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dimanche, 13 avril 2025

Selenia De Felice: Mishima est un guerrier de la vie enivré par la séduction de la belle mort ancienne

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Selenia De Felice: Mishima est un guerrier de la vie enivré par la séduction de la belle mort ancienne

Propos recueillis par Eren Yeşilyurt

Bien que de nombreuses œuvres de Yukio Mishima aient été traduites en turc, ses réflexions sur la politique et la culture ne sont pas encore suffisamment connues dans notre pays. Mishima est une figure importante qui a émergé dans mes recherches sur la révolution conservatrice. Le livre sur la pensée de Mishima publié par Idrovolente Edizioni, « Yukio Mishima : Infinite Samurai » a été édité sous la houlette de Selenia De Felice.

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Pouvez-vous nous parler brièvement de Yukio Mishima ?

Yukio Mishima, pseudonyme de Kimitake Hiraoka, est né à Tokyo en janvier 1925. Il reste l'un des cas littéraires les plus fascinants de la culture japonaise du 20ème siècle. De noble ascendance samouraï, il fait de ses œuvres un magnifique résumé de la coexistence, souvent conflictuelle, de la modernité, de l'existence spirituelle et de la civilisation industrielle dans le Japon de son époque. En 1949, son best-seller Confessions d'un masque le propulse sur la scène internationale et il commence à voyager en Occident, où il découvre la Grèce classique et s'éprend de la philosophie de la beauté et de la perfection. Les éléments clés de son récit ne sont jamais séparés d'une quête esthétique constante, de la précision du langage choisi aux thèmes abordés: beauté et mort, beauté et violence, beauté et éros.

Yukio Mishima était également un excellent dramaturge et expert en théâtre nō, initié à la connaissance de cet art par sa grand-mère maternelle, qui a profondément marqué ses premières années, le soustrayant aux soins de sa mère et l'élevant en fait comme un enfant du Vieux Japon, dans l'atmosphère ancienne et austère de sa maison. On peut observer l'histoire de la vie de Mishima en même temps que la nature de ses œuvres : de la phase introspective de Couleurs interdites et Neige de printemps, il passe en 1967 à La Voie du guerrier, une interprétation personnelle du Hagakure de Tsunetomo Yamamoto, un samouraï du 17ème siècle. Au cours des dernières années de sa vie, son intention de protéger l'empereur se matérialise par la fondation d'une armée privée entièrement financée par lui, la Tate no Kai (ou Société du bouclier).

Le 25 novembre 1970, après avoir pris d'assaut l'Agence de défense nationale, dirigée par le général Mashita, il prononce un dernier discours sur la préservation des traditions et de l'esprit japonais originel, mais il est moqué par l'assistance et se rend compte de l'échec de son message. Il charge alors son disciple préféré de le seconder pendant le seppuku et accomplit le suicide rituel, faisant ainsi passer à jamais sa figure dans l'histoire du monde.

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Quelles étaient les principales critiques de Mishima à l'égard du processus de modernisation de la société japonaise, quel type de culture préconisait-il et comment abordait-il le nationalisme ?

Le projet de façonner la société et la culture japonaises d'une manière considérée comme plus avant-gardiste remonte à l'ère Meiji (1868-1912), lorsque le shogunat était orienté vers la restauration du pouvoir impérial en termes politiques. Au cours de ces années, des chefs d'armée, des médecins et des ingénieurs d'État ont été envoyés en Europe pour apprendre les nouvelles technologies dans divers domaines par l'observation pratique et l'émulation/imitation, puis sont rentrés au Japon avec des connaissances sans précédent qui, en fait, ont changé la structure du pays au cours des années suivantes. Mais à quel prix ? L'inspiration équilibrée des nouvelles découvertes culturelles de l'Occident finit inévitablement par avoir un impact négatif sur le mode de vie japonais, qui est progressivement altéré dans presque toutes ses facettes. Le domaine qui souffre le plus de l'occidentalisation excessive est sans aucun doute celui des traditions, qu'elles soient religieuses ou historico-culturelles. La critique de Yukio Mishima doit cependant être mise en relation avec le contexte chronologique dans lequel il vit. L'ère Shōwa, correspondant au règne de Hirohito, est la plus longue ère du Japon moderne-contemporain, débutant en décembre 1926 et se terminant en janvier 1989. Au cours de cette période, le pays a connu un tournant important, celui de la défaite de la Seconde Guerre mondiale et la déclaration officielle de la nature humaine de l'empereur - connu sous le nom de ningen-sengen - qui avait toujours été considéré comme un descendant divin de la déesse du soleil Amaterasu. Dans ce cadre temporel, on a assisté à l'implosion des valeurs axiomatiques qui sont à la base de la civilisation japonaise, Mishima, qui, rappelons-le, menait un style de vie étranger - il portait souvent des chemises italiennes taillées sur mesure, fumait des cigares cubains et avait une maison meublée dans le style baroque, par exemple - reconfirme néanmoins sa totale loyauté à la figure de l'Empereur, qui incarne le véritable esprit du Japon.

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Dans La défense de la culture, Mishima raconte brièvement ce qui s'est passé en février 1936, lorsqu'une poignée de jeunes officiers sont descendus dans la rue pour réclamer une réforme de l'État qui limiterait le pouvoir excessif des oligarchies financières, espérant la participation active de l'empereur Hirohito, qui non seulement s'en est désolidarisé, mais a procédé à une condamnation sévère de leurs actions, ce qui a conduit les soldats insurgés qui n'avaient pas commis de seppuku à être exécutés sommairement; on les a traités comme des meurtriers de droit commun. Bien que l'auteur évoque les Événements du 26 février comme synonymes de révolution morale, la croyance enla personne divine du Tennō reste la seule forme de révolution permanente inhérente au système impérial lui-même.

Du point de vue de la « révolution conservatrice », quels aspects de l'attachement profond de Mishima à la culture traditionnelle et de son désir de transformation politique radicale pouvons-nous combiner ?

Toujours en se référant aux Actes du 26 février, mais en partant d'un point de vue alternatif, nous pourrions dire que l'attachement profond à la culture traditionnelle s'exprime, selon Mishima, par une restauration des valeurs anciennes en politique, en gardant toujours à l'esprit la centralité de l'Empereur et en réfléchissant également à l'idéal du Hakko-ichiu, c'est-à-dire « le monde entier sous un même toit », qui défend l'universalité des valeurs japonaises et voit le Japon comme un ambassadeur de leur diffusion dans le monde. Un aspect particulier: la littérature, en raison de l'utilisation qu'elle fait de la langue japonaise, est un élément important dans la formation de la culture et de la politique en tant que forme.

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Pouvez-vous nous parler du célèbre débat de Mishima avec les leaders étudiants de gauche à l'université de Tokyo le 13 mai 1969 ? Quelles significations symboliques ce débat a-t-il apportées au climat intellectuel japonais et comment a-t-il influencé les orientations politiques et philosophiques des générations suivantes ?

« Je suis japonais. Je suis né ainsi et je mourrai ainsi. Je ne veux pas être autre chose qu'un Japonais ». Cette déclaration a été prononcée lors d'une rencontre avec des étudiants de l'université de gauche Zenkyōto, le 13 mai 1969, alors que Yukio Mishima était invité à l'université de Tōkyō pour débattre avec Akuta Masahito, à l'époque l'une des figures les plus éminentes du domaine créatif du mouvement, aujourd'hui maître estimé du théâtre japonais contemporain. Au cours de cette confrontation, si vive et acérée qu'elle ressemblait à un combat de fleurets, Mishima reconfirme deux points essentiels de sa pensée, qu'il partage étonnamment avec les Zenkyōto : l'anti-intellectualisme et l'acceptation de la violence, à condition qu'elle soit soutenue par un cadre idéologique valable. Le Japon des années 1960 et 1970 est anesthésié face aux douleurs du passé et oriente ses efforts vers une reconstruction économique qui ne trouve cependant pas de correspondance spirituelle. Dans son propre pays, Mishima est une figure détestée par la gauche pacifiste et considérée avec suspicion par la droite conservatrice, une présence trop éclectique pour lui donner une position politique fixe et adéquate.

Quel est le rapport entre l'idéologie de Mishima et sa conception de l'art et de l'esthétique, en particulier du corps, de la beauté, de la discipline et de la mort, et quelle a été son influence sur les écrivains et penseurs ultérieurs ?

À l'instar de Gabriele d'Annunzio en Italie, Mishima a inscrit sa vie et son œuvre dans une vigoureuse commémoration du passé, alors que la grande majorité de l'élite culturelle se déclarait totalement projetée dans un avenir lointain (et hypothétique).

La vie et la littérature sont devenues deux éléments inséparables, et ce n'est probablement pas une coïncidence si Mishima a été le traducteur du barde italien en japonais. L'idéologie de Mishima trouve dans l'esthétique et dans sa recherche constante un fil conducteur étroitement lié, surtout dans ses romans, à la carnalité du corps, à ses descriptions plastiques et à l'appel constant à une discipline de fer. Il suffit de rappeler que le jeune Yukio Mishima a été réformé lorsqu'il a été appelé sous les drapeaux pour avoir été jugé trop chétif.

Après son voyage en Grèce, des années plus tard, il a pu observer les proportions parfaites des statues classiques et est rentré au Japon avec l'intention d'endurcir son corps, commençant ainsi à pratiquer les arts martiaux et le culturisme. L'image de lui, les mains attachées à la tête et les flancs transpercés de flèches, comme saint Sébastien, est si populaire que chacun d'entre nous l'a vue au moins une fois. Alors pourquoi devrions-nous encore parler sérieusement de Yukio Mishima ? Cent ans après sa naissance et à des centaines de milliers de kilomètres de distance (et une distanc qui n'est pas seulement culturelle), il exerce toujours une fascination - terrifiante pour certains - dérivée de son éblouissante pertinence.

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Comment Mishima a-t-il été perçu en Europe, et quels parallèles peut-on établir entre le nationalisme de Mishima et les interprétations de la crise culturelle par les intellectuels de droite en Europe ?

En dehors des best-sellers, dire que la diffusion et la réception de Yukio Mishima en Europe est aussi large que celle d'autres auteurs japonais, tels que Murakami ou Kawabata, par exemple, est plutôt osé. Cette raison pourrait également être due au caractère délicieusement politico-philosophique de certaines de ses œuvres, je mentionne à nouveau La défense de la culture en premier lieu, traduit parce que cet ouvrage était encore inédit par Idrovolante Edizioni.

Pour aborder le Mishima politique, il faut s'intéresser à l'histoire et à la culture japonaises. Certes, quelques stars comme David Bowie ou le photographe Eikō Hosoe ont contribué à diffuser son image en Occident, mais est-il vraiment correct de considérer Yukio Mishima comme une icône pop, comme certaines bibliothèques occidentales voudraient nous le faire croire ? Pour les milieux intellectuels de droite, Yukio Mishima représente un jalon en raison du caractère universaliste de ses essais politico-philosophiques. Soleil et acier ou Leçons pour les jeunes samouraïs, conçus dans une écriture agile, didactique et facile d'accès, représentent presque des vade-mecum pour tous ceux qui, comme lui, pour leur époque et leur pays, construisent jour après jour leur engagement politique militant comme dernier rempart à la défense des traditions de leur nation, et ceci est valable de Lisbonne à Budapest.

L'acte de seppuku de Mishima, le 25 novembre 1970, est-il l'aboutissement de sa quête idéologique et esthétique, ou doit-il être lu comme l'expression d'une profonde désillusion face à la modernisation de la société japonaise et à ses propres idéaux ?

Yukio Mishima a choisi le seppuku, le suicide rituel pratiqué par les anciens samouraïs, comme acte de mort, non pas par hasard, mais précisément pour démontrer de manière concrète et hautement dramatique sa désillusion face à la société japonaise alors totalement apathique. En même temps, cependant, on pourrait aussi y voir un désir de préservation esthétique jusqu'au dernier souffle. En effet, il est un guerrier de la vie, enivré par la séduction de la belle mort à l'ancienne, antidote infaillible à la lente décadence que représente la modernité.

Source : https://erenyesilyurt.com/index.php/2025/04/03/selenia-de...

vendredi, 11 avril 2025

Parution du numéro 483 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 483 du Bulletin célinien

Sommaire:

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Ottavio Fatica, traducteur de Céline 

In memoriam Chantal Le Bobinnec (1924-2025) 

Une polémique entre psys céliniens 

Céline dans “La Boîte à clous” (1950) 

Dans la bibliothèque de Céline (C1) 

Céline et Jean-Yves Tadié

Véronique et Lucette

C’est un bien joli livre que signe Véronique Chovin. À la mort  de  Lucette, elle est devenue cohéritière de Céline avec François Gibault qui fut son conseil durant un demi-siècle. C’est en 1970 que Véronique, alors  adolescente, fait la connaissance de Lucette en tant qu’apprentie danseuse. Elle reprend contact avec elle vingt ans plus tard et l’accompagne pendant trois décennies, jusqu’à son décès.
 

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Entretemps, maintes escapades joyeuses à Cabourg, Saint-Malo ou Menton… « Trente années passées auprès d’elle faites de voyages et de grâce, de légèreté, de silence mais aussi de tant d’amusement. » Grâce à cette amitié, elle connaît le petit monde des céliniens jusqu’à la découverte extraordinaire, il y a quatre ans, des manuscrits détenus indûment pendant des années par un journaliste qui entendait dicter ses conditions. L’ironie étant que son laborieux travail de décryptage des manuscrits fut, et pour cause, négligé par les spécialistes de l’écrivain qui effectuèrent leur propre transcription.
 
En une suite de courts chapitres, Véronique Chovin relate tout cela sans fard. Y compris ses démêlés avec deux célinistes de haut vol. Pour la même raison dans chacun des cas : la publication d’une correspondance inédite des années 1912-1919 dont elle souhaitait, avec l’assentiment de Lucette, garder la primeur. Elle l’édita, avec le concours d’Hugues Pradier, sous le titre Devenir Céline. C’est également elle qui éditera et préfacera La Volonté du roi Krogold. Contrairement à la plupart des céliniens qui considèrent ce texte avec indifférence,  elle en mesure la force et l’ensorcellement, d’autant  qu’elle le découvre  après  la  disparition de  Lucette : « Ce conte agissait comme un talisman, un réconfort, un porte-bonheur magique venu du passé et vécu comme un paradis perdu ». Une appréciation qui eût ravi Céline, autant fier de cette légende que de ses ballets… Elle publiera aussi deux livres sur Lucette (dont un cosigné avec elle), Céline secret (2001), puis Lucette Destouches, épouse Céline (2017). Ce ne fut pas sans susciter quelques grincements de dents : « À Meudon aussi, chez Lucette, l’hostilité à son égard redoublait. Certains habitués de la maison s’en allaient à son arrivée, d’autres n’hésitaient pas à l’attaquer frontalement ou bien, en sa présence, ne tarissaient pas de sous-entendus malveillants. » Pas toujours bienveillant le petit cercle de Meudon…
 

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Tout cela, Véronique Chovin le raconte à la troisième personne, manière subtile de prendre de la distance avec ce qu’elle a vécu. En ce qui concerne la réédition des pamphlets, on peut ne pas la suivre lorsqu’elle loue la position de Serge Klarsfeld résolument hostile à une publication, même “encadrée” comme l’on dit aujourd’hui. Or le travail édité au Canada est en tous points remarquable, quoiqu’en aient dit certains esprits chagrins. Revenant sur les inédits, elle évoque les querelles entre célinistes quant à la datation des inédits retrouvés. Notamment Londres qu’un universitaire italien persiste à ne pas dater de 1934. Or, ce texte comprend un quatrain de la chanson Katinka dont on sait, par la correspondance adressée à Mahé, qu’elle fut précisément composée cette année-là. L’un des derniers chapitres est consacré aux descendants de Céline qui, à la faveur de cette découverte, ont revendiqué des droits. Curieusement aucun d’entre eux n’a jamais marqué aucun intérêt notable pour l’écrivain. Voilà un reproche  qu’on ne peut assurément pas  adresser à l’auteur  de ce livre…

• Véronique CHOVIN, Céline en héritage, Mercure de France, collection “Bleue”, 130 p. (16,50 €).

mardi, 08 avril 2025

La jeunesse politique de Thomas Owen (1910-2002)

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La jeunesse politique de Thomas Owen (1910-2002)

par Daniel Cologne

Gérald Bertot naît le 22 juillet 1910 à Louvain. Il entreprend aux Facultés universitaires Saint-Louis, à Bruxelles, des études de droit dont certains aspects pragmatiques lui permettent de collaborer dès 1933 à la gestion du Moulin des Trois Fontaines (Vilvorde, banlieue Nord de Bruxelles). Il fait carrière dans la minoterie. En 1953, il est élu président de l’Association des meuniers belges. À l’époque, il a déjà derrière lui un nombre considérable d’écrits dans les catégories du journalisme politique (sous son patronyme), du récit policier ou fantastique (sous le pseudonyme de Thomas Owen) et de la critique d’art (sous le pseudonyme de Stéphane Rey).

Brillant représentant de ce que Jean-Baptiste Baronian appelle « l’école belge de l’étrange », Thomas Owen publie notamment Les maisons suspectes et autres contes fantastiques (1) et La Truie et autres histoires secrètes (2). Une dizaine d’années avant son décès (survenu le 2 mars 2002), il accorde un long entretien à un jeune universitaire qui lui consacre son mémoire et qui, parlant du talentueux polygraphe, l’évoque en ces termes : « Inépuisablement à l’affût des faiblesses humaines, jamais il ne juge ni n’impose ses pensées, étant lui-même sceptique et rebelle aux connaissances dogmatiques. » (3)

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Pourtant, cet homme à la grande ouverture d’esprit, dont la devise est « Tout comprendre pour tout pardonner », pourrait aisément être versé au nombre des  « révolutionnaires-conservateurs » des années 1930, voire à celui des adhérents à « l’aile dangereuse de la Jeune Droite ».

Gérald Bertot fait ses débuts littéraires en 1925 dans Le Blé qui lève, organe de la JUC (Jeunesse universitaire catholique). En 1930, il fonde La Parole universitaire. La même année, il devient rédacteur en chef de L’Universitaire catholique, tout en collaborant à des revues comme L’Autorité, dont l’intitulé même illustre le mot d’ordre : « Pas de compromission ». Gérald Bertot le concède : « Nous étions très rigoristes sur le plan de la position catholique […]. On nous considérerait probablement aujourd’hui comme des intégristes » (propos tenus en 1993).

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Anne Deckers confirme : « Tous ses textes de jeunesse, qu’ils soient critiques littéraires ou autres, restent très (trop ?) respectueux de la religion en dépit de leur vernis révolutionnaire et de leur ton de violente franchise ».

À Gérald Bertot, le catholicisme apparaît comme un ensemble de « trésors temporels et spirituels » constituant « le plus lumineux héritage à léguer aux temps à venir ». Il écrit encore cela en 1934. Mais vers 1936, il s’indigne devant   « le massacre qu’ils [les catholiques] font des plus nobles idées » et leur reproche de plus en plus leur « incompréhension du problème social », leurs « tâtonnements multiples », leurs « hésitations écœurantes », leur propension à se catamorphoser en une « ligue de bourgeois assouvis, attentifs à l’âme des petits, à la moralité des conscrits, mais trop longtemps insouciants du sort matériel et moral des travailleurs ».

Dans un article retentissant de l’été 1936, Gérald Bertot fait l’inventaire des « Fastes et faiblesses du parti catholique », l’accuse de se laisser contaminer par le « profitariat », grande maladie de l’après-guerre, le vitupère dans la mesure où il « restaure à coup de compromissions et de lâchetés » l’ordre ancien assimilé à un « édifice de plâtre » dont « il faut hâter l’écroulement ».

Chez le futur Thomas Owen affleure parfois l’impatience de participer à l’édification d’un « ordre nouveau ». Il n’est donc pas surprenant de trouver sous sa plume un éloge de Mussolini qui répand de « saines théories » de « renouveau social et politique ». Le jeune chroniqueur admire « la force qui se dégage de la personnalité du chef d’État italien ».

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Après l’Anschluss, Gérald Bertot prend ses distances par rapport à une Allemagne pour laquelle sa durable sympathie s’enracine dans une inébranlable conviction pacifiste et dans la dénonciation de l’iniquité du traité de Versailles. Il se déclare « convaincu de la lourde responsabilité des alliés dans le durcissement de l’Allemagne ». Il s’attaque à Romain Rolland et à son enthousiasme aveugle pour « la plus fragile trilogie de notre temps, le bloc France - Angleterre - URSS ». Le marxisme demeure son ennemi numéro un tout au long de la décennie 1930. Il qualifie de « folie pure » l’idolâtrie de la « collectivité abstraite ». Il décrit « l’esprit révolutionnaire » comme un pseudo-idéal « creux, vide autant d’héroïsme que de signification claire ». Dans la citation qui précède, c’est moi qui souligne, car à travers l’aspiration à la clarté, je pense mettre le doigt sur  « l’équation personnelle » du jeune journaliste politique en même temps que sur la meilleure raison de le relire d’un œil favorable. l’ordre nouveau doit se construire « par voie d’évolution raisonnée », écrit Gérald Bertot, pour qui la  « culture personnelle » et la « doctrine précise » sont les « seuls garants d’une action efficace et durable dans l’avenir ». Il ajoute pertinemment que « l’esprit ne peut perdre ses droits sous prétexte que le temps passe ».

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La Seconde Guerre mondiale brise chez Gérald Bertot l’appel gœthéen vers « plus de lumière » et le rêve kantien d’une « paix perpétuelle ». Thomas Owen se réfugie dans l’imaginaire, l’autre témoignage d’une nordicité qui imprègne la littérature belge de langue française de Charles De Coster à Jacques Brel. Le critique d’art Stéphane Rey demeure un grand classique amoureux des formes accomplies, peu perméables aux charmes douteux de l’abstraction - même baptisé « lyrique » - et à la trouble séduction d’un art « non-figuratif » que l’on devrait souvent vilipender comme un art défiguratif.

Que retenir de la préhistoire juvénile et politique de Thomas Owen ? Par delà son refoulement dégoûté du « régime pourri […] des politiciens sans sincérité », son aversion pour la nationalisme post-14-18 et ses aigres parfums de revanche, l’horreur que lui inspire la pseudo-religion marxiste, il faut voir en lui un « non conformiste des années Trente », un jeune catholique se débarrassant rapidement des préjugés de sa famille spirituelle d’origine et se hissant à la vision d’un « ordre nouveau » fondé « sur des principes immuables ». Ces « principes immuables » auraient pu s’articuler autour d’une identité européenne, via la réconciliation avec l’Allemagne, s’il s’était trouvé plus de gens pour « hurler que la guerre était avant tout idiote, que c’était indigne des hommes de l’avoir faite et que ce serait immonde de la recommencer ».

Voilà ce qu’écrit en 1937 un jeune « révolutionnaire-conservateur », à la fois « à droite » et « à gauche », qui s’apparente tantôt à Léon Daudet lorsqu’il honnit « le siècle plat » (le « stupide XIXe siècle »), tantôt à José Antonio Primo de Rivera à l’unisson duquel il pourrait clamer que « l’action sans pensée n’est que barbarie », tantôt à Jacques Prévert qui nous rappelle tout simplement, dans un poème mis en musique et chanté par Yves Montand : « Quelle connerie, la guerre ! »

Daniel Cologne

Notes

1 : Verviers, Éditions Marabout, 1978.

2 : Bruxelles, Éditions Labor, 1988.

3 : Anne Deckers, Thomas Owen ou La Force du regard, Université libre de Bruxelles, année académique 1992 - 1993, p. 183. Ce mémoire mériterait d’être édité. Les citations qui suivent sont extraites du premier chapitre (pp. 2 à 24) consacré à la jeunesse de Gérald Bertot devenu Thomas Owen en 1941.

samedi, 05 avril 2025

Juvénal, de la Rome célinienne au Kali-Yuga romain

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Juvénal, de la Rome célinienne au Kali-Yuga romain

par Nicolas Bonnal

L’époque que nous vivons est épouvantable, surtout en Occident. Ce vieil Occident aime se pencher comme dit Guénon vers l’ouest, qui est le côté de la mort. Occidere veut dire aussi tomber et tuer (uccidere en italien). Il n’a guère progressé et ne rêve à nouveau que d’extermination belliqueuse sur fond de liquidation morale, intellectuelle et culturelle : comparez le début du dix-neuvième ou même du vingtième siècle  -Debussy, Bartok, Ives, Stravinski… - au nôtre, pour sourire...

