Parution du numéro 479 du Bulletin célinien
Sommaire :
“Chimiste le matin, écrivain l’après-midi, docteur le soir”
In memoriam François Löchen [2004 – 2024]
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Nerval et les Filles de peu
Nicolas Bonnal
Peu de récits auront autant enchanté notre adolescence littéraire que Sylvie. C’est cet enchantement que j’ai misérablement décidé de combattre en rappelant les éprouvantes phrases de Marx :
« La Bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle essentiellement révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens multicolores qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié, pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt, que le dur argent comptant. »
Il me semble que c’est un bon moyen de réévaluer Sylvie : Nerval y souligne le développement du capitalisme et Sylvie, promise à un grand frisé chez un certain père Dodu, développe son talent de fée industrieuse. On y parle de salle de théâtre (qui ruina l’auteur malheureux), de journal (idem), de voyage en train, de fêtes (le mot revient vingt fois en vingt-trois pages, on est déjà dans la civilisation festive), de mises en scène théâtrales (on s’habille et on se déshabille, on change de costume, cf. la scène chez la vieille tante), et de péripétie touristique. Le Valois devient un territoire touristique dès cette époque. Le coin de Nerval sera d’ailleurs utilisé dans Drôle de frimousse de Stanley Donen quand Fred Astaire danse avec Audrey à Coye-la Forêt. Grâce à Dieu nous avons la comédie musicale pour célébrer ces thèmes et ces hauts-lieux.
Marx nous fait comprendre que le monde bourgeois va tout emporter (cf. le rewriting humoristique de Villiers-de-l’Isle-Adam dans Virginie et Paul – contes cruels) :
« Elle a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité du petit bourgeois dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation, voilée par des illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, directe, brutale, éhontée. La Bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les professions jusqu’alors réputées vénérables, et vénérées. Du médecin, du juriste, du prêtre, du poète, du savant, elle a fait des travailleurs salariés… »
Attention Nerval est conscient de ce monde boursicoteur :
« En sortant, je passai par la salle de lecture, et machinalement je regardai un journal. C’était, je crois, pour y voir le cours de la Bourse. Dans les débris de mon opulence se trouvait une somme assez forte en titres étrangers. Le bruit avait couru que, négligés longtemps, ils allaient être reconnus ; – ce qui venait d’avoir lieu à la suite d’un changement de ministère. Les fonds se trouvaient déjà cotés très haut ; je redevenais riche. »
Le poète est liquidé, et il lui reste à se pendre ou à devenir maudit (job à temps plein en France avant de toucher sa retraite). C’est cet élément qu’il faut tenir en compte en rappelant que Nerval s’est pendu, fauché, en janvier 1855, en pleine époque bourgeoise, celle que Joly décrit dans ses entretiens fameux. La littérature romantique est morte, et l’alittérature du fils de Mauriac commence – singulièrement en France : on a Verlaine, Mallarmé, Rimbaud qui vont liquider la poésie (voyez ce qu’en dit justement Tolstoï dans son essai sur l’art). Flaubert dépeint le vide et Borges a bien indiqué dans ses « inquisitions » qu’il a inventé la fin de la littérature – dans Bouvard et Pécuchet. Emma Bovary, isolée et perdue dans son couvent, gavée de livres romantiques et aventureux, est une consommatrice littéraire de bouquins et de voyages romantiques (le piano, la cascade, l’Italie, la Suisse, etc.) et elle se suicidera pour dette et pas par amour.
Or tout cela se sent chez Nerval : on se déguise tout le temps, on a des costumes ; les fêtes traditionnelles perdent leur enchantement leur enracinement plutôt) et deviennent de simples attractions ; le paysage druidique est évoqué comme un simple décor un peu comme dans un film de Hunebelle avec Jean Marais. Du preux chevalier français Hunebelle passera peu de temps après à la célébration d’OSS 117, héros de l’Otan et de leur Occident… Eh oui, c’est ça les années gaullistes (voir mon livre sur la destruction de la France au cinéma).
Mais chez Nerval ce qui peine c’est tout ce passage culturel mythologique païen. Il s’en plaint quelque part, de cette civilisation gréco-latine qui ôta son caractère authentique à la France médiévale et chrétienne (voir Céline aussi, Bernanos, j’ai déjà évoqué ces thèmes anti-hellènes et antimodernes) ; et ce gavage culturel est hélas scolaire. Des esprits aussi différents que Gustave Le Bon ou Guénon s’en plaignent, l’un dans sa Psychologie de l’éducation (ouvrage toujours actuel et percutant), l’autre bien sûr dans sa Crise du monde moderne.
Nerval dépeint en trois mots la grisaille culturelle quotidienne du khâgneux (ou étudiant) :
« Rappelé moi-même à Paris pour y reprendre mes études, j’emportai cette double image d’une amitié tendre tristement rompue, – puis d’un amour impossible et vague, source de pensées douloureuses que la philosophie de collège était impuissante à calmer. La figure d’Adrienne resta seule triomphante, – mirage de la gloire et de la beauté, adoucissant ou partageant les heures des sévères études. Aux vacances de l’année suivante, j’appris que cette belle à peine entrevue était consacrée par sa famille à la vie religieuse. »
On ne peut que plaindre le destin de cette Adrienne qui va bientôt mourir, vers 1832 dit Sylvie. La monarchie de juillet aura tout coulé, relisez le début de la Fille aux Yeux d’or, où Balzac étincèle.
La philosophie de collège en effet occupe le cerveau de nos jeunes bourgeois et en peu de temps notre littérature va devenir une littérature de collège et de prof. Syndrome gravissime et peu commenté…
Comme Musset, Nerval se plaint de son temps et fait sa confession d’enfant du siècle ; il ajoute :
« Nous vivions alors dans une époque étrange, comme celles qui d’ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes. Ce n’était plus la galanterie héroïque comme sous la fronde, le vice élégant et paré comme sous la régence, le scepticisme et les folles orgies du directoire ; c’était un mélange d’activité, d’hésitation et de paresse, d’utopies brillantes, d’aspirations philosophiques ou religieuses, d’enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts de renaissance ; d’ennuis des discordes passées, d’espoirs incertains, – quelque chose comme l’époque de Pérégrinus et d’Apulée. »
Le mot « vague » revient tout le temps sous sa plume. On court toujours après Isis, mais après la déesse Isis, rien du tout. Nerval n’a pas besoin qu’on le démolisse au milieu des ruines du Valois : il le fait lui-même, et son histoire d’amour vague inspiré par des lectures et des dissertations. Il écrit cruellement :
« – Nulle émotion ne parut en elle. Alors je lui racontai tout ; je lui dis la source de cet amour entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé en elle. Elle m’écoutait sérieusement et me dit : – Vous ne m’aimez pas ! Vous attendez que je vous dise : La comédienne est la même que la religieuse ; vous cherchez un drame, voilà tout, et le dénouement vous échappe. Allez, je ne vous crois plus ! Cette parole fut un éclair. Ces enthousiasmes bizarres que j’avais ressentis si longtemps, ces rêves, ces pleurs, ces désespoirs et ces tendresses, … ce n’était donc pas l’amour ? Mais où donc est-il ? »
Au-delà de ces cercles de l’enfer ou au paradis il y a surtout du théâtre, machine alors à détraquer les esprits (puis ce fut le cinéma, la télé, l’ordi, le smartphone…) :
« Que dire maintenant qui ne soit l’histoire de tant d’autres ? J’ai passé par tous les cercles de ces lieux d’épreuves qu’on appelle théâtres. « J’ai mangé du tambour et bu de la cymbale, » comme dit la phrase dénuée de sens apparent des initiés d’Éleusis. – Elle signifie sans doute qu’il faut au besoin passer les bornes du non-sens et de l’absurdité : la raison pour moi, c’était de conquérir et de fixer mon idéal. »
Adrienne est du reste religieuse et actrice (elle est même chanteuse, dans la fameuse scène faisant pompeusement et scolairement référence à Dante…) et Nerval décrit encore un spectacle éreintant et frustrant :
« Ce que je vis jouer était comme un mystère des anciens temps. Les costumes, composés de longues robes, n’étaient variés que par les couleurs de l’azur, de l’hyacinthe ou de l’aurore. La scène se passait entre les anges, sur les débris du monde détruit. Chaque voix chantait une des splendeurs de ce globe éteint, et l’ange de la mort définissait les causes de sa destruction. Un esprit montait de l’abîme, tenant en main l’épée flamboyante, et convoquait les autres à venir admirer la gloire du Christ vainqueur des enfers. Cet esprit, c’était Adrienne transfigurée par son costume, comme elle l’était déjà par sa vocation. Le nimbe de carton doré qui ceignait sa tête angélique nous paraissait bien naturellement un cercle de lumière ; sa voix avait gagné en force et en étendue, et les fioritures infinies du chant italien brodaient de leurs gazouillements d’oiseau les phrases sévères d’un récitatif pompeux. »
Ce globe éteint c’est devenu le nôtre.
Adrienne est peut-être transfigurée (quand on joue c’est facile…) mais son nimbe est de carton doré. Après, elle meurt.
Nerval auteur scolaire et collégien ? Léon Bloy en parle quand il règle son compte à Huysmans (qui lui-même va inspirer de A à Z Dorian Gray, voir le chapitre Onze du livre profané de Wilde) : pour lui cet auteur ne fait que nous tenir au courant de ses lectures – comme Nerval. Et il demande aussi un changement de réalité quand l’âge bourgeois achève de noyer l’extase religieuse et l’enthousiasme chevaleresque :
« Le célèbre naturaliste Huysmans a raconté, dans un livre de désolation, cette recherche désespérée de l’idéal à rebours, cette humble demande d’une minute de rêve à l’idiotifiante banalité des brasseries à femmes et des caboulots. »
Ce désespoir devant la réalité deviendra comme on sait une constante – après on s’habituera, car comme dit Dostoïevski dans ses Souvenirs de la Maison des morts, l’homme est le seul animal qui s’habitue à tout.
Ajoutons que Nerval célèbre à sa manière le dix-huitième siècle, en qui il ne voit pas le siècle des Lumières de nos Lagarde et Michard, mais celui de l’accordée de Greuze (tableau, ci-dessus), des temples philosophiques, du rousseauisme des racines et des origines, de la quête de Cazotte et des illuminés maçonniques. Taine d’ailleurs se moque de ce trait aristocratique au début de ses Origines de la France moderne : avant 89 on ne pense plus qu’à s’amuser et à se déguiser, dit-il.
Terminons avec une belle et oubliée référence cinématographique : la Belle au bois dormant, film de danse soviétique (1964) qui célébra comme personne le plus beau conte de Perrault. Peut-être qu’elle a existé cette France des fées et des contes, des princes et des amours, un jour…
Le lien ici :
https://m.ok.ru/video/1709087197842?__dp=y
Sources principales :
https://www.vousnousils.fr/casden/pdf/id00180.pdf
https://instituthumanismetotal.fr/bibliotheque/PDF/marx-e...
https://fr.wikisource.org/wiki/Belluaires_et_porchers/Tex...
http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2024/11/01/n...
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Parution du numéro 479 du Bulletin célinien
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“Chimiste le matin, écrivain l’après-midi, docteur le soir”
In memoriam François Löchen [2004 – 2024]
Au grand dam de Garcin, ce sont ces auteurs-là qui suscitent des biographies et de savantes exégèses, en plus d’être édités, pour les plus grands d’entre eux, sur papier bible. C’est que la Bibliothèque de la Pléiade n’est pas la bibliothèque rose et qu’un écrivain ne peut être réduit à son engagement politique. Je connais mal l’œuvre de Prévost, Decour et Lusseyran mais je ne suis pas certain de trouver chez eux les bonheurs d’expression manifestant un art stylistique comparable à celui de ces écrivains maudits.
• Jérôme GARCIN, Des mots et des actes (Les belles-lettres sous l’Occupation), Gallimard, coll. “La part des autres”, 2024, 166 p. (18,50 €)
17:42 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : louis-ferdinand céline, littérature, littérature française, lettres, lettres françaises, revue | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Daniel Habrekorn ou la cause poétique
Entretien: propos recueillis par Frédéric Andreu
Daniel Habrekorn a publié une quinzaine de recueils de poèmes. Semeur de la bonne parole, il distribue les dépliants de ses ouvrages dans les cercles littéraires de Paris. Dandy baudelairien de la vie parisienne ou vrai militant de la cause poétique, qui est Daniel Habrekorn ?
Partons à la rencontre du poète à travers sept questions. Secrètes, discrètes et indiscrètes. - Celles qu'un poète pose à un autre poète.
I : « Militant de la cause poétique ». L'expression est-elle idoine à vous décrire ?
Pourquoi pas, cependant, comme vous le savez, la meilleure façon de défendre la « cause poétique » est d’être poète, de vivre la poésie. Quant à moi je n’ai pas écrit que des recueils de poèmes, mais des livres d’humour comme le Petit dictionnaire de l’hypocrisie, Mes biographies, Les splendeurs du progrès, ou encore Flore & bestiaire imaginaires. Dans tous les cas j’ai cherché à m’approcher de ce que j’appellerais l’humour lyrique qui n’a pas grand-chose à voir avec le comique ou la rigolade… C’est sans doute ce qu’André Breton essaya de circonscrire par son Anthologie de l’humour noir et qui fut à la fois d’une acception trop étroite et d’une illustration beaucoup trop large. Il s’agit là de profondeur, donc de poésie, comme on peut en trouver chez Rutebeuf, Bloy, Allais, Jarry, Vialatte, Chaval, Frédérique, Devos, Bosc… Militant je l’ai été aussi avec les éditions THOT, petite maison que j’ai créée et, en son temps, animée par deux collections : une de patrimoine littéraire où j’ai réuni les Lettres entre Bloy, Villiers, Huysmans ; republié Xavier Forneret, fait paraître des éditions critiques comme celle du Rimbaud le voyant de Roland de Renéville, et les fameuses interviews de Jules Huret où l’on trouve entre autres celles de Mallarmé, Verlaine, Maeterlinck, Leconte de Lisle, Mendes, Sully-Prudhomme, Coppée, Moréas, Hérédia, Saint-Pol-Roux, Allais, d’Annunzio, Tourguénieff, Lamartine. L’autre collection de pure poésie contemporaine avec, pour exemples, des recueils d’Hubert Haddad, Pierre Dalle Nogare, Patrick Lannes, Manz’ie et une traduction du poète Jaroslav Seifert (prix Nobel) que j’ai partagée avec Michel Fleischmann.
II : La silhouette de Léon Bloy apparaît sur le dépliant que vous semer ça et là dans les salons littéraires. Pourquoi promouvoir cet auteur-ci plutôt qu'un autre ?
Connu de nom pour sa réputation de polémiste et fort peu lu en son royaume, je considère Léon Bloy comme l’un des plus grands stylistes de notre littérature. D’un humour féroce et prodigieux, d’un jusqu’auboutisme vertigineux, grâce à son exagération, ses abruptes comparaisons, ses somptueuses métaphores, ses fulgurants aphorismes, il est pour moi le plus grand portraitiste du XIX° siècle et un considérable poète, encore très mal évalué sous cet angle. C’est pourquoi, l’ayant intégralement lu, j’ai publié une édition critique du Pal, sa correspondance avec Villiers et Huysmans, et un essai Du style de Léon Bloy (DMM) qui comporte un glossaire des mots rares de son richissime vocabulaire.
III : Celui qui a composé Le Désespéré est notamment connu pour son anti-germanisme. Quelle relation personnelle entretenez-vous avec le monde germanique en général ? Et l'Alsace en particulier ?
Ce serait plutôt à travers Sueur de sang qu’on pourrait évoquer l’anti-germanisme dont vous parlez. Il s’agit d’une série de nouvelles, fictions qui s’appuient sur ses souvenirs du francs-tireur qu’il fut lors de la guerre de 1870. Je parlerai plutôt de détestation du Prussien que d’anti-germanisme. Partant, il ne faut pas faire d’anachronisme, cette guerre, pour ceux qui la vécurent ou qui la subirent fut particulièrement cruelle et humiliante. Dans une France, alors occupée, qui allait connaître le siège de sa capitale, suivi d’une guerre civile, est née l’expression très commune de « sale Boche ». Personnellement je considère la civilisation germanique comme très importante. Un peuple qui nous a offert Goethe, Schiller, Novalis, Hölderlin, Büchner, Trakl… sans parler des philosophes et surtout des musiciens, devrait passer outre la culpabilité qu’on lui a imposée après la dernière guerre mondiale, et particulièrement pour les générations qui ne l’ont pas connue. Hélas, avec une dénatalité pire que celle de la France, ce peuple risque fort de disparaître ! Quant à mes relations avec l’Alsace, elles sont d’abord génétiques puisque la famille de mon grand-père paternel était originaire du Bas-Rhin, où plusieurs de ses ancêtres reposent.
IV : Selon un vieil adage un poète se découvre poète à travers deux rencontres : La muse et le mentor. Qu'en est-il de Daniel Habrekorn ?
S’agit-il d’Érato qui, à travers Polymnie, peut devenir Melpomène, ou bien l’égérie ? J’ai écrit mon premier poème à treize ans, un sonnet, je ne me souviens pas d’avoir eu alors une muse ou un mentor. Cela dit j’ai beaucoup aimé et beaucoup admiré !
V : Inspiratrice de Louis-Ferdinand Céline et dédicataire du Voyage au bout de la nuit, Élisabeth Craig n'aurait, parait-il, jamais ouvert le maître-ouvrage de Céline ! De telles déconvenues ne sont pas rares dans la vie des poètes. Que vous inspirent-elles ?
Nos amantes, nos inspiratrices, sont rarement lectrices et admiratrices de nos œuvres. C’est un fait avéré. Peut-être une question de proximité, de manque de recul ? Pourtant certains poètes les ont immortalisées : Dante, Pétrarque, Scève, et Baudelaire avec son « Je te donne ces vers afin que si mon nom… »
VI : Vous aussi, vous avez effectué un voyage au bout de la nuit ; plus précisément, un voyage au bout de la mer. « A bord d'une goélette » (précise votre page « wikipedia). Un Ulysse homérique sommeille-t-il en Daniel Habrekorn ?
Ma passion de la mer vient sans doute de mon père qui avait fait la guerre comme médecin sur un torpilleur. J’ai pas mal navigué : pour la dernière pêche d’un thonier ligneur que nous avions racheté, en Bretagne, avec des copains ; sur beaucoup de dériveurs, de côtres ; et surtout avec la goélette de vingt-deux mètres d’un ami qui m’a pris comme équipier pour plusieurs saisons, en Méditerranée. Une fin de journée de grand frais, qui avait été épuisante, le croirez-vous, nous avons mouillé devant Ithaque. Je me suis aussitôt jeté à la mer pour nager jusqu’à la côte abrupte. Je suis monté pieds nus, difficilement, jusqu’à deux moulins à vent qui dominaient l’île, j’ai attendu, j’ai attendu jusqu’au profond de la nuit. Eh bien, la déesse aux yeux pers ne m’a pas assisté, nul Eumée ne m’a hébergé, Télémaque n’est pas rentré de son voyage pour me visiter, je n’ai pas plus croisé Mentor (encore lui !), aucun Argos n’est paru pour me reconnaître et grand bien lui fasse, et la vieille Euryclée ne m’a point donné le bain. Quant à Pénélope, interlope, elle est demeurée assise à sa tapisserie toujours recommencée qui n’est pas la moindre des odyssées, car sa lisse vaut bien celle d’Ulysse.
VII : Vous êtes en voie de publier une anthologie de la poésie. Quel travail de longue haleine ! Pouvez-vous citer un poème que vous avez particulièrement à cœur de sauver de l'oubli ?
C’est toute une vie de lecture et d’écriture en effet. Mais cela n’a pas grand-chose à voir avec les anthologies existantes qui ne font que citer des extraits plus ou moins longs. Il s’agit d’un florilège critique et passionné de la poésie d’expression française des origines à nos jours. L’originalité de cet énorme travail est d’abord qu’il fait grand-place aux poètes du moyen-âge, avec versions ancien français, oïl et oc, et traductions nouvelles, alors que la plupart des anthologies commencent avec Villon, c’est-à-dire à la fin du moyen-âge, oubliant cinq siècles de littérature française. La seconde est l’engagement délibéré, le parti pris de l’auteur dans ses choix et dans sa critique. Délibérément subjectif, il n’hésite pas à révéler la fausse valeur de certaines œuvres fussent-elles de célébrités auréolées d’une intouchable réputation. A contrario il s’attache à révéler et à exhausser certains laissés pour compte, oubliés, ou abandonnés sur le chemin, et, à faire entrer dans le rigoureux domaine de poésie, des auteurs qui n’ont jamais été considérés comme des poètes. De fait, cet ouvrage s’efforce de répondre sur pièces et par l’exemple à la troublante et géniale question de Pierre Reverdy « Y a-t-il au monde un mot plus chargé de sens et de prestige que celui de poésie ? En est-il, par contre, un autre qui soit, plus que celui-là, aisément tourné en dérision et méconnu ¾ si souvent employé et si mal défini ? »
Ce livre dont je lis une page, au début de chacune de mes émissions à Radio Courtoisie, il faudra bien qu’il paraisse. Mais vous connaissez la paresse et la couardise de nos éditeurs !
Vous me demandiez un poème à sauver de l’oubli, mais aussi de l’inculture crasse de nos contemporains. J’en ai révélé des centaines. Mais en voilà un du géant belge Max Elskamp, très inconnu des Français, pour provisoirement finir :
J’ai triste d’une ville en bois,
¾ Tourne foire de ma rancœur,
Mes chevaux de bois de malheur ¾
J’ai triste d’une ville en bois,
J’ai mal à mes sabots de bois.
J’ai triste d’être le perdu
D’une ombre et nue et mal en place,
¾ Mais dont mon cœur trop sait la place ¾
J’ai triste d’être le perdu
Des places et froid et tout nu.
J’ai triste de jours de patin
¾ Sœur Anne ne voyez-vous rien ? ¾
Et de n’aimer en nulle femme ;
J’ai triste de jours de patins,
Et de n’aimer en nulle femme.
J’ai triste de mon cœur en bois,
Et j’ai très triste de mes pierres,
Et des maisons où dans du froid,
Au dimanche des cœurs de bois,
Les lampes mangent la lumière.
Et j’ai triste d’une eau-de-vie
Qui fait rentrer tard les soldats.
Au dimanche ivre d’eau-de-vie,
Dans mes rues pleines de soldats,
J’ai triste de trop d’eau-de-vie.
Contact : d.habrekorn@gmail.com
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La Russie et son double
Entretien avec Gérard Conio
Propos recueillis par Frédéric Andreu
A 86 ans, l'auteur de La Russie et son double est ce que l'on appelle un "professeur". En effet, Gérard Conio a la réputation de "dire les choses devant". Et puisque ses propos "donnent du sens", on peut dire de lui qu'il est aussi un "enseignant".
Ses analyses de la Russie de Poutine dérangent car elles tranchent avec les idées toutes faites et les poncifs médiatiques. En d'autres termes, Gérard Conio entre dans la complexité de la question russe et cela déplaît aux réducteurs de tête. Un pays-continent vaste comme trente cinq fois la France et traversé par onze fuseaux horaires est complexe. Très complexe. Pour Churchill, la Russie est "un rébus enveloppé de mystère au sein d'une énigme". Avec force réponses, Gérard Conio nous aide a discerner les fausses des vraies fenêtres. C'est sa manière à lui de saluer ses lecteurs avec l'antique courtoisie des gentilshommes.
- Cher Monsieur, votre connaissance de la Russie étonne, puisque - sans que rien ne l'y prédisposait dans vos origines familiales - vous devenez un éminent spécialiste de la langue et de la culture de ce pays. Simple enchaînement de faits ou destinée manifeste ?
Emmanuel Todd a entièrement raison d’appeler à raison garder dans notre relation avec la Russie et avec son président, Vladimir Poutine. Kissinger a déclaré fort justement que la diabolisation de Poutine par les dirigeants occidentaux n’était pas une politique mais l’alibi pour ne pas en avoir une.
Le conflit russo-ukrainien a été certainement une aubaine pour les Etats-Unis qui l’ont provoqué, mais il a été en France le déclencheur d’une vague de racisme antirusse qui s’est appliqué non seulement à la culture, à la langue russe, mais à tout être et tout objet qui pouvait se prêter à cet anathème. On a proscrit les athlètes russes des Jeux Olympiques, sous prétexte de dopage. On a même interdit les chats « russes » dans les salons d’exposition. Quant à l’art, l’un des plus grands musées britanniques a débaptisé les danseuses russes de Degas en les transformant en « danseuses ukrainiennes » !
