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dimanche, 24 mars 2024

L’Europe est-elle "une puissance herbivore" dans un monde de "puissances carnivores"?

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L’Europe est-elle "une puissance herbivore" dans un monde de "puissances carnivores"?

Irnerio Seminatore

TABLE DES MATIERES

- Introduction

- L’Europe, « puissance herbivore »

- E. Macron et l’envoi de troupes au sol

- Le monde de demain et les forces centripètes

- La France, la diplomatie et la prospective stratégique.

- Répercussions stratégiques de la guerre d’Ukraine aux Etats-Unis

- Problèmes régionaux et « Balance Mondiale »

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Introduction

Le déterminisme des forces historiques, dont chaque collectivité a une connaissance différente selon les lieux et selon les époques, s’exprime ici en deux parties du même texte qui ont pour objet deux formes d’engagement, européen et mondial. Pour le premier, l’intention de l’auteur vise à éclairer, par une forme de paradoxe, celui de l’Europe « puissance herbivore », les traits du pouvoir qui s’est constitué à partir du Traité de Rome de 1957 et ses limites d’action. Pour le deuxième, cette même intention tâche de rendre intelligible à notre conscience l’idée de l’Europe affaiblie, la situant dans l’histoire globale d’un système planétaire, hégémonisé par les deux vainqueurs de la deuxième guerre mondiale et, après la dislocation de la Fédération des Républiques Socialistes Soviétiques en 1989, par les Etats-Unis d’Amérique seuls. Pour parvenir à tisser un lien entre l’évolution du vieux continent et le monde, on fera recours aux notions de puissance et de souveraineté et à l’émergence d’un nouveau rapport entre risque et liberté politique. Ainsi, dans la dialectique multiforme qui bouleverse les paradigmes hérités, remettant en cause les époques et les civilisations, l’objectif inavoué de l’analyse est d’aspirer à préfigurer les nouveaux visages des aspirants à l’empire de demain, en perturbateurs rationnels et déclarés qui entendent confirmer ou infirmer par la force, le pouvoir immanent d’hégémon.  Dans la première partie, qui concerne l’Europe et l’évocation de l’arme nucléaire, la dimension de la conscience historique fera référence aux solutions possibles des conflits en cours et à l’enracinement précaire du régime démocratique, dans la deuxième à l’importance et à la relativité de la relation entre autocraties, philosophies de l’histoire et géopolitique planétaire.

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L’Europe, « puissance herbivore »

L’expression de « puissance herbivore » appartient à Frank-Walter Steinmeier (photo), Président de la République Fédérale d’Allemagne et à l’évocation d’un débat qui a trop duré et qui divise la France et L’Allemagne sur la souveraineté politique de l’Europe, sa puissance militaire et son autonomie stratégique (1991-2017). Cet état a-t-il été surmonté ? Depuis le passage brutal aux rapports de force de la part de l’Union européenne, qui s’est voulue géopolitique lors de son investiture, en 2017, le réveil des opinions apparaît choquant et apeuré. Nous entrons de pleins fouets, depuis les déclarations improvisées du Président Macron de mardi 5 mars 2024 à Prague, dans l’âge inconnu des grands bouleversements historiques. Le thème de l’indépendance politique et de l’autonomie stratégique de l’Europe a été un réquisitoire permanent adressé à l’Europe établie et aussi sa pierre d’achoppement. Ce thème sera-t-il le tombeau du continent ? L’épouvante de la situation actuelle est dictée pour l’essentiel par le pouvoir de décision irrévocable et non partagé de l’arme nucléaire, évoqué comme repoussoir de la soumission à une puissance tutélaire extérieure, l’Amérique. Pour l’autre, par la crainte en un nouvel isolationnisme de celle-ci, suite aux élections présidentielles de novembre 2024. L’ordre européen de l’équilibre des forces entre l’Est et l’Ouest a pris fin avec l’ouverture des hostilités en Ukraine et le principe de légitimité de cet ordre de sécurité s’est effondré sur l’écueil du régime politique qui fonde la légitimité de son pouvoir sur l'usage délibéré de la force. Dès lors ce régime, autocratique, peut-il franchir impunément les lignes rouges du « tiers non engagé » (Union européenne), face à une dégradation de la situation militaire (défaite possible de l’Ukraine) et aux répercussions que cela entrainerait ?

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Macron et l’envoi de troupes au sol

Emmanuel Macron a appelé mardi à Prague les alliés de l'Ukraine à "ne pas être lâches" face à une Russie "devenue inarrêtable", semblant assumer ses propos controversés sur la possibilité d'envoyer des troupes occidentales dans ce pays en guerre. "Nous abordons à coup sûr un moment de notre Europe où il conviendra de ne pas être lâches", a lancé le président français au début de sa visite en République tchèque. "On ne veut jamais voir les drames qui viennent", a-t-il prévenu devant la communauté française.

"Il nous faudra être à la hauteur de l'Histoire et du courage qu'elle implique", a-t-il insisté.

Déclarations inopportunes et visant une posture de leadership européen, selon certains, ces déclarations ont été confirmées par l’intéressé après une réunion des chefs d’Etat et de gouvernement des 27 à Paris, tous unanimes sur une politique de non engagement au sol de troupes combattantes de la part des européens, qui ont désavoué le président français. De surcroit et dans le but d’éviter tout malentendu, John Kirby, porte-parole de la Maison Blanche, a déclaré sans tarder "Il n'y aura pas de troupes américaines engagées au sol en Ukraine.  Ce n'est pas ce que demande le président Zelensky. Il demande des outils et des capacités. Il n'a jamais demandé que des troupes étrangères combattent pour son pays".

En passant aux perspectives sécuritaires et historiques quels accommodements prendront les relations entre l’Europe et la Russie après la défaite possible et annoncée de Ukraine dans le couloir continental de l'Eurasie qui a permis par le passé, l’existence de l’empire russe, puis soviétique ?

L'ordre européen de demain ne naîtra pas d'une perspective géopolitique unique, ni d'un rapport mondial des forces de conception équilibrée, avec un partenariat entre la Russie et la Chine qui ne joueront plus au contre-poids avec l’Occident, mais profiteront de toutes les variables des rapports de pouvoir, de légitimité et de force à l'échelle du monde

Les triangulations stratégiques Etats-Unis, Russie et Chine et, en subordre, les allégeances des Brics et des puissances relatives émergentes (le Sud global) conduiront à se poser fatalement la question essentielle de toute coalition: Qui gouvernera ce processus de changement et qui décidera des jeux d’influence et de contrôle sur le Heartland du monde et au-delà ?

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Le monde de demain et les forces centripètes

Il est fort probable que l'ordre planétaire de demain sera celui où des forces centripètes pourront contribuer à définir l'avenir commun et où la reconnaissance de l'unité planétaire s'accompagnera de l'acceptation du nouveau centre de gravité du monde, l'Asie-Pacifique. relativisant le poids de l’Europe.

Entre-temps  le changement de l'Hégémonie (américaine), sera l'objectif prioritaire de la nouvelle phase historique, la phase néo-machiavélienne de l'histoire universelle, qui procédera de la priorité de tout système de « blocs instables » pour parvenir à l'établissement d'une rivalité  maîtrisée. Si l'hégémonie sera l'objectif affiché pour maintenir l'unité du système, des revendications de groupes minoritaires multiples dépasseront, et de loin, le respect dû autrefois aux autorités établies et il n'y aura pas d'uniformité rationnelle des sociétés ni de théories politiques ( soient -elles démocratiques) préfigurant un ordre d'avenir.

Face à la « menace russe » vis-à-vis des pays d'Europe centrale (Pologne, Hongrie, Etats baltes), obligés de choisir entre l'unité de façade proposée par l'Union européenne et l'exigence de protection et de sécurité, garantie par l'Hégémon à travers l'Otan, ces pays choisiront l'asservissement à l'Hégémon et la guerre contre l'ennemi désigné, voulue par le leader de bloc.

Ainsi la vassalité de l'Europe centrale vis à vis de l'Amérique deviendra une nécessité politique pour éviter que l’Allemagne joue la carte d'une nouvelle entente stratégique avec Moscou, une réédition de l'Ostpolitik contre les puissances passives de l'Ouest et contre les illusions politiques de la France de durcir le verbe (Macron) et de préférer la politique intérieure à la politique internationale et continentale.

Un débat, au même temps qu'un combat, est en cours en Europe occidentale sur le soutien humanitaire aux populations civiles ukrainiennes. Ne croyant plus à une résistance de Kiev face à Moscou, l'Amérique entend clairement affaiblir et épuiser la Russie, par personne interposée. Or, dans l'éloignement d'un compromis, imposé par les Américains à Zelensky, comment l'Europe doit elle se définir par rapport aux cinquante-huit pays qui, aux Nations Unies, n'ont pas voté la censure contre Moscou pour son initiative militaire, dictée par son exigence de sécurité et de cohésion intérieure ?

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La France, la diplomatie triangulaire et la prospective stratégique

Au titre d'une rétrospective historique, l'issue de la première « guerre froide » a comporté le remplacement des tensions et des crises par le développement d'une coopération paneuropéenne entre nations indépendantes, situées entre l'Atlantique et l'Oural. Ceci a impliqué pour la France, de considérer le pan-européisme comme un moyen pour dépasser l'ordre bipolaire.

Cependant la transition de la bipolarité à la diplomatie triangulaire a comporté le renversement du « jeu d'antagonismes asymétriques » entre Washington-Pékin et Moscou, par l'antagonisme sino-américain, qui a pris le dessus sur le rapprochement russo-chinois, à l'époque improbable. A un aperçu très général les autres changements de l'échiquier géopolitique nous autorisent à une  esquisse de prospective stratégique, caractérisée par les variables systémiques suivantes :

- une neutralisation de l’Ukraine et un partage des influences territoriales est-ouest;

- des hypothèses de conflit entre pôles et des scénarios de belligérance entre alliances continentales et alliances insulaires;

- la riposte de l’Hégémon à une grande coalition eurasienne et anti-hégémonique (Russie, Chine, Iran);

- les incertitudes des nouvelles « coalitions multipolaires » dans un contexte de bipolarisme sous-jacent (Chine-USA);

- un système de sécurité ou de défense collectives, qui échappe en large partie aux organes multilatéralistes existants (ONU, OTAN, autres...) et aux instances de gouvernance actuelles (G7, G20), et cela en raison des variations de la « mix security »;

- des combinaisons croisées de la « Balance of Power » et de la « Balance of Threats » (la première pratiquée par les puissances traditionnelles et la deuxième par les puissances montantes comme mélange de menaces et de vulnérabilités);

- la démocratisation du feu ballistico-nucléaire (ADM) et la généralisation multiforme de nuisances et de terrorisme (Iran, Corée du Nord...);

- la dominance offensive de la cyber-guerre et des guerres spatiales, qui induit une modification du rapport de forces entre attaquants et défenseurs (avec une prime à l'attaquant);

- l'asymétrie, les guerres hybrides et les conflits non maîtrisées;

- une tentative d'isolement international de la Russie, sous l’effet d’une multitude de sanctions économiques et financières, personnelles et de groupe, à l'efficacité douteuse. Ces mesures, impliquant une logique de rétorsions, frappent en retour l'Allemagne (Nord Stream 2, désindustrialisation, stagnation économique) et les autres pays européens, suscitant une fracturation de l'unité de camp occidental, déjà compromise par la subordination de la démocratie à l'Hégémonie.

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Répercussions politiques de la guerre d’Ukraine aux Etats-Unis

La guerre en Ukraine et sa fonction imposée et presque fatale d’Etat -tampon a relancé un débat aux Etats-Unis entre les deux courants de pensée, les idéalistes interventionnistes, en gros Biden et les démocrates, défenseurs de la démocratie libérale et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et les réalistes classiques, Trump, Elon Musk, Carlson Tucker, porteurs du souverainisme et du nationalisme américain quant au rôle des Etats-Unis dans le monde. La manifestation plus évidente de cette opposition a été le rejet du vote au Congrès américain pour une énième allocation de fonds à l’Ukraine et Israël pour un montant de 106 milliards de dollars, qui seront pris en charge par l’UE à hauteur de 50 milliards d’euros

En l’absence d’un débat équivalent en Europe, le bilan européen ne va pas plus loin d’une préoccupation pour le retour de Trump et un appel à indépendance et à l’autonomie stratégique de l’Europe qui touche indirectement, surtout en France, au vieux débat sur la souveraineté et la supranationalité et à « l’irresponsabilité stratégique, diplomatique et, in fine politique du Chef de l’Etat ». Ce bilan investit le domaine du multilatéralisme et de ses institutions, (UE, ONU, FMI, BM...) et donc le rapport entre autorités fonctionnelles et autorités politiques dans la scène internationale. Il a été remarqué que, pour le Secrétaire d'Etat, Antony Blinken, la guerre en Ukraine est la transposition du débat interne entre républicains-populistes et idéalistes-progressistes, intégrant l'Ukraine et l'Europe centrale dans une zone de redéfinition de la géopolitique américaine. En son sein, la posture prioritaire est représentée par la menace de l'Empire du milieu. Ainsi l'issue de la crise ukrainienne et de celle israélo-palestinienne et au sens large, moyen-orientale, est resituée à la marge du baromètre des relations globales entre Washington-Moscou-Beijing.

Problèmes régionaux et « balance » mondiale

Le sur le plan politique, le théâtre euro-méditerranéen (par l'inclusion des crises en chaîne, allant des zones contestées de l'Europe orientale au Moyen Orient et donc des Pays Baltes, Bélarus et Ukraine au Golfe et à l'Iran, en passant par la Syrie et par la confrontation israélo-palestinienne), peut-devenir soudainement l'activateur d'un conflit inter-étatique de haute intensité. Cette hypothèse n'est pas nulle et nous pousse à la conjecture que la clé, déterminante et finale, de l'antagonisme régional en Europe, dont l'enjeu est la suprématie, jugée dangereuse, d'un État sur le continent, par le contrôle de sa zone d'influence est, aux yeux des occidentaux, la répétition par la Russie des aventures des grands États du passé (Espagne, France et Allemagne). La conclusion d'une pareille aventure se situerait dans la bordure continentale et maritime de l'Eurasie et dans la stratégie du Rimland du monde. Ainsi, l'actuelle progression vers une guerre générale repropose aux décideurs le dilemme classique, hégémonie ou équilibre des forces, comme dans les guerres du passé. Or, suite à la constitution d'un système asiatique autonome autour de la Chine, comme nouveau centre de gravité mondial, la victoire finale, dans un affrontement général, pourrait échapper à la coalition des puissances maritimes, le Rimland, par l'impossibilité d'une conquête ou reconquête de l'Eurasie de la part de l'Amérique et de ses forces coalisées et vassales. Au sein de la triade, Russie, États-Unis et Chine les deux plans d'analyse, régional et planétaire, présentent des interdépendances conflictuelles majeures et caractérisent cette conjoncture comme de « révolution systémique », plus encore que de « transition hégémonique ». En ce qui concerne l'Europe, qui a inventé tous les concepts-clés de la vie internationale, la souveraineté, l'État-nation, l'équilibre des forces, l'empire universel et la jalouse émulation ; elle demeurera le seul ensemble du monde moderne à ne jamais avoir connu de structure politique unifiée et, de ce fait, elle sera affaiblie, divisée et impuissante.

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Ainsi en Europe de l'Ouest, dépourvue d'unité et d'identité politique et militaire, la confrontation colporte une déstabilisation des régimes au pouvoir et des formes de sociétés, au cœur desquels s'affrontent des guerres civiles latentes entre héritages ethniques et culturels antinomiques. Depuis 1945 et le processus de décolonisation, l'Europe a perdu la force et la confiance en elle-même, qu'elle a remplacé par le règne de la morale et de la loi, aggravé par l'égarement de ses intérêts et de son rôle. Quant aux aspects géopolitiques et stratégiques, la crise des démocraties occidentales engendre deux tentatives contradictoires, dont la première est constituée l'exigence de compenser les faiblesses internes de l'autorité et de l'État, marquées par le terrorisme et par l'ennemi islamique et la deuxième par subordination accrue à l'alliance atlantique, l'Otan. Dans une pareille situation, la Chine, puissance extérieure à l'Europe, mais dominante en Eurasie, serait bénéficiaire d'une lutte à mort entre l'Occident et la Russie et marquerait sa prééminence finale sur le monde connu.

Bruxelles, le 9 Février 2024.

samedi, 23 mars 2024

L'émergence des États-civilisations

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L'émergence des États-civilisations

par Salvo Ardizzone

Source : Italicum & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/l-emergere-degli-stati-civilta

L'unipolarité américaine a conduit à l'établissement du mondialisme, de l'impérialisme et de l'universalisme. Mais le coût du maintien du statu quo des superpuissances augmente de plus en plus vite par rapport à la capacité (et à l'opportunité économique et politique) de le maintenir. L'avènement du multipolarisme est imminent, avec comme protagonistes les Etats-Civilisations, qui ont une culture capable d'unir des populations même diverses, d'articuler des stratégies expansives sur de vastes territoires qui tendent à "s'ordonner" selon leurs propres règles, avec une gestion particulière des ressources et des économies. C'est le rejet des normes occidentales et de l'axiome selon lequel pour se moderniser, il faut s'occidentaliser.

Prémisses

La décomposition de l'unipolarité conduit à une transition hégémonique, un transfert de pouvoir historique qui nous conduit en "terra incognita", que la plupart qualifient hâtivement de "multipolarité", qu'ils le veuillent ou non, et qui a été absente du monde pendant au moins 80 ans. Essayer de comprendre les motivations et les mécanismes du phénomène en dehors de la simple affirmation politique - ou de l'affirmation pure et simple en l'absence de contenu - permet d'appréhender les contours et les caractéristiques de ce qui est en train d'émerger.

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Dans un précédent article, nous avons longuement traité de la manière dont l'unipolarisme américain a déterminé l'instauration du mondialisme, de l'impérialisme et de l'universalisme par le recours aux trois types de guerres hybrides que sont respectivement le marketing global, la guerre économique et la guerre cognitive. Avec la première, il a pris le contrôle des marchés mondiaux en exportant une vision - si l'on peut dire - du monde et certainement un style social ; avec la deuxième, il a atteint l'objectif de réaliser ses propres intérêts économiques aux dépens des économies des autres ; avec la troisième, il a imposé un modèle social et culturel incontestable, le seul admis et considéré comme acceptable, par la manipulation des esprits.

Cela aurait créé un système hégémonique destiné à durer très longtemps, si les États-Unis n'avaient pas brisé la dynamique du pouvoir en l'exerçant à leur manière. Tant que les empires existent dans l'histoire, ils alternent physiologiquement des phases d'expansion qui se métabolisent en phases successives de consolidation. Il est évident qu'un empire nouvellement formé, comme l'étaient les États-Unis en 1945, avait une approche dynamique autant qu'expansive, qui, cependant, a eu pendant plusieurs années un frein - nous dirions un sens nécessaire de la limitation - dans le duopole avec l'URSS, avec laquelle il partageait le monde plus ou moins consensuellement (en tout cas de manière spéculative).

Le fait est que l'implosion de l'URSS a fait disparaître ce sens de la limite, transformant le dynamisme américain en frénésie expansionniste, en sentiment de toute-puissance absolue. Négligeant, et refusant, toute phase de consolidation et s'engageant ainsi dans une certaine surenchère. Exactement ce que subissent aujourd'hui les États-Unis à cause des "guerres sans fin" dans les domaines militaire, économique et culturel avec un monde désormais trop vaste (plus de 8 milliards d'êtres humains) et trop segmenté (près de 200 États sans compter de nombreux sujets politiques non étatiques pertinents) pour être gouverné de manière unidirectionnelle par un seul centre de prétendu pouvoir.

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Une dérive grandement accélérée par l'utilisation dysfonctionnelle et compulsive de la puissance dure à laquelle ils ont recours. La doctrine voudrait (et la recherche historique le confirme) que l'utilisation d'une telle déclinaison de la puissance marque le changement de la phase géostratégique du système qui l'emploie, de l'expansionnisme à la consolidation ou vice versa. Une période limitée pendant laquelle la puissance dure est exercée pour atteindre un objectif suivi d'un nouvel équilibre du système, et ce parce qu'elle obéit au principe d'efficacité, c'est-à-dire qu'elle vise un certain résultat indépendamment du fardeau qu'elle implique. En bref, elle coûte beaucoup plus que les gains et n'est donc pas viable à long terme parce qu'elle s'épuise. Les États-Unis, en revanche, l'utilisent depuis longtemps pour renforcer la prétention expansionniste d'un empire qui s'enfonce dans une crise manifeste, en refusant les postures de consolidation. En d'autres termes, ils persévèrent et augmentent une extension excessive qui s'est déjà avérée insoutenable. Cela signale un échec - pire, un manque - de la géostratégie, car elle enfreint sa première loi: elle prêche que les objectifs doivent de toute façon être paramétrés en fonction des ressources, en les orientant obstinément à 360 degrés à travers le globe, comme c'est devenu le cas aujourd'hui, ne poursuit pas un but, mais une chimère.

Tous les empires ont eu et ont des points critiques, par exemple dans le cas de l'empire espagnol, l'incapacité à utiliser les énormes ressources dont il disposait était frappante, et qu'il a simplement gaspillées (toujours pour des raisons structurelles), une dynamique qui, à long terme, a provoqué son déclin. La différence réside dans la rapidité de la décadence et dans la capacité ou non de résistance et de résilience à s'opposer aux forces en présence et à s'adapter au changement dans des périodes prolongées de difficultés. L'exemple est celui de l'Empire romain, qui a su changer de peau à plusieurs reprises - et pas seulement - pour survivre à travers les siècles. L'empire américain montre qu'il ne sait pas le faire et se dégrade avec une rapidité étonnante. Et cela est lié à son essence, à la nature de l'empire qu'il a construit et à sa façon de le diriger : en d'autres termes, à la façon dont les États-Unis comprennent cultus, oikos et stratos, c'est-à-dire la géoéconomie, la géoculture et la géostratégie. Ce qui signifie en pratique une matrice libérale, déclinée en versions conservatrice et libérale (Géoculture), une pratique néolibérale (Géoéconomie) et l'expansionnisme inhérent à une nation qui se sent "exceptionnelle", investie de la "destinée manifeste" de dominer le monde (Géostratégie).

Pour l'observation géopolitique - qui s'efforce de garder la tête froide en enquêtant sur les faits et en étudiant leur dynamique - ces caractéristiques bizarres de l'empire américain ne signalent pas un phénomène contingent, mais configurent le dysfonctionnement structurel de son système, qui tend à ignorer les limites, à nier la dignité ou l'existence possible de l'autre (qui existe, et comment !), pour poursuivre le profit le plus immédiat. Se privant ainsi conceptuellement d'une vision prospective au-delà d'aujourd'hui. S'interdisant une pensée stratégique tournée vers les conséquences. Au lendemain et même à l'après-demain, catégories de temps exclues.

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Les résultats sont évidents : après avoir atteint l'apogée du Globalisme (intersection maximale de l'assimilation et du libéralisme), dans la doctrine appelée "Clé de Wallerstein", le Global Marketing le plus extrême devient prévisible par les concurrents et les adversaires - il se révèle dans sa dynamique - donc moins incisif, provoquant dans le monde des réactions opposées de plus en plus efficaces et lassantes pour l'Hégémon. Cela redessine la polarisation de la domination économique et culturelle qui migre vers d'autres lieux, vers d'autres pôles d'irradiation. Cette dynamique est déjà en marche depuis des années, accélérée par les pratiques de "reshoring" et de "friendshoring" mises en œuvre par les Etats-Unis qui, pour se défendre et frapper les pays considérés comme "révisionnistes" parce qu'ils contestent leur prétendue "suprématie quand même", tentent de redessiner les "supply chains", c'est-à-dire les chaînes d'approvisionnement en produits et en services. Ils cassent les chaînes existantes avec des résultats euphémiquement décevants, qui se retournent contre eux et ceux qui les suivent. En fait, sur l'empire américain dans son ensemble.

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De même, après avoir atteint le point le plus avancé de l'impérialisme (le point d'intersection extrême entre le libéralisme et l'expansionnisme), appelé la "clé de Gilpin", les coûts du maintien du statu quo augmentent de plus en plus rapidement par rapport à la capacité (et à l'opportunité économique) de le maintenir. Cela conduit à la contraction forcée - également géographique - de l'empire, qui est contraint d'abandonner à d'autres des parties de plus en plus importantes de son ancienne sphère d'influence. À ce stade, les mesures mêmes que l'empire prend pour imposer sa propre économie et réprimander la montée d'autres puissances - ou les punir pour leur "rébellion" - finissent par se retourner contre lui. A titre d'exemple, l'usage compulsif des sanctions qui, en plus de s'avérer de moins en moins efficace en raison du nombre important - et croissant - de sujets sanctionnés, a rendu la dédollarisation de plus en plus commode, lui donnant ainsi un fort coup d'accélérateur. Ce qui affaiblit le principal pilier sur lequel repose la puissance américaine.

Enfin, le sommet de l'action combinée de l'expansionnisme et de l'assimilation configure l'universalisme, l'expression la plus élevée de l'envahissement parce qu'il vise les esprits, dans le but de les modeler à sa propre convenance. La "clé de Huntington" en est le point extrême, l'aboutissement de la guerre cognitive menée dans cette sphère, où la propagande diffusée par l'empire - la vulgate dominante - perd rapidement sa crédibilité, tombe dans la caricature et s'effondre. Les gens se désintéressent du récit précédemment dominant et se tournent vers d'autres vulgates. Il suffit de regarder autour de soi pour s'en rendre compte.

Ceux qui l'ont et s'y accrochent encore retourneront à leurs racines, ou à ce qu'ils croient être leurs racines (il y a une grande différence sur laquelle nous reviendrons), en tout cas en retirant sans esprit critique leur soutien à l'empire ; une dynamique qui crée des fractures externes, soustrayant des parties croissantes des domaines à son contrôle et à son influence, remettant en question son hégémonie, et internes - encore plus insidieuses - parce qu'elle brise les fondements et le pivot du pouvoir. Elle sape la justification du prix que les citoyens sont invités à payer pour maintenir l'empire. Il suffit de regarder la situation intérieure des États-Unis pour en avoir un exemple détaillé.

C'est à partir des conséquences de l'effacement de la mondialisation, de l'impérialisme et de l'universalisme que s'amorce l'émergence d'États-civilisations. Un phénomène qui contraste encore davantage avec les caractéristiques de l'empire américain.

L'émergence des États-civilisations

Les États-civilisations sont des puissances dont l'influence s'étend bien au-delà de leurs propres frontières - parfois de leur propre souche ethnolinguistique - façonnant les pays étrangers voisins, parfois même des territoires de référence plus lointains. C'est le retour du concept de zone d'influence, anathème pour les oreilles libérales qui considèrent la planète entière comme leur zone d'apanage indistincte. Il en résulte que la partie du monde où règne la démocratie libérale tend à se reconnaître dans l'unipolarité américaine et l'ordre fondé sur des règles qu'elle impose, tandis que les États-civils comprennent l'ordre mondial - le "Nomos de la Terre", pour citer Carl Schmitt - comme multipolaire, ou plutôt polycentrique.

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Plus précisément, les États-civilisations ont une idée d'eux-mêmes, de leur propre "être dans le monde" ; ils ont une culture capable d'unir des populations même diverses, d'articuler des stratégies expansives sur de vastes territoires qui tendent à "s'ordonner" selon leurs propres règles, avec une gestion particulière des ressources et des économies. En bref, ils ont une "vision" qu'ils déclinent en fonction de leur propre géoculture, géostratégie et géoéconomie. Ils possèdent ainsi tous les ingrédients d'une souveraineté accomplie, fondée sur des valeurs substantielles non négociables déduites de leurs traditions respectives, telles qu'elles ont été articulées par eux (et en eux) tout au long de l'histoire.

En raison de ces particularités innées, chacun des États-civilisations possède une identité distincte, non superposable aux autres. Et au nom de cette identité, qui - il faut le souligner à nouveau - ne se négocie pas, ils se placent en opposition naturelle au prétendu universalisme occidental, qui vise à établir (aujourd'hui, en fait, il tente avec un échec croissant de maintenir) les mêmes principes sur l'ensemble de la planète. De même, ils tendent à rejeter le mondialisme, en rejetant son contenu culturel et en maintenant les mécanismes économiques et commerciaux qui leur conviennent, et moins à accepter l'impérialisme, qu'ils rejettent catégoriquement, acceptant les relations sur la base de leur propre utilité et de leur cohérence avec les intérêts nationaux. Il s'agit d'une répudiation des normes occidentales et de l'axiome selon lequel la modernisation passe par l'occidentalisation. De même, l'adoption d'une économie de marché implique nécessairement l'adhésion aux mécanismes libéraux.

Un examen attentif de ce tournant de l'histoire révèle que la concurrence s'exerce entre les cultures et leurs émanations. Dans le monde libéral-démocratique, c'est-à-dire à l'époque du Royaume unipolaire, c'est l'économisme qui caractérise les relations entre les satellites de l'empire, et l'un d'eux est la culture, au singulier parce qu'elle est uniforme et unique pour tous. Un étalon universel auquel tout le monde est censé se conformer, un pur instrument de l'hégémon qui régule tout. Au contraire, ce qui caractérise les relations entre États-civilisations, ce sont les cultures, plurielles, qui nourrissent leurs visions du monde différenciées, leurs projections de soi et leurs modèles de gestion de la société.

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Dans cette perspective, les États-civilisations peuvent être comparés aux anciens empires qui ont gouverné et façonné le monde, mais plus encore - en raison de l'accent exagéré mis sur la géoculture qui les informe - ils devraient être comparés aux grands espaces, au Grossraum théorisé par Carl Schmitt: de vastes zones sur lesquelles les peuples insistent pour avoir des expériences historiques et des relations avec les territoires communs, développant ainsi des cultures contiguës et assonantes. Sur ces bases primaires, constituées par des traditions communes et assimilables, d'autres facteurs d'intégration - multiples - peuvent converger de diverses manières : ethnicité, position géographique, religion, etc. La combinaison de tout cela définit l'"être au monde" qui caractérise la coexistence dans un Grand Espace. Comme l'aurait dit Heidegger, son "Dasein".

Mais pour se définir comme Grossraum, il a besoin d'un tonnage, d'abord culturel, puis démographique, éventuellement économique - après tout, c'est ce qui caractérise le moins ; il a besoin, en revanche, d'un espace homogène, qui accepte et reconnaisse sa propre synthèse politique dérivée, exprimée par un sujet directeur qui la projette sur un vaste territoire, d'où l'action d'une troisième puissance est en principe exclue.

Mais pourquoi les États-civilisations émergent-ils aujourd'hui, se proposant à nouveau comme acteurs principaux de l'Histoire, alors qu'il y a seulement quelques décennies, certains affirmaient qu'elle était finie ? L'explication réside dans les cultures - plus précisément les géocultures - qui ont réapparu lorsque la géoculture dominante a montré des limites et des insuffisances croissantes. Le fait est que la culture d'un peuple joue un rôle irremplaçable dans la résilience sociale et politique de sa nation. Une culture forte et profondément enracinée est capable d'interpréter la réalité changeante en traduisant les stimuli et les événements en facteurs de force, en intégrant d'autres éléments, en les "métabolisant" dans son propre univers de valeurs et en apportant des réponses cohérentes à la contemporanéité changeante. En ce sens, l'exemple de l'Empire romain est une fois de plus typique, capable pendant de longs siècles d'utiliser et de faire siens les ingrédients les plus divers considérés comme utiles pour "vivre avec son temps", sans rien perdre de sa propre essence.

Dans le tempérament actuel de l'Occident, il convient de rappeler que la civilisation est le fruit de ressources spirituelles (relatives à la sphère culturelle au sens large) et de ressources matérielles (relatives à la puissance économique et militaire) ; sa capacité à s'affirmer en est la conséquence combinée. Transposée dans la sphère géopolitique plus froide, la géoculture se rapporte à ce que l'on appelle la "sphère spirituelle", qui oriente et légitime ce que l'on appelle l'"arc matériel", c'est-à-dire la combinaison de la géostratégie et de la géoéconomie. Sans une géoculture capable de maintenir la cohésion d'une nation et de se projeter hors d'elle, en trouvant une acceptation positive dans les sphères auxquelles elle s'adresse, la géostratégie et la géoéconomie sont vaines, ou du moins paralysées. Réduites à la seule force brute, elles sont donc condamnées à s'effondrer par épuisement.

Ouvrant une parenthèse nécessaire, nous constatons combien le rapport au sacré est un élément essentiel de la résilience de toute société ; son abandon, voire son dépérissement, affecte fortement l'expression de la culture d'un peuple, donc la possibilité qu'il a d'articuler une Géoculture qui - sans l'élément du sacré - est tout simplement vide. En effet, c'est elle qui donne sens et cohésion à la communauté ; déclinée à un niveau supérieur, à la nation et à l'État qui l'administre ; l'étude de l'histoire nous apprend que ce n'est pas sur les individus qu'un pays peut se maintenir, mais - précisément - sur le sens de la communauté. Il ne s'agit pas ici d'une religion unique, mais de la manière dont les peuples déclinent et vivent le sacré, évidemment chacun à sa manière, en cohérence avec ses propres sensibilités et cultures sédimentées au fil des siècles.

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L'Occident a éliminé le sacré, le reléguant tout au plus à une pratique religieuse superficielle, tolérée quand elle n'est pas critiquée, le tuant ainsi et décrétant en même temps la mort du sens de la communauté. C'est peut-être le plus remarquable des changements dans l'histoire de sa civilisation. Pendant un certain temps, les sociétés occidentales ont remédié à la situation en substituant des idéologies, mais après les avoir également éliminées, il ne restait plus rien pour donner le ton de base sur lequel articuler une culture unificatrice et, à partir de là, définir une géoculture. Cela a sanctionné sa propre faiblesse structurelle, c'est-à-dire une extrême vulnérabilité face aux réalités tierces. Ce n'est pas un hasard si la situation des États civilisés est inverse : dans chacun d'entre eux, le sens du sacré est fort, du moins son influence concrète sur la nation. Il suffit de regarder les réalités russes ou turques où la sphère religieuse est un puissant instrument de cohésion ou de projection, dans le cas de l'Iran elle est même un élément fondateur. L'Inde aussi, malgré des fractures internes, s'appuie sur l'hindouisme pour se donner une âme et donc une force ; en Chine, c'est sur le substrat culturel confucéen, sur la prééminence naturelle de la communauté sur l'individu qui en est détaché, que s'appuient les politiques qui ont fait leurs preuves.

Mais pour en revenir à notre récit, il résulte de ce qui a été dit jusqu'à présent que la transition hégémonique actuelle ne verra pas l'émergence d'un nouvel hégémon mondial, ce qui contredirait l'essence des États civilisationnels, qui se fondent au contraire sur les "différences" plutôt que sur leurs particularités. D'autre part, si l'on reprend l'exemple de l'Empire romain - qui, sous les latitudes occidentales, reste un exemple d'empire -, il est vrai qu'il s'est déclaré universel, mais sur cette partie du monde, il a ordonné et façonné en fonction de son propre horizon de valeurs. Comme nous l'avons dit précédemment, l'idée d'empire est unique mais, comme la Tradition, elle trouve des voies et des formes différentes selon les contextes dans lesquels elle se produit, c'est-à-dire selon la culture qui les caractérise.

Pour ces raisons, l'ordre mondial qui se dessine repose plutôt sur un Polycentrisme, constitué - précisément - par les différents Etats-Civilisations, auxquels est sous-jacent un réseau multiforme et différencié de relations horizontales et verticales : d'abord entre eux, puis entre eux et les entités politiques proches ou hors de leur sphère d'influence ; ensuite, entre les sujets qui restent en dehors des Etats-Civilisations. Un ordre régi par un retour au Droit international, depuis longtemps remplacé/employé par l'ordre régalien de la bannière étoilée, et par ses propres normes, non celles des autres. Un état du monde qui, pour l'œil habitué à l'hégémonisme mondial (et oublieux de la condition d'assujettissement qui en découle), apparaîtra comme une confusion totale annonciatrice de craintes mais qui, qu'on le veuille ou non, pour les acteurs politiques accomplis et dotés de souveraineté, représente une normalité qui archive le prétendu Unipolarisme, lui-même une anomalie dans l'Histoire du monde.

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A bien y réfléchir, l'argument selon lequel un tel système conduira à plus de guerres ne semble pas non plus convaincant, et ce pour des raisons différentes. La multiplication actuelle des conflits est générée par la rébellion du monde - ou, du moins, d'une partie beaucoup plus importante de celui-ci - contre un hégémon qui ne se résigne pas à réduire ses prétentions à la domination, parce qu'il se considère comme le numéro un ou rien. C'est le refus d'une partie croissante de l'humanité de se soumettre aux règles américaines et de se conformer à des normes étrangères à elle-même et à d'autres qui arrangent les conflits ; prétendre que pour les éliminer il faut accepter la soumission est une idée bizarre qui contredit l'Histoire, à commencer par le processus pas si lointain de la décolonisation, et nie la souveraineté même des nations et le principe de l'autodétermination des peuples. Et ce n'est pas tout.

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C'est la démocratie libérale américaine, alors représentée par Woodrow Wilson, qui a réintroduit le concept de bellum justum, à Versailles en 1919. En citant à nouveau Carl Schmitt, nous constatons comment, depuis lors, la puissance américaine montante a instrumentalisé le concept de jus in bello, c'est-à-dire de conflit régi par le droit international, pour le remplacer - précisément - par celui de bellum justum, guerre juste, qui n'envisage donc pas de justus hostis, d'ennemi juste et légitime, et qui porte inséparablement avec lui la justa causa, la justification de tout ce qui est fait pour cette prétendue bonne fin.

Les passages sont évidents : qu'elle soit déclarée ou subie importe peu, une guerre juste est de toute façon menée au nom du "bien", contre un ennemi qui, à ce stade, est configuré comme "mauvais" ; le détruire, l'anéantir de quelque manière que ce soit est licite, c'est même une conduite "moralement" obligatoire. De toute évidence, il s'agit d'un concept visant à déshumaniser l'adversaire en le diabolisant, rendant ainsi son anéantissement dû et méritoire, quels que soient les moyens utilisés. C'est ce qui sous-tend le double standard systématique que les médias dominants des démocraties libérales ont adopté à l'égard des combattants de la liberté dans les guerres sans fin. Selon lui, il y a de mauvaises bombes, celles de l'ennemi, et de bonnes bombes, nécessaires, en tout cas justifiées, depuis celles de Nagasaki et d'Hiroshima jusqu'à celles qui tombent sur Gaza, en passant par les innombrables morts des villes européennes rasées entre 1943 et 1945, en Corée, au Vietnam, en Serbie, en Afghanistan, en Irak, en Palestine, en Syrie, au Yémen, en Ukraine et ainsi de suite.

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En regardant les chroniques mondiales, il apparaît que c'est essentiellement l'Hégémon qui a mené des guerres pour affirmer ses intérêts, en se prévalant d'une légitimité morale supérieure. Projection maximale de la guerre cognitive qui, cependant, fonctionne de plus en plus mal à l'heure actuelle. Contrainte aujourd'hui à l'overdose jusqu'à la caricature, jusqu'à la propagande pure et simple, elle finit par être, avant d'être inutile, contre-productive. Elle suscite un rejet qui vire à l'aversion croissante dans les pays où sa propre culture est capable de la décoder - le Sud en général, les Etats-civilisations en particulier ; elle manifeste une désaffection au sein d'un Occident désormais dépourvu de géoculture propre.

Face aux récits dominants, les États occidentaux sont partagés entre le scepticisme et le désintérêt pour la population. Dans le meilleur des cas, il s'agit d'un consentement passif, résiduellement actif, en raison de l'absence manifeste d'un récit qui est maintenant manifestement usé et complètement détaché de la réalité. La gestion lunaire de la pandémie y est pour beaucoup, qui a généré dans de vastes pans de la société d'abord des doutes, puis de la suspicion, puis de l'aversion. Il s'agit d'une dissidence qui reste néanmoins à l'état magmatique en raison de l'incapacité à s'unir en un front solide, en raison de l'absence d'une culture commune complète et des fractures qui en résultent au sein de la société.

La culture, la vision du monde, l'identité profonde et donc non pas individuelle mais communautaire, ont été complètement stérilisées après trois générations d'imposition de la géoculture de l'autre. L'adhésion instinctive à des fragments du passé ne sert à rien, ce ne sont que des reflets d'époques révolues, sans racines et donc incapables d'interpréter pleinement le présent, de donner une idée de soi et de l'âme aux nations. Il est encore moins possible d'emprunter le monde des valeurs des autres, comme certains le font en regardant d'autres États-civilisations. La géoculture est essentielle pour unir une nation, pour construire un État autour d'elle, mais c'est un fruit indigène qui met longtemps à mûrir - si tant est qu'il existe - et dont l'importation est interdite sous peine d'asservissement. En terre d'Occident, on en fait l'expérience depuis trop longtemps.

Comment le monde change

De ce qui vient d'être dit, on voit bien qui peut s'élever au rang d'État-civilisation : la Russie, la Turquie, l'Iran, l'Inde et la Chine en sont les exemples paradigmatiques, malgré leur extrême diversité, et il ne saurait en être autrement. Plus et plus tôt que leur trajectoire unique, il est intéressant de voir comment leur ascension déconstruit les équilibres antérieurs du monde et redessine les sphères et les zones d'influence, autrefois caractérisées par une puissance hégémonique unipolaire incontestée, aujourd'hui en contraction. Une capacité d'irradiation qui s'imbrique diversement selon les différents intérêts dont les nouveaux acteurs principaux sont porteurs, et qui trouve des synergies.

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Bien qu'ils adhèrent également à des formats dérivés de l'ordre américain (G20, FMI, BMI, etc.), les États-civilisations préfèrent se regrouper au sein d'organismes alternatifs (BRICS, OCS, AIIB, etc.), car ils rejettent le concept d'appartenance à un bloc, mais conçoivent plutôt les forums qu'ils créent comme des espaces d'interaction pour parvenir à une convergence d'intérêts, des instruments d'affirmation collective. En fait, il s'agit de consortiums composés de porteurs de demandes différenciées - parfois même opposées - qu'ils aspirent à cultiver de manière autonome, en rejetant les prétentions hégémoniques des autres, quelle que soit la manière dont elles sont formulées. De même, ils contestent les dispositifs actuels qui régissent le Droit International et l'ONU, encore cristallisés sur des règles vieilles de 80 ans, conçues pour un monde qui n'existe plus, qui continuent d'attribuer des avantages disproportionnés à certains sujets (voir la permanence du droit de veto et les sièges permanents au Conseil de Sécurité attribués à des puissances comme la France et la Grande-Bretagne, aujourd'hui marginalisées). Nous ne nous attarderons pas sur ces questions, qui ont déjà été abordées en partie à d'autres occasions et qui, de toute façon, nécessiteraient une étude approfondie, mais nous préférons souligner les tendances de fond particulières qui sont en train d'émerger.

Deux dynamiques principales se dégagent aujourd'hui : la première est le déplacement du centre de gravité du monde de la zone atlantique vers la zone pacifique, aujourd'hui, plus largement, indo-pacifique. C'est la fin de l'ère indo-pacifique et de ce qu'elle avait impliqué pendant des siècles : un monde centré sur le commerce entre les deux rives de l'Atlantique, d'abord pour assurer les ressources et les débouchés démographiques de l'Europe, puis - avec la migration vers l'Ouest du pouvoir thalassocratique - pour établir le nouvel empire américain dans lequel l'Europe s'inscrivait. C'est ainsi que s'est constitué un bloc de puissance qui, dans sa phase primaire, a couru le monde en cohabitant avec l'URSS et, plus tard, après l'implosion de son rival, a étendu sa domination à l'échelle mondiale. Une dynamique que nous avons déjà décrite en détail.

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Le fait est que, pour paraphraser Halford Mackinder, au cours des dernières décennies - et de plus en plus rapidement - le cœur de la gestion du monde a migré vers la mer de Chine et ses annexes, un quadrant qui est rapidement devenu le plus dynamique et le plus riche de la planète. De l'Indonésie au Japon, de l'Inde à l'île-continent Australie, en passant par la Corée du Sud, Taiwan, le Vietnam, la Malaisie et Singapour, une multitude de pays déjà en pleine ascension et projetés vers de futures affirmations entourent ces eaux - et ces routes - aujourd'hui de loin les plus cruciales pour ce qui s'y trouve en marge et y passe.

Il y aurait beaucoup à dire sur les différentes dynamiques qui ont provoqué ce changement radical, mais pour être bref, disons seulement que ces acteurs ont fait le meilleur usage des instruments de la mondialisation, bien que de manière différenciée. Certains s'y reconnaissant pour des commodités diverses, mais avec des distinctions (Japon et Corée du Sud), d'autres par conviction et par contiguïté (Australie), d'autres encore rejetant le message géoculturel implicite mais profitant pleinement des mécanismes économiques et financiers. Le fait est que, dans l'ensemble, c'est la Chine qui a émergé en termes de taille, de réalisations et de perspectives. Une montée en puissance perçue par l'hégémon comme doublement dangereuse car elle s'est produite dans un quadrant du monde devenu crucial.

Pour les États-Unis, le Pacifique - ou plutôt, désormais élargi à l'Indo-Pacifique - est le jeu de toute une vie ; contenir la Chine est perçu comme un objectif auquel on ne peut renoncer, sous peine d'abdiquer leur prétention à être un hégémon éternel, un désastre considéré comme plus important que les conséquences économiques désastreuses d'un affrontement frontal. Mais les ressources et l'attention manquent à Washington, absorbé et distrait par les nombreux conflits et crises qui continuent de bourgeonner dans le monde, raison pour laquelle on ne se lasse pas de forger des pactes et de lancer des initiatives entre les acteurs de la zone pour s'opposer à Pékin : l'AUKUS, le QUAD et les nombreux autres entrepris dans le Pacifique vont dans ce sens. Mais il y a beaucoup de mais.

La puissance économique et commerciale de Pékin, couplée à son extraversion politique, suscite des réactions bipolaires chez ses voisins. Ceux-ci ne peuvent se passer du potentiel du système chinois, mais craignent sa taille et sa posture. Pour eux, l'idéal serait de maintenir le statu quo, il est hors de question de s'enrôler sans états d'âme sous le drapeau américain (comme les Européens contre la Russie) : ils ont trop à perdre - ils en sont conscients - et ils n'ont pas confiance dans les Etats-Unis. Ils font preuve de beaucoup plus de discernement que l'Europe. Personne n'est donc prêt à partir en guerre pour l'hégémonie américaine, surtout après la fuite de l'Oncle Sam d'Afghanistan, l'abandon substantiel de l'Ukraine et le défi flagrant à la thalassocratie américaine (l'essence déclarée de la puissance américaine) lancé en mer Rouge non pas par une puissance primaire, comme la Chine, mais par le Yémen. Tout le monde, cependant, voudrait que les choses continuent comme par le passé, à l'opposé de ce que veut Washington, car c'est une dynamique qui le voit perdre. Et elle évolue vers une affirmation croissante de la Chine.

