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vendredi, 09 septembre 2016

L’implosion du politique

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Pierre Le Vigan

L’implosion du politique

    La politique ne passionne plus. Elle fait sourire, ou pitié ou bien encore, elle fait entrer en colère. Saine réaction. Il y a de quoi. Quelle est la réalité  de notre vie politique ? De fausses gauches succèdent à de fausses droites avec une régularité de métronome depuis, en France, l’instauration du quinquennat.

   Chirac, néo-gaulliste en politique extérieure et radical-socialiste en politique intérieure mais sans l’épaisseur historique de ce courant historique de la IIIe République a laissé la place à Nicolas Sarkozy, qui a pu faire illusion pendant la campagne de 2007 grâce aux beaux discours transversaux droite et gauche d’Henri Guaino, mais a achevé de nous faire réintégrer l’OTAN, et a  mené une politique extérieure catastrophique, déstabilisatrice au Proche Orient et en Libye.

    La fuite en avant vers le mondialisme et la financiarisation s’est poursuivie. La désindustrialisation et la délocalisation de notre économie se sont accélérées. La France a plus que jamais été considérée comme une entreprise, l’ « entreprise France » sommée d’être compétitive, et non comme un héritage et un projet à qui insuffler une âme. L’immigration a de moins été maîtrisée et est devenue de plus en plus envahissante.  

   La déception des années Sarkozy, après le grand sommeil des années Chirac, a donc été cruelle. L’agitation ne faisait décidément pas une politique. Enfin, François Hollande, habile politicien mais piètre homme d’Etat a emporté l’élection par rejet du sarkozisme. Tout cela ne faisait pas une politique différente, et on l’a bien vu. On espérait Hollande « normalement président ». Il a cru qu’un homme normal pouvait être président. Erreur de diagnostic.

   Dans le même temps, la porosité entre les milieux politiques, ceux de la presse et les communicants n’a jamais été aussi forte. Si le politique, c’est le jeu auquel se livre nos gouvernants, on comprend l’écoeurement du peuple. Ce spectacle de nains révolte ou écoeure. Au choix.

    Les Français, le peuple français, qui vaut mieux que ses élites, ne s’y trompe pas. Les Français ne veulent pas des habiles, des malins, mais voudraient sentir une vision historique, un sens de la France et de l’Etat. Une hauteur de vue. Un amour de notre pays. Une exigence qui vaille la peine de s’engager, la peine d’y croire. Une raison d’admirer ceux qui sont à la tête de notre pays. Il a suffit que Macron donne l’impression de comprendre un peu cela – une nostalgie monarchique en un sens, mais aussi bonapartiste – pour qu’il passe pour un grand penseur. Avec, il est vrai, un soutien peu avare des médias.

*

    La fin de la croyance dans le politique trouve à vrai dire ses origines dans une histoire longue. C’est l’histoire de l’assomption de l’économie et du déclin du politique.

    Depuis 3 ou 4 siècles, l’âge du commerce a substitué l’horizontalité des échanges à la verticalité de la chaine du commandement. La communication horizontale a remplacé la transmission verticale. Depuis la Régence, le nouvel impératif qui devint dominant en Europe fut l’intérêt, ou encore le calcul, la pesée individuelle des joies et des peines. « Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l'amour d'eux-mêmes, et l'oubli des autres: ils sont ainsi faits, c'est leur nature. » écrit La Bruyère[1]. C’est la montée de deux principes : le libéralisme et l’ individualisme. Le libéralisme repose sur deux piliers : la société est fondée sur l’intérêt, et chacun est le meilleur juge de son propre intérêt. L’ordre ancien voyait les choses de haut et donc de loin, l’ordre nouveau les voit de près. Dans l’ordre nouveau, on voit mieux les détails, mais on voit moins comment une partie est intégrée dans un tout. L’économisme c’est le court terme, par définition même.  C’est aussi le « moi d’abord », c’est-à-dire l’individualisme possessif.   

    Chateaubriand forgera l’expression des « intérêts matériels et moraux »[2] des membres de la société. Bien entendu, le nouvel impératif du calcul ne fait pas disparaître les passions, les actes gratuits, le patriotisme, le sentiment de la fierté bafouée, la colère. Mais il prime sur ceux-ci.

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L’héroïsme distingue et sépare, au contraire, le commerce unifie et égalise. « Le commerce est la profession des gens égaux », notait Montesquieu[3]. Le commerce suppose une égalité de départ et de principe. Il produit certes l’inégalité, mais c’est une inégalité seulement économique. Face à cela, il y a eu une tentative de rompre radicalement avec cette domination du libéralisme et de l’économie. Elle a été tellement maladroite qu’elle a donné de beaux jours au libéralisme. Cette tentative, ce fut le communisme du XXe siècle.

    Qu’a été le communisme ? Une tentative de sortir de la logique du commerce en revenant à la logique du commandement. Comment ? En mettant en œuvre une forme d’autoritarisme extrême, mais en sauvegardant l’égalité. Laquelle ? Une égalité économique dans une hiérarchie de commandement. L’échec du communisme a laissé comme seule horizon le triomphe du libéralisme, de la sujétion à l’économie, l’individualisme et l’économie de profit.

    Dés lors, le capitalisme a cessé d’être national – ce qui ne le rendait pas bénéfique pour autant mais plus maitrisable –, il s’est retourné contre les nations.

    Le politique veut et suppose les frontières, le commerce veut leur allègement au maximum. L’essence du libéralisme, c’est la libre circulation des personnes et des biens. A l’horizon ultime, Montesquieu peut écrire : « Les effets mobiliers, comme l’argent, les billets, les lettres de change, les actions sur les compagnies, les vaisseaux, toutes les marchandises, appartiennent au monde entier, qui, dans ce rapport, ne compose qu’un seul Etat, dont toutes les sociétés sont les membres : le peuple qui possède le plus de ces effets mobiliers de l’univers, est le plus riche »[4].

    Le caractère anonyme de la domination de la logique du commerce, et ses dégâts, explique que l’on ait cherché à rendre visible ce qui était invisible. Cela explique en grande partie l’antisémitisme moderne, forme simplifiée et imagée de l’anticapitalisme, le « socialisme des imbéciles » a-t-on dit. (faut-il préciser que, pour autant, tout anticapitalisme n’est pas porteur d’antisémitisme ?).

    Mais le commerce apporte-il (au moins) la paix, comme le clament les libéraux ? Certes, le commerce n’est pas la guerre. Mais le commerce peut être une forme de l’affrontement entre les nations et un instrument de la politique. C’est pourquoi Carl Schmitt a évoqué avec raison la différence entre puissances maritimes et puissances terrestres, les premières ayant tendance à utiliser le commerce comme forme de guerre (y compris ses dérivés comme le blocus car la guerre commerciale, c’est aussi l’interdiction du commerce pour les autres), les secondes, puissances terrestres, ayant tendance à privilégier la lutte armée directe[5].

     L’essentiel est de comprendre qu’aussi bien les puissances de la terre que les puissances de la mer recherchent la puissance, mais par des moyens différents. « Qui tient la mer tient le commerce du monde ; qui tient le commerce tient la richesse ; qui tient la richesse du monde tient le monde lui-même » notait Walter Raleigh dès la fin du XVIe siècle.

    De ce point de vue, la pensée libérale est du côté du commerce et des puissances maritimes. Elle privilégie la morale et l’économie par rapport au politique et à l’Etat. « Dans la pensée libérale, le concept politique de lutte se mue en concurrence du côté de l’économie, en débat du côté de l’esprit ; la claire distinction de ces deux états différents que sont la guerre et la paix est remplacée par la dynamique d’une concurrence[6] perpétuelle et de débats sans fins. L’Etat devient Société et celle-ci, vue sous l’angle de l’éthique et de l’esprit, sera une image de l’Humanité, inspirée d’une idéologie humanitaire ; vue sous l’autre angle, elle constituera l’unité économique et technique d’un système uniforme de production et de communication. La souveraineté et la puissance publique deviendront propagande et suggestion de foules dans le champ d’attraction de l’esprit, elles se mueront en contrôle dans celui de l’économie  » écrit Carl Schmitt[7].

     L’essentiel est dit : domination du commerce d’une part, de la morale et de l’émotion d’autre part au détriment de la froideur analytique et du sens de la décision incarnés par le politique et par l’Etat.

    Libre commerce et idéologie des droits de l’homme — qui ne ne se donne pas pour une idéologie mais pour une évidence morale — fonctionnent, souvent ensemble, pour permettre de nouvelles dominations, essentiellement au profit des puissances maritimes, les puissances anglo-saxonnes. Rathenau avait dit : « l’économie c’est le destin »[8].  En fait, c’est la politique qui est toujours notre destin mais elle se fait de plus en plus par le biais de l’économie. Le règne de l’économie n’est en effet pas gagnant-gagnant, comme on veut nous le faire croire. Le commerce est bon… pour les nations douées pour le commerce.

     Ce n’est pas le cas pour toutes ; Montesquieu lui-même le notait : « Ce ne sont point les nations qui n’ont besoin de rien qui perdent à faire le commerce ; ce sont celles qui ont besoin de tout. Ce ne sont point les peuples qui se suffisent à eux-mêmes, mais ceux qui n’ont rien chez eux, qui trouvent de l’avantage à ne trafiquer avec personne »[9].

    Montesquieu établit un lien de cause à effet entre la douceur des mœurs et le développement du commerce. « Le commerce guérit des préjugés destructeurs et c’est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces. Qu’on ne s’étonne donc point si nos mœurs sont moins féroces qu’elles ne l’étaient autrefois. Le commerce a fait que la connaissance des mœurs de toutes les nations a pénétré partout : on les a comparées entre elles, et il en a résulté de grands biens »[10].

    Montesquieu poursuivait : « On peut dire que les lois du commerce perfectionnent les mœurs, par la même raison que ces mêmes lois perdent les mœurs. Le commerce corrompt les mœurs pures : c'était le sujet des plaintes de Platon; il polit et adoucit les mœurs barbares, comme nous le voyons tous les jours. »

     Jean-Jacques-Rousseau-832.jpgRousseau tirait de ces propres observations une conclusion inverse à celle de Montesquieu quant aux bienfaits du commerce. « La douceur est aussi quelquefois une faiblesse de l’âme », remarque-t-il[11]. Il y a bien un lien entre commerce et mœurs, mais ce sont, expliquait Rousseau, les pires des mœurs qui sont favorisés par le commerce.         

    « Quand j’ai dit que nos mœurs s’étaient corrompues, je n’ai pas prétendu dire pour cela que celles de nos aïeux fussent bonnes, mais seulement que les nôtres étaient encore pires. Il y a parmi les hommes mille sources de corruption ; et quoique les sciences soient peut-être la plus abondante et la plus rapide, il s’en faut bien que ce soit la seule. La ruine de l’Empire Romain, les invasions d’une multitude de Barbares, ont fait un mélange de tous les peuples, qui a du nécessairement détruire les mœurs et les coutumes de chacun d’eux. Les croisades, le commerce, la découverte des Indes, la navigation, les voyages de long cours, et d’autres causes encore que je ne veux pas dire, ont entretenu et augmenté le désordre. Tout ce qui facilite la communication entre les diverses nations porte aux unes, non les vertus des autres, mais leurs crimes et altère chez toutes les mœurs qui sont propres à leur climat et à la constitution de leur gouvernement. Les sciences n’ont donc pas fait tout le mal, elles y ont seulement leur bonne part ; et celui surtout qui leur appartient en propre, c’est d’avoir donné à nos vices une couleur agréable, un certain air honnête qui nous empêche d’en avoir horreur »[12].

    En d’autres termes, ce que pressent la critique de Rousseau[13], c’est le risque de l’homogénéisation du monde par le règne de la marchandise. C’est une critique qui anticipe sur le thème de la fin des cultures diversifiées et des langues, noyées dans la société de consommation de masse et le « globish ».

     Rousseau est ici visionnaire. De fait, la logique du commerce amène à chercher chez les hommes le plus petit dénominateur commun, c’est-à-dire la recherche du plaisir à court terme et l’intérêt. La réponse de Rousseau consiste au contraire à valoriser les spécificités de chaque communauté politique, les spécificités partageables entre citoyens d’un même lieu et d’un même peuple.

    « La première règle que nous ayons à suivre, c’est le caractère national : tout peuple a, ou doit avoir, un caractère national ; s’il en manquait, il faudrait commencer par le lui donner »[14]. Chacune de ces tendances, celle de Rousseau et celle de Montesquieu a ses possibles excès (notons que Montesquieu reste lucide sur la contrepartie du commerce pour les âmes pures qu’elle corrompt).

    A l’heure actuelle, nous voyons bien que l’excès est du côté de l’oubli de toutes les spécificités des cultures humaines au profit d’une culture mondialisée que les esprits  polémiques nomment sous-culture. Jean Baudrillard notait : « La mondialisation triomphante fait table rase de toutes les différences et de toutes les valeurs, inaugurant une (in)culture parfaitement indifférente. Et il ne reste plus, une fois l’universel disparu, une fois faite l’impasse sur l’universel, que la technostructure mondiale toute-puissante face aux singularités redevenues sauvages et livrées à elles-mêmes »[15].

    L’homme est homme et il est citoyen. Il lui faut trouver un équilibre entre ces deux états de fait. Mais l’homme étant un être politique, ne faut-il pas aller plus loin ? Ne faut-il pas dire que l’homme est homme en étant citoyen, dans cette mesure même ? C’est la thèse de Rousseau[16]. « Nous ne devenons pleinement homme qu’après avoir été citoyen »[17] Ne faut-il pas dire que le premier droit de l’homme est d’être citoyen ? C’est sans doute ainsi que l’on peut dépasser la contradiction apparente entre les droits de l’homme et les droits du citoyen.

*

    Nietzsche souligne que, pour être créateur, l’homme a besoin de limiter son horizon. Il écrit : « Ceci est une loi universelle : tout ce qui est vivant ne peut devenir sain, fort et fécond que dans les limites d’un horizon déterminé. Si l’organisme est incapable de tracer autour de lui un horizon, s’il est d’autre part trop poussé vers des fins personnelles pour donner à ce qui est étranger un caractère individuel, il s’achemine, stérile ou hâtif, vers un rapide déclin. La sérénité, la bonne conscience, l’activité joyeuse, la confiance en l’avenir – tout cela dépend, chez l’individu comme chez le peuple, de l’existence d’une ligne de démarcation qui sépare ce qui est clair, ce que l’on peut embrasser du regard, de ce qui est obscur et hors de vue, dépend de la faculté d’oublier au bon moment aussi bien que, lorsque cela est nécessaire, de se souvenir au bon moment, dépend de l’instinct vigoureux que l’on met à sentir si et quand il est nécessaire de voir les choses au point de vue historique, si et quand il est nécessaire de voir les choses au point de vue non historique »[18].

    Claude_Lévi-Strauss.jpgClaude Lévi-Strauss, pour sa part, exprimait la même idée en affirmant : « Toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus, sinon même leur négation »[19].

    L’homme doit donc voir moins large (moins grand angle) mais en quelque sorte voir plus loin. Savoir se concentrer et savoir oublier ce qui n’est pas essentiel. Or, l’échange généralisé tend à élargir tous les horizons, à supprimer tous les compartiments de la vision, et même tous les axes de la vision. Or, tout voir, c’est ne rien voir. Un horizon est toujours dans une seule direction à la fois. Il n’y a pas d’horizon de toutes les directions à la fois. On peut formuler cela sous une autre forme : dans une société de communication totale, il n’y plus rien à échanger, et plus aucun horizon à partager par les communautés humaines. Donc plus de communautés humaines autre que l’humanité.

***

    On nous rebat les oreilles avec le culte de la diversité. Mais notre monde est-il divers ? Il est en fait faussement divers. Le mouvement actuel des choses – appelons cela l’hypermodernité mais sachons qu’elle contient des éléments de postmodernité – tend à détruire toutes les communautés particulières. Quand la différence devient un des droits de l’homme, ce n’est plus une différence, c’est encore une manifestation de l’extension de l’idéologie des droits de l’homme. D’autant que la vraie différence n’est pas garantie par un droit mais par le sentiment d’un devoir. Les gens qui meurent pour leur patrie ou pour leurs idées ne le font pas parce qu’ils en ont le « droit » mais parce qu’ils pensent en avoir le devoir. Même les gens qui revendiquent pour leurs droits le font en fait parce qu’ils estiment avoir le devoir de défendre ce qu’ils pensent être leur droit. Le devoir est toujours premier.

    Les droits de l’homme ont toujours soulevé des objections. Pour l’Eglise, l’objection est simple : les droits de l’homme peuvent-ils primer sur les devoirs envers Dieu[20] ? La réponse ne peut être que négative de son point de vue. L’Eglise s’est pourtant ralliée aux droits de l’homme, en revendiquant même la paternité, et expliquant qu’il n’y avait aucune contradiction entre d’une part ces droits et d’autre part l’amour et le service de Dieu.     

      De fait, c’est le christianisme qui a rendu possible la notion de droits de l’homme en Occident. « La notion que tout homme a des droits sacrés est profondément chrétienne. L’Antiquité grecque ne l’a pas connue », remarque Bertrand de Jouvenel[21]. Pour autant, si l’Eglise a toujours accordé une importance aux droits de l’homme et à la liberté comme constitutive de ces droits, c’était comme moyen de parvenir à la vérité. Or, pour elle, cette vérité ne peut être que l’existence de Dieu.

    Les droits de l’homme ont toujours aussi fait l’objet d’une critique politique. Elle s’appuie sur le réalisme et l’expérience. Cela n’a en effet pas grand sens de déclarer que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Ils naissent en fait dans des conditions inégales, sont élevés dans des conditions inégales, et ne font pas les mêmes choses de ce qu’ils ont reçu (quand bien même auraient-ils reçu le même patrimoine matériel et culturel). Bref, les hommes naissent différents et évoluent différemment. Voilà ce que nous dit le réel, et qui nous éloigne fort de l’égalité de départ. Ce que l’on peut et doit affirmer, c’est que tous les hommes doivent être respectés.  

    Sur un autre plan, Edmund Burke opposait les « droits des Anglais » ou ceux d’autres peuples aux droits de l’homme[22].  « En vérité, dans cette masse énorme et compliquée des passions et des intérêts humains, les droits de l'homme sont réfractés et réfléchis dans un si grand nombre de directions croisées et différentes qu'il est absurde d'en parler comme s'il leur restait quelque ressemblance avec leur simplicité primitive. »

    Mettre l’accent sur les droits de l’homme, selon les critiques des conservateurs, ou des « réactionnaires », c’est vouloir transformer la société en chaos de « corpuscules élémentaires », la ramener à l’état de nature, c’est-à-dire à la vulnérabilité.

    Qu’est-ce qui caractérise la déclaration des droits de l’homme et, d’une manière générale, la doctrine des droits de l’homme ? C’est tout d’abord le fait que c’est l’homme qui déclare ses propres droits[23]. Ce qui nous parait évident ne l’était pas. Kant affirmait : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle [on traduit parfois par ’’état de minorité’’– PLV] dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières »[24].

    La nature de l’homme est de grandir et, ainsi, de devenir libre. La critique conservatrice, en soulignant que dès sa naissance, l’homme est héritier de cadres particuliers, qui fait qu’il n’y a pas d’égalité, a raison, mais elle a – comme Pierre Manent le dit[25]  – inutilement raison. En effet, la déclaration des droits de l’homme part, sans doute, de postulats illusoires, mais elle transforme, en faisant lever une espérance, réellement le réel. La passion de l’égalité devient en un sens le moteur de l’histoire. En effet, l’égalité est « une notion politique et sociétale autant qu'économique. Elle concerne le commun autant que le juste »[26].

    Il y a une critique sociale, et socialiste, et notamment marxiste des droits de l’homme qui reprend certains éléments de la critique conservatrice de Burke (ou de Maurras) mais qui va plus loin. « Les droits dits de l’homme, par opposition aux droits du citoyen, ne sont rien d’autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la collectivité »[27].

    Karl_Marx_001.jpgSelon Marx, les droits de l’homme dans la société bourgeoise consistent à se mouvoir librement tant que l’on n’interfère pas avec la liberté d’autrui. Marx précise : « A chaque homme elle fait trouver en l’autre homme, non la réalisation, mais au contraire la limite de sa liberté. […] Aucun des droits dits de l'homme ne dépasse donc l'homme égoïste, l'homme tel qu'il est comme membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire l'individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son bon plaisir privé, et séparé de la communauté. »

     Les droits de l’homme sont ainsi – Marx fait écho à Rousseau – le contraire des droits du citoyen. Ce sont des droits soustractifs, ou encore une liberté « négative », le droit de « ne pas être gêné par », et non des droits d’intervenir, de participer, d’interagir, de coopérer avec. 

    Ces droits de l’homme selon Hobbes et Locke (dans la lignée des droits naturels de Grotius), mêmes étendus à la société civile, renforcent la séparation entre celle-ci et l’Etat. Marx, au contraire, souhaite réunifier ces deux instances. La société doit se réaliser dans le politique et non voir les querelles entre ses ayants-droits arbitrées par le politique, conception bourgeoise[28] qui a finalement triomphé.

    Claude Lefort a critiqué l’interprétation de Marx de la déclaration et de la doctrine des droits de l‘homme. Il lui a reproché de ne pas voir qu’elle pouvait aussi être porteuse d’autonomie[29]. Marx voit dans la déclaration des droits de l’homme une doctrine de séparation entre société civile et politique, entre possédants et prolétaires, tandis que Claude Lefort insiste sur un droit de se lier aux autres qui serait la conséquence de la déclaration des droits de l’homme. L’analyse de Claude Lefort est malheureusement totalement anhistorique. En effet, de manière concomitante à la déclaration des droits de l’homme, les décrets d’Allarde et le Chapelier ont justement interdit les associations corporatives, exemple même du « droit de se lier »  si cher à Claude Lefort. C’est clairement Marx qui a raison sur ce point et non Lefort.

    Il y a pourtant un moment où Claude Lefort voit juste : c’est quand il souligne que chacun est à la fois « sujet et objet, auteur et bénéficiaire des droits, de tous les droits. Bref, il y a dans notre société une indétermination et une circulation du droit qui suscitent sans cesse de nouvelles revendications de droits. »    

    Claude Lefort précise sa pensée : « L’État démocratique excède les limites traditionnellement assignées à l’État de droit. Il fait l’épreuve de droits qui ne lui sont pas déjà incorporés, il est le théâtre d’une contestation dont l’objet ne se réduit pas à la conservation d’un pacte tacitement établi, mais qui se forme depuis des foyers que le pouvoir ne peut entièrement maîtriser ». En d’autres termes, l’idéologie des droits colonise la société au détriment de la loi. Ce n’est pas faux et ce n’est pas une bonne chose. C’est tout simplement le contraire de la démocratie comme pouvoir du peuple.

     Pour le dire autrement, le processus démocratique consiste en une production sans fin de nouveaux droits de l’homme. Le point sur lequel il faudrait insister – ce que ne fait pas Claude Lefort – c’est qu’il y a un envers à cette profusion des droits de l’homme. C’est une hémorragie sans fin des droits du citoyen. Il y a une logique de l’actuelle démocratie qui s’oppose à la vraie démocratie.

     La logique des droits de l’homme est en effet une logique séparatrice. Marx expliquait que ces droits ne peuvent concerner qu’une « monade isolée, repliée sur elle-même ». Tocqueville avait fort bien vu cette logique à l’œuvre dans les sociétés démocratiques. Il en appelait à un art [30] de la démocratie pour relier ce qui avait été délié.

    L’individualisme est le corollaire de l’égalisation démocratique. Si chacun en vaut un autre et si chacun n’a plus à se définir par rapport à sa communauté, chacun ne reconnait d’autre valeur que celle qu’il se donne à lui-même. L’individualisme, ainsi, « tarit la source des vertus publiques »[31].  Plus encore, « à la longue, il attaque et détruit toutes les autres [vertus] et va enfin s'absorber dans l'égoïsme ». Par contre, dans les siècles « aristocratiques » (c’est-à-dire antédémocratiques – et pas antidémocratiques), « la notion générale du semblable est obscure », note encore Tocqueville.

   Dans l’époque démocratique, c’est précisément parce que la notion du semblable est omniprésente que chacun cherche à affirmer sa différence, fut-elle – et en général elle l’est – une toute petite différence (« orientation » sexuelle, « orientation »  spirituelle incluant le yoga, le new age, etc).

   lefortQKL._SX195_.jpg Les sociétés aristocratiques impliquent un certain oubli de soi, ou une impersonnalité active, et une certaine indifférence aux questions humanitaires, tandis qu’est vif le sens de l’honneur, qui concerne soi-même mais aussi les autres (par exemple le respect de l’ennemi, le fait de ne pas frapper un homme à terre, etc). Les sociétés démocratiques sont, de leur côté, marquées par le souci de soi (Michel Foucault), parfois poussé à l’extrême, et par la disparition de l’altérité (la différence forte) au profit des petites différences.

    La démocratie, écrit Tocqueville, « ramène [chacun] sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur »[32].  Comment compenser cela ? En allant au fond du meilleur de la logique démocratique, en diffusant la démocratie à tous les niveaux et sur toutes les portions du territoire de la nation. Il s’agit, note encore Tocqueville, de « multiplier à l’infini, pour les citoyens, les occasions d’agir ensemble, et de leur faire sentir tous les jours qu’ils dépendent les uns des autres »[33].

    La déliaison liée au libéralisme, à la révolution industrielle et au processus démocratique s’accompagne d’une reliaison autour de la nation. Pierre Manent résume fort justement : « Individualisme et nationalisme s’entr’appartiennent, contrairement à l’opinion commune qui en fait des contraires »[34].

    Le cas de Maurice Barrès est ici emblématique, qui passa du culte du Moi au culte de la Nation, le cercle des appartenances qu’il appelait « la famille, la race, la nation » élargissant en somme le développement de la personnalité et la canalisant tout à la fois.

    La logique de la démocratie, logique présente dès 1789, mais longtemps contrecarré par le Code Civil de Napoléon, c’est que tout repose sur le consentement. L’adhésion à la famille, à la patrie, à la religion ne se fait plus sans consentement. Autant dire, hormis en partie pour la famille, cellule en quelque sorte protectrice, que cette adhésion ne se fait plus du tout. Même pour la famille, cette adhésion se fait maintenant avant tout sur des bases protectrices, avons-nous dit, et non sur des relations  transcendantes, verticales.

    Le nom du père ne veut plus dire grand-chose. Il en est de même pour le « non «  du père quand il survient. Quand le père dit « non », ce « non » du père fait hausser les épaules aux enfants. Cette extrême déliaison de la modernité amène parfois à caricaturer les sociétés holistes pré-démocratiques. Ces sociétés sont parfois présentées comme purement hiérarchiques. Or, le consentement y avait sa part, et, justement, quand il y avait absence de consentement, il pouvait y avoir rébellion, rupture, transgression (la vraie cette fois). La différence avec l’époque actuelle est que, maintenant, même les ruptures sont molles. Est-ce un effet de la féminisation des mœurs ?

    Nous parlons de ruptures molles. Parlons des ruptures politiques. Il est frappant de voir que, aussi bien Nicolas Sarkozy en 2007 que François Hollande en 2012  n’ont finalement rien changé d’essentiel[35] alors que tous deux  avaient fait campagne sur le thème du changement[36]. La raison en est que les hommes politiques sont de plus en plus à notre image. Ils vivent dans le présent, et non dans le projet, ils font, plus ou moins bien leur « boulot », leur « job » de président ou de premier ministre, et ils ne remplissent un devoir. Ce sont des hommes ordinaires[37].

    « Le problème de la démocratie contemporaine consiste dans le défaut de convictions incarnées dans des visions du monde » constate Chantal Delsol. C’est pourquoi les objectifs de nos hommes politiques sont si extraordinairement à court terme. Il ne s’agit pas pour eux, par exemple, d’assurer la pérennité de la nation, de lui donner les moyens de sa force dans une ou deux générations, mais d’inverser les courbes du chômage (ou de la délinquance, ou de ce qu’on voudra) avant la fin de l’année.

    D’une manière générale, le choix, en démocratie (nous parlons de la démocratie actuelle), est comme la liberté dans cette même démocratie, c’est un choix et une liberté toujours neuve, toujours vierge, c’est un choix de l’instant et qui ne vaut que dans l’instant.  C’est une liberté vierge de tout héritage et (donc) de toute continuité. « D’une promesse d’élévation citoyenne passant par l’accession de tous à l’autonomie, les principes des Lumières semblent bien conduire aujourd’hui à la négation même de ce qui définit notre humanité » écrit Paul-François Paoli[38].

*

    Nous en sommes là. Nous avons dans nos démocraties des consentements de l’instant, des consentements sans espérance et sans promesse. Le consentement non renouvelé, non continué rencontre la promesse non tenue. La versatilité du peuple rencontre l’absence de fiabilité – et de solidité – des élites politiques. La confiance entre élus et électeurs n’existe plus. Voilà l’état de la démocratie qui est la nôtre.

    A force de dire à chacun qu’il faut refuser l’empreinte du passé, le poids de tous les héritages culturels et cultuels, la marque de tous les conditionnements reçus, nos sociétés ont créé des individus qui « ne se donnent pas mais se prêtent »[39] selon le mot de Montaigne.

    Etre libre peut pourtant vouloir dire être libre de s’engager, voire libre d’aliéner sa liberté apparente pour une liberté intérieure plus profonde. Mais la modernité refuse cette forme de liberté. La modernité voit l’engagé convaincu comme un aliéné. Il ne faut que des engagements de circonstances et surtout, des engagements qui n’engagent à rien.

    Rester libre, pour les modernes, c’est surtout et d’abord, ne pas exercer la liberté de se lier. D’où le caractère antipolitique de la modernité libérale. On pense à ce que dit Carl Schmitt : « Il n’y a pas de politique libérale, il n’y a qu’une critique libérale de la politique »[40].

     La liberté est difficile : il faut rappeler cette évidence première. Etre libre, c’est choisir. Mais choisir n’est pas « faire ce qu’on veut ». Ce n’est pas cela la vie ; la vie c’est choisir. Ne pas choisir, c’est aussi ce que permet la communication. C’est la nouvelle idole[41]. Or la communication, c’est la communauté sans l’appartenance. C’est le partage du moment sans l’engagement du lendemain.

    La technique réalise ainsi le rêve libéral : chacun devient une monade isolée, mais dotée de multiples droits et possibilités d’action. Le citoyen devient en fait un client de l’Etat[42], et la société devient un hôtel (selon la juste expression de Michel Houellebecq[43]) ou encore un « parc multiculturel » (Alain Finkielkraut). « Les hommes suivent leur pente. Le noble a été remplacé par le bourgeois, à qui succédera un homme sans nom, vague émanation du prolétaire et de l'agrégé. Nous serons gouvernés, ou plutôt supprimés par des gens entichés de technique »[44].

*

    Nous sommes ainsi confrontés à la question du sens des droits. Affirmer le droit de faire, ce n’est pas résoudre la question : « que faire ? ». Ce n’est pas donner du sens, c’est transférer cette question à chacun. Mais pour savoir « que faire ? » il faut aussi répondre à la question : « d’où je parle ? ». Qui suis-je, moi qui agit ? Quelle est ma légitimité pour agir ? Je ne suis plus légitime parce que je suis ou essaie d’être bon chrétien.

     Alors, d’où vient ma légitimité dans le monde moderne ? Il n’y a pas une notion du bien qui puisse m’être commune avec les autres hommes. Mais il y a des savoirs. Il y en a en fait deux. Je dois savoir ce que je puis faire légalement, et c’est la science du Droit. Je dois savoir aussi comment rechercher mon intérêt, comment faire des choses qui me soient utiles, et c’est la science de l’économie. Il reste donc l’Economie – ou le Marché – et le Droit. Voilà la seule réponse que nous offre le monde moderne. Beaucoup s’en contentent. Mais cette réponse n’est pas satisfaisante. Elle ne convient pas à des hommes qui veulent encore être acteur de leur propre histoire.

    Dans les sociétés aristocratiques, on ne se sentait semblable qu’à ses semblables. Dans les sociétés démocratiques, chacun est semblable à tout le monde, mais prêt à se dévouer pour personne. Dans les sociétés aristocratiques règne l’oubli de soi, l’impersonnalité[45], l’oubli de l’humanité mais aussi le sens de l’honneur et du sacrifice.

    Dans les sociétés démocratiques règne l’impossibilité de s’oublier, et donc l’impossibilité de s’oublier pour une grande cause, ou tout simplement pour les autres. La religion de l’humanité d’Auguste Comte est un bon raccourci de ce que poursuit dans la durée le projet libéral. Il s’agit de sortir de la politique et de la remplacer par une religion : celle des droits de l’homme.

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Si on veut dégager le principe spirituel à l’origine de la pensée des droits de l’homme, on rencontre l’amour d’autrui et d’une manière générale l’amour de l’humanité. C’est la pensée d’Auguste Comte. « L’Amour pour principe, l’Ordre pour base, le Progrès pour but »[46].  Le principal reproche que lui faisait Nietzsche (qui l’admirait) est que l’homme ne visait rien d’autre que lui-même et son propre bonheur. Sans but qui amène l’homme à se dépasser, la terre devient trop petite. Nietzsche écrivait : « La terre alors devenue exigüe, on y verra sautiller le dernier homme qui rapetisse toute chose »[47]. L’homme est ainsi passé du chant à l’ironie, de la danse au sautillement.

    Nous sommes à l’époque de ce que Jean Baudrillard appelait la « réalité intégrale » qui est avant tout une réalité immédiate, où tout est déjà là, « à disposition », où il n’y a plus aucune distance, aucune transcendance. Il n’y a pas de commune mesure entre ce monde du dernier homme et le monde d’avant. 

    « Il ne s’agit donc pas d’un ‘’choc de civilisations’’, mais d’un affrontement, presque anthropologique, entre une culture universelle indifférenciée et tout ce qui, dans quelque domaine que ce soit, garde quelque chose d’une altérité irréductible. Pour la puissance mondiale, tout aussi intégriste que l’orthodoxie religieuse, toutes les formes différentes et singulières sont des hérésies. A ce titre, elles sont vouées soit à rentrer de gré ou de force dans l’ordre mondial, soit à disparaître. La mission de l’Occident (ou plutôt de l’ex-Occident, puisqu’il n’a plus depuis longtemps de valeurs propres) est de soumettre par tous les moyens les multiples cultures à la loi féroce de l’équivalence. Une culture qui a perdu ses valeurs ne peut que se venger sur celles des autres. Même les guerres — ainsi celle d’Afghanistan — visent d’abord, au-delà des stratégies politiques ou économiques, à normaliser la sauvagerie, à frapper d’alignement tous les territoires. L’objectif est de réduire toute zone réfractaire, de coloniser et de domestiquer tous les espaces sauvages, que ce soit dans l’espace géographique ou dans l’univers mental », notait Baudrillard[48]

     La religion de l’amour – la seule qui subsiste – aboutit ainsi à une vie aseptisée. « Ils auront abandonné les contrées où la vie est dure, car on a besoin de la chaleur. On aimera encore son prochain et l'on se frottera contre lui, car il faut de la chaleur. La maladie, la méfiance leur paraîtront autant de péchés ; on n'a qu'à prendre garde où l'on marche ! Insensé qui trébuche encore sur les pierres ou sur les hommes ! Un peu de poison de temps à autre, cela donne des rêves agréables ; beaucoup de poison pour finir, afin d'avoir une mort agréable. On travaillera encore, car le travail distrait. Mais on aura soin à ce que cette distraction ne devienne jamais fatigante »[49].

    « Jadis tout le monde était fou, diront les plus malins en clignant de l’œil », écrit encore Nietzsche. Les plus malins sont bien entendu souvent les plus cultivés des Derniers Hommes.   Tout le monde était fou. Nietzsche veut dire : tout le monde pensait qu’au-dessus de l’homme, il y avait quelque chose, qu’au-dessus de la vie de l’homme il y avait des biens encore plus précieux : la communauté, la lignée, le destin, l’honneur, la patrie. Tout le monde était fou : cela veut dire que tout le monde croyait encore à quelque chose, que le monde n’avait pas encore rétréci, que le nihilisme n’avait pas encore tout noyé dans les eaux du « à quoi bon » ou du « calcul égoïste ».

    renaud-camus-hannah1.jpgRenaud Camus remarque : « Sans doute pouvons-nous encore dire ’’nous’’, mais c'est à la condition expresse que ce nous soit en permanence ouvert, qu'il n'ait pas d'assise dans l'être, qu'il n'ait pas d'assise tout court, pas de fondation, pas de passé ; et que tous les ’’vous’’ et tous les ’’eux’’ puissent à tout moment s'y agréger à volonté, qu'aussitôt ils soient ’’nous’’. Or, ce ’’nous’’-là, ce ’’nous’’ nouvelle manière, est-ce que je suis le seul à trouver qu'il n'a plus beaucoup l'air d'un ’’nous’’ ? Ou plutôt qu'il n'en a que l'air, que c'est un cadavre de ’’nous’’, une dépouille, une coquille vide, un nom, sans vibration poétique dans l'air, sans épaisseur d'histoire et de culture, bien sûr, mais aussi sans consistance d'humanité. Car, si il n'y a plus de ’’nous’’, ou seulement ce ’’nous’’ de convention pure, il n'y a plus de ’’vous’’, et il n'y a plus d'’’eux’’. Les pronoms personnels ont toujours servi à nous définir et à nous constituer par rapport à l'autre. S'il n'y a plus de ’’nous’’, il n'y a plus d'autre. S'il n'y a plus d'ailleurs, il n'y a plus d'ici. S'il n'y a plus d'autochtone, il n'y a plus d'étranger, et s'il n'y a plus d'étranger, il n'y a plus d'habitant de la terre. L'homme n'a plus de lieu. Étant chassé du ’’nous’’, il est chassé de lui. Il va errant loin de ses morts, armé d'un pauvre petit ’’je’’ chaque jour vidé de son passé, et que tous les matins il faut réinventer »[50].

    Les traces de l’histoire ne sont plus un héritage, c’est du tourisme. Ce que notait Nietzsche, et qui a depuis été relevé par de nombreux observateurs contemporains, tels Jean-Claude Michéa, Alain Finkielkraut, Serge Latouche, Jean-Pierre Le Goff et quelques autres, c’est que le Dernier Homme croit à sa supériorité par rapport aux hommes des générations précédentes qu’il regarde avec condescendance. C’est d’ailleurs pour cela qu’il manifeste aussi une certaine condescendance vis-à-vis des hommes et des peuples du Tiers-monde car il voit en eux, soit « des hommes non encore entrés dans l’histoire » soit des hommes « moins avancés »[51] [que nous, sur la route du Progrès[52] et de la Démocratie occidentale].

     C’est pourquoi les intellectuels de la pensée dominante, les fonctionnaires de la pensée unique,   pensent, non seulement que tout le monde peut devenir français, mais que tout le monde doit souhaiter le devenir, devenir citoyen du « pays des droits de l’homme » donc de la seule patrie qui n’est pas une patrie, qui ne se veut plus une patrie. Un pays transgenre, en somme. Ils ont pour le coup raison puisque, être français au sens actuel du terme, cela veut dire : être membre de « la patrie de la sortie de toutes les patries ». C’est le comble de l’hypermodernité (ou archimodernité), et, par là même, c’est le comble de l’humanité. Pourquoi ? Parce que c’est là le stade suprême du dessaisissement de soi, de la rupture avec tous les attachements. C’est la victoire du présentisme intégral.

     Face à cette folie, la double question qui se pose à nous, c’est justement, quel « nous », quelle communauté ? La région, la nation, l’Europe ? Tout cela ensemble avec un lien fédéral ? Et aussi, dans ces communautés, quelle lien entre nous. Il est clair que ce lien ne peut plus être la seule économie. Ce ne peut être d’abord l’économie. Alors, le bien commun ? A nous de le définir ensemble.

PLV

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Notes:

[1] Les Caractères, 1688.

[2] « Enfin, sous la date du 5 décembre 1818, le Conservateur contenait un article sérieux sur la morale des intérêts et sur celle des devoirs : c'est de cet article, qui fit du bruit, qu'est née la phraséologie des intérêts moraux et des intérêts matériels, mise d'abord en avant par moi, adoptée ensuite par tout le monde. », Mémoires d’outre-tombe, 1849.

[3] De l’esprit des lois, V, 8. Il ajoutait logiquement : « il est contre l'esprit de la monarchie que la noblesse y fasse du commerce ».

[4] De l’esprit des lois, XX, 23 (« A quelles nations il est désavantageux de faire le commerce »).

[5] Terre et mer, Le Labyrinthe, 1985. Les figures opposées de Léviathan et de Béhémoth illustrent ce thème.

[6] La concurrence a partie liée avec le refus de croire à des inégalités de nature. C’est parce que je crois que les hommes sont égaux que j’essaie de me hisser au même niveau que mon concurrent (mon rival) et même si possible de le dépasser.

[7] La notion de politique. Théorie du partisan, 1932, Calmann-Lévy, 1972.

[8] 1921. A quoi Moeller van den Bruck répondait : « La politique, c’est le destin ».

[9] De l’esprit des lois, XX, 23. Montesquieu  prend la Pologne comme exemple de pays qui aurait intérêt à ne pas faire de commerce.

[10] De l’esprit des lois, XX, 1.

[11] Dernière réponse à M. de Bordes, 1752.

[12] Préface à Narcisse, 1753.

[13] Rousseau était à la fois constructiviste et partisan de l’authenticité, ce qui rend difficile parfois de suivre sa pensée. Voir son opposition à la théorie des métamorphoses de Diderot. La figure de la sphynge de Sophocle lui inspirait-elle la même détestation qu’à Augustin en tant que figure d’instabilité ?

[14] Rousseau, Projet de constitution pour la Corse, 1765.

[15] Le paroxyste indifférent, Grasset, 1997.

[16] Voir André Charrak, « La révision du concept de citoyenneté dans Rousseau », Erythéis, revue électronique, n° 1, mai 2005.

[17] Rousseau, Manuscrit de Genève, 1778, in Œuvres complètes, Gallimard, tome III.

[18] Deuxième considération inactuelle. De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie.

[19] Le regard éloigné, Plon, 1983.

[20] Maurras allait plus loin en affirmant que la déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789 représentait l’affirmation des « droits divins de l’individu » (Réflexions sur la révolution de 1789). Luc Ferry dit en somme la même chose, sauf qu’il le connote positivement (L’homme-Dieu ou le sens de la vie, Grasset, 1996).

[21] Les passions en marche, Le Portulan, 1947. De fait, la notion de droits humains a été développée au XVIe siècle par Francisco de Vitoria, Antonio de Montesinos, Bartolomé de Las Casas, Francisco Suarez.

[22] Réflexions sur la Révolution de France, 1790.

[23] Les droits de l’homme, c’est en ce sens un aspect du projet prométhéen d’auto-institution de soi.

[24] Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières, 1784.

[25] Cours familier de philosophie politique, Gallimard, 2001.

[26] Pierre Rosanvallon, entretien avec le Nouvel Observateur, 5 septembre 2011.

[27] La question juive, 1844, Aubier, 1971.

[28] C’est maintenant une conception que l’on pourrait nommer petite bourgeoise plus que bourgeoise qui triomphe, car la prétention bourgeoise d’être porteuse d’une certaine universalité s’est perdue entretemps.

[29] L’invention démocratique, 1981, Fayard, 1994.

[30] Un art plutôt qu’une procédure, voilà qui était bien vu mais contrecarrait le scientisme qui était dominant à l’époque (et qui l’est toujours).

[31] Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II.

[32] De la démocratie en Amérique, tome II.

[33] ibid.

[34] Cours familier de philosophie politique.

[35] Si ce n’est s’adapter toujours plus aux exigences de la mondialisation et de l’hyperclasse mondiale.

[36] Tandis que la société ne cessait de changer sous de Gaulle et Pompidou qui pourtant faisaient largement campagne sur le thème de la continuité de la France.

[37] On se rappelle la formule de François Hollande : je veux être un président « normal ». Mais un « président normal » n’est justement pas un homme normal car la fonction en question excède la normalité.

[38] Paul-François Paoli, Malaise de l’Occident. Vers une révolution conservatrice ?, P-G de Roux, 2014.

[39] « Mon opinion est qu’il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même" » dit Montaigne (Essais III).

[40] La notion de politique.

[41] Jean Laloux, « La communication comme idéologie », Krisis, n°9, 1991.

[42] Le client ou « usager » de l’Etat acquiert ainsi un état d’esprit du type  « satisfait ou remboursé ».

[43] « Un pays c’est un hôtel » confirme Jacques Attali (22 avril 2011).

[44] Jacques Chardonne, Le ciel de Nieflheim, 1943.

 

[45] « Je ne suis rien, c’est ce que je représente qui compte ».

[46] Système de politique positive, II, 1854.

[47] Ainsi parlait Zarathoustra, prologue, 1885.

[48] Jean Baudrillard,  Le Monde diplomatique, Manières de voir, n° 75, juin-juillet 2004.

[49] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

[50] Renaud Camus, Du sens, POL, 2002.

[51] C’est l’idée de Seymour Martin Lipset, idée comme quoi la démocratie est le couronnement du développement économique.

[52] « La décadence générale est un moyen au service de l’empire de la servitude; et c’est seulement en tant qu’elle est ce moyen qu’il lui est permis de se faire appeler progrès » Guy Debord, Panégyrique, ed. G. Lebovici, 1989.

jeudi, 08 septembre 2016

Le clivage droite/gauche est-il mort?

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Le clivage droite/gauche est-il mort?

Entretien avec Arnaud Imatz

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

(Figaro Vox, 4 septembre 2016)

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

AIm-1.jpgEmmanuel Macron a présenté sa démission à François Hollande, qui l'a acceptée. L'ancien ministre de l'économie va se consacrer à son mouvement «En marche» et préparer une éventuelle candidature à la présidentielle. Il entend dépasser le clivage droite/gauche. Est-ce le début de la fin de ce que vous appelez une «mystification antidémocratique»?

À l'évidence Monsieur Macron a des atouts dans son jeu. Il est jeune, intelligent, il apprend vite et il n'est pas dépourvu de charisme et de charme. Il a en outre eu la bonne idée de créer une petite structure, En Marche ce que n'avait pas pu, su, ou voulu faire en son temps Dominique de Villepin. Mais si un «mouvement» ou -pour être plus exact - une simple association de notables peut jouer un rôle de parti charnière, et in fine obtenir un ou deux portefeuilles ministériels, je ne crois pas qu'elle puisse suffire pour positionner sérieusement un leader comme candidat crédible à la présidentielle de 2017. Sous la Ve République, seuls les chefs de grands partis, ceux qui en contrôlent les rouages, ont des chances de succès. On voit mal comment dans un parti socialiste aux mains de vieux éléphants un consensus pourrait se dégager spontanément autour de quelqu'un dont le style et les idées ne sont appréciés ni des barons, ni de la majorité des militants. Mais en politique il ne faut exclure aucune hypothèse. Macron est un politicien, sinon chevronné, du moins déjà expérimenté. Il connaît très bien la magie des mots. Il a dit et laisser dire qu'il souhaitait dépasser le clivage droite/gauche et qu'il n'était pas socialiste (après tout il semble qu'il ne l'ait été, comme membre du Parti socialiste, que de 2006 à 2009… à l'époque où il était encore banquier d'affaires). Il s'est réclamé récemment de Jeanne d'Arc flattant à peu de frais un certain électorat de droite toujours sensible aux envolées lyriques devant un des symboles de la nation. Le jour de sa démission, il a précisé qu'il n'avait jamais dit qu'il était «ni de droite, ni de gauche», ce qui d'ailleurs ne lui a rien coûté car cette double négation ne veut pas dire grand-chose. Sans doute eût-il été plus honnête et plus correct d'affirmer devant les français: «je ne suis pas simultanément de droite et de gauche». Cela dit, il s'est aussi déclaré dans le camp des progressistes contre celui des conservateurs. J'imagine sans peine que forcé de nous expliquer ce que sont pour lui les progressistes et les conservateurs, il ne manquerait pas de nous asséner quelques lieux-communs sur les prétendus partisans du progrès, de la raison, de la science, de la liberté, de l'égalité et de la fraternité face aux immobilistes, aux réactionnaires et aux populistes. Je dirai que Macron est un énième remake de Tony Blair, Bill Clinton et Gerhard Schröder. N'oublions pas que ces vedettes politiques de l'époque cherchaient à s'approprier, par-delà les clivages de droite et de gauche, la capacité de mobilisation de la «troisième voie».

Le système des primaires est-il un moyen de faire perdurer cette «mystification»?

Oui! bien évidemment. Il y a en fait une double mystification antidémocratique. Il y a d'abord celle de la division droite / gauche, à laquelle je me réfère dans mon livre. C'est celle que José Ortega y Gasset qualifiait de «formes d'hémiplégie morale» dans La révolte des masses déjà en 1929. C'est aussi celle dont Raymond Aron disait qu'elle reposait sur des «concepts équivoques» dans L'opium des intellectuels en 1955 (Je fais d'ailleurs un clin d'œil admiratif à son œuvre dans l'intitulé de mon livre). Cette dichotomie a été également dénoncée ou critiquée par de nombreuses figures intellectuelles aussi différentes que Simone Weil, Castoriadis, Lasch, Baudrillard ou Gauchet et, elle l'a été plus récemment par une kyrielle d'auteurs. Mais il y a aussi une seconde mystification antidémocratique qui affecte directement les partis politiques. Ce sont les leaders et non les militants qui se disputent le pouvoir. À l'intérieur des partis la démocratie est résiduelle, elle exclut la violence physique mais pas la violence morale, la compétition déloyale, frauduleuse ou restreinte. Il y a bien sûr des partis plus ou moins démocratiques qui parviennent à mitiger et à contrôler les effets de leur oligarchie mais s'ils existaient en France, en ce début du XXIe siècle, je crois que ça se saurait.

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L'opposition droite/gauche peut-elle vraiment se résumer à un «mythe incapacitant»? Comme le souligne Denis Tillinac, ces deux courants ne sont-ils pas, malgré tout, irrigués par un imaginaire puissant dans lequel les électeurs se reconnaissent?

Il ne s'agit pas d'essences inaltérables. Je ne crois pas qu'il y ait «des valeurs permanentes de droite» et des «principes immortels de gauche». Il n'y a pas d'opposition intangible entre deux types de tempéraments, de caractères ou de sensibilités. Il n'y a pas de définitions intemporelles de la droite et de la gauche. Denis Tillinac nous parle de deux courants qui seraient «irrigués par un imaginaire puissant». Mais un imaginaire forgé par qui? Par les Hussards noirs de la République et les Congrégations religieuses? Et depuis quand? Depuis 1870, depuis1900 voire depuis 1930 nous répondent les historiens.

Je n'ignore pas bien sûr le point de vue des traditionalistes. Je sais que pour les traditionalistes être de droite ce n'est pas une attitude politique mais une attitude métaphysique. Je sais qu'ils considèrent que la gauche s'acharne à réduire l'homme à sa mesure sociale et économique. Que pour eux la droite et la gauche sont caractérisées par deux positions métaphysiques opposées: la transcendance et l'immanence. Ils sont les défenseurs d'une droite idéale, sublime, transcendantale ou apothéotique, celle que les partisans de la religion républicaine, d'essence totalitaire, Robespierre et Peillon, vouent perpétuellement aux gémonies.

Pour ma part, en me situant sur les plans politique, sociologique et historique, je constate que les chassés croisés idéologiques ont été multiples et permanents. Je peux citer ici le nationalisme, le patriotisme, le colonialisme, l'impérialisme, le racisme, l'antisémitisme, l'antichristianisme, l'antiparlementarisme, l'anticapitalisme, le centralisme, le régionalisme, l'autonomisme, le séparatisme, l'écologisme, l'américanophilie/américanophobie, l'europhilie/europhobie, la critique du modèle occidental, l'alliance avec le tiers-monde et avec la Russie, et bien d'autres exemples marquants, qui tous échappent à l'obsédant débat droite/gauche. Il suffit de s'intéresser un minimum à l'histoire des idées pour se rendre compte très vite que les droites et les gauches ont été tour à tour universalistes ou particularistes, mondialistes ou patriotiques, libre-échangistes ou protectionnistes, capitalistes ou anticapitalistes, centralistes ou fédéralistes, individualistes ou organicistes, positivistes, agnostiques et athées ou théistes et chrétiennes. Un imaginaire puissant dans lequel les électeurs se reconnaissent? Non! je dirais plutôt, avec le marxologue Costanzo Preve, que ce clivage est «une prothèse artificielle».

Selon vous, un nouveau clivage politique oppose désormais le local au mondial, les enracinés aux mondialisés…

J'avoue que la lecture de la philosophe Simone Weil m'a profondément marqué dans ma jeunesse. Elle a su brillamment démontrer que la dyade vecteur du déracinement / soutien de l'enracinement, explique la rencontre durable ou éphémère entre, d'une part, des révolutionnaires, des réformistes et des conservateurs, qui veulent transformer la société de manière que tous ouvriers, agriculteurs, chômeurs et bourgeois puissent y avoir des racines et, d'autre part, des révolutionnaires, des réformistes et des conservateurs qui contribuent à accélérer le processus de désintégration du tissu social. Elle est incontestablement une «précurseuse». Depuis le tournant du XXIe siècle nous assistons en effet à une véritable lutte sans merci entre deux traditions culturelles occidentales: l'une, est celle de l'humanisme civique ou de la République vertueuse ; l'autre, est celle du droit naturel sécularisé de la liberté strictement négative entendue comme le domaine dans lequel l'homme peut agir sans être gêné par les autres. L'une revendique le bien commun, l'enracinement, la cohérence identitaire, la souveraineté populaire, l'émancipation des peuples et la création d'un monde multipolaire ; l'autre célèbre l'humanisme individualiste, l'hédonisme matérialiste, le «bougisme», le changement perpétuel, l'homogénéisation consumériste et mercantiliste, l'État managérial et la gouvernance mondiale sous la bannière du multiculturalisme et du productivisme néocapitaliste.

Le général De Gaulle savait qu'on ne peut pas défendre réellement le bien commun la liberté et l'intérêt du peuple, sans défendre simultanément la souveraineté, l'identité et l'indépendance politique, économique et culturelle. Passion pour la grandeur de la nation, résistance à l'hégémonie américaine, éloge de l'héritage européen, revendication de l'Europe des nations (l'axe Paris-Berlin-Moscou), préoccupation pour la justice sociale, aspiration à l'unité nationale, démocratie directe, antiparlementarisme, national-populisme, ordo-libéralisme, planification indicative, aide au Tiers-monde, telle est l'essence du meilleur gaullisme. Où voyez-vous les gaullistes aujourd'hui? Henri Guaino? qui est peut être l'héritier le plus honnête? Mais combien de couleuvres a déjà avalé l'auteur des principaux discours du quinquennat de «Sarko l'Américain»?

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La chute du mur de Berlin a-t-elle mis fin à ce clivage?

Souvenez-vous de ce que disait le philosophe Augusto del Noce peu de temps avant la chute du mur de Berlin: «le marxisme est mort à l'Est parce que d'une certaine façon il s'est réalisé à l'Ouest». Il relevait de troublantes similitudes entre le socialisme marxiste et le néo-libéralisme sous sa double forme sociale-libérale et libérale-sociale, et citait comme traits communs: le matérialisme et l'athéisme radical, qui ne se pose même plus le problème de Dieu, la non-appartenance universelle, le déracinement et l'érosion des identités collectives, le primat de la praxis et la mort de la philosophie, la domination de la production, l'économisme, la manipulation universelle de la nature, l'égalitarisme et la réduction de l'homme au rang de moyen. Pour Del Noce l'Occident avait tout réalisé du marxisme, sauf l'espérance messianique. Il concluait à la fin des années 1990 en disant que ce cycle historique est en voie d'épuisement, que le processus est enfin devenu réversible et qu'il est désormais possible de le combattre efficacement. Je me refuse à croire que la décomposition actuelle nous conduit seulement à la violence nihiliste. Je crois et j'espère qu'elle est le signe avant-coureur du terrible passage qu'il nous faudra traverser avant de sortir de notre dormition.

