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jeudi, 02 novembre 2017

Quelques notes sur Julien Freund

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Quelques notes sur Julien Freund

« Il n’y a de politique que là où il y a un ennemi réel ou virtuel. »  (Julien Freund)

« Une société sans ennemi qui voudrait faire régner la paix par la justice, c’est-à-dire par le droit et la morale, se transformerait en un royaume de juges et de coupables. »  (Julien Freund)

Ce que des esprits diversement « distingués » ne semblent pas vouloir comprendre, c’est que la notion d’AMI et la notion d’ENNEMI (envisagées dans un sens précis, nullement idéalisé) sont indispensables à la vie. Le « On-est-tous-frères » s’apparente à une mauvaise pub, à un mauvais jingle. L’ennemi explicitement désigné comme tel est nécessaire au décisionnisme politique. La désignation ami/ennemi doit être envisagée sans trêve et d’abord parce que si nous la refusons d’autres se chargeront de la placer en lettres de feu devant nos yeux. Et il sera probablement trop tard pour nous, car ces lettres nous auront rendu aveugles, incapables de porter des coups d’attaque et de défense.

JF-EsPol.jpgLa rencontre Carl Schmitt et Julien Freund, à Colmar, en 1959, Julien Freund qui confia : « J’avais compris jusqu’alors que la politique avait pour fondement une lutte opposant des adversaires. Je découvris la notion d’ennemi avec toute sa pesanteur politique, ce qui m’ouvrait des perspectives nouvelles sur les notions de guerre et de paix ». Ce concept ami/ennemi est inconfortable puisqu’il donne une consistance à la guerre, ce que refusent les pacifistes qui envisagent l’avènement de la paix perpétuelle comme d’autres envisagent la Parousie.

Pour Carl Schmitt : « La distinction spécifique du politique (…)  c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère et non une définition exhaustive ou compréhensive ». La dialectique ami/ennemi est un concept autonome qui ne doit dans aucun cas ni sous aucun prétexte accepter l’immixtion de la morale (bien/mal) ou de l’esthétique (beauté/laideur). Pour Julien Freund le concept ami/ennemi (voir détails) est un présupposé parmi d’autres. Il n’est pas comme chez Carl Schmitt un critère ultime du politique.

Chez Julien Freund, le présupposé ami/ennemi est garant de la permanence des unités politiques. La lutte qui est propre à cette relation dialectique a des formes aussi diverses que variées. Elle s’affirme dès que l’ennemi s’affirme. Chez Carl Schmitt la notion de l’unicité du concept ami/ennemi dans l’essence du politique peut contribuer à renverser la formule de Clausewitz et admettre que la guerre ne serait plus le prolongement de la politique mais sa nature même. Ce n’est pas ce que Freund envisage.

Une politique équilibrée, une politique qui se respecte, doit donc identifier avec précision l’ennemi et pour diverses raisons ; d’abord parce que c’est avec lui que l’on conclue la paix et non avec l’ami. Identifier l’ennemi, c’est aussi éloigner un danger majeur : un ennemi qui n’est pas reconnu comme tel est autrement plus dangereux qu’un ennemi clairement reconnu. Julien Freund écrit : « Ce qui nous paraît déterminant, c’est que la non reconnaissance de l’ennemi est un obstacle à la paix. Avec qui la faire, s’il n’y a plus d’ennemis ? Elle ne s’établit pas d’elle-même par l’adhésion des hommes à l’une ou l’autre doctrine pacifiste, surtout que leur nombre suscite une rivalité qui peut aller jusqu’à l’inimitié, sans compter que les moyens dits pacifiques ne sont pas toujours ni même nécessairement les meilleurs pour préserver une paix existante ». Qui dit mieux ? On commence par du simple bon sens – comment faire la paix s’il n’y a pas d’ennemi ? – et on est sans illusion sur les moyens pacifiques – le pacifisme qui n’a empêché aucun désastre et qui en a même suscités. Il faut déchirer ces écrans qui empêchent de voir et de porter les coups nécessaires, attaque et défense.

Il faut se battre pour la paix, bien sûr – jouer les va-t’en-guerre, c’est faire preuve d’immaturité politique –, tout en se délestant des illusions pacifistes. Il ne faut pas se chercher des ennemis, s’en créer, compulsivement, à la manière des États-Unis depuis les années 1990 et leur guerre avec l’Irak, par exemple. Mais il ne peut y avoir de politique (le jeu des nations dans le jeu mondial) si les collectivités n’identifient pas leurs ennemis, des ennemis qui ne sont pas nécessairement d’autres États, qui sont de moins en moins d’autres États, et qui peuvent être par exemple des organisations telles que des O.N.G. L’ennemi est plus diffus dans un monde diffus, plus liquide dans notre liquid modernity, il n’en existe pas moins ; et il faut l’identifier pour survivre car une nation ne peut pas ne pas en avoir ; elle peut l’ignorer, il n’en existe pas moins.

JF-Dec.jpgLes conflits sont de plus en plus économiques. Ils l’ont toujours été d’une manière ou d’une autre mais dans des proportions variables et parfois assez limitées. Aujourd’hui, l’économique draine tout à lui, et toujours plus frénétiquement, ce qui explique la liquidité des conflits, le fait qu’ils se jouent des frontières et se dématérialisent. Fini les lignes de front et les tirs de barrage. Le conflit est permanent et de ce fait d’une intensité moindre ; mais il est permanent – plus de trêve. Les médias sous toutes leurs formes ne cessent de nous le rappeler, implicitement ou explicitement. Mais comment départager vainqueur et vaincu ? Il n’y en a tout simplement plus, le conflit est devenu perpétuel.

Le postulat ami/ennemi que propose Julien Freund s’inspire de la vision de Carl Schmitt tout en s’en différenciant. Il reste pertinent. Le livre central de Julien Freund, « L’Essence du politique », peut être le point de départ d’une réflexion aussi ample que profonde sur notre monde et un moyen de l’appréhender dans sa violence, ses enjeux et ses compétitions. « L’Essence du politique » a été publié chez Dalloz, en 2003, avec une préface de Pierre-André Taguieff, auteur d’un essai, « Julien Freund. Au cœur du politique ».

Dans une présentation à un petit volume d’études de Julien Freund, Jean-René Tréanton écrit : « Ce qui irrite au plus haut point Julien Freund, c’est (…) la pensée sentimentale, le penchant à éluder les problèmes, l’indulgence et l’humanitarisme qui ne sont que des faux-fuyants ». Nos petits mielleux qui répandent leur sirop poisseux sur les plateaux de télévision et dans les colonnes des journaux devraient lire et relire Julien Freund, cet ennemi du faux-fuyant et de la langue de bois qui se qualifiait volontiers de réactionnaire de gauche.

Ci-joint, un passionnant article de Jean-Michel Le Bot intitulé « Julien Freund et L’Essence du politique » :

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01060003/docum...

Ci-joint, un article à caractère synthétique de Bernard Quesnay intitulé « La grande leçon de politique de Julien Freund » :

http://grece-fr.com/?p=3717

Et rien de mieux pour entrer dans la pensée d’un homme que l’interview. Ci-joint donc, une conversation entre Julien Freund et Pierre Bérard :

http://grece-fr.com/?p=3510

Enfin, divers documents sur Julien Freund, dont un entretien :

http://www.archiveseroe.eu/julien-freund-a48392378

« (…) vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi, comme tous les pacifistes. Du moment que nous ne voulons pas d’ennemis, nous n’en aurons pas, raisonnez-vous. Or c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitiés. Du moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin. » (Julien Freund)

« Une collectivité politique qui n’est plus une patrie pour ses membres, cesse d’être défendue pour tomber plus ou moins rapidement sous la dépendance d’une autre unité politique. Là où il n’y a pas de patrie, les mercenaires ou l’étranger deviennent les maîtres. » (Julien Freund)

 

Olivier Ypsilantis

dimanche, 29 octobre 2017

Yves Blot: LA POLITIQUE D'ARISTOTE

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LA POLITIQUE D'ARISTOTE

Visitez le site du Cercle de l’Aréopage : http://cercleareopage.org
 
Conférence au Cercle de l'Aréopage:
LA POLITIQUE D'ARISTOTE
Par Yvan Blot
 
Retrouvez les évènements du Cercle : http://cercleareopage.org/conf%C3%A9r...

mercredi, 25 octobre 2017

Identity, Theism & The Religion Of Capital

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Identity, Theism & The Religion Of Capital

by

Ex: http://www.usa.forzanuova.info

In the modern world, and particularly in the “West”, we have slipped into a devastating pattern of deconstructionism. We’ve deconstructed with pseudo-intellectual lines of attack all of the traditional institutions and paradigms that have held our society together; gender, race, sexuality, religion – the list could potentially be perennial. Anything and everything that held together a people within a group identity has been deconstructed, thereby removing its inherent value and purpose.

Religion is perhaps the greatest example of this and certainly the battleground in which we first encountered the deconstructionist. With the advent of the modern era, with science and the values of enlightenment, we have “disproved” many previously held religious axioms. Most notably of course, and an example with which everyone is familiar, the belief in Darwin’s evolutionary theory as an antithesis of creationism. Once science can effectively disprove the opening chapter of the Holy Bible, the door has been wedged open for the great deconstructionist to begin extracting the value from the rest of the book.

Never mind the fact that the bible contains many lessons from which one might come to lead a better life; never mind the fact that much of the bible should be understood as metaphor as opposed to magic and miracles; once they can defeat one area in the field of battle, they will not stop until there remains no value in a concept.

Thus the Christian way of life was brought down in the west – and I lament this, despite practising a different faith myself. I lament the passing of this system due to the simultaneous loss of group identity it has caused as a side effect, or perhaps the former was a catalyst for the latter. Whatever the cause of the process, the action and reaction, the facts remain the same; the loss of group identity on a community and national level has occurred in direct proportion with the decline of religious faith.

The reason for this is quite simply. Our societies and communities, on a micro and macro level, were built around the Church. The Church was the focal point of the community, a place where one’s fellow kith and kin would gather at least once a week in unified faith. Every major event in our lives was in the domain of the Church; birth, marriage and even death. We celebrated Easter together, the Harvest together, Christmas and Lent and so on and so forth. Even social issues that have now been taken over by the state – with charity being the greatest example of this – were previously under the remit of the Church.

British society is a great example of this. For better or worse, the Church and faith in the Christian religion held society together, even offering legitimacy to the royals and morale for the armies. Whilst I am not a Christian and I believe that a different faith and ethics system is preferable, that’s just personal taste – the focus point of this discussion isn’t necessarily the particular religion, but the system of society that collective belief in a religion generally brings about; cooperation, a sense of belonging, goodwill to one’s neighbour, charity, asceticism.

Another example of this, and perhaps useful for a “compare and contrast” exercise, is the Islamic world. The Islamic world has soundly rejected atheism as a theory and has instead embraced a more traditionalist, more conservative approach to their faith, which in many cases has become almost reactionary as a response to Western-backed atheism. Whilst many of you may not agree with the values of Islam, not one of you can deny that their collective faith gives Muslims a strong sense of identity that many of us in the Western world sorely lack.

The great lie that the deconstructionists fed to us is that one can either be rational, or spiritual. These concepts are, to those who seek to remove the latter, absolutely mutually exclusive. The implication being that by entertaining a degree of spirituality one is by definition, lacking in a logical understanding of the world and their environment. This is false; very few theists claim that their religion should be practised like a child with blind faith in Santa. The belief in a “man in the sky” is not a prerequisite for theism – on the contrary, many theologists will confirm that one can be an ardent Christian without believing literally in the book of Genesis, for instance.

Yet this is how we’ve been taught to view such issues, in grossly absolutist terms that do a disservice to those who do follow a spiritual path. We are given a black and white interpretation that says you’re either with science – and by definition against religion – or against science – and by definition, stupid. The mockery directed at those who practise faith, that sometimes extends to borderline social ostracism, has been weaponised by the deconstructionists to deprive the collective of its identities.

The free-market also has a lot to answer for in this regard. The pressure by free-marketeers to loosen traditionally restricted trading hours, most notably the Sunday Trading Hours laws that have been introduced in the United Kingdom, have turned what used to be time for reflection, community, charity and family, into yet more time for materialist pursuits and mindless, atomised consumerism. In this way, a religiously traditional society is a great threat to the free-market, as it restricts the number of hours the giant capitalists have to make money.

More broadly, neo-liberal Western capitalism has been one of the driving forces behind the challenges to traditionally spiritual societies – hence why Islamic societies fight so vehemently against the doctrine. The proponents of such doctrines – ironically the “conservatives” who claim a Christian foundation – only have one belief system, one faith, and one God: capital. Money and only money is their raison d’etre. They live for no higher purpose, no greater collective mission and nothing other than the accumulation of capital – what a sad existence that must be!

But its effects on Western societies have been momentous. Many in Europe often claim Islam is the fastest growing religion in the continent and, of course, they’re not wrong, but one cannot overlook the fact that the atheistic are the fastest growing demographic more generally. And in any case, it is difficult to separate atheism from the umbrella term of “religious groups”, given their undying profession of eternal love for and their steadfast belief in capital – in a way, this in itself amounts to a religion. It certainly has characteristics of religion that they themselves overlook.

As we know, the belief in money and the accumulation of capital as the only notion to hold inherent value serves no greater purpose than to remove collective identities. Whether it be from the right, the neo-liberal capitalists, or from the left, the individualist social democrats, the prevailing political paradigm of our time is money above all, and identity below everything.

Thus it can be said that, rather than the irreligious being the fastest growing demographic in Western societies, it is in fact those bereft of collective identity who are truly prevailing. As I alluded to earlier on in this piece, I’m not a Christian, and nor do I believe that the rise of Islam is a good thing purely because it’s a religious doctrine combatting an irreligious doctrine. Rather an atheist West than a theist East – yet I can’t help feel somewhat envious of those in the Islamic world, for they have retained their belief in the spiritual and their comradeship of the collective.

Perhaps the West, as opposed to their perennial cycle of teaching foreigners liberal democracy, should take a step back and ask what lessons we could learn from them.

lundi, 23 octobre 2017

Le katechon selon Carl Schmitt: de Rome à la fin du monde

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Le katechon selon Carl Schmitt: de Rome à la fin du monde

Le retour du Christ sur Terre, la parousie, ne surviendra pas tant que le katechon​, cette figure « ​qui retient » le déchaînement du mal, agira efficacement. C’est ce qu’affirme l’apôtre Paul dans sa seconde épître aux Thessaloniciens. Si le texte biblique continue de faire débat chez les théologiens,​ ​certains​ ​pensent​ ​avoir​ ​identifié​ ​cette​ ​mystérieuse​ ​figure.

L’idée du katechon (κατέχων), que l’on pourrait traduire par « rétenteur » ou « retardateur », est largement ignorée des chrétiens eux-mêmes. Saint Paul s’adressant aux Thessaloniciens affirme pourtant, s’agissant de l’Antéchrist : « Maintenant vous savez ce qui le retient, de sorte qu’il ne se révélera qu’au temps fixé pour lui. Car le mystère d’iniquité est déjà à l’œuvre ; il suffit que soit écarté celui qui le retient à présent » (II Thessaloniciens 2, 6-7). Puissance qui empêche l’avènement du mal absolu et la fin du monde, le katechon atténue profondément l’eschatologie chrétienne dans son acception la plus fataliste, qui tend à considérer que le cours de l’histoire est tout entier entre les seules mains de la Providence.

Cette puissance qui retient semble devoir s’analyser en une entité théologico-politique. Vraisemblablement inspirée par Dieu pour la défense du bien chrétien, mais néanmoins libre des ses décisions comme l’est toute figure de la Création, elle réconcilie le déterminisme eschatologique avec une conception sphérique de l’histoire qui postule que l’homme, par l’action politique fondatrice de tout ordre, joue un rôle décisif dans le cours des événements et la lutte contre le règne du mal. C’est ce que notait Carl Schmitt, dernier grand penseur du katechon, lorsqu’il écrivait que « la foi en une force qui retient la fin du monde jette le seul pont qui mène de la paralysie eschatologique de tout devenir humain jusqu’à une puissance historique aussi imposante que celle de l’Empire chrétien des rois germaniques. » Cette conception schmittienne du katechon est issue du Nomos de la Terre, paru en 1950. Elle nous semble plus aboutie que celle utilisée en 1944 dans Terre et Mer, plus vague et générique, qui a pu conduire certains commentateurs à identifier le katechon à toute puissance étatique résistant à la marche forcée du monde vers une hypothétique anomie globale.

Le katechon est donc mû par une volonté propre et n’est pas la marionnette de Dieu sur terre. Il est une puissance décisive dont l’action concrète fonderait un ordre conforme à l’idée chrétienne du bien là où le désordre tendrait à s’insinuer. Chez Schmitt, le bien n’est pérenne que dans l’ordre, et la capacité à le conserver en décidant du cas d’exception est au souverain ce que le miracle est à Dieu. Cela suppose d’abord que la « vraie foi » soit établie et transmise, pour que l’idée chrétienne du bien contenue dans le décalogue et les « lois non écrites » puisse être poursuivie et défendue efficacement. L’institution de l’Église catholique romaine, vecteur et garante du dogme, est donc naturellement une composante du katechon selon Carl Schmitt, reprenant à son compte l’idée développée par nombre de théologiens et de Pères de l’Église. Mais parce que le katechon ne saurait se réduire à une autorité spirituelle, et suppose aussi la force d’action concrète du pouvoir politique, c’est plus précisément dans le Saint Empire romain germanique que le juriste en voyait une incarnation historique.

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Une​ ​figure​ ​duale

L’Église latine est une institution indéfiniment ancrée dans le sol romain, comme une garantie de sa permanence, pour fonder un ordre à vocation universelle. Et l’association au sein de l’Empire d’Occident des deux ordres distincts de l’imperium et du sacerdotium, dévolus respectivement à l’Empereur et au Pape, formait une authentique communauté dans la Respublica Christiana. Ordre éternellement chrétien, puisque bâti sur la pierre angulaire de l’Église (le tombeau de Pierre) et sur lequel le mal, se propageant dans le monde, finirait toujours par buter.

C’est donc véritablement une figure duale, à la fois théologique et politique, que celle du katechon. Et si elle apparaît clairement dans la Respublica christiana, c’est justement par la distinction formelle de ces deux ordres d’imperium et de sacerdotium, qui renvoie à la distinction entre un pouvoir (potestas) et une autorité qui le légitime et le transcende (auctoritas), là où les sociétés traditionnelles réunissaient pouvoir temporel et autorité spirituelle sous la figure unique du roi-prêtre. Cet imperium avait d’ailleurs acquis une dimension proprement chrétienne, se définissait comme le commandement utile à maintenir l’ordre chrétien, et s’ajoutait aux prérogatives des rois chaque fois qu’il était nécessaire. Un évènement historique important est situé au XIe siècle, date de la réforme grégorienne au cours de laquelle l’Église s’affirme, avec force, indépendante et supérieure aux pouvoirs temporels. Mais cette distinction n’a pas immédiatement provoqué une opposition frontale, ni même l’exclusion mutuelle des deux domaines. Il y avait au contraire, initialement, la recherche d’une synergie, d’une conciliation, que Carl Schmitt résume dans l’expression de « lutte pour Rome ». 

Or cette conception de la « puissance qui retient » ne pouvait valoir que dans un monde où tous les chemins menaient à Rome, où toute l’Europe chrétienne regardait vers le tombeau de Pierre comme vers le centre du monde et espérait la bénédiction de ses décisions politiques par les autorités romaines. L’autorité spirituelle ressemblait alors à un rempart au pouvoir politique, objet des passions potentiellement destructrices et contraires à l’ordre chrétien établi d’après Rome. Or, de ce romanisme médiéval concentrique, où le pouvoir cherchait à s’adjoindre l’autorité de l’Église, l’Europe a basculé vers un romanisme excentrique. C’est désormais à l’Église romaine de gagner le monde par ses propres moyens résiduels, d’imposer son bien par le bas, dépourvue de son autorité politique depuis l’émergence de la conception moderne et exclusive de la souveraineté. L’imperium et le sacerdotium, jusqu’alors distingués mais néanmoins liés, sont désormais deux ordres qui tendent à s’exclure mutuellement. L’État s’est divinisé.

L’Église se voit ainsi exclue des affaires politiques, contrainte à se plier aux exigences d’un monde où les États comptent sans elle. Si l’on peut certes reconnaître aux papes contemporains un rôle politique certain, celui-ci ne semble plus que ponctuel et exceptionnel et relève de l’influence bien plus que de la décision. On pense notamment à l’anticommunisme de Jean-Paul II et au soutien qu’il apporta à Solidarnosc en Pologne, peu avant l’implosion du bloc soviétique.

Symboliquement, la métamorphose de l’Église est acquise depuis le Concile « Vatican II », au cours duquel fut adopté l’usage des langues vernaculaires au détriment du latin dans les célébrations. L’Église qui s’adressait au monde entier dans un même langage s’est comme dissoute dans les particularismes. Elle est devenue une institution mondaine parmi d’autres, et sa lutte ne peut plus guère être menée en association avec les pouvoirs politiques en qui Carl Schmitt voyait les pierres fondatrices et les garanties de tout ordre. Non seulement les dimensions théologique et politique du katechon tendent à s’exclure, mais l’ordre romain du sacerdotium semble considérablement affaibli face à un imperium hypertrophié et dépourvu de sa dimension chrétienne ancienne. Pour bien des dépositaires du pouvoir politique, la parole de l’Église semble compter autant que celle d’une quelconque organisation non gouvernementale.

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Rome​ ​éternelle​ ​ou​ ​troisième​ ​Rome​ ​?

Certes, il convient de nuancer une approche trop européocentrique de la figure du katechon, le monde chrétien ne se limitant ni à Rome ni à l’Occident, et l’Église catholique latine n’étant pas la seule Église au monde. Cependant, sa forme historique sui generis lui a certainement confié une légitimité particulière. Et c’est l’Empire d’Occident qui conserva le lien géographique avec le tombeau de Pierre, assise tellurique déterminante aux yeux de Carl Schmitt et de nombreux théologiens occidentaux, car elle permettait un rayonnement universel puissant, une « juridiction universelle » partant d’un seul et unique centre de gravité. L’Église orthodoxe, en revanche, s’est développée dans une relation toute différente à la localité, témoignage d’un enracinement nécessairement moins imposant symboliquement, voyant le siège de Pierre en celui de chaque évêque.

L’idée que le katechon serait aujourd’hui incarné par la Russie orthodoxe fleurit pourtant ça et là depuis une dizaine d’années, notamment dans les courants eurasistes, comme une réminiscence de l’idéal d’une « troisième Rome » incarnée par Moscou. Le Patriarche Cyrille de Moscou, à la tête de l’Église orthodoxe russe, affirme régulièrement l’importance de la foi comme guide essentiel à la conduite des affaires politiques. Certes, il reproche aux sociétés d’Occident de s’estimer capables de fonder un ordre sain sur la négation de la chrétienté. De son côté, le gouvernement russe actuel manifeste ostensiblement son identité chrétienne. Il n’y a cependant là rien de comparable avec l’articulation historique de l’imperium et du sacerdotium, ni avec le rayonnement universel de l’Église romaine d’autrefois.

Ironie du sort, c’est peut-être aujourd’hui l’Organisation des Nations Unies qui constitue l’autorité la plus universelle et qui continue le mieux l’autorité autrefois dévolue au Pape ! Un exemple parmi tant d’autres : la colonisation des Amériques par l’Espagne était fondée juridiquement sur un mandat de mission pontificale, tout comme l’ONU délivre aujourd’hui des mandats fondant des opérations dites de « maintien de la paix ». L’arbitrage moral quant à l’emploi de la violence armée par les puissances dominantes se fait au sein de cette organisation, au nom de principes aussi généraux que généreux. On a longtemps justifié les conquêtes et les pillages par la nécessité de répandre le christianisme sur les terres inexplorées, puis par celle de « civiliser » les « sauvages ». Désormais, on apporte les Droits de l’Homme. Ce que l’on appelait le droit des gens, le droit international applicable aux étrangers non chrétiens, se retrouve aujourd’hui sous l’appellation pudique de « droit international humanitaire », autrement appelé droit de la guerre. Mais l’Évangile ne figurant pas parmi les références de l’Organisation, et l’ordre qu’elle fonde ne semblant pas inspiré par les exigences chrétiennes, elle ne serait qu’une sorte de katechon laïque, de toute façon dépendante des États souverains. Or, purement théologique, un katechon n’aurait pas le pouvoir de fonder un ordre social ; purement politique, il serait condamné à dévier.

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Le katechon sous sa forme historique, tel que Carl Schmitt l’a conçu, est-il alors une figure morte ? Elle semble éteinte, et les métamorphoses juridiques et politiques l’ont certainement mené à prendre une forme nouvelle qui peine à se dévoiler. Mais une menace plane : ne le voyant plus, l’Occident ne semble plus croire au katechon, et donc ne plus se penser capable, et encore moins destiné, à l’incarner. Il faut dire que les prophéties hégéliennes modernes de la « fin de l’Histoire » et de l’avènement d’un « État universel et homogène » (Kojève) idyllique vont encore bon train, privant l’idée du katechon de sa raison d’être. C’est d’abord de son urgente nécessité qu’il faudra se convaincre pour pouvoir l’incarner à nouveau. Suivant l’intuition schmittienne, c’est certainement dans la redécouverte de la doctrine chrétienne véritable et ordonnée que se trouve la vitalité du katechon, ce qui conforte aujourd’hui les conservateurs dans l’Église face à un Pape controversé et souvent décrit comme progressiste. Mais se pose encore la question de la portée politique de cette doctrine dans le monde contemporain. Il n’y a plus guère de pieux monarque qui règne, et les souverainetés déjà diluées dans les foules démocratiques se partagent désormais entre une infinité de monstres bureaucratiques. Si le diable est celui qui divise, le katechon ne peut sans doute se retrouver que dans une convergence théologico-politique, une tendance à la réunification des deux ordres en équilibre.

jeudi, 19 octobre 2017

Le premier impératif politique

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Le premier impératif politique

par Laurent Ozon

Ex:https://www.centurienews.com

Quelles que soient les formes ou les idées auxquelles nous pouvons être attachés, ces principes ont tous pour condition, dans leur genèse comme dans leur capacité de réalisation historique, l’existence de populations distinctes pour les porter. Pas plus que les idées ne tombent du ciel, les créations de l’histoire, celles de l’esprit comme les autres, sont le résultat d’interactions entre plusieurs facteurs. Mais le facteur principal c’est l’acteur lui-même. Nous sommes, individuellement et collectivement des acteurs de l’histoire des techniques, sciences, politiques, arts et guerres. Nous sommes donc en premier lieu le facteur d’influence le plus évident de ce qui arrive et aussi de ce qui n’arrive pas. La nature profonde de ce que nous sommes, notre savoir-faire, notre vitalité, nos peurs, nos représentations collectives, nos créations, procèdent de nos particularités. Ces particularités telles qu’elles sont à un moment de l’histoire, influencent au premier chef, l’ensemble des domaines de réalisation des sociétés humaines.

Il serait assez facile de faire des comparaisons entre sociétés, entre pays dans tous les domaines. Du taux d’alphabétisation au nombre de brevets déposés par millier d’habitants, de la stabilité des institutions au Produit Intérieur Brut (PIB), de l’Indice de Développement Humain (IDH) aux pratiques alimentaires, du nombre de personnes porteuses du HIV à celui de l’âge moyen du premier enfant, du quotient intellectuel au taux de carbone émis, du pourcentage d’athées au niveau de conservatisme. On pourra évoquer les comportements individuels et familiaux comparés entre les Haïtiens et les Japonais lors des catastrophes environnementales qui les touchèrent il y a peu, la position dans la hiérarchie sociale à la troisième génération des Américains d’origine chinoise et de ceux d’origine afro-américaine aux USA, le niveau de diplôme moyen entre les enfants de troisième génération issues du Vietnam et ceux provenant de Turquie en Allemagne en 2013 etc. Il se trouvera toujours quelqu’un pour vous expliquer que ce que vous prenez pour une différence d’aptitude entre deux populations n’est que le résultat des hasards de l’histoire ou d’autres facteurs explicatifs environnementaux nombreux et complexes. Et lorsque certaines personnes vous expliquent que c’est complexe, ils veulent vous dire que toute conclusion à partir des données collectées est impossible et qu’il vaut donc mieux changer de sujet…

Je ne nie évidemment pas que des facteurs environnementaux ou « accidentels » puissent expliquer certaines différences d’aptitudes, de sensibilités, bref des particularités mesurables entre populations qui s’expriment dans l’histoire et leurs réalisations, dans tous les domaines des activités humaines. Mais le facteur qui s’exprime avec le plus de constance pour modeler les sociétés et affecter leurs particularités, c’est la population dont elles sont constituées. Rien de plus, rien de moins.