J’évoque, dans mon recueil sur la décadence romaine, mère de toutes les décadences occidentales et italiennes, Juvénal, poète (60-140 après JC) dont je relis les satires, comme pour me consoler de l’actualité. Si la roche tarpéienne, comme on dit, est proche du Capitole, le Kali-Yuga décrit par cet immense et célinien artiste est proche de l’Age d’or d’Auguste, Horace et Virgile. Les âges d’or ne durent jamais très longtemps (cf. le siècle des Lumières façon Goethe, Rameau et Mozart) et très vite le pain et les jeux, comme dit Juvénal, ont le dessus. L’Esprit a toujours le dessous.

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Juvénal écrit dès sa première satire cette acérée remarque contre les méfaits de la paix :

« Aujourd'hui nous souffrons des maux d'une longue paix, plus cruelle que les armes ; la luxure nous a assaillis pour la revanche de l'univers vaincu. Aucun crime ne nous manque, aucun des forfaits qu'engendre la débauche, depuis que la pauvreté romaine a péri ».

Ne nous plaignons pas d’une absence de guerre non plus : certaines guerres produisent le sang, l’engrais de cette plante qu’on nomme le génie, comme dit Joseph de Maistre, certaines ne produisent rien du tout, comme la Seconde Guerre Mondiale, qui reste l’horreur la plus stérile de l’Histoire du Monde. Elle a juste produit la Société du Spectacle et un anéantissement général, spirituel et culturel, sous couvert d’économie, de destruction de la terre muée en réserve minérale et d’unification mondialiste.

Se plaint-on du pouvoir de l’argent ? Juvénal écrit que :

« Le premier, l'or obscène a importé chez nous les mœurs étrangères ; avec son luxe honteux, la richesse, mère des vices, a brisé les traditions séculaires. »

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Rappelons que pour Fustel de Coulanges le pouvoir romain s’est établi partout parce qu’il s’est toujours appuyé sur les riches, - comme finalement le pouvoir américain. Le tout s’achevant comme bientôt notre monde par un effondrement généralisé et une dépopulation fantastique (baisse de 80% de la population en cinq siècles, on va compter les survivants vers 2100 ou 2200…).

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La satire VI est la plus longue et la plus fameuse, formidablement misogyne (ô Ursula, Angela, Christine, Brigitte, Hillary, Sandrine et des milliards d’autres maintenant…) et en guerre contre la révolution sexuelle tancée par Fellini dans son Satiricon et ses films sur la société de consommation et de con-soumission. Artiste visuel totalement génial, Fellini est et reste le sublime commentateur romain de cette Dolce Vita qui nous a tous emportés vers le Grand Reset.

Parle-t-on de sexe ou de libération des mœurs ? Juvénal pornographe explique que :

« Lorsque l'amant fait défaut, on livre assaut aux esclaves ; faute d'esclaves, on appelle un porteur d'eau ; si enfin il n'y a pas moyen de trouver d'homme, on n'attendra pas davantage, on se couchera sous un âne ».

Evoque-t-on l’avortement ? Juvénal rappelle :

« Le moment même où Julie nettoyait d’une foule d’avortons sa féconde matrice et se délivrait de fœtus qui ressemblaient à son oncle. »

L’incrédulité se développe alors bien sûr, et ceux qui critiquent Harry Potter et son influence sur les anciennes têtes blondes de Londres ou de Strasbourg feront bien de lire ou de relire ces lignes :

« Existe-t-il des mânes, un royaume souterrain, une gaffe de nautonier, un Styx avec des grenouilles noires dans son gouffre, et une barque unique pour faire passer le fleuve à des milliers d’ombres ? Même les enfants ne le croient plus, sauf ceux qui n’ont pas encore l’âge de payer aux bains. »

Nous plaignons-nous de la domination des experts, des médecins, des médiatiques et des diététiciens et des bateleurs de tout poil ? Notre poète a encore réponse à tout :

« Dis-moi ce que c’est qu’un Grec ? Tout ce qu’on veut : grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, masseur, augure, danseur de cordes, médecin, magicien, que ne fera point un Grec famélique ? »

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Le Grec c’est l’expert, l’animateur, l’agent mercuriel évoqué par Yuri Slezkine dans un sulfureux livre et c’est aussi un être formidablement motivé par le fric. On redécouvrira les réflexions de Gobineau ou de Le Bon (la cité grecque comme enfer pour le citoyen – vive l’empire perse !) sur ces Grecs qu’on nous vend depuis des siècles.

Sur le bruit en ville :

« Où louer un appartement où l’on puisse fermer l’œil ? Il faut une fortune pour dormir dans notre ville. Voilà ce qui nous tue. Le passage embarrassé des voitures dans les rues étroites, le désordre bruyant du troupeau, ôteraient le sommeil à Drusus lui-même… »

Sur l’étatisme, la fiscalité, les contrôles tous azimuts, Juvénal écrit ces lignes qui auraient pu inspirer Taine ou Jouvenel (pas besoin d’Etat moderne, l’Etat est toujours là, voyez aussi Balazs sur la tyrannie des eunuques chinois) :

« Qui oserait vendre ou acheter ce poisson, quand tant de délateurs surveillent les côtes ? Il y a partout des inspecteurs qui chercheraient noise au pauvre pêcheur ; ils affirmeraient que le poisson a été élevé dans les viviers de César, qu’il s’en est échappé et qu’il revient de droit à son premier possesseur. »

Juvénal remarque aussi que le fisc tue la nature – on est là proche de Heidegger :

« Nous n’avons plus un arbre qui n’ait à payer une taxe au Trésor : il mendie, ce bois dont les muses ont été exilées. »

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Juvénal nous met enfin en garde contre l’astrologie, l’occultisme et aussi contre le notable allongement de la durée de vie, obsession dont les imbéciles font leurs choux gras dans les pages branlantes du Fig-Mag (ce baby va vivre centre-trente ans !) :

« Donne-moi longue vie ; accorde-moi, Jupiter, de longues années. " C'est le vœu, le seul, qu'en bonne santé tu formes, ou malade. Mais quelle suite d'affreux maux accablent une longue vieillesse ! »

Pour lui (qu’on devine réactionnaire…) comme pour Céline ou Drumont – ou même Mirbeau - il ne sert à rien d’écrire à une époque où tout le monde écrit :

« Il serait sottement clément, puisqu’on se heurte partout à tant de poètes, d’épargner un papyrus qui trouverait toujours à se souiller. »

La rage devient comme chez nos polémistes la vraie raison d’écrire :

« Qui donc pourrait se résigner au spectacle des hontes romaines ? Comment exprimer la colère dont mon foie se dessèche et brûle, quand la populace s’écrase pour laisser passer la foule de clients faisant cortège à un spoliateur qui a réduit sa pupille à se prostituer ou à cet autre condamné par un jugement tombé à l’eau ? »

On se répète sur cette dinguerie sexuelle qui semble un apanage romain à travers les siècles :

« Qui donc peut dormir, quand une bru s’abandonne à son beau-père par cupidité, quand des fiancées ont déjà fait la noce, quand des adultères sont encore enfants ? Le génie n’est plus indispensable, c’est l’indignation qui forge les vers, et ils sont ce qu’ils sont. »

Parfois Juvénal aussi oublie son enfer fellinien et il renoue avec le sublime et l’ésotérisme noble des romains enracinés dont a sublimement parlé Guénon (de Pythagore à Dante –j’aurais ajouté Lorrain et Poussin… -, en passant par Virgile, la présence initiatique et traditionnelle en Italie, mère par ailleurs de tous les vices et de toutes les tyrannies et de toutes les forfanteries) ; il cherche à déchirer le voile de la Maya ou les murs de la prison de fer de Dick :

« Sur toute la surface des terres qui s'étendent de Gadès à ce berceau de l'aurore qu'est le Gange, peu d'hommes sont capables de discerner les vrais biens de ceux qui leur sont funestes, derrière les nuées de l'illusion. Quand sera-ce d'après la raison que nous craindrons ou désirerons ? Quel projet formé sous d'heureux auspices ne risque pas de nous mener au repentir, si nous l'accomplissons ? »

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Enfin Juvénal envoie promener nos humanités (instruction vient de instruere, ranger en ordre de bataille…) qui ont reposé via Plutarque sur la célébration des généraux et de leurs massacres :

« Le terme de cette vie qui mit jadis sens dessus dessous les affaires des hommes, ni les épées n'en décideront, ni les rochers, ni les flèches ; mais le bourreau du vainqueur de Cannes, le vengeur de tant de sang répandu, sera un simple anneau. Va insensé, cours à travers les Alpes escarpées, pour finalement amuser des écoliers et devenir un sujet de déclamation. »

* * *

Juvénal – Satires, traduites par Henri Clouard

vendredi, 28 mars 2025

Quand Joseph Kessel annonce Jean Baudrillard

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Quand Joseph Kessel annonce Jean Baudrillard

Nicolas Bonnal

1936 : l’aventurier des enfants Joseph Kessel passe en Amérique et travaille à Hollywood avec Anatole Litvak. On est à l’époque de Duhamel, d’Aron et de Céline et notre enfant gâté va cracher dans la soupe et écrire un bref essai sur le mirage hollywoodien qui dénonce à sa façon l’Amérique et la matrice qu’elle met en branle avec son culte de la technique et de la perfection. Un monde de simulacre et d’intelligence (et de sensibilité) artificielle apparaît, qui le choque et le fascine à la fois. C’est que comme Baudrillard après lui, venu, lui, pour enseigner, Kessel découvre le vrai mirage américain, le désert, décor (sic) naturel des films et des westerns. Ce désert est magique et bien enchanté, il est le fruit aussi d’un truquage, comme il écrit incroyablement au début de son livre. Kessel comprend que le monde devient un artifice sous la pression de l’activité et de la créativité américaines. Il ne sera plus humain. Mais est-ce si grave ?

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On fera comme Baudrillard, dans ces cas-là, qui cite Borges et son texte essentiel sur les cartes :

« En cet empire, l'Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d'une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l'Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l'Empire, qui avait le Format de l'Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l'Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l'abandonnèrent à l'Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l'Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n'y a plus d'autre trace des Disciplines géographiques. »

Un monde survient, celui du simulacre, qui n’est plus un monde réel – il sera hyper-réel si possible.

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Kessel voit le sanatorium à venir :

« Les boulevards sont tirés au cordeau. Les quartiers se suivent, découpés géométriquement, enfermant des maisons tranquilles et muettes. On a l'impression d'un asile pour retraités de grand luxe ou d'un immense sanatorium distribué en pavillons somptueux.

Pas de vie populaire, pas de cohue pittoresque. Seules roulent les automobiles qui portent des gens dignes et pressés. »

Il ajoute sur cet univers mystérieusement pacifique (sorti de Ségovie, des alcazars, de l’Alhambra et d’un conte de fées hispano-mauresque en fait) :

« Mais dans ces allées féeriques, on n'entend pas un cri d'enfant, pas un aboiement de chien, on n'aperçoit pas une silhouette aux fenêtres…

Mais dans ces maisons, où le confort intérieur est égal à la simplicité somptueuse des façades, on ne sent pas de vie.

Elles sont, même habitées par dix personnes, comme vides et interchangeables. »

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L’habitat célébré par Heidegger n’est plus là, on est dans la machine à habiter, dans la boîte de conserves humaines. Baudrillard sera moins dur : ce vide, cette féérie, cette luminosité, cette glissade, il la célébrera, lui !

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Pas Kessel :

« Mais dans les plus grandes artères, il n’y a pas de passants. Les automobiles roulent, roulent sans arrêt les unes derrière les autres, comme les anneaux d'une chaîne sans fin, entre les trottoirs déserts. C'est la seule ville au monde où l'on voit les camelots vendre les journaux au milieu de la rue, aux carrefours où les signaux lumineux et les bras mécaniques arrêtent, pour quelques secondes, le flux des voitures. »

Ce monde récolte la distance (on se rapproche de Debord…) :

« Mais pour voir un ami, pour acheter un grapefruit- dans ces marchés aux piles rigoureuses qui ressemblent à des halls d'usine -, il faut faire des kilomètres et des kilomètres. »

Il ajoute :

« Vitesse, rendement, précision, correction: voilà les caractéristiques essentielles de l'existence. »

On passe au choc éprouvé et décrit par Céline et Duhamel (voir nos textes). On est dans la technique et dans l’artifice, plus dans la réalité. Et le cinéma précipite notre petit monde européen dans cette matrice.

Heureusement il y a le désert, et c’est là ce qui va rapprocher Kessel de Baudrillard : c’est encore le désert de Saint-Exupéry ou de Monfreid, celui du père de Foucauld et d’Alerte au sud.

« Un monde s'était évanoui tandis que je reposais. Un autre était né, et combien différent.

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Les étoiles scintillaient plus vigoureuses, plus drues, plus nues, dans un ciel plus lisse et plus sec. La lune éclairait une terre vierge, sans un arbre, sans une herbe, qui s'étendait en vallonnements ombreux jusqu'à des monts stériles, d'un profil si pur, si sauvage qu'ils semblaient dressés par les anges farouches de cette incomparable solitude. Et tout à coup dans le grain du sol, dans son indéfinissable respiration, dans le souffle de liberté qui amplifiait la nuit au-delà d'elle-même, je reconnus le sceau émouvant entre tous des espaces qui échappent au contrôle de l'homme, le sceau que j'avais surpris de Palmyre à l'Euphrate, au Rio de Oro, le long des côtes de la mer Rouge. C'était, vraiment, le désert. »

Kessel pressent le devenir spatial de ce désert : la conquête de l’espace c’est la conquête de ce désert, la nuit en fait. La première partie de 2001, celle du désert et de la transformation sur fond de Richard Strauss et du Zarathoustra reste l’essentielle. Kessel :

« La voiture silencieuse roulait sur la piste luisante, mais elle avait beau augmenter sa vitesse, le désert était toujours là, autour de nous, en nous, tragique, auguste, fascinant. »

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Kessel oppose donc ces deux mondes : le désertique et l’artificiel. On a déjà ce pressentiment chez Tocqueville dans ses Quinze jours de désert. Le voyage dévoile notre arraisonnement du monde, notre anéantissement du monde antérieur. Car la civilisation est devenue ce qui anéantit le monde – pas seulement physiquement, ontologiquement. Kessel :

« Il faisait sentir bien au contraire, il n'est pas de pays en Europe où la nature ait si fortement gardé ses droits et sa vertu primitive, que les villes géantes sont perdues comme des îlots parmi les savanes, les montagnes, les forêts, les plaines et les sables et que toute leur civilisation mécanique - automobiles rapides, avions dévorants, appareils de TSF raffinés ne sont que des instruments d'une lutte encore inégale contre l'étendue et contre l'élément. »

Kessel est heureux de quitter les artifices :

Trois heures auparavant j'avais quitté le lieu le plus artificiel du monde, qui convertissait en industrie colossale les visages et les sentiments, qui les débitait pour le monde entier, comme des conserves, et voici que je me trouvais aussi loin des hommes que si des océans m'en avaient séparé. »

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Et le désert lui semble tout-puissant :

« Mais ces baraques branlantes, misérables, à l'humilité desquelles le glaive des phares était impitoyable, recroquevillées sans un abri, sans une ombre, à la lisière de ce sol aride et mystérieux, ne faisaient qu'ajouter à la muette victoire du désert. »

En fait le désert devient aussi un artifice : les villes champignons poussent, tout le monde a de l’eau et on construit des condominiums de luxe. Kessel cite Palm Springs et la Quinta, lieux qui l’enchantent, mais qui se sont surdéveloppés depuis son passage.

Baudrillard écrit dans son poème en prose sur l’Amérique ces lignes géniales :

« Ce qui est neuf en Amérique, c'est le choc du premier niveau (primitif et sauvage) et du troisième type (le simulacre absolu). Pas de second degré. »

Mais comme on sait au lieu de s’en prendre à l’Amérique parce qu’elle est le lieu du simulacre et de l’inauthentique, Baudrillard la célèbre – on se souvient qu’il prend le contrepied de Guillaume Faye dans ces lignes que j’ai étudiées dans un autre texte :

"Pourquoi pas une parodie de la ville avec Los Angeles? Une parodie de la technique à Silicon Valley ? Une parodie de la sociabilité, de l'érotisme et de la drogue, voire une parodie de la mer (trop bleue !) et du soleil (trop blanc !). Sans parler des et de la culture(s). Bien sûr, tout cela est une parodie! Si toutes ces valeurs ne supportent pas d'être parodiées, c'est qu'elles n'ont plus d'importance. Oui, la Californie (et l'Amérique avec elle) est le miroir de notre décadence, mais elle n’est pas décadente du tout, elle est d'une vitalité-hyperréelle, elle toute l'énergie du simulacre".

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Il faut être honnête : le simulacre a gagné. Baudrillard :

 « C'est le jeu mondial de l'inauthentique » bien sûr: c'est ça qui fait son originalité et sa puissance. Cette montée en puissance du simulacre, vous l’éprouvez ici sans effort. »

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On comprend que comme chez Baudrillard ou Artaud on ait alors ce penchant pour le Mexique : d’ailleurs quel aventurier américain ne rêve de s’y réfugier au Mexique ?

« Le Mexique était là, voisin, pressant, le Mexique à qui cette région avait été arrachée, à qui elle tenait par tout - son profil, son climat, son odeur. Et l'on comprenait soudain pourquoi les Américains, après avoir conquis ce désert, lui accordaient une telle vertu. Ils cherchaient inconsciemment dans sa nudité, dans ses flancs stériles, un remède à leur agitation, une arme contre eux-mêmes, une halte dans la cadence infernale qui réglait leur vie et la vidait de toute substance. Sans se l'avouer, ils enviaient la nonchalance des hommes qui passent des heures immobiles à nourrir d'incompréhensibles rêves, pour qui le temps est une mesure indifférente… »

C’était avant que le Mexique ne devînt un « satellite industriel » de l’Amérique, comme l’a remarqué Todd dans son livre. Le Mexique maintenant c’est une banlieue.

« Tout est loin, tout est glacé, tout s'engrène automatiquement… »

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Ecrivain populaire par excellence, génial et simple à la fois, Kessel rejoint Pagnol et surtout Alphonse Daudet qui remarque déjà dans Tartarin sur les Alpes :

Tartarin sur les Alpes donc, chapitre V :

« La Suisse, à l’heure qu’il est, vé ! monsieur Tartarin, n’est plus qu’un vaste Kursaal, ouvert de juin en septembre, un casino panoramique, où l’on vient se distraire des quatre parties du monde et qu’exploite une compagnie richissime à centaines de millions de milliasses, qui a son siège à Genève et à Londres. Il en fallait de l’argent, figurez-vous bien, pour affermer, peigner et pomponner tout ce territoire, lacs, forêts, montagnes et cascades, entretenir un peuple d’employés, de comparses, et sur les plus hautes cimes installer des hôtels mirobolants, avec gaz, télégraphes, téléphones !…

– C’est pourtant vrai, songe tout haut Tartarin qui se rappelle le Rigi.

– Si c’est vrai !… Mais vous n’avez rien vu… Avancez un peu dans le pays, vous ne trouverez pas un coin qui ne soit truqué, machin comme les dessous de l’Opéra ; des cascades éclairées à giorno, des tourniquets à l’entrée des glaciers, et, pour les ascensions, des tas de chemins de fer hydrauliques ou funiculaires. »

Le monde moderne, a écrit Feuerbach, c’est celui qui précède la copie à la réalité. Dont acte.

Celui qui comprend tout avait déjà écrit :

« A mesure que nous avancions, le but de notre voyage semblait fuir devant nous (Tocqueville). »

Sources principales :

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2023/09/20/j...

https://www.amazon.fr/Hollywood-ville-mirage-Joseph-Kesse...

https://fr.wikipedia.org/wiki/De_la_rigueur_de_la_science

https://www.dedefensa.org/article/tartarin-de-tarascon-et...

https://www.dedefensa.org/article/tocqueville-et-la-fin-d...

vendredi, 21 mars 2025

Parution du numéro 482 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 482 du Bulletin célinien

Sommaire :

“Chimiste le matin, écrivain l’après-midi, docteur le soir” [2ème partie]

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Micberth

Connaissez-vous Michel-Georges Micberth (1945-2013) ? En novembre 1968 le supplément littéraire du quotidien Le Monde nous apprend la création, par l’Institut Micberth, d’un prix Louis-Ferdinand Céline “destiné à découvrir et à encourager un jeune auteur d’expression française”.  À cette fin,  l’initiateur de ce projet fait la connaissance de Lucette ; elle vit alors dans son garage aménagé suite à l’incendie qui ravagea la maison quelques mois auparavant. Le projet fera long feu car la veuve de l’écrivain en tenait exclusivement pour un prix récompensant un récit animalier. On peut lire dans un récent recueil des textes de Micberth la relation divertissante de cette visite rédigée à l’époque et publiée quatre ans plus tard dans un hebdomadaire éphémère qu’il avait créé. Ce qui perdura, c’est l’admiration du jeune Micberth (il avait alors 23 ans) pour l’écrivain : « Savoir si Céline fut le plus grand n’a aucun intérêt, c’est du domaine de la subjectivité. Ce que l’on peut affirmer sans se tromper c’est sa dimension universelle, son éblouissante importance dans le temps et dans l’espace. » 
 

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L’anarchiste de droite qu’il était fut de toute évidence influencé par le style célinien lorsque le poète se mua en pamphlétaire. Son talent fut salué dans le BC par  Jacques d’Arribehaude,  détenteur, lui aussi,  d’une sacrée  plume: « Les textes de Micberth ont l’admirable éclat d’une série de beignes appliquées à toute volée sur les faces de pitres, de loufiats et de tarés qui règnent sur ce pauvre monde et mettent à l’abrutir une opiniâtreté, une haine, une infamie dans la délation et le sournois verrouillage juridique, qui rendraient aimable le souvenir de l’Inquisition. Dans ce monde à ce point asservi et rampant, la sainte colère de Micberth, son ironie meurtrière, sont un réconfort, une bouffée d’oxygène, proprement inestimables. Tant de verve, et de si haute tenue, ne peut que mettre en appétit, mais il s’y mêle aussi, tout comme chez Bloy, des pages d’émotion, de gravité poignante, de poésie pure, qui témoignent d’une souveraine maîtrise de style dans une langue merveilleusement vivante. » En 1973, Micberth eut les honneurs d’une “Anthologie du pamphlet de la Libération à nos jours”, éditée par Le Crapouillot, et, tout récemment,  dans un hors-série centré sur “Les anars de droite” conçu par Valeurs actuelles.
 

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Son portrait de feu Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur, valait le détour : « Faux bonhomme, faux libéré, faux talent, faux semblant, faux socialiste, faux journaliste, faux penseur, faux-fuyant, mais vraie vraie salope. Depuis vingt ans, lui et son équipe du Nouvel Obs sont passés à côté de l’authentique, du singulier, de l’essentiel, de l’important pour ne pas privilégier, avec une opiniâtreté qui force la considération des ânes, que le dérisoire des sciences humaines et son cortège d’idoles de pacotille. » Il fut également un éditeur prolifique, essentiellement de monographies sur l’histoire locale de la France. Disposant du matériel phonographique nécessaire, il eut la générosité d’éditer plusieurs disques dont je lui soumis le projet. Consacrés tour à tour à Arletty, Robert Le Vigan, Albert Paraz, ils sont pour la plupart épuisés aujourd’hui¹. Écrivain, activiste, fondateur de journaux, dessinateur, ce créateur multiple était avant tout un esprit libre.

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• MICBERTH, Les Vociférations d’un ange bariolé, Le Livre d’histoire – Lorisse, coll. “Petite bibliothèque insolite”, 2024, 308 p. (postface de François Richard). Prix : 35 € franco au Livre d’histoire, place du Château, F-02250 Autremencourt.

Note:

  1. (1) Le disque reprenant mon entretien avec Arletty a été réédité par les éditions Frémeaux.

samedi, 15 mars 2025

Âge d’or et fin du monde - Lectures croisées de Charles Baudelaire et Robert Montal

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Âge d’or et fin du monde

Lectures croisées de Charles Baudelaire et Robert Montal

par Daniel Cologne

Robert Frickx-Montal est un écrivain polygraphe belge né à Bruxelles en 1927 et décédé dans le Brabant wallon en 1998. En 1993, il a été reçu à l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique. Il laisse une œuvre abondante et diversifiée qu’il a lui-même divisée en deux parties bien distinctes: les essais d’histoire et de critique littéraires (publiés sous son patronyme Robert Frickx) et les livres de fiction et de poésie (édités sous le pseudonyme de Robert Montal) (1).

Le présent article propose des lectures croisées de L’Invitation au voyage de Baudelaire et de Rupelmonde (2), un des plus beaux poèmes de Montal.

