Du point de vue politique et culturel son incidence, par ailleurs, pèse d'ores et déjà lourdement sur l'Europe. Sur ce terrain aussi les conséquences se révéleront considérables dans tous les cas. Elle obère la conception que nos dirigeants cherchent à imposer de ce qu'on appelle l'identité. On est ainsi passé d'un héritage gréco-romain, judéo-chrétien, philosophique à la gestion d'un espace consommatique. Cela persistera aussi longtemps que cette hypothèque n'aura pas été levée.
Mes amis lecteurs savent (1) ce qu'il faut exactement penser de la rhétorique des "minarets baïonnettes". Elle implique beaucoup plus d'agressivité encore qu'on ne le croit ordinairement.
En fait, la diplomatie d'Ankara ne se soucie ni de l'opinion des peuples, ni de l'information pertinente. Elle joue assez remarquablement dans le registre, mouvant et superficiel, des intrigues et des demi-vérités des hommes de pouvoir.
Ainsi le 2 décembre, les ministres de l'OSCE (2) se réunissaient à Athènes. Dans ce cadre, l'actuel ministre Ahmet Davutoglou s'est permis de faire pression sur Mme Calmy-Rey, ministre helvétique des Affaires étrangères. Il lui suggérait fermement de faire revenir en arrière la Confédération qu'elle représente à propos de la votation du 30 novembre. Celle-ci, à en croire les propos rapportés par le quotidien pro-gouvernemental turc Zaman Today, engendrerait dès maintenant un scandale "global" et préparerait un affrontement non moins "global" (3). Ce dernier épithète est utilisé par les Anglo-Américains. Il implique une connotation "mondiale" mais aussi "mondialiste", "mondialisante". Traduisez donc cela comme vous le voudrez, selon le contexte.
Ces personnalités délite évoluent dans une sphère bien particulière. Communiquant de manière péremptoire, les interlocuteurs de M. Davutoglou ne connaissent pourtant, de l'univers et des différentes peuplades qu'ils survolent, que ce qu'ils voient dans les grands hôtels internationaux, ce qu'ils comprennent au gré des statistiques administratives, et ce que leurs collaborateurs leur ont lu des rapports officiels. Le [la] ministre suisse interpellée lui a, d'ailleurs, aimablement répondu qu'on pouvait effectivement envisager, selon la Constitution helvétique, un contre référendum, en réunissant 100 000 signatures.
Au sein de l'Europe des États, dès lors donc qu'on s'y contente de l'apparence des choses, la démarche turque semble se propulser assez habilement.
Dans l'épaisseur des dossiers, il en va autrement.
En décembre 2004 l'Union européenne décidait d'ouvrir les négociations d'adhésion avec la Croatie et avec la Turquie. Techniquement les premières réunions officielles n'ont commencé qu'en octobre 2005.
On a divisé à cette fin "l’acquis communautaire", autrement dit les dizaines de milliers de pages de normes européennes que les candidats doivent intégrer dans leur propre réglementation, en 35 chapitres. En quatre ans, sur les 35, la Croatie a pu en ouvrir la quasi-totalité et elle en a clos définitivement 12.
De son côté, et durant la même période, le gouvernement d'Ankara, au contraire, n'est parvenu à ouvrir que 11 dossiers, et un seul a été clos, de façon provisoire.
Huit ont été gelés à cause du non-respect par l'État turc du protocole additionnel de l'accord d'Ankara en date du 29 juillet 2005 (4). Il s'était engagé ouvrir ses ports et ses aéroports aux navires et aux aéronefs européens. Or, il se refuse toujours à satisfaire cette exigence pour les bateaux et les avions chypriotes. La France bloque à l'heure actuelle 5 chapitres, l’Autriche et l’Allemagne 3. Enfin, Chypre, oppose son veto sur 2 dossiers supplémentaires : ceux de l'énergie et de l'éducation (5).