Arnaud Imatz, propos recueillis par Alexandre Devecchio (Figaro Vox, 4 septembre 2016)

jeudi, 01 septembre 2016

Démocratie directe – Une bénédiction pour la Suisse

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Démocratie directe – Une bénédiction pour la Suisse. Un modèle pour les autres peuples

 
Ex: http://arretsurinfo.ch

L’initiative populaire fédérale a 125 ans

Les Suisses sont depuis longtemps habitués à contribuer au façonnement de l’Etat et de la politique. Commençant par la formation coopérative des communes et des «Landsgemeinden» dans les cantons de montagne, peu à peu tous les cantons se donnèrent – depuis l’époque de la Régénération dans les années 1830 – une Constitution démocratique avec le développement successif des droits populaires.[1]

Au niveau fédéral, on introduisit déjà lors de la fondation de l’Etat fédéral de 1848 le référendum obligatoire pour les amendements de la Constitution. En 1874 suivit le référendum législatif facultatif qui fut plus tard – en 1921 – complété par le référendum facultatif pour les accords internationaux. Il y a 125 ans, le 5 juillet 1891, le peuple suisse vota avec 60% des voix en faveur de l’introduction du droit d’initiative au niveau fédéral. Depuis les Suisses ont déposé plus de 300 initiatives dont 203 furent soumises au peuple, les autres furent en général retirées suite à des contre-projets acceptables rédigés par le Parlement. Durant ces 125 ans, 22 initiatives, dont dix depuis 2002, furent adoptées par le peuple suisse et la majorité des cantons.Ce procédé démocratique développé en Suisse au cours de l’histoire est, en principe, possible également dans d’autres pays. Un développement constant de la démocratie directe du bas vers le haut est sans doute le fondement le plus solide. Car la démocratie directe implique aussi, à part le droit du citoyen de prendre des décisions, le devoir d’engager ses forces pour le bien commun. Celui qui dans une commune, en coopération responsable et pour le bien commun, apprend à planifier et à gérer, peut l’appliquer ensuite à des niveaux supérieurs de l’Etat.

Sous le titre «125 ans d’initiative populaire fédérale – une réussite?» le Zentrum für Demokratie Aarau a organisé le 5 juillet 2016 un forum en présence d’un nombreux public, avec la participation de deux conseillers aux Etats (Thomas Minder, sans parti, Schaffhouse et Hans Stöckli, parti socialiste, Berne) ainsi que de deux professeurs de droit (Andreas Kley[2] et Markus Müller[3]). Le Pr Andreas Glaser[4] a dirigé de manière très vivante et engagée la réunion et le débat avec les auditeurs.

Dans une démocratie on ne peut pas gouverner contre la volonté de la population

«La démocratie directe occupe en ce moment l’Europe entière. Dans beaucoup de pays de l’UE, les uns exigent de manière euphorique, après la décision du Brexit, davantage de droits décisionnels pour le peuple de façon immédiate, tandis que les autres se voient confortés dans leur position qu’il ne faut pas se fier au peuple et que la politique doit demeurer uniquement l’affaire de l’élite.» (Katharina Fontana [5] )

Sur des questions d’une importance capitale pour l’avenir d’un Etat – comme par exemple l’adhésion à l’Union européenne ou la substitution de la monnaie du pays par une monnaie unitaire – la perspective suisse exigerait une votation obligatoire même au plus haut niveau étatique, dans chaque pays membre. Après la décision du Brexit, il y aura probablement aussi dans d’autres pays européens une velléité du peuple de poser la question de la sortie. Si les autorités évitent de manière trop acharnée de demander le vote populaire, par peur que la majorité approuve la sortie, cela pourrait avoir des répercussions négatives: pour pouvoir parler d’une «Nation fondée sur la volonté du peuple = Willensnation», le gouvernement et le Parlement de chaque Etat devraient savoir si une nette majorité de la population est d’accord ou s’oppose à l’intégration dans une organisation supranationale.

D’ailleurs cela ne regarde personne si le citoyen donne sa voix suite à une analyse soigneuse des documents à disposition ou suite à ses sentiments personnels subjectifs. C’est son affaire tout à fait personnelle, sa propre liberté.

[Lire l’interview du conseiller aux Etats Thomas Minder.] Ainsi s’exprime aussi Pr Andreas Kley à Aarau :

«Dans la démocratie directe, les opinions se manifestent de manière subite, c’est dû au système. On peut qualifier cela de citoyens colériques, d’actes émotionnels ou erronés etc. C’est une perspective négative. Je pense qu’en démocratie, on ne peut pas gouverner contre la volonté du peuple, sinon il faut l’abolir ou bien introduire une dictature.»

Chaque citoyen est sur le même pied d’égalité

Bien que la démocratie directe ait jouée en Suisse, au cours des siècles, un rôle important pour la satisfaction des citoyens, mais aussi pour la paix sociale dans le pays, il y a toujours à nouveau dans ce pays des discussions si le droit d’initiative ne devrait pas d’une manière ou d’une autre être limité. Car à la différence du droit au référendum, avec lequel les citoyens peuvent s’exprimer sur les décisions parlementaires, l’initiative populaire est un instrument actif qui ne pose presque pas de limites aux désirs et idées des citoyens pour contribuer à des changements concrets de la Constitution – le plus souvent contre la volonté du Parlement – dans le processus politique. Ainsi, on récolte actuellement des signatures pour neuf initiatives populaires fédérales, entres autres «Pour davantage de logements abordables», «Pour plus de transparence dans le financement de la vie politique», «Pour un congé de paternité raisonnable – en faveur de toute la famille» ou bien «Le droit suisse au lieu de juges étrangers (initiative pour l’autodétermination)».

Quand on pense à quel point les droits politiques des citoyens suisses sont ancrés dans le peuple, certaines voix entendues lors du forum à Aarau ont pu surprendre, bien que la plupart des prises de position aient été plutôt positives. Ainsi, le professeur de droit Markus Müller a constaté que le peuple suisse n’est qu’un acteur parmi d’autres: «La démocratie bien comprise consiste, dans ma perception des choses, en l’art de donner au peuple le rôle qu’il peut effectivement remplir. C’est le rôle de l’organe de contrôle, de l’initiateur […].»

Cette «définition» du droit d’initiative et de référendum des citoyens ne se trouve toutefois pas dans la Constitution fédérale, mais le peuple suisse est véritablement l’instance suprême de l’Etat fédéral suisse. C’est pourquoi le présentateur, Pr Andreas Glaser, a confronté de manière directe son collègue bernois avec un témoignage de notre pays voisin – non habitué à la démocratie: «Le président fédéral allemand M. Gauck a déclaré après la votation du Brexit: actuellement, ce ne sont pas les élites qui sont le problème, ce sont les populations. Markus Müller, tu devrais le voir de la même façon, n’est-ce pas? C’est donc la population qui est le problème?»

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Et Markus Müller de répondre: «[…] que le peuple soit le problème, c’est à cause de l’élite. L’élite n’atteint plus le peuple. – En lisant dans les brochures officielles, dans les livrets de votation aux meilleures intentions, alors j’ai le sentiment que les gens pensent que la population suisse s’arrête aux employés de bureau. Et ce n’est pas le cas: je connais un employé de nettoyage dans la centrale nucléaire de Gösgen, il pense différemment, il faut l’atteindre différemment.»

Depuis quand est-ce qu’il y a en Suisse deux sortes de citoyens – des élites et des employés de nettoyage? En quoi diffère un employé de nettoyage? Refuse-t-il peut-être de se laisser expédier, sur des rails huilés, directement au sein de l’UE par certaines prétendues élites? Cela me rappelle une ancienne collègue de travail à l’école professionnelle, une partisane fervente de l’adhésion à l’UE. Un jour, elle arrive en colère dans la salle des professeurs et s’exclame: «Avec mes élèves [des apprentis électro-monteurs] je ne discute plus de l’UE, ils sont tous contre!» Cela devrait être chose difficile pour les «experts» autoproclamés de forcer ces jeunes gens actifs dans leur propre pays pour l’adhésion à l’UE – heureusement!

Un participant dans le public a également critiqué une telle classification des citoyens: «Monsieur Müller, vous contestez en quelque sorte au peuple, au ‹citoyen lamda› la capacité de décider. Moi, j’ai une toute autre opinion. Souvent ce sont justement les non-juristes ou les ‹citoyens lamda› qui ont un bien meilleur jugement des réalités. En effet, il y a avant chaque votation un débat intense, dans lequel presque tous les arguments des adhérents et des adversaires sont discutés. Ainsi, durant le processus de la votation, tout devient très clair. Je suis vraiment de l’avis qu’il faut prendre au sérieux la décision des citoyens.»

En totale contradiction à l’égard du citoyen instruit et autonome

Hansueli Vogt, également professeur de droit et participant au forum, pointa du doigt la contradiction fondamentale dans la pensée de certains «cercles progressistes»: «Je trouve hautement élitiste de penser que des spécialistes du nettoyage à la centrale de Gösgen ne soient pas capable de se forger une opinion. Ce sont précisément les droits individuels, très appréciés dans vos rangs: la liberté de pensée, la liberté personnelle, la liberté économique etc. qui caractérisent le citoyen instruit. On ne peut pas défendre les droits individuels, dans une société éclairée où l’on met l’individu au centre, et d’autre part nier sa capacité de décision. Voilà une incohérence totale.»

Pas de mise sous tutelle du souverain

Les propositions de M. Müller pour mieux diriger les électeurs vont donc également dans ce sens: il veut supprimer l’initiative populaire rédigée de toutes pièces et accepter seulement les initiatives en forme de proposition conçue en termes généraux.
Si les citoyens sont limités, par une initiative populaire, à n’exprimer qu’une orientation générale, alors ils ne peuvent plus «obstruer» les activités du Parlement. La majorité parlementaire serait libre de rédiger elle-même les textes légaux de sorte qu’ils s’adaptent, entre autres, au dit «droit international», notamment aux accords bilatéraux avec l’UE.

Une participante de la réunion d’Aarau a relevé l’exemple le plus récent de la politique suisse, tout en classant l’idée de M. Müller dans ses aspects du droit public: «La proposition du Professeur Müller de ne tolérer les initiatives populaires qu’en forme de proposition conçue en termes généraux reviendrait à supprimer le droit d’initiative. Cela se réduirait à peu près à une pétition. Les débats actuels comme, par exemple, celui sur l’Initiative contre l’immigration de masse s’expliquent précisément du fait que le texte de l’initiative a été rédigé de toutes pièces – et qu’il se trouve actuellement comme article 121a dans la Constitution fédérale. On y trouve des mesures concrètes concernant les ‹contingents› et les ‹plafonds annuels› permettant une gestion souveraine des flux migratoires en Suisse. Les fonctionnaires des administrations bernoises et bruxelloises prétendent une violation à l’Accord sur la libre circulation des personnes et se plaignent des électeurs suisses. Si, par contre, les électeurs suisses ne pouvaient formuler que des souhaits du genre: cher Parlement, auriez-vous la gentillesse de veiller à ce que moins de migrants envahissent notre pays» [6] – cela conviendrait sans doute mieux aux aspirations de la Berne fédérale, mais il ne s’agirait alors que d’un pur droit à la pétition.

Faudra-t-il donc, à l’avenir, s’exposer aux intempéries pour récolter les 100 000 signatures en vue d’une pétition stérile?

Le conseiller aux Etats Thomas Minder s’est exprimé de manière similaire dans l’interview :

«La possibilité de créer des textes d’initiative rédigés de toutes pièces est nécessaire pour débattre d’un sujet de manière différenciée. Car dans la démocratie directe suisse le Oui ou le Non dans les urnes sont certes une chose essentielle – cependant, il est beaucoup plus important pour le développement des droits populaires de pouvoir débattre du sujet dans le pays, à la table des habitués, lors de débats publics, de discussions dans les médias, avec des lettres de lecteurs.»

L’initiative populaire fédérale, la Magna Charta Libertatum du peuple suisse

D’ailleurs, il y a 125 ans, les objections contre l’initiative rédigée de toutes pièces étaient similaires: «Des conseillers fédéraux et des parlementaires émirent de sérieux avertissements contre le danger ‹d’une confusion illimitées et d’une législation imparfaite›. Ce nouvel instrument mènerait à la démagogie, dit-on. Il s’agirait d’une initiative ‹anarchique› permettant ‹de s’adresser à la population derrière le dos des députés›.» (Katharina Fontana [7]).

En 1890, le Conseil national donna néanmoins son aval à l’initiative populaire au texte rédigé de toutes pièces, après que le Conseil des Etats s’en fût montré moins récalcitrant. Le Pr Andreas Kley partage l’avis, d’un des conseillers aux Etats d’alors du camp de l’Union conservatrice (catholique) qui s’était battu avec succès, contre la majorité libérale du Parlement, en faveur du droit à l’initiative populaire:

«Ce que Theodor Wirz, conseiller aux Etats et pionnier résolu de l’initiative populaire avait dit en 1890 a gardé toute sa pertinence aujourd’hui encore. Wirz avait critiqué le Parlement ‹despotique›, notamment le Conseil national en posant la question rhétorique: ‹Y a-t-il un droit populaire qui n’ait pas été caractérisé, par les tuteurs du peuple, comme étant dangereux et révolutionnaire? A qui est-ce, finalement, de régner en roi et en maître dans le pays?› Wirz et la majorité du Conseil des Etats refusèrent donc la réduction de l’initiative populaire à sa forme de proposition conçue en termes généraux. Ils précisèrent qu’il s’agissait, pour le Conseil des Etats, ‹d’une question d’honneur d’offrir au peuple suisse, de manière beaucoup plus résolue que le Conseil national, cette Magna Charta Libertatum›.»[8]

Cette «Magna Charta» de la liberté politique du peuple suisse a contribué, au cours de 125 ans, à d’innombrables débats au sein des partis politiques, des associations et des organismes civiques, sur des questions politiques et sociales, menant les citoyens à se décider pour ou contre des centaines d’initiatives populaires. Ainsi, les citoyens contribuent eux-mêmes, par leur propre action, à faire évoluer le modèle suisse et se soucient de son acceptation maximale au sein de la population.    •

Par Marianne Wüthrich, docteur en droit, 22 août 2016

1    cf. Roca, René. Wenn die Volkssouveränität wirklich eine Wahrheit werden soll … Die schweizerische direkte Demokratie in Theorie und Praxis. Das Beispiel des Kantons Luzern, Schriften zur Demokratieforschung, Band 6, Zürich-Basel-Genf 2012
2    Chaire de droit public, histoire constitutionnelle et philosophie de l’Etat et du droit, Université de Zurich
3    Chaire de droit administratif et public et de droit procédural, Université de Berne
4    Chaire de droit public, administratif et européen, spécialisé dans les questions de démocratie, Université de Zurich
5    Fontana, Katharina. «125 Jahre Volksinitiative. Keine Zähmung nötig», in: «Neue Zürcher Zeitung» du 9/7/16
6    Actuellement, 1.4 millions de citoyens de l’UE résident en Suisse, tandis que, sur le territoire entier de l’Union européenne, le nombre de ressortissants de l’UE habitant dans un autre pays membre s’élève à 15.4 millions. C’est d’autant plus remarquable que le nombre de la population suisse s’élève à 8 millions d’habitants, chiffre 60-fois mineur à celui de l’Union.
7    Fontana, Katharina. «125 Jahre Volksinitiative. Keine Zähmung nötig», dans: «Neue Zürcher Zeitung» du 9/7/16
8    Kley, Andreas Kley. «125 Jahre eidgenössische Volksinitiative. Die Magna charta libertatum des Schweizervolkes»,www.news.uzh.ch/de/articles/2016/125-Jahre-Volksinitiativ...

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La démocratie directe est véritablement une histoire de réussite

A la question initiale «L’initiative populaire fédérale est-elle une histoire de réussite», posée par le professeur Andreas Glaser, la réponse fut affirmative par tous les participants au forum.

«Il faut prendre grand soin de l’initiative populaire»

«Pour moi, l’initiative populaire est le facteur de réussite absolu de la Suisse, pour la stabilité du pays. Il y a des personnes désirant réduire les droits, pour moi, ils font fausse route. Je veux élargir les droits démocratiques en Suisse. Je ne changerais rien au système de la démocratie directe. Il faut prendre grand soin de l’initiative populaire.» (Thomas Minder, conseiller aux Etats et entrepreneur, sans parti, SH)

Ce qui a fait ses preuves aux niveaux communal et cantonal, le fait aussi au niveau fédéral

«Il va de soi que l’initiative populaire est une réussite. Elle a un excellent effet constructif pour nos systèmes juridique et politique, notre démocratie consensuelle. Ce qui à fait ses preuves aux niveaux communal et cantonal, le fait aussi au niveau fédéral. Son effet est grand, pas seulement si elle est acceptée en votation, mais également comme base consécutive du travail.» (Hans Stöckli, conseiller aux Etats et avocat, PS BE)

Elle est un instrument en nos mains pour ne pas être livrés aux autorités

«Pour moi aussi, l’initiative populaire est une perle de la démocratie directe suisse. Pourquoi est-elle d’une si grande importance? Parce qu’elle est un instrument en nos mains pour ne pas être livrés aux autorités. Elle élimine, relativise ou réduit en nous le sentiment d’impuissance et la perte de contrôle. C’est très important au niveau psychologique. Car nous savons que, si nous le désirons, nous avons la possibilité de nous faire entendre, c’est en tout cas rassurant.» (Markus Müller, professeur de droit, BE)

Source: http://www.zeit-fragen.ch/fr/editions/2016/no-18-22-aout-...

mardi, 30 août 2016

Hans Zehrer: een man van de wereld en de daad

Dirk Rochtus

Ex: http://www.doorbraak.be

Een man van de wereld en de daad

Hans Zehrer, drijvende journalistieke kracht achter ‘Die Tat’ en ‘Die Welt’, overleed 50 jaar geleden

HZ4.jpgHad Zehrer de Machtergreifung van Hitler kunnen verhinderen? Misschien niet met de pen, maar wel met de wapens van een regerende generaal?

Een tijdschrift dat de gemoederen in het Duitsland van vlak voor Hitler bewoog, was 'Die Tat' (De daad), het rechts-georiënteerde maandblad dat geleid werd door de strijdbare conservatief Hans Zehrer (1899-1966). Opgericht in 1909, en van 1912 tot 1928 nog geleid door de bekende uitgever Eugen Diederichs, kende het blad voor 'de toekomst van de Duitse cultuur' met zijn oplage van duizend exemplaren een sluimerend bestaan. Tot Diederichs op de lumineuze idee kwam de leiding van 'Die Tat' in 1929 over te dragen aan een journalist die zijn strepen als redacteur had verdiend bij de invloedrijke 'Vossische Zeitung'. De eerste twee jaren verschool Hans Zehrer zich om professionele redenen nog achter schuilnamen, maar daarna wijdde hij al zijn energie aan de uitbouw van wat het meest invloedrijke tijdschrift ter rechterzijde zou worden in de Republiek van Weimar (1919-'33). Zehrer wist met de verhoging van de oplage van 1000 tot 30.000 de talloze rechtse publicaties in de schaduw te stellen en zelfs de meest geduchte linkse concurrent 'Die Weltbühne' met meer dan de helft te overtreffen. Samen met een kring van uitgelezen publicisten als Ernst Wilhelm Eschmann, Giselher Wirsing, Ferdinand Friedrich Zimmermann, Hellmuth Elbrechter en Ferdinand Fried vormde Zehrer de 'Tat-Kreis', de redactiegemeenschap van het maandblad.

Fascisme

De Weimarrepubliek ging na de beurskrach van Wall Street in oktober 1929 moeilijke jaren tegemoet. De werkloosheid snelde de hoogte in, veel jonge mensen zagen ondanks hun kwalificaties geen toekomst meer in Duitsland. De lokroep van extremistische partijen weerklonk steeds luider. Communisten (KPD) en nationaalsocialisten (NSDAP) beukten onvermoeibaar in op de economisch en politiek verzwakkende republiek. De klassieke partijen spanden zich nauwelijks in om haar te verdedigen. Weimar was als een 'democratie zonder democraten'. Zehrer wilde het zijne ertoe bijdragen om het oude, verstarde liberaal-democratische systeem ten val te brengen zodat er een nieuwe ordening zou kunnen ontstaan. In dat opzicht behoorde hij tot de zogenaamde 'Konservative Revolution' waarover Armin Mohler een standaardwerk heeft geschreven[i]. Want hij wilde wel een revolutie, maar niet in de marxistische zin van het woord. Een revolutie die een ware 'Volksgemeinschaft' tot leven zou wekken. Het parlementarisme en de daaraan gekoppelde tegenstelling links-rechts beschouwde Zehrer als achterhaald. Het volk zou niet langer vertegenwoordigd mogen worden door partijen maar door standen. De standenstaat zou moeten berusten op de volkswil, waarbij het volk geleid werd door een elite met een rijkspresident die 'auctoritas' bezat. Leger, politie en ambtenarij zouden de 'potestas' uitoefenen. Het nationalisme zoals dat van de 'Action française' en het syndicalisme van een Georges Sorel moesten met elkaar verzoend worden. Alleen de synthese van die beide stromingen kon het opnemen tegen het liberale, kapitalistische systeem. Zehrer schreef daarover in 'Die Tat'[ii] (Vertaling in eindnoot[iii]):

"Im Faschismus Mussolinis laufen die Elemente, die in Frankreich noch nebeneinander herlaufen, sich nur berühren, aber wenig verschmelzen und im übrigen erfolglos bleiben, zusammen. Während in Frankreich zwischen den antiliberalen Kräften rechts und links nur einige Funken sprühen, schließt sich im Faschismus der Stromkreis zum erstenmal in der Praxis, 'rechts' und 'links' tun sich in einer neuen militanten Bewegung zusammen und beseitigen gemeinsam das liberale System. Nationalismus und Syndikalismus marschieren gemeinsam gegen den gemeinsamen Gegner."

HZ2.jpgGeestelijke waarden

'Die Tat' kwam tegemoet aan het verlangen van een hele generatie jongeren naar nieuwe horizonten, naar alternatieven voor een weinig bezielende democratie die zich in de greep van het 'Kapitaal' en de 'Massa' bevond . De journalist Paul Sethe riep in een aan Zehrer gewijde 'Nachruf' (Die Zeit, 02.09.1966) een beeld op dat kenschetsend was voor die jonge zoekende lezers: 'Damals traf man in der Eisenbahn oft auf junge Leute, die "Die Tat" lasen; fast immer Leute mit klugen und nachdenklichen Gesichtern' (Toentertijd trof je in de trein vaak jonge lui aan die de "Tat" aan het lezen waren; haast altijd mensen met een verstandige en piekerende gezichtsuitdrukking). Veel van die jonge mensen kwamen uit de middenklasse, uit die groep die 'in de strijd tussen het kapitalistische en het massadenken bereid is, geestelijke waarden te laten primeren op andere waarden', zoals het heette in het door Zehrer opgestelde programma voor 'Die Tat'. Vele ideeën van de conservatief-revolutionairen vertoonden verwantschap met die van het nationaalsocialisme. Adolf Hitler wist miljoenen mensen naar zich toe wist te trekken door in te spelen op oude 'Sehnsüchte' (verlangens) naar een 'warme gemeenschap' als alternatief voor de 'koude maatschappij', naar een heropleving van de onder het Verdrag van Versailles kreunende natie, en naar een 'Messias', een 'bevrijder van het Duitse volk'.

Hitler verhinderen

Als intellectueel minachtte Zehrer de NSDAP omwille van haar proletarisch karakter, en hoewel hij gehuwd was met een joodse vrouw, gaf hij toch de nazipartij zijn stem omdat hij in haar een middel zag om de Weimarrepubliek onderuit te halen. Maar zijn argwaan tegenover Hitler groeide naarmate hij begon in te zien dat de 'Führer' van de NSDAP meer de nationalistische kaart trok dan de socialistische. Zehrer zocht contact met generaal Kurt von Schleicher die van 3 december 1932 tot 28 januari 1933 het ambt van rijkskanselier bekleedde. Schleicher wilde de republiek redden en daartoe moest hij eerst Hitler zien klein te krijgen. Zehrer steunde en adviseerde hem daarbij. De 'rode generaal' streefde ernaar de linkervleugel van de NSDAP onder Gregor Strasser af te doen scheuren van de partij, en dan samen met de 'linkse nationaalsocialisten', de vakbonden en de sociaaldemocraten het land te besturen. Toen Strasser uit de NSDAP stapte maar amper gevolgd werd, was het plan van de 'Spaltung' (opsplitsing) mislukt. Zehrer zag nog maar één kans om Hitler te verhinderen, van de macht af te houden. Op 24 januari 1933 adviseerde hij Schleicher het parlement te ontbinden zonder nieuwe verkiezingen in het vooruitzicht te stellen. Rijkspresident Paul von Hindenburg wees dit voorstel af. Enkel een staatsgreep – regeren met behulp van de 'Reichswehr' – bleef nog als optie over. Maar de generaal kreeg het niet over zijn hart om al die drastische maatregelen te nemen en een militaire dictatuur te installeren. Volgens Zehrer belichaamde Schleicher het type 'des musischen Militärs', en daaraan zou hij ten gronde gegaan zijn. Zes dagen later werd Hitler door rijkspresident Hindenburg benoemd tot rijkskanselier. Anderhalf jaar later zou de 'Führer und Reichskanzler' Strasser en Schleicher, naast vele andere rivalen, laten vermoorden in de 'Nacht van de Lange Messen'.

Vizier

HZ3.jpg'Die Tat' mocht dan wel met haar strijd tegen Weimar, tegen Versailles, tegen het parlementarisme en voor een elitair bestuurde natiestaat en een 'Duits socialisme' geestelijk mee het pad hebben geëffend voor de machtsovername door de nationaalsocialisten, dezen vergaten nooit wie tijdens de tocht naar de top aan hun kant had gestaan en wie niet. Enkele weken na de Machtergreifung werd Zehrer gedwongen de leiding over 'Die Tat' af te staan. Hij trok zich in de komende jaren terug op het eiland Sylt, ver weg van Berlijn, uit het vizier van de nationaalsocialisten. Zijn joodse echtgenote emigreerde in 1938 naar Groot-Brittannië. Zehrer werkte in de beginjaren van de oorlog nog als zaakvoerder van de uitgeverij Stalling en diende van 1943 tot 1945 bij de staf van de Luftwaffe. Na de oorlog werd Zehrer hoofdredacteur van 'Die Welt', de krant die door de Britse bezettingsmacht in Hamburg was opgericht. Duitse sociaaldemocraten protesteerden hiertegen omdat ze de strijd van Zehrer tegen de Weimarrepubliek niet waren vergeten. Zehrer moest opstappen en schreef tot 1953 voor andere dagbladen. Toen de bekende uitgever Axel Springer, een goede vriend, in 1953 'Die Welt' kocht, kon Zehrer weer aan de slag, en wel als hoofdredacteur bij deze krant, die nog altijd een van de vlaggenschepen van de Bondsrepubliek is.[iv]

Moskou

Zehrer was nog altijd een 'Duits nationalist' gebleven. Hij droomde van de 'Wiedervereinigung', de staatkundige hereniging van Duitsland dat in twee staten, de Bondsrepubliek en de DDR, opgedeeld was. Aan de maatstaf van wat de hereniging kon bevorderen, mat hij de politiek van de Bondsregering af. Onder Zehrer ontpopte 'Die Welt' zich dan ook – en dat in volle Koude Oorlog – tot 'das führende Oppositionsblatt' tegen de politiek van bondskanselier Konrad Adenauer die erop gericht was de Bondsrepubliek vast in het Westen te verankeren. Zo bekritiseerde hij ook het verbod van de Kommunistische Partei Deutschlands (KPD) als zogenaamde 'vijfde colonne' van Moskou[v]. Ten tijde van het geïnstitutionaliseerde anticommunisme van de Bondsrepubliek getuigde dat van moed, en zeker vanwege iemand met een verleden als conservatief revolutionair. Zehrer pleitte voor meer 'Ostorientierung' (gerichtheid op het Oosten, dus Rusland), meende zelfs de 'Wirksamkeit der nationalen Geschichte und des russischen Wesens' te ontdekken onder de bolsjewistische korst. De sleutel voor de Duitse hereniging lag volgens Axel Springer in Moskou. De krantenuitgever ondernam dan ook samen met zijn hoofdredacteur Zehrer in januari 1958 een legendarische reis naar Moskou. Beide hoopten van Nikita Chroesjtsjov, de leider van de Sovjet-Russische Communistische Partij, een signaal te vernemen dat Moskou de Duitse hereniging genegen was. Het interview dat ze met Chroesjtsjov voerden, beroofde hen van alle illusies. Springer en Zehrer kwamen van een kale kermis terug. Zehrer liet zich echter niet ontmoedigen en hield als publicist en topjournalist onvermoeibaar het geloof in de Duitse eenmaking levendig.

Geloof

In januari 1966 werd Zehrer met een leverziekte opgenomen in een West-Berlijns ziekenhuis. Op 24 mei vernamen de lezers van 'Die Welt' dat Zehrer om gezondheidsredenen ontslag had genomen als hoofdredacteur. Van op zijn ziekenbed dicteerde hij nog artikels, maar uiteindelijk sloeg de dood toe op 23 augustus 1966. De links-liberale journalist Joachim Besser drukte in een in memoriam zijn bewondering uit voor 'den glanzvollen, ideenreichen Journalisten', maar schreef ook kritisch over Zehrer als product van de 'Konservative Revolution': 'Er glaubte an das Volk und nicht an die Gesellschaft [...] er glaubte an die Gemeinschaft, und nicht an die vielschichtige, von Interessenten beherrschte Gesellschaft der Demokratie ...' [vi] (Hij geloofde aan het volk en niet aan de maatschappij [...] hij geloofde aan de gemeenschap en niet aan de veelzijdige, door belanghebbenden beheerste maatschappij van de democratie ...)

[i] Armin Mohler: Die Konservative Revolution in Deutschland 1918–1932. Ein Handbuch., Darmstadt 1989.

[ii] Hans Zehrer (1931): Rechts oder Links?, in: Die Tat, 23. Jahrgang, Heft 7, Februar 1931, p. 530.

[iii] 'In het fascisme van Mussolini lopen de elementen samen, die in Frankrijk nog naast elkaar lopen, zich slechts beroeren, maar weinig versmelten en voor het overige zonder succes blijven. Terwijl in Frankrijk tussen de antiliberale krachten rechts en links slechts enkele vonken ontspringen, sluit zich in het fascisme de stroomkring voor de eerste keer in de praktijk, „rechts' en „links" komen samen in een nieuwe militante beweging en schakelen samen het liberale systeem uit. Nationalisme en syndicalisme marscheren samen tegen de gemeenschappelijke tegenstander.'

[iv] Ebbo Demant, Von Schleicher zu Springer. Hans Zehrer als politischer Publizist, Mainz 1971.

[v] Hans Zehrer: Entlassen in den Untergrund, in: Die Welt, 18.08.1956

[vi] Joachim Besser; Glänzender und zugleich schillernder Zeitungsmann, in: Kölner Stadtanzeiger, 25.08.1966

Tocqueville et Thucydide face au bellicisme américain

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Tocqueville et Thucydide face au bellicisme américain

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org

Les médias officiels (tous subventionnés, et à coups de milliards encore) se vantent de faire élire Hillary Clinton, jeune candidate du nouvel ordre mondial de facture oligarchique et humanitaire. Tout cela promet, mais que ne fera-t-on pas pour doubler une dette US qui se monte à 19 300 milliards de dollars. Ce matin je lis dans la presse espagnole qu’il faudrait empêcher Poutine de détruire la Syrie !

Avec les Américains nous sommes en guerre contre les russes, contre la Chine, contre les orthodoxes, contre les terroristes, contre le nucléaire ; contre la grippe aviaire, contre le racisme, contre le machisme, contre tout le reste.

Et pourquoi ? Comment expliquer ce dynamisme ?

Régime messianique et parfait devant l'éternité, la démocratie impose des devoirs. La démocratie se doit de montrer l'exemple et de châtier le contrevenant. Ce n'est pas moi qui l'écrit, mais Thucydide via l’archange Périclès.

Dans sa guerre du Péloponnèse, il raconte la Guerre de Trente ans menée par les Athéniens contre le reste de la Grèce et, s'ils l'avaient pu, contre le reste du monde. Thucydide cite au livre II (chapitres XXXV-XL) les grandes lignes du discours du stratège Périclès, qui convainc son peuple de démarrer la guerre. J'en cite les principaux points, où Périclès ne cesse de marteler son message : la supériorité ontologique de la démocratie qui lui fait un devoir d'éliminer tout adversaire. En effet,

 « Notre constitution politique n'a rien à envier aux lois qui régissent nos voisins ; loin d'imiter les autres, nous donnons l'exemple à suivre. »

Cette excellence du modèle démocratique suppose une supériorité ontologique citoyenne. La race devient supérieure si elle est démocrate. Le citoyen est exemplaire :

« Nous obéissons toujours aux magistrats et aux lois et, parmi celles-ci, surtout à celles qui assurent la défense des opprimés et qui, tout en n'étant pas codifiées, impriment à celui qui les viole un mépris universel. »

Périclès oppose non pas Athènes à Sparte, mais Athènes et sa démocratie à la Grèce entière, à tout le monde en fait. Qu'on en juge :

«Voici donc en quoi nous nous distinguons : nous savons à la fois apporter de l'audace et de la réflexion dans nos entreprises. Les autres, l'ignorance les rend hardis, la réflexion indécis.»

Après le bâton, la carotte. Périclès lie déjà la démocratie à la jouissance matérielle, qui frappera tant Tocqueville lors de son voyage en Amérique. La démocratie athénienne a déjà inventé la société des loisirs :

 « En outre pour dissiper tant de fatigues, nous avons ménagé à l'âme des délassements nombreux ; nous avons institué des jeux et des fêtes qui se succèdent d'un bout de l'année à l'autre, de merveilleux divertissements particuliers dont l'agrément journalier bannit la tristesse. »

Les Athéniens se faisaient payer pour aller au théâtre !

Périclès célèbre, comme plus tard Voltaire, le commerce et la mondialisation :

« L'importance de la cité y fait affluer toutes les ressources de la terre et nous jouissons aussi bien des productions de l'univers que de celles de notre pays. »

 D'ailleurs, si la richesse est importante, tout le monde doit devenir riche !

« Chez nous, il n'est pas honteux d'avouer sa pauvreté ; il l'est bien davantage de ne pas chercher à l'éviter. »

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Le messianisme démocratique est métaphysique et belliciste, donnant raison au cher Héraclite, pour qui la guerre était la mère de toute chose !

Périclès pérore tout joyeux :

« Nous avons forcé la terre et la mer entières à devenir accessibles à notre audace, partout nous avons laissé des monuments éternels des défaites infligées à nos ennemis et de nos victoires. »

Ce tableau narcissique, digne de celui du discours d'Obama à West Point, justifie toutes les guerres :

« Telle est la cité dont, avec raison, ces hommes n'ont pas voulu se laisser dépouiller et pour laquelle ils ont péri courageusement dans le combat ; pour sa défense nos descendants consentiront à tout souffrir. »

Ou comme dit le « penseur néocon » Kagan, les Américains — les démocraties, en fait — viennent de Mars. Les Iraniens, les Russes, les Chinois et les... Vénusiens n'ont qu'à bien se tenir.

Quant à la morale des peuples démocratiques, on laisse juges nos lecteurs avec la note sur le Discours de la réforme de Démosthène (disponible sur Remacle.org) :

« Après la mort d'Épaminondas, dit Justin, les Athéniens n'employèrent plus, comme autrefois, les revenus de l'État à l'équipement des flottes et à l'entretien des armées : ils les dissipèrent en fêtes et en jeux publics ; et, préférant un théâtre à un camp, un faiseur de vers à un général, ils se mêlèrent sur la scène aux poètes et aux acteurs célèbres. Le trésor public, destiné naguère aux troupes de terre et de mer, fut partagé à la populace qui remplissait la ville» Cet usage, fruit pernicieux de la politique de Périclès, avait donc introduit dans une petite république une profusion qui, proportion gardée, ne le cédait pas au faste des cours les plus somptueuses.

Tocqueville avait deviné lui l’agressivité américaine : pourtant la géographie avait bien isolé les Etats-Unis !

« La fortune, qui a fait des choses si particulières en faveur des habitants des États-Unis, les a placés au milieu d'un désert où ils n'ont, pour ainsi dire, pas de voisins. Quelques milliers de soldats leur suffisent, mais ceci est américain et point démocratique. »

 Ce qui est démocratique, c’est d’avoir déclenché 200 guerres et bâti mille bases de par le monde.

Car gare aux armées démocratiques !

« Tous les ambitieux que contient une armée démocratique souhaitent donc la guerre avec véhémence, parce que la guerre vide les places et permet enfin de violer ce droit de l'ancienneté, qui est le seul privilège naturel à la démocratie… Nous arrivons ainsi à cette conséquence singulière que, de toutes les armées, celles qui désirent le plus ardemment la guerre sont les armées démocratiques. »

Enfin notre historien révèle la vraie raison. C’est la même arrogance que celle de Périclès soulignée plus haut (II, troisième partie, chapitre 16) :

« Les Américains, dans leurs rapports avec les étrangers, paraissent impatients de la moindre censure et insatiables de louanges. Le plus mince éloge leur agrée, et le plus grand suffit rarement à les satisfaire ; ils vous harcèlent à tout moment pour obtenir de vous d'être loués ; et, si vous résistez à leurs instances, ils se louent eux-mêmes. On dirait que, doutant de leur propre mérite, ils veulent à chaque instant en avoir le tableau sous leurs yeux. Leur vanité n'est pas seulement avide, elle est inquiète et envieuse. Elle n'accorde rien en demandant sans cesse. Elle est quêteuse et querelleuse à la fois. »

Cette agressivité humanitaire se transmettra à un Hollande ou à un Sarkozy. Qu’on trouve un tzar ou un grand khan, et nous sommes prêts pour une énième croisade.

On sait aussi le rôle que joue la presse en démocratie. Je fournis la guerre, avait dit l’autre (Randolph Hearst, alias Citizen Kane), quand il s’agit de voler Cuba aux espagnols avec le beau résultat que l’on sait (Castro, les missiles et tutta quo). L’historien Joseph Stromberg a montré que le but de cette guerre était la Chine - via les Philippines. Et ils y sont toujours…

Revenons à notre plus grand esprit.

Dans le dernier et splendide chapitre de ses Souvenirs, Tocqueville insiste sur le rôle de la presse qui pousse toujours à la guerre en démocratie. On est en 1849 en Angleterre, ce beau pays qui laisse crever ses irlandais tout en continuant d’exporter viandes et blés de la verte Erin. Mais on veut faire la guerre à la Russie et à l’Autriche pour défendre… la sainte Turquie qui défend l’humanité et les droits de l’homme ! Et c’est pendant l’été… Tocqueville ajoute au passage que les réfugiés politiques hongrois dévastent la sinistre république helvétique qui leur a donné asile. Les Allemands en riraient aujourd’hui… Mais passons.

« Pendant cet intervalle, toute la presse anglaise, sans distinction de parti, prit feu. Elle s’emporta contre les deux empereurs et enflamma l’opinion publique en faveur de la Turquie. Le gouvernement anglais, ainsi chauffé, prit aussitôt son parti. Cette fois il n’hésitait point, car il s’agissait, comme il le disait lui-même, non seulement du sultan, mais de l’influence de l’Angleterre dans le monde. Il décida donc : 1° qu’on ferait des représentations à la Russie et à l’Autriche ; 2° que l’escadre anglaise de la Méditerranée se rendrait devant les Dardanelles, pour donner confiance au sultan et défendre, au besoin, Constantinople. On nous invita à faire de même et à agir en commun. Le soir même, l’ordre de faire marcher la flotte anglaise fut expédié. »

La France républicaine toujours soumise aux Anglo-Saxons était invitée à emboîter le pas. Six ans plus tard le second empire faisait la guerre à la Russie, dix ans plus tard à l’Autriche. On comprend pourquoi le coup d’Etat de Badinguet n’avait pas dérangé Londres et Palmerston, premier grand architecte du nouvel ordre mondial.

Nicolas Bonnal

vendredi, 22 juillet 2016

In Search of Fascism

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In Search of Fascism

Review:

Fascism: The Career of a Concept, Paul E. Gottfried, Northern Illinois University Press, 256 pages

Ex: http://www.theamericanconservative.com

The term “fascism” is employed with such regular enthusiasm by everyone from political activists to celebrities and academics that our pundits could be forgiven for assuming that fascists lurk behind every corner and at every level of government. MSNBC host Keith Olbermann accused the Bush administration of fascism. Thomas Sowell has called President Obama a fascist. A quick online search yields accusations that Donald Trump and Hillary Clinton are fascists. The term “Islamofascism” circulates widely, and groups as dissimilar as campus Social Justice Warriors and the leaders of the National Rifle Association have been dubbed fascist.

It’s clear why fanatics or dogmatists would label their opponents with the f-word: rhetorical play scores political points. But is there ever any truth behind the label?

Paul Gottfried enters the semantic fray with a clarifying and elucidating new book, Fascism: The Career of a Concept. His study is not based on new archival finds. It’s not narrative history. It’s instead a comparative study of different treatments of fascism in which Gottfried discloses his preferred methodologies and favorite historians. Despite the prevalence of allegations of fascism, Gottfried submits that the only indisputable example of fascism in practice is Mussolini’s interwar Italy.

“This study will examine the semantic twists and turns undergone by the word fascism since the 1930s,” Gottfried explains. “Like other terms that have changed their meaning, such as conservatism and liberalism,” he continues, “fascism has been applied so arbitrarily that it may be difficult to deduce what it means without knowing the mindset of the speaker.”

The term fascism, as it has gained currency in our radio-television lexicon, lacks a clear referent. Its use reveals more about the speaker than about the signified phenomenon: the context in which the term is used can determine the speaker’s place on the left-right spectrum. “Fascism” has become a pejorative and disparaging marker for views a speaker dislikes; it’s a name that relegates the named to pariah status, provoking censorship and shaping basic notions about political figures and policies. “Fascism now stands,” Gottfried says, “for a host of iniquities that progressives, multiculturalists, and libertarians all oppose, even if they offer no single, coherent account of what they’re condemning.”

Gottfried is frustrated by the vagaries and false analogies resulting from the use of “fascism” as rhetorical weaponry. He criticizes “intellectuals and publicists” who are nominally antifascist yet “feel no obligation to provide a historically and conceptually delimited definition of their object of hate.”

Tracing the evolution of the meanings and representations of this political ideology in the works of numerous researchers, Gottfried’s study can seem, at times, like an amalgam of book reviews or bibliographical essays—or like several synopses strung together with his own comparative evaluations. Academics more than casual readers will appreciate these efforts to summarize the field, although anyone wishing to acquire a surface-level knowledge of this deep subject will come away edified.

foro.jpgSo what exactly is fascism? This question, Gottfried insists, “has sometimes divided scholars and has been asked repeatedly ever since Mussolini’s followers marched on Rome in October 1922.” Gottfried presents several adjectives, mostly gleaned from the work of others, to describe fascism: reactionary, counterrevolutionary, collectivist, authoritarian, corporatist, nationalist, modernizing, and protectionist. These words combine to form a unified sense of what fascism is, although we may never settle on a fixed definition because fascism has been linked to movements with various distinct characteristics. For instance, some fascists were Christian (e.g., the Austrian clerics or the Spanish Falange) and some were anti-Christian (e.g., the Nazis). There may be some truth to the “current equation of fascism with what is reactionary, atavistic, and ethnically exclusive,” Gottfried acknowledges, but that is only part of the story.

“The initial momentum for locating fascism on the counterrevolutionary Right,” writes Gottfried, “came from Marxists, who focused on the struggle between fascists and the revolutionary Left and the willingness of owners of forces of production to side with the fascists when faced by revolutionary threats.”

Fascism is not necessarily a creature of the counterrevolutionary right, however. Gottfried maps an alternative tradition that describes fascism as a leftist collectivist ideology. Fascism promoted welfare policies and thrived on revolutionary fervor. In the United States in the 1920s and ’30s, the progressives more than self-identified members of the right celebrated and admired European fascism. FDR praised and imitated Mussolini. Such details seem to substantiate the claim that fascism was intrinsically leftist, at least in the eyes of U.S. citizens who were contemporaries of interwar fascism. But, Gottfried notes, “Fascism drew its strength from the attempt to oppose the Left while taking over some of its defining characteristics.”

Gottfried’s book may not be intended as an antidote for the less rigorous and nakedly polemical Liberal Fascism. Unlike the author of that work, Jonah Goldberg, who seemed genuinely surprised by his discovery of what was in fact a well-documented connection between fascism and the left, Gottfried is characteristically measured and careful as he compares research rather than selectively and pugnaciously repurposing it. Gottfried is taken seriously by those who reject his own paleoconservatism—including those on the left who find his views unpalatable or downright offensive—because he doesn’t smear opponents or resort to knee-jerk, grandiose claims to shock or surprise.

Gottfried concludes that fascism is right-wing after all, not left-wing, even if its concrete manifestations have been more militant than traditional conservatism. Like traditional conservatives, fascists did not believe that government programs could alter human nature, and they saw little value in the human-rights mantras extolling the individual’s capacity for self-government.

Today the managerial state carries out leftist projects on behalf of equality and diversity, but that was not true for interwar European governments. Fascism was a product of the 20th century in which conservative adoration for aristocratic hierarchy seemed anachronistic and pragmatically useless as a political stratagem. Without an established aristocracy in their way, fascists constructed an artificial hierarchy to control the populace: a mythical and symbolic hierarchy attracted to the aesthetics of high modernism. The interwar fascists colored brute force with nationalist iconography and aestheticized violence as a cathartic and regenerative force against decadence.

Probably all treatments of “fascism” as a cohesive, homogeneous philosophy held together by likeminded adherents are wrong, incomplete, careless, or dishonest. Gottfried believes that the term “fascism” has undergone unwarranted manipulation since the German historian Ernst Nolte conflated fascism and Nazism in a manner that enabled less astute critics on “the multicultural Left” to justify “their attack on their opponents as Nazis and not simply generic fascists.”

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The failure or refusal to distinguish between totalizing, exterminatory Nazism and other, less extreme forms of fascism may signal the intentional propagation of a political agenda. Gottfried cautions against such politicization of history. “History,” he warns, “is of immediate practical interest to political partisans, and this affinity has allowed a contentious activity to be sometimes grossly abused.”

The popular embrace of incorrect or highly contested notions of fascism has generated media sensationalism about an ever-imminent fascist threat that must be eradicated. The media trope of looming fascism has provoked demands for the kinds of censorship and authoritarianism that, ironically, characterize the very fascism that supposedly needs to be eliminated. Gottfried’s study is too particular, nuanced, and multifaceted to be reduced to simple correctives for these mass-media trends. It is, however, a model for the type of work that can earn the right a hearing from more attentive audiences. Critiques of fascism from the right must follow Gottfried’s lead, not Goldberg’s, to attain credibility.

Allen Mendenhall is an assistant attorney general for the state of Alabama and an adjunct professor at Faulkner University and Huntingdon College. Views expressed in this review are his own and do not reflect those of his employer.

lundi, 18 juillet 2016

Jean-Louis Harouel - Les droits de l'homme contre le peuple

Jean-Louis Harouel

Les droits de l'homme contre le peuple

Conférence de Jean-Louis Harouel au Cercle Aristote le 20 juin 2016 : "Les droits de l'homme contre le peuple"

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dimanche, 17 juillet 2016

Laurent Henninger Vers la fluidification du monde

Laurent Henninger

Vers la fluidification du monde

Cercle Aristote

Conférence de Laurent Henninger au Cercle Aristote le 27 juin 2016 : "Vers la fluidification du monde"

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The Unique Evil of the Left

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The Unique Evil of the Left

There can be no doubt that great cruelty and violence can be and have been inflicted in the name of preserving the existing order.

But when we compare even the worst enormities of the more distant past with the leftist totalitarian revolutions and total wars of the twentieth centuries, they are in general a mere blip. The entire history of the Inquisition, said Joe Sobran, barely rises to the level of what the communists accomplished on a good afternoon.

The French Revolution, and particularly its radical phase, was the classic manifestation of modern leftism and served as the model for still more radical revolutions around the world more than a century later.

As that revolution proceeded its aims grew more ambitious, with its most fervent partisans demanding nothing less than the total transformation of society.

In place of the various customs and settled ways of a France with well over a millennium of history behind it, the radical revolutionaries introduced a “rational” alternative cooked up in their heads, and with all the warmth of an insane asylum.

burke00x300.jpgStreets named after saints were given new names, and statues of saints were actually guillotined. (These people guillotining statues were the rational ones, you understand.) The calendar itself, rich with religious feasts, was replaced by a more “rational” calendar with 30 days per month, divided into three ten-day weeks, thereby doing away with Sunday. The remaining five days of the year were devoted to secular observances: celebrations of labor, opinion, genius, virtue, and rewards.

Punishments for deviations from the new dispensation were as severe as we have come to expect from leftism. People were sentenced to death for owning a Rosary, giving shelter to a priest, or indeed refusing to abjure the priesthood.

We are plenty familiar with the guillotine, but the revolutionaries concocted still other forms of execution as well, like the Drownings at Nantes, designed to humiliate and terrorize their victims.

Given that the left has sought the complete transformation of society, and given that such wholesale change is bound to come up against the resistance of ordinary people who don’t care for having their routines and patterns of life overturned, we should not be surprised that the instrument of mass terror has been the weapon of choice. The people must be terrified into submission, and so broken and demoralized that resistance comes to seem impossible.

Likewise, it’s no wonder the left needs the total state. In place of naturally occurring groupings and allegiances, it demands the substitution of artificial constructs. In place of the concrete and specific, the Burkean “little platoons” that emerge organically, it imposes remote and artificial substitutes that emerge from the heads of intellectuals. It prefers the distant central government to the local neighborhood, the school board president over the head of household.

Thus the creation of the departments, totally subordinate to Paris, during the French Revolution was a classic leftist move. But so were the totalitarian megastates of the twentieth century, which demanded that people’s allegiances be transferred from the smaller associations that had once defined their lives to a brand new central authority that had grown out of nowhere.

The right (properly understood), meanwhile, according to the great classical liberal Erik von Kuehnelt-Leddihn, “stands for free, organically grown forms of life.”

The right stands for liberty, a free, unprejudiced form of thinking; a readiness to preserve traditional values (provided they are true values); a balanced view of the nature of man, seeing in him neither beast nor angel, insisting on the uniqueness of human beings which cannot be transformed into or treated as mere numbers or ciphers. The left is the advocate of the opposite principles; it is the enemy of diversity and the fanatical promoter of identity. Uniformity is stressed in all leftist utopias, paradises in which everybody is the same, envy is dead, and the enemy is either dead, lives outside the gates, or is utterly humiliated. Leftism loathes differences, deviations, stratifications…. The word “one” is its symbol: one language, one race, one class, one ideology, one ritual, one type of school, one law for everybody, one flag, one coat of arms, one centralized world state.

Erik Ritter von Kuehnelt-Leddihn.jpgIs Kuehnelt-Leddihn’s description partly out of date? After all, who touts their allegiance to “diversity” more than the left? But the left’s version of diversity amounts to uniformity of an especially insidious kind. No one may hold a dissenting view about the desirability of “diversity” itself, of course, and “diverse” college faculties are chosen not for their diversity of viewpoints but precisely for their dreary sameness: left-liberals of all shapes and sizes. What’s more, by demanding “diversity” and proportional representation in as many institutions as possible, the left aims to make all of America exactly the same.

Leftists have long been engaged in a bait-and-switch operation. First, they said they wanted nothing but liberty for all. Liberalism was supposed to be neutral between competing worldviews, seeking only an open marketplace of ideas in which rational people could discuss important questions. It did not aim to impose any particular vision of the good.

That claim was exploded quickly enough when the centrality of government-run education to the left-liberal program became obvious. Progressive education in particular aimed to emancipate children from the superstitions of competing power centers (parents, church, or locality, among others) and transfer their allegiance to the central state.

Of course, the leftist yearning for equality and uniformity played a role as well. There is the story of the French Minister of Education who, looking at his watch, tells a guest, “At this moment in 5,431 public elementary schools, they are writing an essay on the joys of winter.”

As Kuehnelt-Leddihn put it:

Church schools, parochial schools, private schools, personal tutors, none is in keeping with leftist sentiments. The reasons are manifold. Not only is delight in statism involved, but also the idea of uniformity and equality — the idea that social differences in education should be eliminated and all pupils be given a chance to acquire the same knowledge, the same type of information, in the same fashion, and to the same degree. This should enable them to think in identical or at least in similar ways.

As time has passed, leftists have bothered less and less to pretend to be neutral between competing social visions. This is why conservatives who accuse the left of moral relativism have it so wrong. Far from relativistic, the left is absolutist in its demands of conformity to strict moral codes.

For example, when it declares “transgender” persons to be the new oppressed class, everyone is expected to stand up and salute. Left-liberals do not argue that support for transgender people may be a good idea for some people but bad for others. That’s what they’d say if they were moral relativists. But they’re not, so they don’t.

And it is not simply that dissent is not tolerated. Dissent cannot be acknowledged. What happens is not that the offender is debated until a satisfactory resolution is achieved. He is drummed out of polite society without further ado. There can be no opinion apart from what the left has decided.

Now it’s true: the left can’t remind us often enough of the tolerant, non-judgmental millennials from whom this world of ubiquitous bigotry can learn so much. So am I wrong to say that the left, and particularly the younger left, is intolerant?

In fact, we are witnessing the least tolerant generation in recent memory. April Kelly-Woessner, a political scientist at Elizabethtown College who has researched the opinions of the millennials, has come up with some revealing findings. If we base how tolerant a person is on  how he treats those he disagrees with — an obviously reasonable standard — the millennials fare very poorly.

Yes, the millennials have great sympathy for the official victim groups whose causes are paraded before them in school and at the movies. That’s no accomplishment since millennials agree with these people. But how do they treat and think about those with whom they disagree? A casual glance at social media, or at leftist outbursts on college campuses, reveals the answer.

Incidentally, who was the last leftist speaker shouted down by libertarians on a college campus?

Answer: no one, because that never happens. If it did, you can bet we’d be hearing about it until the end of time.

On the other hand, leftists who terrorize their ideological opponents are simply being faithful to the mandate of Herbert Marcuse, the 1960s leftist who argued that freedom of speech had to be restricted in the case of anti-progressive movements:

Such discrimination would also be applied to movements opposing the extension of social legislation to the poor, weak, disabled. As against the virulent denunciations that such a policy would do away with the sacred liberalistic principle of equality for “the other side,” I maintain that there are issues where either there is no “other side” in any more than a formalistic sense, or where “the other side” is demonstrably “regressive” and impedes possible improvement of the human condition. To tolerate propaganda for inhumanity vitiates the goals not only of liberalism but of every progressive political philosophy.

Even much of what passes as conservatism today is tainted by leftism. That’s certainly the case with the neoconservatives: can you imagine Edmund Burke, the fountainhead of modern conservatism, supporting the idea of military force to spread human rights around the world?

Talk to neoconservatives about decentralization, secession, nullification, and you’ll get exactly the same left-wing replies you’d hear on MSNBC.

Now I can imagine the following objection to what I’ve said: whatever we may say about the crimes and horrors of the left, we cannot overlook the totalitarianism of the right, manifested most spectacularly in Nazi Germany.

But in fact, the Nazis were a leftist party. The German Workers’ Party in Austria, the forerunner of the Nazis, declared in 1904: “We are a liberty-loving nationalistic party that fights energetically against reactionary tendencies as well as feudal, clerical, or capitalistic privileges and all alien influences.”

When the party became the National Socialist German Workers’ Party or the Nazis, its program included the following:

The National Socialist German Workers’ Party is not a worker’s party in the narrow sense of the term: It represents the interests of all honestly creative labor. It is a liberty-loving and strictly nationalist party and therefore fights against all reactionary trends, against ecclesiastical, aristocratic, and capitalist privileges and every alien influence, but above all against the overpowering influence of the Jewish-commercial mentality in all domains of public life….

It demands the amalgamation of all regions of Europe inhabited by Germans into a democratic, social-minded German Reich….

It demands plebiscites for all key laws in the Reich, the states and provinces….

It demands the elimination of the rule of Jewish bankers over business life and the creation of national people’s banks with a democratic administration.

Liberty or Equality.jpgThis program, wrote Kuehnelt-Leddihn, “oozes the spirit of leveling leftism: it was democratic; it was anti-Habsburg (it demanded the destruction of the Danube monarchy in favor of the Pan-German program); it was against all unpopular minorities, an attitude that is the magnetism of all leftist ideologies.”

The leftist obsession with “equality” and leveling means the state must insinuate itself into employment, finance, education, private clubs — pretty much every nook and cranny of civil society. In the name of diversity, every institution is forced to look exactly like every other one.

The left can’t ever be satisfied because its creed is a permanent revolution in the service of unattainable ends like “equality.” People of different skills and endowments will reap different rewards, which means constant intervention into civil society. Moreover, equality vanishes the moment people begin freely exchanging money for the goods they desire, so again: the state must be involved in everything, at all times.

Moreover, each generation of liberals undermines and scoffs at what the previous one took for granted. The revolution marches on.

Leftism is, in short, a recipe for permanent revolution, and of a distinctly anti-libertarian kind. Not just anti-libertarian. Anti-human.

And yet all the hatred these days is directed at the right.

To be sure, libertarians are fully at home neither on the left nor the right as traditionally understood. But the idea that both sides are equally dreadful, or amount to comparable threats to liberty, is foolish and destructive nonsense.

mercredi, 13 juillet 2016

L'État totalitaire est-il encore un État?

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L'État totalitaire est-il encore un État?

