contrainte de la propriété foncière privée" [9].

Sur le terrain idéologique cultivé par Marx, Engels et Lénine est née l'admiration de Gramsci pour la "civilisation" américaine et la condamnation de Gramsci de l'anti-américanisme. Comme alternative au type du petit bourgeois européen, le "philistin des pays conservateurs", Gramsci a proposé la figure "énergique et progressiste" que Sinclair Lewis avait dépeinte dans le personnage de Babbitt, le petit bourgeois américain qui voit l'industriel moderne comme "le modèle à atteindre, le type social auquel il faut se conformer".

51sdKr6AY1L.jpgAntonio Gramsci revendique pour le groupe communiste de l'"Ordine Nuovo" (qu'il a fondé en 1919 avec Palmiro Togliatti et d'autres) le mérite d'avoir prôné une "forme d'"américanisme" acceptable pour les masses ouvrières". Pour Gramsci, il existe en fait un "ennemi principal" qui est la "tradition", "la civilisation européenne (...), la vieille et anachronique structure sociale démographique européenne" [10]. Nous devons donc remercier, dit-il, la "vieille classe ploutocratique", parce qu'elle a essayé d'introduire "une forme très moderne de production et de travail telle qu'offerte par le type américain le plus perfectionné, l'industrie d'Henry Ford" [11].

Et la vieille classe ploutocratique a rapidement identifié ses compagnons de voyage. En fait, un commentateur faisant autorité sur les classiques du marxisme, Felice Plato, rappelle les "avances" du sénateur Agnelli envers Gramsci et le groupe de Togliatti, faites au nom d'une supposée "concordance d'intérêts entre les travailleurs de la grande industrie et les capitalistes de l'industrie elle-même". C'est d'ailleurs Gramsci lui-même qui a parlé succinctement du "financement d'Agnelli" et des "tentatives d'Agnelli d'absorber le groupe 'Ordine Nuovo'" [12].

Gramsci n'était cependant ni le premier ni le seul, parmi les marxistes, à voir dans l'Amérique le paysage idéal pour la construction d'une société alternative à la société européenne, malheureusement "alourdie par cette chape de plomb" de "traditions historiques et culturelles" [13]. C'est Gramsci lui-même, en fait, qui mentionne explicitement l'intérêt de "Leone Davidovic" (c'est-à-dire Lev Davidovitch Braunstejn/Bronstein, alias Trotsky) pour l'américanisme [14], ainsi que ses enquêtes sur le mode de vie américain et la littérature nord-américaine.

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Cet intérêt de la pensée marxiste pour l'américanisme est dû, explique Gramsci, à l'importance et à la signification du phénomène américain, qui est, entre autres, "le plus grand effort collectif jusqu'à présent pour créer, avec une rapidité sans précédent et avec une conscience de but jamais vue dans l'histoire, un nouveau type de travailleur et d'homme" [15]. Les réalisations de l'américanisme ont donné naissance à une sorte de complexe d'infériorité chez les marxistes, qui proclament selon les mots de Gramsci que "l'anti-américanisme est comique, avant d'être stupide" [16].

51nhN+o3ahS._SX326_BO1,204,203,200_.jpgNous avons parlé plus tôt de la littérature américaine.  Eh bien, l'une des manifestations les plus significatives de la culture antifasciste qui a eu lieu pendant le Ventennio de Mussolini a été la publication de l'anthologie Americana éditée par Elio Vittorini pour l'éditeur Bompiani en 1942 (et toujours réédité depuis). On a dit à juste titre que pour Vittorini et les camarades qui l'ont rejoint dans l'initiative en tant que traducteurs (tous gravitant plus ou moins dans l'orbite du Parti communiste clandestin), "la littérature américaine contemporaine (...) est devenue une sorte de drapeau ; et c'est aussi, ou peut-être surtout, comme un manifeste implicite de foi antifasciste que Vittorini a conçu et réalisé son anthologie. L'Amérique devait être pour les lecteurs, comme elle l'était pour lui, une grande métaphore de la liberté et de l'avenir" [17].

Dans ces mêmes années, alors que les antifascistes, parmi lesquels les futurs dirigeants du PCI, trinquaient à la fortune de Sa Majesté britannique [18], dans les discours de Palmiro Togliatti diffusés par Radio Mosca, il y avait une exaltation fréquente des États-Unis qui prenait parfois des accents de mysticisme inspiré. Voici un florilège bref mais significatif des laudes chantées par Migliore.

8 août 1941. "Et en réalité, nous devons être reconnaissants à l'Amérique non seulement pour avoir donné du travail pendant tant de décennies à tant de nos frères, mais aussi pour le fait qu'à ces hommes, qui sortaient de l'obscurité de relations sociales presque médiévales, elle a fait voir et comprendre ce qu'est un régime démocratique moderne, ce qu'est la liberté. (...) Mussolini et le fascisme (...) voudraient faire croire au peuple italien qu'il a un ennemi dans le peuple américain (...). Les Italiens qui connaissent l'Amérique devraient dire la vérité à leurs concitoyens. Qu'ils leur disent que le peuple des États-Unis est ami de l'Italie, mais qu'il est l'ennemi acharné de toute tyrannie (...) Et les Italiens qui aiment leur pays, qui ne sont et ne veulent être les serviteurs d'aucun despotisme, ont une nouvelle raison d'être reconnaissants au peuple des États-Unis, de qui vient aujourd'hui au peuple italien non seulement une nouvelle incitation à briser ses chaînes, mais une aide concrète aussi puissante" [19].

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2 janvier 1942. "Mais une autre voix nous parvient sur les ondes. C'est la voix du grand peuple américain. Dans son accent masculin, il nous semble entendre le rugissement de mille usines travaillant jour et nuit, sans relâche, pour forger des canons, des chars, des avions, des munitions. Il y a un mois, l'Amérique fabriquait autant d'avions en un mois que l'Allemagne et ses vassaux réunis. Bientôt, elle en fabriquera deux fois plus. Trente millions de travailleurs américains ont juré de ne pas relâcher leurs efforts de production tant que les régimes fascistes de terreur, de violence et de guerre ne seront pas écrasés. De bonnes perspectives, donc, pour la nouvelle année" [20].

Nous pouvons citer ici un extrait d'une lettre que Migliore, après la défaite des troupes alpines italiennes à Nikolaevska, a écrite de Moscou le 3 mars 1943 à Vincenzo Bianco : "La position des Italiens d'Amérique, et la nôtre, doit cependant être bien argumentée. Il faut expliquer qu'il ne s'agit pas du tout d'une invasion, mais d'une aide apportée au peuple italien pour retrouver sa liberté, pour chasser ses vrais ennemis, qui sont les fascistes et les Allemands. Expliquez que la véritable invasion de l'Italie est celle des Allemands, organisée par Mussolini. Mussolini est responsable de l'arrivée de la guerre en Italie. Etc. etc. Bien sûr, combinez cela avec la démonstration que les Italiens peuvent empêcher que la guerre soit portée sur leur territoire national en se débarrassant immédiatement du gouvernement de Mussolini, en évinçant ce gouvernement, en brisant la vassalité allemande, etc. D'où l'appel à la lutte, la polémique contre ceux qui disent attendre l'atterrissage pour faire quelque chose, etc. etc.  En cas de débarquement, notre position doit être: une invitation aux populations à accueillir les troupes anglo-saxonnes comme des troupes libératrices ; une invitation aux soldats à déposer les armes, etc." [21].

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Les camarades de Togliatti, en revanche, n'ont pas été privés du titre de chevalier par les impérialistes. Pour citer un cas illustre, Arrigo Boldrini dit "Bulow", qui après avoir commandé la 28e brigade "Garibaldi" a été longtemps député du PCI puis président de l'ANPI, a été décoré d'une médaille d'or par le général McCreery, commandant de la 8e armée, en février 1945 (ci-dessus).

Le fait que la "Résistance" antifasciste était un mouvement collaborationniste au service de l'envahisseur anglo-américain est un fait reconnu aujourd'hui même par l'historiographie communiste "hérétique", c'est-à-dire non alignée sur la mythologie de la Résistance. "L'accusation portée contre le mouvement partisan d'être pleinement inclus dans le front de guerre militaire allié a eu un support historique évident" [22], écrit par exemple un historien qui a compilé plusieurs entrées pour l'Encyclopédie de l'antifascisme et de la résistance. Par ailleurs, en 1944 déjà, l'organe d'un groupe communiste écrivait : "Nées de l'effondrement de l'armée, les bandes armées sont, objectivement et dans les intentions de leurs animateurs, des instruments du mécanisme de guerre britannique" [23].

Par la suite, les antifascistes, les catholiques, les libéraux et les sociaux-démocrates ralliés à Badoglio n'ont pas eu trop de mal à admettre le caractère collaborationniste de la "Résistance", notamment parce que, dans les années d'après-guerre, leurs partis ont continué à être subordonnés à la politique américaine et britannique et que de nombreux anciens partisans "blancs" ont poursuivi leurs activités pro-occidentales dans les "partis démocratiques", dans le journalisme ou peut-être dans les rangs du contre-espionnage ou du "Gladio" ; les communistes et les socialistes, qui dans la situation créée par la "guerre froide" se sont retrouvés du côté de l'URSS, ont essayé de créer une image "patriotique" de la "Résistance" et d'attribuer le mérite exclusif de la défaite nazie-fasciste à l'action des partisans, comme si les Anglo-Américains n'avaient jamais existé et comme si l'action des partisans n'avait pas été soutenue et financée par les impérialistes occidentaux (ainsi que par les capitalistes du Nord hostiles à la socialisation des entreprises décrétée par la CSR).

Dans le sud occupé, certaines formations de l'extrême gauche s'étaient immédiatement mises à la disposition des envahisseurs anglo-américains.  En Campanie, par exemple, le Parti socialiste révolutionnaire italien était né, dont l'un des objectifs immédiats était d'"aider les Anglo-Américains à libérer le territoire restant de la péninsule" [24]. "Après avoir accueilli les Alliés comme des libérateurs, les socialistes révolutionnaires avaient rencontré à Salerne le général Clark pour lui demander d'aider les troupes dans leur entrée à Naples et avaient également participé aux négociations pour la création du Gruppi Combattenti Italia" [25].

260px-Adriano_Olivetti_fotoritratto.jpgDans le Nord, depuis février 1943, le Parti communiste, le Parti d'action, le Parti prolétarien pour une République socialiste et le Parti socialiste chrétien étaient en contact avec l'OSS, les services secrets américains, par l'intermédiaire d'un agent de liaison de premier ordre: l'ingénieur Adriano Olivetti (photo), un ami de Carlo Rosselli [26].

La dépendance, y compris économique, des partis antifascistes du CLNAI vis-à-vis des hauts commandements anglo-américains est formalisée par un document de cinq pages rédigé en anglais : les "Protocoles de Rome", qui sont signés le 7 décembre 1944 par le général britannique Henry Maitland Wilson, commandant des forces alliées en Méditerranée, et les dirigeants antifascistes: Alfredo Pizzoni ("Pietro Longhi"), Ferruccio Parri ("Maurizio"), Giancarlo Pajetta ("Mare"), Edgardo Sogno ("Mauri").

Les partisans s'engagent à exécuter tous les ordres des Alliés pendant le conflit; ils s'engagent à nommer un officier acceptable pour les Anglo-Américains comme chef militaire du corps des volontaires de la liberté ; ils s'engagent à exécuter tout ordre après la "libération" du territoire italien. Et le CLNAI, pour sa part, était reconnu par les Anglo-Américains comme le seul gouvernement, de facto et de jure, de l'Italie du Nord.

Le point 5 du document établit les fonds à allouer aux activités antifascistes, en ces termes : "Pendant la période d'occupation ennemie en Italie du Nord, la plus grande assistance sera accordée au CLNAI, comme à toutes les autres organisations antifascistes, pour répondre aux besoins de leurs membres engagés dans l'opposition à l'ennemi en territoire occupé : une contribution mensuelle ne dépassant pas 160 millions de lires sera versée sous l'autorité du commandant suprême des forces alliées pour couvrir les dépenses du CLNAI et de toutes les autres organisations antifascistes".

Traduit en italien: les impérialistes alliés allouent une contribution mensuelle de 160 millions de lires (valeur de l'époque) aux collaborationnistes antifascistes, à répartir dans cinq régions italiennes dans les proportions suivantes : Ligurie 20, Piémont 60, Lombardie 25, Émilie 20, Vénétie 35.

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En stipulant les Protocoles de Rome, le Comité de libération nationale de la Haute-Italie a donc aussi formellement subordonné le mouvement partisan à la stratégie militaire anglo-américaine et l'a placé, comme l'a écrit un auteur communiste, "directement sous les ordres des alliés" [27], tandis que le Comando Volontari della Libertà était reconnu comme l'exécuteur des ordres du commandant en chef allié.

Avant même la signature des protocoles, les "patriotes" s'étaient déjà mis au service des "libérateurs", à tel point que le général Alexander leur avait donné l'ordre suivant: "Tuez les Allemands, mais de telle sorte que vous puissiez rapidement vous échapper et recommencer à tuer. (...) Les groupes de patriotes du nord de l'Italie détruisent les lignes de chemin de fer et si possible les téléphones, font dérailler les trains. Détruire les installations télégraphiques et téléphoniques" [28].

Mais laissons la parole à Renzo De Felice. "Les accords de Rome ont apporté 160 millions à la Résistance. C'était le salut. Et Harold MacMillan, responsable sur place de la politique britannique en Méditerranée, pouvait écrire dans ses mémoires le commentaire féroce et satisfait : 'Celui qui paie le joueur décide de la musique'" [29].

"Rompre avec les Alliés, pour la Résistance, était impossible: cela aurait été une catastrophe économique (Parri lui-même, dans son Mémoire sur l'unité de la Résistance, écrit en 1972, rappelle que la perspective était celle de 'fermer boutique')" [30].

"Les Alliés savaient qu'ils avaient les meilleures cartes en main: la force militaire et l'aide économique. Si pour entretenir un partisan, à la fin de 1943, il fallait mille lires, au début de 1945 il en coûtait 3 mille et même 8 mille, dans les zones les plus chères. En bref, la question économique était devenue politique. Une armée aussi nombreuse ne pouvait s'autofinancer: réquisitions, taxations forcées, grèves de ravitaillement, c'est-à-dire vols, brigandages compromettaient, en ce long hiver 44, l'image même du mouvement sur le territoire. Les résultats auraient été catastrophiques. Il est nécessaire de rationaliser le système de financement au-delà des subventions des industriels, qui ont cependant de plus en plus peur des Allemands au fil du temps, et de l'aide des services secrets britanniques et américains. C'était le chef-d'œuvre de Pizzoni. L'argent des alliés arrivait à Milan du sud via la Suisse" [31].

88f1db96781d25612fbe375f5bed38f7.jpgEn 1944, devant le spectacle d'une extrême gauche à la solde des Anglo-Américains, le fasciste républicain Stanis Ruinas (photo) s'adresse à l'un de ses vieux amis, passé du fascisme anti-bourgeois au communisme, en ces termes : "Au risque de passer pour un naïf, j'avoue ne pas comprendre comment des hommes qui se proclament révolutionnaires - socialistes communistes anarchistes - et qui, pour leurs idéaux, ont subi la prison et l'exil, peuvent applaudir l'Angleterre ploutocratique et l'Amérique trustiste qui, au nom de la démocratie et de la liberté démocratique, dévastent l'Europe. J'anticipe votre réponse. En tant que révolutionnaire, vous n'aimez pas Hitler et vous ne faites pas confiance à Mussolini. Et c'est très bien. Mais comment pouvez-vous faire confiance à l'Angleterre impérialiste qui a trahi la Perse, écrasé les républiques boers, opprimé l'Inde et l'Égypte pendant si longtemps, et qui s'arroge le droit de protéger et de diriger tant de peuples dignes de liberté ? (...) Comment pouvez-vous concilier vos idéaux révolutionnaires avec ceux de Churchill et de Roosevelt ?" [32].

Notes:

[1] Domenico Losurdo, Elogio dell'antiamericanismo, "Voce operaia punto it. L'organe télématique hebdomadaire de Direzione 17", 41, 17 octobre 2003.

[2] Ibidem.

[3] Ibid.

[4] Ibid. L'auteur se réfère à : K. Marx - F. Engels, Opere complete, Editori Riuniti, Rome 1955, VII, p. 288.

[5] K. Marx - F. Engels, Opere complete, Editori Riuniti, Roma 1955, VI, pp. 273-275.

[6] Romolo Gobbi, L'Amérique contre l'Europe. L'anti-Europeismo degli americani dalle origini ai giorni nostri, Editions MB, Milan 2002, p. 10.

[7] Ibidem.

[8] Cité dans D. Losurdo, ibidem.

[9] Cité dans : Emmanuel Malynski, Il proletarismo, Edizioni di Ar, Padoue 1979, p. 7.

[10] Antonio Gramsci, Americanisme et fordisme, Universale Economica, Milan 1950, pp. 20-21 ; édition ultérieure : Einaudi, Turin 1978. Les pages de Gramsci rassemblées dans cette édition correspondent au cahier 22 (V) 1934 des Cahiers de prison.

[11] Op. cit., p. 20.

[12] Op. cit., p. 18. La note de l'éditeur, Felice Platone, se trouve au bas de la page.

[13] Op. cit., p. 25.

[14] Op. cit., p. 42. Sur les relations de Trotsky avec l'usurocratie américaine, voir Pierre Saint-Charles, Banquiers et bolcheviks, in : Henri Coston (ed.), L'alta finanza e le rivoluzioni, Edizioni di Ar, Padoue 1971, pp. 41-50.

[15] Op. cit., ibid.

[16] Op. cit., p. 62.

[17] Giovanni Raboni, E un giorno la sinistra si risvegliò americana. Sessant'anni fa la miticaantologia di Vittorini smontò l'idea fascista sugli USA "Impero del Male", "Corriere della Sera", 24 septembre 2002, p. 35.

[18] "Il y avait, entre autres, Carlo Muscetta, Mario Alicata, Mario Socrate, Antonello Trombadori, Guglielmo Petroni, Gabriele Pepe, Marco Cesarini ; (...) Gabriele Pepe a proposé un toast à l'Angleterre, puis à Churchill, puis à la Royal Air Force. Nous avons trinqué avec joie et exultation" (Manlio Cancogni, Gli scervellati. La seconda guerra mondiale nei ricordi di uno di loro, Diabasis, Reggio Emilia 2003, p. 57). L'auteur rappelle que lui-même, en tant que représentant des socialistes, a apporté à l'imprimeur, le 9 septembre 1943, une affiche du CLN de Pietrasanta, rédigée en anglais, qui donnait le "salut aux Alliés" (op. cit., p. 192).

[19] Mario Correnti (Palmiro Togliatti), Discorsi agli italiani, Società Editrice L'Unità, Rome 1943, pp. 40-42.

[20] Op. cit., p. 93.

[21] members.xoom.virgilio.it/larchivio/togliatti-letteraalpini.htm

[22] Arturo Peregalli, L'altra Resistenza. Il PCI e les oppositions de sinistra. 1943-1945, Graphos, Gênes 1991, p. 356.

[23] Sulla via giusta, "Prometeo", 4, 1er février 1944.

[24] Arturo Peregalli, op. cit. p. 130.

[25] Ibidem.

[26] "Il ressemble aussi physiquement à Rosselli, peut-être parce qu'il est à moitié juif, du côté de son père" - écrit dans son rapport l'informateur de l'OSS qui a rencontré Olivetti près de Berne. Voir Ennio Caretto et Bruno Marolo, Made in USA. Le origini americane della RepubblicaItaliana, Rizzoli, Milan 1996, p. 58 et suivantes.

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[27] Renzo Del Carria, Proletari senza rivoluzione, vol. IV, Savelli, Rome 1976, p. 166.

[28] Instructions du général Alexander aux patriotes, "Corriere di Roma", 8 juin 1944 ; cit. in: Erich Priebke, Autobiographie, Associazione Uomo e Libertà, Rome 2003, p. 758.

[29] Renzo De Felice, Rosso e Nero, Baldini & Castoldi, Milan 1995, p. 88.

[30] Renzo De Felice, op. cit. p. 84-85.

[31] Renzo De Felice, op. cit. p. 95-96.

[32] Stanis Ruinas, Lettres à un révolutionnaire, cit. in : Paolo Buchignani, Fascisti rossi. Da Salò al PCI, la storia sconosciuta di una migrazione politica 1943-1953, Mondadori, Milan 1998, pp. 21-22.

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vendredi, 17 juin 2022

La Chine avant les « Boxers »

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La Chine avant les « Boxers »

Par Robert Steuckers

Au 18ème siècle, la Chine et l’Inde concentraient, à elles deux, une bonne partie des richesses du monde. L’Inde était déjà sous influence britannique. La Chine ne l’était pas. Elle était gouvernée par un empereur exceptionnel, petit-fils d’un aïeul non moins exceptionnel. L’Empereur Qianlong (Ch’ien Lung) gouverna le Céleste Empire pendant 60 ans, de 1736 à 1796. Il appartenait à la dynastie mandchoue qui avait pris la succession des Ming, une dynastie chinoise han. Le grand-père de cet empereur, Khang Si (1654-1723), avait aussi régné pendant 61 ans, prouvant que la longévité d’un pouvoir est la garante d’un bon gouvernement et d’une continuité féconde. Sous le règne de Khang Si, l’économie s’était consolidée, le niveau culturel de l’Empire n’avait cessé de croître. Une encyclopédie avait été rédigée à l’usage des mandarins. En 1730, Khang Si avait autorisé les Russes à ouvrir un comptoir à Pékin, en vertu du Traité de Kiakhta. Son petit-fils, Qianlong, qui accède au trône en 1736, va mener la Chine au sommet de sa gloire : il est un Empereur travailleur, sérieux, qui prend le pouls de son Empire en effectuant régulièrement des tournées dans ses provinces. Il est auréolé de gloire militaire : en 1757, il a brisé définitivement le pouvoir mongol en Asie centrale. Il a conquis le Turkestan ou Sinkiang actuel (peuplé d’Ouighours) et a vassalisé le Népal dans l’Himalaya. La Chine a atteint sous son règne son extension territoriale maximale, supérieure à celle qu’elle occupe aujourd’hui. Sa population a cru de manière significative, de 150 à 300 millions d’habitants, grâce à une révolution agricole téléguidée par l’Empereur avisé, qui introduisit le maïs et la pomme de terre en Chine. Comme aujourd’hui, la Chine a connu sous son règne un exode rural vers des villes correctement administrées, grâce aux conseils judicieux de l’Empereur. La culture ne cesse de se consolider et le Palais compte une bibliothèque particulièrement bien fournie.

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Khang Si et Quianlong.

Quand l’Empereur abdique en 1796 (il mourra en 1799), le lent ressac de la Chine commence, surtout à cause des intrigues ineptes de celle qui fut sa favorite, He Shen. La mauvaise gouvernance qui s’ensuit, après le décès de Quianlong, provoque les premières révoltes dans les provinces. Les gouvernements qui se succèdent sont faibles mais imposent tout de même des restrictions au commerce anglais et européen : seuls deux ports sont ouverts aux étrangers, Shanghai et Canton. Le ressac politique entraîne la décadence des moeurs : la Chine est minée par l’opium qui, rapidement, sera importé en masse par les Anglais, qui le vendent contre des richesses bien concrètes, telles la soie ou l’argent. En 1839, un fonctionnaire zélé et non corrompu, Liu Xexu, décide de réagir et fait brûler 20.000 caisses d’opium, dans le port de Shanghai. Les Anglais réagissent brutalement en déclenchant la première guerre de l’opium. Elle durera trois ans. Les Britanniques détenaient la supériorité navale et forcèrent les Chinois à signer le Traité de Nankin en 1842, où ils obtinrent la mainmise sur Hong Kong. En outre, les Chinois durent également ouvrir cinq ports au commerce anglais. C’est le début d’une spirale de déclin : en 1844, les Américains exigent d’avoir les mêmes droits que les Anglais, dont l’extraterritorialité pour leurs ressortissants ; en 1845, le Traité franco-chinois de Whampoa ouvre le Céleste Empire au commerce français. Pour les Chinois, c’est le début du « siècle de la honte ».