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Pour le lecteur peu familier de la géographie flandrienne, précisons que Rupelmonde est une localité, connue par son chantier naval, située à l’endroit où le Rupel se jette dans l’Escaut. Le Rupel est la continuation de la Dyle. Dans celle-ci se jette la Senne, partiellement voûtée depuis 1866, mais qui traversait autrefois Bruxelles. Il n’est pas sans intérêt géopolitique de noter que la capitale belge fait originellement partie du bassin oriental de l’Escaut. Mais entrons dans le vif de notre sujet, qui relève avant tout de l’analyse littéraire.

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Sa bibliographie en témoigne. Le critique littéraire Robert Frickx s’intéresse en priorité aux « poètes maudits » (Nerval, Lautréamont, Rimbaud). Dans les vers de Robert Montal retentissent tout naturellement des échos nervaliens ou rimbaldiens.

D’Aden, de Chypre ou de Java, où il avait choisi de tourner le dos à la poésie pour se consacrer au négoce, Arthur Rimbaud (3) aurait pu écrire qu’ils furent les « tréteaux de sa dernière enfance », comme le chante Robert Montal en s’adressant à la « maison des champs » où il s’est finalement éteint: son « royaume en Brabant ».

Pareil à l’éternel adolescent de Charleville, Robert Montal aurait préféré ne pas grandir :

« Vaille que vaille

dans la stupeur et l’hébétude

ballotté de classe en étude

puisant dans la sueur des livres

l’illusion qui me fait vivre. »

Le comte de Lautréamont (4) avoue « avoir reçu la vie comme une blessure ». Robert Montal évoque sa naissance sur un mode moins tragique. Certes,

« Je suis né sur le seuil

d’une époque incertaine

qui commençait à peine

à panser ses blessures

et n’osait respirer

que du bout des poumons. »

Mais le poète s’empresse d’ajouter :

« En ce temps-là pourtant

l’air sentait encore bon. »

Et ailleurs dans le même recueil L’Orme tremblé :

« En ce temps-là

les avions avaient encore des ailes

les gens ne fuyaient pas la nuit

pour regarder pourrir la terre

devant l’écran de la télé.

La vie avait l’odeur du bois brûlé

l’heure coulait en ralenti. »

La référence au « Prince d’Aquitaine » (5) atteste néanmoins combien Robert Montal recueille, dans l’héritage de Gérard de Nerval, le pessimisme prenant racine dans la hantise du temps qui passe, le doute métaphysique, un agnosticisme à peine édulcoré par le romantique sentiment de la nature.

« D’ailleurs

à mesure que mon temps diminue

je dialogue plus souvent

avec Celui

qui peut-être m’attend

Non pas le Dieu que redoutait ma mère

qu’on adore à l’église

dans le luxe et l’orfroi

qui prend au miséreux

l’obole élémentaire

qui tue le fils avant le père

mais le dieu des jardins

des vergers et des bois

qui est partout

dans chaque rose

dans la ronce et dans la rose

dans l’arrivée

dans le départ

dans la nécessité

comme dans le hasard. »

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Enfant du faubourg, Robert Montal imagine un paradis champêtre d’où il n’aurait pas été complètement expulsé:

« Mais une part de moi

est restée au village

suivre la course saisonnière

des certitudes jardinières. »

À la différence de son aîné Marcel Thiry (6), Robert Montal est un sédentaire. Du nomadisme, il ne ressent que quelques timides velléités.

« Des envies de départ

me taquinaient les jambes

mais je ne sais quelle force plus grande

me retenait ici. »

Ni les rivages américains ni les mégaports du Canada ne tentent notre anti-héros qui ne se sent pas l’âme d’un aventurier et qui, même dans le miroir d’une nuit d’ivresse, ne se verrait pas corsaire nanti des incontournables œil de verre et jambe de bois.

« Je ne suis ni Surcouf

ni Gerbault ni Colomb

je n’irai pas à Vancouver

je me suis fait une raison. » (7)

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Revenons au recueil intitulé Un Royaume en Brabant. Robert Montal y écrit :

« Hâte-toi, ma sœur, il sonne midi;

Si tu ne viens pas, tout est à refaire.

Ô mourir à deux, en pleine lumière,

Par le même amour, corps anéantis ! »

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Ces vers rappellent irrésistiblement la première strophe de L’Invitation au voyage de Charles Baudelaire (8),

« Mon enfant, ma sœur,

Songe à la douceur

D’aller là-bas vivre ensemble.

Aimer à loisir,

Aimer et mourir

Au pays qui te ressembles »

ainsi qu’un vers de la fin du même texte :

« Le monde s’endort dans une chaude lumière. »

Dans son poème Rupelmonde, Robert Montal rompt avec le rêve baudelairien de l’âge d’or. Plutôt qu’à un périple paradisiaque, il convie le lecteur à une douloureuse réflexion sur la précarité de la condition humaine.

« Que sommes-nous qu’un peu de vent,

Hérissé de nos amertumes

Et résonnant comme une enclume

De notre mal d’être vivants ? »

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Le décor du chantier naval scaldéen est noyé d’une pluie perpétuelle qui tombe à l’unisson du poète blessé, instable et promis à des amours éphémères.

« Il pleut toujours sur les bateaux

Que l’on construit à Rupelmonde. » 

« La pluie me fredonne à mi-voix

Un air cousu de cicatrices

Où ton prénom soudain se glisse

Entre deux notes de guingois. »

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Ce texte rappelle Comme à Ostende, de Jean-Roger Caussimon et Léo Ferré, où il pleut

« Comme à Ostende

Et comme partout

Et l’on se demande

Si cela vaut le coup

De vivre sa vie. »

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Héritée de Marcel Thiry, l’obsession du grand Nord-Ouest canadien renaît sous la plume de Robert Montal.

« Il pleut toujours sur les bateaux

Que l’on construit à Rupelmonde

Et qui verront la fin du monde

À Vancouver ou à Rio. »

Âge d’or et fin du monde: Baudelaire et Montal les situent dans une cité portuaire, l’une imaginée:

« Vois sur ces canaux

Dormir ces vaisseaux

Dont l’humeur est vagabonde.

C’est pour assouvir

Ton moindre désir

Qu’ils viennent du bout du monde » (L’Invitation au voyage),

l’autre bien réelle, au confluent du Rupel et de l’Escaut :

« Il pleut toujours sur les bateaux

Que l’on construit au bord du fleuve

Pendant que tes désirs s’abreuvent

À Vancouver ou à Rio.

Moi je n’ai pas quitté le port

De cet amour de fin du monde

Et je mourrai à Rupelmonde

En rêvant que tu m’aimes encore. » (Rupelmonde)

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Soulignons les regards croisés des deux poètes sur le double rapport homme - femme et nomadisme - sédentarité. Chez Baudelaire, la femme se laisse passivement séduire par l’invitation masculine qui dépasse d’ailleurs les limites de l’amour - eros et atteint la plus lointaine frontière de l’amour - agapè (« mon enfant », « ma sœur », « ton moindre désir »). Parvenue en terre idyllique, la femme attend les cadeaux de l’homme élargi à l’ensemble des navigateurs. Par contre, chez Montal, c’est la femme qui voyage vers les rives océaniques de l’Atlantique (Rio) ou du Pacifique (Vancouver), c’est la femme qui prend la mer pour étancher sa soif d’amour - eros (« pendant que tes désirs s’abreuvent »), tandis que l’homme reste cloué sur le quai. Rappelons-nous : le poète nous a confessé n’être ni Surcouf ni Colomb.

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Montal prend le contre-pied du Baudelaire idéaliste. Mais ce dernier avait aussi une facette mélancolique, pouvant dériver jusqu’à la rage nihiliste (Pauvre Belgique) ou se complaisant en tout cas, comme Nerval, Lautréamont, Rimbaud et Verlaine, dans le spleen, le vague à l’âme, le mal de vivre. Sur ce terrain, Montal lui emboîte le pas et se révèle somme toute baudelairien.

Toutefois, dans le très beau poème Rupelmonde, Montal semble avoir perdu toute espérance en un refuge compensatoire où

« Là tout n’est qu’ordre et beauté

Luxe, calme et volupté. »

À la « volupté » se substituent les « cicatrices » d’ « un étrange couple ivre de fatigue et d’ennui ». Le « calme » cède la place au tempétueux martèlement des « amertumes ». La « beauté » s’efface derrière « les vitres lépreuses » contre lesquelles « la pluie s’est mise à crépiter ». L’« ordre » perceptible à travers l’enchantement musical de la poésie est remplacé par les « notes de guingois » et « la rumeur moqueuse du fleuve vieux comme l’amour ».

Quant au « luxe », si superbement décrit par Baudelaire, Montal n’en garde plus la moindre trace.

« Des meubles luisants

Polis par les ans

Décoreraient notre chambre.

Les plus rares fleurs

Mêlant leurs odeurs

Aux vagues senteurs de l’ambre,

Les riches plafonds,

Les miroirs profonds,

La splendeur orientale,

Tout y parlerait

À l’âme en secret

Sa douce langue natale. » (L’Invitation au voyage)

*

« Nous nous sommes aimés trois jours

Dans une chambre poussiéreuse […]

Puis nos deux spectres dessoûlés

Ont regagné la gare morte

Et l’amour a claqué sa porte

Sur notre double vanité. » (Rupelmonde)

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Les « vitres lépreuses » remplacent les « miroirs profonds » et la vieillesse du fleuve moqueur ne peut plus parler aux amants le doux langage des origines. « les canaux, la ville entière / Se couvrent d’hyacinthe et d’or », écrit Charles Baudelaire.

Chez Robert Montal, la pluie et le vent balayent le port flamand et la gare déserte et silencieuse où sont « jetés » les protagonistes d’une brève rencontre sans lendemain.

« Les chants désespérés sont les plus beaux » (Alfred de Musset). C’est pourquoi Rupelmonde de Robert Montal peut être tenu pour un des textes les plus réussis de la poésie belge de langue française et pour un motif de légitime fierté au cœur du patrimoine littéraire de l’Ouest bruxellois (9).

Daniel COLOGNE

Notes:

1 : Robert Frickx - Montal a écrit les œuvres suivantes.

  • Poésies :

Chansons des jours inquiets, Bruxelles, Éditions du Nénuphar, 1948.

Poèmes du temps et de la mort, Bruxelles, Les Cahiers de la Chaumière, 1959.

Patience de l’Été, Bruxelles, Éditions du Verseau, 1965.

Un Royaume en Brabant, Bruxelles, Éditions le Portulan, 1969.

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Topiques, Bruxelles, 1978.

L’Orme tremblé, Éditions du Non-Dit, 1994.

  • Romans et nouvelles :

Fleur d’Orange, Paris, Éditions Julliard, 1958.

La Traque, Nivelles, 1970.

La courte paille, Paris, 1974.

Le bon sommeil, Bruxelles, 1980.

La Main passe, Bruxelles, Éditions du Groupe du Roman, 1988.

Tous feux éteints, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1992.

  • Théâtre :

L’invitation, Virton, 1975.

  • Récits pour enfants :

La boîte à musique, Bruxelles, Éditions Durendal, coll. « Roitelet », 1956.

  • Critique littéraire :

L’adolescent Rimbaud, Lyon Henneuse, 1954.

René Ghil : du symbolisme à la poésie cosmique, Bruxelles, Éditions Labor, 1962 (thèse de doctorat ès lettre).

Un prince d’Aquitaine ou La vie tragique de Gérard de Nerval, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1965, (inspiré de son mémoire de licence en philologie romane sur Gérard de Nerval).

— Introduction et commentaires de Sylvie de Gérard de Nerval, Anvers, De nederlandsche Boekhandel, coll. « Voix française », 1967.

Rimbaud, Paris, Éditions Universitaires, 1968.

Introduction à la poésie française, Bruxelles, 1970.

Lautréamont, Paris, 1973.

Ionesco, Bruxelles, 1974.

Suite nervalienne, Cologne, 1987.

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Franz Hellens ou le Temps dépassé, Bruxelles, Éditions du palais des Académies, 1992.

— Préface à Notes prises d’une lucarne - Petit théâtre aux chandelles de Franz Hellens, Bruxelles, Éditions du palais des Académies, 1992.

  • Histoire littéraire :

La littérature d’expression française, Paris, P.U.F., 1973, rééditée en 1980 en collaboration avec Robert Burniaux,

Littérature française de Belgique, Sherbrooke, Québec, 1979.

Lettres françaises de Belgique - Dictionnaire, tome I, « Le Roman », Gembloux, Duculot, 1988, en collaboration avec Raymond Trousson.

Jean Muno 1924 - 1988, ouvrage collectif publié sous la direction de Robert Frickx, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1989. 

2 : Dans les citations poétiques, les mots soulignés le sont à l’initiative de l’auteur de ces lignes.

 

RUPELMONDE

 

Il pleut toujours sur les bateaux

Que l’on construit à Rupelmonde

Et qui verront la fin du monde

À Vancouver ou à Rio,

La pluie me fredonne à mi-voix

Un air cousu de cicatrices

Où ton prénom soudain se glisse

Entre deux notes de guingois.

 

Le train nouait l’aube à la nuit

D’un long fil lumineux et souple;

Nous formions un étrange couple,

Ivre de fatigue et d’ennui.

Le petit jour nous a jetés

Dans une gare silencieuse

Et contre les vitres lépreuses

La pluie s’est mise à crépiter.

 

Il pleut toujours sur les bateaux

Que l’on construit à Rupelmonde

Et qui verront la fin du monde

À Vancouver ou à Rio;

Que sommes-nous qu’un peu de vent

hérissé de nos amertumes

Et résonnant comme une enclume

De notre mal d’être vivants ?

 

Nous nous sommes aimés trois jours

Dans une chambre poussiéreuse

Pleine de la rumeur moqueuse

Du fleuve vieux comme l’amour,

Puis nos deux spectres dessoûlés

Ont regagné la gare morte

Et l’amour a claqué sa porte

Sur notre double vanité.

 

Il pleut toujours sur les bateaux

Que l’on construit au bord du fleuve

Pendant que tes désirs s’abreuvent

À Vancouver ou à Rio.

Moi je n’ai pas quitté le port

De cet amour de fin du monde

Et je mourrai à Rupelmonde

En rêvant que tu m’aimes encore.

3 : Arthur Rimbaud (1854 - 1891) est notamment l’auteur d’Illuminations et d’Une Saison en enfer.

4 : Isidore Ducasse, dit comte de Lautréamont, (1846 - 1870), a écrit les Chants de Maldoror (1869).

5 : Gérard de Nerval (1808 - 1855) est célèbre pour les vers que voici :

« Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé,

Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie.

Ma seule étoile est morte et mon luth constellé

Porte le Soleil Noir de la Mélancolie. »

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6 : Marcel Thiry (1897 - 1972) est l’auteur de plusieurs recueils de poèmes exaltant l’aventure et le goût des grands espaces (Toi qui pâlis au nom de Vancouver).

7 : Moins raisonnable, Philippe Clay termine ainsi sa fameuse chanson Le Corsaire :

« Alors pour oublier je bois

Jusqu’à ce que j’aie

Des jambes de verre

Et la gueule de bois. »

8 : Charles Baudelaire (1821 - 1867) est l’auteur des Fleurs du Mal. Excellent critique d’art, il a fait un désastreux séjour de deux ans (1864 - 1866) à Bruxelles et il a exhalé sa rancœur dans son dernier livre Pauvre Belgique.

9 : Cf. Daniel Cologne, « La vie et l’œuvre de Robert Frickx - Montal », in Molenbecce, n° 24, octobre 2006.

mercredi, 05 mars 2025

Jünger dans les orages d’acier

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Jünger dans les orages d’acier

Un recueil documentaire et photographique de Nils Fabiansson pour Italia Storica

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/119340-junger-nelle-tempeste-da...

Ernst Jünger est, au-delà des jugements politiques portés sur son œuvre, l’un des grands noms de la littérature européenne du 20ème siècle. Un illustre « fils du 20ème siècle », période de contradictions et de tragédies, riche d’élans idéaux. Dans la vaste production jüngerienne, le livre qui l’a rendu célèbre auprès du grand public occupe une place centrale: Orages d’acier. Cet ouvrage est consacré à la narration, en prise directe, de la participation de l’écrivain à la Première Guerre mondiale sur le front occidental. Un nouveau volume de Nils Fabiansson, Ernst Jünger dans les tempêtes d’acier de la Grande Guerre, vient d’être mis à disposition du lecteur italien. Il est publié dans le catalogue d’Italia Storica Edizioni, et son titre explicite son contenu: un recueil documentaire et photographique sur l’expérience de guerre du lieutenant Ernst Jünger durant le premier conflit mondial (184 pages, 25,00 euros). L’ouvrage a été patronné par Andrea Lombardi et traduit par Vincenzo Valentini. Son auteur, un historien et archéologue suédois, a notamment écrit un guide de voyage sur le front occidental de la guerre qui inaugura le « siècle bref ».Fabiansson.jpg

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Pour comprendre les intentions du chercheur suédois, il est pertinent de partir des réflexions de Christopher Tilley, professeur d’histoire matérielle, qui a souligné que « les lieux ont toujours été bien plus que de simples points de localisation, car ils portent des significations et des valeurs distinctives pour les individus » (p.7). Jünger lui-même a affirmé à plusieurs reprises être magnétiquement attiré par certains « lieux ». C’est pour cette raison que Fabiansson emmène le lecteur sur les champs de bataille décrits par Jünger dans Orages d’acier, non seulement en analysant les multiples révisions que l’auteur a apportées à son œuvre, mais aussi en s’appuyant sur un riche appareil iconographique. Celui-ci comprend des photographies issues d’archives publiques et privées (notamment des images en noir et blanc particulièrement évocatrices de « l’atmosphère » et du « climat spirituel » qui régnait alors dans les tranchées), des pages des journaux de l’écrivain allemand, des cartes dessinées par lui dans ses carnets et des images des lieux de bataille tels qu’ils apparaissent aujourd’hui. Il convient de noter que Fabiansson ne cherche pas à faire du « tourisme bellico-littéraire », ce que Jünger lui-même aurait désapprouvé, mais reste fidèle au regard stéréoscopique et glacial de l’écrivain. Les textes de Jünger sur la guerre reposent sur ce qu’il appelait ses « pouvoirs perceptifs spéciaux », qui lui permettaient d’observer la douleur et la mort avec un regard exempt « de sentimentalismes, avec sécheresse et froide précision » (p. 9).

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Le récit se structure en cinq chapitres analysant les différentes phases du conflit, depuis août 1914 jusqu’aux événements tragiques de novembre 1918. Au cœur de ce récit se dresse la figure de l’homme Jünger. Le livre se conclut par un épilogue où l’auteur recense les nombreuses traductions étrangères d'Orages d’acier. Trop souvent, on a présenté ce livre comme un simple témoignage de l’héroïsme de l’auteur au combat. Or, la lecture de Fabiansson nous dévoile un Jünger complexe, profondément humain, qui raconte à plusieurs reprises dans son livre que « à diverses occasions, il avait abandonné ses camarades à la merci de l’ennemi » (p. 9). Le fait qu’il mentionne ces échecs personnels est un élément significatif. Comme le montre cette étude, l’écrivain allemand a affronté la mort avec bravoure à de nombreuses reprises, subissant des blessures aux jambes et à la tête (il conserva d’ailleurs son casque transpercé par une balle), ce qui lui valut les plus hautes distinctions militaires. Pourtant, en 1972, il déclara que « ses souvenirs d’écolier étaient plus vivaces que ceux du combattant de guerre » (p. 10). Il se plaignait en effet que, malgré sa nouvelle vision de la vie, bien analysée par Evola, les lecteurs s’attardent encore, des décennies après leur publication, sur ses écrits de guerre, qu’il considérait désormais comme un « Ancien Testament » (p. 10).

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Ce ne fut pas seulement son « cœur aventureux » qui poussa Jünger à s’engager volontairement, mais aussi une volonté précise de s’émerveiller et de comprendre en profondeur le sens de la guerre. Il se demanda si, au-delà des massacres imposés par la « guerre des matériaux », elle pouvait encore offrir, pour ceux qui la vivaient, une possibilité de réalisation personnelle. Sa réponse fut positive. Le combat permettait de dépasser la routine bourgeoise et plaçait l’homme face à la potestas qui l’anime et qui imprègne toute la nature. La guerre destructrice semble tout engloutir. Mais les descriptions des champs de bataille de Jünger nous plongent dans la réalité brute du paysage de guerre et nous confrontent à sa transformation cyclique et éternelle. Comme l’a relevé le philosophe Karl Löwith, Jünger comprenait que seul le dépassement de soi dans la nature conférait une permanence à l’existence humaine. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il nota que la Picardie, avec « ses douces ondulations, ses villages enchâssés dans les vergers, ses pâturages bordés de peupliers élancés […] » (p. 22), lui procurait une joie intense. Ce n’est pas un hasard si, durant son séjour à Monchy et à Douchy, comme il le raconte dans Jardins et routes, il se consacra à la « chasse subtile » des insectes dans les tranchées. Ainsi, même dans les circonstances dramatiques de la guerre, sa passion pour l’entomologie ne l’abandonna pas, convaincu que dans le « particulier » réside le principe universel. Il répertoria pas moins de 143 espèces d’insectes.

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Le pouvoir d’Éros ne fut pas non plus effacé par l’omniprésence de la mort, car, dans une perspective grecque, Éros et Thanatos ne font qu’un. Ainsi, le 5 juin 1916, il nota laconiquement : « Jeanne à Cambrai » (p. 25), évoquant un amour fugace en temps de guerre. De même, il n’oublia jamais ses proches. Fabiansson relate avec émotion les rencontres de Jünger avec son frère Friedrich Georg, où les deux hommes savouraient les effets apaisants du vin de Bourgogne et fumaient du tabac Navycut anglais dans leurs pipes en écume de mer (durant la guerre, Jünger expérimenta également l’éther et d’autres substances psychotropes pour soulager ses blessures). L’écrivain nous a aussi laissé des souvenirs poignants de ses compagnons d’armes, officiers ou simples soldats, qui sacrifièrent leur vie pour lui.

L’ouvrage de l’historien suédois n’est donc pas un simple « recueil » pour lire Orages d’acier, mais un livre essentiel pour comprendre l’ensemble de l’œuvre d’Ernst Jünger.

Jean Muno, Bruxelles et les peintres naïfs

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Jean Muno, Bruxelles et les peintres naïfs

par Daniel COLOGNE

(texte paru sur le site Europe Maxima, s.d.)

Jean Muno alias Robert Burniaux est né le 3 janvier 1924 à Molenbeek – Saint-Jean (1). Il passe son enfance au 32 de l’avenue Jean-Dubruck (2). Il est le fils de Constant Burniaux (1892 – 1975), instituteur et écrivain, dont il faut surtout souligner la poésie imprégnée d’une émouvante nostalgie de l’enfance. Sa maman Jeanne Taillieu est aussi institutrice. Le pseudonyme choisi par Robert Burniaux est le nom d’un village ardennais où il passe plusieurs fois d’heureuses vacances de jeunesse.

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Photo ancienne du village de Muno.

Sa parentèle le destine tout simplement à l’enseignement et, après des études de philologie romane à l’Université libre de Bruxelles, il devient professeur de français et le reste jusqu’en 1974. Pouvant alors vivre de sa plume, il abandonne le professorat. Il a déjà à son actif le roman appelé Le Joker (Éditions Louis Musin, 1972) et plusieurs récits auréolés de prix littéraires et d’adaptations radiophoniques. Deux séjours en Hongrie (1974 et 1978) lui font découvrir Istvan Örkény et ses « mini-mythes » qu’il adapte en français. Il s’oriente alors vers la rédaction d’histoires très brèves, que nos amis anglais appelleraient des very short stories.

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À l’époque, Jean Muno fait partie du « Groupe du Roman » aux côtés de Robert Montal (alias Robert Frickx), de Charles Pairon et de David Scheinert. Dans mon souvenir des quelques conversations que j’ai échangées avec Scheinert entre 1972 et 1974, un des deux voyages à Budapest (peut-être les deux) a été effectué par tous les membres du « Groupe du Roman ». J’encourage vivement l’un(e) ou l’autre étudiant(e) en philologie romane à faire une recherche (pour un mémoire ou une thèse) sur le « Groupe du Roman » et sur les Cahiers du Groupe, dont les rédacteurs ont projeté un éclairage positif sur les écrivains belges. Ils ont notamment contribué à tirer de l’oubli André Baillon (1875 – 1932), aujourd’hui reconnu comme un écrivain important, publié dans la collection « Espace Nord » (Éditions Luc Pire, ex-Éditions Labor).