Par Denis Collin 

Ex: http://denis-collin.viabloga.com

Le XXe siècle a vu la naissance de formes politiques radicalement nouvelles, les États totalitaires, typiquement l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne, que Hannah Arendt désigne plus volontiers non pas comme « États totalitaires » mais comme « système totalitaire ». La nuance n’est pas mince et ouvre une discussion dont l’enjeu est capital : l’État totalitaire est-il un État au sens propre du terme et alors son existence pose un problème grave visant l’idée même de l’État en général ; ou, au contraire, l’État totalitaire est-il une forme pratiquement inédite de domination des hommes, une forme qui se développerait sur la décomposition interne des États ? Si on adopte la première hypothèse, alors se pose la question de la nature même de l’État. Certains auteurs, comme le juriste du régime nazi Carl Schmitt soutiennent que le pouvoir étant celui qui décide de la situation d’exception, l’État nazi n’est qu’une forme tout à faire légitime de ce pouvoir souverain. S’appuyant sur une interprétation (« délirante » dit Léo Strauss) de Hobbes, Schmitt soutient la légitimité absolue des lois de Nuremberg de 1935. Pour les anti-étatistes libertariens ou anarchistes, l’État totalitaire apparaîtrait ainsi comme le révélateur de ce qu’est potentiellement tout État – ce qui explique sans doute la fascination de nombreux auteurs classés à l’extrême-gauche pour Carl Schmitt : leurs jugements sur l’État sont à l’opposé de ceux de Schmitt mais ils partagent avec lui un problématique commune. Si l’on adopte la deuxième position, disons, pour aller vite, celle défendue par Hannah Arendt, alors le système totalitaire ne serait pas à proprement parler un État mais au contraire une forme nouvelle de domination née sur les décombres de l’État- tel qu’il est constitué en Europe entre la Renaissance et le XXe siècle. Si cette deuxième hypothèse est la bonne, alors il faudra en tirer les conclusions, à savoir que les thèses anti-étatistes ne sont pas des remèdes contre le totalitarisme mais bien plutôt des ingrédients de ce système.

***

En premier lieu, il est évident que le système totalitaire se constitue à partir d’un État, mais généralement d’un État en crise, dont le « parti » totalitaire s’empare pour le transformer de l’intérieur. Le fascisme italien s’est glissé dans la monarchie parlementaire italienne sans jamais l’abolir officiellement ; Hitler a été nommé chancelier légalement et la constitution de la république de Weimar n’a jamais été abolie, les lois d’exceptions suffisant largement. De la même manière le système stalinien s’est installé dans le cadre formel du régime des Soviets issus de la révolution d’Octobre et les soviets ont été maintenus comme une pure façade. Une constitution a même été adoptée en 1936 et présentée comme « la plus démocratique du monde ». Tout se passe comme si l’État absorbait toute la société. La formule du totalitarisme est inventée d’un certain point de vue par Mussolini (1926) : « Tout dans l’État, rien hors de l’État et rien contre l’État ». Une formule qui conviendrait tout aussi bien à l’Union Soviétique stalinienne. Ainsi le système totalitaire ne serait d’autre qu’une excroissance de l’État souverain, ce monstre inventé par Hobbes qui lui donne le nom biblique du Léviathan. C’est à partir d’une certaine lecture de Hobbes que Schmitt cherche à construire le concept d’un « État total ».

Mais que la destinée de la conception hobbesienne du pouvoir souverain soit de servir de légitimation à « l’État total », rien n’est moins sûr ! Hobbes n’est pas du tout un théoricien de l’État total ou de quelque chose de semblable. Il est un théoricien de la souveraineté : il n’y a aucun pouvoir au-dessus du pouvoir du souverain lequel découle du contrat entre les citoyens (naturellement libres et égaux). Contre le féodalisme – empilage de pouvoirs qui peuvent entrer en conflits et provoquer des guerres interminables – Hobbes énonce que tous les individus doivent obéir au pouvoir souverain quelle qu’en soit la forme – pouvoir monarchique, pouvoir d’une assemblée ou pouvoir du peuple tout entier. L’affirmation de Hobbes est d’ailleurs évidente : aucun pouvoir ne subsisterait bien longtemps s’il admettait que certains dérogent, à leur gré, à la loi. Mais il suffit de lire le Léviathan et de rappeler avec quelle force il énonce ce qu’est la logique de la loi pour comprendre que Hobbes est bien, sous un certain angle, un penseur républicain, car c’est à la république (Commonwealth) qu’est entièrement dédié son Léviathan. Donc on ne peut pas passer du Léviathan de Hobbes à « l’État absolu » de Carl Schmitt.

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Il est donc impossible de tirer le totalitarisme moderne de la philosophie politique classique, ni de Hobbes, ni a fortiori de Locke ou des autres penseurs libéraux, républicanistes … ou même monarchistes. Les États qu’ils ont sous les yeux, même les plus autoritaires, même ceux auxquels ils ne ménagent pas leurs critiques, ne sont à aucun titre des États totalitaires. Ni la monarchie absolue française ni l’autocratie russe où pourtant les libertés élémentaires d’opinion et d’expression ne sont pas garanties, où le pouvoir appartient « de droit divin » au monarque ne sont « totalitaires ». D’une part ces pouvoirs sont soumis à des lois qu’ils ne peuvent changer : le roi en France ne peut lever de nouveaux impôts sans avoir convoqué les « états généraux », que fit Louis XVI et constitua l’élément déclencheur de la révolution. D’autre part, il existe des corps « intermédiaires » qui ont leur propre pouvoir face au pouvoir du monarque : L’Église, en France comme en Russie, est une puissance qui peut contrebalancer sérieusement la puissance du monarque. Si les systèmes totalitaires modernes sont profondément différents même des États les moins favorables aux libertés et aux droits humains que nous tenons aujourd’hui pour essentiels, a fortiori, ils sont évidemment en rupture radicale avec tout ce qu’on a pris l’habitude de nommer « État de droit », qu’il s’agisse des monarchies constitutionnelles ou des républiques.

***

Il est nécessaire d’admettre que le système totalitaire n’est un État que nominalement mais nullement dans son essence. Commençons par le plus délicat. Il est courant d’imputer à Hegel une conception de l’État conduisant au totalitarisme. Hegel emploie en effet la formule qui définit l’État comme une « totalité éthique ». Puisqu’un philosophe disciple indirect de Hegel comme Giovanni Gentile a apporté son soutien à Mussolini, il a été facile de tirer un trait de Hegel au totalitarisme moderne – d’autant que c’est à autre « hégélien », Marx, que l’on imputait la responsabilité du système stalinien en URSS. Mais cette façon de procéder n’a aucun rapport avec une réflexion sérieuse. Lorsque Hegel dit que l’État est une totalité éthique, il ne dit pas que le pouvoir des gouvernants est tout ! L’État est, pour lui, la sphère qui englobe, c’est-à-dire qui existe par toutes les autres sphères de la vie commune des hommes. La famille – cette première unité organique – et la société civile – cette affirmation de la liberté individuelle – ne sont pas absorbées par l’État. Elles en sont les constituants : sans l’État et la volonté générale, elles ne peuvent subsister durablement mais sans elles l’État n’existerait tout simplement pas. Les volontés particulières doivent se soumettre à la volonté générale – et non à la volonté de tel ou tel individu qui représenterait l’État – mais chacun peut défendre ses intérêts par l’intermédiaire d’organismes comme les « états », c’est-à-dire les divers corps de métiers. De même l’administration, si elle doit mettre en œuvre les lois et les décrets du pouvoir politique doit pourtant garder une certaine autonomie par rapport au gouvernement. Les gouvernants passent, mais l’administration permet la continuité de l’État. Enfin si l’État est une « totalité éthique » c’est précisément parce qu’il n’est pas sa propre fin mais qu’il a pour finalité de permettre une vie guidée par les « bonnes mœurs » ou « l’éthicité » (Sittlichkeit) que pratiquent spontanément en quelque sorte les citoyens.

***

Ces quelques indications permettent de comprendre en quoi le système totalitaire n’a rien à voir avec cette « totalité éthique » hégélienne. L’État hégélien est l’État rationnel, c’est-à-dire l’expression du mouvement et du progrès de la raison humaine. Si les systèmes totalitaires utilisent la rationalité instrumentale de la technoscience si précieuse pour leurs menées guerrières et pour le contrôle de la population, ils sont non pas des manifestations de la raison mais des forces vouées à la destruction de la raison. L’exaltation nazie du sol et du sang (Blut und Boden) ou de l’instinct tout comme la valorisation du passé le plus obscurantiste indique sans le moindre doute ce que voulait ce régime. Mais ce qui apparaît en toute clarté dans le nazisme peut se retrouver facilement dans les autres régimes totalitaires.

En second lieu, la rationalité de l’État hégélien découle du fait qu’il est fondé sur la loi et non sur le caprice d’un despote. Or, ce qui caractérise les régimes totalitaires, c’est précisément que la loi n’y nullement un facteur d’ordre, mais un simple instrument de propagande dont on change quand on le veut. On maintient bien formellement un droit et un appareil judiciaire, mais les juges sont simplement priés d’entériner les ordres du despote. Les procès organisés par les nazis, de même que les procès de Moscou n’étaient des farces sinistres organisées à des fins de propagande. Staline fait des procès de 1936 des mises en scène à destination de politiciens et de publicistes occidentaux complaisants et, au fond, pas fâchés de voir Staline envoyer à la mort tous les hommes qui avaient fait la révolution d’octobre 1917. La justice et le droit dans le régime totalitaire ressemblent aux « villages Potemkine » sous Catherine II, villages, soigneusement apprêtés par le ministre Potemkine pour les visites à la « grande Catherine », selon ce qui n’est peut-être qu’une légende.

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En troisième lieu, si la fin de l’État est la liberté ainsi que le soutiennent Spinoza et Hegel, non seulement le système totalitaire suspend toutes les libertés démocratiques de base mais encore annihile radicalement la plus élémentaire des libertés, celle de vivre en sûreté. Par l’insécurité permanente dans laquelle vit la grande majorité des citoyens, le système totalitaire est tout autre chose qu’un État autoritaire ou un État politico-militaire. Il est un régime de guerre civile permanente. Certes la frontière entre État autoritaire, régime dictatorial et système totalitaire n’est pas toujours bien claire. Les dictatures militaires recourent volontiers à la terreur et comme dans les régimes totalitaires n’hésitent pas utiliser des groupes armés formés de la lie de la société pour exécuter les basses besognes. Mais le propre des systèmes totalitaires est que la terreur n’y figure pas comme un moyen pour éliminer les ennemis du régime, mais comme une condition essentielle du fonctionnement du système et qu’ainsi elle frappe aussi volontiers les soutiens du régime que ses adversaires.

En quatrième lieu, le système totalitaire ne forme pas une totalité concrète mais un écrasement de toutes les sphères qui constituent l’État. La société civile n’existe plus ; elle est entièrement mise en coupe réglée par le parti unique et sa police politique. Les organismes indépendants ou simplement autonomes sont transformés en appendices du parti unique. La famille elle-même est menacée. L’embrigadement des enfants, la propagande pour qu’ils dénoncent leurs parents comme mauvais Allemands ou agents trotskistes dressent les enfants contre les parents. On force les femmes à qui on demande de dénoncer leur mari. Une poussière d’individus hagards, voilà ce que cherche à obtenir le système totalitaire qui n’est donc pas une totalité puisque une totalité suppose des parties. Le système totalitaire est l’anéantissement de toute .

Enfin, si l’État est une « totalité éthique » le système totalitaire repose sur la colonisation des consciences, la manipulation et la destruction systématique de toutes les sources de l’éthique. L’encouragement à dénoncer, piller ou tuer les « ennemis du peuple » suppose la destruction progressive de toute conscience . Les rituels quotidiens (le salut nazi par exemple) ou les manifestations de masses enrôlées pour la gloire du régime sont des éléments indispensables pour cette destruction de la conscience . L’antinazi qui doit saluer toute la journée en criant « Heil, Hitler ! » pourra difficilement supporter longtemps cette dissonance entre son attitude extérieure et ses pensées intimes et le plus simple sera de faire taire ses scrupules moraux et d’obéir de bon gré au régime.

***

En conclusion, le système totalitaire n’est pas un État « extrémiste », une sorte variété parmi d’autres des États autoritaires. Les Hitler, Staline et leurs semblables sont autre chose que les despotes ordinaires dont l’histoire est pleine. Ils incarnent un horizon nouveau, un horizon « post-politique » comme le dit Slavoj Zizek à propos de Carl Schmitt qu’il approuve. Si la politique est, selon Hannah Arendt, l’activité dans laquelle les hommes se reconnaissent dans leur pluralité, le système totalitaire est donc bien, sinon anti-politique, du moins post-politique. Et si l’État concentre la question du politique, on doit donc considérer que le système totalitaire est autre chose qu’un État. Évidemment, il faut considérer cette affirmation avec toute la prudence requise. Aucun système totalitaire ne parvient à l’être complètement. En dépit des rodomontades de son chef, l’Italie n’a jamais réussi à être pleinement un système totalitaire, une féroce dictature à parti unique, sans aucun doute, mais lui manquent la plupart des traits qui définissent selon Arendt le totalitarisme. Même l’Allemagne nazie n’a pu réaliser jusqu’au bout cette pulvérisation de la société et l’armée, bien qu’étroitement encadrée par la SS n’est jamais devenue un simple prolongement du parti hitlérien. En outre le système totalitaire doit assumer certaines fonctions de l’État, de l’ordre public de base jusqu’au développement économique. Mais aussi importantes que soient ces précautions, elles ne doivent pas faire oublier les tendances fondamentales. Cela suppose également qu’on saisisse toute l’importance des institutions politiques et du système des lois, car c’est seulement l’État de droit, et non de vaines postures anti-étatistes, qui peut défendre la société contre les entreprises totalitaires.

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mardi, 12 juillet 2016

Carl Schmitt : le nomos de la terre ou l’enracinement du droit

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Carl Schmitt : le nomos de la terre ou l’enracinement du droit

Dans Le Nomos de la Terre (1950), Carl Schmitt montre qu’il ne peut exister d’ordre sans enracinement. Contre la pensée positiviste et l’idéal cosmopolitique, il en appelle à la terre, substrat élémentaire de toute société, pour comprendre le rapport de l’humanité au monde.

[Article initialement paru dans la revue PHILITT #2 consacrée à la terre et à l’enracinement.]

Grande figure de la Révolution conservatrice allemande, Carl Schmitt s’oppose aux héritiers du positivisme d’Auguste Comte, et plus spécifiquement au positivisme juridique dont Hans Kelsen (d’ailleurs contradicteur de Schmitt) est le théoricien le plus célèbre. Celui-ci, dans sa Théorie pure du droit, n’étudie et ne reconnaît comme tel que le droit en vigueur édicté par l’homme, que l’on appelle droit positif, occultant l’origine profonde de ces normes et rejetant l’idée même d’un droit naturel qui serait fondé sur des valeurs éminentes. À l’inverse, s’attachant à en retrouver la source, Schmitt ressuscite la conception d’un droit inhérent à la terre. Si la localisation, l’espace géopolitique délimité, prime dans son étude des rapports de force, sa philosophie du droit nous invite à une lecture très organique, à la connotation écologiste. Alors, sans même invoquer de quelconques valeurs morales, que les positivistes qualifient d’extrinsèques à la matière juridique pour mieux les mépriser, Le Nomos de la Terre met la logique de ces légalistes à l’épreuve du bon sens du paysan: «En premier lieu, la terre féconde porte en elle-même, au sein de sa fécondité, une mesure intérieure. Car la fatigue et le labeur, les semailles et le labour que l’homme consacre à la terre féconde sont rétribués équitablement par la terre sous la forme d’une pousse et d’une récolte. Tout paysan connaît la mesure intérieure de cette justice.» Aussi la terre est-elle délimitée par l’homme qui la travaille, de même que par les reliefs ou les cours d’eau. Enfin, elle est le socle de toutes les clôtures, autant de manifestations visibles de l’ordre social, du pouvoir et de la propriété. On comprend donc que la terre est «triplement liée au droit». Il existe un ordre particulier, propre et défini par et pour une terre donnée, qui s’impose dès lors que celle-ci est prise. Si les mers sont libres, l’ordre règne sur la terre ferme.

ntcs5208_h430.jpgCette vision d’un enracinement de fait et a priori de l’ordre semble évacuer la posture relativiste consistant à croire que ce sont les États et les nations qui plongent de force, à grands coups d’artifices, de symboles et de discours enflammés, un ordre qu’ils créent de toutes pièces dans le sol qu’ils dominent. Comme si l’enracinement se décrétait, comme s’il s’agissait de donner les attributs d’une force naturelle et le visage rassurant d’un mythe fondateur visant à unir un peuple à sa terre de façon quasi-mystique. Carl Schmitt met en échec ceux qui aujourd’hui encore voudraient voir en la notion d’un enracinement garant de l’ordre une pure abstraction romantique sans prise avec le réel, un outil superflu et ringard à dispositions des politiques, voire un mythe «nationaliste» du «repli sur soi et de la haine de l’autre», selon la formule abjecte désormais consacrée. En réalité nous découvrons que c’est tout l’inverse, car qui n’admet pas qu’une terre particulière est irrémédiablement liée à un ordre particulier – celui qui se prétend citoyen du monde, par exemple – considérerait que l’ordre auquel il consent à se conformer est valable partout: il violerait potentiellement toutes les terres, tous les ordres, tous les droits, à l’exception du sien.

Le pacifique authentique ne peut qu’admettre qu’au moment même où une terre est prise, l’ordre qu’elle porte s’impose et ce aussi bien vers l’intérieur, à ceux qui la prennent, que vers l’extérieur, c’est à dire vers l’étranger qui ne saurait légitimement imposer un ordre différent. Autrement dit, considérer qu’il n’existe pas de lien concret d’enracinement entre un ordre particulier, un droit donné et la terre sur laquelle il règne, en vertu de la prise de cette terre, est une négation des souverainetés qui s’expriment dans la diversité des ordres. L’enracinement n’apparaît donc plus comme un choix, un mythe ou une construction a posteriori, mais d’abord comme une nécessité indépassable du politique: celle de se soumettre à l’ordre que la terre porte et impose à celui qui la prend, la partage et la travaille. Refuser ce postulat ne peut mener qu’à la destruction du substrat élémentaire même de toute société. En employant à dessein le terme de nomos pour «la première mensuration qui fonde toutes les mesures ultérieures, pour la première prise de terres en tant que première partition et division de l’espace, pour la partition et la répartition originelle», l’auteur formule en creux une critique de la pensée positiviste dans son ensemble, que le «mode de naissance» des choses n’intéresse pas et pour qui seule la «loi du phénomène» compte. Cet effort sémantique montre qu’en matière de droit aussi, celui qui méprise l’histoire méprise la terre autant que celui qui méprise la terre méprise l’histoire: il est un déraciné.

Le projet politique idéaliste et universaliste hérité de la Révolution française semble alors absurde, faisant de ce que l’auteur désigne comme des «généralisations philosophiques de l’époque hellénistique faisant de la polis une kosmopolis» une ambition concrète. Et Schmitt d’ajouter qu’ «elles étaient dépourvues de topos, c’est à dire de localisation, et ne constituaient donc pas un ordre concret». On en vient naturellement à penser que tout projet politique, s’exprimant par le droit, qui ne s’ancre à aucun moment dans la terre ferme et les réalités qu’elle impose, est suspect.

De la pensée hors-sol au mépris destructeur de la terre

Car si le déracinement des positivistes, quand il n’est qu’une hypothèse de travail, une posture intellectuelle d’universitaire n’est a priori pas un danger, les évolutions juridiques et politiques auxquelles s’intéressent Carl Schmitt à la fin du Nomos de la Terre illustrent le désastre auquel ce paradigme conduit. Le «jus publicum europaeum» que la Révolution française commença à remettre en cause avant que la Première Guerre mondiale ne l’achevât, reposait sur l’acceptation de la diversité des ordres juridiques et spatiaux et la reconnaissance de l’ennemi comme justus hostis, autrement dit comme un ennemi légitime à faire la guerre. Mais la pensée hors-sol de la Société des Nations (puis de l’Organisation des Nations unies), l’impérialisme américain parfois masqué sous les traits d’un universalisme bienveillant, conjugués avec les moyens considérables de destruction massive, pourraient avoir rompu l’attachement instinctif et naturel de l’humanité à la terre en introduisant de nouveau la notion autrefois théologique (et soumise à l’arbitrage du Pape) de justa causa dans le rapport à la guerre tout en subventionnant le rêve cosmopolitique. Comme si l’homme aujourd’hui capable de détruire la terre de l’autre (surtout si ce dernier ne peut pas en faire autant) la méprisait profondément. Comme si l’homme capable, aussi, de détruire la planète, ne pouvait avoir soif que de la dominer toute entière pour se préserver. Et l’ambition d’un «nouvel ordre mondial», expression que nous empruntons à George W. Bush lui-même, est le symbole le plus frappant de cette rupture politique et intellectuelle: il ne semble plus y avoir de place pour des ordres politiques et juridiques multiples et divers, liés à leurs propres terres, dont les relations seraient régies par des normes visant simplement à limiter la guerre. Il y aura désormais un ordre unique, universel et cosmopolitique, que l’on imagine naître dans les décombres de la Vieille Europe, prenant symboliquement racine dans les ruines de la cathédrale de Dresde. Un ordre qui n’a pas d’histoire puisqu’il n’a rien pris, un ordre qui n’a pas de terre mais qui a détruit.

Aussi, la guerre ne sera plus limitée, mais criminalisée, et prohibée en principe par l’Organisation des Nations unies. Car un ordre, même mondial, ne peut-être que pacifié. L’humanité s’étant employée à accumuler des moyens suffisants pour réduire le monde en poussière, s’est de ce fait confrontée à la question morale de l’usage de ces armes de destruction massive. On ne peut raisonnablement admettre de les employer que dans des guerres prétendument justes contre un ennemi qu’il faut détruire, et non plus seulement contraindre. Or la guerre aérienne et les très médiatiques opérations de «police bombing» sont l’image du mépris absolu pour la terre. «Le bombardement aérien (…) n’a pour sens et fin que l’anéantissement», constate l’auteur. On voit les avions de chasse comme autant de vecteurs arrogants et fiers de ce nouvel ordre mondial qui s’impose par le haut, méprisant les terres depuis leurs cockpits, eux qui ne connaissent que celle de la maison mère américaine. En prétendant mener une guerre sans jamais fouler le sol du territoire ennemi, on rompt ce lien essentiel aux yeux de Schmitt entre l’occupation, l’obéissance, et la protection. Sans soldat au sol, et donc sans lien concret avec la terre, on ouvre la voie à sa destruction pure et simple depuis les airs. Mais l’opinion est préservée: ses soldats ne meurent plus au champ d’honneur. Une fois encore, le lien à la terre apparaît comme une incontournable et nécessaire source de l’ordre, quand l’usage du seul espace aérien sème le chaos. Il semble que seule la projection d’hommes sur terre, mère et support de tout ordre, soit susceptible de donner des résultats politiques satisfaisants. Mais peu importe, puisqu’il n’y a plus de guerre, puisque tous les ennemis que l’on frappe ne sont pas des États égaux à ceux qui les combattent, mais l’incarnation du Mal! Or, si comme David Cumin, biographe et spécialiste de Carl Schmitt, aime à le rappeler, l’ennemi est pour ce dernier «la figure de notre propre question», la guerre d’anéantissement interroge le paradigme et la morale des grandes puissances militaires occidentales. Ce nouveau rapport à la terre nous invite à considérer sérieusement la leçon de Carl Schmitt à la fin de sa préface: «C’est aux pacifiques que la terre est promise. L’idée d’un nouveau nomos de la terre ne se révèlera qu’à eux.» Car la guerre moderne et destructrice prive le droit de sa source et de son siège qu’est la terre.

jeudi, 07 juillet 2016

Pierre-Yves Rougeyron: Stasis - Penser le chaos

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Pierre-Yves Rougeyron:

Stasis - Penser le chaos

Conférence de Pierre-Yves Rougeyron pour la sortie de Perspectives Libres n°17 :

"Stasis - Penser le chaos"

dimanche, 03 juillet 2016

The Collapse of Western Democracy

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The Collapse of Western Democracy

By

PaulCraigRoberts.org

Democracy no longer exists in the West. In the US powerful private interest groups, such as the military-security complex, Wall Street, the Israel Lobby, agribusiness and the extractive industries of energy, timber and mining, have long exercised more control over government than the people. But now even the semblance of democracy has been abandoned.

In the US Donald Trump has won the Republican presidential nomination. However, Republican convention delegates are plotting to deny Trump the nomination that the people have voted him. The Republican political establishment is showing an unwillingness to accept democratic outcomes.The people chose, but their choice is unacceptable to the establishment which intends to substitute its choice for the people’s choice.

Do you remember Dominic Strauss-Kahn? Strauss-Kahn is the Frenchman who was head of the IMF and, according to polls, the likely next president of France. He said something that sounded too favorable toward the Greek people. This concerned powerful banking interests who worried that he might get in the way of their plunder of Greece, Portugal, Spain, and Italy. A hotel maid appeared who accused him of rape. He was arrested and held without bail. After the police and prosecutors had made fools of themselves, he was released with all charges dropped. But the goal was achieved. Strauss-Kahn had to resign as IMF director and kiss goodbye his chance for the presidency of France.

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Curious, isn’t it, that a woman has now appeared who claims Trump raped her when she was 13 years old.

Consider the political establishment’s response to the Brexit vote. Members of Parliament are saying that the vote is unacceptable and that Parliament has the right and responsibility to ignore the voice of the people.

The view now established in the West is that the people are not qualified to make political decisions. The position of the opponents of Brexit is clear: it simply is not a matter for the British people whether their sovereignty is given away to an unaccountable commission in Brussels.

Martin Schultz, President of the EU Parliament, puts it clearly: “It is not the EU philosophy that the crowd can decide its fate.”

The Western media have made it clear that they do not accept the people’s decision either. The vote is said to be “racist” and therefore can be disregarded as illegitimate.

Washington has no intention of permitting the British to exit the European Union. Washington did not work for 60 years to put all of Europe in the EU bag that Washington can control only to let democracy undo its achievement.

The Federal Reserve, its Wall Street allies, and its Bank of Japan and European Central Bank vassals will short the UK pound and equities, and the presstitutes will explain the decline in values as “the market’s” pronouncement that the British vote was a mistake. If Britain is actually permitted to leave, the two-year long negotiations will be used to tie the British into the EU so firmly that Britain leaves in name only.

No one with a brain believes that Europeans are happy that Washington and NATO are driving them into conflict with Russia. Yet their protests have no effect on their governments.

Consider the French protests of what the neoliberal French government, masquerading as socialist, calls “labor law reforms.” What the “reform” does is to take away the reforms that the French people achieved over decades of struggle. The French made employment more stable and less uncertain, thereby reducing stress and contributing to the happiness of life. But the corporations want more profit and regard regulations and laws that benefit people as barriers to higher profitability. Neoliberal economists backed the takeback of French labor rights with the false argument that a humane society causes unemployment. The neoliberal economists call it “liberating the employment market” from reforms achieved by the French people.

The French government, of course, represents corporations, not the French people.

The neoliberal economists and politicians have no qualms about sacrificing the quality of French life in order to clear the way for global corporations to make more profits. What is the value in “the global market” when the result is to worsen the fate of peoples?

Consider the Germans. They are being overrun with refugees from Washington’s wars, wars that the stupid German government enabled. The German people are experiencing increases in crime and sexual attacks. They protest, but their government does not hear them. The German government is more concerned about the refugees than it is about the German people.

Consider the Greeks and the Portuguese forced by their governments to accept personal financial ruin in order to boost the profits of foreign banks. These governments represent foreign bankers, not the Greek and Portuguese people.

One wonders how long before all Western peoples conclude that only a French Revolution complete with guillotine can set them free.

mardi, 28 juin 2016

«Les droits de l’homme érigés en religion détruisent les nations»

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«Les droits de l’homme érigés en religion détruisent les nations»: Jean-Louis HAROUEL

Source : Grand Entretien du FigaroVox avec Jean-Louis Harouel à propos de son dernier livre : « Les droits de l’homme contre le peuple ».

 

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Par Alexandre Devecchio

Ex: http://www.lesobservateurs.ch

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - À l'occasion de la sortie de son livre Les droits de l'homme contre le peuple, Jean-Louis Harouel a répondu au FigaroVox. Il dénonce une nouvelle religion séculière centrée sur l'obsession de la non-discrimination qui paralyse la politique des pays occidentaux.

Jean-Louis Harouel est professeur agrégé de droit à Paris II et auteur de «La grande falsification. L'art contemporain», «Le vrai génie du christianisme» et «Revenir à la nation» (Editions Jean-Cyrille Godefroy). Son dernier ouvrageLes droits de l'homme contre le peuple est paru aux éditions desclée de Brouwer.

FIGAROVOX. - Après le massacre d'Orlando, les commentaires et les mises en accusation se sont succédé. On s'est focalisé sur l'aspect homophobe du crime, on a pointé du doigt les mouvements conservateurs et les religions monothéistes. L'islamisme est passé au second plan. Les démocraties occidentales sont-elles de nouveau tombées dans le piège de ce que vous appelez «la religion des droits l'homme»?

Jean-Louis HAROUEL. - Autant il est aisé de condamner au nom de l'Évangile les violences provoquées ou cautionnées par la religion chrétienne, autant il n'est guère possible de condamner la violence musulmane au nom des textes saints de l'islam, dès lors que l'invitation à la violence y est expressément et abondamment inscrite. Concernant l'homosexualité masculine - la seule ayant été prise en compte -, les sociétés chrétiennes l'ont certes longtemps réprouvée et punie sévèrement au motif que la Bible (Genèse, 19) rapporte que Yahvé a lancé le feu du ciel sur Sodome et Gomorrhe. Mais, déjà dans la France de Louis XV, ainsi que l'a constaté l'historien Maurice Lever dans son livre Les bûchers de Sodome (1985) où il notait l'absence des bûchers à cette époque, la royauté de droit divin faisait preuve d'une grande modération. Au contraire, les textes saints de l'islam sont féroces. Il y a en particulier un hadith terrible du Prophète qui invite les croyants à tuer les homosexuels: «L'envoyé d'Allah - Bénédiction d'Allah et Salut sur Lui - a dit: Qui que vous trouviez qui agit à la manière des gens de Loth, tuez l'actif et le passif». Ce texte figure dans la Sunna (rassemblant les actes, dires et approbations de Mahomet: les hadiths) dont la réunion avec le Coran constitue la Charia. Or celle-ci est le guide de ceux qui veulent revenir au respect de la loi divine. Le lien avec le massacre d'Orlando est plus qu'évident.

C'est un déni de réalité que de mettre systématiquement sur le même plan les religions monothéistes afin de ne pas avoir à prononcer de critique envers l'islam.

C'est un déni de réalité que de mettre systématiquement sur le même plan les religions monothéistes afin de ne pas avoir à prononcer de critique envers l'islam. Ce déni de réalité est pratiqué par les démocraties occidentales au nom d'un «politiquement correct» qui n'est qu'un aspect d'une religion séculière que l'on peut appeler religion des droits de l'homme.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, cette religion a très largement occupé le vide creusé en Europe occidentale à la fois par l'effondrement de la pratique religieuse chrétienne et par l'implosion du communisme soviétique.

Avatar de la religion de l'humanité, le culte des droits de l'homme a remplacé depuis quelques décennies le communisme - dont il partage la nature de religion séculière - dans son rôle d'utopie censée instaurer le règne du bien sur la terre. Dans cette nouvelle religion séculière, les droits de l'homme sont en charge de la promesse du royaume de Dieu sur la terre, en charge du projet d'une humanité réconciliée grâce à l'instauration d'une société parfaite, au moyen de la mutation du monde ancien en un monde nouveau entièrement cosmopolite et fondé exclusivement sur les droits des individus.

À la suite de François Furet, l'historien américain Samuel Moyn a confirmé en 2010 dans The last Utopia que l'hégémonie de l'idéologie des droits de l'homme depuis les dernières décennies du XXe siècle s'est édifiée sur les ruines des idéologies révolutionnaires. C'est de l'implosion des utopies antérieures qu'est née la «dernière utopie» que sont les droits de l'homme comme norme suprême censée faire advenir un monde meilleur.

En quoi les islamistes se servent-ils des droits de l'homme pour accroître leur influence?

Dans la mesure où ils favorisent le succès des revendications musulmanes, les droits de l'homme contribuent à la montée en puissance de l'islam en France et dans les autres pays occidentaux. Lorsque, au nom du principe de non-discrimination, des droits individuels sont reconnus (par la loi, le juge ou l'administration) à des membres d'un groupe identitaire au titre de leur appartenance à ce groupe, ces droits deviennent des droits du groupe, et donc des droits collectifs. La sacralisation des droits individuels par la religion séculière des droits de l'homme aboutit finalement à la mise en place de droits identitaires, ce dont l'islam a su tirer un grand profit.

L'islam ne manque jamais d'utiliser l'arme des droits de l'homme pour contraindre les pays européens à adopter un profil bas face à la population musulmane qui y vit. Sous couvert de non-discrimination et de respect de la liberté religieuse, c'est une civilisation antagoniste de la civilisation européenne qui poursuit son entreprise de conquête et de domination.

En Europe occidentale, l'islam a profité à plein des droits de l'homme. C'est sur eux que se fondent les revendications vestimentaires, alimentaires et autres des musulmans.

En Europe occidentale, l'islam a profité à plein des droits de l'homme. C'est sur eux que se fondent les revendications vestimentaires, alimentaires et autres des musulmans, lesquelles relèvent en réalité d'une prise de pouvoir de nature politique, d'une appropriation de territoires, d'une domination de secteurs de la société. L'islam combinant en lui le politique, le juridique et le religieux, toute concession faite à l'islam comme religion est aussi une concession faite à l'islam politique et juridique, avec pour effet de transformer peu à peu les pays européens concernés en terres musulmanes.

Selon vous, les droits de l'homme sont mis au service d'une «immigration colonisatrice». Beaucoup d'immigrés viennent en Europe et en France pour mieux vivre ou par attrait pour le modèle occidental et non pour nous coloniser ….

Je suis bien d'accord avec vous: beaucoup d'immigrants s'introduisent et s'incrustent en Europe occidentale simplement pour des raisons d'intérêt personnel, pour jouir d'un niveau de vie et de conditions d'existence infiniment meilleurs que dans leur pays. Ils n'ont pas d'arrière-pensées colonisatrices ou conquérantes. Mais les Wisigoths, les Burgondes et les Francs jadis autorisés par le pouvoir impérial à trouver refuge et à s'installer sur le territoire de l'Empire romain d'Occident n'avaient pas non plus d'intentions conquérantes. Simplement, deux générations plus tard, ils avaient pris le pouvoir et s'étaient taillé des royaumes sur le territoire de l'Empire anéanti. L'histoire montre par de nombreux exemples qu'une immigration numériquement minoritaire mais vigoureuse peut s'emparer durablement du pouvoir et dominer la population autochtone.

Aussi bien certaines personnalités musulmanes ne cachent-elles pas leurs intentions conquérantes en Europe. Tel le cheikh Youssouf al Quaradawi, l'un des principaux de l'UOIE (Union des organisations islamiques européennes, dont la branche française est l'UOIF), qui déclarait en 2002: «Avec vos lois démocratiques nous vous coloniserons. Avec nos lois coraniques nous vous dominerons.»

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Que faites-vous des réfugiés?

On ne peut pas ne pas secourir les réfugiés. Pour autant, nous n'avons pas les moyens de les accueillir sur la base des niveaux de vie et modes de vie occidentaux. Ils ne peuvent raisonnablement attendre de nous que des conditions de logement ainsi que des prestations sociales et médicales minimales. De plus, il ne faut pas leur laisser penser qu'ils vont s'installer durablement chez nous. Il faut leur faire savoir que, dès que la situation sera rétablie dans leur pays, ils seront invités à y repartir. D'ailleurs, autant l'accueil s'impose moralement pour les enfants, les mères et les vieillards, autant la place normale des hommes jeunes et adultes n'est pas ici mais dans leur pays, sur le sort duquel ils semblent avoir bien vite tiré un trait. Dans bien des cas, la qualité même réelle de réfugié dissimule plus ou moins une immigration motivée par la recherche d'une vie plus facile, c'est-à-dire une immigration économique.

Étant donné l'énorme accroissement démographique au sud de la Méditerranée, l'Europe doit s'attendre à voir prochainement déferler une immigration économique d'une ampleur encore jamais vue.

Or, étant donné l'énorme accroissement démographique au sud de la Méditerranée, l'Europe doit s'attendre à voir prochainement déferler une immigration économique d'une ampleur encore jamais vue, se comptant en dizaines de millions d'individus s'invitant dans nos pays dans l'espoir d'y améliorer leurs conditions de vie. Mais l'Europe occidentale sera incapable d'absorber une telle masse d'immigrés. Elle périra à moins que les immigrants économiques ne soient systématiquement reconduits dans leur pays. Cependant, pour que les États concernés acceptent de favoriser la reconduite de leurs ressortissants, il est évident qu'il sera indispensable de rétribuer leur bonne volonté par une énorme augmentation de l'aide au développement. Spécialiste reconnu des questions de développement, Claude Sicard, dans un article de la Revue politique et parlementaire (n° 1076, décembre 2015), préconise la création par les pays européens d'une taxe de 50% sur les dépenses publicitaires, destinée à financer le retour le retour dans leurs pays respectifs des immigrants économiques reconduits chez eux.

En quoi les droits de l'homme nous condamnent-ils à l'impuissance collective?

Pour mettre fin à l'appel d'air permanent qui attire par millions les immigrants d'origine extra-européenne, il faut restaurer la discrimination fondatrice de l'idée de cité: celle qui traite différemment le citoyen et le non-citoyen, le national et l'étranger. Il faudrait idéalement qu'il n'y ait plus d'intérêt matériel à s'incruster illégalement sur le sol français. Or cela va à l'encontre de la religion séculière des droits de l'homme.

Dès l'aube des années 1980, Marcel Gauchet avait bien vu que, si les démocraties européennes faisaient des droits de l'homme leur politique, elles se condamneraient à l'impuissance collective. La religion des droits de l'homme handicape très dangereusement la France face au déferlement de l'immigration et à la présence sur son sol d'un islam de masse. Instaurant une morale d'État vertueusement suicidaire, la religion des droits de l'homme interdit à nos dirigeants d'envisager ces problèmes et d'y répondre d'un point de vue politique.

La religion des droits de l'homme est la négation des droits collectifs des nations européennes. Elle refuse à la collectivité nationale le droit de vivre comme elle le souhaite. La souveraineté démocratique consiste dans la propriété d'un groupe humain sur lui-même, son destin, son identité, son sol, son patrimoine matériel et immatériel. Refusant cette souveraineté, la religion des droits de l'homme détruit l'idée de patrimoine d'un groupe humain, elle prétend le contraindre à le partager, le mettre en commun. Bref, c'est une nouvelle forme de communisme.

Pour combattre la menace islamiste, faut-il renoncer à ce que nous sommes, nous trahir? Les droits de l'homme ne font-ils pas partie des fondamentaux de l'Occident au même titre que les racines chrétiennes?

La religion séculière des droits de l'homme n'est pas, malgré les apparences, d'origine chrétienne, car elle découle de deux grandes hérésies: la gnose et le millénarisme. Les droits de l'homme comme religion ne sont pas un prolongement du christianisme: c'est un système de croyances post-chrétien.

La religion (ou utopie) des droits de l'homme qui règne aujourd'hui ne relève pas des «fondamentaux de l'Occident» au même titre que ses racines chrétiennes. Inspirée par une compassion cosmique indifférente aux États et aux nations, sa conception des droits individuels est profondément différente de la conception classique, celle des déclarations américaines et française de la fin du XVIIIe siècles, lesquelles ont établi avant tout les libertés publiques des citoyens au sein des États-nations démocratiques. D'ailleurs, ces deux réalités très différentes sont désignées dans la langue anglaise par des appellations distinctes: pour les droits de l'homme actuels, human rights, terme apparu seulement au milieu du XXe siècle ; tandis que, pour les droits individuels reconnus aux citoyens en 1776 et 1789, on parlait de rights of man. À cela répond en France la distinction entre d'une part les «libertés publiques», centrées sur les seuls nationaux, et d'autre part les «droits fondamentaux» - terme introduit dans les années 1970 - dont les grands bénéficiaires sont les étrangers, systématiquement admis à tous les acquis et avantages des peuples européens.

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Nous sommes confrontés à deux impératifs vitaux : bloquer d'urgence les flux migratoires et arrêter le processus de la conquête musulmane.

La fidélité aux «fondamentaux de l'Occident» passe par le rejet du délire anti-discriminatoire suicidaire de la religion séculière des droits de l'homme et le retour aux droits de l'homme conçus comme protecteurs des citoyens contre le pouvoir, c'est-à-dire aux libertés publiques - centrées sur les seuls nationaux - qui sont notre patrimoine juridique.

Pour «résister» aux droits de l'homme, vous allez jusqu'à prôner des mesures dérogatoires ou discriminatoires. Le risque n'est-il pas tout simplement de renoncer à la démocratie pour aller vers des régimes autoritaires, voire totalitaires?

Nous sommes confrontés à deux impératifs vitaux: bloquer d'urgence les flux migratoires et arrêter le processus de la conquête musulmane. Pour cela, il nous faut résister à la religion séculière des droits de l'homme qui favorise notre submersion par une immigration extra européenne sans limite et la domination d'une civilisation musulmane conquérante qui veut imposer ses mœurs et son droit. Pour tenter de survivre comme peuple, nous n'avons pas le choix: nous sommes dans l'obligation de rétablir ou de créer des discriminations, lesquelles ne contredisent d'ailleurs nullement la démocratie, bien au contraire.

Les fanatiques d'une immigration érigée en droit de l'homme prétendent mener en faveur des étrangers entrés clandestinement un combat citoyen. C'est une imposture: leur combat est un combat contre la cité et la citoyenneté, un combat anti-citoyen et anti-démocratique.

La démocratie repose sur l'idée de discrimination. En son article 3, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 énonce que «le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation». Il n'y a pas de démocratie possible en l'absence d'un cadre territorial et humain bien précis. Ainsi que l'écrit Rousseau au début de l'Émile, «où il n'y a pas de patrie, il ne peut plus y avoir de citoyens». Patrie, démocratie: dans les deux cas, il s'agit du peuple, d'un peuple particulier. L'existence d'une démocratie suppose une discrimination entre citoyens et non-citoyens, entre nationaux et étrangers.

Quant à une discrimination à l'égard de l'islam, elle n'est pas davantage contraire à la démocratie. D'ailleurs, c'est la démocratie la plus ancienne et la plus exemplaire du monde, la démocratie helvétique, qui nous en donne l'exemple et nous montre la voie. En interdisant la construction de minarets, le peuple suisse n'a aucunement restreint la liberté religieuse, il a instauré une discrimination d'ordre symbolique destinée à faire comprendre aux musulmans vivant dans le pays que la Suisse n'était pas une terre d'islam, que la civilisation arabo-musulmane n'y était pas chez elle et ne devait pas chercher à y imposer ses mœurs et ses règles de droit prétendument divines. Dans le même esprit, il est vital d'adopter en France et dans les autres pays européens des mesures discriminatoires l'égard de l'islam. C'est une discrimination amplement justifiée par le fait que l'islam est avant tout un système politique et juridique, qui fonctionne en France et dans les autres pays européens comme une machine de guerre dirigée contre la civilisation européenne dans le but de lui substituer la civilisation arabo-musulmane.

De toute manière, si nous laissons se poursuivre la conquête musulmane, nous sortirons purement et simplement des droits de l'homme, car les textes fondateurs de l'islam sont porteurs d'un système structurellement ultra-discriminatoire (à l'encontre des non-musulmans, des femmes, des esclaves) et négateur de la liberté d'expression. La Déclaration sur les droits de l'homme en islam de 1990 interdit d'exprimer toute opinion «en contradiction avec les principes de la Charia».

samedi, 25 juin 2016

Hexis, hubris et sophrosunè

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Hexis, hubris et sophrosunè

Disposition, démesure et art de la mesure à propos de la « guerre civile »

par Philippe Raggi

Ex: http://philippe-raggi.blogspot.com

Il n’est jamais judicieux de faire de la surenchère ou de se laisser aller au superlatif, à l’inflation verbale, surtout lorsque l’on veut décrire une situation sociale et proposer une ou des solutions viables. S’il peut être en effet aisé de prendre ce travers lorsque l’on veut donner à son propos un maximum d’impact, il n’est jamais bon de travestir la réalité des faits tant une analyse fausse ne donnera jamais que des résultats faux. Viendra tôt ou tard un moment où l’erreur reviendra, tel un boomerang, sur son géniteur.

Certes, me direz-vous, mais des révolutionnaires ont, par le passé, utilisé à maint reprises et avec succès ce procédé de travestissement de la réalité ; le but recherché étant la fin téléologique révolutionnaire, peu importaient donc les moyens et la réalité des faits pour y parvenir.

C’est là justement où s’opère la distinction entre un propos purement politique que l’on peut tenir - tout à fait défendable au demeurant, si l’on se trouve engagé dans le principe de l’action politique - et un propos analytique, scientifique, prétendant à l’objectivité. A choisir l’un ou l’autre, nous ne sommes plus dans la même sphère. Usant du premier type de propos, on cherchera par réaction à mobiliser l’attention de ses lecteurs / auditeurs à fin de les conduire à une (ré) action relativement immédiate ; usant du second, l’on fera appel plus à la raison qu’à l’émotion, le but étant de donner à voir une réalité non immédiatement décelable, de décrypter un mécanisme plus ou moins complexe et de laisser juges les lecteurs / auditeurs.

On sait avec Esope, qu’à crier au loup trop souvent et trop vite, vient un moment où lorsque le danger est réellement là, plus personne ne vient finalement aider le jeune garçon de la fable, lequel finit dévoré. Par ailleurs, nos classiques nous enseignent également que Cassandre avait raison, qu’elle n’était pas « la bouche qu’il fallait aux oreilles » (1) de ses concitoyens troyens. Alors prévenir, alerter, dénoncer, oui, mais comment, de quelle manière ? En cette période où « des idiots dirigent des aveugles » (2), il peut être tentant de jouer sur l’émotion plus que sur la raison ; cela peut fonctionner très bien, c’est certain. Les résultats sont souvent plus manifestes, plus rapides. La quasi-totalité des médias s’y vautre d’ailleurs, en conscience. Mais faut-il s’y adonner pour autant ? Rappelons-nous que seule la vérité est authentiquement révolutionnaire et nous rendra libre.

« Nous sommes en guerre civile »

Mais prenons un exemple, assez prégnant ces temps derniers. Il est de « bon ton » dans certains milieux en France, en parlant de la situation gravissime dans laquelle se trouve tel ou tel quartier, tel ou tel portion du territoire national livré aux « racailles », d’évoquer le concept de « guerre civile ». Les thuriféraires de cette approche avancent que lorsque certains individus font usage d’armes de guerre ici ou là (de plus en plus souvent, il est vrai) cela s’inscrit immanquablement dans une logique de « guerre civile » ; nous serions ainsi en « guerre civile » mais d’aucuns refuseraient de l’admettre. Cependant n’est-ce pas aller trop loin dans le qualificatif ?

Gaston-Bouthoul_1568.jpegQu’est-ce d’abord qu’une « guerre civile » ? Arrêtons-nous sur le premier terme, celui de « guerre ». La notion de conflit armé ne se trouvant définie véritablement dans aucune des conventions pertinentes du droit international (ainsi que dans les trois protocoles additionnels de 1977 et 2007), la jurisprudence en a donné la définition suivante: « Un conflit armé existe chaque fois qu’il y a recours à la force armée entre Etats ou un conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes armés au sein d’un Etat » (3). Il est généralement admis que la guerre est un conflit violent, mettant en scène deux ou plusieurs protagonistes, lesquels sont des Etats souverains, des organisations internationales mandatés ou encore des coalitions internationales, possédant tous une personnalité juridique reconnue. Le père de la polémologie, Gaston Bouthoul (photo), définit pour sa part la guerre comme « un ensemble d’actes violents et sanglants, conduit avec méthode et organisation, limitée dans le temps comme dans l’espace ; par ailleurs, si la guerre suit des règles juridiques précises, celles-ci sont néanmoins variables en fonction des époques et des lieux » (4).

Quant à la « guerre civile », le « plus grand des maux » (5), elle est dénommée dans le droit international « conflit armé non international ». La guerre civile a lieu « à l’intérieur des frontières d’un Etat et oppose ses forces armées à des forces armées dissidentes ou à des groupes armés non étatiques dans le contexte d’opérations militaires continues et concertées » (6). Elle diffère donc du premier type en ceci que les acteurs ne sont plus les mêmes ; quant aux règles en usage (Jus in bello) elles sont souvent, faut-il le rappeler, bafouées par toutes les parties. Pour être considéré comme tel, un conflit non international (guerre civile) doit présenter une certaine intensité : les tensions internes, des troubles intérieurs tels qu’émeutes, violences isolées ou sporadiques et autres actes semblables, ne tombent pas sous le coup du droit international humanitaire ; ils ne relèvent donc pas de l’appellation de « guerre civile » et relèvent juridiquement non du Droit international humanitaire mais des Droits de l’homme.

Si l’on prend une autre définition (7), la « guerre civile » est une situation qui existe lorsqu'au sein d'un État, une lutte armée oppose les forces armées régulières à des groupes armés identifiables, ou des groupes armés entre eux, dans des combats dont l'importance et l'extension dépasse la simple révolte ou l'insurrection. Cette autre définition souligne, une fois encore, l’importance du degré d’intensité de l’affrontement pour retenir le qualificatif de « guerre civile ». Ce n’est donc pas le type d’arme utilisé qui fait la « guerre civile » mais la nature et le rythme des actions commises avec elles. Par ailleurs, la durée prolongée de ce type de conflit participe également à sa caractérisation.

Une « guerre civile » pourra avoir des origines diverses et multiples. Elle est un signe de « déliaison de la communauté », un signe « éminent et négatif du politique » pour reprendre les termes de Ninon Grangé (8) ; cette-dernière ajoute plus loin que « la guerre civile reste un dérèglement du système d’horlogerie de l’État, une société sens dessus dessous où les valeurs s’inversent ».

avant-guerre-civile-werner.jpgEnfin, nous dit Eric Werner, il ne peut y avoir « guerre civile » que lorsque nous sommes en présence de deux ou trois factions au plus. S'il n'y a pas « guerre civile » poursuit Werner, c'est paradoxalement parce que les antagonismes dans nos sociétés modernes sont multiples mais aussi et souvent artificiels (9), figeant toutes possibilités d'affrontements sur le « modèle » qu'est la guerre civile. C'est la raison pour laquelle justement, nous dit cet universitaire, nous sommes dans une situation « d'avant-guerre civile » (10).  

Le sommes-nous vraiment ?

Ayant ainsi quelque peu déblayé la question des termes, l’on peut à présent voir si ce qui se passe en France sur certaines portions de territoire relève ou non de la « guerre civile ». Quels sont les actes commis, perpétrés qui attesteraient de l’état de « guerre civile » ?

Si l’on entend les utilisateurs de ce terme, voici quelques uns de ces actes : règlements de comptes à l’arme de guerre (fusil d’assaut), fusillades avec le même type d’arme sur des bâtiments symboles de l’autorité de l’Etat (essentiellement Commissariats), attaques de fourgons blindés transportant des fonds avec lance-roquettes anti-char et fusils d’assaut, attaques de bijouteries avec des armes de guerre, tirs sur des forces de l’ordre lors de manifestations (avec utilisation de fusils à pompe), etc.

Bref, aucun de ces actes dans leurs modalités ne relève en tout état de cause de la catégorie de « guerre civile » ni même de la révolte ou de l’insurrection, mais tout simplement du grand banditisme, de l’émeute sporadique organisée.   

Quant à l’organisation des groupes concernés, elle est celle de bandes criminelles de type malheureusement banal, certes hiérarchisée mais sans aucune commune mesure avec une faction armée, structurée, menant un but politique au travers d’actions concertées et constantes, violentes et sanglantes, contre un Etat souverain et pour se substituer à lui. Nous sommes donc loin du compte, de par la structure organisationnelle, pour qualifier les actions menées par les bandes criminelles d’actes de « guerre civile ».

Les motivations de ces actes perpétrés par ces bandes organisées sont d’ordre criminel et non politique, liés comme on le sait au trafic de drogue et au commerce illicite en tout genre (économie parallèle avec guerre des territoires) ; et l’on cherche donc en vain d’autres motifs (d’ordre politique, religieux, racial). Et ce n’est pas parce que certaines de ces bandes se regroupent par affinités d’origines (maghrébins, africains, afro-antillais, tamouls, tchétchènes, etc.) que nous sommes en face de factions armées défendant des intérêts politique, religieux, liés à cette communauté particulière, contre l’Etat français et pour se substituer à lui. Ce ne sont que de vulgaires bandes criminelles telles les maffias italiennes ; et à ce que l’on peut savoir, les nombreuses et sanglantes activités de la Ndrangheta, de la Camorra, de la Maffia, de la Cosa Nostra, etc. n’ont jamais relevé de la « guerre civile » mais uniquement du crime organisé.

Notons juste que dans les zones grises du monde criminel, les frontières sont poreuses et que certains membres de bandes organisées se convertissent (dans tous les sens du terme) et s’adonnent à un nouveau type d’activité plus en rapport avec leurs nouveaux idéaux. Cependant, force est de constater en France que c’est un phénomène marginal (le gang de Roubaix, Khaled Kelkal, Mohammed Merah) et que cela n’est pas suffisant en intensité et dans la durée pour qualifier ces actes de « preuves de l’existence d’une guerre civile » sur le territoire français.

Enfin, à lire la littérature spécialisée sur les menaces criminelles contemporaines encourues sur le territoire national (11), l’on se rend bien vite compte que nous n’avons à aucun moment affaire à une « guerre civile ». Les seules personnes utilisant ce vocable en conscience le font dans un but publicitaire, sans aucune espèce de retenue, voulant marquer les esprits mais entretenant, à mon sens, seulement la confusion, laquelle ne profitent en rien à la compréhension de la situation et aux meilleurs moyens de lutter véritablement et efficacement contre les dites menaces

Notes :

(1) Cf. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, chap. 5.

(2) Cf. Le mot de Gloucester : « 'Tis the time's plague when madmen lead the blind », in Shakespeare, King Lear: Acte 4, Scène 1.

(3) Cf. ABC du droit international humanitaire, Confédération Suisse, Département Fédéral des Affaires Etrangères, Berne (2009).

(4) Gaston Bouthoul, Les guerres, éléments de polémologie, chapitre III, pp.32-33, édité chez Payot (1951). On consultera également avec intérêt ses autres ouvrages sur le sujet de la guerre.

(5) Lucain, La guerre civile (Pharsale), I, v. 1 et 2, p. 1.

(6) Définition du Droit international humanitaire, Cf. ABC du droit international humanitaire, Confédération Suisse, Département Fédéral des Affaires Etrangères, Berne (2009).

(7) Dictionnaire de la terminologie du droit international, sous la direction de Jules Basdevant, édition de Sirey (1960) p. 308.

(8) Cf. Astérion 2/2004 Barbarisation et humanisation de la guerre, article intitulé «L’état de nature, modèle et miroir de la guerre civile».

(9) Mises en œuvre par les instances étatiques, ces antagonismes sont créés dans une logique purement  machiavélienne, consistant à amener logiquement les populations victimes vers la seule entité sensée les protéger - même si ces victimes détestent cet État ; il en découle un  renforcement du rôle et de la prééminence de l’État.
(10) Cf. l'essai d’Éric Werner, L'avant-guerre civile, paru aux éditions de l'Age d'Homme (1999).
(11)  Littérature de tout bord politique, allant de Laurent Mucchielli (http://www.laurent-mucchielli.org) à Xavier Rauffer (www.drmcc.org/).

mardi, 21 juin 2016

The Four Elements of National Identity in Herodotus

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The Four Elements of National Identity in Herodotus

The Western Classical notion of identity comes to us from Herodotus’ Histories, written in the 5th century B.C. It’s from Herodotus that we have the story of the 300 Spartans at Thermopylae, told in the broader context of the entire Hellenic world’s successful resistance of the Persian invasion. In order to do that, the Spartans (Dorians) and Athenians (Ionians) had to overcome their differences and join together to defend what was common to both of them as Greeks. 

In Book VIII, there is a scene in which the Athenians explain to a messenger from Sparta why the Spartans should side with the Athenians and not the Persians. (It should be remembered that both the ancient Greeks and ancient Persians were Indo-European peoples.)