Prenons un exemple caricatural mais parlant. Si vous transfériez la population de la Papouasie Nouvelle Guinée en Suède et que vous transplantiez la population suédoise en Papouasie Nouvelle Guinée (pays de superficies équivalentes), qui peut soutenir que la Suède et la Papouasie Nouvelle Guinée seraient des collectivités aux caractéristiques maintenues ? Qui oserait prétendre que l’échange des populations de ces deux pays ne changerait pas radicalement les particularités et donc les indicateurs généraux de ces pays ?

Certes, cet exemple est caricatural, mais il a le mérite de rappeler une évidence : si l’histoire d’un pays est  déterminée par ses ressources et de nombreux autres éléments, le facteur le plus déterminant de tous est bien celui des populations qui le composent. Vous pourriez continuer à appeler Suède le pays qui porte aujourd’hui ce nom et son État, État suédois. Qui pourrait sérieusement parier que seulement 50 ans après le transfert de population imaginaire avec la Papouasie, l’ensemble des indicateurs qui permettent d’évaluer dans les grandes lignes, d’un pays, ne serait pas changé fondamentalement ?

Ces indicateurs, qu’ils soient économiques, culturels, technologiques et scientifiques, politiques ou sociologiques peuvent bien-sûr êtres toujours discutés. On peut dire que le PIB ne mesure pas le taux de bonheur brut et que le taux d’alphabétisation est un paramètre occidental. Mais quoi que l’on pense de ces paramètres, ils seraient différents. Radicalement différents. Indirectement et progressivement, les pays en question verraient se modifier l’ensemble de leurs particularités.

La condition de l’existence des formes historiques, de ces idées, de ces principes auxquels l’un et l’autre peuvent être attachés, dans notre histoire ou celles d’autres sociétés humaines, c’est l’existence, la persistance du substrat de population qui les a fait apparaître et qui est évidemment capable de les porter dans l’Histoire. C’est donc logiquement ce point qui constitue l’impératif politique dont tout dépendra toujours.

Augustin Cournot, découvreur de la posthistoire

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Augustin Cournot, découvreur de la posthistoire

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org

« …Il doit aussi venir un temps où les nations auront plutôt des gazettes que des histoires… »

Henri de Man a pertinemment souligné l’importance du mathématicien, épistémologue et philosophe français Augustin Cournot, un génie méconnu qui a inventé au milieu du XIXème siècle la notion de posthistoire. Je suis allé voir ses œuvres sur archive.org et y ai trouvé quelques remarques écrites vers 1850. Cournot a été un grand mathématicien, un historien des sciences, un économiste chevronné, un philosophe, mais un modeste inspecteur de l’instruction publique ! Il fait penser à Kojève qui a fini fonctionnaire européen à Bruxelles…

Cournot incarne parfaitement ce génie médiocre, petit-bourgeois à la française, qui depuis Descartes ou Pascal jusqu’aux intellectuels du siècle écoulé, rêve de sa petite place dans la fonction publique. On peut dire aussi qu’il liquide à la française toute notion d’héroïsme ou de grandeur ! Hyppolite Taine a brillamment décrit l’avènement du bourgeois français. Ce bourgeois aura bien analysé un déclin dont il est la marque la plus pitoyable. Tiens, un peu de Taine :

« Le bourgeois est un être de formation récente, inconnu à l'antiquité, produit des grandes monarchies bien administrées, et, parmi toutes les espèces d'hommes que la société façonne, la moins capable d'exciter quelque intérêt. Car il est exclu de toutes les idées et de toutes les passions qui sont grandes, en France du moins où il a fleuri mieux qu'ailleurs. Le gouvernement l'a déchargé des affaires politiques, et le clergé des affaires religieuses. La ville capitale a pris pour elle la pensée, et les gens de cour l'élégance. L'administration, par sa régularité, lui épargne les aiguillons du danger et du besoin. Il vivote ainsi, rapetissé et tranquille. A côté de lui un cordonnier d'Athènes qui jugeait, votait, allait à la guerre, et pour tous meubles avait un lit et deux cruches de terre, était un noble. »

Pour Athènes, cela dépend de l’époque. On recommandera au lecteur le texte de Démosthène sur la réforme des institutions publiques (Περὶ Συντάξεως). On y apprend qu’une loi punissait de mort ceux qui osaient proposer de rendre au service de la guerre les fonds usurpés par le théâtre…

La science française –penser surtout au grand et petit Poincaré – n’est pas seulement rationnelle : elle est raisonnable. Elle reflète d’ailleurs le déclin démographique et le vieillissement de notre population à cette époque, le dix-neuvième donc, qui contraste avec le dynamisme européen. Cela ne retire rien bien sûr à la puissance conceptuelle de nos savants et de nos mathématiciens, ni à leur lucidité.

Cournot s’intéresse à tous les sujets avec la méthode et l’étroitesse d’un penseur de son siècle. C’est qu’il évolue dans le monde petit-bourgeois de Madame Bovary. Il parle surtout de la révolution terminée, 120 ans avant François Furet dans un très bon livre inspiré par Tocqueville et Cochin :

« Alors l'histoire de la Révolution française sera close, son mouvement initial sera épuisé, aussi bien en ce qui concerne à l'intérieur la rénovation du régime civil, qu'en ce qui regarde les entreprises extérieures et l'action sur le système européen…. Dès les premières années du siècle on pouvait dire avec fondement que la révolution était finie, en ce sens que tout un ensemble d'institutions ecclésiastiques et civiles, que l'on appelle chez nous l'ancien régime, avait disparu pour ne plus reparaître… »

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Le renversement de la féodalité a été finalement la grande affaire de cette Fin de l’Histoire, ce que confirment aussi bien les autres grands esprits français. Après la Révolution apparaît le rond-de-cuir (Cochin) ou bien sûr le bureaucrate soviétique, qui ne demandent qu’à conserver les acquis de leur pitance révolutionnaire. Celle-ci devient d’ailleurs de plus en plus un spectacle : on s’habille à la romaine, comme disait Debord du temps de Robespierre, et on défile au pays de Staline.

Cournot voir poindre aussi une humanité plus tiède, une humanité ni, ni, comme diraient Barthes ou Mitterrand. Une humanité vaguement religieuse, tempérée par la médecine et les machines :

« Après toutes les explications dans lesquelles nous sommes entrés jusqu'ici, est-il besoin d'ajouter qu'autant nous croyons impossible d'extirper du cœur humain le sentiment religieux et le sentiment de la liberté, autant nous sommes peu disposés à admettre que les futures sociétés humaines reconnaîtront pour guides les prêtres d'une religion ou les apôtres de la liberté? »

Ni prêtres ni missionnaires libertaires… Notre matheux voit bien plus loin que tous les Vallès et Bakounine de son temps ultérieur (le seul que je vois se nicher à sa hauteur est cet australien nommé Pearson – un littéraire cette fois ! - qui décrira toute notre entropie dans son National life and character [sur archive.org])

On devrait se rassurer, puisque Cournot voit arriver une modération universelle avec un échec des idéologies, comme on disait encore. Avant Nietzsche il voit la modération arriver, modération qui on le sait sera un temps rejetée par les Allemands, et avec quelle imprudence ; mais d’un point de vue historique, Cournot a plus d’avance que Nietzsche, et il fonde ses considérations sur son observation mathématique et quasi-astronomique de l’Histoire :

« Tous les systèmes se réprimeront ainsi à la longue, quoique non sans de déplorables dommages, dans ce qu'ils ont de faux ou d'excessif. »

Lisez ces lignes superbes de lucidité et de froideur :

« Si rien n'arrête la civilisation générale dans sa marche progressive, il doit aussi venir un temps où les nations auront plutôt des gazettes que des histoires ; où le monde civilisé sera pour ainsi dire sorti de la phase historique ; où, à moins de revenir sans cesse sur un passé lointain, il n'y aura plus de matière à mettre en œuvre par des Hume et des Macaulay, non plus que par des Tite-Live ou des Tacite. »

A la place de Tacite on a Françoise Giroud.

Cournot voit un avènement de la fin de l’histoire qui est plutôt une mise en marge de l’Histoire, comme une porte qui sort de ses gonds, une bicyclette qui sort de la piste et dont la roue semble tourner, mais pour rien. Debord souligne « l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées passionnément comme d’importantes nouvelles. »

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Henri de Man écrira :

« L'histoire est un produit de l'esprit humain élaboré pour que les événements puissent être mesurés à l'échelle des buts et des forces humaines. À des événements comme ceux que nous vivons aujourd'hui il semble que cela ne s'applique plus ; et ce sentiment est à la base de l'impression que nous avons que « les temps sont révolus », que nous sommes entrés dans une époque en marge de l'histoire. Ce monde en marge de l'histoire qu'un instant Hamlet a entrevu dans le miroir de son âme égarée : un monde disloqué. »

Debord a consacré deux excellentes pages au baroque post-ontologique.

En prétendant progresser alors qu’il ne fait que du surplace, le monde décrit par Tocqueville, Cournot, De Man, vingt autres, ne fait que nous tromper. Seul un pessimisme radical mais révolutionnaire pourrait nous en préserver. L’optimisme moderne reste celui de la dévastation par la stupidité décrite par Cipolla, la dette et les attentats.

Kojève disait que pour supporter la fin de l’histoire il fallait apprendre le grec (lisez donc la syntaxe de Démosthène…). Je dirais plus sobrement qu’il faut surtout y apprendre à supporter sa journée et à la réussir. L’homme-masse allume sa télé, va au concert, à Las Vegas, au stade parce qu’il ne veut que de mimétisme et d’aliénation ;  l’homme de bien au sens d’honnête homme ou d’homme de bien du Yi King, apprend à jardiner ou à jouer du violon ; le reste c’est de l’actualité.

Sources

Antoine-Augustin Cournot, considérations sur la marche des idées (archive.org)

Henri de Man : considérations sur le déclin…

Debord - Commentaires

Taine – La Fontaine

vendredi, 06 octobre 2017

George Orwell and the Cold War: A Reconsideration

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George Orwell and the Cold War: A Reconsideration

[From Reflections on America, 1984: An Orwell Symposium. Ed. Robert Mulvihill. Athens and London, University of Georgia Press, 1986.]

In a recent and well-known article, Norman Podhoretz has attempted to conscript George Orwell into the ranks of neoconservative enthusiasts for the newly revitalized cold war with the Soviet Union.1If Orwell were alive today, this truly “Orwellian” distortion would afford him considerable wry amusement. It is my contention that the cold war, as pursued by the three superpowers of Nineteen Eighty-Four, was the key to their successful imposition of a totalitarian regime upon their subjects. We all know that Nineteen Eighty-Four was a brilliant and mordant attack on totalitarian trends in modern society, and it is also clear that Orwell was strongly opposed to communism and to the regime of the Soviet Union. But the crucial role of a perpetual cold war in the entrenchment of totalitarianism in Orwell’s “nightmare vision” of the world has been relatively neglected by writers and scholars.In Nineteen Eighty-Four there are three giant superstates or blocs of nations: Oceania (run by the United States, and including the British Empire and Latin America), Eurasia (the Eurasian continent), and Eastasia (China, southeast Asia, much of the Pacific).

The superpowers are always at war, in shifting coalitions and alignments against each other. The war is kept, by agreement between the superpowers, safely on the periphery of the blocs, since war in their heartlands might actually blow up the world and their own rule along with it. The perpetual but basically phony war is kept alive by unremitting campaigns of hatred and fear against the shadowy foreign Enemy. The perpetual war system is then used by the ruling elite in each country to fasten totalitarian collectivist rule upon their subjects. As Harry Elmer Barnes wrote, this system “could only work if the masses are always kept at a fever heat of fear and excitement and are effectively prevented from learning that the wars are actually phony. To bring about this indispensable deception of the people requires a tremendous development of propaganda, thought-policing, regimentation, and mental terrorism.” And finally, “when it becomes impossible to keep the people any longer at a white heat in their hatred of one enemy group of nations, the war is shifted against another bloc and new, violent hate campaigns are planned and set in motion.”2

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From Orwell’s time to the present day, the United States has fulfilled his analysis or prophecy by engaging in campaigns of unremitting hatred and fear of the Soviets, including such widely trumpeted themes (later quietly admitted to be incorrect) as “missile gap” and “windows of vulnerability.” What Garet Garrett perceptively called “a complex of vaunting and fear” has been the hallmark of the American as well as of previous empires:3 the curious combination of vaunting and braggadocio that insists that a nation-state’s military might is second to none in any area, combined with repeated panic about the intentions and imminent actions of the “empire of evil” that is marked as the Enemy. It is the sort of fear and vaunting that makes Americans proud of their capacity to “overkill” the Russians many times and yet agree enthusiastically to virtually any and all increases in the military budget for mightier weapons of mass destruction. Senator Ralph Flanders (Republican, Vermont) pinpointed this process of rule through fear when he stated during the Korean War:

Fear is felt and spread by the Department of Defense in the Pentagon. In part, the spreading of it is purposeful. Faced with what seem to be enormous armed forces aimed against us, we can scarcely expect the Department of Defense to do other than keep the people in a state of fear so that they will be prepared without limit to furnish men and munitions.4 This applies not only to the Pentagon but to its civilian theoreticians, the men whom Marcus Raskin, once one of their number, has dubbed “the mega-death intellectuals.” Thus Raskin pointed out that their most important function is to justify and extend the existence of their employers. … In order to justify the continued large-scale production of these [thermonuclear] bombs and missiles, military and industrial leaders needed some kind of theory to rationalize their use. … This became particularly urgent during the late 1950s, when economy-minded members of the Eisenhower Administration began to wonder why so much money, thought, and resources, were being spent on weapons if their use could not be justified. And so began a series of rationalizations by the “defense intellectuals” in and out of the Universities. … Military procurement will continue to flourish, and they will continue to demonstrate why it must. In this respect they are no different from the great majority of modern specialists who accept the assumptions of the organizations which employ them because of the rewards in money and power and prestige. … They know enough not to question their employers’ right to exist.5

In addition to the manufacture of fear and hatred against the primary Enemy, there have been numerous Orwellian shifts between the Good Guys and the Bad Guys. Our deadly enemies in World War II, Germany and Japan, are now considered prime Good Guys, the only problem being their unfortunate reluctance to take up arms against the former Good Guys, the Soviet Union. China, having been a much lauded Good Guy under Chiang Kai-shek when fighting Bad Guy Japan, became the worst of the Bad Guys under communism, and indeed the United States fought the Korean and Vietnamese wars largely for the sake of containing the expansionism of Communist China, which was supposed to be an even worse guy than the Soviet Union. But now all that is changed, and Communist China is now the virtual ally of the United States against the principal Enemy in the Kremlin.

Along with other institutions of the permanent cold war, Orwellian New-speak has developed richly. Every government, no matter how despotic, that is willing to join the anti-Soviet crusade is called a champion of the “free world.” Torture committed by “totalitarian” regimes is evil; torture undertaken by regimes that are merely “authoritarian” is almost benign. While the Department of War has not yet been transformed into the Department of Peace, it was changed early in the cold war to the Department of Defense, and President Reagan has almost completed the transformation by the neat Orwellian touch of calling the MX missile “the Peacemaker.”

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As early as the 1950s, an English publicist observed that “Orwell’s main contention that ‘cold war’ is now an essential feature of normal life is being verified more and more from day to day. No one really believes in a ‘peace settlement’ with the Soviets, and many people in positions of power regard such a prospect with positive horror.” He added that “a war footing is the only basis of full employment.”6

And Harry Barnes noted that “the advantages of the cold war in bolstering the economy, avoiding a depression, and maintaining political tenure after 1945 were quickly recognized by both politicians and economists.”

The most recent analysis of Orwell’s Nineteen Eighty-Four in terms of permanent cold war was in U.S. News and World Report, in its issue marking the beginning of the year 1984:

No nuclear holocaust has occurred but Orwell’s concept of perpetual local conflict is borne out. Wars have erupted every year since 1945, claiming more than 30 million lives. The Defense Department reports that there currently are 40 wars raging that involve one-fourth of all nations in the world — from El Salvador to Kampuchea to Lebanon and Afghanistan.

Like the constant war of 1984, these post-war conflicts occurred not within superpower borders but in far-off places such as Korea and Vietnam. Unlike Orwell’s fictitious superpowers, Washington and Moscow are not always able to control events and find themselves sucked into local wars such as the current conflict in the Middle East heightening the risk of a superpower confrontation and use of nuclear armaments.7

But most Orwell scholars have ignored the critical permanent-cold-war underpinning to the totalitarianism in the book. Thus, in a recently published collection of scholarly essays on Orwell, there is barely a mention of militarism or war. 8

In contrast, one of the few scholars who have recognized the importance of war in Orwell’s Nineteen Eighty-Fourwas the Marxist critic Raymond Williams. While deploring the obvious anti-Soviet nature of Orwell’s thought, Williams noted that Orwell discovered the basic feature of the existing two- or three-superpower world, “oligarchical collectivism,” as depicted by James Burnham, in his Managerial Revolution (1940), a book that had a profound if ambivalent impact upon Orwell. As Williams put it:

Orwell’s vision of power politics is also close to convincing. The transformation of official “allies” to “enemies” has happened, almost openly, in the generation since he wrote. His idea of a world divided into three blocs — Oceania, Eurasia, and Eastasia, of which two are always at war with the other though the alliances change — is again too close for comfort. And there are times when one can believe that what “had been called England or Britain” has become simply Airship One.9

A generation earlier, John Atkins had written that Orwell had “discovered this conception of the political future in James Burnham’s Managerial Revolution.” Specifically, “there is a state of permanent war but it is a contest of limited aims between combatants who cannot destroy each other. The war cannot be decisive. … As none of the states comes near conquering the others, however the war deteriorates into a series of skirmishes [although]. … The protagonists store atomic bombs.”10

To establish what we might call this “revisionist” interpretation of Nineteen Eighty-Four we must first point out that the book was not, as in the popular interpretation, a prophecy of the future so much as a realistic portrayal of existing political trends. Thus, Jeffrey Meyers points out that Nineteen Eighty-Four was less a “nightmare vision” (Irving Howe’s famous phrase) of the future than “a very concrete and naturalistic portrayal of the present and the past,” a “realistic synthesis and rearrangement of familiar materials.” And again, Orwell’s “statements about 1984 reveal that the novel, though set in a future time, is realistic rather than fantastic, and deliberately intensifies the actuality of the present.” Specifically, according to Meyers, Nineteen Eighty-Four was not “totalitarianism after its world triumph” as in the interpretation of Howe, but rather “the very real though unfamiliar political terrorism of Nazi Germany and Stalinist Russia transposed into the landscape of London in 1941–44.”11 And not only Burnham’s work but the reality of the 1943 Teheran Conference gave Orwell the idea of a world ruled by three totalitarian superstates.

Bernard Crick, Orwell’s major biographer, points out that the English reviewers of Nineteen Eighty-Four caught on immediately that the novel was supposed to be an intensification of present trends rather than a prophecy of the future. Crick notes that these reviewers realized that Orwell had “not written utopian or anti-utopian fantasy … but had simply extended certain discernible tendencies of 1948 forward into 1984.”12 Indeed, the very year 1984 was simply the transposition of the existing year, 1948. Orwell’s friend Julian Symons wrote that 1984 society was meant to be the “near future,” and that all the grim inventions of the rulers “were just extensions of ‘ordinary’ war and post-war things.” We might also point out that the terrifying Room 101 in Nineteen Eighty-Four was the same numbered room in which Orwell had worked in London during World War II as a British war propagandist.

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But let Orwell speak for himself. Orwell was distressed at many American reviews of the book, especially in Timeand Life, which, in contrast to the British, saw Nineteen Eighty-Four as the author’s renunciation of his long-held devotion to democratic socialism. Even his own publisher, Frederic Warburg, interpreted the book in the same way. This response moved Orwell, terminally ill in a hospital, to issue a repudiation. He outlined a statement to Warburg, who, from detailed notes, issued a press release in Orwell’s name. First, Orwell noted that, contrary to many reviews, Nineteen Eighty-Four was not prophecy but an analysis of what could happen, based on present political trends. Orwell then added: “Specifically, the danger lies in the structure imposed on Socialist and on liberal capitalist communities by the necessity to prepare for total war with the USSR and the new weapons, of which of course the atomic bomb is the most powerful and the most publicized. But danger also lies in the acceptance of a totalitarian outlook by intellectuals of all colours.” After outlining his forecast of several world superstates, specifically the Anglo-American world (Oceania) and a Soviet-dominated Eurasia, Orwell went on:

If these two great blocs line up as mortal enemies it is obvious that the Anglo-Americans will not take the name of their opponents. … The name suggested in 1984 is of course Ingsoc, but in practice a wide range of choices is open. In the USA the phrase “American” or “hundred per cent American” is suitable and the qualifying adjective is as totalitarian as any could wish.13

We are about as far from the world of Norman Podhoretz as we can get. While Orwell is assuredly anti-Communist and anticollectivist his envisioned totalitarianism can and does come in many guises and forms, and the foundation for his nightmare totalitarian world is a perpetual cold war that keeps brandishing the horror of modern atomic weaponry.

Shortly after the atom bomb was dropped on Japan, George Orwell pre-figured his world of Nineteen Eighty-Four in an incisive and important analysis of the new phenomenon. In an essay entitled “You and the Atom Bomb,” he noted that when weapons are expensive (as the A-bomb is) politics tends to become despotic, with power concentrated into the hands of a few rulers. In contrast, in the day when weapons were simple and cheap (as was the musket or rifle, for instance) power tends to be decentralized. After noting that Russia was thought to be capable of producing the A-bomb within five years (that is, by 1950), Orwell writes of the “prospect,” at that time, “of two or three monstrous super-states, each possessed of a weapon by which millions of people can be wiped out in a few seconds, dividing the world between them.” It is generally supposed, he noted, that the result will be another great war, a war which this time will put an end to civilization. But isn’t it more likely, he added, “that surviving great nations make a tacit agreement never to use the bomb against one another? Suppose they only use it, or the threat of it, against people who are unable to retaliate?”

Returning to his favorite theme, in this period, of Burnham’s view of the world in The Managerial Revolution,Orwell declares that Burnham’s geographical picture of the new world has turned out to be correct. More and more obviously the surface of the earth is being parceled off into three great empires, each self-contained and cut off from contact with the outer world, and each ruled, under one disguise or another by a self-elected oligarchy. The haggling as to where the frontiers are to be drawn is still going on, and will continue for some years.

Orwell then proceeds gloomily:

The atomic bomb may complete the process by robbing the exploited classes and peoples of all power to revolt, and at the same time putting the possessors of the bomb on a basis of equality. Unable to conquer one another they are likely to continue ruling the world between them, and it is difficult to see how the balance can be upset except by slow and unpredictable demographic changes.

In short, the atomic bomb is likely “to put an end to large-scale wars at the cost of prolonging ‘a peace that is no peace.’” The drift of the world will not be toward anarchy, as envisioned by H.G. Wells, but toward “horribly stable … slave empires.14

Over a year later, Orwell returned to his pessimistic perpetual-cold-war analysis of the postwar world. Scoffing at optimistic press reports that the Americans “will agree to inspection of armaments,” Orwell notes that “on another page of the same paper are reports of events in Greece which amount to a state of war between two groups of powers who are being so chummy in New York.” There are two axioms, he added, governing international affairs. One is that “there can be no peace without a general surrender of sovereignty,” and another is that “no country capable of defending its sovereignty ever surrenders it.” The result will be no peace, a continuing arms race, but no all-out war.15

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Orwell completes his repeated wrestling with the works of James Burnham in his review of The Struggle for the World (1947). Orwell notes that the advent of atomic weapons has led Burnham to abandon his three-identical-superpowers view of the world, and also to shuck off his tough pose of value-freedom. Instead, Burnham is virtually demanding an immediate preventive war against Russia,” which has become the collectivist enemy, a preemptive strike to be launched before Russia acquires the atomic bomb.

While Orwell is fleetingly tempted by Burnham’s apocalyptic approach, and asserts that domination of Britain by the United States is to be preferred to domination by Russia, he emerges from the discussion highly critical. After all, Orwell writes, the

Russian regime may become more liberal and less dangerous a generation hence. … Of course, this would not happen with the consent of the ruling clique, but it is thinkable that the mechanics of the situation may bring it about. The other possibility is that the great powers will be simply too frightened of the effects of atomic weapons ever to make use of them. But that would be much too dull for Burnham. Everything must happen suddenly and completely.16

George Orwell’s last important essay on world affairs was published in Partisan Review in the summer of 1947. He there reaffirmed his attachment to socialism but conceded that the chances were against its coming to pass. He added that there were three possibilities ahead for the world. One (which, as he had noted a few months before was the new Burnham solution) was that the United States would launch an atomic attack on Russia before Russia developed the bomb. Here Orwell was more firmly opposed to such a program than he had been before. For even if Russia were annihilated, a preemptive attack would only lead to the rise of new empires, rivalries, wars, and use of atomic weapons. At any rate, the first possibility was not likely. The second possibility, declared Orwell, was that the cold war would continue until Russia got the bomb, at which point world war and the destruction of civilization would take place. Again, Orwell did not consider this possibility very likely. The third, and most likely, possibility is the old vision of perpetual cold war between blocs of superpowers. In this world,

the fear inspired by the atomic bomb and other weapons yet to come will be so great that everyone will refrain from using them. … It would mean the division of the world among two or three vast super-states, unable to conquer one another and unable to be overthrown by any internal rebellion. In all probability their structure would be hierarchic, with a semi-divine caste at the top and outright slavery at the bottom, and the crushing out of liberty would exceed anything the world has yet seen. Within each state the necessary psychological atmosphere would be kept up by complete severance from the outer world, and by a continuous phony war against rival states. Civilization of this type might remain static for thousands of years.17

Orwell (perhaps, like Burnham, now fond of sudden and complete solutions) considers this last possibility the worst.

It should be clear that George Orwell was horrified at what he considered to be the dominant trend of the postwar world: totalitarianism based on perpetual but peripheral cold war between shifting alliances of several blocs of super states. His positive solutions to this problem were fitful and inconsistent; in Partisan Review he called wistfully for a Socialist United States of Western Europe as the only way out, but he clearly placed little hope in such a development. His major problem was one that affected all democratic socialists of that era: a tension between their anticommunism and their opposition to imperialist, or at least interstate, wars. And so at times Orwell was tempted by the apocalyptic preventive-atomic-war solution, as was even Bertrand Russell during the same period. In another, unpublished article, “In Defense of Comrade Zilliacus,” written at some time near the end of 1947, Orwell, bitterly opposed to what he considered the increasingly procommunist attitude of his own Labour magazine, the Tribune, came the closest to enlisting in the cold war by denouncing neutralism and asserting that his hoped-for Socialist United States of Europe should ground itself on the backing of the United States of America. But despite these aberrations, the dominant thrust of Orwell’s thinking during the postwar period, and certainly as reflected in Nineteen Eighty-Four, was horror at a trend toward perpetual cold war as the groundwork for a totalitarianism throughout the world. And his hope for eventual loosening of the Russian regime, if also fitful, still rested cheek by jowl with his more apocalyptic leanings.

Notes

1.Norman Podhoretz, “If Orwell Were Alive Today,” Harper’s, January 1983, pp. 30-37.

2.Harry Elmer Barnes, “How ‘Nineteen Eighty-Four’ Trends Threaten American Peace, Freedom, and Prosperity,” in Revisionism: A Key to Peace and Other Es­says (San Francisco: Cato Institute, 1980), pp. 142-43. Also see Barnes, An Intel­lectual and Cultural History of the Western World, 3d rev. ed., 3 vols. (New York: Dover, 1965), 3: 1324-1332; and Murray N. Rothbard, “Harry Elmer Barnes as Revisionist of the Cold War,” in Harry Elmer Barnes, Learned Crusader, ed. A. Goddard (Colorado Springs: Ralph Myles, 1968). pp. 314-38. For a similar anal­ysis, see F.J.P. Veal[e] Advance to Barbarism(Appleton, Wis.: C.C. Nelson, 1953), pp. 266-84.

3.Garet Garrett, The People’s Pottage (Caldwell, Idaho: Caxton Printers, 1953), pp. 154-57.

4.Quoted in Garrett, The People’s Pottage, p. 154.

5.Marcus Raskin, “The Megadeath Intellectuals,” New York Review of Books, November 14, 1963, pp. 6-7. Also see Martin Nicolaus, “The Professor, the Policeman and the Peasant,” Viet-Report, June-July 1966, pp. 15-19; and Fred Kaplan, The Wizards of Armageddon (New York: Simon and Schuster, 1983). [6]Barnes, “‘Nineteen Eighty-Four’ Trends,” p. 176.

6.Barnes, “‘Nineteen Eighty-Four’ Trends,” p. 176.

7.U.S. News and World Report, December 26, 1983, pp. 86-87.

8.Irving Howe, ed., 1984 Revisited: Totalitarianism in Our Century (New York: Harper and Row, Perennial Library, 1983). There is a passing reference in Robert Nisbet’s essay and a few references in Luther Carpenter’s article on the reception given to Nineteen Eighty-Four by his students at a community college on Staten Island (pp. 180, 82).

9.Raymond Williams. George Orwell (New York: Columbia University Press, 1971), p. 76.

10.John Atkins, George Orwell (London: Caldor and Boyars, 1954), pp. 237-38.