De tels obstacles ne doivent pas être considérés comme anecdotiques : ils révèlent, au bout du compte, l'incapacité de l'administration et des bureaucrates du pays candidat à se conformer à un minimum de vie commune.
Le précédent interlocuteur turc des pays européens a été démis de ses fonctions au printemps. Son attitude, typiquement autoritaire, indisposait. Il a été remplacé par M. Egemen Bagis (6). Celui-ci a reçu, au sein du gouvernement de son vieil ami Reccep Tayyip Erdogan, un titre de "Ministre d'État". Il faisait donc le point, ce 27 novembre, de l'avancement des discussions, trop lent à son gré.
Les déclarations pro-turques de M. Carl Bildt ne manquent pas. Ministre suédois des Affaires étrangères présidant à ce titre le conseil des ministres spécialisés, il est même encore allé en novembre jusqu'à "mettre en garde" les Européens contre une mise à l'écart de cette nation amie indéfectible. Et pourtant, ces propos n'ont été suivis d'aucun effet.
Le ministre négociateur Bagis s’est encore rendu à Stockholm, le 13 novembre. Il y a rencontré divers responsables gouvernementaux. En définitive, il a pu se dire déçu de la présidence suédoise de l'Union. Il ose quand même faire pression contre la reconnaissance du génocide arménien. "J’espère qu'elle ne sera pas approuvée pas le Parlement suédois." Sur ce point, on s'étonnera de la persistance dans la maladresse de la diplomatie d'Ankara. Elle fait exception. On se demande s'il s'agit d'aveuglement ou, plus simplement, du cynisme le plus odieux.
Finalement, et contrairement aux prometteuses déclarations de M. Bildt, avant le début du semestre écoulé, les pourparlers euroturcs n'ont pas pu avancer. Sous la précédente présidence (tchèque du 1er semestre 2009) 1 dossier (un) avait été ouvert. Et auparavant, le deuxième trimestre 2008 avait vu les représentants de l'État hexagonal, pourtant officiellement défavorable, en laisser ouvrir 2 (deux). Sous la présidence suédoise, à ce jour : zéro.
Désirant passer à la vitesse supérieure, M. Bagis se fixe un objectif volontariste. Il vise à l'ouverture de 6 nouveaux chapitres pour l’année 2010. On parlera donc de la compétitivité, des marchés publics, de l’emploi et de la politique sociale, de la sécurité alimentaire et des politiques vétérinaire et phytosanitaire, et enfin du pouvoir judiciaire et des droits fondamentaux, de la liberté et de la sécurité. Cela semble faire beaucoup mais le parti AKP majoritaire au parlement d'Ankara voudrait avoir terminé d'intégrer, au moins nominalement, l’acquis communautaire sur la période 2010-2013. Et sur ce point, le souci de sa crédibilité auprès des instances européennes compte probablement moins que son agenda de réformes internes.
Mais il n’en néglige pas, bien au contraire, les bénéfices matériels qu'il retire de la stratégie de pré-adhésion. Le vecteur principal de celle-ci demeure le financement de projets via l’Instrument d’aide de pré-adhésion - IAP, réformé en 2007.
À ce jour un tel dispositif a permis le financement de 153 projets pour un montant de 2,4 milliards d’euros de subventions.
Mais parallèlement à ces aides matérielles, ce statut de pré-adhérent permet de bénéficier d'un privilège étonnant que l'on peut mesurer avec la question de la noisette, principale exportation agricole de l'Asie mineure. À partir de l'année prochaine, en effet, par la grâce de l’instrument de pré-adhésion la production turque de noisettes va être soutenue, subventionnée au détriment de sa principale concurrente celle du Piémont. L'Italie, dont le gouvernement (mais pas la Ligue nord) a toujours soutenu pourtant la candidature d'Ankara, apparaît comme deuxième producteur mondial. Au sein de l'UE, elle reste le premier avec 1,1 million de quintaux par an. Ses arboriculteurs craignent de souffrir de cette situation nouvelle. Rien de bien extraordinaire a priori dans la sphère de la liberté des échanges.