“First and foremost of these is that the images and buildings of the gods have been burned and demolished, so that we are bound by necessity to exact the greatest revenge on the man who performed these deeds, rather than to make agreements with him. And second, it would not be fitting for the Athenians to prove traitors to the Greek people, with whom we are united in sharing the same kinship and language, with whom we have established shrines and conduct sacrifices to the gods together, and with whom we also share the same way of life.” (VIII:144.2)

In this passage are no less than four criteria for being a Greek, or Hellene: common religion, common blood, common language, and common customs. (One could argue that customs are almost entirely derivative of religion and blood, but we will stick to the four-part formulation in the text.) That was 2500 years ago, but in my opinion this is still the best and most comprehensive working definition of national identity. This is because one can extract it fro m this particular situation in ancient history and apply it to virtually anywhere in the world at any time.  The four elements of identity are either present or absent, to varying degrees, and a people are correspondingly either strong or weak.

The story of the Greek resistance to Persian tyranny is the story of the self-realization and self-actualization of a people. When the four elements of identity are in place, they work together synergistically to form a kind of collective body, capable of functioning as an organic whole. The Persian army was numerically much stronger than the Greek, but most of their soldiers were conscripts from conquered territories who were forced into service. They were Persians in name only.

It’s interesting to note that the Athenians tell the Spartan messenger that the most important reason for opposing the Persians is their desecration of Greek religious shrines. (It should be remembered that the Spartans were known as both the fiercest warriors of the ancient world and also the most pious, dividing their time more or less equally between military training and religious ritual. How Evolian.) The Classical notion of identity is thus supportive of the Traditionalist view of the primacy of religious faith — that “culture comes from the cult,” as Russell Kirk put it — but it also checks it by including the other criteria. Common faith alone will not suffice, even if it is ultimately the most important unifying factor of a culture.

It should also be noted that the Classical definition of identity comes to us from a time prior to the reign of Homo economicus. (Though even then, Herodotus has the Persian king Cyrus mocking the Athenians for having “a place designated in the middle of their city [the agora, marketplace] in which they gather to cheat each other.”) It is a formula for the cohesion of a people and the health of a culture. It is not necessarily a formula for dominance in the world, particularly economic dominance.

Finally, the Classical definition of identity represents an ideal, a standard. As with other standards, there are bound to be deviations and variations. Elsewhere in The Histories, Herodotus tells us that the Athenians were originally Pelasgians — pre-Indo-European inhabitants of Greece — who “learned a new language when they became Hellenes.” (I:57.3 – I:58) The dominant influence on Classical Greek culture and identity was probably Dorian, the Indo-Europeans who conquered Greece from the north. But these Pelasgians were apparently able to assimilate and “become Hellenes,” although history shows us that Athens was always culturally and spiritually different from Sparta. Still, at the time of the Greco-Persian war, the Athenians and Spartans must have had enough in common for the Athenians to cite the four elements of their common identity to the Spartan messenger.

But the further one moves from the quadripartite Classical definition of identity, the more the strength and cohesion of a people is diluted. This is so because the elements which give rise to feelings of otherness gain in power, and consequently the elements of commonality diminish. Classical identity works because it’s based on nature, both human psychological nature and larger biological nature.

Applying this model to the history of Western civilization, we can see that the peak of Western identity in terms of cohesion and strength was probably the Middle Ages. Despite the diversity of European customs and languages, Latin was the lingua franca that united the educated peoples of every European country, and Christianity was the faith of the whole continent. One could go to any church in Western Europe and partake in the same Latin mass. The racial identity of Europeans was, I think, a given — an obvious fact of nature that need not even be dwelt upon. This entire scenario stands in stark contrast to contemporary Europe and North America, where racial, linguistic, religious and cultural diversity are pushed to further and further extremes, with predictable consequences.

The coming together of the greater Hellenic world to resist the Persian invasion offers an inspiration and a model for contemporary Western people who value their identity and heritage. However, it should also be remembered that ultimately, the differences between Athens and Sparta proved greater than their commonalities, and the two city-states destroyed each other in the Peloponnesian War, a mere fifty years or so after their shared victory over the Persians.

Perhaps the unspoken fifth element of identity is a common enemy.

Source: https://martinaurelio.wordpress.com/2016/06/11/four-eleme... [2]

Article printed from Counter-Currents Publishing: http://www.counter-currents.com

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lundi, 20 juin 2016

Une idéologie à la source de nos problèmes: le néolibéralisme

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Une idéologie à la source de nos problèmes: le néolibéralisme (The Guardian)

Ex: http://l-arene-nue.blogspot.com
 
Des économistes du FMI se demandaient récemment si le néolibéralisme n'avait pas été surestimé (voir leur texte ici). Leur texte était - évidemment - plein de précautions. Celui traduit ci-dessous n'en comporte aucune. Il est assez saisissant de se dire qu'il provient du Guardian britannique
L'intérêt du texte, mais plus encore la liberté du ton méritait une mise à disposition en français. La voici. 
 
*** 
 
Texte de George Monbiot traduit par Monique Plaza
 
Imaginez que  le peuple  de l'Union soviétique n'ait jamais entendu parler du communisme. Et bien pour la plupart d'entre nous, l'idéologie qui domine nos vies n'a pas de nom.  Parlez-en au cours d'une  conversation et vous obtiendrez en retour un haussement d'épaules. Même si vos auditeurs ont entendu le terme auparavant, ils auront du mal à le définir. Le « néolibéralisme » : savez-vous seulement ce que c'est ?
 
Son anonymat est à la fois un symptôme et la cause de sa puissance. Il a joué un rôle déterminant dans un très grand nombre de crises : la crise financière de 2007-2008, la délocalisation de la richesse et de la puissance, dont les Panama Papers nous offrent à peine un aperçu, le lent effondrement de la Santé publique et de l’Éducation, la résurgence du phénomène des enfants pauvres, l'épidémie de solitude, le saccage des écosystèmes, la montée de Donald Trump. Mais nous traitons ces crises comme si chacune émergeait de manière isolée, ne voyant pas qu'elles ont toutes été générées ou exacerbées par la même philosophie cohérente, une philosophie qui a - ou avait - un nom. Quel plus grand pouvoir que de pouvoir se déployer de manière anonyme ?
 
Le néolibéralisme est devenu à ce point omniprésent que nous ne le reconnaissons même pas comme une idéologie. Nous semblons accepter l'idée que cette foi utopique millénariste relève en fait d'une force neutre, une sorte de loi biologique, comme la théorie de l'évolution de Darwin. Pourtant, cette philosophie a bel et bien surgi comme une tentative consciente de remodeler la vie humaine et de modifier les lieu d'exercice du pouvoir.
 
Le néolibéralisme considère la concurrence comme la caractéristique principale des relations humaines. Il redéfinit les citoyens comme des consommateurs, dont les prérogatives démocratiques s'exercent essentiellement par l'achat et la vente, un processus qui récompense le mérite et sanctionne  l'inefficacité. Il soutient que « Le marché » offre des avantages qui ne pourraient jamais être atteints par quelque type de planification que ce soit. 
 
Les tentatives visant à limiter la concurrence sont considérées comme des dangers pour la liberté. L'impôt et la réglementation sont considérés comme devant être réduits au minimum, les services publics comme devant être privatisés. L'organisation du travail et la négociation collective par les syndicats sont dépeints comme des distorsions du marché qui empêchent l'établissement d'une hiérarchie naturelle entre les gagnants et les perdants. L'inégalité est rhabillée en vertu : elle est vue comme une récompense de l'utilité et un générateur de richesses, lesquelles richesses ruisselleraient vers le bas pour enrichir tout le monde. Les efforts visant à créer une société plus égalitaire sont considérés comme étant à la fois contre-productifs et corrosifs moralement. Le marché est supposé garantir que chacun obtienne ce qu'il mérite.
 
paulver781922070906.jpgOr nous intériorisons et reproduisons ces croyances. Les riches se persuadent qu'ils ont acquis leur richesse par le mérite, en ignorant les avantages - tels que l'éducation, l'héritage et la classe d'origine - qui peuvent avoir contribué à son obtention. Les pauvres tendent à se blâmer pour leurs échecs, même quand ils ne peuvent guère changer leur propre situation.
 
Peu importe le chômage structurel : si vous ne disposez pas d'un emploi, c'est parce que vous n'êtes pas entreprenant. Peu importe les coûts invraisemblables du logement : si votre compte bancaire est vide, c'est que vous êtes irresponsable et imprévoyant. Peu importe que vos enfants n'aient plus de terrain de jeu : s'ils deviennent gras, c'est de votre faute. Dans un monde régi par la concurrence, ceux qui échouent sont vus et s'auto-perçoivent comme perdants.
 
Paul Verhaeghe montre les conséquences de tout ceci  dans son livre What About Me ? : épidémies d'automutilation, troubles alimentaires, dépression, solitude, angoisse de la non-performance et phobie sociale. Il n'est pas surprenant que la Grande-Bretagne, où l'idéologie néolibérale a été appliquée le plus rigoureusement, soit la capitale de la solitude de l'Europe. Nous sommes tous d'authentiques néolibéraux à présent. 
 
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Le terme « néolibéralisme » a été inventé lors d'une réunion à Paris en 1938. Deux délégués, Ludwig von Mises et Friedrich Hayek, ont alors défini les contours de cette idéologie. Tous deux exilés d'Autriche, ils considéraient  la social-démocratie, illustrée par le New Deal de Franklin Roosevelt aux États-Unis et par le développement progressif du welfare en Grande-Bretagne, comme les manifestations d'un collectivisme de même nature que le nazisme et le communisme.
 
hayekroad196x300.jpgDans La Route de la servitude, publié en 1944, Hayek a notamment souligné que toute forme de planification par un gouvernement conduisait inexorablement, en écrasant l'individualisme, à un contrôle social de type totalitaire. Tout comme Bureaucratie, le livre de Mises, La Route de la servitude a été énormément lu. Il a notamment attiré l'attention de certains très riches, qui ont vu dans cette philosophie une occasion de se libérer de la réglementation et de l'impôt. Lorsqu'en 1947, Hayek fonde la première organisation de promotion de la doctrine du néolibérale - la Société du Mont Pelerin - il est soutenu financièrement par des millionnaires et par leurs fondations.
 
Avec leur aide, il commence à créer ce que Daniel Stedman Jones décrit dans Les  Maîtres de l'Univers comme « une sorte d'Internationale néo-libérale » : un réseau transatlantique d'universitaires, d'hommes d'affaires, de journalistes et de militants. Les riches bailleurs de fonds du mouvement financent une série de groupes de réflexion pour affiner et promouvoir l'idéologie. Parmi eux, l'American enterprise Institute, la Heritage foundation, le Cato institute, l'Institut des affaires économiques, le Centre des études politiques et l'Institut Adam Smith. Ils financent également des postes et des départements universitaires, en particulier dans les universités de Chicago et de la Virginie.
 
En évoluant, le néolibéralisme est devenu plus virulent. L'idée de Hayek que les gouvernements devraient réglementer la concurrence pour empêcher la formation des monopoles a cédé la place - chez les apôtres américains comme Milton Friedman - à la croyance que la situation monopolistique pourrait être considéré comme une récompense de l'efficacité.
 
Quelque chose d'autre s'est produit au cours de cette transition : le mouvement a perdu son nom. En 1951, Friedman était heureux de se décrire comme un néolibéral. Mais peu après, le terme a commencé à disparaître. Plus étrange encore, alors même que l'idéologie devenait plus nette et le mouvement plus cohérent, le nom effacé n'a été remplacé par aucun substitut.
 
Dans un premier temps, en dépit du financement somptueux de sa promotion, le néolibéralisme est resté en marge. Le consensus d'après-guerre était quasi universel : les prescriptions économiques de John Maynard Keynes étaient largement appliquées, le plein emploi et la réduction de la pauvreté étaient des objectifs communs aux États-Unis et à une grande partie de l'Europe occidentale, les taux d'imposition supérieurs étaient élevés et les gouvernements  cherchaient avant tout des résultats sociaux, en développant de nouveaux services publics et des filets de sécurité.
 
Mais dans les années 1970, lorsque les politiques keynésiennes ont commencé à tomber en désuétude et que les crises économiques ont frappé des deux côtés de l'Atlantique, les idées néolibérales ont commencé à s'infiltrer dans le grand public. Comme le faisait remarquer Friedman, « lorsque le moment s'est présenté de changer d'orientation ... il y avait une alternative toute prête qui attendait ». Avec l'aide de journalistes sympathisants et de conseillers politiques, des éléments du néolibéralisme, en particulier ses prescriptions dans le domaine de la politique monétaire, ont été adoptés par l'administration de Jimmy Carter aux États-Unis et par le gouvernement de Jim Callaghan en Grande-Bretagne.
 
th0674-3x4-700x933.jpgAprès que Margaret Thatcher et Ronald Reagan eurent pris le pouvoir, le reste suivit : réductions d'impôts massives pour les riches, écrasement des syndicats,  déréglementation, privatisations, externalisation, concurrence dans les services publics. Grâce au  FMI, à la Banque mondiale, au traité de Maastricht et à l'Organisation mondiale du commerce, les politiques néolibérales ont été imposées - souvent sans le consentement démocratique des populations - dans une grande partie du monde. Le plus remarquable a été leur adoption par les partis qui appartenaient autrefois à la gauche : le Labour et les Démocrates, par exemple. Comme le fait remarquer Stedman Jones, « il est dur d'imaginer aucune autre utopie qui ait été aussi pleinement réalisée ». 
 
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Il peut sembler étrange qu'une doctrine glorifiant le choix individuel et la liberté ait été promue avec le slogan « il n'y a pas d'alternative ». Mais, comme Hayek l'a fait remarquer lors d'une visite au Chili de Pinochet - l'une des premières nations où le programme néolibéral a été complètement appliqué - « ma préférence personnelle penche vers une dictature libérale plutôt que vers un gouvernement démocratique dénué de libéralisme ». La liberté que le néolibéralisme offre et qui semble si séduisante lorsqu'elle est exprimée en termes généraux, signifie la liberté pour le brochet, et non pour les vairons.
 
La liberté syndicale et la négociation collective signifie la liberté d'amputer les salaires. La liberté de la réglementation signifie la liberté d'empoisonner les rivières, de mettre en danger les travailleurs, d'imposer des tarifs iniques d'intérêt et de concevoir des instruments financiers exotiques. La liberté de l'impôt signifie la liberté de s’extraire de la redistribution des richesses qui permet de sortir des gens de la pauvreté. 
 
Comme le montre Naomi Klein dans La théorie du choc, les théoriciens néolibéraux ont préconisé d'utiliser les crises pour imposer des politiques impopulaires pendant que les gens étaient distraits comme, par exemple, à la suite du coup d’État de Pinochet, de la guerre en Irak et de l'ouragan Katrina, que Friedman a décrit comme « une occasion de réformer radicalement le système éducatif » à la Nouvelle Orléans.
 
Lorsque les politiques néolibérales ne peuvent pas être imposées directement aux pays en interne, elles le sont iau niveau international, par le biais des traités commerciaux incorporant des ISDS ( juridictions privées ad hoc dédiées au règlement des différends investisseur-État : voir à ce sujet une longue interview sur le TAFTA ici ) qui peuvent faire pression pour supprimer des protections sociales et des législations environnementales. Lorsque les Parlements de certains États ont par exemple voté pour restreindre les ventes de cigarettes, protéger l'approvisionnement en eau des compagnies minières, geler les factures d'énergie ou empêcher les firmes pharmaceutiques de voler l'état, des multinationales ont attaqué les États concernés au tribunal, souvent avec succès. La démocratie se réduit ainsi à un théâtre.
 
Un autre paradoxe du néolibéralisme est que la concurrence universelle repose sur la quantification universelle et la comparaison. Le résultat est que les travailleurs, les demandeurs d'emploi et les services publics de toute nature sont soumis à un ergotage procédurier, étouffant le régime d'évaluation et de surveillance, afin d'identifier les « gagnants » et de punir les « perdants ». La doctrine que Von Mises avait proposée pour nous libérer du cauchemar bureaucratique de la planification en a plutôt fabriqué un.
 
Le néolibéralisme n'a pas été conçu comme un self-service à visée d'extorsion, mais il en est rapidement devenu un. La croissance économique a été nettement plus lente dans l'ère néolibérale (depuis 1980 en Grande-Bretagne et aux États-Unis) qu'elle ne l'était dans les décennies précédentes, sauf pour les très riches. L'inégalité dans la distribution des revenus et la répartition des richesses, après 60 années de résorption, a augmenté rapidement depuis, en raison de l'écrasement des syndicats, des réductions d'impôt, de la hausse des loyers, des  privatisations et de la dérégulation. 
 
President_Reagan_during_a_meeting_with_members_of_Congress_1983.jpgLa privatisation ou la marchandisation des services publics tels que l'énergie, l'eau, les trains, la santé, l'éducation, les routes et les prisons a permis aux entreprises de mettre en place des péages, des loyers ou des dépôts de garantie, payables par les usagers et par les gouvernements. 
 
Au bout du compte, ces rentes ne sont ni plus ni moins que des revenus du capital, désignés d'une autre façon. Lorsque vous payez un prix artificiellement gonflé pour un billet de train, seule une partie du prix sert à rémunérer les opérateurs, les dépenses d'énergie, les salaires ou l'amortissement du matériel roulant. Le reste, c'est ce qu'on vous ponctionne. 
 
Ceux qui possèdent et dirigent les services privatisés ou semi-privatisés du Royaume-Uni amassent des fortunes prodigieuses en investissant peu et en facturant cher. En Russie et en Inde, les oligarques ont acquis des actifs de l’État à des prix dérisoires. Au Mexique, Carlos Slim a obtenu le contrôle de presque tous les services de téléphonie, et il est rapidement devenu l'un des hommes les plus riches du monde. 
 
La financiarisation, comme le note Andrew Sayer dans Why We Can’t Afford the Rich, a eu un impact similaire. « Comme la rente », soutient-il, « l'intérêt est... un  revenu du capital obtenu sans aucun effort ». Comme les pauvres deviennent plus pauvres et les riches plus riches, les riches acquièrent de plus en plus le contrôle d'un autre outil essentiel : la monnaie. Le paiements d'intérêt, à une écrasante majorité, permet un transfert financier des pauvres vers les riches. Comme les prix de l'immobilier et le retrait de l’État pèsent sur les personnes endettées (exemple : le remplacement des bourses d'études par des prêts aux étudiants), les banques et leurs dirigeants s'enrichissent à leur détriment.
 
Selon Sayer, les quatre dernières décennies ont été marquées par un transfert de richesse non seulement des pauvres vers les riches, mais également parmi les riches, depuis ceux qui gagnent de l'argent en fournissant de nouveaux produits ou services vers ceux qui en gagnent en contrôlant les actifs existants, en récoltant des loyers, des intérêts ou des gains de capital. Le revenu acquis a été supplanté par les revenus du capital non acquis. 
 
Mais partout, les politiques néolibérales se heurte à des défaillances du marché. Les banques sont devenues « too big to fail », et des sociétés privées sont désormais chargées de fournir les services publics. Comme souligné par Tony Judt, le raisonnement d'Hayek a omis le fait que les services publics vitaux n'avaient pas le droit  de s'effondrer, ce qui signifie que la concurrence ne peut pas suivre son libre cours. Dès lors, le monde du business prend les profit les bénéfices, mais les États conservent les risques.
 
Or plus l'échec apparaît comme grand, plus l'idéologie se radicalise. Les gouvernements utilisent les crises du néolibéralisme lui-même pour l'approfondir, s'en servant comme occasion de réduire les impôts, de privatiser les services publics restants, d'agrandir les trous dans les filets de sécurité sociale, de déréglementer les sociétés et de re-réglementer les citoyens. La haine de soi de l’État plante maintenant ses crocs dans l'ensemble des services publics. 
 
L'effet le plus dangereux du néolibéralisme ne réside peut-être pas les crises économiques mais les crises politiques qu'il génère. Dans la mesure où le domaine de l’État se réduit, notre capacité à changer le cours de nos vies par le vote se réduit également. A la place, la théorie néolibérale affirme que les gens peuvent exercer leur liberté choix en orientant leurs dépenses. Mais certains ont plus à dépenser que d'autres : dans la grande démocratie du consommateur ou de l'actionnaire, un vote n'équivaut pas à un autre vote. Le résultat est une déresponsabilisation des pauvres et de la classe moyenne. Comme les partis de droite et de l'ex-gauche adoptent des politiques néolibérales similaires, la déresponsabilisation tourne à la privation effective des droits. Un grand nombre de personnes ont été exclues de fait du débat politique. 
 
Chris Hedges note que « les mouvements fascistes s'appuient sur une base constituée non des actifs mais des inactifs politiques, des « perdants » qui  sentent, souvent à raison, qu'ils n'ont aucune voix ni aucun rôle à jouer ». Lorsque le débat politique ne s'adresse plus à lui, le peuple devient sensible aux slogans, symboles et sensations qui le remplacent. Pour les admirateurs de Trump, par exemple, les faits et les arguments semblent sans importance.
 
Judt explique pour sa part que lorsque le maillage épais des interactions normales entre les individus et l'État se réduit à l'exercice de l'autorité et à l'obéissance, la seule force qui nous reste et nous lie est le pouvoir décuplé de l’État. Le totalitarisme que Hayek craignait tant est plus susceptible de voir le jour dans une situation où les gouvernements ayant perdu l'autorité morale qui découle de la fourniture des services publics, sont réduits à « cajoler, menacer et finalement contraindre les gens à leur obéir ». 
 
***
 
Tout comme le communisme, le néolibéralisme est une sorte de Dieu déchu. Mais la doctrine zombie continue sa route en bringuebalant. L'une des principales raisons est son l'anonymat, ou plutôt une série de choses qu'on omet de nommer. 
 
Des bailleurs de fonds invisibles maintiennent en vie la doctrine invisible de la main invisible. Lentement, très lentement, nous commençons à découvrir l'identité de quelques-uns d'entre eux. Nous constatons que l'Institut des affaires économiques, qui s'est opposé avec force dans les médias à  toute nouvelle réglementation de l'industrie du tabac, a été secrètement financé par la British American Tobacco depuis 1963. Nous découvrons que Charles et David Koch, deux des hommes les plus riches le monde, ont fondé l'institut qui a lui-même mis sur pied le mouvement Tea Party. Nous constatons que Charles Koch, en fondant  l'un de ses groupes de réflexion, avait  noté que « dans le but d'éviter les critiques indésirables, la façon dont l'organisation est contrôlée et dirigée ne doit pas être largement diffusée ».
 
Les concepts utilisés par le néolibéralisme dissimulent souvent plus qu'ils ne désignent. « Le marché » sonne comme un phénomène naturel, tout comme pourraient l'être comme la gravité ou la pression atmosphérique. Mais il se heurte à des relations de pouvoir. Ce que « le marché veut » tend à signifier « ce que les entreprises et leurs patrons veulent » Le terme « investissement », comme le note Sayer, peut désigner deux choses très différentes. La  première est le financement d'activités productives et socialement utiles. La deuxième est le simple achat d'actifs existants pour percevoir des intérêts, des dividendes et des gains en capital. En utilisant le même mot pour différentes activités, on « camoufle les sources de richesse », ce qui conduit à confondre la création de richesse et la ponction opérée sur la richesse. 
 
Il y a un siècle, les nouveaux riches étaient décriés par ceux qui avaient hérité leur argent. Les entrepreneurs ont cherchaient la reconnaissance sociale en se faisant passer pour des rentiers. Aujourd'hui, la relation a été inversée: les rentiers et les héritiers se présentent comme entrepreneurs. Ils prétendent avoir gagné leur revenu qui n'est que prélevé. 
 
Cette confusion verbale s'ajoute à l'absence de nom et de lieu qui caractérise le capitalisme moderne, et le modèle de la franchise qui garantit que les travailleurs ne savent pas pour qui ils triment. Certaines entreprises sont enregistrées à travers un réseau de régimes offshore si complexe que même la police ne peut pas en découvrir les véritables propriétaires. Des montages fiscaux embobinent les gouvernements. Des produits financiers sont créés, si complexes que personne n'y comprend rien.
 
miltonKZXSL._SX344_BO1,204,203,200_.jpgL'anonymat du néolibéralisme est jalousement protégé. Ceux qui sont influencés par Hayek, Mises et Friedman ont tendance à rejeter le terme, clamant - non sans justesse - qu'il n'est aujourd'hui utilisé que de façon péjorative. Mais ils ne nous proposent aucun terme substitutif. Certains se décrivent comme libéraux ou libertaires classiques, mais ces descriptions sont à la fois trompeuses et curieusement dissimulatrices, comme si elles suggéraient qu'il n'y a rien de nouveau depuis la La Route de la servitude, Bureaucratie ou le travail classique de Friedman Capitalisme et liberté.
 
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On doit bien convenir qu'il y a quelque chose de remarquable dans le projet néolibéral, du moins tel qu'il existait à ses débuts. Il constituait une philosophie innovante promue par un réseau cohérent de penseurs et de militants ayant un plan d'action clair. Il était patient et persévérant. La route de la servitude est devenue la voie vers le pouvoir.
 
Le triomphe du néolibéralisme reflète d'ailleurs l'échec de la gauche. Lorsque l'économie du laissez-faire a conduit à la catastrophe en 1929, Keynes a conçu une théorie économique globale pour la remplacer. Lorsque la formule keynésienne de relance par la demande a atteint ses limites dans les années 70, une alternative était prête, le néolibéralisme. Mais lorsque celui-ci a semblé s'effondrer en 2008 il n'y avait ... rien. Voilà pourquoi le zombie continue de marcher. La gauche n'a produit aucun nouveau cadre général de la pensée économique depuis 80 ans.
 
Chaque invocation de Lord Keynes est un aveu d'échec. Proposer des solutions keynésiennes aux crises du XXI° siècle revient à ignorer trois problèmes évidents: il est difficile de mobiliser les gens sur de vieilles idées; les défauts du keynésianisme révélés dans les années 70 n'ont pas disparu; surtout, les keynésiens n'ont rien à dire au sujet d'une préoccupation nouvelle et de première importance : la crise environnementale. Le keynésianisme fonctionne en stimulant la demande des consommateurs pour promouvoir la croissance économique. La demande des consommateurs et la croissance économique sont les moteurs de la destruction de l'environnement.
 
Ce que l'histoire des deux doctrines, keynésianisme et du néolibéralisme, démontre, c'est qu'il ne suffit pas de s'opposer à un système à bout de souffle. Il faut aussi proposer une alternative cohérente. Pour le Labour, les Démocrates et les plus à gauche, la tâche centrale devrait être de développer une sorte de « programme économique Apollo », c'est à dire de concevoir un nouveau système de pensée, adapté aux exigences d'aujourd'hui. 
 
 

dimanche, 19 juin 2016

Démocratie directe : la Russie en avance sur les Occidentaux?

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Démocratie directe: la Russie en avance sur les Occidentaux?

Uli Windisch
Rédacteur en chef
Ex: http://www.lesobservateurs.ch

Yvan Blot et Uli Windisch invités à Moscou pour répondre à l’intérêt pour la démocratie directe et à donner un avis sur l’application des primaires par Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine

 

Vladimir Poutine plus démocratique que nombre de pays occidentaux !

Impossible n’est pas russe !

Une Fondation russe, l’Institut of socio-economic and political research, invite des professeurs et des chercheurs étrangers spécialisés dans l’étude de la démocratie directe afin de prendre connaissance de leurs travaux et expériences et d’en tirer profit pour une organisation plus démocratiques des élections législatives de septembre 2016. Parmi eux Yvan Blot et Uli Windisch

En Occident on n’est guère au courant que le 25 mai dernier, Russie Unie, le parti de V. Poutine, a organisé pour la première fois ses primaires en vue de la désignation de ses candidats aux législatives qui renouvelleront la Douma en décembre prochain. Le but principal de ces primaires : rajeunir le personnel politique et  rapprocher davantage les élus de la population. Le succès de ces primaires  a été incontestable : 9,1 millions d’électeurs y ont participé.

Parmi les invités occidentaux spécialisés dans l’étude de la démocratie directe, Yvan Blot, est un admirateur de longue date de la démocratie directe suisse et auteurs de plusieurs ouvrage sur le sujet, et Uli Windisch, professeur des universités, et rédacteur en chef du site de Réinformation LesObservateurs.ch, est lui aussi auteur de nombreuses recherches et publications sur la démocratie directe suisse:

Uli Windisch, Le Modèle suisse, La démocratie directe et le savoir-faire intercommunautaire au quotidien, Ed l’Age d’Homme, Lausanne, Paris, 2007 ;

Le récent entretien donné à TVlibertés : Le Modèle suisse, La démocratie directe suisse", le 7 juin 2016: Lien vers l’émission de TVlibertés et sur notre site: interview de Uli Windisch sur Le Modèle suisse et la démocratie directe, ici: http://lesobservateurs.ch/2016/06/07/uli-windisch-sur-le-plateau-de-tvlibertes-video/

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Le dernier article de Yvan Blot : Les primaires, une idée russe, Polémia, site de Réinformation français, 16 juin 2016:

Les primaires, une idée à la russe

Ivan Blot, haut fonctionnaire, homme politique, essayiste et écrivain

♦ A la fin des traditionnelles élections primaires américaines et à l’heure des prochaines primaires de la droite et du centre, peu de Français, et d’Occidentaux en général, sont informés de l’innovation que vient de mettre en place la Russie. Il est vrai que les opinions publiques occidentales ne sont pas encore prêtes à admettre que la Russie puisse inspirer une innovation éminemment démocratique.

Pourtant, c’est un exemple intéressant pour des pays comme la France où le système des partis est oligarchique et se bat avant tout pour sa propre survie.

Ainsi, le 25 mai dernier, Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine, a organisé, pour la première fois, ses élections primaires en vue de désigner ses candidats aux législatives qui renouvelleront la Douma en décembre prochain. Selon les données fournies par Russie Unie, 2.781 candidats ont participé à ces primaires, dont 200 membres des activistes de l’ONF, le Front du peuple de toutes les Russies. Ce qui fait une moyenne de six candidats par circonscription avec, par exemple, une pointe à treize à Moscou. Plus de 9,1 millions d’électeurs y ont participé. La participation s’est établie dans une fourchette de 3%, dans la région d’Arkhangelsk, au nord-ouest du pays, à 14% en Mordovie, Moscou ayant participé à hauteur de 6,5%. A noter que 193 députés sortants se sont soumis à ces primaires.

demdirUwt3L._AC_UL320_SR206,320_.jpgRussie Unie a choisi d’en passer par les primaires pour recruter des candidats solides et des leaders d’opinion qui pourraient réaliser de meilleurs résultats que des membres du parti qui, eux, sont promus par les autorités locales mais n’ont pas forcément les faveurs de l’électorat.

Sur la base des résultats de ces primaires législatives, Russie Unie constitue actuellement ses listes de candidats, qui seront présentées dans le courant de ce mois de juin au congrès du parti.

Ce processus de sélection des candidats aux législatives est, certes, nouveau en Russie, mais il n’existe encore nulle part en Europe où les rares médias qui en ont parlé ont insisté sur son caractère éminemment démocratique. En France, par exemple, où le débat sur le cumul des mandats qui divise tous les partis pourrait trouver une solution en s’inspirant de ce modèle russe. Certains candidats à la primaire de la droite et du centre suggèrent, en effet, non seulement de limiter le cumul des mandats simultanés, mais de les limiter également dans la durée, comme c’est déjà le cas pour la présidence de la République. Mais la plupart d’entre eux préfèrent éviter le sujet.

Dans un contexte où tous s’accordent à reconnaître que la démocratie française est malade, souffrant du manque de confiance des citoyens, l’exemple russe mérite d’être étudié. En effet, si seulement 14% des Français déclarent faire confiance aux partis politiques, ils sont 35% à se déclarer confiants en la démocratie. En d’autres termes, les citoyens ne sont pas opposés à la démocratie mais sont déçus par sa façon de fonctionner.

Pour l’anecdote, je rappellerai un épisode pittoresque qui remonte à plus d’un quart de siècle mais qui n’a rien perdu ni de son actualité ni de son acuité : je siégeais en tant que directeur du cabinet du secrétaire général du RPR, Bernard Pons, à une commission d’investiture réunie pour désigner le candidat du parti à la mairie de Lyon aux élections municipales de 1989. Les autres membres de la commission étaient Jacques Chirac, président du parti, les présidents des deux groupes parlementaires, Claude Labbé à l’Assemblée nationale et Charles Pasqua, le secrétaire national aux élections, Jacques Toubon.

Chirac nous demanda de choisir entre deux candidats, le chef d’entreprise, Alain Mérieux, et un membre local du parti, Michel Noir. Il nous expliqua aussi qu’il préférait Noir à Mérieux parce que celui-ci était trop riche, donc trop indépendant. Il ajouta que Mérieux était si ambitieux que s’il devenait maire de Lyon, il se servirait de sa prestigieuse mairie comme tremplin pour une candidature à l’Élysée contre lui-même. Evidemment, Noir fut désigné sans que nous ne nous soyons prononcés et encore moins les militants locaux du parti.

Ivan Blot
16/06/2016

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Autre article de Uli Windisch sur la culture politique suisse (18p):

Au- delà du multiculturalisme: identité, communication interculturelle et culture politique: le cas de la Suisse[1]

La situation concrète de la Suisse plurilingue et pluriculturelle illustre l'impossibilité de comprendre la diversité culturelle croissante des pays européens ayant connu une forte immigration en termes dichotomiques et manichéens du genre multiculturalisme/citoyenneté; relativisme culturel/assimilation; différences culturelles/unité nationale, etc.

Plus généralement, on remarque dans la recherche une tendance à vouloir aborder des thèmes comme ceux de la diversité culturelle et de l'immigration de manière purement théorique, abstraite et universelle. Chaque chercheur a sa théorie et veut imposer sa vérité, souvent par une sorte de coup d'état théorique. Les recherches approfondies et les données empiriques passent volontiers au second plan. Cela montre à quel point la diversification culturelle à la suite de l'immigration et de l'ensemble des mouvements de population n'est pas un thème neutre politiquement. Tout propos à ce sujet, aussi nuancé, fondé empiriquement et objectif soit-il, est quasi automatiquement connoté politiquement et réinterprété idéologiquement en fonction des a priori partisans et idéologies respectifs. La polémique est garantie d'avance et les accusations réciproques et autres procès d'intention constituent le moteur de la dynamique de la discussion. En bref, c'est un terrain miné.

Notre objectif ne vise pas à ajouter une énième vérité ni à louer ou à condamner le multiculturalisme ou le communautarisme, ou, au contraire, à prôner l'intégration ou la citoyenneté comme unique solution politique valable et responsable. A notre avis, l'urgence en la matière ne consiste pas à choisir entre multiculturalisme et citoyenneté mais à analyser empiriquement et de manière approfondie des exemples réels de sociétés confrontées au problème de la gestion de la diversité (culturelle) dans l'unité (politique). Quelle unité à partir de la diversité? Quelle diversité une unité (nationale) peut-elle supporter sans éclater? Concilier diversité et unité cela ne revient-il pas à vouloir concilier l'inconciliable? La diversité est souvent perçue comme une menace pour l'unité; l'obsession de l'unité et la peur concomitante de l'éclatement sont sans doute deux traits majeurs de toute société, de tout Etat, de tout pays, de toute nation. Et si la diversité ou même l'encouragement de la diversité constituait aujourd'hui le meilleur gage de l'unité d’un pays?  L'objectif de notre propos vise à montrer comment la Suisse tente de répondre à ces différents défis, concrètement, dans la vie de tous les jours, de manière pragmatique plutôt que par l'application de dogmes prédéfinis.

Le savoir-faire intercommunautaire élaboré par ce pays ne peut, bien sûr, tenir lieu de référence pour d'autres pays. Son expérience permet en revanche de réfléchir sur ces problèmes de manière moins théorique et abstraite et d’élargir ainsi la voie des possibles en matière de gestion de la cohabitation interculturelle au sein d'un même pays. Livrons d'emblée un résultat principal des six années de recherche sur le terrain de la mosaïque linguistique et culturelle suisse avec une équipe interdisciplinaire composée de sociologues, d’anthropologues, de linguistes, de sociolinguistes et de politologues .Sans en remplir toujours toutes les conditions, la Suisse montre qu'une cohabitation entre communautés culturelles et linguistiques  différentes au sein d'un même Etat suppose la présence simultanée et conjointe de trois composantes:

  1. L'identité culturelle
  2. La communication interculturelle
  3. Une culture politique commune à toutes les communautés linguistiques et culturelles

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La plupart des approches des phénomènes interculturels se caractérisent par la prise en compte d'une seule de ces trois composantes ou du moins par le surpoids très marqué de l'une d'entre elles. Dans l'analyse des problèmes interculturels, on se concentre par trop sur les facteurs langue et culture en sous-estimant la dimension de la communication (ou de l'absence de communication) entre les différentes cultures et sous-cultures et la dimension de la culture politique. Les différents courants du multiculturalisme surestiment le poids de la langue et de la culture tandis que les courants qui insistent sur la citoyenneté accordent un surpoids au politique.

Nos études  sur le terrain montrent que des difficultés d'ordre politique général apparaissent dès que certaines de ces trois composantes font défaut ou sont en surpoids.

Illustrons notre démarche à l'aune de la réalité politico-culturelle suisse:

  1. La Suisse, environ 7 millions d'habitants, comprend quatre langues nationales (l’allemand, le français, l’italien et le romanche) et donc quatre communautés culturelles différentes. Celles-ci sont de taille très inégale, cela sans compter les communautés d'immigrés (20% environ de la population totale).
  2. Ce qui tient ensemble la Suisse, ce n'est pas le fait qu'une grande partie des Suisses connaissent deux, trois, voire quatre langues (les Suisses plurilingues sont moins nombreux qu’on ne le pense généralement ) et qu'ils peuvent ainsi communiquer aisément entre eux, mais le fait que tous les Suisses partagent une culture politique commune (notamment la démocratie directe, le fédéralisme et quelques autres traits importants qui seront rappelés sous peu). Le fort attachement des Suisses à la démocratie directe (initiative populaire et référendum) et au fédéralisme (autonomie régionale, cantonale et communale) constitue un lien puissant, beaucoup plus puissant que la communication entre les différentes communautés linguistiques et culturelles).
  3. c) La Suisse connaît toutefois un certain nombre de problèmes en lien avec son

plurilinguisme et son pluriculturalisme: précisément, le manque de communication entre ces différentes communautés et le manque d'intérêt de ces dernières les unes envers les autres. C’est le fameux adage "On se comprend bien  parce qu'on ne se connaît pas".

Si ce "vivre les uns à côté des autres" pouvait suffire autrefois, à l'avenir une communication intercommunautaire plus marquée pourrait bien devenir une nécessité. La situation suisse vérifie d'emblée l'inadéquation d'oppositions tranchées du genre multiculturalisme/citoyenneté; différences culturelles/assimilation. Elle fait aussi ressortir l'origine des difficultés qui interviennent lorsqu'on prône, par exemple, la seule différence culturelle au détriment de l'intégration politique. Plus généralement, nos sociétés doivent retrouver des modes de pensée sociale et politique plus globales, qui relèvent du "à la fois" (à la fois la différence culturelle et l'intégration), plutôt que de régresser vers des oppositions manichéennes du type "ou bien ou bien" (ma langue, ma culture, ma communauté contre mon aliénation par votre assimilation ). La gestion politique suisse des différences culturelles internes (l'intégration dans le respect des différences culturelles) devrait pouvoir s'étendre aux communautés immigrées de Suisse, dans la mesure où les immigrés adoptent cette personnalité politique de base faite de démocratie directe et de fédéralisme. Il est connu que la nationalité suisse s'obtient plus difficilement que la nationalité française par exemple, et l'on ironise volontiers sur le parcours du combattant que représente cette naturalisation suisse. On peut toutefois se demander si ce n'est pas à cause de la grande diversité culturelle interne de la Suisse que l'obtention de la nationalité est plus longue et difficile.( Elle nécessite jusqu'à 12 ans de séjour).Si la diversité culturelle constitue une grande richesse, elle peut aussi augmenter la fragilité de l'unité. On veut avoir l’assurance que les futurs naturalisés ont bien intégré cette personnalité politico-culturelle de base qui maintient l'unité du pays. Relevons par ailleurs que  la démocratie directe (participation effective des citoyens et la vie politique quotidienne) et le fédéralisme (forte autonomie locale et décentralisation)  constituent des valeurs de plus en plus prisées et même exigées à l’heure actuelle dans nos sociétés européennes (des sondages montrent par exemple que près de 80% des Français aimeraient connaître certaines formes de démocratie directe relevant de la pratique référendaire). Si le temps nécessaire à l'acquisition de la nationalité suisse est longue, on peut signaler que les étrangers naturalisés peuvent, en revanche, garder leur nationalité d'origine et devenir  ainsi binationaux, contrairement à d'autres pays où cela est impossible mais où la durée nécessaire à la naturalisation est plus courte. Cette particularité s'avère finalement cohérente avec la politique générale d'unité dans la diversité. Elle montre l'insistance à la fois sur l'unité (long délai nécessaire pour acquérir la personnalité politique de base suisse) et sur la diversité (respect des différences culturelles qui va jusqu'à admettre la binationalité).Un problème se pose alors, celui du droit de vote, que ce soit au niveau local, cantonal ou national, des étrangers établis depuis un certain nombre d’années. La dimension politique de la vie sociale suisse étant particulièrement importante (nombreux référendums et initiatives populaires), tant au niveau local, régional que national, il s'avère que la vie politique quotidienne devient elle-même un important facteur d'intégration sociale.

suisse-carte-article_1_730_400.jpgLa participation aux multiples discussions publiques autour des référendums et des initiatives populaires génère une vie sociale intense. Autrement dit, l'octroi de droits politiques, même partiels et sectoriels aux immigrés, favoriserait et accélérerait leur intégration sociale.

Mais en démocratie directe, c'est le peuple qui a le dernier mot et en Suisse comme dans d'autres pays, les droits politiques des immigrés rencontrent régulièrement l'opposition de la majorité de la population. Sur ce point, il faut donc laisser du temps au temps et  compter sur la discussion publique pour faire avancer les choses. Toutefois,  fédéralisme oblige, certains cantons et communes ( le canton de Neuchâtel et du Jura notamment) connaissent déjà depuis longtemps le droit de vote des immigrés. Ce sont souvent ces expériences locales, concrètes et positives, qui font avancer le débat public plus général. Si cette démarche est bien sûr lente, "lentement mais sûrement" dit-on en Suisse, elle comporte néanmoins un aspect positif; elle évite les effets pervers que pourrait entraîner ailleurs un décret gouvernemental imposant le droit de vote des étrangers contre l'avis  d'une population majoritairement hostile. La discussion publique et l'argumentation contradictoire constituent  l'un des moteurs de la démocratie directe et la clef de solutions longuement mûries.

D'autres traits, dont on parle moins, vont de pair avec ce système politique2). L'attachement des Suisse à l'indépendance et à la neutralité (bien que relatives) a certainement partie liée avec le pluricultualisme. Si la Suisse a réussi à faire de sa diversité une force (la fameuse unité dans la diversité, les diversités qui renforcent l'unité), cela a pourtant pris du temps et n’a été atteint que progressivement. En effet, les trois principales communautés linguistiques de Suisses sont liées par leur langue aux pays voisins (la Suisse allemande à l'Allemagne, la Suisse romande à la France et la Suisse italienne à l'Italie). Une telle situation comporte une certaine fragilité puisque malgré des langues et des traits culturels communs avec les pays frontière, ces trois communautés se sont associées avec des communautés d'autres langues plutôt qu'avec leur "Hinterland" naturel. Il est donc clair que suivant les époques et la nature des tensions internationales, notamment entres les pays frontières (France, Allemagne, Italie, Autriche), cette mosaïque pouvait devenir très fragile et constituer une force centrifuge en ce sens que chaque communauté linguistique aurait pu être tentée de prendre fait et cause pour le pays étranger dont elle partage la langue et la culture. Cela explique le long travail mental, politique et historique qui a été nécessaire pour parvenir à cette volonté d'indépendance et de neutralité par rapport à l'extérieur ainsi que la difficulté de relativiser aujourd’hui cette volonté. Ce système de représentations sociales et politiques, que certains appellent aujourd'hui "repli sur soi", est aussi à l'origine de la difficulté qu'ont certains Suisses à envisager, subitement, une entrée dans l'Union européenne, même si la Suisse est très profondément européenne par ses valeurs et sa culture.

La subsidiarité va de pair avec le fédéralisme et peut se résumer en une formule également fameuse: "Ce que les communes peuvent faire, le canton ne doit pas le faire, ce que les cantons peuvent faire, la Confédération ne doit pas le faire". L'on pourrait ajouter, du point de vue des Suisses qui sont favorables à une entrée conditionnelle dans l'Union européenne: ce que chaque pays peut faire, l'Union européenne ne doit pas le faire.

Le fédéralisme et le principe de subsidiarité sont, eux aussi, liés à la très grande diversité et hétérogénéité culturelle et politique de la Suisse, hétérogénéité que l'on retrouve à l'intérieur des cantons, suivant les régions et les communes. Ainsi, voit-on des cantons appliquer des politiques linguistiques très différentes et des communes, à l'intérieur d'un même canton, mettre en pratique des politiques scolaires fort variables. Ce respect fondamental  de chaque entité particulière (ce principe souffre bien sûr des exceptions mais il s'agit bien d'un principe d'organisation général et qui est inimaginable dans un pays fortement centralisé) est la condition d'un minimum de consensus, un autre trait constitutif de la réalité politico-culturelle suisse.

Suisse UDC.jpgCes différents traits sont liés entre eux, ils s'appellent les uns les autres, ils forment un système, une totalité spécifique. Le consensus est indissociable du fédéralisme et suppose de longues et larges procédures de consultation de tous les principaux acteurs sociaux et politiques concernés par une décision. En Suisse, il est inimaginable de gouverner par décret. Cette politique de  consultation généralisée est elle-même liée à la démocratie directe: en consultant le plus d'acteurs possible, on peut éviter un référendum. Le fait de tenir compte des avis les plus différents et opposés débouche, après des discussions généralisées (aspect participatif), sur des compromis et le pragmatisme. La volonté de trouver une solution convenant au plus grand nombre évite la polarisation sur des positions idéologiques tranchées. Le consensus et le pragmatisme sont incompatibles avec la défense de principes idéologiques a priori. L'attitude pragmatique vise toujours des solutions concrètes. On part du principe qu'il y a toujours une solution à un problème, même difficile et délicat, et l'on mettra le temps nécessaire pour la trouver, même si ce temps est long, trop long pour certains. Parfois, on finit même par espérer que le temps résoudra de lui-même un problème. La démocratie directe, ou semi-directe, suppose ensuite une conception active de la citoyenneté, même si tout électeur ne participe pas à toutes les élections, votations populaires et autres pratiques référendaires. Nombre de critiques du système relèvent  les taux d'abstention parfois élevés. C'est la possibilité qu'a chaque citoyen de participer très largement au système politique qui nous semble important, plus que la participation elle-même, possibilité qui va aussi dans le sens du désir généralisé de participation propre au Zeitgeist politique de note époque. Si certains citoyens s'abstiennent, d'autres en font davantage que la normale. C'est alors l'esprit de milice, qui est autre chose que le goût pour la vie associative en général (très poussé aussi en Suisse). Il s'agit de la participation bénévole de nombre de citoyens qui s'engagent dans un esprit d'ouverture et de dialogue à participer à nombre d'activités collectives de réflexion, de discussion et d'élaboration de propositions en vue de trouver des solutions aux grands défis de la société et d’aider ainsi les autorités dans leur tâche. Dans d'autres pays, ces bénévoles deviendraient des chargés de mission, des personnes engagées professionnellement et rémunérées comme telles. Ces citoyens de milice peuvent être membres de plusieurs commissions, groupes de travail, groupes de réflexion, etc. sans jamais être engagés à titre professionnel. L'absence de rémunération ou le simple dédommagement des frais courants n'excluent pas, en revanche, des retombées symboliques pouvant favoriser une carrière politique ou autre, ou encore la nomination à une responsabilité prestigieuse. En lien avec l'esprit de milice, on peut signaler la modestie du faste qui entoure les autorités politiques du pays. A défaut d’être toujours populaire, l'autorité politique a le souci  de ne pas être coupée du peuple, malgré la difficulté de l’exercice. La démocratie directe l'y oblige d’ailleurs. Certaines anecdotes illustrent cette réalité: le fait, par exemple,. que les Conseillers fédéraux (les membres du gouvernement fédéral) peuvent parfaitement prendre le bus ou le train avec Madame et Monsieur Tout-le-Monde et cela sans être accompagnés de gardes du corps. Il ne s’agit pas d’une légende.

Si le peuple peut désavouer les autorités politique lors de telle ou telle votation populaire, cela ne signifie nullement un rejet général de ces mêmes autorités, ni ne suppose une démission de tel ou tel membre du gouvernement. Le peuple peut réellement contrôler les autorités, obliger ces dernières à tenir compte de lui, trop selon certains technocratiques pressés mais peu conscients des effets pervers qu'aurait un changement profond de ce système politique. Nous ne disons pas cela par conservatisme (le système politique s'est d'ailleurs constamment autocorrigé et cela avec l'approbation du peuple) mais en fonction d'une appréhension globale de ce système politique et de l'analyse de ses effets manifestes et latents . Il s'agit bien d'un phénomène social et politique total  et dont les caractéristiques et les conséquences n'ont de loin pas encore été toutes mises au jour.

Plus généralement, parmi les acquis de la démocratie semi-directe suisse (initiatives populaires nécessitant la signature de 100.000 citoyens et les référendums de 50.000 signatures), on retiendra encore qu'elle a permis le développement progressif d'une volonté populaire réfléchie et qu’elle a contribué au développement de valeurs telles que  la tolérance (par opposition à l'intransigeance idéologique), le respect des autres (des autres langues, cultures, religions, partis etc.) et le bon sens. Ce qui ailleurs peut entraîner la désintégration (la présence de plusieurs langues, ethnies, religions, cultures, etc.) a été ici retourné en une force d'intégration. Cette personnalité politique de base rappelle, en ces périodes ethniquement troublées, que la destruction réciproque entre ethnies, langues, cultures et religions différentes n'est pas inéluctable.

La présentation synthétique ci-dessus devrait nous permettre de montrer que la cohabitation interculturelle propre à la Suisse dont il va être question maintenant ne peut être adéquatement saisie si elle n'est pas mise en relation avec les spécificités de cette culture politique, et que les problèmes de cohabitation interculturelle ne sont jamais des problèmes purement linguistiques ou culturels mais des problèmes fondamentalement politiques.

Contrairement à d'autres pays plurilingues, comme le Canada et la Belgique par exemple, qui ont une politique linguistique très développée et complexe, ce qui frappe nombre d'observateurs à propos de la Suisse, c'est l'absence d'une telle législation linguistique détaillée[2]. Un seul et bref article de la Constitution fédérale, l'art. 116,qui vient d'être modifié le 10 mars 1996, tient lieu de politique linguistique. Voici sa teneur en quatre points:

  1. Les langues nationales de la Suisse sont l’allemand, le français, l’italien et le romanche.
  2. La Confédération et les cantons encouragent la compréhension et les échanges entre les communautés linguistiques.
  3. La Confédération soutient des mesures prises par les cantons des Grisons et du Tessin pour la sauvegarde et la promotion des langues romanche et italienne.
  4. Les langues officielles de la Confédération sont l’allemand, le français et l’italien. Le romanche est langue officielle pour les rapports que la Confédération entretient avec les citoyens romanches. Les détails sont réglés par la loi.

La brièveté de cet article indique que la politique linguistique de la Suisse est essentiellement informelle, non écrite, pragmatique, le résultat d'une longue tradition de pratiques informelles patiemment élaborées sur la base de cas problématiques et d'expériences concrètes.

L'ensemble de ces pratiques informelles sont toutefois déterminées par un principe général, également non écrit, qui est le principe de la territorialité (par opposition au principe de la liberté de la langue). L'image de la Suisse plurilingue ne signifie pas que l'on parle indifféremment toutes les langues nationales dans chaque communauté linguistique ou encore que la plupart des Suisses sont plurilingues. A chaque territoire sa langue (l'allemand en Suisse allemande, le français en Suisse romande, etc.). L’application de ce principe de la territorialité a pour but d'éviter un déplacement des frontières linguistiques et de maintenir l'homogénéité des différentes régions linguistiques. L'application du principe de la territorialité implique une politique claire d'intégration et même d'assimilation des migrants internes: un Suisse allemand qui s'établit en Suisse francophone doit scolariser ses enfants en français et ne peut pas revendiquer un enseignement en allemand pour ses enfants, en vertu du fait que le pays est plurilingue. En bref, chaque région linguistique n'a qu'une langue officielle (exception faite des cantons plurilingues). Mais le principe de la territorialité n'empêche pas l'apprentissage des autres langues nationales dans chacune des régions linguistiques. Des efforts considérables sont même faits dans ce sens.

L'attachement au principe de la territorialité tient à une autre raison : c'est l'inégale importance numérique des différentes communautés linguistiques nationales. La population suisse (sans les 20% d’étrangers), se répartit de la manière suivante (recensement fédéral de 1990): allemand 73,4% (4.131.027 hab.)  ; français 20,5% (1.155.683 hab.); italien 4% (229.000 hab.); romanche 0,7% (38.454 hab.); autres langues: l,3% (74.002 hab.)

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Du fait de cette seule disproportion numérique, les Alémaniques sont beaucoup plus nombreux à s'être établis dans les trois autres régions linguistiques que l'inverse. Les données chiffrées sont les suivantes: sur l'ensemble de la population suisse établie en Suisse allemande, les francophones représentent 1,6% , les italophones 0,7% et les Romanches 0,4% tandis que les proportions de Suisses allemands établis en Suisse romande représentent 7,4%; en Suisse italophone 11,3% et en Suisse rhéto-romanche 20,8%. La présence alémanique se fait d’autant plus sentir qu’une communauté est minoritaire. Ainsi, parle-t-on du danger de "germanisation" en Suisse rhéto-romanche et italophone, mais guère en Suisse romande. Le principe de la territorialité peut cependant comporter des effets pervers (dans les Grisons, certaines communes comptaient une telle proportion de germanophones immigrés qu'au nom de ce même principe de la territorialité, les communes sont devenues à la longue majoritairement alémaniques et par la suite, au moyen de l'autonomie communale elle-même, de langue officielle allemande). Mais sans une application relativement stricte de ce principe dans la longue durée, la Suisse plurilingue actuelle n'existerait peut-être déjà plus. Si les enfants de tous les Suisses alémaniques ayant émigré vers les autres régions linguistiques de Suisse avaient pu être scolarisés en allemand, la proportion des Suisses de langue allemande serait encore beaucoup plus importante à l'heure actuelle. Il faut cependant souligner que les Alémaniques n'ont aucune visée hégémonique ou impérialiste sur les autres régions linguistiques, bien au contraire. Le problème provient uniquement de leur considérable surnombre par rapport aux autres communautés linguistiques. Bien que grand et large majoritaire national, les Alémaniques ont une capacité assez exceptionnelle d'intégration et d'assimilation. Les Alémaniques qui émigrent dans une autre région linguistique du pays s'assimilent très vite, au point de chercher parfois à gommer les traces de leur origine linguistique. Ils chercheront par exemple à faire disparaître activement l'accent caractéristique qu'ils ont lorsqu'ils commencent à parler français. La proportion d'immigrés d'origine suisse alémanique établis en Suisse romande  est beaucoup plus importante que le 7,4% susmentionné, précisément à cause de cette assimilation rapide. Ces 7,4% ne représentent que les immigrés les plus récents, ceux dont l'allemand est encore la langue la mieux maîtrisée.

Au sujet de la pratique du bilinguisme et du plurilinguisme dans la Suisse pluriculturelle, on peut dire, schématiquement, que les plus actifs en matière de plurilinguisme sont les plus minoritaires, soit les italophones et les Romanches, qui connaissent eux fréquemment deux, trois, voire quatre langues nationales, du moins pour ceux qui vivent au contact des autres communautés linguistiques nationales . Ce sont eux qui s'adaptent aux deux autres communautés majoritaires. En ce qui concerne les relations entre Alémaniques et Romands, en revanche, pendant longtemps les Alémaniques  apprenaient et parlaient plus facilement le français que les Romands l'allemand. Mais les choses semblent être en train de changer: on voit poindre du côté alémanique une certaine exigence de réciprocité; les Alémaniques, surtout parmi les jeunes, trouvent que les Romands pourraient également faire un effort et parler un peu l'allemand, voire le suisse allemand, puisque la langue maternelle des Suisses allemands n'est pas l'allemand mais le dialecte alémanique. Les Suisses alémaniques apprennent  l'allemand standard (le Hochdeutsch) surtout à partir du moment où ils vont à l'école. Ils deviennent bilingues (dialecte + allemand standard) avant même d'apprendre une deuxième langue nationale. D'autre part, en Suisse aussi, l'engouement pour l'anglais est de plus en plus marqué, quelle que soit la communauté linguistique nationale. On touche ainsi à un problème majeur auquel la Suisse sera de plus en plus confrontée: le manque de communication entre les différentes communautés linguistiques.