Pendant deux ans, les plateaux de télévision ont été l’instrument d’un déchaînement de haine fondée sur le mensonge et la diffamation. Récemment encore un général de l’Otan accusait Trump d’être l’agent de Poutine, en oubliant que l’enquête menée par un procureur hostile à Poutine n’avait trouvé aucune preuve de l’ingérence russe dans les élections américaines. Mais ce n’est qu’un détail futile dans la masse de bobards colportés par une chaîne « d’information » qui restera dans l’histoire du journalisme comme « une monstruosité médiatique ». Karl Kraus qui, pendant la première guerre mondiale, conspuait déjà le journalisme de connivence, serait époustouflé aujourd’hui de constater la puissance de frappe d’une propagande axée sur le déni des réalités et la fabrication de l’opinion dans le sens du courant.
Les mots d’ordre qui ont sévi sous le régime soviétique comme « ceux qui ne sont pas pour nous sont contre nous » paraissent bien faibles devant l’inquisition politico-médiatique qui a mis au ban de l’humanité un peuple qui a sauvé le monde du nazisme et qui aujourd’hui se mobilise contre sa résurgence encouragée, voire exaltée par l’Occident au nom de « la démocratie ».
Cette actualité demande à être éclairée par une histoire falsifiée qui procède à l’inversion des rôles et change le sens des mots en substituant la fiction à la réalité et le mensonge à la vérité. Le seul remède à cette maladie de l’esprit repose sur le conseil que Confucius donnait à l’Empereur de Chine pour remettre de l’ordre dans la cité. « Il faut, disait-il, revenir aux dénominations correctes ».
- Au cours de votre carrière, vous avez été en contact avec l' "Âge d'homme", maison qui publia des écrivains soviétiques dissidents. Pouvez-vous revenir sur l'histoire de cette Maison qui a marqué les relations Est / Ouest ?
Je suis entré à l’Âge d’homme en 1972 lorsque Vladimir Dimitrijevic a appris que je possédais l’un des trois tapuscrits originaux des Ames mal lavées de S. I. Witkiewicz (tableau, ci-contre) qui m’avait été confié à Varsovie par la veuve de Witkiewicz. Il m’a demandé de traduire cette dernière œuvre de Witkiewicz que l’on disait perdue, alors qu’elle se trouvait dans une malle chez Jadwiga Witkiewicz. Elle m’avait dit qu’étant donné le caractère pamphlétaire de ce texte, il lui paraissait impossible de le publier en Pologne. Et elle me conseillait de le traduire pour le faire connaître en France. Elle se trompait parce que quelques années plus tard, Anna Micinska l’a édité avec Les Narcotiques.
Vladimir Dimitrijevic a alors décidé de publier conjointement mes traductions de ces deux œuvres auxquelles j’ai ajouté une étude sur « Witkiewicz et la crise de la conscience européenne », embryon d’une thèse que je n’ai jamais soutenue, car je suis passé de la littérature polonaise à la littérature russe.
J’ai donné à Vladimir (photo, ci-dessus) des textes sur « Les Futuristes russes » et sur « Le Formalisme et le futurisme russes devant le marxisme » qui ont été mes premières publications à l’Age d’homme avant mes traductions de Witkiewicz qui avaient été retardées à cause des aléas de l’édition. Il m’a ensuite associé à la direction de la collection « Les classiques slaves » dont je me suis occupé, jusqu’à sa disparition en 2011.
Bien que je n'ai pas connu Dominique de Roux, je suis resté en relation avec Jacqueline de Roux qui a dirigé les Cahiers H qui ont pris la suite des Cahiers de l’Herne...
- L'art est une autre fenêtre par laquelle vous observez le monde. En 2005, vous publiez un ouvrage remarqué sur le rapport entre l'art et la société. Comment expliquez-vous que ce dernier ait connu plus d'échos favorables en Russie qu'en France ?
J’ai rassemblé en 2005 dans L’Art contre les masses mes textes sur l’avant-garde russe, un terme consacré mais inexact, car les artistes que l’on désigne ainsi ne se réclamaient pas de l’avant-garde mais de « l’art de gauche », d’abord dans le sens d’un radicalisme esthétique, puis dans celui d’une symbiose entre l’art et la politique, quand Maïakovski a créé LEF, le Front gauche des arts qui voulait unir « Le front de l’art « et Le front de la vie », construire la vie par l’art, un projet battu en brèche par le pouvoir stalinien qui avait opté pour le « réalisme socialiste ».
Cet ouvrage a été traduit et publié en russe et il a circulé grâce au « bouche à oreille » en suscitant plus d’intérêt auprès des Russes qu’auprès des Français puisque son tirage russe a été rapidement épuisé tandis qu’en France il serait encore disponible si l’Age d’homme avait continué à exister.
Dans le sillage des futuristes et des constructivistes russe, j’ai voulu dénoncer le leurre de l’imbrication entre le modernisme artistique et la modernité sociale qui aboutit aujourd’hui à la fin de l’art et de la culture. C’est pourquoi j’ai parlé de « la contrainte déguisée en liberté » comme le paradigme de la lutte permanente entre l’homme créatif et l’homme spéculatif.
Les artistes russes qui se réclamaient de « l’art de gauche » voulaient combattre « le byt », la routine, assimilée aux stéréotypes de l’académisme, mais c’est « le byt » qui a triomphé.
Au lieu de s’opposer frontalement à la liberté de création, la modernité sociale l’a revendiquée pour mieux imposer la contrainte que la société de masse exerce sur chaque individu qui la compose. Les tenants de cette ligne de rupture avec le passé, avec la tradition, avec le principe d’une autorité acceptée, ont proclamé le culte universel de la liberté comme un dogme irréfutable. Mais cette liberté couvrait une main de fer dans un gant de velours.
Jack London avait désigné ce système de coercition qui se réclame de la démocratie comme « le talon de fer ». Et on est entré dans une décadence inéluctable sous le signe de l’anarchie, du chaos, d’une subjectivité sans limite puisqu’une mère a le droit de sacrifier son enfant à son bon plaisir. C’est une subjectivité sanctifiée par le vice et le crime.
Et les rares lanceurs d’alerte qui veulent défendre la vérité contre le mensonge et le respect de la réalité contre le principe de plaisir sont traités comme des ennemis de l’humanité. L’erreur n’est plus dispensatrice d’énergie comme le croyait Victor Chklovksi, elle est devenue une énorme toile d’araignée qui règne sur des esprits atrophiés par l’ignorance, par l’endoctrinement, par la propagande, par la publicité. Sur tous les plans, on assiste à l’apothéose de la destruction, la destruction des moyens de production par la société de consommation qui transforme la masse en un bétail corvéable à merci, la destruction de la faculté de jugement par la coagulation de l’opinion dans un conformisme dont les anciens régimes n’avaient pas idée, la destruction du corps social par la dissolution de la famille, de la nation, de la religion, une dissolution exercée par ceux-là mêmes qui en sont les garants : le gouvernement, l’école, l’église, la destruction de la santé par les laboratoires et par l’académie de médecine, bref, par tous ceux qui prêchent la contrainte déguisée en liberté
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D'Annunzio gardien du désordre
Un essai de Claudio Siniscalchi: l'« œuvre totale » de D'Annunzio peut être un instrument pour libérer l'imagination contemporaine de la colonisation mercantile effectuée par la Forme-Capital, qui domine aujourd'hui.
par Giovanni Sessa
Source: https://www.barbadillo.it/117212-dannunzio-custode-del-disordine/
Claudio Siniscalchi, historien du cinéma et essayiste attentif depuis toujours à la culture des non-conformistes du 20ème siècle, attire l'attention du lecteur, avec son dernier ouvrage, sur la figure de Gabriele D'Annunzio, protagoniste incontesté de l'histoire italienne et européenne, ainsi que des patries des lettres. Il s'agit du volume D'Annunzio custode del disordine (= D'Annunzio gardien du désordre), en librairie grâce à Oaks editrice (à commander ici: https://www.oakseditrice.it/catalogo/dannunzio-custode-del-disordine/, 121 pages, 15,00 euros). Le livre est mince, mais comme le reconnaît Marcello Veneziani dans la préface, il est « incisif » en ce qui concerne le sujet. L'intention déclarée de ces pages est de retracer, non seulement dans le monde des valeurs du poète-voyageur, mais aussi dans son expérience, l'humus existentiel, intellectuel et politique du groupe d'auteurs qui a donné vie à l'« idéologie italienne » (selon la définition de Bobbio), avec ses traits « révolutionnaires-conservateurs ». Au terme de la lecture, on peut affirmer que Siniscalchi a compris, de manière totale, les intentions herméneutiques explicites.
"D'Annunzio gardien du désordre" par Claudio Siniscalchi
Pour comprendre le sens et les intentions de la révolution conservatrice italienne qui, il faut le souligner, a été un moment de la révolution européenne, ce phénomène doit être contextualisé historiquement et théoriquement. Pour ce faire, l'auteur rappelle les positions d'Ernst Nolte et, surtout, d'Augusto Del Noce. Ce dernier a compris que l'histoire du 20ème siècle ne pouvait être interprétée que dans une approche transpolitique, car dans celle-ci, c'est la philosophie moderne, résultat de l'immanentisation de la fin chrétienne de l'histoire, qui devient le monde. Les révolutionnaires-conservateurs, s'appuyant sur les leçons d'Armin Mohler et de Giorgio Locchi, ont donné naissance à un « contre-mouvement » culturel et politique, anti-égalitaire, visant à saisir les limites de la démocratie parlementaire et à la dépasser, sans nostalgie passéiste. Au contraire, le dépassement du présent aurait dû partir de la modernité elle-même, voire de son accélération. La vie et l'œuvre de D'Annunzio, leur originalité et leur centralité, ne peuvent être comprises que si elles sont incluses dans le panorama intellectuel de cette tentative oxymorique et très actuelle. Le titre du volume fait référence à l'écrit de Malaparte, I custodi del disordine (= Les gardiens du désordre) : « Une définition qui convient bien au “D'Annunzio politique”. Un « gardien » (« conservateur ») du « désordre » (« révolutionnaire ») » (p. 25).
Siniscalchi reconstruit les événements biographiques dans lesquels le poète d'armes a été impliqué avec une acuité méthodologique, à travers une masse ample et significative de documentation et en vertu de sa connaissance de la bibliographie critique la plus importante sur le sujet (comme tout historien sérieux devrait le faire). De ses études à Rome à ses débuts dans le monde journalistique de la capitale. Il présente et analyse les fréquentations intellectuelles et politiques de D'Annunzio et évoque ses nombreuses liaisons sentimentales. Siniscalchi ne traite pas, sic et simpliciter, du moment politique de D'Annunzio mais explicite, dans les chapitres qui composent le livre, avec une argumentation pertinente et des accents persuasifs, la production littéraire, la tension vers l'action de l'« esthète décadent » et, ensuite, du « poète-chef d'orchestre » au cours de l'aventure de Fiume, pour arriver au « Vate des Italiens ». Le D'Annunzio littéraire, à partir de Il piacere, se révèle être, avec Giovanni Verga, l'initiateur de la littérature italienne du 20ème siècle: « La contribution de D'Annunzio se manifeste dans plusieurs directions: le symbolisme narratif; l'utilisation novatrice de l'espace et du temps; la représentation des personnages » (p. 32). La source d'inspiration principale de l'écrivain est la culture française. Il y a puisé la leçon, propre à Drieu, qu'écrire sur soi et sur son époque, malade et décadente, implique non seulement l'usage de l'encre, mais du « sang », du pathos existentiel vivant. Dans Les Vierges aux rochers, D'Annunzio met en scène « tout le mépris de la démocratie représentative » (p. 37) qui l'a conduit, tout comme Wagner, à la recherche d'une « œuvre d'art totale », visant à l'affirmation d'une nouvelle classe dominante de « héros » au profil à la Carlyle.
Animé par cette conception, la confrontation avec la réalité socio-politique fut pour D’Annunzio une source de désillusion. D’où la nécessité de l’action. Élu au Parlement dans les rangs de la droite, il passa rapidement à gauche. Il affirma qu’il allait « vers la vie » (46), porté par la recherche d’une coincidentia oppositorum en politique. Il fut l’un des principaux protagonistes des « radieuses journées » de mai, marquées par l’interventionnisme, qui réunirent sur les mêmes barricades nationalistes, socialistes maximalistes et syndicalistes révolutionnaires. À la fin du conflit, en réponse à la « victoire mutilée », il entreprit l’expédition de Fiume, le 12 septembre 1919. Dans cette ville d'Istrie, D’Annunzio réalisa une « œuvre d’art totale ». La fantaisie, pendant ces journées tumultueuses, parvint véritablement au pouvoir. Toutes les restrictions furent abolies: religieuses, sexuelles, politiques. On célébra la « fête » de la Révolution: Guido Keller et Giovanni Comisso animèrent le groupe fiumain-ésotérique Yoga, tandis que « Harukichi Shimoi devint le “Samouraï de Fiume” ». Avec le « Noël de sang » et la fin de la Régence, la trajectoire politique de D’Annunzio prit, en réalité, fin.
Dès les mois précédents, Mussolini, stratège politique, réaliste sceptique et non poietes pur comme le Pescarais, s’imposait comme un nouveau point de ralliement pour ceux qui souhaitaient construire une nouvelle Italie, en opposition à la petite Italie de Giolitti qui, paradoxalement, semblait pouvoir renaître des décombres du conflit. Après la Marche sur Rome, le Vate vécut dans la « prison dorée » du Vittoriale, honoré par le nouveau régime. Mussolini, rappelle Siniscalchi, lui rendit visite. La dernière partie de l’essai examine les relations entre les deux hommes. À ce sujet, Veneziani commente: « Il ne s’agit pas de déterminer si D’Annunzio a été ou non fasciste, mais de reconnaître que le fascisme a été dannunzien » (p. 9). Le plus grand mérite de D’Annunzio, gardien du désordre, réside dans l’exégèse des actions et des œuvres d’un grand Italien, examinées sous un angle différent de la vulgate historiographique diffusée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui condamna D’Annunzio à l’exclusion réservée à toutes les « intelligences inconfortables » du 20ème siècle.
La révolution-conservatrice poietica du Pescarais est un héritage auquel il faut revenir à une époque où, au-delà des guerres armées, l’Europe est en proie, comme l’a observé le philosophe Stiegler, à une guerre esthétique. L’« œuvre totale » dannunzienne peut être un instrument destiné à libérer l’imaginaire contemporain de la colonisation mercantiliste imposée par la Forme-Capital, aujourd’hui dominante.
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Le dernier safari et les fourmis blanches
Nicolas Bonnal
Henry Hathaway est le dernier cinéaste de l’âge d’or hollywoodien qui ait survécu aux années soixante. Pendant que le royal trio des westerns (voyez mon livre) composé de Hawks, Ford et Wash s’étiole et s’absente, Hathaway tient bon. Il tient grâce à John Wayne et aussi à Stewart Granger et aussi grâce à la violence, qui devient son terreau d’inspiration. Les quatre fils de Kathy Elder sont par ailleurs un chef-d’œuvre mythologique et tragique.
Le septuagénaire Hathaway (photo) se permit même un film d’auteur où il régla discrètement ses comptes avec le monde moderne. Comme toujours on découvre ce genre de film par hasard : c’est le Dernier Safari (1967), avec le royal Stewart Granger toujours, qui honore son statut de star vieillissante. Le film s’ouvre par une dénonciation du devenir-touriste du monde des chasseurs. On croirait du Guy Debord. Tiens, relisons-le :
« Sous-produit de la circulation des marchandises, la circulation humaine considérée comme une consommation, le tourisme, se ramène fondamentalement au loisir d'aller voir ce qui est devenu banal. L'aménagement économique de la fréquentation de lieux différents est déjà par lui-même la garanti de leur équivalence. La même modernisation qui a retiré du voyage le temps, lui a aussi retiré la réalité de l'espace. »
Le livre de Gerald Hanley, anar de droite à l’anglaise, avait été édité par ma noble amie Simone Gallimard (voyez mon Céline) au Mercure de France. C’était quand on pouvait résister et le dire, au début des années soixante, avant qu’il ne devînt interdit d’interdire…
En bon homme de droite Hanley en a marre de la race blanche consommatrice et humanitaire :
« Il avait cinquante-sept ans mais ne s'inquiétait toujours pas des approches de l'âge. Il n'éprouvait toujours aucun des symptômes qui annoncent celui-ci. Il pouvait encore toujours abattre une bête avec la même rapidité, la même aisance qu'à ses débuts, trente ans plus tôt. Haïsseur de la civilisation, des endroits comme Nairobi, Mombasa, Aroucha, Dar Es Salam le mettaient hors de lui. Ceux-là et tous les autres où les « Hommes-Fourmis » avaient construit leurs rangées de bâtiments en ciment armé, et leurs cinémas, leurs boutiques... »
C’est quoi cet homme-fourmi alors ?
« Les « Hommes-Fourmis », c'étaient tous ceux qui achètent et vendent jusqu'au jour de leur mort où on les met au cimetière, en rangées, parmi les autres « Hommes-Fourmis » morts avant eux. Les seuls indigènes qu'ils connaissent, les « Hommes-Fourmis », ce sont leurs cuisiniers, bien que peu d'entre eux soient même capables de leur parler seulement. »
On se rapproche presque du Julius Evola de la Fin, de celui des guides de survie façon tigre, arc et massue...
Notre anar de droite british façon Gabin (revoyez la Horse) ne peut parler avec ses contemporains :
« Au bout de deux jours à Nairobi, il en venait toujours à se quereller avec les « Hommes-Fourmis ». Il ne pouvait garder son calme quand il les entendait, dans les bars, parler de choses dont ils ignoraient tout. »
Le meilleur gibier à abattre pour un anar de droite c’est la gent féminine... Hanley ajoute :
« …il était patient et il avait appris à supporter beaucoup de choses. Il détestait les femmes blanches et ne craignait pas d'affirmer que si jamais il se mariait, ce serait avec une « garce de négresse, qui elle au moins n'aurait pas d'idées au sujet de l'émancipation ». Il n'avait jamais emmené une femme en safari depuis une première et unique expérience où il était tombé sur une femme qui lui avait reproché de ne pas se raser et de porter des vêtements tachés et déchirés. C'était une de ces femmes qui ont de bonnes intentions, elle voulait qu'il eût bon aspect, parce qu'elle l'avait admiré. »
Hanley oublie que les films d’aventure servent quand même à faire coucher les guides et les riches femmes qui partent à la recherche de leur mari perdu : on pense à Deborah Kerr toujours avec Stewart Granger (le premier Quatermain, celui de l’étonnant Marton), à Out of Africa (un résumé de ce qu’il ne faut pas faire dans la vie, ce film) ou à la Vallée des rois de Pirosh avec l’impeccable Robert Taylor. Après le genre présumé raciste (et il l’est) passera de mode – et comme les girafes finissent électrocutées au Kenya, fin géographique du monde oblige…
Mais il n’oublie pas de régler ses comptes avec l’homme blanc humanitaire, bourré de fric et donneur de leçons :
« Vous ne vivez pas ici. Vous êtes un Américain embarqué en trombe dans un voyage, et vous vous mettez à prononcer des sermons sur les Droits de l'Homme. Moi, il faut gue je vive ici. Je n'ai pas envie d'entendre vos opinions sur les Droits de l’Homme. Il fonça, tête baissée, emporté par la véhémence de ce qu'il avait à dire :
-Si vous voulez être un missionnaire, si vous voulez faire quelque chose pour les opprimés, alors retournez en Amérique, combattre pour que vos nègres aient le droit d'être Américains.
Mais vous avez un sacré culot de venir ici et de tout bousculer sous prétexte que vous représentez la Démocratie. Je ne le supporterai pas, non, je ne le supporterai pas. »
Quand vous serez de retour en Amérique, mon vieux, au milieu des Hommes-Fourmis, vous regretterez de ne plus être là. Evidemment, on ne peut pas faire tout le temps ce que vous êtes en train d'essayer de faire aujourd'hui. Il faut y aller doucement, un petit peu à la fois, pour durer. Oui, je laisserai mes os en Afrique, sous n'importe quel rocher et ces saloperies d'hyènes viendront me bouffer. D'accord. Mais j'aime mieux ça que d'être enterré dans un de vos cimetières au milieu de longues rangées d'autres corniauds. »
Cette histoire de cimetière me rappelle un cas personnel, le mien : je suis allé une dernière fois au cimetière de Pantin et je n’ai pas retrouvé la tombe de ma grand-mère ; et une dernière fois au Père-Lachaise en 2014 je crois, et je n’ai pas trouvé la tombe de Serge de Beketch.
Lui aussi commençait à en avoir marre de ces blancs consommateurs humanitaires qu’il avait défendus toute sa vie. Hollywood avait encore raison, revoyez l’invasion des profanateurs de sépulture. Les blancs c’est des légumes (Don Siegel).
On les a remplacés DEPUIS LONGTEMPS.
Sources :
https://www.etsy.com/fr/listing/1157203690/le-dernier-saf...
https://ok.ru/video/914848156212
https://www.amazon.fr/GRANDS-WESTERNS-AMERICAINS-approche...
https://www.amazon.fr/Louis-Ferdinand-C%C3%A9line-pacifis...
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La pensée politique chez Yukio Mishima
Israel Lira
Source: https://centrocrisolista.wixsite.com/cecccs/post/pensamie...
Le 25 novembre 1970, sous le regard étonné des officiers présents au quartier général des forces d'autodéfense japonaises, le jeune Kimikate Hiraoka, qui avait déjà adopté dans sa jeunesse le pseudonyme littéraire de Yukio Mishima, lança avec défi sa proclamation ultranationaliste de défense des valeurs traditionnelles du Japon face à ce qu'il considérait comme la décadence généralisée; un homme d'une grande sensibilité et d'un grand sens de l'humour, s'est montré provocateur et a mis en avant sa proclamation ultra-nationaliste de défense des valeurs traditionnelles du Japon face à ce qu'il considérait comme une décadence généralisée, un processus exacerbé d'occidentalisation qui avait imprégné le Japon d'un égrégore pacifiste qui lui était étranger, brouillant une dichotomie que l'auteur américaine Ruth Benedict (1946), soucieuse de fournir une approche utile aux forces d'occupation militaires américaines qui allaient se confronter à une nouvelle réalité culturelle, a su reconnaître dans deux axes principaux qui résumaient l'essence névralgique de la culture japonaise, et qui correspondaient à son incarnation sans équivoque, respectivement la tradition impériale et la tradition guerrière: le chrysanthème (symbole de la maison impériale du Japon) et le sabre (symbole du samouraï).
Mishima prononçant son célèbre discours sur les balcons de la caserne des Forces japonaises d'autodéfense (Ichigaya, Tokyo) lors d'une tentative de coup d'État, quelques instants avant de se suicider rituellement, ou seppuku, le 25 novembre 1970.
Après la Seconde Guerre mondiale, dans le Japon d'après-guerre, le chrysanthème a perdu son caractère théologico-politique et a été réduit à la seule dimension politique lorsque l'empereur Hirohito, en 1946, sous la pression des forces d'occupation, a été contraint de reconnaître qu'il n'était pas un dieu vivant mais un homme, en signant le Ningen Sengen ou Déclaration d'Humanité. D'autre part, la démilitarisation progressive de la société japonaise a oblitéré son essence guerrière et l'a réduite à une force émasculée en elle-même par le mandat du vainqueur.
C'est dans cette société que Yukio Mishima a été forgé et formé, une société dont l'esprit a été victime d'une liquéfaction de toute sa personnalité, par la souffrance de la guerre et la conséquence de la défaite. L'équilibre entre le chrysanthème et l'épée avait été rompu, et c'est cet équilibre que Mishima a cherché à rétablir, à travers sa propre vie, qui a pris la forme d'une vie littéraire et d'une vie politique. Il était de ces écrivains qui sont ce qu'ils écrivent, et dont la mort pouvait être annoncée dans les pages qu'ils avaient écrites. La vie de Mishima était une préparation à la mort, une vie pour mourir glorieusement. C'était une vie pour une bonne mort. Une mort avec un sens, une mort avec un but. Une mort qui incarnait la rédemption de tout un peuple qui avait préféré abandonner les vieilles méthodes plutôt que de continuer à défendre des idéaux proscrits par le vainqueur, dans un contexte où il n'y avait aucun avantage à les défendre, mais seulement du mépris, des moqueries et des rires complices. La suppression de l'âme du Japon.