On peut cependant s'étonner, d'abord, de voir l'Europe subventionner son concurrent. Plus encore : alors que les producteurs italiens vont créer un label de qualité, la commission de Bruxelles a impunément décidé d'abaisser ses normes sanitaires pour pouvoir homologuer la production anatolienne. Le Comité permanent de la chaîne alimentaire européen a été autorisé à doubler le taux légal de l'aflatoxine tolérée dans les noisettes commercialisées en Europe. La Turquie produit 78 % de la noisette mondiale. On exerce le monopole que l'on peut. Elle va donc accroître sa présence sur le marché européen, où elle vendra des produits, de qualité inférieure, et dangereux pour les consommateurs. La Coldiretti italienne a pu souligner en effet, qu’au cours des neuf premiers mois de 2009, 56 lots de noisettes contaminées en provenance de Turquie ont été découverts dans les différents pays de l'UE. Le marché européen va évidemment assister à des situations analogues dans d’autres secteurs de agro-alimentaires, comme les fruits et légumes et l’huile d’olive.
Et l'on doit souligner encore que ce très utile "instrument de pré-adhésion" ne prévoit aucun calendrier. Il évolue indépendamment du processus de négociation. Il prévoit seulement une clause de suspension en cas de "manquement grave" aux droits de l’homme. Là encore cette disposition bénéficie au gouvernement actuel. Elle contribue à geler une seule hypothèse : la perspective d'une intervention des militaires. La dernière en date remonte à février 1997. (7)
Au total, par les réformes internes qu'elle impose, par les subventions qu'elle distribue et surtout par l'influence qu'elle exerce dans la vie politique locale, cette "pré-adhésion" pèse très lourd en Turquie. Elle est instrumentalisée par le pouvoir actuel, et probablement par l'influence du département d'État américain qui cherche un allié permanent et un modèle pour le monde musulman. Beaucoup misent sur le fait que, tout au long de négociations qui peuvent mener jusqu'en 2023 (8), ce statut permettra de faire évoluer le pays.
Du point de vue de l'Europe, elle fait évoluer aussi le projet d'Union lui-même. Elle rend de plus en plus difficiles encore, et avant même la concrétisation éventuelle de cette candidature, la consolidation et la cohésion des institutions. En gros elle élimine l'idée d'une "Europe politique". Elle convient donc parfaitement à ceux qui se satisfont d'une Europe naine et irresponsable. Et elle a pour conséquence idéologique d'imposer la dénégation de toute référence identitaire : pas besoin d'être européen pour en faire partie. Quel club épatant. Mais pourquoi donc maintenir cette appellation légèrement discriminatoire de "l'Europe" ? Pourquoi ne pas parler de manière politiquement plus correcte de nations unies, voire d'un commonwealth ?
JG Malliarakis
Apostilles
- Je renvoie pour plus d'informations au chapitre "Faux dialogue avec un faux islam" de mon livre sur La Question turque et l'Europe pages 131-134.
- Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, créée en 1973 dans le cadre des accords d'Helsinki. Elle regroupe aujourd'hui 56 états d'Europe, d'Asie Centrale et d'Amérique du Nord.
- cf. Édition en ligne du 3 décembre 2009 puis, dans l'édition du 4 décembre, un article encore plus explicite : "Davutoğlu warns of global clash after Switzerland’s minaret ban"
- cf. Chronologie officielle des relations entre l’Union européenne et la Turquie publiée par le Quai d'Orsay. Ce protocole comportait une clause de reconnaissance de tous les États-Membres de l'UE, et par conséquent de la république de Chypre que la Turquie n'a jamais voulu admettre.