La définition de la situation et des problèmes de la Suisse en matière de relation et de cohabitation interculturelles varie suivant les acteurs sociaux et politiques et les divergences dans cette définition peuvent faire l'objet de vives polémiques.

Un premier souci des autorités est celui du romanche menacé de disparition. L’un des objectifs de la révision de l’art.116 sur les langues (le 1er mars 1996) visait précisément à renforcer cette langue en la faisant passer du statut de langue nationale à celui de langue officielle pour ce qui est des relations entre les Romanches et la Confédération. Cette mesure, à la fois symbolique et concrète, a été massivement approuvée par le peuple suisse, ce qui indique l’attachement des Suisses au quadrilinguisme, leur sympathie et leur soutien à la plus petite communauté linguistique du pays, (seulement 40.000 personnes). La disparition du romanche mettrait en cause une composante à la fois réelle, symbolique et mythique du pays. Un nombre insignifiant de Suisses qui ne sont pas Romanches de naissance parlent cette langue, ce qui ne les empêche pas d’avoir une grande sympathie et un profond attachement pour elle. L’italien, bien que fortement minoritaire aussi (4,1% de la population suisse) n’est, en revanche, nullement menacé car le Tessin possède son Hinterland: l’Italie. Le souci majeur des autorités constitue néanmoins les divergences qui semblent s’accentuer, on parle parfois de « fossé », entre la Suisse alémanique et la Suisse francophone. Au manque d’intérêt, de connaissance et de communication réciproques, s’ajoutent des divergences politiques sur des sujets aussi essentiels que l’adhésion à l’Union européenne, les relations internationales en général et différents sujets nationaux plus particuliers, liés par exemple à l’environnement, à l’écologie, aux transports, etc. Plus généralement, le sentiment d’appartenance communautaire est davantage marqué chez les Alémaniques que chez les Romands, sentiment renforcé par la spécificité dialectale du langage parlé par les Alémaniques. Face à ces différences culturelles et de mentalité entre communautés linguistiques nationales, les attitudes des différents acteurs de la société varient considérablement. La presse et les médias ont tendance à insister sur les divergences, à mettre en évidence les événements qui différencient plutôt que ceux qui lient malgré tout les différentes communautés. Après les votations populaires qui font apparaître ces différences de sensibilité entre communautés linguistiques, la dramatisation est de mise dans certains journaux: « La Suisse peut-elle exploser? ». « La Suisse peut-elle voler en éclats », etc.

Sur des sujets aussi émotifs que celui de l’avenir du pays, il n’existe pas de discours ni de représentation uniques. D’un côté, on trouve ceux qui dramatisent, de l’autre ceux qui minimisent. Ces derniers insisteront sur les capacités d’absorption des conflits du système politique. Un sujet comme celui de l’adhésion à l’Union européenne divise et renforce l’opposition et la stéréotypisation réciproques entre Alémaniques et Romands notamment, mais il est tout aussi vrai que jamais un problème considéré comme fondamental n’a été résolu en un tournemain. C’est l’espace public, foncièrement délibératif, qui doit, par le débat et la discussion contradictoires, même virulents, amener peu à peu à un consensus minimal. Aucun système politique n’exige sans doute autant de temps pour résoudre certains problèmes, c’est pourquoi  ce système politique doit être apprécié en fonction de la longue durée et non en termes de « coups médiatiques ».

Notre propre point de vue à propos de l’avenir de la Suisse n’est ni béatement optimiste ni catastrophiste mais volontariste, fonction d’un projet de société exigeant et qui nous semble adapté à l’évolution générale actuelle. Ce ne sont pas des réformes institutionnelles (voir les nouveaux projets de réforme de la Constitution fédérale dont certains semblent attendre comme des miracles) mais une meilleure mise à profit et une utilisation volontariste de l’ensemble des possibilités politico-culturelles du système politique et du pluriculturalisme suisses qui pourraient apporter  des éléments de réponse aux grands défis de notre époque. Prenons l’exemple du problème des rapports entre les différentes communautés linguistiques. Il y a quelque temps encore, la Suisse pouvait parfaitement fonctionner avec des communautés linguistiques juxtaposées, sans communication poussée ni liens intenses et durables entre elles. Aujourd’hui, une telle communication plus poussée semble, en revanche, devenir une nécessité. Les autorités le pensent également puisque le point 3 du nouvel article constitutionnel sur les langues (art. 116) le prévoit explicitement (« La Confédération et les cantons encouragent la compréhension ou les échanges entre les communautés linguistiques »).

Pour se comprendre et échanger il faut pouvoir communiquer, et pour communiquer il faut connaître la langue de l’autre ou du moins la comprendre à défaut de la parler. Il s’agit d’ailleurs là d’un mode de communication courant entre les élites helvétiques des différentes communautés linguistiques: chacun parle dans sa langue et est censé comprendre passivement celles des autres, ou du moins celles des plus grandes communautés linguistiques. Il serait en effet difficile d’attendre d’une grande partie des Suisses qu’ils comprennent, même passivement, le romanche (cela d’autant plus qu’il existe à côté de « l’inter-romanche » nouvellement créé (le rumantsch grisun), cinq dialectes romanches différents parmi les 40.000 personnes dont c’est la langue principale.

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On saisit ainsi quelques problèmes majeurs de la Suisse actuelle, que l’on ne peut que caricaturer, tant chaque aspect comporte toujours de multiples nuances, variations et cas particuliers, sans oublier que la définition de ces problèmes varie encore fortement d’une communauté linguistique à une autre. Prenons l’exemple de la communication entre Alémaniques et Romands. Du point de vue des Romands, les difficultés de communication avec les Alémaniques sont dues au fait que ces derniers parlent un dialecte (langue essentiellement orale) et non la langue allemande standard (orale et écrite) telle qu’on l’apprend à l’école et qu’elle s’écrit. Ainsi dira-t-on en Romandie que l’apprentissage de l’allemand ne sert à rien puisque les Alémaniques préfèrent parler le dialecte et n’aiment pas la langue allemande standard. Il est vrai que ces derniers ne se sentent pas toujours à l’aise en allemand standard, car ce n’est pas leur langue maternelle et d’autre part les Alémaniques sont très attachés à leurs dialectes. De plus, dit-on du côté romand, même si on voulait apprendre le dialecte alémanique (le Schwyzerdütsch), lequel faudrait-il choisir puisqu’il y en a plusieurs? En réalité, il s’agit là d’un prétexte car les Alémaniques parlant des dialectes différents peuvent parfaitement se comprendre moyennant certains mécanismes d’adaptation rodés depuis longtemps (on laisse tomber certains termes trop idiomatiques et l’on atténue les phénomènes de prononciation trop singuliers).

En réalité, la raison de la faible pratique que ce soit de l’allemand standard ou du dialecte alémanique parmi les Romands provient de l’image négative que ces derniers ont de la langue du majoritaire, voire des majoritaires eux-mêmes. Il y a bien sûr des exceptions mais d’une manière générale, à l’école déjà, les enfants francophones n’aiment pas l’allemand et ont beaucoup de préjugés négatifs aussi bien envers cette langue qu’envers les individus qui la parlent. Les moyens financiers investis par chaque communauté linguistique, dans l’éducation, pour l’apprentissage de la deuxième langue nationale, sont pourtant énormes. Les résultats sont faibles à cause de cette image et représentation sociale négatives, et l’on sait que l’on n’apprend que difficilement une langue lorsqu’on en a une image négative. Il faudrait donc changer cette image, démonter les stéréotypes et s’intéresser à la mentalité, à la manière de vivre, à la sous-culture (réellement différente) de l’autre, plutôt que la stigmatiser et s’en moquer. Cela paraît d’une logique implacable mais changer les mentalités n’est pas chose facile. Malgré tout, les situations semblent évoluer peu à peu, et le dévouement et l’imagination de nombre d’enseignants de langue seconde sont remarquables.

Les Romands signalent volontiers que s’ils disent quelques mots en allemand standard à des Alémaniques, ces derniers préfèrent répondre en français plutôt que de parler en allemand standard. Cela est encore en partie vrai mais cette adaptation du majoritaire au minoritaire commence elle aussi à changer puisque nombre d’Alémaniques  s’intéressent plus à l’anglais qu’au français, et qu’ils trouvent donc de plus en plus que les Romands pourraient aussi faire un effort et apprendre un peu le dialecte alémanique. A ce moment-là c’est le tollé, car certains francophones considèrent qu’ apprendre le dialecte alémanique serait comme une trahison envers la langue française et une soumission au majoritaire alémanique et à sa langue (qui, en plus, pour certains Romands, n’en serait pas une, de langue!). En fait, on sait aujourd’hui que tout apprentissage d’une autre langue constitue une ouverture incomparable sans nuire à la langue maternelle et dans le cas présent, les francophones défendraient peut-être encore mieux leur propre langue, identité et spécificité en s’exprimant de temps en temps en allemand, voire en dialecte, en présence d’ Alémaniques. Soyons précis, puisque nous marchons sur des charbons ardents, il ne s’agirait aucunement d’adaptation unilatérale mais de comportements symboliques ayant une signification et une portée considérables. En ne prononçant que quelques mots en allemand, voire en dialecte alémanique, les Romands montreraient qu’ils ont de la considération pour les Alémaniques, pour leur identité, leur langue, leur mentalité, et non du rejet, voire du mépris. Les Alémaniques sont très sensibles à ce genre de comportements plus ouverts. Quelques mots seulement pourraient changer du tout au tout la nature de ces rapports intercommunautaires. Nous l’avons vérifié empiriquement à de nombreuses reprises dans nos travaux de recherche. Mais proposer de telles mesures, aussi symboliques soient-elles, est déjà de trop pour certains francophones, pour les plus intransigeants qui voient partout mais à tort un danger de germanisation de la Suisse. Pour avoir proposé de telles mesures symboliques au niveau national et qui sont d’ailleurs couramment appliquées à la frontière des langues où Alémaniques et Romands vivent mélangés, nous avons été traité de « collaborateurs » par un ancien membre du gouvernement du canton, pourtant bilingue et frontière de Fribourg (« le combat linguistique a ses collaborateurs complaisants et ses résistants héroïques », journal « La Liberté », 5 sept. 1992).

On saisit la charge émotive du sujet alors que  notre proposition peut sembler des plus évidentes. Autre phénomène surprenant de nature linguistique dans un pays plurilingue: les écoles bilingues. Sachant précisément les difficultés d’un apprentissage purement scolaire et traditionnel des langues, de nombreux pays s’orientent de plus en plus vers les écoles bilingues. Au lieu d’apprendre une autre langue uniquement lors de cours de langue, on enseigne donc certaines matières scolaires générales (mathématiques, gymnastique, géographie , histoire, etc.) dans la langue étrangère afin d’acquérir cette dernière en la pratiquent et en l’appliquant . Sans entrer dans les détails et les variantes de cette pédagogie, il est établi que cette dernière s’avère très efficace, attirante même. La Suisse serait bien placée pour mettre davantage à profit les remarquables acquis de la scolarisation bilingue, cela d’autant plus que dans chaque communauté linguistique sont présents des membres des autres communautés linguistiques qui pourraient faciliter la mise en pratique de tels enseignements bilingues, voire plurilingues, en servant d’intermédiaires. Paradoxalement, la Suisse est aujourd’hui en retard en matière d’enseignement bilingue, même par rapport à des pays traditionnellement unilingues. Elle ne profite guère des atouts exceptionnels et considérables de son plurilinguisme. Le dynamisme innovateur n’arrive pas à avoir raison des pesanteurs éducationnelles traditionnelles ainsi que des peurs et préjugés  intercommunautaires ancestraux. La capacité des individus à se déplacer professionnellement, à changer de lieu, de région, voire de communauté linguistique, est aujourd’hui prônée par tout le monde mais on n’y prépare guère les individus. Les autorités et les parents de la Suisse plurilingue se verront-ils reprocher par leurs enfants de les avoir empêché d’apprendre efficacement et sans préjugés les autres langues? Il existe certes quelques écoles bilingues en Suisse mais elles sont souvent privées et coûtent cher. Seule une petite minorité privilégiée sera-t-elle réellement plurilingue? En fait, il s’agirait de généraliser l’enseignement bilingue dans l’école publique, afin de faciliter les échanges, la mobilité professionnelle et la communication interculturelle en général. L’apprentissage des langues deviendrait non plus rebutant mais passionnant. Cela serait possible sans beaucoup de moyens financiers supplémentaires étant donné les compétences à disposition, et éviterait surtout la dépense en vain de sommes considérables comme cela est fait actuellement. Il ne suffit plus de se donner bonne conscience en prônant théoriquement l’apprentissage des langue; il faut viser l’efficacité, efficacité qui permettrait simultanément une vie sociale plus intense, une communication interculturelle d’actualité et une ouverture d’esprit tant prônée, elle aussi.

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Et l’anglais? Il s’agit d’un autre problème faisant l’objet de discussions innombrables et infinies, en Suisse aussi. Continuons avec l’exemple des relations entre Alémaniques et Romands. On voit de plus en plus poindre la demande de pouvoir apprendre l’anglais comme seconde langue, à la place d’une deuxième langue nationale (à la place de l’allemand pour les Romands et du français pour les Alémaniques). Argument avancé: son utilité serait plus grande, son usage plus large et son apprentissage plus aisé; pour terminer, les Suisses communiqueraient entre eux en anglais lors des contacts intercommunautaires au lieu d’apprendre les langues nationales.

Le problème est clairement politique et notre choix l’est tout autant. Oui à l’anglais mais après une seconde langue nationale, cela d’autant plus que l’on sait que l’apprentissage d’une langue étrangère prépare et facilite l’apprentissage d’autres langues. Politique, le problème l’est car il en va carrément de la survie de la société pluriculturelle et plurilingue suisse. Avec l’hypothèse de l’anglais comme seconde langue apprise à l’école, la logique de la séparation risquerait de l’emporter sur la logique de l’unité dans la diversité, si longuement et chèrement acquise. En effet, l’on n’invente pas du jour au lendemain un facteur d’union nouveau entre des communautés linguistiques et culturelles différentes et à qui il a fallu des décennies, voire des siècles, pour trouver des modalités originales de cohabitation et de communication interculturelles[3].

Le modèle interculturel suisse est un modèle volontariste; il ne va pas de soi et ne se perpétuera pas automatiquement. Il suppose une volonté politique collective et doit être constamment activé, pratiqué, reconstruit et développé par des citoyens volontaires, actifs et décidés. De nos jours, la cohabitation séparée ne suffit plus, il faut un intérêt pour l'Autre, pour les Autres, intérêt qui va à l'encontre de la force des préjugés, des stéréotypes négatifs et des stigmatisations caricaturales.

Même s’il n’est ni parfait ni exportable, le modèle suisse nous semble mériter de continuer à exister, surtout à une époque où une logique diamétralement opposée, celle de l’exclusion de l’Autre et de la purification ethnique, se répand si vite qu’elle va finir par paraître inéluctable.

Pour illustrer un peu plus en détail la culture de l’interculturel et le savoir-faire intercommunautaire développés en Suisse, nous allons nous référer brièvement à l’une ou l’autre des multiples situations concrètes de contacts interculturels que nous avons observées sur le terrain pendant de nombreuses années dans le cadre de notre Groupe de recherche interdisciplinaire sur le pluriculturalisme.

Illustrons d’une autre manière le fait, fondamental pour nous, que la diversification culturelle de nos sociétés est également liée à des changements politiques profonds, à une modification des critères de nos comportements politiques et de nos sensibilités collectives. Certains de ces critères autrefois secondaires sont devenus plus importants, voire prioritaires, tandis que d’autres, déterminants il y a peu encore, sont devenus secondaires. Parmi les premiers critères, on peut citer précisément l’attachement à la langue, à l’identité culturelle et ethnique, au local, au régional, au territorial. Ces critères sont plus marqués chez un groupe social qui cherche à se définir comme minoritaire sur une base linguistique, ethnique ou régionale et à être perçu comme tel par les autres acteurs sociaux et politiques. L’insistance sur ces nouveaux critères a relégué au second plan, dans ces situations, des critères plus traditionnels comme les oppositions de classe et les oppositions idéologiques du genre gauche/droite. Dans le canton bilingue et frontière de Fribourg, (2/3 de francophones et 1/3 de germanophones) l’art.21 de la Constitution cantonale (la politique linguistique relève principalement des cantons en Suisse) relatif aux langues et qui prévoyait une certaine prééminence du français sur l’allemand (la version française faisait foi) n’avait guère posé de problèmes pendant des décennies. Mais, à partir des années 1960, cette prééminence du français a subitement été considérée comme vexatoire et humiliante par les minoritaires alémaniques (dans le canton de Fribourg, les Alémaniques, majoritaires au niveau national, sont minoritaires ). Ce changement d’attitude des Alémaniques ayant commencé à se définir comme MINORITAIRES est à mettre en relation avec le changement des critères du comportement social et politique susmentionné. Plus généralement, on peut distinguer 3 phases historiques dans les relations entre les deux communautés linguistiques fribourgeoises.

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  1. a) Une première phase qui va jusque vers les années 1950-1960 et qui se caractérise par l’adaptation unilatérale et volontaire des Alémaniques à la langue du majoritaire francophone. Le français est la référence, plus prestigieuse, à laquelle on s’adapte, au point où les Alémaniques ont même honte de leur dialecte alémanique maternel.
  2. b) A partir des années 1960, le bouleversement est complet: les Alémaniques minoritaires entrent dans une phase d’affirmation et de revendication identitaires générale et systématique (comme d’autre minorités nationales, linguistiques et ethniques dans d’autres régions du pays et du monde). Il s’agit bien d’un phénomène social et politique général et non d’une revendication purement locale. Cela, c’est nous, les sciences sociales, qui le disons. En revanche, les acteurs concernés vivaient les réalités tout autrement. Ainsi, les francophones majoritaires, brusquement remis en cause par des minoritaires jusque-là si conciliants et prêts à s’adapter, n’ont pas fait, dès le début, une lecture politique du phénomène. Ils ont procédé à une psychologisation, attribuant les revendications des Alémaniques à « leurs traits de caractère » (« esprit insatisfait et toujours revendicateur », etc.). La langue et la culture des Alémaniques n’étaient pas vraiment reconnues comme telles et une véritable « francisation » s’était mise en place (même les futures institutrices alémaniques qui allaient ensuite enseigner en allemand dans les communes et districts alémaniques du canton de Fribourg devaient faire leurs études en français). Cette psychologisation, vexatoire pour les Alémaniques, passés de l’adaptation à l’affirmation, a eu pour effet de crisper les relations entre les deux communautés. Le majoritaire a mis du temps à comprendre que derrière des revendications, à l’origine effectivement très spécifiques, partielles et sectorielles, (revendications sur la dénomination des noms de rues, de lieux, demande de bilinguisation généralisée, etc.), se cachait la naissance d’un véritable mouvement social et politique à base linguistique et culturelle.

D’autre part, même si les Alémaniques sont majoritaires au niveau national, il devenait intenable pour les francophones de leur refuser au niveau cantonal les droits que ces mêmes francophones revendiquent comme minorité au niveau national.

  1. c) A l’heure actuelle, au moment où les Alémaniques ont obtenu, après des décennies de lutte, d’insistance et de persévérance, satisfaction sur un très grand nombre de discriminations, s’ouvre une troisième phase des rapports intercommunautaires, faite pour l’instant d’incertitude mais dont l’issue va dépendre pour beaucoup de la disposition et de la volonté des acteurs en présence: ou bien chaque communauté linguistique va de plus en plus son propre chemin, dans le sens d’un « séparatisme soft », ou bien le canton de Fribourg profite de sa situation privilégiée de canton bilingue pour faire fructifier cette coprésence de deux langues et cultures et pour les faire communiquer davantage. Cela n’ira pas non plus de soi et ne pourra qu’être fonction d’un projet politique volontariste. Chaque communauté ayant maintenant  son identité, elles seraient en principe bien placées pour communiquer davantage entre elles et cela d’autant mieux qu’elles ont par ailleurs une culture politique

Le canton de Fribourg comme celui par exemple du Valais, également  bilingue et avec des proportions linguistiques semblables (1/3 de germanophones et 2/3 de francophones), ont la chance de posséder une longue tradition de culture de l’interculturel et de savoir-faire intercommunautaire grâce à la coprésence historique des deux principales langues et cultures nationales. Les deux cantons, situés à la frontière nationale des langues, comptent un certain nombre de communes comportant une part variable de l’une et l’autre communauté linguistique. Ils constituent de véritables laboratoires de l’interculturel, illustrant dans le réel et en acte ce que peut devenir la vie intercommunautaire lorsque deux communautés linguistiques et culturelles sont en présence dans des proportions, des situations et des contextes très variables. L’expérimentation interculturelle se fait sous nos yeux, sans expérimentateur, et cela depuis de nombreuses décennies, voire des siècles.

La grande variété des situations auxquelles a donné lieu l’attitude pragmatique dans la gestion des rapports intercommunautaires s’explique aussi par un facteur comme celui de l’autonomie cantonale et de l’autonomie communale (possibilité de rencontrer des modèles de rapports interculturels fort variables, même dans des communes proches ou voisines et ayant une composition intercommunautaire semblable) puisque chaque commune peut définir de manière relativement autonome sa politique linguistique et scolaire).

Ce savoir-faire intercommunautaire qui s’est développé à la frontière des langues est pourtant encore très peu étudié et connu, même par la population suisse. On retrouve la différence entre la définition politique et journalistique de la question des langues (souvent dramatisée, spectacularisée et peinte comme si la Suisse était au bord de l’éclatement) et le tableau que peuvent offrir des recherches approfondies des sciences sociales.

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Illustrons brièvement le fonctionnement quotidien de ce savoir-faire intercommunautaire qui s’est développé à la frontière des langues française et allemande dans les cantons du Valais et de Fribourg, et qui pourrait constituer une référence, ou du moins une source d’inspiration, pour l’ensemble de la Suisse, voire pour d’autres pays pluriculturels.

Dans l’ensemble, on est frappé par le climat de bonne volonté qui règne dans ces communes. Les problèmes existent, des différends et des tensions surgissent périodiquement, mais on cherche toujours une solution, la moins inéquitable possible. La dimension historique joue un rôle capital: cela fait des décennies, voire des siècles que l’on a dû chercher et trouver des solutions. Bonne volonté, souplesse et pragmatisme, autant d’attitudes qui se situent à l’opposé de l’attachement rigide à des principes et dont l’exigence d’application stricte devient souvent source de conflit. Lorsque l’expérience historique devient la référence, la solution est proche, tandis que la défense inconditionnelle de principes idéologiques engendre vite intolérance, blocage et conflit.

Dans les communes plurilingues du canton de Fribourg, par exemple, les domaines qui posent problème reviennent avec une régularité des plus fidèles: se sont principalement l’école, l’administration et la vie politique en général. La mesure dans laquelle une commune est plus ou moins complètement bilingue est déterminante (possibilité pour les enfants de la communauté minoritaire de suivre les écoles dans leur langue d’origine, degré de bilinguisme de l’administration, place faite à la minorité dans la vie sociale, culturelle et politique en général). Ce degré de bilinguisme dépend lui-même de l’importance de la minorité, de la pratique historique, du contexte géolinguistique, de la proximité de la frontière linguistique. Des facteurs autres que purement linguistiques interviennent pour expliquer l’état plus ou moins consensuel ou conflictuel du rapport entre les communautés linguistiques: l’ampleur et la rapidité du développement économique et des flux migratoires. Un développement économique et une immigration subits et forts peuvent poser plus de problèmes (comme c’est le cas à Marly et à Courgevaux, mais pas à Villars-sur-Glâne, dans une situation pourtant analogue) que des mouvement plus lents et plus anciens (Granges-Paccot, par exemple). La proximité des voies de communication joue également un rôle déterminant. Une commune située près d’une autoroute et relativement proche d’un centre urbain présente un attrait certain: terrain moins cher, possibilité de vivre à la campagne tout en travaillant à la ville. Si, d’autre part, une commune offre la possibilité de scolariser les enfants indifféremment dans l’une ou l’autre langue, son pouvoir d’attraction devient maximal. Dans ce tels cas, il peut se produire subitement des réactions de défense, souvent avec retard.

L’équilibre linguistique dépend aussi de la disposition plus ou moins grande des minoritaires linguistiques nouvellement arrivés à s’adapter. Souvent, les nouveaux arrivants alémaniques non fribourgeois qui ne possèderaient pas ce savoir-faire intercommunautaire historique que les "vrais" Fribourgeois, Alémaniques ou Romands, “ont dans le sang”, sont transformés en véritables boucs émissaires, devenant la cause de tous les problèmes.

Dans trois communes officiellement francophones: Courtaman, Courtepin et Wallenried (cette dernière à majorité pourtant alémanique, à 54%), le bilinguisme est considéré comme fonctionnant de manière exemplaire, palmarès au sein duquel Courtaman arrive en tête. Dans ce dernier cas, les proportions linguistiques sont aussi les plus proches (54% de francophones et 47% d'Alémaniques). Cette commune se trouve à mi-chemin entre Morat et Fribourg et est entourée de communes à la fois alémaniques et romandes. Le développement des deux communautés linguistiques s'est fait de manière lente et équilibrée au cours de l'histoire récente (contrairement, par exemple, à Courgevaux dont l'image est conflictuelle, et qui a donc connu un développement brusque et une immigration essentiellement alémanique).Ces trois communes disposent d'un autre avantage: elles sont proches les unes des autres et collaborent activement. Ce qui permet par exemple aux parents, grâce au cercle scolaire commun dont elles font partie, de scolariser leurs enfants dans la langue de leur choix. En ce qui concerne l'Association des communes du district du Lac (sept membres représentant les différentes régions du district), son président est parfaitement bilingue, les débats se déroulent à 80% en allemand tandis que le procès-verbal des réunions est rédigé en français. Autre modalité de gestion communale intéressante: Meyriez. Cette commune officiellement francophone, bien que les francophones ne représentent plus que 20% de la population, tient à le rester. Les débats au Conseil communal ont lieu en dialecte alémanique, les procès-verbaux sont rédigés en français. L'ensemble de la population tient au français, considéré comme un élément d'identité du village (situé à côté de la ville germanophone de Morat). La paroisse protestante de Meyriez (70% de protestants) constitue un autre exemple original de cohabitation linguistique. Même si les trois quarts de la communauté ecclésiale sont de langue allemande, la paroisse est francophone. Deux cultes mensuels sont célébrés en allemand et un en français. Les offices des jours de fête sont toujours bilingues. Le pasteur commence le sermon en français et le poursuit en allemand, sans traduire ses propos, la plupart des pratiquants comprenant les deux langues. Chacun chante dans sa propre langue sur une mélodie commune et les paroissiens prient en même temps, mais dans leur langue respective. Les mariages mixtes (du point de vue à la fois linguistique et religieux) sont courants. Le pasteur prépare alors minutieusement son texte afin que chaque langue ait la même importance. Une anecdote relative à l'image d'un tel culte bilingue chez certains: une dame suisse allemande trouvait que le pasteur avait privilégié le français, tandis qu'une romande fit remarquer: "C'était quand même un culte en allemand".

A propos de ces subtilités du bilinguisme, une remarque, recueillie à Courgevaux, souligne la nécessité d'ajouter à l'opposition Romands/Alémaniques, la catégorie des bilingues: une invitation rédigée dans les deux langues attire les Alémaniques et les Romands bilingues mais rarement les "purs" Romands (monolingues). On retrouve le sentiment  de nombre de Romands qui affirment que le bilinguisme avantage les Alémaniques, sentiment qui correspond à la réalité, puisque les Romands manifestent en général un moindre empressement à apprendre l’allemand.

Nombreuses sont les personnes qui insistent pour dire que les autorités cantonales devraient soutenir les communes comprenant les deux communautés linguistiques afin qu'elles puissent être plus conséquemment bilingues. Nombreux sont également ceux qui signalent que les situations de bilinguisme tempèrent les préjugés et la xénophobie. Les immigrés alémaniques, dans les communes majoritairement francophones et qui ont fréquenté l'école française, jouent souvent le rôle d'intermédiaire entre les deux communautés. Il est intéressant de relever les nuances apportées par les membres des deux communautés qui ont des rapports étroits avec ceux de l'autre communauté. Dans ces situations, les Alémaniques sont plus sensibles à la situation des minoritaires tandis que les Romands minoritaires comprennent mieux l'attachement des Alémaniques à leurs dialectes. Ces Romands-là ne seraient aucunement opposés à l'apprentissage du Schwyzerdütsch à l'école. Il ne s'agirait nullement d'un scandale pour eux et ils soulignent la nécessité de connaître ce dialecte pour comprendre la mentalité alémanique et pour éprouver ce que ressentirait un Alémanique qui devrait parler Hochdeutsch (allemand standard) dans toutes les situations de la vie quotidienne .Pour eux, demander aux Alémaniques de parler systématiquement Hochdeutsch relève de l'illusion et ils savent qu'il est impossible de les inviter à renoncer au dialecte, leur langue maternelle. Ici, certains Romands vont jusqu'à souligner que le dialecte alémanique est partie intégrante du patrimoine cultuel helvétique. Quant aux Romands bilingues, ils  se rendent mieux compte des difficultés que représente le dialecte alémanique pour le Romand unilingue. D'où l'évocation d'une autre modalité de communication intercommunautaire: les Romands qui ne parlent pas le dialecte cherchent néanmoins à le comprendre, chacun parlant dans sa langue. A Morat, chef-lieu du district bilingue du même nom et comptant environ 15% de francophones, les difficultés sont aussi  et vite attribuées aux "gens venus de l'extérieur", en l'occurrence les immigrés alémaniques du canton de Berne. Leur influence est crainte aussi bien par les Alémaniques que par les Romands; cette influence serait plus grande que ne le montrent les chiffres officiels, car tous les propriétaires de résidence secondaire aux environs du lac de Morat ne sont pas comptés dans ces chiffres. Comme dans le Haut-Valais, on trouve des Alémaniques pour dire qu'ils n'aiment pas trop d'autres Alémaniques. Il existe bien sûr aussi des animosités entre les deux communautés linguistiques traditionnelles. A Morat, les francophones minoritaires ont également dû se battre afin d'obtenir un cursus scolaire francophone de plus en plus complet (jusque dans les années 1960, les élèves francophones devaient suivre l'école secondaire en allemand). Les Romands se sentent et se disent peu désirés dans certains clubs et associations. Si les Alémaniques se disent très largement satisfaits, les Romands sont nombreux à signaler qu'ils ressentent néanmoins le "rapport de force" et la nécessité de s'adapter. Si des Alémaniques trouvent "qu'on en a fait déjà assez pour les Romands", certains Romands pensent que les raisons financières opposées à leurs revendications sont plutôt une excuse.

kantone_wappen.jpgMalgré certaines divergences inévitables, on retrouve la culture de la frontière que tous ressentent, mais qu'ils ont de la peine à définir. Cette culture se développe à partir des interactions intercommunautaires quotidiennes inévitables, interactions qui finissent par créer une mentalité particulière où l'on se sent "entre les deux". Ce qui, ailleurs, tourne en opposition, voire en exclusion, devient ici complémentarité enrichissante. L'expression "barrière de Röstis" est ressentie comme non pertinente car contradictoire avec ce que vivent quotidiennement les gens.

Cette culture de la frontière n'est pas non plus une donnée acquise; elle est aussi à construire et à reconstruire tous les jours. Elle suppose des efforts réciproques quotidiens, même si elle est profondément ancrée et relève de la tradition historique.

Le canton de Fribourg semble se trouver aujourd’hui à un tournant. La question linguistique prend subitement de plus en plus de place et des tensions plus marquées pourraient se faire jour d'un moment à l'autre. Sans mettre en cause un seul instant ni les frontières linguistiques ni les identités linguistiques et culturelles respectives, il serait bon de se rappeler que si l'équilibre linguistique suisse constitue un fondement solide de la Suisse, il compte ses fragilités; il a été acquis par le pragmatisme, un effort constant d'intercompréhension, de tolérance et de souplesse, et non par l'intransigeance, la méfiance et la suspicion. La Suisse pourrait éviter d'en arriver à la situation belge, à une polarisation sur la question des langues, à une logique de la séparation systématique et à un refus réciproque de plus en plus marqué.

Les cantons du Valais et de Fribourg ont l'immense avantage de vivre quotidiennement ce problème des rapports intercommunautaires et d'offrir une gamme extrêmement vaste et riche de situations concrètes où l'on a constamment cherché et réussi à résoudre les problèmes, même les plus difficiles et inextricables. L'ensemble de la Suisse aurait intérêt à mieux connaître certains de ces cas concrets de manière approfondie et détaillée, car seuls les problèmes les plus aigus que peuvent rencontrer ces deux cantons sont connus et médiatisés. Certes, les difficultés et les conflits existent, mais ils ne représentent qu'une infirme partie de l'ensemble des réalités économiques, sociales, culturelles, politiques et linguistiques, extrêmement riches, surprenantes et stimulantes, qui vont de pair avec cette cohabitation historique et quotidienne de deux communautés linguistiques.

On peut rappeler ici la différence de résultats suivant que l'on se fonde sur des sources écrites comme la presse quotidienne ou sur des études de cas approfondies effectuées par observation participante. Les premières font volontiers apparaître les difficultés et les problèmes (la presse est même accusée de les créer) tandis que dans les communes où vivent quotidiennement ensemble les deux communautés linguistiques, on est occupé à la solution de ces problèmes. C'est ici que s'élabore et se met en pratique le savoir-faire intercommunautaire et que se développe une véritable culture de la pratique interculturelle quotidienne.

Dans les mesures concrètes à prendre pour favoriser le développement du bilinguisme et du biculturalisme, nombreux sont ceux qui soulignent la nécessité d'agir à l'école et cela dès le plus jeune âge. Sans doute ressentent-ils le poids et la place que peuvent prendre très tôt chez les enfants les représentations stéréotypées et les préjugés relatifs à l'autre communauté et à l'autre langue.. Les exhortations habituelles au bilinguisme de la part des autorités n'étant guère suivies d'effets, peut-être vaudrait-il mieux se fixer des objectifs plus modeste et essayer, par exemple, d'agir davantage sur les obstacles qui empêchent la traduction dans la pratique de ces appels rituels au bilinguisme. L'un de ces obstacles majeurs réside à coup sûr dans ces images et représentations stéréotypées de l'autre communauté et de l'autre langue. L'Autre ne serait plus le bouc émissaire idéal et la cohabitation intercommunautaire deviendrait une chance exceptionnelle d'ouverture et d'enrichissement culturels et linguistiques. Les actes et gestes, concrets et symboliques, envers l’autre communauté et qui ont retenu notre attention pourraient grandement contribuer à un tel changement de représentation.

Pour terminer, nous espérons que les longues et patientes recherches menées de manière bénédictine sur la mosaïque interculturelle suisse et dont nous avons essayé de rappeler quelques aspects, montrent que les débats virulents autour du "multiculturalisme" ne peuvent se résoudre par des coups d'état théoriques et qu'ils ne sont en rien purement linguistiques ou culturels. Ces problèmes relèvent à la fois de l’ identité, de la communication et du politique. La grande variété des interactions constatées entre identité, communication interculturelle et culture politique devrait rendre plus évidente l'impossibilité de généralisations hâtives. L'étude de nombreux cas concrets et différents de culture de l'interculturel et de savoir-faire intercommunautaire illustrent enfin à quel point les phénomènes de communication interculturelle sont des phénomènes profondément politiques puisqu’ils font apparaître certains critères nouveaux et fondamentaux du comportement social et politique actuel.

  1. Une première version de cet article a paru dans l’ouvrage suivant : Uli Windisch, La Suisse, clichés, délire, réalité, Ed. l’Age d’Homme, Lausanne, 1998.

[2] Jusqu’au 10 mars 1996, cet article 116 relatif à la politique linguistique ne comportait

que deux alinéas:

  1. l’allemand, le français, l’italien et le romanche sont les langues nationales de la Suisse
  2. sont déclarés langues officielles de la Confédération: l’allemand, le français et l’italien

[3] Davantage de détails et des exemples concrets du fonctionnement quotidien de cette culture de l'interculturel et du savoir-faire intercommunautaire suisses se trouvent dans les nombreuses études de cas approfondies analysées sur le terrain par notre Groupe de recherche interdisciplinaire sur le pluriculturalisme suisse. Cf. U. Windisch et al, Les relations quotiennes entre Romands et Suisses allemands, 2 vol. op.cit. Cet ouvrage comprend par ailleurs une bibliographie d'une dizaine de pages sur le "modèle" politico-culturel suisse qu'il est impossible de reprendre dans le présent article. Le lecteur plus particulièrement intéressé au cas suisse pourra s'y référer.

Uli Windisch, L' article ci-dessus est un extrait de mon livre : Le Modèle suisse , Ed l'Age d'homme, Poche suisse, Lausanne -Paris, 2007.

jeudi, 16 juin 2016

Le municipalisme libertaire - Une nouvelle politique communale?

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Murray Bookchin
Le municipalisme libertaire
Une nouvelle politique communale?

Commenté par Yohann Sparfell

Ex: http://www.in-limine.eu

(Ces commentaires ne visent pas à établir une position de rejet ou d'adoption absolue vis à vis des présupposées et propositions concernant le municipalisme libertaire mais à les considérer à la lumière d'une pensée métapolitique actuelle influencée par plusieurs sources: critique de la valeur, réflexions et actions du socialisme patriote et révolutionnaire, théorie althusienne de la souveraineté (Althusius)... Ils visent surtout à inciter à développer l'intérêt pour les communes en tant que lieux multidimentionnels d'élaboration possible de relations sociales alternatives, non à partir d'un devoir-être utopique, mais d'actions concrètes qui seraient à même de pouvoir redéfinir notre rapport à l'être).

Les deux sens du mot "politique"

Il existe deux manières de comprendre le mot politique. La première et la plus répandue définit la politique comme un système de rapports de pouvoir géré de façon plus ou moins professionnelle par des gens qui s'y sont spécialisés, les soi-disant "hommes politiques". Ils se chargent de prendre des décisions qui concernent directement ou indirectement la vie de chacun d'entre nous et ils administrent ces décisions au moyen des structures gouvernementales et bureaucratiques.

Ces "hommes politiques" et leur "politique" sont habituellement considérés avec un certain mépris par les gens ordinaires. Ils accèdent le plus souvent au pouvoir à travers des entités nommées "partis", c'est-à-dire des bureaucraties fortement structurées qui affirment "représenter" les gens, comme si une seule personne en "représentait" beaucoup d'autres, considérées comme de simples "électeurs". En traduisant une vieille notion religieuse dans le langage de la politique, on les appelle des élus et ils forment en ce sens une véritable élite hiérarchique. Quiconque prétend parler au nom des gens n'est pas les gens. Lorsqu'ils affirment qu'ils sont leurs représentants, ils se placent eux-mêmes en-dehors de ceux-ci. Souvent, ce sont des spéculateurs, des représentants des grandes entreprises, des classes patronales et de lobbies en tout genre.

Souvent aussi, ce sont des personnages très dangereux, parce qu'ils se conduisent de façon immorale, malhonnête et élitiste, en utilisant les média et en répandant des faveurs et des ressources financières pour établir un consensus public autour de décisions parfois répugnantes et en trahissant habituellement leurs engagements programmatiques au "service" des gens. Par contre, ils rendent ordinairement de grands services aux couches financièrement les mieux nanties, grâce auxquelles ils espèrent améliorer leur carrière et leur bien-être matériel.

Cette forme de système professionnalisé, élitiste et instrumentalisé appelé ordinairement politique est, en fait, un concept relativement neuf. Il est apparu avec l'État-nation, il y a quelques siècles, quand des monarques absolus comme Henry VIII en Angleterre et Louis XIV en France ont commencé à concentrer entre leurs mains un énorme pouvoir.

Avant la formation de l'État-nation, la politique avait un sens différent de celui d'aujourd'hui. Elle signifiait la gestion des affaires publiques par la population au niveau communautaire ; des affaires publiques qui ne sont qu'ensuite devenues le domaine exclusif des politiciens et des bureaucrates. La population gérait la chose publique dans des assemblées citoyennes directes, en face-à-face, et élisait des conseils qui exécutaient les décisions politiques formulées dans ces assemblées. Celles-ci contrôlaient de près le fonctionnement de ces conseils, en révoquant les délégués dont l'action était l'objet de la désapprobation publique.

Mais en limitant la vie politique uniquement aux assemblées citoyennes, on risquerait d'ignorer l'importance de leur enracinement dans une culture politique fertile faite de discussions publiques quotidiennes, sur les places, dans les parcs, aux carrefours des rues, dans les écoles, les auberges, les cercles, etc. On discutait de politique partout où l'on se retrouvait, en se préparant pour les assemblées citoyennes, et un tel exercice journalier était profondément vital. À travers ce processus d'autoformation, le corps citoyen faisait non seulement mûrir un grand sens de sa cohésion et de sa finalité, mais il favorisait aussi le développement de fortes personnalités individuelles, indispensables pour promouvoir l'habitude et la capacité de s'autogérer. Cette culture politique s'enracinait dans des fêtes civiques, des commémorations, dans un ensemble partagé d'émotions, de joies et de douleurs communes, qui donnaient à chaque localité (village, bourg, quartier ou ville) un sentiment de spécificité et de communauté et qui favorisait plus la singularité de l'individu que sa subordination à la dimension collective.

Commentaires : Lorsque Murray Bookchin écrivait que les « politiques » « rendent de grands services aux couches financièrement les mieux nantis » (ce qui est totalement exact si l'on se réfère par exemple à la démonstration qui a été faite il y a quelques temps de la façon dont la classe politique s'est constamment tut sur les agissements d'organismes financiers internationaux comme Clearstreem), il ne faisait que décrire un phénomène qui plonge ses racines en une cause bien plus profonde et inhérente à la structure sociale fondée par le capitalisme. Les relations sociales d'accointances entretenues avec la classe néo-bourgeoise post-moderne, la « Nouvelle Classe », par les « politiques » (par intérêts ou par nécessités, les « politiques » menées par ces derniers ne pouvant l'être qu'à condition que leur soit consacré une part du capital issue de la circulation de celui-ci) sont le voile qui cache des rapports sociaux de quasi-asservissement vis à vis de la dynamique sociale de production des multinationales auto-entretenue par la recherche incessante de valorisation du Capital. En effet, les institutions étatiques par delà le fait qu'elles autorisent à une classe dirigeante et bureaucratique de bénéficier grassement de la manne engendrée par le cycle de valorisation, permet surtout au capitalisme, pseudo-société structurée autour de la valorisation des capitaux, de trouver en ces institutions les instruments indispensables à son bon fonctionnement et sa pérennisation. C'est en cela que l'on peut déclarer que la création de l'État-Nation moderne et le rôle particulier des rapports sociaux qu'il entretient depuis son avènement, sont historiquement déterminés par la dynamique sociale caractérisant un type original de production : le capitalisme. C'est la raison pour laquelle cette forme étatique a progressivement élaboré, et maintient, les structures organisationnelles nécessaires au fonctionnement des rapports sociaux de production au sein des différentes sphères de la production, de la distribution et de la circulation : la définition et le respect du droit juridique des individus (la garantie du droits des individus « libres et égaux », les individus « atomisés ») appelé « droits-de-l'homme » déconnectés de ceux du « citoyen », la formation adéquates des savoirs aux normes d'efficacité en vigueur, la mise en œuvre des infrastructures et organismes nécessaires à la circulation des individus-producteurs-consommateurs, des marchandises et des capitaux, le développement des moyens de production (recherche techno-scientifique, …), l'éducation adaptée au strict minimum dans le but d'adapter le jeune individu à la « pensée unique », etc… La machinerie étatique a en outre pour fonction d'adapter ses différents attributs aux besoins contextuels du capital. C'est ainsi que l'État a pu se parer d'une certaine religiosité en s'adjoignant le terme de « Providence » (dans les moments où le capitalisme a besoin de l'assistance des moyens publiques afin d'accompagner la croissance de sa productivité – keynésianisme des trente glorieuses – ou de combler les pertes dues à ses « errements » financiers, en fait émanant de nécessité immanentes au contexte particulier de sa fin de règne peu glorieuse – crise de 2008), ou renforcer son rôle régalien tout en permettant aux capitaux d'organiser eux-même, afin de trouver de nouvelles mannes, ce qui était autrefois de ses attributions, dans un cycle de dérégulation et de libéralisation autoritaire (mais dans les deux cas, il conserve toujours le rôle de faciliter l'ouverture à de nouveaux marchés pour le Capital, par exemple par le biais des normes en tous domaines lui fournissant prétexte à taxes, contrôles et contraintes ou bien par une privatisation rampantes et juteuse de diverses assurances dont personne aujourd'hui ne pourrait se passer, comme de la retraite par exemple). Dépasser la logique de la valeur implique donc forcément dépasser l'État dans sa forme moderne – voire postmoderne dans son rôle d'accompagnateur servile du diktat mondialiste et réduit à ses fonctions de surveillance et de répression - car l'un comme l'autre sont des éléments structurels de l'économisme et de ses règles qui dominent les hommes et leurs rapports sociaux mais aussi bien sûr les communautés, familiales, régionales, nationales et continentales. On peut d'ailleurs s'en apercevoir par un aspect de plus en plus prenant de l'économisme et de l'État auquel M Bookchin faisait souvent référence : la centralisation croissante ainsi que l'uniformisation des modes de vie et de pensée qui lui est consubstantiel, et qui pourtant apparaissent sous des formes de décentralisations politiques et de « libertés » individuelles, fortement illusoires, parce que déconnectées de toute co-création collective.

Il est bien entendu qu'une dynamique de renversement de ce paradigme auto-destructeur ne peut, à moins d'hypothéquer gravement sa réussite éventuelle, songer à établir une étape de transition étatisée concentrant en elle l'ensemble de la souveraineté comme cela s'est fait lors de la révolution soviétique, ou autres, c'est-à-dire une continuité d'une interprétation bodinienne (Jean Bodin, jurisconsulte français du XVIème siècle) de la souveraineté. Un mouvement de « communalisme », dans le sens où il se veut être une dynamique de renversement des valeurs que l'on peut appeler « occidentales », se doit de pouvoir repositionner la souveraineté actuellement concentrée au sein des États modernes vers les peuples eux-mêmes et leurs diverses corporations imbriquées, et donc influer positivement sur - pour ne pas dire aussi renverser - les rapports sociaux, qui sont les vecteurs de leur pérennisation, par des relations humaines associatives préfigurant un tout autre type d'organisation de la société basée sur une responsabilité directe et partagée (non médiatisées par des catégories aliénantes). La dynamique sociale partirait donc de la base, de la source inépuisable du besoin de complémentarité humaine en tous les domaines de la vie, à commencer par celui de la fourniture de tout ce qui est nécessaire à la pérennité de la vie humaine, tant matérielle que morale et spirituelle. Il s'agirait en somme de redynamiser la « volonté vers la puissance », figure narrative de la dynamique symbiotique et autonome de la vie elle-même.

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Murray Bookchin

Un écosystème politique

Une politique de ce genre est organique et écologique et non formelle ou fortement structurée (dans l'acception verticale du terme) comme elle le deviendra par la suite. Il s'agissait d'un processus constant et non d'un épisode occasionnel comme les campagnes électorales. Chaque citoyen mûrissait individuellement à travers son propre engagement politique et grâce à la richesse des discussions et des interactions avec les autres. Le citoyen avait le sentiment de contrôler son destin et de pouvoir le déterminer, plutôt que d'être déterminé par des personnes et des forces sur lesquelles il n'exerçait aucun contrôle. Cette sensation était symbiotique : la sphère politique renforçait l'individualité en lui donnant un sentiment de possession et, vice versa, la sphère individuelle renforçait la politique en lui procurant un sentiment de loyauté, de responsabilité et d'obligation.

Dans un tel processus de réciprocité, le moi individuel et le nous collectif n'étaient pas subordonnés l'un à l'autre mais se soutenaient mutuellement. La sphère publique fournissait la base collective, le sol pour le développement de fortes personnalités et ceux-ci, à leur tour, se rassemblaient dans une sphère publique créative, démocratique, institutionnalisée de façon transparente. C'étaient des citoyens au plein sens du terme, c'est-à-dire des acteurs agissants de la décision et de l'autogestion politique de la vie communautaire, y compris l'économie, et non des bénéficiaires passifs de biens et de services fournis par des entités locales en échange d'impôts et de taxes. La communauté constituait une unité éthique de libres citoyens et non une entreprise municipale instituée par "contrat social".

Commentaires : Je ne pense pas qu'il faille voir dans cette vision d'une certaine forme de citoyenneté passée, de la part de Murray Bookchin, qu'une nostalgie d'un temps certes révolu mais surtout riche d'enseignements pour l'élaboration d'une véritable démocratie. Le souvenir des époques où des relations sociales d'un tout autre type que les rapports sociaux existant aujourd'hui structuraient la vie des communautés humaines s'évanouit sous les brumes de l'absolutisme ambiant, du sentiment d'une rationalité souveraine d'où émane une impression de « fin de l'Histoire » ou d'un triomphe sur les « obscurantismes » du passés. Des pans entiers de l'histoire sont ainsi maintenus cachés de la surprise qu'il y aurait alors à découvrir que l'homme est capable de bien autres choses que de courir après ses petits intérêts égoïstes. Ainsi est est-il allé de la mémoire des Enragés de 1792-93 à Paris et Lyon qui voulaient poursuivre la Révolution, et préparer la troisième révolution française, en pratiquant la démocratie directe et la résistance à la dictature du commerce au sein de comités de quartiers, ou de la Commune de Paris en 1871 qui fut un combat patriote en même temps que social pour ne pas dire socialiste selon le sens vrai de ce mot, ou encore de la révolution anarcho-syndicaliste en Espagne en 1936, surtout dans les petites communes... D'où l'importance de notre longue mémoire ! Dans ce qui peut paraître un éloge quelque peu idéaliste de formes politiques quasi-démocratiques du passé, il y a en fait matière à s'interroger sur les possibles que comportaient l'organisation sociale structurée autours de rapports directs (de « face à face »), d'une part en ce qui concerne la vie courante dans les sociétés non capitalistes, et d'autre part, en la puissance d'agir contenue en elles et qui peut les amener éventuellement à créer de façon contextuelle des dynamiques de renversement - d'un pouvoir indigne ou de droits injustes – et capables de redistribuer le pouvoir de façon plus autonome et juste par et pour l'ensemble des « citoyens » (ou de quelque façon que l'on nomme les personnes impliquées dans ce que l'on peut appeler la véritable politique, celle qui concerne la vie réelle, tangible, bien moins dominée par des abstractions pouvant menées jusqu'à l'aliénation). Il est sûr que ces relations sociales, structurant la société pré-capitalistes en Europe (et en Amérique lors des débuts de la colonisation), ont laissés des traces et des habitudes sociales chez les peuples de ces continents, parce qu'ils faisaient partis intégrantes de notre Culture Européenne depuis des millénaires. Murray Bookchin, comme beaucoup de sa génération, avait conservé le souvenir de cet habitus caractérisant la vie courante de la classe ouvrière et paysanne jusqu'au milieu du 20ème siècle. Je pense que cette évocation a guidé sa vie durant l'espoir d'un autre possible contenu au sein même de nos peuples de pouvoir fonder une réelle démocratie au-delà de la « démocratie » libérale. Il ne pouvait donc ignorer l'âpreté d'une telle démarche lorsqu'il faisait lui-même le constat d'une progression de l'individualisme dans « notre » société moderne. Peut-être lui restait-il à soumettre ce fait à la réalité de rapports sociaux réifiés dans la marchandise, à commencer par l'argent ? Et donc à situer l'origine de ces rapports en une dynamique folle d'auto-accumulation du capital prenant naissance dans le procès de production, la logique de la valeur, qu'il nous faudra bien interroger afin de pouvoir interpréter efficacement le rôle spécifique du travail salarié dans le paradigme de la société capitaliste et ses effets néfastes tant sur le plan humain que écologique (tout en y mettant au jour les rapports de pouvoir profitables à une certaine oligarchies internationale – la bourgeoisie n'a pas de Patrie !).

Ce qui est trop peu pressenti dans la démarche critique radicale (y compris de l'écologie radicale), c'est la fonction de l'économisme (et peut-être même de la technologie – ou techno-science - qui en est liée) en tant que telle dans la structuration des dominations caractérisant le monde capitaliste, la particularité des rapports sociaux qui lui sont immanents, et donc la spécificité historique de l'économie et de ses catégories au sein du monde capitaliste (travail salarié, capital, marchandise, valeur,...) introduisant logiquement un doute sérieux sur la possibilité d'un contrôle citoyen sur celle-ci (« ré-insérer l'économie dans le social »). L'économisme – la « science » économique - étant spécifique à la réalité sociale du capitalisme, c'est donc une autre forme de production-distribution des biens (d'échanges avec les hommes et la « nature ») qu'il nous faudra inventer afin de dépasser ce système destructeur et dé-structurant tout en étant bien conscient que l'on ne pourra faire abstraction de tous acquêts émanant de ce système (toutes techniques et formes d'indépendances individuelles introduites dans la vie sociale par le capitalisme). L'essence même de l'Écologie Sociale, en tant qu'expression possible d'un véritable socialisme – fédéraliste, c'est-à-dire relevant d'une prise de conscience de la réelle puissance de la vie sociale humaine organique, et enraciné -, devrait inciter à une raison supérieure mais non pas hégémonique, et une remise en cause du fétichisme de la marchandise ; sans pour autant vouloir immiscer une pensée fétichiste issue d'un passé idéalisé au sein d'une critique du monde moderne, ni pour autant vouloir annihiler toutes croyances de la vie sociale et personnelle à partir du moment où celles-ci puissent être interrogées et éventuellement remises en cause dans le principe de redynamisation d'une véritable autorité qui reste à redéfinir. Mais, comme le pensait M Bookchin, seule la constitution de relations sociales directs, ré-inventés, ré-élaborés plus ou moins consciemment, peut être à même de fournir la base d'un dépassement radicale du capitalisme, en s'appuyant sur une construction sociale publique : la commune, dans la mesure où ce que décrit ce terme puisse représenter à nos yeux non forcément un moyen actuel eu égard à la structuration des villes modernes, mais plutôt l'aboutissement d'une dynamique sociale d'émancipation du cycle d'effacement de nos identités sociales et culturelles, et rassemblant des hommes et des femmes autour des mêmes désirs collectifs et individuels de dépassement d'un état d'aliénation en un lieu donné à taille humaine. Et tout ceci en redécouvrant la force inhérente à la dynamique associative (les « Genossenschaften » althusiens). D'où l'importance d'appuyer sur le fait que « La communauté constituait une unité éthique de libres citoyens et non une entreprise municipale instituée par "contrat social" », car la puissance d'élaboration sociale inhérente au besoin de socialité contenu en chaque homme vrai du fait de son incomplétude ontologique, est consubstantielle à la double dynamique de constitution de l'individu-citoyen, c'est-à-dire enraciné dans ses communautés, et des institutions qui sont aptes à lui garantir la légitimité de sa recherche d'autonomie, institutions partant de la base et se dirigeant vers le sommet, celle du jus regni, de la pyramide de la souveraineté politique. Alors oui, nous pouvons bien parler de symbiose et non de « contrat social », car il n'est pas question d'ouvrir la scène aux délires d'un individu déraciné passant contrat avec d'autres êtres tout aussi psychotiques et soumis à l'avoir. Il n'est pas question de cette « horizontalité » là qui peine désormais à cacher sa soumission à un Nouvel Ordre Mondial destructeur des communautés réelles et charnelles. La souveraineté populaire ne peut tirer son existence que d'êtres enracinés dans leur réalités sociales et communautaires, dans leur culture et leurs espérances. La souveraineté n'existe que par la responsabilité, à chaque échelon de la vie sociale. À travers l'acceptation de cette notion de responsabilité, l'on se donne aussi la possibilité de redéfinir le droit, « le droit d'avoir des droits » Hannah Arendt, c'est-à-dire de lier celui-ci à la participation effective, citoyenne, à la vie commune. Nous n'avons pas des droits parce que nous sommes « citoyens » – en tant qu' « hommes » : inclusion inconditionnelle – mais nous devenons citoyens en obtenant des droits – en tant que membre d'une communauté à laquelle nous nous identifions et en laquelle nous participons.

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La commune : un enjeu moderne

Il y a beaucoup de problèmes qui se posent à ceux qui cherchent à tracer les caractéristiques d'une intervention au niveau communal, mais, en même temps, les possibilités d'imaginer de nouvelles formes d'action politique, qui récupéreraient le concept classique de citoyenneté et ses valeurs participatives, sont considérables.