C'est dans ce cadre que l'on peut comprendre le fondement de la pensée politique de Mishima, qui atteint sa sublimation maximale le 25 novembre 1970, lorsqu'il décide de mettre fin à ses jours en commettant le suicide rituel du seppuku, n'ayant pas obtenu l'effet escompté auprès des soldats que venaient de l'écouter, des soldats qu'il entendait fouetter, après avoir pris en otage le commandant de la caserne avec l'appui de ses fidèles membres de la Tatenokai (la Société des boucliers, milice privée créée par Mishima lui-même), et étant ainsi parvenu à « renverser le gouvernement », il voulait réécrire la constitution et rétablir l'empereur japonais comme le véritable chef spirituel, militaire et politique du Japon (Carimo, 2012 : 141).
楯の会 lit. Tatenokai « Société du bouclier ». Fondée en 1968 par Yukio Mishima.
Comme nous l'avons souligné, sa vie littéraire se confond avec sa vie politique et toutes deux constituent la personne de Yukio Mishima. Par conséquent, revoir son idéologie politique revient à se référer impérativement à son œuvre littéraire, reconnaissant ainsi trois principes fondamentaux :
Sous ces trois idéaux, Mishima déclare : « Dans tous les patriotismes, il y a une ombre de narcissisme. C'est peut-être la raison pour laquelle tous les patriotismes semblent avoir besoin de se vêtir d'uniformes attrayants » (Mishima, 1950 : 84). Telle était l'essence même des Tatenokai, dont les actions faisaient honneur aux vêtements qui les habillaient.
Références bibliographiques:
MOHOMED, Carimo. (2012). «La pureza del samurái: historia y política en el pensamiento de Yukio Mishima». En: https://www.redalyc.org/articulo.oa?id=221022956008&idp=1&cid=207809
Bibliographie:
BENEDICT, Ruth. (1946). «El crisantemo y la espada: patrones de la cultura japonesa». Madrid: Alianza Editorial. Edición de 2003.
MISHIMA, Yukio. (1966).«Patriotism». In: Death in Midsummer and Other Stories. New York: New Directions.
MISHIMA, Yukio. (1950). «Los años verdes». Madrid: Alianza Editorial. Edición de 2011.
RANKIN, Andrew. (2011). «Seppuku: A History of Samurai Suicide». Tokyo / New York / London: Kodansha International.
MISHIMA, Yukio. (1967). «La ética del samurái en el Japón moderno: introducción a Hagakure». Madrid: Alianza Editorial. Edición de 2016.
MISHIMA, Yukio. (1969).«El Mar de la Fertilidad». Madrid: Alianza Editorial. Edición de 2011.
Source : https://isralyr.wixsite.com/israel-lira/post/pensamiento-político-en-yukio-mishima
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Parution du numéro 478 du Bulletin célinien
Sommaire :
La descendance obtient gain de cause
Dans la bibliothèque de Céline (2)
Londres : le milieu londonien dans l’actualité
Entre Céline et Robert Poulet [1965]
Évoquant dans un entretien télévisé la désastreuse réception critique de Féerie pour une autre fois, Céline raconte qu’on lui a reproché de “danser dans une assiette”. À l’époque, la majorité des lecteurs fut désorientée par le fait que le récit se limite au 4 de la rue Girardon, voire à un bombardement pour le second tome (écrit, comme on sait, avant le premier). J’ignore quel critique littéraire eut recours à cette expression. Je l’apprendrai peut-être en lisant le livre de Maxim Görke, La réception critique de Féerie pour une autre fois et de Normance, qui vient de paraître.
Curieux de lire cet ouvrage car, dans les deux cas, le dossier de presse est mince. Ainsi compte-t-on sur les doigts des deux mains les critiques qui, à l’été 1952, commentèrent le premier volet. Citons dans le désordre Roger Grenier, Albert Paraz, Roger Nimier, Robert Kemp, Théophile Briant, André Brissaud, Robert Poulet,… – la plupart d’entre eux étant des amis de l’auteur.
Ce n’était assurément pas le cas de Pierre Lœwel qui qualifia le livre d’« éructation informe, de borborygme, de déboulage de délirant dans lequel les vociférations de la grossièreté prennent un aspect démentiel et une odeur d’égout [sic] »¹.
Dans cet entretien, Céline confiait que les livres qu’il avait écrits depuis son retour d’exil ne s’étaient guère vendus. Avec Féerie, il s’était, en quelque sorte, mis dans les pas de Flaubert: « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière². »
Féerie demeure un chef-d’œuvre méconnu, y compris des lecteurs de Céline. Exception notable : Jean-Pierre Dauphin (†) qui, à la fin des années 70, consacra deux numéros de la revue qu’il dirigeait à ce diptyque³. Céline détestait l’insuccès : plus question de promener les lecteurs dans une assiette. Il s’agissait maintenant de les faire voyager, ce qui sera le cas avec D’un château l’autre qui le vit renouer avec le succès.
Dans un autre entretien, Céline justifie l’intérêt du livre par le fait qu’il traite d’une partie de l’histoire de France dont on parlera un jour, disait-il, dans les écoles. Si tel n’est pas le cas pour une raison évidente, plusieurs auteurs ont fait de Sigmaringen le sujet d’un de leurs livres. Céline aurait sans doute été étonné que tant d’ouvrages soient consacrés à la fuite des “collabos”.
Certains historiens sont même devenus des spécialistes de l’épuration. Tel celui d’un livre récent dont Céline n’est pas le sujet principal mais dont la photo figure en couverture, marketing oblige. Le coup de pied de l’âne n’en est pas absent : il y est relevé que « toute honte bue, Céline compare volontiers son sort à celui des grands écrivains exilés ». Ces deux adjectifs ne se justifient-ils pas dans son cas ?!
• Marc BERGÈRE, Lignes de fuite (L’exil des collaborateurs français après 1945), Presses Universitaires de France, 2024, 376 p. (21 €). Sur le même thème, voir Yves POURCHER, L’exil des collabos (1944-1989), Éditions du Cerf, 2023, 330 p. (24 €)
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L'épiphanie de la lumière et du feu
Luc-Olivier d'Algange
Le Feu est sans doute le roman le plus autobiographique de D'Annunzio, quand bien même il n'entretient que des rapports fort lointains avec ce qui se nomme aujourd'hui « auto-fiction » appellation vague, comme souvent les formules récentes qui veulent redonner à de vieilles coutumes l'attrait pédantesque du « nouveau ». D'Annunzio, pas davantage que son lointain disciple Mishima, n'a besoin de ces subterfuges : ses poèmes, ses romans, ses discours disent sa vie qui s'invente au fur et à mesure comme une œuvre d'art.
Faire de sa vie une œuvre d'art, certes, c'est porter un masque – larvatus prodeo – mais un masque qui dit plus que la vérité, et non autre chose. Mishima débuta son œuvre par les Confessions d'un masque, non pour s'en dissimuler mais pour s'en révéler, s'en revoiler, - donc se montrer comme il serait impossible de le faire par un simple état-civil ou un récit aux prétentions objectives ou réalistes. D'Annunzio, d'emblée, posa sur son visage le masque de l'Aède, - pour que sa vie soit, plus vaste que lui-même, à la mesure du Tragique et et de la Joie, toujours indissociables, mais aussi par conscience aiguë que cette fonction choisie participe d'une impersonnalité active, d'une portée qui, sous le masque, dépasse infiniment ce « moi » psychologique et social auquel les biographes, parfois, sont tentés de réduire leur objet. Un auteur est auteur par vertu d'auctoritas, - qui, par étymologie, ainsi que le rappelle Philippe Barthelet, désigne « la vertu qui accroît ». Lorsque tout conjure à nous diminuer, il faut s'accroître, - et s'accroître non pour prendre et avoir, selon la commune ambition des cupides, mais s'accroître pour faire resplendir et jouir, s'accroître pour donner. L'épitaphe de D'Annunzio le dit parfaitement : « J'ai ce que j'ai donné ».
A D'Annuzio lui-même il fut beaucoup donné, mais recevoir est un art que peu conçoivent. Naître en Italie, recevoir ses dons de la terre des Abruzzes, et les recevoir avant, - de peu hélas, - la globalisation uniformisatrice, recevoir à la fois la Goia et la Morbidezza, les recevoir aussi, par « la blonde voile carguée de la salle d'étude » selon la formule de Montherlant, par une attention aux Lettres classiques qui lui livre le secret des syllabes d'or de Virgile, le nautonier, et de tous les autres, poètes, historiens, philosophes, - le privilège de D'Annuzio fut de faire de cette chance prodigieuse une fidélité, un devoir, une annonciation ainsi que le préfigure l'Ange de son nom. Ceux qui en resteront au D'Annunzio esthète décadent, sorte de Des Esseintes ornant sa tortue de pierreries, passeront à côté de l'ingénuité d'annunzienne, force qui va.
Je ne puis me défendre d'une certaine nostalgie pour le monde qui rendit possible D'Annunzio, - comme telle terre et tel climat rendent possible un vin profond, - et le glorifia. Ce monde prouvait ainsi qu'il ne se détestait pas encore, que les morose reniements ne l'atteignait pas, et enfin, que l'envie, la sinistre envie, - le plus stupide des péchés car il est à lui-même son propre châtiment, sans avoir été précédé d'aucun plaisir,- n'avait point encore étouffé l'admiration qui dilate les cœurs. Ni son génie, ni son savoir, ni ses innombrables conquêtes féminines, ni son faste d'endetté perpétuel digne d'un prince de la Renaissance ne le livrait pas alors à de notables vindictes, haines suries. Ceux qui le connurent notent que lui-même ne disait du mal de personne. Sans doute n'avait-il nul besoin de ce piètre subterfuge de la vanité planquée. On connaît le mot d'Oscar Wilde : « Dire du mal des autres est une façon malhonnête de se vanter soi-même. » D'Annunzio, lui, se vantait ingénument, dans cet « esprit d'enfance retrouvé à volonté » selon la définition baudelairienne du génie.
Comment eût-il dilapidé son temps à médire d'autrui alors qu'il se songeait, en ses contrées, avec Virgile et Dante, l'une des trois stations décisives de l'esprit immémorial du poème absolu, dont tous les autres poètes n'étaient que les intermédiaires et les passeurs. Orgueil ingénu dont dont on peut sourire, mais d'autres ne furent pas en reste. Ne citons que Byron, Chateaubriand ou Hugo, - auquel par ses « tables » spirites tous les esprits de et tous les temps s'adressèrent, y compris l'Esprit de l'Abîme et la Mort elle-même. Pour aller loin, il faut venir de loin. La formule vaut doublement ; il faut venir de loin dans sa propre civilisation pour en porter aux contemporains la plus exquise et violente provende ; il faut venir de loin dans le temps lui-même, qui n'est pas seulement un temps historique, mais un temps cosmique, se souvenir de la profondeur du temps, de cet « azur qui est du noir » selon la formule de Rimbaud, - profondeur physique autant que métaphysique, organique et harmonique, pulsation fondamentale dont naît toute prosodie.
Sans doute est-ce là un des secrets du « carpe diem » que D'Annunzio pratiqua à sa manière. Bien cueillir, saisir sa chance, cela n'est donné qu'à ceux qui savent que le temps n'est pas ce qu'il paraît être à ceux qui ne le perçoivent que linéaire, courant vers une fin utile. Otium contre negocium, affirmation contre négation, - la condition nécessaire suppose un dégagement farouche, un recours à des libertés perdues et des vastitudes oubliées. Son vœu, son aveu, faire de sa vie une œuvre d'art, suppose que jamais la fin ne justifie les moyens. C'est ainsi, précisément, que l'oeuvre d'art est une courbe qui va d'une nuit antérieure à une nuit ultérieure en passant par tous les fastes chromatiques du drame solaire pour revenir sur elle-même, en cet Ourouboros qui figurera sur le blason de Fiume.
Venir de loin, aller loin, venir de la pierre, du végétal, de la lumière sur l'eau près de l'horizon, et aller plus loin que l'humain, non selon quelque absurde théorie darwinienne, mais simplement par le courage d'être soi - à nul autre pareil, non comme sujet mais comme instrument de connaissance - d'être soi, dans ce double regard platonicien, à la fois ici et maintenant et dans l'allée des cyprès, comme il est dit sur les feuilles d'or orphiques, - où il nous faudra choisir « entre la source de Léthé et celle de Mnémosyne ».
Ce que nous pouvons saisir de façon synchronique, par un regard rétrospectif sur la vie et l'oeuvre de D'Annunzio, ce roman, Le Feu, en offre une vision diachronique. Nous y voyons le démiurge éclore de l'écorce morte de l'homme asservi. La temporalité du roman dispose aux autres temporalités, celles du poème, de la confession, du théâtre, elle en décrit la genèse et nous donne à comprendre quel esprit fut épris, et pour quelle exigence, du « don olympien » au point d'y régler son existence dans une coïncidentia oppositorum de l'hédonisme le plus luxueux et de l'ascétisme le plus martial. Tout sacrifier pour ne rien sacrifier, « brûler sans jamais se consumer », sachant qu'il est des sacrifices qui crapotent et d'autres qui s'élèvent en flammes hautes, « feu mêlé d'aromates » comme le disait Héraclite, flammes de joie que Venise protège en ses « créatures idéales » car elles vivent, par la vertu du double-regard, dans tout le passé et dans tout l'avenir : « En elles, nous découvrons toujours de nouvelles concordances avec l'édifice de l'univers, des rapprochements imprévus avec l'idée née de la veille, des annonces claires de ce qui n'est chez nous qu'un pressentiment, d'ouvertes réponses à ce que nous n'osons demander encore ».
Le roman sera ce nécessaire espace intermédiaire entre la nostalgie et le pressentiment, entre la géologie de la conscience et sa fleur ultime, la plus légère ; entre le cosmos et l'absolue solitude humaine : « Et il dénombra les aspects de ces créatures toujours diverses ; il les compara aux mers, aux fleuves, aux prairies, aux bois, aux rochers, il en exalta les auteurs (…), ces hommes profonds qui ne savent pas l'immensité des choses qu'ils expriment ». Le roman sera le récit de ce « ne pas savoir encore ». Le sensible est préfiguration de l'intelligible, la physis, le préambule de la métaphysique, - laquelle, comme son nom l'indique, vient après, - de cette zone encore inconnue du futur où le temps sera pour nous, et non seulement en lui-même, « l'image mobile de l'éternité » selon la formule de Platon, - l'esprit alors transformé « in una similitudine di menta divina ».
Pour nous et non seulement en lui-même, - toute l'annonce se révèle dans cette similitude désirée, sempiternelle « aspiration des hommes à franchir le cercle de leur supplice quotidien ». La grande amitié de D'Annunzio, sa générosité, fut de vouloir accompagner cette aspiration, ne point la garder pour soi, la favoriser, y compris, ensuite, dans l'action, dans la belle utopie libertaire et sociale de Fiume, - laquelle, au contraire d'autres utopies, hélas réalisées, voulut garder mémoire, ne pas être « table rase », mais « palpitation des Hamadryades et souffle de Pan », ressac du beau passé « génie victorieux, fidélité d'amour, l'amitié immuable, suprêmes apparitions de sa nature héroïque », dressés, vivaces, contre « l'oppression de l'inertie et l'ennui amer ». Le Feu est le récit de cette attente, de cette attention, de cette victoire ingénue : « Et toute l'innocence des choses qui naissaient pénétrait en nous ; et notre âme revivait je ne sais quel rêve de notre lointaine enfance... INFANTIA, la parole de Carpaccio ».
Comment ne pas être alors en butte aux adultes, autrement dit aux adultérés de « l'ennui amer ». Dénigrer la grandeur fut, de tous temps, le triste divertissement du Médiocre; tenu à quelque en-deçà de la vie, il s'indigne de ceux qui n'y consentent pas. N'ayant rien à faire valoir, aucun talent, aucun style, qui l'eût à son tour rangé dans la catégorie des conspués, - il ne lui reste enfin que la morale moralisatrice et de nous redire, avec une délectation morose, que les hommes de talent ou de génie, furent de méchants hommes. Un film récent sur la dernière période de la vie de D'Annunzio dans sa luxueuse résidence surveillée, s'intitule justement Il cativo poeta, le méchant poète, on oserait dire le méchamment poète. Cativo se dit aussi de l'enfant turbulent, indiscipliné, débordant d'énergie. Comme Fernando Pessoa, D'Annunzio fut un « indisciplineur » au seuil des temps qui allaient connaître la société de contrôle, annoncée, entre autres, par Foucault et Huxley.
Comme Dante lance Virgile dans la bataille, D'Annunzio précipite le Paradis de Dante en un contre-monde à celui où nous serions contraint de vivre sans le recours offert, mais hélas si rarement accepté. Le paradis est musique, certes, harmonie des sphères, nombres qui dansent, ailleurs, très-loin, mais il est aussi ce qui se choisit et se compose ici-bas. Les grands soufis, tel Rumî, ne disent pas autre chose: le paradis de l'au-delà n'est offert qu'à ceux qui l'inventent ici-bas, amoureusement, en proximités ardentes. Le « sensualisme » que certains reprocheront à D'Annunzio est une forme de l'esprit « qui souffle où il veut » Or, l'esprit, le souffle, se perçoit sur la peau qui est un organe de perception, comme le sont la vue et l'ouïe, et comme nous le sommes tout entiers, sitôt nous cessons de nous représenter nous-mêmes, de nous éloigner dans un représentation psychologique ou sociale. Il faut enfin pour faire un paradis, tout connaître, et nous nous garderons de séparer arbitrairement le biblique et le païen, et particulièrement en Italie, où les Saints et les dieux-lares sont complices de nos craintes et de nos bonheurs.
Sans volonté édifiante, l'oeuvre de D'Annunzio n'est pas sans enseignements théoriques ou pratiques. Comment ne pas passer à côté des êtres et des choses ? Comment être au monde sans être entièrement du monde ? Comment rendre aux paysages, au visages, aux corps leurs dignités insaisissables ? Comment voir extrêmement dans une attention de diamant, d'un regard, toutes les facettes d'un instant ? La réponse est dans les mots, qui ne nous appartiennent pas, et que nous servons, comme la navette du tisserand. La langue riche, opulente, ondoyante de D'Annunzio, - à laquelle désormais les critiques, sinon les lecteurs, préfèrent l'idiome rabougri de « l'économie des moyens », - s'accorde précisément aux nuances de la perception. Pourquoi se dérober, sinon pour complaire à l'incuriosité, aux mots précis et à l'ampleur de la phrase ? D'Annunzio eut ce courage - paradoxe de l'orgueil qui s'abolit dans son extase - de n'être pas exclusivement préoccupé de lui-même, mais du vaste et de l'infime, de l'immensité maritime et du détail exquis ; de la nature étrange et grandiose et du luxe qui se repose entre ses mains, vases, sculptures, bijoux baudelairiens, tissus pour voiler et dévoiler des gorges palpitantes. Le mot rare alors n'est pas une afféterie mais une politesse due à la chose nommée, un rituel déférent, preuve que l'auteur distingue la chose, en fait une cause, et l'honore par son nom exact.
Chez D'Annunzio, les mots rares, loin de faire penser au labeur du philologue évoquent, dans les touffus feuillages de la prose, le ramage tourbillonnant des oiseaux au matin ; les silhouettes inconnues apparues au soir tombant dans les ruelles vénitiennes, - mots emblématiques, refermés sur une énigme qui se divulguera au lecteur, s'il y consent. Voici Le Feu, « volatil et versicolore » dont, selon la devise citée, nous brûlerons sans en être consumés ; voici les phrases les mieux emportées dans la belle traduction d'Herelle ; voici la troublante et troublée Foscarina ; voici toute la civilisation italienne dans ses œuvres, jusqu'au vergues des navires, et les « demeures aux cents portes habitées par des présages ambigus », voici Wagner, voici la vie et la mort, voici la mélancolie et la puissance ; voici « le courroux de la mer sur la lagune ;, voici la destruction et la création, voici la « lande stygienne » ; et voici, surtout, la lumière qui embrasse tout le livre, - celle du Songe de Sainte-Ursule de Carpaccio. Voici en phrasés, en ondées, en soleils, à l'ombre d'ambre des pierres multiséculaires, et en musiques nobles et tarentelles de transes et d'ivresses, le roman de l'épiphanie de la clarté et du feu.
Luc-Olivier d'Algange
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Hugo Fischer: le maître caché d'Ernst Jünger
par Manuel Fernández Espinosa
Source: https://culturatransversal.wordpress.com/2016/01/12/hugo-...
Le magister Nigromontanus
Lors de la préparation de l'excursus à l'« Élucidation de la tradition », consacré en deux parties (Partie I et Partie II [L'ouvrage complet peut être consulté dans Página Transversal]) à la réflexion sur la notion de « tradition » chez Ernst Jünger, nous avons été frappés par un sujet qui nous préoccupait depuis un certain temps: la figure de l'un des maîtres qui a le plus influencé la pensée d'Ernst Jünger et qui, dans la bibliographie espagnole sur Jünger, n'a pratiquement pas été abordée. Il s'agit d'Ernst Hugo Fischer.
Jünger s'y réfère abondamment, mais de manière dispersée. Dans ses journaux, il le désigne presque toujours sous le pseudonyme de «Magister», bien qu'il le mentionne également par son prénom et son nom. Dans les romans « Sur les falaises de marbre » et « Héliopolis », il le désigne par le surnom de « Nigromontanus », dans « Visite à Godenholm », Jünger germanise « Nigromontanus », et on peut l'identifier au personnage de «Schwarzenberg» (Montenegro, comme on dirait en espagnol). Il y a autour de Hugo Fischer un halo de mystère que Jünger lui-même contribue à créer et qui plane sur toute l'œuvre de Jünger dans la figure du maître (bien que tous les personnages ne soient pas identifiables à lui en chair et en os) qui nous initie aux secrets d'une sagesse capable de vaincre le nihilisme.
Ernst Hugo Fischer est né à Halle an der Saale le 17 octobre 1897. La Première Guerre mondiale l'a rendu infirme et, après avoir obtenu son diplôme d'invalidité, il s'est consacré à partir de 1918 à des études consciencieuses et pluridisciplinaires à l'université de Leipzig, où Jünger le rencontrera des années plus tard. Les intérêts « scientifiques » de Fischer sont multiples: il étudie l'histoire, la philosophie, la sociologie, la psychologie et devient un orientaliste renommé. Il obtient son doctorat en 1921 avec une thèse intitulée « Das Prinzip der bei Gegensätzlichkeit Jakob Böhme » (Le principe d'opposition chez Jakob Böhme).
Il est curieux qu'Ernst Jünger, qui avait quelques années de plus que Fischer (Jünger est né en 1895 et Fischer en 1897), l'ait appelé « Maître » jusqu'à la fin de ses jours, mais il faut garder à l'esprit que Jünger est arrivé à l'université alors que Fischer avait quelques années d'avance sur lui. Lorsque Jünger arrive à Leipzig, Fischer est déjà l'un des polygraphes les plus importants d'Europe, mais toujours dans l'ombre, avec une discrétion proche du secret, étudiant et voyageant sans cesse et exerçant son magistère à la manière d'un maître occulte du type de ceux dont parlent les traditions orientales comme le taoïsme.
En 1921, il se rend en Inde, en 1923 en Espagne. De 1925 à 1938, il enseigne à la faculté de philosophie de l'université de Leipzig, où il est associé à Arnold Gehlen. Son nationalisme allemand est une constante dans sa vie et il est actif dans les cercles nationaux-révolutionnaires, y compris dans ceux animés par le national-bolchevique Ernst Niekisch, un ami de Jünger. Il émigre d'Allemagne en 1938, car les nazis le trouvent suspect pour ses analyses philosophiques du marxisme, exprimées dans « Karl Marx und sein Verhältnis zum Staat » (Karl Marx et son rapport à l'État) et « Lénine : Machiavel de l'Est », et il finit par s'installer en Norvège, où il devient directeur de l'Institut de recherche pour la sociologie et l'enseignement d'Oslo. Il s'installe ensuite en Angleterre. Il continue à voyager en Inde, où il donne notamment des cours à l'université de Varanasi, et retourne en Allemagne en 1956, où il occupe la chaire de philosophie de la civilisation à l'université de Munich. Il continue d'étudier, d'écrire et de publier, sans toutefois connaître un succès retentissant qui placerait sa figure philosophique au premier plan dans le monde. Son dernier livre est publié en 1971 sous le titre « Vernunft und Zivilisation » (Raison et civilisation) et il meurt le 11 mai 1975 à Ohlstadt (Bavière).
Sa pensée a évolué, mais il est toujours resté hypercritique à l'égard de la modernité et anticapitaliste, étant l'un des maîtres d'œuvre de la révolution conservatrice allemande et testant tous les moyens possibles de combattre ce qu'il considérait comme le mal absolu: la modernité et le capitalisme, afin d'instaurer un nouvel ordre. L'un de ceux qui ont le plus contribué à le faire connaître est, comme on l'a vu plus haut, Ernst Jünger.