- Ahmet Davutoglou trouve cette situation "injuste" : "Nous parlons de coopération sur la sécurité énergétique de l’Europe, mais nous ne pouvons toujours pas ouvrir le chapitre sur l’énergie à cause du veto chypriote grec. C’est incompréhensible". S'il mesurait que, depuis 35 ans, 40 % du territoire de Chypre est occupé par l'armée turque et que 40 % de la population totale a été expulsée du territoire ainsi occupé, peut-être ce blocage lui deviendrait-il compréhensible. Nous le savons surdoué.
- L'orthographe exacte, en translittération turque, est "Bağış". Mais on doit regretter l'habitude en France de répercuter l'alphabet turc (ou tchèque, ou chinois pin-yin, ou en croate, etc.) comme s'il s'agissait de l'alphabet latin. Et comme les Français (et bien d'autres) confondent le "graphème" et le "phonème", ils prononcent le "ğ" turc comme s'il s'agissait d'un "g" ou un "gu" français, le "ı" turc sans point comme s'il s'agissait d'un "i", le ş comme un "s". Cette erreur systématique provient d'un accord international absurde et irrecevable. Celui-ci dépouille inutilement la langue française de sa créativité propre face à ce qui vient de l'étranger. Je me permets donc de suggérer que l'on applique en français une translittération spécifique, y compris lorsque l'alphabet de la langue considérée dérive de l'alphabet latin. Les journaux français l'ont bien accepté s'agissant du russe, écrivant par exemple "Eltsine" (sans tenir compte d'ailleurs de la prononciation), là où les Allemands écrivent Jeltsin, les Anglo-Américains Yeltsin, les Italiens, les Portugais et même l'encyclopédie wiki en latinIeltsin. Voir à ce sujet les différents graphèmes sur le site News explorer. Cette apparente digression ne doit pas être considérée comme purement anecdotique : la Turquie kémaliste fut en effet le premier pays à promouvoir, de façon systématique, cette forme de "nationalisme linguistique" cherchant à obliger d'écrire, à l'étranger, en français, "Ankara" pour "Angora" (ant. "Ancyre"), mais aussi "Izmir" pour "Smyrne" et, bien entendu, "Istanbul" pour Stamboul [tiré du grec "stin poli"] et surtout pour Constantinople. Dans la même veine, les communistes "khmers-rouges" imposeront dans notre langue le "Kampuchéa démocratique". Bien sûr, là où l'usage s'est institué, il semblerait aussi ridicule de prétendre, inutilement le redresser. Les visiteurs du petit musée historique et des archives de Chania en Crète observeront toutefois un détail curieux. Lorsque Ismet Inönü [président turc qui succéda à Kemal] écrivait en 1928 [en français] à son homologue grec Venizelos il datait, en effet, sa correspondance d'Angora. Pour ma part, définitivement, je préfère conserver la profession de foi adoptée par les chrétiens aux conciles de Nicée et Constantinople (donc sans le "filioque") que de parler, un jour peut-être du credo "d'Iznik".
- Et encore cette intervention de forme virtuelle fut qualifiée par les spécialistes de "coup d'État post moderne". Car au lieu d'agir alternativement comme le [méchant] général Tapioca ou son [sympathique] rival Alcazar (cf. Hergé "L'Oreille cassée", "Le Temple du soleil", "L'Affaire Tournesol", et "Tintin et les Picaros" (ed. Castermann) les putschistes laïco-kémalistes se sont contentés à l'époque "d'exiger" du gouvernement Erbakan qu'il démissionne. L'armée turque se rouillerait-elle ? tout fout le camp… Aujourd'hui ce sont ses généraux qui se retrouvent dans le box des accusés de l'interminable procès "Ergenekon" dont les révélations quasi quotidiennes confirment les pires suspicions historiques. Nous aurons l'occasion d'y revenir.
- Date du centenaire de la république kémaliste. Elle a été évoquée par Ahmet Davotuglou, probablement à titre de boutade.