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Pour ma part, j’ai rencontré David Scheinert (1916 – 1996) (photo, ci-dessus) en 1972 à Genève où était créée sa pièce de théâtre L’Homme qui allait à Götterwald. Je lui dois une bonne part de mon intérêt pour la belgitude littéraire tenue en haute estime par ce Polonais d’origine juive arrivé en Belgique à l’âge de huit ans. Après avoir été, sous le pseudonyme de Vinytres, le critique littéraire du journal communiste Le Drapeau Rouge, Scheinert admettait sans hésiter la valeur de certains écrivains de la Collaboration, comme René Verboor ou Constant Malva, ce dernier étant descendu dans la mine pour écrire Ma nuit au jour le jour.

En 1979, Bruxelles fête son millénaire et le bourgmestre Van Halteren lance l’idée d’un livre réunissant trente-cinq peintures naïves de sites bruxellois (comme le Château Malou ou les Étangs Mellaerts, rendez-vous des promeneurs du dimanche et des passionnés de canotage). Il demande à trois écrivains de commenter ces tableaux et, tandis que Carlo Bronne et Berthe Delepine se répandent en commentaires historiques, Jean Muno choisit d’intégrer une douzaine de toiles à des « mini-mythes » conçus selon son modèle hongrois. Jean Muno atteint le sommet de son art de conteur bref dans les textes inspirés par des sites qui lui sont familiers, car liés à ses souvenirs d’enfant : la Basilique nationale du Sacré-Cœur de Koekelberg et le château du Karreveld situé à Molenbeek.

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Karreveld en bâtarde penchée met en scène une fillette née avant 1900. La narratrice d’un âge non précisé se rappelle ses exercices calligraphiques des années 1908 – 1910. La « bâtarde » doit son nom à son statut d’écriture intermédiaire entre la ronde et l’anglaise. « En ce temps-là, on nous apprenait quelque chose à l’école. » Ainsi commence ce « conte naïf » qui s’inspire d’un tableau dans le style du Douanier Rousseau et qui ressuscite le Bruxelles d’autrefois, lorsque la bien-nommée « Avenue de la Liberté », qui relie aujourd’hui « le Karreveld, le Parc Élisabeth et la Basilique, se perdait tout de suite dans la campagne », parmi « des arbres, des lisières, des talus et des fossés ».

« Des prairies qu’un ruisseau rendait ici ou là marécageuses » fournissaient aux écoliers « de quoi trouver à garnir amplement » les herbiers dont ils s’occupaient les jours de congé, alors situés le jeudi et le dimanche.

« Dans le fond, qui était boisé et humide, se cachait un vieux château-ferme, joliment situé derrière une mare. Une poterne surmontée d’une tour carrée donnait accès à une cour intérieure. Pour nous, c’était un endroit romanesque, un lieu d’intrigues; on y dansait au son de l’accordéon, les nuits d’été… Dieu sait pourquoi, je revois distinctement l’enseigne, en lettres noires sur la façade chaulée : Café – restaurant du château du Karreveld – Grande laiterie du Vélodrome. » Un champion cycliste s’est tué en 1908 sur le vélodrome du Karreveld, qui jouxte également, un peu plus tard, le premier studio belge de cinéma.

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« À cette époque, avant la Basilique (3), ce n’était qu’avenues désertes autour du Parc Élisabeth, villas en retrait et hautes grilles fermées. » La foire annuelle de la place Simonis (4) toute proche apporte une touche de gaieté contrastant avec la mélancolie que distillent « les ifs et les cyprès du cimetière de Molenbeek ». À la fin du récit, un exhibitionniste vient troubler la fillette dans ses exercices d’écriture. Ce genre de passage à connotation sexuelle n’est pas rare dans les textes de Jean Muno. Citons par exemple cet extrait d’une autre nouvelle : « Clarisse sentait monter en elle, irrépressible comme un orgasme, le vertige oublié des grandes terreurs infantiles. »

L’hispaniste Isabelle Mareels établit un lien entre un récit de Jean Muno et une scène du film d’Almodovar (Hable con ella). Un homme devenu minuscule à la suite d’une expérience scientifique pénètre dans le vagin de son amante endormie, tandis que, dans Entre les lignes, autre recueil de brèves histoires munoliennes, un mari rapetisse au prorata du grossissement de sa femme, entreprend une excursion sur le corps assoupi de celle-ci et est finalement englouti dans le maquis pubien.

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Loin de se confiner dans le domaine du sexe, Isabelle Mareels rapproche aussi Jean Muno du poète nicaraguayen Ernesto Cardinal, ministre de la Culture de son pays favorisant la production de peintures naïves. Elle montre comment Jean Muno infléchit la naïveté des tableaux qui l’inspirent, tantôt dans le sens de l’érotisme, tantôt dans la direction du fantastique, ou encore en ressenti d’un humour fondé sur les jeux de mots. Ce n’est pas par hasard que Jean Muno s’intéresse à Raymond Devos. Les peintures naïves de Fernande Crabbé, Francine Leuridan, Nadia Becker, ou Monique Schaar, qui nourrissent les Contes naïfs de Jean Muno, nous proposent un tour de Bruxelles, du château Ter Rivieren (Ganshoren) au parc ucclois de Wolvendael en passant par le Rouge-Cloître d’Auderghem, l’abbaye de Forest, une cité-jardin de Boitsfort ou des sites plus centraux comme le Jardin Botanique et l’église Saint-Nicolas.

Les Contes naïfs de Jean Muno paraissent de façon autonome en 1980 aux Éditions Cyclope – Dem. Deux ans plus tard, les Éditions Jacques-Antoine publient l’Histoire exécrable d’un héros brabançon. Jean Muno s’éteint le 6 avril 1988 des suites d’un cancer du nerf optique. Créateur du concept d’« école belge de l’étrange », lui-même auteur de récits fantastiques (Les Papillons noirs), Jean-Baptiste Baronian considère Jean Muno comme l’écrivain belge de langue française le plus important de la période 1970 – 1990. Son personnage récurrent du petit homme seul est peut-être la métaphore d’un belgitude en crise, d’un pays qui s’émiette en diverses communautés et régions, tandis que s’affirme le mouvement identitaire flamand et que Bruxelles devient une « ville-monde » sous le règne finissant du roi Baudoin.

Daniel COLOGNE

Notes:

1 : C’est aussi ma commune natale située dans l’Ouest de la périphérie bruxelloise.

2 : Jean Dubrucq est un riche industriel de l’Ouest bruxellois dont l’obsession fut de doter Bruxelles d’installations portuaires (XIXe siècle). Avec son savoureux mélange de patois flamand et de français, le petit peuple de la capitale belge l’a surnommé Jan-Port-de-Mer. 

3 : L’auteur veut dire « avant que la construction de la Basilique ne soit achevée ».

4 : Enfant, j’ai fréquenté cette foire au début des années 1950. Eugène Simonis est un artiste bruxellois.

Boris Pasternak et son Jivago: un hymne à la vie et à l’amour

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Boris Pasternak et son Jivago: un hymne à la vie et à l’amour

L’auteur insiste sur l’irréductibilité de l’âme à la « prison du temps ». Le Christ libère le monde de la « lettre morte » de la loi.

Par Gianfranco Andorno

Source: https://www.barbadillo.it/119438-boris-pasternak-e-il-suo...

"J’écris en pleurant, je pleure de bonheur pour l’harmonie que Dieu a insufflée dans la vie de chacun, en créant chaque homme comme son temple".

En 1958, Boris Pasternak reçoit le prix Nobel de littérature. Il le refuse pour éviter d’être expulsé d’URSS. Il remercie néanmoins l’Académie suédoise et, pour cela, il est traité de traître dans son pays, de "brebis galeuse", et radié du syndicat des écrivains. Pour Italo Calvino, cette récompense résulte d’une manœuvre politique.

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Sergio d’Angelo, employé à Radio Moscou, reçoit en mai 1956 le manuscrit directement des mains de Pasternak, accompagné de ces mots: « Voici Le Docteur Jivago, qu’il fasse le tour du monde. » Et il le fera ! D’Angelo le fait parvenir à Giangiacomo Feltrinelli, qui en fera un immense succès éditorial. Le Parti communiste italien s’oppose à la publication de ce livre et exclut le jeune éditeur.

Le contexte de l’époque est impressionnant. C’est le temps du massacre des poètes. Alexandre Blok, persécuté par la Tchéka, meurt d’"asphyxie". Vladimir Maïakovski se tire une balle dans le cœur pour son amante, la jeune actrice Veronica, mais on dit que son véritable amour était la révolution qui l’avait trahi. Sergueï Essénine s’étrangle avec la sangle d’une valise après avoir écrit un poème de son propre sang.

Les écrivains de la revue Novaja Žizn (La Vie Nouvelle) disparaissent dans l’abîme sans même le prétexte d’un procès. Son directeur, Maxime Gorki, et son fils Peskov sont empoisonnés et meurent.

On l’a dit et répété: la révolution russe est une Médée qui tue ses propres enfants. Avec les procès truqués de Joseph Staline, disparaissent Radek, Boukharine, Rykov, Zinoviev, Kamenev, Iejov… tous compagnons de Lénine. Trotski, assassiné à coups de piolet au Mexique, est le dernier héritier éliminé. Il y a eu un assaut vers le ciel, mais les anges guerriers en ont bien gardé les portes.

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La Grande Terreur, une nouvelle apocalypse, enveloppe la Russie et Pasternak écrit une histoire d’amour. Un amour qui se manifeste aussi dans sa conversion du judaïsme au christianisme, où, bien que de manière confuse, il est dispensé en abondance, jusqu’à déborder. Cette époque a un besoin désespéré d’amour.

Son écriture est une protestation contre son temps, une quête au plus profond des âmes pour en extirper l’essence. Il fait de sa vie un combat contre les entraves sociales et idéologiques, pour redonner la liberté. Jivago affirme: « Le salut n’est pas dans la fidélité aux formes, mais dans la libération de celles-ci. » L’auteur insiste sur l’irréductibilité de l’âme à la « prison du temps ». Le Christ libère le monde de la « lettre morte » de la loi. Parmi ses inspirations, Saint François d’Assise occupe une place de choix.

C’est ce qui lui donne la force d’écrire que « l’érable perd ses feuilles » tandis que des milliers de ses semblables croupissent dans les goulags.

Jivago est entouré d’un gynécée composé de sa femme Tonia, de son amante Lara et de la poésie. Elles sont les alliées qui l’aident à lutter contre un matérialisme stérile et envahissant. Le mari de Lara ne lui fait pas obstacle : il rejoint une école militaire, abandonne femme et enfant, et finit par incarner une caricature de Trotski à bord d’un train blindé.

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La poésie de Pasternak transforme la nature en complice : « Le cerisier sauvage ! Par-ci, par-là, les bouleaux se dressaient comme des martyrs transpercés par les flèches de leurs petites feuilles pointues. Sous les rayons du midi, la neige jaunissait, et, dans sa blondeur de miel, elle se déposait en une couche douce… La neige tombait vite, cherchant le temps perdu. » La nature, frêle et réticente, « s’étire ».

Que ceux qui espèrent des détails croustillants soient prévenus : l’intimité des personnages est seulement suggérée. Lorsque Lara, à seize ans, cède à l’amant de sa mère, le mûr Komarovski, on l’apprend seulement par ces mots : « Elle était désormais une femme. » Et encore : « Si sa mère l’avait su, elle l’aurait tuée. » Rien de plus. Jivago et Lara ont-ils consommé leur amour? L’auteur se contente de dire que le docteur n’est pas rentré chez lui.

Jivago est confronté au dilemme moral que représente Lara, et Pasternak le traite parce qu’il s’agit aussi d’un nœud non résolu de sa propre vie. Jivago vénère Tonia, avec qui il partage une compréhension silencieuse. Pourtant, il se sent criminel.

Il murmure que Lara est le symbole de la Russie, de la mère patrie et de ses enfants qui jouent. « Qu’il est doux d’être au monde et d’aimer la vie ! ». D’abord, il compare les branches d’un sorbier aux bras de Lara qui l’enlacent. Puis, pour alléger le poids de la faute, il envoie Tonia et ses enfants en exil en France. Ainsi, le péché s’atténue. Enfin, il se permet une justification : « Leur amour était grand. Dans leur existence humaine condamnée, la passion venait les secouer. »

Pasternak est boycotté par les autorités soviétiques et contraint de faire circuler ses œuvres en samizdat. Paradoxalement, quiconque est surpris en train de diffuser ses poèmes risque d’être arrêté.

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Un auteur comparable à lui est Boulgakov, qui consacre des années à l’écriture de son roman Le Maître et Marguerite, mais n’aura pas la même chance. Il meurt sans voir Woland, Yéchoua et Ponce Pilate s’animer sur les pages de son roman.

Dans ses librairies, Giangiacomo Feltrinelli vend Le Docteur Jivago aux côtés de balalaïkas et d’autres objets du folklore russe. Une grande foire du kitsch, mais commercialement rentable.

Boris Pasternak a eu deux épouses. Sans jamais divorcer de Zinaïda, la seconde, il entame une liaison avec Olga Ivinskaïa. Elle sera sa Lara pendant les dix années d’écriture de Jivago, et elle paiera cet amour par des années de goulag. Leur histoire s’achève avec la mort de Pasternak en 1960. Plus tard, Ivinskaïa racontera leur relation dans Otage de l'éternité.

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Aux funérailles de Pasternak, il y avait beaucoup de monde, mais peut-être encore plus d’arbres. « La foule des troncs de pin… et tels des fantômes, ils se déversent… »

Le cercueil ouvert, son visage sculpté et sévère: un trophée pour ceux qui l’aimaient. Leur fierté. Leur viatique.

Ils murmurent son ultime adieu à la vie: « Ma sœur, la vie. »

Un avertissement qui devient une supplique poignante: « Histoire, laisse-nous vivre ! »

mardi, 04 mars 2025

Quand Victor Hugo entrevoit l’horreur architecturale

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Quand Victor Hugo entrevoit l’horreur architecturale

Nicolas Bonnal

L’horreur architecturale s’est reproduite partout sur notre pauvre terre, la recouvrant de tours de Babel. Plus aucune ville n’est reconnaissable, toutes se flattant de reproduire le squelette du business cosmopolite. On attend que Tom Cruise en fasse l’escalade dans ses missions pas possibles, et puis on est content à Dubaï ou à Shanghai pendant qu’au pied du débris minéral se serrent les cohortes des fourmis motorisées qui rêvent de retrouver leur télé ou leur caisse de supermarché.

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En relisant Notre-Dame de Paris je me suis toutefois consolé : la catastrophe avait eu lieu bien avant Manhattan ! On se souvient que Hugo se lance dans une de ses digressions philosophiques dont il a le secret, et qui nous ouvre un pan de pensée sur l’infini. Dans le chapitre Deux du livre Cinquième il explique que l’architecture était jusqu’à la fin du moyen âge le grand livre de l’humanité. Et que c’est pour cela aussi que l’on construisit autant d’églises au moyen âge : elles étaient des lieux d’expression, voire de contestation !

« La pensée alors n’était libre que de cette façon, aussi ne s’écrivait-elle tout entière que sur ces livres qu’on appelait édifices….

Aussi n’ayant que cette voie, la maçonnerie, pour se faire jour, elle s’y précipitait de toutes parts. De là l’immense quantité de cathédrales qui ont couvert l’Europe, nombre si prodigieux qu’on y croit à peine, même après l’avoir vérifié…

De cette manière, sous prétexte de bâtir des églises à Dieu, l’art se développait dans des proportions magnifiques. »

Il est vrai que l’on peut passer des heures dans une église médiévale, dans une cathédrale, même s’il faut se munir des guides savants ou des livres d’alchimie…

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Mais vient l’imprimerie. Et c’est le chant du signe, si j’ose dire. Et ici Hugo que l’on présente toujours comme le grand progressiste de service se fait pessimiste, comme tant d’écrivains catholiques de haute époque (Bloy, Bonald, Bernanos…). On est en 1830, avant le verbiage humanitaire. Mais savourez ces tours et pensez à nos châteaux Louis XIII-Louis XIV etc. si tristes finalement :

« Aussi voyez comme à partir de la découverte de l’imprimerie l’architecture se dessèche peu à peu, s’atrophie et se dénude. Comme on sent que l’eau baisse, que la sève s’en va, que la pensée des temps et des peuples se retire d’elle ! »

La fin du moyen âge suppose ici pour Hugo une fin du génie national et un début de la mondialisation de l’horreur architecturale. C’est le retour au préjugé classique, comme disait Guénon, celui de l’empire niveleur romain ou alexandrin. Ici il rejoint Burckhardt, Schuon et même Spengler qui tape si fort sur la renaissance.

« Mais, dès le seizième siècle, la maladie de l’architecture est visible ; elle n’exprime déjà plus essentiellement la société ; elle se fait misérablement art classique ; de gauloise, d’européenne, d’indigène, elle devient grecque et romaine, de vraie et de moderne, pseudo-antique. C’est cette décadence qu’on appelle renaissance. »

Oublié le génie du moyen âge. Et le jeune auteur des géniales Orientales va encore plus loin :

« L’architecture se dépouille, elle s’effeuille, elle maigrit à vue d’œil. Elle est mesquine, elle est pauvre, elle est nulle… Elle appelle des manœuvres à défaut d’artistes. La vitre remplace le vitrail. Adieu toute sève, toute originalité, toute vie, toute intelligence. »

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Le génie national et médiéval disparu (Hugo préfère le gothique au roman, à la fois pour des raisons politiques et esthétiques, il ne reste à l’artiste qu’à constater la montée de la géométrie qui enchantait les Grecs (Nerval dénoncera notre préjugé classique et notre oubli celtique).

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« À partir de François II, la forme architecturale de l’édifice s’efface de plus en plus et laisse saillir la forme géométrique, comme la charpente osseuse d’un malade amaigri. Les belles lignes de l’art font place aux froides et inexorables lignes du géomètre. Un édifice n’est plus un édifice, c’est un polyèdre. L’architecture cependant se tourmente pour cacher cette nudité. »

La transformation de l’édifice en polyèdre, c’est aussi – et le pauvre Hugo n’est pas là pour le voir – la transformation de l’Europe en bric-à-brac d’infrastructures et règlements, et aussi la transformation progressive de la France en hexagone. Le squelette mathématique pétrifie le monde depuis les ingénieurs de la Renaissance et l’horreur de leur architecture. Et le peuple des cités ou des condominiums a remplacé celui des bâtisseurs de cathédrales. On comprend l’hommage romantique au Moyen Age.

Cliquer pour accéder à hugo_victor_-_notre-dame_de_paris.pdf

lundi, 03 mars 2025

Victor Hugo et le mouvement de l’Histoire

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Victor Hugo et le mouvement de l’Histoire

Lecture d’un chapitre de Notre-Dame de Paris

par Daniel COLOGNE

(paru initialement sur le site Europe Maxima, le 27 octobre 2020)

Les réflexions qui suivent sont inspirées par le chapitre II du livre cinquième du célèbre roman hugolien. Victor Hugo (1802 – 1885) parsème son récit de quelques chapitres qui relèvent de la philosophie de l’Histoire, de la conception architecturale ou de la vision imaginaire du Paris médiéval (voir notamment le livre troisième). Car le roman se passe en 1482, date faisant partie intégrante du titre, millésime ravalé au rang de sous-titre ou carrément occulté au fil des innombrables éditions, adaptations cinématographiques ou conversions en comédies musicales.

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Adrien Goetz, préfacier de l’édition 2009 chez Gallimard (coll. « Folio classique »), a le mérite de réhabiliter cette année 1482 sans insister sur sa proximité avec 1476 – 1477: défaites de Charles le Téméraire à Grandson et Morat, sa mort à Nancy, extinction des derniers feux de ce que Julius Evola appelle « l’âme de la chevalerie », tandis que pointe comme une improbable aurore le pragmatisme calculateur de Louis XI. Nonobstant une importante réserve que je formulerai en conclusion, je trouve la préface d’Adrien Goetz remarquable et je m’incline devant l’étonnante érudition des 180 pages de notes de Benedikte Andersson.

Le volume contient aussi d’intéressantes annexes où l’on découvre sans surprise un Victor Hugo admirateur de Walter Scott, en face duquel Restif de la Bretonne fait piètre figure en apportant « sa hottée de plâtres » au grand édifice de la littérature européenne. Pourtant, Victor Hugo cite rarement ceux qu’il juge responsable du déclin des lettres françaises. Il ne fait qu’égratigner Voltaire, vitupère globalement les récits trop classiques dans des pages critiques où peuvent se reconnaître pour cibles l’Abbé Prévost, Madame de La Fayette, voire le Diderot de Jacques le Fataliste. Pour qui sait lire entre les lignes et connaît quelque peu la production littéraire du siècle des prétendues « Lumières », les considérations désabusées sur le roman épistolaire ne peuvent viser que Choderlos de Laclos et ses Liaisons dangereuses. Mais le chapitre II du livre cinquième vaut surtout par sa profondeur historique et une véritable théorie des trois âges de l’humanité que Victor Hugo nous invite à méditer avec une maîtrise stylistique et une organisation du savoir assez époustouflantes chez un jeune homme de 29 ans (Notre-Dame de Paris 1482 paraît en 1831).

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« Quand la mémoire des premières races se sentit surchargée, quand le bagage des souvenirs du genre humain devint si lourd et si confus que la parole, nue et volante, risqua d’en perdre en chemin, on les transcrivit sur le sol de la façon la plus visible, la plus durable et la plus naturelle à la fois. On scella chaque tradition sous un monument. » Ainsi Victor Hugo évoque-t-il le premier passage d’une ère d’oralité à un âge où l’architecture devient « le grand livre de l’humanité ». Souvenons-nous cependant de la parole biblique concernant la pierre que les bâtisseurs ont écartée et qui est justement la pierre d’angle. Le risque de « perdre en chemin » un élément essentiel deviendrait-il réalité dès que s’élèvent les premiers menhirs celtiques que l’on retrouve « dans la Sibérie d’Asie » ou « les pampas d’Amérique » ?

Toute tradition devant contenir une part de trahison (le latin tradition a donné le français traître), l’âge architectural serait alors le monde de la Tradition proprement dite, déjà synonyme de déclin par rapport aux temps originels et primordiaux, illuminés par la prodigieuse mémoire des « premières races ». Depuis « l’immense entassement de Karnac […] jusqu’au XVe siècle de l’ère chrétienne inclusivement », l’architecture est le mode d’expression dominant. Il ne faut pas pour autant tenir pour négligeable les autres fleurons artistiques et littéraires qui s’échelonnent tout au long de cette période plurimillénaire : les épopées et tragédies, l’Odyssée, l’Énéide et la Divine Comédie, dont on a pu écrire dans Éléments (n° 179, p. 68), qu’elles sont les trois piliers de la culture européenne. À plus forte raison, Victor Hugo mentionne les vénérables textes sacrés, et notamment le Mahabharata, dont l’auteur légendaire Vyasa « est touffu, étrange, impénétrable comme une pagode ».

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Dans la Chrétienté médiévale, le style des édifices religieux romans est analogue à celui de l’architecture hindoue. La « mystérieuse architecture romane » est « sœur des maçonneries théocratiques de l’Égypte et de l’Inde », écrit Hugo. C’est une architecture de caste, où l’on ne voit que le détenteur de l’autorité sacerdotale. « On y sent partout l’autorité, l’unité, l’impénétrable, l’absolu, Grégoire VII; partout le prêtre, jamais l’homme; partout la caste, jamais le peuple. » « Qu’il s’appelle brahmane, mage ou pape, dans les maçonneries hindoue, égyptienne ou romane, on sent toujours le prêtre, rien que le prêtre. Il n’en est pas de même dans les architectures de peuple. »

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Le style gothique est, selon Hugo, une « architecture de peuple ». Il assure la transition entre le Moyen Âge et les Temps modernes. Ceux-ci débutent avec l’invention de l’imprimerie. Avant de revenir en détail sur la vision hugolienne de la période gothique – passage du chapitre qui me semble le plus contestable -, brossons rapidement le tableau d’une modernité où la littérature devient l’art dominant, mais où les autres arts s’émancipent de la tutelle architecturale. « La sculpture devient statutaire, l’imagerie devient peinture, le canon devient musique. » L’architecture « se dessèche peu à peu, s’atrophie et se dénude ». Mais la littérature l’accompagne rapidement dans son déclin, hormis « la fête d’un grand siècle littéraire », qui est celui de Louis XIV et qui éclipse injustement Montaigne, Rabelais et la Pléiade.

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L’objectif du romantisme est la résurrection simultanée de l’architecture et des lettres, ainsi qu’en témoigne l’engagement de Victor Hugo depuis la Bataille d’Hernani jusqu’à la mobilisation de son ami Viollet–le-Duc pour restaurer la cathédrale parisienne et l’Hôtel de Ville de Bruxelles. Achevé en 1445 sous le duc de Bourgogne Philippe le Bon, père de Charles le Téméraire, l’Hôtel de ville de Bruxelles est encore de style gothique et Victor Hugo saisit très bien le mouvement créatif qui s’étend de l’architecture religieuse à l’architecture civile en traversant les trois ordres dont Georges Duby démontre magistralement qu’ils constituent les fondements de l’imaginaire médiéval. « L’hiéroglyphe déserte la cathédrale et s’en va blasonner le donjon pour faire un prestige à la féodalité. » Mais il s’en va également orner les édifices qui font la fierté de la commune qui perce sous la seigneurie tout comme « la seigneurie perce sous le sacerdoce ».