À une époque où le pouvoir des États-nations augmente, où l'administration, la propriété, la production, les bureaucraties et les flux de pouvoir et de capitaux tendent à la centralisation, est-il possible d'aspirer à une société fondée sur des options locales, à base municipale, sans avoir l'air d'utopistes inguérissables ? Cette vision décentralisée et participative n'est-elle pas absolument incompatible avec la tendance à la massification de la sphère publique ? La notion de communauté à l'échelle humaine n'est-elle pas une suggestion atavique d'inspiration réactionnaire qui se réfère au monde prémoderne (du genre de la communauté du peuple du nazisme allemand) ? Et ceux qui la soutiennent n'entendent-ils pas rejeter ainsi toutes les conquêtes technologiques réalisées au cours des différentes révolutions industrielles depuis deux siècles ? Ou encore, est-ce qu'une "société moderne" peut être gouvernée sur des bases locales à une époque où le pouvoir centralisé semble être une option irréversible ?

À ces questions à caractère théorique, s'en ajoutent beaucoup d'autres à caractère pratique. Comment est-il possible de coordonner des assemblées locales de citoyens pour traiter de questions comme le transport ferroviaire, l'entretien des routes, la fourniture de biens et ressources provenant de zones éloignées ? Comment est-il possible de passer d'une économie basée sur l'éthique du business (ce qui inclut sa contrepartie plébéienne : l'éthique du travail) à une économie guidée par une éthique basée sur la réalisation de soi au sein de l'activité productive ? Comment pourrions-nous changer les instruments de gouvernement actuels, notamment les constitutions nationales et les statuts communaux, pour les adapter à un système d'autogouvernement basé sur l'autonomie municipale ? Comment pourrions-nous restructurer une économie de marché orientée sur le profit et basée sur une technologie centralisée, en la transformant en une économie morale orientée sur l'homme et basée sur une technologie alternative décentralisée ? Et, de plus, comment toutes ces conceptions peuvent-elles confluer au sein d'une société écologique qui cherche à établir une relation équilibrée avec le monde naturel et qui veut se libérer de la hiérarchie sociale, de la domination de classe et sexiste et de l'homogénéisation culturelle?

La conception suivant laquelle les communautés décentralisées sont une sorte d'atavisme prémoderne, ou mieux antimoderne, reflète une incapacité à reconnaître qu'une communauté organique ne doit pas nécessairement être un organisme, dans lequel les comportements individuels sont subordonnés au tout. Cela relève d'une conception de l'individualisme qui confond individualité et égoïsme. Il n'y a rien de nostalgique ou de novateur dans la tentative de l'humanité d'harmoniser le collectif et l'individuel. L'impulsion à réaliser ces buts complémentaires (surtout en un temps comme le nôtre, où tous deux courent le risque d'une dissolution rapide) représente une recherche humaine constante qui s'est exprimée tant dans le domaine religieux que dans le radicalisme laïc, dans des expériences utopistes comme dans la vie citoyenne de quartier, dans des groupes ethniques fermés comme dans des conglomérats urbains cosmopolites. Ce n'est que grâce à une connaissance qui s'est sédimentée au fil des siècles qu'on a pu empêcher la notion de communauté de verser dans le grégarisme et l'esprit de clocher et celle d'individualité de verser dans l'atomisme.

Commentaires : La question de l'espace adéquate où puisse se déployer un agir à l'opposé du système marchant dominant les esprits et les actes, et en y associant de façon pérenne ses habitants, est une question à partir de laquelle il peut être possible d'établir un projet réalisateur en y faisant naître un désir politique. La localisation, non uniquement spatiale, d'un projet alternatif se heurte néanmoins le plus souvent dans sa mise en œuvre, surtout au bout de quelque temps, à un recentrage de la dynamique expérimentale sur un groupe de personnes, en particulier les plus à même d'assurer théoriquement et pratiquement une remise en cause, le plus souvent évertuée, de leur mode de vie (personnes issues d'un niveau social plus aisé intellectuellement et financièrement, et le plus souvent imprégnés d'idéologies ou de délires « utopistes » visant l'élaboration programmatique d'un « autre monde »), et qui finissent par réintroduire insidieusement des méthodes et des pensées en adéquation avec la perpétuelle réadaptation du système. C'est ainsi que l'on peut faire des constats pour le moins mitigés en ce qui concerne des initiatives de démocratie participative locales passées (comme à Porto Alegre au Brésil), des créations de coopératives dans des domaines considérés comme alternatifs mais peinant à dépasser la prééminence de la logique marchande (le bio, le commerce équitable, beaucoup de scoop, …), des tentatives de dynamisation populaire assembléistes de mouvements sociaux comme celui des retraites en 2010 ou encore des « Nuits debout » du mouvement contre la Loi travail en 2016. Dans tous les cas, ce qui peut paraître le plus ardu, c'est bel et bien de dépasser les rapports sociaux propres à « notre » société afin d'en expérimenter de nouveaux, en inadéquation totale avec les prérequis incontournables d'un processus de valorisation, et de domination oligarchique, aux multiples visages y compris « contestataires » (individualisme « libéral » évoluant sous diverses formes). Or, ces rapports, médiatisés par la marchandise, l'argent, le travail salarié, l'État, sont à ce point ancrés dans nos têtes, qu'il est bien difficile de trouver le lieu et le moment adéquats où peut apparaître un désir quasi paroxistique au sein d'un ensemble d' « acteurs » qui, du fait de cette limite atteinte par une situation vécue comme insupportable et surtout insensée, vise à construire des relations sociales directes et non dominées par une forme de fétichisme, surtout économique et accumulative bien sûr (la ras-le-bol peut-il suffire ? Tout autant que les grandes théories sur le « genre humain » ne brillant que par leur abstraction ?). C'est pourtant la condition de l'élaboration d'une véritable démocratie, partant de la base, vers le sommet qui se doit d'être à son service, qui est conditionnée par cet communion du désir dépassant toutes les barrières sociales introduites par l'Ordre « libérale ». Et cette condition est la prémisse d'une remise en cause des rapports sociaux aliénants du capitalisme en créant simultanément à un mouvement profond et osant dépasser le nihilisme ambiant, une contre-culture à la non-culture dominante, « ...ce que les allemands appellent un Bewegung, une culture entière, pas juste une cause....Ce n'est pas le monde du marché libre de la rivalité. Donc derrière cette mentalité écologique se trouve aussi une culture – et même une personnalité. Une façon d'expérimenter. Ou si on veut, d'absorber le monde autour de nous et d'interagir avec. » (M Bookchin dans une conférence donnée à San Francisco en 1985).

La notion de communauté a tendance à verser dans le grégarisme et celle d'individualité dans l'atomisme, c'est le constat amère que l'on peut hélas formuler en ce début de 21ème siècle ; même si bien sûr, l'homme ne peut jamais être réduit à une machine ne visant qu'à satisfaire ses envies individualistes malgré les desseins insensés promulgués par la clique « scientifique » économiste. Néanmoins, le désir de politique n'est jamais loin, même s'il est trompé et détourné par les illusions du politique-spectacle, comme nous pouvons le constater par exemple suite à de récents attentats terroristes et à la tentative de la part du pouvoir dit « démocratique » de détourner les regards des véritables responsables : eux-mêmes et leurs « politiques », ou plutôt leurs renoncements. La commune ou le quartier (à taille humaine, limitée, non celle des mégalopoles crées pour l'anonymat post-moderne et la circulation rationalisée des marchandises et des individus sérialisés) sont des lieux potentiels de puissance politique, d'émancipation, à partir du moment où l'on tient compte que ces lieux sont des lieux publics qui ne peuvent qu'être fondés sur le foisonnement premier d'une vie privée corporative, associative et familiale, collective, foisonnante et créatrice surtout, qui leur donne corps et légitimité. Car c'est là effectivement, en tout premier lieu que peut émerger une pensée plus ou moins radicale contre le système social de production capitaliste (par les effets délétères qui y sont ressentis localement et individuellement de façon directe et quotidienne, comme par exemple l'immigration massive et ses répercussions négatives et déstructurantes dont sont victimes maints quartiers : pauvreté, violence, trafics en tout genre, etc) et donc d'une élaboration de contre-pouvoirs à l'échelle de la vie quotidienne au sein de ces espaces d'identités sociales. La municipalité, la commune autonome, ne peut être qu'une résultante d'un élan vers la puissance et l'autonomie sociale, une expression politique publique indispensable parce que jugée nécessaire à élaborer et maintenir le droit et l'harmonie au sein de l'ensemble symbiotique communautaire. Cette dynamique peut alors s'accroître aux niveaux institutionnels supérieurs telles les régions et les nations, jusqu'au niveau « impérial » du Res Publica, garant du Tout, et au service de tous. Le devenir humain, et non mécaniste et trans-humain, resurgira d'une créativité qui aura su se réinsérer dans le local et sa singularité, s'en nourrir afin de redonner du sens à ceux qui l'habitent, du sens et du goût pour la véritable politique : la vie de l'Agora !

Le mouvement des villes en transition ou pour la résilience par exemple est une dynamique éventuellement intéressante si on la considère sous cet angle. Il est indéniable qu'il porte en lui, en plus d'une remise en cause d'un mode de vie consumériste et déconnecté du réel, une culture invitant à l'établissement de rapports sociaux alternatifs entre les personnes et entre celles-ci et la « nature ». Peut-il représenter une possibilité d'élaborer à l'échelle de municipalités une société d'individus librement associés se ré-appropriant leur subjectivité en se dégageant peu à peu du sujet-automate (le Capital) dominant, et ainsi trouver un moyen de faire vivre des expériences de communalisme en se ré-appropriant conjointement la souveraineté ? Peut-être, s'il ne tombe dans le mirage (ou le fétiche) d'un économisme local accouplée à une vision universaliste, dans lesquels se prennent les pied nombre de mouvements localistes (le « manger local » par exemple peut aussi être un moyen pour le capitalisme de tenter de résoudre certaines de ses limites – accroissement de la misère et opportunisme vis-à-vis de la compassion charitable des « grandes âmes » - d'autant plus qu'il peut s'intégrer dans le « débrouillez-vous » - J. Attali – cher au libéralisme post-moderne). Et si bien sûr ce mouvement sait se radicaliser (aller à la racine des problèmes rencontrés) peu à peu sans se laisser bercer par les sirènes du mondialisme néo-libéral qui idéalise l'Autre afin de faire de tous des « tous-pareils » en tuant ainsi tout espoir de redonner vie à une véritable politique populaire dont la source de la vitalité découle d'une conflictualité dont l'assomption est la condition d'être d'une véritable humanité. Il ne devrait pas s'agir uniquement de tenter de ré-introduire des modes de vie à une échelle plus « humaine » (petits commerces locaux, artisanat marchand, prises de décisions collectives, coopératives diverses, économiques et culturelles, etc) mais aussi de comprendre l'enjeu de réenraciner toute initiative de ce genre dans une réalité culturelle et historique qui est la sienne. S'il s'agit d'inventer d'autres formes de relations sociales, moins fétichistes donc plus directes et collectives, dont la structure découlera d'activités productives et autres débarrassées des rapports strictement individualistes (spécifiques au mode de production-financiarisation capitaliste postmoderne), ceux-ci devront être générés en fonction des aléas et besoins de la vie réelle des communautés et des luttes locales et nationales dont elles décident d'elles-mêmes de devenir les portes-étendard (luttes contre l'immigration massive et déstructurante pour tous les peuples, les pollutions, la perte des savoirs, l'anéantissement de nos cultures locales, nationales et européennes, etc). La pensée métapolitique devra y prendre une grande place car ces luttes sociales n'auront une chance de participer à donner une nouvelle tournure à ce monde qu'en se liant à une analyse globale et aux déductions qui en découlent. Ce qui veut aussi dire qu'il faut bien que nous soyons conscients de ce qu'il sera souhaitable de faire ou pas faire de ces lieux de réappropriation communalistes de la souveraineté (les limites d'une récupération possible par le système dominant) et du fait que la municipalité (situation géographique) n'est pas le lieu premier de la dynamique de ré-appropriation de la souveraineté, mais l'aboutissement local, public et politique, des dynamiques sociales, en tant que contres-pouvoir volontairement déconnectés des institutions mises en place et financées par le système dominant (partis, syndicats réformistes, collectivités territoriales, ONG subventionnées,...).

Il sera donc indispensable de réinsérer les « communes » dans une spacialité qui tendra à faire redécouvrir le sens profond du mot Patrie, redécouverte d'une filiation, et par conséquent du sens intime de l'être : du sens commun diffusé en l'irréductibilité de chacun. C'est la condition afin de réapprendre, et res-sentir, le lien intime unissant en une même dynamique la nature et la culture, ou LES cultures.

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Murray Bookchin

Une politique en-dehors de l'État et des partis

N'importe quel programme qui essaye de rétablir et d'élargir la signification classique de la politique et de la citoyenneté doit clairement indiquer ce que celles-ci ne sont pas, ne fût-ce qu'à cause de la confusion qui entoure ces deux mots...

La politique n'est pas l'art de gérer l'État, et les citoyens ne sont pas des électeurs ou des contribuables. L'art de gérer l'État consiste en des opérations qui engagent l'État : l'exercice de son monopole de la violence, le contrôle des appareils de régulation de la société à travers la fabrication de lois et de règlements, la gouvernance de la société au moyen de magistrats professionnels, de l'armée, des forces de police et de la bureaucratie. L'art de gérer l'État acquiert un vernis politique lorsque les soi-disant "partis politiques" s'efforcent, à travers divers jeux de pouvoir, d'occuper les postes où l'action de l'État est conçue et exécutée. Une "politique" de ce genre est à ce point typée qu'elle en est presque assommante. Un "parti politique", c'est habituellement une hiérarchie structurée, alimentée par des adhérents et qui fonctionne de façon verticale. C'est un État en miniature et dans certains pays, comme l'ex-Union Soviétique et l'Allemagne nazie, le parti constitue réellement l'État lui-même.

Les exemples soviétique et nazi du Parti/État ont représenté l'extension logique du parti fonctionnant à l'intérieur de l'État. Et de fait, tout parti a ses racines dans l'État et non dans la citoyenneté. Le parti traditionnel est accroché à l'État comme un vêtement à un mannequin. Aussi varié que puisse être le vêtement et son style, il ne fait pas partie du corps politique, il se contente de l'habiller. Il n'y a rien d'authentiquement politique dans ce phénomène : il vise précisément à envelopper le corps politique, à le contrôler et à le manipuler, et non à exprimer sa volonté - ni même à lui permettre de développer une volonté. En aucun sens, un parti "politique" traditionnel ne dérive du corps politique ou n'est constitué par lui. Toute métaphore mise à part, les partis "politiques" sont des répliques de l'État lorsqu'ils ne sont pas au pouvoir et sont souvent synonymes de l'État lorsqu'ils sont au pouvoir. Ils sont formés pour mobiliser, pour commander, pour acquérir du pouvoir et pour diriger. Ils sont donc tout aussi inorganiques que l'État lui-même - une excroissance de la société qui n'a pas de réelles racines au sein de celle-ci, ni de responsabilité envers elle au-delà des besoins de faction, de pouvoir et de mobilisation.

Commentaires : Le problème n'est pas tant celui des partis politiques que du système au sein duquel il est nécessaire pour eux de s'intégrer afin d'accéder à une reconnaissance. Car au fond c'est bien ce « système » qui incite à la création de formations dites « politiques » dont l'existence reconnue ne sert effectivement qu'à légitimer une démocratie de façade. Mais néanmoins que des opinions politiques puissent s'assembler et s'organiser au sein d'associations afin d'en défendre les singularités est indiscutable si l'on ressent la nécessité de devoir respecter la diversité et la démocratie. La question est de savoir si les partis actuels sont vraiment politiques en fonction de la façon dont ils perçoivent ce que doit être la souveraineté, et le lieu où elle doit se déployer, et, conjointement, en la faveur de qui réellement ? Encore une question qui doit aider à définir un Droit au bénéfice de l'autonomie populaire !

Il est vrai que les grands partis actuels se sont dévoyés depuis longtemps déjà dans un rôle d'accompagnement de la logique folle d'accumulation du Capital comme j'ai pu le faire remarquer plus haut, en se faisant « partis de gouvernement », au service de l'économisme et d'une acception étriquée du nationalisme (« communion nationale » fantasmatique). C'est bien la raison pour laquelle l'ambition de ne faire aboutir toute dynamique alternative qu'au travers une prise de pouvoir globale à l'aide de la constitution de partis politiques est au mieux inefficace, au pire complètement irresponsable. En effet, les États modernes (et les « lieux » où se concentrent la souveraineté, absolue, y compris les assemblées de « représentants ») sont des lieux d'impuissance sociale, ne représentant autre chose que notre renoncement à notre puissance sociale, celle des peuples par eux-mêmes. Les personnages politiques s'y transforment automatiquement en fonctionnaires-gestionnaires du Capital et en larbins des intérêts oligarchiques, et ce en dépit de la bonne volonté de certains (voir actuellement l'approche de nos « gouvernants » envers les multinationales comme Monsanto, Microsoft, et autres...). Organiser la société par le haut implique des moyens financiers dont la source ne peut se trouver que dans les ponctions qui sont opérées sur les revenues du travail, moteur interne de l'accumulation sans fin du Capital. Les rapports sociaux de production ne seraient donc être mise en cause selon un tel paradigme, pas plus que les rapports d'exploitation de la force de travail humaine au sein des entités de production dont le but ultime resterait de valoriser des capitaux et non d'être au service de la collectivité. Ce sont ces rapports sociaux, faut-il le répéter, qui engendrent une domination totale imposée sur la nature, sur nous-même en tant que « nature », celle-ci n'étant d'ailleurs que l'expression conceptuelle de cette domination, d'une domination sur la vie elle-même. Bien sûr que l'État-Nation capitaliste, par conséquent, a le monopole de la violence dans la mesure où cette nécessité structurelle d'exploitation (ou de maintenir une telle exploitation afin de créer de la survaleur) est la violence première opérée sur l'ensemble de la vie, des êtres vivants, humains ou animaux. L'État moderne a pour rôle d'institutionnaliser cette violence, de l'organiser à l'échelle de la société au travers de ses attributions, puis du monde au travers des institutions internationales, pour les besoins infinis de valorisation du Capital (OMC, FMI, Groupe Bilderberg, Commission européenne, etc...) comme, consubstantiellement, de contrôle total des populations (des masses d'individus atomisés !). Le prolétariat par exemple, pur produit de la société capitaliste, afin de nier son existence par lui-même en tant que classe au sein de ce monde, ne saurait déléguer sa puissance de l'agir à des représentants censés porter ses désirs, ses besoins à un moment donné à moins de penser qu'à ce « moment » l'on a retrouvé le Messie !

Mais, d'un autre côté, nous pouvons constater à l'heure actuelle l'essoufflement de l'État-Nation et de la « politique » telle qu'ils s'étaient déployés depuis les prémisses du capitalisme à la fin du XVIIIéme siècle. En ce début de XXIéme siècle, le capitalisme se mondialise de plus en plus, échappe aux quelques limites que lui donnaient encore certains États européens il y a peu, aux différentes options que tentaient de lui appliquer les partis « politiques ». C'est aujourd'hui le règne, tant souhaité par l'oligarchie mondialiste, de la pensée unique et de la voie unique vers une pseudo-puissance hyper-technologisée de Progrès post-humain. Les partis politiques y ont-ils encore leur places ? Nous pourrons de plus en plus en douter. Sauf à revenir urgemment sur la définition de ce qu'est la, et le politique ! Et s'il faut redéfinir la politique, disons qu'il s'agit d'une possibilité de choisir une orientation parmi toutes celles possibles s'offrant aux diverses communautés et à leurs élites, et certainement pas d'en faire semblant tout en imposant une seule direction, gestionnaire, à l'ensemble des communautés humaines, guidée par l'impératif financier et le retour sur investissements. Il s'agit là alors d'un tout autre projet d'humanité, d'une réappropriation de notre souveraineté perdue et transmise à des fous, des marionnettes (Porochenko...) et des impuissants. Cela implique aussi l'idée fondamentale pour cette humanité européenne nouvelle que des personnes en pleine reconquête de leur destin ne pourraient être ainsi dirigées tels les individus massifiés qui aujourd'hui se laissent mener vers le néant.

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Un nouveau corps politique

La politique, au contraire, est un phénomène organique. Elle est organique au vrai sens où elle représente l'activité d'un corps public - une communauté si on préfère - de même que le processus de la floraison est une activité organique de la plante enracinée dans le sol. La politique, conçue comme une activité, implique un discours rationnel, l'engagement public, l'exercice de la raison pratique et sa réalisation dans une activité à la fois partagée et participative.

La redécouverte et le développement de la politique doit prendre pour point de départ le citoyen et son environnement immédiat au-delà de la famille et de la sphère de sa vie privée. Il ne peut pas y avoir de politique sans communauté. Et par communauté, j'entends une association municipale de gens renforcée par son propre pouvoir économique, sa propre institutionnalisation des groupes de base et le soutien confédéral de communautés similaires organisées au sein d'un réseau territorial à l'échelle locale et régionale. Les partis qui ne s'impliquent pas dans ces formes d'organisation populaire de base ne sont pas politiques au sens classique du mot. Ce sont plutôt des partis bureaucratiques et opposés au développement d'une politique participative et de citoyens participatifs. La cellule véritable de la vie politique est, en effet, la commune, soit dans son ensemble, si elle est à l'échelle humaine, soit à travers de ses différentes subdivisions, notamment les quartiers.

Un nouveau programme politique ne peut être un programme municipal que si nous prenons au sérieux nos obligations envers la démocratie. Autrement, nous serons ligotés par l'une ou l'autre variante de gestion étatique, par une structure bureaucratique qui est clairement hostile à toute vie publique animée. La commune est la cellule vivante qui forme l'unité de base de la vie politique et de laquelle tout provient : la citoyenneté, l'interdépendance, la confédération et la liberté. Le seul moyen de reconstruire la politique est de commencer par ses formes les plus élémentaires : les villages, les villes, les quartiers et les cités où les gens vivent au niveau le plus intime de l'interdépendance politique au-delà de la vie privée. C'est à ce niveau qu'ils peuvent commencer à se familiariser avec le processus politique, un processus qui va bien au-delà du vote et de l'information. C'est à ce niveau aussi qu'ils peuvent dépasser l'insularité privée de la vie familiale - une vie qui est souvent célébrée au nom de la valeur de l'intériorité et de l'isolement - et inventer des institutions publiques qui rendent possible la participation et la cogestion d'une communauté élargie.

En bref, c'est à travers la commune que les gens peuvent se transformer eux-mêmes de monades isolées en un corps politique innovateur et créer une vie civique existentiellement vitale car protoplasmique, inscrite dans la continuité et dotée tant d'une forme institutionnelle que d'un contenu citoyen. Je me réfère ici à des organisations de blocs d'habitations, à des assemblées de quartier, à des réunions de ville, à des confédérations civiques et à un espace public pour une parole qui aille au-delà de manifestations ou de campagnes monothématiques, aussi valable qu'elles puissent être pour redresser les injustices sociales. Mais protester ne suffit pas. La protestation se détermine en fonction de ce à quoi elle s'oppose et non par les changements sociaux que les protestataires peuvent souhaiter mettre en place. Ignorer l'unité civique élémentaire de la politique et de la démocratie, c'est comme jouer aux échecs sans échiquier, car c'est sur le plan citoyen que les objectifs à long terme de rénovation sociale doivent d'abord se jouer.

Commentaires : Qu'est ce qu'une société ? Ou plutôt, qu'est ce qu'elle n'est pas, et ne saurait être, quoique cette antithèse nous soit présentée comme la réalisation ultime de l'évolution humaine (cf M Thatcher : « la société n'existe pas, il n'existe que des individus ») ? Cette non-société serait un conglomérat d'individus « indépendants » mus par leurs seuls intérêts égoïstes dans leur rapports avec les autres et dont les droits individuels seraient garantis par une administration étatique (pieuvre dont les tentacules se prolongent jusqu'au niveau de l'administration municipale, voire jusque la famille, ou plutôt ce qu'il en reste : victime des « choix » individualistes). Les individus, dans ce cadre théorique de l'anti-société, seraient les atomes constituant de la masse. Cette masse serait donc une population d'entités vivantes mus par des praxis mécanistes dont l'unidirectionnalité déterminerait a-priori la logique de la préséance du marché en ce qui concerne l'organisation de l'espace où s'opéreraient la quête égoïste des intérêts individuels. Cette présupposition est la condition théorique primordiale incluse dans les fondements de la « science économique » et conditionnant par là-même la bonne marche du paradigme économiste dont le but est la valorisation sans fin du Capital. À ce niveau d'interprétation du fonctionnement des « sociétés » humaines, les rapports sociaux seraient donc vus comme étant d'origine supra-individuels car déterminés par une loi « naturelle » mono-constituante (une seule règle, celle de la recherche exclusive des intérêts particuliers dont la somme serait sensée élaborer un monde meilleur) et prédéterminant la forme que prennent « logiquement » ces rapports dans toutes les sociétés humaines. Or, et y compris dans la société capitaliste, les rapports sociaux sont en réalité trans-individuels, c'est à dire qu'ils découlent des relations d'inter-dépendances, de réciprocités, d'influences et de conflictualités propres à une formation sociale, quelle qu'elle soit. Ces rapports peuvent être directs, plus ou moins conscients (de dominations, de coercition comme d'entraides et de solidarité) et mâtinés de formes fétichistes, ou bien presque totalement aliénés à une de ces formes au sein de laquelle les individus déposent leur puissance de l'agir, leur propre auto-détermination, leur capacité à générer par eux-mêmes le type de rapports qu'ils établissent entre eux (ce qui génère une illusion de liberté et d'autonomie, un rationalisme abstrait liée à la notion de Progrès, un destin impensé qui obscurcie les relations sociales – nous n'avons plus de prise sur le réel, sur ce qui se trame par-delà nos volontés). En ce qui concerne la société capitaliste, cette forme fétichiste se matérialise dans la marchandise, l'argent et le travail salarié. La religion qui accompagne ce fétichisme est l'économisme avec sa théologie du présupposé de l'individu égoïste et rationnel porté par ses seuls intérêts. L'économisme a d'ailleurs participé, si ce n'est fondé, la logique déterministe, aujourd'hui en crise, qui a posé le principe d'une téléologie du progrès humain devant nous mener vers une réalisation ultime idéaliste d'une pseudo-organisation sociale répondant à notre « nature » humaine « fondamentalement » individualiste.

La condition d'une émancipation identitaire de l'homme – par rapport à ce qui fait de l'animal humain un homme - passe donc par l'établissement de rapports sociaux véritablement démocratiques, de relations sociales nouées directement entre les acteurs (dans des domaines aussi variés que la production et le partage de ses fruits, l'entraide et le partage de savoirs, les solidarités familiales, communautaires, nationales comme de voisinage, les confrontations et conflits liées aux activités décisionnaires, etc...). La politique, entendue comme activité propre à une communauté humaine afin de déterminer et structurer consciemment son organisation sociale – sa pérennité et son développement futur - peut effectivement être qualifié d'organique sans pour autant que cet organicisme puisse forcément être interprété comme une forme détournée de holisme déterminant a-priori les rapports sociaux, assujettis à un Tout supérieur aux partis. La politique est inhérente aux communautés humaines, et il n'y a pas de forme politique déterminées par une loi supérieure, transcendante, mais seulement coextensive au développement et à l'affirmation des relations sociales caractérisant chacune de ces communautés (c'est pourquoi l'on peut dire que l'État moderne représente une cristallisation de rapports sociaux propres au capitalisme).

Comme il en a déjà été fait part dans un commentaire précédent, la question est de savoir, ou de reconnaître intuitivement et expérimentalement, à partir de quelle réalité sociale actuelle (les situations données au sein desquelles nous vivons) peut-on développer le désir de politique, l'engouement et la conscience de la nécessité de l'agir en nous ré-appropriant la puissance sociale que nous avons transmué dans les fétiches de la structure sociale capitaliste (en nous dépossédant de cette puissance de l'agir sur nos vies quotidiennes). Il s'agit donc pour nous de retrouver la confiance et la conscience nécessaires à l'acte publique émancipateur et auto-constituant. La commune (villages, quartiers, petites villes, dans le domaine public issus de la fédération symbiotique des familles, communautés coopératives, fédérations de métiers, associations spirituelles, jardins communautaires, dans le domaine privé...) est le lieu où nous devrions quotidiennement faire l'expérience d'une vie sociale publique, mais même si celle-ci est le plus souvent faussée du fait de rapports médiatisés par un support quelconque (argent ou autre), il y subsistent néanmoins des relations sociales inter-personnelles directs, « à la marge » (je ne sous-entends pas seulement dans le qualificatif « direct », une façon d'établir un contact inter-individuel « de face à face », celui-ci correspondant tout à fait à une mise en relation des individus sur le marché ou pour se positionner socialement, mais principalement un type de rapports sociaux qui ne prend pas la forme de rapports entre choses, qui ne se médiatisent pas dans des formes sociales inanimées). Nos vies concrètes s'y meuvent, influencées par des particularités culturelles, ethniques, sociales, économiques, ou du biotope. C'est donc un des lieux possibles d'où peuvent émerger des initiatives, solidarités et luttes visant à nous ré-approprier nos vies en y recréant des rapports sociaux directs sans passer par des médias fétichistes (à condition de ne pas tenter, selon la façon dont on pourrait interpréter les propositions de M Bookchin formulées dans les dernières années de sa vie, de ne penser uniquement qu'à utiliser les institutions accompagnant le développement du capitalisme, tel que l'institution municipale actuelle – gagnée par le truchement des élections - car nous ne pourrions pas baser un nouveau paradigme de « société » sur les fondements de l'ancien, parce que le lieux même où a été placé en notre époque une souveraineté illusoire en font des « lieux d'impuissance » où la dynamique de libération s'essoufflerait inévitablement si elle n'était accompagnée d'une forte et volontaire dynamique sociale de base). Si la commune peut être effectivement la cellule publique de base d'une réorganisation sociale dans une société fédéraliste post-capitaliste, dans la phase historique qui est la nôtre, d'autres lieux, bien souvent en inter-connexion les uns avec les autres, peuvent se présenter comme des opportunités afin d'expérimenter des relations sociales vraiment alternatives aux rapports qui aliènent nos vies au pouvoirs occultes des fétiches économistes. Il formeraient en outre les cellules de base d'une réorganisation de l'ensemble civilisationnel européen par le bas, les bases d'une réorganisation véritablement démocratique de l'Imperium européen dont la tête, le majoris status, se devrait d'être par son abnégation, sa frugalité et le sens suprême de sa responsabilité au service du « corps » tout en stimulant lui-même par la transcendance de son autorité – selon le sens réel de ce terme – et la fascination, cette réorganisation vitale ou vitaliste. Le terme « commune » a donc une signification bien plus ouverte et forte (en même temps que plus générale) que celle qui désigne les entités géographiques regroupant en un même lieu de vie un certains nombre de personnes, les municipalités d'aujourd'hui, et peut-être de demain. Le sens qu'il est nécessaire de lui donner à notre époque, en notre situation où l'économisme et sa raison se sont étendues à toutes les sphères de la vie et à quasiment tous les lieux de la planète, est en lien avec la notion d'engagement personnel susceptible de briser l'anonymat de la massification, et de participer à des mouvements collectifs de communalisme, prenant naissance partout où l'esprit de révolte incite à la création et à l'élaboration d'expérimentations de relations sociales radicalement différents des rapports qui nous aliènent à la marchandise, au travail salarié et à la valeur (universités populaires par exemple, ou cercles créés autours de revues militantes, de projets de jardins populaires, etc).

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La commune de Paris

Pour la décentralisation

En écartant toutes les objections d'inspiration étatiste, le problème du rétablissement des assemblées municipales semble cependant difficilement réalisable si l'on reste dans le cadre des formes administratives et territoriales actuelles. New York ou Londres n'auraient pas les moyens de s'assembler si elles voulaient imiter l'Athènes antique, avec son corps relativement peu nombreux de citoyens. Ces deux villes ne sont plus, en fait, des cités au sens classique du terme, ni même des municipalités selon les standards urbanistiques du XIXe siècle. Vues sous un angle étroitement macroscopique, ce sont de sauvages proliférations urbaines qui ingurgitent chaque jour des millions de personne à une grande distance des centres commerciaux. Mais New York et Londres sont formées de quartiers, c'est-à-dire de plus petites communautés qui possèdent jusqu'à un certain point un caractère organique et une certaine identité propre, définie par un héritage culturel partagé, des intérêts économiques, une communauté de vues sociales et parfois aussi une tradition artistique comme dans le cas de Greenwich Village à New York ou de Camden Town à Londres. Aussi élevé que soit le degré nécessaire de coordination de leur gestion logistique, sanitaire et commerciale par des experts et leurs assistants, elles sont potentiellement ouvertes à une décentralisation politique et même, avec le temps, physique. Sans aucun doute, il faudra du temps pour décentraliser réellement une métropole comme New York en plusieurs municipalités véritables et, finalement, en communes, mais il n'y a pas de raison pour qu'une métropole de cette taille ne puisse progressivement se décentraliser au niveau institutionnel. Il faut toujours bien distinguer entre décentralisation territoriale et décentralisation institutionnelle. On a avancé d'excellentes propositions pour implanter au niveau local la démocratie dans de telles entités métropolitaines, en restituant le pouvoir aux gens, mais elles ont été bloquées par les centralisateurs qui, avec leur cynisme habituel, ont évoqué toute sorte d'empêchements matériels pour réaliser une telle entreprise. On prétend réfuter les arguments des partisans de la décentralisation en jetant la confusion entre la décentralisation institutionnelle et la désagrégation territoriale effective de ces métropoles. Il faut, au contraire, toujours bien faire la distinction entre décentralisation institutionnelle et décentralisation territoriale, en comprenant clairement que la première est parfaitement réalisable alors qu'il faudrait quelques années pour réaliser la seconde.

En même temps, je voudrais souligner que les conceptions municipalistes (ou, c'est la même chose, communalistes) libertaires que je propose ici s'inscrivent dans une perspective transformatrice et formatrice - un concept de la politique et de la citoyenneté qui cherche à transformer finalement les cités et les mégalopoles urbaines éthiquement aussi bien que spatialement, et politiquement aussi bien qu'économiquement.

Des assemblées populaires ou même de quartiers peuvent être constitués indépendamment de la taille de la cité, pourvu qu'on en identifie les composantes culturelles et qu'on fasse ressortir leur spécificité. Les débats sur leur dimension optimale sont politiquement irrelevants, c'est l'objet de discussion préféré de sociologues entichés de statistique. Il est possible de coordonner les assemblées populaires à travers des délégués pourvus d'un mandat impératif, soumis à rotation, révocables et, surtout, munis d'instructions écrites rigoureuses pour approuver ou rejeter les points à l'ordre du jour des conseils locaux confédérés composés de délégués des différentes assemblées de quartiers. Il n'y a aucun mystère dans cette forme d'organisation. La démonstration historique de son efficacité a été faite à travers sa réapparition constante aux époques de transformation sociale accélérée. Les sections parisiennes de 1793, en dépit de la taille de Paris (entre 500.000 et 600.000 habitants) et des difficultés logistiques de l'époque (où le cheval était ce qu'il y avait de plus rapide) ont œuvré avec beaucoup de succès, en étant coordonnées par des délégués de sections au sein de la Commune de Paris. Elles étaient réputées non seulement pour leur efficacité dans le traitement des problèmes politiques, en se basant sur des méthodes de démocratie directe, mais elles ont aussi joué un rôle important dans l'approvisionnement de la ville, dans la sécurité alimentaire, dans l'élimination de la spéculation, dans le contrôle du respect du maximum des prix et dans beaucoup d'autres tâches administratives complexes.

Aucune cité n'est par conséquent trop grande pour ne pas pouvoir être innervée d'assemblées populaires avec des objectifs politiques. La vraie difficulté est dans une large mesure d'ordre administratif : comment entretenir les ressources matérielles de la vie de la cité ? Comment affronter d'énormes charges logistiques et tout le poids de la circulation ? Comment préserver un environnement salubre ? Ces problèmes sont fréquemment mystifiés au moyen d'une confusion dangereuse entre la formulation d'une politique et sa gestion. Le fait pour une communauté de décider de manière participative quelle orientation suivre dans une question donnée n'implique pas que tous les citoyens participent effectivement à la mise en œuvre de la décision. Par exemple, la décision de construire une route n'implique pas que tous doivent savoir comment on conçoit et comment on réalise une route. C'est le travail des ingénieurs, qui peuvent présenter des projets alternatifs, et les experts remplissent donc par là une fonction politique importante, mais c'est l'assemblée des citoyens qui est libre de décider. L'élaboration du projet et la construction de la route sont des responsabilités strictement administratives, alors que la discussion et la décision sur la nécessité de cette route, y compris le choix de son emplacement et l'appréciation du projet relèvent d'un processus politique. Si on garde clairement en tête la distinction entre la formulation d'une politique et son exécution, entre la fonction des assemblées populaires et celle des gens qui assurent la gestion des décisions prises, il est alors facile de distinguer les problèmes logistiques des problèmes politiques, deux niveaux habituellement entremêlés.

Commentaires : Toute véritable dynamique d'émancipation sociale dont le sens même s'incorpore dans un désir de faire surgir et vivre une démocratie plus évoluée, plus réelle et tangible, prend nécessairement naissance de conflits émergeant au sein des situations dans lesquelles nous entrevoyons par la même occasion la nécessité d'en dépasser les limites contextuelles. Dans les mégalopoles ou les grandes villes, entités engendrées par le besoin impératif du système capitaliste de rationaliser sa sphère de circulation (des forces-de-travail, des marchandises, des capitaux) sur une aire relativement restreinte (où se côtoient banques, super-marchés, services sociaux, de santé, axes de communication, centres technologiques,...), ces conflits sont prégnant, et sous-jacents à l'image pacifiée d'un conglomérat d' « identités » individualistes formant un tout massifié à l'image d'un vaste espace « parfait » collant à l'idéalisme de l'idéologie post-libérale. Les conflits sociaux avec un potentiel radical ne peuvent être issues d'un besoin d'affirmation superficielle d'identité (« culture bobo ») ou de revendications par exemple salariales émanant d'individus ou de groupes défendant donc certains intérêts (tout à fait gérables sinon souhaités par le système) mais d'une nécessité situationnelle, ou d'un désir formel, de dépasser un état d'encasernement limitant les individus dans des rôles qui ne conviennent pas à des besoins nouveaux de changer radicalement les modes de vie et/ou les rapports sociaux inter-personnels. Ces conflits dont il est nécessaire d'en assurer l'assomption à partir du moment où ils peuvent trouver au sein de l'ensemble social plus vaste une justification morale (hormis donc les actes de sauvagerie trop souvent commis à l'encontre de personnes de mêmes conditions que leurs auteurs et sans véritable espoir de transition sociale dans les « citées », comme en 2005), trouvent à s'exprimer dans les moments de crises sociales, lorsque les règles paradigmatiques de l'économie commandent aux hommes des sacrifices (incluant la négation de sa propre existence sociale) devenus insupportables. C'est dans de tels contextes que peut s'organiser une « décentralisation », dans la mesure où la souveraineté peut dans ces moments se réinventer dans ces actes sociaux et les initiatives associatives, et peut alors être à même de s'affronter au pouvoirs illusoires des centres de gestion que sont devenus les municipalités modernes des mégalopoles courroies de transmission de l'État et de la Rationalité capitaliste. Et ces formes de résistance pourront d'autant mieux le faire qu'elles sauront se fédérer, et ainsi préfigurer une autre forme de municipalité émanant de la volonté populaire et devenant garante des droits – et devoirs - inhérents à l'affirmation de la pluralité sociale la composant (maintenir l'équilibre des droits et des devoirs des personnes et communautés membre de la municipalité libre). En même temps que ces mouvement sociaux élaboreront l'alternative par la pratique, il sera donc nécessaire de redéfinir et de redéployer la notion d'autorité (message aux futures élites en tout lieux et en tout domaine !).

Murray Bookchin parle d'organiser la décentralisation en tenant compte de spécificités culturelles. Ces spécificités sont bien souvent réelles et palpables au sein des différents quartiers des villes et cités. Il s'agit donc d'asseoir une organisation sociale « alternative » par rapport à un certain nombre de propositions et d'actions émanant de la souveraineté municipale reconquise, d'une réorganisation démocratique basée sur des délégations de pouvoirs et des reconnaissances de responsabilités à des assemblées « populaires », expressions de ces entités géographiques et culturelles. Il est néanmoins nécessaire de faire en sorte qu'une telle organisation démocratique n'amène à encadrer de façon trop précise, et par suite autoritaire, la dynamique politique dans un schéma qui risquerait à terme de court-circuiter la réalité complexe des cités, et fasse sienne le principe de la nécessaire latitude à laisser à l'initiative personnelle et collective de rang inférieur dans tous les domaines de la vie : réinscription dans la vie populaire du principe de subsidiarité. Dans les situations actuelles vécus au sein des villes, il peut être réducteur d'affirmer comme seule solution d'émancipation une réorganisation démocratique dont l'élaboration ne pourrait venir que du pouvoir municipal (dont M Bookchin propose la conquête dans une vision devenue électoraliste). Le rétablissement du pouvoir populaire ne saurait être le fait uniquement d'assemblées de quartiers par exemple qui verraient le jour sous la férule d'un pouvoir municipal central reconquis par les urnes. Et on peut en outre arguer que le taux de participation à ce type d'assemblées de quartiers existant déjà dans certaines villes est le plus souvent assez faible et qu'il n'est pas sûr qu'il soit largement supérieur le jour où une municipalité « écologiste sociale » décidera d'en faire les lieux de décisions démocratiques sur tous les sujets concernant la vie de la société et de ceux/celles qui y vivent, au vue de l'actuel d'apathie généralisée et du recul net de l'esprit de responsabilité collective dans nos sociétés hyper-gérées. En d'autres termes, il faut être clair sur le fait que la délégation ne devrait pas être vue uniquement comme une élection de représentants à une chambre décisionnelle, fusse-t-elle municipale, mais comme une délégation de pouvoir au-delà de la limite de ce qu'une entité sociale peut être capable d'assumer ; il s'agit là du principe de subsidiarité qui élabore en même temps qu'une dynamique sociale d'auto-organisation, les « lieux » où s'affirment les autorités qui en sont en quelque sorte l'aboutissement ultime, pensée comme une élévation vers des formes d'excellence et de responsabilité, des strates représentatives d'une juste hiérarchie assumant de façon croissante la notion de devoir. Et ce principe devra s'appliquer de la base, des personnes et des petites collectivités, vers le haut en passant par toutes les organisations que ces personnes devront créer afin d'assurer leur existence loin du désert spirituel de la vie postmoderne. Nous ne devrons pas poser l'ordre municipal avant que ne se soit déployées les forces sociales dans une grande part de leur potentialité, et ce précédemment à la nécessité d'une circulation vitale de la puissance sociale, du bas vers le haut et vice-versa, le long d'un axe « lumineux » assurant l'équilibre de l'ensemble. Une municipalité, tout comme un État régional, national ou européen, ne pourront rien sans que ne réapparaisse au préalable un élan vitaliste au sein des peuples, puisé en ce qui distingue l'homme de l'animal et ce qui nous distingue des autres cultures, ainsi que dans notre Tradition. Leur rôle d'arbitre ne peut se déployer véritablement qu'au sein d'une société de personnes responsables !

Nous sommes encore dans une phase d'actions et de réflexions sociales coextensive à la réalité que nous vivons, et la vision que nous devons défendre de la politique est celle d'un pari fait sur un dépassement du système destructeur actuel (basé sur une accumulation folle et sans fin de capitaux), sans pour autant devoir formuler une idée précise d'un schéma d'organisation d'une société post-capitaliste (tout juste un schéma global comme j'ai pu le faire dans mon texte Res Publica Europensis). Les initiatives et mouvements sociaux surgis en opposition aux attaques faire contre nos valeurs éthiques européennes ainsi qu'en réaction aux problèmes graves liés à la déconnexion de la société moderne par rapport au biotope (droits et dignité des travailleurs – attaque contre le Code du travail -, pollutions, santé, crise des « migrants », sabordage de l'éducation, etc), peuvent trouver une convergence, une articulation à leurs diverses praxis dans des réflexions communes, des théories élaborées dans le cadre expérimental. Mais se donner un objectif précis de réalisation, par le haut, qui ne peut donc à terme que passer par la case « prise de pouvoir », même de façon « très démocratique », risque d'affaiblir ou d'affadir la dynamique politique contenue dans les mouvements sociaux. Plutôt que de proposer d'ors et déjà un schéma précis d'organisation de la société, nous devrions stimuler par nos actions et réflexions théorique et pratiques des attitudes politiques visant à étayer le fond des engagements personnels et collectifs (en atteignant les causes réelles et profondes des problèmes qui alors s'avèrent bien souvent liés entre eux par une même dynamique mortifère), et dont les formes d'organisation actuelles peuvent être diverses et celle à venir hypothétique (les assemblées communales font partis des possibles liées aux points de rencontres locales des diverses expériences sociales d'élaborations d'alternatives politiques et associatives mais d'autres structures démocratiques multi-dimentionnelles peuvent s'avérer plus en adéquation avec les réalités sociales et politiques vécus par les acteurs tel des organisations inter-communales de métiers par exemple, et ce donc au niveau du domaine privé de la fourniture du nécessaire à la vie personnelle et collective).

Quand à la taille des cités, comme le dit M Bookchin, ce n'est pas ça qui pose problème puisque face à un contexte de maximisation des profits (immobiliers notamment) et d'accroissement de l'individualisme dont les grands centres urbains sont les lieux d'accomplissement, nous avons à opposer la reconstruction de relations sociales directes dans des élaborations politiques réduites à la taille des rencontres entre personnes au sein d'expériences de résistances à l'Ordre actuel et de redécouvertes des antiques communautés humaines qui sont toujours capables de nous apporter l'équilibre qui aujourd'hui nous fait trop souvent défaut. Que ce soit à la « campagne » où dans les grandes villes, notre cadre de vie sera à l'image des relations sociales que nous aurons pu y faire vivre. Et donc à l'image d'une certaine forme de « citoyenneté » que nous aurons pu faire naître en osant le pari d'une politique libératrice et conquérante, symbole d'une puissance réaffirmée.

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Murray Bookchin

Le citoyen véritable

Au premier coup d'œil, il peut sembler que le système des assemblées est proche de la formule du référendum, basé sur le partage de la prise de décision entre toute la population et sur la règle majoritaire. Pourquoi, dès lors, souligner l'importance de la forme de l'assemblée pour l'autogouvernement ? Ne serait-il pas suffisant d'adopter le référendum, comme c'est aujourd'hui le cas en Suisse, et de résoudre la question par une procédure démocratique apparemment beaucoup moins compliquée ? Ou alors pourquoi ne pas prendre les décisions politiques par la voie électronique - comme le suggèrent certains enthousiastes de l'internet - où chaque individu "autonome", après s'être informé des débats, prendrait part au vote dans l'intimité de son foyer ?

Pour répondre à ces questions, il faut prendre en considération une série de thèmes vitaux qui touchent à la nature même de la citoyenneté. L'individu "autonome", qui, selon la théorie libérale, représente, en tant qu'"électeur", l'unité élémentaire du processus référendaire, n'est qu'une fiction. Abandonné à son destin personnel au nom de "l'autonomie" et de "l'indépendance", cet individu devient un être isolé dont la liberté véritable est dépouillée des traits politiques et sociaux sans lesquels l'individualité est privée de chair et de sang... La notion d'indépendance, qui est souvent confondue avec celles de pensée indépendante et de liberté, a été tellement imprégnée du pur et simple égoïsme bourgeois que nous avons tendance à oublier que notre individualité dépend largement des systèmes de soutien et de solidarité de la communauté. Ce n'est ni en nous subordonnant de façon infantile à la communauté, ni en nous détachant d'elle que nous devenons des êtres humains majeurs. Ce qui nous distingue comme êtres sociaux, de préférence dans des institutions rationnelles, d'êtres solitaires dépourvus de toute affiliation sérieuse, ce sont nos capacités d'exercer une solidarité les uns par rapports aux autres, d'encourager l'autodéveloppement et la créativité réciproques, d'atteindre la liberté au sein d'une collectivité socialement créatrice et institutionnellement enrichissante.

Une "citoyenneté" séparée de la communauté peut être tout aussi débilitante pour notre personnalité politique que l'est la "citoyenneté" dans un État ou une communauté totalitaire. Dans les deux cas, nous sommes reconduits à un état de dépendance caractéristique de la petite enfance, qui nous rend dangereusement vulnérables devant la manipulation, soit de la part de fortes personnalités dans la vie privée, soit de la part de l'État ou des grandes firmes dans la vie publique. Dans les deux cas, et l'individualité et la communauté nous font défaut. Elles se retrouvent toutes deux dissoutes par la suppression du sol communautaire qui nourrit l'individualité authentique. C'est au contraire l'interdépendance au sein d'une communauté solide qui peut enrichir l'individu de cette rationalité, de ce sens de la solidarité et de la justice, de cette liberté effective qui en font un citoyen créatif et responsable.

Bien que cela paraisse paradoxal, les éléments authentiques d'une société libre et rationnelle sont communautaires et non individuels. Pour le dire en termes plus institutionnels, la commune n'est pas seulement la base d'une société libre mais aussi le terrain irréductible d'une individualité authentique. L'importance énorme de la commune est due au fait qu'elle constitue le lieu de parole au sein duquel les gens peuvent intellectuellement et émotionnellement se confronter les uns aux autres, s'éprouver réciproquement à travers le dialogue, le langage du corps, l'intimité personnelle et des modalités directes, non-médiatisées, du processus de prise de décision collective. Je me réfère ici aux processus fondamentaux de socialisation, d'interaction continue entre les multiples aspects de l'existence qui rendent la solidarité - et pas seulement la "convivialité" - tellement indispensable pour des rapports interpersonnels vraiment organiques.

Le référendum, réalisé dans l'intimité de "l'isoloir", ou, comme le voudraient les partisans enthousiastes de l'internet, dans la solitude électronique de sa propre maison, privatise la démocratie et ainsi la mine. Le vote, de même que les sondages d'opinion sur les préférences en matière de savons et de détergents, représente une quantification absolue de la citoyenneté, de la politique, de l'individualité et une caricature de la formation véritables des idées au cours d'un processus d'information réciproque. Le vote à l'état pur exprime un "pourcentage" préformulé de nos perceptions et de nos valeurs et non leur expression entière. C'est une réduction technique des opinions en simples préférences, des idéaux en simples goûts, de la compréhension générale en pure quantification, de façon à pouvoir réduire les aspirations et les convictions des hommes à des unités numériques.

Commentaire : Comme le dit justement M Bookchin dans ce passage très intéressant, la commune est le lieu de confrontations entre les personnes investis dans un projet commun de vie, de résistance, de création. C'est l'endroit où l'on peut en toute humanité (eu égard à nos besoins de nous auto-construire par rapport aux autres) accepter et assumer les conflits qui peuvent alors devenir les moyens de faire de la politique un pari sur des possibilités de dépassement des situations au sein desquelles trouvent leur place ces conflits (les conflits redeviennent alors socialisant et structurant par opposition aux conflits déstructurant de l'âge moderniste ou post-moderniste). Comme j'ai commencé à le faire plus haut, je donne néanmoins au mot « commune » une signification plus large, plus variable, de ce qu'elle représente en tant que lieu géographique déterminé dans l'état actuel de la situation sociale où nous vivons. Les communes sont alors tous ces lieux où les rencontres se font créations par l'engagement de ceux et celles qui agissent pratiquement et théoriquement, par désir de dépasser des situations d'injustices morales (où la dignité des êtres est atteinte par une dynamique infernale de valorisation et son cortège d'exploitations, de répressions, de contrôles totalitaires, de dépossessions, de chaos ethnico-culturel). Leur situation n'est plus alors seulement ou nécessairement géographique mais elle est déterminée par tout point de rupture devenu indispensable dans le cours inique d'une logique systémique dé-socialisante et dés-identificatoire, et qui incite à enrichir les conflits sociaux traditionnels (luttes de classes) par des conflictualités donnant un sens à la politique outrepassant les ronrons soporifiques de la gestion dé-responsabilisante. Comme il a été dit plus haut aussi, la rencontre de ces mouvements sociaux de résistance et de création, allant tous dans le sens d'une recherche d'une véritable justice, peut s'élaborer par la suite dans un lieu commun et localisé où s'articulent et s'élaborent les décisions politiques ainsi que l'éthique de responsabilité (« qui cherche à tenir compte des effets possibles des actions menées pour donner vie à certaines valeurs dans les rapports sociaux » Jean-Marie Vincent « Max Weber ou la démocratie inachevée »): l'assemblée communale, formée de mandatés.

Le mot citoyen dans le cadre d'un engagement social prend tout son sens. Il s'extrait d'une gangue de significations dé-responsabilisantes où l'illusion de liberté à laquelle il est attachée n'a d'égale que la rationalité intriquée avec la logique de valorisation qui lui sert de caution. M Bookchin précise bien que la citoyenneté véritable ne peut être séparée de la communauté particulière qui lui donne sens. Cette citoyenneté de l'implication, de l'engagement personnel et collectif, est corrélative à la puissance sociale de pouvoir assumer les potentialités inscrites dans des situations données et pouvant déboucher sur des créations nouvelles ; cette puissance de l'agir et de la responsabilité émanant elles-même d'une vie politique libérée des contraintes d'une rationalité orientée par une quête de résultats (et dirigée par l'économisme). Autant dire que la citoyenneté telle qu'elle est entendue par cette dernière condition, ne saurait se décréter à mon avis, par une simple réorganisation institutionnelle « municipaliste » issue des urnes fussent-elles locales. Mais on peut plutôt dire qu'elle (la citoyenneté refondée) est à même d'engendrer des possibles à partir de son exercice (subversif), une réorganisation des pouvoirs en symbiose avec les puissances sociales réaffirmée par un agir politique volontariste. Cette citoyenneté révolutionnaire (bouleversant l'ordre social) ne peut émaner que d'une position visant à assumer et dépasser les situations concrètes au sein desquelles elle agit et où elle peut être à même de relever les défis posés par toutes formes d'injustices ou de dysfonctionnements moraux, sociaux ou matériels qui peuvent y avoir court en donnant la possibilité de l'auto-dépassement, une position enracinée. Elle se confond donc avec la réelle liberté. Elle assoit surtout le fait que, dans l'optique d'une souveraineté réappropriée par le peuple lui-même, la personne-citoyenne n'existe qu'en tant qu'elle est un être de communication sociale, de partages et de conflits avec les Autres, le moteur de ce qu'Althusius nommait la « communicatio » : une dynamique d'autonomie et de coopération.

La vraie formation à la citoyenneté

citrommage033.jpgEn fin de compte, "l'individu autonome", privé de tout contexte communautaire, de rapports de solidarité et de relations organiques, se retrouve désengagé du processus de formation de soi - paideia - que les Athéniens de l'Antiquité assignaient à la politique comme l'une de ses plus importantes fonctions pédagogiques. La vraie citoyenneté et la vraie politique impliquent la formation permanente de la personnalité, l'éducation et un sens croissant de la responsabilité et de l'engagement public au sein de la communauté, lesquels, en retour, sont seuls à donner une vraie substance à celle-ci. Ce n'est pas dans le lieu clos de l'école, et encore moins dans l'isoloir électoral, que des qualités personnelles et politiques vitales peuvent se former. Pour les acquérir, il faut une présence publique, incarnée par des individus parlants et pensants, dans un espace public responsable et animé par la parole. Le "patriotisme", comme l'indique l'étymologie du mot [patrie vient du mot latin pater, le père], est un concept typique de l'État-nation, où le citoyen est considéré comme un enfant et est donc la créature obéissante de l'État-nation conçu comme pater familias, ou comme un père sévère qui impose la croyance et le dévouement à l'ordre. Plus nous sommes les "fils" ou les "filles" d'une "patrie", plus nous nous situons nous-mêmes dans une relation infantile avec l'État.

La solidarité ou philia, au contraire, implique le sens de la responsabilité. Elle est créée par la connaissance, la formation, l'expérience et l'exercice d'une certaine sensibilité - en bref, par une éducation politique qui se développe à travers la participation politique. En l'absence d'une municipalité à l'échelle humaine, compréhensible et accessible au point de vue institutionnel, il est tout simplement impossible d'assurer cette fonction fondamentale de la politique et de l'incarner dans la citoyenneté. En l'absence de philia, nous jaugeons "l'engagement politique" par le pourcentage des "votants" qui "participent" au processus "politique" : un avilissement des mots qui dénature totalement leur signification authentique et les dépouille de leur contenu éthique...

Qu'elles soient grandes ou petites, les assemblées initiales et le mouvement qui cherche à les étendre restent la seule école effective de citoyenneté que nous possédions. Il n'y a pas d'autre curriculum civique qu'un domaine politique vivant et créatif pour faire surgir des gens qui prennent la gestion des affaires publiques au sérieux. À une époque de marchandisation, de concurrence, d'anomie et d'égoïsme, cela signifie créer consciemment une sphère publique qui inculquera des valeurs d'humanisme, de coopération, de communauté et de service public dans la pratique quotidienne de la vie civique.