Les Chinois qui ne s’adonnent ni aux affres de la décadence ni à la corruption réagissent dès le début des premiers signes de déclin à l’époque de He Shen, en créant des sociétés secrètes qui entendent rétablir l’ordre. Elles ont souvent le défaut d’être messianiques et irrationnelles. Ainsi, Hong Xiuquan, converti au christianisme auquel il donnera une interprétation très personnelle, amorce une révolte d’une ampleur inouïe pour l’époque. Prétendant être le frère ressuscité du Christ, il se place à la tête de bandes armées qui assiègent Nankin en 1850. La ville tombera en 1853. Quinze provinces de l’Empire suivent cet illuminé, embrasant le Sud de la Chine et la plongeant dans une guerre civile très cruelle. Cette révolte est connue sous le nom de « Rébellion Taiping ». Le messianisme chrétien très particulier de Hong Xiuquan proclame l’égalité des hommes et des femmes et l’abolition de la propriété privée. Le maoïsme le plus radical, au 20ème siècle, s’en inspirera, mutatis mutandis. Face à ce délire sanglant, le pouvoir impérial, affaibli, disposant d’une armée professionnelle mais numériquement faible, doit composer avec les puissances européennes afin d’obtenir les moyens matériels de contrer la révolte. Cet appui, modeste, des puissances, se fait bien entendu en échange de concessions supplémentaires, d’ouverture au commerce et de légalisation de l’opium. Hong Xiuquan meurt en 1864, mettant fin à une guerre interne qui fit entre 20 et 30 millions de morts, chiffre jamais atteint nulle part dans le monde dans l’histoire.

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Parallèlement à la rébellion Taiping, qui se déroulait dans le Sud, le pouvoir impérial a dû faire face à la révolte des Nian dans la Nord, d’inspiration plus sociale que messianique. Cette révolte des provinces septentrionales s’étendra de 1851 à 1868. Enfin, la deuxième guerre de l’opium (1856-1860), contemporaine des deux soulèvements intérieurs, oppose le pouvoir impérial à la France et à l’Angleterre, dont les corps expéditionnaires prennent Canton et pillent le Palais d’été. La Chine doit accepter l’ouverture de onze ports supplémentaires.

La Chine sort bien sûr considérablement affaiblie de ce triple cataclysme, surtout face à un Japon qui s’apprête à entrer dans l’ère Meiji, celle de sa modernisation rapide et efficace. Sur le plan territorial et géopolitique, la Chine perd ses glacis, acquis par les bons Empereurs des 17ème et 18ème siècles : le Vietnam, qui cesse d’être son vassal, la Mandchourie et la Birmanie. Cet effondrement généralisé déforce la Chine par rapport au Japon qui décide, en quelque sorte, de « chevaucher le tigre de la modernité », apportée par les étrangers occidentaux. En 1872, le Japon introduit le service militaire et modernise son armée. En 1874, la révolte des Samouraï traditionalistes, qui entendent perpétuer le statu quo, est matée par l’armée moderne. En 1876, le Japon signe un traité avec la Corée, dans l’intention de remplacer dans cette péninsule la tutelle chinoise par une tutelle nippone. Cette démarche débouchera dix-huit ans plus tard sur la guerre de 1894-95 où le Japon modernisé écrasera les armées chinoises et imposera le Traité de Shimonoseki : la Corée passe sous domination japonaise et Formose (Taïwan) est annexée à l’Empire du Soleil Levant. Une humiliation supplémentaire pour les Chinois. Seul le Dr. Sun Ya Tsen (1866-1925) en tirera les justes conclusions, en fondant en 1892 sa « Société pour la Renaissance de la Chine », qui se donne pour tâche de moderniser l’Empire comme le faisait le Japon. L’inspirateur de cette Société est l’économiste allemand Friedrich List, inspirateur des politiques européennes et américaines d’investissement dans les communications (chemins de fer, canaux, etc.). Le Kuo Min Tang, parti nationaliste chinois issu de la Société fondée par Sun Ya Tsen, fera siennes les idées pragmatiques de List et la politique actuelle de la Chine de Xi Jinping, visant à créer un vaste réseau de « nouvelles routes de la soie » en est un avatar : derrière un verbiage et un décorum communiste, la Chine est confucéenne et listienne, voire schmittienne. Les messianismes socialisants, religieux et xénophobes n’ont pas permis le succès et, au contraire, ont précipité la Chine dans une misère encore plus noire…

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En 1898, l’Impératrice douairière Ci Xi (Tzu Hsi) tient toutes les rênes du pouvoir. Mais ne refuse obstinément de tirer les conclusions qu’il faut : elle rejette toute idée de modernisation, d’adaptation à la façon japonaise, en dépit de la cuisante leçon qu’a été la défaite de 1895. En 1898 toutefois, elle accorde au jeune Empereur Guangzu (Kuang Hsü) cent jours pour parfaire des réformes modernisatrices. Ce sera un échec, prévisible vu la brièveté de temps laissé aux réformateurs rationnels, inspirés par une pensée confucéenne réinterprétée dans un sens innovateur. Les conseillers de Guangzu, qui avait initié cette tentative audacieuse de sortir de l’ornière d’un traditionalisme confucéen figé, seront décapités. Le jeune Empereur sera enfermé dans ses appartements du palais. Ci Xi impose alors un maximum de fonctionnaires et de généraux mandchous, imaginant ainsi consolider un pouvoir qui, pourtant, échappait désormais totalement à cette ethnie qui avait fait la gloire de la Chine aux 17ème et 18ème siècles. Ces favoris de Ci Xi sont désormais autant d’obstacles au développement de l’Empire et les révoltés han (quelles qu’aient été leurs options religieuses ou idéologiques) crient : « Renversons les Qing (Ch’ing) et restaurons les Ming ! », ces derniers ayant été une dynastie purement chinoise. Parmi ces partisans d’une restauration Ming, on trouve les futurs Boxers, rendus célèbres suite aux « 55 jours de Pékin ». Au début de leur itinéraire, ils criaient : « A bas les Mandchous et toutes les choses étrangères ». Le terme de « Boxers » est relativement injurieux. Il leur a été accolé par les journaux londoniens. Ils s’auto-désignaient comme les adeptes d’une « Société des Poings d’Harmonie et de Justice » (I Ho Ch’üan). Ils sont foncièrement xénophobes et, comme l’Impératrice Ci Xi, sont hostiles à toute forme de modernisation. Pour adhérer à cette « Société », il faut subir une initiation, qui mène les récipiendaires à entrer en transe. Au combat, les Boxers se lancent à l’attaque en chantant des couplets d’exorciste et en se croyant invulnérables (sauf si les « esprits » les abandonnent car ces esprits savent les fautes qu’ils ont commises jadis).

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Le mouvement prend de l’ampleur, favorisé par de hauts fonctionnaires, dont des Mandchous xénophobes, parmi lesquels le gouverneur Yü Hsien, qui ferme les yeux sur les activités des Boxers dans l’espace de sa juridiction. Ce glissement du pouvoir impérial, qui se met à favoriser les révoltés, fait disparaître l’hostilité première que ces derniers vouaient aux Mandchous. Le slogan devient : « Protégeons les Qing (Ch’ing), exterminons les étrangers ! ». La haine des uns et des autres se porte également sur les chrétiens chinois, accusés de favoriser les menées des étrangers. Grâce à l’appui de hauts fonctionnaires et de la cour, l’agitation atteint son comble à la fin du printemps de l’année 1900 : Ci Xi entend instrumentaliser les Boxers et ne veut pas d’une rupture avec ces éléments turbulents car elle se souvient forcément du désastre des révoltes précédentes, celles des Taiping et des Nian, où la répression exercée par le pouvoir impérial avait prolongé les hostilités et ruiné le pays : l’Impératrice douairière ne pouvait se permettre de rééditer de telles opérations.

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A la cour, le Prince Tuan, sympathise avec les Boxers. Les choses vont alors très vite se précipiter : le 11 juin 1900, un diplomate japonais est assassiné ; le 13 juin, les Boxers amorcent un massacre de chrétiens chinois et de missionnaires ; dans les jours qui suivent, les arsenaux sont pillés. Le pouvoir impérial, incarné par Ci Xi, fait semblant de vouloir mater la révolte en décrétant la loi martiale. Celle-ci implique que tous les ressortissants étrangers doivent gagner le quartier des légations. Les diplomates occidentaux ne sont pas dupes. Seul le ministre d’Allemagne, von Ketteler, entend poursuivre les négociations : il est assassiné en se rendant au palais. Le 20 juin, les Boxers et l’armée régulière ouvrent le feu sur le quartier des légations. Le siège de 55 jours des légations commence, ce siège que Jean Mabire nous a si magnifiquement narré, ce siège que le fameux film de Nicholas Ray de 1963 a mis en scène avec Charles Heston, Ava Gardner et David Niven.

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La leçon majeure à tirer de cette brève rétrospective de l’histoire chinoise, c’est qu’une entité impériale ne résiste au temps et aux forces sournoises du déclin, toujours tapies et à l’affût, que par la continuité du pouvoir unique, par le sérieux administratif des plus hautes instances impériales et de l’Empereur lui-même, par la défiance à l’endroit des « accélérationistes » messianiques ou idéologiques. Xi Jinping a certainement retenu les leçons et l’exemple de Khang Si et de Qianlong.

Robert Steuckers.

Bibliographie :

Cette bibliographie reprend plusieurs ouvrages didactiques qui donnent une bonne chronologie des événements historiques et offrent des résumés succincts des périodes stables et troublées de l’histoire chinoise.

Jung CHANG, Empress Dowager Cixi, Vintage Books, London, 2014.

Carlo DRAGONI, L’ultima imperatrice della Cina, Iduna Edizioni, Sesto San Giovanni (MI), 2021.

Ludwig KÖNNEMANN, Historica – Grote Atlas van de Wereldgeschiedenis, Parragon Books Ltd, Bath (UK), 2012.

Jim MASSELOS, The Great Empires of Asia, Thames and Hudson, London, 2010-2018.

Pankaj MISHRA, Aus den Ruinen des Empires – Die Revolte gegen den Westen und der Wiederaufstieg Asiens, S. Fischer, Frankfurt a. M., 2013 (Lire surtout le premier chapitre consacré au lent effondrement des empires asiatiques du 18ème au 19ème, pp. 32-51).

Ian MORRIS, Why the West Rules for Now – The patterns of history and what they reveal about the future, Profile Books, London, 2010.

  1. M. ROBERTS, The Far East and a New Europe, vol. 5 of « The Illustrated History of the World », Time Life Books, Alexandria (Virginia), 1998.

Robert STEUCKERS, De l’Eurasie aux périphéries, une géopolitique continentale, vol. II de « Europa », Editions Bios, Lille, 2017 (voir pp. 72-80).

Robert STEUCKERS, L’Europe, un balcon sur le monde, vol. III de « Europa », Editions Bios, Lille, 2017 (voir pp. 241-255).

Wereldgeschiedenis in beeld, Parragon Books Ltd, 2005.

History of the World, Dorling Kindersley Ltd, London, 1994-2004.

La grande chronologie illustrée de l’histoire mondiale, Losange/Maxi Livres, 2004.

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jeudi, 16 juin 2022

Comment est née la scission entre Beijing et Taipei

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Comment est née la scission entre Beijing et Taipei

Emanuele Pietrobon

SOURCE : https://it.insideover.com/storia/cina-taiwan-storia.html

Le passé ne passe jamais, il est donc essentiel de lire le présent avec les yeux de l'historien. Les événements d'aujourd'hui sont le résultat des événements d'hier, tout comme le futur est la conséquence du présent. Une répétition continue d'erreurs. Un éternel retour des antagonismes et des inimitiés. Une saṃsāra où les empires, les peuples et les civilisations vivent, meurent et renaissent encore et encore.

On ne peut pas comprendre la "troisième guerre mondiale en morceaux", pourquoi elle est apparue et comment elle pourrait évoluer, sans connaître l'histoire des derniers siècles. Histoire utile pour comprendre comment certaines des compétitions d'aujourd'hui, du Grand Jeu 2.0 à la nouvelle course à l'Afrique, ne sont que des remakes des grandes confrontations d'hier. Histoire fondamentale pour comprendre comment dans certains des théâtres les plus chauds du monde contemporain, par exemple Taïwan, nous nous approchons de l'inéluctable redde rationem des jeux qui ont commencé il y a longtemps.

Il n'y a pas de Chine sans Taïwan

Il y a deux catégories de pouvoirs, le post-historique et l'historique, mais il ne peut y avoir qu'un seul type d'empire, à savoir celui qui préserve jalousement le mythe fondateur et qui est voué à un horizon spatio-temporel extra-mondain et messianique, car l'histoire enseigne que la perte de mémoire et la temporalité sont les antichambres du déclin et de la mort.

Si la République populaire de Chine réécrit peu à peu la face du monde, avec l'ambition de toucher et d'altérer ses cordes sensibles, c'est parce que, prenant acte des erreurs commises par la dynastie Qing, elle s'est réapproprié cette propension à la transcendance qui remontant à l'époque perdue des Trois Augures et des Cinq Empereurs, avait placé la Cité interdite au centre du monde jusqu'au milieu du XIXe siècle - jusqu'à l'atterrissage malencontreux de l'Empire britannique dans la Sinosphère et le début consécutif de l'Âge de l'Humiliation (百年國恥).

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Remettre les lunettes de l'occidentalo-centrisme dans le tiroir, en utilisant à leur place les lentilles sobres de l'objectivité historique, c'est se rendre compte que dans le cas en question, celui de la Chine, il ne peut y avoir de transcendance, et donc aucune forma mentis apte à réintégrer l'histoire après le Siècle de l'Humiliation et la lente renaissance pendant la Guerre Froide, qui va au-delà de la sécurisation des cinq ventres mous traditionnellement infiltrés et incendiés par les puissances rivales - Hong Kong, Mongolie intérieure, Taïwan, Tibet, Xinjiang - et qui ne vise pas à surmonter la condition tellurocratique dans laquelle l'Empire céleste a été enfermé au moyen de la stratégie de la chaîne d'îles.

Après avoir déforesté Hong Kong, muselé les mouvements séparatistes au Tibet et au Xinjiang, et sécurisé la Mongolie intérieure, la direction prévoyante et patiente du Parti communiste chinois, qui se croit prête à accomplir le destin de l'Empire du Milieu renaissant, n'a plus qu'un dernier objectif : Capturer Taïwan parce que c'est ce que souhaitent les maîtres de la Cité interdite, pour qui le monde est trop petit pour deux Chine, et parce que c'est ce que réclament les stratèges, sachant que la survie de la mondialisation et du système asphyxiant de la chaîne insulaire dépend de l'État insulaire.

Tous fous pour Taïwan

Taïwan, également connue sous le nom de Formose ou de Taipei chinois, est et sera longtemps au centre du chapitre indo-pacifique de la compétition entre grandes puissances. Pour certains, à la lumière des intérêts en jeu - elle détient 92% de la capacité de production de semi-conducteurs avancés, ergo, elle est le cœur battant du Nord mondial, et est l'épine dorsale de la chaîne d'îles -, elle pourrait être l'Armageddon dans lequel, si Pékin tente une annexion manu militari, la troisième guerre mondiale éclatera.

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Beaucoup a été écrit et dit sur les raisons pour lesquelles Taïwan est cruciale pour les États-Unis, et l'histoire qui a conduit au désaveu d'une Chine en faveur de la reconnaissance de l'autre est également bien connue, mais il est nécessaire, pour des raisons d'objectivité et d'impartialité, d'examiner également celles de la République populaire de Chine.

Taïwan est ce que l'on appelle en géostratégie un "pivot" et en géophilosophie un "lieu de destin". Contrôler cet archipel revient à détenir les clés des mers entourant la Chine continentale, qui, de Taïwan, peuvent constituer une tête de pont pour l'obtention d'une profondeur stratégique dans le Pacifique, ou qui, de Taïwan, peuvent être maintenues dans une condition tellurocratique pour l'utilisation et la consommation de rivaux historiques - comme le Japon - ou récemment acquis - les États-Unis et leurs sœurs de l'anglosphère.

Le divorce jamais digéré

La nature géostratégique de Taïwan est la raison pour laquelle les dynasties successives sur le trône de la Cité interdite ont dû se battre continuellement et avec ténacité pour imposer leur autorité à l'ennemi du jour. Au début, ce sont les hordes de pirates qui ont fait de Taïwan une forteresse dans laquelle se réfugier pour échapper aux armées de l'Empire céleste. Plus tard sont venus les Espagnols, puis les Portugais et enfin les Hollandais. Les soldats de la dynastie Ming ont réussi à expulser les colons européens dans la seconde moitié du XVIIe siècle, établissant le royaume de Tungning sur l'île.

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En vert, au nord, les parties de Formose contrôlées par l'Espagne; en mauve, au sud, les parties contrôlées par la compagnie hollandaise des Indes orientales.

La dynastie Qing, s'appuyant sur l'héritage des Ming, tente de stabiliser l'autorité de la Chine continentale sur l'archipel jamais apprivoisé en en faisant une préfecture, puis une province distincte, mais des facteurs endogènes - le début du déclin - et exogènes - l'arrivée des grandes puissances dans la Sinosphère - vont contrarier le plan. En 1895, à la suite de leur défaite dans la première guerre sino-japonaise, les Qing ont été contraints de céder le contrôle de Taïwan au Japon. Un traumatisme national qui allait façonner des générations entières de nationalistes chinois.

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Soldats japonais à Formose.

Le divorce entre Pékin et Taipei, contrairement à la croyance populaire, a commencé avec la cession de l'État archipélagique à Tokyo. C'est dans le contexte de la domination japonaise que les Taïwanais ont commencé à développer une identité propre, antithétique à celle de la Chine continentale, car ils ont été endoctrinés avec de nouveaux livres d'histoire, initiés aux coutumes japonaises et même élevés dès leur plus jeune âge à l'étude du japonais. Et tandis que Taïwan subit un processus de japonification, qui portera ses fruits dans les décennies à venir, l'Empire céleste sombre dans le chaos de la guerre civile.

Pékin allait oublier Taipei pendant longtemps, pendant toute la durée de la période républicaine, car elle était la proie d'assassinats politiques, de faux messies, d'émeutes et d'un crescendo de violence perpétré par deux extrêmes opposés: les nationalistes de Chiang Kai-shek et les communistes de Mao Tse Tung. Les premiers, malgré le soutien transversal des puissances capitalistes, communistes et fascistes, seront écrasés par le poids d'une insupportable guerre sur deux fronts: contre le Japon et contre les révolutionnaires.

Les ouvriers-guerriers de Mao, après avoir survécu à une série de manœuvres d'encerclement en se réfugiant à l'intérieur des terres - la fameuse Longue Marche (长征) -, allaient au début de la Seconde Guerre mondiale profiter des événements pour lancer une puissante attaque contre les centrales républicaines. La guerre civile ne s'achèvera qu'en 1949, avec la prise de la dernière ville aux mains des républicains et la fuite de Chiang Kai-Shek et de ses loyalistes vers Taïwan, qui entre-temps était redevenue indépendante. Et là, croyant qu'un renversement de l'ordre maoïste naissant avec l'aide des États-Unis était possible, Chiang Kai-Shek a mis en place une nouvelle république, croyant être le seul représentant légitime du peuple chinois, ce qui a donné naissance au conflit des deux Chines.

Les États-Unis, qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ont hérité de l'Empire britannique un monde de routes et de goulets d'étranglement à contrôler et une riche expérience en matière de division et de conquête, n'auraient jamais eu de doute sur la marche à suivre. Ils avaient appris la valeur de Taïwan entre l'entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale, en observant son utilisation multidimensionnelle par le Japon: comme grenier, comme usine et comme base d'opérations à partir de laquelle lancer des attaques aériennes et maritimes massives contre la Chine continentale. Des épisodes que les stratèges du futur gendarme mondial auraient étudiés avec zèle et qui les auraient incités à faire pression sur l'administration Truman pour qu'elle oublie la déclaration du Caire de 1943, cosignée par Franklin Delano Roosevelt, concernant la restitution de l'archipel à la Chine continentale à la fin de la guerre. Le reste appartient à l'histoire.

Emanuele Pietrobon

lundi, 13 juin 2022

La correspondance entre Mussolini et De Man et les livres "rouges" dans l'Italie fasciste

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La correspondance entre Mussolini et De Man et les livres "rouges" dans l'Italie fasciste

Italo Corradi

Source: https://www.ilprimatonazionale.it/cultura/il-carteggio-tra-mussolini-e-de-man-e-i-libri-rossi-nellitalia-fascista-235352/

R300273048.jpgLe 21 juillet 1930, Benito Mussolini, depuis Rome, adresse une missive à l'auteur d'un essai sur le marxisme, dont la lecture avait suscité l'intérêt du Duce. Le destinataire est l'intellectuel belge Henri de Man, qui répondra par retour de courrier le 23 août, depuis Francfort, où il enseigne à l'université. Le livre en question, un ouvrage destiné à avoir une influence considérable dans l'histoire du révisionnisme portant sur les théories marxistes, était paru en allemand en 1926 sous le titre Zur Psychologie der Sozialismus, pour être ensuite publié en français sous le titre Au delà du Marxisme. Mussolini, cependant, n'avait pas lu l'original allemand, ni les traductions françaises de l'essai, mais le premier volume de l'édition italienne de 1929 ; en fait, cette année-là, le livre avait également été publié en Italie par l'éditeur Laterza, avec un titre - Il superamento del marxismo - basé sur le titre français.

Un lecteur "illustre et compétent"

Écrivant à De Man, Mussolini loue sa révision éthique et idéaliste de la doctrine de Marx, qui est "définitive dans la mesure où elle suit les événements de 1914-1919 qui ont démoli ce qui restait de "scientifique" dans le marxisme". Ponctuel comme il l'était, le Duce avait cependant quelques reproches à faire au Belge, notamment lorsque celui-ci - se référant à un jugement de Trotsky - semblait interpréter la révolution fasciste comme visant à "mener une caste militaire ou féodale au pouvoir". En fait, la référence au militarisme et au féodalisme a dû piquer au vif Mussolini, s'il a pris soin de préciser que "la révolution fasciste n'a pas amené, n'a pas l'intention d'amener et n'amènera jamais au pouvoir une caste militaire ou féodale", étayant ainsi cette précision par des références à la législation sociale et corporative avancée du régime.

De Man, qui, selon le Duce, n'était pas trop "à jour" (sic) sur le fascisme, se déclare satisfait, dans sa réponse à Mussolini, de l'intérêt suscité par "un lecteur aussi illustre et compétent". Il a ensuite clarifié sa pensée. D'une part, lorsqu'il écrit " caste militaire et féodale ", il fait allusion à " la politique russe au Proche et en Extrême-Orient " ; d'autre part, tout en gardant certaines réserves à l'égard du fascisme, pour lesquelles il renvoie au deuxième volume de son essai (où il lit que le fascisme, comme le bolchevisme, pratique une " politique de puissance qui [... ] exploite les motivations inférieures des masses"), il ajoutait qu'il n'avait aucun scrupule à "rendre justice à certains aspects organisationnels de l'œuvre fasciste", dont il suivait le cours avec "un intérêt passionné".