C'est pourquoi divers "décideurs" américains commencent à envisager une guerre, à déclencher avant que le renforcement progressif de la Chine ne la rende impossible. Après tout, la géopolitique veut que les transitions hégémoniques conduisent au déclenchement d'un conflit, après que l'intensification maximale des guerres hybrides (marketing global, guerre économique et guerre cognitive) s'est révélée incapable de donner une victoire claire à l'hégémon qui les a déclenchées. Le plus souvent, il s'agit soit d'une attaque préventive d'un sujet dominant sur un sujet émergent, soit d'un conflit déclenché par une puissance montante pour remodeler l'ordre existant. L'histoire montre que sur les 16 dernières transitions de pouvoir, 14 se sont soldées par une guerre. Toutefois, si la perspective de gauche reste à l'arrière-plan, nous doutons d'une évolution immédiate de la confrontation sino-américaine vers un conflit ouvert, en raison de la faiblesse avérée de Washington - dont même lui est conscient pour une fois - et de la patience stratégique traditionnelle de Pékin.

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Avant de poursuivre, il convient de s'attarder - même brièvement - sur les transformations en cours au Moyen-Orient, résultat d'un État-civilisation paradigmatique : l'Iran. S'appuyant sur une géoculture dirigée par une sage géostratégie articulée dans le temps et l'espace, il est en train de provoquer un effondrement irréversible du système d'assujettissement imposé par l'hégémon à l'ensemble de la région. En y regardant de plus près, l'action de Téhéran ne configure pas une projection hégémonique sur le quadrant, mais plutôt l'exportation d'une vision du monde, d'un canon de valeurs traduit en une praxis politique différenciée selon les sphères dans lesquelles elle s'enracine et se développe. Ceci configure un exemple clair d'un Grossraum qui émerge de la déconstruction de systèmes antérieurs d'assujettissement fonctionnels à des intérêts extérieurs à la zone, et gérés sur le terrain par des gouvernements qui leur sont totalement subordonnés.

Une opération qui, malgré toutes sortes d'obstacles, produit à terme l'implosion de la dernière entité coloniale au monde - Israël - et, plus généralement, de la pratique colonialiste menée sous diverses formes par l'Occident dans la région. Elle souligne que la dégradation de l'hégémonisme dans la région est telle qu'elle incite les sujets déjà pleinement inscrits dans le système de domination américain à se repositionner pour trouver une coexistence avec la réalité émergente (cf. Arabie Saoudite, Emirats, etc.).

Ceci dit, la deuxième dynamique primaire qui apparaît comme consolidée dans la transition hégémonique actuelle est celle de la distribution des matières premières et de leur utilisation, que nous nous contenterons ici, en raison de l'immensité du sujet, de rappeler. La pratique néocolonialiste de la période unipolaire voulait que les ressources mondiales soient exploitées par l'Occident et ses appendices pour alimenter leurs économies, où s'accumulait une valeur ajoutée croissante, en laissant des miettes au reste du monde. La situation actuelle évolue dans le sens exactement inverse : en s'orientant vers des États-civilisations, ne voulant plus se soumettre à des pratiques découlant d'intérêts tiers, les pays du Sud mondial redessinent la géo-économie et les flux de matières premières. L'action de l'OPEP, qui s'est transformée il y a des années en OPEP+, qui adopte ses propres politiques et n'est plus l'expression des intérêts occidentaux, est exemplaire à cet égard.

Tout aussi emblématique est l'évolution de l'Afrique, continent symbole du colonialisme puis du néocolonialisme. L'Occident l'a considérée comme un territoire dont il pouvait prélever les ressources à volonté sans rien laisser derrière lui, avec les résultats dévastateurs que l'on connaît, auxquels il a ajouté la prétention d'imposer des normes culturelles et politiques étrangères aux populations. En pratique, elle en a fait l'objet de guerres hybrides impitoyables pour la piller et la contrôler avec les outils de la mondialisation, de l'impérialisme et de l'universalisme. Cette situation a engendré un rejet de l'Occident et des élites locales qui en étaient l'émanation, un sentiment largement répandu qui est à l'origine de la série de coups d'État qui, ces dernières années, a fait tomber tant de régimes fonctionnels pour les intérêts occidentaux, et de l'approbation populaire généralisée qui les a accueillis. Il motive également l'approbation générale des initiatives de la Chine et de la Russie, cette dernière étant clairement perçue comme anti-occidentale.

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La Chine, en particulier, a investi plus de 400 milliards de dollars en Afrique au fil des ans, certes en important des matières premières et en exportant des produits finis, mais aussi en construisant des infrastructures auparavant inexistantes et désormais des usines de transformation des ressources locales, déterminant ainsi la croissance de ces territoires. Un chemin qui n'est pas sans critiques (voir le "piège de la dette"), mais qui sont désormais atténuées par des voies de négociation sans coups de feu ni prétention d'imposer des normes politiques et culturelles de quelque nature que ce soit. Ainsi, l'Afrique (et ses énormes ressources) est destinée à s'intégrer dans une trajectoire de croissance en dehors de l'Occident, sur laquelle - le cas échéant - elle débordera.

Le fait est que l'Occident - en particulier l'Europe - sera privé des matières premières du Sud (le processus est déjà en cours), ou du moins contraint de les payer beaucoup plus cher et de subir la concurrence à venir, sanctionnant ainsi sa désindustrialisation définitive et son effondrement économique. Les initiatives prises par les États-Unis pour remédier à la situation ne sont pas non plus convaincantes: le système américain est déjà largement désindustrialisé depuis plusieurs décennies et la "Rusty Belt" est là pour le prouver. En raison de ses conditions structurelles, il sera très difficile - ou plutôt prohibitif - de redessiner l'économie américaine en réintégrant durablement les productions à moyenne et faible valeur ajoutée: qui voudra réduire aussi drastiquement la rentabilité des investissements dans la patrie du libéralisme ?

Et l'Italie ?

D'un point de vue géopolitique, il n'y a guère de pays dont la trajectoire soit plus clairement marquée par sa position géographique que l'Italie. Mais si cela est clair pour l'observation froide, cela ne l'est nullement pour un pays-système qui est un "acteur changeant" par excellence : enclin à s'aligner sur les décisions que d'autres prennent en son nom, à s'adapter au créneau qui lui est assigné ; bref, à suivre les intérêts des tiers tout en ignorant les siens propres. Dans ce contexte, la stratégie est absente, ou plutôt un objet inconnu d'un établissement incapable d'articuler sa propre pensée parce qu'il a l'habitude d'assumer celle des autres par la soumission.

Indépendamment des jugements de valeur - et il y en aurait beaucoup ! - le fait est que les points de référence de l'Italie sont tous en crise et que ce qui l'entoure a déjà changé et changera encore. Cela implique un certain risque de devenir une proie ou une opportunité théorique d'atteindre (enfin) ses intérêts. Dans la mer qui l'entoure et qu'elle fuit comme si elle était une menace, dans ses voisins étrangers (pensez à l'Afrique, qu'elle ne perçoit que comme un problème qui provoque des migrations, ou aux Balkans), dans le vaste monde dont une économie manufacturière a besoin pour importer des ressources et exporter des produits. Le fait est, cependant, que malgré le fait que l'Italie se considère très petite, elle aurait - si elle s'appliquait et voulait l'utiliser à bon escient - un potentiel géoculturel perturbateur, proportionnellement beaucoup plus grand que sa taille. En ajoutant au mercantilisme un identitarisme que les tiers sont tout à fait disposés à reconnaître, elle pourrait mener à bien un marketing global (très différent du marketing américain, comme on l'a vu, basé sur le libéralisme et l'assimilation) qui, en termes géopolitiques, déboucherait sur un "patriotisme économique", l'opposé spéculaire de la mondialisation. Avoir des capacités de réflexion et de volonté qui - hélas - font totalement défaut.

La réalité dit au contraire que l'Italie, depuis plus de trente ans, et plus que jamais ces derniers temps, a fait des choix de terrain systématiques contraires à ses intérêts les plus fondamentaux, se liant au destin d'un hégémon en détresse manifeste au lieu de se doter d'une autonomie, s'interdisant ainsi de saisir les opportunités du moment et de contrarier les réalités émergentes. En pratique, par ses pratiques serviles habituelles et son incapacité à penser de manière indépendante, elle assume les coûts et les conséquences de conflits sur lesquels elle n'a pas son mot à dire et qui lui font beaucoup de tort. Que pouvons-nous dire ? Si nous ne vivions pas avec : "Meilleurs vœux !"

vendredi, 22 mars 2024

Le Moyen-Orient : le laboratoire géopolitique du nouveau monde

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Le Moyen-Orient : le laboratoire géopolitique du nouveau monde

par Luigi Tedeschi

Source : Italicum & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/medio-oriente-il-laboratorio-geopolitico-del-nuovo-mondo

Le déclin de l'hégémonie mondiale des États-Unis sanctionne la fin du siècle américain. Les États-Unis sont à la croisée des chemins : se retirer de la région ou provoquer un conflit de bien plus grande ampleur. Le retour de l'histoire dans les affaires géopolitiques mondiales a rendu un verdict sans appel : l'hégémonie mondiale est impossible. Le monde multipolaire aura pour protagonistes des États-Civilisations installés dans de vastes espaces continentaux, composés des peuples les plus divers, mais unifiés par des valeurs identitaires éthico-politiques communes.

Des séquelles indéchiffrables - Gaza

Gaza est l'épicentre d'un affrontement qui implique l'ensemble du Moyen-Orient comme théâtre d'un conflit géopolitique aux répercussions mondiales. Des acteurs majeurs tels que les États-Unis et l'Iran, soutenus par la Chine, la Russie et d'autres puissances mineures comme l'Afrique du Sud, sont également impliqués dans le conflit entre Israël et le Hamas. La domination sur l'ensemble du Moyen-Orient est en jeu. À Gaza, une phase de la Grande Guerre bat donc son plein.

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Netanyahou est déterminé à remporter une victoire décisive qui implique non seulement l'éradication du Hamas de Gaza, mais aussi la fin de la question palestinienne. Le conflit de Gaza représente l'épilogue d'un dessein politique de Netanyahou et de la droite ultra-orthodoxe israélienne, qui consiste à rendre impossible la création d'un État palestinien. Depuis des décennies, la stratégie de Netanyahou consiste à diviser les Palestiniens en Cisjordanie, sous l'administration de l'ANP, et à Gaza, où l'enracinement du Hamas a été largement favorisé par Israël, en autorisant le transfert de fonds qataris aux Palestiniens. Puisqu'il n'y a donc pas de corps légitime et unifié des Palestiniens, toute négociation aurait été impossible. Par conséquent, la seule solution possible à la question palestinienne aurait été l'occupation progressive de toute la Cisjordanie par les colons israéliens, avec l'émigration massive des Palestiniens eux-mêmes. L'attentat du 7 octobre a constitué une occasion inespérée pour Netanyahou, dont le leadership était déjà largement discrédité et qui faisait l'objet d'âpres protestations populaires, avec des accusations de corruption et de projets de réforme jugés antidémocratiques, de se légitimer en tant que premier ministre d'un gouvernement d'union d'urgence, qui recomposait un pays déchiré par des conflits internes, au nom de la sécurité nationale.

Bien sûr, la fin de la guerre entraînera aussi nécessairement la démission de Netanyahou, qui s'acharne donc à la prolonger indéfiniment, avec le mirage d'une victoire définitive sur le Hamas. Mais cet objectif s'avère impossible à atteindre. Malgré la guerre d'extermination menée par Israël, avec près de 30.000 Palestiniens tués, l'occupation de Gaza n'a détruit que 30% du potentiel de guerre du Hamas, et les données sur les pertes infligées à l'armée israélienne font l'objet d'une censure absolue. Ajoutez à cela que l'expulsion des Palestiniens de Gaza est également impossible, étant donné le refus de l'Égypte et d'autres pays arabes de les accepter. Une nouvelle "Nakba" est hautement improbable.

Séparer la tragédie de la population civile de la guerre "terroriste" du Hamas est totalement infondé. La population palestinienne s'identifie totalement à la cause du Hamas et de l'Axe de la Résistance. Cela justifierait-il alors la guerre d'extermination d'Israël? Le génocide en cours à Gaza, ainsi que le régime d'apartheid imposé aux Palestiniens de Cisjordanie, affecteront profondément les nouvelles générations palestiniennes: le Hamas deviendra un symbole indélébile de la lutte pour la libération de la Palestine. Gaza est un point de non-retour, tant pour Israël que pour l'axe de la résistance. Même en cas de déportation totale des Palestiniens de leur terre, l'identité nationale d'un peuple apatride en diaspora existerait toujours. Exactement comme ce fut le cas pour les Juifs au cours des siècles.

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Plusieurs plans de paix se sont succédé au fil des ans, sans succès. L'échec des accords d'Oslo a marqué la fin de la perspective de deux États. De plus, des projets farfelus de gouvernement pour Gaza avec la participation des Etats arabes et de la Turquie, des revitalisations fantômes de l'ANP (en tant qu'organe représentatif des Palestiniens reconnu à l'ONU mais délégitimé par les Palestiniens eux-mêmes), avec l'adhésion du Hamas, sont hypothétiques. Tous les projets de pacification dans la région ont échoué parce qu'ils ont été conçus sans le consentement des Palestiniens. Au contraire, de tels accords auraient confiné les Palestiniens dans de petites enclaves sans aucune autonomie. La seule solution théoriquement possible serait la création d'un seul État multiethnique sur le modèle sud-africain. Mais compte tenu du climat de haine qui s'est encore renforcé entre Juifs et Palestiniens, cette solution s'avère pour l'instant impraticable. La suite - Gaza reste indéchiffrable.

La victoire stratégique du Hamas

Netanyahou est vivement critiqué pour l'inefficacité dont ont fait preuve les services de renseignement et le haut commandement de l'armée pour empêcher l'opération Al Aqsa de libération des otages détenus par le Hamas. Mais il ne faut pas croire qu'avec son limogeage, la ligne politique d'Israël connaîtra des changements de cap significatifs. Le leadership de Netanyahou a duré (par phases intermittentes) pendant 20 ans en vertu du consensus populaire obtenu et aujourd'hui, la majorité des Israéliens, tout en contestant le premier ministre, selon un récent sondage, approuve à 80 % l'action de nettoyage ethnique menée par Israël dans la bande de Gaza.

Israël considère ce conflit comme une "guerre existentielle", qui s'inscrit dans un contexte beaucoup plus large impliquant l'ensemble du Moyen-Orient. Ces dernières années, les échecs des interventions américaines en Irak, en Syrie et en Afghanistan ont conduit à un élargissement de la zone d'influence de l'Iran jusqu'à la Méditerranée. Israël, dans cette nouvelle configuration géopolitique du Moyen-Orient, se retrouve isolé, surtout après la paix conclue entre l'Iran et l'Arabie Saoudite avec le parrainage de la Chine et la fin de l'Alliance Abrahamique. L'État juif est exposé à une guerre incessante, quoique de faible intensité, aux frontières du Liban et de la Syrie avec le Hezbollah, à un conflit permanent avec la population arabe de Cisjordanie et est menacé en mer Rouge par les actions des Houthis yéménites. A terme, il pourrait être usé.

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Ainsi, après le prochain bombardement de Rafah et une phase où Netanyahou pourrait médiatiquement faire passer l'opération de Gaza pour une victoire totale sur le Hamas, Israël pourrait viser un élargissement du conflit afin de briser l'encerclement du bloc pro-iranien, ce qui impliquerait nécessairement l'implication directe des Etats-Unis. Mais l'hégémonie américaine au Moyen-Orient est désormais révolue, et les États-Unis n'ont pas l'intention de mener de nouvelles guerres au Moyen-Orient, après des échecs répétés qui ont gravement entamé leur statut de superpuissance.

Ce conflit marque la fin de l'alliance abrahamique. Avec ces accords, également signés par les Etats-Unis, après la reconnaissance de l'Etat juif par les Emirats Arabes Unis, le Bahreïn, le Maroc, et avec l'adhésion possible de l'Arabie Saoudite, Israël prendrait un rôle de premier plan dans la coalition et le statut de première puissance militaire et financière de la région, dans le cadre de la restauration d'une hégémonie américaine indirecte au Proche-Orient. Après le 7 octobre, Israël est isolé et menacé, dans un contexte de pays hostiles soutenus par les puissances du BRICS+.

Israël a donc adopté une position victimaire, évoquant la mémoire de l'Holocauste, et dans la perspective de la propagande du courant dominant occidental, le génocide de Gaza s'est transformé en une guerre d'autodéfense existentielle contre les Palestiniens et les États islamiques qui menaceraient son existence. Une mystification évidente de la réalité émerge de ce récit médiatique. Hanan Ashrāwī s'exprime à cet égard dans une interview intitulée "The two states will not happen" publiée dans le numéro 1/2024 de "Limes" : "Depuis quand un occupant revendique-t-il la légitime défense contre l'occupé ? Nous en sommes à l'inversion des rôles : la victime est Israël qui se défend contre le Palestinien brutal. Le premier n'existe plus, mais c'est dans ces 75 années précédentes qu'il faut chercher les causes du désastre. Je ne me lasserai pas de le crier : Israël tue, détruit, massacre et continue d'agir en toute impunité. Tout au plus doit-il ne pas en faire trop. Mais quel est le seuil de l'excès ? Dix mille enfants tués? Deux millions de personnes réduites à la famine ? Deux tiers des bâtiments rasés ? Ils ont aussi ouvert le feu sur des civils qui attendaient de l'aide humanitaire. Étaient-ils aussi des terroristes ? La haine, la violence ne naissent pas de rien. Elles sont le fruit empoisonné de la captivité imposée à deux millions de personnes à Gaza et aux populations emmurées de Cisjordanie".

L'opération Al Aqsa du 7 octobre est tout à fait conforme à la stratégie mise en œuvre par le Hamas depuis des décennies. Avant le 7 octobre, la cause palestinienne avait été rayée de l'ordre du jour international. La stratégie du Hamas a toujours consisté à provoquer des événements marquants afin de faire réapparaître la cause palestinienne dans le contexte géopolitique mondial, dans le but d'impliquer la Palestine dans les intérêts et les projets politiques des pays de la région du Moyen-Orient. Du point de vue du Hamas, l'opération Al Aqsa représente donc un succès : la cause palestinienne est devenue décisive pour la reconfiguration politique de la région du Moyen-Orient, ainsi que pour la mise en œuvre des nouveaux équilibres géopolitiques mondiaux qui émergent de la Grande Guerre.

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Les Etats-Unis : une hégémonie mondiale impossible

Le Chaosland actuel découle de la décadence des Etats-Unis, seule superpuissance garante de l'ordre mondial unilatéral. Les États-Unis sont depuis longtemps en proie à une crise d'identité qui a généré une profonde conflictualité au sein de la population. Les mythes fondateurs qui sous-tendaient les valeurs unificatrices dans lesquelles le peuple américain s'est toujours reconnu ont disparu. Le mythe messianique de la destinée manifeste qui légitimait l'expansionnisme américain à l'échelle mondiale a disparu. Les défaites répétées dans les guerres préventives contre les "États voyous" ont profondément affecté l'identité politique et culturelle même des États-Unis.

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La fin de la dissuasion armée de la superpuissance américaine a engendré la Grande Guerre. Comme l'indique Lucio Caracciolo dans l'éditorial "Chronicles from Lake Victoria" du numéro susmentionné de "Limes" : "La cause première de la Grande Guerre est le déclin rapide de l'empire américain. La prétention mondiale a érodé la nation. Elle remet en question son existence. Et révèle son fond maniaco-dépressif. Une maladie des empires, oscillant entre le délire de toute-puissance, avec son excitation psycho-motrice, et la dépression catatonique, qui se manifeste par l'aboulie et la dysthymie. En moins de trente ans, le Numéro Un est passé de l'unipolarité géopolitique à la bipolarité psychique". De l'état dépressif généralisé du peuple américain, les symptômes s'étaient déjà fait sentir lors de la guerre du Vietnam : au fur et à mesure que le mythe de l'invincibilité américaine se dissolvait, le peuple commençait à ne plus se reconnaître dans les institutions de son propre pays. Manifestement, pour les États-Unis, la psycholabilité collective est une caractéristique de leur identité. Cette pathologie a depuis lors contaminé tout l'Occident.

Cependant, la prévision d'un avenir isolationniste pour les États-Unis est peu probable. L'unité nationale américaine elle-même pourrait ne pas survivre à la fin de l'empire américain. Pour les États-Unis, l'expansionnisme fait partie intégrante de leur "être au monde" et il semble donc tout à fait logique qu'ils persévèrent dans la défense acharnée de leur rôle hégémonique dans le monde, qui s'est avéré insoutenable au fil du temps.

Dans le conflit israélo-palestinien, l'hégémonie sur le Moyen-Orient est en jeu entre deux prétendants : États-Unis - Israël et Iran - BRICS. Les États-Unis sont donc à la croisée des chemins : soit ils se retirent de la région, soit ils provoquent un conflit beaucoup plus important.

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L'objectif premier des États-Unis est de contenir l'influence iranienne au Moyen-Orient. En cas de retrait américain de Syrie et d'Irak, les conséquences géopolitiques seraient dévastatrices pour les États-Unis : outre l'isolement d'Israël, un retrait américain donnerait lieu à une expansion économique et politique de la Chine et de la Russie dans la région, renforcerait le statut de la Turquie en tant que puissance régionale et entraînerait la fin de l'influence américaine dans la péninsule arabique, puisque l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis feraient partie du nouvel équilibre géopolitique au Moyen-Orient. De plus, comme après l'abandon de l'Afghanistan, la crédibilité de la dissuasion américaine est déjà au plus bas, pour Biden, un nouveau retrait, même du Moyen-Orient, compromettrait considérablement ses chances d'être réélu à la Maison Blanche.

Ayant échoué dans leur stratégie de domination indirecte, c'est-à-dire exercée grâce à la primauté d'Israël dans la région, les États-Unis, dont l'implication directe dans un conflit plus large est souhaitée par l'État juif, n'auraient plus que l'option de la guerre totale pour restaurer leur hégémonie. Une telle option est impraticable pour les États-Unis. En effet, l'Amérique devrait s'engager dans une guerre contre l'Iran et ses alliés tout en devant contenir la Chine dans le Pacifique (qui est sa priorité stratégique), soutenir l'Ukraine dans sa guerre contre la Russie, et aussi préserver sa présence dans une Afrique minée par l'expansion des puissances des BRICS. Ce même soutien américain inconditionnel à Israël, en plus de susciter une vaste vague d'antisionisme et d'antiaméricanisme à travers le monde, a eu pour effet de miner sérieusement les relations des Etats-Unis avec leurs alliés arabes dans la région. Ajoutez à cela le fait que le pouvoir thalassocratique américain n'est même plus en mesure de garantir la sécurité des voies de navigation marchande dans le monde. En mer Rouge, la mission Aspides est en cours pour protéger les navires marchands en route entre Ormuz, le golfe d'Aden et Suez, en tant que bouclier naval de défense contre les actions hostiles des Houthis. Une telle situation est d'ailleurs reproductible à l'échelle mondiale, dans tous les détroits océaniques d'importance vitale pour le commerce mondial. Et les foyers de conflits se multiplient partout. La surexposition américaine dans le monde est évidente : l'insoutenabilité de son statut de superpuissance mondiale est la cause de son déclin.

Il faut aussi noter que la stratégie des bombardements aveugles en Irak, en Syrie, en Afghanistan, pratiquée par les Américains et qui s'est avérée perdante, a été reproduite par Israël à Gaza. Une erreur fatale a été commise : le Hamas a été considéré comme un mouvement islamique radical au même titre qu'ISIS, les Takfiri, etc. En plus de ne pas prendre en compte le niveau d'armement et d'organisation bien plus avancé des militants du Hamas par rapport à celui d'ISIS, le grand consensus populaire en sa faveur a été complètement négligé.

L'erreur capitale d'Israël est d'avoir ignoré le fait que le Hamas, tout comme le Hezbollah, les Houthis et d'autres, sont des entités non étatiques profondément ancrées dans le territoire, dotées de classes dirigeantes qui incarnent aujourd'hui l'identité politique et spirituelle de leurs peuples. Associer le Hamas aux bandes de mercenaires égorgeurs d'ISIS révèle le suprémacisme raciste invétéré dont sont affligés tant les États-Unis qu'Israël, unis par un dogmatisme théologique - l'Ancien Testament - qui les empêche d'avoir une vision objective de la réalité historique et surtout de comprendre l'identité et les motivations de l'ennemi.

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En outre, en Israël comme aux États-Unis, la domination de la technocratie a entraîné une absence de stratégie militaire et politique, ce qui ne peut que conduire à une débâcle géopolitique irréversible.

La disparition de l'hégémonie mondiale des États-Unis est un symptôme évident de la fin du siècle américain. Alian de Beniost, dans un livre datant de 1976 et intitulé "Le mal américain", a formulé des considérations sur le destin des États-Unis qui pourraient s'avérer prophétiques aujourd'hui : "L'Amérique d'aujourd'hui est un cadavre en bonne santé. Avec son immense puissance matérielle, avec son extension géographique, avec son goût du gigantisme et avec la fructification de son capital, (tout comme l'Union soviétique) elle a su créer des illusions. En mettant l'accent sur les facteurs matériels, sur les éléments quantifiables, elle a imposé au monde l'idéal de la super-production. Mais cela suffit-il à garantir son éternité ? Prisonniers du désir de <vivre vite> (fast life), les Etats-Unis disparaîtront aussi brutalement qu'ils ont surgi ; plus tôt qu'on ne le pense, peut-être. A l'échelle des nations, ils auront été ce que certains hommes sont à l'ordre des individus : des aboyeurs bruyants et doués, mais qui ne laissent pas de trace parce que leur œuvre est une esbroufe. L'Empire romain, après avoir été une réalité, a été une idée, qui a façonné la vie de l'Europe pendant mille ans. L'<empire> américain ne peut durer que dans son présent. Il peut <être>, mais il ne peut <transmettre>. Ayant tout consommé avant d'arriver à maturité, il n'aura rien à laisser en héritage".

Les États-Unis pourraient être considérés par les historiens du futur comme un phénomène historique rapidement obsolète, au même titre que les biens de consommation du système capitaliste qui, en plus d'avoir détruit les peuples, les cultures, la nature et les ressources, est en train de s'autodétruire avec ses crises progressives. Le retour de l'histoire dans les événements géopolitiques mondiaux a prononcé une sentence sans appel : l'hégémonie mondiale est impossible.

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États-civilisations: le retour de l'idée d'Empire

L'avènement du monde multipolaire préfigure la résurrection de l'histoire sur les cendres d'un monde unipolaire autoréférentiel dirigé par les États-Unis, configuré idéologiquement comme la "fin de l'histoire", auquel succéderait un libre marché mondial inspiré des vieux dogmes idéologiques libéraux "hors de l'histoire".

Les événements qui se sont déroulés dans la région MENA au cours des dernières décennies sont révélateurs d'une nouvelle phase historique qui entraînera une profonde redéfinition de l'ordre géopolitique mondial. La défaite de l'Occident en Syrie et en Irak, ainsi que la fuite des États-Unis d'Afghanistan, ont sanctionné la fin de la stratégie du chaos, mise en œuvre avec les printemps arabes, les révolutions colorées et, avec elles, la fin de l'expansionnisme américain à l'échelle mondiale. La défaite en Syrie pourrait devenir le carrefour de l'histoire contemporaine, le "Stalingrad" des États-Unis et de l'Occident tout entier.

Les guerres de libération du Moyen-Orient ont donné naissance à l'Axe de la résistance, au sein duquel convergent des groupes ethniques, des cultures et des religions différents, mais qui sont unifiés par des intérêts et des stratégies communs.

Une grande guerre est en cours, qui, au Moyen-Orient, est configurée comme une guerre anticoloniale, puisqu'Israël subsiste en tant qu'épicentre de l'hégémonie coloniale occidentale dans la région. La fin du colonialisme est également sanctionnée par le déclin des États du Moyen-Orient, qui ont été créés sur la base des partitions coloniales du siècle dernier. Les États ne disparaîtront pas, mais ils prendront une configuration entièrement différente. De nouvelles patries transnationales fondées sur des valeurs spirituelles, culturelles, identitaires et religieuses sont apparues, indépendantes des paradigmes ethnico-linguistiques de l'État-nation occidental. De la lutte commune contre l'Occident hégémonique sont nées des communautés non étatiques qui revendiquent la dignité, l'indépendance et la reconnaissance. De la lutte pour la liberté et l'indépendance naissent les valeurs communautaires fondatrices des homelands, et les guerres de libération génèrent une force motrice décisive pour l'émancipation et le développement des peuples, étant donné la nécessité vitale de s'opposer à une puissance dominante plus forte, économiquement, militairement, politiquement.

Les patries individuelles pourront être reconnues dans le cadre d'instances supranationales plus larges. Le monde multipolaire aura pour protagonistes des États-Civilisations installés dans de vastes zones continentales, composés des peuples les plus divers, mais unifiés par des valeurs identitaires éthico-politiques communes.

Le Moyen-Orient est configuré comme un laboratoire géopolitique dans lequel émerge un nouveau monde multipolaire, déjà en gestation avec la création du groupe BRICS. Un modèle géopolitique paradigmatique qui peut être reproduit dans les contextes les plus divers. Un monde composé d'entités supranationales : une renaissance en version moderne des anciens empires. Mais l'idée d'Europe ne trouve-t-elle pas son origine dans le concept d'empire universel transmis au fil des siècles et commun à toutes les civilisations successives ?

jeudi, 21 mars 2024

La politique par d'autres moyens: Poutine et Clausewitz

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La politique par d'autres moyens: Poutine et Clausewitz

Source: https://geoestrategia.es/noticia/42449/geoestrategia/politica-por-otros-medios:-putin-y-clausewitz.html

À la seule exception possible du grand Sun Tzu et de son "Art de la guerre", aucun théoricien militaire n'a eu un impact philosophique aussi durable que le général prussien Carl Philipp Gottfried von Clausewitz. Clausewitz, qui a participé aux guerres napoléoniennes, s'est consacré dans les dernières années de sa vie à l'ouvrage qui allait devenir son œuvre emblématique : un tome dense intitulé simplement Vom Kriege - Sur la guerre. Ce livre est une méditation sur la stratégie militaire et le phénomène sociopolitique de la guerre, fortement liée à une réflexion philosophique. Bien que "De la guerre" ait eu un impact durable et indélébile sur l'étude de l'art militaire, le livre lui-même est parfois difficile à lire, ce qui s'explique par le fait que Clausewitz n'a jamais pu l'achever, ce qui est une grande tragédie. Il mourut en 1831, à l'âge de 51 ans, avec son manuscrit en désordre, et c'est à sa femme qu'il revint d'essayer d'organiser et de publier ses textes.

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Clausewitz est surtout célèbre pour ses aphorismes - "Tout est très simple dans la guerre, mais le plus simple est difficile" - et son vocabulaire de la guerre, qui comprend des termes tels que "friction" et "culmination". Cependant, parmi tous ses passages éminemment citables, l'un d'entre eux est peut-être le plus célèbre : son affirmation selon laquelle "la guerre n'est que la continuation de la politique par d'autres moyens".

C'est sur cette affirmation que je souhaite me concentrer pour l'instant, mais avant cela, il peut être utile de lire l'intégralité du passage de Clausewitz sur le sujet :

"La guerre est la simple continuation de la politique par d'autres moyens. On voit donc que la guerre n'est pas seulement un acte politique, mais aussi un véritable instrument politique, une continuation du commerce politique, une réalisation de celui-ci par d'autres moyens. Au-delà de ce qui est strictement propre à la guerre, il s'agit simplement de la nature particulière des moyens qu'elle utilise. Que les tendances et les vues de la politique ne soient pas incompatibles avec ces moyens, l'Art de la Guerre en général et le Commandant dans chaque cas particulier peuvent l'exiger, et cette revendication n'est d'ailleurs pas insignifiante. Mais quelle que soit la force de la réaction sur les vues politiques dans les cas particuliers, elle doit toujours être considérée comme une simple modification de ces vues ; car les vues politiques sont l'objet, la guerre est le moyen, et le moyen doit toujours inclure l'objet dans notre conception" (De la guerre, volume 1, chapitre 1, section 24).

Une fois le style dense de Clausewitz éliminé, l'affirmation est relativement simple : la guerre est toujours faite en référence à un objectif politique plus large, et elle existe sur l'ensemble de l'échiquier politique. La politique se retrouve à chaque point de l'axe : la guerre est déclenchée en réponse à une nécessité politique, elle est maintenue et poursuivie en tant qu'acte de volonté politique et, en fin de compte, elle espère atteindre des objectifs politiques. La guerre ne peut être séparée de la politique ; en effet, c'est l'aspect politique qui en fait une guerre. Nous pouvons même aller plus loin et dire que la guerre, en l'absence de superstructure politique, cesse d'être une guerre et devient une violence brute et animale. C'est la dimension politique qui rend la guerre reconnaissable et différente des autres formes de violence.

Considérez la guerre de la Russie en Ukraine en ces termes.

Poutine le bureaucrate

Il arrive souvent que les plus grands hommes du monde soient mal compris en leur temps : le pouvoir enveloppe et déforme le grand homme. C'était certainement le cas de Staline et de Mao, et c'est également le cas de Vladimir Poutine et de Xi Jinping. Poutine, en particulier, est perçu en Occident comme un démagogue hitlérien qui gouverne par la terreur extrajudiciaire et le militarisme. Il n'y a rien de plus faux.

Presque tous les aspects de la caricature occidentale de Poutine sont profondément erronés, bien que ce récent profil de Sean McMeekin s'en rapproche beaucoup plus que la plupart des autres. Tout d'abord, Poutine n'est pas un démagogue, il n'est pas charismatique par nature et, bien qu'il ait amélioré ses compétences politiques au fil du temps et qu'il soit capable de prononcer des discours puissants lorsque cela est nécessaire, il n'est pas un adepte des podiums. Contrairement à Donald Trump, Barack Obama ou même Adolf Hitler, Poutine n'est tout simplement pas un adepte des foules par nature. En Russie même, son image est celle d'un serviteur politique de carrière plutôt terne mais sensé, plutôt que celle d'un populiste charismatique. Sa popularité durable en Russie est bien plus liée à la stabilisation de l'économie et du système de retraite russes qu'aux photos de lui montant à cheval torse nu.

Il fait confiance au plan, même lorsque celui-ci est lent et ennuyeux.

En outre, contrairement à l'idée qu'il exerce une autorité extra-légale illimitée, Poutine est plutôt un adepte du procéduralisme. La structure de gouvernement de la Russie autorise expressément une présidence très forte (c'était une nécessité absolue après l'effondrement total de l'État au début des années 1990), mais dans le cadre de ces paramètres, Poutine n'est pas perçu comme une personnalité particulièrement encline à prendre des décisions radicales ou explosives. Les critiques occidentaux peuvent prétendre qu'il n'y a pas d'État de droit en Russie, mais au moins Poutine gouverne-t-il par la loi, les mécanismes et procédures bureaucratiques constituant la superstructure au sein de laquelle il opère.

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Guerre expéditionnaire

De toutes les affirmations fantasmagoriques qui ont été faites au sujet de la guerre russo-ukrainienne, peu sont aussi difficiles à croire que l'affirmation selon laquelle la Russie avait l'intention de conquérir l'Ukraine avec moins de 200.000 hommes. En effet, une vérité centrale de la guerre que les observateurs doivent absolument comprendre est le fait que l'armée russe est en infériorité numérique depuis le premier jour, en dépit du fait que la Russie dispose d'un énorme avantage démographique par rapport à l'Ukraine elle-même. Sur le papier, la Russie a engagé une force expéditionnaire de moins de 200.000 hommes, même si, bien sûr, ce total n'a pas été en première ligne dans les combats actifs ces derniers temps.

Le déploiement de la force légère est lié au modèle de service assez unique de la Russie, qui a combiné des "soldats sous contrat", le noyau professionnel de l'armée, avec un appui de réservistes généré par une vague de recrutement annuelle. En conséquence, la Russie dispose d'un modèle militaire à deux niveaux, avec une force professionnelle prête à l'emploi de classe mondiale et un vaste réservoir de cadres de réserve dans lequel puiser, complété par des forces auxiliaires telles que les BARS (volontaires), les Tchétchènes et la milice LNR-DNR.

Les fils de la nation - porteurs de la vitalité et des nerfs de l'État

Ce modèle de service mixte à deux niveaux reflète, d'une certaine manière, la schizophrénie géostratégique qui a frappé la Russie post-soviétique. La Russie est un pays immense, dont les engagements en matière de sécurité sont potentiellement colossaux et couvrent l'ensemble du continent, et qui a hérité d'un lourd héritage soviétique. Aucun pays n'a jamais démontré une capacité de mobilisation en temps de guerre d'une ampleur comparable à celle de l'URSS. Le passage d'un système de mobilisation soviétique à une force de préparation plus petite, plus agile et plus professionnelle a fait partie intégrante du régime d'austérité néolibéral de la Russie pendant la majeure partie des années Poutine.

Il est important de comprendre que la mobilisation militaire, en tant que telle, est également une forme de mobilisation politique. La force contractuelle prête à l'emploi nécessitait un niveau assez faible de consensus politique et d'acceptation par la majeure partie de la population russe. Cette force contractuelle russe peut encore accomplir beaucoup, militairement parlant : elle peut détruire des installations militaires ukrainiennes, faire des ravages avec l'artillerie, se frayer un chemin dans les agglomérations urbaines du Donbas et détruire une grande partie du potentiel de guerre indigène de l'Ukraine. Cependant, elle ne peut pas mener une guerre continentale de plusieurs années contre un ennemi qui est au moins quatre fois plus nombreux qu'elle, et qui se maintient grâce à des renseignements, un commandement et un contrôle, et du matériel qui est hors de sa portée immédiate, en particulier si les règles d'engagement l'empêchent de frapper les artères vitales de l'ennemi.

Il faut déployer davantage de forces. La Russie doit transcender l'armée d'austérité néolibérale. Elle a la capacité matérielle de mobiliser les forces nécessaires : elle dispose de plusieurs millions de réservistes, d'énormes stocks d'équipements et d'une capacité de production locale soutenue par les ressources naturelles et le potentiel de production du bloc eurasien qui a resserré les rangs autour d'elle. Mais n'oubliez pas que la mobilisation militaire est aussi une mobilisation politique.

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Si l'Union soviétique a pu mobiliser des dizaines de millions de jeunes pour affaiblir, submerger et finalement anéantir l'armée de terre allemande, c'est parce qu'elle disposait de deux puissants instruments politiques. Le premier était le pouvoir impressionnant et étendu du parti communiste, avec ses organes omniprésents. Le second était la vérité: les envahisseurs allemands étaient venus avec des intentions génocidaires (Hitler a pensé à un moment donné que la Sibérie pourrait devenir une réserve slave pour les survivants, qui pourrait être bombardée périodiquement pour leur rappeler qui était le chef).

Poutine ne dispose pas d'un organe coercitif aussi puissant que le parti communiste, qui disposait d'une puissance matérielle stupéfiante et d'une idéologie convaincante qui promettait d'ouvrir une voie accélérée vers une modernité non capitaliste. En fait, aucun pays ne dispose aujourd'hui d'un appareil politique comparable à cette splendide machine communiste, à l'exception peut-être de la Chine et de la Corée du Nord. Par conséquent, en l'absence d'un levier direct pour créer une mobilisation politique et donc militaire, la Russie doit trouver une voie alternative pour créer un consensus politique en vue de mener une forme supérieure de guerre.

C'est désormais chose faite, grâce à la russophobie occidentale et au penchant de l'Ukraine pour la violence. Une transformation subtile mais profonde du corps sociopolitique russe est en cours.

La construction d'un consensus

Dès le départ, Poutine et son entourage ont conçu la guerre russo-ukrainienne en termes existentiels. Toutefois, il est peu probable que la plupart des Russes l'aient compris. Au contraire, ils ont probablement vu la guerre de la même manière que les Américains ont vu les guerres en Irak et en Afghanistan : comme des entreprises militaires justifiées qui n'étaient toutefois qu'une simple tâche technocratique pour des militaires professionnels, et non une question de vie ou de mort pour la nation. Je doute fort qu'un Américain ait jamais cru que le sort de la nation dépendait de la guerre en Afghanistan (les Américains n'ont pas mené de guerre existentielle depuis 1865) et, à en juger par la crise du recrutement qui affecte l'armée américaine, personne ne semble percevoir une véritable menace existentielle étrangère.

Ce qui s'est passé dans les mois qui ont suivi le 24 février est tout à fait remarquable. La guerre existentielle pour la nation russe a été incarnée et réalisée pour les citoyens russes. Les sanctions et la propagande anti-russe diabolisant l'ensemble de la nation comme des "orcs" ont rallié à la guerre même des Russes initialement sceptiques, et la cote de popularité de Poutine a grimpé en flèche. L'hypothèse centrale de l'Occident, selon laquelle les Russes se retourneraient contre le gouvernement, a été renversée. Des vidéos montrant la torture de prisonniers de guerre russes par des Ukrainiens en colère, des soldats ukrainiens appelant des mères russes pour se moquer d'elles et leur annoncer la mort de leurs enfants, des enfants russes tués par des bombardements à Donetsk, ont servi à valider l'affirmation implicite de Poutine selon laquelle l'Ukraine est un État possédé par un démon qui doit être exorcisé à l'aide d'explosifs puissants. Au milieu de tout cela, utilement, du point de vue d'Alexandre Douguine et de ses néophytes, les "Blue Checks" pseudo-intellectuels américains ont publiquement bavé sur la perspective de "décoloniser et démilitariser" la Russie, ce qui implique clairement le démembrement de l'État russe et la partition de son territoire. Le gouvernement ukrainien (dans des tweets désormais effacés) a affirmé publiquement que les Russes sont enclins à la barbarie parce qu'ils sont une race mixte avec du sang asiatique mélangé.

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Simultanément, Poutine a progressé vers son projet d'annexion formelle de l'ancienne partie orientale de l'Ukraine, et y est finalement parvenu. Cela a également transformé juridiquement la guerre en une lutte existentielle. Les nouvelles avancées ukrainiennes dans l'est constituent désormais, aux yeux de l'État russe, un assaut contre le territoire russe souverain et une tentative de détruire l'intégrité de l'État russe. De récents sondages montrent qu'une large majorité de Russes soutient la défense de ces nouveaux territoires à tout prix.

Tous les domaines sont désormais alignés. Dès le départ, Poutine et consorts ont conçu cette guerre comme une lutte existentielle pour la Russie, afin de chasser un État fantoche anti-russe de ses portes et de vaincre une incursion hostile dans l'espace de la civilisation russe. L'opinion publique est de plus en plus d'accord avec cela (les sondages montrent que la méfiance des Russes à l'égard de l'OTAN et des "valeurs occidentales" est montée en flèche), et le cadre juridique post-annexion le reconnaît également. Les domaines idéologique, politique et juridique sont désormais unis dans l'idée que la Russie lutte pour sa propre existence en Ukraine. L'unification des dimensions techniques, idéologiques, politiques et juridiques a été décrite il y a quelques instants par le chef du parti communiste russe, Guennadi Ziouganov :

"Ensuite, le président a signé des décrets sur l'admission des régions de la RPD, de la RPL, de Zaporozhye et de Kherson au sein de la Russie. Les ponts sont brûlés. Ce qui était clair d'un point de vue moral et étatique est devenu un fait juridique : il y a un ennemi sur notre territoire, qui tue et mutile les citoyens de la Russie. Le pays exige les mesures les plus décisives pour protéger ses compatriotes. Le temps n'attend pas".

Un consensus politique a été atteint pour une plus grande mobilisation et une plus grande intensité. Il ne reste plus qu'à mettre en œuvre ce consensus dans le monde matériel du poing et de la botte, de la balle et de l'obus, du sang et du fer.

Une brève histoire de la génération des forces militaires

L'une des particularités de l'histoire européenne est de montrer à quel point les Romains étaient en avance sur leur temps dans le domaine de la mobilisation militaire. Rome a conquis le monde en grande partie parce qu'elle disposait d'une capacité de mobilisation exceptionnelle, générant pendant des siècles des niveaux élevés de participation militaire de masse de la part de la population masculine d'Italie. César a mené plus de 60.000 hommes à la bataille d'Alésia lorsqu'il a conquis la Gaule, une génération de force qui ne sera pas égalée pendant des siècles dans le monde post-romain.

Après la chute de l'Empire romain d'Occident, la capacité de l'État en Europe s'est rapidement détériorée. En France et en Allemagne, l'autorité royale décline tandis que l'aristocratie et les autorités urbaines montent en puissance. Malgré le stéréotype de la monarchie despotique, le pouvoir politique au Moyen Âge était très fragmenté et la taxation et la mobilisation étaient très localisées. La capacité romaine à mobiliser de grandes armées contrôlées et financées de manière centralisée a été perdue, et la guerre est devenue le domaine d'une classe combattante limitée : la petite noblesse ou les chevaliers.

En conséquence, les armées européennes médiévales étaient étonnamment petites. Lors des batailles décisives entre l'Angleterre et la France, comme Agincourt et Crécy, les armées anglaises comptaient moins de 10.000 hommes et les armées françaises pas plus de 30.000. La bataille d'Hastings, qui a marqué l'histoire mondiale et scellé la conquête normande de la Grande-Bretagne, a opposé deux armées de moins de 10.000 hommes. La bataille de Grunwald, au cours de laquelle une coalition polono-lituanienne a vaincu les chevaliers teutoniques, a été l'une des plus grandes batailles de l'Europe médiévale et a encore opposé deux armées totalisant au maximum 30.000 hommes.

Les pouvoirs de mobilisation et les capacités des États européens étaient étonnamment faibles à cette époque par rapport à d'autres États dans le monde. Les armées chinoises comptaient généralement quelques centaines de milliers d'hommes et les Mongols, même avec une bureaucratie nettement moins sophistiquée, pouvaient aligner 80.000 hommes.

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La situation a commencé à changer radicalement lorsque l'intensification de la concurrence militaire - en particulier la sauvage guerre de Trente Ans - a contraint les États européens à amorcer enfin une évolution vers une capacité étatique centralisée. Le modèle de mobilisation militaire est finalement passé du système des serviteurs, dans lequel une petite classe militaire autofinancée assurait le service militaire, à l'État militaire fiscal, dans lequel les armées étaient formées, financées, dirigées et soutenues par les systèmes fiscaux et bureaucratiques des gouvernements centralisés.