Plus qu'une traque exhaustive des abondantes citations que Jünger consacre à Fischer tout au long de son œuvre, il convient de noter le caractère nettement métaphysique (on pourrait même dire mystique) qu'il a imprimé à la vision du monde de Jünger. Dans « Héliopolis », le protagoniste révèle que l'un des enseignements qu'il a reçus de son maître « Nigromontanus » était « que la nature intérieure de l'homme doit devenir visible à la surface, comme la fleur qui jaillit du germe ». Cette idée est répétée à la fin du roman : « Nous croyons que son intention [celle de Nigromontanus/Fischer] est de saturer la surface de profondeur, de sorte que les choses soient à la fois symboliques et réelles ».
Dans « Sur les falaises de marbre », il est question d'un mystérieux appareil que Nigromontanus aurait offert aux frères du roman: « Pour nous consoler, cependant, nous possédions le miroir de Nigromontanus, dont la contemplation (...) nous calmait toujours ». Ce miroir aurait eu la propriété de « concentrer les rayons du soleil sur un point où un grand feu se produisait immédiatement. Les choses qui, touchées par ce feu, s'enflammaient, entraient dans l'éternité d'une manière qui, selon Nigromontanus, ne pouvait être comparée même à la plus fine distillation. Nigromontanus avait appris cet art dans les couvents d'Extrême-Orient, où les trésors des défunts sont détruits par les flammes, afin qu'ils puissent entrer dans l'éternité en compagnie du défunt.
Etant donné que « Sur les falaises de marbre » est un roman que l'on pourrait bien qualifier de « réalisme magique », sans pour autant lui dénier son statut de « dystopie », on serait en droit de penser que plutôt qu'un artefact, le « miroir de Nigromontanus » serait quelque chose comme une possible technique de méditation inspirée des connaissances occultes de l'Extrême-Orient (je me demande, non sans prévenir que je risque de me tromper : s'agirait-il d'un mandala?).
Dans cette optique, il convient de rappeler les mots énigmatiques que Jünger écrit dans « Le cœur aventureux. Figures et caprices »: "Parmi les arcanes que m'a révélés Nigromontanus, il y a la certitude qu'il y a parmi nous une troupe choisie qui s'est retirée depuis longtemps des bibliothèques et de la poussière des sables pour se consacrer à son travail dans le monastère le plus intime et dans le Tibet le plus sombre. Il parlait d'hommes assis solitairement dans des chambres nocturnes, imperturbables comme des rochers, dans les cavités desquels scintille le courant qui, à l'extérieur, fait tourner toutes les roues des moulins et maintient en mouvement l'armée des machines ; mais l'énergie de ces hommes reste étrangère à toute fin et est rassemblée dans leur cœur qui, en tant que matrice chaude et vibrante de toute force et de tout pouvoir, est à jamais soustrait à toute lumière extérieure".
Quoi qu'il en soit, la relation entre Ernst Jünger et ce philosophe inconnu était très étroite, et Jünger fait même allusion à des voyages qu'ils ont effectués ensemble, par exemple en traversant le golfe de Gascogne sur le bateau « Iris ». Nous savons, grâce aux journaux de Jünger, que le philosophe Fischer s'est encore rendu à Majorque en 1968, mais nous aimerions connaître les lieux qu'il a visités lors de son voyage en Espagne en 1923 ou lors d'autres visites. Nous sommes convaincus qu'en Hugo Fischer, cet inconnu de la philosophie et de la culture espagnoles, nous avons affaire à un maître caché dont l'œuvre scientifique n'a pas encore, pour quelque raison que ce soit, été suffisamment diffusée.
BIBLIOGRAPHIE :
Jünger, Ernst, «Visite à Godenholm».
Jünger, Ernst, «Heliopolis».
Jünger, Ernst, Diarios: Radiaciones I y II, Pasados los Setenta I, II, III, IV, V.
Jünger, Ernst, «Sobre los acantilados de mármol».
Jünger, Ernst, «El corazón aventurero».
Liens intéressants:
Berger, Tiana, «Hugo Fischer: le maître-à-penser d’Ernst Jünger»
Gajek, Bernhard, «Magister-Nigromontan-Schwarzenberg: Ernst Jünger und Hugo Fischer». Revue de littérature comparée. 1997.
13:18 Publié dans Littérature, Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hugo fischer, ernst jünger, lettres, lettres allemandes, littérature, littérature allemande, révolution conservatrice | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Nerval et la fin de la France druidique
Nicolas Bonnal
Sylvie a émerveillé des générations de lectrices et de lecteurs de sensibilité médiévale et romantique. C’est que ce bref roman conte la fin de la France initiatique et irréelle. Ce qui avait pu rester va être détruit (cf. Balzac qui décrit le processus dans toute son œuvre, du passage de cette France des druides et des chevaliers à celle des Macron) ou réduit à l’état de spectacle ou d’illusion (cf. cette fascination pour le théâtre ou les actrices qui caractérise Nerval).
L’arrivée du chemin de fer, machine apocalyptique dont Dostoïevski a si bien parlé dans l’Idiot (voyez mon livre) va tout modifier ; c’est la fin des distances, c’est la fin du mystère et du pèlerinage de la vie :
« Senlis est une ville isolée de ce grand mouvement du chemin de fer du Nord qui entraîne les populations vers l’Allemagne.
– Je n’ai jamais su pourquoi le chemin de fer du Nord ne passait pas par nos pays, – et faisait un coude énorme qui encadre en partie Montmorency, Luzarches, Gonesse et autres localités, privées du privilège qui leur aurait assuré un trajet direct. Il est probable que les personnes qui ont institué ce chemin auront tenu à le faire passer par leurs propriétés. – Il suffit de consulter la carte pour apprécier la justesse de cette observation. »
Citons cet extrait de Gautier que nous avions repris déjà :
« C'est un spectacle douloureux pour le poète, l'artiste et le philosophe, de voir les formes et les couleurs disparaître du monde, les lignes se troubler, les teintes se confondre et l'uniformité la plus désespérante envahir l'univers sous je ne sais quel prétexte de progrès. Quand tout sera pareil, les voyages deviendront complètement inutiles, et c'est précisément alors, heureuse coïncidence, que les chemins de fer seront en pleine activité. »
Chez Nerval le rêve est comme dans film Brazil (tourné à Marne-la-Vallée…) le seul moyen (avec le théâtre, et on aurait invoqué encore la cinéphilie dans les années soixante) de fuir la réalité et de retourner vers les lieux de la Source :
« Je me représentais un château du temps de Henri IV avec ses toits pointus couverts d’ardoises et sa face rougeâtre aux encoignures dentelées de pierres jaunies, une grande place verte encadrée d’ormes et de tilleuls, dont le soleil couchant perçait le feuillage de ses traits enflammés. Des jeunes filles dansaient en rond sur la pelouse en chantant de vieux airs transmis par leurs mères, et d’un français si naturellement pur, que l’on se sentait bien exister dans ce vieux pays du Valois, où, pendant plus de mille ans, a battu le cœur de la France… ».
Puis vient l’apparition mi-théâtrale mi religieuse d’Adrienne :
« Tout d’un coup, suivant les règles de la danse, Adrienne se trouva placée seule avec moi au milieu du cercle. Nos tailles étaient pareilles. On nous dit de nous embrasser, et la danse et le chœur tournaient plus vivement que jamais. En lui donnant ce baiser, je ne pus m’empêcher de lui presser la main. Les longs anneaux roulés de ses cheveux d’or effleuraient mes joues. De ce moment, un trouble inconnu s’empara de moi. – La belle devait chanter pour avoir le droit de rentrer dans la danse. On s’assit autour d’elle, et aussitôt, d’une voix fraîche et pénétrante, légèrement voilée, comme celles des filles de ce pays brumeux, elle chanta une de ces anciennes romances pleines de mélancolie et d’amour, qui racontent toujours les malheurs d’une princesse enfermée dans sa tour par la volonté d’un père qui la punit d’avoir aimé. La mélodie se terminait à chaque stance par ces trilles chevrotants que font valoir si bien les voix jeunes, quand elles imitent par un frisson modulé la voix tremblante des aïeules. »
On a toute la symbolique des récits du Graal que j’ai décryptée dans mon livre (anneau, blondeur, danse, baiser, brumes, tour…) grâce à des auteurs consacrés comme Guénon, Fulcanelli ou Coomaraswamy (oh, cet essai sur le fier baiser…) ; on a la référence à Dante et à l’origine avec le chant :
« À mesure qu’elle chantait, l’ombre descendait des grands arbres, et le clair de lune naissant tombait sur elle seule, isolée de notre cercle attentif. Elle se tut, et personne n’osa rompre le silence. La pelouse était couverte de faibles vapeurs condensées, qui déroulaient leurs blancs flocons sur les pointes des herbes. Nous pensions être en paradis. – Je me levai enfin, courant au parterre du château, où se trouvaient des lauriers, plantés dans de grands vases de faïence peints en camaïeu. Je rapportai deux branches, qui furent tressées en couronne et nouées d’un ruban. Je posai sur la tête d’Adrienne cet ornement, dont les feuilles lustrées éclataient sur ses cheveux blonds aux rayons pâles de la lune. Elle ressemblait à la Béatrice de Dante qui sourit au poète errant sur la lisière des saintes demeures. »
L’apparition est brève et promise au couvent (que de merveilles perdues ou sacrifiées dans ces couvents – Michelet en a bien parlé) :
« Adrienne se leva. Développant sa taille élancée, elle nous fit un salut gracieux, et rentra en courant dans le château. – C’était, nous dit-on, la petite-fille de l’un des descendants d’une famille alliée aux anciens rois de France ; le sang des Valois coulait dans ses veines. Pour ce jour de fête, on lui avait permis de se mêler à nos jeux ; nous ne devions plus la revoir, car le lendemain elle repartit pour un couvent où elle était pensionnaire… »
Sylvie la brune (ou la grecque, l’autre étant blonde et nordique) est de ce monde et souffre de l’égoïsme poétique du narrateur :
« Quand je revins près de Sylvie, je m’aperçus qu’elle pleurait. La couronne donnée par mes mains à la belle chanteuse était le sujet de ses larmes. Je lui offris d’en aller cueillir une autre, mais elle dit qu’elle n’y tenait nullement, ne la méritant pas. Je voulus en vain me défendre, elle ne me dit plus un seul mot pendant que je la reconduisais chez ses parents… »
Mais les bons parents vont nous priver d’Adrienne :
« La figure d’Adrienne resta seule triomphante, – mirage de la gloire et de la beauté, adoucissant ou partageant les heures des sévères études. Aux vacances de l’année suivante, j’appris que cette belle à peine entrevue était consacrée par sa famille à la vie religieuse. »
Il n’en reste qu’une figure.
Remontons le temps. On est sans doute dans les années 1820, sous Charles X, roi dont Stendhal pensa le plus grand bien. La France aristocrate et traditionnelle a de beaux restes :
« Quelques années s’étaient écoulées : l’époque où j’avais rencontré Adrienne devant le château n’était plus déjà qu’un souvenir d’enfance. Je me retrouvai à Loisy au moment de la fête patronale. J’allai de nouveau me joindre aux chevaliers de l’arc, prenant place dans la compagnie dont j’avais fait partie déjà. Des jeunes gens appartenant aux vieilles familles qui possèdent encore là plusieurs de ces châteaux perdus dans les forêts, qui ont plus souffert du temps que des révolutions, avaient organisé la fête. De Chantilly, de Compiègne et de Senlis accouraient de joyeuses cavalcades qui prenaient place dans le cortège rustique des compagnies de l’arc… ».
Le narrateur ne pouvait rien avec Adrienne, mais il a perdu l’amour de Sylvie (promise à l’industrie et au grand frisé) :
« Je m’excusai sur mes études, qui me retenaient à Paris, et l’assurai que j’étais venu dans cette intention. « Non, c’est moi qu’il a oubliée, dit Sylvie. Nous sommes des gens de village, et Paris est si au-dessus ! ». Je voulus l’embrasser pour lui fermer la bouche ; mais elle me boudait encore, et il fallut que son frère intervînt pour qu’elle m’offrît sa joue d’un air indifférent. Je n’eus aucune joie de ce baiser dont bien d’autres obtenaient la faveur, car dans ce pays patriarcal où l’on salue tout homme qui passe, un baiser n’est autre chose qu’une politesse entre bonnes gens… »
Pourtant la belle grecque a mûri :
« Je l’admirai cette fois sans partage, elle était devenue si belle ! Ce n’était plus cette petite fille de village que j’avais dédaignée pour une plus grande et plus faite aux grâces du monde. Tout en elle avait gagné : le charme de ses yeux noirs, si séduisants dès son enfance, était devenu irrésistible ; sous l’orbite arquée de ses sourcils, son sourire, éclairant tout à coup des traits réguliers et placides, avait quelque chose d’athénien. J’admirais cette physionomie digne de l’art antique au milieu des minois chiffonnés de ses compagnes… »
C’est Nietzsche qui évoque cette observation du voyageur Cicéron sur la beauté athénienne…
Vient la grande scène : on rend visite à la tante et on va remonter dans le Temps, dans le vrai Temps, celui d’avant 89 (époque sur laquelle il ne faut pas trop se faire d’illusions, voir Taine) :
« Je la suivis, montant rapidement l’escalier de bois qui conduisait à la chambre. – Ô jeunesse, ô vieillesse saintes ! – qui donc eût songé à ternir la pureté d’un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs fidèles ? Le portrait d’un jeune homme du bon vieux temps souriait avec ses yeux noirs et sa bouche rose, dans un ovale au cadre doré, suspendu à la tête du lit rustique. Il portait l’uniforme des gardes-chasse de la maison de Condé ; son attitude à demi martiale, sa figure rose et bienveillante, son front pur sous ses cheveux poudrés, relevaient ce pastel, médiocre peut-être, des grâces de la jeunesse et de la simplicité. »
La vieille tante s’émeut et nous aussi car on atteint le sommet de la prose française (comme disait Jean Richer, père de mon ami et préfacier Nicolas, l’œuvre de Nerval ne compte pas par sa quantité mais par sa magie) :
« La tante poussa un cri en se retournant : « Ô mes enfants ! » dit-elle, et elle se mit à pleurer, puis sourit à travers ses larmes. – C’était l’image de sa jeunesse, – cruelle et charmante apparition ! Nous nous assîmes auprès d’elle, attendris et presque graves, puis la gaieté nous revint bientôt, car, le premier moment passé, la bonne vieille ne songea plus qu’à se rappeler les fêtes pompeuses de sa noce. Elle retrouva même dans sa mémoire les chants alternés, d’usage alors, qui se répondaient d’un bout à l’autre de la table nuptiale, et le naïf épithalame qui accompagnait les mariés rentrant après la danse. Nous répétions ces strophes si simplement rythmées, avec les hiatus et les assonances du temps ; amoureuses et fleuries comme le cantique de l’Ecclésiaste ; – nous étions l’époux et l’épouse pour tout un beau matin d’été. »
La fin du livre est plus sombre et Nerval compte ses ruines avec une émouvante référence à Byzance, qui accueillit les Saxons en fuite après 1066 :
« Cette vieille retraite des empereurs n’offre plus à l’admiration que les ruines de son cloître aux arcades byzantines, dont la dernière rangée se découpe encore sur les étangs, – reste oublié des fondations pieuses comprises parmi ces domaines qu’on appelait autrefois les métairies de Charlemagne… »
Le narrateur revoit Adrienne, mais comme actrice :
« La scène se passait entre les anges, sur les débris du monde détruit. Chaque voix chantait une des splendeurs de ce globe éteint, et l’ange de la mort définissait les causes de sa destruction. Un esprit montait de l’abîme, tenant en main l’épée flamboyante, et convoquait les autres à venir admirer la gloire du Christ vainqueur des enfers. Cet esprit, c’était Adrienne transfigurée par son costume, comme elle l’était déjà par sa vocation. »
Il revoit Sylvie qui va se jeter dans les bras du « grand frisé » (un suspect, ce Nerval ?) et s’adonne à l’industrie des gants :
« Elle soupirait et pleurait, si bien que je ne pus lui demander par quelle circonstance elle était allée à un bal masqué ; mais, grâce à ses talents d’ouvrière, je comprenais assez que Sylvie n’était plus une paysanne. Ses parents seuls étaient restés dans leur condition, et elle vivait au milieu d’eux comme une fée industrieuse, répandant l’abondance autour d’elle. »
On est loin de la Fiancée du Cantique des cantiques :
« Mon frère de lait parut embarrassé. J’avais tout compris. – C’est une fatalité qui m’était réservée d’avoir un frère de lait dans un pays illustré par Rousseau, – qui voulait supprimer les nourrices ! – Le père Dodu m’apprit qu’il était fort question du mariage de Sylvie avec le grand frisé, qui voulait aller former un établissement de pâtisserie à Dammartin. Je n’en demandai pas plus. La voiture de Nanteuil-le-Haudoin me ramena le lendemain à Paris. »
Balzac a parlé très prosaïquement des illusions perdues ; et ici :
« Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie. J’ai essayé de les fixer sans beaucoup d’ordre, mais bien des cœurs me comprendront. Les illusions tombent l’une après l’autre, comme les écorces d’un fruit, et le fruit, c’est l’expérience. Sa saveur est amère ; elle a pourtant quelque chose d’âcre qui fortifie, – qu’on me pardonne ce style vieilli. »
La fin arrive sur un ricanement :
« J’oubliais de dire que le jour où la troupe dont faisait partie Aurélie a donné une représentation à Dammartin, j’ai conduit Sylvie au spectacle, et je lui ai demandé si elle ne trouvait pas que l’actrice ressemblait à une personne qu’elle avait connue déjà. – À qui donc ? – Vous souvenez-vous d’Adrienne ? Elle partit d’un grand éclat de rire en disant : « Quelle idée ! » Puis, comme se le reprochant, elle reprit en soupirant : « Pauvre Adrienne ! elle est morte au couvent de Saint-S…, vers 1832. »
La France des origines c’est terminé. La suite est chez Flaubert ou chez Céline.
Sources:
https://www.sos-grannygeek.com/wp-content/uploads/2020/03...
https://www.vousnousils.fr/casden/pdf/id00180.pdf
https://www.amazon.fr/Perceval-reine-%C3%A9tudes-litt%C3%...
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Parution du numéro 477 du Bulletin célinien
Sommaire :
Entretien avec Émile Brami
Céline vu par un oxfordien. Une lecture de Guerre
Un poème de Charles Bukowski sur Céline
Dans la bibliothèque de Céline. Ouverture
Philippe Sollers, un an déjà…
14:18 Publié dans Cinéma, Film, Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : louis-ferdinand céline, joann sfar, lettres, lettres françaises, littérature française, littérature, cinéma, film | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Chesterton et la conspiration fantastique (1908)
Nicolas Bonnal
Je suis très heureux de préfacer Chesterton traduit en ukrainien par ma femme. C’est un beau cadeau qu’elle fait au public ukrainien car le livre de Chesterton est un des plus importants pour comprendre le monde moderne. En outre, je peux ainsi me corriger. Dans mon livre sur « les grands écrivains et la théorie de la conspiration », j’ai été incapable de consacrer un chapitre à Chesterton et à son Nommé Jeudi, un des livres les plus fantastiques et compliqués du monde.
Pourtant, cela parle bien crânement d’une conspiration, et de la conspiration mondialiste et capitaliste, appuyée par les intellectuels dégénérés, conspiration à laquelle nous assistons maintenant et qui provient d’Occident, en particulier des pays anglo-saxons, à la fois élitistes et nihilistes, capitalistes et progressistes. Sont-ils le siège ou la source de cette subversion ? C’est un autre problème...
L’originalité de Chesterton est qu’il décrit une lutte menée par un homme étonnant, un poète réactionnaire. Présenter son personnage comme un « réac » et comme un poète, c’est déjà phénoménal, au sens étymologique. Cette lutte n’est pas chrétienne du reste : on est dans un registre cauchemardesque, fantastique, et on doute de toutes les réalités, on se demande même s’il y en a une, s’il y en eut une, si le destin de l’homme n’est pas de chuter de cauchemar en cauchemar, comme Alice dans son puits de sciences incertaines. « Gabriel Syme n’était pas simplement un policier déguisé en poète : c’était vraiment un poète qui s’était fait détective. Il n’y avait pas trace d’hypocrisie dans sa haine de l’anarchie. Il était un de ceux que la stupéfiante folie de la plupart des révolutionnaires amène à un conservatisme excessif. Ce n’était pas la tradition qui l’y avait amené. Son amour des convenances avait été spontané et soudain. Il tenait pour l’ordre établi par rébellion contre la rébellion. »
Chesterton commet l’irréparable : il représente son héros comme un homme de droite, attaché sinon à des valeurs traditionnelles, sinon au monde qui existe et que nos milliardaires (cf. Guénon dans Le Règne de la Quantité) veulent dissoudre. On est à l’époque déjà fameuse des 300 qui dirigent le monde, 300 dont a parlé le président d’AEG Rathenau (qui était aussi essayiste) et qui allaient encadrer un siècle durant la désintégration de l’Occident/agent oxydant et la mondialisation totalitaire qui émerge définitivement avec le règne informatique (Chesterton parle comme Thoreau ou Dostoïevski du télégraphe et du chemin de fer – voyez Walden ou même L’Idiot). Mais la Geste chevaleresque de Syme sera limitée : « Entouré qu’il était depuis son enfance par toutes les formes possibles de la révolte, il était fatal que Gabriel se révoltât aussi contre quelque chose ou en faveur de quelque chose. C’est ce qu’il fit en faveur du bon sens, ou du sens commun. Mais il avait dans ses veines trop de sang fanatique pour que sa conception du sens commun fût tout à fait sensée. »
Le monde ne serait-il passez réel pour être sauvé des conspirateurs ?
Très intéressant Syme va se retrouver avec des policiers politiques, des agents secrets comme on dit (Chesterton avait-il prévu l’extension du pouvoir étatique ?) qui ont noyauté l’organisation de Dimanche, le milliardaire surhumain et nietzschéen, modèle de Blofeld qui tient l’Organisation. Et cette police est intellectuelle.
« — Être des vôtres ! demanda Syme, et pour quoi ?
— Je vais vous dire… Voici la situation. Depuis longtemps le chef de notre Division, l’un des plus fameux détectives d’Europe, estime qu’une conspiration intellectuelle, purement intellectuelle [souligné par nous, NB], ne tardera pas à menacer l’existence même de la civilisation : la Science et l’Art ont entrepris une silencieuse croisade contre la Famille et l’État. C’est pourquoi il a créé un corps spécial de ‘’policemen-philosophes’’. Leur rôle est de surveiller les initiateurs de cette conspiration, de les surveiller non seulement par les moyens dont nous disposons pour réprimer les crimes, mais de les surveiller et de les combattre aussi par la polémique, par la controverse. Je suis, pour mon compte, un démocrate, et je sais très bien quel est, dans le peuple, le niveau normal du courage et de la vertu. Mais il serait peu prudent de confier à des ‘’policemen’’ ordinaires des recherches qui constituent une chasse aux hérésies. »
En réalité, Chesterton reconnaît implicitement ici le génie du Moyen Age : on chassait les idées et les œuvres car elles allaient détruire la société ! La démocratie libérale occidentale aura tout laissé faire : voir la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques à Paris. La mission de l’art est de bousiller la société et l’art – et la religion.
Tolstoï le remarque dans son excellent et réactionnaire essai sur l’art publié à la même époque. Il accuse Wagner, les poètes français, les écrivains symbolistes, la peinture impressionniste et postérieure : on est déjà dans un monde bousillé et c’est en cela que le jeune Chesterton rejoint le Maître (qui a quarante-six ans de plus que lui). Le monde va devenir fantastique et expressionniste, presque au sens cinématographique (Jeudi est d’ailleurs un roman cinématographique, très visuel, schématique et dialogué) ; si on ne l’a pas plus adapté, c’est à cause de son contenu trop politiquement incorrect. Hitchcock a adapté « Les Trente-neuf marches » de John Buchan, mais en les mutilant.