Censure imprudente ?

L'échange de lettres entre Mussolini et le théoricien belge du socialisme est reproduit dans l'annexe de l'édition italienne de l'autobiographie de De Man - A cose fatte. Mémoires d'un "national-socialiste" - bientôt publié par Altaforte Edizioni. Le "duo" épistolaire, en plus de révéler que le chef du gouvernement italien - entre un engagement officiel et un autre - a trouvé le temps de se mettre à jour sur le débat philosophico-politique en cours, offre l'occasion de réfléchir sur le thème de la circulation, dans l'Italie de la Lictoria, de livres à orientation socialiste, qu'ils soient révisionnistes ou "orthodoxes". En effet, si l'on considère les antécédents marxistes de De Man, les jugements pas toujours flatteurs exprimés sur le fascisme dans son essai, le militantisme de l'auteur au sein du Parti ouvrier belge (la section belge de l'Internationale socialiste) et le fait que l'ouvrage ait vu le jour en Italie sept ans après l'arrivée au pouvoir de Mussolini, on peut se demander comment le texte a pu non seulement gagner les louanges (bien que partielles) du Duce, mais surtout, échapper à ce qui, selon la vulgate, était les contrôles vigilants de la censure de la dictature.

Qu'il ne s'agisse pas d'une publication semi-clandestine est exclu par le nom prestigieux de l'éditeur - Laterza - qui en a édité la version italienne. Était-ce peut-être l'ouvrage qui a atterri sur le bureau de Mussolini pour qu'il en prenne connaissance a posteriori et, le cas échéant, ordonne son retrait des librairies ? Mais si tel était le cas, pourquoi le Duce aurait-il pris la peine d'écrire à l'auteur, prenant même la peine d'écrire son texte à la plume ? En bref, l'épisode, aussi marginal soit-il, ne correspond pas entièrement au récit habituel d'un fascisme qui empêchait la circulation de textes politiquement hétérodoxes. Mais comme le Ventennio (les vingt ans du fascisme), contrairement à l'absolu schellingien de Hegel, n'était pas la nuit où toutes les vaches sont noires, quelques précisions s'imposent.

L'éditeur Laterza entre De Man et Benedetto Croce

Au tournant des années vingt et trente, et plus pleinement dans la seconde moitié de cette décennie, le régime, selon la vulgate susmentionnée, a accéléré sa politique de fascisation du pays, et de la culture en particulier. La publication de l'essai de De Man était-elle alors le chant du cygne de la libre diffusion des textes socialistes en Italie ? Il n'en est rien, du moins à la lumière de certains faits. Commençons par Laterza, qui jouissait à l'époque d'un bon degré d'autonomie.

41hBuDqnXGL._SX316_BO1,204,203,200_.jpgEn 1932, la maison de Bari avait par exemple publié, avec des réimpressions au moins jusqu'en 1938, un classique de l'historiographie libérale, la Storia d'Europa nel secolo decimonono de Benedetto Croce, où ne manquent pas les jugements qui ont probablement déplu au régime, comme celui sur le "culte de la nationalité" qui menaçait de dégénérer en "lugubre luxure raciale". Quant à De Man, les relations entre ce dernier et Laterza ne se limiteront pas à la publication de Superamento del marxismo (un titre, rapporte le Belge dans ses mémoires, choisi à la suggestion de Croce). En 1931, l'éditeur a en effet imprimé un autre essai de Laterza - La gioia nel lavoro (La joie du travail) - résultat d'une enquête sur la condition ouvrière menée à Francfort.

Du Manifeste à Trotzki : les livres "rouges" sous le fascisme

Le cas De Man mis à part, pendant le Ventennio, la publication de textes socialistes, et même marxistes, était tout sauf une exception. Laterza, par exemple, a imprimé La concezione materialistica della storia (La conception matérialiste de l'histoire) d'Antonio Labriola en 1938, tandis qu'entre 1936 et 1939, la Storia della rivoluzione russa (Histoire de la révolution russe) de Trotzki a été publiée respectivement par Treves et Garzanti. En outre, deux éditions du Manifeste du Communisme de Marx et Engels avaient déjà paru en 1934 : l'une à l'initiative de Felice Battaglia de Gentile, dans une série de documents qui voyait le fascisme comme l'aboutissement d'un mouvement d'affirmation des droits de l'homme culminant avec la Charte du Travail ; l'autre éditée par Robert Michels, un érudit avec les "papiers en règle" pour récupérer Marx et le marxisme en fonction de la polémique anti-bourgeoise qui avait déjà marqué le fascisme sansepolcriste.

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Sans parler des revues à thème corporatif éditées par Giuseppe Bottai, dans lesquelles le "fasciste critique" faisait publier des pages de Marx et même de Staline. Quant à Giovanni Gentile, le penseur actualiste commente les Thèses de Marx sur Feuerbach en 1937, tandis que l'entrée Treccani consacrée au "père" du socialisme scientifique est confiée à l'éminent économiste Augusto Graziani. De plus, à l'époque, la libre consultation des "écrits" marxistes n'était pas du tout entravée. Comme le reconnaît Giorgio Amendola dans sa Storia del Partito Comunista italiano, l'intérêt pour le communisme, surtout dans les cercles de jeunes, a conduit à une recherche des livres de Marx et Engels, de Plechanov et de Lénine, "qui sont arrivés en Italie sans trop de difficultés dans les éditions étrangères" et qui étaient présents dans les bibliothèques universitaires, dont beaucoup ont acheté les volumes du Marx-Engels Gesamtausgabe, qui comprenait la correspondance complète entre Marx et Engels et une grande partie des écrits de jeunesse jusqu'alors inédits du philosophe de Trèves.

Livres imprimés et livres au bûcher

D'après ce qui a été dit, l'image d'une industrie italienne de l'édition compacte et "en blouse noire" dépeinte par une certaine historiographie d'après-guerre semble donc inadéquate, surtout si l'on compare la politique d'édition fasciste à celle de l'Allemagne hitlérienne. Un épisode mérite d'être mentionné à cet égard, non pas - qu'il soit clair - pour accréditer le stéréotype d'un fascisme "bon enfant" auquel la sinistre intolérance de son "cousin" allemand serait étrangère, mais pour confirmer le fait que le régime de Mussolini avait une approche plus ouverte de la non-fiction "non conforme" que d'autres expériences historiques qui lui sont idéologiquement apparentées.

Revenons donc à De Man qui, soit dit en passant, dans la seconde moitié des années 30, aurait prôné en Belgique un "socialisme national" peu éloigné du fascisme et se serait rangé, dès 1940, dans les rangs de la "collaboration" avec le Reich. Eh bien, si en Italie, entre 1929 et 1931, Laterza a publié librement ses œuvres, peu après, dans l'Allemagne devenue nazie, les premières Bücherverbrennungen seront allumées. Et c'est à l'un de ces bûchers, en mai 1933, que sera brûlé, parmi d'autres livres, le dernier ouvrage du Belge - Die Sozialistische Idee - que De Man considérait comme le point d'arrivée de son chemin d'émancipation du socialisme par rapport au marxisme.

Italo Corradi

lundi, 30 mai 2022

Le Mexique dans la Grande Guerre

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Le Mexique dans la Grande Guerre

Par Gastón Pardo

Le rôle discret du Mexique pendant la première guerre mondiale doit s'aborder en évoquant une confluence d'événements historiques dont on ne nous parle pas à l'école, qui font partie du mythe selon lequel le Mexique n'a pas participé à la Première Guerre mondiale parce que nous étions dans un processus révolutionnaire encouragé par les États-Unis et la Standard Oil. À l'inverse, certains pensent que, si la Première Guerre mondiale s'était déroulée aussi au Mexique, l'Allemagne et les États-Unis se seraient combattus de toutes leurs forces dans le pays. Ainsi, les Mexicains auraient été tellement occupés à s'entretuer qu'ils n'auraient pas su que les puissances se servaient d'eux.

L'historien allemand Friedrich Katz, dans son livre "La guerre secrète au Mexique", tente de ne pas aller trop loin dans ses révélations sur les activités secrètes des Allemands au Mexique, activités parallèles à celles des Britanniques et des Américains dans la lutte pour le pétrole. Il lui semblait plus important de servir les groupes dominants au Mexique que de dire la vérité.

En 1909, l'épisode dont personne ne nous parle a eu lieu lors de l'entrevue à El Paso (Texas) et à Ciudad Juarez entre Porfirio Diaz et le président américain William Taft, au cours de laquelle ont commencé les préparatifs visant à renverser le président mexicain Porfirio Diaz qui avait ouvert la côte Pacifique aux Japonais, qui avaient armé Salina Cruz, dans l'État de Oaxaca.

Lorsque Taft est venu au Mexique, il a demandé à Porfirio Díaz de ne pas construire le projet du canal sec de Tehuantepec parce qu'il ferait concurrence au canal de Panama et de permettre aux États-Unis d'avoir une base militaire en Basse-Californie du Sud pour infiltrer l'Amérique latine à partir de là.

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Il a également demandé à Porfirio Diaz (photo) de cesser d'acheter des armes pour l'armée mexicaine auprès du nouvel empire allemand émergeant et de les acheter plutôt aux États-Unis, ce à quoi Porfirio Diaz a répondu non. Plus important encore, Taft est venu demander que des concessions spéciales soient accordées aux hommes d'affaires américains pour l'extraction du pétrole mexicain, ce à quoi Porfirio Diaz a également répondu non.

Mais le général Alvaro Obregón, lorsqu'il était président du Mexique en 1923, a dit oui et a signé les traités Bucareli avec les États-Unis, qui, sur la base du droit international, accordaient aux États-Unis une situation privilégiée dans l'exploitation du pétrole. Ces traités demeurent en vigueur, après 100 ans de politiques désastreuses qui ont soumis les Indiens Huastec à l'utilisation abusive de leurs terres au profit de l'exploitation pétrolière.

Le pétrole mexicain était extrait à cette époque par l'Anglais Weetman Dickinson Pearson, ce qui laisse supposer qu'en 1909, il y avait un conflit entre les puissances anglo-saxonnes au sujet du pétrole mexicain, notamment parce que l'Empire allemand, né en 1871, était déjà la première puissance en Europe en 1910, lorsque la révolution mexicaine a commencé, et constituait déjà une menace pour l'Empire britannique. L'exploitation du pétrole au Mexique remonte à 1901 par le truchement d'une société américaine, suivie par El Aguila, une société anglaise.

Il ne fait donc aucun doute que la révolution mexicaine a commencé avec des armes et un soutien logistique américains pour Francisco I. Madero et a réussi à renverser Porfirio Diaz. Bien sûr, les gringos ne donnèrent rien. Comme nous le savons, le pays de Madero s'effondrait sous sa présidence et les gringos ont pris sur eux de l'éliminer. Un autre épisode peu connu est qu'en 1912, Winston Churchill, alors Lord of the Admiralty, le chef de la marine britannique, a demandé que le budget de guerre soit doublé pour faire face à la menace allemande, car les Britanniques et les Allemands se disputaient des territoires qui pourraient devenir des colonies dans le monde entier et en même temps ils se disputaient le pétrole.

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L'Allemagne a été le premier pays européen à changer toute sa flotte fonctionnant au charbon pour une flotte fonctionnant au pétrole, et Churchill a donc demandé à l'Angleterre de faire de même. Le détail qui retient l'attention est qu'à cette époque, on n'avait pas encore découvert le pétrole de la mer du Nord ; par conséquent, l'Angleterre n'avait pas de pétrole et l'Allemagne non plus, et ils ont dû mettre les flottes les plus puissantes du monde en mouvement avec du pétrole venu d'ailleurs. Cela signifiait que les deux nations devaient se battre pour le pétrole du Moyen-Orient, qui était à l'époque le pétrole de la Mésopotamie, partie de l'Empire turc, depuis lors allié de l'Empire allemand.

Bien que les hommes d'affaires qui ont extrait le pétrole étaient anglais et que l'autre grande source de pétrole à cette époque n'était autre que le Mexique, l'Angleterre avait donc déjà l'homme d'affaires Weetman qui possédait la propriété du pétrole du Mexique.

Les Allemands voulaient venir exploiter le pétrole mexicain, les gringos voulaient aussi venir exploiter le pétrole mexicain, le président du Mexique, Porfirio Díaz, avait 80 ans et ils ont donc commencé à bouger les pièces nécessaires pour le renverser et mettre un président à leur convenance à sa place. Les gringos ont d'abord essayé avec Francisco I. Madero et plus tard avec Venustiano Carranza, tandis que les Allemands ont soutenu Victoriano Huerta (photo). Selon le récit historique conventionnel, la Révolution au Mexique a commencé le 20 novembre 1910, mais ce qui s'est passé n'est qu'un soulèvement armé qui a abouti à la démission de Porfirio Diaz et à l'arrivée au pouvoir de Francisco I. Madero en 1911. Telle était la situation à la veille de l'année 1912.

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Madero "gouvernait" soi-disant le Mexique et le pays était devenu une véritable poudrière. C'est alors que les gringos eux-mêmes ont planifié de renverser Madero et ont tenté de le renverser en faveur du général Felix Diaz, neveu du président déchu Porfirio Diaz.

Puis apparaît Victoriano Huerta, qui, avec le soutien de l'ambassadeur américain Henry Lane Wilson et après avoir négocié avec l'ambassadeur allemand Heinrich von Eckardt, renverse également Madero. Pour de nombreux spécialistes, la véritable révolution mexicaine commence en 1913 avec le renversement de Madero et cette étape révolutionnaire est liée à la Grande Guerre.

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Les troupes constitutionnalistes s'approchaient du port de Veracruz en mars 1914 et étaient sur le point d'en prendre le port; ensuite, en avril de la même année, lorsque 100 navires yankees ont bloqué le port de Veracruz, un fait inexplicable car il n'y avait pas de guerre déclarée contre eux, il s'avère qu'il y a eu un incident dans le port de Tampico, où quelques marins américains y descendent avec leur drapeau et sont arrêtés par des militaires mexicains.

Un conflit international a alors éclaté et les États-Unis ont demandé que le drapeau gringo soit salué et honoré sur le sol mexicain. Le gouvernement mexicain refuse et les Américains envahissent alors la côte du Golfe. En réalité, ils étaient venus pour protéger les puits et les installations pétrolières et surveiller les douanes de Veracruz et de Tampico ; en outre, les gringos ont découvert que le navire Ipiranga, le nom du navire allemand avec lequel Porfirio Diaz a quitté le pays, était sur le point d'accoster dans le port de Veracruz pour livrer des armes allemandes au gouvernement de Victoriano Huerta, qui a promis de mettre le pétrole mexicain à la disposition des Allemands; les gringos ont alors empêché ces armes d'être livrées aux troupes du gouvernement de Huerta, facilitant ainsi sa défaite.

Lorsque Huerta s'exile, il arrive à La Corogne, en Espagne, où des agents du Kaiser allemand l'attendent pour lui offrir des armes et un soutien pour retourner au Mexique et prendre le pouvoir, ainsi que des facilités pour son retour via New York. C'est là, en effet, qu'il entre en contact avec un espion allemand et commence son voyage vers la frontière mexicaine, où des sous-marins allemands l'attendent avec des armes pour le soutenir pour qu'ils reviennent au pouvoir.

Mais Huerta n'a pas pu franchir la frontière car il a été fait prisonnier par les Texas Rangers qui l'ont mis en prison. Un autre épisode s'est produit lorsqu'un espion allemand, Felix Sommerfeld, a infiltré les rangs de Francisco Villa et a convaincu le général mexicain d'exécuter 25 Américains dans l'État de Chihuahua.

Le journaliste Fernando Moraga a affirmé dans ses reportages pour le journal mexicain "El Universal" en 1974 que l'attaque de Francisco Villa contre Columbus était un acte de guerre pro-allemand. 

Lorsque les gringos ont été exécutés sur les ordres de Villa, le président Woodrow Wilson n'a pas déclaré la guerre au Mexique, mais c'est le même espion Felix Sommerfeld qui a planifié l'attaque de Columbus, ceci étant l'une des versions de l'attaque de Columbus (New Mexico, USA) en mars 1916, essayant de provoquer les États-Unis parce qu'ils voulaient que le Mexique entre une guerre contre les États-Unis, pour que ceux-ci ne soient pas impliqués dans la guerre en Europe; si les Allemands ne pouvaient pas obtenir le pétrole, alors ils devaient entretenir le conflit.

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Il existe encore un autre épisode de la tentative allemande de s'immiscer dans la politique mexicaine lorsqu'en 1917. Les Allemands envoient à Venustiano Carranza le célèbre télégramme Zimmermann, dans lequel la chancellerie allemande propose au Mexique d'entrer en guerre du côté de l'Allemagne avec, comme autre allié, l'empire japonais, dans le but d'envahir les États-Unis.

De tout ce que nous avons mentionné, y compris le rejet de l'option allemande, derrière se trouve le magnat anglais qui domine déjà le pétrole mexicain, plus la concurrence entre Rockefeller qui veut dominer le pétrole mexicain et l'empire allemand qui a besoin du pétrole mexicain pour faire sa guerre et possède une grande flotte, qui ne peut fonctionner sans pétrole, et le pétrole de l'empire turc ne coule pas comme prévu parce que les Anglais sont en guerre contre l'empire ottoman. Les Allemands ont donc perdu la guerre sans le pétrole mexicain.

jeudi, 26 mai 2022

Les bonnes et les mauvaises alliances militaires

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Les bonnes et les mauvaises alliances militaires

Andreas Mölzer

Source: https://andreasmoelzer.wordpress.com/2022/05/26/von-guten-und-bosen-militar-bundnissen/

Les débats actuels sur l'élargissement du pacte de l'Atlantique Nord nous renvoient à l'histoire des diverses alliances militaires, du moins à celle du XXe siècle. Tout a commencé avec les deux pactes militaires qui se sont affrontés en Europe à la veille de la Première Guerre mondiale. Il y avait la double alliance entre la Prusse-Allemagne et la monarchie des Habsbourg, qui s'est ensuite élargie à la triple alliance avec le royaume d'Italie. Face à ces puissances centrales se trouvait l'Entente cordiale, composée de la République française et de la Russie tsariste, élargie par la suite au Royaume-Uni.

L'Allemagne, qui représentait alors une sorte de puissance quasi hégémonique en Europe, puisqu'elle était devenue la plus grande puissance économique et disposait également de la plus grande armée, se sentait encerclée par l'Entente. La France voulait prendre sa revanche sur 1870 et la Russie voulait stopper l'influence croissante de l'Allemagne en Europe de l'Est. L'Angleterre, quant à elle, craignait la puissance économique de l'Empire allemand et se sentait menacée dans sa domination maritime mondiale par le développement de la flotte allemande.

Ainsi, les deux alliances militaires qui se faisaient face avaient en fait une vocation défensive et étaient principalement destinées à lutter contre une trop forte montée en puissance des puissances adverses. Pourtant, la Triple Alliance et l'Entente allaient finalement devenir des alliances offensives avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale. L'historien australien Christopher Clark décrit cela de manière impressionnante dans son ouvrage de référence "Les somnambules".

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La leçon à tirer de la structure des alliances avant la Première Guerre mondiale est tout simplement que les alliances militaires qui s'opposent conduisent avec un certain automatisme à la guerre réelle, même si les représentants des deux parties ne le souhaitent pas explicitement.

Dans l'entre-deux-guerres, on a essayé de créer une sorte d'organisation internationale des États par le biais de la Société des Nations, afin d'éviter l'émergence d'alliances militaires antagonistes. Mais le simple fait que les États-Unis n'aient pas adhéré à la Société des Nations a montré que celle-ci était vouée à l'échec. L'Allemagne vaincue s'étant sentie violée et bâillonnée par le diktat de paix de Versailles, il était évident que Berlin s'opposerait au nouvel ordre d'après-guerre à la première occasion. Et ce, sans doute, même sans une prise de pouvoir par les nationaux-socialistes. La révision du traité de Versailles, souhaitée par Hitler dans les années 30 et réellement mise en œuvre, a finalement entraîné la dissolution de la communauté d'États prévue par le biais de la Société des Nations. Celle-ci fut alors remplacée par deux blocs militaires antagonistes. Il y avait d'une part l'Allemagne, alliée à l'Italie fasciste, et l'alliance des anciens alliés de la Première Guerre mondiale, en particulier la Grande-Bretagne et la France. Le fait qu'Hitler ait réussi à conclure une alliance de courte durée avec Staline a perturbé le retour à la constellation d'avant la Première Guerre mondiale pendant à peine deux ans. Avec l'invasion de l'Union soviétique par l'armée allemande, cette structure d'alliance antagoniste s'est soudainement renouvelée. Et comme lors de la Première Guerre mondiale, les États-Unis sont entrés en guerre contre l'Allemagne avec un certain retard. Ainsi, les puissances de l'Axe, renforcées cette fois par le Japon, ont mené une guerre mondiale contre les Alliés, qu'elles devaient presque inévitablement perdre.

Comme les vainqueurs écrivent l'histoire, il est clair aujourd'hui encore que la responsabilité de la Première Guerre mondiale incombait aux puissances centrales, en particulier à l'Allemagne prussienne et à la monarchie des Habsbourg, et que la Seconde Guerre mondiale était de toute façon une guerre d'agression criminelle de l'Allemagne nazie contre le reste du monde. Ainsi, alors qu'avant la Première Guerre mondiale, il existait encore une sorte d'équivalence morale entre les alliances militaires, il était tout à fait clair lors de la Seconde Guerre mondiale qu'il s'agissait du bien contre le mal. Lorsque la guerre froide a éclaté après la Seconde Guerre mondiale entre les anciennes puissances victorieuses, les États-Unis et l'Union soviétique, il était clair dès le début qu'il s'agissait là aussi du bien contre le mal.

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L'Union soviétique et le Pacte de Varsovie ont pris fin à la fin des années 80 et les États-Unis, avec le Pacte de l'Atlantique Nord qu'ils dirigeaient, sont restés la seule puissance militaire mondiale. Prétendre que les États-Unis et l'OTAN n'ont pas mené de guerre depuis lors serait tout simplement une négation des faits historiques. L'une ou l'autre guerre a sans nul doute été menée sous mandat de l'ONU, mais bien d'autres l'ont été sans mandat. Les États-Unis, seule superpuissance restante, ont toujours cru pouvoir imposer leurs intérêts. Bien entendu, il n'y a jamais eu de sanctions de la communauté internationale contre les États-Unis, comme c'est le cas aujourd'hui contre la Russie. Si l'OTAN s'élargit aujourd'hui avec l'adhésion de la Suède et de la Finlande, c'est dans la continuité de ce qui avait déjà commencé après la fin de la Guerre froide et l'effondrement du Pacte de Varsovie. Malgré les promesses contraires faites à Gorbatchev, l'OTAN s'est étendue à un certain nombre de pays qui faisaient partie du Pacte de Varsovie. Comme le Reich allemand avant la Première Guerre mondiale, la Fédération de Russie, dirigée par Vladimir Poutine, a dû se sentir encerclée. Il ne fait toutefois aucun doute que cela est loin de légitimer une guerre d'agression telle que celle que Poutine mène aujourd'hui en Ukraine.