Au début de la période moderne, les modèles de service militaire ont acquis un mélange unique de conscription, de service professionnel et de système de serviteurs. L'aristocratie a continué à assurer le service militaire dans le corps d'officiers naissant, tandis que la conscription et le service militaire étaient utilisés pour remplir les rangs. Il convient toutefois de noter que les conscrits étaient astreints à de très longues périodes de service. Cela reflétait les besoins politiques de la monarchie à l'époque de l'absolutisme. L'armée n'était pas un forum de participation politique populaire au régime : c'était un instrument permettant au régime de se défendre à la fois contre les ennemis étrangers et les jacqueries paysannes. Les conscrits n'étaient donc pas réincorporés dans la société. Il était nécessaire de faire de l'armée une classe sociale distincte, avec une certaine distance par rapport à la population générale : il s'agissait d'une institution militaire professionnelle qui servait de rempart interne au régime.

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La montée en puissance des régimes nationalistes et des politiques de masse a permis aux armées de prendre de l'ampleur. Les gouvernements de la fin du XIXe siècle avaient désormais moins à craindre de leur propre population que les monarchies absolues du passé ; cela a changé la nature du service militaire et a finalement ramené l'Europe au système des Romains des millénaires passés. Le service militaire était désormais une forme de participation politique de masse, permettant aux conscrits d'être appelés, formés et réintégrés dans la société, le système des cadres de réserve qui a caractérisé les armées pendant les deux guerres mondiales.

En résumé, le cycle des systèmes de mobilisation militaire en Europe reflète le système politique. Les armées étaient très petites à l'époque où l'engagement politique des masses envers le régime était faible, voire inexistant. Rome a déployé de grandes armées parce qu'il y avait une acceptation politique significative et une identité cohésive sous la forme de la citoyenneté romaine. Cela a permis à Rome de susciter une forte participation militaire, même à l'époque républicaine où l'État romain était très petit et la bureaucratie peu développée. L'Europe médiévale avait une autorité politique fragmentée et un sens extrêmement faible de l'identité politique cohésive, et par conséquent ses armées étaient étonnamment petites. Les armées ont recommencé à grossir à mesure que le sentiment d'identité nationale et de participation augmentait, et ce n'est pas une coïncidence si la plus grande guerre de l'histoire, la guerre entre les nazis et les soviétiques, s'est déroulée entre deux régimes dont les idéologies totalisantes ont généré un niveau extrêmement élevé de participation politique.

Cela nous amène à aujourd'hui. Au XXIe siècle, avec son interconnexion et la disponibilité écrasante de l'information et de la désinformation, le processus de génération d'une participation politique et donc militaire de masse est beaucoup plus nuancé. Aucun pays n'a de vision utopique totalisante, et il est indéniable que le sentiment de cohésion nationale est nettement moins fort aujourd'hui qu'il ne l'était il y a cent ans.

Poutine n'aurait tout simplement pas pu procéder à une mobilisation à grande échelle au début de la guerre. Il ne disposait ni d'un mécanisme de coercition ni d'une menace manifeste pour susciter un soutien politique massif. Peu de Russes auraient cru qu'une menace existentielle se cachait dans l'ombre : il fallait le leur montrer, et l'Occident n'a pas déçu. De même, peu de Russes auraient probablement soutenu la destruction de l'infrastructure urbaine et des services publics de l'Ukraine dans les premiers jours de la guerre. Mais aujourd'hui, la seule critique de Poutine à l'intérieur de la Russie est du côté de la poursuite de l'escalade. Le problème avec Poutine, du point de vue russe, est qu'il n'est pas allé assez loin. En d'autres termes, la politique de masse a déjà devancé le gouvernement, ce qui rend la mobilisation et l'escalade politiquement insignifiantes. Par-dessus tout, nous devons nous rappeler que la maxime de Clausewitz reste vraie. La situation militaire n'est qu'un sous-ensemble de la situation politique, et la mobilisation militaire est aussi une mobilisation politique, une manifestation de la participation politique de la société à l'État.

Le temps et l'espace

Alors que la phase offensive ukrainienne avançait dans le nord de Lougansk et qu'après des semaines passées à se taper la tête contre un mur à Kherson, des avancées territoriales avaient été réalisées, Poutine a déclaré qu'il était nécessaire de procéder à des examens médicaux des enfants dans les provinces nouvellement admises et de reconstruire les cours d'école. Que se passait-il ? Était-il totalement détaché des événements sur le front ?

Il n'y a en réalité que deux façons d'interpréter ce qui s'est passé. La première est celle de l'Occident : l'armée russe est vaincue, épuisée et chassée du champ de bataille. Poutine est dérangé, ses commandants sont incompétents et la seule carte qu'il reste à la Russie à jouer est de jeter des conscrits ivres et non entraînés dans le hachoir à viande.

L'autre interprétation est celle que j'ai défendue, à savoir que la Russie se préparait à une escalade et s'est engagée dans un échange calculé dans lequel elle a cédé de l'espace en échange de temps et de pertes ukrainiennes. La Russie a continué à se retirer lorsque ses positions étaient compromises sur le plan opérationnel ou lorsqu'elle était confrontée à un nombre écrasant d'Ukrainiens, mais elle fait très attention à tirer sa force d'un danger opérationnel. À Lyman, où l'Ukraine menaçait d'encercler la garnison, la Russie a engagé des réserves mobiles pour débloquer le village et assurer le retrait de la garnison. L'"encerclement" de l'Ukraine s'est évaporé et le ministère ukrainien de l'intérieur a été bizarrement contraint de tweeter (puis de supprimer) des vidéos de véhicules civils détruits comme "preuve" que les forces russes avaient été anéanties.

Un calme inquiétant émane du Kremlin. Le décalage entre le stoïcisme du Kremlin et la détérioration du front est frappant. Peut-être que Poutine et l'ensemble de l'état-major russe étaient vraiment incompétents, peut-être que les réservistes russes n'étaient qu'une bande d'ivrognes. Peut-être n'y avait-il pas de plan du tout.

Ou peut-être que les fils de la Russie répondraient une fois de plus à l'appel de la patrie, comme ils l'ont fait en 1709, en 1812 et en 1941.

Alors que les loups rôdent à nouveau à la porte, le vieil ours se lève à nouveau pour combattre.

Quoi que l'on pense de lui ou de son projet politique, il est indéniable que Vladimir Poutine se distingue parmi les dirigeants actuels par un attribut qui, s'il était évident il y a cinquante ans, est aujourd'hui perçu comme une rareté politique : il a un plan et un projet pour sa nation. Nous pourrions débattre ici de la question de savoir si ce plan est souhaitable ou non, ou si c'est celui que nous voulons pour le reste des nations existantes. Mais nous n'aborderons pas cette question, principalement parce qu'elle n'intéresse pas Poutine, puisque son plan ne concerne, de son point de vue, que la Fédération de Russie. Pour la réalisation éventuelle de ce plan, Poutine dispose, entre autres moyens et ressources, de pas moins de 6000 têtes nucléaires, ce qui constitue, au moins dans un premier temps, un argument dialectique à prendre en compte.

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Cela ne signifie pas que le président russe ignore que ces plans et programmes ne sont pas du goût de ses "partenaires occidentaux", ni qu'ils sont susceptibles de générer des frictions politiques de toutes parts, y compris avec des balles et des fusils. L'Ukraine et ces deux années de mort et de destruction, d'utilisation de la politique par d'autres moyens finalement, en sont un bon exemple.

En parcourant très brièvement les archives des journaux, vous découvrirez de nombreux moments et allusions du président dans lesquels il fait preuve de cette caractéristique. En d'autres termes, où il nous montre ses mauvaises intentions en voulant structurer la planification stratégique nationale en dehors des intérêts occidentaux. En d'autres termes, sans demander la permission à qui que ce soit. La dernière de ses très médiatiques présentations "hors normes", ou de ce qui est "ordonné au reste", est la récente interview qu'il a accordée à l'animateur vedette de la FOX, Tucker Carlson. Poutine s'y est illustré dans ce qui est peut-être le phénomène médiatique de l'année.

Parmi les nombreuses choses que Poutine a dites, l'une d'entre elles a particulièrement retenu notre attention. Il s'agit de la mention des diverses occasions où il a tenté de négocier avec l'Occident des mesures visant à la détente entre les blocs, sans obtenir de réponses favorables de la part de ses homologues à aucune de ces occasions. À cet égard, il a mentionné les entretiens avec les anciens présidents Clinton et Bush (père et fils), auxquels il a proposé des mesures concrètes, y compris l'éventuelle entrée de la Russie dans l'OTAN, recevant, dans un premier temps, des réponses positives de la part de ses interlocuteurs, pour voir ces intentions contrariées peu de temps après.

Ces faits mettent en lumière deux questions très importantes qui éclairent la politique réelle et les mécanismes objectifs qui régissent l'ordre politique international en ce qui concerne les grandes puissances. Premièrement, la puissance hégémonique n'est pas gouvernée par son peuple, représenté en la personne de son président voté et élu ; elle n'est qu'une pièce de plus (importante peut-être, mais pas essentielle) dans un réseau de mécanismes de gouvernance qui transcendent la gouvernance collective tant vantée des démocraties libérales.

D'autre part, ce que nous avons tous cru être la lutte de la démocratie et de la liberté contre la barbarie dictatoriale communiste, cliché favori des cultivateurs d'idéologie et de propagande pendant la guerre froide, cachait une vérité bien différente. En ce sens, ce qu'il convient de dire avec le temps et les faits, c'est qu'une fois le communisme vaincu et "l'histoire terminée" selon Fukuyama, quelle serait la raison politique de maintenir la belligérance avec la Russie ?

En ce sens, certains pourraient faire valoir, et ils n'auraient pas tort, qu'il était nécessaire de maintenir la machine de guerre américaine en état de marche, une source fondamentale de revenus pour le soi-disant complexe militaro-industriel américain, et pour cela, un ennemi visible et crédible sera toujours nécessaire pour justifier le détournement de milliards de dollars des contribuables américains vers les coffres de Boeing, Raytheon, Lockheed Martin et compagnie. Une autre raison, peut-être, est que la bureaucratie américaine avait tissé une toile d'agences gouvernementales pour servir la "cause de la liberté" contre le communisme, qui ont soudainement perdu leur raison d'être et, avec elle, les emplois de leurs travailleurs, dont beaucoup sont liés à des politiciens, qui ne laisseraient guère le fantôme soviétique s'éteindre, même s'il y avait beaucoup de gâteau à partager avec les républiques démembrées et leurs ressources, une fois qu'elles rejoindraient le concert des "nations libres". Ou ce qui, en clair, pourrait se traduire par le concert des satellites de la puissance américaine et de ses acolytes européens.

Même si tout cela est sans doute vrai, il nous semble qu'il y a une autre raison à prendre en compte, qui échappe à la dynamique même des choses palpables, comptabilisables et vendables. Il s'agit de la subtile question culturelle, idéologique dans une certaine mesure, souvent négligée par ceux qui recherchent des éléments structurels (politiques et économiques) pour expliquer les conflits géopolitiques.

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Dans ce contexte, Huntington n'avait peut-être pas tort de suggérer un possible choc des civilisations, remettant ainsi en question la "théorie de la fin (de l'histoire)" de Fukuyama. En évitant de simplifier l'histoire à une simple dialectique des perspectives, il est clair qu'une analyse objective et matérialiste ne peut ignorer la présence d'éléments idéologiques et culturels dans les interactions entre les empires, les États et les classes sociales, étant donné que les preuves de leur impact sont accablantes. La confrontation entre l'Ouest et l'Est, la nouvelle Russie s'identifiant à ce dernier en raison de son propre choix et de l'attitude obstinée et stupide de ses adversaires, ne peut s'expliquer uniquement par une concurrence féroce pour les ressources ; il existe également des causes idéologiques liées à des alternatives civilisationnelles qui méritent notre attention. Par "civilisationnel", nous entendons un projet de société politique, de nation et de culture associé à l'existence dans le temps d'un État, qui peut être développé en termes de projets, de plans et de programmes futurs. C'est ce que Gustavo Bueno appelle les "plaques continentales".

Ces projets doivent nécessairement prendre en compte les multiples dialectiques existant entre les différents groupes qui composent la société politique. Cet aspect est crucial et mérite une révision profonde, car il n'est pas possible de construire un projet civilisateur sans tenir compte des différentes idéologies en conflit permanent au sein d'une société, ni en ignorant les origines de ces mêmes idées et projets nationaux, en essayant d'imposer une alternative unique qui corresponde aux besoins ou aux désirs de la classe dirigeante du présent.

Même si, à long terme, l'idéologie dominante peut être la plus commode pour les élites hégémoniques d'une société, d'une classe ou d'un groupe social, même si elle se croit au-dessus de tous les autres, si elle est sage, elle doit toujours reconnaître et comprendre les caractéristiques de ses alternatives au sein de l'État, sous peine de perdre tout contact avec les autres réalités politiques existantes, de mettre en péril la continuité et la stabilité de l'État dans le temps, et donc de s'attaquer imprudemment à elle-même.

Dans ce contexte, que cela nous plaise ou non, la Russie a son propre projet civilisationnel, qui est clairement distinct du projet occidental, qui n'est rien d'autre qu'une extension du projet civilisationnel anglo-américain. Ce dernier, avec sa forte influence culturelle, stimulée par le protestantisme et le libéralisme en tant que forces motrices, conduit ce que l'on pourrait appeler l'"entéléchie démocratisante" ou la "destinée manifeste" américaine, poussant le cours actuel des événements. De même, l'Occident a sa propre perspective sur la société, la politique et la culture en relation avec l'État. Bien sûr, et elle se manifeste sous la forme de la mondialisation, qui vise essentiellement à imposer et à maintenir la domination anglo-saxonne sur l'ensemble de la planète. Mais il reste à savoir si ce projet est souhaitable ou même réalisable, compte tenu de la dialectique matérielle entre États et empires dans le contexte actuel.

C'est là que se trouve le nœud du problème, de beaucoup de problèmes. L'Occident a un projet civilisationnel, oui, mais le problème est qu'il est de moins en moins acceptable pour de nombreuses nations politiques à travers le monde. Pire encore, des alternatives à ce projet occidental ont commencé à émerger, et la Russie est l'une d'entre elles. Il s'agit là d'une question très sérieuse, car elle touche au cœur même du récit de la victoire libérale sur le communisme pendant la guerre froide. Si tel est le cas, la guerre froide elle-même n'était rien d'autre que la manifestation des conflits entre deux projets civilisationnels distincts, qui se sont heurtés sur de nombreux points fondamentaux, non sans manquer totalement d'éléments concordants.

Dans cette bataille, qui n'est pas unique en son genre, l'Occident a utilisé avec précision l'une de ses armes les plus puissantes, surpassant en capacité de destruction tous les arsenaux nucléaires existants. Cette arme, perfectionnée au fil des siècles, a remporté de nombreux triomphes sur des alternatives civilisationnelles auparavant dominantes. Il s'agit de la propagande, un outil véritablement distinctif et caractéristique du pouvoir anglo-saxon. Il s'agit d'une lutte tenace pour le contrôle du récit social, des logiques d'analyse et des idées dominantes du présent. En bref, le contrôle de ce que l'on appelle communément "la vérité". Un exemple classique de son efficacité est l'Espagne, premier cas dans l'histoire où l'artillerie idéologique anglo-saxonne a été déployée dans toute sa puissance.

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Toutefois, après des siècles d'utilisation et d'abus de ces mécanismes de diffusion et peut-être de domination idéologique/discursive du récit anglo-saxon, l'environnement médiatique contemporain présente, bien que de manière embryonnaire, des signes notables d'usure. L'interview de Carlson et son impact médiatique quantitatif et qualitatif en sont un bon exemple. Bien que l'interview ait apporté quelques nouvelles informations à ceux qui ne sont pas versés dans la question du conflit de guerre en cours, il est vrai que le phénomène lui-même a été l'interview elle-même et sa popularité. En d'autres termes, la volonté de milliards de personnes d'écouter l'autre camp, non seulement pour savoir ce qu'il pense, mais peut-être aussi pour découvrir s'il existe des alternatives à leur propre point de vue.

Le battage médiatique des plateformes de propagande anglo-américaines et de leurs terminaux européens, les hégémoniques en l'occurrence, a montré précisément le danger réel que les véritables classes dirigeantes voyaient dans ce phénomène. Et ce n'est pas tant ce que Poutine allait dire et si ce serait nouveau ou négatif pour l'Occident, mais le fait qu'il allait soulever, exposer, exposer le fait indéniable qu'il est possible de dire quelque chose de différent du discours hégémonique mondialiste. C'est cela qui est vraiment dangereux, parce que les idéologies s'imposent sous forme de dialectique ou, en d'autres termes, il ne suffit pas de dire que nous sommes les bons, ceux qui sont du bon côté de l'histoire, mais nous devons définir clairement qui sont les méchants, nos ennemis, nos opposés irréconciliables, et établir qu'en dehors de cette dualité, il n'y a rien d'autre. Une idéologie réussit lorsqu'elle parvient à faire en sorte que rien n'échappe au schéma analytique qu'elle a établi, du moins rien de ce qui compte vraiment. Par conséquent, ses lacunes apparaissent lorsque les faits concrets de la réalité dialectique irréductible et obstinée ne peuvent pas être intégrés dans ce cadre binaire.

Au fur et à mesure que la réalité devient plus complexe, même les personnes les mieux endoctrinées par le mondialisme officiel commencent à remettre en question, du moins en partie, ces structures d'analyse. L'interview de Poutine par Tucker Carlson a peut-être fait la lumière sur cette question. Le cœur du problème ne réside pas dans la Russie, Poutine, la Chine ou leurs intentions de défier le statu quo occidental. Le défi lancé à l'Occident, à l'"Anglo-Saxonie" et à ses vassaux, dirons-nous, réside plutôt dans le fait que son projet civilisationnel montre des signes de faiblesse interne. En d'autres termes, le déclin est évident, non seulement pour ses ennemis, mais aussi pour ceux qui, en son sein, doivent le valider par leurs croyances, leurs espoirs et leurs actions.

Les causes de ce déclin sont nombreuses et variées, mais l'une d'entre elles est certainement liée à l'incapacité de la classe hégémonique, celle qui, selon Marx, hégémonise l'idéologie dominante, à éprouver de l'empathie pour les besoins et les perspectives des autres groupes et classes au sein des États considérés comme occidentaux, voire à les comprendre. Les milliers de tracteurs qui traversent aujourd'hui l'Europe pour se rendre dans les principales capitales n'en sont qu'un exemple parmi tant d'autres. Le fait que ce soient ces classes qui dominent le discours accepté sur cette "plateforme continentale" rend le récit "officiel" de plus en plus inefficace pour expliquer les réalités auxquelles sont confrontés les multiples groupes sociaux qui, à leur grand regret, partagent le même espace de vie que les élites globocratiques occidentales. C'est cela, et non la prétendue malice de Poutine, qui témoigne véritablement de la fragilité et du déclin de l'Occident. Face à de telles faiblesses, l'histoire s'est montrée impitoyable. Il suffit d'interroger les empires déchus du passé, y compris l'Espagne, pour mieux le comprendre.

La renaissance de la Méditerranée et la guerre pour son contrôle

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La renaissance de la Méditerranée et la guerre pour son contrôle

par Giorgio Vitangeli

Source : Italicum & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/la-rinascita-del-mediterraneo-e-la-guerra-per-il-suo-controllo 

En Méditerranée orientale, la guerre entre Israël et les Palestiniens de Gaza s'est soudainement rallumée, et l'incendie - qui, à l'heure où nous écrivons ces lignes, dure depuis quatre mois et semble destiné à durer indéfiniment - risque de se propager à l'échelle régionale. Déjà, la guérilla pro-iranienne des Houthis est entrée en guerre au Yémen, attaquant avec des missiles et des drones les navires à destination d'Israël ; les Américains et les Britanniques ont transféré des navires de guerre en mer Rouge, qui attaquent les bases des Houthis avec des raids aériens et des missiles. La France, l'Allemagne et l'Italie envoient également des navires de guerre en mer Rouge pour "protéger la navigation" à destination du détroit de Suez. En Cisjordanie, occupée depuis 1967, la tension entre les Palestiniens et les plus de six cent mille colons juifs qui s'y sont installés depuis, protégés par l'armée israélienne, menace de raviver des affrontements sanglants ; à la frontière avec le Liban, l'armée israélienne et la guérilla chiite du Hezbollah, également pro-iranienne, échangent parfois des coups de canon. Les Américains multiplient les raids aériens, bombardant les bases présumées de la guérilla en Syrie et en Irak, qui ont prévenu : nous sommes au bord du gouffre. Dans les centres stratégiques et les cercles militaires euro-américains, des prédictions frémissantes font état d'une troisième guerre mondiale qui pourrait éclater au cours du premier semestre de l'année prochaine et dont le conflit au Moyen-Orient serait une autre "pièce" en avance.

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En effet, après la guerre en Ukraine, qui dure également depuis deux ans, un nouveau front s'est ouvert. Cette fois, outre le génocide et l'expulsion des Palestiniens de Gaza, le véritable enjeu est autre : il s'agit pour les États-Unis de contrôler la Méditerranée, qui est devenue une mer de plus en plus stratégique pour le commerce mondial. Pour Israël, l'enjeu est la construction d'un nouveau canal entre la mer Rouge et la Méditerranée, géré et contrôlé par lui (par procuration des États-Unis), ainsi que le contrôle, aussi étendu que possible, des énormes gisements de gaz et même de pétrole, certains déjà découverts et d'autres encore à découvrir, dans ce que l'on appelle le "bassin du Levant". La bande de Gaza palestinienne représente un obstacle à ces deux objectifs. Il est logique de penser que la reprise de la guerre et la tentative israélienne de plus en plus évidente de raser la ville et de forcer les Palestiniens à quitter cette bande de terre sont également liées au projet de nouveau canal et à l'exploitation des gisements de pétrole et de gaz tant en Cisjordanie occupée que sur le plateau maritime en face de la bande de Gaza.

C'est dans ce contexte qu'il faut replacer la guerre de Gaza. Il ne s'agit pas seulement d'une guerre entre Israël et les Palestiniens, mais plutôt d'une guerre entre les États-Unis et l'OTAN, d'une part, et le reste du monde, d'autre part. Une guerre dans laquelle Israël, ou plutôt Netanyahou, est chargé de faire le sale boulot, tout comme l'Ukraine est chargée de fournir la chair à canon contre la Russie. Mais avant d'examiner plus en détail ce qui se passe à Gaza, les origines de cette "guerre parallèle" à celle de Crimée et les objectifs cachés poursuivis, une brève réflexion s'impose sur un autre épisode, en soi de peu d'importance, mais de grande importance en revanche pour notre pays, à savoir la renonciation de l'Italie, officialisée le 3 décembre 2023, à renouveler son adhésion avec Pékin à l'initiative chinoise "Belt and Road", la puissante nouvelle route commerciale, articulée en lignes maritimes et en corridors terrestres, qui reliera la Chine et l'Asie du Sud-Est à l'Europe et à l'Afrique, en traversant et en impliquant tous les pays situés entre les deux.

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La sortie de l'Italie de la route de la soie

La décision du gouvernement Meloni, compte tenu de son orientation mollement atlantiste, était déjà connue, mais l'annonce officielle n'avait pas encore été faite. L'Italie l'a fait maladroitement, presque sèchement, comme si elle voulait en atténuer la portée politique. C'est ainsi qu'un choix potentiellement très important a été formalisé par une simple lettre du ministre des Affaires étrangères Antonio Tajani à l'ambassadeur de Chine à Rome. Et ce n'est ni le ministre Tajani ni la présidente Giorgia Meloni qui l'ont fait savoir, mais un "scoop" du Corriere della Sera, avec un article paru dans le journal le 6 décembre 2023. Après la fuite, le ministre des affaires étrangères et le premier ministre n'ont eu d'autre choix que de confirmer et d'essayer de fournir une justification.

Du côté chinois, aucun commentaire officiel sur la décision italienne, et peu de commentaires de la part des médias, mais tous, dans leur brutalité réaliste, très peu flatteurs pour l'Italie. Quelques exemples ? Le directeur de l'Institut de recherche méditerranéenne de l'université de Zhejiang, Ma Xiaolin, interviewé par le journal Zhejiang Daily, a qualifié d'"incohérentes" les déclarations italiennes sur l'inefficacité de l'accord.  "L'Italie, a ajouté M. Xiaolin, a montré qu'elle était tout simplement soumise à Washington. Le magazine Knew a réitéré le même concept : "Qui se cache derrière cette manœuvre ? Washington, bien sûr". Wang Wenbin, porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères, a déclaré à son tour que "la Chine s'oppose fermement aux tentatives visant à salir et à saboter la coopération de la Ceinture et de la Route ou à attiser la confrontation et la division entre les blocs". Il n'a jamais mentionné l'Italie, mais pour beaucoup, à Rome comme à Washington, les oreilles ont dû siffler.

L'attaque de la guérilla du Hamas contre Israël : un nouveau 11 septembre ?

Nous en arrivons maintenant à l'événement le plus important qui a explosé ces derniers mois dans la région méditerranéenne, à savoir la nouvelle guerre extrêmement violente entre Israël et les Palestiniens dans la bande de Gaza. Très important parce que c'est de là qu'est partie la nouvelle crise guerrière qui infecte tout le Moyen-Orient.

Le 7 octobre 2023, la guérilla du Hamas, assistée par d'autres organisations politico-militaires d'inspiration radicale-religieuse similaire (2 500 hommes en tout, selon certaines estimations), a lancé une attaque depuis la bande de Gaza qui, chose incroyable, semble avoir pris par surprise à la fois le très efficace Mossad, c'est-à-dire le service de "renseignement" militaire israélien, et les forces armées israéliennes. Selon le Hamas, cette attaque se voulait une réponse à la profanation par les Israéliens de la mosquée Al Aqsa, au meurtre de centaines de Palestiniens en Cisjordanie par l'armée israélienne et les colons juifs, et plus généralement une réaction aux "crimes d'occupation" de la Palestine par Israël.

Les hommes du Hamas et les milices alliées ont réussi à pénétrer le territoire israélien par voie terrestre, maritime et aérienne. Par voie terrestre, les guérilleros palestiniens ont franchi la barrière frontalière (équipée des systèmes d'alarme électroniques les plus modernes) avec des bulldozers, des camions, des camionnettes, des voitures et des motos ; par voie maritime, ils ont percé le blocus naval israélien qui isole la bande de Gaza du reste du monde depuis 2007, en utilisant des vedettes rapides et des canots pneumatiques et en débarquant tranquillement dans le territoire israélien contigu ; par voie aérienne, certains guérilleros ont atterri en Israël à l'aide de petits deltaplanes motorisés (en pratique, de grands cerfs-volants équipés d'un scooter), que les chasseurs ultramodernes de l'armée de l'air israélienne n'ont pas interceptés et que les gardes-frontières israéliens n'ont pas non plus abattus.

C'est ainsi que les 2.500 guérilleros ont pu, dans les premières heures de l'attaque, balayer le territoire israélien : ils ont détruit plusieurs tours de guet et percé jusqu'à cinq trous dans le mur frontalier ; ils ont détourné des véhicules militaires israéliens, attaqué le poste de police de la ville voisine de Sderot, conquis plusieurs localités proches de la frontière, pris des otages à Ofakim, une ville située à une trentaine de kilomètres de la frontière, attaqué et conquis deux kibboutzim, eux aussi situés non loin de la frontière ; ils ont attaqué une "rave", c'est-à-dire une sorte de fête entre jeunes, avec de la musique et de la danse, qui devait avoir lieu dans un autre endroit et qui, au dernier moment, sans que l'on sache pourquoi, a été déplacée à proximité de la frontière avec Gaza. Et là aussi, ils ont tué et pris des otages, avec des actes et des scènes d'une violence débridée. Et les images de ces horreurs, ponctuellement filmées par des téléphones portables, ont fait le tour du monde.

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Évidemment, lorsqu'Israël a mis en mouvement son armée, déclarant la guerre et appelant aux armes jusqu'aux réservistes, les 2500 guérilleros du Hamas n'ont eu d'autre choix que de battre en retraite, entraînant avec eux quelques centaines d'otages.

Mais face à ce premier épisode, beaucoup, même en Israël, ont eu le sentiment que quelque chose ne collait pas et que nous étions face à une sorte de deuxième 11 septembre, c'est-à-dire une affaire apparemment impossible qui ne peut devenir réalité que parce qu'elle implique des mystères inavouables, c'est-à-dire des secrets d'État.

Des journaux américains et israéliens ont révélé que l'armée israélienne avait été informée des plans du Hamas, que les soldats israéliens stationnés à la frontière avec Gaza avaient, avant l'attaque, averti à plusieurs reprises leurs supérieurs que quelque chose d'important était sur le point de se produire, mais qu'ils n'avaient pas été écoutés et qu'ils avaient même été menacés de passer en cour martiale sur leur insistance. Simple sous-estimation par stupidité, négligence grave, arrogance des supérieurs ? Il est difficile de croire même les Israéliens qui refusent d'être déraisonnables et qui ont le courage d'écrire ce qu'ils pensent. Un exemple en est donné par un article d'Amos Harel paru dans le quotidien Haaretz. Après avoir confirmé, une fois de plus, qu'avant même le 7 octobre, l'armée israélienne disposait déjà d'informations sur le plan d'attaque du Hamas, face à la "déconnexion entre les évaluations sur le terrain (c'est-à-dire l'alarme transmise aux commandements supérieurs par les militaires stationnés à la frontière avec Gaza, ndlr.), l'article fait une comparaison explicite avec les attentats du 11 septembre aux États-Unis et les théories du complot qui y sont liées, observant comment "les décisions politiques peuvent influencer les réponses aux menaces à la sécurité" et qu'"il est plausible que le 11 septembre, l'action ait été favorisée ou que certaines preuves aient été délibérément ignorées pour justifier le tournant décisif et les décisions prises dans la guerre contre le terrorisme".

Concernant l'attentat du Hamas du 7 octobre, l'éditorialiste semble pencher pour la thèse qu'il ne s'agit pas d'un complot interne, mais simplement d'arrogance, de stupidité et de négligence criminelle. Mais il s'interroge aussi : "Et si c'était délibéré ? Itmar Ben Gvir voulait-il qu'un tel scénario se produise, une excuse pour expulser tous les Palestiniens ?" Amos Harel ne le dit pas, mais il ajoute : "En ce moment, mon esprit prend en considération le fait que Netanyahou et certains hauts responsables militaires ont permis que le 7 octobre se produise. De plus en plus d'informations font état d'une alerte précoce émanant des Forces de défense israéliennes elles-mêmes. On ne peut pas comprendre que les plus hauts niveaux aient ignoré cela. À moins que nous ne sachions tout". Précisément : nous ne savons pas tout de cette affaire ; les secrets d'État, les "arcana imperii", comme disait Tacite, ne sont pas accessibles au commun des mortels, même s'ils vivent dans une soi-disant "démocratie".

Mais si l'on se documente patiemment, si l'on relie les différentes informations en les plaçant à leur place, même les motifs de la mosaïque, même les "arcana imperii" finissent par être révélés, ou du moins les lignes qui suggèrent le motif peuvent être aperçues. La véritable relation, par exemple, entre Netanyahou et le Hamas. Le quotidien israélien Haaretz du 9 octobre 2023 rapporte une déclaration du Premier ministre israélien datant de mars 2019 lors de la réunion des parlementaires du Likoud. À cette occasion, M. Netanyahou a déclaré textuellement : "Quiconque veut s'opposer à la création d'un État palestinien doit soutenir le renforcement du Hamas et le transfert d'argent au Hamas... Cela fait partie de notre stratégie", a-t-il ajouté plus tard, "pour isoler les Palestiniens de Gaza des Palestiniens de Cisjordanie".

Et dans le Times of Israel du 8 octobre 2023, on pouvait lire : "Le Hamas a été traité comme un partenaire au détriment de l'Autorité palestinienne afin d'empêcher Abbas d'avancer vers la création d'un État palestinien. Le Hamas est passé du statut de groupe terroriste à celui d'organisation avec laquelle (Netanyahou) a mené des négociations par l'intermédiaire de l'Égypte et qui a été autorisée à recevoir des valises contenant des millions de dollars du Qatar par les points de passage de Gaza".

Et selon certaines allégations, évidemment non fondées, certaines attaques attribuées au Hamas ont été conçues et menées sous "faux drapeau" par le Mossad, et il existe au sein du Hamas une fraction du renseignement militaire qui collabore avec les services de renseignement israéliens et américains. À cet égard également, la comparaison avec les relations des États-Unis avec Isis, les attentats du 11 septembre et les mesures strictes prises par la suite pour lutter contre le terrorisme semble parfaitement adaptée. En tant qu'Italiens, nous n'avons guère de raisons d'être surpris ou scandalisés. Il suffit de penser aux "arcana imperii" entourant les "anni di piombo", à l'assassinat d'Aldo Moro ou à la dévastation politique de ce que l'on appelle les "mani pulite" (l'opération "mains propres").

Pour les Palestiniens de Gaza: le massacre et la diaspora

La réaction israélienne à l'attaque du Hamas est d'une violence sans limite et semble clairement viser une "solution finale" au problème de Gaza : le contrôle de ce territoire, avec l'expulsion forcée de toute la population palestinienne. Et ce, en ignorant imperturbablement les dénonciations des organisations internationales et humanitaires, et malgré le scandale et la réprobation de l'opinion publique internationale, qui apprend à la télévision ou lit dans les journaux les bombardements quotidiens de l'aviation israélienne, qui rasent des quartiers entiers, des exécutions sommaires, des disparitions de détenus politiques, des restrictions et obstacles à l'entrée à Gaza de l'aide humanitaire (médicaments et nourriture) pour la population civile, des convois de l'ONU ou du Croissant Rouge bombardés par l'aviation ou par des canons, des rafales de tirs contre la population civile, avec des dizaines de morts et de blessés. La mesure dans laquelle la bande de Gaza est devenue un enfer indescriptible a été attestée, entre autres, par l'Organisation mondiale de la santé, qui a écrit qu'"un mélange toxique de maladies, de faim et de manque d'hygiène et d'assainissement accroît le désespoir de la population, et au moins 360.000 cas de maladies infectieuses ont été enregistrés parmi les personnes déplacées, et il est à craindre que ce nombre soit sous-estimé et destiné à augmenter". Sur les 2,3 millions de Palestiniens vivant dans la bande de Gaza, près de deux millions ont aujourd'hui leur maison détruite ou ont dû être déplacés des quartiers que l'armée israélienne déclare "zone de guerre". Les bombardements quotidiens de l'armée de l'air israélienne ont fait près de trente mille morts, dont un grand nombre de femmes, de jeunes et d'enfants. Un nombre qui augmente chaque jour. Et même au sein de la société civile israélienne, des voix se sont élevées pour condamner amèrement ce massacre. Si la plupart des partis qui, hier encore, accusaient Netanyahou de corruption et de tentative de virage autoritaire, pour son projet de réforme judiciaire, affirment aujourd'hui que "dans des moments comme celui-ci, il n'y a pas d'opposition", l'opposition commence à réapparaître au sein de la société civile. Et quelques voix courageuses, bien qu'isolées, s'élèvent également au sein de la classe politique. Ofer Kassiv, par exemple, membre de la Knesset, parle ouvertement de "pogroms et de nettoyage ethnique" à propos de la politique du gouvernement israélien à l'égard des Palestiniens. Et l'ancien Premier ministre israélien Olmert de répéter à son tour : "Netanyahou et ses fanatiques ne veulent pas détruire le Hamas, mais chasser tous les Palestiniens et annexer les territoires à l'État juif. Nous risquons une guerre régionale pour ces criminels messianiques. Nous devons les arrêter. Ils vont également à l'encontre de la majorité des citoyens israéliens". Mais le Premier ministre israélien, M. Netanyahou, poursuit son chemin et n'entend aucune raison. Ceux qui pensent que nous allons nous arrêter, a-t-il déclaré, sont déconnectés de la réalité.

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Les déclarations de certains de ses ministres sont encore plus explicites et déconcertantes. Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale, a fait remarquer lors d'une conférence de presse que : "La guerre offre l'occasion de se concentrer sur la promotion de la migration des habitants de Gaza", qualifiant cette politique de "solution correcte, juste, morale et humaine". Et que dire d'une bande de Gaza rasée ? Ben Gvir ne cache pas les objectifs d'Israël : "Nous ne pouvons nous retirer d'aucune zone de la bande de Gaza. Non seulement je n'exclus pas une implantation juive dans cette zone, mais je pense qu'elle est importante". Et Bezalel Smotrich, du parti "Sionisme religieux", ministre des finances dans le gouvernement Netanyahou, a confirmé : "Israël prévoit de contrôler en permanence le territoire de la bande de Gaza, y compris par la création de colonies". "La bonne solution au conflit israélo-palestinien actuel est d'encourager la migration volontaire des habitants de Gaza vers des pays qui acceptent d'accueillir des réfugiés". En clair : en bombardant, en détruisant leurs maisons, leurs hôpitaux, leurs installations civiles et en massacrant quelques dizaines de milliers de personnes, Israël voudrait contraindre les Palestiniens de Gaza à l'exode vers des camps de réfugiés installés dans d'autres pays arabes.

Mais ce ne sont pas seulement quelques fanatiques religieux qui sont des "criminels messianiques", comme l'a dit l'ancien Premier ministre israélien Olmert, qui nourrissent ces intentions. Il existe un document du ministère israélien du renseignement, publié par Local talk, qui, dans l'un de ses articles, suggère ouvertement le transfert forcé vers l'Égypte de tous les habitants de la bande de Gaza, en passant sous silence le fait que l'Égypte n'a aucunement l'intention d'accueillir ces réfugiés. Mais le journal Jerusalem Post du 25 décembre 2023 insiste pour proposer une telle solution, et qualifie la péninsule du Sinaï d'"endroit idéal pour développer une vaste réinstallation de la population de Gaza". Et pour que l'Égypte accepte, une grosse carotte est évoquée : une action décisive sur la dette extérieure de l'Égypte, qui s'élève à pas moins de 165 milliards de dollars.

On peut se demander comment il est possible qu'un État plus petit que la Lombardie, comptant à peine dix millions d'habitants, dont deux millions d'Arabes, puisse ouvertement et impunément poursuivre des objectifs aussi délirants, au risque de déclencher une guerre régionale plus vaste, qui pourrait même contribuer à déclencher une troisième guerre mondiale. Il n'y a qu'une seule réponse rationnelle, et nous l'avons déjà mentionnée. La guerre pour le contrôle de Gaza n'est pas tant une nouvelle étape franchie par Netanyahou pour réaliser le rêve d'un "grand Israël" du Jourdain à la mer, mais plutôt la guerre des États-Unis pour le contrôle de la Méditerranée, qui est également essentielle pour maintenir la "tête de pont" européenne. Un nouveau canal, en alternative et en concurrence avec le canal de Suez, reliant la Méditerranée à la mer Rouge et à l'océan Indien, est redevenu un élément central possible pour atteindre ces objectifs. La bande de Gaza palestinienne représente un obstacle gênant à la réalisation optimale d'un tel projet. Elle doit donc être éliminée, et c'est Israël qui fait le sale boulot.

Et puis il y a la question des grands gisements de gaz et de pétrole en Méditerranée orientale, qui pèse de tout son poids. Car, comme nous l'avons déjà dit, celui qui contrôle ces gisements détient un trésor et, à l'avenir, il aura un poids important dans l'approvisionnement énergétique de l'Europe.

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Les immenses gisements de gaz de la Méditerranée orientale

 Ce que l'on appelle le "bassin du Levant" est (pour l'instant) une zone maritime de 83.000 kilomètres carrés couvrant les eaux territoriales et d'exploitation économique exclusive de Gaza, d'Israël, du Liban, de la Syrie, de Chypre, dont une partie est également revendiquée par la Turquie, ainsi que les champs pétrolifères découverts et à découvrir sur les terres de Cisjordanie. Le ministère américain de l'intérieur, dans une évaluation des réserves probables du "bassin du Levant", a écrit : "Nous avons estimé une moyenne de 1,7 milliard de barils de pétrole récupérables et de 122 billions de pieds cubes de gaz récupérables, en utilisant une technologie basée sur la géologie". Et ce n'est peut-être qu'un début. Une chose est claire : d'une part, la Méditerranée devient de plus en plus stratégique dans le commerce mondial, en tant que terminal naturel des échanges entre l'Asie et l'Europe, et entre l'Asie et une partie de l'Afrique. Un bon 20 % du commerce mondial transite déjà par la Méditerranée, et cette part va inévitablement augmenter ; d'autre part, la Méditerranée se révèle être un nouvel Eldorado pour les gisements de gaz.

Celui qui contrôle la Méditerranée, et en particulier sa connexion avec la mer Rouge et l'océan Indien, contrôle la voie de transit d'une part importante et croissante du commerce mondial. En outre, celui qui contrôle les énormes gisements de gaz de la Méditerranée orientale exerce déjà un pouvoir décisif sur l'approvisionnement énergétique de l'Europe.

Mais revenons brièvement sur l'histoire très significative de ces découvertes et de leurs développements. Tout a commencé il y a environ 25 ans, lorsque l'Autorité nationale palestinienne a accordé à British Gas Group et à Consalidates Contractors, une société palestinienne privée (détenant respectivement 60 % et 30 % des parts et 10 % au Fonds d'investissement de l'Autorité palestinienne) des permis de prospection dans la zone marine située en face de la bande de Gaza. Dès le forage des deux premiers puits, à seulement 30 km de la côte, un champ gazier a été découvert, dont la taille est apparue immédiatement comme énorme. "Un don de Dieu qui fournira une base solide à notre économie", a déclaré avec jubilation Yasser Arafat, alors président de l'Autorité nationale palestinienne. En effet, on estime aujourd'hui que ce gisement est le troisième plus grand de la Méditerranée, avec des réserves d'environ 35 milliards de mètres cubes de gaz. Mais le peuple palestinien n'en a pas encore tiré un seul dollar. En effet, un différend a immédiatement éclaté avec Israël qui, d'une part, prétend qu'une partie du champ gazier se trouve dans les eaux israéliennes et, d'autre part, ne disposant pas encore de ses propres ressources gazières, exige qu'une partie du gaz extrait à Gaza lui soit cédée à des prix avantageux. En fait, l'extraction du gaz a été bloquée. En 2004, Arafat est mort, peut-être empoisonné au plutonium, et Mahmut Abbas lui a succédé, acceptant un pacte léonin avec Israël sous la médiation de l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair. Mais à Gaza, le Hamas a remporté les élections, a pris le contrôle de la bande en 2007 et a rejeté cet accord. Le ministre israélien de la défense de l'époque, Moshe Ya'alon, a déclaré : "Le gaz ne peut être extrait sans une opération militaire visant à éradiquer le contrôle du Hamas à Gaza". Avec l'opération "Plomb durci", Israël a envahi Gaza en 2008, plaçant de fait le champ gazier sous son contrôle. Depuis cette année-là, Gaza est devenue une prison à ciel ouvert, contrôlée sur terre et sur mer par Israël. L'extraction du gaz est bloquée pour une durée indéterminée.

L'Autorité nationale palestinienne a repris les négociations avec Israël en 2012 pour tenter de débloquer la situation, mais le Hamas s'y est opposé et Israël a fini par rompre les négociations également. L'année 2014 est marquée par un autre épisode important : le gouvernement d'union nationale palestinien voit le jour en juin, et l'Autorité nationale palestinienne confie au Russe Gazprom l'exploitation de Gaza Marine et d'un champ pétrolifère en Cisjordanie. C'est alors que se produit une nouvelle attaque israélienne, avec l'assentiment tacite des États-Unis, qui commencent à craindre que la Russie ne cherche à mettre la main sur les grands gisements de la Méditerranée orientale : en 2013, la Syrie avait signé un accord de 25 ans avec la Russie pour explorer plus de 2000 kilomètres carrés au large de ses côtes. Les Russes prendraient en charge le coût de l'opération et récupéreraient les fonds s'ils trouvaient du gaz ou du pétrole. Le Liban, quant à lui, conteste depuis 2010 la carte israélienne des limites de l'exploitation maritime exclusive, a soumis sa propre carte à l'ONU et a l'intention d'accorder des licences d'exploration dans des zones qu'Israël considère comme siennes.

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Bref, comme l'avait dit Arafat, Allah a fait un grand cadeau aux Palestiniens, mais après un quart de siècle, ils n'ont toujours pas réussi à le rentabiliser. Il y a cinq ans, les Nations unies estimaient leur perte à plusieurs milliards de dollars. En fait, un rapport de la CNUCED sur le commerce et le développement indique textuellement : "Des géologues et des économistes spécialisés dans les ressources naturelles ont confirmé que le territoire palestinien est assis sur des réserves considérables de pétrole et de gaz naturel dans la zone C de la Cisjordanie occupée et sur la côte méditerranéenne au large de Gaza. Mais l'occupation continue d'empêcher leur exploitation. Les Palestiniens n'ont pas eu la possibilité d'utiliser ces ressources naturelles pour financer leur développement et répondre à leurs besoins énergétiques. La perte subie à ce jour est estimée à plusieurs milliards de dollars. Une perte qui s'accroît chaque année avec la poursuite de l'occupation".

Peu de choses ont changé depuis. Toujours en 2019, l'East Med Forum voit le jour : une tentative de collaboration entre l'Égypte, la Grèce, l'Italie et Chypre, à laquelle participe l'Autorité palestinienne, pour débloquer la situation en vue d'exporter du gaz vers l'Europe. Mais en 2021, un nouvel affrontement entre l'armée israélienne et le Hamas vient tout arrêter. En juin 2023, un accord semble enfin avoir été trouvé. Israël annonce en effet que "dans le cadre des efforts entre Israël, l'Egypte et l'Autorité palestinienne et pour le maintien de la sécurité et de la stabilité dans la région, il a été décidé de développer le champ gazier marin de Gaza". Et au lieu de cela, en octobre de la même année, la guerre a éclaté.

Il convient d'ajouter, pour confirmer à quel point le bassin du Levant est prometteur en termes de réserves d'hydrocarbures, que la même année que la découverte du champ gazier de Gaza, on a découvert au large d'Israël le champ gazier de Tamar, d'une capacité estimée à 300 milliards de pieds cubes, et un an plus tard le champ gazier de Léviathan, évalué à 600 milliards de pieds cubes, qui est considéré comme le plus grand de la Méditerranée. Selon les Palestiniens, une partie de ces gisements se trouve d'ailleurs dans les eaux palestiniennes. Par ailleurs, Israël a accordé à plusieurs compagnies pétrolières, dont Eni, douze licences d'exploration pour rechercher du gaz au large de ses côtes.                                                                                                             

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Le canal Ben Gourion et le contrôle américain sur la Méditerranée

Pour comprendre que la guerre de Gaza va bien au-delà d'un affrontement entre Israël et les Palestiniens, il faut maintenant examiner plus en détail la question du "canal de Ben Gourion". Il s'agit d'un vieux projet secret américain qui est soudainement revenu sous les feux de la rampe. Il mérite un examen approfondi, car il a des implications économiques et stratégiques d'une portée considérable sur la région du Moyen-Orient, sur le rôle d'Israël, sur la fonction stratégique et géopolitique de la Méditerranée et, enfin, sur les futures relations possibles entre l'Inde et la région euro-atlantique et sur la position stratégique de l'Arabie saoudite.