11.Jeffrey Meyers, A Reader’s Guide to George Orwell (London: Thames and Hud­son, 1975), pp. 144-45. Also, “Far from being a picture of the totalitarianism or the future 1984 is, in countless details, a realistic picture of the totalitarianism of the present” (Richard J. Voorhees, The Paradox of George Orwell, Purdue Uni­versity Studies, 1961, pp. 85-87).

12.Bernard Crick, George Orwell: A Life (London: Seeker and Warburg, 1981), p. 393. Also see p. 397.

13.George Orwell, The Collected Essays, Journalism and Letters of George Orwell, ed. Sonia Orwell and Ian Angus, 4 vols. (New York: Harcourt Brace Jovanovich, 1968), 4:504 (hereafter cited as CEJL). Also see Crick, George Orwell, pp. 393-95.

14.George Orwell, “You and the Atom Bomb,” Tribune, October 19, 1945, re­printed in CEJL, 4:8-10.

15.George Orwell, “As I Please,” Tribune, December 13, 1946, reprinted in CEJL, 4:255.

16.George Orwell, “Burnham’s View of the Contemporary World Struggle,” New Leader (New York), March 29, 1947, reprinted in CEJL, 4:325.

17.George Orwell. “Toward European Unity,” Partisan Review July-August 1947, reprinted in CEJL, 4:370-75.

Jean-Claude Michéa: Between Capital & Archaic Socialism

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Jean-Claude Michéa: Between Capital & Archaic Socialism

 

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michea-64655164-407e2.jpgJean-Claude Michéa
Notre Ennemi, le Capital
Paris: Climats, 2016

Following the election of Donald Trump as the forty-fifth President of the United States, there was a flood of YouTube clips of Clinton supporters, mostly female, throwing tantrums of biblical proportions (the reader will know the sort of thing: he rent his garments and covered himself with sackcloth, etc.) which afforded this writer both amusement and bewilderment. The tearful outbursts of grief were without insight or intelligence of any kind, with one exception.

The exception was a young lady who, after assuring her viewers that she had “stopped crying about it,” turned her wrath on Hillary Clinton. Hillary, it seemed, had enabled “a fascist” to become President, and thereafter unfolded an attack on Clinton from one of the disappointed YouTube amazons, the first of its kind which indicated that a functioning human mind was at work. “We told you,” the lady wailed, “we warned you” (who she meant by “we” was unclear – Bernie supporters, perhaps?) “but you would not listen. We told you: don’t ignore the working man. Don’t ignore the rust belt . . . Hillary Clinton, we overlooked a lot, we overlooked the corruption, we overlooked your links to Goldman Sachs. We warned you. Hilary Clinton, oh, we kept warning you and you wouldn’t listen. You were so sure, so damn arrogant. I’m through with you. You ignored the working man. You ignored the rust belt. Now we’ve got this and it’s your fault! It’s your fault!” Amidst the wailing and petulance, this Clinton voter had made a telling point. Donald Trump won because he had not ignored the rust belt, and his opponent had.

The two seismic upsets of 2016, Brexit and the election of Donald Trump, confounding both polls and media expectations, would not have come about without the common man, the rust belt, the blue-collar worker, Joe Sixpack, slipping harness and voting with “the Right.” Those who had faithfully and reliably followed the Democrat/Labour parties through one election after another, as their parents had done, and in many cases their parents’ parents, voted in opposition to the way the urban professional class voted. These events highlighted the distance between the wealthy liberal elites deciding what constituted progressive and liberal politics, and the political priorities of the indigenous low-paid classes.

The gulf between wealthy urban liberals and an ignored, socially conservative working class is the focus of a new and impassioned political essay by the French sociologist Jean-Claude Michéa called Notre Ennemi, le Capital (Our Enemy: Capital). Jean-Claude Michéa is a socialist, but his analysis of recent events is far from that of the establishment Left-wing’s alarm at the “worrying rise of populism.” His critique of the Left – he does not call himself a Left-winger and indeed makes a critical distinction between Left-wing and socialist – is the hardest a socialist could make, namely that it has abandoned a realistic or meaningful critique of capitalism. “The modern Left,” Michéa claims, “has abandoned any kind of coherent critique of capital.”

The title of Michéa’s book might arguably be Our Enemy: Liberalism, since it is against the liberalism of the affluent that his ire is directed. The word liberal has slightly different connotations in France and the Anglophone world. In France, liberalism is primarily the ideology of faith in free markets with minimal state interference, “those who lose deserve to lose, those who win deserve to win”; and secondly, the expression of an ideology of individual freedom from social constraint. Michéa distinguishes two radically different trends at the heart of socialist/emancipatory movements in history. “In fact, socialism and the Left draw on, and have done from their very beginnings, two logically distinct narratives which only in part overlap.” (p. 47) Put simply, one is the doctrine which seeks the emancipation of the working class, that is to say, the de-alienation of all who work in society, a society organized from the bottom up and based in the organic community, while the other is the Left-wing notion of progress, the ongoing struggle to free individuals from social restraint or responsibility, for minority rights and abstract issues in the name of progress, a demand from the top down. This latter kind of progressive politics, according to Michéa, is not only not opposed to global capitalism, it undermines the very kind of social solidarity which should be expected to oppose global capitalist growth.

Michéa understands the liberal element of parties of progress as being fundamentally anti-democratic, echoing here the distinction made by the French thinker, Alain de Benoist, between democracy and liberalism. Liberalism, obsessed with minorities and what another socialist, George Galloway, famously mocked as “liberal hothouse” issues, is not in principle opposed to the centralization of economic power at all, according to Michéa. Quite the contrary. It is, however, opposed to democracy, that is to say to any entitlement giving a role in the allocation of power to the majority of the people and of any entitlement to a nation to decide its own destiny. In short, liberalism extends economic sovereignty at the expense of political sovereignty.

Michéa’s argument is given credence by the actions of the leaders of the European Union, who are as enthusiastic about deregulating trade as they are unenthusiastic about allowing popular democratic decisions to be made about trade. Liberalism, according to Michéa, is a belief system operating in the cause of capital which supports a minority to oppress a majority. He notes that the very authoritarian and viscerally anti-socialist General Pinochet in Chile pursued an extremely liberal economic policy based on the free market ideas of Friedrich Hayek, who did not much care about democratic liberties so long as rulers got the economy right and followed the economic precepts of Milton Friedman, whose pupils were advisers to the government. Michéa quotes Jean-Claude Juncker (from Le Figaro, January 29, 2015) as stating that “there could be no democratic choice against the European treaties.”

The stream of venom from the rich kids of Britain which erupted, and has not ceased, since June 23, 2016 (the day the EU referendum result was announced) is another casebook example of the liberal loathing of democracy. Liberal outrage is directed at the very notion that major political or economic decisions should be made by a majority of the people, instead of by a minority of wealthy experts, in the first place. A piece that is exemplary in its anti-democratic virulence was penned by the author Julian Barnes and published in the London Review of Books (“People Will Hate Us Again [4]“) in the aftermath of the referendum result in which he described how he and his affluent London dinner-party friends discussed whom they despised most among those who were responsible for the result. (Nearly all remainers were against having a referendum at all.) Barnes’ choice alighted on Nigel Farage. Here is a taste of Julian Barnes:

Farage . . . had been poisoning the well for years, with his fake man-in-pub chaff, his white paranoia and low-to-mid-level racism (isn’t it hard to hear English spoken on a train nowadays?). But of course Nigel can’t really be a racist, can he, because he’s got a German wife? (Except that she’s now chucked him out for the Usual Reasons.) Without Farage’s covert and overt endorsement, the smothered bonfire of xenophobia would not have burst into open flame on 23 June.

flparr2176.jpgHere is what can be understood as a socialist (in Michéa’s sense of the word) comment by the Filipino writer Karlo Mikhail, discussing Barnes’ novel Flaubert’s Parrot on his blog [5]:

That novels like this have sprouted everywhere like mushrooms in recent decades is expressive of a particular socio-political condition. The persistence of a world capitalist system that prioritizes individual profit over collective need goes side by side with the elevation of a hedonistic bourgeois writer to the pedestal as the bearer of individual creativity and artistic beauty.

Interestingly, Jean-Claude Michéa picks out the very same French writer, Gustave Flaubert, as an example of an early liberal’s obsession with minorities (in Flaubert’s case, with gypsies) – a love of minority rights accompanied by disdain for collective identities and aspirations as well as the working classes. Then and now, the liberal does not greatly care for your average Joe, at least not if Joe’s face is white. As Aymeric Patricot wrote in Les Petits Blancs (Little Whites), “They are too poor to interest the Right and too white to interest the Left.”

Michéa appeals to the notion highlighted by George Orwell (whom he greatly admires) of common decency, morality, and social responsibility. But liberalism, notes Michéa, has become the philosophy of skepticism and generalized deconstruction. There is all the difference in the world between a socialism of ordinary folk and a socialism of intellectuals, the latter being nothing more than a championing of causes by a deconstructivist elite. Liberalism is the philosophy of “indifferentiation anchored in the movement of the uniformity of the market” (p. 133). It is a central thesis of the book that liberalism creates individuation in human societies so that the individual is increasingly isolated and social cohesion declines, while paradoxically and running parallel to this development, the economic structures of the world become increasingly uniform, dominated by the power of capital and concentrated in the hands of an increasingly wealthy few.

Michéa stresses that liberalism then becomes obsessed by phobias. A “phobia,” once coined by the National Socialists in occupied Europe to describe the members of the French and Serb resistance movements, he notes wryly, has been recently reappropriated, presumably unknowingly, by opponents of Brexit to describe Brexiters, namely: “europhobe.” Michéa gives a sad but well-known example of the stultifying effects of the “phobia” label: the Rotherham scandal, which erupted in 2014 after the publication of the Jay Report. The report revealed that, from 1997 to 2013, over a thousand girls between ages 11 and 16 had been kidnapped or inveigled by Pakistani gangs to go with them, who were then abused, drugged, plied with alcohol, raped, and in some cases even tortured and forced into prostitution. The town council did nothing about it for over a decade, in spite of being informed about the situation, out of fear of being found guilty of one of the liberal phobias (in this case, “Islamophobia”). For Michéa, this is an example of “common decency” being sacrificed to a liberal prejudice. The protection of the young was seen as less important than risking the allegation of “Islamophobia.” Michéa then quotes Jean-Louis Harouel: the rights of man took precedence over the rights of people.

It is the often-concealed reality of the power of capital which constitutes the fraud of liberal progressive politics, for liberalism as an ideology is increasingly understood as an ideology of the well-to-do. The notion of social justice has shifted from the belief in fair pay and fair opportunities towards hothouse issues which serve to undermine social solidarity. So it is that feminists at the BBC are more concerned about equality of pay between high-earning male and female media executives than a fairer deal for the poor, whether male or female, in society as a whole. This feminist focus on highly-paid women was also evident in Hillary Clinton’s campaign. The Democratic Party seemed more concerned that women in top jobs should receive the same pay as men in comparable jobs than in wishing in any way to close the gap between America’s wealthy and poor. For poor Democrat families living on $1,500 a month, the “glass ceiling’” debate and the “solidarity of sisters” must have seemed very remote from their daily concerns.

For Michéa, all this is no coincidence, since progressive politics, as he sees it, has become a contributory force to the intensification of the power of capital and a vehicle of social disintegration, serving to reinforce the ever-greater concentration of capital in the hands of the few. All prejudices are combated except one: the prejudice of fiscal power. That is to say, nobody should face any barrier other than the barrier of money; and nobody should be excluded from any club, from buying any house, from doing anything he or she wants to do, so long as they have the financial means to do it. If they do not have the financial means to join the club, then their entitlement is withdrawn. Money is everything.

michgau.jpgMichéa, like Marx, believes that development by internationalist capitalism acts as a centrifuge to separate the two extremes of those who possess capital from those who do not. Modern society offers increasingly fewer loyalties other than loyalty to the principle of individual competition in a free market. This is why all group adhesion and group loyalty, whether ethnic or geographic or of social class, is undermined or openly attacked by the proponents of progress. In the tradition of socialist conservatives going back to George Orwell, Michéa sees the simplification of language, the dumbing-down of society, and the failure of modern education as part of a pattern.

An example of this centrifugal tendency as practiced by the European Union is the new guidelines issued by the Central European Bank to national banks, which state that mortgage loans should only be granted to those who can prove that they will be able to service the debt in its entirety within the span of their working life. This astonishing provision, which has received little publicity, is purportedly a measure to prevent a repetition of the American mortgage crisis of 2008, but if Michéa is correct, it is more likely a measure aimed at depriving the working and middle classes of the opportunity to become property owners. It will effectively accelerate the widely-noted tendency in Europe to reduce the power of the middle class, which is being driven upwards or downwards towards the minority of haves or the majority of have-nots. It used to be a Marxist axiom that the middle classes would turn to fascism if deprived of their livelihoods by capitalism, as an alternative to joining the ranks of the dispossessed. Michéa does not directly reiterate this Marxist analysis but he certainly implies it; he has obviously read Marx, and if he is not a Marxist (he leans more toward the writings of Pierre-Joseph Proudhon, the anarchist/socialist critic of Marx), he certainly owes a debt to the social-psychological analyses of the author of Das Kapital.

The capitalist system, to which even the Right-wing critiques of immigration are wed, necessarily strives towards growth, profit, greater efficiency, and expanding markets. All this means an ever-increasing globalization of business. There is an underlying contradiction between on the one hand an appeal to a conservative electorate fearful of job losses and distrustful of immigration, and a pursuit of growth and free trade to maximize profits on the other. Michéa identifies, rightly I believe, mass immigration as a phenomenon backed by the capitalist ruling order to ensure that full employment is never achieved, for the fear of unemployment is the best way to keep wages down. In this respect, pro-immigration anti-fascists act as security guards for high finance, terrorizing any opposition to cheap labor immigration. The contradiction between an appeal to job security and internationalization of capital and free financial markets underlies the promise to impose trade barriers and build walls while at the same time vigorously pursuing and furthering the cause of global trade and financial interdependence.

The liberalization and privatization which became fashionable in the 1980s was a response by the state to the collapse of Soviet Communism and a reaction against Keynesian solutions to stagnation and economic inertia. Michéa favors neither big government of the traditional socialist kind nor a free-market system caught, as he sees it, in a contradiction between a conservative wish to halt the free flow of individuals and its encouragement of the free flow of finance. Instead, Michéa argues for a third kind of social and economic order, one which eschews the centralization and economic top-down principles of Fordism and Leninism on the one hand and the liberal atomization of society as envisaged by progressives on the other. For Michéa, both are alienating and both destroy human communities in service to growth and the concentration of power in a political and economic center. Such centralist notions of ordering society are characterized even in post-war architecture: Michéa cites here the example of the ill-famed Pruitt-Igoe apartment complex [6], demolished in 1976, which was a monument to collectivist folly and liberal “good intentions,” and which can be summed up in the expression of all experts, in this case architectural and engineering experts: “Trust us, we know what’s best for you.”

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All abstract revolutionary doctrine, whether economic or political, warns Michéa, sacrifices the people to its power-seeking goals, whether Taylorist (revolutionizing the means of production to maximum efficiency) or Leninist (revolutionizing the control of the means of production to the point of absolute central control). Michéa finishes with a dire warning that what he calls “Silicon Valley liberalism” is the new face of an old ideology whose ideals are growth and progress in a world which cannot bear much more of either, and whose victims are the great mass of human beings, whose natural ethnic, geographical, and social attachments are being destroyed by humanity’s great enemy, capital. This is what Michéa has to say about the condescending pose of modern advanced and affluent liberal thinkers:

For a growing number of people of modest means, whose daily life is hell, the words “Left-wing” mean, if they mean anything at all, at best a defense of public sector workers (which they realize is a protected corral, albeit they may have an idealized view of public employees’ working conditions), and at worst, “Left-wing” means to them the self-justification of journalists, intellectuals, and show-business stars whose imperturbable and permanently patronizing tone has become literally intolerable. (p. 300) (Emphasis Michéa’s)

So now we are back where I started. Clinton ignored the rust belt and Donald Trump won the election. But now Donald Trump seems to be more interested in what he is most skilled at: accumulating capital. Brexit spokesmen seem to be more concerned with proving that Britain’s exit from the EU will open the way for more international trade than stressing that it provides the nation with the ability to close its borders and create a fairer society.

The liberal global model is one model of society, proposed to us today by the champions of globalism and growth; the society where, as John Rawls approvingly put it, individuals can exist side by side with each other while being mutually indifferent. Michéa asks, what is the second element within socialism, distinct from liberal notions of progress and growth, that is a model of society which is socialist but not global, not top-down? It is the socialism of the living indigenous community, of those who, as he puts it, “feel solidarity from the very beginning,” and socialism will be the rebirth, in superior form, of an archaic social type. The choice, in other words, is between a true community of kindred spirits and the barbarism of global centralized power, whose aim is to reduce human society to a mass of hapless individuals easily divided and oppressed.

Article printed from Counter-Currents Publishing: https://www.counter-currents.com

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[4] People Will Hate Us Again: https://www.lrb.co.uk/v39/n08/julian-barnes/diary

[5] discussing Barnes’ novel Flaubert’s Parrot on his blog: https://karlomongaya.wordpress.com/2013/09/07/an-undelightful-novel-on-a-hedonist-novelist/

[6] Pruitt-Igoe apartment complex: https://en.wikipedia.org/wiki/Pruitt%E2%80%93Igoe

jeudi, 05 octobre 2017

Aristote en politique: bien commun, cité heureuse et autarcie

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Pierre Le Vigan:

Aristote en politique: bien commun, cité heureuse et autarcie

      Les leçons d’Aristote, philosophe moral et politique (laissons de côté ici l3e naturaliste) ne sont pas caduques. Elles doivent bien entendu être lues et comprises dans leur contexte. Mais leurs principes restent en bonne part actuels. Rappels d’une doctrine.

      La notion de cité est déterminante dans la philosophie politique d’Aristote. Quelle forme prend cette détermination ?  Pour Aristote l’appartenance à la cité précède et en même temps influe de manière décisive sur la définition de sa philosophie politique, c’est-à-dire du bien en politique. En d’autres termes, l’hypothèse préalable d’Aristote à l’élaboration même de sa pensée politique, c’est que l’existence d’un monde commun, un monde qui s’incarne dans la cité,  précède la définition du bien commun et le conditionne. Pour comprendre ce cheminement, nous verrons d’abord ce que veut dire « la cité » pour Aristote (I). Nous examinerons quelle conception il en a.  Nous verrons ensuite (II) comment la pensée politique d’Aristote prend place dans son analyse de la pratique (praxis).

     La philosophie pratique est pour Aristote la « philosophie des choses humaines ». C’est donc la philosophie de la politique. La pensée aristotélicienne suppose un monde commun, la notion de cité et d’appartenance à la cité. Politikon vient de polis. L’étymologie de politique renvoie à la cité. La pensée d’Aristote n’est jamais une pensée hors sol. Elle part de la cité pour chercher le bien de la cité.

Une communauté d’hommes libres

     I - La cité (en grec polis) est un Etat avant d’être une ville. Mais c’est aussi une communauté d’hommes libres avant d’être un Etat. C’est une communauté de citoyens libres qui partagent la même histoire, les mêmes héros, les mêmes dieux, les mêmes rites et les mêmes lois. Fustel de Coulanges a souligné l’importance de la religion dans la fondation des cités (La cité antique, 1864). Ainsi, chaque cité grecque a un panthéon différent. La cité en tant que polis n’est pas d’abord une donnée spatiale. Mais il se trouve que (a fortiori dans un paysage accidenté comme celui de la Grèce, ou de la Grande Grèce [Sicile]), la cité correspond aussi à un lieu déterminé, à une géographie particulière. Cette communauté de citoyens dans un lieu particulier, c’est une communauté politique souveraine au côté d’autres communautés politiques, rivales, alliées ou ennemis.

AR-L-1.jpg   « Il est donc manifeste que la cité n'est pas une communauté de lieu, établie en vue de s'éviter les injustices mutuelles et de permettre les échanges. Certes, ce sont là des conditions qu'il faut nécessairement réaliser si l'on veut qu'une cité existe, mais quand elles sont toutes réalisées, cela ne fait pas une cité, car [une cité] est la communauté de la vie heureuse, c'est-à-dire dont la fin est une vie parfaite et autarcique pour les familles et les lignages » (Politiques, III, 9, 6-15).  

     Dans Politiques (nous nous référerons à la traduction de Pierre Pellegrin, Garnier Flammarion, 1990), Aristote s’attache à déterminer quels doivent être les rapports des hommes entre eux. C’est là le cœur de la politique. Cela ne concerne que les hommes qui vivent dans un cadre politique, c’est-à-dire dans une cité. Les Barbares sont donc exclus et, à l’intérieur même de la cité, les esclaves et les femmes. Les Barbares sont certes, tout comme les esclaves et les femmes, des êtres rationnels, mais ce ne sont pas des êtres politiques.

     Que sont les êtres politiques au sens grec ? Si l’homme possède le langage, et pas seulement la voix, c’est qu’il est destiné à vivre en société. Par le langage, l’homme peut se livrer au discours et à la délibération. Aristote explique cela ainsi : «  § 10. […] la parole est faite pour exprimer le bien et le mal, et, par suite aussi, le juste et l'injuste ; et l'homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l'injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s'associant constituent précisément la famille et l'État. § 11. On ne peut douter que l'État ne soit naturellement au-dessus de la famille et de chaque individu ; car le tout l'emporte nécessairement sur la partie, puisque, le tout une fois détruit, il n'y a plus de parties, plus de pieds, plus de mains, si ce n'est par une pure analogie de mots, comme on dit une main de pierre ; car la main, séparée du corps, est tout aussi peu une main réelle. […] § 12. Ce qui prouve bien la nécessité naturelle de l'État et sa supériorité sur l'individu, c'est que, si on ne l'admet pas, l'individu peut alors se suffire à lui-même dans l'isolement du tout, ainsi que du reste des parties ; or, celui qui ne peut vivre en société, et dont l'indépendance n'a pas de besoins, celui-là ne saurait jamais être membre de l'État. C'est une brute ou un dieu.  » Or chacun comprendra que les brutes sont plus courantes que les dieux.

    Aristote poursuit : « § 13. La nature pousse donc instinctivement tous les hommes à l'association politique. Le premier qui l'institua rendit un immense service ; car, si l'homme, parvenu à toute sa perfection, est le premier des animaux, il en est bien aussi le dernier quand il vit sans lois et sans justice. […]. Sans la vertu, c'est l'être le plus pervers et le plus féroce ; il n'a que les emportements brutaux de l'amour et de la faim. La justice est une nécessité sociale ; car le droit est la règle de l'association politique, et la décision du juste est ce qui constitue le droit » (Politiques I, 1253a).

      Mais, comment vivre bien en société, c’est-à-dire en fonction du bien ? Comment faire ce qu’ordonne la vertu ? « Comment atteindre à ce noble degré de la vertu de faire tout ce qu’elle ordonne » (Politiques, IV, 1, 6).

     Comment s’incarne cette recherche de la vertu ? Aristote voyait pour la cité trois types de constitutions possibles : la monarchie, l’aristocratie, le gouvernement constitutionnel (politeia) ou république. Le premier type, la monarchie, est le gouvernement d’un seul, qui est censé veiller au bien commun. Le deuxième type, l’aristocratie est censée être le gouvernement des meilleurs. Le troisième type, le gouvernement constitutionnel, ou encore la république, est censé être le gouvernement de tous.

     Ces trois régimes ont leur pendant négatif, qui représente leur dévoiement. Il s’agit de la tyrannie, perversion de la monarchie, de l’oligarchie (gouvernement de quelques-uns) comme dévoiement de l’aristocratie, de la démocratie comme perversion du gouvernement constitutionnel (Politiques, III, 7, 1279a 25). « Aucune de ces formes ne vise l’avantage commun » conclut Aristote.

 AR-L-2.jpg   Notons que la démocratie est, pour Aristote, le gouvernement des plus pauvres, à la fois contre les riches et contre les classes moyennes. Le terme « démocratie » est ainsi pour Aristote quasiment synonyme de démagogie. (Cela peut choquer mais nos élites n’ont-elles pas la même démarche en assimilant toute expression des attentes du peuple en matière de sécurité et de stabilité culturelle à du « populisme », terme aussi diabolisateur que polysémique, comme l’a montré Vincent Coussedière dans Eloge du populisme et Le retour du peuple. An I ?) 

    Pour Aristote, la politique est un savoir pratique. Il s’agit de faire le bien. Dans la conception aristotélicienne de la cité, tout le monde est nécessaire mais tout le monde ne peut être citoyen. Seul peut être citoyen celui qui n’est pas trop pris par des tâches utiles. « Le trait éminemment distinctif du vrai citoyen, c’est la jouissance des fonctions de juge et de magistrat » (Politiques, II, 5, 1257a22). Le paysan et l’artisan ne peuvent être citoyens, pas plus que le commerçant.

      L’esclavage, qui n’était pourtant pas très ancien dans la Grèce antique, est justifié par Aristote. Il permet aux citoyens de s’élever au-dessus de certaines tâches matérielles. « Le maître doit autant que possible laisser à un intendant le soin de commander à ses esclaves, afin de pouvoir se livrer à la vie politique ou à la philosophie, seules activités vraiment dignes d'un citoyen » (Politiques, I, 2, 23). La vision qu’a Aristote de la société est incontestablement hiérarchique.  

     Toutefois, l’inégalitarisme d’Aristote n’empêche pas qu’il défende l’idée d’un minimum à vivre pour tous. « Aucun des citoyens ne doit manquer des moyens de subsistance » (Politiques, VII, 10, 1329a). Ce point de vue est logique car Aristote définit le but de la communauté comme « la vie heureuse » : « Une cité est la communauté des lignages et des villages menant la vie heureuse c’est-à-dire dont la fin est une vie parfaite et autarcique. Il faut donc poser que c'est en vue des belles actions qu'existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble ». (Politiques, III, 9, 6-15).

        Le bonheur de la cité et l’autarcie sont donc liés. L’autarcie est l’une des conditions du bonheur, et un signe du bonheur. Cela, qui est notre cité, est limité et cela est bien, justement parce que ce qui est bien tient dans des limites. Que nous disent les limites ? Que le bien a trouvé sa place. Qu’il est à sa place. Cette notion d’autosuffisance ou encore d’autarcie s’oppose à un trop grand pouvoir des commerçants, c’est-à-dire de la fonction marchande. C’est aussi une vision hiérarchique où sont respectées les diversités et les inégalités, car si toutes les diversités ne sont pas des inégalités, beaucoup le sont.

     La question de la taille de la cité n’est pas un détail dans la pensée d’Aristote. Elle fait partie du politique, comme le remarque Olivier Rey (dans Une question de taille, Stock, 2014). « Une cité première, note Aristote, est nécessairement celle qui est formée d’un nombre de gens qui est le nombre minimum pour atteindre l’autarcie en vue de la vie heureuse qui convient à la communauté politique [...]. Dès lors, il est évident que la meilleure limite pour une cité, c’est le nombre maximum de citoyens propre à assurer une vie autarcique et qu’on peut saisir d’un seul coup d’œil. » (Politiques, VII). En d’autres termes, dès que l’autarcie est possible, la cité doit cesser de grandir.

       Ni trop petite ni trop grande, telle doit donc être la cité. C’est le concept de médiété que l’on retrouve ici. La cité doit être comprise entre 10 et 100 000 habitants, précise Aristote (Ethique à Nicomaque, IX, 9, 1170 b 31). Il est évident que 10 est un chiffre que l’on ne doit pas prendre au premier degré. Aristote veut dire que la population de la cité doit au moins excéder une famille, qu’elle est toujours autre chose et plus qu’une famille. L’idée d’un maximum d’habitants est la plus importante à retenir. Etre citoyen n’est plus possible pour Aristote dans une cité trop grande, trop peuplée. Et il semble bien que le chiffre de 100 000 habitants soit l’ordre d’idée à retenir. (On notera que les circonscriptions françaises pour les députés étaient à l’origine de la IIIe République de 100 000 habitants. Un vestige des conceptions d’Aristote ?). En résumé, Aristote rejette le gigantisme.

     Rappelons ce qu’Aristote dit de la vertu majeure de médiété. « Ainsi donc, la vertu est une disposition à agir d'une façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme la déterminerait l'homme prudent. Mais c'est une médiété entre deux vices, l'un par excès et l'autre par défaut ; et c'est encore une médiété en ce que certains vices sont au-dessous, et d'autres au-dessus de "ce qu'il faut" dans le domaine des affections aussi bien que des actions, tandis que la vertu, elle, découvre et choisit la position moyenne. C'est pourquoi, dans l'ordre de la substance et de la définition exprimant la quiddité, la vertu est une médiété, tandis que dans l'ordre de l'excellence et du parfait, c'est un sommet » (Ethique à Nicomaque, II, 6, 1106b7-1107a8).      Disons-le autrement : la vertu est l’absence d’excès, ni excès de prudence qui serait alors timidité peureuse ni excès de témérité, qui serait hardiesse inconsciente, et cette façon de s’écarter des excès est une excellence. Pour la cité, le principe est le même : il s’agit de suivre une ligne de crête entre les excès que serait une trop petite et une trop grande taille. En tout état de cause, la question de la bonne taille est importante. Du reste, on ne peut remédier à une trop grande taille par la fermeture des frontières. Selon Aristote, il ne suffirait pas « d’entourer de remparts » tout le Péloponnèse pour en faire une cité (Politiques, III, 1, 1276a). Il faut éviter la démesure. Après, il est trop tard.