D'un point de vue géopolitique et mondial, la Russie est sans aucun doute la grande perdante de la guerre et des développements actuels. Un autre perdant est l'Europe, qui n'a d'importance qu'en tant que payeur, par exemple pour la reconstruction de l'Ukraine, et qui reste sous la coupe politique de Washington : un équilibre avec la Russie, judicieux du point de vue de la politique de puissance et de la géopolitique, a été rendu impossible pour des générations. Et les États-Unis, ou plutôt le complexe politico-militaire américain et les forces qui le dirigent en coulisses, ont réussi à faire en sorte que les États-Unis restent la seule puissance mondiale pertinente. En revanche, les membres européens de l'OTAN peuvent simplement se féliciter d'être membres de la bonne alliance militaire, posée commesupérieure sur le plan moral, humanitaire et démocratique.

En ce qui concerne l'Autriche, toujours neutre, la pression médiatique et politique en faveur d'un débat sur la neutralité devrait augmenter dans un avenir proche. Il semble que l'objectif de certaines forces en arrière-plan soit de faire tomber les derniers bastions qui refusent l'adhésion à l'OTAN. La position développée au début du gouvernement Schüssel/Riess-Passer, selon laquelle on pourrait devenir membre de l'OTAN s'il existait une OTAN européanisée, est donc totalement caduque. Une européanisation de l'OTAN ne se dessine plus depuis longtemps, bien au contraire. Et c'est ainsi que l'Autriche, jusqu'ici neutre, court le risque de faire partie du pacte de l'Atlantique Nord avec tous les autres États européens. Ce pacte est absolument dominé par la seule superpuissance restante, à savoir les États-Unis. Ainsi, l'alliance militaire occidentale et tous les membres de l'alliance, en particulier les États européens, sont livrés en premier lieu aux intérêts politiques et militaires des États-Unis. Mais on fait ainsi partie d'une bonne alliance militaire, d'une alliance militaire démocratique de haut niveau moral. Quel bonheur !

mercredi, 11 mai 2022

L'alliance entre les chevaliers et le peuple dans la guerre des paysans comme mythe politique dans la révolution conservatrice

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L'alliance entre les chevaliers et le peuple dans la guerre des paysans comme mythe politique dans la révolution conservatrice

Giovanni Pucci

Source: https://www.ereticamente.net/2018/03/lalleanza-tra-cavalieri-e-popolo-nella-guerra-dei-contadini-come-mito-politico-nella-rivoluzione-conservatrice-giovanni-pucci.html

Parmi les nombreux thèmes qui ont joué un rôle évocateur dans le mouvement culturel connu sous le nom de "révolution conservatrice", qui a joué un rôle non négligeable en Allemagne dans l'entre-deux-guerres, nous pouvons inclure la "guerre des paysans", cette série d'émeutes qui s'est déroulée entre 1524 et 1526 au cœur du Saint Empire romain germanique et qui a débouché sur quelque chose de bien plus grand avant d'être étouffée dans le sang. Connue dans l'histoire sous le nom de guerre, elle se distingue des révoltes précédentes par le nombre de personnes mobilisées, l'étendue géographique des zones concernées et la nature radicale des revendications. On peut en trouver des anticipations dans la formation de la Bundschuh (ou Ligue de la Botte) en 1513 et dans la révolte de l'Armer Konrad en 1514. Mais son prodrome a sans aucun doute été la "révolte des chevaliers", un mouvement qui a débuté à l'été 1522 et qui a vu 5000 fantassins et 1500 cavaliers sous le commandement d'Ulrich von Hutten et Franz von Sickingen (1481-1523) tenir en échec les mercenaires des évêques de Trèves, Mayence et Cologne avant de capituler en 1523 au siège de Landsstuhl.

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Les ressorts sociaux qui ont poussé la petite aristocratie rurale allemande à former une alliance avec les pauvres et les opprimés afin de tenter une réforme radicale du pays et de l'état des choses sont les conditions sociales modifiées qui ont jeté à la rue une classe autrefois puissante au profit de la nouvelle et riche bourgeoisie des villes, des marchands affamés et des familles bancaires de plus en plus influentes qui avaient désormais l'empereur sous leur emprise, réduit à un symbole vide, avec le parasitisme des princes guelfes et un clergé de plus en plus corrompu. C'est probablement cette "alliance populaire" rudimentaire entre certains éléments des classes guerrières et ouvrières contre les couches improductives et les éléments étrangers à la nation germanique (en premier lieu les évêques envoyés par Rome) qui voulaient faire une révolution pour corriger un ordre désormais inversé et non pour accélérer son inversion qui a fasciné les intellectuels allemands qui ont adhéré de diverses manières à la Révolution conservatrice au 20e siècle. La figure de von Sickingen, soldat des Freikorps au XVIe siècle, était gravée dans le cœur de ceux qui aspiraient à une renaissance allemande après l'humiliation de Versailles et la trahison de novembre, la déclaration de reddition proclamée par le gouvernement de Berlin avec l'armée allemande non conquise sur le terrain et les lignes de front profondément enfoncées dans le territoire français. Le leader envisageait l'élimination des princes ecclésiastiques, la création d'une Église authentiquement allemande, l'annulation du commerce bancaire, l'établissement d'un gouvernement tenu par l'empereur avec un conseil composé uniquement de chevaliers : une vision qui unissait idéalement les exigences d'un rang social en déclin, celui des chevaliers, avec celles du peuple, intéressé à combattre les anciens et nouveaux profiteurs sociaux.

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La guerre des paysans a commencé en 1524 par une série de soulèvements de paysans qui, au début de l'année suivante, se sont organisés en rangs armés (haufen). Le plus célèbre d'entre eux, le Schwarzer Haufen, était dirigé par l'ancien chef des Lansquenets, Floryan Geyer (1490-1525). Noble de naissance, adepte de la Réforme luthérienne qui avait créé le contexte culturel des révoltes (même si Luther condamnera plus tard violemment les insurgés et leurs intentions), il réclame la restauration du pouvoir impérial, la destitution des princes et la saisie des biens ecclésiastiques. Il meurt le 9 juin 1525, assassiné à Rimpar après avoir échappé à la destruction du château d'Ingolstadt, où il avait organisé la dernière résistance du Bataillon noir. Son nom restera dans la légende.

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Une autre figure charismatique reprise par les révolutionnaires-conservateurs au 20e siècle est Gotz von Berlichingen (1480-1562) qui, avec un membre en fer pour remplacer le bras droit perdu au combat en 1508, a mené les rebelles du district d'Odenwald contre les princes du Saint Empire romain germanique. Les noms de Geyer, von Berlichingen, von Hutten et von Sickingen reviennent plusieurs fois dans les écrits d'Arthur Moeller van der Bruck (une figure de proue des Jungkorservativen et un élément central de la RC), de l'historien Friedrich Stieve ou de l'écrivain populaire Hermann Löns. Soit dit en passant, Gotz von Berlichingen et Floryan Geyer, héros connus de toutes les couches de la population, portaient le nom d'autant de divisions de la Waffen SS pendant la Seconde Guerre mondiale, n'en déplaise à ceux qui nient tout lien entre la Révolution conservatrice et le régime national-socialiste qui a suivi.

L'urbanisation qui a érodé les terres agricoles et laissé les petits propriétaires sans terre et incapables de subvenir à leurs besoins, l'accumulation de capital bancaire par l'usure et les rentes financières, l'appauvrissement progressif et la perte de prestige de l'ancienne noblesse rurale, la corruption et l'arrogance du clergé romain : voilà les conditions qui nous ont permis de voir des bandes de paysans encadrées comme des chevaliers. Avec le passage de l'économie féodale aux premiers balbutiements d'un système capitaliste, une telle agitation sociale est apparue dans les campagnes qu'elle a inévitablement trouvé un exutoire violent. Un débouché qui, après des victoires initiales, s'est arrêté et a été réprimé de manière belliqueuse comme un avertissement à venir. Ainsi, à défaut, la guerre des paysans n'a pas bouleversé l'ordre social mais l'a définitivement consolidé. S'arrêtant aux cas que nous avons mentionnés, la soudure entre le peuple et la tradition nationale n'a pas été complètement réalisée et les 12 thèses qui représentaient les doléances du mouvement sont restées inapplicables, ce dernier se contentant de vendettas personnelles individuelles sur les nobles et leurs propriétés, d'ailleurs limitées aux étapes initiales. L'intérêt commun de restaurer les symboles de justice et de rédemption sociale, à rechercher à travers l'unité du peuple allemand, ne s'est en fait pas concrétisé. Bien que les auteurs de la Révolution conservatrice aient idéalisé les figures mentionnées ci-dessus, ils avaient très clairement cette idée en tête et l'ont couchée sur papier dans leurs écrits qui appelaient à une rédemption nationale-populaire. C'est également de ces suggestions que s'est inspiré le mouvement politique qui a pris le pouvoir en Allemagne, avec un programme qui visait à rectifier les écarts économiques et sociaux de la modernité sans la nier, et qui, par le pragmatisme et la pratique quotidienne, mettait en pratique les théorisations des penseurs qui l'avaient précédé et auxquels un très grand nombre d'entre eux adhéraient, voyant en lui la suite politique logique de leurs idées.

Giovanni Pucci

mardi, 10 mai 2022

L'Ukraine, le monde à la croisée des chemins

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L'Ukraine, le monde à la croisée des chemins

par Giacomo Gabellini

Propos recueillis par Luigi Tedeschi

Source : Italicum & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/ucraina-il-mondo-...

Entretien avec Giacomo Gabellini auteur du livre "Ukraine, le monde à la croisée des chemins", Arianna Editrice 2022

1) Les frontières de l'Ukraine sont indéfinissables et son identité unitaire s'avère donc floue. L'Ukraine actuelle correspond à la République socialiste soviétique instituée par Staline à la fin de la 2e guerre mondiale. À l'intérieur des frontières ukrainiennes, il existe des populations ethniquement, culturellement, linguistiquement et même religieusement très diverses, telles que des Ukrainiens, des Russes, des Polonais, des Hongrois, des Tatars, etc. ... Par conséquent, avec la rupture définitive des liens politiques, culturels et économiques avec la Russie et la sécession des régions orientales et de la Crimée (territoires pro-russes), l'identité ukrainienne n'apparaît-elle pas comme celle d'un État créé artificiellement, c'est-à-dire sur la base des sphères d'influence russes ou américaines ? Les valeurs unificatrices ne sont-elles pas représentées uniquement par l'adhésion à l'OTAN et à l'Union européenne, c'est-à-dire par l'occidentalisation américaniste et russophobe du pays ? N'assistons-nous pas à une énième reproduction de la logique de Versailles, qui s'est toujours révélée être un échec et un signe avant-coureur de nouveaux conflits potentiels ?

Il est difficile de prévoir avec un haut degré de certitude la configuration que prendra l'État ukrainien. Tout porte à croire, cependant, que le véritable ciment de ce qui restera de l'Ukraine sera un nationalisme aux traits russophobes marqués et un désir de vengeance contre le Kremlin. Beaucoup ont tendance à attribuer ce résultat uniquement à l'attaque déclenchée par la Russie, mais en réalité, la radicalisation du pays représente un phénomène qui était déjà largement observable avant même le déclenchement du Jevromajdan. Il ne faut pas oublier qu'en 2010, le président de l'époque, Viktor Juščenko, arrivé au pouvoir en pleine révolution orange, a décerné le titre de "héros de l'Ukraine" à Stepan Bandera, leader de l'aile maximaliste de l'Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), composée en grande partie de Novorusses catholiques de Galicie, vétérans des campagnes irrédentistes menées contre la Pologne dans les décennies précédant la "grande guerre". Le 21 juin 1941, à l'arrivée des troupes nazies, Bandera proclame l'indépendance de l'Ukraine et participe avec l'OUN et sa branche armée (UPA, l'Armée insurrectionnelle ukrainienne) à la fondation du bataillon Nachtigall, composé de volontaires ukrainiens et soumis à la chaîne de commandement de l'Abwehr (les services secrets militaires allemands). Travaillant aux côtés des envahisseurs et des divisions SS ukrainiennes comme celle de Galicia, l'Oun a activement contribué à l'extermination de dizaines de milliers de Juifs ukrainiens et à la campagne militaire allemande contre l'Union soviétique. L'association avec les envahisseurs a duré plusieurs mois, jusqu'à ce que l'échec de la reconnaissance allemande de l'indépendance ukrainienne, promise à l'Oun à la veille de l'opération Barbarossa, conduise Bandera et ses partisans à retourner leurs armes contre les Allemands. Le chef de l'Oun a ensuite été capturé par la Wehrmacht, puis libéré sur la base d'un accord avec l'Abwehr, qui prévoyait la formation d'une division ukrainienne du Schutz-Staffeln pour aider les troupes allemandes dans la déportation des Juifs et la répression des minorités polonaises. À leur tour, les Polonais ont riposté en s'alliant à l'Armée rouge et en brûlant des villages ukrainiens entiers, ce qui a donné lieu à une guerre civile prolongée et sanglante qui entraînera la mort de plus de 90.000 civils polonais et 20.000 civils ukrainiens. La guérilla antisoviétique menée par l'OUN sous la direction du chef militaire de l'UPA, Roman Šučevič, s'est poursuivie dans les années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais lorsque la perspective de la défaite a commencé à se profiler, un grand nombre de ses figures de proue ont fui à l'étranger. Bandera, son collaborateur de confiance Yaroslav Stetsko et Lev Rebet, ancien membre du gouvernement ukrainien collaborationniste, s'installent à Munich. Bandera et Rebet seront attrapés et assassinés par un tueur à gages du KGB entre 1957 et 1959, tandis que Stetsko a réussi à survivre et à entrer dans les bonnes grâces de certaines personnalités de la politique américaine telles que Ronald Reagan et George H.W. Bush. D'autres militants de l'OUN et de l'UPA profitent de l'intercession du directeur de la CIA, Allen Dulles, pour s'installer au Canada et aux États-Unis, où ils créeront des mouvements d'exil à vocation ultra-nationaliste marquée. Au lendemain de Jevromajdan, on assiste d'une part à un processus de "nationalisation des masses" par la prolifération de statues et de monuments portant le nom de personnalités telles que Bandera, Šučevič et Stetsko. D'autre part, l'inclusion de membres dirigeants de mouvements extrémistes tels que Azov, Aidar, Dnepr, Pravij Sektor, Natzionalnyj Korpus et C-14 dans les corps spéciaux et les rangs de la police, grâce à l'intercession du très puissant ministre de l'intérieur Arsen Avakov. C'est grâce aux efforts d'Avakov et aux ressources mises à disposition par des oligarques de la trempe d'Ihor Kolomojs'kyj - propriétaire de la chaîne de télévision qui a lancé la série Serviteur du peuple, qui a garanti à Zelens'kyj une grande popularité, et principal financier de la campagne électorale de l'ancien acteur - que l'Ukraine a pu devenir un centre de gravité de très haut niveau pour le monde de l'extrême droite, capable d'attirer de nouveaux militants de trois continents différents grâce à une utilisation particulièrement efficace des principaux réseaux sociaux. On se demande quels résultats l'Union européenne espère obtenir en accueillant dans ses rangs un pays constamment tenu en échec par des éléments de ce genre.

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2) La guerre russo-ukrainienne revêt des significations géopolitiques qui vont au-delà des motivations spécifiques du conflit. La crise ukrainienne est, en fait, un conflit arbitré entre les États-Unis et la Russie, dont l'enjeu est l'existence même de deux grandes puissances. La Russie est un empire qui, depuis l'arrivée au pouvoir de Poutine, est animé par la nécessité de survivre à l'effondrement de l'URSS. La perte de l'Ukraine impliquerait la dissolution de la Russie elle-même, étant donné les liens historiques et culturels et l'interconnexion économique qui existent depuis des siècles entre les deux pays. L'Ukraine serait donc une partie intégrante et une terre ancestrale de la Russie. Pour les États-Unis, leur rôle de puissance mondiale disparaîtrait si un nouvel hégémon eurasien (Europe ou Russie) s'affirmait. La fin du leadership américain en Europe signifierait également la fin de la stratégie d'endiguement de la Chine dans l'Indo-Pacifique. La perspective d'un conflit qui pourrait s'étendre à de nombreux foyers de guerre étendus à l'ensemble de l'Eurasie, donnant lieu à une troisième guerre mondiale, bien que de faible intensité, entre la Russie et les États-Unis de durée indéterminée, n'est-elle pas en train de se dessiner ?

Comme l'a souligné l'influent politologue russe Sergei Karaganov, l'importance de l'Ukraine pour la Russie devrait être fortement réduite. Ce n'est pas tant parce que les liens historiques et culturels incontestables qui unissent les deux pays pourraient également résister à la formidable épreuve de l'agression russe, mais parce que la Russie est une nation inattaquable à tous égards. Toute la campagne de sanctions imposée par les États-Unis et l'Union européenne était fondée sur la prédiction que la Russie ne serait pas en mesure de résister à une longue période de pression économique et financière extérieure, en vertu de la faiblesse structurelle, du retard et des déséquilibres qui caractérisent son système productif. Les principales catégories de produits des exportations russes (pétrole, gaz, matières premières, produits agricoles) dressent le tableau d'une économie relativement peu avancée, à l'exception de quelques éléments discordants (les machines et équipements représentent la quatrième source de revenus d'exportation) et de quelques pics d'excellence dans les domaines aérospatial, informatique et militaire. Les économies avancées d'aujourd'hui, structurées comme elles le sont sur la base des orientations stratégiques suivies depuis les années 1980, reposent avant tout sur des activités à haute valeur ajoutée imputables au secteur tertiaire, qui contribuent bien plus à la formation du PIB que les macro-secteurs inclus dans les secteurs primaire et secondaire. Dans les économies modernes, les services financiers et d'assurance, le conseil, les technologies de l'information, les nouveaux systèmes de communication et le design prédominent sur l'agriculture, l'industrie manufacturière et l'extraction d'énergie et de minéraux. De plus, le PIB de la Russie est encore bien inférieur à celui du Japon, de l'Allemagne, de la France et même de l'Italie, mais il repose sur une production absolument indispensable car non remplaçable pour satisfaire les besoins de base. Les hydrocarbures, les métaux, les céréales, les engrais et le fourrage sont des ressources essentielles pour garantir le chauffage et la sécurité alimentaire et énergétique. Ces conditions sont assurées en période de calme, mais deviennent soudainement chancelantes en présence de situations géopolitiques hautement conflictuelles, dans lesquelles on redécouvre la primauté du pétrole, du gaz, de l'aluminium, du nickel, du blé, des engrais, etc. sur tout le reste. En d'autres termes, la Russie joue un rôle (géo-)économique énormément plus incisif et "lourd" que ce que l'on peut déduire de l'analyse aseptique des données relatives à la taille et à la composition de son PIB, de sorte à lui assurer une capacité de résilience presque inconcevable pour tout autre Pays. Ainsi qu'un éventail d'options alternatives à celle consistant à s'entêter à se tailler un rôle de co-protagoniste dans le "concert occidental". Pour l'Ukraine, cependant, c'est le contraire qui est vrai. Penser que la survie d'un pays aux caractéristiques similaires peut faire abstraction du rétablissement d'une relation de collaboration avec un colosse de la trempe de la Russie, avec laquelle il partage 2 000 km de frontière, est une pieuse illusion.

3) Le régime de sanctions sévères imposé par l'Occident à la Russie vise à provoquer non seulement la défaillance de la Russie elle-même, mais aussi un changement de régime conduisant à la défenestration de Poutine. Selon les plans de Washington, la fin du régime de Poutine entraînerait une nouvelle expansion économique et politique de l'Occident en Eurasie. De tels horizons sont-ils crédibles ? Actuellement, les sanctions ont entraîné une réorientation de la Russie vers l'Asie, avec de nouveaux accords commerciaux avec la Chine et l'Inde, ainsi que le renforcement des relations avec les pays arabes et le Moyen-Orient, pour lesquels l'importation de céréales et d'engrais en provenance de Russie est d'une importance vitale. La création de nouvelles zones commerciales avec des monnaies hors de la zone dollar (notamment le yuan chinois) se profile donc à l'horizon, afin de contourner les sanctions. Verrons-nous une contraction significative de la zone dollar dans le monde entier à court terme ? Par le biais de sanctions, l'Occident veut imposer l'isolement de la Russie dans le contexte mondial. Mais l'espace atlantique, dominé par le dollar, ne va-t-il pas se retrouver isolé et marginalisé tant sur le plan économique que géopolitique ?

Les sanctions n'ont pas réussi à provoquer des changements de régime dans des pays bien moins équipés pour amortir le choc, comme l'Iran et le minuscule Cuba, sans parler de la Russie. Où, comme l'aurait prédit toute personne ayant un minimum de connaissance de l'esprit du peuple russe, un sondage réalisé par le Levada Center (qualifié d'agent étranger par Moscou), qui n'est même pas proche du Kremlin, a certifié que le taux d'approbation de Poutine parmi la population russe est supérieur à 80%. L'attaque contre l'Ukraine a donné une brusque accélération au processus de réorientation géopolitique et économique de la Russie vers l'Est et le Sud, fondé précisément sur l'incapacité structurelle de la Fédération à faire face au commerce international. Les corollaires de ce changement de registre sont l'exclusion du dollar dans le commerce bilatéral, le développement de systèmes de paiement alternatifs à Swift, et la création d'infrastructures de communication alternatives à celles hégémonisées par les Etats-Unis. En bref, la Russie lance une attaque simultanée contre les piliers de l'ordre international sur lesquels les États-Unis ont fondé leur domination. En perspective, le conflit et la campagne de sanctions qui s'ensuit pourraient conduire à une segmentation du scénario international "mondialisé" en blocs géo-économiques beaucoup moins communicants que ce que nous avons vu jusqu'à présent. La première ressemble à une sorte de G-7 élargi avec environ un milliard de personnes, fortement inégalitaire du point de vue des balances commerciales et caractérisé par une position financière nette agrégée profondément négative. Sur le plan politique et culturel, ce bloc - et en particulier son pays le plus puissant, les Etats-Unis - remet en cause avec de plus en plus de vigueur le principe d'égalité formelle des Etats établi par la Charte des Nations Unies afin de préconiser l'introduction d'éléments discriminatoires favorables aux démocraties, qui priveraient peut-être la Russie et la Chine de leur droit de veto au Conseil de sécurité de l'ONU. Le second tourne autour du "triangle stratégique" - pour reprendre une expression d'Evgenij Primakov - Russie-Chine-Inde, réunissant plus de 3,4 milliards de personnes, associant pour la plupart des pays aux balances commerciales positives et enregistrant une position financière nette globale largement positive. Le "triangle stratégique" Russie-Chine-Inde est un bloc de structures économiques largement complémentaires dont l'énergie, les matières premières, les terres arables, l'industrie, la capacité de consommation et le savoir-faire technologique connaissent une croissance rapide. Ses pays membres sont généralement très impatients face à la prétention des pays occidentaux à être les porte-parole de l'ensemble de la communauté internationale, ce qui exclut clairement toutes les nations qui ne répondent pas aux exigences politiques, économiques et culturelles fixées de manière totalement arbitraire et discrétionnaire par l'alliance euro-atlantique. L'Union européenne est dépendante des importations d'énergie de la Fédération de Russie et survit grâce à des excédents commerciaux toujours plus colossaux, principalement avec les États-Unis et la République populaire de Chine, qui se traduisent par la compression systématique de la demande intérieure par des politiques d'assainissement budgétaire catastrophiques. Les Etats-Unis, avec une dette commerciale stratosphérique (859 milliards de dollars en 2021) et une position financière nette terriblement négative (plus de 13 000 milliards de dollars en 2021), n'ont plus de tissu industriel digne de ce nom, ne produisent que des services et importent toutes sortes de produits grâce à l'impression continue de dollars. Pour les Etats-Unis, l'accélération du processus de détérioration de la position dominante occupée par le dollar depuis 1945 en raison de l'abus de sanctions et des gigantesques déséquilibres structurels qui pèsent sur l'économie nationale représente une menace capitale. Le rééquilibrage d'une situation aussi critique ne peut faire abstraction du "confinement" de l'Amérique du Nord et de l'Europe dans le périmètre d'un espace énergétique-technologique-commercial transatlantique qui garantirait d'abord la rupture des liens de dépendance entre le "vieux continent" et les deux ennemis jurés des Etats-Unis, à savoir la Russie et la Chine. Si le projet de Washington devait aboutir, l'Europe serait confrontée à un avenir de colonie barbare, peu sûre et appauvrie des États-Unis.