*
La vision de Chesterton (la police noyautant la communauté terroriste) deviendra une constatation chez Guy Debord : « Mais l’ambition la plus haute du spectaculaire intégré, c’est encore que les agents secrets deviennent des révolutionnaires, et que les révolutionnaires deviennent des agents secrets (Commentaires). »
Le mystérieux homme en bleu explique à Syme le rôle subtil de la police intellectuelle (nouvelle inquisition, mais en position de faiblesse cette fois, socialement et politiquement, et même spirituellement, car le monde terrestre n’est objectivement plus chrétien, il est livré aux forces). « — Le rôle du ‘’policeman philosophe’’, répondit l’homme en bleu, exige plus de hardiesse et de subtilité que celui du détective vulgaire. Celui-ci va dans les cabarets borgnes arrêter les voleurs. Nous nous rendons aux ‘’thés artistiques’’ pour y dénicher les pessimistes. Le détective vulgaire découvre, en consultant un grand livre, qu’un crime a été commis. Nous, nous diagnostiquons, en lisant un recueil de sonnets, qu’un crime va être commis. Notre mission est de monter jusqu’aux origines de ces épouvantables pensées qui inspirent le fanatisme intellectuel et finissent par pousser les hommes au crime intellectuel. »
Chose importante, Syme [le nommé Jeudi] va comprendre que les anarchistes, les rebelles, les destructeurs ne sont pas les pauvres (aucune peur de l’égalitarisme chez Chesterton, qui est un populiste forcené, un admirateur éperdu de l’homme de la rue) mais les riches et les privilégiés. Dans Le Talon de fer toujours publié à la même époque, Jack London dénonce l’intervention des milliardaires humanitaires qui veulent faire le bien à n’importe quel prix. Et le petit romancier Gustave Le Rouge dénonce la conspiration des milliardaires américains dans un triple volume. On est à l’époque ou Bernanos dénonce « le trust des trusts » qui va bouffer le monde, mélange de Black Rock et de Google. Mais ce trust, et tous les grands écrivains le savent, fusionne avec l’Etat. Il est inepte déjà d’opposer socialisme et libéralisme. Les deux ne font plus qu’un depuis longtemps.
Chesterton (c’est un écrivain maudit, voyez l’idiot et hideux texte de Christopher Hitchens contre lui) va donc taper sur élites conspiratrices et misanthropes : « — Vous n’êtes pas assez démocrate, répondit le policeman, mais vous aviez raison de dire, tout à l’heure, que nous traitons trop brutalement les criminels pauvres. Je vous assure que le métier, s’il se réduisait à persécuter les désespérés et les ignorants, me dégoûterait. Mais notre nouveau mouvement est tout autre chose. Nous donnons un démenti catégorique à cette théorie des snobs anglais selon laquelle les illettrés sont les criminels les plus dangereux. »
Chesterton en rejoint presque Rousseau et le légendaire et génial Discours sur les sciences et les arts. Mais comme on sait, Dostoïevski (Les Possédés) ou Oscar Wilde (toujours à la même époque, dans Dorian Gray bien sûr) ont pris la mesure de cette élite riche et cultivée, exotique et dégénérée qui va prendre le pouvoir en Europe puis ailleurs (voyez le film Eyes Wide Shut de Kubrick et son inspirateur Schnitzler). L’élite est pire que le malfaiteur moyen, que Nietzsche célèbre après Dostoïevski, et qui orne de sa haute et solide présence les prisons. Chesterton rappelle : « Nous nous souvenons des princes empoisonneurs de la Renaissance. Nous prétendons que le criminel dangereux par excellence, c’est le criminel bien élevé. Nous prétendons que le plus dangereux des criminels, aujourd’hui, c’est le philosophe moderne, affranchi de toutes les lois. Comparés à lui, le voleur et le bigame sont des gens d’une parfaite moralité. Combien mon cœur les lui préfère ! Ils ne nient pas l’essentiel idéal de l’homme. Tout leur tort est de ne pas savoir le chercher où il est. Le voleur respecte la propriété ; c’est pour la respecter mieux encore qu’il désire devenir propriétaire. Le philosophe déteste la propriété en soi : il veut détruire l’idée même de la propriété individuelle. Le bigame respecte le mariage, et c’est pourquoi il se soumet aux formalités, cérémonies et rites de la bigamie. Le philosophe méprise le mariage en soi. »
Chesterton ajoute avec humour comme pour mieux prouver son point de vue. « L’assassin même respecte la vie humaine : c’est pour se procurer une vie plus intense qu’il supprime son semblable. Le philosophe hait la vie, la vie en soi ; il la hait en lui-même comme en autrui. »
Syme découvre alors la menace ‘’bolchévique’’ si l’on veut. Il y a des philosophes qui veulent tout SUPPRIMER. Suppression, destruction et déconstruction (l’ami Le Vigan a travaillé là-dessus). « — Comme cela est vrai ! s’écria Syme en battant des mains. C’est ce que j’ai pensé dès mon enfance ; mais je n’étais pas parvenu à formuler l’antithèse verbale. Oui, tout méchant qu’il soit, le criminel ordinaire est du moins, pour ainsi dire, conditionnellement un brave homme. Il suffirait qu’un certain obstacle — disons un oncle riche — fût écarté pour qu’il acceptât l’univers tel qu’il est et louât Dieu. C’est un réformateur ; ce n’est pas un anarchiste. Il veut réparer l’édifice, il ne veut pas le démolir. Mais le mauvais philosophe ne se propose pas de modifier : il veut anéantir. »
Et la société moderne pas très maligne se contente de pourchasser le pauvre, comme le remarque Céline au début du Voyage (au bout de la nuit c’est-à-dire au bout de l’Occident). Etre pauvre est une indignité. La police chasse donc le pauvre et laisse le riche pessimiste ou sataniste détruire le monde à sa guise avec ses agents politiques ou bureaucratiques. Syme déclare avec flamme (c’est un héros plus passionné qu’intelligent, sinon il serait à son tour DANGEREUX…) : « Oui, la société moderne a gardé de la police ce qui en est vraiment oppressif et honteux. Elle traque la misère, elle espionne l’infortune. Elle renonce à cette œuvre autrement utile et noble : le châtiment des traîtres puissants dans l’État, des hérésiarques puissants dans l’Église. Les modernes nient qu’on ait le droit de punir les hérétiques. Je me demande, moi, si nous avons le droit de punir qui que ce soit qui ne l’est pas. »
*
Augustin Cochin avait parlé, pour la Révolution Française, du cercle intérieur. Ce sont eux qui commandent les trusts, les gouvernements, les organisations internationales. Citons-le… « La société fondée, il est fatal qu’un cercle intérieur se forme qui la dirige à son insu. Où la liberté règne, c’est la machine qui gouverne. Ainsi se forme d’elle-même, au sein de la grande société, une autre plus petite, mais plus active et plus unie, qui n’aura pas de peine à diriger la grande à son insu. Elle se compose des plus ardents, des plus assidus, des mieux au fait de la cuisine des votes. »
Cochin explique comment la cabale fonctionne, deux siècles après Molière. Il serait à relire celui-là avec ses hypocrites, ses dévots, ses bourgeois gentilshommes, ses malades imaginaires, ses fils de famille efféminés, ses femmes savantes et ses précieuses si ridicules… « Chaque fois que la société s’assemble, nous dit Cochin, ils se sont assemblés le matin, ont vu leurs amis, arrêté leur plan, donné leur mot d’ordre, excité les tièdes, pesé sur les timides. Comme leur entente date de loin, ils tiennent en main toutes les bonnes cartes. Ils ont maté le bureau, écarté les gêneurs, fixé la date et l’ordre du jour. »
Dans le monde de Chesterton c’est la même chose :
« — Ne la cherchez pas, expliqua le policeman, dans ces explosions de dynamite qui se produisent au hasard, en Russie ou en Irlande, actes de gens sans doute mal inspirés, mais réellement opprimés. Le vaste mouvement dont je parle est philosophique, et l’on y distingue un cercle intérieur et un cercle extérieur. On pourrait même désigner le cercle extérieur par le mot ‘’laïc’’ et le cercle intérieur par le mot ‘’sacerdotal’’. Je préfère ces deux étiquettes, plus claires : section des innocents et section des criminels. »
On précise qui sont les innocents (on dirait « idiots utiles ») : « Les premiers, les plus nombreux, sont de simples anarchistes, des gens convaincus que les lois et les formules ont détruit le bonheur de l’humanité. Ils croient que les sinistres effets de la perversité sont produits par le système précisément qui admet la notion de la perversité. Ils ne croient pas que le crime engendre la peine : ils croient que la peine engendre le crime. Pour eux, le séducteur, après avoir séduit sept femmes, serait aussi irréprochable que les fleurs du printemps. Selon eux, le pickpocket aurait l’impression d’être d’une exquise bonté. Voilà ma section des Innocents. »
Après, il y a un cercle intérieur comme chez Cochin. « — Naturellement, ces gens-là parlent de l’heureux temps qui s’annonce, d’un avenir paradisiaque d’une humanité délivrée du joug de la vertu et du vice, etc. Ceux du cercle intérieur, du cercle sacerdotal, tiennent le même langage. » Raymond Abellio parla plus tard de « communisme sacerdotal ». Une communauté d’esprits supérieurs et tout-puissants (Davos toujours) établie en Suisse, et qui conspire contre la masse du troupeau animal détesté. Chesterton les a vus : « Eux aussi, devant les foules délirantes, parlent de félicité future, de délivrance finale. Mais, dans leur bouche — et ici le policeman baissa la voix — ces mots ont un sens épouvantable. Car ils ne se font pas d’illusions ; ils sont trop intelligents pour croire que l’homme, en ce monde, puisse jamais être tout à fait libéré du péché originel et de la lutte. »
Mais le but de ces hommes n’est pas le transhumain ou le surhumain (de qui se fout-on avec ces notions ?), le but de ces hommes, c’est la mort. « Ils pensent à la mort. Quand ils parlent de la délivrance finale de l’humanité, ils pensent au suicide de l’humanité. Quand ils parlent d’un paradis sans mal et sans bien, ils pensent à la tombe. Ils n’ont que deux buts : détruire les autres hommes, puis se détruire eux-mêmes. » Le but suprême est la destruction : « C’est pourquoi ils lancent des bombes au lieu de tirer des coups de revolver. La foule des Innocents est désappointée parce que la bombe n’a pas tué le roi, mais les Grands-Prêtres se réjouissent, parce que la bombe a tué quelqu’un. »
Puis Syme, qui n’avait pas tout compris, va enfin tout comprendre :
« — Quoi ! Que voulez-vous dire ? s’écria Syme. Il est impossible qu’ils aient un tel empire sur le monde réel. Il n’y a pas beaucoup d’anarchistes parmi les travailleurs, et, s’il y en avait, de simples bandes de révoltés n’auraient pas aisément raison des armées modernes, de la police moderne.
— De simples bandes ! releva Ratcliff avec mépris. Vous parlez des foules et des travailleurs comme s’il pouvait être question d’eux ici. Vous partagez cette illusion idiote que le triomphe de l’anarchie, s’il s’accomplit, sera l’œuvre des pauvres. Pourquoi ? Les pauvres ont été, parfois, des rebelles ; des anarchistes, jamais. Ils sont plus intéressés que personne à l’existence d’un gouvernement régulier quelconque. Le sort du pauvre se confond avec le sort du pays. Le sort du riche n’y est pas lié. Le riche n’a qu’à monter sur son yacht et à se faire conduire dans la Nouvelle-Guinée. Les pauvres ont protesté parfois, quand on les gouvernait mal. Les riches ont toujours protesté contre le gouvernement, quel qu’il fût. Les aristocrates furent toujours des anarchistes ; les guerres féodales en témoignent. » On répète pour les plus distraits : « Les pauvres sont plus intéressés que personne à l’existence d’un gouvernement régulier quelconque. Le sort du pauvre se confond avec le sort du pays. Le sort du riche n’y est pas lié… »
La lutte contre la féodalité ou contre les hérésies chic fut aussi une donnée médiévale. Mais aboutir à la monarchie absolue (Dostoïevski pourfend Louis XIV) ou à la démocratie totalitaire de Jouvenel n’est pas un cadeau non plus. Sur cette barbarie intérieure et intellectuelle, fille du modernisme et de la Révolution Française, Dostoïevski écrivait dans Les Possédés : « Le précepteur qui se moque avec les enfants de leur dieu et de leur berceau, est des nôtres. L’avocat qui défend un assassin bien élevé en prouvant qu’il était plus instruit que ses victimes et que, pour se procurer de l’argent, il ne pouvait pas ne pas tuer, est des nôtres. Les écoliers qui, pour éprouver une sensation, tuent un paysan, sont des nôtres. Les jurés qui acquittent systématiquement tous les criminels sont des nôtres. Le procureur qui, au tribunal, tremble de ne pas se montrer assez libéral, est des nôtres. Parmi les administrateurs, parmi les gens de lettres un très grand nombre sont des nôtres, et ils ne le savent pas eux-mêmes ! D’un côté, l’obéissance des écoliers et des imbéciles a atteint son apogée ; chez les professeurs, la vésicule biliaire a crevé ; partout une vanité démesurée, un appétit bestial, inouï... Savez-vous combien nous devrons rien qu’aux théories en vogue ? Quand j’ai quitté la Russie, la thèse de Littré qui assimile le crime à une folie faisait fureur ; je reviens, et déjà le crime n’est plus une folie, c’est le bon sens même, presque un devoir, à tout le moins une noble protestation… »
Voici pour le fond idéologique donc : Chesterton est un « populiste réac », un « déplorable » qui a peur de la racaille riche totalitaire et globaliste. Mais il y a le fond formel. Ici, on est chez Goya, ou chez Kubin (auteur du similaire roman L’Autre côté – 1909 - et dessinateur cauchemardesque) dans Un nomme Jeudi ; le monde devient fantastique, la réalité devient hallucinatoire (penser à notre changement climatique et aux extraordinaires phénomènes météo dont nous saoulent les médias) : « Mais toujours il retombait sous l’empire d’un symbolisme fantastique. Chacun de ces personnages paraissait situé à l’extrême frontière des choses, de même que leur théorie était à l’extrême frontière de la pensée. Il savait que chacun de ces hommes se tenait pour ainsi dire au point extrême de quelque route sauvage de la pensée. »
Puis vient cette page extraordinaire qui fascina tant Borges (voir son texte un peu mince sur Chesterton dans ses Nouvelles Inquisitions) : « — Un homme, songeait Syme, qui marcherait toujours vers l’ouest jusqu’au bout du monde, finirait sans doute par trouver quelque chose, par exemple un arbre, qui serait à la fois plus et moins qu’un arbre, soit un arbre possédé par des esprits. Et, de même, en allant toujours vers l’est, jusqu’au bout du monde, il rencontrerait une certaine chose qui ne serait pas non plus tout à fait cette chose même, une tour peut-être, dont l’architecture déjà serait un péché. » On est dans le « globe détraqué » d’Hamlet ou du roi Lear. Les visions de Syme deviennent surréalistes et dignes de Goya (penser aux peintures noires) : « C’est ainsi que les membres du Conseil, avec leurs silhouettes violentes et incompréhensibles, étaient pour Syme de vivantes visions de l’abîme, et se détachaient sur un horizon ultime. En eux les deux bouts du monde se rejoignaient. »
Dimanche – le nommé Dimanche est le président de la société secrète, du reste pas si secrète et au vrai aveuglante plus que secrète –, lui, revêt une dimension religieuse (parodie du Christ ou même de l’Antéchrist – on ne fait plus la différence et c’est inquiétant, car il est question de vin, de tablée, de repas…) et surnaturelle. Comme chez Nietzsche le mot de surhomme apparaît : « Ils auraient salué en lui le Surhomme. Et, en effet, si le Surhomme est concevable, Dimanche lui ressemblait beaucoup, avec son énergie capable d’ébranler la terre dans un moment de distraction. C’était une statue de pierre en mouvement. Oui, cet être aux plans vastes, trop visibles pour être vus, au visage trop ouvert, trop explicite pour qu’on le comprît, pouvait faire penser qu’il y avait là plus qu’un homme. »
La prodigieuse condition physique, la vitalité de Dimanche évoque ces supérieurs inconnus dont le patron Samuel Mathers de la Golden Dawn (l’Aube dorée, société secrète britannique) parla un jour. Amusante description des agapes de ces drôles de disciples : « Les anarchistes mangeaient en causant, et jusque dans leur manière de manger se révélait le caractère de chacun. Le docteur Bull et le marquis chipotaient avec négligence les meilleurs morceaux, du faisan froid, du pâté de Strasbourg. Le secrétaire était végétarien, et discutait de bombes et de meurtres tout en absorbant une tomate crue, arrosée d’un verre d’eau tiède. »
*
Comme on sait, il y a beaucoup de duels dans Jeudi (qui a vécu par l’épée…), et ces duels prennent donnent et reflètent aussi une dimension non naturelle : « Pour un moment, le ciel de Syme se chargea de nouveau de noires terreurs monstrueuses : le marquis avait un charme. Cette nouvelle peur spirituelle était quelque chose de plus épouvantable que ce monde renversé dans lequel le paralytique lui avait donné la chasse. Le professeur n’était qu’un lutin. Cet homme-ci était un diable — peut-être le Diable ! En tout cas, il y avait cela de certain que, par trois fois, une épée l’avait atteint, vainement. » Ce monde renversé, dit-il.
Le cauchemar peut provenir du désespoir de ces policiers infiltrés (dans l’organisation) et défaits : le Mal triomphe sur toute la terre. L’ubiquité est une marque de l’Antéchrist comme on sait (voir Gougenot des Mousseaux, le RP Castellani ou bien sûr Mgr Gaume) ; comme dans Le Roi Lear le désordre politique et métapolitique produit le chaos climatique et le désordre cosmique (voir aussi la fameuse tirade de Titania dans Le Songe d’une nuit d’été. Nous sommes une fois de plus chez William Shakespeare). Allez, on redonne la parole à Chesterton : « Nous ne sommes pas des bouffons ; nous sommes des hommes qui luttons dans des conditions désespérées contre une vaste conspiration. Une société secrète d’anarchistes nous poursuit comme des lapins. Il ne s’agit pas de ces pauvres fous qui, poussés par la philosophie allemande ou par la faim, jettent de temps en temps une bombe ; il s’agit d’une riche, fanatique et puissante Église : l’Église du Pessimisme occidental, qui s’est proposé comme une tâche sacrée la destruction de l’humanité comme d’une vermine. Ces misérables nous traquent, et vous pouvez juger de l’ardeur de leur poursuite par les déguisements dont vous voyez que nous avons dû nous affubler et pour lesquels je vous présente nos excuses, et par des folies comme celles dont vous êtes victimes. »
Plus prosaïquement, pour Chesterton, Dimanche est aussi, parfois, seulement un businessman qui a acheté tout le monde (vers 2020, on sent que tout cela est revenu…) : « Je vous le dis, il a acheté tous les trusts, il a capté tous les câbles, il a le contrôle de tous les réseaux de chemins de fer et en particulier de celui-ci, continua Ratcliff en désignant d’un doigt tremblant la petite gare. C’est lui qui a tout mis en mouvement. À son ordre, la moitié du monde est prête à se lever. Il n’y avait peut-être que cinq hommes qui fussent capables de lui résister, et ce vieux Diable a réussi à les faire entrer dans son Conseil, afin qu’ils perdissent leur temps à s’épier les uns les autres ! ».
Intéressante, cette paralysie des forces du Bien : « Nous avons agi comme des idiots, et c’est lui qui nous a frappés d’idiotie ! ». On en revient à Goya et à l’expressionnisme visuel : « Ratcliff portait-il un masque ? Y avait-il quelqu’un qui portât un masque ? Y avait-il quelqu’un seulement ? Ce bois enchanté, où les hommes devenaient tantôt blancs, tantôt noirs, où leurs figures apparaissaient tout à coup en pleine lumière pour tout à coup s’effacer dans la nuit, ce chaos de clair-obscur après la pleine clarté de la plaine semblait à Syme un parfait symbole du monde où il vivait depuis trois jours, de ce monde impossible où les gens enlevaient leurs lunettes, leur barbe, leur nez, pour se transformer en de nouveaux personnages. »
L’atmosphère délétère et fantastique confine au cauchemar.
« Presque toute la ville était déjà plongée dans l’ombre, bien que le soleil n’eût pas encore disparu de l’horizon. Tout ce qu’il touchait du bout de ses rayons se colorait d’or ardent, et ces derniers feux du couchant étaient aigus et minces comme des projections de lumière artificielle dans un théâtre. L’auto, atteinte par ces clartés, brillait comme un char enflammé. » Et Chesterton de citer la mystérieuse Dunciade de Pope (c’est La guerre des sots, une sature d’Alexander Pope) qui enthousiasme McLuhan et sa Galaxie Gutenberg. « — Peut-être, répondit le professeur, d’un air distrait ; puis il ajouta de sa voix rêveuse : comment est-ce donc, la fin de la Dunciade ? Vous rappelez-vous ?… ‘’Tout s’éteint, le feu de la nation comme celui du citoyen. Il ne reste ni le flambeau de l’homme ni l’éclair de Dieu. Voyez, ton noir Empire, Chaos, est restauré. La lumière s’évanouit devant ta parole qui ne crée pas. Ta main, grand Anarque, laisse tomber le rideau et la nuit universelle engloutit tout !’’ »
La Dunciade inspirera Macluhan et l’Anarque, la prestigieuse figure de Jünger dans ses incomparables Falaises de marbre. Résumons-là scolairement : « Le poème célèbre la déesse Dullness (« bêtise » en français) et décrit le labeur de ses agents, qui s'emploient à répandre la décadence, l'imbécillité et l'absence de goût à travers le royaume de Grande-Bretagne ». Voilà le produit, dit McLuhan, de deux siècles de typographie. Après, on devine carrément un blob [un organisme sans tête], pour reprendre une expression désormais fameuse : « Après un long silence, la Chose se mit à remuer, et j’eus l’impression que ses mouvements étaient déterminés par quelque secrète maladie. Cela oscillait comme une gelée vivante, répugnante. Cela me rappelait ce que j’avais lu sur ces matières ignobles qui sont à l’origine de la vie, les protoplasmes, au fond de la mer. On eût dit un corps au moment de la dissolution suprême, alors qu’il est le plus informe et le plus ignoble, et je trouvais quelque consolation à penser que le monstre était malheureux ». Syme, toujours aussi décidé, désire alors de renverser le monde, de le voir DE FACE : « — Écoutez-moi ! s’écria Syme avec une énergie extraordinaire : je vais vous dire le secret du monde ! C’est que nous n’en avons vu que le derrière. Nous voyons tout par-derrière, et tout nous paraît brutal. Ceci n’est pas un arbre, mais le dos d’un arbre ; cela n’est pas un nuage, mais le dos d’un nuage ! Ne comprenez-vous pas que tout nous tourne le dos et nous cache un visage ? Si seulement nous pouvions passer de l’autre côté et voir de face ! »
Le roman mystérieux de la conspiration mondialiste se termine ainsi : « L’un après l’autre, les pèlerins gravirent le remblai et, comme ils s’asseyaient dans leurs étranges sièges, ils furent salués par un tonnerre d’applaudissements : les danseurs leur faisaient une royale ovation ; les coupes s’entrechoquaient, on brandissait des torches, des chapeaux à plumes volaient dans l’air. Les hommes à qui ces trônes étaient réservés, étaient des hommes couronnés d’exceptionnels lauriers. Mais le trône central restait vide ».
On ne rajoutera rien.
NB
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Booth Tarkington: un romancier contre le monde moderne
Nicolas Bonnal
C’est un très grand romancier oublié. Un américain nostalgique de sa grande et blonde Amérique de pionniers, à la manière de Madison Grant et de Scott Fitzgerald (voir le début de Gatsby et mon livre sur Trump, réédité par Philippe Randa). On l’a oublié sciemment là-bas et il ne nous est resté que grâce à Orson Welles et à sa mystérieuse splendeur des Amberson, hymne aux anciens temps et aux vieilles familles.
C’est l’Americana, ce genre, ce pilier culturel plutôt, si américain qui a nourri de merveilleuses comédies musicales comme Easter Parade (avec Fred et Judy) ou Meet me in Saint-Louis (quand on voit ce que c’est devenu…). On a cette sensation aussi au début aussi de Birth of a nation (qui aurait dû s’appeler Death of a nation) quand le seul et unique génie du cinéma (« il m’a tout appris », dira Eisenstein) filme le vieux monde colonial ; « quaint », dit-il et ce vieux mot se retrouve dans notre accointance (lisez l’admirable et si habile livre de Cerquiglini sur cette « langue anglaise qui n’existe pas »).
On se croirait parfois en relisant la Magnificence des Amberson dans le Guépard ou dans l’Igitur de Mallarmé parfois. Projet bucolique et libertarien détourné, l’Amérique est devenu le monstre que l’on sait vers la fin du dix-neuvième siècle, sans l’avoir voulu. Sa guerre civile l’aura détruite comme la France. Et donc en ploutocratie on ne consultait déjà plus le local, surtout « anglo-saxon ». Il était là pour être remplacé ce saxon, plumé, envoyé à la guerre, l’Américain. La campagne ratée de Trump montre ce qu’est devenue cette plèbe de déplorables : sacrifiée par ses élites hostiles depuis le début du vingtième siècle, élites devenues folles depuis Bush et Obama, il ne lui reste qu’à couler, en s’accrochant à un énième vain messie.