     C’est parce qu’elle est parfaitement adaptée à elle-même que la cité tend par nature à l’autarcie. Sa finitude est sa perfection. « Cette polis représente la forme la plus haute de la communauté humaine », note Hannah Arendt (La politique a-t-elle encore un sens ? L’Herne, 2007). Néanmoins, la coopération, l’association entre cités est possible. C’est l’isopolitéia, le principe d’une convention ou encore association entre cités dont l’un des aspects était souvent le transfert de populations pour rétablir les équilibres démographiques (cf. Raoul Lonis, La cité dans le monde grec, Nathan, 1994 et Armand Colin, 2016). Exemple : Tripoli veut dire « association de trois cités ».

*

     II – Comment la politique s’inserre-t-elle dans ce qu’Aristote appelle praxis ? Et quelles conséquences peut-on en tirer sur la cité ?

    Praxis, technique et production

   AR-L-3.jpgDans la philosophie d’Aristote, on rencontre plusieurs domaines : la theoria (la spéculation intellectuelle, ou  contemplation), l’épistémé (le savoir), la praxis (la pratique) et la poiesis (la production, qui est précisément la production ou la création des œuvres). Nous avons donc quatre domaines.   La theoria c’est, à la fois, ce que nous voyons et ce que nous sommes. L’epistémé, c’est ce que nous pouvons connaitre. La poiesis, c’est ce que nous faisons. La praxis, c’est comment nous le faisons.

      Praxis et poiesis sont proches sans se confondre. La production (poiesis) est inclue dans la pratique (praxis). C’est parce que nous travaillons de telle façon que nous produisons tel type de choses. Mais tout en étant inclue, elle s’y oppose. En effet, la pratique trouve sa fin en elle-même, elle n’a pas besoin de se justifier par une production, par un objet produit, une œuvre produite. La pratique est liée à notre être propre.

    Pour le dire autrement, la production est une action, mais toute action n’est pas une production. Certaines pratiques ne sont pas des productions. Elles n’ont pas pour objet une œuvre comme produit. Un exemple est celui de la danse.

    Une production a par contre sa fin à l’extérieur d’elle-même : travailler pour construire une chaise, ou un attelage de chevaux, par exemple. En outre, ce qui relève de la production mobilise aussi la techné, l’art des techniques. Avec la poiesis, il s’agit de produire quelque chose d’extérieur à soi, ou d’obtenir un résultat extérieur à soi (par exemple, réaliser un bon chiffre d’affaire pour un commerçant). Par opposition à cela, la pratique ou praxis possède en elle-même sa propre fin. Elle est en ce sens supérieure à la production. Ainsi, bien se conduire, qui est une forme de praxis, est une activité immanente à soi.    

         L’enjeu de la praxis est toujours supérieur à celui de la poiesis. Le but ultime de la praxis, c’est le perfectionnement de soi. Ce qui trouve en soi sa propre fin est supérieur à ce qui trouve sa fin à l’extérieur de soi.

     Or, qu’est-ce qui relève de l’action hors la production ? Qu’est-ce qui relève de la praxis ? C’est notamment l’éthique et la politique. Les deux sont indissociables. Ce sont des domaines de la pratique. Là, il s’agit moins de chercher l’essence de la vertu que de savoir comment pratiquer la vertu pour produire le bien commun.  « L’Etat le plus parfait est évidemment celui où chaque citoyen, quel qu’il soit, peut, grâce aux lois, pratiquer le mieux la vertu, et s’assurer le plus de bonheur. » (Politiques, IV, 2, 1324b). L’ordre social et politique optimum est celui qui permet la pratique de la vertu, qui travaille ainsi à atteindre le bien commun. C’est ce qui permet le bonheur des hommes dans la cité.

       Si la vertu politique ne se confond pas avec la philosophie, les deux se nourrissent réciproquement. En recherchant la sagesse, l’homme arrive à la vertu, qui concerne aussi bien l’individu que l’Etat et est nécessaire dans les deux cas. En effet, la politique est « la plus haute de toutes les sciences » (Politiques, III, 7).

      Comment pratiquer la vertu ? Est-ce une question de régime politique ? Qu’il s’agisse de monarchie, d’aristocratie ou de république (régime des citoyens), tous ces régimes peuvent être bons selon Aristote selon qu’ils modèrent les désirs extrêmes et sont animés par la vertu. La politique a des conditions en matière de morale et en matière d’éducation. Dans le même temps, il n’y a pas de morale (ou d’éthique) ni d’éducation qui n’ait de conséquences politiques. Les deux se tiennent. (Platon, ici d’accord avec Aristote, avait souligné que la politique était avant tout affaire d’éducation, d’expérience et de perfectionnement de soi).

       En tout état de cause, le collectif, le commun doit primer sur l’individuel. En matière d’éducation, c’est l’Etat qui doit enseigner ce qui est commun, la famille assurant l’éducation dans le domaine privé. « C’est une grave erreur de croire que chaque citoyen est maitre de lui-même ; chacun appartient à l’Etat. » (Politiques, V, 1, 2) (Mais l’Etat n’est pas un lointain, c’est un proche car nous avons vu que les cités avec des populations de grande taille sont proscrites).

     La philosophie d’Aristote n’est pas égalitariste, avons-nous déjà noté : chacun a sa place et sa fonction. Pierre Pellegrin résume cela en expliquant que pour Aristote « chacun doit recevoir proportionnellement à son excellence ». Aristote ne pense pas que les hommes soient tous les mêmes même si « tous les hommes pensent que la vie heureuse est une vie agréable » (Ethique à Nicomaque, 1153b15), et que le bonheur est ce « qui est conforme à la vertu la plus parfaite, c'est-à-dire celle de la partie de l'homme la plus haute » (Ethique à N., X, 7).    

         La justice, c’est que chacun fasse ce qu’il doit faire en allant vers la perfection dans sa fonction.  Le bien suprême, le bonheur (eudaimonia) des  hommes consiste dans la pleine réalisation de ce qu’ils sont dans la société. Il y a chez Aristote un lien permanent entre justice et politique d’une part, morale et éducation d’autre part. Ce lien consiste à faire prévaloir en nous la partie rationnelle de notre âme sur la partie irrationnelle.

            Les idées d’Aristote sont toutes conçues par rapport à la cité. C’est à la fois leur limite et leur force. Aristote suppose un préalable à toute pensée politique. C’est l’existence d’un monde commun, une cité commune, un peuple commun. Le bien commun, c’est la justice, et la condition de la justice, c’est l’amitié (philia).  « La justice ira croissant avec l’amitié » (Ethique à Nicomaque, VII, 11).

  AR-L-4.jpg      L’amitié n’est pas le partage des subjectivités comme dans le monde moderne, c’est autre chose, c’est l’en-commun de la vertu. « La parfaite amitié est celle des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu. » (Ethique à Nicomaque, VIII, 4, 1156 b, trad. Jules Tricot). Hannah Arendt a bien vu cela. Elle rappelle que l’amitié n’est pas l’intimité mais un discours en commun, un « parler ensemble » (Vies politiques, 1955, Gallimard, 1974). « Pour les Grecs, l’essence de l’amitié consistait dans le discours », écrit Hannah Arendt. Le monde commun créé par le partage de l’amitié implique un sens commun du monde et des choses, comme l’avait vu aussi Jan Patocka (Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Verdier, 1981). L’amitié  contribue à la solidité de la cité. « Toute association est une parcelle de la cité » (« comme des parcelles de l’association entre des concitoyens »).  Le principe de l’amitié n’est pas véritablement différent de celui de la politique. Il implique la justice et la vérité. « Chercher comment il faut se conduire avec un ami, c'est chercher une certaine justice, car en général la justice entière est en rapport avec un être ami » (Ethique à Eudème, VII, 10, 1242 a 20).

       La politique est donc affaire de contexte – ce qui est une autre façon de parler de monde commun : « il ne faut pas seulement examiner la meilleure organisation politique, mais aussi celle qui est possible » (Politiques, IV, 1, 1288b).

      Pour Aristote, l’homme n’entre jamais en politique en tant qu’homme isolé. Il porte toujours un monde, qui est celui des siens, celui de  sa cité. Après avoir expliqué que la cité vise naturellement l’autarcie, c’est à dire le fait de se suffire à soi, Aristote explique : « Il est manifeste […] que la cité fait partie des choses naturelles et que l’homme est un animal politique  et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : ’’sans lignage, sans foi, sans foyer’’ (...). Il est évident que l'homme est un animal politique plus que n'importe quelle abeille et que n'importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; et seul parmi les animaux l'homme a un langage » (Politiques, I, 2, 1252a).

    La cité d’Aristote n’existe pas que pour satisfaire les besoins. En visant la vie heureuse, qui est un objectif collectif même s’il concerne chacun, elle condamne l’individualisme et met au premier plan l’amitié. Celle-ci n’est pas une affaire privée mais une affaire publique. La vie heureuse est l’affaire de tous et c’est un projet pour tous. Elle est ce qui anime une cité dans laquelle règne la justice.  « Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or, avoir de telles notions en commun, c'est ce qui fait une famille et une cité. » (Politiques, I, 2, 1253a8). L’individu seul pourrait ne viser que son plaisir. La cité le pousse à dépasser sa subjectivité pour se hisser vers la recherche du bien commun.

Pierre Le Vigan.

Pierre Le Vigan est écrivain. https://www.amazon.fr/-/e/B004MZJR1M

Son dernier livre est Métamorphoses de la ville. Disponible en Format numérique ou broché

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dimanche, 01 octobre 2017

Patrick Marcolini: La société du spectacle

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Patrick Marcolini: La société du spectacle

La société du spectacle.
Avec Patrick Marcolini à la Bibliothèque nationale de France.
 
Le concept de "société du spectacle" est le plus souvent mal compris et ne rend pas justice de la puissance de l'analyse développée au sein du mouvement situationniste en général, et par Guy Debord en particulier.
 
C'est bien l'analyse du spectacle comme modalité de l'aliénation qui est originellement visée, et la dénonciation d'un rapport social où l'identification psychologique des masses s'accorde aux représentations de la vie qui leur sont données à voir.
 
La conséquence n'étant autre que leur maintient dans un état de passivité quant à leur vie réelle.
 
Avec Patrick Marcolini, retour sur la genèse de ce concept qui trouve ses racines dans la critique que Bertolt Brecht fait du théâtre.
 

vendredi, 29 septembre 2017

Thor v. Waldstein – Macht und Öffentlichkeit

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Thor v. Waldstein – Macht und Öffentlichkeit

Vom 15. bis 17. September 2017 fand in Schnellroda die 18. Sommerakademie des Instituts für Staatspolitik statt. Thema war, passend zur unmittelbar bevorstehenden Bundestagswahl am 24. September, die »Parteienherrschaft«. Rechtsanwalt und Autor Dr. Dr. Thor v. Waldstein sprach über die Frage nach dem Verhältnis zwischen »Macht und Öffentlichkeit«. Beachten Sie auch Thor v. Waldsteins thematisch ergänzenden Vortrag über »Metapolitik und Parteipolitik«!
 
Hier entlang zum Mitschnitt: https://www.youtube.com/watch?v=iQSIT...
 
Weitere Informationen im Netz unter: http://staatspolitik.de
 

Georges Sorel et la montée de la médiocrité moderne

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Georges Sorel et la montée de la médiocrité moderne

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org

Rien de tel qu’un bon classique pour nous consoler de vivre en l’an 2017 ! Dans Les illusions du progrès, publiées à la fin du dix-neuvième siècle, (archive.org) Georges Sorel décrit des temps qui traînassaient déjà. Florilège :

« Depuis que la démocratie se croit assurée d’un long avenir et que les partis conservateurs sont découragés, elle n’éprouve plus le même besoin qu’autrefois de justifier son droit au pouvoir par la philosophie de l’histoire. »

Politique ? Finance ? : « Le spectacle écœurant donné au monde par les écumeurs de la finance et de la politique explique le succès qu’obtinrent assez longtemps les écrivains anarchistes. »

La déception de la démocratie parlementaire fut rapide. Bakounine observait qu’elle n’avait mis que cinq ans à anéantir l’Italie (Bakounine (Œuvres, 1911, Tome V).

Religion délavée ? Pape François ? :

« Un clergé, plus ou moins incrédule, qui travaille de concert avec les administrations publiques, pour améliorer le sort des hommes ; voilà ce dont se contente fort bien la médiocrité. »

Mais la source du sublime se tarit : « Les personnes religieuses vivent d’une ombre. Nous vivons de l’ombre d’une ombre. De quoi vivra-t-on après nous ? »

Sorel remarque chez les scientifiques un développement de tartuferie religieuse qui a depuis gagné tous les croyants pépères :

« Nous assistons à un spectacle qui paraît, au premier abord, paradoxal : des savants qui ont rejeté tout ce que l’Église considère comme formant le dépôt de la foi, prétendent cependant demeurer dans l’Église. »

L’Église est déjà une ONG chargée du contrôle social et de la moralisation publique :

« Aujourd’hui les catholiques sociaux voudraient que le clergé organisât des associations à la fois éducatives et économiques, propres à amener toutes les classes à comprendre leurs devoirs sociaux. L’ordre que les audaces du capitalisme troublent gravement, suivant leur petit jugement, arriverait à se rétablir.

En définitive, toute cette religion sociale manquait de valeur religieuse ; les catholiques sociaux songent à faire rétrograder le christianisme vers cette médiocrité. »

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Comme Huysmans, Sorel souligne la nullité de l’art chrétien (appétit de laideur, dit Huysmans). Reconnaissez-la, dessillez-vous enfin comme ces grands esprits :

« L’extrême bassesse de l’esthétique catholique actuelle gênera beaucoup toute tentative de renaissance religieuse. »

Sur la démocratie encore Sorel ajoute :

 « Il suffit de regarder autour de nous pour reconnaître que la démocratie est une école de servilité, de délation et de démoralisation.

Nous sommes descendus aux boniments électoraux, qui permettent aux démagogues de diriger souverainement leur armée et de s’assurer une vie heureuse ; parfois d’honnêtes républicains cherchent à dissimuler l’horreur de cette politique sous des apparences philosophiques, mais le voile est toujours facile à déchirer. »

La ploutocratie est plus dangereuse que l’aristocratie. Et pour cause :

« L’expérience paraît montrer que les abus de pouvoir commis au profit d’une aristocratie héréditaire sont, en général, moins dangereux pour le sentiment juridique d’un peuple que ne sont les abus provoqués par un régime ploutocratique ; il est absolument certain que rien n’est aussi propre à ruiner le respect du droit que le spectacle de méfaits commis, avec la complicité des tribunaux, par des aventuriers devenus assez riches pour pouvoir acheter les hommes d’État. »

La richesse est boursière, artificielle, déjà détachée de l’économie réelle. Sorel constate avant Gramsci et l’indice US à 22 000 :

« Dans la formation des grosses fortunes actuelles, les spéculations à la Bourse ont joué un rôle bien autrement considérable que les heureuses innovations introduites dans la production par d’habiles chefs d’industrie. Ainsi la richesse tend de plus en plus à apparaître comme étant détachée de l’économie de la production progressive et elle perd ainsi tout contact avec les principes du droit civil. »

Sorel établit alors une psychologie de la médiocrité moderne (pas besoin de Juppé ou de Lady Gaga) :

« Or, au fur et à mesure que nous avons considéré des régions dans lesquelles notre intelligence se manifeste plus librement, nous avons reconnu que la médiocrité exerce son empire d’une manière plus complète.

Ce que dans cette étude on a appelé du nom péjoratif de médiocrité, est ce que les écrivains politiques nomment démocratie ; il est donc démontré que l’histoire réclame l’introduction de la démocratie. »

À l’époque les râleurs ne sont plus les socialistes, récupérés par le système parlementaire, mais les anarchistes :

« Cette apologie de la démocratie n’est pas sans offrir des dangers sérieux ; elle a conduit à l’anarchie beaucoup de jeunes gens, il y a une vingtaine d’années… il a montré que les esprits étaient, en France, désireux de trouver de la grandeur ; il ne faut pas s’étonner si de nombreux anarchistes se jetèrent dans le syndicalisme révolutionnaire qui leur parut propre à réaliser de la grandeur. »

Et de terminer par un petit reproche à Karl Marx :

« La grande erreur de Marx a été de ne pas se rendre compte du pouvoir énorme qui appartient à la médiocrité dans l’histoire ; il ne s’est pas douté que le sentiment socialiste (tel qu’il le concevait) est extrêmement artificiel ; aujourd’hui, nous assistons à une crise qui menace de ruiner tous les mouvements qui ont pu être rattachés idéologiquement au marxisme. »

Souriez, ce n’est pas terminé !

vendredi, 22 septembre 2017

La culture protestante est-elle dominante en France?

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La culture protestante est-elle dominante en France?

Entretien avec Régis Debray et Olivier Abel

Ex: https://www.reforme.net

Les philosophes Régis Debray et Olivier Abel débattent de la synchronisation de la mondialisation avec la culture protestante américaine.

Pour quelles raisons estimez-vous que la culture protestante est aujourd’hui dominante en France ?

Régis Debray : Parce que le nouvel état des lieux qui règne dans notre pays, marqué par l’individualisme, c’est-à-dire la « désintermédiation », le contournement des institutions par l’accès à l’information, rencontre le rapport direct entretenu par les protestants avec la divinité.

Par ailleurs, la culture de l’émotion s’accorde assez bien avec le protestantisme évangélique. La nouvelle valeur du témoignage, qui a aujourd’hui la priorité sur la tradition doctrinale ou dogmatique, peut-être même une certaine désacralisation – à la fois de l’histoire et de la nature –, me conduisent à constater l’extraordinaire coïncidence entre la tradition protestante et notre postmodernité.

Olivier Abel : Cette intuition, qui me semble centrale dans les derniers livres de Régis Debray, peut surprendre un grand nombre de nos concitoyens. Mais elle a pour mérite de faire voir notre société sous un jour nouveau. Ce n’est pas seulement une réalité politique, mais la réalité de notre civilisation que Régis Debray nous encourage à regarder en face. Nous sommes à l’ère du témoignage, en effet d’abord corrélé au protestantisme évangélique, mais présent dans l’éthos de l’ensemble du monde protestant. Cela comporte un risque, je le dis tout de suite : la culture de l’immédiateté, du non-différé, la croyance d’être directement « branché ».

Mais Régis désigne aussi plusieurs aspects que les protestants plus classiques devraient revendiquer : le goût de la pluralité, l’idée que tout est profane, la prise en compte des populations déplacées, des migrations. Tout cela met en phase la civilisation occidentale actuelle avec le protestantisme.

Vous, Régis Debray, semblez associer la domination du protestantisme à un effondrement du politique. Or, les protestants ont porté et portent encore, un projet politique favorable à la République…

Régis Debray : Vous avez raison, la Réforme a permis l’intrusion de la rationalité dans la Révélation, c’est-à-dire une construction intellectuelle, rigoureuse, doublée d’une religion du cœur à la Rousseau ; l’herméneutique exigeante et le « vicaire savoyard » admirant la nature sont associés dans un élan commun. La minorité protestante a joué, pour cette raison, un rôle décisif dans l’assomption de la laïcité républicaine. En ce sens, le vieux républicain que je suis a toujours été reconnaissant à la tradition protestante d’avoir, beaucoup plus que les catholiques, suscité, soutenu l’effort républicain, notamment par l’école. Donc, nous avons historiquement une grande dette envers le protestantisme.

Quel sens donnez-vous à ce mot « protestantisme », aujourd’hui ?

Régis Debray : Le  protestantisme nous est parvenu par les voies commerciales du Nord. Je le sais, vous allez m’objecter les Cévennes, le Languedoc… Et vous n’aurez pas tort ! Mais ce qui me semble plus important, de nos jours, c’est le mouvement par lequel un certain protestantisme, émigré vers l’Amérique du Nord au XIXe siècle, nous revient comme en boomerang par le Sud.

Ce réchauffement climatique du protestantisme européen, par influence afro-antillaise, par le saxophone, la batterie, le synthétiseur, par la danse et la transe, me semble savoureux, inattendu et sous-estimé en France. J’ai voulu attirer l’attention sur un phénomène qui paraît illogique et qui, pourtant, ne manque pas de logique.

Que voulez-vous dire ?

Régis Debray : Encore une fois, je pense que le protestantisme répond très bien au désir d’hyperconnexion, de recentrement individualiste, mais aussi à la recherche d’une chaleur communautaire dont ont besoin nombre de gens tout à la fois déracinés et heurtés par le désenchantement du monde. Aujourd’hui, sur le plan géopolitique et culturel, deux religions dominent: l’islam d’un côté et les protestantismes (à dominante américaine) de l’autre.

Pour faire face, pour s’adapter à l’état des lieux, l’Église catholique se « protestantise » à toute vitesse. La décentralisation à laquelle François est en train de procéder en donne un extraordinaire aperçu. Au fond, le concile de Trente a perdu la bataille et, revenant à des sources prétridentines, l’Église donne pour ainsi dire raison à la Réforme.

Olivier Abel : Oui, Régis Debray, médiologue, attire l’attention sur la chaleur de l’autre monde protestant, en phase avec les formes actuelles de communication et laisse entendre aux « vieux protestants de France » que cette chaleur humaine peut leur apporter du bon. C’est une réponse forte à l’égard de ceux qui réclament la limitation de la religion à la sphère privée, sans voir qu’elle est un élément essentiel de toute civilisation, que le foot et les stars du music-hall ne sauraient remplacer durablement. Mais ne désespérons pas, observons ce qui se passe d’un peu plus près.

L’institution romaine est marquée par la filiation. La culture protestante est plutôt de type conjugal, au sens du libre accord, de libre alliance. N’est-ce pas aussi une forme d’institution ? Ne réduisons pas les religions à des contrats de for intérieur et sachons accueillir leur diversité.

Régis Debray : Olivier Abel a raison : il n’y a pas de transmission sans institution. Si la transmission s’oppose à la communication comme le temps à l’espace, pour passer de l’émotion d’un moment à une inscription dans le temps, il faut des institutions. Maintenant, nous assistons à une transformation des figures de l’autorité. La figure de l’autorité n’est plus le père – le Saint-Père, le père de l’Église, « mon père » comme on dit chez les catholiques. La figure de l’autorité la plus communément admise aujourd’hui est fraternelle ; et c’est précisément le modèle protestant, pour lequel il n’y a qu’un seul Père et il est aux cieux. On peut admettre que cela déstabilise un certain nombre de catholiques. D’autant plus, encore une fois, quand le pape lui-même suit cette pente et se pose avant tout comme l’évêque de Rome…

Olivier Abel : Je veux signaler que le protestantisme européen et le catholicisme européen sont plus proches, culturellement, que le protestantisme européen parfois ne l’est du protestantisme africain ou d’Asie du Sud-Est – pour ne prendre qu’un exemple.

Régis Debray : Voilà qui justifie que l’on pratique la géoculture ou la climatologie. Nous partageons, historiquement, un même climat, des mœurs, des habitudes, des plis qui outrepassent les divisions confessionnelles. L’apothéose du marché, de la réussite, de la prospérité, que porte aux nues le néoprotestantisme, peut inquiéter.

Le président de la République a été élève des jésuites avant de travailler auprès de Paul Ricœur. Est-il le « président-manageur » que vous décrivez, alors qu’il veut rétablir une autorité verticale ?

Régis Debray : Disons qu’il incarne un heureux mariage entre Machiavel et Paul Ricœur. Du premier, je crois – bien que je ne le connaisse pas personnellement – qu’il dispose du sens de la ruse, d’un certain dédoublement, sinon de la duplicité, propre aux politiques classiques. Du second, il paraît avoir appris une certaine exigence intellectuelle. Cela dit, je le crois plus butineur que producteur de miel. Mais enfin, il a eu le souci de butiner, ce qui est devenu rare au sein de notre classe politique. Lorsque j’évoque, à son sujet, l’américanité, je pense plutôt à son milieu.

Que signifie, pour vous, l’américanité ?

Régis Debray :  C’est la prise du pouvoir de l’économique sur le politique, la fusion entre le monde des affaires et celui du politique, les allers-retours entre le service public et le secteur privé, des pratiques dont on sait qu’elles sont monnaie courante dans le monde protestant.

Il me semble qu’Emmanuel Macron est le symptôme de cela, même si je lui concède qu’il a conscience de ses lacunes, de ses manques, ce qui l’entraîne à cultiver la symbolique du pouvoir, dont il sent bien qu’en France on ne peut pas se passer.

Olivier Abel : J’ajouterais qu’Emmanuel Macron n’est pas seulement lié à Paul Ricœur. Il puise aussi chez Habermas, Claude Lefort, d’autres encore. On peut se demander, parfois, dans quel ordre et de quelle façon tout cela s’articule en lui. Cherche-t-il à arrimer le politique au réalisme économique ? Ou bien cherche-t-il à réintroduire un sens du politique, une fonction du politique magistrale, au sein d’un monde dominé par l’économie ? Je me demande s’il n’existe pas un écart entre Emmanuel Macron et le « macronisme ». Celui-ci me semble très proche de ce que décrit Régis Debray quand il déplore le culte de l’entrepreneur de soi, l’idéologie de la capacité ; mais avec celui-là se niche un hiatus, j’en devine l’existence. Ceci étant posé, je veux rappeler qu’en pays protestant, notamment chez les Anglais et les Américains, la tradition politique est extrêmement forte. Il serait faux de réduire la culture anglo-saxonne au primat de l’économique.

Régis Debray : Oui, mais l’articulation à laquelle nous assistons en France depuis des années, entre l’économie et la politique, se fait « à l’américaine » et elle n’est pas étrangère au néoprotestantisme. L’idéal type du gagneur, de la start-up, l’idée qu’un pays est une entreprise qui doit être rentable, cette logique de management, de gestionnaire comptable, est typiquement américaine. Prenons un autre exemple si vous le voulez… Pour un républicain à la française, un président élu laisse son conjoint au vestiaire ; il n’y a pas de first lady. L’invasion du public par le privé, la charte de la transparence, un temps évoquée pour mettre en scène l’épouse du président, voilà des choses qui ne sont pas laïques pour un républicain classique et qui s’apparentent, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le regrette, à une certaine culture protestante.

Pourtant, Angela Merkel , fille de pasteur, chancelière d’un pays dont la tradition protestante n’est pas discutable, ne met pas en avant son mari. On sait qu’il existe, qu’il accompagne son épouse au concert, mais il n’est pas un « first man »…

Régis Debray : Certes, mais elle est peut-être moins prisonnière de la vidéosphère qu’Emmanuel Macron. Je note chez notre président des façons de faire, depuis la main sur le cœur en écoutant la Marseillaise, petit mimétisme dont il s’est corrigé, jusqu’à la mise en scène de son épouse en passant par l’utilisation de la langue américaine – entre eux, les « Élyséens » parlent, par exemple, de « task force », il cède à l’atmosphère que j’appelle gallo-ricaine.

Olivier Abel : Attention : tout ce que vous dénoncez comme venu d’Amérique n’est pas seulement américain. Le progrès technique y tient sa part, qui l’emporte, même aux États-Unis, sur ce que Ricœur appelle le noyau éthico-mythique de chaque pays. La mondialisation est un patchwork.

Régis Debray : Il n’en reste pas moins que la mondialisation est standardisée selon des critères américains, ce qui est tout à fait normal puisque les Américains sont les inventeurs des nouvelles technologies qui organisent notre vie quotidienne, façonne notre imaginaire.

Olivier Abel : Ces nouvelles technologies sont aussi japonaises, et en portent l’imaginaire spécifique…

Régis Debray : Certes, mais le Japon – comme l’Allemagne – est entré dans la sphère américaine. Une civilisation dominante, ce sont des traits d’union entre un standard inventé par l’Empire et des cultures locales. Une bonne imprégnation suppose le respect d’un terreau local. Les Romains n’ont pas effacé la Gaule, mais ils l’ont épousée et formatée selon leurs normes.

Olivier Abel : Ce que vous dites est vrai, mais ne concerne pas seulement les civilisations dominantes. Une société n’existe que par des traits d’union. Toute forme de culture implique le croisement des racines, des origines, des traditions.

Régis Debray : Je suis d’accord, mais dans une alliance de ce genre, il y a toujours un formateur et un formaté. Que vous le vouliez ou non, nous sommes placés sous l’hégémonie culturelle américaine. Je ne prétends pas que cette hégémonie soit le fruit d’une volonté de nuire – je ne suis pas complotiste – mais je constate qu’elle dérive d’un nouvel état des techniques humaines : le cinéma, la musique, le numérique surtout, ce que j’appelle un état des lieux.