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4) La dissolution de l'URSS a déterminé l'expansion de l'OTAN à l'Est. La crise ukrainienne elle-même est tout à fait cohérente avec la stratégie américaine de pénétration en Eurasie, qui impliquerait de déplacer indéfiniment vers l'est les frontières du nouveau rideau de fer. Le démembrement de l'ex-URSS a entraîné une diminution de la composante européenne au sein de la Russie, tant en termes de territoire que de population. La menace expansionniste de l'OTAN a conduit à une réorientation économique et géopolitique de la Russie vers l'Asie. Le développement de l'échange économique croissant et la nécessité d'une défense commune contre l'expansionnisme américain ont donné lieu à l'émergence d'un nouvel axe géopolitique composé de la Chine et de la Russie. Dans ce contexte, pour la Russie, les revenus tirés de la fourniture de gaz à l'Europe ne sont plus aussi cruciaux. La politique américaine de russophobie, déjà historiquement héritée de la Grande-Bretagne, n'est-elle pas responsable de cette conversion de la politique étrangère russe en une politique asiatique ? La mémoire historique devrait mettre en garde l'Occident. Si l'URSS et la Chine de Mao avaient été alliées pendant les années de la guerre froide, quel aurait été le sort de l'Occident ? Et ce n'est pas tout. La dissolution des liens historico-politiques entre la Russie et l'Europe ne signifierait-elle pas la disparition du rôle géopolitique séculaire joué par la Russie en tant que pont entre l'Europe et l'Asie et, en même temps, en tant qu'avant-poste pour défendre l'Europe contre la pénétration asiatique en Europe même ?

La dissolution de l'Union soviétique a été décrite à juste titre par Poutine comme la principale catastrophe géopolitique du 20e siècle, car elle a réduit quelque 25 millions de Russes ethniques vivant en Ukraine, dans les États baltes et en Asie centrale au rang d'étrangers chez eux, voire d'apatrides purs et simples. D'autre part, l'échec substantiel des pourparlers de Pratica di Mare en 2001 et le processus d'expansion de l'OTAN vers l'est ont privé le soi-disant "rideau de fer" d'une localisation géographique précise. Alors que pendant la guerre froide, elle allait "de Stettin à Trieste", pour reprendre une expression formulée par Churchill en 1946, elle va aujourd'hui de Mourmansk à Sébastopol, en passant par l'axe Saint-Pétersbourg-Rostov. La "ligne de front" s'est donc déplacée de 1 200 km vers l'est, à une distance du cœur historique, démographique et économique de la Russie qui n'a jamais été aussi dangereusement réduite depuis l'époque d'Ivan le Grand. La présence de l'Alliance atlantique à proximité des frontières russes prive le Kremlin de l'espace nécessaire à toute forme de repli, obligeant Moscou à réagir à chaque initiative de l'arsenal ennemi avec la dureté et l'imprévisibilité que l'on retrouve chez tout sujet qui se trouve dans les conditions de devoir faire face à des menaces existentielles. D'où la fermeté avec laquelle Poutine a indiqué le maintien de l'Ukraine dans un état de neutralité géopolitique et la permanence de la Biélorussie dans la sphère d'influence russe - avec ou sans Loukachenko - comme les deux "lignes rouges" dont la violation ne sera dorénavant tolérée en aucune manière. Le principal effet généré par la russophobie atlantiste fervente a été de recalibrer l'esprit d'initiative du Kremlin envers l'Est, et en particulier envers la République populaire de Chine. Les relations de coopération entre Moscou et Pékin ne cessent de s'intensifier, notamment dans les domaines sensibles de l'énergie, de la défense et des hautes technologies. Du point de vue américain, la relation de coexistence heureuse établie par le "couple étrange" en question n'est pas destinée à durer pour des raisons historiques, culturelles et géopolitiques qui sont déjà apparues pendant la guerre froide. Contrairement à l'époque où la "diplomatie triangulaire" de Nixon et Kissinger exacerbait les tensions sino-soviétiques, jetant ainsi les bases de l'enrôlement actif de la République populaire de Chine dans le front occidental et, à son tour, de l'isolement de Moscou, la Russie et la Chine poursuivent actuellement des objectifs qui, à bien des égards, coïncident ou sont du moins compatibles, et toutes deux sont ancrées dans la défense de ce droit international que les États-Unis n'hésitent pas à fouler aux pieds avec une systématique obstinée. En d'autres termes, ce sont des nations qui ont identifié - certaines par volonté délibérée (la Chine), d'autres comme un "choix obligatoire" (la Russie) - la trajectoire stratégique à suivre pour procéder au démantèlement de l'ordre mondial défini par la logique atlantiste, auquel l'Europe dans son ensemble reste encore tragiquement ancrée. Tant que le "vieux continent" ne cherchera pas à s'affranchir de la "tutelle" octogénaire des Etats-Unis pour établir une relation de collaboration concrète avec une envergure eurasienne qui redonne à la Russie le rôle fondamental de pont entre l'Est et l'Ouest, il y aura très peu de chances d'enrayer le déclin politique, économique et culturel qui touche l'Europe.

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5) Il est encore largement admis que cette guerre est un piège tendu par l'Occident pour user la Russie et provoquer la chute de Poutine. Selon Poutine, l'invasion de l'Ukraine est "une question de vie ou de mort pour la Russie". Il est clair que cette guerre transcende la question ukrainienne. La détérioration progressive des relations entre la Russie et l'Occident aurait conduit Poutine à un tournant géopolitique historique pour la Russie, qui entraînerait une révision complète de la stratégie de la Russie vis-à-vis de l'Asie et la fin de la politique d'intégration modernisatrice de la Russie à l'Occident. Cette rupture définitive entre la Russie et l'Occident ne va-t-elle pas générer, dans un avenir proche, une transformation radicale des équilibres mondiaux, avec la configuration d'un monde multipolaire, avec la fin de l'unilatéralisme américain et la fin de la mondialisation imposée par le modèle économique néo-libéral made in USA, qui sera remplacée par de nombreuses mondialisations de dimensions continentales ?

À mon avis, les États-Unis ont dépensé des ressources considérables depuis au moins 2004 pour transformer l'Ukraine en un couteau pointé du côté de la Fédération de Russie. En témoignent le soutien non dissimulé à la Révolution orange, l'intensification des relations entre certains oligarques très puissants (Viktor Pinčuk in primis) et le clan Clinton, la pénétration progressive de l'OTAN dans l'appareil de sécurité de Kiev, le soutien manifeste aux forces radicales qui ont dirigé le Jevromajdan, le sabotage des faibles et contradictoires tentatives de médiation de l'Allemagne et de la France (emblématisées par le célèbre "Fuck the European Union ! ", prononcée en 2014 par la fonctionnaire du Département d'État Victoria Nuland à l'ambassadeur des États-Unis à Kiev Geoffrey Pyatt), le maintien artificiel de l'État ukrainien par des crédits non remboursables fournis par le FMI (en violation de ses statuts), la fourniture d'armes et de formations aux forces militaires et paramilitaires ukrainiennes. L'objectif stratégique poursuivi par Washington consistait à ouvrir un fossé irrémédiable entre l'Europe et la Fédération de Russie, car dans la logique des "appareils" américains qui ont toujours manœuvré la politique depuis les coulisses, le danger mortel, encore plus grand que celui incarné par l'avancée à grande échelle de la République populaire de Chine, reste la synergie entre les ressources naturelles et la puissance militaire russe d'une part, et la technologie et la puissance industrielle européennes - et particulièrement allemandes - d'autre part. Mais il y a plus. Le "nouveau rideau de fer" qui s'élève des rives de la mer Baltique à celles de la mer Noire pourrait probablement faire office de barrière contre l'initiative chinoise "Belt and Road", qui menace de transformer l'ancien Empire céleste en point d'appui d'un nouvel ordre international fondé sur le dépassement de la phase unipolaire menée par les États-Unis.

6) Actuellement, l'Ukraine est déjà reconnue comme une partie intégrante de l'Europe. Cependant, les protagonistes exclusifs du conflit russo-ukrainien sont les États-Unis et la Russie, l'Europe étant complètement marginalisée. Si l'Ukraine devait rejoindre l'UE, la politique de domination économique de l'Allemagne serait répétée. C'est-à-dire incorporer l'Ukraine dans l'Europe de l'Est en tant que pays subordonné à l'espace économique allemand. L'Ukraine deviendrait un important fournisseur de matières premières et de main-d'œuvre bon marché, ainsi qu'un territoire attrayant pour les délocalisations industrielles. Mais, je me demande si le modèle d'expansionnisme économique allemand, déjà expérimenté en Europe de l'Est, est reproductible aujourd'hui, compte tenu de l'état du conflit interne et externe en Ukraine, destiné à se prolonger également dans l'après-guerre et en considération du changement profond de la stratégie géopolitique globale américaine ? L'Allemagne n'a-t-elle pas pu se hisser au rang de puissance économique mondiale dans le cadre d'un alignement politique et militaire sur l'Alliance atlantique, c'est-à-dire sur l'OTAN, qui s'oppose désormais aux intérêts de l'Allemagne ?

Au cours des premiers mois de 2014, alors que les tensions internes en Ukraine étaient à leur comble, l'attitude de l'Allemagne était pour le moins ambiguë, mais clairement dictée par le désir de tirer le meilleur parti de cette situation extrêmement critique. Plus précisément, l'ambition de Berlin n'était pas seulement de recruter l'Ukraine en tant que fournisseur direct de matières premières pour l'industrie allemande, mais de l'incorporer dans le bloc manufacturier étroitement soudé que l'Allemagne avait méticuleusement construit depuis la réunification. L'objectif, en d'autres termes, était d'intégrer l'Ukraine dans la périphérie fordiste du pôle industriel allemand, qui comprenait déjà la République tchèque, la Slovaquie, la Pologne, la Hongrie et la Roumanie. Sous le prétexte fallacieux d'une pénurie de travailleurs hautement qualifiés dans leur pays, les entreprises manufacturières allemandes voulaient obtenir le feu vert pour étendre à l'Ukraine le phénomène, déjà systématiquement appliqué au reste de l'Europe centrale et orientale, des maquiladoras inversées, en référence aux usines mexicaines où sont assemblés des produits américains à haute valeur ajoutée. Dans ce contexte, l'industrie allemande a gardé son cerveau opérationnel chez elle, transplantant certaines de ses productions phares de l'autre côté de la frontière afin de recomposer cette Europe centrale plus "attractive", pour des raisons culturelles et de proximité géographique, que les usines italiennes, espagnoles et nord-africaines sur lesquelles elle s'était concentrée pendant la guerre froide. L'ambitieux projet expansionniste poursuivi par Berlin s'est soldé par un échec substantiel en raison de l'hostilité non pas tant de la Russie que des États-Unis. En 1990, Berlin avait obtenu de Washington l'autorisation de reconstruire son "arrière-cour" en Europe centrale et orientale - et donc de poursuivre ses propres intérêts économiques - en échange de l'adhésion du pays réunifié au camp occidental, conformément au fameux accord verbal conclu à l'époque par le président Mikhaïl Gorbačëv et le secrétaire d'État James Baker, selon lequel l'Alliance atlantique incorporerait l'Allemagne dans son giron sans s'étendre "d'un pouce" à l'est de l'Elbe. L'accord, dont l'existence a été niée par le secrétaire général de l'OTAN, M. Stoltenberg, mais confirmée à la fois par l'ancien ambassadeur américain à Moscou, M. Jack Matlock, et par un document récemment découvert dans les archives nationales britanniques par l'hebdomadaire "Der Spiegel", a été violé depuis 1997, lorsque la Hongrie, la Pologne et la République tchèque ont rejoint l'Alliance atlantique. Le fait est que, de par ses lourdes implications commerciales et géopolitiques, le modèle mercantiliste allemand est entré dans le collimateur de Washington dès l'administration Obama, avec le fameux - et très instrumental - scandale du Dieselgate et les sanctions imposées à la Deutsche Bank, mais c'est sans doute sous Trump que la véritable escalade a eu lieu. Combinée à l'adoption d'une série de mesures protectionnistes, la redéfinition de l'ALENA selon une logique visant manifestement à frapper les exportations allemandes a infligé un coup dur à l'économie allemande, exposée comme nulle autre aux dynamiques extérieures. La position des États-Unis à l'égard de l'Allemagne n'a pas changé de manière significative, même après l'entrée en fonction de l'administration Biden, comme en témoigne la forte pression économique et politique exercée par les États-Unis pour bloquer la construction du gazoduc Nord Stream-2. Une continuité substantielle, prouvant que le mercantilisme teuton pouvait être toléré comme un "mal nécessaire" à l'époque de la guerre froide, certainement pas dans l'ordre géopolitique actuel tendant vers la multipolarité.

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7) Cette guerre pèsera lourdement sur le sort de l'Europe. Incapable de jouer un rôle géopolitique autonome, qui aurait pu éviter cette guerre entre peuples européens, puisqu'une telle stratégie neutraliste aurait impliqué une rupture avec l'OTAN, l'Europe est condamnée à en subir les conséquences économiques et politiques, en tant que zone géopolitique subordonnée aux États-Unis. Surtout, n'y aura-t-il pas un déclassement de la puissance économique allemande, compte tenu de la perte de son importance politique et stratégique en Europe de l'Est, de ses liens énergétiques forts avec la Russie et des perspectives potentielles d'expansion économique dans le commerce avec la Chine ? De plus, avec le réarmement de l'Allemagne dans le contexte atlantique, la perspective d'une transformation de l'Allemagne elle-même, de leader économique incontesté en Europe à puissance géopolitique continentale ayant pour fonction de contenir la Russie en Europe de l'Est et de sauvegarder le leadership américain en Europe, est-elle crédible ?      

La dynamique déclenchée par l'attaque russe contre l'Ukraine a entraîné une nette modification des objectifs initiaux poursuivis par les États-Unis à travers leur manipulation de l'Ukraine, qui consistaient essentiellement à séparer l'Europe de la Russie. La guerre et la campagne de sanctions qui a suivi risquent de faire de l'Europe une colonie, y compris économique, des États-Unis, car elles privent le "vieux continent" des approvisionnements à bas prix en matières premières, en énergie et en produits agricoles sur lesquels repose la compétitivité de son industrie, tout en ouvrant le marché européen aux armes, au gaz de schiste et aux produits agricoles américains. Un renversement des relations commerciales transatlantiques traditionnelles se profile à l'horizon, caractérisé par l'accumulation d'excédents commerciaux structurels avec l'Europe, que les États-Unis - pays débiteur par excellence à tous égards - entendent utiliser pour prolonger leur tendance à l'importation massive de marchandises chinoises, malgré le déclin constant du dollar en tant que monnaie de référence internationale. Dans ce contexte, il est illusoire de penser que par le réarmement, l'Allemagne peut se libérer de la relation de vassalité qui la lie aux États-Unis depuis 1945. Surtout dans la situation actuelle où le parti vert ultra-atlantiste - qui doit son succès à la campagne de propagande incarnée par Greta Thunberg, qui a ponctuellement disparu du radar maintenant qu'il est question d'importer du gaz de schiste américain, avec son impact environnemental littéralement dévastateur - exerce une influence décisive sur la politique du gouvernement dirigé par le chancelier Olaf Scholz. Dans la pratique, l'Europe ne peut même pas imaginer un avenir caractérisé par la reconstruction de sa relation avec les États-Unis sur une base non pas tant de parité, mais au moins de subordination moins marquée que ce n'est encore le cas aujourd'hui.

samedi, 30 avril 2022

Comment les États-Unis ont façonné une gauche à leur convenance

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Comment les États-Unis ont façonné une gauche à leur convenance

Source: https://misionverdad.com/globalistan/como-eeuu-formo-una-izquierda-su-medida

Pour s'opposer à l'Union soviétique, au socialisme et au communisme, le gouvernement américain a largement recouru à des armes idéologiques secrètes, finançant une gauche "saine" pour la sauvegarde des intérêts du capitalisme dans le monde.

Une question bien documentée récemment abordée par le journaliste Benjamim Norton afin de souligner que l'intervention de Washington a été une question clé dans les divisions de la gauche occidentale, amenant des groupes censés être affiliés aux idées primordiales du socialisme à s'opposer à l'anti-impérialisme ou à soutenir ouvertement les politiques impériales.

Se tourner vers la "gauche non communiste" et la financer

Dans la première moitié du 20e siècle, après les deux guerres mondiales et après que le succès de la révolution russe et les réalisations de la construction du socialisme en Union soviétique soient devenus évidents, de nombreux intellectuels américains et européens se sont tournés vers les théories socialistes et le communisme de Marx, Engels, Lénine et Staline, et l'influence du libéralisme de droite a diminué. Cette situation a suscité l'inquiétude des groupes de pouvoir dans les pays occidentaux qui pilotent le cours du capitalisme, notamment aux États-Unis.

Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, les projecteurs se sont braqués sur le communisme, ennemi numéro un de l'Occident, et la guerre froide a commencé. Le gouvernement américain et les agences de renseignement ont compris que la meilleure façon de combattre les communistes était de recruter des personnes qui étaient mécontentes du projet mais qui professaient encore des affinités avec les idéaux de gauche. Cela a donné l'image que l'opposition au communisme n'était pas seulement exprimée par les réactionnaires.

La stratégie consistant à s'appuyer sur des "gauchistes non communistes" est devenue un élément central des opérations politiques anticommunistes dans la seconde moitié du 20e siècle.

Tous les chemins mènent au gouvernement américain

Ben Norton mentionne des cas spécifiques et influents qui ont résulté des opérations secrètes de Washington visant à saper le développement d'un bloc pour affronter le capitalisme. Parmi eux se trouvait Herbert Marcuse (photo), un intellectuel allemand d'origine juive qui a gagné le titre de "parrain de la nouvelle gauche", une gauche qui ne représentait aucune menace pour les entreprises et leur agenda international.

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Si Marcuse est devenu célèbre, c'est parce qu'il a travaillé pour l'Office of Strategic Services (OSS), l'organisation qui a précédé la CIA. À l'origine, il a été engagé par les services de renseignement américains pour enquêter sur le nazisme en Allemagne, mais après la Seconde Guerre mondiale, il a continué à travailler pour eux sur des recherches contre l'Union soviétique. Selon les recherches de Norton, ses "critiques" des politiques soviétiques étaient financées par le gouvernement américain. En fait, l'un des livres les plus connus de Marcuse, Le marxisme soviétique, était basé sur des recherches financées par l'OSS et le Département d'État.

Norton mentionne également Carl Gershman comme une autre figure qui expose l'intervention du gouvernement américain dans les divisions de la gauche occidentale. Gershman était l'un des dirigeants des Social Democrats, USA (SDUSA), un parti né de la scission du Socialist Party of America (SPA), et a ensuite été président du NED depuis sa fondation jusqu'en 2021.

La guerre culturelle et certains de ses produits

Entre le 25 et le 29 avril 1966, le New York Times a publié une série d'articles révélant que, pendant plus de 15 ans, la CIA avait financé des dizaines de magazines culturels dans le monde entier, créant ainsi un puissant réseau d'influence sur la gauche. Au centre de ce travail se trouvait le "Congrès pour la liberté culturelle" (CCF), fondé en 1950.

Le système mis en place par la CIA lui a permis de financer un grand nombre de projets secrets. À son apogée, le Congrès pour la liberté culturelle avait des bases dans 35 pays, toutes les capitales européennes, ainsi qu'au Japon, en Amérique latine, en Inde, en Australie, aux Philippines, entre autres.

Dans son livre The CIA and the Cultural Cold War (1999), l'historienne britannique Frances Stonor Saunders note qu'"il y avait très peu d'écrivains, de poètes, d'artistes, d'historiens, d'universitaires ou de critiques dans l'Europe d'après-guerre dont les noms n'étaient pas liés d'une manière ou d'une autre à cette entreprise secrète".

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La "guerre culturelle" déclenchée par la CIA avait un objectif à grande échelle : détourner les intellectuels européens de leur sympathie pour l'Union soviétique et imposer les valeurs culturelles américaines au monde. Les principaux théoriciens de ce mouvement, James Burnham et Irving Kristol, ont par la suite travaillé à façonner le néo-conservatisme, un courant politique sur lequel s'appuient les politiciens américains qui prônent la guerre comme solution aux conflits internationaux, sur la base de l'idéologie suprématiste selon laquelle les États-Unis sont une "nation indispensable".

Le forum fondateur du Congrès, qui s'est tenu à Berlin-Ouest en 1950, a réuni les principaux écrivains, philosophes, critiques et historiens occidentaux de l'après-Seconde Guerre mondiale : Karl Jaspers, John Dewey, Bertrand Russell, Benedetto Croce et Arthur Schlesinger Jr. pour n'en citer que quelques-uns.

Le travail efficace du CCF dans la création et le parrainage de revues littéraires et politiques prestigieuses a fait de la CIA un acteur clé dans la formation idéologique du peuple. Il s'agit notamment de The New Leader (États-Unis), Partisan Review (États-Unis), Paris Review (France), Der Monat (Allemagne), Mundo Nuevo (Amérique latine) et de nombreuses autres publications qui étaient considérées comme des références en matière d'opinion et de critique sur la gauche occidentale.

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Aujourd'hui, les mêmes personnes politiques et les mêmes réseaux financiers utilisent exactement les mêmes méthodes pour obtenir des résultats similaires dans la promotion d'une gauche utile, que ce soit au niveau international, avec des intellectuels devenant commodément "anti-guerre" lorsqu'il s'agit de l'opération de dénazification de la Russie en Ukraine et pointant du doigt "l'autoritarisme" de la Chine lorsqu'elle prend des mesures pour se protéger face à des menaces avérées d'armes biologiques ; ou au niveau de la région latino-américaine, avec des groupes de gouvernements "désillusionnés" dans des pays comme Cuba, le Nicaragua et le Venezuela, qui finissent par collaborer, qu'ils le sachent ou non, avec l'impérialisme dirigé par les États-Unis.

Toutefois, c'est la composante idéologique qui a prévalu au fil du temps, lorsque l'argent n'est pas nécessaire pour acheter les consciences. Il est notoire, comme dans le cas de la gauche espagnole, qu'il n'est pas nécessaire de dépenser de grosses sommes d'argent pour mettre les intellectuels et les créateurs au service de l'agenda de l'OTAN. Car même la banalité et l'atomisation intellectuelle dans le domaine des idées, de la formation et de l'information, ainsi que les opérations psychologiques à grande échelle, ont atteint la cible des positions de beaucoup qui justifient la volonté anglo-impériale sur la formation d'un monde multipolaire et la dignité.