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Dans l’acception hugolienne du terme, le peuple apparaît comme l’opposition solidaire de toutes les couches sociales dominées contre la caste dominante, en l’occurrence le sacerdoce. Ce type d’antagonisme peut approximativement s’observer au cours de l’histoire des Pays-Bas espagnols. Plus encore que l’Église catholique, l’oppresseur est alors une forme de durcissement politico-religieux incarné par Philippe II et ses gouverneurs au premier rang desquels le sinistre duc d’Albe. La toile de Breughel intitulée Les Mendiants symbolise la solidarité de toutes les strates de la population des Pays-Bas contre la tyrannie hispano-chrétienne. Ce sont deux aristocrates, les comtes d’Egmont et de Hornes, qui prennent l’initiative de l’insurrection et qui sont décapités juste en face de l’Hôtel de Ville, devant le bâtiment qui abrite aujourd’hui le musée vestimentaire de Manneken-Pis !

Aux voyageurs désireux de découvrir ce patrimoine européen septentrional au rythme du flâneur dont Ghelderode fait l’éloge, et non dans la précipitation propre au tourisme de masse, je conseille de s’attarder au square du petit-Sablon, dont l’entrée est gardée par l’imposante statue d’Egmont et de Hornes, « populistes » ante litteram. Dans la lutte actuelle entre « populistes » et « mondialistes », les premiers peuvent-ils encore compter sur le Gotha et sur l’Église ? Car la caste dominante n’est plus le sacerdoce, mais une « hyper-classe mondialiste (Pierre Le Vigan) », une coterie de capitalistes revenus à leurs fondamentaux, à l’individualisme hors-sol et au déplacement massif de populations coupées de leurs origines, depuis la traite des Noirs jusqu’aux migrants d’aujourd’hui en passant par le regroupement familial des années 1970 transformant une immigration de travail en immigration de peuplement. Les déclarations pontificales et l’attitude des dernières monarchies européennes dévoilent plutôt une position favorable au mondialisme. Tout ceci ne nous éloigne de Victor Hugo qu’en apparence. Hugo est aussi « populiste » avant l’heure en attribuant au « peuple » une créativité, un peu comme Barrès l’accorde au « visiteur de la prairie », à la différence près que le rôle de la « Chapelle » barrésienne est d’orienter les élans et les rêves vers des fins spirituelles supérieures.

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Chez Hugo, la créativité populaire, dont témoigne le foisonnement du style gothique, est magnifiée comme une sorte de préfiguration de la libre pensée. Hugo relève à juste titre que l’architecture gothique incorpore des éléments parfois « hostiles à l’Église ». Ce n’est pas à l’astrologie qu’il pense alors qu’il semble bien connaître la cathédrale de Strasbourg à laquelle on a consacré un livre entier décrivant ses innombrables figurations zodiacales.

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L’hostilité à l’Église dans certains thèmes gothiques n’est pas une offensive anti-cléricale par le bas (catagogique, dirait Julius Evola), comparable à la critique pré-moderne qui va culminer chez un Voltaire dans ses imprécations contre « l’Infâme », mais l’affirmation d’un imperium supérieur à l’Église (dépassement anagogique, par le haut, de la théocratie pontificale). Julius Evola associe cette idée impériale gibeline au mystère du Graal dont Victor Hugo ne souffle mot et qui est pourtant contemporain de la naissance du style gothique. En effet, c’est entre le dernier quart du XIIe siècle et le premier quart du XIIIe siècle que prolifèrent les récits du cycle du Graal, comme s’ils obéissaient à une sorte de directive occulte, à un mot d’ordre destiné à la caste guerrière visant à la sublimer en une chevalerie en quête d’un élément essentiel perdu.

Le thème du Graal est l’équivalent païen, au sens noble du terme, de la pierre d’angle biblique rejetée par les bâtisseurs. Énigmatique demeure à mes yeux cette phrase de René Guénon: « Le Graal ne peut être qu’un zodiaque. » Mais je suis convaincu que, pour déchirer le voile qui recouvre le mystère des origines, pour retrouver ce « grain d’or » dont parle l’astronome Kepler (1571 – 1630), il faut emprunter la voie de l’astrologie, domaine impensé de notre mouvance intellectuelle (du moins à ma connaissance), art antique vénérable raillé par La Fontaine et Voltaire, discipline dévoyée depuis quatre siècles, hormis quelques soubresauts: le marquis de Boulainvilliers (1658 – 1722), une école française aux alentours de 1900 (Caslant, Choisnard, Boudineau), une école belge (avec Gustave-Lambert Brahy comme figure de proue), les travaux plus récents de Gauquelin et Barbault (tous deux nés en 1920). Si le Graal est un vase, ce n’est pas exclusivement parce que Joseph d’Arimathie y a recueilli le sang de Jésus crucifié, mais c’est, par-delà sa dérivation chrétienne, par son identification plus générale à un récipient recueillant la pluie des influences cosmiques. Cet élargissement de la signification du Graal s’inscrit, soit dans la « Préhistoire partagée (Raphaël Nicolle) » des peuples indo-européens, soit dans une proto-histoire plus ample, ainsi qu’en témoigne le rapprochement d’Hugo entre les pierres levées d’Europe occidentale et celle de l’Asie sibérienne et de l’Argentine.

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Que Victor Hugo soit passé à côté de cette importante thématique n'ôte rien à la qualité de son chapitre que j’ai relu avec un intérêt admiratif et donc je vais conclure la recension en prenant mes distance par rapport à Adrien Goetz, excellent préfacier par ailleurs. Trois âges se succèdent donc dans la vision hugolienne du mouvement de l’Histoire. Le premier âge est celui de la transmission orale. Le deuxième est celui de la parole écrite et construite, où l’architecture est l’art dominant. Le troisième est celui de la parole imprimée, de la domination du livre, de la « galaxie Gutenberg » qui inspire en 1962 à McLuhan son ouvrage majeur.

Né à Besançon comme les frères Lumière, Victor Hugo assiste au balbutiement d’un quatrième âge que le préfacier Adrien Goetz nous convie à nommer l’âge des « révolutions médiologiques ». Cette nouvelle ère présente aujourd’hui le visage d’un « magma », le spectacle d’un « boueux flux d’images » avec pour fond sonore « le bruissement des images virtuelles et des communications immédiates ». Ses lucides observations n’empêchent pas le préfacier de rêver que « l’œuvre d’art total du XXIe siècle » puisse surgir bientôt de la toile d’araignée réticulaire en offrant aux générations futures un éblouissement comparable à celui que génère la lecture d’Hugo ou de Proust. Adrien Goetz va plus loin : « Les multimédias […] sont les nouvelles données de l’écriture peut-être, bientôt, de la pensée. » Il appelle de ses vœux « une sorte de cyber-utopie ». Mais qu’elle soit « œuvre-réseau », livre imprimé, monument de pierre ou litanie psalmodiée des premiers temps d’avant l’écriture, l’utopie ne peut s’appuyer que sur les invariants anthropologiques qui, précisément, se désagrègent au fil de « la généralisation de la webcam ».

Ces invariants sont l’espérance d’un au-delà transfigurant, la certitude d’un en-deçà déterminant, la nécessité d’une Gemeinschaft hiérarchique ne faisant toutefois pas l’économie de la justice. Ils sont certes remis en question depuis plusieurs siècles, mais c’est l’individualisme post-moderne qui en constitue le contre-pied parfait. En même temps que les « liens hypertextes », qu’Adrien Goetz destine à une transmutation comparable à celle des alchimistes, s’affirme un type humain dominant dénué d’élan spirituel, oublieux de ses atavismes et fiévreusement lancé dans une course au plaisir qu’il s’imagine régie par l’« égalité des chances ».

Daniel COLOGNE

jeudi, 20 février 2025

Ernst Jünger: la paix est une force spirituelle

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Ernst Jünger: la paix est une force spirituelle

127 ans après sa naissance, son essai “La paix” offre des réflexions d’une actualité extraordinaire pour une “restructuration” de la civilisation européenne

Par Luca Siniscalco

(article du 29 mars 2022)

Source: https://www.ilsole24ore.com/art/ernst-junger-pace-e-forza...

« Afin que la lutte contre le nihilisme soit couronnée de succès, elle doit s’accomplir au cœur de l’individu. Tous sont impliqués, et nul ne peut se passer du remède préparé par le monde de la douleur. » C’est ainsi qu’Ernst Jünger s’exprimait dans La paix (1945), contemplatif solitaire de ce « siècle bref » qui s’est pourtant révélé si durable, chargé du lourd fardeau des idéologies et des récits dont notre époque contemporaine peine à se défaire, préférant les recycler sous des formes postmodernes de pastiche et de collage.

Aujourd’hui, 127 ans après la naissance de ce dandy aux multiples facettes, capable d’affronter les tempêtes d’acier et la mobilisation totale avec le même regard profond et détaché qu’il portait sur la contemplation du sacré et l’analyse du nihilisme, son œuvre continue d’offrir des perspectives d’une actualité saisissante.

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La paix

Il nous semble particulièrement pertinent, dans le contexte géopolitique actuel, d’évoquer certaines idées développées dans La paix, un essai désormais introuvable en Italie, à tort considéré comme mineur, alors qu’il condense de nombreuses grandes intuitions de la pensée jüngerienne. Écrit au milieu des ruines d’une Europe déchirée par un affrontement fratricide, La paix constitue un véritable chantier d’intuitions utopiques – mais non utopistes – en vue d’une “restructuration” de la civilisation européenne. Pour Jünger, le point de départ d’un tel projet ne réside pas dans l’équilibre des puissances, mais dans la substance même de l’individu: c’est en l’homme différencié, capable de vaincre le nihilisme en le formant et en le soumettant à sa propre disposition intérieure, que réside la possibilité de fonder une Europe issue du « mariage de ses peuples », orientée vers une « liberté supérieure » par un « acte spirituel ».

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La critique impitoyable de Jünger à l’égard des totalitarismes “rouge” et “noir”

Un tel projet ne peut aboutir « que si les hommes se renforcent d’un point de vue métaphysique » : c’est pourquoi la critique impitoyable de Jünger à l’égard des totalitarismes “rouge” et “noir” ne laisse pas non plus indemne la perspective libérale – « dans leur polémique contre les nihilistes, les libéraux ressemblent à des pères qui se plaignent de leurs enfants ratés, sans se rendre compte que la faute en revient à une éducation défaillante ». Autrement dit, aucune forme politique de la modernité n’échappe au nihilisme.

La victoire contre cet « hôte inquiétant » de l’Europe surviendra lorsque la décision souveraine de l’individu entrera en résonance avec l’émergence d’une « Nouvelle Théologie », capable d’une re-symbolisation organique de la réalité. C’est uniquement parmi ces « esprits qui vivent dans la totalité de la création » que la paix peut exister. Une paix imposée par le droit, la coercition ou la menace n’est qu’extérieure; la paix authentique est un exercice “intérieur”, plus courageux encore que la guerre. Elle ne sera atteinte, prophétise Jünger, que si « nous savons nous affranchir de la haine et de ses divisions. L’individu est semblable à la lumière qui, en flamboyant, contraint les ténèbres à reculer ».

À 127 ans, Jünger est plus vivant que bien des morts-vivants.

Ezra Pound et le voyage au cœur des civilisations grâce à l’anthropologie de Frobenius

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Ezra Pound et le voyage au cœur des civilisations grâce à l’anthropologie de Frobenius

Le poète, amateur de cultures « autres », fut influencé par l'anthropologue allemand

Luca Gallesi

Source: https://www.ilgiornale.it/news/pound-e-viaggio-cuore-dell...

Parmi toutes les accusations injustes, et souvent même absurdes, portées contre Ezra Pound, celle de « raciste » est certainement la plus infondée. Profondément fasciné par toutes les cultures du monde, le poète américain a enrichi ses Cantos de références à l’histoire et aux langues de nombreux peuples, des idéogrammes chinois aux drames Nô japonais, des hiéroglyphes égyptiens aux divinités grecques et romaines, sans oublier son admiration maintes fois déclarée pour les cultures anciennes de l’Afrique, qu’il a découvertes et appréciées à travers l’œuvre d’un acteur majeur de l’anthropologie européenne, Leo Frobenius (1873-1938), aujourd’hui injustement oublié. L’occasion d’approfondir la figure de Frobenius, et surtout son immense influence sur Pound, nous est offerte par un excellent ouvrage publié chez Bloomsbury : The Correspondence of Ezra Pound and the Frobenius Institute, 1930-1959, édité par Erik Tonning avec la collaboration d’Archie Henderson (382 pages, 90 euros).

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Le poète américain découvre l’œuvre de l’anthropologue allemand à la fin des années 1920 et en parle avec enthousiasme à W. B. Yeats en avril 1929, lui exposant l’idée centrale de Frobenius: chaque civilisation possède une culture spécifique, qui naît, croît et disparaît avec la civilisation elle-même. Ses manifestations culturelles et artistiques en sont les fruits et définissent le Paideuma propre à cette civilisation. Ce terme, que Frobenius emprunte au Timée de Platon, désigne à la fois le cœur d’une civilisation et son influence sur les hommes, qui sont ainsi soumis à un « destin » exprimé par leur culture d’appartenance.

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Comme toujours, Pound ne tarde pas à transformer les idées en action. Dès ses premiers échanges épistolaires avec le Forschungsinstitut für Kulturmorphologie de Francfort, dirigé par Frobenius, il s’efforce de publier en anglais des traductions des œuvres de l’anthropologue allemand et des récits de ses expéditions. Vivant en Italie, Pound y promeut également l’idée de Paideuma, écrivant dans la presse nationale des critiques et des articles, comme celui publié en 1938 dans la revue Broletto de Côme, traduit et inclus dans l’ouvrage édité par Bloomsbury : Significato di Leo Frobenius. Pound y écrit :

    « Frobenius ne fait pas d’archéologie en disséquant le mort et le passé. En traitant l’histoire en cycles assez longs, Frobenius parvient à prévoir des maladies cachées: en discernant clairement les pertes des grandes cultures, il pourrait peut-être un jour anticiper et empêcher des catastrophes similaires à l’avenir. (…) Le Paideuma est l’ensemble des idées dominantes et germinatives d’une époque et d’un peuple. On peut en mourir, ou bien on peut y collaborer et y ajouter sa propre force de volonté. »

Ces idées ont mûri au fil de douze expéditions en Afrique, que Frobenius appelle le « Continent Rouge », une image bien plus représentative de la beauté et de la vitalité de cette région.

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mercredi, 19 février 2025

Pourquoi redécouvrir l’écrivain polonais Witold Gombrowicz

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Pourquoi redécouvrir l’écrivain polonais Witold Gombrowicz

Cet écrivain polonais revendique une vocation libertaire et affirme que l’homme porte une armure corsetante faite d’idéologies et de formalismes qui l'étouffe et l'emprisonne

Par Gianfranco Andorno

Source: https://www.barbadillo.it/119309-perche-riscoprire-lo-scr...

En 1957, avec le dégel inauguré par Gomulka, les œuvres de Witold Gombrowicz sont enfin publiées en Pologne. Le succès est tel que le gouvernement polonais s’inquiète : il interdit ses livres et censure toute information sur l’auteur. L’ironie du sort veut qu’une grande partie de son œuvre ait été écrite dans les années 1930 et 1940. En 1939, Witold s'était rendu en Argentine où, en raison de la guerre, il restera vingt ans. Lorsqu’enfin ses pièces de théâtre seront découvertes avec un retard considérable, il sera perçu comme le père du théâtre de l’absurde, précurseur de Beckett et d'Ionesco. L’auteur, cependant, n’est pas d’accord avec cette classification imposée par les critiques : « Ces deux noms maudits dévorent les critiques de mes œuvres théâtrales. » Et plus loin, il se plaint : « Personne ne pourra affirmer que mon inspiration naît de la théorie sartrienne du regard d’autrui. » Il secoue vigoureusement ses confrères encombrants et les insulte. Sartre ? « Un petit homme triste. »

Le critique Kijowski le rassure : « Il érige la réalité en mythe afin de la déconstruire. Il remplace la pensée par le style. » Hélas, d’autres interviennent et évoquent la parodie de Shakespeare, des affinités et des résonances poétiques allant de Pirandello à Brecht. Ils insistent sur Freud, que Gombrowicz ne connaît même pas.

Witold Gombrowicz affirme que l’homme porte une armure corsetante faite d’idéologies et de formalismes qui le rend prisonnier. Une cuirasse qui, au lieu de le protéger, l’empêche de vivre librement, le condamne aux entraves qu’il a lui-même créées. À cette idée se joint Alberto Arbasino, qui invoque la liberté individuelle en s’affranchissant du poids de la forme, de l’obligation d’« être soi-même, mais en bien plus. » Pour Gombrowicz, la forme est un drame : dans l’écriture, une lutte constante oppose la forme et le contenu. Il considère ses romans comme des machines infernales qui se détruisent en se créant. Sa fuite face à tout contenu rappelle l’art abstrait.

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Cosmos de Witold Gombrowicz

Dans les années 1960, il écrit Cosmos. Avant d’aborder son contenu, nous devons affronter les mises en garde de l’auteur, qui se revendique de « l’anti-littérature ». À propos de son livre, il écrit : « Un roman policier est une tentative d’organiser le chaos. Mon Cosmos sera un récit policier. » Puis encore : « C’est une enquête sur l’origine de la réalité. » Et enfin, de manière très énigmatique, il nous dit: « Il y a dans la conscience quelque chose qui la transforme en piège pour elle-même. »

Des taches sur les murs surgissent du néant pour former des flèches qui indiqueront la voie. Deux hommes marchent sous la chaleur accablante de la campagne: Fuks et l’auteur. Mais attention, ce dernier est là sans être là, il se dédouble, tel Hitchcock apparaissant brièvement dans ses films avant de disparaître. Revenons aux deux marcheurs en sueur, arrêtés net devant une vision: un moineau pendu. « La tête inclinée et le bec ouvert. »

Nous, érudits, connaissons bien le moineau solitaire. Il assassine le jour et la jeunesse avec Leopardi, joue de l’orgue dans la tour ancestrale avec la nonne et Pascoli, gazouille gaiement à Bolgheri avec Carducci. Mais ici, après avoir tant voltigé dans les pages et les écoles, il finit tragiquement. Et c’est l’indice qui ouvre la grande chasse au meurtrier – un tueur en série, car il y aura aussi le cadavre d’un chat et d’autres victimes. Certains ont vu dans les deux protagonistes une parodie de Sherlock Holmes et Conan Doyle. Ils arrivent dans une pension et rencontrent ses occupants: le directeur Leone, ancien banquier, et les femmes Lena et Katasia. L’intrigue se déroule. Ou pas. Car le récit est parsemé d’obstacles, de trous qui compliquent le chemin, et où tout s’effondre – y compris le lecteur. Dans ces failles s’ouvrent des cosmos qui n’ont rien à voir avec l’intrigue.

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Proust aussi se perd, mais par paresse ; il lutte contre la mémoire et contre le temps qui file trop vite. Gombrowicz, lui, descend dans l’abîme et s’abandonne à son érotisme raffiné, explore les bouches avec une lenteur infinie, ou bien élève au rang de reine la plus insignifiante des minuties.

Tout cela nous met mal à l’aise. Quelle quantité d’inutilité y a-t-il dans nos vies ? Nous reconnaissons-nous dans ces absurdités du quotidien ? Combien d’être gaspillons-nous dans le faire ? En somme, l’auteur ne veut pas faire de la littérature – il lance un défi, un duel. Et le lecteur, tantôt complice, tantôt victime impuissante, assiste à ce combat.

Puis, il y a cet homme aux chaussures jaunes qui pend aux branches, cette femme muette et défigurée. Les lits grincent avec fracas. Y a-t-il de l’inceste ? « Que savaient ces bouches des bouches que je gardais secrètement en moi ? » Et encore : « L’église. L’enfer. La soutane. Le péché… Le froid du confessionnal. » Jusqu’à ce que l’auteur glisse un doigt dans la bouche du prêtre !

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Comme pour tout bon roman policier, on ne révélera pas l’identité du coupable. Mais y en a-t-il seulement un ? Nous supposons que ce n’est pas le valet, comme d’habitude, mais le Chaos, responsable de tout – même de l’ordre.

Witold (l’auteur) souffle à Witold (le personnage) sa réplique finale : « Et aujourd’hui, au déjeuner, il y avait du poulet à la béchamel. » C’est un fait concret, qui s’oppose à l’attente vaine de Godot chez Beckett. Et pourtant, on dirait que Gombrowicz a dîné avec Godot, qu’ils festoient ensemble à l’auberge de l’absurde et du surréel. Les lecteurs, eux, ne sont pas invités.

Witold Gombrowicz (1904-1969), plus grand écrivain polonais du XXe siècle, météore fugace dans le cosmos de la littérature.

dimanche, 16 février 2025

Sur le Voyageur éveillé de Nicolas Bonnal

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Sur le Voyageur éveillé de Nicolas Bonnal

par Jean Parvulesco

Entre le dégoût et la nostalgie « Après avoir fait plusieurs fois le tour du monde, Nicolas Bonnal s’est, en désespoir de cause, retiré en Andalousie », où « il vit dans une cueva au pied du Sacromonte », c’est ainsi que son éditeur présente l’auteur du Voyageur Eveillé dans sa nouvelle solitude secrète.

Je ne sais pas si, replié sur lui-même au fond de sa cueva de la calle Aguas de Albaicin, Nicolas Bonnal a finalement pu, comme on dit, « rencontrer sa paix », mais il est certain qu’il a trouvé le temps d’écrire un grand livre, qui restera, un livre situé d’emblée au-dessus du misérable flot des petites choses indignes que l’on sait, faites seulement pour qu’elles passent sans laisser de trace.

9782251442235-475x500-1-4235560271.jpgAinsi, parfaitement inattendu par les sales temps qui courent, le voyageur éveillé de Nicolas Bonnal est-il, d’un seul coup, apparu à notre portée, mystérieux météorite venu d’on ne sait où, des ultimes profondeurs, peut-être, de ce ciel de ténèbres profondes qui est le nôtre à l’heure présente, le ciel de notre propre déréliction finale.

Car il faut commencer par le dire : sous la figuration allégorique plus que symbolique du « voyage » et du « voyageur » - de l’actuel « voyageur planétaire », du « maudit touriste » - Nicolas Bonnal instruit, en réalité, le procès de l’aliénation finale d’un monde voué, pris sous la malédiction de s’auto-défaire dans le néant de ses propres démissions subversivement - et très occultement, à ce que l’on a vu - dirigées depuis l’extérieur de lui-même, depuis ce qui représente son contraire ontologique caché, depuis l’« autre monde ».

En fait, malgré la dialectique déstabilisante opposant « dégoût » à « nostalgie », profond dégoût d’un présent irrémédiablement déchu et nostalgie insoutenable d’un passé déjà bien trop lointain, dialectique subversive entretenant par en dessous le propos en marche de ce livre si dangereusement piégé, on va quand même finir par comprendre que la présente recherche de Nicolas Bonnal aboutit à un fort aventureux processus de salut et de délivrance, opérant sur le fil du rasoir. Parce que c’est bien dans l’abjecte réalité du monde tel qu’il est devenu à l’heure présente, que le Voyageur éveillé s’emploie, désespérément, à retrouver les lueurs ambiguës, la présence, occultement encore substantivisante, des anciennes valeurs de l’être, oubliées, qui se sont perdues avec les défaillances et les lugubres mensonges de la modernité, avec l’omniprésente terreur démocratique exercée par celle-ci sur les temps qui sont échus à son emprise finale. Une modernité déjà accomplie, dont les ravages nous forcent à reconnaître l’affirmation irrévocablement établie-là du retour en arrière vers le chaos et le néant d’avant-l’être ; mais un retour qui n’aura qu’un temps. Et de par cela même tenus de comprendre, comme nous le sommes à présent, que ce que d’aucuns appellent la postmodernité n’est que la continuation exacerbante et complice à part entière de la modernité, que modernité et postmodernité ne font qu’un. Cependant, quand Rimbaud disait qu’« il faut être absolument moderne », c’est d’une tout autre modernité qu’il parlait, lui, la « modernité » rimbaldienne se situant tout à fait au-delà de la modernité et de la postmodernité actuelles, qui sont les nôtres, qui l’une et l’autre appartiennent à la même figure finale d’une histoire mondiale ayant déjà cédé aux sollicitations obscènes du néant et de ce chaos rampant dont H.P. Lovecraft avait annoncé la montée au pouvoir.