La polis athénienne, en dépit de ses nombreux défauts, nous offre des exemples significatifs de comment le sens élevé de la citoyenneté qui l'imprégnait s'est trouvé renforcé non seulement par une éducation systématique mais par le développement d'une éthique du comportement civique et par une culture artistique qui illustrait des idéaux de service civique par les faits de la pratique civique. Le respect des opposants au cours des débats, le recours à la parole pour obtenir un consensus, les interminables discussions publiques sur l'agora, au cours desquelles les personnalités les plus en vue de la polis étaient tenues à discuter des questions d'intérêt public même avec les moins connus, l'utilisation de la richesse non seulement à des fins personnelles mais aussi pour embellir la polis (en attribuant ainsi une plus grande valeur à la redistribution qu'à l'accumulation de richesse), un grand nombre de festivités publiques, de tragédies et de comédies en grande partie centrées sur des thèmes civiques et sur le besoin d'encourager la solidarité... tout cela et bien d'autres aspects encore de la culture politique d'Athènes formaient les éléments qui ont contribué à créer un sens de responsabilité et de solidarité civiques qui a produit des citoyens activement engagés et profondément conscients de leur mission civique.

Pour notre part, nous ne pouvons pas faire moins - et, souhaitons-le, à terme, nous ferons considérablement plus. Le développement de la citoyenneté doit devenir un art et pas simplement une forme d'éducation - et un art créateur au sens esthétique qui fasse appel au désir profondément humain d'expression de soi au sein d'une communauté politique pleine de sens. Ce doit être un art personnel grâce auquel chaque citoyen est pleinement conscient du fait que sa communauté confie sa destinée à sa probité morale et à sa rationalité. Si l'autorité idéologique de l'étatisme repose sur la conviction que le "citoyen" est un être incompétent, quelquefois infantile et généralement peu digne de confiance, la conception municipaliste de la citoyenneté repose sur la conviction exactement contraire. Chaque citoyen devrait être considéré comme compétent pour participer directement aux "affaires de l'État" et surtout, ce qui est le plus important, il devrait être encouragé à le faire.

Il faudrait fournir tous les moyens destinés à favoriser une participation complète, comprise comme un processus pédagogique et éthique qui transforme la capacité latente des citoyens en une réalité effective. La vie politique et sociale devrait être orchestrée de manière à promouvoir une sensibilité diffuse, la capacité réelle à accepter les différences, sans se soustraire, lorsque c'est nécessaire au besoin de mener de vigoureuses disputes.

Le service civique devrait être considéré comme un attribut humain essentiel et non comme un "don" que le citoyen offre à la communauté ou une tâche onéreuse qu'il est contraint à accomplir. La coopération et la responsabilité civique devraient être vues comme des expressions de la sociabilité et de la philia, et non comme des obligations auxquelles le citoyen essaye d'échapper dès qu'il le peut.

La municipalité serait donc vue comme une scène de théâtre où se déroule la vie publique sous sa forme la plus pleine de sens, un drame politique dont la grandeur s'étend aux citoyens qui en sont les protagonistes. Tout au contraire, nos villes modernes sont devenues dans une large mesure des agglomérations d'appartements-dortoirs dans lesquels les hommes et les femmes s'assoupissent spirituellement et trivialisent leurs personnalités dans le divertissement, la consommation et le bavardage mesquin.

Commentaires : Peut-on penser que la spontanéité suffirait à assurer un engagement généralisé une fois que certaines conditions seraient essentiellement réunies afin de la provoquer ? C'est une question à laquelle il peut être difficile de trancher de façon nette et précise, mais à laquelle il est aussi possible de répondre par la négative, avec une attitude désenchantée, en cette époque qui est la nôtre. Comme il a été dit plus haut, les injustices morales incitent bon nombres d'entre nous à ré-agir, tout comme la conscience de l'impasse dans laquelle nous nous engageons, et donc pour beaucoup à s'engager sur une voie menant à une redéfinition de ce que pourrait être la citoyenneté selon une culture replaçant la personne et son accomplissement au centre des préoccupations. . Malgré la possibilité d'un engagement effectif pour des valeurs dans nos sociétés occidentales, encore sous la garantie de certains droits dit « démocratiques », force est de constater que, mis à part les aveuglés par les « divertissements, la consommation et le bavardage mesquin », nombres de ceux qui s'engagent dans l'élaboration de créations et relations sociales un tant soit peu alternatives ne savent précisément de quelles façon ils pourraient les généraliser. Ceux-ci vont alors à rebours de leurs espoirs déçus et en reviennent le plus souvent à un attentisme mâtiné de « positions plus raisonnables ». La dé-socialisation, plus encore peut-être que l'individualisme égoïste, a des-organisé le corps social en de multiples entités isolées et noyées par le flux incessant des impératifs de la survie quotidienne, tout juste augmentée pour un nombre croissant d'entre nous. Mis à part les petits gestes « citoyens » qui s'intègrent bien dans le paradigme univoque du Progrès, il paraît bien difficile de dépasser une participation à l'unidirectionnalité imposée, pour une implication multidimentionnelle. Celle-ci pourtant, par l'engagement de l'être dans son entièreté, est à même de stimuler une auto-éducation à une citoyenneté réelle dans l'acte théorique et pratique de dépasser des situations ressentis comme insupportables. La difficulté de s'impliquer, malgré que ne soit pas absente bien souvent une réelle motivation, tient la plupart du temps au fait que nous n'avons pas reçu une éducation visant à véritablement nous élever socialement (mise à part dans une optique opportuniste et individualiste, mais il ne s'agit plus là d'une véritable élévation). L'éducation nous a donné des outils afin de cheminer sur la voie d'une intégration à un système social, et surtout économique, en quête perpétuelle d'individus soumis à ses besoins. Il est vrai que le système éducatif ne fournit pas, ou si peu, les éléments nécessaires à l'accomplissement d'une véritable citoyenneté (et de moins en moins de nos jours à l'heure d'une offensive marchande sans précédent sur les secteurs publiques, de l'éducation entre autres, comme l'ont prouvées encore les attaques récentes du niveau actuel de l'éducation, pourtant déjà bien bas, par la ministre Belkasserole). Il ne structure pas son « plan de formation des individus à la vie active » autours de ce qui constitue intimement pourtant la « matière première » à éduquer : la personne sociale en devenir. Puisque l'homme se construit socialement par rapports aux autres, se fait homme dans ses rapports conflictuels aux Autres, et que la découverte de sa personnalité ne peut s'avérer qu'au travers de ces rapports sociaux comme d'un miroir nous renvoyant notre propre image sociale, on peut effectivement dire que le désir social est latent chez les êtres en formation, car indispensable à l'épanouissement de la personnalité. Eu égard à cela, il est donc tout à fait compréhensible que tout déploiement de l'agir au sein du corps social dans le but de donner à ce dernier un caractère organique et vivant, c'est à dire à le composer en accord avec des désirs sociaux de justice éthique et de réel autonomie (et non d'autarcie), offre autant d'opportunités pour une éducation à une socialité directe et responsabilisante (la plupart des actions sociales de résistances qui ont pu être mis en œuvre en fournissent parfois la preuve par le mûrissement d'une conscience véritablement politique). Cela est d'autant plus nécessaire, que la constitution de valeurs universelles, et non universalistes, ne peut se faire que par la confrontation au sein de la diversité des valeurs nées du pluralisme culturel inhérent à un regroupement humain de plus en plus large. Le déplacement des valeurs individuelles, et du sens commun, ne peut effectivement se réaliser que par des interactions multiples entre consciences individuelles et groupes sociaux autonomes. En d'autres termes, c'est par les conflits et modes d'appréhensions directs du réel au travers de l'engagement social que peuvent émerger des valeurs sociales acceptées par tous et allant dans le sens d'un accroissement d'une logique de vie. La notion de sens commun est aussi hyper-importante, tout comme celle de bien commun dans les domaines publics imbriqués.

Mais cette pratique se trouve confrontée aujourd'hui à la domination de la « valeur » de la valorisation. Celle-ci induit une atomisation du corps social en une multitude d'individus soumis à la dictature de la concurrence, de la compétitivité, de la performance et de l'adaptabilité croissante aux normes technicistes. La logique de valorisation tend à annihiler la dynamique sociale de création de valeurs sociales de justice, de solidarité, de Grandeur, de patriotisme même (qui ne doit pas être vue comme une barrière à la responsabilité, mais comme une incitation afin de retrouver le sens plein et entier de cette valeur primordiale au contraire, et ce en son acception antique de « Terre de nos Pères »), en fragmentant les rapports sociaux et en rendant plus que difficile la condition de l'inventivité et de l'auto-accomplissement personnelle. Une éducation à la citoyenneté passe donc nécessairement par une prise de conscience et une connaissance critique de la situation dans laquelle nous (sur)vivons. C'est à ce point qu'une pensée métapolitique prend tout son sens en lien avec les pratiques sociales de résistance. Car ces deux aspects de la lutte sociale sont inter-dépendants et coextensifs dans leur élaboration de la conscience et de l'éducation politique à une citoyenneté autonome.

Les communes (dans le sens large décrit plus haut) et leurs instances organiques de décisions (contrôlées par les assemblées, mais aussi toujours nécessairement élitistes car les responsabilités se doivent d'être partagées en fonction des talents de chacun) sont des lieux où peuvent donc s'effectuer une éducation à la citoyenneté à partir du moment où sont consciemment créés d'autres relations sociales que les rapports qui prévalent dans la société marchande, des relations non aliénées à des abstractions telles que la marchandise, le travail salarié ou la valeur (et donc la nécessité absolue de croissance qui lui est liée). Nous devrons créer par conséquent les conditions d'une réélaboration de liens sociaux capables, à partir des multiples situations que nous vivons, de briser une logique mortifère de séparation, d'étiquetage et de contrôle et de réinventer un engagement qui, sans nous bercer d'illusions et en nous gardant de nous acquitter des doutes et des paris sur l'avenir, peut nous donner le désir et la liberté de tendre vers des valeurs communes d'une humanité plurielle consciente d'elle-même et de ses particularités et du respect qui leur est du. En vertu d'un tel engagement, le premier pas vers une éducation à la citoyenneté est de prendre conscience de la rupture qu'il est nécessaire d'opérer vis à vis des connexions qui nous lient en permanence, et de manière individuelle, aux éléments de soumissions et de manipulations (médias inféodés au pouvoirs actuels, incitations à la compétition – notamment dans le « monde » du travail -, surconsommation, crédits, actions centrées sur ses intérêts, apathie face aux décisions injustes – notamment émanant de l'État -, etc). Et cette rupture nous engage en retour bien souvent à la désobéissance qui peut être à même d'inaugurer une véritable rébellion salvatrice et formatrice.

En cela, l'éducation à la citoyenneté, malgré son assise philosophique et théorique, ne peut s'endormir dans les salons feutrés des salles de conférences des universités ou autres lieux où a trop tendance à s'isoler la pensée supposément rebelle, mais se découvre à chaque pas d'une pratique sachant assumer les conflits (dans et en-dehors de soi), à chaque étape d'une praxis qui pousse nos consciences à s'extirper de la gangue des convenances et des soumissions imposées par des rapports sociaux aliénés.

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L'économie municipale

Le dernier et un des plus intraitables problèmes que nous rencontrons est celui de l'économie. Aujourd'hui, les questions économiques tendent à se centrer sur qui possède quoi, qui a plus que qui et, surtout, sur comment les disparités de richesse peuvent se concilier avec un sentiment de communauté civique. Presque toutes les municipalités avaient dans le passé été fragmentées par des différences de statut économique, avec des classes pauvres, moyennes et riches dressées les unes contre les autres jusqu'au point de ruiner les libertés municipales, comme le montre clairement l'histoire sanglante des communes du Moyen-âge et de la Renaissance en Italie.

Ces problèmes n'ont pas disparu à l'époque actuelle. Ils sont même assez souvent tout aussi graves que par le passé. Mais ce qui est spécifique à notre époque (et qui a peu été compris par beaucoup de gens de gauche et d'extrême-gauche en Amérique et en Europe), c'est le fait qu'ont commencé à apparaître des questions transclassistes totalement nouvelles qui concernent l'environnement, la croissance, les transports, la déglingue culturelle et la qualité de la vie urbaine en général. Ce sont des problèmes suscités par l'urbanisation et non par la constitution de la cité. D'autres questions traversent aussi transversalement les intérêts conflictuels de classe, comme les dangers de guerre thermonucléaire, l'autoritarisme étatique croissant et finalement la possibilité d'un effondrement écologique de la planète. À une échelle sans précédent dans l'histoire américaine, une énorme variété de groupes de citoyens ont rassemblé des gens de toute origine de classe dans des projets communs autour de problèmes souvent à caractère local mais qui concernent la destinée et le bien-être de l'ensemble de la communauté.

L'émergence d'un intérêt social général par-delà les vieux intérêts particularistes démontre qu'une nouvelle politique peut facilement prendre corps et qu'elle visera non seulement à reconstruire le paysage politique au niveau municipal mais aussi le paysage économique. Les vieux débats entre la propriété privée et la propriété nationalisée sont devenus de la pure logomachie. Non que ces différents genres de propriété et les formes d'exploitation qu'elles impliquent aient disparu, mais elles ont été progressivement rejetées dans l'ombre par des réalités et des préoccupations nouvelles. La propriété privée, au sens traditionnel du terme, qui perpétuait le citoyen en tant qu'individu économiquement autosuffisant et politiquement indépendant est en train de disparaître. Elle ne disparaît pas parce que le "socialisme rampant" a dévoré la "libre entreprise" mais bien parce que la "grande firme rampante" a tout dévoré - ironiquement au nom de la "libre entreprise". L'idéal grec d'un citoyen politiquement souverain qui pouvait juger rationnellement des affaires publiques parce qu'il était libéré du besoin matériel et du clientélisme n'est plus qu'une moquerie. Le caractère oligarchique de la vie économique menace la démocratie en tant que telle, pas seulement au niveau national mais aussi municipal, là où elle conservait encore un certain degré d'intimité et de souplesse.

Nous en arrivons ainsi, soudainement, à l'idée d'une économie municipale qui se propose de dissoudre de manière novatrice l'aura mystique qui entoure la propriété des firmes et la propriété nationalisée. Je me réfère à la municipalisation de la propriété, comme opposée à sa privatisation ou à sa nationalisation. Le municipalisme libertaire propose de redéfinir la politique pour y inclure une démocratie communale directe qui s'étendra graduellement sous des formes confédérales, en prévoyant également une approche différente de l'économie. Le municipalisme libertaire propose que la terre et les entreprises soient mises de façon croissante à la disposition de la communauté, ou, plus précisément, à la disposition des citoyens dans leurs libres assemblées et de leurs députés dans les conseils confédéraux. Comment planifier le travail, quelles technologies employer, quels biens distribuer ? Ce sont toutes des questions qui ne peuvent être résolues que dans la pratique. La maxime de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins, cette exigence célèbre des différents socialismes du XIXe siècle, se trouverait institutionnalisée comme une dimension de la sphère publique. En visant à assurer aux gens l'accès aux moyens de vivre indépendamment du travail qu'ils sont capables d'accomplir, elle cesserait d'exprimer un credo précaire : elle deviendrait une pratique, une manière de fonctionner politiquement.

Aucune communauté ne peut espérer acquérir une autarcie économique, ni ne devrait essayer de le faire. Économiquement, la large gamme de ressources nécessaires à la production de nos biens d'usage courant exclut l'insularité refermée sur elle-même et l'esprit de clocher. Loin d'être une contrainte, l'interdépendance entre communautés et régions doit être considérée - culturellement et politiquement - comme un avantage. L'interdépendance entre les communautés n'est pas moins importante que l'interdépendance entre les individus. Si elle est privée de l'enrichissement culturel mutuel qui a souvent été le produit de l'échange économique, la municipalité tend à se refermer sur elle-même et s'engloutit dans une forme de privatisme civique. Des besoins et des ressources partagés impliquent l'existence d'un partage et, avec le partage, d'une communication, d'un rajeunissement grâce à des idées nouvelles et d'un horizon social élargi qui facilite une sensibilité accrue aux expériences nouvelles.

Commentaires : Murray Bookchin nous propose là un schéma de réorganisation de l'économie qui passe par une certaine forme d'abolition de la propriété privée : la municipalisation des moyens de production et de distribution. Celle-ci d'après lui, pourra se faire d'autant plus facilement qu'elle se fera sous l'emprise d'une nécessité d'établir une politique menée dans l'intérêt social de tous du fait des menaces écologiques et sociales qui pointent à l'horizon proche ; une politique tenant compte d'intérêts « tran-classistes ».

Une critique qu'il est possible d'émettre à l'encontre d'une telle vision d'un futur utopique, c'est que l'on voit mal pour quelle raison les possédants se déposséderaient aussi facilement des moyens de production qui leur assurent une position sociale dominante, désormais mondiale, et la condition des avantages qu'ils en retirent. Ou l'espoir se reposerait sur d'hypothétiques décisions « politiques » émanant de représentants élus par une « majorité écologiste sociale » (c'est le sens qu'avaient pris les propositions de Bookchin à la fin de sa vie avec, comme on peut le comprendre dans ses propos, un ralliement tout aussi hypothétique des capitalistes à cette noble cause : mais quels capitalistes ? Car de nos jours, ceux-ci n'ont plus aucun liens affectifs avec un territoire en particulier, pas plus qu'avec un continent !). En outre, le paradigme économique ne repose pas uniquement, loin s'en faut, sur l'appropriation des moyens de production, de distribution et de circulation des capitaux et marchandises.

Cette propriété des moyens de production et de distribution par la classe bourgeoise, sans dire que ce point serait de moindre importance bien sûr car il participe à la dynamique d'auto-accumulation des capitaux (on peut se référer à l'épisode historique des « enclosures » comme d'un moment de cette dynamique qui se poursuit de nos jours), n'en est pas moins devenue que toute relative par rapport aux nécessités et impératifs de l'économie capitaliste actuels. En effet, la dynamique économique capitaliste est mue par la logique impersonnelle et abstraite de valorisation des capitaux poussée à l'extrême à un actionnariat et une financiarisation mondialisés, logique qui ne porte absolument plus en elle-même de fin, mais dont l'effet le plus pervers à l'échelle du Globe est la dé-appropriation de nos puissances de décision et d'actions qui pourraient encore être à même selon certains, illusoirement, de réorienter le sens de cette logique, et d'amoindrir le caractère trans-classiste de cette dépossession. Les entreprises vraiment indépendantes aujourd'hui se font de plus en plus rares et beaucoup sont devenues des « sites » localisés (ou « délocalisés ») où s'opère de façon uniforme la rationalité instrumentale par laquelle les hommes devront continuer à se soumettre à la logique productiviste financiarisée et mondialisée. Bookchin a néanmoins pressenti cette réalité lorsqu'il parle de ces « grandes firmes rampantes » qui auraient dévoré l'univers économique local traditionnel. Toutefois, il ne suffit pas d'être conscient de la façon dont les localités ont été plus ou moins directement dépossédées de la maîtrise de leur lieux de production et distribution économique mais surtout, et cela me paraît cruciale, de la façon dont l'humanité entière a été dépossédé de sa possibilité de contrôler l'économie pour le service du bien être général (et même d'une classe dirigeante, car les « bénéfices » de toutes natures qui entrent dans les causes d'une collaboration consciente et prolongée de l'oligarchie ne doivent pas voiler le fait que celle-ci, à moins de renoncer totalement à ses privilèges et de rejeter radicalement ce qui a fourni les fondement de sa « responsabilité » vis à vis du monde, est intégré elle même à une dynamique qu'elle ne contrôle plus totalement). Même s'il est vrai que le caractère oligarchique de la vie économique menace la démocratie (comme l'a d'ailleurs démontré Hervé Kempf dans « L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie », Éditions du Seuil) comme nous le constatons d'ailleurs quotidiennement, il ne suffit donc pas de municipaliser l'économie afin d'en obtenir le contrôle au service des populations mais bel et bien de dépasser le paradigme économiste dont les règles ne peuvent être remises en cause que si l'on remet en cause son existence même (une municipalisation ne pourrait se faire dans toutes les cités au même moment !). Et remettre en cause son existence implique de créer des relations sociales à l'inverse des rapports qui fondent et font perdurer l'économisme en tant que paradigme subsumant les différentes sphères sociales caractérisant une société humaine (la politique, les échanges, la communication, etc). L'aura mystique qui entoure l'économisme ne tient pas principalement à la propriété des moyens de production, de distribution et de circulation par une oligarchie, mais bien plutôt au fétichisme qui fonde l'existence de la marchandise (dont la principale d'entre elles : l'argent), du travail (sous ces différentes formes, y compris l'intelligence adaptative), de la valeur, comme d'un pseudo-ré-enchantement du monde sous la forme d'évanescences futiles et illusoires (la croyance aveugle en la marchandisation du monde et de la vie). Ce sont des relations sociales radicalement différentes des rapports sociaux qui nous isolent du monde réel, qui déréalisent nos vie en les soumettant à une logique nous rabaissant à un rôle de spectateurs impuissants de ce dont nous n'avons plus prise, qu'il nous faut créer au sein de communes qui deviennent alors des centres de résistances où s'entremêlent les diverses expériences associatives autonomes. Ces communes anticipent alors ce mouvement populaire public général qui pourrait être celui qui ferait naître des municipalités en quête d'autonomie. En elles, l'économie ne devrait plus pouvoir signifier autre chose que cet échange métabolique avec la vie qui nous permet de subvenir aux besoins réels et dés-aliénés et inventer des relations sociales directes et consciemment élaborées par la raison fondée sur des valeurs culturelles partagées et particulières au sein de chaque communauté et peuple.

Ce qu'il est important de comprendre dans ce qui précède, c'est que les unités de production capitalistes (sous ses différentes formes postmodernes : l'industrie en réseau tout comme l'ingénierie) sont toujours les lieux où se cristallisent la rationalité « instrumentale » et que se ré-approprier ces unités, formule creuse au vue de l'organisation actuelle de la production, ne détermine en rien la possibilité d'instaurer une « autre économie » sensée pouvoir contribuer à la création de rapports sociaux plus directs et non aliénés. La réorganisation de la production à l'échelle des communautés humaines implique par là même de redéfinir radicalement (à la racine) ce que doivent représenter les lieux de production pour les personnes vis à vis de relations sociales proprement révolutionnaires qui s'établissent peu à peu entre elles dans leurs pratiques. Comment pourraient s'agencer ces lieux de production en fonction de la structure des relations établies par des modes d'activités productives et d'échanges consciemment mis en œuvre par les personnes elles-même en fonction de leurs réels besoins tant matériels que « spirituels ». Il peut paraître évident qu'une telle structure forgée par des pratiques expérimentales ne pourrait découler uniquement de décisions arbitraires émanant d'assemblée communales. Nous vivons dans une situation donnée et nous ne pourrons baser nos théories et nos pratiques quotidiennes communautaires dans une optique de dépassement de celle-ci que si nous adoptons une pensée et un agir qui ne puisse être négociable pour le système dominant. En d'autres termes, il ne s'agit pas de vouloir récupérer l'économie, aujourd'hui « économisme », afin d'en faire un outils au service des hommes (enfin... prétendument de tous !) ; il s'agit bien plutôt de sortir de l'économisme, de sortir d'un paradigme qui impose une relation avec la vie, des rapports des hommes entre eux, qui ne pourrons jamais signifier autre chose que des formes d'aliénation et de fétichisme pleinement contradictoires avec tout désir véritablement démocratique. Dans cette optique, la propriété personnelle de petite unités artisanales ou commerciales ne posent pas de problèmes en soi, beaucoup moins en tout cas que celle de bien plus grandes unités de fabrication qui devraient être mises en œuvre dans l'optique de générer la satisfaction des besoins réels (à l'échelle des entités géographiques plus importantes, notamment continentale) et de puissance à garantir pour la pérennité de notre Culture (européenne).

Il ne paraît plus opportun de chercher à devenir majoritaire (dans une optique d'instaurer un pouvoir central « libérateur », détenteur d'une souveraineté perdue), mais de s'appuyer sur les communautés (des communes, « ce que nous avons en commun – cum - n'est rien d'autre qu'un don à faire – munus - , une exposition à autrui ») en rupture avec les lois établis du système dominant, des point de résistances à la dynamique liberticide et totalitaire (parce que globalisante et mondialiste) de la majorité instituée. Avoir l'espoir d'une gestion « alternative » de ce qui mène le monde, de ce qui le fonde même, l'économisme, en projetant la politique vers une promesse messianique (dé)-mobilisatrice, c'est obscurcir la vision que nous devrions avoir aussi limpide que possible pourtant du point d'inconsistance sur lequel repose entier la structure abstraite et pourtant réelle du monde de la marchandise. Sortir d'un économisme ravageur ne peut se décréter par le déploiement programmatique, aussi démocratique puisse-t-il être dans ses intentions, d'un plan visant à transposer dans le futur les conditions d'un agir libre. Une société municipaliste libertaire ne peut être qu'un possible vu d'en-dehors de la situation dans laquelle nous vivons et luttons. Mais du dedans de cette situation, seule position raisonnable, nous n'aurons d'autre choix que de créer des conditions de dépassement des aliénations présentes, en expérimentant des actions politiques (collectives) en rupture avec l'ordre dominant. Les communes-municipalités à taille encore humaine (il en reste, surtout dans les « campagnes » - zones vertes de la Grande Métropole- , qui ne se sont pas séparées totalement d'une certaine autonomie, d'une certaine capacité de résilience diront certains) peuvent être des espaces d'une telle dynamique sociale, mais non sans avoir vis à vis du paradigme économique une attitude critique radicale dont le sens est de s'émanciper des aliénations qui fondent son existence, d'une pseudo-liberté sans autonomie, d'une recherche incessante et folle d'autarcie déshumanisante parce qu'assujettie aux fétichismes de la marchandise et de la techno-science.

Les moyens et agents économiques sont structurés afin de répondre à des impératifs qui se sont éloignés depuis déjà bien longtemps de la nécessité d'assouvir les besoins réels des populations, à fortiori locales. Nul doute qu'il nous faudra à l'avenir déterminer ensemble la nature de ces besoins (encore que cela ne pourrait être humainement envisageable que par ceux d'où émanent ces besoins) et des moyens à employer afin de les satisfaire, mais cela ne pourrait être possible sans créer les conditions de l'élaboration de relations sociales radicalement différentes des rapports qui nous séparent de notre humanité, ici-même européenne, de nos sensibilités, de nos émotions, de nos désirs particuliers de vie, de nos valeurs (de nous lier aux autres dans un désir de prolonger la vie, de la rendre autonome et pérenne). Comment cela pourra-t-il se faire ? Il paraît impossible dans notre situation d'augurer précisément la dynamique politique qui ouvrira la possibilité de généraliser des relations sociales plus humaines et en harmonie avec la vie dans son ensemble. Il nous est par contre possible de créer d'ors et déjà des centres de résistance et d'élaborations et de réflexions sociales pouvant préfigurer par une mise en réseau de ces expérimentations, une approche vraiment alternative à la satisfaction de nos besoins matériels, sociaux et spirituels (convivialité, sentiments, entraide,...).

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Une question de survie écologique

À la lumière de ces coordonnées, il est possible d'envisager une nouvelle culture politique avec une nouvelle renaissance de la citoyenneté, d'institutions civiques populaires, un nouveau type d'économie, et un contre-pouvoir parallèle, dans un réseau confédéral, capable d'arrêter et, espérons-le, de renverser la tendance à une centralisation accrue de l'État et des grandes firmes et entreprises. En outre, il est aussi possible d'envisager un point de départ éminemment pratique pour dépasser la ville et la cité telles que nous les avons connues jusqu'à présent et pour développer de nouvelles formes d'habitation réellement communautaires, capables de réaliser une nouvelle harmonisation entre les gens et entre l'humanité et le monde naturel. J'ai souligné le mot "pratique" parce qu'il est évident que n'importe quelle tentative d'adapter une communauté humaine à un écosystème naturel se heurte de plein fouet à la trame du pouvoir centralisé, que ce soit celui de l'État ou des grandes firmes.

Le pouvoir centralisé se reproduit inexorablement à tous les niveaux de la vie sociale, économique et politique. Il ne s'agit pas seulement d'être grand : il pense "en grand". Ainsi, ce mode d'être et de penser est non seulement la condition de sa croissance mais de sa survie même. Nous vivons déjà dans un monde où l'économie est excessivement mondialisée, centralisée et bureaucratisée. Beaucoup de ce qui pourrait être fait au niveau local et régional, l'est à l'échelle mondiale - en grande partie pour des raisons de profits, de stratégie militaire et d'appétits impériaux - avec une complexité apparente qui pourrait en réalité être facilement simplifiée.

Si toutes ces idées peuvent sembler trop "utopiques" pour notre temps, alors on peut aussi considérer comme utopiques les exigences urgentes de ceux qui demandent un changement radical des politiques énergétiques, une réduction drastique de la pollution de l'atmosphère et des mers et la mise en œuvre de programmes au niveau mondial pour arrêter le réchauffement de la planète et la destruction de la couche d'ozone. Est-ce qu'il est vraiment illusoire de poursuivre des changements institutionnels et économiques non moins drastiques mais qui se basent en réalité sur des traditions démocratiques profondément enracinées ?

Commentaires : Peut-on parler de renaissance de la citoyenneté, de civisme, de nouvelle économie, de démocratie générale si nous ne critiquons pas la part (importante) de récupération idéologique (et opportuniste) dont ces expressions ont été les victimes ? Citoyenneté, économie, communautés, politique, responsabilité et bien d'autres, sont des mots qui sont imprégnés des effluents du procès capitaliste en cours. Les utiliser sans tenir compte du fait que leur sens ait pu être galvaudé par le système manipulateur (« novlangue ») risquerait de leur ôter toute possibilité de renversement des valeurs actuelles. Il pourrait donc sembler délicat, au premier abord, de les employer dans le but de décrire ce qui paraît être les fondements d'une vision pour un monde plus équilibré, harmonieux : la mise en œuvre de nos puissances sociales pour une rupture par rapport à l'ordre dominant. La citoyenneté par exemple peut donner l'impression de traîner en son sillage une histoire ayant permis la domination de l'idéologie bourgeoise depuis la Révolution (celle de 1789). C'est oublier qu'elle n'implique pas forcément un abandon de la souveraineté du peuple vers l'État comme cela a perduré en France suite à la Révolution récupérée par la classe marchande, mais qu'elle contient une signification bien plus profonde et générale, dévoilant pour qui s'en donne la peine le lien indéfectible qui unit la personne, sa réalisation, à la vie de ses communautés, familiale et politiques. C'est véritablement redonner honneur à la vie de la Cité, et par-delà, à la politique selon son sens originel.

Or, les mouvements dits « alternatifs » usent trop souvent des concepts forgés par l'Ordre dominant en ne reformulant pas le sens des mots, en n'en renversant pas la valeur (ou tout bonnement rejettent ces termes avec leur sens modernes appauvris en s'interdisant ainsi de réintroduire dans la pensée populaire une vision en adéquation avec les anciennes traditions politiques, pourtant encore porteuses d'un univers d'émancipation). L'alternative est ainsi récupérée à dessein par le système au travers de ses excroissances contestataires (excroissances bien involontaires parfois, mais indubitablement intégrées à l'ordre dominant comme nous le démontrent bien des mouvements écologistes, « politiques » ou associatifs, « antifa » ou autres) représentant le pôle « progressiste » d'une sociale-démocratie en perte d'identité ou d'une gauche « alternative » en proie à ses incertitudes résultant d'une méfiance ou d'un rejet paranoïaque de la critique théorique radicale sur les catégories qui fondent nos aliénations (libérer le travail du capital sans remettre en cause radicalement le salariat, foi envers le multiculturalisme, etc.). Le capitalisme vit des contradictions qu'il engendre et du mouvement dialectique que celles-ci insufflent à la société, autrefois la lutte des classes, aujourd'hui la responsabilité citoyenne de devoir « sauver la planète » par des initiatives individuelles « alternatives au productivisme » mais qui restent toujours dans le cadre d'un consensus immanent à une structure établie par des rapports sociaux aliénés à la marchandise (puisse-t-elle être bio). Le but de ces contradictions en acte, de ces mouvements sociaux revendicatifs, est de faire intégrer à la forme juridique bourgeoise des lieux communs de la conscience militante plus émotive qu'autre chose et mobilisant l'individu-citoyen dans des actes de création de pseudo-alternatives ou des luttes pour une reconnaissance sociale (par exemple, actuellement, des « migrants ») permettant au capitalisme de poursuivre sa dynamique de marchandisation de l'ensemble du vivant et puis d'assurer ses besoins du moment, sous des formes toujours réactualisées.

Au fond, la visée postmoderne d'une forme juridique post-bourgeoise théorisée par le système actuel correspond exactement aux revendications des groupements de la militance sociétale dont le but est de renforcer une sorte de sujet de droit dont l'émancipation ressemble plus à l'élaboration d'un individu totalement désolidarisé de ses communautés originelles et constitutives de sa personne. La réalité propre à chaque situation vécue par les gens réels se trouve niée par la non remise en cause fondamentale de l'abstraction généralisée caractérisée par ses deux principaux moments actuels de cristallisation : la finance et l'Ordre mondial. Une aspiration à une réintroduction (re-embeded) des conditions de la production des biens au sein de la société ne peut être plausible en tant qu'acte fondateur d'une véritable alternative au capitalisme qu'à partir du moment où la forme juridique – l'absolutisme des droits-de-l'homme - sur laquelle repose la structure capitaliste est remise en cause. Cela implique donc de rendre obsolète les rapports sociaux entre les individus faisant de ceux-ci des représentants de la marchandise, et d'instaurer à la place des relations sociales. Un mouvement communaliste, directement lié à une repolitisation des relations sociales dans la sphère publique, pourrait se déployer par un refus de la globalisation capitaliste et de la naturalisation des rapports marchands qui obscurcissent en tant que sens commun devenu majoritaire, les fondements de chaque situation dont la compréhension conditionne pourtant une affirmation politique de la nécessité d'une compréhension de chacune d'elles. Une commune, basée sur la rencontre entre des personnes mues par ce même désir de dépassement politique de situations devenues insupportables (comme en Grèce en 2008), peut alors voir le jour comme d'une création reposant sur un sentiment minoritaire de trahir la norme. La politique doit reprendre ses droits !

Il peut sembler difficile de présupposer de quelle façon une commune, une association corporative (en tout lieux, géographique, social, productif, …) pourrait s'organiser afin de créer les conditions d'une rupture avec l'ordre social dominant. Le territoire d'un quartier, d'un village, d'une ville peut être, dans la situation actuelle de domination des rapports marchands, l'espace de déploiement d'une radicalité non négociable. Mais il est plus probable actuellement que les communes, en tant que lieu d'émancipation de rapports sociaux aliénés, de fonctionnement d'institutions communautaires et solidaires, voient le jour de façon diffuse sur une territorialité devenant ainsi peu à peu opaque aux pouvoirs (et non forcément située spacialement dans un premier temps).

La première des utopies est celle qui accompagne la croissance de la globalisation capitaliste dans son rêve fou de contrôler l'ensemble de la vie dans sa dynamique d'accumulation sans fin. Devrait-on pour autant lui opposer une utopie « alternative » ? Est-ce qu'un schéma global d'organisation peut-il être à même de correspondre aux tendances imprévisibles que prendront les dynamiques des communes qui à l'heure actuelle ne peuvent que se diffuser à partir des diverses situations vécues en ces temps de barbaries ? Il ne s'agit plus, répétons-le, de gérer les situations qui sont pour nous ces vérités à partir desquelles germe le désir de dépasser nos aliénations, les injustices et autres saccages, mais de faire surgir des sujets politiques de tous les possibles que chaque situation nous offre tout en finissant par recréer – du bas vers le haut - les indispensables lieux de coordination et de pouvoir où l'acte décisionnel pourra en toute liberté s'élever et s'affirmer en fonction de nos limites propres. La liberté, qui assume la vérité d'une situation actuelle d'aliénation aux fétiches du paradigme économique capitaliste, ne doit pas être conditionnée à une nécessité idéologique supposée remplir la fonction de répondre, a priori, aux urgences de notre temps (aussi bien sociales qu'écologiques), mais doit plutôt nous servir à briser l'enveloppe d'identification à l'individu normalisé qui est la base d'une praxis sociale visant à surseoir tout désir dans de vaines utopies qui nous isolent toujours d'avantage et nous éloignent de toute autonomie (utopies envers la technologie, le pouvoir de l'argent, la croissance mais aussi envers un idéalisme post-humain, comme le fut le communisme !). La pensée métapolitique a un rôle très important à y jouer afin de pouvoir comprendre et atteindre ces fameux points d'inconsistance des situations à partir desquelles il est possible de construire de véritables alternatives, des communes comme lieux de rencontres et de créations non négociables, qui pourrons être comme autant de cellules à même de reformuler des rapports sociaux radicalement différents de ceux qui, médiatisés par les fétiches du système dominant, nous séparent les uns des autres toujours un peu plus en nous voilant les causes réelles de nos aliénations.

Alors, le municipalisme libertaire, pourquoi pas ? Mais il me parait évident comme j'ai pu l'exposer ici que la priorité ne se situe pas dans la proposition d'une utopie programmatique tant que nous n'aurons pas porté la contestation sur les causes réelles des destructions sociales et écologiques qui menacent nos communautés et l'humanité toute entière et que ne se dessinera pas à l'horizon un mouvement autonome de création de relations sociales nouvelles et tout à la fois ancrées dans la tradition, aptes à menacer la suprématie de l'ordre marchand. En d'autres termes, des « changements institutionnels et économiques drastiques », même s'ils seront indispensables, ne suffiront pas à bâtir les fondements de ce qui fera naître une société humaine plus consciente d'elle-même, si ces changements ne se construisent pas au sein d'une dynamique politique de transformation des rapports humains. Il nous faut déjà nourrir le cœur de la rébellion pour ensuite rebâtir l'Europe par le truchement d'une nouvelle et véritable politique et d'un nouvel Ordre hiérarchique !

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Murray Bookchin était un écologiste radical américain né le 14 janvier 1921 à New York dans le Bronx d'une famille juive révolutionnaire (sa grand-mère fut membre du parti socialiste révolutionnaire) émigré de Russie en 1905. Après avoir milité dans la Ligue des Jeunes Communistes des États-Unis, et dans le mouvement trotskiste, mais aussi militant syndical, il développe une vue particulière de l'écologisme radical jusqu'à élaborer la théorie du municipalisme libertaire (voir à ce sujet son livre : Pour un municipalisme libertaire, Lyon, éd. Ateliers de Création libertaire,‎ 1er janvier 2003.)

 

mercredi, 15 juin 2016

Carl SCHMITT, La guerra d'aggressione come crimine internazionale

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Teodoro Klitsche de la Grange: Recensione a

Carl SCHMITT, La guerra d'aggressione come crimine internazionale

Ex: http://civiumlibertas.blogspot.com

Carl Schmitt La guerra d’aggressione come crimine internazionale. Il Mulino Bologna 2015 pp. 142, € 16,00.

schmittzzzzzz.jpgNel 1945 il grande industriale tedesco Friedrick Flick, che aveva fondate ragioni di credere di venire accusato dagli alleati per la collaborazione a guerra d’aggressione, richiese a Carl Schmitt un parere per la difesa da tale (eventuale) accusa. Accusa che non venne mai mossa a Flick, il quale fu tuttavia condannato per un “capo d’imputazione” diverso: lo sfruttamento di manodopera straniera deportata dalle S.S..

Schmitt in tale promemoria distingue tra i crimini di guerra tra classi le “violazioni delle regole e degli usi della guerra, commesse principalmente da appartenenti alle forze armate di uno Stato belligerante. Si tratta d’infrazioni del cosiddetto diritto in guerra, lo jus in bello … Tale regole presuppongono che la guerra sia permessa e legale”; “Di natura essenzialmente diversa è il secondo tipo di crimini di guerra che qui deve essere distinto. Si tratta delle atrocities in un senso specifico: uccisioni pianificate e crudeltà disumane, le cui vittime erano uomini inermi”. Neppure la “esimente” dell’esecuzione di un ordine superiore può escludere in tali casi l’imputabilità e la punibilità. Infine la terza “Crimini di guerra nel terzo significato del termine è la guerra di aggressione, concepita come un crimine in sé, vale a dire come un crimine secondo il diritto internazionale. Qui, dunque, la guerra stessa è un crimine e non si tratta propriamente di un crimine di guerra ma, più precisamente, del «crimine di guerra»”.

aggre6cover25992.jpegSchmitt valuta queste tre classi alla luce sia del “politico” che dei principi dello jus publicum europaeum. In primo luogo se la guerra è, nel sistema westphaliano, non solo un fatto pubblico ma che presuppone la distinzione tra pubblico e privato, allora non può farsi carico a un privato (come Flick) di aver concorso ad una guerra di aggressione.

Come scrive Galli nella presentazione, Schmitt considera “la guerra come un atto di sovranità di cui sono responsabili gli Stati – una responsabilità politica soprattutto – e non certo i singoli cittadini, tenuti solo ad obbedire al potere legale. Schmitt recupera quindi l’ordine moderno che egli invece ha descritto, già da una decina d’anni, come periclitante: ovvero lo jus publicum europaeum all’esterno, per cui la guerra è affare di Stato, che non può essere processata; e, all’interno, un rigido positivismo giuridico statocentrico”.

D’altra parte il giurista di Plettenberg distingue tra il pensiero giuridico inglese (e in larga misura anche americano) da quello continentale in relazione alla guerra d’aggressione come crimine: “si pone anche per la concezione americana la questione di che cosa propriamente sia la novità di un crimine. La conseguenza è che qui si giunge spesso a una sintesi e a una mescolanza di punti di vista morali e giuridici. Per il modo di pensare del giurista di formazione positivistica, continentale, la separazione del punto di vista giuridico da quello morale è familiare da quasi due secoli, proprio rispetto alla questione della penalizzazione di nuove fattispecie di reato. Negli Stati Uniti d’America l’unione dei due punti di vista potrebbe far sì che gli ostacoli che derivano dal principio nullum crimen sine lege siano addirittura meno presenti per il giurista americano di quanto lo siano per un giurista della tradizione inglese pura”.

Per la guerra d’aggressione prosegue: “In questo caso, sia la fattispecie stessa (atto di aggressione e guerra di aggressione) sia la connessione tra il carattere internazionale e quello criminale, rappresentano davvero un novum, la cui particolarità deve essere portata a consapevolezza per mostrare come il principio nullum crimen abbia qui il significato di un limite alla punizione”.

È chiaro che poi l’argomentazione di Schmitt va sul concetto di giusta causa, la quale cancella il requisito dello justus hostis che nel pensiero dei teologi (da Suarez a Bellarmino) andava con quello di conserva: ambedue, insieme allo jus in bello e alla recta intentio, condizioni dello justum bellum.

Nel complesso un libro interessante che completa i numerosi scritti dedicati da Schmitt alla modificazione del concetto di guerra nel XX secolo.

Teodoro Klitsche de la Grange

mardi, 14 juin 2016

Carl Schmitt, Un giurista davanti a se stesso

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Teodoro Klitsche de la Grange: recensione a:

 
Carl Schmitt, Un giurista davanti a se stesso
Neri Pozza Editore, Vicenza 2012, pp. 312, € 16,50.
 
Ex: http://civiumlibertas.blogspot.com

Questa non è una delle molte raccolte di scritti di Schmitt tradotti e pubblicati in Italia negli ultimi quarant’anni, ma si prefigge, attraverso i testi e le interviste raccolte (alcuni dei quali già pubblicati in italiano), di “fornire una chiave di lettura per una delle figure più discusse e contraddittorie del ventesimo secolo” e l’“esercizio di lettura che il libro propone assomiglia pertanto alla decifrazione di quelle figure nascoste dentro un paesaggio o in altro disegno che appaiono improvvisamente se si tiene lo sguardo fisso sull’immagine abbastanza a lungo” (così Giorgio Agamben nell’introduzione).

cs-$_35.JPGSchmitt è stato uno dei maggiori interpreti della crisi del XX secolo; la sua peculiare concezione del diritto ha fatto si che lui, giurista come si considerò sempre fino alla morte – ma come tutti i grandi giuristi portatore di una visione che trascende il mero orizzonte giuridico – sia stato in Italia apprezzato prevalentemente come politologo e filosofo della politica.

Tuttavia come scrive Agamben nell’attenta introduzione “non si comprende nulla del pensiero di Schmitt, se non lo si situa innanzitutto in una concezione del diritto che poggia su un elemento antagonistico rispetto alla legge”. E tale considerazione è del tutto condivisibile; ancor più a considerare che la polemica anti-normativista di Schmitt è essa stessa rivolta ad indagare la crisi dell’Europa (e del pensiero europeo) del XX secolo, di cui il normativismo di Kelsen – e ancor più quello dei suoi epigoni è stato, ad un tempo, la conseguenza e anche la rappresentazione (forse) più coerente. Risolvere la legittimità nella legalità, l’esistente nel normativo, l’ordinamento nella norma, la decisione sovrana nella coscienza dell’interprete, espungendo (i primi termini) dal diritto è la sintesi giuridica e politica di una concezione che ha perso i riferimenti (e la dipendenza) dalla concretezza e dalla storia. E così da quello che Maurice Hauriou chiamava le fond théologique, al quale la couche juridique è ancorata (e senza la quale diventa ondivaga).

D’altra parte i contributi del giurista di Plettemberg hanno il pregio d’interpretare non solo il tempo a lui contemporaneo, ma anche il futuro. Come si legge nell’introduzione “A quasi trent’anni di distanza, le analisi di Schmitt sono divenute ancora più pertinenti. Si prenda il problema della costituzione europea, che oggi è al centro del dibattito politico. Ciò che il «no» dei cittadini francesi e olandesi è venuto a ricordare è che una nuova costituzione non può essere insediata attraverso accordi «legali» fra governi, ma deve passare attraversi una fase costituente. Un nuovo potere costituito senza un potere costituente può essere legale, ma non legittimo. E nulla è più sconcertante dell’incoscienza con cui le democrazie occidentali, dopo essere scivolate tra le due guerre legalmente nel fascismo, pretendono oggi di trapassare altrettanto legalmente in prassi e forme di governo per le quali ci mancano i nomi e che non sono certo migliori di quello”. Schmitt ha buon gioco nel dimostrare che un potere costituente europeo implica “qualcosa come un patriottismo europeo”. Il quale a sua volta presuppone un sentire comune e un patrimonio che, in omaggio ad un legalismo burocratico il trattato naufragato, col rifiuto delle “radici giudaico-cristiane”, dimenticava e respingeva.

Non sorprende perciò quanto ancora si legge nell’introduzione del saggio Staat, bewegung, volk, tradotto da Cantimori con il titolo Principi politici del Nazionalsocialismo, indovinato perché Cantimori aveva ben capito che Schmitt intendeva ivi delineare i principi del nuovo ordine nazionalsocialista. Come scrive Agamben “Ma, per i lettori attenti di oggi, l’interesse è raddoppiato dalla scomoda, ma ineludibile consapevolezza che questo testo delinea, in realtà, i principi costituzionali delle società postdemocratiche del secolo ventesimo nel cui solco ancora oggi ci muoviamo. Se l’interpretazione che di questo testo proponiamo è corretta, allora esso conterrebbe il centro esoterico e per così dire l’arcanum della teoria schmittiana del diritto pubblico”. Tuttavia oltre che alla biopolitica e al criterio del politico/impolitico il collegamento con le costituzioni novecentesche, del c.d. Stato sociale (o pluriclasse), è, ad avviso di chi scrive, dato dalla continuità (dialettica) dello Stato totale come “autorganizzazione della società”. Stato totale quantitativo nella Repubblica di Weimar, che diviene (anche e soprattutto) qualitativo col Terzo Reich (v. Der Hüter des Verfassung, saggio di Schmitt, peraltro precedente l’ascesa di Hitler al potere).

La stessa capacità di comprensione dell’attualità emerge (tra gli altri) dal saggio sulla “Rivoluzione legale mondiale”, nel quale l’ormai anziano (1978) Schmitt applica all’eurocomunismo - che appartiene di pieno diritto alla fase senescente, ideologica e politica, del comunismo – le proprie considerazioni sull’uso politico della legalità e sul cambiamento legale della costituzione della rivoluzione, già enunciate negli anni ’20 sulla dottrina (e la prassi) leninista e sul costituzionalismo di Kelsen.

Valutando la tesi di Santiago Carillo che i metodi violenti della rivoluzione bolscevica sono “oggi antiquati e si troverebbero nel posto giusto e nel momento giusto solo laddove si trattasse di fare il salto da una società agrario-contadina a una moderna ed industriale. In quanto metodi di una rivoluzione comunista erano legittimi ma non legali. Oggi invece sono superati, perché adesso a essere in questione nelle società industrialmente sviluppate è la potenza statale. Quei metodi, pertanto, non possono più essere un modello appropriato di rivoluzione comunista e devono essere sostituiti da metodi pacifici, vale a dire statali-legali”. Lo Stato peraltro è “il portatore della legalità, la quale realizza quel miracolo che è una rivoluzione pacifica. La rivoluzione, dal canto suo, legittima lo Stato in cambio dell’atto di beneficenza con cui esso permette che abbia luogo una rivoluzione statale-legale. La rivoluzione legale diviene permanente e la rivoluzione statale permanente diviene legale”. Il che significa per gli eurocomunisti condividere la tesi kelseniana sull’abrogazione legale della Costituzione. Schmitt ricorda che proprio le ascese del fascismo in Italia e del nazismo in Francia avvennero osservando le procedure costituzionali, pure quelle dettate in omaggio alla “superlegalità” (concetto di Maurice Hauriou). Quindi, in sostanza nulla di nuovo. Solo che il tutto non elimina il problema della legittimità dell’ordinamento e del potere costituente, ambedue non riconducibili alla legalità.

Daumier_Avocats_avec_toques_m.jpgIn particolare il potere costituente ha generato una prassi per il cambiamento di costituzione: “ogni rivoluzionario di professione ha imparato a maneggiarle: si destituisce il governo legale esistente, si convoca un «governo provvisorio» e si indice un’assemblea nazionale costituente… attraverso rivoluzioni grandi e piccole, europee e non europee, è sorta nell’arco di due secoli una prassi legittimante nella legalizzazione del colpo di stato e delle rivoluzioni”. Tuttavia è “difficile immaginare il trasferimento di un potere costituente dalla nazione all’umanità…L’organizzazione attuale della pace mondiale non è utile solo all’unità, ma anche allo status quo dei suoi numerosi membri sovrani. Dovremmo forse prospettarci un’assemblea plenaria dell’ONU p almeno una seduta del Consiglio di sicurezza che si svolga similmente a quella della notte del 4 agosto 1789, in cui i privilegiati rinunciarono festosamente a tutti i loro privilegi feudali?”.

A cercare il “filo di Arianna” in questi saggi e contributi (uno di questi fili perché, data la ricchezza delle riflessioni di Schmitt, ve ne sono parecchi) pare a chi scrive di ricondurlo alla formula che “l’esistente prevale sul normativo”, la quale, pur nelle differenze, accomuna Schmitt non solo ai concetti ed alla dottrina dello jus publicum europeaeum, ma anche al pensiero di Hauriou e di Santi Romano. Al contrario della dottrina del diritto prevalente nel secondo dopoguerra, dove è il normativo che più che prevalere, non considera l’esistente.

Così i rapporti forza/diritto, legittimità/legalità, costituente/costituiti, comando/obbedienza sono più che risolti, occultati da un normativismo che ha la funzione della notte di Hegel: di rendere grigie tutte le vacche. E così di nascondere il potere sotto la couche di una legalità autoreferenziale. La quale è come il barone di Munchaüsen il quale evitava di cadere nella palude sostenendosi per il codino della parrucca. Prima o poi il tonfo è assicurato.
Teodoro Klitsche de la Grange

dimanche, 12 juin 2016

Pierre Boutang de Stéphane Giocanti

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Pierre Boutang de Stéphane Giocanti

par Juan Asensio

Ex: http://www.juanasensio.com

C'est une règle aussi dure, ancienne et immuable que le monde lui-même : une fois que le fauve est mort, les petits animaux, souvent des charognards qui, de son vivant, auraient détalé en le reniflant à quelques bons kilomètres à la ronde, osent approcher le cadavre, encore frémissant de vie et, prudemment, la truffe humide au vent, osent réclamer leur maigre pitance, quelques rognures d'ongle et, pour les plus chanceux, une ou deux miettes de chair.

Boutangfffff.jpgPrenons un récent exemple, que nous développerons sans doute dans une prochaine note : qui aurait pu croire que le lion d'Espagne, Georges Bernanos, deviendrait ainsi, non point à peine mort mais enterré depuis des lustres, l'objet de toutes les attentions philologiques, méritantes quoique si peu profondes, d'une Monique Gosselin-Noat, picorant l'intraitable écrivain en y déposant au passage quelques larves de fausse érudition ?

C'est donc une chance et une plaie que la position privilégiée de Stéphane Giocanti, qui aime lui aussi picorer, qu'il s'agisse des dépouilles considérables d'un T. S. Eliot ou bien de celles, plus réduites, des Daudet ou de Maurras. Une chance parce qu'il a bien connu l'homme, le fauve si complexe et dangereux pour les sots (et même les intelligents) et ne méconnaît point son œuvre, c'est une évidence qu'il serait pour le moins malhonnête de contester.

Une malchance cependant car la position de Stéphane Giocanti n'échappe pas aux critiques, qu'il formule d'ailleurs lui-même dans son dernier livre (1). Il est ainsi du plus haut degré de comique et surtout d'une assez singulière mauvaise foi de se plaindre, dans l'introduction à sa biographie, de la relative ignorance dans laquelle le public français, fût-il savant, tient fermement cloîtré Pierre Boutang, pour l'y laisser discuter avec Maurras comme dans une cloche sous vide de la destinée de la France et, de l'autre, de n'avoir pas fait grand-chose pour publier davantage de textes de Boutang, notamment ses Cahiers et ses Carnets, que l'auteur a respectivement tenus de 1947 à 1997 et de 1967 à 1998, alors même que Stéphane Giocanti n'oublie pas de citer ses amis éditeurs, eux-mêmes boutangiens.

Certes, et je ne l'ignore pas, Stéphane Giocanti a fait rééditer plusieurs livres de Pierre Boutang, depuis la disparition du grand penseur en 1998, ce qui est finalement assez peu relativement à la masse des textes que seuls une poignée de ses proches ont lus (dont Giocanti bien sûr, qui en cite des passages dans sa biographie), et que l'on ne vienne pas m'expliquer que cette difficulté a été en partie provoquée par l'auteur lui-même, car c'est là se défausser à trop bon compte ! (cf. p. 17). Ce n'est pas moi mais Gabriel Matzneff, qui l'a connu de son vivant, qui s'alarmait déjà, en 2007, de l'inaction de celles et ceux qu'il appelait les héritiers de Pierre Boutang, et qu'il sommait de se réveiller. Il paraît qu'Olivier Véron est en train de se réveiller, entre deux rêves sur la fondation d'Eretz Israël défendu par le plus grand de nos modernes combattants du Verbe phalangiste, Richard Millet bien sûr, d'un sommeil qui a duré tout de même plusieurs années et va publier, avant 2030 nous l'espérons et la publication du 867e livre apocalyptique dudit phalangiste de boudoir, un recueil d'articles que Pierre Boutang écrivit pour La Nation française.