- Nous sommes un groupe de chercheurs indépendants qui se consacrent à l'analyse du processus de guerre contre le Venezuela et de ses implications mondiales. Depuis le début, l'utilisation de notre contenu est gratuite. Nous comptons sur les dons et les collaborations pour soutenir ce projet. Si vous souhaitez contribuer à Mision Verdad, vous pouvez le faire ici: https://misionverdad.com/donate

mardi, 26 avril 2022

Bismarck entre tradition et innovation: les discours du chancelier de fer

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Bismarck entre tradition et innovation: les discours du chancelier de fer

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/bismarck-tra-tradizione-e-innovazione-i-discorsi-del-cancelliere-di-ferro-giovanni-sessa/

Otto von Bismarck est sans aucun doute un personnage historique de grande importance. Ses choix politiques ont conditionné non seulement l'histoire de l'Allemagne moderne, mais aussi les événements de la première moitié du 20e siècle. Afin de mieux connaître l'homme et le chancelier, nous vous recommandons vivement la lecture d'un de ses livres, Kulturkampf. Discorsi politici, récemment en librairie par la maison d'édition Oaks (pour les commandes : info@oakseditrice.it, pp.291, €24.00). Le volume est enrichi par la préface clarifiante du germaniste Marino Freschi. Né en 1815, une année fatidique pour le destin de l'Europe, Bismarck, comme le note la préface, "est resté attaché aux racines de l'aristocratie foncière" (p. I). Dans sa jeunesse, ses débuts dans l'administration prussienne ne sont pas brillants. Il a été impliqué dans un certain nombre de scandales et a mené une vie inconvenante. Cependant, ce n'était qu'un moment passager: bientôt, la spiritualité piétiste, basée sur la dévotion mystique et visant l'éveil intérieur, s'enracine dans son âme.

Cop.-BISMARCK-ok.jpgDans les cercles piétistes, il a rencontré sa femme et quelques futurs collaborateurs. Parmi eux se trouvait von Roon, qui l'a introduit dans le cercle du futur Wilhelm I. Son éducation politique et culturelle a eu un impact sur sa vie. Son éducation politique et culturelle culmine dans sa fréquentation du cercle conservateur animé par les frères von Gerlach. Il acquiert une expérience administrative au niveau municipal et provincial jusqu'à ce que, après l'accession de Wilhelm Ier au trône en 1862, il soit appelé à la Diète de Francfort en tant que représentant du souverain.  Ses discours étaient caractérisés par un esprit anti-révolutionnaire et démontraient ses qualités oratoires incontestables, comme le montre le livre que nous présentons ici. L'art oratoire de Bismarck, tout en montrant en maints endroits la vaste culture du chancelier, avec des références à Goethe, Lessing, Schiller, Heine, son auteur préféré plus que tout autre, était direct: " il était fondé sur la franchise et l'attaque [...] au-delà de toute pratique rhétorique" (p. III). Il a toujours été conscient du lien entre les choix de politique intérieure et étrangère, en raison de son long séjour en tant qu'ambassadeur à Saint-Pétersbourg et, pour une période plus courte, à Paris. Il se trouvait dans la capitale française lorsqu'il a été rappelé par le nouveau monarque, qui lui a confié la chancellerie.

Dès son premier discours parlementaire, il a exprimé clairement ses idées. L'avenir de la Prusse "devait être réalisé non pas avec des discours, mais par "le fer et le feu", suggérant que l'unification allemande ne serait possible qu'avec une Prusse en armes" (p. V). En 1863, il soutient la répression tsariste des soulèvements polonais. L'opinion publique libérale se dresse alors, ce qui provoque l'affaiblissement politique de Bismarck pendant un moment et conduit à la réapparition des ambitions hégémoniques de François-Joseph.

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Avec l'habileté d'un grand stratège, le chancelier s'est rapproché de l'Autriche à l'occasion de la guerre avec le Danemark pour la crise des duchés de Schleswig et de Holstein, mais a ensuite fait déclarer la guerre à son allié dans ce qui est pour nous la troisième guerre d'indépendance: "L'empire séculaire des Habsbourg a été démantelé en quelques batailles" (p. VI). Après la victoire, le chancelier a eu le mérite d'apaiser le désir d'anéantir l'Autriche qui grandissait dans les milieux militaires. Afin de devenir la puissance hégémonique en Europe et de procéder à l'unification allemande, la France doit être vaincue. Le signal a été fourni par la crise dynastique espagnole. Bismarck modifie la dépêche d'Ems rédigée par Wilhelm Ier et lui donne une tournure péremptoire.

La France, malgré une tentative du prudent Thiers pour apaiser les esprits, déclare la guerre et subit une défaite retentissante. La nation française, pendant des décennies, a vu monter les esprits de la revanche alors qu'elle se sentait au bord de la fin: désemparée par la défaite militaire et les troubles de la Commune. Pendant ce temps, le Second Reich est en fait né. Wilhelm devient empereur d'Allemagne, couronné à Versailles le 18 janvier. Malgré cela, le chancelier n'a jamais baissé la garde contre la France, convaincu que seul un renforcement militaire allemand garantirait la stabilité politique sur le continent. Selon lui, l'Alsace et la Lorraine sont stratégiquement importantes pour la défense de l'Allemagne. Il devient ainsi un défenseur de l'autonomie alsacienne, déclarant: "plus les habitants de l'Alsace se sentiront alsaciens, plus ils cesseront d'utiliser le français" (p. XVI). Le Kulturkampf, mené contre l'Église catholique et le "Parti du Centre", aliène les sympathies des Alsaciens, fidèles à l'Église de Rome. Cette bataille était essentiellement un conflit de pouvoir: "c'est la lutte entre la monarchie et le sacerdoce [...] Le but qui a toujours clignoté devant les yeux de la papauté était la soumission du pouvoir séculier au spirituel" (p. XVIII). Bismarck, en tant que piétiste, voyait l'autorité divine incarnée par le roi.

Ce n'est qu'avec l'accession de Léon XIII à la papauté qu'un rapprochement s'opère entre les parties. Après s'être mis en congé de la politique, Bismarck fait un retour en force sur la scène publique avec la promulgation de lois anti-socialistes. Influencé par Lassalle et les "socialistes de la chaire", afin d'ôter toute marge de manœuvre aux sociaux-démocrates, il promeut une législation sociale d'avant-garde, annoncée dans son discours du 15 février 1884. En 1883, il avait introduit une loi prévoyant une assurance contre la maladie, en 1884 pour les accidents du travail, et en 1889 pour l'invalidité et la vieillesse. Une sorte de socialisme d'État, de "socialisme prussien", ou, comme l'a dit le chancelier, de "christianisme pratique".

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La politique de Bismarck évolue entre deux pôles, qu'il parvient à intégrer de manière dialectique, la tradition et l'innovation. Lorsque les milieux industriels allemands, qui auraient voulu que le Reich s'implique dans la politique coloniale, se sont débarrassés de lui, avec la complicité de Guillaume II, il a cédé la place, comme le confirme ce recueil de discours, celle d'un homme politique d'une grande profondeur, dont l'Europe aurait encore besoin.

Giovanni Sessa.

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samedi, 16 avril 2022

Le carrefour de l'histoire au cœur de l'Asie

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Le carrefour de l'histoire au cœur de l'Asie

Un carrefour de peuples et d'histoires, l'Ouzbékistan au centre de l'Eurasie. Et avant l'épopée de Samarcande, c'était grâce aux exploits d'Alexandre le Grand

Andrea Muratore

Source: https://www.ilgiornale.it/news/cultura/alessandro-magno-oggi-luzbekistan-crocevia-storia-2023581.html

D'Alexandre le Grand à aujourd'hui, l'Ouzbékistan au carrefour de l'histoire

Au cœur de l'Eurasie se trouve une nation qui a été un carrefour de peuples, d'armées, de cultures, de religions et d'identités tout au long de son histoire : l'Ouzbékistan. L'Ouzbékistan est un pays qui vit encore comme un kaléidoscope d'identités après la mort du "père du pays" Islam Karimov, à la frontière entre l'ancien espace soviétique, l'Afghanistan, la Chine et le cœur de l'Asie centrale, et qui a eu une histoire tout aussi riche dans son passé.

L'Ouzbékistan est en fait le pays de Samarcande, le "rêve turquoise", le carrefour des caravanes des anciennes Routes de la soie, des routes commerciales sur lesquelles circulaient les hommes, les marchandises et les idées. Mais c'est aussi un pays qui a eu un très noble père dans son histoire: Alexandre le Grand. C'est le Macédonien qui a été le premier à labourer les étendues sablonneuses, les plateaux et les terres aujourd'hui gouvernées par l'ancienne république soviétique, pour faire de l'Ouzbékistan d'aujourd'hui le pôle d'attraction des hommes, des peuples et des identités qui en feront un élément constitutif de la civilisation humaine.

Vittorio Russo le rappelle bien dans son livre intitulé L'Uzbekistan di Alessandro Magno (L'Uzbekistan d'Alexandre le Grand), un essai publié par Sandro Teti dans lequel, entre histoire et mythe, présent et antiquité, se dessine une véritable radiographie de ces terres. Vittorio Russo, capitaine et navigateur au long cours depuis des décennies, a également travaillé de manière intensive en tant que journaliste et essayiste. Dans son essai sur l'Ouzbékistan, il entreprend un voyage à travers la géographie historique d'un pays où passé et présent se confrontent. Notamment parce que ce sont les Grecs menés par le Macédonien au 4e siècle avant J.-C. qui ont donné leur nom à de nombreux points de repère de l'Ouzbékistan.

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Les régions de Khwarizim, note Russo, "les Grecs et les Macédoniens d'Alexandre les appelaient Corasmia. Ces terres se trouvent sur les bords méridionaux de la mer d'Aral, le long du cours du fleuve-mer Amu Darya, appelé ainsi depuis les temps anciens parce qu'il était autrefois aussi illimité qu'une mer. C'est aussi la terre où les auteurs anciens ont placé le royaume des Amazones tueuses d'hommes. Le fleuve est également le même que l'ancien Oxus, dont Plutarque a écrit au premier siècle de notre ère qu'il avait "des eaux douces qui oignent la peau". La guerre d'Alexandre contre les Perses, l'Anabasis d'Alexandre racontée par Arrien, s'est déroulée sur l'Oxus, et le projet de "fusionner les peuples et les civilisations dans un destin commun, de mélanger les vies, les coutumes, les mariages et les habitudes" a été réalisé sur ses rives. Une idée unificatrice qui a favorisé un syncrétisme des civilisations, comme en témoignent le lien profond entre les cultures grecque, bouddhiste et sogdienne de l'ère post-macédonienne et le profond attrait qu'exercera, dès l'époque macédonienne, la terre de l'actuel Ouzbékistan. Selon Russo, "l'objectif d'Alexandre" était bien plus pragmatique au départ, "gouverner les peuples soumis à l'aide des structures administratives qu'il avait trouvées", tandis que "cet unitarisme harmonieux" des cultures auquel la vision classique fait référence était essentiellement un dérivé.

En fait, dans un voyage qui se déroule entre les villes contemporaines, de Tachkent à Boysun, le souvenir de la catastrophe de la mer d'Aral à l'époque soviétique et les pensées du passé, l'Alexandre le Grand qui émerge du livre de Russo est très loin de l'image oléographique véhiculée par les nombreux ouvrages, souvent pseudo-historiques, écrits à son sujet : le héros invincible immortalisé dans les marbres de Lysippe cède la place à l'ivrogne meurtrier, au fanfaron, à l'exterminateur de peuples superstitieux et cynique, mais c'est précisément dans l'actuel Ouzbékistan qu'il a vu la difficile réduction de ses diverses natures à une seule entité. Le guerrier féroce, qui a détruit l'Empire perse ; le souverain attentif au respect de l'ennemi, qui a vaincu et tué l'usurpateur Bessus, qui avait fait assassiner le Roi des Rois, et ennemi des Macédoniens, Darius III, le dernier souverain de la Perse ; le chef qui s'est imaginé comme un nouvel Ulysse, se déplaçant à travers des terres labourées plus tard par d'autres conquérants, des mers et des montagnes.

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Et ce n'est que grâce à la centralité dans l'histoire donnée à la terre, étudiée par Russo, par le passage d'Alexandre, cause de l'essor ultérieur de Samarcande, que l'Ouzbékistan d'aujourd'hui a pu être un centre d'attraction humain et culturel pour le futur: le centre de la philosophie de la civilisation islamique médiévale avec la pensée d'Avicenne ; la capitale des sciences grâce à la promotion du souverain Ulugh Beg ; et surtout, le pôle politique de rayonnement d'un pouvoir qui aimait se penser universel avec l'épopée de Timur, "Tamerlan" pour nous, qui depuis Samarcande a voulu construire un empire qui entre les XIVe et XVe siècles entendait se donner des connotations universelles. Faisant référence dans la lettre à l'empire mongol de Gengis Khan mais, en fait, regardant surtout le Macédonien et son objectif de construire l'unité dans la complexité. Faire revivre et transformer par l'art, l'architecture, la culture et la force politique les terres de l'actuel Ouzbékistan en un véritable "empire" de Samarkand. C'est toujours l'un des points de repère pour comprendre la civilisation antique et le carrefour des routes des peuples d'Europe et d'Asie. L'Ouzbékistan, qui a été le théâtre des raids macédoniens, est un carrefour décisif.

Un autre ouvrage de Vittorio Russo:

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vendredi, 15 avril 2022

Le traité de Rapallo de 1922

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Il est possible de faire autrement

Le traité de Rapallo de 1922 montre que l'Allemagne et la Russie peuvent pleinement coopérer - ce qui ne plaisait déjà pas aux puissances occidentales à l'époque.

par Hermann Ploppa

Source: https://www.rubikon.news/artikel/es-geht-auch-anders-3

La confrontation entre l'Occident dit des "valeurs" et la Russie ne cesse de s'intensifier. Bien avant que l'armée russe n'envahisse l'Ukraine en violation du droit international, le ton s'était déjà durci à l'égard de la Russie. Tout au long de l'histoire, la propagande antirusse a donné l'impression que les relations entre l'Allemagne et la Russie avaient toujours été hostiles. Cet oubli de l'histoire est politiquement voulu. Nous sommes tous plus ou moins conscients du terrible conflit armé de la Seconde Guerre mondiale. Elle a été suivie par la guerre froide, au cours de laquelle l'Allemagne de l'Ouest et l'Allemagne de l'Est se sont affrontées en tant qu'États de la ligne de front. Ce n'est qu'avec la politique de détente du chancelier Willy Brandt que d'autres sons de cloche se sont faits entendre. Une partie de notre mémoire collective veut que les relations avec notre voisin de l'Est aient toujours été extrêmement délicates. Mais c'est totalement faux.

La plupart du temps, les relations germano-russes ont été marquées par une étroite coopération et des échanges mutuels. Même à l'époque de la guerre froide, il y a eu des phases d'initiation d'une coopération étroite. Des rapprochements ont eu lieu entre le chancelier allemand de l'époque, Ludwig Erhard, et le chef d'État soviétique, Nikita Khrouchtchev. Le chancelier Helmut Kohl et Mikhaïl Gorbatchev ont également commencé à coopérer plus étroitement. Dans les deux cas, la perte soudaine du pouvoir des hommes forts de l'Est a conduit à la fin de l'Entente.

Une relation de confiance étroite s'est également développée entre le chancelier Gerhard Schröder et Vladimir Poutine. Le président français s'est également joint temporairement à ce groupe d'hommes. A Londres et à Washington, ces coopérations ont été regardées avec scepticisme. On y murmurait souvent que le dangereux "esprit de Rapallo" planait à nouveau sur l'Europe.

Le principe de la nation la plus favorisée

Il y a exactement 100 ans, le dimanche de Pâques 16 avril 1922, le traité portant le nom de la station balnéaire italienne était signé à Rapallo, près de Gênes, entre le Reich allemand et la République socialiste fédérative soviétique de Russie. Dans ce traité, les deux États s'assuraient le traitement de la nation la plus favorisée. En d'autres termes, ils ont commencé à entretenir des relations économiques normales, comme c'était le cas depuis longtemps entre tous les autres pays. Les deux pays renoncèrent aux demandes de réparations réciproques. En d'autres termes, ils renoncèrent aux indemnisations pour les dommages de guerre subis.

L'Allemagne a également renoncé à réclamer les biens allemands expropriés par les bolcheviques en Union soviétique. L'Allemagne a livré des installations industrielles à la Russie. En échange, la Russie fournissait à l'Allemagne le pétrole tant convoité. L'Allemagne a alors ouvert 2.000 stations-service qui servaient de l'essence en provenance d'Azerbaïdjan de la société de distribution soviétique Azneft.

Ce fut un pas en avant décisif pour l'économie allemande, qui souffrait encore largement du boycott de la communauté internationale. Une situation gagnant-gagnant absolue s'est également présentée dans le secteur militaire. En effet, le traité de Versailles interdisait à l'Allemagne d'avoir sa propre armée de l'air et ses propres unités de chars.

Les usines Junkers construisaient désormais leurs avions de guerre dans la banlieue de Moscou, à Fili. Les avions Junkers ont ensuite été testés à Lipetsk. Toute une génération de pilotes de chasse allemands a été formée ici. Les Allemands et les Russes ont également partagé des unités de gaz toxiques à Tonka. Alors que les soldats de la Reichswehr en Allemagne s'amusaient avec des chars factices sous les yeux des Alliés, des ingénieurs et des mécaniciens allemands construisaient de vrais chars en Union soviétique et les testaient à Kazan.

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L'architecte de Rapallo

Le traité de Rapallo est essentiellement l'œuvre du diplomate Adolf Georg Otto von Maltzan (photo), qui, par commodité, se faisait simplement appeler "Ago" (1). Ago von Maltzan avait déjà fait carrière à l'époque de l'Empire et, en tant que chef de la section Russie au ministère des Affaires étrangères, il travaillait depuis la fin de la guerre à un traité de coopération germano-russe. Lors de la conférence financière et économique de Gênes en avril 1922, il est apparu que la Grande-Bretagne et la France travaillaient également sur un traité économique avec l'Union soviétique.

Après avoir tenté d'imposer un changement de régime par une intervention militaire sanglante dans une Union soviétique encore fragile, puis avoir échoué lamentablement dans cette tentative, ces pays acceptaient désormais les bolcheviks comme nouveau "facteur d'ordre" dans la région et essayaient d'en tirer le meilleur parti.

Dans le même temps, les Soviétiques ont fait savoir au gouvernement allemand, par des canaux discrets, qu'ils pouvaient envisager un accord de coopération similaire à celui conclu avec les puissances occidentales, mais également avec l'Allemagne. La délégation allemande s'est alors mise en branle. C'était le 15 avril 1922 et il fallait être vigilant pour le lendemain afin de conclure un accord avec les Soviétiques avant la délégation américano-britannico-française. L'histoire a retenu ce que l'on a appelé la "conférence des pyjamas".

Pendant la nuit, Ago von Maltzan a rédigé le projet de traité et a tiré les membres de la délégation allemande de leur lit. En pyjama, les délégués se sont assis sur le bord de leur lit et ont travaillé ensemble sur le traité, paragraphe par paragraphe. Le ministre des Affaires étrangères responsable, Walther Rathenau, avait encore du mal. Il était plutôt sceptique quant à l'ensemble du projet. Mais finalement, Rathenau a accepté et le projet de traité a été adopté.

Le lendemain, les délégations allemande et soviétique se sont rencontrées, deux heures avant l'heure prévue pour la conclusion du traité, qui était celle fixée par les Alliés occidentaux. Du côté allemand, nous voyons en bonne place : le chancelier Joseph Wirth, le ministre des Affaires étrangères Walther Rathenau, le secrétaire d'État aux Affaires étrangères Ago von Maltzan et leur entourage.

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Du côté soviétique : Leonid Borissovitch Krassine, commissaire du peuple au commerce extérieur ; Georgi Vassiliévitch Tchitcherinr (photo), commissaire du peuple aux affaires étrangères, et comme conseiller Adolf Abramovitch Joffe, ambassadeur soviétique en Allemagne. La signature du contrat s'est déroulée dans une atmosphère très cordiale. Deux heures plus tard, la délégation des Alliés occidentaux est arrivée. Leur colère fut sans limite lorsqu'ils apprirent qu'on leur avait coupé les vivres au dernier moment.

Retour sur la scène internationale

Du point de vue allemand, le traité de Rapallo était la dernière chance d'échapper aux effets d'étranglement du traité de Versailles. En effet, le traité de Versailles n'a pas seulement dépossédé massivement les citoyens allemands et leur État mais les a plongés dans une servitude pour dettes totalement contre-productive, ce que l'économiste John Maynard Keynes, et non des moindres, a vivement condamné dans son livre très remarqué (2). L'Allemagne dans son ensemble a été chargée de la responsabilité exclusive du déclenchement de la guerre et mise au ban de la société par un isolement diplomatique.

L'État soviétique russe a également été mis au ban pour son opposition à l'ordre économique capitaliste et pour l'expropriation d'actifs étrangers. Il était donc logique que les stratèges des deux États parias réfléchissent intensément à une coopération germano-russe.

Les deux parties ont agi avec un pragmatisme absolu. La droite politique allemande voyait dans la coopération avec les bolcheviks une réelle opportunité de faire un retour en force de l'Allemagne en dehors des règles fixées par le régime de Versailles. Les partisans d'une union de l'Allemagne avec les puissances occidentales se trouvaient plutôt chez les libéraux et les sociaux-démocrates, tandis que les communistes votaient naturellement pour les Soviétiques.

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Malgré cela, la conclusion du traité de Rapallo le 16 avril 1922 entre l'Allemagne et la République socialiste fédérative soviétique de Russie fit l'effet d'une bombe sur la scène diplomatique internationale. La colère des Français et des Britanniques était immense. Car en fait, ils voulaient eux-mêmes conclure des traités avec les Soviétiques, qui s'étaient imposés comme "facteur d'ordre" sur le territoire de l'ancien empire tsariste. Les énormes ressources naturelles de l'empire géant font que toutes les réserves à l'égard de l'ennemi de classe communiste semblaient surmontables.

Or, le ministre allemand des Affaires étrangères Walther Rathenau et son secrétaire d'État Ago von Maltzan avaient signé le traité avec leur homologue soviétique Georgi Tchitcherine le dimanche de Pâques 1922, peu de temps avant que les Français et les Anglais ne signent un tel traité.

La méfiance des puissances occidentales

Le traité de Rapallo a été majoritairement bien accueilli en Allemagne. Les entrepreneurs allemands, en particulier, poussèrent Rathenau à le signer, car les marchés de l'Ouest leur étaient en grande partie fermés. De plus, on pensait qu'en annonçant la nouvelle politique économique, Lénine ferait un retour en arrière énergique vers l'économie de marché libérale - ce qui ne se réalisera pas sous cette forme, comme on le sait aujourd'hui. Un seul homme politique s'est élevé contre le traité de Rapallo : un certain Adolf Hitler, originaire de Bavière.

Le cas que le géopoliticien anglais Halford Mackinder a décrit dans une conférence donnée à Londres en 1904 comme le pire des cas pour les Anglais s'était donc produit : une puissance de dimension continentale, enclavée, s'était à nouveau alliée à une puissance côtière.

Les Allemands avaient rompu leur isolement et, par leur trahison, jugée sacrilège du point de vue anglais, laissaient entendre qu'ils étaient en mesure de construire dans l'espace eurasien un éventuel contre-pouvoir à l'ordre occidental.

En effet, peu après la fin de la guerre, des cercles influents de l'armée et de l'économie avaient déjà réfléchi à haute voix à un partenariat avec les Soviétiques.

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Walther Rathenau (photo), qui avait hérité du groupe électrique AEG de son père, et le président de son conseil d'administration, Felix Deutsch, entre autres, avaient publié un mémorandum le 17 février 1920. Dans ce document, il est fait référence à l'excédent de main-d'œuvre qualifiée en Allemagne, qui pourrait être parfaitement combiné avec un excédent de matières premières en Russie. Ce sont les "fruits qui mûriront dans un avenir pas très lointain, et non les avantages immédiatement tangibles, qui sont les plus importants si l'on veut juger de l'intérêt allemand à s'associer à la Russie soviétique" (3).