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De toutes les façons, peut-on encore douter du fait que le monde, à l’heure actuelle, vient de finir par s’identifier, déjà, presque entièrement à l’anti-monde, et l’être à se faire remplacer, en ses demeures mêmes, par le non-être ? Que le temps n’est plus notre temps, de même que notre espace n’est plus, actuellement, que l’espace de sa propre auto-disqualification finale.

Ainsi, en citant René Guénon, Nicolas Bonnal écrit-il : « Guénon parlait d’une fin du temps et d’une extension de l’espace, c’est l’inverse qui s’est produit : nous avons de plus en plus de temps à perdre mais nous méconnaissons de plus en plus la réalité de l’espace. Nous avons d’ailleurs retiré du voyage sa réalité, il en est de même a priori du voyage initiatique. »

Et Nicolas Bonnal ajoute : « Toutes les épreuves traditionnelles ont été parodiées, répétons-le, par le tourisme de masse. Ce qui reste au voyageur au long cours, c’est la durée de son voyage, image de notre destinée spirituelle : "Sois dans le monde comme un étranger ou un passant", nous dit le soufisme. Cette existence relative, où l’on découvre son inquiétante étrangeté, est une des données fondamentales du voyageur : il n’a pas de pays ; non parce qu’il se flatte d’être Sur le Voyage apatride comme un homme d’affaires mais parce que sa patrie est purement virtuelle, reflet de son paysage intérieur. Sa patrie est partie de lui. Comme Tchoung Tseu et son papillon, il n’est jamais sûr de son identité. »

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Pour le grand voyageur, le voyage est avant tout dissolution de soi-même, figure secrète de la « dissolution du cadavre et de l’épée ».

Or le triple principe opératif du « voyage initiatique » dans ses états actuels - qui, d’ailleurs, apparaît comme contradictoire en lui-même - se trouve défini par Nicolas Bonnal de la manière suivante :

1) « La diminution du monde extérieur suppose un accroissement de son espace intérieur. »

2) « Le meilleur gage de la réussite de l’immobilité, comme nous l’a appris Lao Tseu : agir par le non agir. »

« On ne devient un voyageur que lorsque l’on est capable de ne plus se remuer. »

3) « Le voyage perpétuel du cosmos et de tous les éléments reflète celui de certaines réalités divines dont le déplacement traduit les effets et le retour vers la transcendance. Rien n’a de fin, rien ne prouve donc la corruption du monde ; celui-ci ne fait que passer sans fin d’un état à l’autre. »

« Comment le voyage prendrait-il fin, alors que son but est infini et que l’on ne dépasse jamais une station sans que n’en apparaisse aussitôt une autre ? »

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La perspective dans laquelle Nicolas Bonnal situe l’aventure apparemment immobile de son « voyageur éveillé » n’est de toute évidence pas, on s’en rend vite compte, celle du moderne « tourisme de masse », ou celle de l’expérience personnelle des voyageurs estivaux aveuglément engagés dans leurs circuits de dépaysement factice et non-significatifs. Nicolas Bonnal, lui, persiste à considérer le « voyage » suivant les dispositions religieuses et spirituelles du « voyageur ». Son livre est donc celui d’un voyage transcendantal, essentiellement subversif par rapport à l’actuelle mentalité d'un monde dont le centre de gravité se trouve déjà dans l’« anti-monde ».

Les conseils de voyage de Nicolas Bonnal ne sauraient donc être qu’autant de propositions subversives visant à la libération, ou au renversement révolutionnaire de la réalité, des réalités actuelles de ce monde en perdition, dont il s’entend à utiliser à contre-courant les pièges mortels et les permanentes mises en délégitimation, à retourner contre elles-mêmes les servitudes nocturnes et anéantissantes de l’actuel état de chaos dans lequel nous nous trouvons tenus en otages. Le voyageur initiatique, le « voyageur éveillé » de Nicolas Bonnal est en réalité un combattant clandestin de la guerre d’avant- garde menée, contre lui-même, par un monde crépusculaire, en voie d’extinction. Une extinction qui lui est imposée de force, de l’extérieur de lui-même, par l’œuvre négative et fondamentalement criminelle de la conspiration ontologique finale au service du non- être et du chaos qui s’est emparée de l’actuel pouvoir politico- historique planétaire.

Car c’est bien contre le néant et le chaos que se trouvent livrées les actuelles batailles des derniers noyaux survivante de la conscience occidentale de l’être mobilisés face à la marée montante du chaos. A telle enseigne que – fait extraordinairement symbolique - l’actuelle centrale politico-militaire américaine chargée de planifier idéologiquement la grande stratégie impériale planétaire des États- Unis en est venue à définir ses futures armées comme des « armées anti-chaos ». Ce qui, d’ailleurs, semblera d’autant plus paradoxal qu’à l’heure présente c’est bien Washington qui constitue l’épicentre suractivé et suractivant de l’actuelle montée planétaire du chaos, que ce sont précisément les forces armées de la « Superpuissance Planétaire des États-Unis » qui constituent le corps de bataille des puissances du chaos en marche.

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Tout en ne l'affirmant pas très ouvertement, on sent que la grande idée directrice de Nicolas Bonnal serait celle d’identifier la tourisme actuel, en tant que psychopathologie progressive de masse, à une forme de pèlerinage dégénéré, outrageusement « laïcisé », ayant perdu toute relation consciente avec ce que l’entreprise effective des « grands pèlerinages » pouvait signifier au sein d’une société traditionnelle, ou gardant ne serait-ce que des traces débiles d’une emprise traditionnelle désormais révolue.

Dans la conjoncture fondamentalement négative qui est celle d’une actualité de ce monde se dévoilant de plus en plus comme étant appelée à faire la fermeture d’un cycle déjà révolu, la gesticulation paranoïaque de ce que l’on doit appeler le « tourisme planétaire » en est venue à une forme d’anti-pèlerinage, de renversement du sens même du pèlerinage, qui exhibe désormais non pas une marche vers le centre, mais au contraire, un éloignement sans fin de celui-ci, l’abandon répulsif de son propre centre. Cet anti-pèlerinage, c’est bien ce qui constitue la malédiction propre de la terrible impuissance d’être d’un monde qui ne se fait plus qu’en se défaisant, dont la démarche d’état s’éprouve dans l’éloignement permanent, suicidaire, par rapport à son centre qui n’est plus reconnu comme tel, dont l’espace intime n’est que l’anti-espace manifestant sa propre impuissance de retour à soi-même. Et nous n’ignorons pas ce que tout cela signifie.

Cependant, il ne faut pas non plus ignorer que c’est aussi dans le devenir même de cette suprême déréliction finale que réside la rupture paroxystique de l’état d’un monde qui, en se défaisant d’une manière de plus en plus avancée, de plus en plus accélérée, doit finir par approcher d’une dernière limite, à partir de laquelle il risque de ne plus rien en rester, mais qui est aussi, de par cela même, très précisément la limite du renversement final des termes, du commencement d’un nouveau cycle d’évolution de signe absolument opposé au cycle ainsi révolu.

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Saint-Guidon (à Anderlecht).

Or c’est bien de ce concept de « limite du renversement final des termes » que prend naissance, et dépend ce que Nicolas Bonnal appelle, lui, la « contre-destination touristique », par laquelle se dévoilent à nous les territoires à rebours des régences occultes de l’être. Le « grand secret » du voyage initiatique est sans doute là.

Nicolas Bonnal : « À ce moment la contre-destination échappe à toute projection intellectuelle, à tout projet touristique. Et comme dans une carte aux trésors, on apprend à lire dans une carte routière pour déceler des pépites inconnues. C’est comme cela que l’on peut redécouvrir la France : nous avons évoqué un Orient de proximité en parlant de l’Allemagne (Metternich disait bien que l’Asie commence à Vienne), et nous avons cité l’Île-de-France. Or il semble que Nerval, quand il a écrit ses plus beaux textes, rêve d’une France endormie comme une belle, reliée au passé des Valois, d'une France révolutionnaire c’est-à-dire revenue à ses origines. Et il la trouve à quelques kilomètres de Paris, de ce Paris "vulcanisé" défini par Balzac et qui a peu à envier au nôtre.

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Nerval invente le voyage initiatique virtuel : celui qui redonne à un lieu oublié ou profané par l’industrie ses lettres de noblesse. À Mortefontaine, Compiègne ou Senlis, dans les forêts traversées par Sylvie et l’ombre d’Aérienne (le Sud grec et le Nord germanique), il reste encore possible de rêver d’une destination épargnée et pure. En ce sens Sylvie est le guide de voyage par excellence, comme Le Grand Meaulnes. Ce sont les guides de la contre-destination touristique. » Et là, Nicolas Bonnal ajoutera que « les voyages des prophètes permettent à l’homme de repasser par tous les degrés de son être psychique et spirituel. » Car, dit-il aussi, « tout est correspondance : le ciel et la terre, le supérieur et l’inférieur, les cieux et la terre d’un côté, l’homme de l’autre. » Ainsi, « les sept cieux peuvent-ils se lire comme les sept facultés de la perception et de l’intelligence ; les sept terres, comme les sept couches des corps. Par-delà cette relation voyageuse entre le macrocosme et le microcosme, les sept planètes réfléchissent dans le monde céleste les lumières des sept principaux attributs divins. »

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Mais il faut surtout savoir prendre en compte les pages réellement éblouissantes que Nicolas Bonnal consacre à l'Alhambra de Grenade, dont il semble avoir fini par déceler la vocation suprêmement polaire. Une vocation polaire assez mystérieusement étrangères à ses premières origines. « L’Alhambra est la gardienne du Graal », affirme Nicolas Bonnal. Et aussi : « L’Alhambra enivre définitivement. Il faut donc rester dans l’Alhambra. »

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Les douze lions de l’Alhambra, précise Nicolas Bonnal, « représentent les douze soleils du zodiaque, les douze mois qui dans l’éternité existent de façon simultanée. »

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Mais à Grenade, il n’y a pas seulement l’Alhambra, il y a aussi la cathédrale de Grenade, hallucinant vaisseau de pierre en élévation cosmogonique, polaire, au sujet duquel Antonio Enrique a fait paraître, en 1986, un livre de six cents pages qu’il faut tenir pour tout à fait décisif, j’entends révélateur, et qui confère, à ceux qui puissent vraiment en prendre connaissance, des grands « pouvoirs secrets », des grands « pouvoirs spéciaux ». Dont il faut savoir faire l’usage prévu depuis longtemps.

Car le seuil intérieur de la pénétration vécue vers le cœur royal d’une certaine Grenade Polaire se trouve dissimulé à l’intérieur de ce livre d’Antonio Enrique, tout comme c’est dans la cathédrale de Grenade que se trouve situé à demeure le « secret polaire » de l’Alhambra. Là-dessus, il ne faut pas avoir le moindre doute, cela se sait par les « anciennes voies », que l’on avait cru perdues, et qui n’étaient que très profondément cachées.

A la fin il faudra donc que l’on comprenne que ce n’est quand même pas pour rien que Nicolas Bonnal est allé s’installer dans sa cueva du Sacromonte, calle Aguas de l’Albaicin à Grenade.

Nous ne sommes certes pas très nombreux encore, « nous autres ». Mais assez, cependant, pour que quelqu’un des nôtres puisse se trouver significativement placé, en poste de garde et de veille, à chaque endroit prédestiné, pour qu’il soit en état d’assumer, de canaliser une continuité occulte, ancienne et régulière de l’état de dédoublement abyssalement polaire du monde qui au-delà de ce monde est en réalité le « vrai monde ».

D’ailleurs, c’est bien là que réside actuellement le « travail spécial » des nôtres ; arriver à pourvoir l’ensemble des points de veille occulte détenus - ou qui devraient être détenus - au sein de ce monde-ci, de manière à ce qu’en dédoublant ainsi la réalité visible de celui-ci il nous soit loisible d’en contrôler les états et les souffles, depuis l’invisible.

Ce que Nicolas Bonnal a donc été chargé de faire, d’exacerber et de porter en avant à l’Alhambra de Grenade, d’autres de chez nous le font, en même temps et de la même manière, en maints endroits prédestinés de ce monde qui n’est pas ce monde.

samedi, 15 février 2025

Parution du numéro 481 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 481 du Bulletin célinien

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Sommaire :

Léon Daudet, critique littéraire 

Le style célinien ou l’avènement du syndrome psycholinguistique traumatique 

Un dossier critique sur Guerre, Londres, La Volonté du roi Krogold.

 

Tirages

Sous le titre aguichant La littérature, ça paye !, Antoine Compagnon, académicien et professeur émérite au Collège de France, signe un ouvrage mettant en relief les bienfaits de la lecture. En ouverture de cette apologie de la littérature, il se place du côté de l’auteur en observant que seuls 15 % des auteurs perçoivent plus de 9.000 € de droits d’auteur par an, soit moitié moins que le Smic. Et de citer ce propos de Baudelaire qui vécut, comme on sait, dans la misère : « La poésie est un des arts qui rapportent le plus, mais c’est une espèce de placement dont on ne touche que plus tard les intérêts, – en revanche très gros. »
 

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Le cas Céline est bien différent : il connut la gloire dès son premier livre et subit le purgatoire, non pas après sa mort, mais de son vivant. Je rappelais, le mois passé, que Féerie pour une autre fois, I et II fut un échec cuisant. Raison pour laquelle il renonça à un troisième tome et s’attaqua à D’un château l’autre qui rencontra la faveur du public et de la critique. Rien de comparable cependant avec les tirages d’avant-guerre. Céline aimait le succès et fut très dépité de ne pas obtenir le Goncourt qui lui avait été promis : « Il est toujours honteux de perdre » (à Karen Marie Jensen, 15 mars 1938).
 
C’est que la réussite entraînait, outre la renommée, des droits d’auteur qui lui apportaient  une indépendance et une liberté  auxquelles il tenait plus que tout. Il s’enorgueillissait d’être l’auteur le plus exigeant du marché, exigeant 18 % du prix du livre et des avances princières. Difficile d’imaginer ce qu’eussent été les six années d’exil s’il n’avait pas placé ses économies au Danemark. Pendant cette période, il ne dispose d’aucun revenu professionnel et vit, avec Lucette, grâce à l’or déposé avant-guerre dans ce pays. Le pactole est dû essentiellement à Voyage au bout de la nuit. Tiré à 3.000 exemplaires en 1932, il atteint, dans ses différentes rééditions, un tirage de plus de 200.000 exemplaires en 1944. En comparaison, Mort à crédit constitue un échec sur le plan commercial. Il s’en vend 36.000 exemplaires l’année de parution. L’autre grand succès fut Bagatelles pour un massacre tiré à plus de 90.000 exemplaires. Les Beaux draps, paru sous l’Occupation, feront 46.000. Soit davantage que D’un château l’autre ; à la mort de Céline, il ne s’en était pas vendu 30.000 exemplaires. Nord, en 1960, ne dépassa pas les 10.000. 
 

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Lorsqu’il disparaît, Céline est débiteur vis-à-vis de Gallimard. Sa renommée posthume est, elle, prodigieuse. À titre d’exemple, Guerre s’est vendu à 170.000 exemplaires et Londres à 60.000. Quant aux manuscrits et lettres autographes, leur cote rivalise avec celle de Proust.  L’audience d’un écrivain se mesure aussi à sa disponibilité en collection de poche. Toute son œuvre romanesque est disponible en “Folio”, y compris les manuscrits retrouvés. Voyage au bout de la nuit demeure le roman qui remporte le plus de suffrages, y compris auprès des céliniens: il s’en est vendu un million d’exemplaires, dont plus des deux tiers après sa mort. Rien à voir cependant avec les tirages faramineux de L’Étranger ou La Condition humaine promus tous deux par l’Éducation nationale. Il est vrai que Céline n’est pas un auteur facile et qu’on ne mesure pas l’importance d’un auteur à ses tirages.

• Antoine COMPAGNON, La littérature, ça paye !, Éditions des Équateurs, 2024, 188 p. (18 €).

Sources : Philippe Roussin, “Céline : les tirages d’un auteur à succès entre 1932 et 1944” in Actes du colloque international de Paris (1986), Du Lérot & Société des Études céliniennes, 1987 & Pascal Fouché, “Éditer Céline : du savant à l’occulte ou l’initiative et l’interdit” in La Revue des lettres modernes (“L.-F. Céline 5, Vingt-cinq ans d’études céliniennes”), Lettres modernes-Minard, 1988.

lundi, 27 janvier 2025

Bernanos et la dévaluation des hommes aux temps totalitaires

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Bernanos et la dévaluation des hommes aux temps totalitaires

Nicolas Bonnal

On a la tyrannie européenne (avec l’euro tout sera terminé), la guerre, le terrorisme climatique, l’invasion migratoire, mais tout ce la masse réclame c’est plus de censure ici, ou de lutte contre Trump et Poutine et Elon Musk là-bas. Revenons à Bernanos alors, qui croyait avoir tout vu et tout subi en 1945.

Bernanos avait rêvé, au début juste après la Libération, et ça donne la légendaire France contre les robots, livre dépassé un an ou deux après. Le grand esprit déchante vite (« votre place est parmi nous ! » lui chantait de Gaulle qui part vite aussi) et cela donne ensuite les prodigieuses conférences de « la Liberté, pour quoi faire ? », où le grand esprit pragmatique et non visionnaire remet tout le monde à sa place : la démocratie vaut les dictatures et le christianisme est crevé, surtout celui qui veut se moderniser. On relira mon texte fondamental (je pèse mes mots, car on est en enfer, on y est vraiment) sur Bruckberger qui va plus loin que Bernanos quand il découvre que l’Inquisition est la source et le prototype des méthodes totalitaires modernes. Les chrétiens via von der Leyen, Barnier ou Bayrou sont aujourd’hui aux avant-postes du terrorisme néo, béni par Bergoglio.

On commence par « cette masse affreusement disponible » qui vote pour l’Europe, pour Macron-antifasciste-républicain-humaniste, pour la guerre, pour le vaccin, pour l’Europe, pour l’Otan, pour le mondialisme, pour le Grand Reset, pour le totalitarisme informatique, pour tout.

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Or cette masse bascule de Pétain à de Gaulle comme cela, par mouvement mécanique, par mouvement de balancier ; et Bernanos écrit donc :

« Il y a des millions et des millions d’hommes dans le monde qui n’ont pas attendu notre permission pour soupçonner que la France de 1940- formée d’une majorité de gaullistes et d’une poignée de pétainistes – ne forme réellement qu’UNE SEULE MASSE AFFREUSEMENT DISPONIBLE, dont l’événement de Munich avait déjà permis de mesurer le volume et le poids, qui s’est retrouvée presque tout entière à l’Armistice pour rouler dans le pétainisme par le seul effet de la pesanteur, jusqu’à ce que l’invasion de l’Afrique du Nord, rompant l’équilibre, l’ait fait choir sur l’autre pente… La masse française, cette masse électorale suicidaire, cherche aujourd’hui à tâtons un autre fait irréparable… Au terme de notre évolution, il ne subsistera de l’Etat qu’une police, une police pour le contrôle, la surveillance, l’exploitation et l’extermination du citoyen (la liberté pour quoi faire ?). »

Et d’ajouter :

« Il y a des millions et des millions d’hommes dans le monde qui n’ignorent plus que la Résistance ayant été l’œuvre d’une poignée de citoyens résolus, qui électoralement ne pouvaient pas compter pour grand-chose, il était fatal que la réorganisation de la Démocratie parlementaire réduisît la Résistance à rien. »

monde-d-hier-2266346308.jpgStefan Zweig écrit sur cette masse affreusement disponible dans son inoubliable Monde d’hier: 

« la masse roule toujours immédiatement du côté où se trouve le centre de gravité de la puissance du moment ». Monde d’hier, Livre de Poche, p. 469, pour les curieux. On ajoute pour les gourmets : Ceux qui criaient aujourd’hui « Heil Schuschnigg ! » hurleraient demain « Heil Hitler ! ». C’est la page suivante… Heil Biden ! Heil Davos ! Heil Ursula ! Heil climat !…

On connaît le nombre exorbitant (mais toujours insuffisant) d’homosexuels dans nos élites françaises, européennes et mondialistes. Zweig ajoute cette note page 365 :

« Déjà les sociétés secrètes fort mêlées d’homosexuels étaient plus puissantes que ne le soupçonnaient les chefs de la république… »

On relira mes textes sur Zweig et sur les eunuques de Balasz qui, dans la Chine ancienne, drivaient déjà une économie et une société totalitaires (on ne pouvait ni marcher ni se vêtir comme on voulait, comme au temps du Covid et du changement climatique…). Voir la bureaucratie céleste, Tel, Gallimard, pp. 36-37, 73-75., où Balasz décrit des guerres d’extermination des eunuques, guerres de proportions… bibliques.

Bernanos n’aime pas qu’on le dise pessimiste (le terme est fatigant, c’est vrai) ; mais voici ce qu’il écrit sur l’optimiste :

« L’optimisme est un ersatz de l’espérance, dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout, c’est par excellence la vertu du contribuable. Lorsque le fisc l’a dépouillé même de sa chemise, le contribuable optimiste s’abonne à une revue nudiste et déclare qu’il se Promène ainsi par hygiène, qu’il ne s’est jamais mieux porté. »

Sur le pessimisme :

« Le mot de pessimisme n’a pas plus de sens à mes yeux que le mot d’optimisme, qu’on lui oppose généralement. »

Le problème, le vrai problème c’est la dévaluation du matériel humain ; et là Bernanos surprend avec des arguments… en or massif (Zweig en parle aussi au début de ses mémoires) :

« Les événements n’ont pas plus de volume qu’avant, ce sont les hommes qui sont dévalués. La dévaluation de l’homme est un phénomène comparable à celui de la monnaie. N’attendez pourtant pas que les dévalués conviennent de leur dévaluation! Si le billet de mille francs pouvait parler, il dirait que le bifteck est devenu aussi précieux que l’or, il n’oserait jamais avouer que c’est lui qui ne vaut plus que cent sous. Ainsi les hommes dévalués préfèrent se venger sur l’histoire de leur dévaluation. Ils sont de plus en plus enclins à nier l’histoire, à ne voir en elle que l’ensemble des fatalités historiques… »

La fin de l’étalon-or a signifié pendant la guerre la tuerie interminable : le citoyen ne valait plus rien et l’Etat pouvait imprimer et exterminer tout ce qu’il voulait.

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La fin des hommes c’est la Révolution Française, et la conscription par la Convention ; et Bernanos, qui encense 89 dans la France contre les robots ensuite écrit :

« En décrétant la conscription obligatoire, la Convention nationale a trahi la civilisation et fondé le monde totalitaire. Dès qu’il suffit d’un décret pour que tous les citoyens appartiennent à l’Etat, pourquoi ne lui appartiendraient-ils pas toujours, de la naissance à la mort ? ».

L’homme moderne assisté et dissuadé (cf. mon texte sur Virilio) veut être soulagé ; comme disait le génial australien Pearson, le fardeau de sa personnalité (personne alitée…) lui pèse, et ce, cinquante ans déjà avant Beckett ou Ionesco (voir aussi Nietzsche ou Drumont qui dans ses grands moments le vaut presque) :

Le combat contre l’homme et la liberté est le même partout, derrière les slogans (« tu es à la solde de Wall Street et du mikado ! ») ; Bernanos toujours :

« Tout homme qui pense a compris que l’Amérique et la Russie s’opposent plus économiquement qu’idéologiquement, une nation de trusts est toujours menacée de devenir brusquement totalitaire. La Russie s’emploie de plus en plus à créer un type d’ouvrier à grand rendement aussi semblable que possible à l’ouvrier… »

Les extrêmes (d’ailleurs jamais si éloignés que cela, on l’a vu au moment de notre « pandémie ») ont vite fait de se rejoindre :

« Car ce monde n’est pas nouveau. Capitaliste ou marxiste, libéral ou totalitaire, il n’a cessé d’évoluer vers la centralisation et la dictature. Le régime des trusts ne saurait nullement s’opposer au collectivisme d’Etat, puisqu’il n’est qu’une phase de l’évolution que je dénonce. »

On se demande si Bernanos aurait fini libertarien (Chesterton était considéré comme un chrétien-libertarien, mais vous imaginez un parti ?) : no state, no war, no taxes, comme disent nos amis de lewrockwell.com. Trop simple ou trop évident ?