Une idée ancienne, celle d'un canal alternatif à Suez. Alors que la puissance thalassocratique hégémonique était l'Angleterre, et que c'était plutôt la France qui reprenait le projet de canal de Suez, conçu par l'ingénieur italien Luigi Negrelli, alors citoyen de la région autrichienne du Trentin, c'est un officier de marine britannique, un certain William Allen, qui, vers 1850, a émis l'hypothèse alternative d'un canal reliant la mer Rouge, la mer Morte et la Méditerranée. Mais ce n'est qu'une hypothèse : le canal de Suez est inauguré en 1869, par la compagnie française Compagnie universelle du canal maritime de Suez, créée par Ferdinand de Lesseps, dans laquelle les Français détiennent la majorité absolue (51%), répartie toutefois entre de nombreux actionnaires privés. Mais déjà sept ans après l'inauguration, en 1876, l'Angleterre entre dans le groupe de contrôle, profitant d'une très grave crise financière en Égypte pour racheter la plupart des actions égyptiennes ; cinq ans plus tard, ayant pris le contrôle de facto de toute l'Égypte, elle rachète les actions égyptiennes restantes, passant ainsi à 49%. C'est ainsi que la Grande-Bretagne et la France ont géré conjointement le trafic du canal (et ses revenus) pendant 80 ans, c'est-à-dire jusqu'en 1956, lorsque le dirigeant égyptien Gamal Abdel Nasser l'a nationalisé.

C'est en vain que l'Angleterre et la France ont tenté de réagir en octobre de cette année-là, en envoyant d'abord Israël envahir la bande de Gaza et la péninsule du Sinaï, puis en intervenant militairement, en occupant à nouveau Suez. Nasser avait déjà réagi à l'invasion en coulant les 40 navires qui traversaient le canal, qui resta ainsi obstrué jusqu'au début de l'année 1957. Mais le conflit a pris une tournure dangereuse : la Russie est intervenue pour soutenir Nasser, menaçant d'utiliser "toutes sortes d'armes modernes de destruction massive", c'est-à-dire même des bombes atomiques. C'est alors que les États-Unis interviennent dans le conflit, obligeant la Grande-Bretagne, la France et Israël à se retirer. Cette humiliation des deux dernières "puissances" européennes a marqué, pour de nombreux historiens, le début de la fin du colonialisme européen et le début, dans le monde, du nouvel équilibre bipolaire entre les États-Unis et l'Union soviétique. Elle a également marqué le début, après presque un siècle de gestion anglo-française tranquille du canal, de la période où le passage des navires de la Méditerranée à la mer Rouge par Suez a été interrompu, ou n'est plus aussi tranquille qu'il l'est aujourd'hui. Une première interruption a précisément eu lieu en 1956-1957 ; une seconde, beaucoup plus longue, de 1967 à 1975, est survenue à la suite de la "guerre des six jours", lorsque, par une attaque surprise, détruisant toute l'armée de l'air égyptienne au sol et prenant ainsi le contrôle total de l'espace aérien, Israël a occupé en six jours Jérusalem, le plateau syrien du Golan, la Cisjordanie, Gaza (alors égyptienne), la péninsule du Sinaï et, en fait, la rive orientale du canal de Suez. Et pour empêcher les Israéliens de l'utiliser, l'Égypte a mis en place un blocus de la navigation qui a duré huit ans. Mais avant même la nouvelle crise de Suez, dans le plus grand secret, les États-Unis, reprenant une vieille idée israélienne, ont commencé à réfléchir au projet d'un nouveau canal comme alternative au canal de Suez, désormais aux mains de l'Égypte de Nasser. Un pays qui bénéficiait du soutien de l'Union soviétique.

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Le projet secret du Lawrence Livermore National Laboratory

Nous avons évoqué quelques idées anciennes concernant un second canal alternatif à Suez. Selon l'Institut israélien "Arava", pour l'étude de l'environnement, qui a réalisé une étude sur le sujet, l'idée de l'officier de marine britannique au milieu du XIXe siècle avait été abordée par le futur "père d'Israël" Ben Gourion, qui l'avait exposée en 1935, et avait été reprise en 1947, avant même la naissance de l'Etat d'Israël, par Chaim Weizman, fondateur du Parti démocratique sioniste et premier président de l'Etat hébreu. Mais c'est après la crise de Suez de 1956 qu'elle se concrétise, avec un projet de mise en œuvre secrètement promu et élaboré aux États-Unis d'Amérique. Le Lawrence Livermore National Laboratory, un institut de recherche californien, formellement non public, rattaché à l'université de Berkeley, mais étroitement lié aux institutions publiques américaines, qui existe toujours et qui, depuis décembre 2023, a annoncé avoir réalisé d'importants progrès dans le domaine de la fusion nucléaire, en a pris la direction. Mais le champ d'intérêt et d'action de ce "Laboratoire" est en réalité beaucoup plus large. Comme nous l'apprend son site web, il "fournit des capacités et des solutions innovantes pour endiguer la prolifération des armes nucléaires, chimiques et biologiques de destruction massive, pour répondre à la mission de sécurité nationale" (des Etats-Unis, bien sûr) en appliquant "la science et la technologie de pointe pour réaliser des progrès dans la dissuasion nucléaire, la lutte contre le terrorisme, la non-prolifération, le renseignement et la sécurité de l'énergie nucléaire", en utilisant "certains des superordinateurs les plus puissants du monde", avec lesquels il effectue des simulations complexes, ainsi que "le plus grand système laser à haute énergie du monde pour les études sur la fusion nucléaire". Il "sélectionne également le centre d'agents". Le type d'"agents" n'est pas explicité.

Le Lawrence Livermore National Laboratory est divisé en un certain nombre de départements, certains réservés au personnel interne, d'autres ouvertes aux collaborations externes. Et c'est précisément parmi ces dernières que l'on trouve encore une installation qui s'occupe des "applications civiles des explosifs brisants", un euphémisme pudique qui concerne évidemment les explosifs nucléaires. Le projet de construction d'un canal alternatif au canal de Suez, comme nous le verrons, prévoyait l'utilisation de pas moins de 520 bombes nucléaires, et il a été élaboré par un très jeune juif américain, Howard David Maccabee, qui n'avait pas encore 25 ans à l'époque. Un talent incontestable, mais aussi des qualités humaines, qu'il avait ce professeur Maccabee. Né en 1940 à Springfields, Illinois, dans une famille juive américaine, il est diplômé en génie civil de l'Université Purdue de Lafayette (Indiana) à l'âge de vingt et un ans. Il poursuit ses études supérieures à l'université de Californie, à Berkeley, où il obtient une maîtrise en ingénierie nucléaire en 1964 et un doctorat en biophysique nucléaire deux ans plus tard. Au cours de sa maîtrise, il a eu pour professeur un autre juif hongrois célèbre, naturalisé américain, le professeur Edward Teller, qui est devenu plus tard célèbre en tant que "père de la bombe à hydrogène". Comme nous l'avons déjà vu, le département américain de l'énergie avait confié la tâche d'élaborer le plan de construction d'un canal alternatif au canal de Suez au Lawrence Livermore National Laboratory, et ce dernier avait confié cette tâche à deux collaborateurs extérieurs, à savoir le professeur Edward Teller, assisté de son jeune élève (et coreligionnaire juif) Howard David Maccabee. Ensuite, pour une raison inconnue, seul Maccabee apparaît comme l'auteur de ce projet. Avec un détail curieux. Il est vrai, comme le rappelle la nécrologie du San Francisco Chronicle, que Maccabee aimait se faire appeler Mac par ses amis, mais son nom, qui semble arborer un drapeau judaïque (Maccabee était le nom de guerre d'un chef de l'insurrection juive contre un roi séleucide, et les "Livres des Maccabées" sont cinq textes juifs sacrés) dans le document de projet du nouveau canal déposé auprès du ministère de l'énergie devient Mac Cabee, et est apparemment devenu écossais.

Après cette expérience de l'utilisation civile des bombes atomiques, Howard David Maccabee change aussi radicalement d'intérêts et de vie. Il commence à étudier l'effet des particules subatomiques sur les tissus humains et consacre le reste de sa vie à la radio-oncologie. Mais, comme le souligne sa nécrologie dans le San Francisco Chronicle en 2015, "il était un éminent défenseur du judaïsme, d'Israël et des organisations et causes juives". Quant à son mentor et professeur Edward Teller, il a reçu en 1991 le prix Nobel de la paix pour plaisanter en tant que premier partisan de la Guerre des étoiles, et aurait inspiré divers personnages de films, dont celui du Dr Strangelove.

Une chose est sûre : le projet d'un nouveau canal, une alternative au canal de Suez, est né aux États-Unis, pour les besoins et les intérêts stratégiques américains, mais dès le départ, il est innervé de présences juives. Comme on le sait, il a été caché, mais pas tant que cela, puisque le Corriere della Sera du 27 décembre 1966 a publié un article intitulé "Enthusiastic about Israel's second Suez Canal project" (Enthousiasme pour le deuxième projet de canal de Suez d'Israël), signé par R. A. Segre.

Il faut se souvenir de R. A. Segre, car lui aussi était un personnage exceptionnel aux multiples facettes : essayiste et écrivain, diplomate israélien, analyste politique, professeur dans diverses universités italiennes et étrangères, et surtout journaliste, collaborateur sous divers pseudonymes de journaux italiens, israéliens, français, américains et britanniques : dans Le Figaro, il était René Bauduc, dans le Corriere della Sera, il était R. A. Segre; dans La Nazione de Florence, il était Giorgio Sorgi ; il a enseigné en Angleterre à Oxford, aux États-Unis au MIT de Boston, en Italie à Bocconi et aux universités de Milan et de Turin. Né dans le Piémont, il a émigré en Palestine après les lois raciales. Il revient en Italie pendant la Seconde Guerre mondiale, comme volontaire dans la Brigade juive, mais en 1948 il est de retour en Palestine, où il forme une division de parachutistes, puis se lance dans la diplomatie, attaché à l'ambassade d'Israël à Paris, mais son activité principale revient ensuite au journalisme. En 1974, il quitte le Corriere della Sera, avec Indro Montanelli, et fait partie des fondateurs et des financiers du Giornale, auquel il a collaboré jusqu'à son dernier jour.

Il est naturel de penser qu'un personnage aussi multiforme et aventureux avait également des contacts avec les dirigeants israéliens ou les services de renseignement israéliens. Et que, par conséquent, le "scoop" sur le projet d'un canal alternatif au canal de Suez provenait d'un tuyau du Mossad, ou directement d'un représentant du gouvernement israélien, qui voulait raviver l'intérêt international pour l'initiative, qui, en plus d'être secrète, était au point mort.

Elle avait été bloquée par la CIA, dont le directeur avait alerté les dirigeants politiques américains en observant qu'à son avis, mêler le problème palestinien à celui du canal aurait compliqué davantage les deux questions. C'est ainsi que le projet est resté, apparemment oublié, enfermé dans un tiroir, ou dans un classeur, jusqu'à ce que, dans l'indifférence générale, il soit désagrégé en 1993.

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En quoi consistait le projet du canal américain ?

Mais voyons brièvement en quoi consistait ce document. En réalité, il s'agissait d'un mémorandum de six pages, décrivant, dans les grandes lignes, la conception d'un nouveau canal et indiquant le tracé possible. Il partirait du golfe d'Aqaba, sur la mer Rouge, et se dirigerait vers le nord, parallèlement à la frontière entre Israël et la Jordanie, le long de la vallée du Wadi Araba, entre les montagnes du désert du Néguev. Ensuite, avant d'arriver à la mer Morte, il se dirige vers l'ouest, puis à nouveau vers le nord pour contourner la bande de Gaza et se jeter dans la Méditerranée. La particularité était qu'il prévoyait l'utilisation de 520 bombes atomiques pour créer le fossé à travers les montagnes, car l'utilisation de moyens traditionnels n'aurait pas été économiquement viable, et que la roche du fond et des berges aurait empêché l'ensablement dont souffre le canal de Suez. L'utilisation d'explosifs atomiques aurait également permis de créer un canal plus large et plus profond que le canal de Suez, permettant le passage de grands navires dans les deux sens. L'idée de construire une dérivation jusqu'à la mer Morte (dont le niveau est inférieur de 430 mètres) et d'exploiter ainsi l'énorme dénivelé pour produire de l'électricité a également été évoquée.

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Nous avons dit que le projet américain, bloqué par la CIA, dormait depuis plus de trente ans, et semblait définitivement abandonné. Mais en réalité, il n'en est rien. Israël a continué à y réfléchir et, dans le contexte géopolitique actuel, il revient dans l'actualité. Dès mars 2015, un article du Jerusalem Post y revenait, soulignant également la possibilité, grâce à elle, de remplir à nouveau la mer Morte, et d'utiliser l'eau dessalée pour de nouvelles implantations et cultures dans le désert du Néguev. Il a également ajouté l'idée d'une ligne ferroviaire rapide partant de la mer Rouge, c'est-à-dire d'Eilat, jusqu'à Be'er Sheba, la ville la plus importante du Néguev, située à 41 kilomètres de Gaza. Cette dernière idée - comme le rappelle un article paru dans Haaretz en janvier 2023 - avait été promue par Netanyahou vingt ans plus tôt, mais le projet avait été annulé par Olmert lorsqu'il était à la tête du gouvernement israélien, parce qu'il était jugé économiquement non viable. La construction de cette ligne ferroviaire rapide, "Med-Red", qui devrait donc, une fois achevée, relier la Méditerranée à la mer Rouge, avec des trains roulant jusqu'à 300 kilomètres par heure, après un accord avec la Chine, a été reprise en 2012, mais est au point mort depuis 2021, faute de fonds. L'étude mentionnée de l'Institut Arava est également revenue sur l'idée de construire des pipelines hydroélectriques, cette fois-ci directement de la Méditerranée à la mer Morte, et a noté que l'option optimale serait la plus méridionale, c'est-à-dire partant de la bande de Gaza. Il a toutefois admis qu'"Israël ne placerait jamais une ressource aussi importante qu'une canalisation d'eau sous le contrôle du Hamas".

Le grand projet israélien pour le canal Ben Gourion

Nous avons vu que le plan d'un nouveau canal élaboré aux Etats-Unis n'était en réalité qu'une esquisse, avec une indication du tracé possible. Tout autre est le projet qu'Israël a progressivement envisagé. Nous avons évoqué l'exploitation par des centrales hydroélectriques du dénivelé entre la mer Méditerranée et la mer Morte, des usines de dessalement pour rendre cultivable une partie du désert du Néguev et y créer de nouvelles implantations. Mais aujourd'hui, on parle aussi des petites villes qui devraient être construites le long de son tracé, et surtout des structures futuristes de sécurité et de contrôle : on souligne qu'Israël, en tant que "superpuissance de la science et de l'ingénierie", est tout à fait capable de réaliser ce projet d'infrastructure complexe et d'en tirer de grands bénéfices, tant sur le plan économique (on estime qu'il rapporterait au départ environ six milliards de dollars par an) que, surtout, sur le plan stratégique. Grâce à lui, en effet, Israël ne sera plus soumis au chantage de la fermeture du canal de Suez et, en outre, les navires de l'US Navy disposeront d'une route contrôlée et sûre pour passer de l'océan Indien à la Méditerranée, également pour protéger Israël en cas de besoin. Mais il est également souligné que "stratégiquement, la pacification de Gaza est cruciale pour que le canal atteigne son potentiel. Un calcul économique et stratégique plus profond est en jeu, dont la communauté mondiale doit prendre conscience. La plupart des projets de canal impliquent un détournement prononcé vers le nord. Or, prendre le contrôle de Gaza permettrait d'emprunter un itinéraire plus direct, sans les détours tortueux, ce qui réduirait considérablement la durée du transit et permettrait d'économiser des milliards de dollars. En outre, un canal plus proche de la frontière égyptienne ou la traversant offrirait des avantages militaires incomparables, en renforçant les défenses d'Israël et en fournissant un tampon contre les menaces potentielles venant du sud".

L'annonce du début des travaux

Le 2 avril 2021, alors que M. Netanyahou est toujours au pouvoir, Israël annonce que les travaux du canal entre la mer Rouge et la Méditerranée débuteront en juin de la même année. Une annonce qui tombe à pic. Le mois précédent, le porte-conteneurs géant "Eversive" s'était échoué dans le canal de Suez et celui-ci avait été bloqué pendant une semaine. Il existe également une version conspirationniste de cette affaire : un blogueur syrien, qui se cache derrière le pseudonyme de Naram Sargon, a affirmé que l'incident était délibéré, afin de souligner aux yeux de la communauté internationale l'impérieuse nécessité d'un autre canal. Une version développée de cet article du mystérieux Naram Sargon a été immédiatement reprise le lendemain par un site web australien de langue arabe, qui a affirmé qu'Israël avait l'intention de construire un canal à deux voies et qu'il l'appellerait "Ben Gurion". Un chercheur du Conseil australo-israélien pour les affaires juives a réagi en parlant de "fantasmes de Sargon" et de "théorie du complot". Il a admis que des canaux alternatifs au canal de Suez avaient été discutés pendant un certain temps, y compris des canaux passant par Israël, mais que le projet décrit par l'autoproclamé Sargon n'existait pas.

Il a été démenti, comme nous l'avons vu, quelques semaines plus tard par le gouvernement israélien lui-même, qui a annoncé que les travaux de construction du canal Ben Gourion commenceraient dans les deux mois, précisant que le canal aurait une longueur de 293 kilomètres (cent kilomètres de plus que le canal de Suez), qu'il aurait deux voies, que même les très grands navires pourraient passer, et qu'il serait possible d'utiliser le canal de Suez en toute sécurité, afin que même de très gros navires puissent le traverser en même temps dans les deux sens, que chaque canal aurait une profondeur d'environ 50 mètres et une largeur d'environ 200 mètres (environ deux fois plus large que le canal de Suez dans les deux cas), que le coût atteindrait un maximum de 55 milliards de dollars, et qu'Israël espérait en tirer un bénéfice d'environ 6 milliards de dollars par an. Mais avant que les travaux ne puissent commencer, le gouvernement Netanyahou est tombé, le 13 juin 2021, et tout a été mis en suspens.

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Cependant, le 22 septembre 2023, à l'Assemblée générale de l'ONU, Netanyahou, de nouveau au gouvernement, revient sur le sujet dans son discours: "Il y a deux semaines, souligne-t-il, nous avons eu une autre bénédiction: à la conférence du G20, le président Biden, le Premier ministre indien Modi et les dirigeants européens et arabes ont annoncé des plans pour un corridor futuriste qui traversera la péninsule arabique et Israël et reliera l'Inde à l'Europe par des câbles maritimes, ferroviaires, pétroliers et à fibre optique. Ce corridor contournera les contrôles maritimes (c'est-à-dire le détroit d'Ormuz, au large de l'Iran, le détroit de Bab El Mandeb, sous le feu de la guérilla houthie, et le canal de Suez, ndlr) et rendra le transport des marchandises et de l'énergie moins coûteux pour plus de deux milliards de personnes".

Netanyahu a ensuite montré un croquis de ce projet de grande ligne commerciale, à savoir l'IMEC (India - Middle East - Europe Economic Corridor), qui, dans sa partie orientale, relierait l'Inde aux Émirats arabes et, dans sa partie nord-ouest, les Émirats à la Méditerranée, en traversant l'Arabie saoudite du sud au nord, puis en se jetant dans la Méditerranée à Haïfa, en passant par la Jordanie et Israël. Sur la carte du nouveau Moyen-Orient présentée par M. Netanyahou, il n'y a aucune trace de la Palestine. (Le dessin et les paroles de Netanyahou sont disponibles sur youtube.com/watch?v=Atag74u01AM). Il n'y a pas non plus de canal Ben Gourion, mais il est clair qu'une fois construit, il constituerait une deuxième voie de transit maritime potentielle de l'Inde vers l'Europe, qui aurait toujours Israël comme débouché final sur la Méditerranée. Avec la construction du canal Ben Gourion, Israël non seulement accroît sa sécurité, élargit ses frontières et renforce son statut de puissance régionale au Moyen-Orient, mais aspire également à un rôle central de plaque tournante et de contrôle du commerce mondial ("Voyez-vous comment Israël est situé entre l'Afrique, l'Asie et l'Europe ?", a souligné M. Netanyahu en montrant sa carte). Un intérêt, celui d'Israël, qui coïncide parfaitement avec celui des États-Unis, qui, avec le corridor IMEC, visent à disposer pour leurs propres navires d'une voie sûre de passage rapide de l'océan Pacifique et de l'océan Indien à la Méditerranée, et à créer une alternative à la fois à la route de la soie chinoise (ramenant dans le giron occidental les moutons de l'Inde et de l'Arabie saoudite, qui l'ont quittée pour aller paître dans le camp des BRICS) et au corridor nord-sud qui relie la Russie et l'Inde.

L'enclave palestinienne de Gaza fait obstacle à ces projets qui, de toute façon, ne seront pas faciles à réaliser. Anéantir le Hamas, forcer les Palestiniens de Gaza à l'exode, les remplacer par des colonies de colons juifs, ou en tout cas occuper, même pendant un demi-siècle, Gaza, jusqu'à ce qu'elle soit "normalisée", comme l'a dit le colonel Gabi Siboni, qui coordonne toutes les opérations militaires israéliennes à Gaza, dans une interview à La Stampa le 6 février 2024, s'avère être une entreprise très difficile. Quant à l'IMEC, ce n'est pour l'instant qu'une esquisse sur une carte. L'Inde ne peut pas renoncer au gaz et au pétrole bon marché que la Russie lui fournit actuellement, puisque l'Europe n'en veut plus (et achète masochistement, à un prix énormément plus élevé, du gaz aux États-Unis). L'Arabie saoudite, quant à elle, vient de conclure un accord historique avec l'Iran, l'ennemi juré des États-Unis, grâce à la médiation de la Chine, qui figure parmi les principaux investisseurs dans la modernisation et l'expansion du réseau ferroviaire saoudien. Les Émirats arabes unis ont eux aussi désormais d'énormes intérêts économiques avec la Chine. En ce qui concerne les investisseurs, une question reste en suspens. La Chine finance la route de la soie, ou du moins anticipe son financement, mais les structures fantasmagoriques prévues pour le corridor Inde-Europe, qui devra les financer ?

Conclusions

En ne rassemblant que les morceaux de cette mosaïque que nous avons examinée, il faudrait en déduire que Netanyahou, en grande difficulté en Israël du fait d'accusations de corruption, et d'avoir tenté une involution autoritaire avec sa réforme judiciaire, a joué la carte de la guerre, qui oblige toutes les forces politiques à taire leurs divergences, dans l'intérêt suprême du pays. Vainqueur alors, avec une image auréolée de victoire, l'attaquer serait devenu beaucoup plus difficile. Mais pour entrer en guerre, il lui fallait une justification forte : quelque chose qui ébranle profondément l'opinion publique, et pas seulement celle d'Israël, et qui donne à la guerre l'image d'une défense juste et légitime. Et c'est là que le Hamas entre en jeu.

Si Netanyahou a fermé les yeux sur les valises de dollars arrivant à Gaza, il l'a admis lui-même, c'est parce que sa stratégie était d'utiliser le Hamas pour délégitimer l'Autorité palestinienne, opposer les Palestiniens de Gaza à ceux de Cisjordanie, et empêcher ainsi la naissance d'un Etat palestinien. Et il est concevable qu'il ne se soit pas contenté de fermer les yeux, mais qu'il ait eu des contacts secrets directs avec le Hamas, y compris financiers, et qu'une branche de renseignement du Hamas ait eu des contacts avec le Mossad.

Une chose est désormais établie : Israël connaissait depuis longtemps l'attaque que le Hamas allait déclencher. Mais il n'a pas bougé le petit doigt, même face aux avertissements insistants des soldats déployés à la frontière. Il a ainsi donné l'impression d'avoir été pris par surprise. Il est difficile d'imaginer que ce n'était pas intentionnel. Donc : Netanyahou voulait cette attaque, et il la voulait aussi féroce et inhumaine que possible. Pour avoir l'alibi d'une réaction si violente qu'elle conduirait à la destruction de Gaza et à la diaspora des Palestiniens de cette bande de terre.

Ensuite, il y a la question du canal Ben Gourion et celle des gisements de gaz et de pétrole du bassin du Moyen-Orient. Et l'énorme intérêt stratégique qu'aurait pour Israël, mais plus encore pour les États-Unis, la construction d'un canal alternatif au canal de Suez, sûr, bien protégé, fermement aux mains de l'Occident. Cela expliquerait pourquoi, face au massacre des Palestiniens, l'Occident, c'est-à-dire les États-Unis, ne bouge pas le petit doigt. Ils continuent de prôner la naissance de deux États, l'un palestinien et l'autre israélien, et semblent parfois reprocher à Netanyahou la violence de sa réaction, mais entre-temps, ils lui envoient des milliers de bombes au pouvoir perturbateur qui réduisent Gaza en cendres.

Tout cela, bien sûr, n'est que déductions, connexion des faits, si vous voulez penser mal. Mais inexorablement, à ce stade, on se souvient de la bouche fine, des yeux mi-clos d'où sortaient des éclairs d'ironie dissolvante, de la voix qui n'était jamais criée, mais à peine murmurée, bref, du visage de Giulio Andreotti, "le divin Giulio", ou même "Belzébuth", qui a vu et fait tant de choses, qui nous murmure : "Penser mal est un péché, mais on a raison".

mardi, 27 février 2024

Transnistrie. Point de non-retour

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Transnistrie. Point de non-retour

Andrea Marcigliano

Source: https://electomagazine.it/transnistria-punto-di-non-ritorno/

Transnistrie. La rive gauche du Dniestr. Une république indépendante, mais reconnue uniquement par l'Ossétie et l'Abkhazie.

Pour la plupart des gens, elle ressemble à l'un de ces petits États balkaniques d'opérette, comme Pontevedro dans "La veuve joyeuse" de Franz Lehar.

Et que peut-on attendre d'un petit État de moins d'un demi-million d'habitants ? Que le prince Danilo sorte en chantant "È scabroso le donne studiar...".

Mais au lieu de cela...

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Au lieu de cela, la Transnistrie risque de devenir, à très court terme, le détonateur d'un nouveau conflit au cœur de l'Europe. Entraînant l'OTAN et la Fédération de Russie toujours plus près d'une confrontation directe.

Le cœur du problème remonte à l'effondrement de l'URSS. Celle-ci, dans sa géographie interne, considérait la Transnistrie comme faisant partie de la République socialiste de Moldavie. Bien que la majorité de la population de cette province soit russe.

Avec l'effondrement du système soviétique, ce que nous avons également vu en Ukraine s'est produit ici. Et dans de nombreuses républiques nées des cendres de l'empire soviétique.

La Transnistrie s'est déclarée indépendante, n'acceptant plus d'être considérée comme faisant partie de la Moldavie. Là où, en revanche, un "nationalisme roumain", qui aspire à l'unification avec Bucarest, s'est peu à peu affirmé.

C'est le sort de tous les empires supranationaux. Lorsqu'ils implosent, l'espace géopolitique est fragmenté et occupé par des nationalismes tribaux, ethniques et, presque toujours, brutalement xénophobes.

Dans le cas des anciennes républiques de l'URSS, ce phénomène a été accentué par le soutien apporté à ces nationalismes tribaux par des puissances extérieures. Et des potentats financiers.

Le cas de l'Estonie est exemplaire. Un véritable régime d'apartheid y est en vigueur à l'encontre des "non-Estoniens". Un régime qui marginalise une grande partie de ses citoyens, les privant de presque tous les droits. Un problème signalé et condamné par les Nations unies et diverses organisations internationales. Pourtant, l'Estonie est membre de l'OTAN et de l'UE.

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Posons quelques questions...

La Transnistrie vit actuellement dans une dimension suspendue. Indépendante de facto, mais, de jure, toujours province de la Moldavie. Et elle vit surtout dans une trêve, suite à la "guerre" civile avec la Moldavie dans les années 1990. Une trêve garantie par les troupes russes, massivement présentes sur le territoire.

Mais Moscou n'a jusqu'à présent jamais forcé la main. Elle n'a pas annexé la province, et a même préféré diplomatiquement prétendre qu'il ne s'agissait pas vraiment d'une sécession de la Moldavie.

Aujourd'hui, cependant, la situation a définitivement changé. Les nationalistes roumains sont au pouvoir à Chishinau. Ils veulent non seulement rompre avec la Russie, mais aussi faire entrer le pays dans l'OTAN. Et, en perspective, obtenir l'unification avec Bucarest.

La Transnistrie a, bien entendu, réagi en demandant son rattachement à la mère patrie, la Russie.

Poutine a officiellement déclaré qu'il donnerait une réponse sous peu.

Il est clair, cependant, que celle-ci ne peut être que positive.

Si la Moldavie entre dans l'OTAN, la Transnistrie entre en Russie.

Ce sont les règles de la domination géopolitique.

Après la question du Donbass, voici la question de la Transnistrie. La voracité de l'OTAN à vouloir s'étendre dans les anciennes républiques soviétiques - Ukraine, Moldavie - provoque une série de réactions en chaîne. Qui, tôt ou tard, déboucheront sur un conflit direct entre Washington et Moscou.

Reste à savoir quand et où le point de non-retour sera franchi. Il pourrait s'agir de cette petite république à l'Est des Balkans. La Transnistrie.

dimanche, 25 février 2024

CONFERENCE SUR LA SECURITE DE MUNICH 2024 - « Le renforcement de l'ordre international fondé sur des règles »

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CONFERENCE SUR LA SECURITE DE MUNICH 2024

« Le renforcement de l'ordre international fondé sur des règles »

Un revirement stratégique allemand ?

Irnerio Seminatore

TABLE DES MATIERES

- Le concept de sécurité et le pouvoir normateur

- Antinomies, ruptures et discontinuités

- Zbignew Brzezinski, l’Eurasie et la décentralisation de la Russie

- Les interventions du Chancelier allemand O.Scholz et de la Ministre des affaires étrangères Mme A.Baerbock

- Une défense pan-européenne commune face à la « menace » russe ?

- Lecture actualisée du « Forum de Munich 24 » et de la situation actuelle selon les concepts de « Guerre et Paix, hostilité, état intermédiaire et guerre totale » de Carl Schmitt

* * *

Le concept de sécurité et le pouvoir normateur

La Conférence sur la Sécurité de Munich (CSM), littéralement « conférence sur les savoirs de défense » à l’origine (Wehrkundetagung), qui se tient annuellement à Munich depuis 1963, a comporté la présence de Chefs d’Etat et de gouvernement, des Ministres de la défense, des Chefs d’Etat-major et d’experts et analystes des pays de l’Otan, de l’UE, d’Europe, de la Zone euro-atlantique et d’ailleurs. Son panel a pu compter sur des interventions de A. Blinken, O. Scholz, A. Baerbock, A. Gutierrez, J. Stoltenberg, V. Zelensky, K. Harris, etc. Même Poutine s’y est exprimé en 2007 pour dénoncer l’unilatéralisme américain. On définit ce Forum « le Davos de la politique » pour son caractère globaliste. Cette année (du 16 au 18 février), le thème central du débat a été le « renforcement de l'ordre international basé sur des règles » et ce sujet résonne particulièrement dans les esprits, car les règles et la sécurité ne font pas bon ménage, sauf contrainte.

En effet peut-on définir la sécurité comme endiguement juridique de la violence? Les juristes les plus prestigieux, Kelsen et Schmitt ne se sont pas accordés sur l’existence d’un pouvoir normateur central du système international, ni dans la définition des relations internationales, ni encore sur le lien souterrain entre géopolitique et géostratégie, autrement dit entre espace politique, acteurs étatiques ou exotiques et violence militaire. Par ailleurs les politistes hésitent dans la définition de la relation entre droit et politique et dans la conception de « l’ordre » comme valeur de référence. Bien convaincu d’enrayer les multiples conflits qui sévissent dans la conjoncture actuelle, le comité organisateur a assumé la définition établie de l’ordre existent, de telle sorte que la sécurité géopolitique hégémonisée par un acteur prépondérant du système (les Etats-Unis) doit être rétablie contre les atteintes d’un ou de plusieurs acteurs perturbateurs et hostiles venant de l’Ile centrale du monde ou Heartland (Russie et Chine). 

Ces derniers seraient des puissances révisionnistes remettant en cause l’organisation géopolitique du monde issu de l’effondrement de l’Union Soviétique et du droit international publique, antérieur à la première et à la deuxième guerre mondiale. En fait la paix, menacée dans plusieurs zones de conflit, à partir de l’Ukraine, constitue l’expression d’une inadéquation des rapports de forces mondiaux et du système juridique qui en garantit la stabilité. C’est bien la sécurité qui exige une refonte globale des rapports d’influence et de pouvoir en Europe, en Eurasie et en Extrême Orient.

Or si le « concept de sécurité » peut être défini comme une « absence de menaces sur les valeurs  centrales » ( A. Wolfers ), en réalité  le renforcement de l’ordre international fondé sur des règles considérées comme acquises est marqué par un ensemble  de « ruptures de la paix » qui ont porté atteinte à la légitimité hégémonique et ces atteintes se sont signalées  par un continuum d’antinomies et de conflits contre les conceptions unilatéralistes dominantes depuis la fin de la « guerre froide ». Bien qu’occultées et relativisées par rapport à d’autres problématiques (économiques, idéologiques, environnementales), ces ruptures, ont été présentées comme défis à l’ordre dominant du droit et des relations internationales et guère comme des antagonismes à la hiérarchie des pouvoirs et des rapports mondiaux de force.

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Antinomies, ruptures et discontinuités

Nous énumérons ci-après une succession de discontinuités événementielles, qui continuent de caractériser le processus historique contemporain, après la dislocation de l’Union Soviétique (26 décembre 1991).

1999 - fin du conflit du Kosovo opposant serbes et kosovars suite à l’intervention de l’Otan sans mandat onusien.

2001 - attentat terroriste aux Tours Jumelles du World Trade Center de New York.

2003 - conflit d’Irak par l’invasion américaine contre Saddam Hussein qui a comporté la polarisation de la population en deux communautés selon des lignes ethniques et religieuses.

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2005 - révolutions de couleur des années 2000, symbolisant une forme de combat politique dans l’espace est-européen et post-soviétique. Elles s’inscrivent dans une dynamique d’antagonismes appelée « révolutions rose en Géorgie, orange en Ukraine, des Tulipes au Kirghizstan, et du jasmin en Tunisie, soutenues depuis l’étranger (le tiers non engagé de Carl Schmitt).

2007 - Déclarations de Poutine à Munich dénonçant l’unilatéralisme américain.

2008 - La guerre russo-géorgienne de 2008 (également connue sous le nom de seconde guerre d'Ossétie du Sud) ou conflit opposant la Géorgie à sa province séparatiste d'Ossétie du Sud et à la Russie.

2014 - Maïdan, ou révolution « orange », née de révoltes promues en novembre 2013 contre le refus de V. Janoukovitch de signer des accords d’association à l’Union Européenne, ayant comporté sa destitution et la chute du gouvernement (ou un coup d’Etat fomenté par l’Occident). Début d’une crise violente et durable (2014-2024) entre la Russie et l’Ukraine, l’occupation de la Crimée et du Donbass et deux tentatives de compromis, non respectés de Minsk 1 et 2

2022 - Opération spéciale (préventive) d’occupation russe en Ukraine.

2023 - Elargissement de l’Otan à Suède et Finlande, conflit Hamas-Israël.

2024 - Elections aux USA, en Russie et au P. E.

Ces épisodes de rupture de la vie internationale ont eu un trait commun, la remise en cause de l’ordre mondial issu de l’effondrement de l’Union soviétique, devant mettre au ban, par un changement non violent, les régimes politiques en place. L’échec de ces tentatives a fait prendre conscience des conditions de légitimation du pouvoir, qui sont le recours à la force, en défense des valeurs ou des intérêts, ou des deux à la fois. Or les catégories conceptuelles auxquelles les pays vainqueurs de la confrontation bipolaire firent référence ont été de type « hégémonique et unilatéraliste » et relèvent des analyses conflictualistes des relations internationales.

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Pour mieux appréhender le sens des changements d’aujourd’hui, les comparant à ceux des années 1990, voici les recommandations de Zbignew Brzezinski, dans son livre « Le grand échiquier ». Il y expose les nouvelles « règles » du jeu géopolitique, les expliquant par des commentaires de « réalisme » inhabituel, qui nous permettent de comprendre aisément les axes d’évolution des conflits actuels. A propos de l’Ukraine, comme étape forcée de l’élargissement de l’Union européenne et de l’Otan, la partition du jeu qui se déploie en 2023/24 avait été déjà anticipée efficacement par Z. Brzezinski en 1997. Les « nouvelles règles » de sécurité liaient d’un fil étroit et cohérent l’Europe de l’Est, la Russie et l’Eurasie.

Zbignew Brzezinski, l’Eurasie et la décentralisation de la Russie

Voici, en peu de mots ce que Brzezinski recommandait à l’époque:

- « Pour l’Amérique l’enjeu géopolitique principal est l’Eurasie… Dans ce nouveau cadre, l’Ukraine occupe une position cruciale, du fait même qu’elle peut permettre ou empêcher, au cœur de l’Eurasie et autour de la Russie, l’émergence d’une puissance contestant la suprématie des Etats-Unis.  L’indépendance de l’Ukraine modifie la nature même de l’Etat russe. De ce seul fait, cette nouvelle case importante sur l’échiquier eurasien, devient un pivot géopolitique. Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire en Eurasie. L’Asie centrale, le Caucase, les « Balkans eurasiens » et leurs ressources énergétiques sont au cœur de la stratégies états-unienne, mais l’Ukraine constitue cependant l’enjeu essentiel. Le processus d’expansion de l’Union européenne et de l’Otan est en cours (1997) « A terme, - poursuit-il - l’Ukraine devra déterminer si elle souhaite rejoindre l’une ou l’autre de ces deux organisations ».

- « L'Eurasie demeure le seul théâtre sur lequel un rival potentiel de l'Amérique pourrait éventuellement apparaître (Z. Brzezinski songe à la Russie et à la Chine). L'Ukraine, l'Azerbaïdjan, la Corée, la Turquie et l'Iran constituent des pivots géopolitiques cruciaux. La longévité et la stabilité de la suprématie américaine sur le monde dépendront entièrement de la façon dont ils manipuleront ou sauront satisfaire les principaux acteurs géostratégiques présents sur l'échiquier eurasien".

- En ce qui concerne la Russie, « une Russie plus décentralisée aurait moins de visées impérialistes. Une confédération russe plus ouverte, qui comprendrait une Russie Européenne, une République de Sibérie et une République extrême-orientale, aurait plus de facilités (avec l’Europe, les Etats-Unis, les Etats émergents, l’Extrême Orient) ».

L’hypothèse d’une « décentralisation (démembrement N.D.R ) » de la Russie pousse à l’époque le gouvernement des Etats-Unis à préférer des relations directes avec les différents Etats plutôt qu’avec Moscou. »

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La réaction de Poutine se manifesta fermement dans son allocution de 2007 à Munich et militairement en 2008 en Géorgie. A postériori et très récemment, la conscience sur le déroulement de la stratégie suggérée par Z. Brzezinski en Ukraine  transparaît très clairement de l’interview accordée par Poutine au journaliste conservateur américain Carlson Tucker ancien de Fox News le 9  février 2024, accusé d’ « idiot utile » par Hillary Clinton.

Les interventions du Chancelier allemand O. Scholz et de la Ministre des affaires étrangères Mme A. Baerbock

Abordant la période actuelle et intervenant indirectement à Munich et sournoisement dans la campagne électorale américaine de novembre prochain, Poutine fait appel à l’influence de plusieurs tendances, comme messages « soft » et « hard » adressés aux électeurs américains, le déclin hégémonique des États-Unis, la montée en puissance de la Chine, la « rupture » civilisationnelle de la Russie et la désoccidentalisation du monde. 

Le Forum de Munich prolonge la lecture, nécessairement « intéressée » du commerce politique Est-Ouest. Nous nous limiterons aux interventions de Scholz et d’Annalena Baerbock, la ministre allemande des Affaires étrangères. Annalena Baerbock, a estimé, à contre-courant de tout esprit d’apaisement, que l'Union européenne devrait s'élargir pour réduire sa vulnérabilité. Oubliant délibérément que tout élargissement politique est un élargissement du conflit, Mme Baerbock justifie ses déclarations par l’affirmation que la Russie "de Poutine continuera d'essayer de diviser non seulement l'Ukraine, mais aussi la Moldavie, la Géorgie et les Balkans occidentaux". "Si ces pays peuvent être déstabilisés en permanence par la Russie, cela nous rend tous vulnérables. Nous ne pouvons plus nous permettre d'avoir des zones d'ombre en Europe", ajoute-t-elle. Indépendante, insoumise et radicalement combative Mme Baerbock est en posture de concurrence vis-à-vis du Chancelier fédéral censé dicter la ligne de politique générale du gouvernement.

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Première femme à la tête du ministère des Affaires étrangères allemand, elle  semble « respecter la traditionnelle mainmise de la chancellerie, sans pour autant renoncer à ses propres idées », explique à l’AFP le politologue Gero Neugebauer, tandis que  M. Scholz n’entendrait  pas se « laisser dicter les principes fondamentaux de la diplomatie allemande ». Plus prudente et temporisatrice, la position du chancelier allemand a fermement mis en garde contre tout relâchement de la volonté de défense commune au sein de l’OTAN. « Toute relativisation de la garantie d’assistance de l’OTAN ne profite qu’à ceux qui, comme Poutine, veulent nous affaiblir », a-t-il déclaré dans son discours de samedi. Scholz a également appelé les partenaires de l’UE à accroître leur aide financière à l’Ukraine et il a ajouté que l’Allemagne avait presque doublé son aide militaire, qui s’élève désormais à plus de sept milliards d’euros, et qu’elle s’était engagée à verser six milliards supplémentaires.

Une défense pan-européenne commune face à la « menace » russe ?

A l’image des dirigeants de l’UE français et allemands, les leaders européens ont durci le ton face à Moscou, insistant non seulement sur la nécessité d’aider davantage l’Ukraine, mais aussi d’augmenter leurs propres capacités de défense. Tous les décideurs européens partagent le constat que l’Europe, dans son ensemble est impuissante, désunie et désarmée et qu’une série de défis cumulés imposent une politique de défense européenne et donc un autre modèle de la vieille culture de combat. Face à la convergence des intérêts russo-américains et à l’agenda convergente des priorités Trump- Poutine, l’Union Européenne - affirment-ils - doit être prête à faire la guerre et doit également développer des politiques industrielles de défense pan-européenne communes.

Cet objectif est lisible dans les déclarations du Chancelier Scholz en ce qui concerne le réarmement industriel de l’Allemagne et, par conséquent, la remise en cause du modèle économique de la République Fédérale et de ses relations de bon voisinage avec la Russie. La redécouverte de la réalité et celle du déni de guerre à l’Est, imposent un virage stratégique majeur et impliquent une réflexion approfondie sur l’indépendance politique et l’autonomie capacitaire  du continent face à l’Amérique et au sein de l’espace euro-atlantique, avec un remodelage des responsabilités en cas de crise, un élargissement de la couverture assurée par la dissuasion nucléaire  et un autre modèle d’armée, avec un retour de la relation armée-Nation et de la notion de citoyen-soldat. Ainsi, derrière l’exposé de Scholz, pourrait se cacher un virage stratégique majeur de la politique de défense allemande et européenne. Ce virage résulterait de la convergence de deux différentes perceptions de la menace, une géopolitique (Poutine) et l’autre géostratégique (Trump, par la remise en cause de l’art. 5 de l’Otan). 

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L’Europe n’aurait d’autres solutions que celle antique et toujours actuelle de Végèce, écrivain militaire romain de la fin du 4ème siècle ap. J. Ch., contenue dans son traité « Sur l’art de la guerre »: « Si vis pacem para bellum » (Si tu veux la paix prépare la guerre!). Ainsi, dans une réalité européenne et internationale menaçante, on est entrés dans l’ère des instabilités permanentes, annoncées par le flottement des « blocs instables » et par des revendications géopolitiques multipolaires.

Lecture actualisée du « Forum de Munich 24 » et de la situation actuelle selon les concepts de « Guerre et Paix, hostilité, état intermédiaire et guerre totale » de Carl Schmitt

Or, dans cette phase de préparation à la guerre (mondiale), ce qui est permanent, dans l’antagonisme séculaire entre Heartland et Rimland (première et deuxième guerres mondiales), est la figure de l’ennemi (la puissance montante), par rapport à celle de guerre. En effet comme nous l’explique Carl Schmitt, l’existence d’une hostilité subsistante, au-delà de la cessation des hostilités immédiates (dislocation de l’URSS, chute du mur de Berlin) est le sentiment d’hostilité, qui est manifestement le présupposé de l’état de guerre future (en préparation). En effet «Bellum manet, pugna restat» (le concept politique de guerre, l’antagonisme reste, le combat physique cesse). L’hostilité actuelle (vis-à-vis de la Russie et, en subordre de la Chine), tend à glisser progressivement vers son aboutissement inéluctable, une guerre totale, puisqu’elle ne résulte pas d’un traité, d’une norme, ni du droit international, mais du jugement du vainqueur (la puissance dominante puis hégémonique), condamnant le vaincu (dans les années 1900-1945 l’Allemagne montante, puis de 1945 à 1991, l’Union Soviétique). Ce glissement vers la guerre totale est par ailleurs repérable dans le bannissement, l’ostracisme, l’isolement, les proscriptions, les stigmatisations, les sanctions, les mises hors la loi, de celui qui a été désigné comme l’ennemi de la communauté internationale, bref comme l’agresseur. En effet l’agresseur et le fauteur de guerre selon le droit international est celui qui viole une frontière, ne respecte pas une procédure, un traité ou des accords légalement stipulés. Ainsi dans les catégories du droit pénal et criminel, l’auteur de ces actes délictueux est un criminel, indépendamment des provocations et des incitations pourtant très fortes à accomplir les recommandations de géopoliticiens reconnus (Brzezinski). Et le jugement que l’histoire portera sur les décisions de paix ou de guerre dans les relations diplomatiques et militaires ne pourrons pas être tranchées par un quelconque tribunal international, pour des crimes déjà antérieurement assignés au profit des puissances qui dictent le droit. Or, l’extension de l’idée de guerre à la mise en œuvre préalable et indiscriminée de l’hostilité dans des domaines non militaires (sanctions économiques, financières, de libre circulation des personne et des biens, information, informatisation, et intelligence, collaboration scientifique, contrôle des réseaux, du monde universitaire et des médias), crée un "état intermédiaire de non paix-non guerre", mais plus proche de la belligérance (envoi d’armes, de subsides, de faux volontaires, de bataillons sans drapeau, d’entrainement de forces d’élites, des appuis à des « tiers -non engagés », comme dans les révolutions de couleur, de saboteurs et de « rangers »), qui permet de cacher la vérité de la guerre directe.

Dans les conditions actuelles d’une guerre « hybride » les situations intermédiaires deviennent présomption de droit et fictions proliférantes. Dans les nouvelles conditions du monde où les religions se colorent de politique, l’état intermédiaire entre guerre et paix fausse tous les jugements, de telle sorte que la paix ou l’idée de paix deviennent des fictions juridiques et, dissociées de la volonté de vaincre et  de « l’animus belligerandi », comme il a été fait au « Forum de Munich », ce qui reste de ce cumul de défis, intellectuels et politiques, est le concept d’hostilité, comme fondement et prélude à la guerre mondiale et totale.

Bruxelles, le 23 février 2024.

mardi, 13 février 2024

Le piège américain à Taïwan

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Le piège américain à Taïwan

Markku Siira

Source: https://markkusiira.com/2024/02/13/amerikkalainen-ansa-taiwanissa/

L'ancien ambassadeur de Chine aux États-Unis, Cui Tiankai, a participé à une table ronde sur les perspectives géopolitiques au sein du groupe de réflexion Asia Society Policy Institute à Washington à la fin du mois de janvier.

Il a soulevé la question du statut de Taïwan et du projet américain pour l'île, déclarant que "quelqu'un" essayait de déclencher une guerre dans le détroit de Taïwan. "Nous ne voulons vraiment pas d'une situation où les Chinois s'entretuent", a déclaré M. Cui.

Cui a été le plus ancien ambassadeur de Chine aux États-Unis depuis que les deux pays ont établi des relations diplomatiques en 1979. Il a occupé ce poste pendant huit ans avant de le quitter en 2021.

"M. Cui, qui est aujourd'hui conseiller auprès de l'Institut chinois de politique étrangère, a déclaré lors d'une table ronde que les pays de l'Asie-Pacifique devraient empêcher les tensions dans la région d'atteindre les niveaux de la guerre froide, faute de quoi la région serait confrontée à une "décennie dangereuse".

Il a conclu en mentionnant Taïwan qui, selon le fonctionnaire chinois, s'unira tôt ou tard à sa mère patrie d'une manière qui "servira au mieux les intérêts nationaux de la Chine dans son ensemble".

Taïwan est l'une des plus grandes sources de tension entre Pékin et Washington - la "question la plus sensible" dans les relations entre les deux pays, comme l'a dit le président Xi Jinping à son homologue Joe Biden lors de leur sommet en novembre.

Le 17 août 1982, Pékin et Washington ont annoncé dans un communiqué que les États-Unis chercheraient à réduire progressivement les ventes d'armes à Taïwan. Même cette déclaration formelle avec la Chine n'a pas été respectée et, depuis lors, le flux d'armes vers l'île n'a fait qu'augmenter de façon spectaculaire.

Les États-Unis cherchent à provoquer la Chine par tous les moyens possibles afin de causer des problèmes politiques à leur rivale. La dernière initiative en date est l'envoi par les États-Unis de leurs forces spéciales pour former l'armée taïwanaise à Kinmen et Matsu, deux groupes d'îles situées juste au large du continent chinois.

L'objectif final est probablement une guerre par procuration, similaire à celle qui ravage l'Ukraine : tenter d'amener la Chine à envahir la province rebelle de Taïwan, puis se battre avec le soutien de l'Occident "jusqu'au dernier Taïwanais".

Cette guerre serait un bon prétexte pour confisquer les réserves de dollars de la Chine, annuler la dette américaine envers la Chine et imposer des sanctions à la Chine afin d'en faire un État paria rejeté par le reste du monde (comme dans le cas de la Russie, une politique de sanctions ne réussirait probablement qu'à détruire les relations de la Chine avec l'Occident).

Le commentaire de Cui Tianka au think tank américain est important, car c'est probablement la première fois qu'un officiel chinois dit tout haut que le plan de guerre contre Taïwan est un piège américain destiné à faire tomber la Chine.

jeudi, 08 février 2024

Ankara défend l'accord de Montreux: "Nous ne voulons pas de l'OTAN en mer Noire"

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Ankara défend l'accord de Montreux : "Nous ne voulons pas de l'OTAN en mer Noire"

Source: https://zuerst.de/2024/02/05/ankara-verteidigt-das-abkommen-von-montreux-wir-wollen-die-nato-nicht-im-schwarzen-meer/

Ankara/Bruxelles. L'OTAN insiste depuis longtemps pour renforcer sa présence en mer Noire et faire ainsi pression sur la Russie. Mais la Turquie, qui contrôle le détroit des Dardanelles, s'y oppose obstinément, en s'appuyant sur un accord international en vigueur depuis des décennies, la Convention de Montreux de 1936.

Ankara vient de faire une déclaration à ce sujet. Le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, s'est exprimé sans ambiguïté lors d'une visite en Bulgarie : "La Turquie continuera à appliquer strictement la Convention de Montreux sur les détroits", a-t-il déclaré à l'issue d'une rencontre avec son homologue bulgare Marija Gabriel, avant d'ajouter : "Il n'y a aucune possibilité de ne serait-ce que réfléchir à ce sujet, et encore moins d'en débattre".

Ankara a récemment bloqué le passage en mer Noire de dragueurs de mines britanniques achetés par l'Ukraine.

Le chef de la marine turque, l'amiral Ercumed Tatlioglu, a également déclaré dans un discours : "Nous ne voulons pas de l'OTAN et de l'Amérique en mer Noire".

Dès le début de la guerre en Ukraine, Ankara avait invoqué l'article 19 de la Convention de Montreux pour interdire le Bosphore aux navires de guerre, qu'ils appartiennent aux parties impliquées ou à des pays non riverains de la mer Noire. Le traité de Lausanne a certes attribué les détroits à la Turquie après la Première Guerre mondiale, mais les a démilitarisés. Le traité de Montreux a révisé cette disposition en faveur de la Turquie en 1936. Depuis lors, la Turquie a le droit de "militariser" les détroits, mais elle a certains droits et obligations en ce qui concerne le passage. Ainsi, Ankara peut (mais ne doit pas) interdire le passage du détroit aux navires de guerre des puissances belligérantes, à moins qu'ils ne soient en route vers leur port d'attache (mü).

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mardi, 06 février 2024

Politique mondiale multipolaire

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Politique mondiale multipolaire

Markku Siira

Source: https://markkusiira.com/2024/02/01/moninapaista-maailmanpolitiikkaa/

Dans les années 1990, le dirigeant chinois de l'époque, Deng Xiaoping, voyait l'avenir de l'espace politique international.

Comme s'il commentait le présent, il a déclaré que "dans l'avenir, lorsque le monde deviendra tricentrique, quadripolaire ou pentapolaire, l'Union soviétique [la Russie de Poutine] restera un pôle unique, quel que soit son degré d'affaiblissement et quelle que soit la manière dont certaines de ses républiques se sépareront d'elle".

Deng a poursuivi en affirmant que "dans le monde dit multipolaire, la Chine sera également un pôle", dont la politique étrangère consistera à "résister à l'hégémonisme et à la politique de puissance et à sauvegarder la paix mondiale", ainsi qu'à œuvrer "à la création d'un nouvel ordre politique et économique international".

Dans les années 2000, de tels points de vue sur la Russie et la Chine ont été avancés par l'excentrique politologue russe Alexandre Douguine, mais plus récemment, des positions conformes à la théorie d'un monde multipolaire ont été adoptées par un large éventail d'acteurs, des politiciens aux universitaires en passant par les banquiers, dans le monde entier.

Quelle que soit la forme finale du "nouvel ordre international" (que j'ai également évaluée de manière critique), la route qui y mène semble être pavée de diverses crises et de conflits militaires. Outre la guerre en cours en Ukraine, des points chauds potentiels peuvent être trouvés dans le golfe Persique et la mer de Chine méridionale.

Dans cet espace géopolitique liminaire, il est déjà évident que l'ordre mondial émergent, avec ses différents pôles, repose sur des principes plus conservateurs, que l'Occident égocentrique, plongé dans une décadence interne, a abandonnés.

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La Russie a renoncé à ses tentatives d'intégration en Europe et s'est également opposée à l'impérialisme arc-en-ciel du libéralisme de l'Occident collectif. Moscou se considère comme un État-civilisation à part entière, qui n'est ni découragé ni isolé derrière le nouveau rideau de fer dressé par l'Occident.

Le système chinois, quant à lui, est animé par la construction d'une nation pour la nouvelle ère spatiale, par la stabilité sociale et la prospérité apportées par le luxe du communisme confucéen, et par le respect des caractéristiques, des traditions et de la hiérarchie nationales.

Que fait une ploutocratie supranationale dans cette situation ? À l'instar des États qu'ils possèdent par le biais de leur politique de banque centrale et de leur pouvoir d'entreprise, les cercles capitalistes tentent de s'adapter à une nouvelle phase dans laquelle l'hégémonie américaine devient un détail de l'histoire, à l'instar d'autres empires déchus.

Le système international sous l'égide de l'ONU, avec sa base de règles, est également battu par les crises, et après le massacre de Gaza, par exemple, personne ne considère le "droit international" comme contraignant, mais remet en question son invocation en tant que rhétorique pour satisfaire les intérêts égoïstes de l'extrême droite israélienne et de l'Occident capitaliste.

Le dernier membre malchanceux de la forteresse euro-atlantique de l'OTAN, la Finlande, qui fait de la lèche au pouvoir en place à Washington, ne croyait manifestement pas à un tel bouleversement de l'ordre mondial, mais était persuadé que le leadership des États-Unis se poursuivrait à perpétuité.

C'est pourquoi l'élite politique, dirigée par Sauli Niinistö, invoquant le conflit ukrainien, a abandonné son déguisement de "neutralité", a envoyé les Finlandais en première ligne de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord et a proclamé haut et fort qu'elle faisait partie de l'Occident, même si cette île politique anglo-américaine est en train de sombrer rapidement.

Alors que l'influence occidentale et l'"américanisation" diminuent, les indices mesurant les tensions géopolitiques et l'incertitude des politiques économiques augmentent, selon les économistes. Le nouvel ordre mondial ne se construira pas pacifiquement, mais s'accumulera en une communauté de destin propre à travers des conflits de plus en plus nombreux.

À un moment donné, les gens se retrouveront à vivre dans différents centres de pouvoir locaux (ou à leur périphérie) qui, malgré leurs différences, sont unis, pour le meilleur ou pour le pire, par les développements induits par la haute technologie.

Bien que rien ne soit susceptible de s'améliorer de sitôt, il est à espérer que dans le monde futur de la vision de Deng Xiaoping, au lieu d'un monde de sanctions et de rideaux de fer, les services ferroviaires de la Finlande iront à nouveau vers l'est.

Médecine et géopolitique

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Médecine et géopolitique

par le groupe de réflexion géopolitique "Katehon" (Moscou)

Source: https://www.geopolitika.ru/it/article/medicina-e-geopolitica

Lors du forum de Davos, un sujet a été abordé qui a immédiatement attiré l'attention de tous les participants, indépendamment de leurs préférences politiques et de leurs régions. Il s'agissait d'une discussion sur une certaine épidémie X, qui pourrait s'avérer beaucoup plus grave que le coronavirus. Les défenseurs des valeurs traditionnelles y ont vu, à juste titre, une nouvelle phase du programme malthusien, à savoir la réduction artificielle de la population par une épidémie contrôlée à l'aide d'armes biologiques.

Dans le même temps, sous prétexte de prévenir de telles épidémies, on tente manifestement d'élaborer une sorte de norme internationale ("accord sur les pandémies"), ainsi que de réformer les règlements sanitaires internationaux. Tout cela sous prétexte de lutter efficacement contre les menaces sanitaires grâce à une communication rapide et transparente et à une coopération efficace entre les États. Dans le même temps, les mondialistes se rendent compte que, compte tenu des tensions géopolitiques croissantes, une telle coopération ouverte - en particulier en temps de crise - est de plus en plus improbable par rapport à 2021, date à laquelle les négociations sur un accord de lutte contre la pandémie ont commencé.

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Dans ce cas, les "tensions géopolitiques" font référence à l'augmentation des conflits interétatiques résultant de revendications de puissance et de zones d'influence concurrentes. L'action géopolitique se caractérise donc par l'utilisation de ressources économiques ou politiques pour promouvoir les intérêts nationaux et étendre l'influence politique. On le voit déjà dans les négociations de l'accord sur la pandémie, la Chine, la Russie et même les États-Unis ayant rejeté l'idée que l'accord devrait contenir des obligations de transparence et de responsabilité envers l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et les autres parties contractantes, tant en ce qui concerne les épidémies que les investissements publics dans les fournitures médicales nécessaires pour y faire face.

La géopolitique joue également un rôle dans le commerce des produits médicaux et la gestion des chaînes d'approvisionnement médical. Même pendant la période Covid-19, par exemple, la Chine a utilisé le commerce des produits médicaux pour réaliser ses intérêts nationaux dans d'autres domaines politiques et tenter d'étendre son influence sur les pays en développement.

Les actions dictées par des considérations géopolitiques dans le secteur de la santé peuvent avoir des conséquences considérables dans le monde entier. En Occident, elles sont considérées comme exceptionnellement négatives parce qu'elles limitent leurs propres monopoles. Dans d'autres pays, la médecine sert d'outil politique et idéologique, comme à Cuba, où des brigades médicales sont envoyées en mission en Amérique latine, en Afrique et en Asie depuis des décennies, bien que Cuba soit elle-même soumise à de sévères sanctions américaines et n'ait pas grand-chose à montrer pour ses réalisations économiques.

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Il est intéressant d'examiner la politique de santé mondiale des États-Unis à cet égard. À l'exception de la présidence Trump, au cours de laquelle les États-Unis ont tourné le dos à l'OMS, le pays a toujours cherché à jouer un rôle de premier plan dans la politique de santé mondiale. La stratégie de sécurité nationale de l'administration Biden le démontre également en faisant référence à la politique de santé mondiale. La stratégie de sécurité met l'accent sur la coopération avec des "partenaires partageant les mêmes idées" sur les questions de santé et critique le comportement de la Chine pendant la pandémie de grippe aviaire de 19 ans. En outre, elle souligne le rôle des États-Unis en tant que donateur à l'OMS et au Fonds de lutte contre les pandémies de la Banque mondiale et, en particulier, en tant que promoteur du Plan d'urgence du président américain pour la lutte contre le sida (PEPFAR), lancé en 2003. Tout cela peut être considéré comme une volonté marquée des États-Unis de façonner la santé mondiale. Façonner pour contrôler et imposer ses propres règles.

Cette stratégie a été renforcée lorsque plusieurs bureaux préexistants ont été fusionnés pour créer le Bureau de la sécurité sanitaire mondiale et de la diplomatie du département d'État en août 2023. Le chef du Bureau décrit la sécurité sanitaire mondiale comme un "élément clé" de la politique étrangère des États-Unis, et la diplomatie sanitaire est également au centre de deux nouvelles divisions au sein du Bureau : le Bureau de la diplomatie sanitaire et du renforcement des capacités et le Bureau de la diplomatie régionale et multilatérale. La diplomatie est donc considérée comme essentielle pour créer de nouvelles alliances dans le domaine de la gouvernance sanitaire. Une fois de plus, il s'agit d'alliances dirigées par les États-Unis qui répondent à la volonté de Washington.

Le PEPFAR, avec un budget de près de 7 milliards de dollars pour 2023, est le programme le plus important du Bureau. Lors du débat sur la prolongation du programme, ses partisans au Congrès ont souligné, entre autres, son "soft power" et sa capacité à jouer un rôle important sur le continent africain, d'autant plus que la Chine y étend son influence par le biais de la diplomatie de la santé.

On ne sait pas encore si le bureau recevra les ressources financières nécessaires dans les années à venir, d'autant plus que la politique américaine en matière de santé mondiale est elle-même appelée à changer après les élections de novembre. De nombreux républicains conservateurs sont favorables à l'imposition de conditions au financement du PEPFAR et cherchent à exclure les établissements qui fournissent des services de conseil ou d'avortement. Ainsi, la question de la santé mondiale n'est pas seulement politisée en raison des rivalités systémiques entre les pays, mais elle est également utilisée à des fins politiques au niveau national.

En conclusion, bien que les efforts américains en matière de santé mondiale soient de plus en plus caractérisés par des conflits politiques internes et des conditions connexes, une chose est claire : les États-Unis utilisent la politique de santé mondiale pour étendre leur sphère d'influence géopolitique, en particulier en concurrence avec la Chine, et cherchent à créer diplomatiquement de nouvelles alliances pour lutter ensemble contre les menaces sanitaires.

La Chine a une approche différente. Même avant Covid-19, la Chine coopérait avec les pays du Sud sur les questions de santé dans le cadre de l'initiative "Une ceinture, une route". Cette coopération s'est intensifiée pendant la pandémie dans le cadre de ce que l'on appelle la diplomatie chinoise des masques et des vaccins. L'approche du gouvernement chinois diffère de celle des États-Unis dans la mesure où la souveraineté nationale a été consacrée comme la pierre angulaire de l'initiative de sécurité mondiale de la Chine. En substance, les gouvernements étrangers qui reçoivent une aide de la Chine conservent le contrôle de leurs propres politiques de santé, ce qui signifie que l'initiative de sécurité globale de la Chine et sa diplomatie en matière de santé n'imposent pas de contraintes explicites aux pays bénéficiaires potentiels.

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En ce qui concerne la vaccination contre le virus Covid-19 en particulier, la Chine a comblé une lacune alors que d'autres pays du Nord sont revenus au "nationalisme vaccinal". En outre, la Chine est apparue comme un défenseur des intérêts des pays du Sud dans les négociations de l'accord sur la pandémie, notamment en ce qui concerne les droits de propriété intellectuelle, l'accès et le partage des bénéfices. On peut supposer que la Chine espère que ces pays soutiendront en retour ses aspirations géopolitiques.

En fin de compte, les ambitions géopolitiques de la Chine s'expriment également dans sa politique de santé mondiale. D'une part, la Chine étend sa sphère d'influence par le biais du commerce de produits médicaux ; d'autre part, elle forge de nouvelles alliances dans le Sud.

La Russie a également sa propre approche, similaire à la stratégie chinoise. En outre, en raison des sanctions, la Russie doit créer sa propre capacité de production de produits médicaux pour couvrir la demande intérieure nécessaire. En matière de politique étrangère, Moscou a également fourni une aide humanitaire à plusieurs pays sans imposer de conditions. Actuellement, les directions stratégiques sont les pays d'Afrique, où la Russie peut réaliser de nombreux projets dans le domaine de la médecine. En Bolivie, avec l'aide de la société Rosatom, un centre de recherche nucléaire a récemment été ouvert, qui fournira des produits radiologiques non seulement à la Bolivie, mais aussi à d'autres pays d'Amérique latine.

Globalement, la Russie dispose d'un bon potentiel, compte tenu de la montée des partisans de la multipolarité et de la critique des différents projets mondialistes. De plus, les enquêtes sur les activités des laboratoires biologiques du Pentagone contribuent à la lutte contre l'hégémonie américaine.

17:56 Publié dans Actualité, Géopolitique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, géopolitique, médecine | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

dimanche, 04 février 2024

Les Philippines, instrument de l'impérialisme pour la déstabilisation de la mer de Chine méridionale

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Les Philippines, instrument de l'impérialisme pour la déstabilisation de la mer de Chine méridionale

Giulio Chinappi

Source: https://www.geopolitika.ru/it/article/le-filippine-strumento-dellimperialismo-la-destabilizzazione-del-mar-cinese-meridionale

Que veulent les Philippines : un environnement stable propice à un développement pacifique ou être piégées dans le jeu imprévisible de la géopolitique? Récemment, les actions et les déclarations du pays ont été empreintes de duplicité et de complexité, mais la tendance est claire: les Philippines se positionnent impulsivement comme une avant-garde, une tête de pont et même de la chair à canon pour les États-Unis.

La duplicité de Manille a été mise à nu récemment. Mercredi, la Chine et les Philippines ont tenu la huitième réunion du mécanisme de consultation bilatérale Chine-Philippines. Les deux parties ont convenu de renforcer le mécanisme de communication maritime, de gérer les conflits et les différends maritimes par des consultations amicales, de traiter les urgences maritimes, en particulier la situation à Ren'ai Jiao, et de promouvoir davantage la coopération maritime pratique.

Toutefois, le même jour, le ministre philippin de la défense, Gilberto Teodoro, a menacé les Philippines de planifier des activités militaires "plus robustes" avec les États-Unis et leurs alliés face à une Chine "plus agressive". Deux jours plus tôt, le chef d'état-major des forces armées philippines, le général Romeo Brawner, avait déclaré que les Philippines développeraient les îles de la mer de Chine méridionale afin de les rendre plus hospitalières pour les troupes.

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Sous cette rhétorique contradictoire, il est évident qu'il n'existe pas de politique unifiée sur la Chine au sein du gouvernement philippin, a déclaré au Global Times Chen Xiangmiao, directeur du World Marine Research Centre de l'Institut national d'études sur la mer de Chine méridionale. D'importants désaccords internes sur la question de la mer de Chine méridionale ont mis en évidence un modèle de comportement "les Philippines veulent tout": maintenir des relations avec la Chine pour des intérêts économiques tout en affirmant agressivement ses intérêts maritimes par des actions provocatrices.

La duplicité des Philippines est également évidente dans leur position sur la question de Taïwan. D'une part, elles soutiennent la politique d'une seule Chine; d'autre part, après les élections régionales à Taïwan, le président philippin Ferdinand Marcos a qualifié le nouveau dirigeant de Taïwan de "président élu" sur les médias sociaux. Ces déclarations contradictoires des Philippines créent la confusion, laissant planer l'incertitude sur les véritables intentions de Manille.

En fait, l'hostilité de Marcos Jr. à l'égard de la Chine, encouragée par les États-Unis, est évidente depuis un an, en particulier depuis le début de l'année dernière, lorsque les États-Unis ont obtenu l'accès à quatre nouvelles bases militaires aux Philippines. Les récents discours du ministre de la défense et du chef d'état-major ressemblent à une compétition pour savoir qui sera le plus agressif.

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Les capacités militaires et d'application du droit maritime des Philippines sont fondamentalement insuffisantes pour défier la Chine. La principale raison de cette rhétorique belliqueuse permanente est l'encouragement et le soutien de certains pays, tels que les États-Unis et le Japon, a déclaré l'expert militaire Song Zhongping au Global Times. Toutefois, sur la question de la mer de Chine méridionale, les États-Unis utilisent simplement les Philippines comme un pion pour tenter de rassembler des alliés afin de mettre en œuvre leur stratégie indo-pacifique visant à contenir la Chine. Si Manille pense que les États-Unis l'aideront à maintenir ses soi-disant intérêts nationaux et sa sécurité, c'est une pure illusion, comme le montre la réduction significative de l'ampleur des patrouilles conjointes américano-philippines, découragées par les patrouilles de routine organisées par le Southern Theater Command de l'Armée populaire de libération de la Chine.

Lorsque les Philippines prétendent renforcer leurs relations militaires avec les États-Unis afin de devenir "un contributeur plus efficace à la stabilité régionale", elles ne se rendent manifestement pas compte qu'elles interprètent à tort la préservation de l'hégémonie américaine comme un moyen de promouvoir la stabilité régionale.

Anna Rosario Malindog-Uy, vice-présidente chargée des affaires extérieures à l'Institut d'études stratégiques des Philippines du 21ème siècle, a déclaré lors d'une table ronde récemment organisée par le Global Times qu'elle ne pensait pas que les États-Unis soient prêts à un conflit militaire direct avec la Chine dans la mer de Chine méridionale, ou même dans le détroit de Taïwan. C'est pourquoi ils utilisent un intermédiaire, et les Philippines servent de pion ou d'intermédiaire.

"Les États-Unis ont déjà été vaincus par les talibans en Afghanistan, par la Russie en Ukraine et récemment par les Houthis en mer Rouge. Ils ne sont pas en mesure d'affronter la Chine en mer de Chine méridionale. Ils ne peuvent pas se permettre que quelque chose explose au cours d'une année électorale", a déclaré John Pang, ancien fonctionnaire du gouvernement malaisien et chercheur principal à l'Académie de Perak, en Malaisie, lors de la discussion.

Les Philippines doivent réévaluer leur position, éviter d'agir de manière imprudente et évaluer de manière réaliste leurs capacités militaires.

La Chine, en tant que grande puissance responsable, a toujours fait preuve d'une grande retenue sur la question de la mer de Chine méridionale. Toutefois, les Philippines ne doivent pas confondre la retenue de la Chine avec sa faiblesse. La Chine reste fidèle à ses intérêts fondamentaux et conserve l'initiative sur la question de la mer de Chine méridionale, ce qui lui confère une position privilégiée tant sur le plan du droit international que de l'histoire. Nous espérons que les Philippines reconnaîtront que le maintien de la paix et de la stabilité en mer de Chine méridionale nécessite une coopération avec la Chine et l'ANASE en signant conjointement le code de conduite en mer de Chine méridionale. C'est le seul moyen de transformer la mer de Chine méridionale en une mer de paix, de stabilité, d'amitié et de coopération.

Sur les Partisans de Dieu du Yémen

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Sur les Partisans de Dieu du Yémen

par Georges FELTIN-TRACOL

Dans une vidéo datant de 2006, Judith Butler affirmait que « le Hamas et le Hezbollah sont des mouvements sociaux progressistes et font partie de la gauche mondiale ». L’essayiste queer étatsunienne montrait une maîtrise des problématiques de l’« Orient compliqué » aussi brillante que ses connaissances de l’intimité masculine. Cette prise de position entérina l’existence universitaire de l’islamo-gauchisme. On attend cependant la manifestation des wokistes pour le djihad ou la mise en vente des abaya pour hommes déconstruits.

Dans sa déclaration, Judith Butler aurait pu y inclure les Partisans de Dieu au Yémen qui existaient depuis déjà deux ans. Le monde entier les a découverts, le 19 novembre 2023, quand, caméras GoPro sur la poitrine, des commandos s’emparent du navire de transport Galaxy Leader et le détournent vers le port de Hobeida. Cette action est un acte de propagande réussi. Le monde médiatique parle dorénavant des « milices Houthi ». C’est un abus et une facilité de langage pour une opinion qui ignore le contexte politique agité en « Arabie Heureuse », nom antique du Yémen.

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Ansar Allah, ou en arabe « Partisans de Dieu », sont fondés vers 2004 par Hussein Badreddine el-Houthi (1960 – 2004) (photo). Ce mouvement s’inscrit dans la complexité socio-culturelle du Yémen. La société traditionnelle yéménite se structure en effet autour des clans, des tribus et des fédérations tribales aux fortes traditions guerrières. À cette sociologie complexe s’ajoute la consommation généralisée et coutumière du khat, une « plante à mâcher » aux effets psychotropes majeurs. Il faut y ajouter les effets d’une histoire récente avec la division jusqu’en 1990 entre la République arabe du Yémen (ou Yémen du Nord) et la République démocratique populaire du Yémen (ou Yémen du Sud pro-soviétique). L’union de 1990 est rompue dès 1994 avec les velléités sécessionnistes du Sud contre la mainmise des « Nordistes ». Or le président Ali Saleh réprime avec violence ce séparatisme en moins de deux mois. Son autoritarisme irrite très vite de nombreuses tribus dont celle des Houthi du Haut-Yémen près de la frontière saoudienne.

Militant politique et prédicateur religieux, Hussein Badreddine el-Houthi conteste les autorités en place. Son assassinat déclenche la révolte de la région de Saada qui engendre ensuite une féroce guerre civile d’une rare intensité. Pour faire simple, les Partisans de Dieu affrontent non seulement les troupes gouvernementales, mais aussi les Frères musulmans,  les indépendantistes du Sud ainsi que les islamistes de Daech et d’Al-Qaïda (qui se détestent réciproquement) sans oublier l’intervention armée de l’Arabie Saoudite, des Émirats arabes unis, du Soudan, de la Jordanie, du Qatar et de l’Égypte. Au cours de leur avancée vers la capitale Sanaa, Ansar Allah amalgame en leur sein des unités nassériennes et baasistes. N’oublions pas qu’en 1990 – 1991, le Yémen soutenait l’Irak de Saddam Hussein dans la formation du gouvernorat du Koweït.

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Les Partisans de Dieu du Yémen ne se limitent plus aux seuls Houthi et à leurs alliés. Ils ont su se coaliser avec d’autres clans, tribus et confédérations coutumières. Leur discipline interne, leur combativité et leur sens tactique attirent très tôt l’attention de la Jamahiriya arabe libyenne de Mouammar Kadhafi et, selon des sources journalistiques anglophones, une aide logistique militaire de Pyongyang leur parvient par l’intermédiaire d’un négociant syrien proche du président Al-Assad. Les missiles et les drones de guerre ne seraient donc pas iraniens, mais plutôt coréens du Nord !

L’Occident se focalise sur les liens supposés entre Ansar Allah et la République islamique d’Iran. Certains services de renseignement occidentaux insistent sur les années d’études de Hussein Badreddine à Qoms et oublient qu’il aurait aussi étudié au Soudan à l’époque où s’exerçait sur ce pays le magistère intellectuel de Hassan al-Tourabi (1932 - 2016), penseur soudanais des Frères musulmans, théoricien d’un nationalisme-révolutionnaire à la fois panarabe et panislamiste en synthétisant les thèses de l’islamiste radical égyptien, proche des Frères musulmans, Sayyid Qutb (1906 – 1966), et du philosophe chiite d’extrême gauche Ali Shariati (1933 - 1977). Pourquoi ce tropisme, plus ou moins exact, vers l’Iran ?

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Une partie non négligeable des Yéménites professe le zaïdisme, une branche méconnue de l’islam chiite. La rupture entre les zaïdites et les autres chiites se produit entre les fils du quatrième imam, Ali Zayn al-Abidin (659 – 713). La majorité des chiites juge que la succession revient à Muhammad al-Bakir (677 - 733), le cinquième imam, tandis qu’une minorité reconnaît son frère Zaïn al-Abidin (695 – 740). Ce dernier prétend que l'on ne peut être imam que si l'on se déclare publiquement, ce que refuse Muhammad al-Bakir. Par ailleurs, instruit dans le mutazilisme, Zaïn al-Abidin entend concilier la raison et la tradition.

Les zaïdites se sentent assez proches du sunnisme au point que certains érudits du Coran les considèrent comme la cinquième école juridique de l’islam sunnite. Les zaïdites n’adhèrent pas à l’occultation de l’iman cher aux ismaéliens et aux imamites. Ils n’insultent pas les trois premiers califes et réclament que la direction spirituelle de la Communauté des croyants revienne de droit à l’un des descendants de Fatima et d’Ali. Dans l’histoire, le zaïdisme se manifesta sous les Idrissides du Maroc (789 – 985) et les Alavides en Asie Centrale (864 – 928). Plus récemment, entre 1878 et 1962, un iman zaïdite régnait sur le Yémen du Nord avant que les républicains aidés par les nassériens égyptiens ne le renversassent.

Aujourd’hui, les Partisans de Dieu du Yémen s’affichent en fer de lance de l’« Axe de la Résistance » contre les États-Unis et l’État d’Israël. Leur modèle est le Hezbollah. Ce n’est pas un hasard si leur nouveau symbole reprend celui du mouvement chiite libanais avec une autre couleur. Leur défense active de la cause palestinienne n’est pas une surprise dans un État en guerre avec Tel-Aviv depuis des décennies.

L’ouverture d’un front naval au détroit de Bab-el-Mandeb pèse sur la « liberté des mers » défendue avec énergie par les puissances commerciales thalassocratiques. Afin de contrer des actions téméraires qui contrarient la fluidité du marché planétaire, Washington vient d’organiser une opération dont le nom « Gardiens de la Prospérité » ressemble à une mauvaise reprise d’une super-production sortie de Marvel. Il s’agit d’une opération internationale avec le Royaume Uni, Bahreïn, le Canada, le Danemark, la Norvège, la Grèce, les Pays-Bas et les Seychelles. Dans les faits, la puissance de feu effective repose sur la seule flotte étatsunienne, les trois destroyers britanniques et une frégate grecque. Les Seychelles se mobilisent sur la transmission des informations tandis que les Canadiens, les Norvégiens et les Néerlandais prennent part à la mission au niveau de l’état-major.

La mondialisation entraîne parfois des conséquences étranges. Le déclenchement de la guerre entre le Hamas et Israël, le 7 octobre dernier, peut faire passer un autre conflit de sa dimension strictement locale à une portée internationale. Les actions des Partisans de Dieu entravent le commerce planétaire. Elles prouvent la nocivité des traités de libre-échange et la faiblesse intrinsèque des échanges économiques intercontinentaux. L’autarcie du XXIe siècle est probablement née dans les faubourgs bombardés de Sanaa.         

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 100, mise en ligne le 30 janvier 2024 sur Radio Méridien Zéro.

vendredi, 02 février 2024

L'Union européenne, coordonnée par l'OTAN, est l'instrument américain dans le conflit stratégique lors de la phase multicentrique

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L'Union européenne, coordonnée par l'OTAN, est l'instrument américain dans le conflit stratégique lors de la phase multicentrique

par Luigi Longo

Source: https://www.sinistrainrete.info/geopolitica/27223-luigi-l...

L'Europe est devenue un Euroland sans souveraineté économique et surtout géopolitique et militaire. En son sein, un corps d'occupation étranger, connu sous le nom d'OTAN, est installé, envoyé depuis longtemps comme des soldats mercenaires en Asie centrale, prêt à menacer et à risquer une guerre mondiale en Géorgie et en Ukraine. Si cela est vrai, ne serait-ce qu'en partie, alors quel est l'intérêt d'énumérer notre grand profil européen, de la philosophie grecque au droit romain, des cathédrales romanes et gothiques à l'humanisme de la Renaissance, de la révolution scientifique aux Lumières, de l'héritage gréco-romain classique au christianisme, etc.

Pure hypocrisie.

Costanzo Preve*

1.

Je vais avancer quelques réflexions sur l'Europe, non pas à partir de l'histoire de l'Europe des Nations, qui s'est formée après la dissolution de l'empire de Charlemagne (1), mais à partir de la guerre Russie-Ukraine (c'est-à-dire l'agression américaine contre la Russie via l'OTAN-Europe), qui a en fait sanctionné la fin du projet de l'Union européenne (avancé et réalisé après la Seconde Guerre mondiale, même s'il a été conçu dans les années 1930 par les États-Unis d'Amérique) remplacé par le nouveau rôle de l'OTAN qui convient mieux aux nouvelles stratégies américaines dans la phase multicentrique [conflit entre une puissance hégémonique en déclin (États-Unis) et des puissances consolidées (Russie, Chine) et montantes (Inde)] (2). Une "[...] Europe occidentale (également Europe de l'Est, ma précision LL) soumise à une occupation militaire américaine acceptée par les gouvernements fantoches actuels, que je considère précisément pour cette raison comme totalement illégitimes, qu'ils soient ou non sanctionnés par des élections manipulées" (3).

2.

Raniero La Valle saisit le sens de la métamorphose, qui a commencé il y a des années (4), de l'OTAN lorsqu'il affirme: "De Washington à Vilnius, en fait, tout revient, tout va pour l'Amérique et sa Cour "incomparable" : les mêmes ennemis, la Russie, la Chine, l'Iran, la Corée du Nord, le "terrorisme", la même victime qui unit tout le monde autour de l'autel du sacrifice, l'Ukraine, la même détermination à utiliser même la première arme nucléaire parce que la dissuasion ne suffit plus, la même idée que le vieux concept de défense est dépassé, parce qu'aujourd'hui, ce ne sont pas seulement les guerres qui se décident avec des armes de guerre, mais aussi des alternatives de toutes sortes, la gestion des crises, les politiques industrielles, l'économie, le climat, les questions de "sécurité humaine", et même la question de l'égalité des sexes et de la participation des femmes: tout est lié à l'OTAN, le nouveau souverain, parce que son approche est "globale" et que ses trois tâches principales, "la dissuasion et la défense, la prévention et la gestion des crises, et la sécurité coopérative", doivent être accomplies dans la discrétion la plus absolue : "Nous répondrons à toute menace contre notre sécurité comme et quand nous le jugerons approprié, dans la zone de notre choix, en utilisant des moyens militaires et non militaires de manière proportionnée, cohérente et intégrée" ; et, semble-t-il, pour décider dans l'urgence (mais cela n'a pas été écrit), cela peut également être le commandant général de l'OTAN sans remettre en question "la structure" ; en bref, il y a une liberté d'exercice du nucléaire. L'Ukraine est pleinement intégrée à l'OTAN, mais il faut faire comme si elle ne l'était pas, pour ne pas obliger la Russie à utiliser l'arme nucléaire; Poutine accuse le coup, il doit jouer le jeu, et se dit "prêt à traiter séparément les garanties de sécurité de l'Ukraine, mais pas dans le cadre de son adhésion à l'OTAN". Et à Vilnius, il assure que cela n'arrivera pas, que l'Ukraine ne rejoindra l'OTAN que lorsque la guerre sera terminée, et c'est la raison pour laquelle, comme le voulait Biden depuis le début, elle ne doit pas avoir de fin; et Zelensky, après la première colère qui lui a valu d'être accusé d'"ingratitude" par le ministre britannique de la défense, s'est rendu à la collecte et a joyeusement exprimé son enthousiasme (Le Colonel de l'état-major ukrainien et analyste militaire Oleg Zhdanov dit: "Au cours des 16 derniers mois, nous nous sommes intégrés à la machine militaire atlantique d'une manière dont nous n'aurions jamais pu rêver avant le 24 février 2022. Les milliers d'hommes prêts à percer les lignes russes sont habillés, armés, transportés, entraînés par l'OTAN ; même leurs armes personnelles ont été fournies par les alliés", et ainsi de suite: "chars allemands Leopard 2, véhicules américains Humvee ou véhicules blindés de transport de troupes Bradley et Strykes, dizaines de types différents de transports blindés de troupes, canons français à longue portée Caesar ou canons américains M777, lance-roquettes américains Himars, obusiers automoteurs polonais Krab", le tout accompagné d'une assistance, de pièces détachées, de personnel spécialisé, avec une chaîne d'échange et de coopération à long terme, bien qu'"il soit difficile de dire quand l'Ukraine rejoindra l'OTAN, peut-être même jamais" (5).

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3.

L'OTAN est fondamentale pour les stratégies mondiales des États-Unis d'Amérique. Sa transformation d'un instrument de défense contre le soi-disant communisme soviétique en un instrument d'agression et de pénétration dans les zones d'influence de la Russie et de la Chine pour empêcher la consolidation du pôle asiatique (qui prend actuellement son essor avec ses structures de fonctionnement et de coordination comme, par exemple, les Brics) capable de défier l'hégémonie mondiale des États-Unis avec son modèle de lien social de la production et de la reproduction de la vie. Les États-Unis n'acceptent pas un monde multicentrique, leur histoire en tant que nation est emblématique et devrait servir de leçon; je cite, à cet égard, ce que j'ai déjà souligné dans d'autres écrits: il est difficile pour les États-Unis de renoncer à une domination mondiale absolue, sous couvert de démocratie, de droits et de divers mensonges, étant donné leur histoire qui, depuis le 4 juillet 1776 (année de la déclaration d'indépendance), ne les a vus en paix que pendant 18 des 246 années au cours desquelles ils ont progressivement évolué d'une néo-nation luttant pour son indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne (1775-1783), en passant par la monumentale guerre de Sécession (1861-1865) pour se transformer, après avoir collaboré au triomphe de la Seconde Guerre mondiale (1941-1945), en la plus grande puissance du monde de la fin du 20ème siècle à nos jours, bien que, heureusement pour nous, en net déclin relatif. Alain Badiou affirmait il n'y a pas longtemps que: "La puissance impériale américaine, dans la représentation formelle qu'elle se fait d'elle-même, a la guerre comme forme privilégiée, sinon unique, d'attestation de son existence" (6). Leur passion est de commander, d'usurper, de subjuguer tous les peuples; leur mission est la domination absolue. Les USA ont un poids spécifique plus important qui est celui du mandat divin qui les conduit à la domination absolue du monde (monocentrisme), par opposition aux autres puissances qui sont pour une domination partagée du monde (multicentrisme). Le facteur déterminant dans ce scénario misérable sont les relations de pouvoir et de domination, les relations les plus stupides que les êtres humains sexualisés se soient jamais données. L'autorité en est un autre ! (mais c'est un autre sujet de discussion).

Nous sommes, dans cette phase multicentrique, en pleine guerre "au sens large" (7). Voyez par exemple le rôle de pays tels la Norvège, la Finlande, la Suède, le Danemark, pays d'Europe du Nord qui font partie de l'UE (à l'exception de la Norvège) et de l'OTAN (à l'exception de la Suède) et qui ont signé des accords de défense bilatéraux avec les États-Unis d'Amérique en cas de conflit avec la Russie (8).

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Alberto Bradanini (photo - ancien ambassadeur à Pékin de 2013 à 2015) précise ainsi "[...] comme tout conflit même lointain génère des turbulences insidieuses, les dirigeants chinois partagent pour l'essentiel le jugement de Moscou: "que la genèse du conflit doit être attribuée à la stratégie américaine visant à déstructurer la Russie par une guerre par procuration (menée par les Ukrainiens avec des armes et des financements nato américains), à provoquer son changement de régime et si possible même à provoquer son éclatement, en en faisant une proie facile pour les vautours de Wall Street [...] Dans le jugement de Pékin [...] les États-Unis visent alors à empêcher la soudure Russie-Chine et à provoquer une guerre par procuration antichinoise similaire, menée cette fois-ci jusqu'au dernier Taïwanais". Selon lui, les Etats-Unis n'acceptent pas l'émergence d'un monde multipolaire qui s'épanouit autour de l'alliance russo-chinoise, à laquelle s'ajouteraient "l'Inde et d'autres nations dites émergentes qui, en fait, n'entendent pas suivre Washington dans sa politique de sanctions contre Moscou [...]. L'expansionnisme de l'OTAN/Washington vers l'Est a donc pour objectif stratégique d'empêcher cette voie de pacification/intégration eurasiatique qui était apparue comme une promesse de paix et de développement à la chute de l'Union soviétique". Un tournant qui a entraîné une nouvelle convergence entre la Chine et la Russie, qui ne sont plus unies par une idéologie anticapitaliste comme à l'époque de Mao et Staline, mais par des intérêts économiques et stratégiques communs et le même besoin de contenir l'expansionnisme américain [italiques de moi, LL]" (9).

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En résumé, selon les termes de l'économiste marxien Richard D. Wolff (photo), qui résume bien ce qui précède, on peut dire que: "[...] l'empire américain, compris comme la suprématie capitaliste et géopolitique, est terminé. Mais l'Amérique ne veut pas s'en rendre compte [...] la Chine, en revanche, a créé un écosystème productif gigantesque dont le monde ne peut se désintéresser et codétermine donc désormais le destin du capitalisme. Consensuellement d'abord et conflictuellement maintenant, mais jamais de manière subalterne [...] le capitalisme s'est "sinisé" (comme en Russie il s'est "russifié", ma spécification, LL) d'une manière que l'Amérique ne pensait pas possible, étant donné la crise persistante entre l'économie de marché et le parti communiste" (10). Les difficultés américaines, qui soulignent à la fois le déclin et l'incapacité stratégique à atteindre des objectifs dans le temps et l'espace, sont évidentes dans les deux conflits ouverts en Ukraine (via l'OTAN-Europe), principalement contre la Russie, et en Palestine (via l'OTAN-Europe-Israël), principalement contre la Chine. La faiblesse des USA se manifeste aussi dans leur jeu de renvoi (car ils n'ont aucune idée du nouveau monde qui se dessine, engagés qu'ils sont dans la quatrième révolution industrielle, celle du transhumanisme, c'est-à-dire la fin de la dimension humaine de l'humanité, une révolution nihiliste de l'humanité sexuée) en tentant de contrer les projets mondiaux de la Chine (les Routes de la Soie) et de la Russie (le Corridor international de transport nord-sud russo-indien, INSTC) en avançant son projet IMEC (Corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe):

1) favoriser l'hégémonie israélienne dans le Nouveau Moyen-Orient, en tant que puissance régionale, avec son projet de Canal de Gurion, concurrent du Canal de Suez, avec toutes les conséquences néfastes sur l'élimination de la population palestinienne de Gaza pour permettre un débouché sur la Méditerranée;

2) réduire la taille de l'Egypte;

3) porter un coup sévère à l'axe de transport énergétique et commercial Bassorah-Europe, centré sur la Turquie. Derrière les infrastructures et le contrôle des ressources énergétiques se joue un jeu fondamental dans l'affrontement entre les puissances mondiales (USA, Chine, Russie et indirectement l'Inde, puissance montante) avec leurs sous-puissances régionales (Israël, Iran, Turquie) (11).

4.

La Russie et la Chine, qui sont les deux centres (pour l'instant) du pôle asiatique émergent, veulent construire un monde multicentrique et sont en mesure de contester l'hégémonie mondiale des États-Unis, qui prône un monde monocentrique. Un pôle asiatique que, dès 1956, l'historien Arnold Toynbee configurait ainsi: "Si, ayant ainsi perdu l'amitié du sous-continent chinois, notre monde occidental devait également perdre l'amitié du sous-continent indien, l'Occident aurait perdu au profit de la Russie la majeure partie du Vieux Continent, à l'exception de quelques têtes de pont en Europe de l'Ouest et en Afrique ; et cela pourrait être un événement décisif dans la lutte pour le pouvoir entre le "monde libre" et le communisme" (une réflexion actuelle en substance si nous spécifions les concepts de monde libre et de communisme et les mettons en relation avec l'histoire donnée) (12).

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Costanzo Preve a raison lorsqu'il affirme: "[...] Il s'agit d'une décision (la décision de résister à l'américanisme, ma précision LL) nourrie par la conscience de la principale caractéristique de l'américanisme lui-même, à savoir son arrogance. [...] Il ne s'agit pas seulement d'une question de pure puissance militaire "impériale" (Alexandre le Grand, Jules César, Gengis Khan, Napoléon). Il s'agit de quelque chose de plus profond et d'immensément plus abject, l'arrogance d'être porteur d'une civilisation supérieure garantie même par un mandat divin qui légitime cette prétention à la supériorité par son élection invérifiable. Aujourd'hui, le seul détenteur au monde de cette intolérable arrogance, ce sont les États-Unis d'Amérique. Peut-être [...] l'Europe, la Russie, les Mongols, les Arabes, la Chine, etc. l'ont-ils été dans le passé, mais il est certain que dans les conditions géopolitiques actuelles, ils ne le sont plus. C'est de cette donnée qu'il faut partir". Un mandat divin d'un Dieu un peu étrange, "[...] le Dieu de George Bush et du messianisme idéocratique américain des néo-cons [...,  le Dieu exclusif, lié de facto à un seul peuple élu (autrefois les Juifs, aujourd'hui les Américains de la Destinée Manifeste et de la Cité sur la Colline, le peuple que le blasphémateur éhonté Bill Clinton a appelé sans vergogne dans son discours d'investiture à la Maison Blanche "le seul peuple indispensable au monde"), le Dieu au nom duquel les bombes atomiques sont larguées sur Hiroshima et Nagasaki et l'Irak envahi en 2003, le Dieu au nom duquel les bases militaires sont multipliées dans tous les pays du monde, planifiant de manière obsessionnelle la prochaine guerre avec la coexistence d'une Europe asservie et terrorisée [...]" (13).

5.

La soumission volontaire totale des nations européennes (et de sa superstructure représentée par l'Union européenne) aux stratégies américaines est si forte que les guerres Russie-Ukraine et Israël-Palestine ont fait l'objet d'une homogénéité si compacte dans le camouflage de la réalité. Il faut remonter à l'histoire de Catilina dont nous n'avons qu'une seule vérité : rarement une tradition aussi abondante aura été aussi compacte dans l'obscurcissement de la réalité (14). L'Ukraine agressée est devenue une victime après avoir réprimé les Républiques populaires séparatistes de Donetsk et de Lougansk, une répression commencée en 2014 contre les régions russophones (Odessa, Dniepropetrovsk, Kharkov, Louhansk et Donetsk) qui a conduit à une militarisation du contexte et à quelques massacres (à Odessa et Marioupol, les plus importants) et après avoir été l'instrument américain, par l'entrée de facto dans l'OTAN, de la guerre contre la Russie ; tout comme l'Israël lésé par le Hamas est transformé en victime après avoir occupé la Palestine depuis 1948 (proclamation de la naissance de l'Etat d'Israël) en expulsant les Palestiniens (composés à l'origine d'Arabes musulmans, d'Arabes chrétiens, de Juifs et de minorités turques et arméniennes) avec une violence et des méthodes inqualifiables (15). Le mensonge systématique qui devient la vérité des dominants ! (16).

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La remarque de Luciano Canfora sur le modèle européen plein de démocratie, de liberté et de droits universels des peuples en référence à la soi-disant invasion russe de l'Ukraine (et au plan d'attaque du Hamas contre Israël) est efficace, rappelant la férocité des puissances européennes dans la poursuite de la domination mondiale: "Bien sûr, si l'on pense avec quelle détermination les Européens ont poursuivi la domination mondiale, il est plutôt amusant qu'ils se montrent maintenant comme un modèle de vertu et qu'ils fassent la leçon aux autres. Une certaine rhétorique pro-européenne ressemble à la prière contrite de quelqu'un qui a fait toutes sortes de choses et qui devient soudain pieux et vertueux" (17).

C'est-à-dire que nous passons d'une phase historique monocentrique, avec une coordination occidentale américaine jusqu'en 1990-1991 (implosion de l'ex-URSS) et mondiale jusqu'en 2011 (montée des puissances russe et chinoise), où l'Europe a joué un rôle subalterne et dirigeant dans le système américain (américanisation du territoire européen) et ses stratégies de domination du monde ; à une phase multicentrique où l'Europe, gouvernée et gérée par la nouvelle OTAN, devient une expression géographique de la mémoire metternichienne, ainsi qu'un champ de bataille de l'affrontement entre les puissances mondiales.

6.

L'Union européenne n'existe pas ! Ce qui apparaît, ce sont des institutions (lieux institutionnels) dirigées par des sous-décideurs des différentes nations qui utilisent les ressources des différentes sphères sociales et mettent en œuvre des stratégies de développement (en alliance ou en conflit les unes avec les autres) intégrées dans celles des États-Unis. Les sanctions contre la Russie, qui ont eu un effet négatif sur l'Europe (augmentation des prix des matières premières énergétiques, en particulier pour les entreprises du secteur de l'énergie et du gaz, réduction des relations économiques, récession et perte accentuée du pouvoir d'achat, sécurité dans les nouvelles infrastructures énergétiques, etc.) elles ont apporté des avantages aux États-Unis (limitation de la baisse de la demande de dollars pour le commerce international, vente de gaz à des prix russes multiples, attraction des entreprises européennes, etc : construire de nouvelles relations en Asie (Chine, Inde, Iran), promouvoir un développement autosuffisant (dans l'alimentation, l'industrie manufacturière, les biens de consommation, etc.) Un autre exemple est le désastre de l'économie européenne: "[...] 2024 sera un désastre pour l'économie réelle européenne. Les indicateurs économiques manufacturiers prévisionnels, les PMI, sont pratiquement tous négatifs pour les pays européens [...]. Les perspectives économiques sont donc mauvaises, mais il y a pire: les nouvelles règles budgétaires européennes, celles sur lesquelles un accord a été trouvé, prévoient des contraintes très fortes sur le déploiement de politiques budgétaires expansionnistes. Le fait que le déficit ne puisse dépasser 1% du PIB pour la quasi-totalité des pays européens rendra impossible toute politique de nature anticyclique; au contraire, il imposera des réductions et des augmentations d'impôts qui seront procycliques. Ainsi, non seulement la crise cyclique ne sera pas contrée par les politiques économiques de l'UE, mais elle sera même accentuée. La crise de 2011-2014 ne nous a rien appris du tout [...]" (18).

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L'Europe en tant que sujet politique unitaire n'a jamais existé. Je souligne, avec Luciano Canfora, que "l'Europe occidentale s'est divisée très tôt et est restée divisée: l'idée qu'il s'agit d'un continent unitaire est une invention. Au fil des siècles, nous la voyons se déchirer, déchirée par des luttes de pouvoir, aux prises avec une autorité spirituelle, celle du pontife romain, qui était également temporelle et interagissait avec les gouvernements des différents États. Cela a favorisé une dialectique plus vivante, mais aussi un éclatement structurel, annonciateur de problèmes" (19).

Les puissances européennes se sont toujours affrontées pour l'hégémonie sur le continent européen: considérez, par exemple, la tentative ratée de Napoléon Bonaparte qui a déclaré avec regret: "je n'avais pas terminé mon travail. L'Europe serait en effet devenue un seul peuple; en voyageant, chacun se serait senti dans une patrie commune... Cette union devra se faire un jour ou l'autre par la force des choses... Il faut un droit européen, une Cour de cassation européenne, un système monétaire unique, des poids et mesures égaux, il faut les mêmes lois pour l'ensemble de l'Europe. J'aurais voulu faire de tous les peuples d'Europe un seul peuple... C'est la seule solution" (20). On ne peut pas échanger l'Europe des différentes nations concurrentes (qui avaient aussi un rôle à jouer dans la religion, l'art, la culture, la nature, la science, etc. Pensez, par exemple, à la Renaissance italienne et européenne qui, selon Fernand Braudel, "[...] est cette lente transformation, qui n'en finit pas, par laquelle la civilisation occidentale passe des formes traditionnelles du Moyen Âge aux formes nouvelles, déjà actuelles, de la première modernité, encore vivace dans cette même civilisation occidentale dans laquelle nous vivons aujourd'hui, qui, à peine sortie de ses anciennes contradictions, en fabrique allègrement d'autres" (21).

L'hypocrisie de l'Europe comme sujet politique et unitaire. La réflexion de l'historien Paul Kennedy n'est pas à partager lorsqu'il affirme que "l'Europe ne disparaîtra certainement pas. Elle jouera également un rôle politique central à l'avenir. Si, en 2030, nous avons une Union européenne qui inclut également l'Ukraine, nous assisterons à une transformation historique de la dynamique politique internationale. Toute la région du Caucase sera également attirée vers l'UE. Avec pour conséquence un plus grand isolement de la Russie" (22). Pour avoir un rôle politique central, l'Europe doit être autonome, indépendante, souveraine, capable de penser et de réaliser une stratégie de projet pour un modèle de développement et de relations sociales dans une société européenne de peuples, avec un rôle central dans l'échange culturel, politique, économique et social entre l'Ouest et l'Est tout en respectant les différentes histoires territoriales. Mais l'Europe est au service des stratégies de pouvoir des États-Unis pour une domination mondiale monocentrique. Il faut donc la repenser en se tournant vers l'Est, où il y a des puissances établies, comme la Chine et la Russie, et des puissances montantes, comme l'Inde, qui sont pour un monde multicentrique (23) et qui peuvent être porteuses d'un autre modèle de développement social, bien que dans une logique systémique capitaliste (les différents capitalismes), encore capables de se situer dans les équilibres naturels et humains pour leurs histoires, leurs cultures, leurs traditions, leurs religions, etc., par opposition à l'Occident dirigé par les États-Unis, qui se projette dans le transhumain (dépassement de l'humain), ce qui signifie la fin de l'humanité telle que nous la connaissons: "Trasumanar significar per verba non si porìa [...] le passage à une condition, ou à un mode d'être, supérieur à celui normalement propre à l'homme qui ne peut être exprimé [...] au moyen de mots" (24).

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Le mode de production et de reproduction de la vie américain, expression d'un modèle de développement hégémonique, mais en déclin du fait de l'avancée du multicentrisme lequel propose d'autres modèles de développement suggérés par d'autres puissances mondiales (pensez au modèle chinois de la Route de la Soie), a pénétré et façonné le mode de développement européen. L'Europe est devenue un outil important (une sorte de tête de bélier) pour les projections stratégiques contre l'Est et ses puissances. En fait, l'Europe n'existe plus, ce qu'elle apparaît est l'expression de la servitude volontaire des sous-décideurs qui ne veulent pas perdre leur pouvoir dérivé des phases de gestion et d'exécution des stratégies des pré-dominants américains dans leurs territoires nationaux respectifs. Les sous-décideurs décident des lignes stratégiques du développement de leurs territoires nationaux respectifs incorporés dans le territoire hégémonique des États-Unis d'Amérique. L'américanisation du territoire européen (dont nous savons peu de choses) est emblématique des processus de pénétration du modèle de développement hégémonique des États-Unis. Ce modèle affecte profondément et intègre le développement des nations européennes dans les stratégies américaines d'hégémonie mondiale. Pensez aux transformations des villes et des territoires (inclus dans la zone OTAN) et à la fourniture d'infrastructures territoriales (tables, couloirs de mobilité, bases, logistique, ports, etc.). Dans la phase multicentrique, l'Union européenne ne sert pas de ciment et d'agrégat pour les stratégies américaines comme elle le faisait dans la phase monocentrique du monde occidental (et bipolaire), car elle a été remplacée par le projet de l'OTAN. Ce n'est pas un hasard si l'Europe, comme on l'a vu plus haut, n'a jamais été autonome et a toujours été subordonnée aux États-Unis d'Amérique depuis la Seconde Guerre mondiale.

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7.

Je cite un bon résumé de ce qui a été dit ci-dessus sur l'Europe non souveraine, par Giorgio Agamben: "[...] l'Union européenne conçue uniquement pour des raisons économiques qui ignorent non seulement les raisons spirituelles et culturelles, mais aussi les raisons politiques et juridiques [...]; l'Union européenne est techniquement un traité entre États qui se fait passer pour une constitution démocratique [...]; la soi-disant Constitution européenne est illégitime [...]. Le juriste allemand Dieter Grimm (photo) a souligné qu'il manque à la constitution européenne l'élément démocratique fondamental, car elle n'est en aucun cas le fruit de l'autodétermination des citoyens européens [...]. Le seul semblant d'unité est atteint lorsque l'Europe agit comme un vassal des États-Unis, participant à des guerres qui ne correspondent en rien aux intérêts communs et encore moins à la volonté des peuples. D'ailleurs, certains États signataires du traité, comme l'Italie, en raison du nombre de bases militaires qu'ils hébergent, sont techniquement des protectorats et non des États souverains. En matière de politique étrangère, il existe un Ouest atlantique, mais certainement pas une Europe. Tout comme elle n'existe pas sur le plan constitutionnel, l'Europe n'existe pas sur le plan politique et militaire [...]. Le Moyen Âge a compris qu'une unité formée par des sociétés politiques doit être quelque chose de plus ou de différent qu'une société politique. Le Moyen Âge a cherché son critère dans le christianisme. L'homme européen - à la différence des Asiatiques et des Américains, pour qui l'histoire et le passé ont un tout autre sens - ne peut accéder à sa vérité qu'en se confrontant à son passé, qu'en se confrontant à sa propre histoire. En d'autres termes, le passé est pour lui non seulement un patrimoine de biens et de traditions, mais aussi et surtout une composante anthropologique essentielle, qui fait qu'il ne peut accéder au présent que de manière archéologique, qu'en regardant ce qui a été. Cela signifie que pour l'Européen, le passé est avant tout une forme de vie. D'où le rapport particulier que l'Europe entretient avec ses villes, avec ses œuvres d'art, avec son passage: il ne s'agit pas de conserver des biens plus ou moins précieux, mais néanmoins extérieurs et disponibles; en détruisant hier les villes allemandes, les Américains savaient qu'ils démolissaient en quelque sorte l'identité même de l'Allemagne; c'est pourquoi, aujourd'hui, en détruisant le paysage italien avec du ciment, des autoroutes et des lignes ferroviaires à grande vitesse, les spéculateurs ne nous privent pas seulement d'un bien, mais détruisent aussi notre propre réalité historique [...]. Il fut un temps où l'idéal commun d'une Europe s'exprimait politiquement dans l'idée romaine d'un empire, puis dans l'idée germanique d'un saint-empire qui laissait intactes les spécificités des peuples [...]. Alors qu'il serait urgent de réfléchir à la difficile tâche de construire une unité tout en préservant la diversité, nous constatons au contraire que, dans tous les pays européens, on assiste à un véritable démantèlement des écoles et des universités, c'est-à-dire des institutions qui, en transmettant la culture, devraient veiller sur le rapport vivant entre le passé et le présent. À ce démantèlement correspond une muséification croissante du passé, à commencer par les villes elles-mêmes, transformées en centres historiques, dont les habitants sont en quelque sorte transformés en touristes de leur propre culture [...]. Un haut fonctionnaire de l'Europe naissante, Alexandre Kojéve, soutenait que l'Homo sapiens était arrivé au bout de son histoire et n'avait plus que deux possibilités devant lui: l'accès à une animalité post-historique (incarnée par l'American way of life) ou le snobisme (incarné par les Japonais, qui continuent à célébrer leurs cérémonies du thé, pourtant vidées de toute signification historique). Entre une Amérique complètement réanimée et un Japon qui ne reste humain qu'à condition de renoncer à tout contenu historique, l'Europe pourrait offrir l'alternative d'une culture qui reste humaine et vitale, parce qu'elle est capable d'affronter sa propre histoire dans sa totalité et de tirer une vie nouvelle de cette confrontation" (25).

8.

La centralisation du pouvoir dans la phase multicentrique est fonctionnelle pour réduire la chaîne de commandement qui devient essentielle dans les phases (multicentriques et polycentriques) de conflit ouvert entre les puissances mondiales. Par exemple, voyez la tentative de réforme, à partir de 2015, de l'Union européenne en ce qui concerne l'élargissement et l'approfondissement des domaines politiques vers la constitution des États-Unis d'Europe (26). L'objectif est de réformer l'Union européenne pour la rendre plus fiable et servile en éliminant les vassaux et les vavasseurs qui servaient de ciment et de coordination dans l'exécution et la gestion des stratégies américaines contre les puissances qui contestent leur ordre mondial monocentrique (Mario Draghi est l'un des protagonistes, au nom des pré-dominants américains, de cette réforme vers la construction des États-Unis d'Europe) (27). Il est emblématique que l'un des secteurs les plus touchés par la réforme soit le secteur militaire. Un secteur qui doit être absorbé et coordonné par les États-Unis et l'OTAN et qui doit jouer un rôle de menace, d'intimidation et de conflit potentiel avec la Russie et la Chine (et leurs zones d'influence) afin de les affaiblir et de les réduire (28).

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L'Europe doit être repensée et reconstruite, en commençant par un processus de libération de la servitude volontaire (29) envers les États-Unis, qui passe par la démilitarisation des bases des États-Unis et de l'US-OTAN sur son territoire (occupation militaire, par le biais de bases et d'accords), est la force qui a permis à la puissance américaine de coordonner le développement au niveau mondial jusqu'en 2011, fin de la phase monocentrique) et la sortie du système de l'euro articulé dans le système hégémonique du dollar (en voie d'être concurrencé par d'autres systèmes monétaires qui expriment d'autres modèles de développement et de relations sociales, à comprendre et à approfondir).

Il faut repartir de la césure que représente la désaméricanisation du territoire européen (tout comme, avec la doctrine Monroe (30), les États-Unis d'Amérique ont imposé la déseuropéanisation du continent américain) ; il faut, selon les termes de Costanzo Preve, "une réorientation gestaltiste radicale" qui fasse sortir l'Europe de la servitude volontaire des États-Unis et penser à une autre Europe de nations autodéterminées et libres. Une rupture forte et qualitative qui peut être obtenue en tournant notre regard vers l'est, vers le pôle asiatique en expansion qui englobe 70 % de la population mondiale, tout en sachant que "[...] Dans la réalité sociale, les expressions oui et non sont inséparablement liées dans une relation dialectique. Dans la réalité sociale, il n'y a pas de non qui ne contienne pas quelque chose d'essentiellement positif" (31).

Une refonte et une reconstruction qui jette les bases d'une Europe autodéterminée tournée vers l'Est, où les puissances mondiales montantes font des propositions pour un nouvel équilibre (un nouveau nomos) de la domination mondiale (32).

9.

Que faire ? Existe-t-il les conditions subjectives et objectives pour penser, concevoir et construire une autre Europe et ne pas continuer dans l'hypocrisie pure ?

La citation choisie comme épigraphe est tirée de : *Costanzo Preve et Luigi Tedeschi, Dialoghi sull’Europa e il nuovo ordine mondiale (= Dialogues sur l'Europe et le nouvel ordre mondial), Casa Editrice "il Prato", Saonara (Padoue), 2016, p.86.

NOTES

1 Alessandro Barbero, Charlemagne. Un padre dell'Europa, Editori Laterza, Roma-Bari, 2002, chapitre V, pp. 113-127 ; sur le parcours complexe de la construction des nations européennes, voir Andrea Zannini, Storia minima d'Europa. Dal neolitico a oggi, il Mulino, Bologna, 2019, pp. 223-237; sur l'importance de la reconquête de la souveraineté des nations pour construire une autre Europe libre et autodéterminée comme nouvel espace de connexion et d'échange politique, économique et culturel entre l'Ouest et l'Est voir Costanzo Preve et Luigi Tedeschi, Dialoghi sull'Europa e sul nuovo ordine mondiale, Casa Editrice "il Prato", Saonara (Padoue), 2016 ; Perry Anderson et autres, sous la direction de, Storia d'Europa, Einaudi, Turin, 1993, volume 1.

2 Sur le rôle de l'Europe dans les stratégies américaines, voir Henry Kissinger, World Order, Mondadori, Milan, 2015, pp.87-96 et pp. 234-326 ; Zbigniew Brzezinski, The Great Chessboard, Longanesi, Milan, 1998 ; sur le rôle des services secrets dans la construction du projet d'une Europe unie, à la fois pour saper l'influence communiste et pour incorporer l'Europe dans les stratégies américaines de domination, voir Richard J. Aldrich, OSS, CIA and European Unity : the American Committee for a United Europe, 1948-60 (first, second, third part), www.comedonchisciotte.org , 24/8/2020 ; sur la construction des institutions européennes et leur fonctionnement lire Perry Anderson, Towards an ever closer Union ? (first, second, third part), www.comedonchisciotte.org, 2/1/2021 ; sur la fin du projet européen des États-Unis je renvoie à mon article The European Union project is over, NATO is the US tool in the strategic conflict of the multicentric phase, www.italiaeilmondo.com , 26/11/2018.

3 Costanzo Preve, Ripensare Marx oltre la destra e la sinistra, interview éditée par Luigi Tedeschi, www.ariannaeditrice.it , 31/5/2007 ; Costanzo Preve, Filosofia e geopolitica, Edizione all'insegna del Veltro, Parma, 2005.

4 Sur la métamorphose de l'OTAN, je renvoie à Luigi Longo, L'americanizzazione del territorio (Appunti per una riflessione), www.conflittiestrategie, 29/3/2014 et www.italiaeilmondo.com, 27/5/2017 ; Idem, Il progetto dell'Unione europea, op. cit. ; Idem, La Nato è lo strumento degli USA nel conflitto strategico della fase multicentrica, www.italiaeilmondo.com, 7/7/2022.

5 Raniero La Valle, In Vilnius NATO took over the world, www.ilfattoquotidiano.it , 25/7/2023.

6 Editor, The military history of the United States looks like a game but it is not, www.infodata.ilsole24ore.com , 20/2/2020 ; Giovanni Viansino, Roman Empire, American Empire. Idéologies et pratiques, Edizioni Punto Rosso, Milan, 2005.

7 Sur la définition de la guerre au sens étroit (première (1914-1918) et deuxième guerre mondiale (1939-1945) et au sens large pour la troisième (1945-1989) et la quatrième encore en cours, voir Costanzo Preve, La quarta guerra mondiale, Edizioni all'insegna del Veltro, Parma, 2008.

8 Rédaction de l'Ansa, Nordic countries towards joint air defence from Russia, www.ansa.it, 25/3/2023 ; Filippo Jacopo Carpani, Troops on the border with Russia : what's behind the US move in Finland, www.ilgiornale.it , 15/12/2023 ; Maurizio Blondet, The German Defence Minister : "Europe must be ready for war by the end of the decade", www.maurizioblondet.it , 18/12/2023.

9 Alberto Bradanini, The US fears a Russia-China axis and a multipolar world, interview by Luciana Borsatti, www.sinistrainrete.info , 11/5/2022.

10 Fabrizio Maronta, édité par, conversation avec Richard D. Wolff, The American empire is over but America does not accept it, "Limes" no.4/2023, pp.104-106.

11 Maurizio Brignoli, Les causes économiques du massacre de Gaza, www.ariannaeditric.it 18/11/2023 ; Enrico Tomaselli, La catabasi imperiale, www.ariannaeditrice.it , 24/12/2023 ; Pepe Escobar, Le Yémen est prêt à affronter une nouvelle coalition impériale, www.comedonchisciotte.org , 23/12/2023 ; Jean Valyean, L'opération "prosperity guardian" voulue par le Pentagone s'effondre après même pas une semaine, www.scenarieconomici.it, 24/12/2023 ; Marco Dell'Aguzzo, Who (not) is part of the US anti-Houthi coalition in the Red Sea ? www.startmag.it  , 30/12/2023; Manlio Dinucci, Medioriente : gli incendiari cry "Al fuoco", www.voltairenet.org , 31/12/2023 ; Enrico Tomaselli, Chi vuole allargare la guerra in Medio Oriente (e perché), www.ariannaeditrice.it  , 4/1/2024.

12 Arnold Toynbee, Le monde et l'Occident, Aldo Martello editore, Milan, 1956, p. 54.

13 Costanzo Preve, Filosofia e geopolitica, Edizioni all'insegna del Veltro, Parma, 2005, pp. 38-39 et Costanzo Preve, Una nuova storia alternativa della filosofia. Il cammino ontologico-sociale della filosofia, éditeur Petite Plaisance, Pistoia, 2013, p. 53.

14 Voir Luciano Canfora, Catilina. Una rivoluzione mancata, Laterza, Bari-Roma, 2023.

15 Giancarlo Paciello, La conquista della Palestina, Editrice C.R.T., Pistoia, 2004 ; Domenico Moro, Il seme della violenza. Le origini del conflitto israelo-palestinese, www.sinistrainrete.info , 19/10/2023 et 9/11/2023, première et deuxième partie ; Salvatore Bravo, La cesoia corazzata, www.comunismoecomunità.org , 20/11/2023.

16 Costanzo Preve, Il bombardamento etico. Saggio sull'interventismo umanitario, sull'embargo terapeutico, e sulla menzogna evidente, Editrice C.R.T., Pistoia, 2000.

17 Luciano Canfora, Intervista sul potere, édité par Antonio Carioti, Editori Laterza, Roma-Bari, 2013, p. 92 ; au sujet des puissances européennes qui ont fait toutes sortes de choses, lire Attilio Brilli, Dove finiscono le mappe. Storie di esplorazioni e di conquista, il Mulino, Bologna, 2012.

18 Leoniero Dertona, Désastre de l'économie européenne : 2024 sera une récession avec des mesures fiscales et monétaires cycliques, www.scenarieconomici.it , 3/1/2024 ; Isabella Bufacchi, L'industrie allemande souffre, la demande ne redémarre pas, www.ilsole24ore.com  , 8/1/2024 ; pour une interprétation des sanctions contre la Russie qui ont eu des effets négatifs sur l'Europe et stimulé l'économie russe, voir Michael Hudson, The US economy : surprisingly robust or a Potemkin village ? www.comedonchisciotte.org  20/6/2023 ; Megas Alexandros (alias Fabio Bonciani), Sanctions on Russia : idiocy in the service of 'power', www.comedonchisciotte.org  , 12/9/2022 ; pour une lecture des sanctions contre la Russie qui ont bénéficié à l'économie américaine dans Marco Della Luna, The Price of Adam, www.marcodellaluna.info ,1/9/2023 ; Domenico Moro, The EU mountain and the mouse of the new stability pact, www.comedonchisciotte.org  , 9/1/2024.

19 Luciano Canfora, Intervista sul potere, édité par Antonio Carioti, op. cit. p.90-91.

20 Alessandra Necci, Au cœur de l'empire. Napoleone e le sue donne fra sentimento e potere, Universale Economica Feltrinelli (Marsilio Editori), Milan, 2023, p. 274 ; voir le docu-film écrit et raconté par Alessandro Barbero, Ei fu. Vie, conquêtes et défaites de Napoléon Bonaparte, https://www.raicultura.it/storia/articoli/2021/05/Ei-fu-V... .

21 Fernand Braudel, L'Italia fuori d'Italia. Due secoli e tre Italie in AaVvv, Storia d'Italia. Dalla caduta dell'impero romano al secolo XVIII, Einaudi, Torino, 1974, Tomo secondo, p. 2143. Lire aussi Jacques Le Goff, L'Italia fuori d'Italia. L'Italia nello specchio del Medioevo in AaVvv, Storia d'Italia. Dalla caduta dell'impero romano al secolo XVIII, Einaudi, Torino, 1974, Tomo secondo, parte III, pp. 2060-2088 ; Federico Chabod, Storia dell'idea d'Europa, édité par Ernesto Sestan et Armando Saitta, Editori Laterza, Bari-Roma, 1989.

22 Paul Kennedy, Here are the three poles of the new world (and Europe is not there), entretien édité par Massimo Gaggi, https://www.corriere.it/la-lettura/24_gennaio_01/paul-ken... ...

23 L'objectif du multicentrisme équilibré ne sera possible que si la puissance agressive, par son histoire, les USA, sait partager la domination mondiale avec les autres puissances que sont la Chine, l'Inde et la Russie, porteuses d'un équilibre dynamique entre les puissances, dans le respect de leurs propres particularités historiques et territoriales. Je fais une lecture différente du multicentrisme équilibré et de la multipolarité équilibrée de John J. Mearsheimer qui peut éviter la phase polycentrique qui signifierait la troisième guerre mondiale et la fin de l'humanité compte tenu de la force destructrice des armes nucléaires. Sur la multipolarité équilibrée, voir John J. Mearsheimer, The Tragedy of the Great Powers, Luiss Press, Rome, 2019, pp. 259-427.

24 Dante Alighieri, La Divine Comédie. Paradiso, édité par Daniele Mattalia, BUR, Milan, 1989 (quatrième édition), Canto I, vers 70-71, note 70, pp.22-23. Sur le transhumanisme comme progrès nihiliste de l'Occident, voir Roberto Pecchioli, L'uomo transumano. La fine dell'umanità, Arianna Editrice, Bologne, 2023.

25 Giorgio Agamben, La crisi perpetua come strumento di potere in "Lo Straniero", 3/11/2013 ; voir aussi Alessandra Ciattini, Verso un nuovo mondo: due punti di vista, www.ilcomunista23.blogspot.com , 15/7/2023.

26 Luca Lanzalaco, États-Unis d'Europe : si vous les connaissez, vous les évitez, si vous les évitez, vous vous sauvez, www.comedonchisciotte.org , 15/12/2023 ; Idem, La révision des traités de l'UE est l'attaque ultime contre la souveraineté et la démocratie, www.comedonchisciotte.org , 14/6/2022. Je souligne que l'auteur ne fait aucune référence au rôle de l'UE dans les stratégies hégémoniques américaines dans le conflit stratégique mondial.

27 Stefano Cingolani, United States of Europe : the real fiscal reform according to Draghi, www.ilfoglio.it , 7/9/2023 ; Megas Alexandros, (alias Fabio Bonciani), It's time for the eurozone's mass running experiment to end ! Mario Draghi, www.comedonchisciotte.org , 10/9/2023 ; Federico Fubini, Draghi: "L'Europe doit être une véritable union, à commencer par la politique étrangère et la défense. Les erreurs ? La Russie et l'Afghanistan", www.corriere.it , 8/11/2023 ; Ansa Editorial, Draghi est un moment critique pour l'Europe, www.ansa.it , 29/11/2023 ; Katia Migliore, L'Europe est-elle en crise ? Il nous faut plus d'Europe ! www.comedonchisciotte.org , 1/12/2023 ; Marina Lanza, ed, L'UE met fin à la fiction démocratique, www.maurizioblondet.it , 21/11/2023.

28 Nick Alipour, Le ministre allemand de la Défense : "L'Europe doit être prête à la guerre d'ici la fin de la décennie", www.maurizioblondet.it  18/12/2023 ; Stefano Porcai, Changing the laws to favour Europe's military-industrial complex, www.contropiano.org, 5/1/2024 ; sur le rôle de l'Union européenne en Asie centrale, voir Pepe Escobar, Central Asia is the first battlefield in the new great game, www.comedonchisciotte.org , 21/8/2023.

29 Sur la conversion de la sujétion extérieure en soumission intérieure, donnant lieu à cette psychologie du sujet que Friedrich Engels a qualifiée de "servante", voir Gyorgy Lukacs, La distruzione della ragione, Einaudi, Turin, 1959, pp. 3-90.

30 Nico Perrone, Progetto di un impero 1823.L'annuncio dell'egemonia americana infiamma le borse, La Città del Sole, 2013, Napoli.

31 Gyorgy Lukacs, La destruction de la raison, Einaudi, Turin, 1959, p. 804.

32 Voir, avec une lecture critique, Valery Korovin, The End of Europe. Avec la Russie sur la voie du multipolarisme, Anteo Edizioni, Cavriago (RE), 2023.

 

mercredi, 31 janvier 2024

Géoéconomie - Croissance record du transport ferroviaire Chine-Europe

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Géoéconomie - Croissance record du transport ferroviaire Chine-Europe

Source: https://www.destra.it/home/geoeconomia-crescita-record-del-trasporto-ferroviario-cina-europa/

De janvier à novembre, 16.145 trains de marchandises ont circulé entre la Chine et l'Europe, transportant 1,75 million d'EVP, soit une augmentation de 7% et 19% respectivement en glissement annuel. Le volume de fret a établi un record en dépassant le total de l'année précédente. Ces chiffres ont été publiés par le China State Railway Group, en attendant les chiffres définitifs pour 2023.

Le service de trains de marchandises Chine-Europe s'est étendu à 217 villes dans 25 pays. Des mesures ont été prises pour améliorer l'efficacité des services de transport et la qualité des wagons et de la traction a été améliorée pour augmenter la capacité de transport de 10%.

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Depuis la fin du mois de novembre, des trains Chine-Europe circulent sur cinq itinéraires avec un horaire fixe. Ce type de service a permis de réduire les temps de transport de 20%. La coordination entre le département des chemins de fer, les douanes et l'inspection des frontières a été renforcée afin d'améliorer l'efficacité du dédouanement.

Entre-temps, la situation d'urgence en mer Rouge, qui risque de perturber les routes méditerranéennes et d'entraîner des retards et des temps de transit plus longs, a déclenché une autre initiative "ferroviaire". Cette fois, c'est le grippo Codognotto, basé en Vénétie, qui introduit un nouveau service Chine-Milan afin d'assurer la continuité pour ses clients.

L'offre est toujours disponible, avec trois stations d'origine différentes en Chine vers Milan et trois départs hebdomadaires différents. Le temps de transit est de 22 jours, couvrant une distance de plus de 11.000 kilomètres.

Source : Adria Ports

Les relations transfrontalières et transnationales du Pakistan et le rôle de la Russie

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Les relations transfrontalières et transnationales du Pakistan et le rôle de la Russie

Marina Bakanova

Source: https://www.geopolitika.ru/article/transgranichnye-i-transnacionalnye-otnosheniya-pakistana-i-rol-rossii

Le Pakistan, l'un des grands pays nés de l'effondrement de l'Inde britannique, a hérité de relations complexes en matière de politique transfrontalière et transnationale. La situation géopolitique associée à l'ingérence anglo-saxonne dans la région n'a fait que compliquer ces relations. Par ailleurs, le Pakistan, en tant que région située à la jonction de l'Asie du Sud et de l'Asie centrale, est très important pour les intérêts politiques, économiques et culturels de la Russie.

Cette problématique n'est pratiquement pas prise en compte par la communauté scientifique russe, alors que l'actuel "demi-tour de la Russie vers l'Est" nécessite une étude approfondie. Tout d'abord, pour la mise en œuvre efficace des projets économiques pakistano-russes, l'amélioration des relations avec l'Iran et la Chine, et la résolution du problème afghan.

Bien que le Pakistan puisse actuellement se targuer d'être tout au plus un leader régional, sa position est stratégiquement importante d'un point de vue géopolitique. Dans le sens ouest-est, le Pakistan est au carrefour des routes terrestres et maritimes entre le Moyen-Orient, l'Asie du Sud et la Chine (potentiellement l'Extrême-Orient), et dans le sens nord-sud, il offre aux pays d'Asie centrale l'accès le plus proche à la mer d'Oman. Enfin, le Pakistan est un membre actif de l'OCS et de l'OCI, et un membre potentiel des BRICS.

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Ces dernières années, le Pakistan a fait preuve d'une certaine capacité à faire face et à s'adapter aux défis mondiaux et aux changements géopolitiques. Mais cela est dû en grande partie à l'ancien Premier ministre Imran Khan (photo), puis aux crises politiques et économiques qui ont empêché le gouvernement intérimaire de poursuivre une politique étrangère ambitieuse. Il convient de noter que les choses pourraient changer radicalement après les élections du 8 février 2024, notamment en cas de victoire du PLM-N du clan des Sharifs, qui bénéficie d'un soutien extrêmement faible à l'heure actuelle, mais qui devrait l'emporter en éliminant son principal rival, le PTI.

Le fait même de la création du Pakistan est une véritable bombe à retardement, mise en place dès la politique britannique et assidûment alimentée par la posture du mouvement national indien pendant la Seconde Guerre mondiale.

Bien que la division de l'Inde britannique ait été déclarée sur la base de la religion, de nombreux territoires "musulmans" ont été incorporés à l'Inde en raison de la proximité territoriale, du succès des pressions exercées par les dirigeants britanniques ou des guerres éclair de l'armée indienne. En fait, l'héritage résiduel du territoire pakistanais a d'abord posé des problèmes transfrontaliers et transnationaux. Et si la frontière officielle avec l'Inde était au moins documentée (sans compter la situation distincte du Cachemire), le reste n'était pas résolu. Ainsi, au nord-ouest, la ligne Durand n'est pas reconnue par le gouvernement afghan (et absolument aucune version d'un quelconque gouvernement installé à Kaboul) et par certains nationalistes pachtounes du territoire de Khyber Pakhtunwa. La frontière avec l'Iran est critiquée par les séparatistes du Baloutchistan qui réclament la création d'un pays séparé pour eux, assemblés à partir des territoires du Baloutchistan pakistanais et iranien. Inutile de parler du Cachemire, la frontière avec l'Inde et la frontière avec la Chine sont toujours en question, et le statut du Gilgit-Baltistan, ainsi que des populations qui y vivent, n'a pas encore été déterminé.

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La politique de partenariat stratégique global de l'URSS avec l'Inde a contribué à geler le conflit du Cachemire, qui est l'une des questions clés de la politique pakistanaise contemporaine, mais n'a pas pu contribuer à le résoudre définitivement. Cela s'explique principalement par la position exclusivement pro-indienne de Moscou, qui est restée inchangée depuis 1947. En même temps, sa solution pourrait non seulement contribuer à améliorer les relations entre l'Inde et le Pakistan, mais aussi à "diluer" la présence de la Chine dans la région. D'ailleurs, la position de la Chine, qui soutient sans ambiguïté le Pakistan dans l'affaire du Cachemire, se comprend ici aussi : tout transfert des territoires du Cachemire (et du Gilgit-Baltistan par la même occasion) entraînera un arrêt complet des projets chinois d'accès à la mer d'Oman, à l'Afghanistan et à l'Iran, ce qui est tout à fait dans les "mains" de l'Inde, qui cherche à évincer Pékin de "sa" région.

La guerre d'Afghanistan et la méthode du contingent soviétique consistant à "faire pression" sur les Afghans au Pakistan ont provoqué une crise humanitaire dans le pays, qui n'a pas été résolue à ce jour et qui intensifie la confrontation entre Islamabad et Kaboul, étant l'une des questions clés de la politique interethnique. La politique d'expulsion des Afghans, appliquée activement depuis novembre 2023, est une conséquence directe à la fois de la guerre afghane et de la réduction des programmes humanitaires de l'ONU sur fond de crise économique au Pakistan. Il convient de noter que dans le cadre des relations soviéto-afghanes amicales, la reconnaissance de la ligne Durand en tant que frontière officielle entre les deux pays pouvait être favorisée, mais qu'elle est aujourd'hui sérieusement entravée. La situation est vraiment compliquée. En effet, l'Afghanistan moderne se positionne comme un État pachtoune, et ce malgré le fait que la plupart des Pachtounes vivent sur le territoire du Pakistan (et d'ailleurs, à l'exception de quelques personnalités politiques, ne cherchent pas à vivre en Afghanistan), et que sur le territoire même de l'Afghanistan vivent de grands peuples d'Asie centrale, dont les représentants sont généralement plus nombreux que les Pachtounes.

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La question du Baloutchistan complique considérablement les relations avec l'Iran. En effet, les autorités d'Islamabad et de Téhéran partagent le même point de vue : le Baloutchistan indépendant n'a pas le droit d'exister et, dans une certaine mesure, c'est historiquement justifié, puisqu'il n'y a jamais eu d'État baloutche unifié, mais seulement plusieurs principautés disparates.

Cependant, l'opposition séparatiste du Baloutchistan a trouvé un bon soutien, à la fois moral et monétaire, auprès de l'Occident global, ce qui aboutit tôt ou tard à la création de groupes terroristes.

Cette situation, entre autres problèmes, ralentit considérablement le développement des relations entre le Pakistan et l'Iran, en particulier les relations commerciales. Il convient de noter que l'opposition du Baloutchistan, à son tour, entrave activement le développement du nationalisme au Baloutchistan, empêchant le développement de minorités nationales sur le territoire contrôlé, telles que les Brahui, les Pachtounes, les Harareis et les Siddis. Ce sont les actes terroristes au Baloutchistan qui créent des problèmes à la Chine dans son initiative "Belt and Road" avec l'accès à Gwadar.

Cela dit, il convient de noter que, d'une manière ou d'une autre, toutes les affaires transfrontalières pakistanaises fondées sur des questions transnationales sont des héritages de la colonisation britannique et de la politique du grand jeu de la fin du 19ème siècle. Compte tenu des relations actuelles entre le Sud global et la Russie, le Pakistan est en fait entouré d'États amis ou loyaux envers Moscou, et l'influence russe (non unilatérale bien sûr et pas uniquement en sa faveur) pourrait contribuer à leur résolution, ainsi qu'à la réduction du degré de tension dans la région. Toutefois, des difficultés se posent également à cet égard. Le fait est que la stratégie de sécurité nationale du Pakistan, adoptée en janvier 2022 (sous le régime du PTI et, par conséquent, considérablement déformée et violée par l'intérim), mentionne la Russie et le cadre de coopération avec elle: "Le Pakistan cherche à redéfinir son partenariat avec la Russie dans les domaines de l'énergie, de la coopération en matière de défense et de l'investissement. Les relations ont déjà pris un élan positif et le Pakistan continuera à s'efforcer de maximiser les avantages mutuels. La Russie, les pays d'Asie centrale et le Pakistan sont également des partenaires importants dans la réalisation de nos objectifs communs de paix et de stabilité en Afghanistan". Dans le même temps, le concept de politique étrangère russe de 2023 ne mentionne pas le Pakistan séparément en principe.

L'aide de la Russie au Pakistan pour résoudre les problèmes transfrontaliers et transnationaux pourrait faciliter considérablement les relations de Moscou avec les pays d'Asie du Sud dans leur ensemble, et contribuer à la construction d'un modèle efficace de monde multipolaire, mais pour l'instant, cela ne vaut probablement pas la peine d'espérer.

lundi, 29 janvier 2024

Les élections indonésiennes seront un tournant pour la géopolitique asiatique

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Les élections indonésiennes seront un tournant pour la géopolitique asiatique

Lucas Leiroz

Source: https://www.geopolitika.ru/pt-br/article/eleicoes-na-indonesia-serao-um-momento-decisivo-para-geopolitica-asiatica

Le mois prochain, les citoyens indonésiens voteront pour choisir leur nouveau président.

Étant donné que l'Indonésie est un État clé dans ce que l'on appelle le "Sud global", qu'elle est le plus grand pays islamique du monde et qu'elle espère devenir la sixième économie mondiale dans les années à venir, les élections seront sans aucun doute importantes pour l'avenir de la scène géopolitique mondiale.

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La course à la présidence se concentre sur deux candidats. D'une part, Prabowo Subianto (photo, haut), actuel ministre de la défense, qui prône une politique étrangère équilibrée, faisant de l'Indonésie une sorte de "pont" entre l'Occident et les puissances multipolaires. D'autre part, Anies Baswedan (photo, bas), ancien gouverneur de Jakarta, soutenu par les États-Unis, qui promet d'aligner son pays sur l'Occident.

Subianto est l'un des protagonistes de la stratégie actuelle de l'Indonésie, qui consiste à rechercher une ligne neutre au milieu des tensions mondiales. À titre d'exemple, l'Indonésie a récemment participé à des exercices militaires conjoints avec les États-Unis, tout en renforçant ses liens économiques avec la Chine, après avoir signé un important accord de coopération l'année dernière. En outre, une autre caractéristique intéressante de l'état d'esprit géopolitique de l'Indonésie est sa quête de prééminence régionale, comme en témoigne le fait que le pays a récemment dirigé les premiers exercices militaires de l'ANASE.

Baswedan, cependant, a une histoire personnelle de liens avec les États-Unis et semble vouloir aider le pays à devenir un proche allié de l'Occident. Le candidat affirme que son intention est de mettre en œuvre une "politique étrangère fondée sur les valeurs", alignant l'Indonésie sur le projet libéral-mondialiste occidental - ce qui ne manquera pas de créer un certain nombre de problèmes au niveau régional, notamment avec la Chine.

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L'Indonésie et la Chine ont des rivalités et des différends territoriaux. Dans sa dernière carte officielle, le gouvernement chinois a inclus des zones maritimes revendiquées par l'Indonésie, telles que les îles Natuna, qui se trouvent dans la mer de Chine méridionale. Malgré ces divergences, les deux pays entretiennent une coopération économique bénéfique, Pékin investissant des dizaines de milliards de dollars dans des entreprises indonésiennes. Cette situation est le résultat direct des orientations souveraines et non alignées du gouvernement actuel - que Subianto promet de préserver, tandis que Baswedan promet de les inverser.

Comme chacun sait, le monde connaît actuellement des tensions croissantes, les États-Unis perdant progressivement leur influence mondiale dans un processus accéléré de multipolarisation géopolitique. Dans ce contexte, Washington cherche à gagner autant d'alliés que possible pour compenser les pertes constantes résultant de la décision de plusieurs pays de quitter la sphère d'influence américaine. En ce qui concerne la région asiatique en particulier, l'intérêt des États-Unis à obtenir le soutien d'un plus grand nombre de pays est encore plus grand, car la Chine est considérée comme un ennemi, et c'est pourquoi les États-Unis ont besoin de partenaires locaux pour affronter Pékin.

Baswedan a l'intention d'exploiter les rivalités de son pays avec la Chine pour justifier un virage pro-américain en matière de politique étrangère et faire de l'Indonésie un représentant de l'Occident en Asie. Il est très probable que, s'il gagne, Baswedan rapprochera son pays des alliances militaires anti-chinoises dirigées par les États-Unis en Asie, telles que QUAD et AUKUS, renforçant ainsi les hostilités contre Pékin. En outre, compte tenu du rôle important de l'Indonésie au sein de l'ANASE et de sa grande influence économique régionale, ce virage pro-occidental pourrait également signifier une tendance générale dans cette région d'Asie, amenant d'autres pays du bloc à adopter une position anti-chinoise.

Cette volonté de faire de son pays un représentant des intérêts américains explique pourquoi Baswedan bénéficie actuellement d'un soutien massif de Washington, notamment dans le cadre de la guerre de l'information. La machine de propagande occidentale répand des rumeurs sur le candidat de l'opposition, utilisant des éléments de son passé, comme son implication dans la dictature de Suharto, comme arguments pour dire que son accession au pouvoir serait une "menace pour la démocratie indonésienne".

Ces récits sont diffusés par les États-Unis parce que la victoire de Subianto semble très plausible. Le candidat est clairement le préféré du peuple indonésien et le favori des sondages électoraux, ce qui explique pourquoi les États-Unis intensifient leur guerre de l'information. L'objectif est de convaincre le plus grand nombre possible de citoyens indonésiens de voter pour Baswedan, en essayant ainsi d'inverser les chiffres actuellement indiqués dans les sondages.

Il est peu probable que la victoire soit définitive le 14 février, et il est possible que les deux candidats s'affrontent lors d'un second tour en juin. Jusqu'à ce que les résultats soient connus, l'Indonésie devra faire l'objet d'une grande attention, car ce pays est extrêmement important pour l'Asie et le monde islamique.

Il est certain que les efforts américains pour élire Baswedan vont s'intensifier dans les semaines à venir. Compte tenu de l'importance géopolitique que revêt la question, il est même possible que la position occidentale à l'égard de l'Indonésie devienne plus agressive si le résultat escompté n'est pas atteint par la voie électorale - avec la possibilité de tentatives de changement de régime et de révolution de couleur en cas de victoire de Subianto.

Vous pouvez suivre Lucas Leiroz sur : https://t.me/lucasleiroz et https://twitter.com/leiroz_lucas

vendredi, 26 janvier 2024

Le joker taïwanais

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Le joker taïwanais

Konstantin Batanov

Source: https://www.geopolitika.ru/article/tayvanskiy-dzhoker

Le 13 janvier 2024, de 8h00 à 16h00, Taïwan a organisé l'élection du chef de l'exécutif taïwanais. Trois candidats étaient en lice : Lai Qingde (Parti démocrate progressiste), Hou Yu-ih (Kuomintang) et Ke Wenzhe (Parti populaire de Taïwan). Lai Qingde, dont le parti est favorable à l'indépendance de Taïwan, l'a emporté.

Certains experts estiment qu'en conséquence, Taïwan commencera à s'éloigner de la Chine et de la Russie et à se rapprocher des États-Unis et de leurs alliés, ce qui compliquera l'environnement international.

Toutefois, le Parti démocrate progressiste a déjà remporté de nombreuses élections et est actuellement le parti au pouvoir sur l'île, après avoir remporté les élections précédentes en 2020, ce qui n'a finalement pas eu de conséquences graves. Lai lui-même a déclaré au cours de la campagne électorale qu'il avait l'intention de poursuivre l'indépendance de Taïwan, il est plus radical que l'actuelle dirigeante Tsai Ing-wen.

En ce qui concerne les candidats perdants, on peut dire ce qui suit.

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Le candidat du Kuomintang Hou Yu-ih (photo) est contre l'indépendance de l'île et pour la normalisation des relations avec Pékin, mais selon les termes du Kuomintang, en réalité il s'avère qu'il est soi-disant contre l'indépendance de Taïwan, mais en réalité il ne peut pas aller vers l'unification, parce qu'il s'oppose au Parti communiste chinois. C'est la position traditionnelle de ce parti, qui se considère comme le parti national de la Chine avec des origines patriotiques. Hou Yu-ih a toujours souligné l'importance de soutenir la paix et la stabilité des deux côtés du détroit de Taiwan et a préconisé la promotion du dialogue et de la coopération avec la Chine, estimant que cela est nécessaire à la prospérité et au développement de Taiwan.

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Le candidat du Parti populaire de Taïwan, Ke Wen-jae (photo), soutient le maintien des relations actuelles avec la Chine pour préserver la paix, c'est-à-dire qu'il s'inscrit essentiellement dans la continuité de l'orientation actuelle des autorités taïwanaises : ne pas se rapprocher de la Chine, mais aussi ne pas obliger la Chine à recourir à la force.

Les experts chinois considèrent que les deux premiers hommes politiques sont pro-américains et Ke Wen-jea pro-japonais, et estiment qu'en fait, quel que soit l'élu, il n'y aura pas d'amélioration significative de la situation dans les relations de l'île avec la Chine.

L'élection attire l'attention du monde entier parce qu'elle n'est pas seulement une lutte entre les forces politiques intérieures de Taïwan, mais aussi un reflet des tensions entre la Chine et les États-Unis.

Les Taïwanais eux-mêmes sont divisés en plusieurs camps, certains pensent que Taïwan doit éviter les actions radicales afin de préserver la paix, d'autres sont en faveur de l'indépendance, comptant sur la protection et le soutien des pays occidentaux, et d'autres encore sont enclins, sinon à l'unification avec la Chine, du moins à l'intégration avec elle.

Les autorités chinoises entendent poursuivre la réunification en appliquant le système "un pays, deux systèmes" testé lors de la restitution de Hong Kong à la Chine en 1997 et de Macao en 1999. Taïwan devrait être intégrée à la Chine mais jouir d'un large degré d'autonomie. L'adhésion de Taïwan par la force serait désavantageuse pour la Chine, car les parties subiraient de graves dommages économiques.

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Taïwan est un leader sur le marché mondial de la fabrication de semi-conducteurs. Comme le souligne Bloomberg, une guerre dans le détroit de Taïwan pourrait entraîner une perte économique de 10.000 milliards de dollars pour le monde, soit l'équivalent de 10% du PIB mondial actuel.

La Chine est très intégrée dans l'économie mondiale, ce qui entraînerait des dommages considérables. C'est pourquoi les dirigeants chinois tentent de réaliser l'unification par des méthodes pacifiques.

L'accent est mis ici sur l'utilisation de la puissance douce et du pragmatisme traditionnel chinois. Cela se traduit par le fait que les Taïwanais peuvent visiter la Chine, y travailler et y faire des affaires, bénéficier de la politique sociale nationale (qui ne peut être utilisée par les étrangers qui n'ont pas la citoyenneté de la République populaire de Chine), et que les entreprises à capitaux taïwanais opérant sur le continent peuvent bénéficier d'avantages fiscaux et autres.

Dans le cadre du 13ème plan quinquennal, une ligne ferroviaire à grande vitesse reliant Pékin à Taipei est incluse dans le programme de construction d'un réseau national de lignes ferroviaires à grande vitesse. Il devrait être mis en service en 2035.

Le 8 janvier, le ministère chinois du commerce, le bureau des affaires taïwanaises, le comité de réforme et de développement et le ministère de l'industrie et des technologies de l'information ont approuvé une série de mesures visant à renforcer la coopération commerciale et économique entre la province de Fujian et Taïwan afin d'approfondir l'intégration économique dans le détroit de Taïwan. Il s'agit manifestement de démontrer aux électeurs taïwanais les avantages d'établir des relations avec la "grande mère patrie".

En mars 2005, la Chine a adopté la loi anti-séparatisme, qui stipule que la déclaration d'indépendance de Taïwan pourrait bien devenir un prétexte à la guerre. Par conséquent, une action décisive de la part des nouveaux dirigeants taïwanais pourrait provoquer un conflit militaire: si Lai déclarait que Taïwan était désormais un État indépendant, il ne laisserait à Xi Jinping d'autre choix que de recourir à la force.

Les autorités chinoises se sont donc préparées non seulement auprès des Taïwanais, mais aussi sur la scène internationale.

Les 8 et 9 janvier s'est tenue la 17ème réunion de travail entre les départements de la défense américain et chinois, au cours de laquelle la partie chinoise a souligné qu'"il n'y aura jamais le moindre compromis ou concession sur la question de Taïwan". Les États-Unis sont tenus de respecter le principe d'une seule Chine, de remplir effectivement leurs obligations, de cesser d'armer Taïwan et de s'opposer à l'"indépendance" de Taïwan.

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Auparavant, le 7 janvier, le ministère chinois des affaires étrangères avait annoncé des sanctions à l'encontre de cinq entreprises du complexe militaro-industriel américain ayant fourni des armes à Taïwan. Le 9 janvier, un porte-parole américain a déclaré que les États-Unis "demandent instamment à Pékin de cesser d'exercer des pressions militaires, diplomatiques et économiques sur Taïwan".

La stratégie américaine consiste à maintenir le statu quo sur la question de Taïwan et à armer progressivement Taïwan afin d'envenimer périodiquement la situation dans le détroit de Taïwan, de causer des ennuis à la Chine en la "contenant" et d'effrayer ses voisins dans la région. À cette fin, les États-Unis ont récemment fourni une aide militaire de 500 millions de dollars à la partie taïwanaise.

Mais, d'un autre côté, dans la situation internationale actuelle, alors que leurs forces considérables sont attirées par Israël et l'Ukraine, les Américains ne tireront aucun profit d'un conflit militaire entre la Chine et Taïwan, car il nécessitera leur intervention directe, des dépenses financières considérables, et il n'est pas certain que les États-Unis sortent victorieux de ce conflit. Au contraire, il pourrait conduire à une résolution définitive de la question taïwanaise en faveur de la Chine.

Certains analystes politiques taïwanais établissent des liens entre Lai Qingde, Zelensky et Netanyahu, les qualifiant de "dangereux amis des États-Unis", ce qui implique que leur comportement pourrait créer des problèmes pour les Américains et mettre les États-Unis dans une position difficile.

C'est pourquoi les hauts fonctionnaires de la Maison Blanche soulignent régulièrement que les États-Unis s'opposent à l'"indépendance de Taïwan" et soutiennent le principe d'"une seule Chine", empêchant ainsi les dirigeants taïwanais de prendre confiance dans le soutien inconditionnel des États-Unis.

Dans le même temps, une unification pacifique de Taïwan et de la Chine serait également désavantageuse pour les États-Unis, car elle renforcerait la position géopolitique de la Chine, lui fournirait des avantages technologiques et réduirait la capacité des Américains à influencer les dirigeants chinois.

À cet égard, les États-Unis prennent des mesures pour "réchauffer" Taïwan. Ainsi, 73 sénateurs et représentants du Congrès américain ont récemment adopté une "résolution pro-Taïwan", promettant d'utiliser toutes les méthodes efficaces pour soutenir la "liberté" du peuple taïwanais. Et à la veille des élections taïwanaises, les États-Unis ont envoyé 148 millions de litres de carburant diesel aux bases militaires des Philippines afin d'utiliser les Philippines comme tremplin pour une intervention armée dans le détroit de Taïwan à tout moment.

Sur la base de ce qui précède, nous pouvons conclure que les États-Unis et la Chine sont confrontés à des tâches géopolitiques complexes : ils doivent éviter les conflits militaires pour atteindre leurs objectifs, qui non seulement ne coïncident pas, mais sont même opposés.

La situation est aggravée par l'imprévisibilité de Lai Qingde. Il est évident que les Américains devront le retenir périodiquement pour l'empêcher de faire des provocations trop graves à l'égard de la Chine.

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Le 20 mai, Lai Qingde (photo) sera intronisé, après quoi nous pouvons nous attendre à des actions concrètes de sa part, qui détermineront l'évolution future de la situation. Si Lai ne donne pas de prétexte pour lancer une action militaire, nous pouvons nous attendre à ce que les dirigeants chinois continuent à travailler pour gagner la confiance du peuple taïwanais et changer ses préférences politiques. Si Lai Qingde commet un acte irréfléchi, il existe un réel danger de conflit militaire qui affectera non seulement l'Asie du Sud-Est, mais aussi le monde dans son ensemble - l'économie mondiale sera confrontée à un certain nombre de changements fondamentaux qui affecteront presque toutes les sphères d'activité.

lundi, 22 janvier 2024

Port chinois au Pérou. La route de la soie maritime est une réalité

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Port chinois au Pérou. La route de la soie maritime est une réalité

Enrico Toselli

Source: https://electomagazine.it/porto-cinese-in-peru-la-via-della-seta-marittima-e-realta/

Il n'y a pas que la guerre. Le scénario international évolue également sous le radar, tandis que les médias atlantistes se contentent d'exulter devant chaque difficulté - y compris celles qu'ils ont inventées - dans le Sud global. Ainsi, entre l'annonce des défaites russes en Ukraine et l'abattage de coûteux avions moscovites par d'héroïques fantassins-chasseurs à Zelensky armés de lance-pierres, les hommes de Poutine arrivent officiellement au Niger sans que les médias italiens et/ou occidentaux ne perdent de temps à en faire état.

De même, aucun espace n'est consacré à l'accord entre le Pérou et la Chine pour le port sud-américain de Chancay. Une infrastructure colossale qui appartiendra à la compagnie chinoise Cosco Shipping et qui pourra accueillir les grands navires marchands qui assureront le trafic direct entre l'Amérique latine et l'Asie. Pas seulement entre le Pérou et la Chine, puisque le port de Chancay a vocation à devenir un hub du sous-continent. Donc non seulement pour le cuivre andin, mais aussi pour le soja brésilien.

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Le port, du moins en ce qui concerne la première phase, pourrait être inauguré à l'automne par Xi Jinping, notamment pour souligner l'importance stratégique de l'infrastructure. Entre autres, un pôle industriel est déjà prévu à proximité du port, qui devrait notamment servir à la transformation des produits agroalimentaires en provenance du Brésil. Et c'est justement le Brésil et le Pérou qui sont engagés dans des négociations pour résoudre les différents problèmes juridiques, sanitaires et logistiques.

Chancay et son arrière-pays représenteront une nouvelle étape fondamentale dans le développement de la route de la soie maritime. Ainsi, entre autres, les pays d'Amérique latine situés sur la côte atlantique pourront éviter de passer par le canal de Panama, ce qui leur fera gagner plusieurs jours de navigation. Bien entendu, pour Pékin, cela représentera également la possibilité d'exercer une plus grande influence dans toute la région.

dimanche, 21 janvier 2024

Gaza et l'affrontement Israël-Hamas - Un tournant dans la culture stratégique des conflits armés 

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Gaza et l'affrontement Israël-Hamas    

Un tournant dans la culture stratégique des conflits armés 

par Irnerio Seminatore 

TABLE DES MATIERES

- L’attaque du Hamas et l’accumulation des dangers

- Israël et l’échec de la « dissuasion conventionnelle »

- Israël, les Etats-Unis et le monde islamique. Opposition ou complémentarité entre la conceptualisation des théoriciens de la guerre inter-étatique, C. Clausewitz et Général L.Poirier et les approches sociologiques des nouveaux conflits armés, B. Badie 

- Bertrand Badie. Une autre lecture de l’histoire, de la guerre et de la stratégie. Les relations internationales comme sociologie et comme absence du politique. Une approche psycho-sociologique

- Sur le primat de la force et sur la politique de l’inimitié (Carl Schmitt)

Sources: 

https://www.enderi.fr/Gaza-et-l-affrontement-Israel-Hamas...

&

https://www.ieri.be/fr/publications/wp/2024/janvier/gaza-...

***

L’attaque du Hamas et l’accumulation des dangers

L’explosion de la violence au Proche-Orient s’inscrit dans deux cultures différentes, celle de la guerre inter-étatique et celle de la sociologie des nouveaux conflits, sub-étatiques, asymétriques et exotiques.

La plupart des observateurs, analystes et médias internationaux ont repéré dans l’attaque du Hamas l’adoption d’un modèle de conflit visant l’existence de l’État d’Israël, l’invincibilité de Tsahal et les failles de son appareil de renseignement militaire. Selon une lecture de la guerre classique le but du Hamas, comme organisation terroriste, a été politiquement de remettre à l’ordre du jour le récit d’une solution du problème palestinien à deux Etats par une attaque sanglante et brutale qui a rappelé la pratique de beaucoup de mouvements armés issus de la décolonisation, dont l’accession au pouvoir d’Etat est passée par un long processus de violence armée, et par une montée aux extrêmes, engendrant des situations favorables aux insurgés et aux mouvements nationalistes montants. Mouvements de combat sans scrupules par l’adoption du terrorisme et par l’indifférence morale entre les figures des combattants et celles des populations civiles (Vietnam, Afghanistan, Algérie). La réaction légitime de Netanyahou à l’adoption de ce modèle de combat a été de répondre par une volonté d’éradication radicale du Hamas.

Dans cette nouvelle situation les recommandations à réfléchir venant du Président des Etats-Unis J. Biden qui a connu l’attaque terroriste du 11 septembre et a fait l’expérience de l’anti-terrorisme par la guerre en Irak et par la longue et infructueuse intervention en Afghanistan, sont restées lettre morte et ont été submergées par les déclarations de deux membres du cabinet, Itamar Ben Gvir, Ministre de la Sécurité Nationale et Bezalel Smotrich, Ministre des Finances, évoquant l’hypothèse d’un transfert des  populations gazaouies et d’une colonisation conséquente du territoire par Israël. Cette conception de la guerre et du conflit emblématiserait une culture des relations internationales du 19ème siècle, fondée sur les conquêtes territoriales et les nettoyages ethniques de masse.

Concrètement et en tenant compte des représailles terrifiantes d’Israël et de la détermination inébranlable de son Premier Ministre, deux répercussions ultérieures doivent être évoquées, celle d’une extension calculée du conflit et celle d’une coordination opérationnelle avec les Américains, en soutien extérieur, et couvrant Israël par la Sixième flotte en cas d’entrée dans la dance du Hezbollah, du Liban, de la Syrie et de la République islamique d’Iran. Ce rééquilibrage asymétrique des forces, unifierait le front de combat de la Syrie au Yémen, liant la Méditerranée orientale au Golfe Persique et risquant de juguler le trafic maritime dans l’artère principale du commerce mondial, et par là, de l’Europe, de la Chine et du Japon.

La question qui se pose, en raisonnement stratégique, est de savoir si l’action coordonnée de deux puissances étatiques (Israël et les Etats-Unis), peut avoir le dessus sur des forces sub-étatiques et irrégulières, vis à vis desquelles, ni la dissuasion ni les rapports de force ont eu une valeur intimidante et dissuasive.

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Assistons-nous avec l’offensive du Hamas à un échec de la « dissuasion conventionnelle » qui a consisté, depuis l’opération « Plomb durci » de 2008, à dissuader le mouvement palestinien de lancer des roquettes depuis Gaza, dans le but d ‘atteindre les populations d’Israël au sud du pays ? Certainement les conséquences psycho-politiques de l’attaque du 7 octobre sur le territoire israélien ont été la remise en cause du pacte de sécurité entre les citoyens et l’Etat, qui fut à l’origine de la naissance d’Israël, ce dernier devant assurer aux rescapés de la Shoah la paix et la stabilité dans la terre de Sion, qui leur avait été refusée pendant deux millénaires de souffrances et de pogroms. A titre de rappel, la dislocation de l’empire ottoman lors de la première guerre mondiale, n’avait pas apporté l’indépendance d’un Etat national arabe et avait généré un partage du Proche Orient en zones d’influence entre puissances coloniales, France et Grand Bretagne, avec les accords Sykes-Piquot. De ce découpage colonial et des guerre israélo-arabes qui se poursuivent depuis 75 ans, sont nées les blessures et les revendications manquées, d’un Etat national palestinien, aujourd’hui hautement problématique. Au sein de ce cadre tourmenté, le fait de ne pouvoir être protégés de toute initiative irrationnelle venant d’actions terroristes ou exotiques a été un choc inattendu et brûlant qui a secoué la société israélienne. Ce choc a été la résultante d’un postulat illusoire, celui de la sécurité et de la culture étatique, vu que la société palestinienne perdure en sa revendication et que la dissuasion militaire est totalement inopérante contre des milices sub-étatiques, représentés par le Hamas, portant le projet d’une réislamisation de la société palestinienne. Or, selon la doctrine traditionnelle des relations internationales, toute dissuasion est fondée, en son pur concept, sur l’idée qu’une punition suivra à toute action militaire offensive porteuse de dangers, interdisant à l’adversaire d’atteindre son objectif et sur le postulat d’une garantie et d’un parapluie suffisants.

Israël et l’échec de la « dissuasion conventionnelle »

Dans le cas d’Israël la dissuasion, comme mode préventif d’action n’a pas détourné l’adversaire de son initiative et a prouvé, au contraire, qu’une entreprise planifiée bien à l’avance était payante, réaliste et parfaitement réalisable. Le mode d’action dissuasif a un sens politique mais aussi militaire. Selon cette formulation, la dissuasion d’Israël vis-à-vis du Hamas a été de considérer incertaine et problématique l’inhibition d’un comportement qui remette en cause l’existence d’Israël, ainsi que les moyens de défense de ses intérêts vitaux (tactique, logistique, armements et ressources humaines). Ainsi, face à la « surprise de l’attaque », la punition en représailles de la part d’Israël, a été de mettre la riposte en rapport, par son ampleur et par son intensité, avec l’enjeu existentiel de l’Etat et, dans le cas d’espèce, avec le type de sécurité recherchée. Or, la sanctuarisation du territoire d’Israël, a exigé l’élaboration de deux modèles de riposte, défensif et préventif. Le premier modèle (environnement immédiat) a été conçu sur la base de la défense active du territoire et sur la mise en œuvre rapide de moyens de violence classiques, conjugués avec la recherche d’une issue négociée du conflit éventuel, confiée à la diplomatie. Le deuxième modèle (environnement élargi), a été prévu pour le cas d’une gravité exceptionnelle de la crise et a été conçu sur l’exigence de prévenir une attaque, portant atteinte à la substance vive de la nation.  Selon une morphologie dyadique, il s’est conjugué d’abord comme une riposte du champ de bataille, imposé par le risque d’une percée du front de combat, suite à l’entrée en jeu des alliances régionales de l’adversaire, et ensuite, comme une sanctuarisation de son propre espace national, vis-à-vis de l’adversaire majeur, l’Iran (87,92 millions d’habitants), qui est au seuil de capacités balistico-nucléaires et d’une nouvelle liberté d’action des forces conventionnelles.

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Israël, les Etats-Unis et le monde islamique.  Opposition ou complémentarité entre la conceptualisation de la théorie stratégique, à l’aide du Général major C. Clausewitz et du Général L. Poirier et la sociologie des nouveaux conflits armés, suivant le Professeur B. Badie. Approche politico-stratégique

Suivant une lecture du conflit, qui adopte des éléments de conceptualisation du Vom Kriege de Carl Clausewitz, sans oublier la lecture de la « stratégie » comme « politique en acte » de L. Poirier dans Essais de stratégie théorique, nous essaierons de développer deux concepts de base: la définition de la guerre comme « domaine du danger, du hasard et de la chance » et celui « d’un duel à vaste échelle ».   

A l’aide de la théorie stratégique adoptée par Tsahal nous estimons que le plus grand danger pour Israël vient d’un élargissement du conflit et donc d’un changement d’échelle du risque, résultant de la corrélation entre les deux notions mentionnées. Ce changement lui feraient perdre l’autonomie stratégique, qui est la sienne et l’exposerait aux projets politiques des puissances multipolaires, autres et distantes, dont il deviendrait dépendant et vassal (voir le cas de l’Ukraine).

Par ailleurs, en ce qui concerne la stratégie d’anéantissement du Hamas, le choix de l’élimination physique de ses chefs et de ses acteurs de cohésion, condamnerait Israël à subir les contre-coups de l’adversaire, comme force vivante, par « la montée aux extrêmes de la violence, en tant qu’action réciproque » (C. Clausewitz). En effet la position régionale d’Israël dans le conflit global, l’opposerait au monde arabo-musulman mondialisé, et la « résistance » à la pérennisation du conflit passerait d’Israël à la diaspora du monde islamique, qui en serait ainsi éveillée par le facteur moral. Or, pour Napoléon, « Le moral est au physique ce que trois est à un en mathématique! ». De plus, ceci se traduirait militairement par un affaiblissement d’Israël, qui serait obligé à passer de la défensive à l’offensive, ou à une contre-offensive permanente, sans possibilité de contre-poids ou de contre-coups.

En poursuivant dans l’adoption des concepts clausewitziens fondamentaux pour l’intelligibilité du conflit asymétrique en cours entre Israël et le mouvement palestinien, il semble utile de rappeler la variabilité des notions empruntées, compte tenu du fait que nous sommes dans une situation de transition du système à hégémonie instable et que l’on ne peut s’appuyer que sur les invariants.

Un de ces invariants, fructueux pour le raisonnement stratégique, est constitué par la corrélation entre le « but de guerre » (Zweck) et le « but dans la guerre » (Ziel), qui, en cas de contradiction entre les deux, freine ou atténue la notion de « victoire ». Par cette dialectique contradictoire nous parvenons à comprendre plus clairement où se situe la réversibilité d’une action de combat et ses limites (sauvegarde des otages, ou ampleur et intensité d’une représailles).

Si nous entendons adopter de surcroit une deuxième corrélation entre le « but de guerre » (Zweck ou invariant) et « le point de gravité du conflit » (Schwerkpunkt où variable dynamique et géostratégique), nous parvenons à  saisir pourquoi, par la caractéristique intrinsèque du Zweck (guerre anti-terroriste), il est impossible pour Israël d’établir une position négociée avec le Hamas et de maintenir un refus de compromis et conjointement l’obligation de sauvegarder à tout prix les otages (variable conjoncturelle). Plus délicate de toutes, la notion de « centre de gravité du conflit » (ou Schwerkpunkt), qui est le fondement de la direction stratégique du conflit d’aujourd’hui et qui pourrait devenir demain son point de gravité politique, celui imprimé à la guerre par « l’étonnante trinité » de (C. Clausewitz): l’instinct aveugle ou la passionalité du peuple, la « soumission au politique » et l’« acte de raison » (ou la détermination rationnelle du but de guerre). Vue de plus près l’« étonnante trinité » est une synthèse aléatoire et conjoncturelle qui a son point faible dans l’unité et dans la cohésion de ces trois éléments; trinité éphémère, dont l’inextricable mélange fait de la guerre un « caméléon » perpétuellement changeant. C’est pourquoi l’incarnation de la trinité exige l’existence de la figure d’un Chef (lui-même variable selon les situations et les pays (César, Napoléon, de Gaulle et, dans ce conflit, « Ubi major minor cessat », Netanyahou). Un Roi-client de la Rome moderne d’Amérique, qui veut devenir Souverain unique de la Knesset turbulente de Jérusalem. Un Chef ambitieux, cruel et sans pitié, en charge du dilemme de toute stratégie autour de l’aléa suprême, l’usage modéré de la force ou l’emploi massif de la violence armée dans le but de briser toute velléité de résistance des insurgés du Hamas.

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Bertrand Badie (photo). Une autre lecture de l’histoire, de la guerre et de la stratégie. Les relations internationales comme sociologie et comme absence du politique. Une approche psycho-sociologique

La lecture du conflit Israël-Hamas qu’en donne Bertrand Badie, professeur émérite à Science Po de Paris et auteur du livre Pour une approche subjective des Relations Internationales, est celle d’une conception sociale de l’histoire, longue et indifférenciée ; une histoire guillotinée de ses souverains, les décideurs des dilemmes et des heures graves.

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Suivant son approche, Israël ne pourra pas parvenir à une victoire sur le mouvement palestinien, ni négocier un accord avec le Hamas, puisqu’il combat une guerre asymétrique contre une société sans Etat et sans unité décisionnelle.  Ce nouveau type de conflit ne pourrait pas se résoudre selon le vieux code du rapport de force, qui garantissait la victoire dans les relations internationales du passé, après avoir atteint le point culminant de la bataille (Ziel), ou de la guerre (Zweck), car les nouvelles formes de conflictualité ne sont plus caractérisées par des rapports d’Etat à Etat, depuis le début de la décolonisation et, au Moyen Orient, depuis la guerre Israélo-Arabe de 1973. Le mieux pour Israël aurait été de profiter du « statu quo », qui lui permette de grignoter des territoires en Cisjordanie, à l’aide d’une occupation illégitime et illégale. Ainsi les nouvelles formes de conflictualités dépendent, selon le Professeur Badie et les gauches européennes avec lui, des perceptions et représentations des opinions, très variables, qui structurent en permanence le champ social, influant sur les diverses formes de gouvernement. Ça serait l’interprétation gouvernementale du conflit qui fait l’Histoire. Ni les masses, selon la lecture althussérienne du devenir, ni les idéologies marxisantes et postmarxistes, ni la géopolitique ou la stratégie, mais les mythes de la décolonisation et leurs implications terroristes. Par conséquent l’action de représailles d’Israël pourrait se révéler un piège aux effets contre-productifs, puisque la conscience du risque renforcerait l’adversaire et conduirait à la défaite de l’État hébreu impérialiste.

La pertinence de l’analyse serait prouvée, selon le Professeur Badie, par la nature du conflit qui dure depuis 75 ans et qui, à l’image des conflits de décolonisation, est celle du « résistant » contre « l’occupant » et qui n’aurait qu’une seule issue, la défaite de la puissance occupante. Pas de synthèse, pas de négociation, pas de dissuasion, pas de victoire, pas de gain, pas d’espérance politico-stratégique, car la culture des stratégies étatiques ou des guerres symétriques est déphasée et dépassée (Vietnam, Somalie, Afghanistan, Irak). Il n’y aurait de place qu’à des conflits hybrides, asymétriques, sans autres solutions, que le gel des positions acquises, des conflits « d’usure » et des « status-quo » prolongés ? Quelle issue politique à ce conflit ? Défaite ou statu quo ? Le Professeur Badie n’indique pas une issue, mais constate le changement intervenu dans la structure du jeu international, dépourvu de règles et de logique connue. Il constate que les nouvelles formes de conflictualité ont une paternité commune, le processus de décolonisation anti-occidental. Situé dans cette perspective tiermondiste, le Professur B. Badie ne défigurerait pas d’avoir une place honorable au sein « d’un nouveau quarteron d’intellectuels à la retraite », qui demeure l’aréopage déclinant de certaines forces politiques et parlementaires du gauchisme franchouillard et du vide atonique et stratégique européen.

Sur le primat de la force et sur la politique de l’inimitié (Carl Schmitt)

Puisqu’il n’y a pas de solution évidente au problème de la conflictualité au Moyen-Orient, ni du côté de la paix, ni du côté de la guerre, ni encore du côté de la radicalité politique, religieuse ou ethnique, les analystes de la chose géopolitique, d’école réaliste, repèrent des fragments de réponse dans les auteurs du primat de la force, de la politique d’inimitié et de l’ordre existentiel, comme fondement de la stabilité de demain et de la pérennité historique des cités politiques. L’auteur qui a le mieux travaillé les deux concepts d’inimitié et d’État politique comme ordre existentiel d’une communauté est Carl Schmitt, qui met en exergue le fondement du concept de politique dans sa réalité existentielle, lorsque l’État est mis lui-même en question et qu'une lutte est à mener sans limites juridiques. Puisque la distinction entre l'ami et l'ennemi exprime le "degré d'intensité d'un lien, ou d'une séparation, d'une association ou d'une dissociation". Schmitt précise qu’il s'agit d'un ennemi public (hostis) et non privé (inimicus), contre lequel une guerre est toujours possible, car une guerre « ne tire pas son sens du fait qu’elle est menée pour des idéaux ou pour des normes du droit », mais bel et bien par les impératifs d’ordre existentiel. Dans ces cas, l’ennemi n’est pas seulement un adversaire (de droite ou de gauche) mais une différence éthique. Et l’ordre remis en cause est d’ordre « existentiel » et pas d’ordre normatif et il est défini par l’unité du peuple et de l’État, par le danger et le risque sécuritaires, et, in fine, par la figure de l’étranger, avec lequel des conflits ne sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales, établies à l’avance, ni par la sentence ou le jugement d’un tiers. Il n’est pas arbitraire d’identifier, dans une telle définition, les deux figures des Palestiniens et des Israéliens. C’est l’hostilité qui détermine l’ennemi et c’est l’inimitié qui fait perdurer le conflit. Cependant le point d’origine des hostilités porte sur une question première: « Qui, dans cette affaire est l’étranger et qui le premier occupant ? ». Le peuple juif ou le peuple arabe ? Et qui à titre de possession si non la force, l’épée et la capacité de se faire justice tout seul ? Le juste ou l’injuste en politique et dans le cours même de l’histoire appartiennent à ceux qui ont le pouvoir de commander, -comme nous le rappelle Thucydide dans les Guerres du Péloponnèse-  et pas à ceux qui ont le devoir d’obéir.

Clausewitz, maître en raisonnement stratégique », ouvre un horizon à la guerre et ajoutera, deux millénaires plus tard, « la finalité de la guerre (Zweck) est la paix, une meilleure paix », celle qui consacre notre conception du monde. Dans un Moyen Orient aux séismes politiques permanents, la meilleure paix pour Israël et pour l’Europe, peut-elle être la Charia, la paix de la Oumma ou celle de l’Islam, ou encore celle, lumineuse du Djihad global ?

Bruxelles le 11 janvier 2024

Irnerio Seminatore                                                                                                                

Stratégiste Prusso-Piémontais

La Colombie face aux défis économiques et stratégiques

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La Colombie face aux défis économiques et stratégiques

Ronald Lasecki

Source: https://ronald-lasecki.blogspot.com/2024/01/kolumbia-wobec-wyzwan-gospodarczych-i.html

Gustavo Petro, premier président colombien souverain et de gauche du siècle, en poste à partir d'août 2022, est confronté au défi de trouver les ressources nécessaires pour financer ses politiques sociales ambitieuses, notamment la réforme agraire et les transferts financiers en faveur des pauvres.

Un exemple de ce dernier point est l'augmentation du salaire minimum de 12,06% à 1,3 million de pesos colombiens annoncée par le président le mardi 2 janvier. Selon la ministre colombienne du Travail, Gloria Inés Ramírez (foto), qui s'est exprimée aux côtés du président, malgré dix cycles de négociations entre le gouvernement, les représentants du capital et les syndicats, le secteur privé n'a pas accepté la décision du gouvernement (1).

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Le ralentissement économique

La Colombie, quant à elle, se trouve dans une situation de récession économique, résultat du cycle naturel des périodes successives de croissance économique et de ralentissement du capitalisme. La situation actuelle est un ralentissement après l'épuisement de l'impact des stimuli destinés à relancer l'économie après l'austérité de l'épidémie COVID-19 et l'effet du resserrement de la politique monétaire pour lutter contre une inflation à deux chiffres.

La baisse des recettes publiques est le résultat d'un taux de croissance du PIB inférieur de 0,3 % en glissement annuel au troisième trimestre 2023, s'écartant sensiblement des prévisions de croissance de 0,5 %. Ce faisant, le recul de la croissance concerne principalement les secteurs de la construction et de l'industrie manufacturière, qui ont enregistré des baisses respectives de 8% et 6%. La banque centrale colombienne (Banco de la República, Banrep) prévoit une baisse de la croissance économique de 1,2% en 2023 à 0,8% en 2024.

Échec de la réforme fiscale

Des recettes estimées à 20.000 milliards de pesos colombiens par an pour financer les réformes étaient censées être apportées au budget colombien par la réforme fiscale de novembre 2022. Cependant, le 17 novembre 2023, la Cour constitutionnelle de Colombie (Corte Constitucional de Colombia) a annulé un élément clé de la réforme, laissant un trou financier de 3,2 billions de pesos colombiens, soit 15 % des recettes que la réforme était censée générer. La Cour constitutionnelle a jugé inconstitutionnelle l'interdiction faite aux compagnies pétrolières et charbonnières de déduire les redevances de l'impôt sur les sociétés, car elle violait le principe de l'égalité fiscale.

Politique monétaire restrictive

Un obstacle supplémentaire à la collecte d'argent pour le budget par les autorités colombiennes est la politique monétaire restrictive du conseil de politique monétaire de la Banco de la República, toujours nommé par les conservateurs, comme l'a souligné le président dans son discours lors de la cérémonie militaire du 15 novembre 2023. La banque centrale a maintenu les taux d'intérêt à 13,25% en novembre, ce qui a permis de contenir l'inflation, qui avait atteint un pic en mars : en août, elle était de 11,43%, en septembre de 10,99%, en octobre de 10,48 % et en novembre de 10,15%.

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En décembre, le Banco de la República a annoncé une baisse des taux d'intérêt à 13 %. Selon les prévisions de la banque centrale, la tendance à la baisse de l'inflation devrait se poursuivre en 2024, pour atteindre 5,7 % à la fin de l'année (ce qui reste toutefois supérieur à l'objectif de 3%). L'activité économique enregistrée par Banrep a quant à elle reculé de 0,4% en glissement annuel en octobre, ce qui a conduit la banque centrale à abaisser sa prévision de croissance pour 2023 de 1,2% à 1% (2).

Relever la limite du déficit budgétaire

La première des mesures prises par G. Petro (photo) pour faire face au déficit de financement est de s'éloigner de la "regla fiscale" - une loi introduite en 2011, sous le gouvernement de Juan Manuel Santos (2010-2018), imposant des restrictions sur les emprunts du gouvernement et fixant une limite supérieure au déficit budgétaire de 71% du PIB.

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Dans un discours prononcé le 15 novembre, le président colombien a qualifié la "regla fiscale" de produit du "fondamentalisme néolibéral", encourageant le débat sur son abandon. Il a souligné que la règle avait été contournée par ses auteurs mêmes, faisant une allusion apparente aux États-Unis d'Amérique et aux institutions financières de l'Union européenne. Selon le président, "lorsque le niveau d'investissement privé diminue, le niveau d'investissement public doit augmenter". Selon G. Petro, une réduction de l'un et de l'autre conduirait la Colombie à un désastre économique.

Le dirigeant colombien peut ici faire référence à la politique fiscale expansive menée par les plus fervents défenseurs de la discipline fiscale (les Etats-Unis, l'Allemagne et la Banque centrale européenne de facto sous leur contrôle) lors de la crise économique de 2008, mais surtout aux restrictions sanitaires sur fond d'hystérie autour du COVID-19. De telles politiques ont toujours eu plus de partisans à gauche qu'à droite, même si ce n'est pas la règle, comme en témoignent les gouvernements du PiS en Pologne.

Le premier problème de ce type de politique est que le relèvement de la limite de la dette de l'État entraînera probablement une hausse du prix des obligations d'État colombiennes, ce qui augmentera le coût de leur émission et de leur service, réduisant ainsi les ressources du budget de l'État - l'effet obtenu sera à l'opposé de ce que le président G. Petro souhaiterait obtenir. Après le discours de G. Petro, le peso colombien a vu sa valeur baisser par rapport au dollar américain.

Le deuxième problème est que l'augmentation des dépenses de l'Etat se fait dans l'hypothèse d'un remboursement ultérieur de la dette publique ainsi contractée dans le cadre d'une augmentation de l'activité du secteur privé. Or, cette croissance peut ne pas se produire du tout ou être plus faible que prévu, ce qui est d'autant plus probable que l'État complète d'autres segments du marché. Cela peut déclencher une avalanche incontrôlée de dépenses supplémentaires sur la dette publique toujours croissante, accompagnée d'une nouvelle augmentation du coût du service des titres de la dette publique et d'une baisse de la valeur de l'argent.

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Gel des salaires dans le secteur public

Une autre idée du président pour combler le trou de 3 200 milliards de pesos colombiens (le ministre des finances, Ricardo Bonilla (photo), affirme qu'il faudra jusqu'à 6500 milliards de pesos colombiens pour boucler le budget) est de geler les salaires du secteur public pour 2024. Le gouvernement veut atteindre un déficit budgétaire de 4,3% du PIB en 2023 et de 4,5% du PIB en 2024. Sur cette question, le président peut compter sur le soutien des députés de l'Alianza Verde (AV) de centre-gauche, tandis que la centrale syndicale Central Unitaria de Trabajadores do Colombia (CUT) est sceptique, ses représentants affirmant que le président ne peut pas modifier unilatéralement des accords salariaux négociés et signés antérieurement.

L'aide de la Chine

Confronté à des difficultés financières, G. Petro a également décidé de demander l'aide de la Chine. La Colombie est traditionnellement l'un des pays les plus dépendants des États-Unis, mais son président actuel souhaite équilibrer la politique étrangère de Bogota, en prenant ses distances avec Washington et en critiquant sa politique étrangère, en particulier au Moyen-Orient, et en équilibrant l'avantage yankee par une alliance élargie avec la Chine.

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Le président colombien s'est rendu à Pékin au cours du dernier trimestre d'octobre 2023 et y a rencontré Xi Jinping. La Colombie a adhéré à l'initiative chinoise "la Ceinture et la Route", offrant à ses partenaires chinois des investissements dans les énergies renouvelables et la construction d'une voie ferrée pour relier l'Atlantique au Pacifique et constituer une alternative au canal de Panama contrôlé par les États-Unis. Du côté chinois, les relations avec la Colombie sont passées à un "partenariat stratégique" (3).

Arrêt des enlèvements contre rançon

Par ailleurs, le gouvernement de G. Petro peut se targuer d'avoir réussi à pacifier la situation interne. La guerre civile de grande ampleur a pris fin définitivement grâce à un accord entre l'administration du président Juan Manuel Santos et les Forces armées révolutionnaires de Colombie - Armée du peuple (espagnol:  Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia - Ejército del Pueblo, FARC-EP) en novembre 2016. À l'époque, seuls un groupe dissident relativement restreint des FARC, l'Estado Mayor Central (EMC), et l'Armée de libération nationale (Ejército de Liberación Nacional, ELN), moins importante, restaient sur le champ de bataille, faisant toutefois l'objet d'une criminalisation progressive.

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Le mardi 12 décembre, à l'issue d'un deuxième cycle de négociations qui s'est déroulé du 2 au 11 décembre, Camilo Gonzáles, représentant le gouvernement, et Oscar Ojeda ("Leopoldo Durán"), représentant l'EMC, ont signé un accord dans lequel l'EMC renonçait aux enlèvements contre rançon, sans toutefois indiquer de calendrier pour cette décision. Un nouveau cycle de négociations est prévu du 9 au 18 janvier, au cours duquel les questions de la culture illégale de la coca et des préoccupations sociales et environnementales de l'Amazonie (4) seront notamment abordées.

En revanche, l'abandon des enlèvements contre rançon a été annoncé par l'ELN le dimanche 17 décembre. Cette décision a été annoncée à l'issue du cinquième cycle de négociations à Ciudad de México, mené dans le cadre de la trêve de six mois annoncée en septembre. Les parties ont également convenu de ne pas impliquer les forces paramilitaires dans la guérilla pendant la durée du cessez-le-feu, de créer six "zones critiques" pour mettre en œuvre l'aide humanitaire et de faire participer le secteur social aux pourparlers de paix. Le prochain cycle de négociations doit avoir lieu à Cuba en janvier et portera sur la prolongation de la trêve (5).

L'abandon négocié des enlèvements contre rançon est un succès majeur pour le gouvernement de G. Petro : sur 287 enlèvements contre rançon au cours des dix derniers mois, l'ELN a été responsable de 11% et l'EMC de 10%. Selon le ministre colombien de la défense Iván Velásquez, au 7 décembre 2023, trente-huit personnes étaient retenues par l'ELN contre rançon. Le nombre de personnes enlevées contre rançon l'année dernière est le plus élevé depuis la démobilisation des FARC en 2016.

Ronald Lasecki

Soutenez mon travail d'analyse: https://zrzutka.pl/xh3jz5

Notes:

1) En bref : La Colombie augmente le salaire minimum (latinnews.com) (02.01.2024).

2) En bref : La Colombie baisse ses taux d'intérêt (latinnews.com) (02.01.2024).

3) COLOMBIE : Petro et sa corde raide budgétaire (latinnews.com) (02.01.2024)

4) COLOMBIE : Grabe reprend les négociations de paix avec l'ELN (latinnews.com) (02.01.2024).

5) COLOMBIE : L'ELN renonce aux enlèvements (latinnews.com) (02.01.2024).

vendredi, 19 janvier 2024

Kissinger n'était pas un Américain

Le secrétaire d'État américain Henry Kissinger, le 25 mars 1974 à Tel Aviv. (AFP).jpg

Kissinger n'était pas un Américain

Ronald Lasecki

Source: https://ronald-lasecki.blogspot.com/2024/01/kissinger-nie-by-amerykaninem.html

Henry Kissinger n'était pas un Américain. Non seulement en raison de ses origines - il est né il y a un siècle dans une famille juive de Bavière - mais aussi en raison du somptueux accent allemand qu'il a conservé tout au long de sa vie. Ce n'est pas non plus parce qu'il n'était pas américain que le somptueux accent allemand qu'il a conservé jusqu'à la fin de sa vie en était la preuve. Kissinger appartenait à l'Amérique, mais il n'était pas l'Amérique.

S'il était la figure la plus caractéristique de la politique étrangère yankee, il n'en représentait pas le trait le plus distinctif: un missionnisme démolibéral, donnant naissance au désir de transformer révolutionnairement le monde plus ou moins à chaque génération lorsque l'état des choses existant ne correspond plus graduellement aux idées de plus en plus libérales des héritiers idéologiques du protestantisme radical et de la révolution des Lumières de 1776.

Kissinger a cependant su profiter des opportunités offertes par la Mecque américaine, celle des exilés et des immigrés. Persécuté dans son pays d'origine, l'Allemagne, où il n'avait pas accès à l'enseignement, il s'est servi des institutions académiques pour gravir les échelons du pouvoir. Bénéficiant du rôle central des universités dans la sélection et la formation de l'élite qui contrôlait la politique étrangère des États-Unis dans la seconde moitié du 20ème siècle, il a bâti sa position sur ses réalisations académiques et son expertise en tant qu'historien.

Après s'être officiellement retiré de la scène politique, il a utilisé son expertise pour gagner de l'argent: son cabinet de conseil Kissinger Associates a reçu des commissions élevées de la part de généreux donateurs, y compris étrangers, offrant en retour aux entreprises et aux gouvernements des informations approfondies sur le système. Le canal d'information créé par Kissinger a été utilisé par huit présidents américains - de Carter à Biden - pendant un demi-siècle.

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Un ordre stable et instable

Kissinger avait déjà consacré sa thèse de doctorat, The World Restored (1957), au Congrès de Vienne, en attirant l'attention sur les "problèmes de la paix", ce qui est révélé dans son sous-titre. La juxtaposition des mots "problèmes" et "paix" indique que l'auteur était fasciné non pas tant par la "paix" au sens de l'absence de guerres, mais par l'"ordre", l'"équilibre" - la "pax" à la romaine.

En effet, la paix peut être structurellement stable - convenue par les principaux centres de pouvoir, conjointement légitimée par eux, qu'ils s'engagent solidairement à préserver. Cette option reste en équilibre dynamique, car il s'agit d'un système de vases communicants et l'affaiblissement d'un de ses éléments est contrebalancé par la stabilisation du système par les autres. Tel était le système de Vienne construit par Metternich et négocié au Congrès de 1815 avec Castlereagh.

Mais il existe aussi une variante de la paix hégémonique: imposée par la puissance dominante du moment, unilatéralement favorable à celle-ci, donc contestée par les lésés, donc structurellement instable et, en bout de course, insoutenable. En effet, tout affaiblissement de l'hégémon ou la montée d'un centre de pouvoir concurrent désorganise le système hégémonique et conduit à son effondrement.

La stabilité d'un système hégémonique dépend d'un seul facteur, et non d'un système de facteurs multiples qui se complètent mutuellement, comme dans un système d'équilibre des pouvoirs. Par ailleurs, aucun facteur unique ne peut être permanent, car tout dans le monde est sujet à l'entropie et à la fluctuation ; un système hégémonique est donc structurellement défectueux et voué à l'effondrement. Contrairement aux systèmes pluralistes (équilibre des pouvoirs), les systèmes concentriques (hégémoniques) ont une capacité limitée d'homéostasie et sont moins flexibles, car moins adaptés à la nature dynamique et spontanée-créative de la réalité.

Kissinger a formulé son éloge du système d'équilibre des pouvoirs et sa critique du système hégémonique au milieu du 20ème siècle, mais ce n'est que le 1er janvier 1990 que Charles Krauthammer a annoncé l'avènement du "Moment unipolaire" dans les pages de Foreign Affairs, un forum semi-officiel de communication des opinions de l'élite politique américaine. Cela a activé le désir révolutionnaire, presque trotskiste, de la superpuissance victorieuse de la guerre froide de transformer le monde selon les critères de l'idéologie démolibérale.

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Sur la Russie

Kissinger s'est engagé dans une autre direction. Contrairement aux dictats de la tradition politique yankee et de l'idéologie d'État, le secrétaire d'État des administrations des présidents Richard Nixon et Gerald Ford a cherché à intégrer d'autres centres de pouvoir au sein du système mondialiste yankee, plutôt que de les vaincre ou de les détruire.

Il s'agit avant tout de l'assouplissement des relations avec l'Union soviétique dans les années 1970, alors que les États-Unis sont enlisés en Indochine et perturbés par l'effondrement de leurs sous-systèmes socio-culturels et économiques internes. Le rapport entre la taille des armements de l'URSS et des États-Unis commence à se rapprocher dangereusement de la parité pour ces derniers.