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Et le général-colonel Hans von Seeckt (ci-dessus), qui venait d'être promu chef de la direction de l'armée de terre de la Reichswehr en 1920, ne laissait aucun doute sur sa vision des choses dans deux mémoires publiés la même année :

"Ce n'est qu'en se rattachant fermement à la Grande Russie que l'Allemagne a la perspective de retrouver sa position de puissance mondiale... L'Angleterre et la France craignent la fusion des deux puissances terrestres et cherchent à l'empêcher par tous les moyens - c'est donc vers elle que nous devons tendre de toutes nos forces" (4).

Plus loin dans le second document : "Et si l'Allemagne se range du côté de la Russie, elle est elle-même invincible, car les autres puissances devront alors toujours tenir compte de l'Allemagne, car elles ne peuvent pas laisser la Russie sans surveillance" (5).

L'assassinat de Rathenau et ses conséquences

Mais Rathenau n'a plus eu la chance de pouvoir contribuer à l'évolution future. Tout comme Olof Palme, il refusait la protection rapprochée. Ainsi, le 24 juin 1922, deux mois à peine après avoir signé le traité de Rapallo, il fut abattu par deux tueurs à gages dans sa décapotable ouverte, alors qu'il se rendait à son travail au ministère des Affaires étrangères.

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L'indignation en Allemagne face à ce lâche assassinat a été gigantesque. Des centaines de milliers de personnes ont suivi son cercueil lors d'une impressionnante manifestation en faveur de la démocratie. Des émeutes de type guerre civile s'ensuivirent. Les assassins de Rathenau appartenaient à l'organisation Consul, également appelée  "Reichswehr noire". Il s'agissait d'une scission de la Brigade Erhardt, à laquelle appartenaient des sections importantes de la Division de fer, elle-même issue des Baltikum (mercenaires allemands) ...

La coopération germano-russe n'a jamais atteint la dimension envisagée par Rathenau et Seeckt. Néanmoins, l'armée de l'air et l'armée blindée allemandes ont continué à être développées en Union soviétique - jusqu'à ce que les nazis mettent fin à cette coopération d'un trait de plume en 1933.

Aujourd'hui, le traité de Rapallo du 16 avril 1922 est largement occulté de la mémoire collective. Il ne correspond tout simplement pas à l'agenda transatlantique.

Sources et notes :

(1) Niels Joeres : Der Architekt von Rapallo - Der deutsche Diplomat Ago von Maltzan im Kaiserreich und in der frühen Weimarer Republik. Heidelberg 2005.
(2) John Maynard Keynes : The Economic Consequences of the Peace. Londres 1919.
(3) Cité par Horst Günther Linke : Deutsch-sowjetische Beziehungen bis Rapallo. Cologne 1972. page 94.
(4) Ibid., page 153.
(5) Ibid., page 156.

Pour cet article, des passages du livre Der Griff nach Eurasien - Die Hintergründe des ewigen Krieges gegen Russland de Hermann Ploppa, Marburg 2019, ont été intégrés.

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mardi, 12 avril 2022

Reconquête ou esclavage

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Reconquête ou esclavage

Carlos X. Blanco

Source: http://elregionalismoastur.over-blog.es/2015/06/reconquista-o-esclavitud.html

Il est un fait établi que l'Espagne mauresque, al-Andalus, était une société esclavagiste. Son mode de production était, à bien des égards, proche de celui du "capitalisme", le capitalisme esclavagiste, qui était très développé par rapport aux structures agricoles rudimentaires des royaumes chrétiens. Al-Andalus était urbaine, les Asturies étaient rurales. En al-Andalus, il y avait des monnaies, c'est-à-dire que des pièces étaient frappées et que la monnaie circulait, ce qui n'était pas le cas dans le Royaume des Asturies. Cordoue, Tolède, Séville et de nombreuses autres villes mauresques étaient de véritables capitales urbaines. Oviedo, en revanche, n'était qu'un rêve, une prétention: devenir le nouveau Tolède. Mais Al-Andalus, si riche et avancée, était une société malade. Elle avait hérité des misères de l'esclavage romain et wisigothique, et les avait considérablement accrues. La pédérastie, la polygamie, le harem, le commerce de la traite des êtres humains, y compris les sementales et les eunuques, ont été institués. Les musulmans ont créé un État dominé par des groupes étrangers qui exerçaient une véritable oppression sur la population hispano-romaine. Les islamistes ont créé un système de taxation oppressive de la population indigène. La soif de richesse et d'esclaves et surtout d'esclaves sexuels était le véritable moteur de leur conquête et de leur domination des peuples d'Hispanie. Si Pelayo, les Asturiens et les Cantabres, ainsi qu'une minorité gothique, ne s'étaient pas soulevés, il est certain que cette péninsule, la plus "occidentale" d'Europe, serait - à l'heure actuelle - la région la plus "orientale" de notre continent.

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L'esclavage honteux et déplorable que les chrétiens de l'époque moderne ont exercé sur les Noirs, en les emmenant aux Indes, a été précédé d'un esclavage moins connu et moins regretté. L'Islam a connu une intense activité de réduction en esclavage des Européens blancs (chrétiens et païens), un trafic et une exploitation qui ont commencé au 8ème siècle et n'ont cessé que bien après le 18ème siècle. Les Juifs, en des points stratégiques tels que Barcelone, ont fourni aux islamistes cette "chair humaine" en abondance. Tous les esclaves européens des islamistes étaient appelés "Slaves" car ils étaient les plus abondants de ce groupe ethnique (al-saqaliba, al-jurs). Il s'agissait d'Européens centraux, nordiques, germaniques ou slaves, qui étaient amenés par cordes dans l'Émirat ou le Califat d'Espagne et vendus aux enchères publiques pour être utilisés dans les harems, les armées, le service, l'administration et pour le plaisir. En raison de leur grande ressemblance physique avec eux, les habitants des régions septentrionales qui se sont rebellés contre le Cordoban, l'Astur, le Galicien, le Vascon, le Cantabrique, etc. ont également été appelés "Slaves", et ils devaient être nombreux, étant donné les fréquentes incursions musulmanes dans les terres du Nord. Ce fait reflété dans les chroniques suggère que la présence physique de nos ancêtres du nord était encore très différente de celle des habitants du sud et de l'est de l'Espagne, et beaucoup plus similaire à celle des Européens du centre et du nord, puisque les Andalous ont ensuite mis tous les esclaves blancs dans le même sac. Aujourd'hui, les différences entre les Espagnols ont été fortement réduites et nous sommes tous beaucoup plus semblables dans les différentes régions.

Dans les villes andalouses, les quartiers étaient formés par les esclaves et les descendants d'esclaves de Galice (Yilliqiya), des Asturies (Asturis) et de Navarre (Al-Busquns) (voir : Ahmed Tahiri, Las clases populares en al-Andalus, Editorial Sarriá, Málaga, 2003 ; p. 48). Sous l'Islam, les Juifs ont donné à Al-Andalus d'importants capitaux financiers et commerciaux. Les hommes d'affaires juifs, après avoir ouvert les portes de l'Hispanie aux envahisseurs maures, ont fait du commerce avec les blancs - péninsulaires ou ultra-pyrénéens - dans leurs deux modalités, en tant qu'eunuques et sémentales.

Les royaumes et comtés chrétiens du nord se sont battus, au début, pour leur simple survie. Vivre en liberté, ne pas tomber en captivité, se libérer du tribut onéreux, telles ont dû être les motivations initiales de la lutte armée de notre peuple pour ne pas tomber, une fois de plus, dans une nouvelle oppression. Si le royaume gothique était oppressif, la domination islamiste dans l'émirat et le califat l'était encore plus. Le pouvoir maure était une continuation - d'une certaine manière - de ces modes de domination économique antérieurs, mais avec le facteur aggravant de représenter une altérité culturelle et religieuse complète. Les "Maures" d'al-Andalus étaient en réalité une mosaïque ethnique, impossible à fusionner, avec une nette coexistence de ses peuples (berbères, muladi, baladi ou arabes, juifs, mozarabes, noirs). Ce n'est qu'en raison de la domination - toujours contestée - d'une minorité arabe qu'un tel conglomérat politique a trouvé une cohérence. Les oppresseurs romains et gothiques d'origine - propriétaires terriens, sénateurs, noblesse gothique - ont été rapidement islamisés afin de pouvoir continuer à exploiter leur peuple en compagnie des étrangers qui dominaient depuis 711. D'autre part, le nord de l'Espagne, chrétien ou non, s'est battu et repeuplé à la recherche d'espaces de liberté. Des conseils asturiens primitifs naîtraient les Cortes de León, la première monarchie "parlementaire" d'Europe. La politique de repeuplement des Asturies allait donner naissance aux conseils libres et aux paysans guerriers de Castille et León. La Reconquête était bien plus qu'une aventure de rois et de magnats. Il s'agissait d'une entreprise populaire dès le départ, une lutte acharnée pour éviter de tomber dans l'esclavage.

21:42 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, espagne, reconquête, reconquista | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

jeudi, 31 mars 2022

De la "Doctrine" de Monroe aux "Quatorze points" de Wilson 

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De la "Doctrine" de Monroe aux "Quatorze points" de Wilson 

par Michele Rallo

Les origines de l'interventionnisme américain dans les affaires européennes

Source : https://www.ereticamente.net/2022/03/dalla-dottrina-di-monroe-ai-quattordici-punti-di-wilson-michele-rallo.html

C'est en 1823 que James Monroe, le 5e président des États-Unis d'Amérique, a énoncé la "doctrine" qui allait prendre son nom (en réalité dû à son ministre des affaires étrangères John Adams). Selon cette doctrine, les États-Unis revendiquent une suprématie totale sur les Amériques du Nord et du Sud, ordonnant aux puissances européennes de ne pas intervenir dans cet "hémisphère", à l'exception des territoires coloniaux qui leur appartiennent encore. En réalité, seule la présence des cousins britanniques serait tolérée (du Canada aux Malouines), tandis que les autres puissances coloniales (France, Espagne, Portugal) seraient directement ou indirectement évincées de leurs possessions.

The-1912-cartoon-of-the-Monroe-Doctrine.ppm.pngQuoi qu'il en soit, tout le monde s'accordait à l'époque à dire que la doctrine de Monroe était essentiellement une proposition de partage du monde : l'Amérique aux Américains et - corollaire logique - l'Europe aux Européens. Liberté d'action dans le reste du monde, avec toutefois quelques voies préférentielles : l'Asie orientale et le Pacifique pour les États-Unis, l'Asie occidentale et l'Afrique pour les puissances européennes.

Cela a duré quelques décennies : le temps nécessaire aux Américains pour se débarrasser de certaines présences gênantes, notamment aux frontières. Le dernier épisode fut la guerre hispano-américaine de 1898, à l'issue de laquelle les États-Unis ont acquis Cuba (officiellement "indépendante"), Porto Rico et - en Asie - les Philippines et l'île de Guam.

L'Espagne étant ainsi expulsée du continent américain, on a eu l'impression pendant un moment que les États-Unis et les puissances européennes étaient retranchés dans leurs sphères d'influence respectives. Mais ce n'était qu'une impression - justement - parce que depuis quelques années (après l'assassinat de Lincoln en 1865), les cercles de la City de Londres avaient déjà commencé à tisser la toile d'une entente transocéanique qui unirait les États-Unis et le Royaume-Uni avec ses dominions : cimentant ainsi, derrière le paravent d'une alliance ethnique, les intérêts financiers et mercantiles du bloc anglo-saxon. Quelques années plus tard, le Sud-Africain (blanc) Jan Smuts qualifiera ce bloc de "fédération britannique des nations" et vantera sa fonction anti-européenne : "N'oubliez pas qu'après tout, l'Europe n'est pas si grande et ne continuera pas à le paraître à l'avenir. (...) Ce n'est pas seulement l'Europe que nous devons considérer, mais aussi l'avenir de cette grande confédération d'États à laquelle nous appartenons tous" [1].

Le projet de bloc anglo-saxon a franchi une étape décisive lors de l'élection présidentielle de novembre 1912, lorsque le parti républicain - dominant depuis l'époque de Lincoln - s'est divisé et a présenté deux candidats opposés de taille (le président sortant William Taft et l'ancien président Theodore Roosevelt), permettant à l'outsider démocrate Thomas Woodrow Wilson d'être élu.

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Wilson prend ses fonctions en mars 1913 et se lance immédiatement dans un vaste programme de "réformes" apparemment positives. En réalité, l'objectif de toute son activité frénétique de réforme était de privatiser le système bancaire, alignant ainsi les États-Unis sur le modèle financier qui dominait la politique britannique. En décembre 1913, la Réserve fédérale a été créée, une banque "centrale" qui était aux États-Unis d'Amérique ce que la Banque d'Angleterre des Rothschild était à la Grande-Bretagne depuis 1694 : toutes deux étaient privées et avaient le droit exclusif de frapper la monnaie nationale et de la prêter à leurs gouvernements respectifs.

Avec l'élection de Wilson, le monde des affaires et de la finance quittait donc le parti républicain pour se lier - étroitement - au parti démocrate. Et ce monde trépignait, il avait envie de franchir les frontières, de se lier à d'autres hommes d'affaires et à d'autres financiers, de s'étendre bien au-delà des frontières tracées par la Doctrine Monroe. Il s'agissait d'une nouvelle forme de colonialisme, un colonialisme économique ; qui, toutefois, ne rivalisait pas avec les partenaires britanniques pour les domaines traditionnels afro-asiatiques, mais visait plutôt le "marché" le plus riche, celui de l'Europe. Avec une connotation particulière : alors que le colonialisme européen visait des pays arriérés, presque toujours dépourvus d'une structure étatique complète, le néocolonialisme américain prétendait s'imposer à des pays hautement civilisés et développés, ceux dont étaient issus les colons qui ont construit les États-Unis d'Amérique. Ce sont les fils enrichis qui se sont retournés contre leurs pères.

Naturellement, les nations européennes n'étant pas prêtes à se laisser coloniser le sourire aux lèvres, les Américains ont dû attendre la bonne occasion pour intervenir sur le Vieux Continent, pour faire peser le poids de la puissance américaine sur la balance : puissance industrielle et militaire, mais surtout puissance économique. Et l'occasion ne tarde pas à se présenter : le 28 juin 1914, l'attentat de Sarajevo a lieu, et un mois plus tard, le premier coup de canon est tiré dans ce qui deviendra la Grande Guerre, la Première Guerre mondiale.

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Bien que la majorité de la population américaine (anglo-saxonne) ait naturellement sympathisé avec leurs cousins britanniques, ils n'ont pas dévié de leur attitude traditionnelle à l'égard des affaires européennes : un isolationnisme "historique" profondément ancré, qui, en temps de guerre, se traduisait par une neutralité absolue, à la limite de l'indifférence.

Au contraire, les milieux financiers, industriels et mercantiles sont pieds et poings liés à leurs correspondants britanniques, qu'ils approvisionnent par des envois massifs et continus par voie maritime. Leur intérêt spécifique était non seulement la victoire à Londres, mais aussi - en perspective - la pénétration des marchés européens, que seule cette victoire pouvait favoriser.

Le président Wilson, officiellement du moins, semblait fermement ancré dans des positions non-interventionnistes. En fait, il était plus que favorable à l'intervention américaine dans la guerre en Europe. Cependant, il avait les mains liées par les nouvelles élections présidentielles, qui approchaient à grands pas. Étant donné la neutralité viscérale de l'électorat américain, il ne pouvait être réélu que s'il donnait l'impression, ou plutôt la certitude, qu'il maintiendrait les États-Unis en dehors de la guerre en Europe.

Même après sa réélection (novembre 1916), Wilson ne pouvait pas changer sa ligne diplomatique d'un iota : les Américains étaient toujours très opposés à la possibilité même la plus lointaine d'une intervention, et le président ne pouvait certainement pas aller dans la direction opposée.

Ce sont toutefois les Allemands qui ont offert sur un plateau d'argent l'excuse qui permettrait à Woodrow Wilson de décider d'intervenir. Au fur et à mesure que les approvisionnements de l'industrie américaine vers l'Angleterre augmentaient, le nombre de torpillages de navires marchands américains augmentait, avec les pertes humaines que cela impliquait. Les Allemands auraient pu obtenir le même résultat en arrêtant les navires américains et, peut-être, en les saisissant. Au lieu de cela, ils ont préféré torpiller et couler les navires. Ils ne se rendaient pas compte (et ne se rendraient pas compte non plus pendant la Seconde Guerre mondiale) qu'un comportement brutal provoque la désapprobation et l'hostilité générales, même si ce comportement est le résultat d'une "provocation" de l'ennemi.

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Le casus belli s'est produit le 19 mars 1917, avec le naufrage du cargo "Vigilantia" avec tout son équipage. L'indignation de l'opinion publique américaine est telle que Woodrow Wilson peut demander au Congrès de voter l'entrée en guerre des États-Unis. Cela s'est produit le 6 avril.

La voie du "libre-échange" était enfin ouverte. Il fallait cependant rassurer les Européens (amis, ennemis et neutres), les convaincre que l'envoi des armées américaines sur le Vieux Continent ne cachait aucune intention colonialiste, mais n'était que le fruit de la générosité, d'une propension à la charité à l'échelle planétaire. Voici donc le recours à un alibi idéologique : ce n'est pas par soif de pouvoir que les États-Unis ont envoyé leurs soldats outre-Atlantique, mais pour défendre la démocratie ; non pas pour en retirer des avantages économiques, mais pour libérer le peuple. [Un refrain répété de manière obsessionnelle dans toutes les guerres américaines, de la Seconde Guerre mondiale à la destruction de la Libye].

Wilson s'est dessiné le profil moraliste d'un grand leader qui a conduit sa nation à la guerre non pas pour des raisons futiles, mais pour défendre les idéaux les plus élevés de liberté, de démocratie, de justice, de progrès, de prospérité, de paix entre les nations et d'autodétermination des peuples. D'où la nécessité d'idéologiser le choix de la guerre, en la présentant comme une intervention visant à réparer les torts imposés aux nations par les "méchants" du moment, presque comme la transposition d'un film "occidental" sur la scène mondiale tout entière.

Le président a très bien su camoufler un choix clairement utilitaire sous de nobles idéaux. Il a inventé un certain nombre de slogans frappants - "la guerre pour mettre fin aux guerres" ou "rendre le monde sûr pour la démocratie" - et est allé jusqu'à esquisser un scénario d'après-guerre idyllique : "pas d'annexions, pas de contributions, pas d'indemnités de guerre" [2]. Rien de tout cela ne se produira. Au contraire, les annexions, contributions et indemnités de guerre - appliquées de manière disproportionnée au profit de Londres, de Paris et de leurs clients - contribueraient de manière décisive à rendre le monde peu sûr pour la démocratie et à préparer le terrain pour de nouvelles guerres. Et ce, avec la circonstance aggravante d'une attitude qui variera fortement d'un sujet à l'autre : forcer - par exemple - l'Italie à renoncer à Fiume/Rijeka, et en même temps permettre à la France de mutiler impitoyablement l'Allemagne, ou à l'Angleterre de tenter de rayer la Turquie de la carte. Tout cela a été couronné par un fort coup de pinceau de la fierté et de l'arrogance du nouveau riche, du nouveau maître du monde qui dicte benoîtement à ses sujets les règles de la coexistence civilisée.

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Tout cela a été inclus et condensé dans un véritable manifeste idéologique de l'interventionnisme américain, qui est entré dans l'histoire sous le nom des "Quatorze points de Wilson". Il s'agissait d'un "message au Congrès" par lequel le président tentait d'adoucir la pilule de l'intervention ; une intervention qui - malgré le comportement imbécile des Allemands qui avait indigné les Américains - continuait à susciter des doutes et de la perplexité, tant dans l'opinion publique nationale que dans de nombreux secteurs du Congrès. Mais les Quatorze Points - en même temps - étaient aussi une sorte de message aux chancelleries du monde entier, énonçant dès le départ les diktats de la pax americana, auxquels tous - vainqueurs et vaincus - devraient se conformer.

Le bavardage initial était un exercice de justification inventive de l'intervention, entièrement basé sur les déclarations de principe (mensongères) déjà mentionnées : "Nous sommes entrés dans cette guerre parce qu'il y avait eu des violations du droit qui nous touchaient au plus profond de nous-mêmes et qui rendaient la vie de notre peuple impossible à moins qu'il n'y soit remédié et que le monde soit une fois pour toutes protégé du danger de leur retour. Ce que nous exigeons de cette guerre n'a donc rien de particulier pour nous. Ce que nous voulons, c'est que le monde devienne un lieu sûr où chacun puisse vivre, un lieu possible pour toutes les nations qui veulent la paix, pour toutes les nations qui veulent vivre leur vie librement, décider de leurs propres institutions, être sûres d'être traitées équitablement et justement par les autres nations, au lieu d'être exposées à la violence et à l'agression. Tous les peuples du monde sont en effet unis dans cet intérêt suprême ; et en ce qui nous concerne, nous voyons très clairement que si la justice n'est pas rendue aux autres, elle ne peut l'être à nous-mêmes. Notre programme est donc le programme de la paix mondiale."

Mais lorsqu'il s'agit de détailler "le programme de paix mondiale", les vagues déclarations se transforment en diktats concrets et arrogants qui préfigurent l'avenir établi à Washington (et à Londres) pour les différentes nations d'Europe. Avec la réserve que ce programme était "le seul programme possible".

Le point 9 était consacré à l'Italie : "Une révision des frontières de l'Italie doit être effectuée sur la base de la frontière ethnographique facilement reconnaissable." Nous verrons plus tard comment "la frontière ethnographique facilement reconnaissable" était, en réalité, le mécanisme qui devait empêcher la réalisation de nos objectifs, laissant des milliers et des milliers de nos compatriotes sous la souveraineté yougoslave.

Mais, au-delà de l'arrogance avec laquelle le sort de chaque pays européen était fixé, ce qui était particulièrement significatif, c'était un point général, le numéro 3 : "L'abolition, jusqu'à l'extrême limite du possible, de toutes les barrières économiques, et la création de conditions égales en matière de commerce entre tous les pays qui adhéreront à la paix et s'uniront pour la maintenir" [3].

Le seul programme possible pour la paix mondiale était donc l'abolition des barrières économiques, des "murs" du Vieux Continent, dans le seul but de favoriser la diffusion de la production et des capitaux américains en Europe. C'était l'anticipation de ce qui, un siècle plus tard, serait appelé "mondialisation".

NOTES:

[1] Jan Christian SMUTS : La Federazione Britannica delle Nazioni. Discorso del generale Smuts tenuto a Londra il 15 maggio 1917. 

[2] Thomas Woodrow WILSON : Le Président Wilson, la guerre, la paix. Recueil des déclarations du Président des Etats-Unis d'Amérique sur la guerre et la paix. 20 décembre 1916 - 6 avril 1918.  Librairie Berger-Levrault, Paris, 1918.

[3] WILSON : Le Président Wilson, la guerre, la paix.  Cit.

 

Librement tiré de la rubrique " Rievocazioni " du mensuel de Trapani " La Risacca " publié en décembre 2017.