Tarkington tape sur la bagnole à l’âge où Mirbeau la célèbre dans un roman routier. La bagnole c’est l’ontologie du monde moderne. On l’écoute :
« Il y eut un nouveau silence; le Major consterné fixait son petit-fils. Mais Eugène se mit à rire joyeusement.
- Je ne suis pas sûr qu’il ait tort à propos des automobiles, dit-il. En dépit de toute leur vitesse, elles ne seront peut-être qu'un pas en arrière dans la civilisation. J'entends la civilisation spirituelle. Ajouteront-elles à la beauté du monde, à la vie de l'âme? Je ne le crois pas. Mais elles sont là; elles transforment nos vies plus profondément que nous pourrions le supposer. Elles transformeront la guerre, et elles transformeront la paix. Je pense que l'esprit humain lui-même changera, à cause d'elles. Comment? Je n'en sais rien. Mais le changement extérieur n'ira pas sans un changement intérieur; ici, George a peut-être raison: ce changement intérieur nous sera défavorable. Qui sait? Dans vingt ou trente ans je pourrais n'avoir plus le droit de défendre ma voiture sans cheval, et déclarer moi-même: «Son inventeur a fait un beau gâchis ! »
La bagnole va remplacer et effacer l’Amérique ancienne qui est la vraie Amérique. Comme la télévision et internet plus tard qui vont l’achever. Le grand remplacement des paysages accompagne celui des cerveaux.
« La benzine et l’électricité opéraient des miracles: Eugène avait vu juste. »
Puis Tarkington (raison pour laquelle il est chassé des manuels et des mémoires) attaque comme Grant ou Stoddard les migrants européens, à qui Tocqueville tord aussi le coup dans sa Démocratie.
Tocqueville donc, page 276, dans une note explosive et soigneusement ignorée :
« L’Amérique n’a point encore de capitale, mais elle a déjà de très grandes villes. Philadelphie comptait, en 1830, 161,000 habitants, et New-York 202,000. Le bas peuple qui habite ces vastes cités forme une populace plus dangereuse que celle même d’Europe. Elle se compose d’abord de nègres affranchis, que la loi et l’opinion condamnent à un état de dégradation et de misère héréditaires. On rencontre aussi dans son sein une multitude d’Européens que le malheur et l’inconduite poussent chaque jour sur les rivages du Nouveau-Monde ; ces hommes apportent aux États-Unis nos plus grands vices, et ils n’ont aucun des intérêts qui pourraient en combattre l’influence. Habitant le pays sans en être citoyens, ils sont prêts à tirer parti de toutes les passions qui l’agitent : aussi avons-nous vu depuis quelque temps des émeutes sérieuses éclater à Philadelphie et à New-York. De pareils désordres sont inconnus dans le reste du pays, qui ne s’en inquiète point, parce que la population des villes n’a exercé jusqu’à présent aucun pouvoir ni aucune influence sur celle des campagnes. »
On reprend Tarkington qui sera soigneusement ignoré par Orson Welles, et pour cause (cf. Hitchcock qui sabote le début des Trente-neuf marches de Buchan, expliquant pourtant les raisons cabalistiques et cryptées de la guerre allemande contre la Russie…) :
« Mais le plus grand changement s'observait parmi les habitants mêmes. Les descendants des pionniers étaient petit à petit submergés par le flot des nouveaux venus et s'identifiaient si bien à lui qu'on ne les y distinguait plus. Comme à Boston, comme à Broadway, la vieille race perdit son caractère propre, et de tous ceux qui nommaient la ville «chez eux»). »
L’Amérique ne sera plus la même (voir mon texte sur Walt Whitman qui le perçoit instantanément au lendemain de la guerre de Sécession) :
« Un tiers à peine y était nés. Il y eut un quartier allemand, un quartier juif, un quartier nègre, appelé Bucktown; et des colonies italiennes, et hongroises, et roumaines, et grecques.
Les émigrants eux-mêmes ne formaient pas le gros noyau de la population; non; mais bien les descendants prospères des émigrants. Des gens plus avides d'argent et de travail bien rétribué que de liberté et de démocratie. Un nouvel habitant de la ville du Midland - en fait un nouvel Américain - naissait lentement.
Un nouvel esprit civique régnait. Un esprit idéaliste, exprimé par des milliers de jeunes hommes qui «faisaient des affaires» en ville. Ils étaient optimistes au point d'en être belliqueux!- et arboraient une devise: «Enfoncez sans heurter»… »
Le vieil Amberson médite (il est superbe dans le film de Welles) :
« George Amberson se livrait volontiers à de telles conjectures, et les autres l'approuvaient, mais ils se trompaient. Le Major était engagé dans des pensées plus profondes. Aucun des plans qu'il avait dressés jadis pour mener à bien une affaire ne se pouvait comparer au plan qui l'absorbait à présent tout entier, car il se préparait à entrer dans ce grand pays Inconnu où il n'était même pas sûr d'être reconnu comme un Amberson. »
Une petite pointe supplémentaire contre certains nouveaux venus :
« Il retrouvait des yeux allemands sous des fronts américains; il retrouvait des yeux irlandais et des yeux napolitains, des yeux romains et des yeux toscans, des yeux de Lombardie et de Savoie, des yeux hongrois, et balkaniques et scandinaves - tous dotés d'un regard américain. Il vit des Juifs qui avaient été des Juifs allemands, des Juifs qui avaient été des Juifs russes, des Juifs qui avaient été des Juifs polonais, mais qui n’étaient plus ni Allemands, ni Russes, ni Polonais.
Et tous ces gens portaient des traces de saleté à cause de la fumée et de la suie suspendues dans l'air, Sous un ciel bas au niveau des premiers gratte-ciel, et tous paraissaient pressés… »
Pour ceux qui se demandent ce qu’Orson Welles allait faire dans cette galère, relire mon texte sur ce grand homme devenu politiquement incorrect avec l’âge : la vraie révolte contre ce monde passe par la réaction.
Source:
https://www.institutcoppet.org/wp-content/uploads/2012/01...
https://www.gutenberg.org/cache/epub/8867/pg8867-images.h...
https://francephi.com/livre/donald-trump-le-candidat-du-c...
https://www.amazon.fr/SPLENDEUR-AMBERSON-Tarkington-Booth...
https://francephi.com/livre/lage-dor-de-la-comedie-musica...
https://www.dedefensa.org/article/orson-welles-et-sa-fonc...
https://www.dedefensa.org/article/walt-whitman-et-la-maud...
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Actualité de Corneille
Le théâtre de Corneille en saisit merveilleusement l’esprit, la morale héroïque. Homme de paradoxe, bourgeois, avocat sans état d’âme, bon gestionnaire, bon père de famille, sans éclat autre que ses pièces, mais terriblement susceptible, glorieux, défiant ses ennemis, refusant de coucher le Cid devant le terrible Richelieu et ses laquais de l’Académie, fulminant jusqu’à 78 ans contre l’abaissement de la cour, loyal quand bien même, fidèle à la royauté jusqu’au bout de la plume, mais détestant les tyrans, sans doute bon chrétien, traducteur en vers admirables de L’imitation de Jésus-Christ…, Corneille fut le créateur du théâtre le plus anti-chrétien du répertoire français et européen (1), le concepteur le plus éclatant d’un univers féroce, archaïque, de rapaces fiers et « superbes », dont l’honneur était la traduction de la plus extrême fidélité aux ancêtres, à la race, à la gens (famille large, lignée, sang, d’où « gentilhomme » et « généreux » [2]), au rang (le premier).
Ainsi en va-t-il souvent dans ce théâtre (qui est ostentation, panache, bravade peut-être – Matamore n’est jamais loin de Rodrigue) dit « baroque » (mais que signifie ce terme ? la beauté baroque est tout simplement l’expansion spectaculaire de la geste héroïque, déjà elle-même mise en spectacle du geste). Voyez Shakespeare. Mais le génie élisabéthain est pessimiste, il croit trop dans l’étoile qui guide ses héros dans une course éperdue vers le « château de l’araignée ». Le héros cornélien, par une volonté qui dépasse dans l’exaltation la vertu cartésienne, trop équilibrée et bien-pensante, ainsi que la conciliation improbable (dans une anthropologie chrétienne) que ménageait l’entreprise dévote, à la suite de François de Sales, entre une nature pécheresse et une surnature divine, aboutit à la consécration du moi dans l’absolu de la liberté, dans le sentiment aigu d’une supériorité radicale. Il se veut Maître de l’affectivité féminine trop niveleuse et trop attachée à la vie (3), dont le sacrifice est le signe, la preuve, la source d’une appartenance à l’univers des cimes, où l’air se raréfie, à la limite extrême de la souffrance et de la respiration, mais sommet d’où l’on peut appréhender l’immensité des plaines grouillantes d’humains, et où le regard se fait soudain aussi savant et initié que celui des dieux. Il devient tot el, comme dit Chrétien de Troyes dans La Quête du Graal, c’est-à-dire tout autre. Nul ne peut comprendre que celui qui a fait l’ascension. Le moi est condamné à la solitude, mais reçoit la Beauté en récompense (4), ou plutôt la Joie, qu’il ne faut pas confondre avec l’épanchement de la volupté, et qui rappelle plutôt le joy des troubadours, cette ivresse qu’inspire le vol de la grive, si bien chantée par Bernard de Ventadour (Quan vey la lauzeta mover / De joy sas alas …).
Un duel désespéré avec un siècle moraliste
Un théâtre intempestif
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L’annonce du nommé Jeudi de Chesterton
Nicolas Bonnal
On lit et on relit Chesterton, et son génial Le nommé jeudi, publié en 1908, lisible sur Wikisource.org, ouvrage précis-moderne-prophétique-scientifique qui décrivit comme personne la situation que nous vivons, que nos anti-conspirateurs dénoncent :
« Vous partagez cette illusion idiote que le triomphe de l’anarchie, s’il s’accomplit, sera l’œuvre des pauvres. Pourquoi ? Les pauvres ont été, parfois, des rebelles; des anarchistes, jamais. Ils sont plus intéressés que personne à l’existence d’un gouvernement régulier quelconque. Le sort du pauvre se confond avec le sort du pays. Le sort du riche n’y est pas lié. Le riche n’a qu’à monter sur son yacht et à se faire conduire dans la Nouvelle-Guinée. Les pauvres ont protesté parfois, quand on les gouvernait mal. Les riches ont toujours protesté contre le gouvernement, quel qu’il fût. Les aristocrates furent toujours des anarchistes; les guerres féodales en témoignent. »
C’est qu’en effet les oligarques n’aiment guère obéir.
Dans son roman à clé sur la montée du communisme et de la mondialisation (tous aux mains d’une clique de banquiers), Chesterton, qui avait été révolté par la guerre des boers liée au diamant (Barnato, Rothschild, Cecil Rhodes et sa périlleuse Table Ronde), ajoute :
« Nous ne sommes pas des bouffons; nous sommes des hommes qui luttons dans des conditions désespérées contre une vaste conspiration. Une société secrète d’anarchistes nous poursuit comme des lapins. Il ne s’agit pas de ces pauvres fous qui, poussés par la philosophie allemande ou par la faim, jettent de temps en temps une bombe; il s’agit d’une riche, fanatique et puissante Église: l’Église du Pessimisme occidental, qui s’est proposé comme une tâche sacrée la destruction de l’humanité comme d’une vermine».
Chesterton ajoute avec humour et fantaisie cette allusion à Cecil Rhodes et à la Table ronde – dont reparlera Carroll Quigley dans ses classiques:
« Voici son application à ces circonstances: la plupart des lieutenants de Dimanche sont des millionnaires qui ont fait leur fortune en Afrique du Sud ou en Amérique. C’est ce qui lui a permis de mettre la main sur tous les moyens de communication, et c’est pourquoi les quatre derniers champions de la police anti-anarchiste fuient dans les bois, comme des lièvres. »
Et comme aujourd’hui on accuse le mondialisme des maîtres du réseau (Google, Amazon, Facebook, Apple, GAFA, etc.), Chesterton dénonce les maîtres du rail et du télégraphe :
« Mais permettez-moi de vous faire observer que la force de cette racaille est proportionnée à la nôtre et que nous ne sommes pas grand-chose, mon ami, dans l’univers soumis à Dimanche. Il s’est personnellement assuré de toutes les lignes télégraphiques, de tous les câbles. Quant à l’exécution des membres du Conseil suprême, ce n’est rien pour lui, ce n’est qu’une carte postale à mettre à la poste, et le secrétaire suffit à cette bagatelle. »
Bibliographie:
Gilbert Keith Chesterton – Un nommé jeudi (wikisource)
Nicolas Bonnal – Littérature et conspiration (Amazon.fr, Dualpha.com)
20:43 Publié dans Littérature, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : gilbert keith chesterton, g. k. chesterton, lettres, lettres anglaises, littérature, littérature anglaise, nicolas bonnal | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Parution du numéro 476 du Bulletin célinien
Sommaire:
Entretien avec Dominique Abalain
Guerre atlantique [sur les traductions américaine et anglaise]
Entretien avec Pascal Fouché
Céline et La Fontaine.
20:37 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : louis-ferdinand céline, lettres, lettres françaises, littérature, littérature française, revue | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Limonov, un film plein de lacunes sur une figure artistique et politique complexe
Luca Bagatin
Source: https://electomagazine.it/limonov-un-film-pieno-di-lacune-su-un-artista-politico-complesso/
Eddy, classe 1943, né en Union soviétique, jeune poète/écrivain agité, assoiffé d'amour, du côté de ceux qui n'ont rien à perdre, ce qu'il a toujours été.
C'était et c'est toujours Eduard Limonov. Depuis les années 1960.
Je ne saurais dire si le film de Kirill Serebrennikov « Limonov » ou « Limonov. La Ballade » du même Kirill Serebrennikov, qui vient de sortir dans les salles italiennes, l'a vraiment représenté.
Je ne saurais le dire, bien que j'aie vu le film hier.
Il en a probablement fait une représentation. Une parodie (Ben Whishaw, l'acteur qui l'interprète, semble presque se moquer de lui, dans ses mouvements et ses attitudes. Mais Ben Whishaw reste un très bon acteur, en général).
Une parodie fictive dont il ressort trois choses, à mon avis.
1) Que la bande-annonce du film est plus excitante et palpitante que le film lui-même.
2) Que le roman du même nom de Carrère (qui joue son propre rôle dans le film, ne serait-ce que quelques minutes), est meilleur et plus complet que le film lui-même. Un film dans lequel il manque des parties importantes de la vie de notre Seigneur, même pour une parodie fictive.
3) Que Carrère et Serebrennikov approfondissent le personnage de Limonov davantage du point de vue du courant dominant que de celui de Limonov ou de ceux qui l'ont réellement connu, ou s'ils le font, ils ne le font que partiellement.
Edouard Limonov était certainement une personnalité complexe, et ceux qui veulent l'approfondir ne peuvent certainement pas se contenter du livre de Carrère sur lequel est basé le film de Serebrennikov.
Le film de Serebrennikov, je dirais, n'est à son meilleur que dans la première partie, finissant cependant par s'attarder sur une histoire d'amour, celle avec Elena, qui n'était certainement pas aussi importante que celle avec Nataliya (Medvedeva), totalement effacée du film.
Tout comme les années 80 de Limonov sont totalement effacées du film, années au cours desquelles il a commencé à mûrir son aversion pour un Occident capitaliste libéral, opulent et hypocrite.
Ce sont les années où il a écrit, en fait, « Le grand hospice occidental » (que j'ai également chroniqué sur mon blog à ce lien : https://amoreeliberta.blogspot.com/2023/08/il-grande-ospizio-occidentale-di-eduard.html), dans lequel il analyse et démolit les faux mythes de l'Occident, en montrant - entre autres - comment les libertés et les richesses tant vantées ne sont l'apanage que de ceux qui peuvent se les offrir et comment les citoyens sont « choyés » par l'Hospice, au point qu'ils n'ont plus d'opinion propre.
Dans le film de Serebrennikov, tout cela n'existe pas.
Les années 80 défilent en revue de Notre Homme, ou plutôt de Ben Whishaw qui l'incarne, courant dans un immense décor de cinéma. Ainsi, les années de formation de Limonov sont écartées.
Elles le furent aussi grâce à sa troisième épouse, Nataliya Medvedeva (photo, ci-dessus), chanteuse de punk-rock, écrivain et poète, auteur, en 1993, d'un appel contre le coup d'État de Boris Eltsine, qui avait assiégé et bombardé le Parlement soviétique, en toute illégalité.
Nataliya, dans le film, n'est tout simplement pas là.
Tout comme on voit très peu le Limonov « politique ».
Dans le film, il est présenté comme un homme exalté qui dirigerait de fantomatiques « skinheads nationalistes » tout en muscles, alors qu'en fait, les jeunes du Parti national bolchevique (dont beaucoup étaient des filles minces et graciles, loin de tout muscle et souvent, en effet, très douces et charmantes, dans leur simplicité et leur gentillesse) étaient des jeunes gens qui n'avaient rien à voir avec le monde extérieur, souvent très doux et charmants dans leur simplicité), étaient des artistes, des musiciens, des écrivains, des freaks, des marginaux, bien sûr, parce qu'ils avaient été rendus pauvres et marginaux par l'effondrement de l'URSS à la demande d'une oligarchie dirigée par Eltsine et soutenue par un Occident hypocrite et colonialiste depuis le début.
Les jeunes nazis étaient, selon la défunte journaliste Anna Politkovskaïa, qui les a toujours défendus jusqu'à l'épée dans tous les procès (jugés uniquement parce qu'ils organisaient des manifestations pacifiques et non violentes contre le gouvernement capitaliste libéral, d'abord d'Eltsine puis de Poutine) : « des jeunes gens courageux et propres, les seuls ou presque qui permettaient d'envisager avec confiance l'avenir moral du pays ». Politkovskaïa a longuement parlé du parti de Limonov dans son « Journal russe », publié en Italie par Adelphi, rappelant qu'il s'agissait du parti de gauche le plus actif de la Russie post-soviétique.
Du film de Serebrennikov, j'ai essentiellement apprécié la première partie, plus érotique, et la musique aux accents underground, ainsi que les reconstitutions des vêtements utilisés par Limonov à l'époque et certaines scènes, qui évoquent des photographies réellement prises par Limonov et Elena Shchapova à l'époque.
Mais qui était Edouard Limonov ?
S'il était effectivement égocentrique, comme beaucoup pourraient facilement le croire suite à une lecture superficielle, il avait tous les droits de l'être.
Il a été un grand écrivain précisément parce qu'il était un observateur attentif qui expérimente tout sur lui-même.
Et il le fait parce qu'il déteste la banalité, la médiocrité, l'ennui, les clichés, les grands événements et les bons salons qui gangrènent la société, aussi bien la société soviétique de l'époque que la société capitaliste américaine.
Il déteste la vieillesse et le temps qui passe.
Il n'est pas pour les bien-pensants, Eddy.
Car il ne pense pas mal, bien au contraire. Mais il n'est pas hypocrite.
Eddy observe et vit l'amour et le sexe, même extrême, mais uniquement avec ceux qu'il aime profondément.
Eddy observe et vit la pauvreté et la dégradation des bidonvilles de New York.
Eddy observe et vit la guerre (en ex-Yougoslavie et en Transnistrie, un autre aspect omis dans le film).
Eddy observe et vit la politique.
Et son point de vue est celui d'un écrivain qui n'est pas étranger à tout cela. Il n'est pas un observateur passif, mais, comme D'Annunzio et Pasolini, Limonov incarne la figure d'un héros moderne.
Du côté des opprimés, des dépossédés, de ceux qui sont fatigués d'être colonisés, sanctionnés, exploités, considérés comme des animaux dans un zoo exotique à photographier.
Qui ne se considèrent pas comme des victimes, mais veulent être les protagonistes de leur propre destin, et Limonov veut les entraîner dans une marche révolutionnaire (surtout d'un point de vue intérieur) contre les riches, les bourgeois, les médiocres, les hypocrites.
En cela, Limonov est profondément prophétique, face à la décadence actuelle d'un Occident libéral capitaliste, riche, confus et ennuyé, et au développement d'un Sud mondial affamé de rédemption, jeune et en quête d'un avenir d'émancipation qu'il n'a jamais eu.
Limonov est de ceux qui disent à tout le monde d'aller se faire foutre. Bien sûr, il le fait. Et il le fait bien.
Limonov sait que l'argent tue l'amour, il en a fait l'expérience. C'est pourquoi il méprise les riches et la richesse.
Il a désespérément besoin d'amour et d'affection et, lorsqu'il n'en trouve pas, il devient un dur à cuire.
Pour Eddy, l'amour est le sens de la vie.
Il est fidèle à lui-même, Eddy. Il est fidèle à ses femmes, Eddy. Il est fidèle à ses camarades de parti, Eddy. Et il est fidèle à son éternelle adolescence, Eddy.
Et c'est sa fidélité qui le rend héroïque, mais en même temps souvent incompris par ceux qui n'ont pas la patience de regarder au-delà de ses épaisses lunettes de myope.
J'ai personnellement écrit un essai sur lui, « L'autre Russie d'Edouard Limonov » (https://ilmiolibro.kataweb.it/libro/saggistica/617218/laltra-russia-di-eduard-limonov-2/), qui contient également une interview que j'ai réalisée avec lui un an avant sa mort.
Et ce n'était pas une interview facile. Je suis sûr qu'il voulait aussi me dire d'aller me faire foutre. Et il aurait probablement réussi. En fait, il aurait certainement réussi. Parce que, comme il me l'a dit, les interviews sont une mauvaise forme de littérature.
Bye Eddy-baby, où que vous soyez, je vous aime comme j'ai aimé Andrea G. Pinketts et Peter Boom et comme j'aime tous ceux qui, comme nous, ont une conception de la vie et du monde qui est hérétique, héroïque, héroïque et pas du tout banale ou évidente.
Et j'emmerde ceux qui ne nous comprennent pas !
15:35 Publié dans Cinéma, Film, Littérature | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : russie, edouard limonov, lettres, lettres russes, littérature russe, littérature, national-bolchevisme, luca bagatin | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Gros plan sur... Luc-Olivier d'Algange
propos recueillis par Frédéric Andreu
Écrivain à la fois solitaire et solidaire, discret et disponible, Luc-Olivier d'Algange semble préférer les plateaux montagneux où planent les aigles royaux, aux plateaux de télévision ! Afin d'essayer d'entrer, sur la pointe des pieds, dans son œuvre protéiforme faite de poésie et d'essai, nous lui avons adressé sept questions.
Pourquoi sept ? Parce que tel est le nombre sacré des légendes qu'il affectionne par dessus tout. Le but de notre démarche ? Tenter de mieux situer un auteur rare. Guetteur du bel apparaître dans un temps disgracieux du paraître, Luc-Olivier d'Algange, qui êtes-vous ?
I : Votre page «wikipédia», consultable sur la toile, indique que vous êtes né à Göttingen. Quel souvenir personnel gardez-vous de cette cité allemande célébrée notamment par la chanteuse Barbara ?
Je n'ai aucun souvenir de Göttingen, je n'ai fais qu'y naître, mais en revanche je me souviens bien de Cassel, où je vécu jusqu'à l'âge de six ans, et surtout de Einbeck où vivait ma grand-mère du côté maternel. J'y passais de nombreuses vacances, surtout en hiver. Je me souviens, en particulier, des têtes de sangliers qui ornaient les murs et de la petite véranda où régnait un fatras fantastique, et qui servait aussi de frigidaire, voire de congélateur, les températures en hiver descendant communément au moins vingt. Je me souviens du poêle à charbon et de la cave, un peu effrayante, où il fallait aller chercher le noir combustible. Je me souviens de ma luge, avec laquelle, rétrospectivement, je suis heureux de ne m'être pas tué. Je me souviens des amis de ma grand-mère, joviaux et nostalgiques ; de la ferme de mes cousins et des animaux que, petit citadin, je découvrais. Je me souviens surtout des forêts alentours, - et le sentiment m'en reviens chaque fois que je relis Heidegger, dont la prose est parfois rugueuse comme celle d'un vieil arbre. Les interrogations fondamentales, depuis les présocratiques, sont liées à l'enfance : « Pourquoi y a t-il quelque chose plutôt que rien ? »
II : A quel âge avez-vous commencé à écrire ? Gardez-vous souvenir de ces textes initiaux?