L’organisation de la marine à voile était britannique, celle du chemin de fer était française parce que portée par un État centralisateur. Aujourd’hui nous vivons sous l’empire du web, qui a vu le jour dans la Silicon Valley. Alors, parce que nous tenons à notre propre culture, nous essayons de la faire entrer dans le moule. Mais cela s’appelle la French Tech.

Propos recueillis par Frédérick Casadesus

À noter

Le Nouveau pouvoir
Régis Debray
Le Cerf, 112 p., 8 €.

jeudi, 14 septembre 2017

Les habits neufs de l’aliénation

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Les habits neufs de l’aliénation

Par André Bellon, ancien Président de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, auteur de Une nouvelle vassalité (Les mille et une nuits, 2007) et Président de l’Association pour une Constituante.

Le dogme est de retour, plus insidieux qu’autrefois car il se coule dans les déguisements inattendus de la raison. L’Homme peut-il résoudre cette aporie ?

Le néo libéralisme, nouvelle idéologie de la pensée économique, se pare, en effet, des attributs qui caractérisent traditionnellement la science. Ainsi des économistes tels que Kydland et Prescott, « prix Nobel*1 » 2004, appellent à enserrer dans des règles incontournables une démocratie jugée trop soumise à l’incertitude. De nouveaux grands inquisiteurs dénoncent les hérétiques et fulminent contre eux des anathèmes. Le livre intitulé « Le négationnisme économique : et comment s’en débarrasser ?*2 » dessine ainsi les buchers modernes au nom de la science.

L’esprit critique

Le développement de ces thèses s’est fait avec le soutien plus ou moins assumé des forces dites de gauche. La phrase honteuse de François Mitterrand, « Contre le chômage, on a tout essayé » fut prononcée dans le cadre d’un discours politique qui se voulait rassembleur sur la base d’une « France unie » autour d’un discours européen commun. La mondialisation sert de justification à l’extension universelle de cette pensée présentée comme une vérité.

Mais, comme le rappelle Alain Supiot*3, « les véritables scientifiques savent que les lois découvertes par les sciences de la nature sont inhérentes aux phénomènes observés, alors que celles qui donnent ordre et sens à la vie humaine sont nécessairement postulées. Les scientistes au contraire croient trouver dans une science fétichisée les vraies lois qui régiraient l’humanité et s’emploient à les faire régner ». En présentant la mondialisation comme un fait de nature et non comme une construction humaine contestable, les principales forces politiques ont fermé la discussion sur les politiques menées.

Paradoxalement donc, des méthodes dites scientifiques détruisent l’esprit critique qui est pourtant la base fondamentale de la science*4.

Méthode ou apparence ? S’interroge-t-on sur la manière dont sont conçus les chiffres qui abreuvent le public, par exemple le taux de prélèvements obligatoires*5, véritable épouvantail des faux-débats de plateaux télévisés ?

Méthode ou vocabulaire ? Je repense souvent à Horace, ce personnage d’Eugène Labiche qui déclare à un parvenu plutôt méprisant : « Nous avons de par le monde une bande de petits poseurs… sérieux, graves, avec de grands mots dans la bouche… ça étonne les imbéciles »*6.

Certes le monde est complexe, suivant une formule largement répandue. Mais la complexité doit-elle être le paravent d’un refus d’analyser ou d’une renonciation à comprendre ? Doit-elle in fine servir à empêcher toute contestation ?

La mythification de la complexité aboutit à magnifier les experts, nouvelle élite censée porter la vérité. Que des experts soient utiles pour éclairer la décision publique, pour aider aux choix démocratiques, va de soi. Mais éclairer ne veut pas dire choisir. Car l’expertise se présente de plus en plus comme le substitut à l’échange et à la confrontation des arguments. Elle permet trop souvent d’empêcher la contestation. On est loin du « débat libre et raisonné » proposé par Condorcet. L’esprit critique se méfie des évidences, il questionne, il cherche, il se confronte aux autres, il construit une pensée. A l’inverse, la vision dominante aujourd’hui tend à imposer des a priori.

Dans sa Tour en Gironde, au plafond de son bureau, sur les poutres du plafond, Montaigne avait fait peindre des maximes, généralement tirées de la bible. L’une d’elles est particulièrement d’actualité : « Malheur à vous qui vous pensez sages !*7 ». Peut-on revenir à ce précepte ?

Le peut-on alors que, de plus, les médias jouent un rôle très négatif en simplifiant à outrance les enjeux, en déséquilibrant la parole publique au profit de la pensée dominante, en plaçant sur le même plan simples témoignages et travaux scientifiques ? Qui plus est, l’absence de critique résulte également de l’évolution des contenus enseignés dans les écoles : la diminution des heures de philosophie n’est-elle pas un signe de ce refus d’analyse ?

On ne s’étonnera pas, dans ce contexte, de la propagation du complotisme et des intox (fake news). Une société qui a désappris à réfléchir et à débattre est particulièrement vulnérable à ces phénomènes et démunie pour les combattre. Mais, au fond, l’irréalisme du complotisme n’est-il pas le miroir de l’irréalisme du discours dominant ?

Au-delà de ces considérations, c’est la conception même de l’être humain qui est en jeu. Car l’esprit critique est le fondement de l’Humanisme qui donne au citoyen le rôle de décideur dans la cité, à l’homme la maitrise de son propre destin.

La défaite de la volonté

Pour sa part, la pensée dominante magnifie les émotions au détriment de la raison*8. Elle se caractérise par une justification des démissions face aux défis extraordinaires d’un tournant historique profond. Loin de mobiliser les volontés, elle privilégie les remords et les condamnations sans conséquences. Non seulement les porte-paroles les plus écoutés dégoulinent de bonne conscience, mais ils croient de plus faire œuvre novatrice en ressassant les mêmes prêches. On ne peut plus ainsi évoquer la République sans s’indigner des abominations de la colonisation, la nation sans s’apitoyer sur les malheurs de la guerre, le peuple sans évoquer les débordements de violence. Dans le panthéon des personnages historiques, la victime a remplacé le héros. Parmi les symboles de cette dérive, évoquons le choix consternant du monument érigé à Paris pour représenter le Général Dumas, père de notre grand écrivain, né esclave et devenu héros de la Révolution*9. Alors qu’un projet d’Ousmane SOW représentant la force et la fonction du général avait été proposé, la mairie de Paris a inauguré, le 4 mai 2009, une énorme chaîne d’esclave. Ainsi, un symbole de la fraternité révolutionnaire, de la promotion républicaine, de la volonté nationale, est-il réduit à son ancienne condition servile.

L’Histoire ne peut alors plus mobiliser une volonté collective. L’analyse de la Révolution française, considérée par le grand écrivain Carlos Fuentes comme « la meilleure révolution du millénaire*10» n’est présentée qu’au travers des violences, conduisant par exemple Jean-François Copé à déclarer qu’il régnait « en France, une ambiance malsaine de nuit du 4 Août*11 », anathème porté contre l’abolition des privilèges, symbole historique jusqu’alors consensuel. Nombre d’intellectuels dits de gauche se laissent aller à ces facilités. Ainsi, François Ewald et Dominique Lecourt s’indignent-ils publiquement que, « sous la Terreur, (les révolutionnaires) éliminaient les scientifiques eux-mêmes (Bailly, Condorcet, Lavoisier) » … parce qu’ils voulaient « rabaisser l’arrogance du savant que son savoir distinguait trop du peuple des sans-culottes*12 ». Analyse stupide quand on connait la fascination scientiste de la Révolution et le rôle qu’a joué, sous la Convention, le comité des savants avec Berthollet, Chaptal, Lakanal, Monge … Ces déclarations ne seraient jamais que des interjections anecdotiques absurdes si l’invasion du politiquement correct ne formatait pas les pensées des citoyens, si les lois mémorielles ne restreignaient pas la liberté de pensée au bénéfice des juges, si le champ du débat n’était pas par ces biais réduit à la peau de chagrin.

Notre propos n’est pas de justifier la violence. Mais la volonté de ne regarder l’histoire, ou du moins les moments que l’on choisit de condamner*13, qu’au travers des violences, est totalement contraire à toute utilisation de la raison. Il ne reste à l’homme ramené à une condition de pécheur qu’à demander l’absolution.

La démocratie

Ce sont alors la volonté, la souveraineté populaire, le suffrage universel, en un mot la démocratie, qui sont attaqués. On ne compte plus les déclarations ramenant le suffrage universel à sa caricature au travers d’allégations plus ou moins subtilement discutables. Ainsi, anathème commode, le suffrage universel aurait créé Hitler*14.

Que le suffrage universel soit bafoué ou que le mépris du suffrage soit amplifié par des institutions antidémocratiques est une évidence que le référendum de 2005 a particulièrement éclairée. Mais en quoi cela remet-il en cause son principe ?

Les attaques contre le suffrage universel sont en fait des attaques contre la raison humaine présentée comme dangereuse ou antisociale. Ainsi la volonté fort répandue de promouvoir le tirage au sort est une insulte à la particularité, à la parcelle de souveraineté que porte tout être humain. Au nom de l’égalité, on promeut par ce biais l’uniformité comme si tous les individus étaient interchangeables. Comme par hasard, les thuriféraires d’une telle idée proposent que les heureux gagnants de cette loterie soient entourés par des experts qui vont guider leur réflexion. Coucou, les revoila !

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L’Histoire de la République est évidemment contradictoire. Rappeler ceux qui se sont battus pour ses valeurs essentielles, pour la libération de l’humanité et la démocratie, ne peut être que salutaire. C’est Jean Jaurès qui souhaitait amplifier l’œuvre républicaine et déclarait « Ceux qui prévoient la prise de possession brusque du pouvoir et la violence faite à la démocratie, ceux-là rétrogradent au temps où le prolétariat était réduit à des moyens factices de victoire*15 ». C’est Pierre Mendes-France qui, votant contre le traité de Rome, proclamait son refus « de la délégation des pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique*16 ».

Nous sommes loin de telles pensées. Aujourd’hui, loin de chercher à identifier et résoudre les conflits, la vie politique cherche à imposer des consensus, à empêcher l’expression des divergences fondamentales, bref à marginaliser le rôle créatif de l’esprit critique dans la vie publique.

Demain n’est pas fatal

C’est donc la place et le rôle mêmes de l’Homme qui doivent être le cœur du débat aujourd’hui. C’est de lui que doit émaner le pouvoir car c’est la seule manière de faire face efficacement aux défis de ce moment dramatique. C’est dans cette logique que l’élection aux Etats généraux de 1789 avait été précédée par l’élaboration des cahiers de doléances.

Une telle perspective ne saurait émaner des institutions actuelles. Elle doit être construite par les citoyens en même-temps qu’elle construit les citoyens. Et, tout particulièrement, la présidentielle, élection particulièrement aliénante, ne peut rebâtir la citoyenneté. La logique du scrutin présidentiel est personnalisante et destructrice de la liberté de pensée. En acceptant les moyens, elle privilégie le « faire » par rapport au « penser ».

La reconstruction démocratique doit être un travail philosophique autour de la liberté. Il ne saurait évidemment être lié à un extérieur autoritaire qui enserre la pensée en même temps qu’il donne plus ou moins les réponses. Il doit, de plus, se construire de façon la plus décentralisée possible pour affirmer la place et la force des initiatives les plus locales possibles. La commune, aujourd’hui massacrée par les pouvoirs successifs, nationaux autant qu’européens, peut être la base de cette dynamique. C’est dans un tel cadre que les initiatives associatives nombreuses peuvent trouver une capacité de synergie.

L’objectif démocratique peut trouver ainsi sa réalisation car une telle démarche allie la liberté de l’individu à la recherche de l’intérêt général. Notre époque n’est plus à la présentation de solutions clefs en main, mais à la reconnaissance de la volonté humaine sur son propre destin.

1 Il s’agit du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, généralement appelé prix Nobel d’économie
2 Pierre Cahuc et André Zylberberg, Flammarion 2017
3 L’esprit de Philadelphie, La justice sociale face au marché total, Alain Supiot, Seuil, 2010
4 André Bellon, Science sans critique…, La jaune et la rouge, août-septembre 2015
5 Censé représenter la part de la richesse nationale affectée aux agents publics, il est le rapport entre un chiffre d’affaire et une valeur ajoutée, ce qui n’a aucun sens.
6 Les vivacités du capitaine Tic, Acte II, Scène 6
7 Jérémy, V
8 Voir La stratégie de l’émotion, Anne-Cécile Robert, Le Monde diplomatique, Février 2016.
9 Sur cette place du général Catroux existait avant la guerre les statues des trois générations, soit le général, son fils Alexandre Dumas et son petit-fils, l’auteur de La dame aux camélias. Celle du général fut détruite par les allemands sous l’occupation.
10 Carlos Fuentes, Ma révolution préférée, Le Monde, 23 septembre 1999.
11 France Inter, 20 juillet 2010
12 Voir François Ewald et Dominique Lecourt, Les OGM et les nouveaux vandales, Le Monde, 4 septembre 2001
13 Faut-il rappeler que la semaine sanglante de liquidation de la Commune par Thiers ou même la répression du mouvement ouvrier de 1848 firent plus de morts que la Terreur ?
14 Hitler, en dépit de résultats très importants n’a jamais été majoritaire seul. Ce sont des alliances avec d’autres partis très présentables et le soutien de la bourgeoisie allemande qui lui ont donné les pleins pouvoirs.
15 Jean Jaurès, « Question de méthode », article-préface du 17 novembre 1901 au Manifeste communiste de Marx et d’Engels.
16 Discours de Pierre Mendès France à l’Assemblée nationale le 18 janvier 1957

lundi, 04 septembre 2017

Le despotisme éclairé et ses avatars modernes

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Le despotisme éclairé et ses avatars modernes

Bernard Plouvier,

auteur, essayiste

Ex: https://metamag.fr

« Quant à moi, j’aime l’État plus que mon âme », Niccolo Machiavel

Qu’est-ce qui différencie le populisme du despotisme éclairé ? Le but ! Ce n’est pas le bien de la Nation qui est la cible visée par ce dernier système politique, mais la puissance et la grandeur de l’État. Machiavel, théoricien de ce type de gouvernement, pose en principe que le bon « Prince » dirige avec douceur quand il le peut, avec ruse le plus souvent, avec brutalité au besoin, mais toujours avec le souci de l’efficacité.

Les despotes éclairés sont les dévots de la raison d’État, réagissant en idéalistes pragmatiques, qui estiment que la fin justifie et ennoblit les moyens. Tout ce qui est profitable ou simplement utile à l’État devient, ipso facto, licite. Le succès fait disparaître jusqu’au souvenir des crimes qui ont paru nécessaires à l’obtention du résultat. Est beau, juste et noble ce qui a réussi. C’est un peu trop vite confondre l’État et le Bien commun. L’État n’est jamais qu’un moyen… il n’y a pas que les adeptes du despotisme éclairé qui oublient cette notion. C’est, en principe, le bien de la Nation qu’un bon gouvernement doit rechercher : c’est la définition du populisme !

Les despotes éclairés du XVIIIe siècle – Frédéric II de Prusse, Joseph II, antépénultième empereur romain de langue germanique, Pierre le Grand au début du siècle et Catherine II de Russie à la fin, Gustave III de Suède, le marquis de Pombal au Portugal ou Robert Turgot – réalisèrent des expériences politiques fort rationnelles, où un monarque héréditaire (ou un grand ministre agissant en son nom) luttait contre les féodalités nobiliaires, judiciaires et cléricales, en s’appuyant sur la fraction la plus dynamique du peuple aux plans économique et intellectuel, dans le but de moderniser l’État et d’en accroître la puissance et le prestige, voire l’étendue.

L’expression « despote éclairé » n’est pas « une création d’un historien allemand du XIXe siècle », comme l’a écrit un docte universitaire : sa sottise fut immédiatement reprise par ses confrères historiens. En réalité, on la trouve, dès 1758, sous la plume de l’ami de Diderot, Melchior von Grimm, dans sa Correspondance littéraire. On peut en faire remonter la préhistoire au cardinal de Richelieu, même si les historiens, recopiant les Mémoires de Frédéric II, en bornent l’ancienneté au règne personnel de Louis XIV, aidé de grands ministres (Colbert, Louvois et Vauban sont les plus connus) et de quelques littérateurs (‘’Molière’’, Boileau, Racine ou La Fontaine), utiles à la gloire de son règne.

Dans ce système, le monarque (ou son substitut) s’appuie sur des hommes de talent qui ont réussi dans les affaires (manufacturiers, négociants et armateurs, grands administrateurs) ou qui sont des penseurs originaux (les physiocrates français, ou la trinité enluminée : Montesquieu, ‘’Voltaire’’ et Diderot ; ailleurs : les idées de Thomas Hobbes ou les écrits et la personne de Julien Onfroy de La Mettrie). Ces hommes sont moins des conseillers que des incitateurs, remerciés avec plus ou moins de chaleur une fois que le maître a remporté ses premiers succès, dont il ne veut partager la gloire avec personne.

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Affirmer que le despote éclairé s’appuie sur la bourgeoisie pour contrer la noblesse et le haut-clergé, c’est faire preuve d’une grande simplicité et d’un défaut de documentation : tous les monarques médiévaux ont utilisé ce moyen pour asseoir leur pouvoir personnel et s’opposer aux grands prédateurs féodaux.

Certains appuis des monarques « éclairés » proviennent de milieu pauvre, de la caste nobiliaire ou du vivier clérical. Denis Diderot est issu du monde de l’artisanat peu aisé, ce qui ne l’empêche pas de conseiller Catherine II ; l’abbé Ferdinando Galiani et de nombreux aristocrates jouent un rôle de premier plan en Suède, en Autriche-Hongrie et surtout en Prusse et en Russie.

Seuls les corps constitués (assemblées du clergé, cour des pairs et parlements) sont repoussés par les monarques réformateurs qui veulent substituer au système des castes privilégiées le service de l’État, comme cela existe, depuis le XVe siècle, à Florence. Une bureaucratie zélée remplace les hiérarques traditionnels, avantageusement et à meilleur coût. Partout, le mot d’ordre est de laïciser, de moderniser, d’améliorer dans toutes les activités : de l’agriculture au commerce et aux manufactures, aussi bien qu’en matière de justice, d’enseignement, d’hygiène publique et d’art militaire ou de navigation. On casse les féodalités et l’on accroît les rentrées fiscales. Quand c’est possible, on étend le territoire.

Le despotisme éclairé, c’est le culte de l’État, fort, centralisé, uniformisé, ce qui fâche les membres des minorités ethniques qui veulent à toute force « cultiver leur différence », et de l’État moderne appliquant les innovations techniques et ne repoussant pas les idées originales, ce qui irrite les réactionnaires.

Le budget est maintenu en équilibre et la balance commerciale idéalement excédentaire, du moins en période de paix : c’est un héritage de Colbert. C’est ce qu’Antonio de Oliveira Salazar, à mi-chemin du populisme et du despotisme éclairé au XXe siècle, appelait « une politique nationale de vérité » : on règle ses dépenses sur ses recettes et l’on gère l’État comme le bon père de famille le fait (en principe) de son ménage.

Le menu peuple est protégé des fantaisies des nobles et du clergé ; il devient leur égal face à la Justice. En revanche, il doit travailler, obéir aux lois et fournir toujours plus de soldats et de marins, sans grogner et, si possible, avec enthousiasme. La promotion sociale des sujets de haute valeur est assurée : ce type de gouvernement modère les conséquences de la stratification en castes (liées à la naissance) et en classes (liées au niveau de fortune). De ce fait, il instaure un certain degré de méritocratie, du moins pour ceux qui se plient en tous points au monarque, qui, pour se vouloir éclairé par les lumières de la raison, n’en reste pas moins un despote ombrageux.

À la suite de Frédéric II, on a voulu définir ce régime par une phrase lapidaire autant que cynique : « Tout pour le peuple. Rien par le peuple » . En réalité, la formulation exacte serait : « Tout pour l’État », le monarque en étant le premier serviteur. Hegel l’a fort bien compris et en a formulé la théorie, vers 1820. Dans le despotisme éclairé, le souverain veut améliorer les conditions de vie de la majorité de ses sujets (idéalement, celle de tous), mais il ne demande nullement l’avis du peuple. Tout au plus, les élites sont-elles consultées de loin en loin, lorsque le monarque le décide.

L’armée n’intervient que pour défendre les frontières ou agrandir le territoire national : le despotisme éclairé n’a rien d’une dictature militaire. Même en Prusse, il existe beaucoup plus de fonctionnaires civils que d’officiers.

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Dans tous les cas, le despote éclairé ne sort pas du cadre de l’autocratie, de la monarchie absolue. De ce fait, les réformes sont abolies dès qu’au despote succède un monarque faible ou traditionaliste, trop facilement ému par les jérémiades ou les menaces des grands féodaux et du haut-clergé. Le système ne persiste qu’en Prusse où, un demi-siècle après le Grand Frédéric, Bismarck puis Guillaume II transcendent son œuvre, en y adjoignant une protection sociale, bien avant l’action des réformistes du XXe siècle.

Le despotisme éclairé est le système qui définit le moins mal le régime franquiste en Espagne qui ne fut pas une dictature populiste, ainsi que les expériences de divers Caudillos latino-américains durant le XIXe siècle : Simon Bolivar dans la fugace Grande-Colombie, Gabriel Moreno en Équateur, José Rodriguez de Francia au Paraguay, ou, au Mexique, le moderniste Porfirio Diaz, renversé par le  richissime socialiste, vaniteux et entouré d’affairistes, Francisco Madero, associé puis ennemi de l’Indien raciste et sanguinaire Emiliano Zapata, qui rêvait d’en revenir au mode de vie paléolithique des chasseurs-cueilleurs, ou encore la tentative du dernier Shah d’Iran, Mohamed Reza, de moderniser son État et sa Nation, en dépit d’un fanatisme religieux omniprésent et qui réussit à balayer son régime.

Les dictateurs « fous de dieu », qui furent si nombreux de la Renaissance du Quattrocento (Jérôme Savonarole) et de l’époque moderne (Oliver Cromwell) jusqu’à nos jours (les chefs d’État de l’islam djihadiste), sont généralement opposés aux riches (de nos jours : les grands capitalistes, les maîtres des multinationales) et aux rhéteurs ineptes des parlements, mais ce sont avant tout des théocrates hallucinés, des fanatiques, nullement des populistes, encore moins des individus éclairés par la raison. S’il leur arrive, inconstamment, d’entreprendre des réformes pour améliorer le sort de leur Nation, ce n’est nullement leur but premier : le triomphe de leur conception de la divinité est l’unique préoccupation de ces fous furieux.


Les sanglantes dictatures marxistes furent très exactement calquées sur ce fanatisme d’essence religieuse. L’athéisme ne fait rien à l’affaire : les sanguinaires disciples de Marx et d’Engels, qui avaient tous leur herméneutique très personnelle des textes sacrés de l’utopie communiste, voulaient imposer le bonheur sur Terre aux élus, issus d’un prolétariat de fantaisie. L’absurde berquinade dégénéra en génocides, en dantesques règlements de comptes avec les « ennemis de classes » et les « déviationnistes ». L’Inquisition catholique, même celle du marrane Thomas de Torquemada, ne fut qu’amusette comparée aux ignominies des polices politiques de chaque « paradis des travailleurs ».

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À l’opposé, les « révolutionnaires-conservateurs » européens, au XXe siècle, ne furent que des réactionnaires, issus de milieux fortunés et/ou cultivés, haïssant la plèbe et reprochant au IIIe Reich sa politique de fusion des castes et des classes sociales : Oswald Spengler, Ernst Jünger, Ernst von Salomon, Julius Evola n’en finissent pas d’agonir « l’aspect prolétarien et même vulgaire du national-socialisme ». Ce sont des nostalgiques du despotisme éclairé, mais nullement des héritiers de la centralisation jacobine de 1792-94 : le jacobinisme fut, avant tout, la mise en tutelle de l’Éxécutif par le Législatif.

Le mot d’ordre de ces esthètes a été donné en 1934 par l’un des précieux ridicules de la vie littéraire française, Abel Bonnard : « Une nation peut se sauver sans le secours d’un grand homme, elle ne le peut sans l’existence d’une élite ». C’est une phrase entièrement démentie par l’histoire des civilisations : tout système stable voit fleurir une élite d’administrateurs et de cadres, de scientifiques et de techniciens… quant à savoir si les purs intellectuels sont utiles à la Nation et à l’État, c’est une question qui risque de tourner à l’aporie.

Au XXe siècle, en Ibérie et en Amérique latine, les néo-despotes militaires se sont limités à réprimer l’agit-prop communiste, de façon d’ailleurs bien moins brutale que n’auraient agi les marxistes s’ils étaient parvenus au Pouvoir. L’opinion publique, désinformée par des clowns fort malhonnêtes, en a fait des monstres, alors qu’ils sont parvenus à éviter à leurs peuples la barbarie marxiste.

D’une manière générale, les nombreuses dictatures antimarxistes du XXe siècle, dites contre-révolutionnaires, comme celle des colonels grecs durant les années 1970 ou celle des généraux et amiraux chiliens ayant mis fin au règne chaotique de Salvator Allende, elles n’eurent rien de « populiste », étant l’expression de l’omnipotence du capitalisme cosmopolite, soutenu par la puissance de l’US-Army et de la ribambelle des services secrets des USA.

jeudi, 31 août 2017

Eric Voegelin: A Philosopher of Crisis

Many people, I suspect, find themselves in this position. They have heard that Eric Voegelin is a great philosopher of history, much esteemed by such eminent conservatives as Willmoore Kendall, Russell Kirk, and Mel Bradford, and that he and Leo Strauss rank as the most influential political theorists of the contemporary American Right.1 They eagerly obtain a copy of Voegelin’s most comprehensive work, Order and History. They are intrigued by the book’s opening: “The order of history emerges from the history of order”; but after reading a few pages, they turn away in bafflement. Though he can on occasion write with great beauty, Voegelin’s style is often dense and his train of thought difficult to follow. Even the great economist Murray Rothbard once told me that he found Voegelin’s “leap in being” unfathomable.

Reading Voegelin is well worth the effort his demanding books require, and Jeffrey C. Herndon’s insightful new book Eric Voegelin and the Problem of Christian Order offers a useful guide to an important part of Voegelin’s work.2 Before turning to it, however, it will be helpful to look at the historical situation that formed Voegelin’s thought. Mark Lilla here grasps the essential point. In an excellent survey article on Voegelin, Lilla remarks: “In the twentieth century, European history writing became a kind of Trümmerliteratur, a look back at the civilization that collapsed in 1933 . . . or 1917, or 1789, or further back still. . . . Edmund Husserl spoke for many German thinkers when he declared, in a famous lecture just before the Second World War, that ‘the “crisis of European existence” . . . becomes understandable and transparent against the background of the teleology of European history that can be discovered philosophically.’”3

How did the Nazis, a gang of brutal thugs, succeed in gaining power in Germany? Once Hitler attained power, why did the Western powers fail to stop him before his bid for European mastery? To Voegelin, as the quotation from Lilla suggests, these questions were of prime importance. Only a spiritual collapse could explain the failure to resist such an obvious menace.

But we must here avoid a misleading impression. Voegelin was by no means a head-in-the clouds philosopher who was never willing to descend from the empyrean to analyze mundane events. Quite the contrary; he often had penetrating and unusual insights on political affairs. He once told me he thought that Britain, blinded by ideology, had wrongly insisted on sanctions against Italy after its invasion of Ethiopia, thus driving Mussolini into alliance with Hitler. He also contended that Christian Science had exercised a deleterious pacifist influence on such British appeasers as Lord Lothian and recommended that I read Christopher Sykes’s biography Nancy: Lady Astor for background on the issue. (Although I’m fairly familiar with the literature on World War II origins, I’ve never seen anyone else make this point.)

His insights were by no means confined to the 1930s. He sharply rejected the influential book by Fritz Fischer, Griff nach der Weltmacht (1961), which placed near-exclusive blame on Germany for the First World War. (He thought that the only decent German prose in the book was in some of the letters of Kaiser Wilhelm that it included.) He said that the diplomatic crisis after the Austrian ultimatum to Serbia should have been settled though a conference of the Great Powers. The smaller nations such as Serbia should have been told, “taisez-vous!”

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To cope with political upheaval, Voegelin believed that severe measures were required. He points out in The New Science of Politics, his most popular book, and elsewhere that if one adds the votes for the Nazis and the Communists in the last years of the Weimar Republic, one obtains a large majority of the population in favor of revolutionary overthrow of the existing order. In this circumstance, the ruling authorities would have been justified in suspending ordinary democratic rule. Voegelin supported for this reason the clerical regime of Engelbert Dollfuss, which was willing to act forcibly to counter revolutionary violence; and in his The Authoritarian State, buttressed with learned citations from Ernest Renan and the French jurist Maurice Hauriou, he offers a detailed defense of emergency authoritarian rule.4 

This might stave off immediate disaster, but as I suggested earlier, a deeper problem—spiritual crisis—finally had to be confronted. Voegelin believed that order in society is much more than a political problem in the conventional sense. Besides the everyday world, there is a transcendent realm: human beings exist in tension between it and the world we grasp through the senses. Voegelin calls this tension the In-Between or, using a term of Plato’s, the Metaxy. The transcendent cannot be described in language that is literally true: myth and symbol are our only recourse. As he puts the point in his philosophically deepest book, The Ecumenic Age, Plato “is aware of the limits set to the philosopher’s exploration of reality by the divine mystery. . . . Since the philosopher cannot transcend these limits but has to move in the In-Between, the Metaxy, . . . the meaning of his work depends on an ambiance of insight concerning the divine presence and operation in the cosmos that only the myth can provide.”5

But what has all this to do with politics? Voegelin thought that the rulers of a society must mirror their society’s conception of cosmic order in the way they organize the government. In doing so, it is vital that the governing authorities preserve the tension between the human and divine realms.