 

samedi, 26 mars 2022

Rompre une lance pour la vérité

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Rompre une lance pour la vérité

par Helmut Müller    

Source : https://helmutmueller.wordpress.com/

Au début de la Première Guerre mondiale, Lord Arthur Ponsonby s'est exprimé à la Chambre des Communes sur ce qu'il considérait comme un désir impossible d'équilibrer les forces en Europe. Cela conduirait, selon Ponsonby, à deux camps armés "se regardant en face avec suspicion, hostilité et haine... et faisant saigner les hommes pour payer les armements". C'est là une bonne mise en scène qui correspond àce qui nous arrive aujourd'hui, et le pacifiste avéré qu'est Ponsonby s'étonnerait sans doute que cette folie soit encore possible, même à l'ère des armes de destruction massive. "Mais", ai-je lu quelque part, "la représentation armée des entreprises d'armement, l'OTAN, a fait tout ce qui était possible pour mettre le feu à l'Ukraine jusqu'à ce qu'il y ait un incendie assimilable à une guerre". Le journaliste belge Michel Collon a même qualifié l'OTAN d'"organisation criminelle".

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Et rien n'est plus utile que la propagande pour mettre le feu, pendant et après la guerre, quand on sait en plus que la majorité des médias "indépendants" sont derrière soi. Dans son livre Falsehood in Wartime, l'homme politique et écrivain Ponsonby a décrit les méthodes de propagande de guerre des belligérants de la Première Guerre mondiale, toujours en vigueur aujourd'hui, dans lequel on trouve la fameuse remarque : "When war is declared, truth is he first casuality" ("Quand la guerre est déclarée, la vérité est la première victime").

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L'historienne belge Anne Morelli a présenté son exposé dans ses Principes élémentaires de propagande de guerre sous une forme claire et moderne qui, d'un point de vue occidental, ressemblerait à ceci, complété par mes propres notes :

1. nous ne voulons pas la guerre (nous voulons seulement dominer) .                                  

2. l'adversaire porte seul la responsabilité (la Russie aujourd'hui)

3. le leader de l'adversaire est un diable (Poutine)

4. nous nous battons pour une bonne cause (démocratie des entreprises).

5. l'adversaire se bat avec des armes non autorisées (armes chimiques, selon Bush et maintenant Biden)

6. l'adversaire commet des atrocités intentionnellement, nous seulement par inadvertance (voir Hiroshima, Vietnam, Irak et autres).

7. nos pertes sont faibles, celles de l'adversaire sont énormes.

8. les artistes et les intellectuels soutiennent notre cause (veulent être encouragés).

9. notre mission est "sacrée" (contre l'empire du mal)

10. quiconque met en doute notre couverture médiatique est un traître. (Ceux qui comprennent Poutine, par exemple).

Pour mieux comprendre, voici une liste, évidemment incomplète, de guerres présentées il y a des années par Ticinolive et menées selon cette méthode par les Etats-Unis :

Dix guerres et dix mensonges des États-Unis

1. le Vietnam (1964-1975)

Le mensonge : les 2 et 3 août 1964, le Nord-Vietnam a attaqué deux navires de guerre américains dans le Golfe du Tonkin.

La vérité : L'attaque n'a jamais eu lieu. Il s'agissait d'une invention du gouvernement américain.

L'objectif : empêcher l'indépendance du Vietnam et maintenir la domination des États-Unis dans la région.

Les conséquences : Des millions de victimes, des malformations génétiques, d'énormes problèmes sociaux.

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2. Grenade (1983)

Le mensonge : La petite île des Caraïbes est accusée de construire une base militaire soviétique et de mettre en danger la vie des citoyens américains.

La vérité : Tout est faux. La nouvelle a été diffusée sur ordre du président américain Ronald Reagan.

L'objectif : empêcher les réformes sociales et démocratiques du Premier ministre Maurice Bishop (qui a été abattu en octobre 1983).

Les conséquences : Répression brutale et consolidation du contrôle de Washington.

3. Panama (1989)

Le mensonge : l'invasion est menée pour arrêter le président Manuel Noriega pour trafic de drogue.

La vérité : Bien qu'il soit un protégé de la CIA, Noriega a revendiqué la souveraineté sur les droits du Canal de Panama. Cette revendication était inacceptable pour les États-Unis.

L'objectif : maintenir le contrôle des États-Unis sur le canal, une voie de communication stratégique.

Les conséquences : Les bombardements américains ont tué des milliers de civils dans l'indifférence des médias et de l'opinion publique.

4. Irak (1991)

Le mensonge : les soldats irakiens ont tué des prématurés koweïtiens en les arrachant de leurs couveuses.

La vérité : Une invention de l'agence de publicité Hill & Knowlton, payée par l'émir du Koweït.

L'objectif : Empêcher le Moyen-Orient de se rebeller contre Israël et de se soustraire au contrôle américain.

Les conséquences : De nombreuses victimes de la guerre (un million, ndlr) et un long embargo, qui concernait également les médicaments.

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5. la Somalie (1993)

Le mensonge : l'homme politique et médecin français Bernard Kouchner se met en scène comme le héros d'une intervention humanitaire.

La vérité : Quatre sociétés américaines avaient acheté une partie du sous-sol somalien riche en pétrole.

L'objectif : le contrôle du pétrole et d'une région militairement stratégique.

Les conséquences : Les États-Unis n'ayant pas réussi à contrôler le pays, un chaos persistant s'est installé dans la région.

6. Bosnie (1992-1995)

Le mensonge : la société américaine Ruder Finn et le ministre français de la Santé de l'époque, Bernard Kouchner, ont mis en scène une série de camps d'extermination serbes.

La vérité : Ruder Finn et Kouchner avaient menti. Il s'agissait de camps dans lesquels des prisonniers attendaient d'être échangés contre d'autres prisonniers. Alija Izetbegovic, président de la Bosnie-Herzégovine de 1990 à 1996, l'a reconnu.

L'objectif : démanteler la Yougoslavie, trop à gauche, supprimer son système social, soumettre la région aux multinationales, contrôler le Danube et les voies de communication stratégiques dans les Balkans.

Les conséquences : Une guerre atroce de quatre ans entre les musulmans, les Serbes et les Croates.

7. Yougoslavie (1999)

Le mensonge : les Serbes commettent un génocide contre les Albanais du Kosovo.

La vérité : C'était une invention de l'OTAN, comme l'a reconnu plus tard le porte-parole officiel Jamie Shea.

L'objectif : imposer la domination de l'OTAN dans les Balkans et établir une base militaire américaine au Kosovo.

Les conséquences : Des milliers de victimes des bombardements de l'OTAN. Nettoyage ethnique au Kosovo par l'organisation paramilitaire albanaise UÇK - l'"Armée de libération du Kosovo" - qui était sous la protection de l'OTAN.

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8. Afghanistan (2001)

Le mensonge : le président américain George Bush voulait venger les attentats du 11 septembre 2001 et capturer Oussama Ben Laden, un ancien ami des États-Unis et chef sanguinaire d'Al-Qaida.

La vérité : Il n'y avait aucune preuve de l'implication d'Al-Qaïda et de Ben Laden dans les attentats du 11 septembre. Selon les "théoriciens du complot", les attentats auraient même été organisés par les services secrets américains.

L'objectif : le contrôle militaire du centre stratégique de l'Asie, la construction d'un gazoduc pour contrôler l'approvisionnement énergétique de l'Asie du Sud.

Les conséquences : Occupation à long terme et forte augmentation de la production et du commerce d'opium.

9. Irak (2003)

Le mensonge : le président irakien Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive, comme l'a déclaré le général Colin Powell devant les Nations unies, avec une éprouvette censée contenir une substance dangereuse saisie dans des laboratoires irakiens à l'appui.

La vérité : Le gouvernement de Washington avait ordonné de falsifier (affaire Libby) ou de créer les documents correspondants.

Le but : contrôler le pétrole irakien et donc les acheteurs : Chine, Europe, Japon...

Les conséquences : Une longue guerre civile a commencé en Irak ; les armes expérimentales et les munitions à l'uranium ont causé plus de dommages génétiques que la bombe d'Hiroshima.

10. la Libye (2011)

Le mensonge : le colonel libyen Mouammar Kadhafi veut massacrer la population de Benghazi. Une intervention militaire occidentale est nécessaire pour éviter un bain de sang. Le président américain Barack Obama et le président français Nicolas Sarkozy ont lancé la guerre contre la Libye en violation de la résolution 1973 des Nations unies.

La vérité et l'objectif : le contrôle du pétrole et des compagnies pétrolières du pays, la fin du premier satellite africain RASCOM 1, la fin du Fonds monétaire africain, l'installation d'une base militaire Africom en Libye et la mise à mort de Mouammar Kadhafi.

Les conséquences : Près de 50 000 Libyens ont été tués dans les frappes aériennes de l'OTAN.

Source : Ticinolive : Le 10 guerre e le 10 menzogne degli Stati Uniti - 4 décembre 201

Note sur la guerre en Ukraine :

Oui, Poutine est en guerre, cela ne fait aucun doute. Mais est-ce sa guerre ? Et oui, des crimes de guerre sont malheureusement possibles, de part et d'autre, ceux des Ukrainiens (et le rôle de M. Zelensky) seront certainement à discuter. Mais aucun pays n'a commis autant de crimes de guerre après la Seconde Guerre mondiale que les États-Unis, selon Noam Chomsky : "World's biggest terrorist". Le fait que ce soient eux qui se présentent aujourd'hui comme accusateurs, avec une kyrielle de vassaux à leur suite, est une parodie de vérité et de justice. Si Poutine devait être traduit en justice, alors, s'il vous plaît, que Biden et tous les anciens présidents américains encore en vie le soient également.

Sur le même sujet:

Confessions de Victoria Nuland : https://youtu.be/skHJ251ogfA

Le général de division Schulze-Rhonhoff : https://youtu.be/mHzDonjwYZg

Pris en flagrant délit de mensonge : https://bachheimer.com/images/2022/aktuell/ukraine_tag14/VID-20220309-WA0003_3.mp4

jeudi, 24 mars 2022

Le Congo des Congolais : un désastre en devenir

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Le Congo des Congolais : un désastre en devenir

Marco Valle

Source: https://it.insideover.com/storia/il-congo-dei-congolesi-un-disastro-annunciato.html

Quelques mois avant l'indépendance, les autorités coloniales semblaient encore convaincues de la solidité de leur pouvoir au Congo (belge). C'était de la folie, et pourtant, en août 1959, un rapport officiel affirmait que "l'autonomie (et non pas l'indépendance ; nda) sera le résultat d'un développement contrôlé et progressif, à long terme". Dix mois plus tard, le Congo belge, en tant que tel, a disparu de la carte.

Que s'est-il passé ? Beaucoup de choses. Après la Seconde Guerre mondiale, dans l'indifférence des autorités endormies, un petit groupe de jeunes intellectuels congolais, pour la plupart formés dans les missions catholiques, a commencé à s'organiser, à s'unir. A faire de l'agitation. Des segments de plus en plus importants des classes urbaines africaines ont commencé à se rassembler (et à se diviser) autour de l'ancien séminariste Joseph Kasa Vubu - de l'ethnie Bakongoko - et de son groupe Abako, ou à suivre le cercle Conscience africaine de l'abbé Joseph Malula et de Joseph Ileo.

En 1956, Malula et Ileo publient un Manifeste dans lequel, répondant à l'hypothèse de van Bilsen, ils exposent une synthèse entre être européen et être africain au sein d'une future grande communauté belgo-congolaise. Kasa Vubu rejette catégoriquement les propositions gradualistes de ses rivaux et rédige son propre document, beaucoup plus radical, qui envisage la création rapide d'un Congo indépendant mais, surtout, fédéral, respectueux des groupes ethniques et pluraliste. Il s'agissait d'un débat important auquel Bruxelles n'a pas prêté attention. Pourquoi pas ? Giovanni Giovannini, un témoin de l'époque, répond brutalement : "Pourquoi le devrait-il ? Quels étaient les partisans de ces chefs de petites associations tribales : tous ces gens qui, de plus, dépendaient pour leur nourriture quotidienne du salaire de l'administration et qui pouvaient, par conséquent, être facilement rappelés à l'ordre par le chef du bureau, sans même avoir recours aux gendarmes?". En bref, les Belges se sont appuyés sur les tensions tribales, la fragmentation sociale, l'arriération des masses et, surtout, ont sous-estimé les anciens élèves des missions catholiques. Une erreur : les prêtres sont de bons enseignants.

Les résultats du 8 décembre 1957 se sont avérés surprenants. Pour citer à nouveau Giovannini, "contrairement aux prédictions des colons, 84,7% des électeurs de Léopoldville se sont rendus aux urnes. Les Abako ont remporté la majorité absolue : 78,2% des voix, 133 des 170 sièges du conseil mis à la disposition des Noirs. Ainsi, ce ne sont pas seulement les bakongoko qui ont voté pour Abako, mais aussi les bangalas, les balubas et autres des innombrables groupes ethniques ; c'était une prise de position en faveur du "contre-manifeste" d'Abako. Le nationalisme africain contre le colonialisme belge".

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Mais Kasa Vubu (photo, ci-dessus) n'était pas le seul champion de l'indépendance. Avec le soutien décisif des partis belges, le Mouvement National Congolais prend forme en octobre 1958, dirigé par le catholique Ileo et le socialiste Cyrille Adula ; dans les intentions des promoteurs, le MNC devait être la réponse modernisatrice, centraliste et gradualiste à la faction ethnique, fédéraliste et extrémiste de Kasa Vubu. Afin d'équilibrer les courants internes, les deux dirigeants décident de coopter un sympathisant congolais du parti libéral au sein de la direction et choisissent le directeur adjoint apparemment modéré de la brasserie Polar, Patrice Lumumba (photo, ci-dessous). Personnage excentrique, confus et notoirement malhonnête, mais doté d'un charisme et d'un culot considérable, Lumumba prend rapidement la tête du parti et opère un changement politique radical. En l'espace de quelques mois, le "bon Patrice" est devenu le leader des indépendants, mais les Belges - obtusément convaincus qu'ils le contrôlent - ont continué à lui accorder toutes les facilités et à le favoriser contre Abako.

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La situation a atteint son paroxysme le 4 janvier 1959. L'interdiction d'un rassemblement de Kasa Vubu a déclenché l'ire d'une foule qui a pris d'assaut les palais du pouvoir, les maisons et les magasins des Européens, les hôpitaux et les églises. Après trois jours de folie et 49 morts, le soulèvement est réprimé mais l'impact psychologique, tant pour les Blancs que pour les indigènes, est énorme. Tant au Congo qu'en Belgique, l'incertitude, le malaise et l'urgence étaient omniprésents : les facteurs centraux qui allaient influencer chaque étape politique de la crise, jusqu'à l'acte final.

Le 13 janvier, Baudouin stupéfie une nouvelle fois le monde politique par un message dans lequel il reconnaît le principe d'une indépendance accordée "sans retard fatal ni imprudence téméraire". Une démarche téméraire qui visait à relancer le projet d'un trône africain pour Léopold III - relançant la solution des "deux monarchies" - mais désormais irréaliste, hors du temps.

À son tour, le gouvernement, dirigé par Gaston Eyskens, tente de reprendre l'initiative et d'imposer une feuille de route pour une indépendance limitée. Mais le Congo est désormais hors de contrôle et, alors que les incidents se multiplient et que la désobéissance civile s'amplifie, le découragement prend le dessus et paralyse l'administration coloniale. Fin 59, les Belges se retrouvent dos au mur : la seule solution possible pour sortir de l'impasse et retrouver la suprématie est la force. Une hypothèse fortement demandée, comme mentionné ci-dessus, par le souverain mais inacceptable pour les politiciens. Faisant appel à un article de la Constitution de 1893 qui empêchait l'utilisation des troupes métropolitaines dans la colonie - un rappel de la méfiance de longue date du gouvernement à l'égard des entreprises de Léopold II - le gouvernement, en accord avec l'opposition socialiste, exclut toute option militaire. L'ombre de la guerre d'Algérie plane sur la Belgique.

C'était encore une autre erreur. Une intervention limitée mais efficace de l'armée nationale aurait bloqué les dérives maximalistes et contraint les dirigeants africains à modérer leur ton et leurs prétentions. Ayant éclipsé l'hypothèse armée, le pouvoir politique et financier n'a d'autre choix que de négocier avec les Congolais ; le 20 janvier 1960, il convoque à Bruxelles une "table ronde" avec les représentants des différents "partis" africains : radicaux, modérés, unitaires, fédéralistes. Un cirque, mais "malgré de nombreuses divisions, les délégués congolais ont réussi à présenter un front uni et à obtenir l'indépendance le 1er juillet. La réaction apparemment surprenante du gouvernement s'explique par la crainte d'une sécession des colons blancs et, plus généralement, par le souci de garder le contrôle des richesses du pays, même au prix d'une indépendance accordée à la hâte. Une constitution provisoire, rédigée par des juristes belges, tente de concilier les aspirations des partisans de l'unité avec celles des "fédéralistes".

Les élections de mai 1960 donnent la victoire au MNC, mais il ne remporte qu'un tiers des sièges. Lumumba accepte d'élire le fédéraliste Kasa Vubu à la présidence de la république, mais à condition qu'il devienne premier ministre et se réserve le droit d'imposer un pouvoir présidentiel fort une fois l'indépendance acquise. Un traité d'amitié belgo-congolais est signé le 29 juin et le Congo est proclamé indépendant le jour suivant.

mardi, 22 mars 2022

Le navire disparu et le mystère du Heida dans l'ombre de la mort de Mattei

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Le navire disparu et le mystère du Heida dans l'ombre de la mort de Mattei

Marco Valle

Source: https://it.insideover.com/storia/la-nave-scomparsa-e-il-mistero-dellheida-allombra-della-morte-di-mattei.html?fbclid=IwAR2s8NVTMfmkR-tifH1AIuhObCL1JwrBZ93qv2JNyUb3VXzuyqOWW81OalE

14 mars 1962, Méditerranée occidentale. Le navire à moteur Heida, un vieux cargo de 2300 tonnes battant pavillon libérien, se débat dans la mer déchaînée. À bord se trouvent vingt marins, dont 19 Italiens - originaires de Vénétie, de Trieste, des Marches, de Sicile et des Pouilles - et un Gallois. À 10 heures du matin, au large de l'île tunisienne de La Galite, le capitaine Federico Agostinelli a contacté l'agent maritime Giuseppe Patella (probablement le véritable propriétaire du navire) à Venise pour confirmer l'itinéraire du navire et l'heure de départ. Tout va bien, stop. Puis le silence. Un silence total. Le Heida disparaît dans l'air. Pendant six jours, personne n'a semblé le remarquer et ce n'est que le 20 mars - six jours plus tard - que les recherches ont commencé. Sans succès. Aucun survivant, aucun corps, aucune épave, aucune marée noire. Encore une autre tragédie en mer. Ou peut-être pas.

Procédons par ordre. Dans cette dernière partie de cet hiver d'il y a 60 ans, le dernier acte de la guerre d'Algérie se déroulait. Un conflit extrêmement dur entre la France et les indépendantistes arabes, un affrontement qui avait commencé à l'automne 1954 et s'était poursuivi, avec des massacres et des attentats, pendant près de huit ans.  Puis, après de longues délibérations, le président Charles de Gaulle, défiant l'opposition d'une grande partie de l'armée et des colons (les pieds noirs), décide finalement de "tourner la page" et d'accorder progressivement l'indépendance. Les accords d'Évian du 19 mars 1962, un pari politique sur lequel la France se déchire encore aujourd'hui.

Certes, il y a un fait historique fixe et incontestable : jusqu'au lendemain de la déclaration du cessez-le-feu, tout l'appareil militaire français est resté pleinement opérationnel, en particulier la Marine, qui s'est employée à surveiller le trafic d'armes alimenté par de vieux cargos, des navires à moitié avariés et jetables (comme le Heida, en fait), et destiné aux combattants du Front de libération nationale algérien. Les grosses affaires.

Nombreux sont ceux qui ont fourni les rebelles : des marchands d'armes de toutes nationalités, des satellites du bloc soviétique, la Yougoslavie titiste, l'Égypte de Nasser, mais aussi l'Italie, ou plutôt l'ENI d'Enrico Mattei, président d'ENI et champion de la saison du "néo-atlantisme", l'une des phases les plus vivantes et les plus contradictoires de la politique étrangère italienne, dans laquelle plusieurs facteurs s'entremêlent de manière désordonnée : "Nationalisme méditerranéen", crypto-neutralisme, atmosphères rappelant le Risorgimento et échos mussoliniens. Convaincus que l'Italie peut retrouver un rôle central dans la mer intérieure, Mattei et les principaux protagonistes de l'époque - le président de la République Giovanni Gronchi, le secrétaire de la DC Amintore Fanfani, le maire de Florence Giorgio La Pira - décident de jouer la carte du mouvement anticolonialiste arabe dans une tonalité anti-britannique et anti-française. De l'Égypte à l'Algérie. De Suez au Sahara.

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Une histoire fictive. Par hasard, en décembre 1958, Mattei rencontre, sur son chemin de retour de Chine via l'Union soviétique, une délégation du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne). L'avion dans lequel voyageaient les deux missions a été contraint de faire une longue escale à Omsk, en Sibérie, en raison de mauvaises conditions météorologiques ; au cours de ces ennuyeuses journées d'attente forcée, le président du "chien à six pattes", sentant l'odeur du pétrole et du gaz algériens, a sympathisé avec les indépendantistes et leur a assuré, avec le soutien heureux du gouvernement de Rome, une forte solidarité : fonds, soutien médiatique, refuges, entraînement militaire et armes, beaucoup d'armes. Une circonstance qui a fortement irrité les Français et leurs services secrets. D'où le début d'une guerre secrète parallèle, silencieuse mais mortelle, entre Paris, Rome et l'ENI. Un duel qui ne s'est terminé que par la mort encore très, très mystérieuse de Mattei dans le ciel de Bascapè le 27 octobre 1962.

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Mais revenons au Heida et à ses marins. Malheureusement, quelques jours avant la trêve, le navire s'est retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Comme Accursio Graffeo, neveu obstiné de l'un des disparus, et le journaliste Nicola Papa - auteurs d'un livre d'investigation Heida, dernier message 10.00 N807 - l'ont reconstitué au fil du temps, quelque chose a mal tourné. À l'insu de l'équipage (un point d'interrogation subsiste quant au capitaine et à l'armateur), le navire était l'un des transports utilisés pour le trafic d'armes de l'Italie vers l'Afrique du Nord. Il est très probable que le Heida et ses hommes ont été arrêtés, saisis et qu'on les a fait disparaître: "par les autorités françaises comme un message caché mais sans équivoque à l'État italien pour qu'il empêche sa compagnie pétrolière de fournir des armes aux insurgés. Cette hypothèse a été soutenue par le témoignage d'un homme de Trieste, père de l'un des marins disparus, qui a déclaré à l'époque qu'il avait parlé à un jeune officier de la marine italienne nommé Fulvio Martini, qui servait alors dans le S.I.O.S. Marina et qui est devenu par la suite le chef du S.I.S.MI.  Selon ce natif de Trieste, l'officier lui a dit que l'équipage était en sécurité, mais que pour "de sérieuses raisons de sécurité" il ne pouvait pas nommer le lieu, et que le fils de sa connaissance était en sécurité.

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Des espoirs, des illusions et puis à nouveau rien. Les naufragés, malgré quelques signes ténus, se sont évaporés, ont disparu. Aucune trace du navire n'a encore été trouvée sur les fonds marins. La seule chose qui soit certaine, c'est le silence de l'État italien. À l'été 1963, le Premier ministre Amintore Fanfani, en marge d'une réunion avec les parents des marins disparus, répond par une phrase énigmatique : "On ne peut pas commencer une guerre pour vingt personnes". Secrets d'État. Rideau. Après soixante ans, il y a des marins italiens qui demandent toujours justice.

17:55 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, heida, eni, enrico mattei, france, italie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook