Où va la ville ?
Entretien avec Pierre Le Vigan
Jean-Marie Soustrade : De l’après-guerre aux années 60, la France a été dans l’obligation de développer son parc de logements pour répondre aux besoins de la reconstruction, au Baby Boom et aux flux migratoires (retour des pieds-noirs et immigration du Maghreb notamment). Quelle politique du logement a été mise en œuvre ? Et plus largement quelle politique d’urbanisme ?
Pierre Le Vigan : La France a été très lente à mettre en place une politique du logement d’autant plus nécessaire après 1945 qu’aux destructions de la Guerre 39-45 s’ajoutaient les effets du retard pris dans l’entre deux guerres, malgré les lois Loucheur, les constructions de pavillons et de quelques cités-jardins. L’essor réel de la construction après guerre date du Plan Courant de 1953, du nom de Pierre Courant, ministre de la Construction. La construction s’est accélérée à partir des Z.U.P. (zones à urbaniser en priorité). Comme dans beaucoup de domaines c’est la IVe République qui a initié les choses mais c’est la Ve qui en a récolté les fruits. Du moins à l’époque du général de Gaulle. À cette époque, en effet, on a vu les bénéfices de la politique de construction de masse de logements mais on n’en a pas vu les conséquences à long terme. Les bénéfices, c’est loger plus de familles – suite au Baby Boom commencé en 1942 – et dans plus de confort. Les conséquences à long terme c’est un urbanisme sans âme, sans enracinement, des quartiers sans repères, souvent éloignés des moyens de transports, isolés des vieux centre-villes, et c’est la création de quartiers anonymes et dévalorisés.
Comment en est on arrivé là ? C’est la politique de Paul Delouvrier grand commis à l’urbanisme nommé par de Gaulle qu’il faut incriminer. Les zones à urbaniser (Z.U.P.) étaient choisies en « sautant » par-dessus les banlieues existantes. Donc en lointaine périphérie. On a préféré faire du neuf dans des endroits vierges plutôt que d’améliorer les territoires de vieilles banlieues. Il est vrai que celles-ci étaient communistes pour une bonne part et que le régime gaulliste voulait les contourner. En outre l’idéologie urbaine « fonctionnaliste » plus ou moins proche de Le Corbusier se prêtait plus à des constructions dans de l’espace vide plutôt qu’à des « retricotages » fins de la ville dans des territoires déjà urbanisés. On a été au plus simple à court terme, au plus facile, au plus technocratique, et au plus mauvais à long terme.
J.-M.S. : On s’accorde généralement sur les erreurs dans la politique du logement qui ont été commises dans les années 50-60 à 70, de la reconstruction à la fin des « Trente Glorieuses » pour résumer. Mais on reste souvent dans le flou concernant ces erreurs, comme avec la formule « trop de béton », qui ne veut pas dire grand-chose. Quelles ont été les vraies erreurs ? Ont-elles concerné d’abord le domaine architectural, ou urbanistique, ou les deux ?
P.L.V. : Parmi les graves erreurs, il y a le manque de transports : peu de gares, pas de tramway, pas assez de bus dans les nouveaux quartiers. Il y a l’isolement par rapport aux centre-villes, il y a des constructions de cités à cheval sur plusieurs villes, qui favorisent l’irresponsabilité des élus. Il y a l’interventionnisme d’État hors de toute concertation avec les élus locaux. Force est de constater que De Gaulle ne connaissait et ne comprenait rien aux questions de la ville et qu’il n’était inspiré qu’en politique extérieure. Ce qui plaide entre parenthèses contre le pouvoir personnel et contre une présidence omnipotente.
L’architecture des grands ensembles est contestable par sa monotonie, par l’équivalence du devant et du derrière des immeubles, par sa dimension souvent excessive. Je ne crois pas souhaitable de construire des immeubles au-delà de sept ou huit étages qui ne permettent guère de loger plus de gens à moins de réduire les règles de prospects donc de rapprocher les immeubles d’une manière excessive. Les immeubles de plus de huit ou dix étages obligent en outre à avoir plusieurs ascenseurs, et rendent plus complexes les règles de sécurité (incendie et autre).
Toutefois, dire cela, c’est déjà être plus dans la volumétrie et le rapport entre les volumes que dans l’architecture stricto sensu. Nous sommes donc dans l’urbanisme. Des voies trop larges sont aussi à incriminer, des espaces non appropriés, trop d’espaces verts qui ressemblent à des terrains vagues. Pas assez de densité, c’est à mon avis, le reproche principal à faire. Les banlieues lointaines, les villes nouvelles sont cinq à dix fois moins denses voire encore moins (en nombre de logements à l’hectare) que les centre-villes haussmanniens. Exemple : Paris compte 20 000 habitants/km2, Sarcelles 7000 habitants/km2, Villiers-le-Bel 3700 habitants/km2, Bièvre en Essonne 500 habitants/km2. La faible densité rend difficile le maillage social, donne aux bandes de jeunes une forte visibilité, rend trop coûteuse la création de transports collectifs, favorise donc la voiture comme mode de déplacement, avec ses nuisances y compris en terme de paysage urbain (immenses parkings au pied des H.L.M.). Les erreurs sont donc avant tout urbanistiques.
J.-M.S. : Les politiques en ont-ils tenus compte des erreurs (voire des horreurs !) des années 60-70 lors des politiques ultérieures d’urbanisation ?
P.L.V. : À partir de 1975, la réponse est oui. Bien entendu, tout n’est pas parfait à partir de cette époque mais il se trouve que le très net ralentissement de la construction à partir de 1975, absurde à certains égards alors que le gouvernement encourageait l’immigration familiale qui amenait donc des familles nombreuses en France, ce ralentissement a mené à faire des opérations plus petites, mieux concertées, surtout à partir de la décentralisation de 82 – 83, et mieux intégrées dans l’existant. En outre, un véritable corps professionnel des urbanistes a fini par exister et la culture des architectes a changé elle aussi avec la fin partielle de la domination des idéaux modernistes et fonctionnalistes. Ce qui ne veut pas dire que tout ce que l’on appelle post-moderne forme un ensemble cohérent (ce n’est pas le cas) ou convaincant (Ricardo Bofill est parfois assommant de mauvais goût). Un exemple de ré-urbanisation assez réussi est le centre-ville de Saint-Denis, dans le 93, avec des rues étroites, le tramway, le métro, à une erreur près, avoir installé un grand supermarché dans le centre au lieu d’une multitude de boutiques.
J.-M.S. : Quelles ont été les politiques de rénovation et de réhabilitation urbaine menées en France à partir de la fin des années 70 et sur la base du constat d’une crise des grands ensembles ? Quel bilan peut-on en tirer notamment sur le plan du « vivre-ensemble » ? Que pensez vous de la politique de la ville ?
P.L.V. : Le début des politiques de la ville, en fait la politique des quartiers « à problèmes » est Habitat et Vie sociale (H.V.S.). C’est en 1977 et c’est un peu une idée de la « Deuxième Gauche », la gauche « social-démocrate » anti-étatiste de Rocard et autres. Il se trouve que c’est aussi à ce même moment que la politique de l’aide à la pierre est remplacée par l’aide à la personne (par Raymond Barre en 1977). À ce moment, les loyers des logements sociaux deviennent trop chers pour les classes moyennes, qui sont poussés à quitter les H.L.M., ce qui nuit bien sûr à la mixité sociale. L’aide à la personne (les A.P.L.) rend solvables des gens qui ont de faibles revenus, ou ont des revenus de transferts sociaux, ou travaillent au noir. Cela amène à changer la composition des H.L.M. : des familles monoparentales de plus en plus nombreuses, des familles issues de l’immigration aussi de plus en plus nombreuses. En trente ans elles sont devenues majoritaires dans beaucoup de quartiers de banlieues ou en tout cas de quartiers H.L.M. Les réhabilitations qui ont été menés l’ont généralement été sérieusement. Le gain en confort est souvent réel même si esthétiquement l’aspect hybride des interventions n’est pas toujours très heureux. Mais les habitants vivent dans les immeubles avant de les regarder.
Le problème est l’ampleur des dégradations et atteintes aux biens et personnes commises par une petite minorité d’habitants, qui instaure un climat de peur et de complaisance vis-à-vis des trafics, vols, dégradations dont les autres habitants, eux-mêmes en bonne part issus de l’immigration sont les premières victimes. Après H.V.S., en 1981, le gouvernement Mauroy a mis en place la politique de D.S.Q. (Développement social des quartiers). Il s’agit alors avant tout de faire un travail éducatif et de prévention de la délinquance. Les études d’évaluation se sont succédées et les nouvelles mesures de politique de la ville aussi, en fonction des gouvernements. Elles se ressemblent toutes étant définies par les mêmes hauts fonctionnaires souvent assez autistes et munis d’une culture de type « fonction publique », respectable mais parfois bien naïve, culture associée à une formation sociologique de base amenant bien souvent à la « culture de l’excuse ». À cela s’ajoute le souci de ne pas « faire de vagues ».
D’une manière générale la situation ne s’est pas améliorée sauf dans certaines villes de province car l’échelle plus petite de l’urbain et l’implication de certains élus locaux a permis des réussites. Ailleurs, dans les grandes métropoles, le « mal vivre ensemble » gagne. Chômage, dévalorisation du travail, relations conflictuelles entre jeunes et police jouent, mauvaises relations entre jeunes et parents, entre jeunes et adultes jouent aussi. Les contrôles au faciès sont une réalité mais dans le même temps l’agressivité de certaines bandes de jeunes vis-à-vis de tout ce qui est public, des pompiers aux médecins, et en somme vis-à-vis de tout ce qui extérieur au quartier est réelle. Cette logique du ghetto est dramatique et n’a été cassée par aucune loi même bien intentionnée comme la Loi d’orientation sur la ville (L.O.V.) de 1991.
J.-M.S. : Comment s’est passée la reconstruction dans les autres pays européens ? Comment ont-ils fait face à l’urbanisation massive de l’après-guerre ?
P.L.V. : Je ne suis pas spécialiste de ces questions à l’échelle européenne, questions au demeurant passionnantes. En Allemagne, il y a eut beaucoup de reconstructions qui respectaient l’usage des parcelles avant les destructions (peu à Berlin par contre) et peu ou prou la volumétrie des immeubles détruits, très nombreux outre-Rhin (des millions de sans abris). L’influence de Le Corbusier est venue plus tard. En Grande-Bretagne la reconstruction a été plus rapide qu’en France. Dans tous les cas l’arrivée en ville de populations rurales puis immigrés a été l’occasion de production de logements de masse comparables (grandes cités-dortoirs) mais le phénomène a été plus marqué en France parce que l’urbanisation était plus tardive que dans beaucoup d’autres pays européens.
J.-M.S. : Qu’est ce qui fait qu’un quartier devient un quartier de relégation ? En quoi et comment se fait ce processus de relégation ?
P.L.V. : Un quartier de relégation est un quartier qui donne une mauvaise image sur les C.V. mais c’est aussi et surtout un quartier où on rencontre surtout des gens « paumés », sans repères, sans projet. Dans un quartier de relégation, il n’y a pas une dynamique sociale positive, ascendante. C’est un quartier-ghetto, ghetto de pauvres mais aussi ghettos d’immigrés. Il manque une culture commune à laquelle s’agréger. Parfois, cette culture, c’est l’islam. Mais ce n’est pas ce qui aide le plus à l’intégration. Souvent l’adoption de l’islam correspond à une réaction identitaire. « Puisque vous me rejetez, moi aussi je rejette votre Occident consumériste. » On peut le comprendre, mais ce n’est pas très constructif et c’est d’ailleurs très artificiel, d’où la nécessité de ne pas trop se braquer sur ces questions.
J.-M.S. : Le port de la burqa se développe dans ces quartiers. Ajoute-t-il à la relégation ?
P.L.V. : Ce n’est pas un phénomène majeur. Il faut dire simplement : « La République n’admet que l’on dissimule son visage dans l’espace public » (qu’il s’agisse de burqa, casque de motard, bonnet, déguisement, etc.) ». Point. La polygamie est plus complexe – sans doute beaucoup plus massive aussi que le port de la burqa – et pose des problèmes plus graves. En outre, elle coûte cher aux caisses sociales alors que la burqa ne coûte rien ! La burqa est un peu un chiffon rouge si je puis dire. On n’est pas obligé face à cela de se sentir une mentalité de taureau.
J.-M.S. : Les services publics au sens large et autres acteurs indispensables (médecins par exemple) sont-ils suffisamment présent dans ces quartiers ?
P.L.V. : Ils ne sont pas assez nombreux, regardez par exemple le taux de médecins, mais les conditions de séjour dans certaines banlieues ne sont pas très attractives. Quand un médecin doit calmer un toxico qui s’agite, ou cherche à voler, dans sa salle d’attente et en plus faire son boulot, on peut comprendre qu’il finisse par avoir envie d’autre chose comme conditions de travail. Tant que la sécurité n’est pas rétablie, ces sous-effectifs de professions libérales sont inévitables. Les professions libérales, à quelques remarquables exceptions près, vont là où il y a de l’argent. Quant aux policiers, ils sont beaucoup moins nombreux en banlieue qu’à Paris. Il faut plus de policiers mais aussi et surtout plus de police de proximité et moins d’interventions « à la cow-boy ». Les opérations coups de poing sont faites pour être médiatisées mais ne résolvent pas grand-chose. Sarkozy a trop développé ce genre de choses : la primauté de la communication sur l’action réelle. Il semble qu’on aille vers un peu plus de travail de fond des services de police depuis quelque temps. Il est vrai que le banditisme violent venu des banlieues prend des proportions de plus en plus inquiétantes. Il faut instaurer une insécurité quotidienne pour les dealers et les brûleurs de voitures. Actuellement, c’est plutôt l’insécurité quotidienne pour les honnêtes gens qui, rappelons-le, sont la grande majorité des habitants des banlieues.
J.-M.S. : Les diverses zonages opérées par la politique de la ville et manifestés par les sigles comme Z.U.S., Z.E.P., Z.R.U., Z.F.U. … ont-elles contribué, selon vous, à stigmatiser ces quartiers ?
P.L.V. : Zones urbaines sensibles, zones d’éducation prioritaire, zones de redynamisation urbaine, zone franches urbaines : tous ces sigles visent à désigner des politiques publiques prioritaires et sur des territoires qui ne se recoupent pas tous. C’est une machinerie complexe et parfois utile. Il n’est pas sûr que les choses ne seraient pas pires sans un certain nombre de ces mesures à propos desquelles il est trop facile de ricaner. Ceci dit, elles ne sont pas à la hauteur des problèmes. Déléguer la gestion des quartiers aux « associations », cela a ses limites. La vraie question est que beaucoup de quartiers ne sont plus des quartiers de travailleurs et que, quand il y a des travailleurs ils n‘ont qu’une idée en tête : en partir le plus vite possible pour échapper à un climat malsain pour eux, pour leur femme, leurs enfants. Les travailleurs d’origine immigrés sont les premiers à dire, bien souvent, « pas question pour moi de m’installer dans le “ 9-3 ”» (la Seine – Saint-Denis). Et ils ajoutent souvent, n’ayant pas l’habitude de la langue de bois : « Il y a trop de racaille ».
Je crois que ces quartiers se sont « stigmatisés » tout seul, du fait d’une partie de leur jeunesse et de la faiblesse du civisme en général en France y compris bien entendu chez les Français d’origine.
Pour ce qui est des zonages, ils ont cherché à résoudre des problèmes caractéristiques des quartiers sensibles en mettant plus de moyens. Cela peut être nécessaire. Les Z.E.P. donnent plus de moyens, c’est plutôt un atout d’être en Z.E.P. de ce point de vue mais ensuite si la norme sociale de la jeunesse de tel quartier en Z.E.P. est de ne rien faire à l’école, au collège, au lycée et au contraire de vivre de petites magouilles (ou grandes magouilles), qui empoisonnent la vie du quartier, alors cela ne suffit pas. Il y a alors un terrorisme de la majorité : croire à l’école et au savoir, c’est ringard, c’est « bouffon ». Ce ne sont pas, en tout cas, les intitulés des politiques publiques qui ont créé les problèmes.
J.-M.S. : Quelles sont les grandes orientations données par l’actuel ministère de la ville pour les quartiers sensibles ? Comment la politique de la ville entend-elle lutter, présentement et à l’avenir contre la délinquance ?
P.L.V. : Le logement est rattaché au vaste ministère de l’Écologie de Jean-Louis Borloo. Fadela Amara est secrétaire d’État à la ville. Cette dernière a des idées, mélange de volontarisme, de connaissance du terrain et de réalisme (elle ne se fait pas trop d’illusions). Elle est assez bien inspirée mais marginalisée. Le gouvernement a cherché en la nommant un effet d’affichage avant l’efficacité. En fait, pour comprendre, au-delà des mots et des discours quasi-interchangeables d’un ministre à l’autre, la vraie politique du gouvernement pour les banlieues, il faut regarder le projet du Grand Paris de Christian Blanc, sans même parler des extrapolations de Jacques Attali sur Paris prolongé jusqu’au Havre, Attali jouant comme Alain Minc le rôle de ballon d’essai de Sarkozy. Or c’est un projet du même ordre que celui de De Gaulle et Delouvrier dans les années 60 que ce projet gouvernemental du Grand Paris. À savoir un très mauvais projet. Non qu’il n’y ait pas matière à créer une instance fédérative entre Paris et surtout les trois départements de la Proche Couronne. Cela, c’était le projet de Philippe Dalier, un sénateur U.M.P., c’était aussi l’idée de beaucoup d’autres comme, depuis longtemps, Georges Sarre, alors maire du XIe arrondissement de Paris. Mais le Grand Paris de Blanc se résume au super-métro, le « Grand Huit » de 130 km, qui ne répond aucunement aux besoins des habitants. Là encore, on saute par dessus la banlieue existante pour aller créer des problèmes ailleurs en développant plus encore l’urbanisation en très grande banlieue, donc une urbanisation en tâche d’huile. Une nouvelle catastrophe urbaine se prépare.
J.-M.S. : Est-ce que démolir des tours pour faire des banlieues pavillonnaires améliore automatiquement la vie collective et fait reculer la délinquance ?
P.L.V. : Il est sidérant de voir que l’on va détruire des tours porte de Clignancourt (tours qui ne sont pas horribles ni en mauvais état du reste, même si je n’ai aucun goût pour les tours) au moment où on parle d’en construire Porte de la Chapelle soit à deux pas, et à un endroit où il y en a déjà dont on peut faire le bilan : elles fonctionnent très mal sauf quand elles sont hyper-sécurisées (donc très coûteuses) et destinés à des classes moyennes ou supérieures, celles qui n’ont… pas la moindre envie d’habiter Porte de la Chapelle. On marche sur la tête. Une nouvelle fois – et c’est le mal contemporain – ce qui compte pour les politiques, c’est l’image. Alors que l’efficace, l’utile pour les habitants, souvent, ce n’est pas le spectaculaire. C’est du terre à terre dont on a besoin. Et dans tous les sens du terme. Démolir des tours, dans certains cas, pourquoi pas ? Mais ce n’est pas la panacée. Trop souvent on ajoute du traumatisme à du traumatisme, la destruction est vécue comme une dévalorisation rétroactive. Bien souvent, il vaut mieux densifier, construire autour des immeubles, ou modifier leur accès, leur entrée, leur façade, etc.
Quand aux tours, de quoi parle-t-on ? Dix étages ? Quinze étages ? Quand ce sont des tours résidentielles, cela ne pose pas de problèmes particuliers, chacun respecte les espaces communs. Quoique… Les incivilités existent aussi chez les bourgeois. Pour les logements sociaux, les tours, c’est tout à fait inadapté mais il y a en fait peu de tours de logements sociaux en banlieues, en tout cas assez peu de tours de logements de plus de dix étages. Quand il y en a, comme à Bagnolet, il vaut sans doute mieux faire de l’urbanisme reconstructeur, restructurant plutôt que destructeur, améliorer les transports, les créer à différentes échelles, pour petits et grands déplacements, amener des emplois, décloisonner plutôt que détruire. Dire que l’on détruit des tours pour faire des quartiers pavillonnaires n’est par ailleurs pas très exact. En général, on détruit des tours pour reconstruire des petits immeubles, ce qui peut être réussi, et est tout différent des pavillons.
J.-M.S. : Quelles solutions d’urbanisme et d’architecture pourraient être mises en œuvre pour améliorer la situation des quartiers en difficultés ?
P.L.V. : Urbanisme, architecture, oui, mais on ne peut évacuer la question de la crise de civilisation : le manque de motivation pour le travail, et pour la création. La France qui était une nation d’artistes est devenue une nation de téléphages et de consommateurs d’Internet, et pour ce qu’Internet a de moins intéressant. La France et l’Occident en général, et toute la planète, tend à entrer dans cette post-civilisation qui rétrécit les horizons et atrophie les sensibilités. Seule une minorité échappe à cela. Une minorité privilégiée par la culture, l’éducation et le niveau économique. Heureusement en un sens que cette minorité existe mais pourra-t–elle résister à la montée de la barbarie ? Les quartiers en difficulté, habités par des gens eux-mêmes souvent déshérités, moins du reste au plan strictement financier qu’au plan culturel, souffrent au premier chef de cette crise de civilisation. Les quartiers de grands ensembles, ceux ciblés par la politique de la ville – terme ambitieux : il vaudrait mieux dire plus modestement « l’infirmerie des banlieues » – nécessitent à mon sens de la modestie, continuer de travailler avec les associations même s’il ne faut pas en attendre des miracles, et de l’ambition surtout dans un domaine : les transports.
Il faut absolument que les gens bougent de ces quartiers, n’en soient pas prisonniers, puissent aller voir ailleurs donc, il faut des transports, y compris le soir et même la nuit. Il faut aussi des entreprises locales, tout un tissu de P.M.E. Il faut aussi renforcer les effectifs permanents de police mais aussi d’éducateurs. Il faut refuser la victimisation des délinquants. Ils ne sont pas victimes; ils pourrissent la vie des travailleurs. Bien des Maghrébins qui « s’en sortent », bien des « Noirs », – et non pas des « Blacks » -, Africains ou Antillais qui eux aussi s’en sortent le montrent : les jeunes, avec de l’énergie, peuvent trouver une formation, un travail, une voie, un avenir, une espérance, une place dans la société. La République française est généreuse, l’éducation gratuite, les soins gratuits, ce n’est pas rien, il faut le dire et le rappeler. Et, en contrepartie, il faut être sévère avec ceux qui pourrissent la vie de ces quartiers, et qui ne sont pas les porteurs de voiles « islamiques ». Ce sont les canailles qui vivent de trafics de drogue, de vols, d’escroqueries, qui harcèlent les filles, etc.
J.-M.S. : Pourquoi arrive-t-on si peu à faire de la mixité sociale dans les quartiers sensibles ? Comment expliquer qu’en dépit de la politique de la ville, les habitants fuient ces quartiers ?
P.L.V. : On arrive plus facilement à mettre quelques pauvres dans des quartiers riches que quelques riches dans des quartiers pauvres. La mixité sociale a reculé. Il y avait des bourgeois dans beaucoup de quartiers de banlieue nord il y a cent ans. Combien en reste-t-il ? Et puis, le caractère multi-ethnique des banlieues fait fuir beaucoup de classes moyennes et a fortiori supérieures. Tout le monde est pour l’immigration mais chacun préfère habiter un quartier où il n’y a « pas trop » d’immigrés. Il y a beaucoup d’hypocrisie là dedans.
Les deux questions de l’immigration et de l’occupation du logement social sont par ailleurs de plus en plus liées puisque les immigrés ont en moyenne de faibles revenus et compte tenu du nombre assez élevé d’enfants qu’ils ont, sont prioritaires pour les H.L.M. Il n’y avait que les élus communistes jusque dans les années 80 à habiter dans des H.L.M. et encore pas tous !
J.-M.S. : Le problème d’anomie (au sens de désagrégation des règles de vie en collectivité et du lien social) des quartiers sensibles, s’il existe, est-il résoluble uniquement par des politiques étatiques ? Où est-ce un problème qui va bien au-delà ?
P.L.V. : L’anomie ou encore la perte de la décence commune dont parlait George Orwell est une réalité. Elle concerne particulièrement les jeunes de ces quartiers. C’est la conséquence du déracinement du à l’immigration de masse. C’est la conséquence d’une perte d’identité ou d’une impossibilité de construction identitaire dans la tolérance, le respect des autres, qu’ils soient issus d’autres communautés immigrées ou qu’ils soient Français de souche. La société multiraciale est devenue multiraciste. Les injures sont très souvent raciales. Mais en outre, l’américanisation des mœurs – et pour faire court la fascination par le fric, par exemple les joueurs de foot, trop souvent arrogants et pleins aux as – joue un rôle très déstructurant.
L’intégration par les valeurs de l’effort, du travail, de la République qui ne reconnaît aucune communauté, ne marche plus. Il n’y a pourtant pas d‘autre voie que l’assimilation et le retour à ces valeurs qui n’ont, faut-il le rappeler, jamais impliqué de renier ses ancêtres et ses traditions. Mais est-ce que cela peut marcher avec une immigration de masse ? En tout cela, si cela ne marche pas, rien d’autre ne marchera car il n’y a pas de communautés en France, de cadres communautaires réellement capables de prendre le relais et on ne peut les créer artificiellement dans les populations d’Afrique noire ou celles originaires du Maghreb. C’est d’ailleurs précisément parce que, dans leurs pays d’origine, le lien social était en crise que ces gens là sont venus en France, alors comment peut on imaginer que, une fois venus en France, leurs attaches d’origine fonctionnent de manière communautaire, ce qu’elles ne faisaient pas dans leur pays ? C’est pourquoi l’intégration communautaire, je n’y crois pas.
Pour revenir à la question centrale qui est celle des jeunes des quartiers, ce qui doit être géré est, ajouté au problème de l’identité, un problème « hormonal ». C’est ce qu’a bien vu Luc Bronner dans La loi du Ghetto. Les jeunes garçons ont pris le pouvoir. Le culte de l’enfant-roi de nos sociétés n’a rien arrangé. Quand un parent donne une fessée à son enfant les services sociaux le réprimandent. Les immigrés ne comprennent pas cela. Ils ont l’impression qu’on leur casse leur boulot d’éducateur et de parent. Ils n’ont pas complètement tort là-dessus.
Mais surtout il y a l’absence fréquente du père ou la dévalorisation de la figure du père. C’est souvent un chômeur. Nombre d’immigrés ont été licenciés de leur travail à quarante-cinq ans, cela n’aide pas à donner une image forte. Quant aux familles monoparentales, le garçon seul face à sa mère est roi dans certaines cultures. Il y a une asymétrie de la délinquance entre garçons et filles. Difficile donc de dissocier les questions de la banlieue des questions culturelles liées à l’immigration. Ce qui ne veut pas dire que, sans problème de l’immigration, il n’y aurait plus de problème de la banlieue.
J.-M.S. : Quel est l’état du lien social dans les quartiers sensibles ?
P.L.V. : On constate un mauvais état du lien social. Je n’ai pas suffisamment d’expérience de terrain pour en dire plus bien qu’ayant longtemps vécu en banlieue y compris dans des quartiers dits « sensibles ». Restaurer la valeur travail, restaurer l’accès concret au travail, mais aussi développer l’idée que le travail n’est pas la lutte de tous contre tous, que c’est aussi la solidarité entre les hommes. Et aussi développer un autre imaginaire que la consommation, voilà ce qu’il faudrait sans doute faire. Programme vaste et complexe.
J.-M.S. : Quelles sont les caractéristiques des habitants des quartiers en difficultés, comment y vit-on ? Famille monoparentales, fort taux de chômage, jeunes déscolarisés, modes de vies différents en raison des origines immigrés des habitants, d’autres facteurs… ?
P.L.V. : Là-dessus il y a des études sociologiques. On trouve effectivement les caractéristiques que vous évoquez. Mais je ne suis pas spécialiste de ces questions, aussi je vous renvoie aux sociologues de profession.
J.-M.S. : Quel rapport ont les habitants des quartiers sensibles avec leurs lieux de vie ?
P.L.V. : Vous voulez dire : aiment-ils leurs lieux de vie ? Je ne sais pas. Je crois qu’ils ne les détestent pas dans bien des cas, mais qu’ils regrettent les problèmes de transport, la délinquance excessive, l’irrespect des lieux, de l’hygiène, les gens qui urinent dans les ascenseurs, etc. Les gens aimeraient aimer leurs quartiers. Ils n’y arrivent pas bien souvent. Ceci dit, il me parait difficile de généraliser. Choisy-le-Roi n’est pas Bagnolet, qui n’est pas Bondy, qui n’est pas la banlieue de Saint-Étienne, ni de Perpignan, etc.
J.-M.S. : Quelles furent les grandes évolutions sociologiques dans les quartiers sensibles ces trente dernières années ? Y a-t-il eu une ethnicisation de ces quartiers, un appauvrissement ? Une fuite des classes moyennes vers le périurbain ou le centre-ville pour les classes moyennes supérieures ?
P.L.V. : Depuis trente ans et même plus il y a clairement une « ghettoïsation » des quartiers, une pauvreté endémique, un désœuvrement, une défrancisation qui touche notamment les mœurs, un développement des trafics de drogue, bref toute une série de ruptures culturelles, dans des domaines très divers, qui favorisent les amalgames et qui font que pour beaucoup la seule chose de sûr à propos de la banlieue c’est qu’ils ne veulent pas y habiter.
Il y a bien sûr un départ de tous ceux qui peuvent partir notamment les Français de souche des classes moyennes mais aussi les immigrés qui accèdent à la classe moyenne. Quand aux classes supérieures elles n’ont jamais habité les quartiers sensibles et n’ont donc pas l’occasion de les fuir…
J.-M.S. : Le rôle des « créateurs de lien social » (animateurs sociaux, gardiens d’immeubles…) dans ces quartiers a-t-il évolué ? Ont-ils plus de difficultés à remplir ce rôle ? Si oui pourquoi ?
P.L.V. : Je crois qu’il faut leur demander leur avis. C’est un sujet que je connais mal.
On a renforcé le rôle des gardiens et souvent leur nombre et on a eu raison. C’est devenu un métier très complexe que d’être gardien dans les grands ensembles, entre la pression des jeunes du quartier et celle du bailleur, de la police, etc.
J.-M.S. : Comment expliquer le fort taux de délinquance dans ces quartiers sensibles ? D’où vient l’origine du malaise et des conduites déviantes ?
P.L.V. : C’est une question de civilisation. Ce qui joue, c’est la séduction de l’argent facile (les sportifs dont on parle à la télé, les traders…), le goût des objets technologiques sophistiqués, et coûteux, la fin du respect de la culture, de toutes les cultures y compris celles d’origine mais aussi de toutes les institutions pourtant au service des gens (maintenant on brûle les écoles, les M.J.C., les bibliothèques, les gymnases…). On vole dans les magasins de fringues, de chaussures de marque… On ne vole pas les livres de la Pléiade. Mais aussi il y a, comme je l’ai déjà dit, la crise hormonale de ces jeunes garçons qui n’ont pas de défouloir, qui ne font plus leur service militaire, qui ne peuvent plus canaliser leur énergie. C’est le problème principal. Ce n’est pas l’immigré de quarante ans qui brûle des voitures, me semble-t-il. Ce n’est pas celui qui bosse sur les chantiers dans le bâtiment et qui part tôt le matin. C’est le gamin de 14 – 18 ans qui en plus de détruire son quartier et d’y brûler les voitures des honnêtes gens qui sont ses voisins, pourrit la vie de son école. Cette jeunesse des émeutiers explique la peur des bavures qu’a la police. Il y a une dimension nihiliste là dedans, comment le nier ?
J.-M.S. : Comment les pouvoirs publics répondent-ils aux problèmes des banlieues dans le cadre de la politique de la ville ? Les dispositifs en place soulagent-ils les habitants de ces quartiers en difficulté sociale ? Peut-on faire mieux ?
P.L.V. : On connaît les actions de la politique de la ville avec le soutien aux associations. Cela joue sans doute dans le bon sens mais à la marge. L’isolement des quartiers arrange tout le monde : ils « mettent le bordel » chez eux et pas ailleurs. On ne met pas le paquet en éducation, prévention, répression, encadrement. La République ne croit plus en elle. Respecter les gens, c’est s’occuper d’eux, les cadrer et les encadrer si possible, mais la vérité est peut-être que la République préfère abandonner les banlieues. J’espère me tromper.
J.-M.S. : D’une manière plus générale, est-ce que ce sont les habitants qui font le lieu de vie ou le lieu de vie qui fait les habitants, ou est-ce un peu des deux ?
P.L.V. : C’est une excellente question. La misère a trouvé son décor. Mais c’est moins une misère matérielle - les gens ne meurent pas de faim ni de manque de vêtements – qu’une misère morale. La délinquance des jeunes ajoute à cette misère morale.
Je crois que l’urbanisme pourrait changer beaucoup de choses mais pas tout car il faut que change aussi l’imaginaire de nos sociétés hypermarchandes.
Ceci dit, il y a des pistes et il faut bien commencer par quelque chose : des petites rues interdisant la vitesse, des immeubles suffisamment petits pour permettre des relations de proximité. À terme, il faudrait peut-être aussi envisager la création d’une garde civique – sorte de nouvelle « garde nationale » – en liaison avec la police nationale. Il faut refaire un urbanisme de proximité, d’immeubles de taille moyenne, quatre à six étages, avec des rues adaptées c’est-à-dire de taille modeste (exemple : le quartier de « l’Orme-Seul » de l’architecte Catherine Furet à la Courneuve) et des axes plus grands mais jamais disproportionnés avec des bus, des tramways, des métros, aériens de préférence (c’est tout de même plus gai que de passer des heures sous terre). En résumé, il faut arriver à une densité beaucoup plus forte que dans les banlieues actuelles tout en évitant les tours. C’est parfaitement possible : regardez le Xe, ou le XIe arrondissement de Paris ! Il y a une forte densité et pas de tours.
Il faut penser l’urbanisme pour le lien social et aussi – ne soyons pas naïfs – pour la sécurité (on le fait déjà mais dans la perspective d’interventions ponctuelles plus que dans le registre d’une sécurité quotidienne). Cela coûtera cher mais pas plus que des milliers de voitures brûlées chaque année. Et si on ne sauve pas la banlieue du plongeon, on plongera tous.
Propos recueillis par Jean-Marie Soustrade.
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