If this requirement is flouted, disaster threatens. If, e.g., a society thinks that God’s kingdom on earth can be established, its futile attempt to overcome the tension in which human beings exist will result in tyranny or chaos. Voegelin thought that this “derailment of being” paralleled the ideas of the Gnostics, a movement that flourished in the first few centuries of the Christian era. As the name suggests, the Gnostics believed in salvation through the possession of esoteric knowledge. In like fashion, Voegelin argues, Comte’s positivism, Marxism, and Nazism contend that human nature can be completely remade under the guidance of a revolutionary elite. In seeking to bring an end to the tension between human beings and the divine, these movements “immanentize the eschaton,” as Voegelin famously put it in The New Science of Politics.6 That is to say, these movements treat the symbol of the end of history as if it were a project that can be achieved in ordinary time.

Voegelin’s analysis of totalitarianism differs on a crucial point from the view of Hannah Arendt in her famous The Origins of Totalitarianism. Voegelin and Arendt knew each other, and he clarified the difference between them in a notable review of her book, to which she responded. He thought that she correctly saw that totalitarian movements aimed to change human nature. “This is, indeed, the essence of totalitarianism as an immanentist creed movement.” But “I [Voegelin] could hardly believe my eyes” that Arendt did not rule out such a change as impossible. For Voegelin, the structure of being is unchangeable: precisely because of this, attempts to alter it lead to disaster.7

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Voegelin’s view that society represents cosmic order may strike those new to it as hard to grasp. Here Herndon’s book offers considerable help. Before Voegelin wrote Order and History he planned a massive History of Political Ideas. This he abandoned as unsatisfactory, but Herndon thinks that, to a large extent, it reflects Voegelin’s mature views. The History has the advantage of presenting certain aspects of Voegelin’s thought in more detail than is available elsewhere. Herndon gives us a detailed account of one part of this massive treatise; he covers the period from the rise of Christianity to the Reformation.8 Someone new to Voegelin who reads Herndon’s book will get a good grasp of the basics of Voegelin’s thought.

Herndon brings out that for Voegelin, Saint Paul devised a series of “compromises” that enabled the Christian community to survive and grow in the world. These compromises preserved the necessary tension between the divine and human: in doing so they enabled the members of the community to achieve concord (homonoia). Herndon remarks, “Christian homonoia as understood by Saint Paul was no mean achievement in history.”9 Herndon ably expounds the extensions and alterations of the Pauline compromises in the Middle Ages, culminating in the thought of Thomas Aquinas.10(Herndon might have mentioned the great influence on Voegelin’s account of the Holy Roman Empire of Alois Dempf’s Sacrum Imperium.) The Reformation overthrew the delicate balance between the divine and the human described at its best in Aquinas’s thought, though never fully achieved in practice; and Voegelin is scathing in his account of Luther and Calvin as political thinkers. Luther divorced the political world from the sacred; worse yet, Calvin attempted to construct an immanent universal Christianity. Herndon comments, “If Voegelin’s treatment of Luther was harsh, his examination of Calvin borders on the scandalous.”

What are we to make of all this? I find Voegelin’s thought impressive and his erudition staggering; but it seems to me that he fails to address a fundamental issue. Why should we accept what he says about the nature of being? Voegelin often does not give arguments for his views; indeed, in these matters, he distrusts the use of propositions altogether. For him, the mystical insights of certain great thinkers, Plato foremost among them, are primary, and Voegelin devotes most of his philosophical attention to an exposition of the myths and symbols of these thinkers. He was certainly capable of argument: to see this one has only to examine in The Authoritarian State the nimble dialectics he uses to analyze the new constitution proposed for the Dollfuss regime. But he thought that its place in philosophy was distinctly minor. I well remember one conversation in which he several times corrected me for referring to a philosopher’s “position,” a word he deemed unacceptably ideological.11

Voegelin also is open to challenge about the way he thinks society represents the cosmic order. Why must it be the ruling authorities who establish the order of society? In the classical liberal view, such matters belong entirely to civil society. Why should the police and defense departments decide how human society represents God? To ask this question is not at all to challenge Voegelin’s assumption that society mirrors cosmic order.12

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Although Voegelin had been a member of the private seminar of the great Austrian economist Ludwig von Mises and had a good understanding of free-market economics, he dismissed what he considered extreme or dogmatic classical liberalism. He treated John Locke with scorn, hardly viewing him as a major thinker at all. The great classical liberal Charles Comte was for him someone who wished to overthrow the order of being. For Voegelin a strong state is essential.

I disagree with Voegelin here, for reasons set out elsewhere. But accept or reject the fundamental tenets of Voegelin’s thought, no one who studies him can fail to benefit from his insights and synoptic vision.13

Notes

  1. Voegelin and Strauss corresponded intermittently over many years, and their letters have been published: Faith and Political Philosophy (Columbia, MO: University of Missouri Press, 2004). On one occasion, Strauss asked Voegelin what he thought of Karl Popper. Voegelin responded that Popper had deliberately twisted the meaning of Bergson’s phrase “open society” in his The Open Society and Its Enemies. Bergson meant societies open to the transcendent, as Popper decidedly did not. Strauss wrote back that Voegelin’s letter had been very useful to him in his efforts to block Popper from teaching at the University of Chicago. Voegelin once told me that he thought a major weakness of Strauss’s thought was that he never attempted an interpretation of Christianity.
  2. The book is based on the author’s doctoral dissertation at LSU. It is on the whole well written, though I regret to report that the author is guilty more than once of the solecism “mitigate against.”
  3. Mark Lilla, “Mr. Casaubon in America”, New York Review of Books, June 28, 2007, 29. Voegelin esteemed Husserl highly, and he wrote illuminatingly about him in his correspondence with Alfred Schutz. He thought, though, that Husserl at times succumbed to a positivist view of history.
  4. This book led to the unfair claim by Aurel Kolnai, in The War Against the West (1938), that Voegelin sympathized with fascism.
  5. The Irish philosopher William Desmond also uses the concept of the Metaxy. See, e.g., his Being and the Between(Albany, NY: State University of New York Press, 1995).
  6. Arthur Versluis in The New Inquisitions (Oxford: Oxford University Press, 2006) assails Voegelin for his view of the Gnostics. He contends that totalitarian movements endeavor to impose a fixed system of beliefs. The Gnostics, by contrast, were a spiritual movement without rigid dogmas. Versluis’s critique fails to confront what for Voegelin is the key point, the direct possession of saving knowledge by an elite. In his later works, though, Voegelin thought that he had overemphasized the role of the Gnostics. Other movements were involved in the derailment of being as well. Cyril O’Regan, Gnostic Return in Modernity (Albany, NY: State University of New York Press, 2001) is an outstanding analysis of Gnosticism, with some attention to Voegelin.
  7. Voegelin analyzed Nazism as a deformation of being in his early The Political Religions and in his lectures Hitler and the Germans. In the former work, he notes the importance of the symbol of light in Nazi propaganda: images and descriptions of “shining” abound.
  8. Voegelin never published the History, but it is now available in his Collected Works in eight volumes.
  9. On his visit to the United States in the 1920s, Voegelin attended the lectures of the sociologist Franklin Giddings at Columbia University. Giddings’s “consciousness of kind” influenced Voegelin’s later discussions of homonoia.
  10. Herndon does not mention that after his treatment of Aquinas in the History, Voegelin sometimes suggested that Aquinas held overly rigid notions of being and natural law. He in part anticipated the controversial work of Jean-Luc Marion, God Without Being.
  11. Frederick Wilhelmsen, among others, has criticized Voegelin for his departures from Christian orthodoxy. Whether Voegelin was a Christian obviously depends on how one characterizes Christianity. Herndon gives a good account of the controversy. Incidentally, when he was Archbishop of Munich, Cardinal Ratzinger (now Pope Benedict XVI) sent Voegelin a letter in 1981 saying that his thinking had “fascinated and enriched” him.
  12. I owe this insight to my late friend Robert Nozick, who immediately raised the problem after he asked me to give him a brief account of Voegelin’s thought.
  13. For my criticisms of Voegelin on classical liberalism see my “The Fallacies of Voegelinian Liberalism,” Mises Review, Fall 2000. My tone in that essay is much too harsh.

First published: February. This article is reprinted with the author’s permission.

mardi, 29 août 2017

Du "populisme" d'après Laclau, Mouffe, Errejon.

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Du "populisme" d'après Laclau, Mouffe, Errejon

Par

Blog : Le blog de Vincent Présumey

Avertissement d' "euro-synergies": ce texte émane d'une voix de gauche qui s'oppose à l'utilisation par les populistes de gauche de l'oeuvre de Carl Schmitt. Nous affichons cet article pour montrer les arguments de cette gauche radicale qui refuse aujourd'hui, pour de bonnes et de mauvaises raisons, les théories émises par les idéologues de Podemos ou d'autres mouvements postmarxistes.Nous supposons que nos lecteurs pourront faire la part des choses: rendre à Marx ce qui revient à Marx, à Gramsci ce qui revient à Gramsci et à Schmitt ce qui revient à Schmitt. Coïncidentia oppositorum !

* * *

Le "populisme" est à la mode. Voici quelques mois, beaucoup d'adhérents de la "France insoumise" s'insurgeaient contre l'emploi de ce terme à l'égard de leur mouvement, croyant qu'il s'agissait de les amalgamer au Front National, dans la continuité des attaques que nous tous, militants de gauche opposés aux normes de la dite "construction européenne", avons eu à connaître depuis des années. Mais ils ont fini pour la plupart d'entre eux par réaliser que leur chef se réclame du dit "populisme" depuis un certain temps déjà, en tant qu'axe stratégique pour les présidentielles puis pour son mouvement, et leur réponse a changé : elle consiste à dire que les critiques ignorent la profondeur analytique et conceptuelle de la chose, laquelle renvoie aux oeuvres de deux supposés grands penseurs, l'un, décédé, l'argentin Ernesto Laclau, l'autre étant l'universitaire belge Chantal Mouffe.

Un petit livre (rouge ! - aux éditions catholiques du Cerf) est devenu le bréviaire de pas mal d'entre eux, et il est vrai que Construire un peuple, Pour une radicalisation de la démocratie, entretiens entre la théoricienne du "populisme" C. Mouffe et son principal promoteur dans Podemos (1), Inigo Errejon, est réussi au point de vue de la vulgarisation : il donne une version abrégée des conceptions principales de ce courant. Il me servira donc ici de point de départ pour une rapide analyse de ses principaux aspects idéologiques.

Chantal Mouffe et l'essentialisme.

Chantal Mouffe présente comme le résultat de profondes recherches sociologiques et politologiques un certain nombre de truismes que le bon sens connaît fort bien depuis toujours : "les identités politiques ne sont pas données, elles ne répondent pas à une nature par essence, mais sont constamment en construction." Ces formules s'opposent, selon elle, au "marxisme" et aux "marxistes" ainsi qu'à la "social-démocratie". La grande critique du "marxisme" à cet égard a été faite par elle-même et Ernesto Laclau en 1985 dans Hégémonie et stratégie socialiste (2). Le "marxisme" avait "une conception essentialiste qui faisait de l'existence des identités politiques le préalable à leur articulation dans le discours.", à savoir : "un "essentialisme de classe", dans lequel les identités politiques dépendaient de la position de l'acteur social dans les rapports de production, rapports qui déterminent sa conscience."

Dans un premier temps on pourrait penser qu'est visé le déterminisme économique, à l'oeuvre notamment dans le "marxisme" officiel de la seconde Internationale au début du XX° siècle , repris sous une forme aggravée dans les formulations idéologiques liées au stalinisme, déterminisme qui peut s'autoriser de telle ou telle formule de Marx mais certainement pas de l'ensemble de son oeuvre. Seuls deux "marxistes" trouvent grâce aux yeux de C. Mouffe, en tant qu'"hérétiques" supposés et pas en tant que "marxistes", Gramsci et Lukacs. Qu'aussi bien chez Lénine que chez Trotsky ou Rosa Luxembourg la place de l'action politique consciente contredise explicitement tout déterminisme économique semble lui avoir échappé (cette pauvre R. Luxembourg avait bien fait quelques efforts, explique-t-elle, mais "sans y arriver vraiment" !).

Le déterminisme économique, en fait, n'est en rien la cible de Chantal Mouffe. Ce n'est pas tant la supposée "dépendance" de l'identité politique envers les rapports de production qui est appelée par elle "essentialisme", ni une formation de la conscience qui serait directement conditionnée par la place de l'individu dans ces rapports. Ces visions schématiques "marxistes" ne font que lui faciliter la tache, mais ce ne sont pas elles qu'elle vise. C'est la relation entre rapports sociaux et identités politiques, c'est l'idée que les forces politiques correspondent évidemment à des intérêts sociaux pas forcément immédiatement conscients, qui est taxée d' "essentialisme".

Il nous faut faire une petite parenthèse sur ce terme. C. Mouffe en effet, procède à une inversion – Marx aurait peut-être dit : une inversion idéologique ! - dans son emploi.

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Qu'est-ce que l' "essentialisme" ? Depuis Aristote on oppose l'essence d'une chose à ses accidents, mais ceci n'est une opposition que pour les interprètes superficiels - déjà chez Aristote, le nécessaire n'existe pas sans le contingent ni l'essence sans les accidents. La véritable opposition est celle du nominalisme et de l'essentialisme et elle a été exposée et explicitée notamment par les biologistes. "Le chat a des poils parce qu'il est un mammifère" est une proposition banale, essentialiste sans le savoir : le concept de mammifère ne préexiste pas ontologiquement aux individus (3). Dans une démarche scientifique, reposant sur le réalisme – le monde existe indépendamment et antérieurement à ma perception -, il faut se garder, avec une vigilance en éveil, de tout essentialisme, de toute conception centrée sur une norme idéale, de toute confusion entre science et valeur.

Une très belle critique de l'essentialisme se trouve sous la plume de Marx, dans la Sainte Famille (1844) : à la pomme et à la poire réelles que je mange, est substitué le concept de fruit, et pomme et poire deviennent des manifestations du "fruit absolu", chaque chose individuelle devenant l'incarnation d'une abstraction, d'une essence.

L'essentialisation, explicite ou implicite, de l'adversaire ou du contradicteur, est un phénomène courant qui constitue le principal obstacle aux débats argumentés : untel dit ceci parce qu'il est cela, un "marxiste", un "libéral", ou, pire, en raison de sa "nature", de classe, ethnique, de genre, etc (la pensée essentialiste est obligatoire dans le racisme). Ceci évite ou empêche de considérer ce que dit effectivement untel. La critique de l'essentialisme recoupe donc la critique de l'idéalisme et de l'institution d'abstractions figées à titre de modèles explicatifs, mais elle va au delà car elle critique aussi l'explication essentialiste des pensées, opinions et identités elles-mêmes : elle permet un matérialisme non dogmatique.

Il s'agit de rompre avec la classe ouvrière.

Ce que C. Mouffe, elle, dénonce comme "essentialisme" constitue précisément le contraire de l'essentialisme, à savoir le fait d'écarter les explications toutes faites sur les idées des uns et des autres par la référence à un quelconque mot en "isme" permettant de les classifier dans des catégories figées, pour pouvoir accomplir l'effort de prise en compte des réalités sociales et individuelles (les deux allant toujours de pair), des rapports matériels des individus entre eux et avec le monde, non pour ériger ces rapports en une nouvelle "essence", mais pour approcher au plus près la réalité concrète mouvante et contradictoire. Elle essentialise, par contre, le "marxisme", et avec lui la "social-démocratie", leur adressant ce reproche central qui pour elle résume, en fait, leur soi-disant "essentialisme" :

"Leur théorisation était différentes, mais finalement les deux courants ["marxisme" et "social-démocratie"] abordaient le socialisme en fonction des demandes de la classe ouvrière." (je souligne, VP).

La "social-démocratie", ce sont les partis socialistes, social-démocrates, travaillistes, ayant largement dérivés vers le libéralisme. Le "marxisme", c'est ici ce qui est censé s'être situé "à gauche" des précédents, soit, principalement, les partis communistes et apparentés. Pour Chantal Mouffe leur grand défaut était de procéder "en fonction des demandes de la classe ouvrière" (sic). Althussérienne orthodoxe jusque là (et peut-être bien réelle "marxiste essentialiste" ! ), elle aurait pris conscience du problème en raison de son engagement féministe londonien. Sans doute. On notera la double essentialisation a-critique à laquelle elle procède.

Premièrement, les forces politiques issues de la social-démocratie et du stalinisme (qu'il soit permis d'appeler ainsi les catégories essentialisées de C. Mouffe que sont "la social-démocratie" et "le marxisme", on se rapproche ainsi, d'un cran, du réel), représentaient bel et bien la classe ouvrière, et c'est bien là, deuxième point central, ce qu'il leur est reproché.

Exit tout questionnement sur la bureaucratie, la confiscation de la représentation, l'Etat "soviétique", etc. C. Mouffe en rompant avec ce qu'elle considérait comme son "marxisme", n'a pas à faire l'effort de critiquer le rapport politique de subordination et d'instrumentalisation, ni donc de se questionner sur les forces sociales en jeu, des appareils social-démocrates et "communistes" issus du stalinisme, avec la classe ouvrière. Non : le problème, c'est la référence à la classe ouvrière.

Pas de rupture avec les vieux partis en tant qu'appareils bureaucratiques, mais une rupture réelle avec toute référence à la classe ouvrière, et donc avec le mouvement ouvrier. La "critique de l'essentialisme" joue là le rôle classique d'une couverture idéologique : la conscience est proclamée autonome, les classes n'existent pas, donc inventons. Rompre avec "l'essentialisme" voulait dire rompre avec la classe ouvrière. Inventons ! Inventons quoi ? Le "populisme".

Voici le Populisme !

Le populisme fut ainsi défini par Ernesto Laclau dans La raison populiste :

"Un mode d'articulation opérant selon une logique équivalentielle, qui aboutit, par un enchaînement d'équivalences entre une multiplicité de demandes hétérogènes, à créer un peuple."

Sous ce verbiage impressionnant, voire intimidant, on pourrait penser qu'on a une démarche pragmatique assez simple, voire cynique, somme toute :

"L'idée des néo-populistes, c'est d'allier des luttes locales et a priori sans lien, comme par exemple celle pour le mariage homosexuel et celle contre la construction d'un aéroport et celle contre la fermeture d'une école maternelle. Chaque lutte possède un ennemi local (les cathos intégristes, les promoteurs immobiliers, la mairie de droite). Plus on agrège des luttes ensemble, moins ce qui "nous" relie a de substance, mis à part celle d'être en lutte contre une série d'ennemis tout aussi protéiformes. On a donné le nom de peuple, ou "les gens", pour décrire le nous, et celui des élites pour décrire l'ennemi. Ça permet de mobiliser toutes ces luttes dans un front large. Donc c'est pas si compliqué que ça, la formule est pas si obscure que ça en contexte, la stratégie fonctionne pour gagner des élections (voir Syriza, Podemos, Revolution Ciudadana) en évitant la fragmentation qui caractérise la gauche de la gauche depuis longtemps." (je recopie ici une intervention dans un débat sur Facebook).

Mais aucun des exemples donnés ici, et on pourrait en ajouter d'autres, ne s'est construit en réalité de cette manière. En ce qui concerne Podemos, il y a eu initiative politique d'un groupe, dans le contexte créé par les mouvements massifs d' "indignés" occupant les places publiques en 2012, mais il ne s'agit pas de l'expression politique directe de ce mouvement, ni de la fédération de luttes "sans lien entre elles". C. Mouffe et I. Errejon sont pleinement d'accord et se félicitent du fait que "l'initiative de Podemos est lancée sans aucune forme de consultation préalable entre les mouvements, ni les assemblées, ni avec les indignés." Il ne fallait surtout pas soumettre cette initiative à la discussion ! Le mode d'articulation dont parle Laclau n'est pas la fédération démocratique de mouvements divers. Au demeurant, ces mouvements étaient déjà articulés dans le 15M et les Indignés, précisément parce qu'ils n'étaient pas sans liens entre eux, mais que tous étaient des réactions sociales aux attaques capitalistes – "essentialisme" "marxiste" ! La question de leur représentation politique se posait publiquement, ouvertement, en Espagne depuis 2012. Comme l'avoue très franchement Errejon, Podemos en tant que mouvement "populiste" n'a pas été pensé et fondé pour assurer démocratiquement cette représentation. De fait, il n'aurait pas agi autrement si l'intention avait été de court-circuiter et de confisquer cette représentation le plus vite possible (4).

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Les modes idéologiques actuelles à l'extrême-gauche ne facilitent pas, il est vrai, la compréhension critique de ce dont il s'agit réellement là. Ainsi, le terme d' "intersectionnalité" peut être facilement combiné aux "modes d'articulation" à la Mouffe-Laclau. Rien n'existerait "par essence", ni classes, ni genres, ni nations, tout serait "construction sociale et langagière", croyance qui constitue justement le plus sûr moyen de faire de l'essentialisme réel, celui que critiquait Marx il y a un siècle et demi, et que critiquent les biologistes aujourd'hui : cataloguer des "ismes" et des "phobies" les uns à côté des autres ("classisme", "sexisme", "homophobie", "islamophobie", "spécisme" ... (5)) en éclatant toute compréhension unifiée de la société et des rapports de production, ce qui permet éventuellement d'y faire son marché et de choisir son "isme" et sa "phobie" (6).

Au fond, Laclau et Mouffe ne font-ils pas de l' "intersectionnalité" ? Certes, mais avec un petit quelque chose de plus assez éclairant sur les confusions possibles autour de cette notion.

Deux termes clefs sont présents dans la formulation fumeuse de Laclau citée ci-dessus. Les "demandes" sont "hétérogènes", ce qui peut vouloir dire plus encore que sans lien apparent (mais avec un lien social sous-jacent), comme présenté ci-dessus par l'intervenant sur Facebook. Elles peuvent être, même, et elles le sont chez Laclau – comme elles l'étaient dans le mouvement politique qui a toujours été le sien : le péronisme de gauche – contradictoires, opposées.

C'est-à-dire, en termes soi-disant "essentialistes", qu'elles peuvent émaner de groupes sociaux aux intérêts opposés. Le "mode d'articulation" façon Laclau associe des intérêts opposés. Et il les associe dans "un peuple", seconde notion clef.

Combinons tout cela : il s'agit d'unir des intérêts sociaux opposés dans un seul et même "peuple". Dit comme cela, c'est certes beaucoup moins original ...

"Nous" contre "Eux".

Chez Laclau, ce dont il vient d'être question est la plupart du temps présenté comme une description des pratiques socio-politiques effectives, surtout dans des sociétés destructurées par le néolibéralisme comme celles d'Amérique du Sud, plus que comme une méthode préconisée pour construire des organisations politiques de masse. De Peron à Christina Kirchner, présidente néo-péroniste de l'Argentine qui lui rendra un hommage appuyé à sa mort en 2004, en passant par Chavez, Morales, Correa ..., mais aussi des rassembleurs de "droite", voire néolibéraux comme Fujimori au Pérou, le "mode d'articulation" à la Laclau a pu être fréquemment identifié, au point de friser la banalité sans contenu.

Mouffe entend, sur ces fondements, définir une manière de "produire du politique" expression synonyme ici du "construire un peuple" de Laclau : "Il me paraît fondamental de comprendre que la politique consiste à créer un "nous" et que ça implique nécessairement de le distinguer d'un "eux". Le sujet politique collectif (le "peuple") se constitue en désignant, en affrontant, en détestant, un ennemi : c'est ce qui fait son identité, puisque lui-même est formé de groupes aux intérêts hétérogènes voire opposés. L'ennemi est perçu comme celui qui vous fait du mal, mais sa définition ne doit pas être "essentialiste", comme de bien entendu : il n'est donc pas défini, mais décrit, et ne sera donc pas forcément, un groupe exploiteur et/ou oppresseur. Juste un ennemi.

Nous touchons là à l'apport plus propre à C. Mouffe. Elle a péché cette brillante trouvaille chez un illustre "penseur du politique" : Carl Schmitt. Il est permis de dire, l'ignorance ne servant de rien à personne (Spinoza), que chez Carl Schmitt, le "nous" était le Volk germanique, le "eux" la juiverie internationale (7). Carl Schmitt était le principal théoricien du "politique" et du droit, ou du non-droit, de l'Etat national-socialiste allemand entre 1933 et 1945. Certes, on ne saurait voir là une sorte de principe de contre-autorité qui interdirait d'étudier ou de se servir de Carl Schmitt. Il faut l'étudier, mais sans être dupe. Or, dans Construire un peuple, C. Mouffe, I. Errejon et l'éditeur évitent soigneusement d'informer le lecteur de ces données élémentaires sur le supposé grand penseur dont il est ici question. N'ayons pas la naïveté de croire qu'ils ont supposé les lecteurs tous assez cultivés pour savoir de qui il retournait. La jeune lectrice ou le jeune lecteur "insoumis" pourra facilement s'imaginer que Carl Schmitt était un grand "critique du libéralisme", et l'ignorance à cet égard se manifeste même chez de possibles lecteurs d'un âge plus canonique (8).

Le leader charismatique.

L'addition d'intérêts hétérogènes construit "un peuple" en se définissant comme un "nous" contre un "eux", et en se rassemblant autour de la figure d'un chef charismatique :

"Pour créer une volonté collective à partir de demandes hétérogènes, il faut un personnage qui puisse représenter leur unité, je crois donc qu'il ne peut pas y avoir de moment populiste sans leader, c'est évident." - un leader "charismatique".

Un peuple, un ennemi, un leader !

Sa relation à la base est autoritaire dans le cas du "populisme de droite" – et de mentionner Marine Le Pen. Mais il peut y avoir "un autre type de relation, moins vertical" ... sans plus de précisions, et l"horizontalité insoumise" en la matière n'a convaincu que les convaincus ...

Pour appuyer ces propos de C. Mouffe, I. Errejon pense opportun de citer le dirigeant anarchiste espagnol Buenaventura Durruti. L'exemple, comme le seraient tous les exemples pris dans l'histoire du mouvement ouvrier à l'exception partielle de Ferdinand Lassalle, est mal choisi, car ici la lutte commune (et non les "demandes hétérogènes" !), et l'organisation, préexistent au dirigeant reconnu comme tel. Dans le schéma "populiste" le chef est au contraire un identifiant nécessaire et donc préalable, puisque les "demandes" sont "hétérogènes" : la figure du chef et la figure de l'ennemi sont l'une et l'autre indispensables.

L'agonisme "démocratique".

Parvenu à ce stade, le sympathisant du "populisme" ou du "populisme de gauche" s'estimera sans doute en droit de protester :

"Vous êtes en train de nous tailler un costard qui suggère fortement que des mouvements comme la France insoumise sont des hordes fédérées par un Chef, contre une représentation de l'Ennemi, visant à fonder un Peuple dans lequel des intérêts – des intérêts de classe - hétérogènes, coexistent. Vous êtes en train de nous faire croire que c'est comme Mussolini. Mais vous mentez, car C. Mouffe dit bien qu'elle pense "avec et contre" Schmitt, sa vision du politique se situant dans le cadre de la démocratie pluraliste. Aucun confusion avec le fascisme n'est donc permise."

Il est exact que, à ce stade, les caractéristiques énumérées se prêtent fort bien à la description du fascisme lors de son émergence. Précisons toutefois que je ne me suis pas livré ici à un exercice autre que l'analyse du discours des théoriciens du "populisme" sur lui-même. Ni Podemos, ni la FI, ni le M5S italien, n'ont été ici analysés en eux-mêmes par leur place dans les rapports sociaux et politiques réels (de manière "marxiste essentialiste" !). Nous en sommes encore à l'analyse du discours et de la théorie. Et il est vrai qu'à ce stade, c'est en effet assez "inquiétant" !

Mais rassurons-nous donc, C. Mouffe, qui "pense" avec C. Schmitt, ne préconise pas de détruire quelque ennemi que ce soit par la violence, mais seulement d'instaurer temporairement, par la voie des urnes, une "hégémonie" nouvelle. Elle prend soin de distinguer l'antagonisme de Schmitt de ce qu'elle appelle l'agonisme de la démocratie pluraliste, qu'elle entend donc préserver. Nous voila rassurés ... mais "pensons" un peu, nous aussi, "avec et contre" C. Mouffe !