Curieux des livres, des lettres, des crayons, j'ai commencé à écrire, avant d'aller à l'école, des histoires de chevaux dans un allemand phonétique. Un camarade plus âgé m'avait appris l'alphabet:il n'en faut pas plus. Je pensais alors que les chevaux, bien que nous leur commandions, étaient plus intelligents que les humains, et je serais presque enclin à le penser toujours... Mais je n'ai commencé à écrire véritablement, et en français, qu'au collège, avec les encouragements d'un professeur d'exception qui avait le don de nous faire entrer dans le monde d'un poème simplement en le lisant à voix haute, sans le déclamer, mais sur le souffle, le rythme profond. Ses « explications de texte » étaient de véritables herméneutiques et les sujets de rédaction qu'il nous proposait de prodigieuses provocations à l'imagination. « Imaginez le monde des Hommes-Oiseaux » ou encore « Imaginez un dialogue entre l'Ondine de Giraudoux et l'Ophélie de Shakespeare ». Ce professeur, au demeurant, me défendit avec fougue contre la direction du collège qui voulait me mettre en « fin d'étude » nonobstant mon inclination à l'école buissonnière et, peut-être, quelques juvéniles insolences. Je lui dois d'avoir découvert ces auteurs qui m'accompagnent encore aujourd'hui : Rimbaud, Mallarmé, Saint-John Perse, Edgar Poe, Lovecraft, Giraudoux, Stéphan George, Ernst Jünger,... Enfin nommons le : Jacques Delort, - rien à voir avec le Ministre – et auteur d'un beau livre sur la poésie et le sacré. Ce fut lui, aussi, qui me fit publier mon premier article, sur Saint-Pol-Roux, dans la revue Etudes et Récherches.
III : Les écrivains observent souvent des «rites» propitiatoires à l'écriture. Certains ne peuvent écrire qu'en écoutant de la musique ; d'autres, a contrario, ne le peuvent que dans le silence d'une thébaïde retirée du monde? Qu'en est-il de Luc-Olivier d'Algange?
Le rite serait, par quelque prière, d'être, avant même de commencer à écrire, en accord avec un paysage intérieur, venu du souvenir ou de l'imagination, si tant est qu'il faille distinguer l'un de l'autre. Mieux encore est d'installer son scriptorium dans un tel lieu, chose aisée puisque j'écris à la main et que suffisent un carnet et un stylo. Nul besoin de ces machines, toujours un peu encombrantes et qui exigent une prise électrique. Il m'a toujours semblé lecteur ou écrivain, que les phrases naissaient des paysages, qu'elles en prolongeaient les couleurs et les rumeurs. Pour écrire, il me faut, de préférence, un ciel au-dessus de la tête. Quand bien même les phrases que nous écrivons n'en disent rien directement, ne le décrivent aucunement, le paysage s'infuse dans les mots qui en gardent les essences et les secrets. Les propos, même les plus abstraits à première vue, se chargent de l'esprit des lieux où ils furent conçus. J'évoquais, à propos de Heidegger, la Forêt, et pareillement et de toute évidence, nous percevons, lisant Nietzsche, la lumière de l'Engadine.
IV : Pouvez-vous citer un ou deux ouvrages qui ont bouleversé votre vision du monde?
Venons aux tout premiers, dans l'ordre d'apparition, même, bien sûr, il y en eut d'autres. Le Zarathoustra de Nietzsche, tout d'abord, qu'un jeune homme ne peut lire sans le cœur ne batte la chamade. ; Hyperion d'Hölderlin, qui ouvre à la poésie absolue, véritable foudre d'Apollon ; et Les Contes cruels de Villiers de l'Isle-Adam qui firent que, face à notre temps, soudain nous nous sentions moins seuls dans nos refus et dans nos songes.
V : Les mots "légende", "songe", "orée tremblante", "chant du merle" blasonnent souvent vos textes. On se demande : quelles sont les contes, les fées – voire, les contes de fée - qui vous inspirent ces jolis mots?
La « vraie vie » commence toujours dans le conte et la légende, sitôt nous quittons la fiction sinistre que le monde abstrait, le monde planifié, nous impose . Seul un écran nous sépare du monde légendaire. Tout ce dont parlent les contes existe bel et bien. Bel et bien, - dans la beauté et dans la bonté que nous retrouvons lorsque les écailles nous tombent des yeux. Bel et bien, et partout, même dans les lieux les plus déshérités et les plus sinistres. Chaque heure est le blason d'une réalité visible-invisible : tremblantes orées. Ce n'est que par soumission, aveuglement, surdité spirituelle que nous cessons de les percevoir, par crainte aussi, - car le monde légendaire, en ses périls et merveilles menace à chaque instant ce que nous pensons être nos certitudes. Les forêts sont profondes, les océans, incertains, et l'on risque fort de s'y métamorphoser.
VI : Dans d'autres textes, on entend tinter les maillons d'une "chaîne d'or". C'est ce que vous désignez, je crois bien, par la «cadena aurea de la tradition». Que signifie pour vous cette locution latine plus guère usitée de nos jours?
La chaine d'or, la catena aurea existe en dehors de nous. Elle est un influx, une tradition qu'un concours de chances nous permets parfois de reconnaître. Entre les Ennéades de Plotin et le vaste poème de Schelley, Epispsychidion, - ce qui veut dire l'Ame de l'âme, - il y a bien plus qu'un simple jeu d'influences littéraires. Un tradere s'est perpétué dont on trouve des signes de tous temps et je me suis efforcé, dans certains de mes livres, d'en interpréter d'une façon qui n'est pas seulement historique ou chronologique. Certains auteurs retrouvent ces ressources sans presque rien savoir de leurs prédécesseurs. Une même expérience leur fut donnée : celle de la multiplicité chromatique des états de la conscience et de l'être.. L'érudition, certes, est belle, mais elle n'est que le satellite de cette expérience intérieure, de cet ensoleillement de l'être.
VII : L'action de votre prochain roman se déroule, paraît-il, au Portugal? Voulez-vous tirer pour nos curieux lecteurs, un coin de voile sur ce projet en cours?
Ce roman, pour lors, est à mi-chemin, et au point où j'en suis, il me faudrait pouvoir séjourner quelque temps sur les rives du Tage, et en attendre la suite comme le sébastianiste attend, un soir de brume, le retour du Roi Caché. En d'autres temps, un mécène eût pourvu à mes frugalités... Le songe demeure cependant d'un roman comme un « feu de roue » alchimique, d'une temporalité sphérique recréée, en tonalités et a-tonalités, dans une forme où le « résolument moderne » rimbaldien ne contredit pas mais accomplit la Tradition.
Il existe des "livres fenêtre", il existe des "livres chemin". Il existe aussi des "livres pour faire réfléchir nos têtes" et des "livres qui nous prennent par la main". Propos réfractaires est un peu tout cela à la fois, fenêtre et chemin. Tout dépend, bien sûr, des attentes du lecteur... Lu et approuvé pendant l'hiver, j'attendais, pour ma part, un "livre chaleur" qui m'aide à lutter contre le froid. Contre le froid hivernal qui commence en décembre et contre le froid civilisationnel qui a commencé un peu plus tôt. Le jour où les Bourgeois ont remplacé les Aristocrates et les machines ont remplacé les dieux.
À la fois ennemie du ressentiment et amie des légendes, la pensée de Luc-Olivier d'Algange est sans concession contre les apories de cette époque sans rivage que nous avons la disgrâce de vivre. Son titre Propos Réfractaires, « est venu de lui-même et presque malgré nous » prévient l'auteur dès la première ligne. Un titre qui en effet ne dit peut-être pas le tout du livre, mais en dit beaucoup. On reconnaît un livre à son titre comme on reconnaît un arbre à ses fruits. « Livre fenêtre » de nos étés trop chauds, Propos Réfractaires est aussi un « livre brique réfractaire » pour nos hivers trop froids. Au-delà des analogies joueuses de votre serviteur, cher Luc-Olivier, l'auteur de ces pauvres lignes veut vous dire encore ceci : l'important est que votre « livre brique » diffuse la chaleur lente et sereine des légendes qui, comme nous le rappelle Patrice de la Tour du Pin, « empêchent les peuples de mourir de froid ».
Propos Réfractaires, 21 euros, Editions L'Harmattan, collection Théôria.
https://www.editions-harmattan.fr
OUVRE TES YEUX...
Ouvre tes yeux éclusés de lumière,
pour que la lointaine chaleur des étoiles
redescende sur Terre ;
pour que le parfum des rares fleurs,
défroissent les ailes de l'âme !
Et pour que les mots fassent de tes jardins rayés, des ambassades du ciel !
Toutes les paroles ne s'envolent pas.
Certaines s'impriment sur la roche tendre
des nuages. Sur les pages des jours heureux se dépose la signature des rencontres.
On ne se souviendra de ce pays d'enfance
que des mouches joueuses,
des alluvions d'Éternité aux sourires des passantes.
De ces dames, un je ne sais quoi de guindé et d'attirant à la fois...
À cette fierté à briser les lampes des au-revoirs...
Je préfère les petites bougies d'églises.
Je ne prie pas pour elles,
je prie pour leurs âmes
VA-T-ELLE SUCCOMBER À MON POÈME ?
On croit avoir déjà tout dit,
Et puis, on trouve cet espace entre les roches lisses du langage...
Ta seule présence faisait trembler tous les mots de mon corps. Ta froide poitrine déposait sa goutte de lait dans le creux de mes mains.
Les amis de toujours se demandaient pourquoi tes étoiles cherchaient à passer par les serrures de mon âme ?
Ils n'ont pas séjourné sous ton rosier sauvage. Ils n'ont pas trouvé le diamant perdu de notre rencontre.
Ils voient tout cela comme un événement lointain.
L'amour réside entre le fruit et l'absence.
Ces fruits de ta bouche que je mange, tes dents blanches qui vont chercher en moi le rouge des mots tendres... en mordillant un peu mon cœur.
UN PROJET POÉTIQUE (en hommage à Luc-Olivier d'Algange)
Je reviens de cette lecture les poches pleines de rêves,
Le talent de dire le pays. La chaleur des mots dans les yeux. L'accent qui fait toute la différence ! Voilà plus d'une heure que la bougie attend la fin de la nuit. Ma lecture vacillante s'achève sur un début qui ne fait que "commencer" par un nouveau pas de danse...
A mon tour, je partirai récolter les couleurs de l'eau.
Je toucherai une à une les gouttes du silence,
pour que la chaîne des mots ne tombe pas entre de mauvaises nuits,
je voisinerai les champs de blé travaillés de bonne heure,
les maisons mitoyennes qui baillent dans la forêt,
au balcon les filles bardées d'aventure !
Je parle peut-être en esthète de l'inutile. Incompris de la plupart ? - Pour me faire comprendre, je me déferai de tout sauf de la bague d'allégeance avec la poésie.
Enfin ! J'ai trouvé l'accent qui manquait à la fleur cueillie ! Une aile d'encre envolée dans le poème ! Je la tiens pincée entre deux doigts. Comme pour la montrer à l'invisible ; pour voir dans la fleur, le sceptre ; et dans le pays, le royaume !
- La légende disait donc vrai !
la reine d'Islande est plus belle que la neige,
ses pas éclairés de joliesse
ne reflètent que des pieds innocents
- Mon poème pour sa Majesté
est une rose de sang...
Dans son pays, les enfants parlent aux animaux ;
il n'y a pas une fleur qui ne connaissent son nom ;
Pourtant, des batailles éclatent avec tout ce qui nuit à la lumière.
Mais, même tenus dans le silence, les mots qui suivent diront tout de mon amour.
LA BELLE ENTRAÎNEUSE
L'été s'achève dans le cycle du rire, les grands chemins blancs de neige, toutes ces histoires déjà écrites dans l'avenir.
Le livre des Amours est resté grand ouvert,
et nos doigts essaient de l'ouvrir avec la force du rêve...
n'ôtant que le vernis de nos incrédulités.
Celle qui se dévoile ce matin est trop belle pour se suffire à un monde ! Sa démarche la multiplie en autant de nuits qu'il nous reste à vivre. Il existe une échelle pour la mesurer à l'aune des étoiles. - Oserais-je lui donner le nom d'une constellation ?
Un seul coup d'œil en sa direction, et voici que les filtres de mon regard se mettent à brûler,
ne laissant qu'une silhouette de mot accrochée aux cimaises du vent.
Bérénice aux cheveux servant de luge à mes désirs ! - la neige tombera et me donnera raison !
En attendant, les poissons nagent dans mon sang. Seul le silence est témoin de cet amour intérieur qu'il faut pour écrire !
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Céline et la grosse dépression américaine
Nicolas Bonnal
« Toujours j’avais redouté d’être à peu près vide, de n’avoir en somme aucune sérieuse raison pour exister. À présent j’étais devant les faits bien assuré de mon néant individuel. Dans ce milieu trop différent de celui où j’avais de mesquines habitudes, je m’étais à l’instant comme dissous. »
Tous les ploucs rêvent d’aller à New York, et tous les crève-misère rêvent de se rendre en Amérique. Et voici comment le génie du siècle passé décrit son expérience new-yorkaise.
La peur de la ville debout (vision d’horreur en fait que celle de ce New York imposé depuis au monde entier avec ses tours de force) :
« Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le Voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur. »
Le froid qui va avec, et qui frappait Tocqueville :
« Ça fait drôle forcément, une ville bâtie en raideur. Mais on n’en pouvait rigoler nous, du spectacle qu’à partir du cou, à cause du froid qui venait du large pendant ce temps-là à travers une grosse brume grise et rose, et rapide et piquante à l’assaut de nos pantalons et des crevasses de cette muraille, les rues de la ville, où les nuages s’engouffraient aussi à la charge du vent. Notre galère tenait son mince sillon juste au ras des jetées, là où venait finir une eau caca, toute barbotante d’une kyrielle de petits bachots et remorqueurs avides et cornards. »
La trouille à l’immigration surtout pour un fauché (il sera aussi mis en quarantaine) :
« Pour un miteux, il n’est jamais bien commode de débarquer nulle part mais pour un galérien c’est encore bien pire, surtout que les gens d’Amérique n’aiment pas du tout les galériens qui viennent d’Europe. « C’est tous des anarchistes » qu’ils disent. Ils ne veulent recevoir chez eux en somme que les curieux qui leur apportent du pognon, parce que tous les argents d’Europe, c’est des fils à Dollar.
J’aurais peut-être pu essayer comme d’autres l’avaient déjà réussi, de traverser le port à la nage et puis une fois au quai de me mettre à crier : « Vive Dollar ! Vive Dollar !
C’est un truc. »
Broadway :
« Nous on avançait dans la lueur d’en bas, malade comme celle de la forêt et si grise que la rue en était pleine comme un gros mélange de coton sale.
C’était comme une plaie triste la rue qui n’en finissait plus, avec nous au fond, nous autres, d’un bord à l’autre, d’une peine à l’autre, vers le bout qu’on ne voit jamais, le bout de toutes les rues du monde.
Les voitures ne passaient pas, rien que des gens et des gens encore. »
Manhattan et Mammon, le manque de pognon, la cité tentaculaire qui nous réduit à l’état de toutes petites fourmis :
« C’était le quartier précieux, qu’on m’a expliqué plus tard, le quartier pour l’or : Manhattan. On n’y entre qu’à pied, comme à l’église. C’est le beau coeur en Banque du monde d’aujourd’hui. Il y en a pourtant qui crachent par terre en passant. Faut être osé. »
« C’est un quartier qu’en est rempli d’or, un vrai miracle, et même qu’on peut l’entendre le miracle à travers les portes avec son bruit de dollars qu’on froisse, lui toujours trop léger le Dollar, un vrai Saint-Esprit, plus précieux que du sang.
Quand les fidèles entrent dans leur Banque, faut pas croire qu’ils peuvent se servir comme ça selon leur caprice.
Pas du tout. Ils parlent à Dollar en lui murmurant des choses à travers un petit grillage, ils se confessent quoi. »
Et ils n’ont pas fini de lui parler à D-Dollar avec la parité et les indices à 20000 !
La fameuse saleté, la piscine à caca puritaine :
« À droite de mon banc s’ouvrait précisément un trou, large, à même le trottoir dans le genre du métro de chez nous. Ce trou me parut propice, vaste qu’il était, avec un escalier dedans tout en marbre rose. J’avais déjà vu bien des gens de la rue y disparaître et puis en ressortir. C’était dans ce souterrain qu’ils allaient faire leurs besoins. Je fus immédiatement fixé. En marbre aussi la salle où se passait la chose. Une espèce de piscine, mais alors vidée de toute son eau, une piscine infecte, remplie seulement d’un jour filtré, mourant, qui venait finir là sur les hommes déboutonnés au milieu de leurs odeurs et bien cramoisis à pousser leurs sales affaires devant tout le monde, avec des bruits barbares ».
La pauvreté dans la métropole babélienne :
« Contre l’abomination d’être pauvre, il faut, avouons-le, c’est un devoir, tout essayer, se soûler avec n’importe quoi, du vin, du pas cher, de la masturbation, du cinéma. »
La cinéphilie comme culture de mort on connaît ça nous aussi. C’est la petite mort dit le maître.
Premier gros accès de déprime :
« Ce qui est pire c’est qu’on se demande comment le lendemain on trouvera assez de force pour continuer à faire ce qu’on a fait la veille et depuis déjà tellement trop longtemps, où on trouvera la force pour ces démarches imbéciles, ces mille projets qui n’aboutissent à rien, ces tentatives pour sortir de l’accablante nécessité, tentatives qui toujours avortent, et toutes pour aller se convaincre une fois de plus que le destin est insurmontable, qu’il faut retomber au bas de la muraille, chaque soir, sous l’angoisse de ce lendemain, toujours plus précaire, plus sordide ».
Après ces lignes sublimes sur l’âge qui vient :
« C’est l’âge aussi qui vient peut-être, le traître, et nous menace du pire. On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu’on a plus en soi la somme suffisante de délire ? La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n’ai jamais pu me tuer moi. »
Après la résignation du peuple bien bestial et soumis :
« Au lit ils enlevaient leurs lunettes d’abord et leurs râteliers ensuite dans un verre et plaçaient le tout en évidence. Ils n’avaient pas l’air de se parler entre eux, entre sexes, tout à fait comme dans la rue. On aurait dit des grosses bêtes bien dociles, bien habituées à s’ennuyer. »
Après la petite mort du cinéphile (on connaît comme on disait) :
« Il faisait dans ce cinéma, bon, doux et chaud. De volumineuses orgues tout à fait tendres comme dans une basilique, mais alors qui serait chauffée, des orgues comme des cuisses. Pas un moment de perdu. On plonge en plein dans le pardon tiède. On aurait eu qu’à se laisser aller pour penser que le monde peut-être, venait enfin de se convertir à indulgence. On y était soi presque déjà.
Alors les rêves montent dans la nuit pour aller s’embraser au mirage de la lumière qui bouge. Ce n’est pas tout à fait vivant ce qui se passe sur les écrans, il reste dedans une grande place trouble, pour les pauvres, pour les rêves et pour les morts. »
Deuxième attaque de spleen américain :
« En Afrique, j’avais certes connu un genre de solitude assez brutale, mais l’isolement dans cette fourmilière américaine prenait une tournure plus accablante encore.
Toujours j’avais redouté d’être à peu près vide, de n’avoir en somme aucune sérieuse raison pour exister. À présent j’étais devant les faits bien assuré de mon néant individuel. Dans ce milieu trop différent de celui où j’avais de mesquines habitudes, je m’étais à l’instant comme dissous. Je me sentais bien près de ne plus exister, tout simplement. Ainsi, je le découvrais, dès qu’on avait cessé de me parler des choses familières, plus rien ne m’empêchait de sombrer dans une sorte d’irrésistible ennui, dans une manière de doucereuse, d’effroyable catastrophe d’âme. Une dégoûtation.
Ce commerce qui fatigue et qui vous prend la tête car il est non-stop. Il aurait pu être scénariste de Koyaanisqatsi Céline ! D’ailleurs Debord et Ellul sont cités au générique de cette oeuvre fabuleuse.
« En sortant des ténèbres délirantes de mon hôtel je tentais encore quelques excursions parmi les hautes rues d’alentour, carnaval insipide de maisons en vertige. Ma lassitude s’aggravait devant ces étendues de façades, cette monotonie gonflée de pavés, de briques et de travées à l’infini et de commerce et de commerce encore, ce chancre du monde, éclatant en réclames prometteuses et pustulentes. Cent mille mensonges radoteux. »
Et les rites du transport déjà compliqués en Amérique :
« Un tramway longeait le bord de l’Hudson allant vers le centre de la ville, un vieux véhicule qui tremblait de toutes ses roues et de sa carcasse craintive. Il mettait une bonne heure pour accomplir son trajet. Ses Voyageurs se soumettaient sans impatience à un rite compliqué de paiement par une sorte de moulin à café à monnaie placé tout à l’entrée du wagon. Le contrôleur les regardait s’exécuter, vêtu comme l’un des nôtres, en uniforme de milicien balkanique prisonnier. »
Troisième crise de déprime liée au manque de pognon :
« Alors tout devient simple à l’instant, divinement, sans doute, tout ce qui était si compliqué un moment auparavant... Tout se transforme et le monde formidablement hostile s’en vient à l’instant rouler à vos pieds en boule sournoise, docile et veloutée. On la perd alors peut-être du même coup, l’habitude épuisante de rêvasser aux êtres réussis, aux fortunes heureuses puisqu’on peut toucher avec ses doigts à tout cela. La vie des gens sans moyens n’est qu’un long refus dans un long délire et on ne connaît vraiment bien, on ne se délivre aussi que de ce qu’on possède. J’en avais pour mon compte, à force d’en prendre et d’en laisser des rêves, la conscience en courants d’air, toute fissurée de mille lézardes et détraquée de façon répugnante. »
Tout cela repose sur une culture de la frustration qui s’apprend après l’enfance abrutie de cinéma.
Lola ne rassure pas, mais ses copines non plus :
« Je n’arrivais pas démêler tout à fait le vraisemblable, dans cette trame compliquée de dollars, de fiançailles, de divorces, d’achats de robes et de bijoux dont son existence me paraissait comblée. »
Comment s’en sortir ? Par la menace du revolver (on est en Amérique !) :
« Elle a sorti alors un revolver d’un tiroir et pas pour rire. L’escalier m’a suffi, j’ai même pas appelé l’ascenseur.
Ça m’a redonné quand même le goût du travail et plein de courage cette solide engueulade. Dès le lendemain j’ai pris le train pour Detroit où m’assurait-on l’embauche était facile dans maints petits boulots pas trop prenants et bien payés. »
Heureusement il y a les beautés helléniques (Stoddard, idole de Fitzgerald, parle de ce caractère hellénique de la race première américaine) :
« Quelles gracieuses souplesses cependant ! Quelles délicatesses incroyables ! Quelles trouvailles d’harmonie !
Périlleuses nuances ! Réussites de tous les dangers ! De toutes les promesses possibles de la figure et du corps parmi tant de blondes ! Ces brunes ! Et ces Titiennes ! Et qu’il y en avait plus qu’il en venait encore ! C’est peut-être, pensais-je, la Grèce qui recommence ? J’arrive au bon moment ! »
On en reparle tantôt. Car ce sera la fête des fesses à Détroit, ville du Roy.
Plus tard il oublie les bonnes sensations. Et il écrit dans sa correspondance ces lignes qui reflètent son basculement politique. La révolution bolchévique américaine à la Roosevelt ne lui plaît pas, pas plus qu’aux écrivains de droite américaine (Stoddard, Grant, Fitzgerald, Yockey bien sûr, etc.) :
« Ceci est je le sais tout à fait américain qui est aussi le pays non seulement des parfaits peppys mais aussi des tout à fait crétins et ivrognes 100 pr 100. Vous parlez de gaîté, je ne connais rien de plus déchirant de plus sinistre que l'Amérique ce pays absolument dépourvu de vie profonde dès qu'on cesse de s'y exciter et qu'on commence à y réfléchir. (Lettre à Darling Karen, p. 218).
Il sombre dans l’antiaméricanisme primaire comme on dit, mais il s’exprime comme un René Guénon ou presque :
« Une impuissance spirituelle inouïe. Un lyrisme de Galeries Lafayette – des enthousiasmes d'ascenseur. L'âme pour eux c'est un trombone à coulisse et qui brille. Plus on a de projecteurs dessus et plus on est amoureux – une totale inversion, perversion, dépravation de toutes les mystiques. Une nation de garagistes ivres, hurleurs et bientôt complètement Juifs. »
Heureusement il leur reste encore le corps aux américains, aujourd’hui frappés de surpoids ou bien d’obésité.