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La course au gigantisme :

« Les trusts ont concentré peu à peu la richesse et la puissance autrefois réparties entre un très grand nombre d’entreprises, pour que l’Etat moderne, le moment venu, distendant sa gueule énorme, puisse tout engloutir d’un seul coup, devenant ainsi le Trust des Trusts, le Trust-Roi, le Trust-Dieu… Non, ce monde n’est pas nouveau. »

Répétons qu’on est en enfer :

« Qui peut croire ce monde digne d’amour? A quoi bon aimer ce qui s’est voué soi-même à la haine ? Dieu n’y réussit même pas, il se résigne à laisser subsister l’enfer. Le Fils de Dieu est mort et on pourrait dire que l’enfer survit au Fils de Dieu. Oh! vous pouvez parfaitement trouver scandaleux de m’entendre comparer le monde moderne à l’enfer. Mais c’est là une impression que n’ont pu manquer d’avoir les habitants de Nagasaki, à moins que le temps hélas ! ne leur ait fait défaut pour cela. »

Car le lendemain de la guerre, rebelote avec déjà le plan Monnet et les prémisses de leur Europe vendue aux trusts et aux bureaucrates (donc démocratie intouchable…) :

« La France a des raisons de ne pas s’enthousiasmer pour le plan Monnet! On lui demande de construire des machines, encore plus de machines, de se sauver par la machinerie. Elle ne croit plus à la multiplication indéfinie des machines… »

Pierre Gille (d’ailleurs écarté depuis) remarque dans son excellente préface :

« Bernanos attendait de la Libération de la France une insurrection des forces de l’esprit…Et que voit-il, ce même monde recommencé comme si rien ne s’était passé…. »

C’est qu’il a ses adeptes ce monde religieusement adoré de l’américanisme. Céline parle dans des pages immortelles des Français parfaitement enthousiastes, Bernanos des amateurs de radiations (elles les rendent radieux !) :

« Supposez que demain – puisque nous sommes dans les suppositions, restons-y – les radiations émises sur tous les points du globe par les usines de désintégration modifient assez profondément leur équilibre vital et les sécrétions de leurs glandes pour en faire des monstres, ils s’arrangeront très bien de leur condition de monstres, ils se résigneront à naître bossus, tordus, ou couverts d’un poil épais comme les cochons de Bikini, en se disant une fois de plus qu’on ne s’oppose pas au progrès. Le mot de progrès sera le dernier qui s’échappera de leurs lèvres à la minute où la planète volera en éclats dans l’espace. »

Et dans ce monde, comme au moment du refus du vaccin nocif et inutile l’homme libre sera la brebis égarée du troupeau Bergoglio et le monstre à abattre :

« La menace qui pèse sur le monde est celle d’une organisation totalitaire et concentrationnaire universelle qui ferait, tôt ou tard, sous un nom ou sous un autre, qu’importe ! de l’homme libre une espèce de monstre réputé dangereux pour la collectivité tout entière, et dont l’existence dans la société future serait aussi insolite que la présence actuelle d’un mammouth sur les bords du lac Léman. Ne croyez pas qu’en parlant ainsi je fasse seulement allusion au communisme. Le communisme disparaîtrait demain, comme a disparu l’hitlérisme, que le monde moderne n’en poursuivrait pas moins son évolution vers ce régime de dirigisme universel auquel semblent aspirer les démocraties elles-mêmes. »

En 45, Hitler a gagné la guerre (voyez l’amusant livre homonyme de Graziano). Schwab et Ursula y mettront bon ordre :

« Il est clair qu’il reste partout des foyers d’infection totalitaire dans le monde. Le totalitarisme a été battu grâce à ses propres méthodes, par des méthodes totalitaires… Les dictatures ont été les symptômes d’un mal universel, dont souffre toute l’humanité. La civilisation des machines a considérablement amoindri dans l’homme le sens de la liberté. Les disciplines imposées par la technique ont peu à peu sinon ruiné, du moins considérablement affaibli les réflexes de défense de l’individu contre la collectivité. »

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On sait que tout passe par le contrôle de l’Etat, surtout aux USA, pays du simulacre libéral, et ce depuis Wilson et Roosevelt et leurs guerres totalitaires contre l’Allemagne (lisez le toujours excellent Goldberg et son essai sur le fascisme libéral) :

« La plupart des démocraties, à commencer par la nôtre, exercent une véritable dictature économique. Elles sont de véritables dictatures économiques. La dictature économique survit presque partout aux nécessités de la guerre, par lesquelles on prétendait la justifier. Il serait difficile de nier que le cadre de l’activité économique… »

Ensuite Bernanos se rapproche du banc des accusés (ben oui…) :

« On voudrait nous faire croire que l’Etat nazi fut une sorte de monstre imprévu, imprévisible, un phénomène absolument fortuit, une espèce de chose tombée de la lune. Mais cet État hitlérien ne différait pas spécifiquement de certains Etats modernes prétendus démocratiques, en voie d’évolution vers la forme totalitaire et concentrationnaire. Démocratique ou non, l’Etat moderne a économiquement tous les droits. »

Je le disais libertarien ? Voyez là :

« Lorsqu’un État prétend disposer, en certains cas, de 83 % du revenu du citoyen, contre la promesse, d’ailleurs toujours révocable, de lui garantir ce qui lui reste, on a bien le droit de se demander où s’arrêteront ses prétentions. Qui dispose des biens finit toujours par disposer un jour des personnes. »

Confiscation de l’épargne, du corps (soumis à la tyrannie vaccinale, voyez Kennedy), des maisons, de de la liberté de se déplacer, demandez le programme !

A la fin on comprend que l’Etat et les partis (presque tous libéraux ou socialos) qui le contrôlent ne rêvent que d’une chose : la grande et belle extermination du citoyen-électeur distrait.

« Et cette bureaucratie, chez les plus atteints, se décomposait elle-même jusqu’à la forme la plus dégradée de la bureaucratie, qui est la bureaucratie policière. Au terme de cette évolution, il ne subsiste de l’État qu’une police, une police pour le contrôle, surveillance, l’exploitation et l’extermination du citoyen. »

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Dans ce désastre il ne faut rien attendre des chrétiens (pour ceux qui auraient encore des doutes) ; ici aussi le matériel humain a été dégradé, édulcoré ou autre :

« Des chrétiens sans cervelles, de pauvres prêtres sans conscience, épouvantés à l’idée qu’on va les traiter de réactionnaires, vous invitent à christianiser un monde qui s’organise délibérément, ouvertement, avec toutes ses ressources, pour se passer du Christ, pour instaurer une justice sans Christ, une justice sans amour, -la même au nom de laquelle l’Amour fut fouetté de verges et mis en croix. »

Pour terminer une magnifique remarque : on dégénère en s’endurcissant.

« Le drame de l’Europe, le voilà. Ce n’est pas l’esprit européen qui s’affaiblit ou s’obscurcit depuis cinquante ans et plus, c’est l’homme européen qui se dégrade, c’est l’humanité européenne qui dégénère. Elle dégénère en s’endurcissant. Elle risque de s’endurcir au point d’être capable de résister à n’importe quelle expérience des techniques d’asservissement, c’est-à-dire non pas seulement de les subir, mais de s’y conformer sans dommage. »

Allez, cessons de déprimer : le froncé considère que le danger vient de Trump...

Nicolas Bonnal sur Amazon.fr

jeudi, 23 janvier 2025

Jack Kerouac in memoriam

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Jack Kerouac in memoriam

Claude Bourrinet

Jack Kerouac est mort il y a un peu plus de 50 ans, le 21 octobre 1969, en Floride, loin de Lowell, dans le Massachusetts, où il est né et où il a passé les dernières années de sa vie, amer, déprimé, miné par l’alcoolisme et le spleen, avec sa mère, Gabrielle L’Evesque. Cette fin d’existence triste comme une gare routière, fin de nulle part, frontière grise avant le grand saut dans la lumière tant désirée depuis longtemps, offre à la mémoire collective un Kerouac catholique, conservateur, redneck louant les sénateurs d’extrême droite, antisémite et fier de son home confortable doté de la télévision et de son téléphone. Ironie des destins personnels… Mais la lassitude, l’usure, le dégoût d’une misère bue jusqu’à plus soif… le corps exténué, malgré sa constitution d’athlète… Mais aussi le refus de l’engagement, de la violence radicale, de la politique… il est anticommuniste, il a toujours été en marge, et de plus en plus, à partir de 1957, date de son « retournement », en marge de la marge du système officiel.

Dans un dernier article, il dit sa haine des Jerry Rubin, Abbie Hoffman, Timothy Leary, David Delliner, Allen Ginsberg, tous très engagés, certains trop arrivistes pour ne pas ployer leur âme un jour devant le fric ou le succès de foire, gueulards gauchistes cabotins et jouisseurs. Hypermédiatisé, à cause de sa gueule de beau gosse, de sa carrure de footballeur, de sa légende sulfurique, il s’égare et bafouille, rougit devant les micros sournois et les pièges matois des intervieweurs patentés. Les critiques condescendantes des gendelettres, les cris horrifiés des petits bourgeois confits dans leurs certitudes aseptisées de lecteurs du Reader’s Digest l’écoeurent. Il est d’ailleurs. Sa révolution, comme il le clame, c’est la révélation. L’enfant demeure, l’innocent, le primitif. Sa religiosité sentimentale le relie à ce qu’il a toujours été, un « mystique à l’état sauvage », comme le Rimbaud de Claudel.

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Son chef d’œuvre, Sur la Route, est une quête hallucinée, à travers la route, highway qui ne mène nulle part, qui ne vaut que par le mouvement dont elle est l’instrument et le pré-texte, la recherche d’une Amérique hiéroglyphique, qui défile comme un rêve derrière les vitres ivres de voitures filant comme des météorites, ou vibrant derrière le vent fou des trains sur lesquels se juchent les paumés à la recherche de petits boulots, à la façon des freight-hopping, les travailleurs itinérants jetés dans la misère par la grande Dépression. Comme encore Rimbaud, chemineau de l’Absolu, il sombre dans le dépouillement volontaire, cultive le dérèglement (moins) raisonné des sens, avide de kiks, d’émotions aigües, pour atteindre le sentiment, l’espace d’une éternité, d’une existence éclatant sa plénitude en une jouissance dont le it jazzistique est la pointe. Beat, c’est, dans le jargon du jazz, l’état de celui qui est foutu, mais c’est aussi beato, l’antichambre de la sainteté. Une vie à vau-l’eau, de « clochard céleste », celle du bhikkhu, le moine bouddhiste haillonneux, ou de certains gyrovagues médiévaux, dont la geste scrute des signes dans l’espoir de rencontrer le Graal.

Car Kerouac est fils de Breton, et une fois, en 41, il s’est nommé « Jean, Baron de Bretagne ». En 1965, il part pour la France, à la recherche de ses racines armoricaines, comme il va à Rivière-du-loup pour retrouver un passé québécois. Poursuivant anxieusement sa quête d’identité, il allie des traditions celtiques au Tao chinois ou au bouddhisme, syncrétisme propre à une société déboussolée qui a assassiné la civilisation indienne et croit trouver dans les grands espaces, Far West reculé jusqu’à l’Océan, des racines que son Histoire n’a plus.

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Kerouac est l’homme tragique de l’Amérique, son miroir le plus séduisant et le plus tendu vers un sens qui échappe toujours. Il est profondément imprégné de littérature européenne, de Baudelaire, de Rimbaud, de Lautréamont, d’Artaud, de Breton, de Genet, de Michaux, de Kafka, de Nietzsche, de Céline surtout, et enfin de Spengler, dont l’œuvre majeure, Le Déclin de l’Occident, lui offre une échappée anthropologique, un modèle d’existence, chez les « grands peuples fellahs de la terre », ces sociétés protohistoriques solidaires, fraternelles, ancrées dans le sacré, la magie, liées organiquement aux forces cosmiques, peuples de paysans rustres, anti-intellectuels, profondément humains, dont il croit retrouver les traits chez les Indiens mexicains, ou  parfois chez les travailleurs, dont il capte le phrasé et le jargon, ayant été sans cesse travailleur lui-même en même temps qu’écrivain, ou chez les Noirs qui vont lui donner sa musique, celle du Be-bop, de ce jazz brûlant, rauque, violent, aussi tumultueux qu’un torrent caillouteux dévalant les pentes du désespoir et de la révolte, qui prit la suite du phrasé élégant de Lester Young, du souffle puissant de Coleman Hawkins, le jazz de Thelonious Monk, de Gillespie, de Max Roach, de Bud Powell, et surtout de Bird, de Charlie Parker le magicien.

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L’improvisation sur des motifs, comme la drogue, l’alcool, la vitesse (errance initiatique dont l’Orphée est Neal Cassady, allias Dean Moriarty), et, à la manière des soli de saxo, les phrases interminables comme celles d’un Proust qu’il déclame entre deux orgies (mais il avait parfois des pudeurs d’enfant de chœur, qu’il fut), la perte dans un rythme furieux, rauque, en rafales, agressif et tendre à la fois, fuligineux ou clair comme les aubes, brouillent et disjoignent la conscience du corps, ouvrent le monde comme le territoire d’un spectre possédé par le souffle d’un dieu ivre, dont l’instrument est sa machine à écrire, avec laquelle il dévide, de 50 à 57, 12 livres, et un rouleau de télétype de 33 mètres de long pour le seul On the road.

Si on ne met pas sa vie sur la table, affirme Céline, on n’est pas écrivain. « J’écris ce livre parce que nous allons tous mourir » affirme à son tour Kerouac. Son livre, c’est sa vie, c’est l’enregistrement d’une anamnèse revécue dans la transe, le dégorgé jaculatoire de mots transbordés de New York à San Francisco et jusqu’au Mexique, dans un sac à dos qui hante les chambres sordides, les lieux crasseux où il faut quand même essayer de dormir, ou tout au moins sombrer dans le sommeil agité des ivrognes et des camés. Kérouac est le vates perdu de l’âge atomique. Dans la souffrance, les cris, le délire d’une société gravitant follement autour d’un essieu vide, ses jours alternent entre pure volupté et féerie pour une autre fois, distorsion douloureuse où s’élargit sa conscience, celle du fils d’une Amérique qui n’a pas honte d’être blessée, d’un « Nord Américain exilé en Amérique du Nord ».

mercredi, 22 janvier 2025

Comparaison entre Huysmans et Houellebecq

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Comparaison entre Huysmans et Houellebecq

Claude Bourrinet

Finalement, au lieu de déployer l’artillerie lourde de la démonstration, qui souvent ne fendille qu’à peine les murs épais de la conviction scellée du mortier de l’amour-propre, il vaut mieux exposer les choses, comme des preuves étalées sur un étal policier du Quai des Orfèvres. La comparaison, si elle n’est pas raison, offre cependant sa ration d’évidence, dans le fait d’exister et de confronter.

On sait que Houellebecq, dans un de ses derniers ouvrages, se réclame explicitement de Huysmans.

Pour être honnête, sa prétention, d’être de ses héritiers, n’est pas sans arguments. L’un d’eux est la visée commune des deux écrivains, qui entreprennent de peindre la modernité, crue et vérifiable comme une photographie, tout en en faisant la satire. On poussera même la similitude en élargissant leur vision, jusqu’à la question religieuse. Huysmans, dans ses premiers romans, décrit un monde dégradé, sordide, matérialiste, prosaïque, la cité de la mort de Dieu. Quant à Houellebecq, lui aussi, il laisse deviner que ses dénigrements acérés de la classe moyenne sont motivés par le sentiment du nihilisme, et de l’absence de transcendance spirituelle.

Tous deux usent de l’antiphrase, de l’ironie, à la Flaubert, ou comme le faisait Baudelaire dans son Spleen de Paris, peut-être plus à l’avantage de Huysmans, qui réussit à retrouver la poésie des êtres qui hantent, comme des misérables créatures, le labyrinthe de l’enfer terrestre, et qui méritent, malgré tout, la compassion chrétienne, présente aussi bien chez lui, que chez l’auteur des Fleurs du Mal. En revanche, on cherchera vainement une trace de pitié chez l’auteur des Particules élémentaires, peut-être parce que la classe moyenne, contrairement aux membres des milieux populaires, n’inspire nullement ce genre d’émotion; mais aussi parce que Houellebecq, en fait, est un intellectuel, qui aurait pu, comme Bourdieu, rédiger des essais de sociologie polémistes. Il ne se lasse pas, du reste, d’alourdir sa pauvre prose de considérations théoriques, qui ont certes l’efficacité de dissertations assez simples pour être comprises d’un bon élève de classe terminale, ou d’un militant de droite, mais qui réussissent à lasser le lecteur, du moins celui qui est habitué à des mets plus délicats et plus légers. Son style n’est pas un style, c’est une photocopieuse. Contrairement à Huysmans, qui, par son écriture, crée un monde traversé de figures quasi mythiques, comme doit en abriter tout bon roman, il dresse des constats de journaliste. Les personnages de Houellebecq, comme ceux de Sartre, sont des idées qu’il voudrait incarnées ; ceux de Huysmans vivent de leur propre vie.

Pour permettre de se faire une idée de ces oppositions, j’ai confronté deux paires d’extraits : deux textes de Huysmans, l’un tiré des Soeurs Vatard, l’autre d’En Ménage ; les deux textes de Houellebecq, quant à eux, proviennent de Soumission. Et l’on verra ce qu’on a perdu en près d’un siècle et demi.

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Textes de Huysmans :

« Par désœuvrement, elles observaient les moindres détails du chemin de fer, le miroitement des poignées de cuivre des voitures, les bouillons de leurs vitres ; écoutaient le tic-tac du télégraphe, le bruit doux que font les wagons qui glissent poussés par des hommes ; considéraient les couleurs différentes de fumées des machines, des fumées qui variaient du blanc au noir, du bleu au gris et se teintaient parfois de jaune, du jaune sale et pesant des bains de Barège ; et elles reconnaissaient chaque locomotive, savaient son nom ; lisaient sur son flanc l’usine où elle était née : chantiers et ateliers de l’Océan, Cail et Cie, usine de Graffenstaden, Koechlin à Mulhouse, Schneider au Creusot, Gouin aux Batignolles, Claparède à Saint-Denis, participation Cail, Parent, Schalken et Cie de Fives-Lille ; et elles se montraient la différence des bêtes, les frêles et les fortes, les petiotes sans tenders pour les trains de banlieue, les grosses pataudes pour les convois à marchandise. »

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« Il avouait d’exultantes allégresses, alors qu’assis sur le talus des remparts, il plongeait au loin, voyait les gazomètres dresser leurs carcasses à jour et remplies de ciel, pareils à des cirques bâtis de murs bleus et soutenus par des colonnes noires. Alors, le site prenait pour lui une inquiétante signification de souffrances et de détresses. Dans cette campagne dont l’épiderme meurtri se bosselle comme de hideuses croûtes, dans ces routes écorchées où des traînées de plâtre semblent la farine détachée d’une peau malade, il voyait une plaintive accordance avec les douleurs du malheureux, rentrant de sa fabrique, éreinté, suant, moulu, trébuchant sur les gravats, glissant dans les ornières, traînant les pieds, étranglé par des quintes de toux, courbé sous le cinglement de la pluie, sous le fouet du vent, tirant, résigné, sur son brûle-gueule. »

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Textes de Houellebecq :

« Je n'avais aucun projet, aucune destination précise ; juste la sensation, très vague, que j'avais intérêt à me diriger vers le Sud-Ouest ; que, si une guerre civile devait éclater en France, elle mettrait davantage de temps à atteindre le Sud-Ouest. Je ne connaissais à vrai dire à peu près rien du Sud-Ouest, sinon que c'est une région où l'on mange du confit de canard ; et le confit de canard me paraissait peu compatible avec la guerre civile. Enfin, je pouvais me tromper. »

« Selon le modèle amoureux prévalant durant les années de ma jeunesse (et rien ne me laissait penser que les choses aient significativement changé), les jeunes gens, après une brève période de vagabondage sexuel correspondant à la préadolescence, étaient supposés s'engager dans des relations amoureuses, exclusives, assorties d'une monogamie stricte, où entraient en jeu des activités non seulement sexuelles mais aussi sociales (sorties, week-ends, vacances). Ces relations n'avaient cependant rien de définitif, mais devaient être considérées comme autant d'apprentissages de la relation amoureuse, en quelque sorte comme des "stages" (dont la pratique se généralisait par ailleurs sur le plan professionnel en tant que préalable au premier emploi). Des relations amoureuses de durée variable (la durée d'un an que j'avais pour ma part observée pouvait être considérée comme acceptable), en nombre variable (une moyenne de dix à vingt apparaissant comme une approximation raisonnable), étaient censées se succéder avant d'aboutir, comme une apothéose, à la relation ultime, celle qui aurait cette fois un caractère conjugal et définitif, et conduirait, via l'engendrement d'enfants, à la constitution d'une famille. »

lundi, 20 janvier 2025

Mishima, star de la littérature après des années d'ostracisme de la part de la gauche

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Mishima, star de la littérature après des années d'ostracisme de la part de la gauche

Chaque livre que Feltrinelli publie ou réédite presque régulièrement est un succès. Les nombreux articles qui paraissent dans les journaux, à l'exception de quelques-uns qui prétendent encore que l'écrivain japonais n'existe pas, sont lus et repris sur les médias sociaux. Des présentations de ses livres ont lieu en permanence. Il est devenu, en somme, un « mythe ».

par Gennaro Malgieri

Source: https://www.barbadillo.it/118506-mishima-star-della-lette...

Le 14 janvier 1925 naissait à Tokyo Kimitake Hiraoka, qui prend le nom de Yukio Mishima en 1941. Le 13 de ce mois, le centenaire a été commémoré à Rome, à la librairie Horafelix, lors d'une manifestation qui a rassemblé une foule d'auditeurs attentifs. À cette occasion, j'ai donné une conférence, dont je ne dirai pas comment elle a été accueillie, en présence d'Alessandro Rosa, président de La Vecchia Colle Oppio, et de l'éditeur de Fergen, Federico Gennaccari, qui a présenté ma conférence, avec la collaboration du centre culturel L'Arsenale, qui l'a enregistrée et qui la diffusera dans les prochains jours. Je n'avais pas imaginé une telle affluence, et les spectateurs eux-mêmes se sont regardés, un peu étonnés de se trouver dans une bibliothèque aussi bondée.

Mais il est vrai qu'on dit que Mishima est devenu une star littéraire après des années d'ostracisme et de dénigrement. Chaque livre que Feltrinelli publie ou réédite régulièrement est un succès. Les nombreux articles qui paraissent dans les journaux, à l'exception de quelques-uns qui prétendent encore que l'écrivain japonais n'existe pas, sont lus et repris sur les médias sociaux. Des présentations de ses livres ont lieu en permanence. Il est devenu, en somme, un « mythe ».

Après le dénigrement, le repentir. Le « suicide rituel » de Mishima, le seppuku en somme, réalisé le 25 novembre 1970, a laissé tous ceux qui l'ont appris consternés, y compris ceux qui n'en avaient jamais lu une seule ligne. Et la plupart ont blâmé, même vulgairement, le geste extrême. Curieusement, certains intellectuels de gauche, comme Alberto Moravia qui l'avait connu, comprennent le choix de Mishima. Le 6 décembre, il écrit un long article pour L'Espresso, utilisé un an plus tard comme préface aux nouvelles, rassemblées sous le titre Morte di mezza estate, publiées par Longanesi. Le titre est « Mourir en samouraï », surmonté d'une légende très explicite : « Ce que l'écrivain japonais a voulu montrer à son pays et au monde ». Au-delà de la tristesse qui frappe Moravia, l'écrivain esquisse la figure de Mishima sans préjugés, même s'il ne partage pas son idéologie. Mishima, écrit-il notamment, n'était pas seulement un écrivain célèbre. Il était aussi une « public figure », comme on dit aux États-Unis. C'est-à-dire un écrivain qui dépassait les limites de la littérature et empiétait, par sa notoriété et son influence, sur la coutume ». Et c'est en tant que personnalité publique que Mishima a été jugé, non pas en tant que romancier, essayiste, dramaturge, metteur en scène, mais en tant que figure représentative du Japon qui lui était contemporain. C'est pour cette raison que son geste extrême a mis le Japon en émoi. Et on eut beau se moquer de lui, il posa à l'âme de son pays une question à laquelle, un demi-siècle plus tard, personne n'est en mesure de répondre. Moravia a écrit qu'en tant qu'écrivain, Mishima était représentatif du Japon dualiste et contradictoire dans lequel « à côté d'une révolution industrielle et néo-capitaliste, coexistent des habitudes, des coutumes et des visions du monde traditionnelles ».

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La complexité du personnage a été saisie par l'écrivain italien, impressionné par l'européanisme qu'il dégageait. Il comprend sans doute l'esprit auquel il ne peut souscrire en raison de sa formation et de ses goûts, mais à cette époque, Moravia est l'un des rares à sentir la force qui émane du « personnage public » autant que de l'homme de lettres.