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L'agon, c'est la compétition chez les citoyens grecs de l'Antiquité, fort conflictuelle, mais se situant dans le champ de la confrontation politique, rhétorique ... ou sportive. Il ne devait pas dégénérer en stasis, en guerre civile - mais c'est arrivé, souvent. La joute politique agonistique fait vivre la démocratie dans la cité en donnant forme aux conflits, sans jamais détruire la cité, ce qui se produit lorsque l'un des groupes en compétition – le démos, l'aristocratie, les nouveaux riches ...- entreprend de faire prévaloir radicalement ses intérêts. Pour être précis, l'agon évite d'entrer dans la voie de la réalisation du partage des terres et de l'abolition des dettes, ces deux revendications révolutionnaires du monde antique et au delà, qui s'accompagnent souvent, qui plus est, lorsque tel ou tel groupe entreprend de les satisfaire, de la libération collective d'esclaves. Historiquement l'exemple romain est intéressant : vers 130-120 av. J.C., les Gracques, voulant restaurer un corps civique étrillé par les inégalités, sont entrés dans la voie du partage des terres et de l'abolition des dettes. Leurs adversaires aristocratiques ont déclenché contre eux les guerres civiles romaines, au nom de la préservation de la république, conduisant à sa liquidation après des décennies de guerres généralisées dans toute la Méditerranée. L'ordre agonistique a été sauvé de la révolution sociale ... au prix de sa disparition. La compétition politique a disparu, remplacée par les joutes de rhéteurs et les jeux du cirque.

Le sens précis de la démocratie pluraliste maintenue par la confrontation agonistique, mais non antagonique, selon C. Mouffe, est que jamais le cadre social de celle-ci, que serait le capitalisme, ne prendra fin. I. Errejon enfonce le clou : le "libéralisme" veut mettre fin au conflit et donc à la politique, et le "marxisme" veut abolir "la contradiction capital-travail", passant à des "sociétés sans politique". Donc : si nous voulons préserver la politique, n'abolissons pas la contradiction capital-travail (on comprend mieux que le populisme soit disposé à être tout ce que l'on voudra, sauf une organisation de classe).

Qu'il y ait là une réaction contre de nombreux discours "marxistes", et aussi utopistes ou anarchistes, annonçant une société sans classe, ni Etat, ni politique, sans doute. Mais enfin, nous avons affaire à des gens qui se prévalent de leur capacité à "penser", et à "penser" "avec et contre", s'il vous plaît ! La notion d'"agonisme" opposée à "antagonisme" provient, disions-nous, des anciens Grecs, chez lesquels il n'y avait pas de "contradiction capital-travail". Preuve qu'on peut avoir de la "politique" sans celle-ci, non ? Que le réglement de cette contradiction là doive mettre fin au politique, au débat, aux confrontations d'intérêts, d'idées et d'objectifs, demanderait à être démontré, et ne l'a jamais été (y compris par ceux qui souhaitaient cette eschatologie). En somme, C. Mouffe et I. Errejon, ces "post-marxistes", conservent précieusement par devers eux une croyance, et une seule, de l'ancien mouvement ouvrier : celle selon laquelle en finir avec le capitalisme mettrait fin à la politique. Peu importe qu'ils tiennent la chose pour impossible ou pour dangereusement possible, le résultat est le même, puisque cette croyance devient chez eux un repoussoir. Au service d'une orientation politique précise : en finir avec le mouvement ouvrier, ne plus représenter d'intérêts de classe, unir des intérêts de classe opposés, et donc, préserver le capitalisme.

Or, il se trouve que le compère Carl Schmitt, sur ce point, était tout à fait d'accord. La contradiction capital-travail n'était pas son sujet et il entendait clairement maintenir le capitalisme. Sauf que chez lui, l'union du "peuple" sous un "chef" contre un "ennemi", maintenant au passage le capitalisme, détruisait sans états-d'âmes la démocratie pluraliste et même libérale. Cela s'appelait, permettons nous encore l'impolitesse de le rappeler, le national-socialisme, abrégé en nazisme, n'est-ce pas.

Aucun doute sur le fait que C. Mouffe est pour la démocratie pluraliste et donc qu'à ce titre, elle est bien "contre" son maître C. Schmitt. Mais démocratie pluraliste et capitalisme pour elle font bloc, sont associés. Donc, maintenir la démocratie pluraliste implique de maintenir le capitalisme, même si elle n'insiste pas trop, se contentant en général de sous-entendre ce point comme une évidence qui devrait aller de soi. Son "populisme", qui est, sinon "de gauche", en tout cas pas "de droite", se maintiendrait ainsi dans les limites d'une confrontation rigoureuse et animée, débordant la bienséance libérale, mais toujours civilisé. Pas de sang.

Qu'il soit permis d'avoir un doute, non pas sur la sincérité de l'attachement de C. Mouffe à la démocratie, mais sur le fait qu'on puisse rester civilisé en galvanisant des foules derrière un chef et contre un ennemi, tout en préservant le capitalisme. De ce point de vue, l'expérience de plusieurs gouvernements de gauche latino-américains est importante, particulièrement celle du Venezuela, qui, sous Chavez, était resté, voire véritablement devenu, une démocratie pluraliste. Mais sous Maduro ... non seulement le capitalisme, mais le paiement des dividendes aux actionnaires et créanciers impérialistes, sont préservés. Quand à la démocratie pluraliste ...

D'ailleurs C. Mouffe, devant les élans "antagonistes" d'I. Errejon qui compare la passion politique contre l'ennemi à celle des bandes de supporters d'un match de foot – une comparaison signifiante, nous y reviendrons -, lesquelles "'s'entre-tuent parfois", concède que "l'agonisme n'élimine pas l'antagonisme, c'est une façon de le sublimer." Des régimes qui "subliment" la passion de foules que l'on ne peut satisfaire sur le fond car le capital et son accumulation sont maintenus et poursuivis, il y en a eu ... et leur degré de violence, pas "antagonique" envers le capital, s'est avéré "antagonique" envers la civilisation et la culture humaines.

Nous ne sommes donc pas rassurés par la profession de foi démocrate-pluraliste "avec et contre" C. Schmitt de C. Mouffe.

Soyez quand même rassurés, notre ADN est antifasciste !

Errejon précise : "Pour nous, l'adversaire ce sont ceux d'en haut qui ont confisqué la démocratie, pas ceux d'en bas, sous prétexte qu'ils viendraient d'autres pays ou qu'ils auraient une autre couleur de peau. Ceux qui auraient ce genre d'idées, pas question de négocier ni de discuter avec eux ; pour nous, c'est une frontière infranchissable."

Avec les fascistes, racistes et xénophobes, il entend avoir des rapports "antagonistes" et pas "agoniques".

Dont acte. Mais il y a un talon d'Achille. C. Mouffe le fait ressortir elle-même. Elle explique d'abord que si "la confrontation peuple/caste" est bien de nature "agonistique", ceci signifiant clairement "qu'il ne s'agit pas d'essayer d'en finir avec la "caste" par une révolution ou un coup d'Etat" (et donc qu'il ne s'agit pas d'en finir avec elle d'une façon générale, car la "démocratie pluraliste" supposant la "confrontation agonistique" aucun des deux camps opposés ne doit être éliminé, tout au plus peuvent-ils se transformer en d'autres termes contradictoires opposés). Ces précisions étant apportées, elle demande à I. Errejon : "qui sont ceux de la caste" ?

"Leur indéfinition même fait leur pouvoir mobilisateur", répond ce dernier. Si nous étions rassurés, nous ne le sommes plus.

La "caste" et "l'oligarchie" sont les termes qui désignent, dans les trois mouvements "populistes" d'Europe occidentale, nonobstant leurs différences, que sont Podemos, la FI et le M5S, la figure de l'ennemi. Dans les deux premiers d'entre eux, peut-être même aussi dans le troisième, nul doute que ce sont les capitalistes qui sont perçus ainsi par beaucoup d'adhérents de base. L' "essentialisme" a la vie dure, forcément puisqu'il s'agit des rapports sociaux réels ... Mais dans le discours des chefs, il ne s'agit pas du capital, mais seulement de sa couche supérieure, le capital financier et boursier, lequel n'aurait pourtant aucune existence si le capital dit "productif" ne l'engendrait pas et ne recourrait pas à lui en permanence. La dénonciation de la "caste" est donc une formulation ambigüe qui se nourrit de l'existence du capital financier. Lui sont agrégés les politiciens et les gros acteurs médiatiques. Il s'agit là d'une représentation fétichisée, qui fantasme l'ennemi dans la figure du riche médiatique. Elle est indissociable des représentations traditionnelles contre la "finance cosmopolite", c'est-à-dire des représentations antisémites qui s'exprimaient ouvertement avant 1945, et à nouveau aujourd'hui dans plusieurs pays d'Europe centrale et orientale. Il est indispensable de dire et de comprendre cela pour caractériser les "populismes". En faisant ce constat, personne n'a traité I. Errejon ou J.L. Mélenchon d'antisémite. Toute tentative d'interdire que cette question soit abordée au motif que ce serait malséant, est une tentative d'interdire tout débat démocratique sérieux sur ce à quoi nous avons effectivement affaire (9).

Plus généralement la figure de l'ennemi est plastique et évolutive, ce qui semble beaucoup plaire à I. Errejon. Lui-même ne fera jamais d'un groupe ethnique ou national son ennemi, pas de doutes là-dessus. Mais la méthode de mobilisation politique qu'il théorise et promeut ne comporte en elle-même aucun garde-fou contre cela. Au contraire, en suscitant à la fois la "passion" dans la dénonciation de "la caste", sans que le but soit pour autant de transformer les conditions sociales qui fondent l'existence de la dite "caste", elle est susceptible de porter à son paroxysme passion et frustration en même temps. Dans la société capitaliste, de telles contradictions politiques ne se résolvent en général que par la désignation de boucs émissaires ne faisant pas partie du coeur de la classe dominante.

A propos du "patriotisme".

La métaphore favorite d'I. Errejon pour décrire ce que doit être la mobilisation de la foule rassemblée contre la caste est le match de foot. C'est plus qu'une métaphore : les "passions" doivent être mobilisées, explique C. Mouffe – d'autant plus qu'il s'agit d'associer des couches que leurs intérêts pourraient opposer. Dans un cadre de pensée présenté comme rationnel, le congédiement des conditions sociales concrètes en tant qu'"essentialisme" ouvre grand la porte à l'irrationnel, non pas à cet irrationnel qui est en chacun de nous, non pas aux émotions et passions d'amour et de colère qui animent évidemment tout mouvement social vivant, mais bien à l'irrationnel proprement dit, la galvanisation autour du Chef charismatique, la célébration du drapeau – I. Errejon est en quête d'un "drapeau", de l'objet -, la sensation des individus fusionnant dans le slogan, le cri, l'émulation du match. Toute une thématique de "la foule" qui remonte à Gustave Le Bon refait surface ici, qui n'est pas la même chose que la foule constituée, marchant à la lutte, faite d'individus conscients ou accédant à la conscience, de la manifestation "ouvrière", laquelle n'est pas pour autant sans chaleur et souffle.

Au final, le "peuple" qu'il s'agit de "construire" est déjà là, c'est celui des Etats-nations à défendre contre le "mondialisme" de la "caste" - cette problématique là est peut-être plus présente chez I. Errejon que chez C. Mouffe, de même que son appétence pour "la plèbe". Il me semble, dans ce cadre, significatif que les termes "patrie" et "patriotisme" soient utilisés par eux, préférentiellement à "nation". Cette évolution se retrouve chez J.L. Mélenchon, où l'idée nationale républicaine et égalitaire se mélange et fait de plus en plus place à un pathos émotionnel autour de "la patrie", terme qui renvoie à la filiation et au sol. La terre, les morts, la colline inspirée ... le sang, sont-ils si loin ?

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Qu'il soit au moins permis de poser la question. Cela d'autant plus que la non mise en cause de la "démocratie pluraliste" équivaut de fait au maintien des Etats existants. En France, J.L. Mélenchon est un défenseur conséquent des intérêts impérialistes "nationaux". En Espagne, I. Errejon est gêné et contourné envers l'Etat espagnol. Mais, conséquent, il a pris la décision de l'appeler "Espagne" et de laisser de côté la question de la monarchie. Catalogne, Pays Basque et Galicie font donc partie de "l'Espagne", même si I. Errejon se réserve une marge de manoeuvre sur ces questions.

Ils ont bon dos ...

Ajoutons rapidement quelques remarques sur les références de nos penseurs. J'en ai mentionné une qui me semble de loin la plus sérieuse et la plus problématique : Carl Schmitt. Mais celui dont on aime à prononcer le nom, comme s'il était un label de pensée profonde, c'est "Gramsci". On pourrait dire que nous assistons à la mise en scène d'une essentialisation de Gramsci ...

Il est vrai que ceci n'a rien de nouveau. Dans le PC italien de Palmiro Togliatti, qu'I. Errejon invoque régulièrement comme le grand exemple passé de réussite "national-populaire", avait commencé la fétichisation de "Gramsci" au détriment de sa pensée impossible à mettre en cage, elle. C. Mouffe sait cependant très bien à quoi s'en tenir et elle a la franchise de le dire :

" ... nous reprenons son idée de "guerre de position", la lutte à l'intérieur des institutions, mais Gramsci pensait que c'était en préparation de la "guerre de mouvement", lors de la rupture révolutionnaire. Et ça, nous l'avons laissé de côté." En effet ; et de plus la "guerre de position" de Gramsci est loin de se réduire à "la lutte à l'intérieur des institutions".

Mouffe poursuit : "Un autre exemple est que le noyau central d'une hégémonie doit toujours être une classe fondamentale, et nous avons écarté cette idée."

Que reste-t-il alors du révolutionnaire prolétarien et marxiste Antonio Gramsci ? Rien, si ce n'est des expressions qui font intelligent, telles que l'assaisonnement à tout propos d'un peu de "guerre de position". C. Mouffe et I.Errejon sont ceci dit convaincus que "si Gramsci avait vécu à notre époque, il serait arrivé à une conception semblable à la notre" !

Cette affirmation nous apprend beaucoup sur la psychologie sociale (ah,"essentialisme", quand tu nous tiens ...) de Mouffe et Errejon. Le "marxisme" dont ils ont hérité dans leur jeunesse, résultat de décennies d'impasses politiques et bureaucratiques, était d'une telle fadeur que c'est sans doute un sentiment de libération intellectuelle qui les habite, et se complète d'un sentiment universitaire de supériorité, une fois qu'ils ont rompu avec leur fétiche, "l'essentialisme", et que licence leur est donner de raconter ce qu'ils veulent.

Le traitement de Gramsci est central. Nous le retrouvons avec quelques antiennes sur Hegel dont le "travail du négatif" est assimilé à la construction du peuple contre "eux" sans que jamais la négation ne s'arrête, car, c'est bien connu, il ne faut surtout pas mener la lutte à son terme. Et nous le retrouvons envers Machiavel, tantôt avec la thématique du nouveau Prince qui construit un peuple, une véritable idée machiavélienne qui conseille d'ailleurs au dit Prince de faire une révolution sociale pour cela, tantôt avec celle de la lutte agonistique des dominants et des dominés dans la cité, dont on oublie un peu vite que Machiavel la fait persister au moyen du "retour au principe" de la république, une rinovazione ou une réformation qui est à l'origine du mot "révolution", faute de laquelle la république se corrompt et meurt.

Du réformisme ?

Daniel Tanuro, dans une contribution dont je puis reprendre la plupart des termes (11), conclut ainsi sur ce supposé "populisme" :

"Il [ce "pauvre Gramsci"] doit se retourner dans sa tombe car ce que Mouffe propose est ce que la social-démocratie a prétendu faire… et qui l’a transformée en social-libéralisme. "

Je crois toutefois qu'il est nécessaire de pousser le bouchon un peu plus loin. Le réformisme était un courant du mouvement ouvrier qui préconisait une évolution progressive. Il est peu à peu devenu un non-réformisme, rallié aux contre-réformes dites libérales. Le "populisme" reprend en effet la thématique réformiste, refusant la révolution ou l'appelant "révolution citoyenne". Mais ce n'est pas une simple reprise. D'une part, il se présente comme la réponse à la corruption des vieux partis issus du mouvement ouvrier, et cette réponse consiste à "construire le peuple", au lieu de, et contre, le fait d'agir pour la représentation politique du prolétariat. D'autre part, il y met une chaleur "plébéienne", comme dirait Errejon, "patriotique", faisant appel à la notion centrale d' "ordre", qui le situe, si l'on veut faire des rapprochements historiques, non comme une résurgence du réformisme d'un Blum ou d'un Huysmans, certainement pas, mais comme un courant "néo" au sens de Marcel Déat en 1932 (12). Cela ne veut pas dire qu'on affirme qu'il finira de la même façon. Mais c'est un droit et un devoir imprescriptibles que de mettre en débat ces éléments, un droit et un devoir envers la génération de maintenant.

VP, le 24/08/2017.

Notes:

(1) Errejon est le théoricien mais pas le chef charismatique, qui est Pablo Iglesias. Il est cependant important de noter que Podemos, par rapport à la FI et au M5S, reste l'organisation qui ressemble le plus à un parti au bon sens du terme. Cela tient au fait qu'un mouvement social l'a précédé et a permis son émergence, et que des courants existent de fait en son sein, différences qui ne sont pas négligeables.

(2) Faire de l'idéologie un facteur autonome était déjà un thème central de Laclau en 1977 dans Politics and Ideology in Marxist Theory, New Lefts Books éd.

(3) Sur la critique de l'essentialisme par les biologistes de l'évolution, qui n'a rien à voir avec l'emploi de ce terme chez Mouffe, voir le Guide critique de l'évolution, sous la direction de G. Lecointre, Belin, 2009.

(4) Errejon est naturellement convaincu que si l'initiative n'avait pas été prise alors, aucune formation politique nouvelle n'aurait vu le jour. Il est vrai que les fondateurs de Podemos ont occupé le vide laissé par gauche et extrême-gauche traditionnelles. Mais il est vrai aussi que depuis 2012 la question d'une nouvelle formation politique était posée ouvertement et massivement en Espagne.

(5) Pour des raisons qu'il serait trop long de développer ici, le mot "racisme" est par contre de moins en moins présent dans ces énumérations, qui mettent à sa place notamment l'islamophobie.

(6) Le PIR (Parti des Indigènes de la République) dit rejeter l' "intersectionnalité". En fait il choisit un seul groupe ethno-religieux au nom duquel toute forme d'oppression est pour lui légitime.

(7) "Il est permis de le dire". Car, comme de longue date pour le nazi philosophe Martin Heidegger, il n'est en fait pas permis de le dire dans certains cercles et publications. Il est d'ailleurs à craindre que la mode "populiste" n'entraîne une mode des idées soi-disant profondes de Carl Schmitt, le nazi juriste.

(8) http://clubpolitiquebastille.org/spip.php?article197 Charles Jérémie écrit, pour jeter l'anathème sur mon "auvergnate" personne ("Vincent Présumey écrit beaucoup de sa bonne Auvergne, parfois des choses intéressantes."), que "Ainsi, faire découler de Chantal Mouffe, Carl Schmitt and Co un possible antisémitisme est tout à fait insensé. Imbuvable." . Que penser d'un "ashkénaze" prenant la défense de ... Carl Schmitt contre un "auvergnat"!? Il est vrai qu'on apprend dans le même article que "En France dans le mouvement ouvrier, il n’y a qu’un exemple de contamination antisémite.", celui des néos, et encore seulement à la fin des années trente ! Décidément, oui, "L'ignorance n'a jamais servi de rien à personne" (Spinoza).

(9) Tel est bien le sens de l'interdit jeté par C.Jérémie contre la soi-disant accusation d'antisémitisme envers Mélenchon, dans l'article en lien à la note précédente. "Stigmatiser me lasse", écrit-il plus haut. Il doit donc ressentir une grande lassitude.

(11)

https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/120817/le-mom...

(12)

https://blogs.mediapart.fr/robert-duguet/blog/040817/l-hi...

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mardi, 22 août 2017

Le djihadiste et la belle vie des autruches

 

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Le djihadiste et la belle vie des autruches

par Philippe-Joseph Salazar

Ex: http://www.lesinfluences.fr

Le dernier attentat perpétré à Levallois-Perret souligne une fois de plus la totale politique de gesticulation face à la puissance rhétorique des partisans de l’islam terroriste.

#Paroles armées. C’est l’été, “Plus Belle la Vie en continu”, la météo des plages, et les autruches la tête dans le sable. À Levallois-Perret, des musulmans terroristes tentent d’assassiner nos soldats. Les autruches sortent la tête du bac, et l’y replongent. Les autruches que le gouvernement va plumer à la rentrée pensent aux cortèges syndicaux, le cancan national, et le truc en plume.

Des soldats tombent. On doit tout de même admirer nos militaires qui se sacrifient pour la défense des autruches. Pourquoi se font-ils tuer ? Pour des autruches.

Un « spécialiste », président du centre d’analyse du terrorisme, déclare à France Info que les militaires de l’opération Sentinelle « ne sont pas formés aux combats en zone urbaine ». Lapalisse analyste !

Des soldats tombent.

Depuis deux ans on les forme en effet à se faire tuer. Les autruches envoient, bagatelle pour des massacres, des jeunes gens qui auraient mieux fait de devenir banquiers, pour que les volailles continuent à avoir la tête dans le sable et faire du fitness plagiste.

Et pourtant, on enseigne bien la “stratégie” dans les boîtes à business d’où sort notre élite emplumée ? C’est une discipline qui fait bien partie de la formation de nos écoles militaires qui défilent au son incongru de “Get Lucky” le 14 juillet ? “Get lucky ?”, “bonne chance”, voilà la doctrine militaire d’une France en état de guerre et de guérilla : allez, soldats, bonne chance, « get lucky  ».

Les autruches, elles, sont à la plage. « Lucky » autruches.

Soyons sérieux, même en été.

Le philosophe politique Carl Schmitt conclut sa Théorie du partisan, composée au début des années soixante, sur ces mots prémonitoires :

« Qui saura empêcher l’apparition de types d’hostilité nouveaux et inattendus, dont la mise en œuvre engendrera des incarnations inattendues d’un partisan nouveau ?  »

Le Califat, ISIS, EI, Daesh, nommez-le comme vous le désirez, est encore debout, à quelques encablures en fait des plages de Corse. Cette hostilité nouvelle effraie, mais elle chasse surtout de nos pensées la réalité des faits. Il faut en finir avec la rhétorique creuse des médias et des politiciens de profession, et nommer avec justesse le phénomène, un Califat, et ses acteurs, « soldats et partisans », et ses actions, « guerre et guérilla ».

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Carl Schmitt prémonitoire dans sa Théorie du partisan :« Le soldat ennemi en uniforme est la cible du partisan moderne ».

La classe politique et les relais médiatiques résistent devant l’appellation juste et radicale de cette hostilité islamique : la cause en est que la violence est, dans nos sociétés, aseptisée par la loi (à chaque violence correspond un délit ou un crime) et réduite à des rhétoriques explicatives (sociologie, psychologie, etc.), en vue de la cantonner dans l’idéologie dominante : la gestion des groupes humains par la prévention et la réinsertion. Les autruches aiment bien que le maître de la basse-cour leur dise : nous gérons le risque, pas de souci, je vous aime.

Des soldats tombent.

Les djihadistes du Califat qui opèrent sur le territoire national, dans notre temps et dans notre espace, implantent une forme neuve de proximité, celle du partisan. Schmitt avertit : « Le soldat ennemi en uniforme est la cible du partisan moderne ».

La propagande du Califat est claire dès son apparition sur la scène politique : il faut tuer tout représentant en uniforme de l’État car pour le Califat la France est occupée par des ennemis – nous, des mécréants et leurs alliés et serviteurs, les « musulmans modérés ». La gendarmerie et la police, et désormais l’armée déployée, sont des forces d’occupation de la « wilayat Fransa  ». Nous sommes des occupants. Du coup, le djihadiste doit résister à l’occupant en pratiquant la guérilla et devenir partisan.

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On peut médicaliser, psychologiser et sociologiser autant qu’on veut pour « expliquer une radicalisation », le fait est que tous ces partisans du Califat qui sont déployés sur notre territoire sont corps et âme à un idéal qui les rend, à leurs yeux, mieux qu’eux-mêmes.

C’est donc le combat de l’irrégulier contre le régulier, du soldat sans uniforme, qui se fond dans le paysage urbain, contre le soldat régulier qui devient une cible. L’essentiel est ici : tout soldat régulier est cible du partisan. Dès lors le langage de l’hostilité change car la ligne de front est dans la proximité : « acte » terroriste est insuffisant, il faut dire « attaque de guérilla ».

Il est temps que les autruches comprennent que le partisan djihadiste fait intégralement partie d’une mission qui le dépasse et l’élève en même temps. Il s’aligne sur une politique idéale. C’est un aigle du Hoggar, un oiseau de proie venu d’Arabie Pétrée. On peut médicaliser, psychologiser et sociologiser autant qu’on veut pour « expliquer une radicalisation », le fait est que tous ces partisans du Califat qui sont déployés sur notre territoire sont corps et âme à un idéal qui les rend, à leurs yeux, mieux qu’eux-mêmes – un petit salaud devient un martyr, et un délinquant minable un héros. Ne riez pas, autruches mes sœurs, la guerre sert souvent à ça : transformer les gens. Tuer grandit. Tuer pour un idéal grandit encore plus. Tuer pour Dieu, grandit absolument.

Et nos soldats tombent, sans autre idéal que de faire en sorte que les autruches puissent regarder “Plus Belle la Vie” et attendre avec anxiété … la météo des plages.

  Philippe-Joseph Salazar est l’auteur de Paroles armées-comprendre et combattre la propagande terroriste (Prix des Lumières 2015).

 

dimanche, 13 août 2017

«Le patriotisme économique partout en vigueur... sauf en Europe !»

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«Le patriotisme économique partout en vigueur... sauf en Europe !»

Par Eric Delbecque

Ex: http://www.lefigaro.fr/vox

FIGAROVOX/TRIBUNE - La question du «Made in France» a été au coeur des débats des primaires, à droite et à gauche. Eric Delbecque regrette que les pays européens, au nom du libre-échange, refusent le patriotisme économique que pratiquent pourtant Washington, Pékin ou Moscou.

Eric Delbecque est président de l'Association pour la compétitivité et la sécurité économique (ACSE) et directeur du département intelligence stratégique de SIFARIS. Avec Christian Harbulot, il vient de publier L'impuissance française: une idéologie? (éd. Uppr, 2016).

ImpuissanceFrancaise-v08.png


En dépit du résultat du premier tour, la primaire de la gauche a de nouveau projeté de la lumière sur la thématique du patriotisme économique, en particulier à travers la promotion du «made in France» par Arnaud Montebourg. Le sujet est capital et il est essentiel d'en débattre. Toutefois, il apparaît assez clairement que l'on continue à se tromper d'approche, chez les commentateurs comme au sein de la classe politique. Nombreux sont ceux qui persistent à associer «patriotisme économique» et «protectionnisme». Cette confusion fausse l'ensemble de l'argumentation autour d'une formule globalement travestie. Le patriotisme économique n'est ni un nationalisme économique, ni un repli frileux derrière nos frontières.

Correctement entendu, il est une autre manière d'appeler à un retour du politique dans la sphère économique. Il revendique une stratégie nationale en matière de développement, une vision de notre futur industriel (travaillé en profondeur par l'ère digitale) et une implication publique intense dans la conquête de nouveaux marchés. La France et l'Europe sont loin du compte en la matière.

Il suffit d'observer la machine d'assaut économique de l'Oncle Sam pour s'en convaincre. En premier lieu, ce dernier sélectionne drastiquement ses partenaires étrangers. A cette fin, les Etats-Unis créèrent le CFIUS (Committee on foreign investment in the United States: comité pour l'investissement étranger aux Etats-Unis). Et l'administration américaine ne se prive pas de l'utiliser, ou plutôt de faire comprendre aux investisseurs étrangers que cette menace plane sur eux. Ils sont donc fortement portés à la négociation… A travers cette structure et le texte de l'Exon-Florio (amendement au Defense Production Act de 1950, adopté en 1988), Washington pratique une politique que l'Union européenne ne peut même pas envisager: imposer un certain nombre d'administrateurs de nationalité américaine ou encore exiger que le choix de la stratégie de l'entreprise rachetée échappe partiellement ou totalement aux investisseurs étrangers. D'un point de vue plus offensif, les Américains mènent une véritable diplomatie économique (depuis l'ère Clinton) visant à imposer des groupes portant la bannière étoilée dans les pays «alliés» ou «amis», ceci en utilisant toutes les ressources disponibles de l'administration, y compris des services de renseignement. La Chine fait exactement la même chose.