« La nature qui veut sans doute qu'il reste des compensations divines en tout leur a donné ce corps admirable, ce miracle de grâce et de forme, une certaine ivresse musicale aussi, une poésie qui trompe, pénètre, comme celle de l'eau, souple, infiniment souple, tout à fait étouffante et meurtrière en très peu de temps. »
11:05 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : louis-ferdinand céline, littérature, littérature française, lettres, lettres françaises, états-unis, new york, américanisme | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Anthony Burgess: les prophéties de 1985
par Michele Fabbri
Source: https://www.centrostudilaruna.it/le-profezie-di-1985.html
Bev Jones, professeur d'histoire, vit dans le Londres de 1985, une ville largement islamisée: Elizabeth II a abdiqué et Charles III règne, mais les pays arabes font chanter l'Angleterre en lui fournissant du pétrole et prennent le contrôle du pays. Des troupes algériennes francophones occupent les îles britanniques de la Manche où elles instaurent une théocratie musulmane, tandis que les cheikhs prennent des mineures anglaises comme concubines.
Les syndicats sont tout-puissants et, par leurs grèves tous azimuts, paralysent la vie sociale et économique anglaise au point que les patients d'un hôpital meurent dans un incendie à cause d'une grève des pompiers. Tous les travailleurs sont encadrés par des syndicats au pouvoir immense, les patrons privés disparaissent et la quasi-totalité des entreprises sont publiques.
Le gouvernement élabore une « néo-langue » appelée « anglais des travailleurs » (Workers' English), une langue extrêmement simplifiée qui reflète l'aplatissement de la pensée, et les villes sont couvertes d'affiches représentant « Bill le travailleur » (une figure qui rappelle Stakhanov).
Bev a une fille de 13 ans souffrant d'un certain retard mental, qui passe son temps à regarder la télévision et à se masturber : la jeune fille se faufile nue dans le lit de son père, qui lui explique que les relations sexuelles incestueuses sont malsaines ! Bev décide de changer de métier et de travailler comme ouvrière dans une chocolaterie car elle ne veut pas enseigner dans l'école idéologisée du régime.
Les villes sont infestées de gangs de voyous mineurs et les violences sexuelles pédérastiques sont monnaie courante. Certains opposants au régime se réunissent en secret et tentent de diffuser des informations alternatives, mais les dissidents sont enfermés dans des asiles. La population anglaise, plus réceptive, est divisée entre ceux qui tentent des initiatives pour s'opposer au système et ceux qui sont fascinés par la force morale de l'Islam face à un Occident plongé dans un état de dégénérescence irrémédiable.
Une grande mosquée est construite à Londres, qui est également présentée comme un temple œcuménique. Les ouvriers se mettent en grève et la police les disperse, tandis que des briseurs de grève arabes sont utilisés pour poursuivre les travaux. Certains grévistes prennent d'assaut les quartiers islamiques et sont accusés de racisme...
Quel sera l'avenir de l'Angleterre ?
Tels sont, en résumé, les ingrédients de 1985, un récit dystopique d'Anthony Burgess, le brillant auteur d'Orange mécanique. Le livre 1985 a été publié en 1978 et son titre rappelle évidemment le 1984 d'Orwell (le livre a été traduit en italien sous le titre de 1984 - 1985 en 1979 et sous le titre de 1984-85 en français, chez Robert Laffont).
Dans 1985, Burgess entendait se confronter idéalement au maître de la dystopie. 1985 est divisé en deux parties: l'une contient le récit politique fictif de l'Angleterre du futur et l'autre contient de courts essais et des réflexions sur l'œuvre d'Orwell et des hypothèses sur les changements sociaux et politiques à venir.
Burgess imagine un contrôle de plus en plus capillaire de la vie des citoyens (il raconte lui-même que la CIA a mis son téléphone sur écoute pendant son séjour à Rome) et note également que l'Utopie de Thomas More contenait déjà les germes d'un contrôle social.
Un chapitre de 1985 est consacré au recensement britannique de 1971: un moment important dans l'histoire du Royaume-Uni parce qu'il représentait la première intrusion de l'État dans la vie privée de tous les citoyens, avec des amendes pour ceux qui ne répondaient pas aux questions.
Burgess a également prédit que les termes considérés comme racistes ou homophobes seraient interdits par la loi à l'avenir. Ces termes étaient déjà considérés comme tabous à l'époque où notre auteur écrivait, et il convient de noter que le terme « homophobie », chef-d'œuvre du néo-langage politiquement correct entré dans les mœurs au début du 21ème siècle, n'était pas encore utilisé à l'époque.
D'ailleurs, dès 1962, dans son roman The Wanting Seed (en français: La folle semence), Burgess préfigurait une société gouvernée par les homosexuels dans laquelle les hétérosexuels étaient soumis à des contrôles et des limitations stricts... Le thème de l'homosexualité commençait à émerger dans les années 1960 et Burgess a eu l'occasion d'observer les premiers signes de ce nouveau phénomène social qui prend aujourd'hui l'ampleur d'un événement messianique ! Par ailleurs, les pages sarcastiques consacrées aux tentatives grotesques de féminisation du langage ne manquent pas: des exemples que l'auteur anglais prévoyait dans les années 70 et qui trouvent aujourd'hui leur place même au niveau institutionnel...
Selon Burgess, l'avenir verra l'élimination des liens sentimentaux et familiaux, la perte du droit au choix moral et le triomphe de la « logocratie », c'est-à-dire la capacité d'exprimer des concepts contradictoires en les acceptant tous les deux (le biplanning d'Orwell). On trouve ensuite des observations sur le roman Nous de Zamjatin, considéré comme l'antécédent le plus direct de 1984, ainsi que des réflexions sur l'influence de la pensée anarchiste et des théories de Pavlov et Skinner en ce qui concerne l'application sociale des réflexes conditionnés.
On peut se demander dans quelle mesure les prophéties de 1985 étaient justes. Les événements se déroulent dans un cadre temporel très étroit: le livre est publié en 1978 et imagine des événements qui se déroulent quelque sept ans plus tard, mais il faut considérer que l'année choisie comme titre du livre était une référence intentionnelle au roman d'Orwell. Burgess était un conservateur anglais et à l'époque où il écrivait, il était frappé par le pouvoir des syndicats qui, dans les années 1970, avaient une capacité remarquable à mobiliser les travailleurs.
En réalité, les syndicats allaient bientôt s'engager dans une épreuve de force contre Margaret Thatcher dont ils sortiraient désespérément vaincus. De plus, nous sommes encore en pleine guerre froide et la crainte de la diffusion des idées collectivistes est persistante à l'Ouest. Burgess a néanmoins réussi à identifier la question de l'immigration comme le pilier du débat politique des temps à venir.
Comme nous l'avons dit, notre auteur imagine même des affrontements entre les grévistes britanniques et les magnats musulmans qui ont commandé les travaux de la mosquée. En réalité, les choses ne se sont pas déroulées exactement de cette manière.
L'opinion publique s'est laissée hypnotiser par la propagande antiraciste, qui s'est révélée être un excellent anesthésiant pour faire oublier les droits sociaux. Le néolibéralisme s'est servi précisément de l'antiracisme pour attaquer les droits des travailleurs, souvent avec leur consentement enthousiaste. Comme toujours, la littérature dystopique alterne les anticipations surprenantes de l'avenir et les bévues retentissantes... Après tout, les événements des dernières décennies ont été si absurdes qu'ils dépassent les efforts d'imagination les plus vifs !
Le titre qui conclut l'essai de 1985 est révélateur : « La mort de l'amour ». Et, pourrait-on ajouter aujourd'hui, « Le triomphe de la haine », puisque la morale de la rancœur et de la vengeance qui anime les idéologies progressistes est désormais devenue normative.
Anthony Burgess, 1985, Serpent's Tail, p.219 1985 - Serpent's Tail (serpentstail.com)
Anthony Burgess, 1984 & 1985, Editoriale nuova, 1979, p.355
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Léon Bloy et la «sentimentalité démoniaque»
Nicolas Bonnal
L’Occident toujours plus toqué choisit ses bonnes causes et délaisse les autres ; comme dit le peu estimé Chomsky, il y a les victimes qui ne comptent pas et celles qui comptent beaucoup. Ce qui compte aussi, disait un jour mon lecteur David, c’est d’orienter la bonne volonté humanitaire vers des causes débiles (ou carrément criminelles): et là cela marche comme sur des roulettes, surtout en France.
C’est ce que Bloy appelle dans sa fameuse Lettre à André R. la « sentimentalité démoniaque ».
Chesterton parlera à la même époque des idées chrétiennes devenues folles. Mais sans vouloir faire de l’antichristianisme primaire, on se demande à quelle époque la sentimentalité chrétienne n’a pas été folle (car on n’a pas attendu Bergoglio…): quand elle laissait rentrer les barbares dans les cités romaines (Cf. Augustin à Hippone) ? Quand elle persécutait juifs et hérétiques (Jacques Ellul remercie l’Inquisition d’avoir limité les génocides…), quand on s’entretuait entre cathos et protestants, ou qu’on lançait des croisades qui s’achevaient par l’extermination des populations de cités entières (50.000 morts à Jérusalem en 1099, c’était longtemps avant Gaza…) ? Le bloc bourgeois de Frédéric Lordon ayant béni de son soutien le massacre de Gaza, il me semble en effet que la sentimentalité humanitaire des uns (ou des Huns) a toujours été fâcheusement mal orientée et… de mauvaise foi.
Venons-en à Bloy et au fameux incendie du bazar de la charité. C’est la lettre où il écrit que le « petit nombre des victimes tempérait sa joie », pour ‘exaspérer les imbéciles’. Il écrit à son ami André R. donc :
« Vous me demandez « quelques mots » sur la récente catastrophe. J'y consens d'autant plus volontiers que je souffre de ne pouvoir crier ce que je pense.
J'espère, mon cher André, ne pas vous scandaliser en vous disant qu'à la lecture des premières nouvelles de cet événement épouvantable, j'ai eu la sensation nette et délicieuse, d'un poids immense dont on aurait délivré mon cœur. Le petit nombre des victimes, il est vrai, limitait ma joie.
Enfin, me disais-je tout de même, enfin ! ENFIN ! voilà donc un commencement de justice. »
Voyons la cause très chrétienne de cette ire :
« Ce mot de Bazar accolé à celui de CHARITE ! Le Nom terrible et brûlant de Dieu réduit à la condition de génitif de cet immonde vocable ! ! !
Dans ce bazar donc, des enseignes empruntées à des caboulots, à des bordels, A la Truie qui file, par exemple ; des prêtres, des religieuses circulant dans ce pince-cul aristocratique et y traînant de pauvres êtres innocents !
Et le Nonce du Pape venant bénir tout ça ! »
On est déjà dans la religion de la philanthropie, la religion de bourgeois riche qui veut se donner bonne conscience. C’est tout ce que veut dire Bloy, longtemps avant Vatican II et Bergoglio flanqué de ses copains Soros et Zuckerberg. Pas besoin d’accuser le complot américain comme Delassus, la grande transformation (ou déformation) s’est faite toute seule. Bloy ajoute tout écumant de rage et fumant d’un fanatisme d’un autre tonneau que celui des sponsors et donateurs :
« Tant que le Nonce du Pape n'avait pas donné sa bénédiction aux belles toilettes, les délicates et voluptueuses carcasses que couvraient ces belles toilettes ne pouvaient pas prendre la forme noire et horrible de leurs âmes. Jusqu'à ce moment, il n'y avait aucun danger.
Mais la bénédiction, la Bénédiction, indiciblement sacrilège de celui qui représentait le Vicaire de Jésus-Christ et par conséquent Jésus-Christ lui-même, a été où elle va toujours, c'est-à-dire au FEU, qui est l'habitacle rugissant et vagabond de l'Esprit-Saint.
Alors, immédiatement, le Feu a été déchaîné, et TOUT EST RENTRE DANS L'ORDRE. »
Après il ajoute très justement :
« Ce qu'il y a d'affolant, de détraquant, de désespérant, ce n'est pas la catastrophe elle-même, qui est en réalité peu de chose auprès de la catastrophe arménienne, par exemple, dont nul, parmi ce beau monde, ne songeait à s'affliger. Non, c'est le spectacle véritablement monstrueux de l'hypocrisie universelle. C'est de voir tout ce qui tient une plume mentir effrontément aux autres et à soi-même. Enfin, et surtout, c'est le mépris immense et tranquille de tous à peu près sans exception, pour ce que Dieu dit et ce que Dieu fait. »
Il voit un châtiment divin :
« Le caractère spécial et les circonstances de cet événement, sa promptitude foudroyante, presque inconcevable, qui a rendu impossible tout secours et dont il y a peu d'exemples depuis de Feu du Ciel, l'aspect uniforme des cadavres sur qui le Symbole de la Charité s'est acharné avec une sorte de rage divine, comme s'il s'agissait de venger une prévarication sans nom, tout cela pourtant était assez clair.
Tout cela avait la marque bien indéniable d'un châtiment et d'autant plus que des innocents étaient frappés avec des coupables, ce qui est l'empreinte biblique des Cinq Doigts de la Main Divine. »
Rappel : le journal La Croix pour Bloy est « une feuille du démon ». C’est possible, je n’ai jamais pu le lire, pas même une page. Ici aussi il ne se gêne pas :
« De son autorité plénière, le journal La Croix a canonisé les victimes. Rappelant Jeanne d'Arc (!!!) dont c'était à peu près l'anniversaire, l'excellent eunuque des antichambres désirables, le P. Bailly, a parlé de ce « bûcher où les lys de la pureté ont été mêlés aux roses de la charité ».
J'imagine que les chastes lys et les tendres roses auraient bien voulu pouvoir ficher le camp, fût-ce au prix de n'importe quel genre de prostitution ou de cruauté, et je me suis laissé dire que les plus vigoureuses d'entre ces fleurs ne dédaignèrent pas d'assommer les plus faibles qui faisaient obstacle à leur fuite. »
Il l’évoque ensuite cette sentimentalité démoniaque :
« Pour revenir à La Croix, ne vous semble-t-il pas, André, que ce genre de blasphème, cette sentimentalité démoniaque appelle une nouvelle catastrophe, comme certaines substances attirent la foudre ? On ne fait pas joujou avec les formes saintes, et c'est à faire peur de galvauder ainsi le nom de Charité, qui est le Nom même de la Troisième Personne Divine. »
Et il conclue presque comiquement :
« Voilà, cher ami, tout ce que je peux vous dire de cet incendie. Je vous remercie de m'avoir donné ainsi l'occasion de me dégonfler un peu. J'en avais besoin.
« Attendez-vous, d'ailleurs, et préparez-vous à de bien autres catastrophes auprès desquelles celle du Bazar infâme semblera bénigne. La fin du siècle est proche, et je sais que le monde est menacé comme jamais il ne le fut. Je dois vous l'avoir déjà dit, puisque je le dis à qui veut l'entendre ; mais, en ce moment, je vous le dis avec plus de force et vous prie de vous en souvenir. »
Comme on sait on a eu nos deux guerres mondiales, et on attend tous impatients la troisième. Lui qui espérait les cosaques et le Saint-Esprit mourut, et on eut à la place les bolchéviques et le feint-esprit. On ne la refera pas, l’humanité occidentale chrétienne. Elle a toujours eu un comportement abominable parce qu’elle a toujours été prêcheuse. On ne la changera pas.
La sentimentalité démoniaque c’est le film Apocalypse now qui me l’a fait comprendre il y a un presque un demi-siècle : « on les bombardait et puis on leur amenait des pansements ».
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Un voyage à travers la parole
Frédéric Andreu
Louis-Ferdinand Céline fustigeait les écrivains sans style, ces "cafouilleux" qui "choisissent une bonne histoire" et "rampent dans les phrases". Philippe Barthelet et Éric Heitz, son compère alsacien, en sont le contraire même. En effet, Le voyage d'Allemagne, leur ouvrage commun, est premièrement un style - c'est à dire un voyage à travers la Parole - et secondairement un voyage vers et dans un pays, l'Allemagne.
Ce double voyage fait à la fois preuve d'abandon à la poésie et de grande rigueur rhétorique. Les étymologies, nombreuses, qui émaillent ce textus, jouent le rôle de panneaux indicateurs le long de la route. Nous voyageons à travers le Luxembourg, Bâle, Fribourg et la Souabe ; quand c'est un "faune" qui indique le chemin, on a même l'impression que le voyage emprunte au rêve ou à la légende !
Mais où nous mène ce double voyage ? Devant la demeure d'un autre grand écrivain, Ernst Jünger, à Wilflingen. Philippe Barthelet, qui a rencontré le « Waldgänger » plusieurs fois au cours des dix dernières années de sa vie dans ce village « sans gare, ni poste », lui rend hommage à la mode du « Weggänger », celui qui a recourt aux chemins. Avec ce grammairien de haute volée pour qui « les mots savent mieux que nous ce qu'ils veulent dire », chaque virgule compte. Il n'a donc pas choisi d'intituler son livre Le voyage d'Allemagne - et non Un voyage en ou vers Allemagne - par hasard. Ici la préposition "de" est celle des formules héraldiques comme dans "De Gueule" ou "D'Azur" dans la description des blasons. L'auteur décrit « les oriflammes qui enjolivent l'héraldique de la plus neutre des réalités ». Les anecdotes de voyage rayonnent dans ce texte comme autant de blasons. Sous la plume d'aigle de l'auteur, les villages redeviennent des miniatures, des « objets » mythologiques. Robert Brasillach voyait dans les villages de Bavière, des jouets.
La maison de Wilflingen, où Helmut Kohl et François Mitterrand se rendaient en pèlerinage, est elle aussi un cabinet de curiosités ouvert sinon pour tous, du moins pour chacun.
Elle abrite en effet des souvenirs des deux guerres mondiales, des objets de voyages, et une fascinante collection d'insectes, toutes les cicindèles d'Europe notamment, que Jünger considérait lui aussi comme autant d'héraldiques à déchiffrer. Grâce à ce livre-voyage, Philippe Barthelet et Éric Heitz se révèlent être de véritables disciples - c'est à dire des « jünger » - sans pour autant être de « sérieux » disciples, des « ernst » jünger.
Le premier, ancien producteur et chroniqueur à France Culture de 1985 à 2006, s'est fait connaître par sa plume érudite et son goût pour les grands auteurs ; quant au second, Eric Heitz, il reste plus mystérieux. Il paraît même qu'« il ne veut plus voir personne ». Serait-il parvenu au stade ultime du renonçant lucide au monde moderne que Ernst Jünger désigne sous le nom d'« Anarque » ?
En tout cas, cet ouvrage d'amitié tire un coin de voile sur le secret des Allemagnes situées des deux côtés du Rhin. Pour ce faire, la littérature y est présente. "La littérature est un mystère d'évidence qui a besoin de couverture, d'ombre, de faune mousse, de jardins aux douze portes et de librairie toujours ensoleillée". Comment mieux poser les jalons pour nous conduire, sans jamais nous contraindre, à cet obscur secret qui pourtant nous éclaire de toutes parts et de toute éternité ?
* * *
Philippe Barthelet et Éric Heitz, Le voyage d'Allemagne, Paris, Gallimard, coll. « le sentiment géographique », 240 p.
Ernst Jünger Stiftung : Stauffenbergstrasse 11, 88515 Wilflingen - juenger-haus.de / +4973761333
13:22 Publié dans Littérature, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : livre, allemagne, lettres, lettres allemandes, littérature, littérature allemande, ernst jünger, wilflingen | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Le centenaire de la mort de Joseph Conrad et Le cœur des ténèbres
Dans ses récits apparaît une humanité multiforme, connue en mer ou dans des lieux exotiques et lointains, dépeinte avec la palette rugueuse du réalisme.
par Dionisio di Francescantonio
Source: https://www.barbadillo.it/115456-il-centenario-della-morte-di-joseph-conrad-e-del-cuore-di-tenebra/
Joseph Conrad (Berdyčev, 3 décembre 1857 - Bishopsbourne, 3 août 1924)
Quelle chose bizarre que la vie - cette mystérieuse invention d'une logique implacable en vue d'un but si futile. Tout ce que l'on peut espérer, c'est une certaine connaissance de soi - qui vient trop tard - et une moisson de regrets inextinguibles.
La mer, théâtre de l'expérience formatrice de Conrad et de ses principaux romans, a une double âme en lui: une humanité multiforme apparaît dans ses récits, rencontrée en mer ou dans des lieux exotiques et lointains, dépeinte avec la palette rugueuse du réalisme, mais la mer est aussi un lieu métaphysique, un espace isolé de plénitude et de solitude, où les conflits spirituels atteignent facilement des positions extrêmes et où les hommes se confrontent de manière dramatique à l'absolu. La grandeur et l'originalité de Conrad consistent à savoir donner aux fantômes de l'esprit les traits plastiques de la réalité et à hisser l'écriture vériste soignée dans les profondeurs raréfiées de la métaphysique.
Il sait dévoiler les essences cachées de l'action humaine, mettre à nu le noyau cruel de l'instinct dans les travaux friables de l'âme. Mais dans ce penchant, on sent un compromis matérialisé par le scepticisme et marqué par un sentiment d'étrangeté mélancolique.
En effet, il est, par choix, un écrivain anglophone, mais en réalité il est un auteur cosmopolite, un homme sans pays, un homme déraciné qui trouve, précisément dans le sens du déracinement de son existence d'homme et de narrateur, le moyen de se confronter à son propre double ou à l'autre de lui-même. Son récit plonge dans la partie secrète et obscure de l'âme humaine, en sondant le tourbillon de l'irrationalité de la vie et en révélant les causes des actions non accomplies, des vocations évitées ou reniées, du vide de l'âme qui avilit toute passion. Son regard se caractérise par une colère ambivalente, dirigée plus contre lui-même que contre les autres, car son existence est marquée par le remords d'avoir abandonné la Pologne, sa patrie, et de la trahison des idéaux patriotiques de son père, mort prématurément pour ces idéaux, pour devenir un pèlerin de la mer et du monde, un observateur des impulsions secrètes qui conduisent l'homme à trahir ce code d'honneur qui ne tient que dans nos intentions et que nous abandonnons si souvent, parce que la désintégration de la valeur des codes, qu'il a perçue très tôt grâce à sa condition d'« étranger » où qu'il se trouve, contrarie toute idée de l'histoire comme progrès optimiste, c'est-à-dire de cette voie d'avancement dans la lumière de la civilisation dans laquelle l'Europe, en son temps, s'est illusionnée en marchant triomphalement, et qui a conduit au contraire à un recul dans les ténèbres nichées dans l'ambiguïté de notre être le plus profond.
Plus que quiconque, Conrad a senti que le nôtre était un voyage au « cœur des ténèbres » qui naît de la rencontre avec notre double, avec cet autre que nous qui entre en contact avec notre conscience et la pollue de sa diversité. Il utilise donc le roman aventureux du voyage vers l'ailleurs, en le sortant de l'optimisme eurocentrique et positiviste dans l'horizon duquel il est né, pour le livrer à l'esprit glissant et endeuillé de la modernité occidentale qui, précisément dans la confrontation avec l'autre, a fini par se perdre elle-même, ainsi que ses certitudes et la fierté de ses réalisations civilisationnelles.
Texte et dessin de Dionisio di Francescantonio extraits du catalogue de l'exposition "Prophètes inouïs du XXe siècle. Soixante-six personnalités hors des sentiers battus« (organisée par Andrea Lombardi et Miriam Pastorino), illustrée par les dessins de Dionisio di Francescantonio et les réflexions d'intellectuels, d'écrivains et de critiques d'art », Gênes 2022.
@barbadilloit
Dionisio di Francescantonio
20:06 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : joseph conrad, littérature, lettres, lettres anglaises, littérature anglaise | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Parution du numéro 475 du Bulletin célinien
Sommaire :
Céline dans le journal de Dominique de Roux
Opérateur de présence
Vengeresses Bagatelles
Philip K. Dick, lecteur de Céline
Souvenir d’Albert Paraz
Paraz et ses paradoxes
Laquelle constitue un procès à charge sans nuances, parfois insidieux. Un exemple entre tous : après avoir rappelé qu’aux yeux des nazis, il y avait, d’un côté, les constructeurs de la culture (les Aryens) et, de l’autre, les destructeurs de cette culture (les Juifs), on donna à écouter ce dialogue entre Louis Pauwels et Céline (1959) : « – Quel est le genre d’hommes que vous aimez le plus ? – Le constructeur. – Et que vous haïssez le plus ? – Le destructeur. » Et l’auteur de cette série d’ajouter : “Troublant, n’est-ce pas ?” [sic]. En réalité, lorsque Céline loue les constructeurs, il fait référence, non pas aux nazis, mais à Henri IV qui mit en place une politique d’urbanisme moderne. En témoigne cette lettre à Maurice Lemaître datant de la même époque : « Du moment qu’il s’agit de violence et de ragots destructeurs, je vois rouge. Je suis de la lignée d’Henri IV, n’importe quoi, n’importe qui, mais construire ! jamais détruire ! jamais ! ».
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