Washington perd la guerre froide et craint une défaite géopolitique en Europe. Son élite dirigeante en vint à la conclusion que le pays avait besoin d'un moment de répit, tandis qu'en matière de politique étrangère, il fallait apaiser les tensions et gagner du temps. L'architecte de cette politique fut Kissinger, qui fut plus tard critiqué par le récit "Cassandre" qui, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, donna naissance au mouvement néoconservateur (qui n'avait pas encore de nom à l'époque).

La position de Kissinger sur la guerre actuelle en Ukraine s'est également écartée du politiquement correct. Il s'est montré sceptique quant à la possibilité de reprendre la Crimée et les territoires perdus par l'Ukraine au printemps 2022, refroidissant ainsi l'enthousiasme des partisans d'une hégémonie unilatérale de la grande puissance au drapeau Stars and Stripes, pour laquelle il serait nécessaire d'infliger une défaite décisive à Moscou. Kissinger a proposé de faire de l'Ukraine un tampon dans les relations avec la Russie, plutôt que d'envisager un "changement de régime" au Kremlin. Il a mis en garde contre la tentation de pousser la Russie dans les bras de Pékin avec une rhétorique aussi belliqueuse.

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Sur la Chine

Le deuxième élément de la "grande stratégie" de Kissinger est l'ouverture des États-Unis à la Chine en 1972. Le secrétaire d'État de l'époque ne se contentait pas d'exploiter les fissures dans le bloc communiste et de retourner le plus faible des ennemis des États-Unis contre le plus fort - ce que Kissinger a pleinement réussi à faire et qui est encore considéré aujourd'hui comme un chef-d'œuvre de diplomatie, bien que les critiques reprochent à celui qui occupait alors le Harry S Truman Building à Foggy Bottom de ne pas avoir suffisamment exploité l'avantage de Washington et d'avoir fait des concessions trop importantes à Pékin sur la question de Taïwan.

Cependant, Kissinger voulait bien plus que monter le Zhönguó contre la Russie. Il voulait entraîner la République populaire de Chine dans la mondialisation yankee et faire de l'Empire du Milieu un partenaire junior de la bannière étoilée. Il ne croyait pas à la démocratisation et à l'occidentalisation de la Chine, estimant au contraire que - pour citer la déclaration de Xi Jinping lors de sa récente rencontre avec Joe Biden à San Francisco à la mi-novembre - "le monde est assez grand pour accueillir les États-Unis et la Chine". Il a cherché à construire un condominium mondial entre Pékin et Washington, convaincu de la nécessité de travailler ensemble pour maintenir l'ordre mondial (pax).

Ce qu'il ne croyait pas, c'est que les États-Unis seraient capables de maintenir cet ordre seuls. Il savait que l'effondrement de l'hégémonie américaine, structurellement instable, entraînerait également l'effondrement de l'importance mondiale des idéaux démocratiques libéraux yankees qui lui avaient permis, à la fin des années 1930, de trouver refuge en Amérique du Nord face aux national-socialistes allemands antisémites.

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Kissinger a travaillé toute sa vie sur l'idée d'intégrer la Chine dans le système mondial yankee. Il voulait utiliser la préférence confucéenne du peuple chinois pour l'ordre et l'harmonie sociale, ce qui rappelle sa vision "européenne" du monde, dans laquelle il voyait le moyen d'harmoniser le globe comme un "concert de puissances" et la coordination des politiques des principaux acteurs au sein d'un système unique. Un autre facteur liant la Chine au sein d'un système mondial dirigé par les États-Unis était, dans sa conception, les avantages du commerce mondial, dont la sécurité des "goulets d'étranglement", sous la forme de détroits maritimes, devait être garantie par la thalassocratie nord-américaine.

En juillet 2023, Kissinger a été reçu à Pékin, ce qui témoigne de la recherche par Xi Jinping de canaux de communication pour atténuer les relations tendues avec Washington. Kissinger estime que les puissances nord-américaine et chinoise ont une responsabilité l'une envers l'autre et envers le monde ; "l'une a besoin de l'autre", tandis qu'"un conflit impliquant la technologie moderne [...] serait un désastre pour l'humanité". En mai, il a déclaré que "les dirigeants des deux pays ont le devoir d'empêcher cela" et de renouveler les canaux de communication. En conséquence, la "ligne directe" présidentielle a été relancée lors du sommet de San Francisco, le 15 novembre, et les communications entre l'armée américaine et l'Armée populaire de libération de la Chine ont repris.

La façon dont Kissinger a géré le Zhönguó s'explique par sa profonde compréhension des déterminants civilisationnels de la politique étrangère du pays, qu'il a démontrée dans son ouvrage On China (2011). Grâce à sa compréhension de la logique culturelle qui sous-tend les ambitions géopolitiques de la Chine et des déterminants de ses modes politiques, il a été plusieurs fois l'envoyé de Washington dans le pays, même après sa retraite - la dernière fois le 20 juillet 2023.

Kissinger a su parler aux Chinois - à partir de son expérience du renseignement et donc d'un négociateur extrêmement difficile, Zhou Enlai - grâce à sa compréhension des principes fondamentaux de la civilisation chinoise : les relations mutuellement bénéfiques (guanxi) et le respect de la contrepartie (mianzi). Il a compris que pour briser l'hostilité et établir des relations avec Pékin, il fallait créer un climat de confiance et de respect mutuel. Il a utilisé ces connaissances lors de ses visites dans l'Empire du Milieu en 1971, préparant ainsi le terrain pour l'établissement de relations diplomatiques entre les États-Unis et la RPC.

L'herméneutique et les menaces qui pèsent sur elle

En tant que conseiller à la sécurité nationale (1969-1975) et secrétaire d'État américain (1973-1977), Kissinger a introduit une nouvelle habitude, à savoir l'étude minutieuse des documents de renseignement éclairant la vie, l'éducation et la carrière des dirigeants mondiaux avec lesquels il entrait en contact. Kissinger cherchait à les comprendre, à pénétrer leur vision du monde et leurs intentions. En ce sens, il était un "Européen", un homme "du monde", si différent des "provinciaux" yankees qui cherchent à interpréter et à évaluer le comportement des autres à travers le prisme de leur propre axiologie et de leurs codes culturels.

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Cette méthode de Kissinger est parfaitement évidente dans son récent ouvrage Leadership: Six Studies in World Strategy (2023), sous-apprécié au niveau international et passé totalement inaperçu en Pologne, consacré à une analyse des motivations de Konrad Adenauer, Charles de Gaulle, Richard Nixon, Anwar as-Sadat, Lee Kuan Yew et Margaret Thatcher. Kissinger formule sa vision de la politique extérieure américaine en tenant compte des codes géopolitiques et culturels des autres nations, tels qu'incarnés par leurs dirigeants politiques.

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Kissinger a également mis en garde contre l'intelligence artificielle et les tendances civilisationnelles plus générales dont elle est une manifestation. Dans un article coécrit avec Eric Schmidt et Daniel Huttenlocher et publié dans le Wall Street Journal le 24 février 2023, il compare l'intelligence artificielle à l'invention de l'imprimerie en 1450. Or, si celle-ci a permis d'accélérer la communication du savoir humain abstrait et d'en étendre la portée, les nouvelles technologies d'aujourd'hui créent un fossé entre le savoir humain et sa compréhension.

Au niveau politique, on assiste à une compression temporelle des processus de décision à une échelle qui les empêche d'être menés de manière rationnelle, ce qui menace l'équilibre du système international. Selon Kissinger, à l'ère de l'intelligence artificielle, de nouvelles conceptions de la connaissance humaine et de la relation entre l'homme et la machine devront être développées. L'intelligence artificielle est, selon les auteurs de l'essai, une manifestation de l'ère de la "distraction", où il n'est plus difficile d'assimiler des concepts profonds. Étudier un livre aujourd'hui est devenu un geste non conventionnel", nous dit Kissinger. La connaissance herméneutique que l'auteur de Leadership et de On China a développée à propos de la psyché des nations et des dirigeants est en train de perdre du terrain.

Kissinger arrive à une conclusion non moins pessimiste que dans l'essai du WSJ dont il est question dans le chapitre final de son ouvrage Leadership; il y souligne l'importance de l'éducation humaniste et civique et du substrat religieux pour la formation des dirigeants politiques modernes dans les conditions de la méritocratie qui a aujourd'hui remplacé l'ancienne aristocratie.

Selon Kissinger, cependant, l'idéal de l'éducation humaniste est en train de mourir dans les universités, ce qui, à son avis, menace la formation de fonctionnaires compétents. Les universités, selon lui, forment des technocrates étroitement spécialisés et des activistes idéologisés. L'étude, selon Kissinger, perd sa perspective philosophique et historique plus large.

La disparition de la culture civique, à son tour, selon l'auteur de Leadership, provoque un fossé croissant entre la multitude du peuple et les élites. Les élites et le peuple se font de moins en moins confiance et sympathisent, ce qui fait que le système devient de plus en plus oligarchique et que les tendances populistes anti-oligarchiques se développent dans la société.

Le passage d'une culture écrite à une culture visuelle s'opère, comme le note Kissinger, par le biais d'Internet et des nouveaux médias, ce qui déforme considérablement la conscience collective de la société. Le raccourcissement de la perspective et l'émotionnalisation qui caractérisent l'ère de l'Internet menacent, selon lui, une compréhension plus profonde et holistique des faits.

L'analyse rationnelle cède le pas, selon Kissinger, à des images émotionnellement suggestives dans la nouvelle ère de l'Internet. Les moyens de communication de masse exercent également des pressions conformistes croissantes dont les décideurs ne peuvent se protéger. Cependant, la marge d'erreur acceptable dans la prise de décision, comme le souligne Kissinger, se réduit face à l'émergence de nouveaux défis tels que l'intelligence artificielle, la cyberguerre et les nouvelles tensions internationales.

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À propos de l'Amérique

Ce n'est pas un hasard si Richard Nixon figure parmi les dirigeants mondiaux analysés dans les pages de Leadership. Kissinger, sans jamais être devenu mentalement américain, comprenait les États-Unis comme personne d'autre. Il est impossible de comprendre l'idée que les Yankees se font d'eux-mêmes et de leur pays sans lire Kissinger. Sa caractérisation du caractère national yankee peut être placée avec succès aux côtés de De la démocratie en Amérique (1835-1840) d'Alexis de Tocqueville, de L'Amérique (1986) de Jean Baudrillard ou de Qui sommes-nous ? (2004) de Samuel Huntington.

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La phrase lapidaire tirée de Diplomatie de Kissinger, "Les États-Unis ne peuvent ni se retirer du monde ni le dominer", résume le mieux la "tragédie" du rôle international de cette superpuissance. Comme dans le cas de la Chine (dans l'ouvrage On China), Kissinger approfondit les déterminants psycho-politiques des projets internationaux des États-Unis et met en évidence les déterminants mentaux et culturels de leur politique étrangère. Alliant l'expérience de l'homme d'État à la sensibilité de l'historien, il identifie les composantes de l'attitude nationale des Américains à l'égard du monde extérieur et de leurs perceptions politiques. A titre d'exemple, citons trois de ces traits du caractère national yankee relevés et décrits par Kissinger :

Premièrement, les Américains rejettent la conception européenne (associée à Richelieu) de la raison d'État comme la poursuite par des moyens rationnels d'objectifs de politique étrangère rationnellement mesurés et donc d'intérêts rationnellement définis. Le moralisme est ancré dans les hypothèses de la république nord-américaine qui, du point de vue des autres centres de pouvoir et du système international dans son ensemble, est un facteur de désorganisation et une menace pour la durabilité de l'équilibre dynamique.

Nous devons ajouter que des représentants de sectes chrétiennes fondamentalistes se sont installés dans les colonies anglaises d'Amérique du Nord, traitant les préceptes moraux de cette religion au pied de la lettre et avec le plus grand sérieux. Alors que dans les pays orthodoxes et catholiques, des "soupapes de sécurité" ont été développées pour réconcilier la morale et l'anthropologie chrétiennes avec les exigences du fonctionnement du monde, aux États-Unis, la philosophie du "pragmatisme", supposant la possibilité d'"écraser" la réalité matérielle conformément aux exigences morales, est devenue populaire au début du 20ème siècle. Sous sa forme sécularisée des Lumières, dérivée d'un christianisme fondamentaliste, le moralisme a été inscrit dans les documents fondateurs des États-Unis et a trouvé son expression dans la jurisprudence judiciaire.

La leçon de Kissinger sur la "vision païenne du monde" est également pertinente sur ce point pour la Pologne, qui est liée à la république nord-américaine en déduisant sa politique extérieure de prémisses morales et idéologiques. En Pologne, cela n'est pas conditionné par le fondamentalisme chrétien, mais par un messianisme "latin" de liberté-république, et conduit à des échecs successifs du centre de pouvoir polonais dans ses relations avec les centres de pouvoir allemand et russe guidés par la "Realpolitik".

Deuxièmement, les Américains rejettent la conception européenne de la politique, qui consiste à gérer les problèmes plutôt qu'à les résoudre. Comme Lucius Cincinnatus, les Américains aimeraient, après avoir "gagné la guerre", "abandonner la politique" et retourner tranquillement "travailler la terre". Après avoir accompli sa mission, qui consiste à "résoudre le problème une fois pour toutes", le Yankee "rentre chez lui". Pour le yankee, la politique étrangère est une tâche qui a un début et une fin. En Europe, en revanche, la politique est comprise comme un processus qui n'a jamais de fin.

Ajoutons que le code culturel susmentionné du yankee trouve également ses racines dans le christianisme: dans la conception linéaire du temps qui atteint sa fin, après quoi le bonheur éternel est censé régner. Sous une forme sécularisée de l'idée des Lumières de la "paix éternelle", ce christianisme des fondamentalistes protestants a inspiré les visions yankees ultérieures de la "fin de toutes les guerres" et de la "justice" mondiale - du concept de la Société des Nations à celui du "Grand Moyen-Orient".

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Kissinger, probablement inconsciemment, s'écarte ici de l'historicisme judéo-chrétien pour adopter une vision païenne du monde: le monde est un "devenir" continu sans "but" ni "logique" ; au-delà de ses frontières, aucun "monde meilleur" ne nous attend, car c'est celui dans lequel nous vivons qui est bon - parce qu'il est celui dans lequel nous vivons (le principe anthropique éthique). Le monde ne peut donc pas être "amélioré", mais seulement mal géré ou bien géré en fonction des intérêts de chacun et des interrelations de ses éléments ; une bonne gestion est telle que ces relations sont structurellement stables, et donc rationnellement prévisibles.

Troisièmement, le code politique yankee est un code libéral. Les Américains considèrent comme bon et juste un monde dans lequel le commerce remplace la guerre et le droit remplace la force. Les États-Unis se présentent comme les champions d'un ordre mondial régi par le droit. Ce courant traverse toute l'histoire intellectuelle des États-Unis et remonte bien plus loin que l'émergence de la Cour pénale internationale, l'idée d'"intervention humanitaire" après la fin de la guerre froide pour masquer les guerres d'agression, ou la fondation de l'ONU et avant elle de la Société des Nations. Kissinger, quant à lui, conçoit la politique à travers le prisme des rapports de force, ce en quoi il est extrêmement "anti-américain".

Le code yankee de compréhension de la politique, comme nous l'avons mentionné, est un code libéral. Le libéralisme expose au grand jour des idées chrétiennes sécularisées telles que la liberté, l'individu, l'égalité, le rationalisme, qui, dans la doctrine des églises chrétiennes d'Europe continentale, ont été "couvertes" par des formules philosophiques et culturelles qui atténuent leur contenu subversif. Chez les fondamentalistes protestants des colonies anglaises d'Amérique du Nord, déracinés du milieu civilisationnel européen, ces idées ont été mises au premier plan et ont ensuite trouvé leur expression dans la pensée séculière des Lumières nord-américaines et, enfin, dans le libéralisme yankee.

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Kissinger l'Européen

Kissinger a écrit pour l'élite politique yankee, mais ses idées ne sont pas populaires parmi elle. Les États-Unis parient désormais sur l'encerclement et l'isolement de la Chine, plutôt que sur son intégration dans le système mondial qu'ils dirigent toujours. Washington traite la Russie et d'autres acteurs mondiaux non pas comme des piliers régionaux de l'ordre mondial, mais comme des rivaux à abattre ou à détruire. Les idées de Kissinger ne sont pas et ne seront pas mises en œuvre dans la politique étrangère américaine dans un avenir prévisible.

Car dans sa construction intellectuelle, sa mentalité et sa conscience, Kissinger n'était pas un Américain, mais un Européen. Malgré son départ d'Allemagne lorsqu'il était encore enfant et ses origines juives, Kissinger est toujours resté mentalement "allemand". C'est pourquoi ses analyses sont plus populaires en Europe continentale et en Chine qu'aux États-Unis, son pays d'origine. Le tempérament et la mentalité de Kissinger étaient purement "tellurocratiques".

En Pologne, qui se nourrit du ressentiment anti-européen (et surtout anti-russe), Kissinger est perçu de manière plutôt critique - comme insuffisamment anti-russe. La supériorité de Brzezinski sur Kissinger a été récemment démontrée par le conservateur polonais Marek A. Cichocki, qui a souligné l'idéologisation démolibérale de sa conception de la politique à l'égard de la Russie comme facteur de cette prétendue supériorité de Brzezinski.

Une telle évaluation de la part d'un conservateur serait bien sûr absurde, à moins de reconnaître le fait que les Polonais partagent l'idéologisation démolibérale avec les Américains - sauf que les conservateurs polonais, au lieu d'utiliser le terme libéral-démocrate, préfèrent "liberté-républicain". La différence n'est toutefois que cosmétique, car dans les deux cas, il s'agit de lier la raison à une sinistre superstition idéologique démolibérale.

Ronald Lasecki

Publié à l'origine dans Myśl Polska, numéro 51-52 (17-24.12.2023).

mercredi, 17 janvier 2024

Jeux de Risk et dangers réels

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Jeux de Risk et dangers réels

Andrea Marcigliano

Source: https://electomagazine.it/risiko-e-rischi/

C'est un jeu de Risk très complexe qui s'est ouvert avec la crise de Gaza. Et qui s'étend maintenant à la mer Rouge et au golfe Persique. Tendant, je dirais inévitablement, à impliquer l'ensemble de notre Méditerranée.

Un risque qui voit converger dans cette région spécifique des tensions et des ambitions qui dépassent ses frontières. Et qui impliquent, en premier lieu, les trois plus grandes puissances mondiales.

Les États-Unis, la Russie et la Chine sont en effet plus ou moins directement impliqués dans les conflits qui éclatent en chaîne dans toute la région du Moyen-Orient. Une implication plus profonde que jamais. Plus profonde qu'à l'époque où, par exemple, Moscou et Washington jouaient une partie d'échecs dans laquelle les pays du Moyen-Orient n'étaient que de simples pions. Et le scénario, même s'il n'est pas sans importance, est resté périphérique par rapport au centre de l'"échiquier". Représenté par l'Europe, d'une part, et l'Asie du Sud-Est, d'autre part.

Aujourd'hui, la situation est très différente. Le Moyen-Orient représente le pivot du Grand Jeu. Son contrôle, ou son instabilité, est déterminant pour tous les équilibres mondiaux. La preuve en est qu'au fur et à mesure de l'évolution de la crise de Gaza, le conflit en Ukraine est passé au second plan. Et, de fait, Zelensky est de plus en plus abandonné à son sort. L'Ukraine, rappelons-le, est le territoire frontalier entre la Russie et l'Europe centrale et occidentale.

Pour la Chine, la stabilité du Moyen-Orient est essentielle. Elle garantit son commerce le long de cette Route de la soie maritime, ou de ce "Noble collier de perles", qui constitue le cœur de sa stratégie. C'est aussi l'épine dans le pied de Washington, qui voit en Pékin son plus grand adversaire dans un avenir proche.

Les Chinois sont présents dans toute la région de la Corne de l'Afrique. Une présence économique, non sans insertion militaire. La crise de Gaza était déjà une menace pour eux. Le raid américain au Yémen est perçu, dans la Cité interdite, comme une véritable déclaration de guerre déguisée en opération anti-terroriste.

En fait, il est clair que les attaques américaines contre les Houthis n'amélioreront pas la situation du trafic en direction de Suez. Au contraire, elles créeront une situation d'instabilité qui pourrait gravement affecter les intérêts chinois. En fermant l'accès à la Méditerranée.

En revanche, l'inévitable hausse des prix du gaz et du pétrole, déjà amorcée en ces heures, ne nuira pas aux Etats. Au contraire, ils seront plus à l'aise pour transporter leurs produits via les routes atlantiques. Sans la concurrence de la mer Rouge.

Moscou, bien qu'occupée sur le front ukrainien, semble extrêmement préoccupée par le risque d'implication de l'Iran dans le conflit. Lequel est son meilleur allié dans la région. Une implication de plus en plus étroite, compte tenu de l'intensification de l'action de l'OTAN en Syrie, et de l'escalade des affrontements entre Israël et le Hezbollah à la frontière libanaise.

Il est donc probable que le Kremlin décide d'accélérer les opérations en Ukraine. De manière à clore rapidement le jeu et à avoir les mains libres pour une éventuelle implication au Moyen-Orient.

Le jeu de Washington est différent. La Maison Blanche, pour le moment, semble apprécier l'instabilité de la région. Une instabilité qui n'affecte que très peu ses intérêts, tout en portant gravement atteinte à ceux de ses rivaux.

En outre, il s'agit d'une stratégie de pouvoir thalassocratique classique. Elle ne cherche pas à contrôler directement une région clé, mais les mers et les voies d'accès. Elle empêche les autres, ses rivaux, d'en prendre le contrôle.

Cependant, cette stratégie risque de nuire gravement aux puissances moyennes alliées aux Etats. L'Égypte d'abord, qui tire une part importante de son PIB du commerce via Suez. Ensuite, la Turquie, qui a des intérêts considérables dans la Corne de l'Afrique. Et ce n'est pas un hasard si la réaction d'Erdogan a été pour le moins courroucée.

Il y a aussi les intérêts commerciaux des Émirats arabes, qui ont exprimé leur vive inquiétude face au nouveau front qui s'est ouvert au Yémen.

Mais le silence de Riyad est encore plus révélateur.

Le prince Mohammed bin Salman, héritier du trône et homme fort de la famille Saoud, a été l'architecte d'une stratégie d'apaisement tant avec l'Iran, prônée par Pékin, qu'avec Israël. Et, dans le même temps, il cherchait un rapprochement progressif avec les BRICS.

La guerre de Gaza d'abord, puis, plus encore, celle du Yémen (c'est-à-dire à sa porte) le mettent en très grande difficulté. Il risque d'être entraîné dans un affrontement direct avec Téhéran. C'est ce qui ressort d'une nouvelle édition de la Fitba, la guerre entre sunnites et chiites. Ce qui pourrait s'avérer exacerbant pour l'avenir de la dynastie saoudienne.

Et puis, il y a l'Europe. Ou plutôt l'absence d'Europe. Dépourvue de stratégie commune, et même de conscience d'intérêts communs. Et dont, bien sûr, Londres ne fait pas partie, et n'a jamais vraiment fait partie.

Une Europe sans leadership, avec l'absence totale de l'Allemagne, la France jouant comme d'habitude le rôle du poisson dans le tonneau, et l'Italie... obtusément aplatie par les décisions de Washington. Sans conscience de ses propres intérêts.

 

16:38 Publié dans Actualité, Géopolitique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, géopolitique | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

dimanche, 14 janvier 2024

Le Yémen: un pays stratégique sur l'échiquier géopolitique

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Le Yémen: un pays stratégique sur l'échiquier géopolitique

par Paolo Arigotti

Source: https://www.sinistrainrete.info/geopolitica/27195-paolo-a...

Le discours dominant présente souvent les Houthis - également connus sous le nom d'Ansar Allah ("partisans de Dieu") - comme un groupe rebelle, presque comme pour souligner le caractère non officiel de ce qui, qu'on le veuille ou non, représente le gouvernement du Yémen, du moins d'une bonne partie de cette nation tourmentée, y compris la capitale Sanaa [1]. Son potentiel militaire ne doit pas non plus être sous-estimé, puisqu'il s'agit d'un mouvement de résistance chiite qui a réussi à s'imposer face à la coalition dirigée par l'Arabie saoudite depuis 2015 dans le cadre d'une longue et sanglante guerre civile qui a frappé le pays le plus pauvre de la péninsule arabique.

Les Houthis ont refait les gros titres en défiant ouvertement la quintessence de la puissance thalassocratique, les États-Unis, dans le contexte de l'un des "goulets d'étranglement" stratégiques les plus importants au monde: le détroit de Bab al-Mandeb sur la mer Rouge, qui fait la jonction avec l'océan Indien. Les motivations des Houthis ne font aucun doute et se lisent dans les déclarations officielles du gouvernement yéménite, où transparaît le caractère de représailles de la stratégie mise en œuvre depuis le 14 novembre, bien que la première attaque ait eu lieu le 19 octobre, lorsque le destroyer américain USS Carney a intercepté trois missiles tirés depuis les côtes du Yémen. Le groupe chiite, en réponse aux violences perpétrées par les forces armées israéliennes dans la bande de Gaza, qui ont déjà coûté la vie à plus de vingt mille personnes (principalement des femmes et des enfants), a annoncé son intention de cibler, à l'aide de drones et de missiles, tout navire lié à Israël qui transiterait par Bab al-Mandeb, qui sert également de porte d'entrée au canal de Suez, par lequel transitent - rappelons-le - environ 10% du commerce mondial et quelque 8,8 millions de barils de pétrole, ce qui correspond plus ou moins à un dixième de l'approvisionnement mondial, sans compter environ 8% de gaz liquide.

À cela s'ajoute le fait que les câbles de fibre optique, ceux qui assurent la circulation des données et la connexion entre l'Europe, l'Afrique, les pays arabes, l'Inde et l'Extrême-Orient, sont situés dans cette même partie du monde, et que ces connexions pourraient être mises en péril par le déclenchement d'un conflit, avec des effets imprévisibles sur les télécommunications mondiales et le trafic Internet [2].

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En outre, le 9 décembre, Ansar Allah a annoncé une extension de ses opérations, ne ciblant plus seulement les navires battant pavillon de l'État juif, mais tout navire à destination d'Israël, quelle que soit sa nationalité, dans le but ultime de couper tout approvisionnement en nourriture et en médicaments, tout comme Israël l'a fait à Gaza.

Pour éviter toute ambiguïté, il ne s'agit pas d'actions indiscriminées, car seuls les navires liés à et/ou à destination d'Israël sont touchés, tandis que les pétroliers russes, chinois, iraniens et autres en provenance du sud de la planète transitent sans encombre par le Bab al-Mandeb et la mer Rouge: une piste de réflexion intéressante sur l'évolution des équilibres mondiaux, sans compter que les Russes et les Chinois disposeraient également de la route de l'Arctique.

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Un autre point qu'il convient de préciser d'emblée est que les Houthis ne veulent pas la destruction d'Israël et de son peuple, mais seulement la fin des massacres à Gaza et l'afflux d'aide humanitaire, en utilisant le blocus naval comme moyen de pression. Et à ce stade, on peut se demander si la réponse à ces demandes, qui ne sont pas vraiment déraisonnables ou infondées, ne pourrait pas être une action militaire, qui compte déjà les premières victimes [3]. Nous laissons au lecteur le soin de répondre à cette question.

A la fin de l'année, neuf navires avaient déjà été pris pour cible, ainsi que la saisie en mer Rouge d'un autre navire dont l'origine est israélienne, obligeant plusieurs grandes compagnies maritimes (et pétrolières) internationales à modifier leurs itinéraires, en contournant l'Afrique et en passant par le Cap de Bonne Espérance, augmentant ainsi la durée du voyage et, bien sûr, les coûts du carburant, de l'assurance et autres frais connexes.

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Les actions d'Ansar Allah ne se sont pas limitées aux eaux maritimes, puisque les Yéménites ont lancé plusieurs attaques de missiles et de drones sur la ville portuaire d'Eilat, dans le sud d'Israël, interrompant presque complètement son trafic maritime commercial.

L'ensemble de ces actions est un camouflet pour la Maison Blanche, qui avait garanti dans sa stratégie de sécurité qu'elle ne permettrait aucune entrave à la liberté de navigation, qui a toujours été l'un des éléments clés de la thalassocratie américaine, basée précisément sur le contrôle des fameux "goulets d'étranglement" [4].

Face à la détermination des Yéménites, les Etats-Unis ont réagi, le secrétaire d'Etat Lloyd Austin annonçant le 18 décembre le lancement d'une opération navale, baptisée Prosperity Guardian, avec la participation de vingt pays, dont l'Italie, dans le but de contrer les attaques en cours et de garantir la sécurité du transit en mer Rouge. Pour mémoire, le seul pays arabe à avoir adhéré est le petit Bahreïn, tandis que l'Egypte, l'Arabie Saoudite et les Emirats Arabes, sur le papier alliés de Washington, ont décliné l'invitation, peut-être conscients pour ces deux derniers que les missiles du Yémen seraient parfaitement capables de frapper leurs champs pétroliers et de les mettre hors d'état de fonctionner pour un bon moment.

L'annonce de l'initiative n'a pas du tout intimidé Ansar Allah, qui a réaffirmé la continuité de ses opérations, et a en même temps fait apparaître les premières fractures au sein de la coalition des "volontaires". Si certaines nations européennes abstraitement impliquées, comme le Danemark, les Pays-Bas et la Norvège, ont annoncé un soutien minimal, même le gouvernement atlantiste de Meloni a réduit l'ampleur de sa contribution [5]: comme l'a indiqué le ministre de la Défense Guido Crosetto, la frégate italienne "Virginio Fasan", opérationnelle en mer Rouge, sera sous commandement national et ne s'occupera que de la protection du trafic marchand, à la demande des armateurs italiens, en dehors de l'opération "Prosperity Guardian" [6]. Une décision similaire a été prise par la France, qui a déclaré ne pas avoir l'intention d'envoyer de nouveaux navires dans la région, ce qui pourrait être le prélude à une rétractation rapide de l'administration américaine, du moins à une moindre détermination, Washington ayant été pratiquement laissé en plan par la plupart de ses "satellites".

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Comme l'écrit Michael Whitney, analyste géopolitique et social américain, "les Etats-Unis ne peuvent pas former une coalition maritime de grande envergure parce que les alliés américains ne font plus confiance au jugement de Washington et ne croient plus en son autorité morale. La marine ne dispose pas non plus d'une flottille suffisamment grande ou agile pour protéger les voies navigables et les couloirs de transit qui soutiennent les économies occidentales. Il ne s'agit pas d'un problème anodin. Zoran Kusovac, sur Al Jazeera, ajoute que "si la marine américaine finit par attaquer le Yémen, les Européens pourront prétendre qu'ils n'ont pas contribué à l'escalade de la guerre, rejetant toute la responsabilité sur les États-Unis" [8].

Il faut considérer que les porte-avions et les missiles de Washington ne pourraient guère, à eux seuls, contrer les attaques yéménites, surtout à long terme, et c'est là un nouveau et grave camouflet pour les Etats-Unis, qui pourraient se révéler incapables de tenir tête au plus pauvre des pays de la région, qui s'appuie sur des armements bon marché - drones et missiles - (environ un dixième de ceux des Etats-Unis).

Le journal Politico [9] rapporte que certains responsables du Département de la Défense ont admis que les coûts de la lutte contre les actions de Sanaa augmentaient de manière inquiétante: selon les premières projections, les Yéménites ont lancé jusqu'à présent plus d'une centaine d'attaques, touchant une douzaine de navires d'origines diverses, pour un coût relativement faible, alors que les Etats-Unis ont déjà été appelés à soutenir un coût estimé à plus de 200 millions de dollars, sans compter que les stocks de missiles aux mains des Américains ne sont pas infinis, pas plus que les capacités de production de leur industrie de guerre. Et la perspective de rester sans protection ne serait pas seulement un danger pour l'échiquier de la mer Rouge, mais aussi pour d'autres contextes stratégiques, comme la Méditerranée ou l'Indo-Pacifique.

On aboutirait ainsi à une situation paradoxale dans laquelle la plus grande puissance militaire du monde subirait une raclée de la part de ce qu'elle considère comme de simples rebelles, équipés d'armements bien inférieurs, mais qui ont l'avantage de coûter peu et d'être plus facilement disponibles. Un scénario qui n'est pas sans rappeler celui de l'Ukraine, où la capacité de production d'obus des Russes - estimée à environ deux millions de pièces par an, à un coût très faible - est le pendant des moins de trois cent mille obus actuellement produits par le complexe industriel de Washington, qui plus est à des coûts beaucoup plus élevés.

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Une autre inconnue est le risque d'extension du conflit. Les Houthis, on le sait, sont chiites, donc si l'Iran venait à leur secours, l'équilibre changerait à nouveau. Téhéran, pour l'instant, a renvoyé à l'expéditeur les accusations américaines d'implication et/ou d'actions de force contre des navires commerciaux (comme la nouvelle diffusée par des sources des forces armées américaines à propos d'un chimiquier qui aurait été touché dans l'océan Indien par un drone lancé par l'Iran), ce qui n'exclut pas la possibilité que la République islamique - qui possède un arsenal de missiles respectable - en décide autrement à l'avenir, comme pourraient le suggérer certaines déclarations diffusées dans les derniers jours de décembre, sous le coup de l'émotion suscitée par la montée de la violence à Gaza.

La République islamique a déjà appelé à l'application de sanctions économiques et d'un embargo sur les fournitures d'énergie à l'encontre de l'État juif qui, contrairement à la Russie qui dispose de bien plus de ressources, s'en sortirait très probablement avec les os brisés. Et n'oublions pas que si les Houthis peuvent entraver la navigation sur Bab al-Mandeb, les Iraniens pourraient faire de même avec Ormuz, avec des effets encore plus dévastateurs sur l'approvisionnement énergétique mondial. C'est aussi pour cette raison que l'hypothèse, également diffusée, d'une attaque directe contre le Yémen, déchiré par un conflit civil qui a fait des centaines de milliers de victimes et dans lequel la complicité américaine, saoudienne et émiratie est bien connue, pourrait au mieux être considérée comme une provocation, étant donné qu'une telle sortie provoquerait, si l'on est optimiste, un conflit régional aux résultats imprévisibles.

Certains voient dans tout cela, et même dans les événements de Gaza, une stratégie américaine, soutenue par Israël, pour se débarrasser de l'Iran, mais même si un tel plan existait, il pourrait s'avérer être un boomerang pour certains des dirigeants politiques et stratégiques les plus diligents, souffrant d'un bellicisme agressif, qui vivent pour la plupart de l'autre côté de l'océan et qui, pour l'instant, sont éloignés des théâtres de conflit.

Si, comme nous le disions, la nation la plus pauvre et la plus dévastée de la péninsule arabique a été et/ou s'avère capable, malgré son histoire troublée et le peu de moyens dont elle dispose, de faire jouer autant d'équilibres, démontrant que lorsqu'on le veut - un message qui s'applique aussi à plusieurs dirigeants du monde arabe - les outils pour faire valoir ses propres raisons existent même contre les Américains, il y a lieu de se poser quelques questions et de douter.

A ce stade, face à tous les faits - y compris les défections, le danger d'escalade et la spirale de la guerre - tout en étant conscient du poids israélien dans la politique étrangère et intérieure américaine [10], d'autant plus dans la perspective de l'élection de novembre 2024 [11], on se demande combien de temps encore il sera possible (et concevable) de poursuivre certaines politiques en feignant d'ignorer l'ampleur des crimes perpétrés à Gaza au nom de prétendues raisons défensives ou sécuritaires auxquelles, en toute honnêteté, plus personne ou presque ne croit.

Et combien de temps encore le monde devra-t-il subir des conflits orchestrés au nom d'une prétendue supériorité et/ou volonté hégémonique, de plus en plus démenties par les faits, et qui ne trouvent d'autre justification que les intérêts des cercles étroits de pouvoir derrière des décisions insensées qui n'apportent que la mort, la faim et le désespoir ?

Pour ceux qui n'auraient pas compris, dans ce dernier passage, nous ne faisions pas seulement référence à Gaza, mais aux nombreux, trop nombreux, peuples sacrifiés au nom du "néant cosmique": la soif de pouvoir d'une toute petite élite, qui ne représente rien ni personne d'autre qu'elle-même.

SOURCES

new.thecradle.co/articles/how-yemen-is-blocking-us-hegemony-in-west-asia

www.limesonline.com/huthi-attacchi-governo-yemen-iran-gue...

fr.insideover.com/war/alert-for-the-cradles/how-yemen-is-blocking-us-hegemony-in-west-asia.html

fr.insideover.com/guerre/le-reveil-de-la-guerre-des-houthis-entre-israel-et-hamas-a-reactivé-la-milice-scientifique.html

www.aljazeera.com/news/2023/12/25/analysis-has-the-us-led...

new.thecradle.co/articles/how-yemen-changed-everything

www.globalresearch.ca/will-biden-forced-send-ground-troop...

www.analisidifesa.it/2024/01/nuove-tensioni-tra-mar-rosso...

www.agi.it/estero/news/2023-12-31/usa-colpiscono-houthi-i...

www.analisidifesa.it/2023/12/missione-navale-nel-mar-ross...

www.lindipendente.online/2023/11/19/yemen-houthi-sequestr...

www.globaltimes.cn/page/202401/1304591.shtml

www.lantidiplomatico.it/dettnews-un_piccolo_consuntivo_ge...

www.aljazeera.com/news/2024/1/1/us-sinks-houthi-boats-in-...

www.aljazeera.com/news/2023/12/27/analysis-in-the-red-sea...

www.limesonline.com/rubrica/crisi-stati-uniti-bilancio-fi...

www.limesonline.com/cartaceo/la-vera-posta-in-gioco-della...

www.lantidiplomatico.it/dettnews-yemen_la_straordinaria_l...

Notes

[1] www.ansa.it/sito/notizie/mondo/2023/12/19/chi-sono-gli-ho...

[2] www.limesonline.com/cartaceo/la-vera-posta-in-gioco-della...

[3] www.globaltimes.cn/page/202401/1304591.shtml

[4] podcasts.apple.com/fr/podcast/geopolitics-of-the-sea-interests-of-italy-china-states/id1537596607?i=1000550065085  (Géopolitique de la mer)

[5] www.lidentita.it/g7-a-presidenza-italiana-tajani-sente-bl...

[6] www.analisidifesa.it/2023/12/missione-navale-nel-mar-ross...

[7] www.globalresearch.ca/will-biden-forced-send-ground-troop...

[8] www.aljazeera.com/news/2023/12/27/analysis-in-the-red-sea...

[9] english.almayadeen.net/news/politics/us-concern-over-cost-of-intercepting-yemen-s-red-sea-attacks

[10] www.lantidiplomatico.it/dettnews-la_lobby_israeliana_e_gl...

[11] www.limesonline.com/rubrica/crisi-stati-uniti-bilancio-fi...

mardi, 09 janvier 2024

Un petit tour d'horizon géopolitique de l'année 2023

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Un petit tour d'horizon géopolitique de l'année 2023

Source: https://www.sinistrainrete.info/articoli-brevi/27144-reda...

Petite mise au point : tous ceux qui pensent que les guerres au Sahel (Mali, Niger, Burkina Faso, Soudan), en Ukraine, dans le Caucase (Azerbaïdjan, Arménie et Géorgie) et au Moyen-Orient (Yémen, détroit de Bab al-Mandab, Syrie et Gaza) et que les fortes tensions en Moldavie, à la frontière biélorusse et polonaise, dans la Baltique et dans la péninsule scandinave sont des événements distincts, et que pour en parler il faut être un expert de chaque théâtre, connaître les coutumes, l'histoire, l'anthropologie des lieux, etc. D'autre part, ceux qui pensent que tous ces pays sont "victimes" d'une guerre par procuration titanesque menée par les grandes puissances (à savoir la Russie et la Chine d'un côté et les États-Unis de l'autre), où les peuples et les territoires sont sacrifiés à l'affaiblissement du front adverse, peuvent également poursuivre leur lecture. En d'autres termes, il s'agit d'un article écrit pour ceux qui croient que nous sommes confrontés à une "guerre mondiale en morceaux" (cit. J. M. Bergoglio), une concaténation de conflits qui cache comme dans un théâtre d'ombres (Tournement of Shadow) ce qui est le Grand Jeu des Puissances Mondiales... eh bien, ceux qui n'y croient pas devraient éviter de lire ce qui suit, merci.

* * * *

La guerre en Ukraine est sur le point de doubler sa deuxième année, et quoi qu'en disent certains, il n'y a pas de fin au conflit en vue.

Ne vous laissez pas abuser par la controverse au parlement américain sur les nouveaux financements: la guerre continuera parce que la défaite de l'Occident signifie la fin de l'empire et de l'hégémonie américains, d'une part, et le changement complet des élites en Europe puisque celles que nous avons sont complètement compromises, d'autre part. Elles se battront jusqu'au bout et tenteront par tous les moyens d'élargir le conflit en engageant la Russie sur d'autres fronts jusqu'à ce qu'elles l'affaiblissent et la déstabilisent (dans leurs intentions). Des événements comme ceux survenus hier à Belgorod (bombardement de civils avec des bombes à fragmentation) doivent être interprétés comme une provocation visant à pousser la Russie à s'engager plus avant dans le conflit. De même, le projet de réquisition des avoirs russes actuellement gelés en Occident doit être lu comme une provocation définitive par laquelle, de fait, l'Occident se déclare hostile à Moscou.

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Au Sahel (Burkina Faso, Mali, Niger, Soudan), nous assistons à des conflits de basse intensité (non moins sanglants et féroces pour autant) dans lesquels les Etats-Unis et leurs alliés se battent contre des factions pro-russes dirigées, de surcroît, par la société paramilitaire russe Wagner. Il est à noter que la Françafrique est désormais morte et que les Etats-Unis jouent directement et seuls contre les Russes et les Chinois. Le conflit en cours au Soudan est particulièrement violent: des loyalistes pro-russes (le gouvernement légitime avait promis un port militaire aux Russes dans la mer Rouge) se heurtent à des putschistes pro-occidentaux.

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À Gaza, une invasion israélienne féroce du territoire palestinien est mise en scène. En quelques mois, on dénombre plus de 25.000 morts civils palestiniens. Une guerre qui n'a aucune logique et aucun sens pour Israël puisqu'elle gèle pour des décennies l'hypothèse d'une réconciliation avec les pays arabes qui s'était ouverte grâce aux "Accords d'Abraham". Qui a donc intérêt à mettre le feu au Moyen-Orient ? Certainement les Etats-Unis, qui voient d'un très mauvais oeil l'entrée imminente de l'Iran et de son vieil allié saoudien dans les BRICS et donc dans l'orbite sino-russe. Les Israéliens agissent sur ordre américain, non seulement en commettant un carnage à Gaza, mais aussi avec perpétrant les bombardements continus qui frappent la Syrie et le Liban: l'objectif est de provoquer la réaction du Hezbollah et de l'Iran en mettant le feu au Moyen-Orient tout entier. C'est ma vision et je ne me trompe pas.

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La guerre qui a éclaté dans le détroit de Bab el-Mandab, qui relie l'océan Indien à la mer Rouge, est liée à la guerre de Gaza. Les rebelles chiites houthis du Yémen, alliés des Iraniens, bloquent le détroit en frappant les navires de commerce occidentaux. Les États-Unis préparent une coalition pour mener la guerre contre ce peuple vaillant.

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Cette année malheureuse a également été marquée par des combats dans le Caucase, avec un nouvel épisode de la guerre entre Azéris et Arméniens au sujet du Haut-Karabakh, qui dure depuis l'effondrement de l'Union soviétique. Une guerre qui est un véritable théâtre d'ombres avec mille puissances occultes impliquées: l'Iran, qui soutient les chrétiens arméniens contre les chiites azerbaïdjanais (oui c'est comme ça, les raisons de la politique n'ont pas de religion à suivre), les Russes, qui ont toujours soutenu l'Arménie mais se sont récemment rapprochés de l'Azerbaïdjan, les Turcs et les Israéliens qui prennent directement le parti de l'Azerbaïdjan, et enfin la France (qui compte une très forte communauté d'origine arménienne) et les Etats-Unis qui prennent le parti de l'Arménie (mais uniquement dans le but de détacher le pays de la CEI russe et du pacte de défense mutuelle). L'Inde, qui vend des armes à l'Arménie, fait désormais partie des acteurs en piste. Bref, une mosaïque très complexe où il est clair que les Etats-Unis ont intérêt à faire exploser tout le Caucase dans le but d'affaiblir/d'engager la Russie au Nord et l'Iran au Sud.

Comme vous le voyez, l'arc de crise part de l'Ukraine, traverse la mer Noire, touche le Caucase, descend dans l'EastMed et le Moyen-Orient, et atteint enfin le détroit de Bab el-Mandab, impliquant en outre l'ensemble du Sahel. C'est un énorme arc de crise, une véritable guerre mondiale, et le fait que cet arc soit "en morceaux" n'est qu'une illusion d'optique: les marionnettistes sont toujours les mêmes.

D'autres foyers de crise sont à noter dans cette guerre mondiale en morceaux :

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L'Occident arme puissamment la Moldavie dans le but non dissimulé de provoquer une nouvelle guerre contre la Russie en Transnistrie (où se trouve un contingent militaire russe mandaté par l'ONU).

Dans l'extrême nord de l'Europe, la Scandinavie assiste à l'entrée de la Finlande dans l'OTAN, et bientôt à celle de la Suède. Mais ce qui est peut-être encore plus important, ce sont les pactes militaires bilatéraux récemment signés entre les États-Unis, la Suède et la Finlande, en vertu desquels les États-Unis ont le droit, s'ils le souhaitent, d'utiliser des dizaines de bases militaires dans les deux pays, au point de pouvoir y installer des armes atomiques. Dans le cas de la Finlande, il s'agit de bases situées dans un rayon de 150 km autour de Saint-Pétersbourg, de Mourmansk et même du sanctuaire nucléaire russe de la mer Blanche (très proche de la base finlandaise de Rovaniemi, qui fait partie de celles mises à la disposition des États-Unis).

Enfin, le front nord de la Baltique avec la Pologne qui réarme et renforce de plus en plus son front à la frontière avec la Biélorussie et avec l'enclave russe de Prusse orientale (l'oblast de Kaliningrad). La situation n'est pas meilleure au Belarus, où les Russes ont installé des bases et apporté des ogives nucléaires, des missiles balistiques Iskander et des bombardiers Tu-22M.

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Petite note économique: en 2024, le corridor du gazoduc acheminant le gaz russe vers l'Europe via l'Ukraine sera fermé. L'une des sources d'énergie les plus importantes pour une Europe, de plus en plus pauvre et isolée, sera donc épuisée.

Nous vous souhaitons malgré tout une bonne année, une année de prise de conscience.