Cette position entre deux eaux n'exclut même pas, ô surprise si prévisible, les petites vilenies, comme celle consistant à omettre mon rôle, modeste mais pas moins réel, dans la publication des notes de cours prises par mon ami Francis Moury, que Stéphane Giocanti n'oublie pas de citer, sans même rappeler d'une pauvre ligne que c'est moi (avec Gaël Olivier Fons) qui les ai d'abord éditées dans le numéro 10 de la revue Dialectique (en... 2003 !), avant de les faire paraître, amendées, dans la Zone en 2007. Stéphane Giocanti ne pouvait bien sûr ignorer l'existence du texte de Francis Moury puisque je me souviens fort bien avoir reçu de vifs et chaleureux remerciements de sa part à l'époque où Dialectique évoquait ses Enfants de l'utopie, tout comme il est plus qu'improbable qu'il ne se soit pas rendu compte, depuis 2007 tout de même, de la mise en ligne des souvenirs de Moury, mais il est vrai qu'il n'a dû guère goûter la petite critique que j'ai écrite, à sa parution en 2009, sur l'un de ses ouvrages oubliables, Une histoire politique de la littérature, la critique, point si méchante que cela, expliquant peut-être la vilenie, mais ne la justifiant pas. Il est vrai aussi, l'homme ayant visiblement une excellente mémoire, qu'il a dû se souvenir que je n'aimais que très peu, voire pas du tout, la revue Les Épées dont il était le principal ordonnateur, bien qu'officiant, on ne sait jamais quel risque aurait pu l'assaillir, sous un pseudonyme. Il est surtout vrai que je n'ai jamais été, de près ou de loin, directement ou pas (par ses textes ou ce qu'un Boutang en a écrit) attiré par la pensée et les textes de Charles Maurras. Il est vrai enfin que, contrairement à Stéphane Giocanti, qui remercie à peu près toute la sphère intellectuelle de droite (expression journalistique, cela va de soi) qu'il importe de remercier dûment, on ne sait jamais là encore (dont Jean-François Colosimo, cf. p. 363 et Pierre-Guillaume de Roux, tous deux éditeurs, ainsi que Fabrice Hadjadj, dont Giocanti est le parrain, et dont nous sommes vraiment ravis de savoir que Boutang lui a trouvé un beau regard, cf. p. 392), je ne remercie guère ou plutôt, et ce n'est pas Giocanti qui pourra dénier ce point, à la façon de Pierre Boutang qui détestait selon son biographe les ascenseurs et leurs renvois (cf. p. 358), je ne renvoie aucun ascenseur, hélas pour ma carrière qui, sans cette fort peu germanopratine habitude, eût pu être journalistiquement fulgurante. Qui sait si, devenu éditeur ou journaliste au Figaro, Stéphane Giocanti n'aurait pas été contraint, à la mode du Flore, de se souvenir de moi bien qu'il lui en coûtât ! Si par ailleurs je faisais montre d'un orgueil inconsidéré, je pourrais faire remarquer à Stéphane Giocanti que, comme Boutang, je ne cesse d'établir des ponts entre des auteurs que rien ne relie a priori que, comme Boutang, je ne cesse de questionner la déchéance contemporaine du langage que, comme Boutang, je n'hésite pas à explorer certaine voie d'écriture hermétique que, comme Boutang, j'appelle un chat un chat. J'ai affirmé que Stéphane Giocanti avait remercié toutes celles et ceux qu'il fallait remercier. Exercice convenu, sans doute ? Mais, dans ce cas, pourquoi n'avoir soufflé mot et même virgule des travaux sur Boutang d'un Axel Tisserand, grand connaisseur de Maurras, publiés aux éditions Pardès (coll. Qui suis-je ?) ou bien de ceux d'un Jérôme Besnard (éditions Muller), dont les pages sur les relations entre Pierre Boutang et les Hussards sont bien plus intéressantes que les lignes que leur consacre Stéphane Giocanti ? Il est toujours frappant de voir avec quelle prodigieuse facilité un auteur, se proposant d'écrire une somme biographique sur la vie d'un écrivain ou d'un philosophe, en vient à occulter (car il est strictement impossible que Giocanti ne les connaisse pas) les travaux d'autres auteurs qui, avant lui, moins bien que lui ou au contraire mieux que lui, ont évoqué le philosophe royaliste. Ces procédés sont tout bonnement pitoyables et malhonnêtes.

Il n'en reste pas moins que cette biographie sérieuse, instructive et qui se lit très agréablement même si elle flatte le péché mignon de l'auteur, une assez comiquement involontaire préciosité de journaliste, eût tout de même gagné à disposer d'une succincte chronologie, voire d'une biographie un peu plus épaisse que quelques livres indiqués par leurs initiales même si, fort heureusement, elle dispose d'un index des noms, qui sont nombreux (3) tant Pierre Boutang a noué des amitiés (et des inimitiés, puisqu'il ne pouvait laisser qui que ce soit indifférent). Paresse de l'éditeur ou du biographe ? Paresse des deux sans doute, mais ces défauts purement formels ne nous empêchent point d'apprécier le texte de Stéphane Giocanti, à quelques réserves près, importantes qui, si je m'étais montré plus sévère que je ne le suis, eussent pu être rédhibitoires.

boupurg42219.jpgJe commencerai par la critique la plus féroce, capable sans doute de porter un coup fatal à l'exercice biographique auquel Stéphane Giocanti s'est livré, puisque Pierre Boutang, comme il ne cesse d'ailleurs de nous le répéter, non seulement était un homme du secret, mais, une fois pour toute, a dit tout ce qu'il pouvait dire sur lui-même dans son monstrueux Purgatoire. Ce roman difficile, le dernier que Boutang a fait paraître, couronne sa carrière d'écrivain hermétique, et Giocanti a raison de le qualifier comme étant «l'odyssée poétique de son âme» (p. 289) et tort, du moins dans l'absolu, d'écrire sur Boutang, puisque, une fois pour toute, ce dernier a dit tout ce qu'il pouvait dire, s'exposant sans fard (ou presque) à la corne de taureau dont parlait Michel Leiris, seule capable de garantir la sincérité de l'écrivain : «Ce n'est donc pas la surface peccamineuse que l'écrivain développe en racontant ou en projetant sa vie (lui qui abhorre ces miroirs que l'on promène le long d'une route, et que l'on appelle romans modernes), mais ce qui du péché témoigne du voyage du salut : le regard sur soi est un détour poétique et ironique à l'intérieur duquel l'écrivain veut avant tout parler de Dieu, du Christ et des anges, ou encore décrire la pente ascensionnelle du désir» (p. 290). C'est la raison pour laquelle Le Purgatoire, «roman héroï-comique et pénitentiel» (p. 292), non seulement montre à l'évidence que «la morale de Boutang (celle qu'il s'efforce de vivre, et de laquelle il parle peu) ne trouve pas en elle-même ses fondements ultimes, et qu'elle possède une analogie fondatrice avec des réalités différentes, qui rejoignent le mystère chrétien» (p. 293), mais réduit à néant les introspections giocantiennes, quelque précaution que prenne notre biographe. Je ne suis ainsi pas du tout certain que Stéphane Giocanti respecte à la lettre le précepte boutangien consistant à exclure «tout élément autobiographique qui ne correspondrait pas à un ancrage dans la pensée» (p. 58). En fait, Giocanti, mais c'est une part de son fardeau de biographe, est bien obligé, à la différence de celui sur lequel il écrit, de ne pas contourner «le moi, l'aveu» (p. 60).

Il n'en prend du reste pas tant que cela, des précautions, malgré son insistance à évoquer Pierre Boutang, métaphysicien ayant la belle gueule de Jack Palance (cf. p. 145), esprit prodigieux faisant jaillir «politique, poésie, philosophie» «d'un seul cœur, d'une même voix» (p. 69) comme un faune au désir sexuel incontrôlable. Sans doute est-ce l'exercice même auquel se livre notre biographe qui commande ces intrusions dans les recoins explorés, quoique métaphoriquement, par cet «ovni littéraire au galbe précieux», roman «truffé de références aux sommets de la littérature, de la philosophie et de la théologie» (p. 303) qu'est Le Purgatoire, roman de la confession totale et, partant, de la solitude et de la tristesse totales, dans lequel pourtant «Marie-Claire ni aucune femme n'y est Béatrice» (p. 304). Ce qui restait en partie voilé dans les «ruptures et [les] ellipses» d'une écriture pouvant être considérée comme «un acte de contrition, un geste de pénitence et de louange que les théologiens comprennent mieux que des lecteurs éloignés de toute lecture spirituelle et sacrée» (p. 305), est ainsi exposé sous les yeux de tous, par un commentateur intraitable et surtout ne dédaignant pas de coller ses lunettes au trou de la serrure, qui dépeint en Pierre Boutang et en paraphrasant Maurras parlant de Verlaine «un philosophe chrétien aux cuisses de faune» (p. 316) qui, comme il se doit, préoccupation réelle de Boutang ou bien davantage sujet de méditation intime pour Stéphane Giocanti, une maigre répugnance pour des penchants homosexuels refoulés, du moins chez Boutang (cf. p. 315) dont la complexion ne serait, même, pas étrangère, nous dit son biographe, à une certaine «instabilité sexuelle» (p. 87).

Ce n'est donc pas tant sur la «place publique» que Pierre Boutang, «apocalyptique métaphysicien du désir, qui bat Derrida et Deleuze sur le terrain de l'endurance sensuelle et sexuelle» (p. 336), est démasqué que dans la biographie que Giocanti lui consacre. Je ne m'appesantirai pas sur un sujet qui obsède visiblement Stéphane Giocanti, et lui retournerai sa propre observation : «Paradoxalement, ce masque est souvent transparent : au lieu de montrer le maître, le disciple devenu maître à son tour lui fait dire autre chose, prête à son aîné des préoccupations et des sonorités qui sont surtout les siennes» (p. 344), même si on aura beau jeu de me faire remarquer que Stéphane Giocanti n'est jamais qu'un disciple qui jamais ne deviendra, ni ne pensera d'ailleurs à devenir maître.

boutapoCChL._AC_UL320_SR200,320_.jpgCette pesante insistance de Stéphane Giocanti sur la sexualité débridée de Pierre Boutang, considéré comme «une espèce d'ogre du lit, des soupentes et des porches» (p. 245), taraudé selon son biographe par le «démon qui va le distraire du regard intérieur de la mort et de la mélancolie de la pensée» (p. 66), est finalement la petite lorgnette commode par laquelle le secret fondamental de l'auteur n'est qu'à peine entrevu. Ce secret est peut-être bien réel après tout, mais, prudemment, Stéphane Giocanti, ne fait que l'évoquer dans les pages denses, parfois quelque peu confuses ou anecdotiques (4), qu'il consacre au rôle et à l'action politique de Boutang, surtout pendant la Guerre d'Algérie. Quel a été le rôle exact de Pierre Boutang dans la volonté de s'allier aux gaullistes pour favoriser le retour d'un Roi au pouvoir et, aussi, dans l'assassinat de Darlan, aux abords du trouble personnage qu'était Henri d'Astier de La Vigerie ? : «Un secret qui, sous le soleil d'une épopée paternelle, ne saurait être connu que de lui-même» (p. 111). Stéphane Giocanti se tait (a raison de se taire) et conclut sobrement : «En tout et pour tout, Boutang aura été chef d'un cabinet ministériel pendant deux mois et demi. L'aventure auprès de Jean Rigault, d'Astier, du comte de Paris, d'Alfred Pose et d'autres conspirateurs laissera des traces durables dans sa vie et sa pensée», notamment l'idée, commune à un Dominique de Roux qu'appréciera Boutang (cf. p. 272), selon laquelle «des minorités agissantes peuvent faire pencher la balance de l'histoire, et réintroduire l'idée monarchique dans le jeu des forces politiques» (p. 117). En tout cas, les pages évoquant l'évolution politique de Pierre Boutang (cf. p. 199) sont peut-être les plus intéressantes de la biographie de Stéphane Giocanti, qui s'efforce, non sans mal, d'expliquer la relation qu'entretint le penseur et bretteur avec le général de Gaulle.

Ce secret constituant le nœud gordien de la pensée et de l'action politique (5) de Pierre Boutang possède une clé qui me paraît plus essentielle que la seule fringale sexuelle de l'auteur, même si celle-ci, selon Giocanti, constitue une pierre d'achoppement qui lui permet de se sentir pécheur, donc catholique (cf. p. 165), clé qui ne réside pas davantage dans la fragilité réelle du grand penseur, sur laquelle Giocanti ne cesse (aussi) de revenir, qui parle de «sa profonde vulnérabilité" (p. 181; voir encore p. 317) surtout consignée dans ses Cahiers qu'il est un des rares à avoir la chance de pouvoir lire. Giocanti parle même de «hiatus» qui se creuse «entre les articles qu'il publie, l'apparence qu'il se donne en public», celui d'un «éternel bretteur», d'un «orateur de bronze, rempli de certitudes», et les «réflexions» (p. 218) qu'il confie à ses textes non publiés. Comme l'écrit Stéphane Giocanti, Pierre Boutang est à la fois «gigantesque et minuscule; grande gueule, géant de la pensée, et toute petite voix parmi les hommes, irrévocablement destiné aux unhappy few» (p. 319), peut-être parce que plus personne ou presque ne lit les écrivains qu'il a pu fréquenter et dont il a été l'ami, comme Blondin (cf. p. 138) ou encore Nimier (cf. p. 164), ou qu'il a aimé, non sans réserves d'ailleurs, comme Bernanos (cf. p. 168).

C'est peut-être dans le rapport de Pierre Boutang avec son père, donc dans la question de la piété plutôt que dans celle, si appauvrissante, de l'inconscient que privilégiera pourtant une lecture psychologisante, qu'il faut rechercher la clé de ce secret de l'auteur, secret que nous pourrions qualifier à bon droit de «puissance oblique et lumineuse» (p. 240). C'est que ce «corsaire Boutang» (p. 265) pratiquant nous l'avons vu «la licence sexuelle davantage encore que la liberté» (p. 264) et qui, «pour le nombre des enfants naturels», n'est battu, «peut-être, que par Louis XIV» (p. 266), cet «homme de la Renaissance tant par sa vitalité, son érudition, la violence de son Éros et l'ardeur de ses combats» (p. 275), cet ancien «militant de l'Action française, toujours royaliste» qui est «prêt à militer parmi les gaullistes» (p. 273), cet «anarchiste de droite, royaliste impossible, catholique baroque» (p. 292) gardera toute sa vie un souvenir aimant et pieux de son père, et comme une blessure que l'Ontologie du secret inscrira dans sa trame de réflexions de haut vol, encloses dans «un hermétisme dans le sillage de Maurice Scève» (p. 284). Pierre Boutang père est «une sorte de chouan forrézien, un réfractaire, un rebelle, au tempérament entier» (p. 29) nous apprend Giocanti, qui évoque son rôle dans le contre-espionnage, parlant dès lors d'un «enfant d'espion, ou enfant-espion [conçu en mission, qui] placera cette ascendance paternelle comme le nœud symbolique de sa destinée et de sa sensibilité» (p. 34, l'auteur souligne) et évoquera magistralement ce lien charnel et métaphysique dans sa Maison un dimanche dont le thème principal est selon Stéphane Giocanti celui de la filiation (cf. p. 39), miroir d'une «adoration déchirée» où se joue «l'idée qu'il faut aider et surtout sauver l'autre que l'on aime, coûte que coûte, par-delà les intimations de la raison» (p. 40). Giocanti a sans doute raison, pour le coup, d'insister sur la relation ayant uni le fils au père, dont il fait la matrice même de la formation intellectuelle et politique du fils : «Le royalisme des deux Pierre se croise et se confond, comme si le second devait devenir l'«interprète et le chantre du premier» (p. 41), le père apportant au fils, en fin de compte, une dimension charnelle de confiance dans l'autorité suppléant «l'écorce d'une tradition vidée de tout sens» (p. 42), l'idée du Roi étant pour Boutang, comme pour tant d'autres sans doute, «connexe à l'idée du père» (p. 45), et d'un père plus humilié et déchu que triomphant (cf. p. 46, le témoignage de Mariette Canevet). Du père au père intellectuel et même spirituel, malgré son athéisme revendiqué, Maurras bien sûr, occasion pour Giocanti de risquer une hypothèse de lecture qui a, pour que nous y adhérions, la facilité du raccourci journalistique : «Hanté par le salut, Boutang voudrait sauver son père par-delà la mort, sauver Maurras de lui-même et des autres, et s'il se dit royaliste, c'est que ce principe de gouvernement peut, selon lui, sauver la France de la mortalité ou de l'abaissement» (p. 346).

boumaurr7291-0905-9_1.jpgIl y a plus, mais nous nous aventurons là dans un territoire que Pierre Boutang, plutôt qu'il ne l'a vraiment arpenté, n'a fait qu'entrevoir au loin, contrée où seul il peut s'aventurer, sous le regard de Dieu dont il se pressent ou se sait l'espion (6) : «Je sens en moi», écrit-il ainsi, «l'épreuve d'une «élection» divine aussi inexplicable que celle du peuple juif» (p. 287, Cahier 10, 3 septembre 1973, p. 15). C'est peut-être supposer, au-delà même d'un secret et de l'obliquité, de «la part d'ombre», corollaire indispensable d'une sorte de «tenue du langage qui comporte la tension de la recherche métaphysique, avec la volonté de ne pas trop céder au dévoilement» (p. 48), un rôle que nul ne peut sonder, puisqu'il entre dans les seules raisons, impénétrables, de Dieu. Ce serait aussi postuler l'existence de plus d'un point commun entre Pierre Boutang et Léon Bloy (cf. p. 391), dont Stéphane Giocanti nous assure qu'il a été proche, par la pensée bien sûr, durant ses dernières années de vie. Ce ne serait donc pas simplement Pierre Boutang qui pourrait rêver «d'une parole qui serait l'instrument de la colère de Dieu», ce ne seraient pas seulement ses propres colères qui serviraient les «causes, les vérités ou les valeurs auxquelles il tient par-dessus tout» et que Giocanti rappelle («la France, l'honneur, la foi chrétienne», la «liberté intérieure, le roi, l'exigence de la plus haute culture», p. 345), c'est son âme tout entière qu'il faudrait rêver de pouvoir placer sous la lumière d'une enquête métaphysique qui parviendrait à rattacher ce fabuleux et héroïque destin à celui d'Adam (7), qui fascina durant presque toute sa vie Pierre Boutang.

Du reste, ce serait faire injure à Stéphane Giocanti que de prétendre qu'il n'a pas entrevu la véritable tâche du commentateur inconnu qui parviendrait à lire l’œuvre de Pierre Boutang comme un livre ouvert, qui réussirait à démêler le véritable nœud gordien de ce chrétien de la fuite et du masque (cf. p. 122) rendant sa destinée non point prévisible (cf. p. 130) mais cohérente, qui déchiffrerait l'énigme d'un contre-révolutionnaire (cf. p. 144) chantre et poète «du roi absent et espéré, l'ombre de Richard II, la trace d'un roi de souffrance, roi de passion christique» (p. 145), Giocanti qui évoque l'idée si belle que «la vie et l'évolution personnelle correspondent à un voyage, une traversée odysséenne ou adamique, au-delà de toutes les réifications, de tous les jeux d'ombre de la morale et du vernis social ou culturel» (p. 401).

Quel piégeur romanesque pour capturer à son propre jeu de feintes et de masques le si diablement vif Pierre Boutang, sans doute le dernier furet véritable métaphysique encore capable de débusquer les âmes ?

Notes
 
Autre texte sur Boutang sur le site de Juan Asensio: Pierre Boutang dans la Zone.

(1) Voir Stéphane Giocanti, Pierre Boutang (Flammarion, coll. Grandes biographies), 2016, pp. 21 et 23.

(2) Même s'il ne m'a pas échappé que le caractère intime des Carnets empêche très certainement toute publication avant des lustres !

(3) Nombreux ne veut pas dire exhaustif. Il est ainsi pour le moins étrange de constater la moindre mention du livre d'Axel Tisserand aux éditions Pardès. De deux choses l'une : soit Stéphane Giocanti, comme moi, ne l'a pas lu, mais il aurait dû le faire, soit il l'a lu et ne le cite aucunement. Dans les deux cas, il est coupable : de manque d'exhaustivité pour un livre se voulant une enquête sérieuse qui dépasse 450 pages ou d'omission volontaire, dont il faudrait dans ce cas se demander la mystérieuse raison.

(4) Stéphane Giocanti se laisse plus d'une fois à de faciles anecdotes ou plutôt, son propos devient tout entier anecdotique, forme et fond confondus, lorsqu'il évoque Boutang en «Platon de la fin du XXe siècle» (p. 400) ou en «alpiniste de la pensée» (p. 389) ou se croit obliger de préciser, comme s'il était pigiste pour Closer ou sa version royaliste, Point de vue, que «ce métaphysicien a en lui une fervente Anglaise qui attend des heures devant Buckingham le passage d'Elizabeth» (p. 387). Ce sont parfois des pages entières (cf. p. 352) qui ne sont qu'une plate série de petits faits vrais. De la même façon, les épithètes de nature qu'il accole bien trop souvent à Pierre Boutang peuvent finir par lasser (cf. le penseur qualifié par exemple de «pécheur et pénitentiel à la fois», p. 358).

(5) Action politique qui mériterait à elle seule un ouvrage, même si Stéphane Giocanti nous en donne de très intéressants aperçus, lorsqu'il ramasse par exemple le rôle de Boutang en quelques mots : «Exclu pendant vingt-trois ans de l'Université pour giraudisme, alors qu'il a joué un rôle (certes modeste) dans le débarquement américain de 1942, et servi deux ans comme officier, Boutang a été poussé du côte de la dissidence par le pouvoir lui-même» (p. 255). Du reste, l'action politique de Pierre Boutang peut elle-même s'expliquer par la thématique du secret.

(6) Consubstantielle à la thématique du secret, celle de l'agent qui se cache sous son voile, l'espion (cf. p. 322), considéré dans son rapport métaphysique à Dieu, sur les brisées de Shakespeare parlant, dans Le Roi Lear des «espions de Dieu» mais aussi, bien sûr, de Kierkegaard.

(7) «Adam le fascine, l'interroge et le retient. Il fait écho à sa propre enfance embellie par le jardin de la maison à Saint-Étienne, traverse ses recherches sur la Création, la relation entre l'homme et Dieu, le secret», puisque Adam fait figure, précise Giocanti en citant Boutang, «d'agent de renseignement», «à qui Dieu aurait appris à nommer les êtres dans leur vérité» (p. 219).

James Burnham – Like Gramsci, Only Better

James_Burnham2.jpgIt is not enough to view intellectuals as the makers of political change through their transmutation of culture. It is also necessary to consider the state and the elite who will rule it. Politics becomes impossible to conduct without the type of hardworking, ruthless, and ambitious people who generally make up the political class.

James Burnham was an American political theorist who was a somewhat influential figure within the circles of American post-war conservatism. Like some others who joined the conservative movement during that time, Burnham was an ex-Trotskyite who had lost his faith in Communism and come over to the conservative side of politics. Among others, Burnham influenced the late Sam Francis, who was a journalist within the conservative movement, but who was later purged because of his heretical views on race and other topics. It was through some of Francis’ excellent articles published at Radix that I was introduced to Burnham to begin with.

One of the most important and engaging topics for the Alt-Right is the relation between culture and politics: so-called metapolitics. In this context, the Marxist theorist Antonio Gramsci is often put forward as an important thinker because of his thoughts about hegemony, the prerequisites for political change, and the necessity for intellectuals. My personal view, which I have argued for elsewhere, is that Gramsci is best understood as a form of constructivist, meaning someone who believes that reality is not a given but that it can be shaped and changed by ideas. As I read Gramsci, the Marxist trajectory is not as much revealed as it is created by convincing people of its truth. Borrowing a term from Simon Hix, Gramsci could be called a ‘strategic constructivist’, meaning someone who uses ideas strategically to reach a political goal.

There are, however, several weaknesses in Gramsci as a thinker. His first fault is, of course, that he was a Marxist, and was attempting to save a failing theory. Furthermore, he wrote down his thoughts under anything but ideal circumstances, having been jailed by the Italian state. As a result of this, his writing is often unsystematic, and the good points have to be singled out from a vast number of lesser points. I think that Gramsci touched on important topics, but much of his claim to fame was established by others after his death. Roger Scruton writes in his Thinkers of the New Left that the Left wanted a hero, after all the others had been defamed, and that they found a heroic figure in Gramsci as the martyr of their cause.

Gramsci touched upon important topics, and he was, to a degree, an original thinker. But there is much lacking in his analysis, and this is unfortunate. Gramsci’s analysis needs to be complemented by a more thorough one. Toward this end, I would like to discuss some of the ideas which were advocated by Burnham. It is my opinion that Burnham touched upon topics which, as with Gramsci, deal with the prospect of political change and how to bring a new political elite to power. The difference, as I see it, is that Burnham does a better job than Gramsci.

Managerial-revolution-1941.jpgHis books of greatst interest are The Machiavellians and The Managerial Revolution. The first one is mainly about the political theories of a number of thinkers who Burnham considered to be a part of what he called the Machiavellian tradition. The main argument of the book is that politics, defined as a struggle for power, can never be removed from human existence. In every society, there must be one group of people who rule, and one group who is the subject of that rule. In the second book, Burnham makes the case that a revolution is well under way, but not the type of revolution which is often advocated by the Left. The managerial revolution is taking place within the bureaucracy of the modern state, and is the revolution of the managers, at the expense of other forms of leadership.

In the first chapter of The Machiavellians, Burnham discusses the poet Dante Alighieri as an example of someone who promoted ideas which in practice had a different purpose than that which was stated by their author. The point of the chapter is to introduce a type of thinking which Burnham calls ‘anti-formalism’, and which is divided into two different meanings: the formal and the real. The formal meaning is the intention as it is explicitly stated by the author, and the real meaning is what this intention actually implies. Using Dante as an example, Burnham points to the fact that Dante advocated a number of normative principles which he believed should be defining characteristics of a good government. Dante also advanced the idea that the Emperor of the Holy Roman Empire should be sovereign in relation to the Pope.

Burnham further explores the meaning of anti-formalist thinking in the second chapter of The Machiavellians, which is about Machiavelli himself. In this chapter, Burnham elaborates on the Machiavellian tradition and its prospects for a political science. Burnham’s position is that politics should be studied in a scientific way, freed from various normative concepts, ethical systems, and the demands that they can make on a science. The Machiavellian way of thinking should not, says Burnham, be condemned because of its lack of adherence to some ethical system. It should only be judged in terms of how well its conclusions match the facts, as with all forms of science. Moreover, a political science should not pretend that politics is anything other than what it is: a struggle for power.

machiaV6IXJHqzL._UY250_.jpgWhen it comes to Dante, Burnham goes on to place his seemingly independent normative principles in their proper context. He shows that Dante had been involved in an extensive and lengthy conflict between the Ghibelline and the Guelph factions. Dante and the faction to which he belonged lost to their rivals, and he went to the Holy Roman Emperor to ask for his support. When these facts were presented, it became quite clear that Dante had put forward his principles with the hope of winning the good graces of the Emperor, and thus attempted to justify his rule. That is the true meaning of De Monarchia, as Burnham sees it.

Using Dante as an example can seem rather difficult to relate to, since he is virtually unknown as a political theorist, and is more or less exclusively regarded as a great poet. I think it’s more useful to apply the same analysis to schools of thought more relevant to our day instead. For illustrative purposes, we can say something about feminism. When feminism becomes involved in politics, it is often or always the case that its proponents advocate their suggested policies from the standpoint of normative principles; chiefly, equality between the sexes. From this standpoint, they often point out problems such as the idea that there are more men than women on executive boards, that male cultural symbols dominate the public sphere, that women in general have a more difficult time on the labour market because of motherhood, male discrimination, and so on. Or, in the case of Sweden, they claim that mothers in general make greater use of paid parental leave than do their husbands.

The suggested solution to perceived problems such as these are often to advocate various measures to be taken by the government. Agencies within the government should be allowed to dictate corporate policy and tell them who to hire and who not. Measures should be taken to do away with male symbols from public spaces. Parents should be forced to share parental leave equally, regardless of the wishes and needs of the individual family. Some feminist theorists, such as Nancy Fraser, propose openly that the government should assume control over corporate life in order to make sure that they hire equally, and that extensive and costly social strategies aimed at women can be paid for through taxation. The assumption made by people such as Fraser and her colleagues is that increased state powers are necessary in order to come to terms with inequality.

We could take Fraser and other feminists at face value and debate whether equality and their other proposed political measures are good or bad. But if we are to apply anti-formalism, we would instead draw the conclusion that these values are less important than the measures of power that they justify. And these particular principles justify encroachment by the state – and more specifically, certain groups within the state – at the expense of the business community and civil society. This is not really about which policies are good or bad, but about which groups are to decide on these things at the expense of other groups. As Burnham eloquently puts it:

We think we are debating universal peace, salvation, a unified world government, and the relation between state and church, when what really is at issue is whether the Florentine Republic is to be run by its own citizens or submitted to the exploitation of a reactionary foreign monarch. We think, with the delegates at the council at Nicea, that the discussion is concerned with the definition of God’s essence, when the real problem is whether the Mediterranean is to be politically centralized under Rome, or divided. We believe we are disputing the merits of a balanced budget and a sound currency when the real conflict is deciding what group shall regulate the distribution of the currency. We imagine we are arguing over the moral and legal status of the principle of the freedom of the seas when the real question is who is to control the seas. (Burnham, The Machiavellians, p. 16)

It shouldn’t be a surprise that Burnham had a cynical view of the role of some intellectuals and scientists. He held the view that those who contend for power will always find someone who is willing to be their spokesman and justify their rule through a philosophical or scientific system. Burnham elaborated his view on ideology further in The Managerial Revolution. The important thing here is that ideologies should be viewed as an expression of group interests. If an ideology happens to be dominant in a society, then it is connected to the group currently in power. This is the important thing for our purpose; not whether an ideology is true or false, good or bad, but rather that it expresses the will to power of a particular group.

Ideologies are often frowned upon as unscientific, or even mythic in essence. Burnham would agree completely with this view. But that doesn’t mean that  ideologies are not important and useful. Ideologies can convert people to a cause that they would not otherwise support. Ideologies can make people forget their own interests and instead pursue the interests of another group. If a group cannot produce a coherent ideology, can it be said to have any will to power? My answer is no. The Left has done a very good job during the course of the twentieth century in producing powerful and attractive ideological systems: Marxism, socialism, feminism, post-colonialism, and psychoanalysis. We also have ideologies emerging from what can be seen as a form of Right: neo-liberalism, Americanism, and individualism. Moreover, we have endless combinations of these ideologies.

webS+ZBL._SX298_BO1,204,203,200_.jpgIt is important not to overlook the importance of the managerial state, and the importance of the state in general. It is not enough to merely philosophise; there needs to be a political elite and a physical structure which underpins this elite. We can take Sweden as an example. Sweden took a turn toward the Left during the 1960s and never really recuperated. This was not achieved solely through the work of intellectuals and Leftist philosophical theories. What happened in addition to this was that a large number of people were recruited to work as functionaries and civil servants in the ever-growing state machinery. Social workers, teachers, and administrators were recruited and formed a bureaucracy the like of which Sweden had never experienced before. They became the new class of managers. Regardless of what kind of government gets elected, this establishment stays more or less the same.

Burnham deals with the question of the elites in Chapter Three, in which he discusses the theorist Gaetano Mosca. In this chapter, he stresses the importance of the ruling class:

From the point of view of the theory of the ruling class, a society is the society of its ruling class. A nation’s strength or weakness, its culture, its prosperity, its decadence, depend in the first instance upon the nature of its ruling class. (Ibid., p.67)

The ruling class is the group of people who can be successful in the struggle for power, namely politics. Typically, it is made up of people who can break through in the struggle and face its challenges. These people are usually not the wise and self-reflecting types. More successful traits include ambition, ruthlessness, and the capacity for hard work. Everyone who has ever been involved in politics knows that hens and peacocks seldom, or never, live long in a world dominated by wolves, vultures, and centipedes – in a word, predators. But taken at face value, no elite is so raw and unrefined. Usually, as Burnham emphasises, it expresses itself through some form of political formula or myth. As I stated above, the meaning of ideology is to express and direct the will to power of a particular group.

I draw the following conclusions from this discussion:

I: To begin with, it is not enough to view intellectuals as the makers of political change through their transmutation of culture. It is also necessary to consider the state and the elite who will rule it. Politics becomes impossible to conduct without the type of hardworking, ruthless, and ambitious people who generally make up the political class. Oswald Spengler described Caesarism as no one else could, but he could never have been a Caesar himself. Gramsci assigned the so-called ‘organic intellectuals’ an important role as the makers of political change, but they are not enough in themselves.

II: Nevertheless, the intellectuals are important. A group which contends for power needs a political myth or ideology to express its will to power and to justify their struggle and coming ascension to the position of the ruling class. It would seem that a group lacking such a formula will achieve no success in its endeavors. The political agents need to work together with the intellectuals: one group to formulate the ideas, and one group to express them. The present political elite justifies their actions through the framework of Cultural Marxism; it would have been impossible for them to act without this framework.

III: From a scientific point of view, Burnham is superior to Gramsci because he tells the truth about all politics, and not just about the politics of his adversaries. If we are to take Gramsci at face value, his theory describes how the Marxists are hindered in their struggle to express the true interests of the working class because they are under the spell of the bourgeois hegemony. The real meaning of Gramsci’s theory was, however, not to describe facts about political life but rather to create a myth strong enough to motivate the working class into changing their preferences, and throw in with the Left as it was. These Machiavellian insights can be applied to all political ideas – and not just from the perspective of one particular position.

To conclude, I think that the success of the Alt-Right will come when ambitious and somewhat ruthless people pick up its ideas and use them to serve their ambition. Such a person is Donald Trump, who represents the ideas of nationalism and populism. But this could never have happened without intellectuals who ‘memed into existence’, to use a clever and true phrase. Trump would still only be a successful businessman and TV celebrity without the nationalist ideas which he advocates, and which in turn justifies his struggle for power. The success of the ideas of the Alt-Right will mean the success of a new elite, and the success of this elite will mean the success of the Alt-Right.

About The Author

Anton Stigermark earned his bachelor’s degree in political science at Lund University and is currently pursuing his master’s degree at Uppsala University. As a writer of essays his main interest lies in culture, old and new, political theory, and intellectual history in the more general sense.

samedi, 11 juin 2016

Reinhold Oberlercher – Der letzte Hegelianer

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Reinhold Oberlercher – Der letzte Hegelianer

PDF der Druckfassung aus Sezession 67 / August 2015

von Siegfried Gerlich

Politisch verfemte Denker der Zeitgeschichte sind Legion, aber Reinhold Oberlercher ist ein Enfant terrible gesteigerter Art: vom linksliberalen Juste Milieu ignoriert, flieht ihn nicht minder auch die rechtskonservative Szene. Sogar in der radikalen Rechten steht Oberlercher auf verlorenem Posten, seit Hans-Dietrich Sander sich von dem Starautor seiner Staatsbriefe trennte und selbst Horst Mahler sich mit seinem geistigen Mentor überwarf.

So beschränkt sich seine Anhängerschaft mittlerweile auf jenen verlorenen Haufen kompromißloser Nationalrevolutionäre, die dem »Deutschen Kolleg« verbunden geblieben sind, welches 1994 gegründet und 1998 von Mahler und Oberlercher als »Schulungseinrichtung der nationalen Befreiungsbewegung der Deutschen« zu neuem Leben erweckt wurde.

Oberlerchers einsame Stellung verdankt sich jedoch nicht nur seinem politischen Extremismus, sondern zumal seinem philosophischen Rigorismus. Denn bei allen didaktischen Ambitionen, die Oberlercher notorisch wie einen Oberlehrer dozieren lassen, bewegt er sich durchweg auf einem zu hohen Theorieniveau, um noch mit volkspädagogischer Breitenwirkung rechnen zu können. Und die wenigen ihm geistig gewachsenen Intellektuellen scheuen jede Auseinandersetzung, so als würde unweigerlich zum politischen Gefolgsmann, wer sich mit Gewinn an seinen theoretischen Schriften abarbeitet.

Dabei lebt in Oberlerchers doktrinärer Unduldsamkeit noch immer der revolutionäre Habitus des einstmaligen Agitators des Hamburger SDS fort, und gewiß hätte er es ohne seine marxistischen Lehrjahre kaum zu jener dialektischen Meisterschaft gebracht, mit der er noch Adolf Hitler als legitimen Erben von Karl Marx auszuweisen versteht.

Jedenfalls besticht Oberlerchers Werk durch eine so strenge Systematik und stupende Sachkompetenz in nahezu allen Wissensbereichen, daß nicht nur Rechte, sondern auch Liberale und Linke ihren politischen Verstand daran schulen könnten – und sei es mit dem Ziel, den fatalen Strategien seines überspitzten Intellektualismus auf die Schliche zu kommen anstatt sich mit begriffsstutzigem Kopfschütteln zu begnügen.

Am 17. Juni 1943 in Dresden geboren und später in Leipzig aufgewachsen, wurde Oberlercher bereits 1959 »republikflüchtig« und siedelte nach Hamburg über, wo er seit 1965 Philosophie, Pädagogik und Soziologie studierte und die »Wortergreifung« von 1968 intellektuell munitionierte.

Während des »roten Jahrzehnts«, als die revoltierenden Pragmatiker ihren kommoden Marsch durch die Institutionen antraten, arbeitete der revolutionäre Theoretiker dagegen an einer Formalisierung des Marxschen Kapital und gab die Zeitschrift Theorie und Klasse heraus.

roberhegel51Z+Su7RhYL.jpgOberlerchers philosophischer Totalitätsanspruch sollte indessen erst in den folgenden Dekaden ganz hervortreten: Das 1986 vollendete enzyklopädische System der Sozialwissenschaften wurde 1994 in eine sozialphilosophische Lehre vom Gemeinwesen überführt und 2014 von einem holistischen System der Philosophie [2] überwölbt.

Auf seinem nicht weniger totalisierenden politischen Denkweg wiederum durchlief Oberlercher nach marxistischen Anfängen erst noch eine sozialdemokratische sowie eine anarchistische Phase, bevor sich schließlich eine nationalrevolutionäre Position herauskristallisierte, welche die frühe »dutschkistische« Programmatik geläutert in sich aufnahm.

Als Hegelianer war Oberlercher davon überzeugt, daß die Philosophie weder rechts noch links stehen dürfe, da sie das »Ganze« als das »Wahre« zu denken habe. Und weil der mittlere, der liberale Weg als einziger nicht nach Rom führt, ließ er die Extreme so überhitzt aufeinanderprallen, daß es dabei gleichsam zu einer »nationalmarxistischen« Kernfusion kam.

Einen »Nationalmarxisten« darf Oberlercher sich ohne Koketterie nennen, hat er doch die Marxsche Klassenanalyse, mit der Das Kapital unvollendet abbrach, konsequent weitergeführt [3] und aus den ökonomischen Produktionsfaktoren die ihnen entsprechenden politischen Parteiungen abgeleitet:

Wie der »Liberalismus« das »Kapital« repräsentiert, so der »Konservatismus« den »Grundbesitz« und der »Sozialismus« die »Arbeitskraft«.

Um eine angemessene Repräsentation dieser Eigentumsklassen zu gewährleisten, müßten die Parteien daher wieder als reine, kämpferische »Klassenparteien« auftreten, nachdem die sogenannten »Volksparteien«, die eben nicht das ganze Volk vertreten, sich den Staat zur Beute gemacht und die öffentlichen Kassen geplündert haben.

Nur durch die Abschaffung der kapitalistischen Klassenherrschaft wie der parlamentarischen Parteienherrschaft läßt sich nach Oberlercher das Staatsvolk in seine politischen Rechte einsetzen; denn nicht nur eine despotische Monopolpartei bolschewistischen Typs, auch ein pluralistisches Parteiensystem kapitalistischen Typs usurpiert die verfassungsgebende Gewalt des Volkes, welches allein in einem souveränen Nationalstaat zu historischem Dasein findet.

Der wesensgemäße Lebensraum des Staates ist mithin nicht die bürgerliche Gesellschaft, die ihn ökonomisch zu vereinnahmen trachtet, sondern die durchaus unbürgerliche Staatengesellschaft, in der er sich politisch zu behaupten hat. Aber freilich unterscheidet sich der historisch gewachsene »Nationalstaat« kontinentalgermanischer Prägung charakteristisch von der politisch gewollten »Staatsnation« angloamerikanischer Provenienz, welche kein kulturell homogenes »Volk« versammelt, sondern lediglich eine multikulturell heterogene »Bevölkerung« zusammenhält.

Insofern taugen gerade klassische Einwanderungsländer, die von »staatsgeborenen Pseudovölkern« besiedelt werden, keinesfalls als Modell für »volksgeborene Staaten« wie Deutschland, das traditionell ein die osteuropäischen Länder kulturell bereicherndes Auswanderungsland gewesen war.

In diesem modernen Gegensatz von bodenständigen Nationalstaaten und wurzellosen Staatsnationen aber sieht Oberlercher noch immer den alten Widerstreit zwischen »seßhaft-produktiven« und »nomadisch-extraktiven« Lebens- und Wirtschaftsformen fortwirken:

Hatten einst indogermanische Bauernvölker dank der kulturstiftenden Erfindung des Ackerbaus die »neolithische Revolution« getragen, welche dem prähistorischen Jäger- und Sammlerdasein des Menschen ein Ende setzte, so rüsteten sich dagegen orientalische Nomadenvölker zu einer »anti-neolithischen Gegenrevolution«, indem sie mit ihrer primitiven Raub- und Viehwirtschaft eine Politik der verwüsteten und abgeweideten Erde betrieben.

Viele Jahrtausende später wiederum, als die von Europa ausgegangene industrielle Revolution sich als Fortsetzung der neolithischen Revolution mit technisch fortgeschrittenen Mitteln entfaltet hatte, waren es »kosmopolitische Kapitalnomaden« vornehmlich aus den Vereinigten Staaten, die »parasitäre Abweidungsfeldzüge« gegen produktive Volkswirtschaften und gehegte Kulturlandschaften unternahmen.

Schon die extrem-calvinistischen Pilgrims, die mit ihrer alttestamentlichen Verschärfung der katholischen Werkheiligkeit zur kapitalistischen Erfolgsheiligkeit zugleich die lutheranische Gnadenheiligkeit zurückwiesen und so das germanische Reformationswerk insgesamt verrieten, wähnten sich als auserwähltes Gottesvolk und beschworen damit jenes »Unheilige Reich« herauf, welches sich nachmals durch »frömmelnden Imperialismus und globalen Interventionismus« auszeichnen sollte.

Einstweilen hat der US-amerikanische Globalkapitalismus sein Militär als freihändlerische Eingreiftruppe in einen missionarischen Dauereinsatz versetzt, um mit frei flottierendem Spekulationskapital alles standortgebundene Produktionskapital ungehemmt in den Ruin treiben zu können.

Vollends seit die Deregulierung von Finanzmärkten und Warenströmen auch immer mobilere Informationsfluten und Migrationsströme freisetzt, erweist sich die »Nomadologie« als Schicksalsgesetz einer im Posthistoire versandenden Moderne.

Gleichwohl sind nach Oberlercher seßhafte germanisch-europäische Kulturstaaten gegen mobile orientalische wie angloamerikanische Migrationsgesellschaften, die noch dem nomadischen Gesetz der Wüste gehorchen oder bereits hochtechnisierte Wüstenstürme entfesseln, allemal im Recht, da nur sie beglaubigtes »Recht« und beständiges »Eigentum« von bloßem »Gesetz« und beweglichem »Besitz« überhaupt unterscheiden können.

roberlphilo40553332z.jpgIn Opposition zu einer gesetzes- und vertragsförmig normierten Weltgesellschaft aus entwurzelten Individuen fordert Oberlercher folgerichtig die rechts- und ordnungsgemäße Wiedereinwurzelung von souveränen Volksgemeinschaften, wie sie nur eine »völkische Weltrevolution« durchsetzen könnte.

Und für diese am Selbstbestimmungsrecht der Völker ausgerichtete Totalrevolution weist er, kaum überraschend, den Deutschen als dem »reichsbildenden Volk Europas« die Führungsrolle zu: War der Deutschen Nation schon vom Heiligen Römischen Reich das Amt des »Katechonten« übertragen worden, so hätte sich ein erneuertes Deutsches Reich als stabilisierende Ordnungsmacht der künftigen europäischen Geschichte und zumal als »antiimperialistischer Aufhalter« einer »judäo-amerikanischen Endzeitherrschaft« zu bewähren.

Als letzter Fluchtpunkt von Oberlerchers unzeitgemäßen Betrachtungen aber firmiert stets das Dritte Reich, und allein aus dessen hegelmarxistischer Umdeutung erklärt sich die Entschiedenheit, mit der er Rudi Dutschke zur neuen deutschen Führergestalt und die RAF zum »Waffen-SDS« als vorauseilender »Reichs-Armee-Fraktion« eines »Viertes Reiches« stilisiert hat.

Als Schüler Hegels, der die Deutschen aufgrund ihrer geglückten Reformation zum neuzeitlichen Träger des Weltgeistes berufen hatte, aber auch Marxens, der keine proletarische Klassenherrschaft errichten, sondern das Proletariat als Klasse vernichten und im Volk aufgehen lassen wollte, vertritt Oberlercher die tollkühne Auffassung, die von beiden Denkern avisierte National- und Sozialrevolution sei in der nationalsozialistischen Revolution zumindest ansatzweise zur Wirklichkeit geworden.

Indem Oberlercher den Nationalsozialismus allerdings scharf gegen den Faschismus abgrenzt, bezieht er eine buchstäblich »antifaschistische« Position, die gegen Max Horkheimers bekanntes Diktum, wer vom Kapitalismus nicht reden wolle, solle auch vom Faschismus schweigen, keinerlei Einwände erhebt.

Denn gemessen an Hitler, der eine »antikapitalistische Volksrevolution« vollzogen habe und damit dem Ideal der von Hegel gefeierten germanischen Volksdemokratie treu geblieben sei, muß Mussolini nachgerade als ein konterrevolutionärer Etatist erscheinen, der weit mehr Affinitäten zu Lenin aufweist:

Wie der russische Bolschewismus eine »asiatische Konterrevolution« war, die sich am orientalischen Despotismus und zumal der pharaonischen Zwangswirtschaft orientierte, so stellt entsprechend der italienische Faschismus eine »antike Konterrevolution« dar, sofern er sich an der römischen Diktatur ausrichtete und das Volk unter der Herrschaft eines zum Imperium überhöhten Staates begrub.

Deutschland hingegen habe gerade aufgrund seines nationalromantischen Antikapitalismus und seiner antirömischen Affekte einen echten »völkischen Sozialismus« hervorgebracht.

Immerhin räumt Oberlercher ein, daß das Dritte Reich zum Scheitern verurteilt war, da es durch seine faschistischen Bündnisse korrumpiert worden und in seinen imperialistischen Herrschaftsanmaßungen auf faschistisches Niveau herabgesunken sei. Zudem habe Hitler das deutsche Volk, anstatt es als »Rechtssubjekt« zu konstituieren und zum Souverän des politischen Gemeinwesens zu erheben, nach jüdischem Vorbild zur »Rasse« naturalisiert und für eine altisraelische Lebensraumpolitik instrumentalisiert.

Aber auch in der nationalsozialistischen Judenverfolgung kann Oberlercher nur eine »tätige Beihilfe zur jüdischen Religionspropaganda« sehen, die sich nicht ohne Grund gegen deren Urheber selbst gewendet habe – denn als »radikal böse« gilt ihm bezeichnenderweise nicht der reale Völkermord, sondern vielmehr das religiöse »Völkermordgebot«.

Daß Oberlercher aus einschlägigen Stellen des 5. Buches Mose, unbekümmert um tatsächliche jüdische Lehrmeinungen, einen solchen kategorischen Vernichtungsimperativ glaubt extrahieren zu dürfen, ist indessen nicht nur seinem unversöhnlichen Antijudaismus geschuldet, zu dem er sich forsch und freimütig bekennt, sondern ebensowohl seinem unerschütterlichen Hegelianismus.

Auch für Oberlercher nämlich ist die Weltgeschichte das Weltgericht, und schon darum durften all jene Zeitgenossen, welche die Deutschen nach der Judenvernichtung für ein »von der Geschichte widerlegtes Volk« (Otto Westphal) hielten, keinesfalls Recht behalten.

Und gegen jene Geisteshistoriker, die lange zuvor schon den »Zusammenbruch des Hegelschen Systems« vermeldet hatten, suchte Oberlercher mit einem wahrhaft kindlichen Urvertrauen in den deutschen Idealismus dieses »Allerheiligste des deutschen Geistes« wieder in Kraft zu setzen. Die größte Herausforderung der Hegelschen Geschichtsphilosophie aber war die Theodizee: die Rechtfertigung Gottes, wodurch »das Übel in der Welt begriffen, der denkende Geist mit dem Bösen versöhnt werden« sollte.

Und weil dieses Böse, als welches die Epoche der Aufklärung noch das Erdbeben von Lissabon erlebt hatte, nach der Epoche des Faschismus sich in Auschwitz zu inkarnieren schien, mußte Oberlercher alles daran setzen, eine philosophische Versöhnung noch und gerade mit dieser entsetzlichsten Untat der deutschen Geschichte zustande zu bringen.

roberllegal8136703034.jpgMit sicherem Gespür für den würdigen Feind attackierte er den »kafkaesken Professor« Theodor W. Adorno, der in seinen philosophischen Fragmenten einen Angriff auf das deutsche Systemdenken geführt und das »Ganze« zum »Unwahren« erklärt hatte.

Insbesondere Adornos Negative Dialektik [4], die er als »jüdische Rache« für Auschwitz beargwöhnte, suchte Oberlercher durch eine »positive Dialektik« von deutscher Gründlichkeit zu parieren. Unerschrocken zitierte er Paul Celans berüchtigtes Verdikt vom Tod als »Meister aus Deutschland«, um diesem eine ungeheuerliche affirmative Wendung zu geben: »Nur der Tod aus Deutschland ist ein Meisterwerk, jede der vielen schlechten Auschwitz-Kopien seit dem zweiten Weltkrieg zeigt das.«

Doch selbst mit solchem wahnwitzigen Bekennermut, der freilich die notorischen Auschwitz-Revisionisten ihrer Gesinnungsschwäche überführte, blieb Oberlercher am Ende nur Hegel treu.

Denn nicht obwohl, sondern weil Oberlercher sich stets als der konsequenteste aller Hegelianer verstand, mußte er in letzter Konsequenz auch zum Hitlerianer werden und ungerührt darüber hinwegsehen, daß gerade Hitlers Vernichtungspolitik aus Hegels bekanntem Bild von der Geschichte als »Schlachtbank«, auf welcher »das Glück der Völker, die Weisheit der Staaten und die Tugend der Individuen zum Opfer gebracht werden«, eine geradezu monströse Wahrheit freigesetzt hat.

Insofern zeugt Oberlerchers bis zur Manie gesteigerte Apologie des Dritten Reiches immer auch von einer verzweifelten Abwehr jener Depression, die den deutschen Geist nach dessen Untergang befiel und bis zur Selbstverleugnung trieb.

Aber wenn er mit einer intellektuellen Stringenz und einem militanten Ethos ohnegleichen auch nach den Katastrophen des 20. Jahrhunderts noch einmal versucht hat, »die Vernunft in der Geschichte« zu erweisen und selbst Auschwitz in den Dienst des Wahren, Guten und Schönen zu zwingen, so konnte daraus nur eine sich selbst kompromittierende, schwarze Theodizee resultieren.

Der tragische Umstand, daß gerade Oberlerchers messerscharfer Verstand ihn zu diesem Wahnsinn mit Methode verführte, ist dabei so wenig zu verkennen wie der terroristische Grundzug eines Denksystems, in dessen perfektionistischer Hermetik schlechthin alles aufgeht – das konservative Wissen um die problematische Mängelnatur des Menschen aber ausgelöscht ist.

Article printed from Sezession im Netz: http://www.sezession.de

URL to article: http://www.sezession.de/53127/reinhold-oberlercher-der-letzte-hegelianer.html

URLs in this post:

[1] PDF der Druckfassung: http://www.sezession.de/wp-content/uploads/2015/12/Sez_67_Gerlich.pdf

[2] System der Philosophie: http://antaios.de/grossist/16323/system-der-philosophie

[3] konsequent weitergeführt: http://antaios.de/detail/index/sArticle/21638

[4] Negative Dialektik: http://antaios.de/detail/index/sArticle/21639

vendredi, 10 juin 2016

Echte opvattingen verdedigen

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Echte opvattingen verdedigen

Ex: http://www.erkenbrand.nl

deterugkeervanechtrechts.jpgIs het tegenwoordig nog wel mogelijk de opvattingen van politiek links en de tegenhangers ter rechterzijde nog enigszins samen te vatten of zelfs te begrijpen? Het lijkt erop dat in het verlengde van het Amerikaanse propagandaverhaal van Francis Fukuyama, die de overwinning van de liberale democratieën verkondigde, enkel nog maar bewegingsruimte is binnen de beperkte reikwijdte van deze liberale democratie. Omdat het model van de liberale democratie, zeker in West-Europa en de V.S.A., als overwinnaar uit de bus is gekomen en vanaf het einde van de Tweede Wereldoorlog de politieke werkelijkheid domineert. Alle invloedrijke ideologieën, liberalisme, socialisme en christen-democratisme, zijn gericht om het te maken binnen dit restrictieve kader.

Als we iets verder teruggaan, juist na de Franse Revolutie van 1798, ontstond er in Franse Staten Generaal een tweedeling tussen de behoudende krachten die ter rechterzijde plaatsnamen en zij ter linkerzijde die op de revolutiekoers vooruit wilden. Dat bracht meteen een heldere invulling van deze links en rechts begrippen, maar die zouden snel en blijvend veranderen, zodat vandaag niemand meer echt weet waar links of rechts eigenlijk nog voor staan. Dat heeft dan ook gevolgen voor de manier waarop er vorm is gegeven door de verschillende ideologieën die steeds meer binnen het nauwere kader zijn geraakt. Dit nog met een tiende versnelling met de ideologische revolutie van mei ’68 en de eerder genoemde boek van Fukyama, wat voor velen het gevolg had van het afschudden van de ‘ideologische veren’. En zodoende is links nauwelijks van rechts nog te onderscheiden, daar ze eigenlijk beide liberaal en dus links zijn.

Voor wie authentieke rechtse opvattingen koestert, moet zodoende terug naar de opvattingen van voor de intrede van het liberalisme dat met de Franse Revolutie is meegekomen. Deze authentieke, Europese waarden vernieuwen lijkt de grote uitdaging van formaat, zeker nu het liberalisme zich over alle terreinen in de maatschappij heeft uitgestrekt en overal de belangen van het individu boven die van de maatschappij worden geplaatst. Een eerste stap is begrijpen hoe die opvattingen van links over de jaren zoveel terrein hebben gewonnen. Een van de denkers die probeert dit te vatten is de Zweedse schrijver Daniel Friberg, o.a. in zijn boek De terugkeer van Rechts, een handboek voor de echte oppositie. Hij ziet daarin de Kritische Theorie van de Frankfurter Schule, als belangrijkste theorie die de waarden van de klassieke maatschappij ondergraaft.

Middels deze theorie en haar metapolitieke zendingswerk, zijn de linkse opvattingen van deze Frankfurter denkschool vandaag de dag overal in de maatschappij terechtgekomen. Daarbij kwam deneergang van oud rechts door het verlies van de Tweede Wereldoorlog, een linkse mars door alle maatschappelijke instellingen en het samenvallen van de linkse opvattingen in de zestiger en zeventiger jaren met de belangen van de Westerse oligarchen. Friberg stelt voor om het omgekeerde in werking te zetten, d.w.z. een metapolitiek van echt rechts. Een alles omvattend alternatief voor de moderniteit, dat draait om het hervinden en vormen van mensen op het niveau van wereldbeeld, gedachten en cultuur. Dat echte rechts, zou de etnische identiteit als uitgangspunt nemen en Europa vormgeven als imperium, dus als soeverein continent, met wel versterking van nationale en regionale identiteiten. Deze stroming zou voor haar doelen geen geweld moeten gebruiken, wel trachten de maatschappij geleidelijk te veranderen.
 

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Om een nieuwe (rechtse) koers in te slaan zijn er natuurlijk nieuwe begrippen en steekwoorden nodig die men kan gebruiken om de opvattingen naar buiten toe te verklaren of juist om linkse en liberale analyses te begrijpen. Zo is er het differentieel antiracisme, als antwoord op het universalisme, waarbij juist wel de verschillen tussen volkeren - én zonder hiërarchie - worden gerespecteerd. Of de nefaste gevolgen van de alles overheersende consumptiemaatschappij begrijpen, die consumeren als levensstijl aangereikt en mensen laat identificeren met goederen. Dit gaat ten koste van etnische of maatschappelijke identiteit, dus ook wat een geheel aan mensen bij elkaar houdt.

De zeer succesvolle strategie van links, kennen wij vandaag als cultureel marxisme, d.w.z. het gebruik van de kritische theorie om normen en waarden in twijfel te trekken en de cultuur te wijzigen ten voordele van zogenaamde onderdrukte groepen en de eigen groep. Men creëert hierbij groepen, maakt ze sterk en zet ze op tegen gewone mensen, met uiteraard als doel om zelf zo een maatschappij te controleren. Het heeft naast het behalen van macht het doel om hiërarchische structuren, georganiseerd op traditionele basis, af te breken en zo het onmogelijk te maken om autoriteit uit te oefenen op om het even welk niveau.

Het primaire gevaar van het liberalisme, blijft dat het individualisme predikt als kernwaarde en benadrukt dat belangen van het individu boven die van de gemeenschap gaan. Daniel Friberg stelt dat er een dus een culturele strijd moeten worden gevoerd, met het gebruik van echte rechtse opvattingen. Die niet enkel vernietigingen verwoorden, maar zoeken naar redding, berustende op een gepland, constructief en strategisch tegenoffensief. Kan dit nog in tijden van defaitisme en negativisme? Friberg ziet juist in de neergang kansen en dat biedt volgens hem aan velen juist een enorm avontuur, dat hij mensen aanmoedigt om te ondernemen.

Bron:
Daniel Friberg: De Terugkeer van Echt Rechts –Een handboek voor de echte oppositie, Uitgeverij Arktos http://www.arktos.com