L'hebdomadaire Epoca a consacré de nombreuses pages, agrémentées d'illustrations inédites, à Mishima. L'article anonyme d'ouverture s'intitule « Le suicide comme instrument politique », mais la pièce maîtresse est l'interview de Giuseppe Grazzini, « Yukio Mishima una vita sbagliata » : il n'est pas nécessaire de lire l'intonation de l'article pour se rendre compte de l'ampleur des préjugés dont il est imprégné. L'Europeo a également publié un ample article de Guido Gerosa intitulé « Harakiri », avec un résumé si explicite qu'il enlève tout plaisir à la lecture du long article : « Le terrible sacrifice de l'écrivain Mishima a reproposé le thème millénaire de la “mort du bien” japonaise, qui remonte aux trônes de sang du Moyen-Âge japonais et à la nuit des longues épées du 15 août 45 ».

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La presse de gauche s'est constamment vautrée dans le sang de Mishima. Deux articles d'époque dans Paese sera et L'Unità. Le premier : « Rituel de suicide macabre de l'écrivain japonais qui voulait le retour de l'Empire » ; le second : « Coup d'État fasciste sanglant à Tokyo. Un écrivain attaque une caserne et se fait karakiri ».  Paese sera craint que ce geste ne soit le prélude à une « renaissance du militarisme ». Le quotidien socialiste Avanti, peu modéré, va jusqu'à spéculer que « l'abnégation de l'écrivain-acteur-dramaturge pourrait déclencher de violentes manifestations de rue de la part de l'extrême droite, petite de taille au Japon mais très féroce, portée par l'armée “privée” organisée par Mishima, le Tatenokai, quelques dizaines d'admirateurs militants de l'écrivain qui ne faisaient pas de mal à une mouche, au point que l'Agence de défense leur a proposé de s'entraîner au pied du mont Fuji ». Le journal socialiste a moins de pudeur que ses « frères » et titre : « On craint une vague de terreur nationaliste au Japon ». Il Popolo, organe du parti chrétien-démocrate: « Mishima était un rebelle d'extrême droite et un Japonais » (deux méfaits dont le plus grave est sans doute le second). Bref, un personnage dont on pouvait tout attendre. Même qu'il était anti-démocratique. Un crime qui mérite d'être condamné. Et c'est ce qui s'est passé. Dans l'article « Le chrysanthème, l'épée et la démocratie », une condamnation sans appel a été prononcée. Une condamnation antidémocratique et très peu chrétienne.

Aujourd'hui, les ombres qui ont enveloppé Mishima pendant plus d'un demi-siècle semblent s'être apaisées. Et l'événement romain dont nous vous parlons semble, du moins en Italie, avoir été le sceau d'une « promenade dans le temps », dans cette « mer de fertilité » qui reste le chef-d'œuvre de Yukio Mishima.

jeudi, 16 janvier 2025

Parution du numéro 480 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 480 du Bulletin célinien

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Sommaire :

Les mystères de Londres

La réception critique de Féerie

Exhumation littéraire

Dans la bibliothèque de Céline (Balzac)

 

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Londres

Deux ans seulement après la parution de Londres, Gaël Richard, auquel on doit plusieurs sommes céliniennes d’importance, nous procure un opus décryptant, en lien avec ce qu’on sait déjà sur cette période de la vie de Louis Destouches, les apports biographiques inclus dans ce manuscrit retrouvé et les interférences avec la fiction. Les dix mois qu’il passa dans la capitale britannique durant la Grande Guerre demeurent la partie la plus mystérieuse de sa vie. Et l’une des plus décisives car c’est durant cette période qu’il s’affranchit des règles édictées par son éducation petite-bourgeoise.

Décisive aussi sur le plan esthétique : c’est alors qu’il découvre avec enchantement le music-hall et les danseuses, initiation qu’il n’aura de cesse de revendiquer en tant qu’écrivain : « J’ai piqué mes trilles dans le music-hall anglais […] dans le rythme, la cadence, l’audace des corps et des gestes. » C’est également à Londres qu’il s’initie à l’art de soigner. La fréquentation à Soho du milieu lui inspirera Guignol’s band, précédé de cette première tentative, Londres,  découverte près d’un siècle après sa rédaction.

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Et c’est là qu’il contracte un mariage qui ne sera pas déclaré au consulat de France et, par conséquent, non enregistré par l’administration française. À lui seul cet ouvrage justifie l’édition, parfois contestée, de ce manuscrit retrouvé que Céline ne destinait pas à la publication. Sur toutes les étapes de cette vie à Londres, Gaël Richard apporte des éléments inédits, des recoupements perspicaces et de pertinentes déductions que lui seul sans doute était en mesure d’apporter. Cela tient à sa formation basée sur la critique et l’étude des documents originaux. Quel autre céliniste serait capable d’explorer avec une telle maîtrise le vaste champ des archives ? C’est qu’il allie à la fois une connaissance très fine de la biographie et de l’œuvre célinienne avec une analyse méticuleuse des pièces d’état-civil mais aussi des ressources historiques et de la presse de l’époque.

Dans sa première partie, l’ouvrage est constitué de quatre sections distinctes : le travail de Destouches au bureau des passeports du consulat général de France ; ce que l’auteur nomme – clin d’œil au livre de Mahé – sa “brinquebale” avec son ami et collègue, Georges Geoffroy ; son retour à la vie civile après qu’il eut été réformé ; sa rencontre enfin avec les sœurs Nebout suivie de ce mariage éphémère avec l’une d’elles. Le livre est richement illustré de documents dont précisément l’acte de mariage de “Louis des Touches” et Suzanne Nebout, le 19 janvier 1916, et son annulation, le 6 février 1918.

« À la ronde du grand Londres », la seconde partie due à Laurent Simon,  nous dévoile la géographie anglaise de Céline par un dictionnaire des lieux qu’il fréquenta ou mentionna dans son œuvre. Le coauteur, passé maître dans l’élaboration d’un tel dictionnaire, avait fait un travail comparable pour Paris. Celui-ci est de la même rigueur, émaillé de citations issues des romans mais aussi des pamphlets et de la correspondance. Ainsi a-t-on le plaisir d’explorer, dans l’ordre alphabétique, le Londres de Céline, du pub À la Croisière pour Dingly (pub tenu par Prospero dans Guignol’s band) au zoo de Londres dans Regent’s Park. Grâces soient rendues aux deux auteurs pour cet ouvrage magistral.

• Gaël RICHARD & Laurent SIMON, Céline et Londres, Du Lérot, 2024, 366 pages, table des illustrations et index.

dimanche, 12 janvier 2025

Quelques réflexions sur la pensée de Robert Musil

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Quelques réflexions sur la pensée de Robert Musil

par Jean Montalte

Source: Twitter-X: @JMontalte

Extrait du portrait que j'ai consacré à Musil:

"Robert Musil a consigné dans son journal les mots suivants, qui pourraient s'appliquer à notre temps avec autant de vraisemblance sinon plus : « Je trouvai en venant au monde des principes déjà ébranlés. » Nous n'en finissons pas d'être en crise, ni d'en entendre parler, en tant que nation, en tant que civilisation, en tant qu'entité économique. Ce terme revient si souvent que sa signification s'en est obscurcie, phénomène d'érosion que le bavardage sécrète de nature.

Robert Musil appartient à une génération qui a été confrontée à des crises d'une ampleur considérable, et qui n'ont jamais été résorbées tout à fait ; pour une part essentielle, elles se sont même accentuées.

Crise spirituelle et religieuse dont le cri retentissant « Dieu est mort », arraché à la déréliction des hommes par l'insensé de Nietzsche témoigne.

Crise du fondement des mathématiques, que des esprits éminents, tels Frege, Russell ou encore Gödel ont tenté de résoudre, avec plus ou moins de bonheur.

Crise des sciences européennes, à laquelle Husserl oppose une tentative désespérée de réfection unitaire, face à une spécialisation qui la mettra finalement en échec.

Crise du langage, qui tient ses prestiges et ses sortilèges en suspicion, avec Maeterlinck, Hugo von Hofmannsthal – la Lettre de Lord Chandos en est un condensé – et enfin l'initiateur de la philosophie analytique, le génial auteur du Tractatus logico-philosophicus et philosophe du langage Ludwig Wittgenstein.

Crise du fondement de la morale que Nietzsche s'emploiera à dissoudre dans une généalogie célèbre.

Enfin crise de la civillisation qui débouche sur le cataclysme de la grande guerre, ce suicide des nations européennes. Oswald Spengler, spécialiste en apocalypse, écrira Le déclin de l'Occident et apportera une philosophie de l'Histoire qui rendra compte de ces phénomènes apparemment disjoints dans une vision unitaire et synthétique du devenir des nations et de leur mort.

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L'oeuvre majeure de Robert Musil, L'homme sans qualités, peut sans doute se concevoir comme un tableau de cette crise de la civilisation européenne, une satire de l'époque qui a précédé la grande guerre et, d'une certaine manière, une vigoureuse contestation sinon réfutation de la pensée décliniste de Spengler.

Lors d'une interview pour le journal russe de Moscou, le Novy Mir, Musil explique qu'il travaille à « un tableau satirique et utopique de la culture occidentale moderne ». Thomas Mann, impressionné par les qualités intellectuelles et artistiques de l'écrivain autrichien, saluera ce roman,  où il «trouve exprimée, en termes plus forts et plus complexes que nulle part ailleurs, cette aspiration du début du XXe siècle à redéfinir une culture, une spiritualité sur les ruines du passé, ce regret d'une totalité mythique perdue»."

***

Lire aussi: Robert Musil: Der deutsche Mensch als Symptom – eine Rezension

von Konrad Gill

vendredi, 10 janvier 2025

Les prophéties inutiles d'Orwell, écrivain ostracisé et oublié

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Les prophéties inutiles d'Orwell, écrivain ostracisé et oublié

La vengeance de l'histoire frappe l'écrivain anglo-saxon. Ou plutôt Nemo propheta in patria

par Gianfranco de Turris

Source: https://www.barbadillo.it/117276-il-punto-di-g-deturris-l...

George Orwell, né Eric Blair (1903-1950), est le journaliste et écrivain dont on se souviendra toujours pour avoir mis en garde ses compatriotes et l'Occident tout entier contre la dictature de la pensée mise en œuvre aussi, et peut-être surtout, par la dictature des mots et contre une pseudo-démocratie fondée uniquement sur les apparences. On pense à ses deux romans les plus célèbres, du moins ceux dont on se souvient le plus aujourd'hui dans l'ensemble de sa vaste production: La Ferme des animaux de 1943 où la phrase des cochons adressée aux autres bêtes est devenue immortelle: « tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d'autres » ; et 1984, publié en 1948 et dont le scénario semble maintenant avoir été réalisé en 2024, c'est-à-dire 40 ans après la date qu'il avait prévue, parce que celui-là même qui a indiqué comment, dans les faits concrets, dans la préservation de la mémoire et du souvenir, dans l'utilisation précise du papier imprimé, se jouait le destin de l'humanité, aujourd'hui, au lieu de 2018, comme l'a rappelé le Corriere della Sera le 27 août 2024, toutes ses archives ont été dispersées...

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Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie qu'une grande maison d'édition, ayant acheté celle qui avait imprimé ses livres jusqu'à sa mort, a décidé, pour des raisons triviales, celles d'un manque d'espace, de céder certaines archives et parmi elles, par coïncidence, précisément celle d'Orwell, qui n'est certainement pas un auteur mineur et inconnu, et par conséquent tout ce qu'elles contenaient, des textes originaux aux brouillons, notes, correspondance, etc., tout, vraiment tout, a été dispersé, non pas rassemblé en un seul endroit, mais éparpillé chez des particuliers, dans des librairies, des bibliothèques, tout simplement parce que la personne qui devait effectuer ce déménagement avait décidé de le donner à quelqu'un et avait exigé la somme exorbitante d'un million de livres sterling. N'ayant pas pu l'obtenir, au lieu de négocier, il a réparti le matériel des archives Orwell entre de nombreuses personnes, de sorte qu'e l'écrivain a été touché précisément là où il était le plus typique et le plus caractéristique.

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À ce stade, on ne peut manquer de rappeler la figure de Big Brother immortalisée dans 1984. Le titre italien dérive de la traduction littérale de l'anglais Big Brother, qui signifie simplement "grand frère", celui qui nous aide sur le chemin, celui qui nous vient en aide dans les moments difficiles, ce qui, dans la version italienne, n'est pas immédiatement évident et que l'on peut comprendre en partie en pensant que l'écrivain a choisi cette définition en contraste - et c'était peut-être le cas - avec le terme Little Father (petit père) attribué à Staline et, avant lui, au tsar.

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Or, le personnage principal de 1984, Winston Smith, travaille au ministère de la Vérité, chargé de mettre à jour, ou plutôt d'adapter, les livres, dictionnaires et encyclopédies à l'évolution de la situation politique et historique du moment, en supprimant des noms et des faits et en en ajoutant d'autres, ce qui est typique des dictatures de la pensée qui veulent faire oublier certaines choses et n'en retenir que d'autres, selon un autre principe immortel: celui qui contrôle le passé contrôle le présent, et celui qui contrôle le présent contrôle l'avenir.

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En outre, l'écrivain a eu l'idée d'ajouter en annexe à son roman un petit essai consacré aux Principes de la novlangue, celui sur lequel il s'est appuyé pour démontrer comment une dictature pouvait exister en influençant simplement les mots, un essai qu'un éditeur intelligent et clairvoyant devrait décider de republier sous une forme autonome avec un appareil critique et topique adéquat.

Le néo-langage, ou novlangue, est le langage grâce auquel on peut dire tout et le contraire de tout sans être illogique ou contradictoire: pour donner un exemple, la guerre signifie la paix (et vice versa). Et n'est-ce pas ce qui se passe aujourd'hui où certains mots doivent être utilisés d'une certaine manière et d'autres ne peuvent pas l'être, voire sont absolument interdits, où Big Brother s'appelle aujourd'hui Politically Correct, conçu et imposé par l'élite académique américaine et qui s'est ensuite répandu comme une traînée de poudre et est devenu une sorte de sens commun artificiel grâce aux intellectuels et aux médias, jusqu'à arriver à la récente culture woke, qui signifie "réveille-toi !". Bien sûr, se réveiller, ouvrir les yeux, se réaliser jusqu'à s'exprimer avec l'infâme cancel culture, qui veut effacer tout ce qui ne correspond pas aux critères du Politically Correct, jusqu'à détruire des monuments, abattre des statues, interdire des livres.

Et nous sommes au cœur du problème, car d'un César monocratique et autoritaire qui impose sa volonté et ses goûts à ses sujets, bref, de Big Brother comme on l'entend communément, nous sommes passés à un César démocratique à mille têtes qui voudrait dicter sa loi à tout le monde dans un mélange frémissant de politiquement correct et de respectabilité/de bien-pensance. Et même cette bonne nouvelle nous vient d'Amérique, où, souvenez-vous, il y a quelque temps, une enseignante d'histoire de l'art a été renvoyée de son école à cause des protestations des familles des élèves à qui elle avait osé montrer, la pauvre, l'image du David de Michel-Ange ! Heureusement, le maire de Florence l'a invitée à visiter la ville...

La nouvelle est à lire dans Il Giornale du 8 octobre 2024 où Alessandro Gnocchi raconte comment le PEN Club a publié un dossier sur les « livres interdits » aux Etats-Unis, ceux qui passent pour tels dans le pays des libertés démocratiques par excellence. Il y en a pas moins de dix mille (10.000) qui ne peuvent pas être inclus dans les bibliothèques de l'enseignement public, les écoles, les foires du livre, etc. Des Etats comme la Floride, l'Iowa, le Wisconsin se distinguent par leur législation restrictive, une tendance à la censure (c'est le cas de le dire) qui s'est intensifiée au cours des cinq dernières années.

4d8861e9-aaa4-41fb-86c4-c1e38f3c1538-4086231416.jpgLa liste des auteurs et/ou des livres est vraiment impressionnante : Toni Morrison, Chuck Palahniuk, Bret Easton Ellis, Ranson Riggs, Danielle Steel, Jodi Piccoult, Sally Rooney, Margaret Atwood, George R. R. Martin, John Grisham, Alice Walker, mais aussi Stephen King, Kurt Vonnegut, Agatha Christie et Philip K. Dick avec les plus célèbres romans du monde. Dick avec le désormais célèbre Blade Runner, ainsi que de nombreux « classiques » non spécifiques qu'il serait important de connaître afin de mieux comprendre les critères selon lesquels ils sont eux aussi considérés comme « interdits », et enfin, et c'est ce qui nous intéresse ici, George Orwell avec 1984, c'est-à-dire l'œuvre la plus célèbre et la plus significative qui a dénoncé cette « dictature de la pensée » et c'est peut-être précisément pour cette raison qu'elle est censurée ! S'agit-il ou non d'un némesis de l'histoire contre l'écrivain anglais ?

Derrière tout cela, autant qu'on puisse en déduire, se cachent une respectabilité et une bigoterie pures et simples, typiques d'un certain provincialisme du « Sud profond », mais manifestement, dans l'Amérique d'aujourd'hui, beaucoup plus répandues qu'on ne le pense, comme le prouve aussi le fait que parmi les ouvrages interdits figurent deux livres d'un historien de l'art italien, Federico Zeri, avec un essai sur les nus de Michel-Ange et un autre sur la peinture d'Edward Munch. Incroyable mais vrai, et il serait intéressant de connaître les raisons de l'ostracisme à l'encontre de ce dernier : pourquoi Le Cri interpelle-t-il autant ? tandis que pour le premier essai, il suffit de rappeler l'histoire du professeur dont la mésaventure a été racontée plus haut... Pure bigoterie d'une certaine Amérique pas si « profonde »...

La cancel culture ne fait donc pas seulement partie du mouvement woke, elle est devenue pratiquement « institutionnelle »: de la démolition des monuments, on est passé à la démolition de la pensée. Sans paradoxe, on peut supposer qu'au XXIe siècle, il n'y a pas beaucoup de différence entre les États-Unis et l'ex-Union soviétique en termes de liberté d'expression des idées, comme l'avait prophétisé Julius Evola dans les années 1930. Et comme le pauvre George Orwell, aujourd'hui ostracisé, nous avait prévenu en vain....

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Dans l'état actuel des choses aux États-Unis, nous ne voudrions pas qu'il soit si paradoxal ou absurde que, même dans la nation des libertés par excellence, un ministère de la répression du vice et de la promotion de la vertu puisse être créé, comme dans l'Iran des ayatollahs, et que, d'autre part, nous arrivions à la société décrite dans Fahrenheit 451 de Ray Bradbury il y a 70 ans, mais toujours aussi pertinente aujourd'hui, où les pompiers n'éteignent pas les incendies, mais les allument... tout compte fait ! Coupable de dire des choses trop différentes les unes des autres au risque d'embrouiller les pauvres lecteurs, comme l'explique le chef des pompiers à un jeune préposé perplexe.

Malheureusement, la culture de l'annulation est fondamentalement similaire….

Chesterton et Borges

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Chesterton et Borges

Par Juan Manuel de Prada

Source: https://noticiasholisticas.com.ar/chesterton-y-borges-por...

Un siècle et demi après sa naissance, les œuvres de Gilbert Keith Chesterton sont encore régulièrement réimprimées et sa figure fait l'objet d'un « culte » croissant. Il est en effet paradoxal (mais un écrivain aussi doué pour le paradoxe que Chesterton ne pouvait avoir d'autre destin) qu'une époque qui s'acharne à ne pas croire tout ce en quoi Chesterton croyait avec ferveur s'acharne également à vénérer Chesterton. Car le scepticisme terminal et putrescent de notre époque n'a pu venir à bout du talent foisonnant du créateur du Père Brown, avec sa tonne de bon sens, avec la bonne santé rugissante de son argumentation et la splendeur de son style, qui débordait sur tous les genres.

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Chesterton, qui dans ses dernières années était un auteur de plus en plus vilipendé par ses compatriotes, a néanmoins joui en Espagne et dans d'autres pays catholiques d'une popularité qui s'est prolongée tout au long des années 1940 et 1950. Mais dans la seconde moitié du siècle dernier (alors que les pays catholiques devenaient « protestants »), un manteau d'opprobre s'est abattu sur Chesterton, en raison de ses opinions « réactionnaires » (c'est-à-dire clairvoyantes et très sages) sur la démocratie, le progressisme, l'évolutionnisme, le féminisme et les autres « ismes » émétiques en circulation. Même son plus fervent et prestigieux défenseur, Jorge Luis Borges, n'échappe pas au rejet général de la pensée de Chesterton dans le progressisme environnemental ; et déjà, lorsqu'il écrit sa nécrologie dans la revue « Sur », il prend ses distances avec les positions de son maître (« Aucun des attraits du christianisme ne peut rivaliser avec son invraisemblance débridée »), affirmant que Chesterton est ce qu'il est en dépit de son catholicisme, et non grâce à lui.

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Borges affirmera également que « l'intérêt qu'elles [les croyances de Chesterton] suscitent est limité ; supposer qu'elles l'épuisent, c'est oublier qu'un credo est l'aboutissement ultime d'une série de processus mentaux et émotionnels ». Mais il s'avère que pour Chesterton, le credo était quelque chose de bien plus important qu'une « série de processus mentaux et émotionnels ». Il était le carburant de toute sa littérature, qui s'attachait à éclairer les mystères de la foi, non pas à la manière sèche de tant d'apologistes étouffants, mais à la manière jonglée d'un artiste de cirque, de sorte que les dogmes sont mis sous nos yeux pour faire des sauts périlleux et faire semblant d'être ivres, nous faisant rire presque sans que nous nous en apercevions, comme le ferait un gentleman en pyjama et en chapeau melon. Borges n'a jamais compris quelque chose d'aussi élémentaire, et il a eu beau lire, citer et traduire Chesterton, imiter son humour polémique et la belle « clarté latine » de son style paradoxal, il a toujours insisté pour construire un Chesterton à sa mesure, allégé ou « purifié » des aspects de sa pensée qu'il jugeait inintelligibles ou qu'il rejetait (n'oublions pas que, pour Borges, « l'idée d'un être parfait, omnipotent, tout-puissant est l'ultime création de la littérature fantastique »).

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Ainsi, toutes les lectures de Chesterton par Borges sont boiteuses, hémiplégiques, souvent grotesques, quand elles ne sont pas carrément idiotes. C'est le cas, par exemple, lorsqu'il présente « Le nommé Jeudi » comme une fantaisie à mi-chemin entre Lewis Carroll et Franz Kafka, en ignorant la thèse théologique que le livre cache dans ses pages. Car « Le nommé Jeudi » est avant tout une très belle fable sur les mystères de la souffrance, le libre arbitre et le problème du mal, qui sont après tout les mêmes questions que celles que l'on trouve dans le Livre de Job ; seul le traitement chestertonien est totalement nouveau. Pour un lecteur non averti, « Le nommé Jeudi » peut sembler être une diatribe contre l'anarchisme ; mais Chesterton ne dirige pas ses fléchettes contre la désobéissance aux gouvernements, mais contre le « non serviam » transformé en un « vaste mouvement philosophique qui annonce toujours un âge futur de béatitude ».

En fin de compte, Borges faisait partie de ce vaste mouvement philosophique ; c'est pourquoi, bien qu'il ait toujours écrit sous l'« influence notoire » de Chesterton, il n'a jamais pu pénétrer l'homme qui palpitait dans l'éclat de son écriture, en qui s'amalgamaient - comme l'a écrit Leonardo Castellani - « la sagesse du vieillard, la raison de l'homme, la combativité du jeune homme, la pétulance du garçon, le rire de l'enfant et le regard étonné et sérieux du nourrisson ». Et tous ces vêtements apparaissent dans ses écrits, qui exercent une influence vitale sur ses lecteurs. Car l'influence de Chesterton n'est pas seulement (contrairement à celle de Borges) intellectuelle ou esthétique ; Chesterton est aussi un « maître à penser » qui façonne notre pensée et nous apprend à vivre.

Je crois que c'est finalement la raison ultime de la pertinence de Chesterton, un siècle et demi après sa naissance ; une pertinence de la même nature que celle d'autres auteurs comme Cervantès ou Dostoïevski qui, en plus de nous donner un plaisir littéraire, nous façonnent intérieurement ; une pertinence que Borges ne pourra jamais avoir, même s'il est l'écrivain espagnol le plus techniquement parfait de tout le vingtième siècle. C'est sans doute une magnifique ironie que Dieu ait choisi Borges comme sauveur de Chesterton, sans lui permettre de pénétrer la raison ultime de sa valeur, tout comme il a choisi Moïse comme guide vers la terre promise, sans lui permettre d'y mettre les pieds. Car Dieu est un ironiste aussi paradoxal et éblouissant que Chesterton lui-même.