Notre continent, lui, joue les bons élèves de l'orthodoxie libérale (que n'aurait certainement pas validé Adam Smith). Le patriotisme économique - tel que la France peut le concevoir en restant fidèle à ses valeurs - milite pour la réciprocité dans les relations d'échange de biens et de services entre les nations. Bref, il faut se battre à armes égales, et pas avec un bras attaché dans le dos. Cette inconfortable posture résume pourtant notre situation. Alors que les Etats-Unis, la Chine ou la Russie mettent en œuvre de véritables dispositifs d'accroissement de puissance économique, nous nous accrochons à l'orthodoxie libre-échangiste. L'Hexagone, en deux décennies, n'a toujours pas réussi à construire une politique publique d'intelligence économique (c'est-à-dire de compétitivité et de sécurité économique) à la hauteur des défis qui se posent à nous.

Le problème vient du fait que l'Union européenne jouent les intégristes du droit de la concurrence, alors que les autres nations pensent d'abord à maximiser leur prospérité, même si cela implique de fouler au pied les principes de base du libéralisme. D'une certaine manière, Donald Trump explicite la philosophie des Américains, y compris celle des Démocrates: «Acheter américain, embaucher américain».

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Certes, notre pays a mis en place un premier dispositif entre 2004 et 2005 afin de fournir au gouvernement l'outil juridique pour autoriser ou refuser les investissements de groupes étrangers dans la défense et quelques autres secteurs stratégiques. Il fut complété par Arnaud Montebourg avec un décret permettant d'étendre cette possibilité aux secteurs de l'énergie, des transports, de l'eau, de la santé et des télécoms. Mais c'est la volonté qui nous manque, pas les outils juridiques. De surcroît, à l'exception des louables efforts législatifs du ministre de la Justice, Jean-Jacques Urvoas (à l'origine de travaux importants sur cette question lorsqu'il présidait la Commission des lois), et de ceux - opérationnels - de Jean-Yves Le Drian, le ministre de la Défense, il faut bien constater que nos gouvernants n'ont pas la moindre petite idée de ce que signifie et implique une authentique stratégie de diplomatie économique, fondée sur une alliance étroite entre le public et le privé (au bénéfice de l'emploi, des PME, et pas exclusivement à celui des grands actionnaires).

Nos élites jugent la nation obsolète, comment pourraient-elles sérieusement concevoir une véritable doctrine en matière de patriotisme économique, et ensuite l'appliquer? Il faudrait affronter Bruxelles, remettre en cause certains dogmes de la «mondialisation heureuse», imaginer une politique économique qui ne sombre pas dans un protectionnisme idiot tout en refusant la mise à mort de nos industries, bref, il faudrait déployer une vision de l'avenir égale en créativité et courage politique à celle dont fit preuve le Général de Gaulle en son temps. Vaste programme!

jeudi, 10 août 2017

Souveraineté populaire en Allemagne? Hans Herbert von Arnim exige davantage de démocratie directe

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Souveraineté populaire en Allemagne?

Hans Herbert von Arnim exige davantage de démocratie directe

Ex: http://www.zeit-fragen.ch/fr

«Si toujours davantage de personnes sont de l’avis que la politique échappe à leur volonté et qu’ils n’ont plus voix au chapitre – est-ce une fausse conclusion populiste? Ou bien l’impression des citoyens d’être dépossédés de leur droits serait-elle fondée?»1

rt. Le débat sur la souveraineté populaire (démocratie) reste virulent. On reconnaît rapidement l’importance de notre démocratie directe en regardant au-delà de nos frontières. De plus en plus de citoyens et citoyennes ne s’y sentent plus représentés avec leurs préoccupations par les représentants politiques ou députés. Tout spécialement dans les démocraties représentatives, telles la France ou l’Allemagne, cette impression est entièrement fondée. L’écart entre les préoccupations de la population et leur réalisation par la politique officielle s’agrandit constamment. Le «désintérêt croissant pour la politique» est une des conséquences s’exprimant dans un abstentionnisme croissant lors d’élections. Cela fut très clairement illustré par les récentes législatives françaises où plus de la moitié des électeurs n’y a pas participé et presque un dixième des électeurs ont voté nul ou blanc. Un autre signal d’alarme est représenté par les sérieuses défaites obtenues par les partis établis ou leurs candidats malgré les campagnes de communication intenses soutenues par les grands médias et les chaînes étatiques.

De graves déficits en matière des droits démocratiques

Etant donné que ces évènements sont de plus en plus fréquents au cours des derniers mois, le mécontentement exprimé par les citoyennes et citoyens est stigmatisé par le terme de «populisme». C’est évidemment faux et bien utile pour détourner l’attention des gens des vrais problèmes. Quand le droit en vigueur n’est plus respecté comme dans de nombreux Etats concernant par exemple la «question de l’immigration» et quand on n’a plus la possibilité de corriger de fausses décisions par les votations populaires, il y a donc de graves déficits en matière des droits démocratiques.

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Abus de pouvoir par les partis politiques

Dans sa dernière publication, Hans Herbert von Arnim – éminent spécialiste en droit et en économie, ancien recteur de l’Université pour les Sciences administratives de Speyer et juge constitutionnel dans le Land de Brandebourg – analyse exactement les questions de la représentation du peuple à l’aide d’exemples concernant l’Etat allemand et l’UE.2 Depuis des décennies, l’auteur analyse les abus de pouvoir, l’incompétence et l’opportunisme des partis aux niveaux communal, régional et fédéral.
Dans la plus grande partie des démocraties représentatives, les représentants du peuple sont organisés dans des partis. Entretemps, ceux-ci mènent en Allemagne une vie à part. Ce sont eux qui décident des candidats et de leurs programmes. Cela a créé une partitocratie, à juste titre vivement critiquée. Car, entretemps ce sont les partis, c’est-à-dire un petit groupe de personnes dirigeantes, qui décident comment les députés doivent voter. Il serait naturellement intéressant d’analyser à qui ces quelques personnes obéissent …

L’Etat, une proie des partis politiques

Dans son analyse factuelle et détaillée, von Arnim décrit comment la représentation populaire prévue par la Loi fondamentale allemande est toujours et encore systématiquement sapée par la partitocratie. Ainsi, les lois devant réglementer le financement des partis sont élaborées par ces mêmes partis. Mais aussi des postes dans l’administration publique – ayant entre autre la tâche de contrôler les partis ou de recruter les membres des tribunaux responsables de juger les affaires des partis – sont pourvus par les partis établis. Au cours des décennies écoulées, l’Etat allemand est devenu de plus en plus la proie des partis et de leurs fonctionnaires de pointe. Les partis décident des règles du jeu. Ils ont pu supprimer les mécanismes de contrôle ayant pour but de les contrôler.
On arrive ainsi à la situation paradoxale que les représentants élus du peuple ne représentent plus leurs électeurs mais les intérêts des dirigeants de leur parti et les groupes d’intérêts se trouvant derrières. Aussitôt qu’un député diverge de la ligne du parti et suit sa conscience, il court le risque de perdre sa place sur la liste électorale de son parti.

A qui obéissent les hommes politiques?

Cette situation intenable devient évidente en comparant le constant rejet, depuis des décennies déjà, des missions militaires allemandes à l’étranger par la population allemande avec les résultats des votations de leurs représentants au Bundestag. Comme dans de nombreuses autres questions, les politiciens décident à l’encontre de leurs électeurs.
Cet état des choses ne peut être dissimulé et représente de plus en plus un sérieux problème pour de larges couches de la population.
La tentative de dénigrer toute critique justifiée et tous les désirs de changements à l’aide du terme «populisme» porte des traits absolutistes. Le fait d’exprimer une autre opinion que celle véhiculée par les grands médias est suspecte. Quiconque veut remettre en question ou limiter la démocratie par de tels moyens doit s’en expliquer.
De quel droit ces personnes se permettent-elles de se positionner au-dessus de leurs concitoyens? Le parti a-t-il (à nouveau) toujours raison? Y a-t-il (à nouveau) des gens au sang bleu sachant de par leur naissance mieux ce qui est juste que le «petit» peuple. Les prétendus «experts», ont-ils le droit de mener le pays dans le mur (comme lors de la crise financière) ou le pays a-t-il (à nouveau) besoin d’un Führer ou d’une élite dirigeante qui, étant «meilleure» que les autres, a le droit de les dominer? Donc un retour vers l’absolutisme?

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Etat citoyen au lieu de la partitocratie

Von Arnim traite intensément la question pertinente comment changer cette situation. Il exige le retour à l’Etat citoyen démocratique. Mais comment endiguer de manière sensée le régime des partis? L’auteur voit la solution dans davantage de participation directe des citoyens par des votations populaires, existant déjà dans plusieurs Länder – mais malheureusement de manière très limitées. Il y voit une solution. Les citoyennes et citoyens doivent-ils réellement se contenter de la situation que «leur» député puisse, en leur nom, faire tout ce que le parti lui dicte pendant les quatre ans pour lesquels ils l’ont élu? Pensons donc aux missions de l’armée à l’étranger, à l’immigration en masse illégitime et non réglementée, à la dette excessive de l’Etat, aux garanties financières illimitées envers les banques et les Etats endettés par la BCE ou juste aux coûts exorbitants de l’aéroport berlinois en construction.

Effets positifs de la participation directe en démocratie

Von Arnim décrit de manière détaillée les effets positifs de la participation directe: les lois s’avérant inaptes peuvent être supprimées par les citoyennes et citoyens. Les nouveaux projets de lois sont donc préparés plus soigneusement. Des projets insensés ou mal ficelés pourraient être refusés. Les citoyennes et les citoyens participent activement et peuvent s’exprimer sur des questions les concernant. Les activités arbitraires de la partitocratie peuvent être limitées.
Après plus de 60 ans, il serait vraiment approprié d’instaurer au niveau fédéral une participation sur la base de la démocratie directe, comme cela est prévu par la Loi fondamentale allemande. Poursuivre la voie actuelle deviendrait fatal pour le pays.    •

1    Cf. von Arnim, Hans Herbert. Die Hebel der Macht und wer sie bedient. Parteienherrschaft statt Volkssouveränität. Klappentext. 2017. ISBN 978-3 453-20142-2
2    Die Hebel der Macht und wer sie bedient. Parteienherrschaft statt Volkssouveränität. [Les leviers du pouvoir et les personnes qui s’en servent. Particratie au lieu de souveraineté populaire.]

dimanche, 30 juillet 2017

Une praxis révolutionnaire et conservatrice est-elle encore possible...?

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Une praxis révolutionnaire et conservatrice est-elle encore possible...?

par Jure VUJIC

Ex: http://www.polemia.com

Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jure Vujic, cueilli sur Polémia et dans lequel il s'interroge sur les conditions de l'efficacité d'une action conservatrice-révolutionnaire visant à abattre le système dominant. Il rappelle notamment la nécessité de penser politiquement le « système des objets » qui enserre nos vies et conditionne nos façons de penser...

Une praxis révolutionnaire et conservatrice est-elle encore possible ?...

Trop souvent on oublie que la reconduction au pouvoir du Système dominant et de la classe gouvernementale tient plus à l’internalisation et la reproduction des modes de pensée dominants au niveau social, culturel, sur le plan individuel comme sur le plan collectif.

On se souvient que la praxis, notion philosophique théorisée par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque et qui initialement renvoyait à l’idée d’une pratique ou une action qui, transformant le sujet, a été plus tard reprise par les marxistes, par Antonio Gramsci et les situationnistes pour lesquels la philosophie de la praxis désignait la pratique qui se reconnaît elle-même par la théorie qui découle de son action, mais qui, de par sa fonction révolutionnaire, devait transformer les esprits.

Force est de constater que depuis Mai 68, le discours libertaro-marxiste a fait bon ménage avec le capitalisme libéral qui se traduit aujourd’hui par une praxis sociétale parfois schizophrène d’hyper-individualisme festif et de domination capitaliste marchande que l’on accepte comme une fatalité irréversible. Promouvoir une politique de gauche et des valeurs de droite, employer un discours à la fois révolutionnaire et conservateur impliquerait au préalable de reconnaître, en dépit des avancées les plus fines sur le plan social et politique, l’absence d’une praxis adéquate, susceptible de transformer les rapports sociaux, les façons de sentir, de penser. En effet, face à la praxis bien rodée du marché déstructurant du social, il faudra jeter les bases d’une praxis de restructuration des valeurs. D’autre part, on oublie souvent que la technique, les gadgets omniprésents dans notre société hightech constituent de puissants vecteurs d’individuation et de socialisation et trop souvent d’aliénation plus que les principes de l’éducation familiale et scolaire. Il s’agit ici de ce que Jean Francois Dufour appelle les percipiens (le principe de sentir), l’idée de forces mécaniques pesant sur notre pensée et notre entendement et qui préexistent et façonnent notre comportement, notre agir, notre praxis. Jean Baudrillard parle de « système des objets » pour rendre compte de cette mutation dans nos sociétés postmodernes du sens et du rȏle des objets de l’utilité vers la matérialité autonome (qui annule le symbolique), indéfiniment modulables et constituant un ensemble systémique cohérent de signes.

Notre rapport au monde se réduit le plus souvent au rapport aux objets quotidiens avec lesquels nous nouons une complicité profonde entre les investissements psychologiques, souvent induits et extorqués, et les impératifs sociaux de prestige, entre les mécanismes projectifs et le jeu complexe des modèles et des séries. Pier Paolo Pasolini parlait du vrai visage du fascisme qu’il voyait dans la société de consommation, mais non plus celle d’une mécanique d’exploitation extérieure à nous-mêmes, mais d’un système de pensée et de comportement internalisé par nos sens et notre mental.

Introduire une nouvelle praxis réellement révolutionnaire et non purement expérimentale sur le plan social et culturel suppose alors de dégager un nouveau sens du social, de produire de nouvelles formes de vivre-ensemble qui remettraient en cause de façon profonde la praxis dominante de la « valeur marché », le « fonctionnement » dont parle Gilbert Simondon, qui réside, non plus dans l’usage, mais « dans sa dimension anthropologique », dans le marché en tant que valeur et mode de reproduction des rapports sociaux.

Même si les résultats des dernières élections parlementaires et présidentielles dans de nombreux pays européens confirment la poussée de mouvements anti-Système populistes de gauche comme de droite, on est loin d’une remise en cause générale et massive du Système libéral marchand dominant, susceptible de menacer l’ordre établi. Le conditionnement médiatique, la manipulation mentale et politique des masses semblent encore marcher à merveille en tant que mécanique à discréditer et à démoniser les alternatives politiques potentielles. La victoire de Macron en France, qui l’opposait au second tour de la présidentielle à Marine Le Pen, en est une parfaite illustration. L’abrutissement politico-médiatique et la production de la peur sociale principalement dans les classes moyennes déclassées permet encore de reproduire les schémas de domination et de gouvernance oligarchique. On se rappellera à ce titre du Prince de Machiavel qui renvoie à l’emploi de la ruse, de la fraude et de la corruption, les armes de la ruse du «renard », afin d’empêcher la violence de masse et les soulèvements révolutionnaires, un softpower qui constitue le moyen de domination principal de la classe gouvernante.

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Pourtant ce constat d’échec nous permet de nous interroger sur l’avenir du discours anti-Système qui articule à raison le fossé grandissant qui se creuse entre l’oligarchie et le peuple, et plus précisément sur la question de l’existence et l’efficacité d’une praxis réellement révolutionnaire et son adéquation avec ce que l’on peut appeler les valeurs, le discours, le narratif conservateur. Car si une infime minorité se reconnaît dans le discours et les valeurs anti-Système, lesquelles circulent par les réseaux d’informations alternatifs, on est encore loin de l’assentiment de larges masses de citoyens qui baignent dans le breuvage quotidien des médias officiels et se contentent très bien de ce déni de vérité. « L’esprit » d’une époque dépend de l’ensemble de ses faits sociaux, y compris le développement technique. Dans ce sens, les objets techniques qui s’autonomisent de plus en plus portent avec eux un impact considérable sur la manière dont nous nous représentons le monde, même des notions très abstraites comme le temps ou l’espace. Bien sûr, le rȏle des idées et le combat des idées tiennent encore une place importante dans la transformation des esprits, mais le changement de paradigme dans la praxis sociale comme cela été le cas pour le rȏle de la technique dans les révolutions scientifiques étudiées par T. Kuhn (dans La Structure des révolutions scientifiques) sera déterminant.

Le mérite de Kuhn a été celui de développer la thèse selon laquelle une science progresse de manière fondamentalement discontinue, c’est-à-dire non par accumulation mais par ruptures. Ces ruptures, appelées révolutions scientifiques, sont selon Kuhn analogues à un renversement des représentations (ce que les psychologues de la perception appellent un gestalt switch). Appliqué à la sphère sociale et politique, ce renversement des valeurs, qui correspondrait à une rupture épistémologique de paradigmes, aboutirait donc à l’issue de cette crise de légitimation à l’avènement d’un nouveau paradigme de système de valeurs. Pourtant, nul ne sait à quel moment, dans quelle situation de crise survient ce facteur d’anomalie perturbateur qui préside à la naissance d’un nouveau paradigme révolutionnaire, processus cyclique de gestation qui peut très bien perpétuer une longue agonie avant sa pleine reconnaissance et son adoption sociale.

Alors que les grands systèmes d’idées ne mobilisent plus, il faudra s’interroger sur quelles bases praxistes et idéologiques reconstruire. Alors que l’on dit volontiers que la révolution est une nostalgie de la gauche, force est de constater que la contre-révolution, voire les nombreux mythes de la « renaissance » de la « restauration », de l’ordre, constituent aussi une certaine forme de mélancolie de la droite, dont il est difficile de faire le deuil. A ces mythes sotériologiques et holistes se sont substitués, de façon indolore, des mythes technicistes consuméristes : le mythe de l’ouverture, le mythe de la communication, le présentisme, comme celui d’une mythologie du portable beaucoup plus attrayant pour les jeunes générations que celui des grandes luttes politiques et sociales ou du mythe Sorelien de la grève générale.

Cette praxis du marché est celle de l’ostensible, du conditionnement opérant que génèrent les concepteurs de produits par la dissémination de besoins artificiels vérifiables dans le domaine numérique de la communication. Un conditionnement   basé sur une stratégie de dépendance qu’on dissimule derrière le leurre d’une utilisation agréable et supposée enrichissante, pouvant préparer le terrain de l’addiction. Le facteur du libre choix et de la personnalité diminue considérablement, alors que l’emprise manipulatrice et l’autorégulation des comportements sociaux neutralisent la capacité réactive de résistance au stress social à mesure que s’amoindrissent les facultés de concentration et de l’intelligence émotionnelle. Il s’agit bien d’une praxis de la narcomanie sociétale   qui fonctionne sur un mode de dépendance-approvisionnement marché/dealeur et junkies/consommateur, une oniomanie organisée et généralisée, qui se traduit par de nombreuses pathologies sociales. Cette consommation compulsive est surtout visible sur le marché du smartphone par une hausse constante de la dépendance ou l’addiction au smartphone, une cyberaddiction (dépendance à Internet), pathologie s’exprimant par un curieux mélange d’anxiété phobique, d’euphorie hystérique et de dépression.

A l’administration des choses il faudra pourtant, tout comme le soutient Bruno Latour, re-politiser le « système des objets » et substituer le gouvernement des hommes, dire que tous les objets, la technique, ne sont pas neutres et même nocifs. En effet, alors que l’on a dépolitisé les questions de nature, il conviendra de re-politiser la question de l’impact sociétal des objets Il faudra se réapproprier l’utilité et la finalité des choses et dénoncer les stratégies de l’ostensible du marché. L’homme occidental n’est plus « mobilisable » au sens de l’ « Homme-masse », il est un agent-réseau autoconstitué connectable à l’infini, volontairement soumis à une discipline de dé-virilisation, du féminisable et de l’infantilisation à outrance. En un mot, c’est un objecteur de dé-conscience né, récalcitrant à toute forme d’engagement, de conscientisation, à la fois un nomade-déserteur. Lorsque Salvador Dali parlait de la télévision comme « instrument de crétinisation universelle », il annonçait déjà l’ouverture vers une humanité « homononcule » en voie de trollisation.

Jure Georges Vujic (Polémia, 7 juillet 2017)
7/07/2017

Notes

–     Jean Baudrillard, Le Système des objets, Gallimard, 1968 [1978].
     Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris 1958 ; dernière réédition corrigée et augmentée, Flammarion, Paris 2012.
–     Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Coll. « Champs/791 », Flammarion, Paris 2008.
–     Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence : Une anthropologie des modernes, La Découverte, Paris 2012.

mardi, 04 juillet 2017

Introducing the Fifth Political Theory

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Introducing the Fifth Political Theory

The De-Nationalization of the Global European Diaspora

When the Alt Right speaks about a rise in “white identity politics” or increasing racial tensions, they are observing phenomena which could lead to nationalist politics and the reorientation of Western society towards ethnocentrism and cultural preservation. Conversely, they may also be observing the dying gasps of an older model of existence for Western peoples. Outside of a few Eastern European countries, nationalism is largely civic, not ethnic or racial, for Europeans and Eurocolonials. Anyone can be or become an American. Anyone can be or become British. Anyone can be or become French. Anyone can be or become German. And so forth. Expressions of nationality are almost purely based on location and [sometimes] language rather than, say, a shared biological, cultural, historical, political, and geographic heritage. Most Americans agree that an American can be of any race, ethnicity, or religion. Increasing numbers of Europeans feel that way about Europeans as well. With that attitude, how can one speak of a European or Eurocolonial nation as anything other than an administrative unit of the Atlanticist social and economic order (which is founded upon anti-nationalism in the first place)?

Despite nationalist politics being mostly civic rather than ethnic or “identitarian”—those are more metapolitical and largely lacking in formal representation— nationalist parties and movements are treated as if they were ethnic or identitarian by their opponents. And that’s only when slightly exaggerating. When they really want to throw a punch, they label these parties, movements, and ideologies as fascist or nazi.

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It is hard to say which has done more to undo the national sentiments created in the nineteenth and twentieth centuries: globalization and the erosion of local identity, or deliberate social and political initiatives to suppress and morally deconstruct national sentiments. The poisoning of the nationalist “brand” is potent, but so too are the effects of global mass media in homogenizing and leveling the interests and tastes of their consumers across the Western world. Just as media was instrumental in creating a sense of national unity, it may have become instrumental in undermining it. Even civic nationalist outbursts like 2016’s Brexit or the election of Donald Trump as President of the United States are still taking place within a firmly integrated Atlanticist context (which is a form of liberal globalism). Britain will remain economically and ideologically tied to continental Europe, even if it has its own currency and trade regulations. The United States will remain the engine of NATO and heavily involved in the geopolitics of Europe.

Regardless of what has greater explanatory power in determining why nationalism is dying on the long arc of history, nationalism is evidently dying. If most members of the ethnic French nation or the ethnic (white) American nation saw themselves as members of ethnic nations, there would be ethnic nationalist politicians in power. Labeling them as “nazi” would fall flat. Most people would not view themselves as the political personification of evil for sharing views with ethnic nationalists, if most people were ethnic nationalists. The fascist/nazi accusation works precisely because an audience of people who are either civic nationalists or liberals are already primed to oppose nazism and fascism, as such ideologies are popularly conceived of as forms of evil.

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Narratives of these nations being oppressed by “globalists” fall flat when one realizes that most Westerners outside of Eastern Europe see themselves not as members of an ethnic nation, but as colorblind communities of people whose ethnic or racial similarities are politically irrelevant to them. The most agency rests in the ethnic nation itself in suppressing its ethnic nationalism. Otherwise there would simply be too large of a politically nationalist majority for it to be discarded.

What this means is that we should not be terribly surprised when Westerners have little or no reaction to the projection that they are going to become minorities in their historical geographic ranges of Europe, North America, and British Oceania due to mass migration and declining fertility. (The Southern Cone [2] as well may become less European over time due to migration from the rest of South America and intermarriage, though the racial and political contexts are different in Latin America).

These are powerful currents. We should not assume that the attempt to form a global order built upon the free movement of capital, goods, and people will fail any time soon. Capitalism generates lots of profits. Entertainment technologies give idle minds something to be engrossed in. And diversity and multiculturalism are popular enough to remain the elected state ideology of much of the Western world. These are all things that the masses permit, out of choice or inaction. As long as they can still go shopping, what does it matter? Also if you care about the ethnic composition of a country you are a bad person.

The reality is that Europeans and Eurocolonials in the aggregate do not believe their own nations matter enough to be perpetuated as demographic majorities inside what were once their nation-states. While an extremely grim picture for people who believe in celebrating and continuing our Western heritage and legacy for generations to come, the problem is ultimately one of attachment to a form of social organization, that of the nation-state. The notion that “we” will become minorities in “our own countries” is not appealing to us, but it is of no negative political consequence to everyone else. A minority of Westerners care about this (and of that minority, some actually celebrate becoming a minority as atonement for racism or colonialism, etc.). As the minority that cares about this from a self-interested perspective and not one of masochism, we need to ask ourselves different questions about how to continue our traditions, our cultures, and our lines. We need to think in the terms of the world we are living in, a de-nationalized world.

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Europeans and Eurocolonials are de-nationalized peoples. Most became political nations, centered around a shared biological, cultural, historical, political, and geographic heritage in the nineteenth and twentieth centuries, but they have since lost this feeling. The national sentiment, the concept of a folk-based unity and shared ethno-cultural identity, is clearly gone to anyone observing our politics from a mental state of non-hysteria, no matter what the paranoid style of political journalism churns out. America, Britain, France and the like have still refused to ban immigration knowing full well it will make Americans, the British, the French, and so forth, into minorities. For them, there is no fundamental distinction between current Americans and to-become Americans, current Britons and to-become Britons. They are separated by paperwork, perhaps an ocean or two.

Once a civilizational feeling of that magnitude is lost, it is very difficult to resurrect. It may remain in our memories like the Roman Empire has—who could ever forget the centuries of splendor of Britain, France, and the United States for that matter—but in the political lives of Westerners it will be a corpse.

You cannot bring a corpse back to life. That’s the premise of the Fifth Political Theory (5PT [3]) with regard to ethnic nationalism. The way forward is not to cling to the nation-state or to try to carve one out of a multi-ethnic imperial state. It is to reorient ourselves towards a diaspora model. The West is becoming de-nationalized. Years from now, all these national identities that existed are going to be gone and the people inside the former nation-states will look and behave quite differently. If we are to become a minority in what is becoming someone else’s country, and we want to continue our Western heritage, we will need to embrace the ur-identity, that of the tribe. Because we are a tribe inside a vast, multi-ethnic superstate that is increasingly foreign to us (and us foreign to it), we are also a diaspora.

The nation was, in many respects, just a large tribe. But with it came increasing social complexity and geographic dispersal that resulted in regionalism and political splintering. We who embrace our identity and heritage as sons and daughters of Europe are a minority among people who share “our” heritage in all its forms (cultural, genetic, ethnic, political, religious, etc.), and we can only convert so many people to our way of thinking in what is frankly a race against time at the national level. As our tribe scales down, it will fortunately become more cohesive and resilient. And if we reject the national model, we do not need to burden ourselves with pursuing fruitless objectives at that level. We can focus on the tribal level.

Ultimately, 5PT sees nationalist politics and building a mass movement to “take our country back” or “save our nation” as a futile waste of resources that we need to build our tribe. 5PT is about Westerners with a future, not Westerners with a death wish. You cannot save those who do not want to be saved. What you can do is find those who want to save themselves, and build them into the network. If those of us alive today fail to link together the remnants of our atomized people who still feel the vague stirrings of self-preservation and civilizational perpetuation, it will not happen. We will fold into the new kind of race and materialistic philosophy that is being created, and all that came before it will be obliterated to make room for more shopping malls and immigrant communities. We shall lose our noble virtues, our Promethean fire, and the legacy of thousands of years to the successors of managerial liberalism and their precious “end of history.”

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5PT says our choices are as such: We become that immigrant community living in a strange land, or we go to the mall and never come back. There are forces which cannot be fought, but only ridden. The Atlanticist order will not allow itself to be voted out of existence, and if we are to be pushed from the world stage as nations, we will simply have to find another abode as a people.

Source: https://fifthpolitical.wordpress.com/2017/05/05/the-de-na... [4]

Article printed from Counter-Currents Publishing: https://www.counter-currents.com

URL to article: https://www.counter-currents.com/2017/06/introducing-the-fifth-political-theory/

URLs in this post:

[1] Image: https://www.counter-currents.com/wp-content/uploads/2015/06/Demuth-number-5-large.jpg

[2] The Southern Cone: https://www.amren.com/features/2017/04/argentina-a-mirror-of-your-future-buenos-aires-latin-america/

[3] 5PT: https://fifthpolitical.wordpress.com/2017/04/29/5pt-intro/

[4] https://fifthpolitical.wordpress.com/2017/05/05/the-de-nationalization-of-the-global-european-diaspora/: https://fifthpolitical.wordpress.com/2017/05/05/the-de-nationalization-of-the-global-european-diaspora/

Sub-National & Trans-National Identity as a Response to the Loss of Nation-Statehood

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Sub-National & Trans-National Identity as a Response to the Loss of Nation-Statehood

For the most part, Western nations are over. There will only be the diaspora, or there will be nothing at all. We are faced with the choice of being absorbed into a materialistic, multicultural mess, or becoming who we are, that is to say, exiles of a defunct world.

The Fifth Political Theory (5PT [2]) believes we should work towards becoming a diasporic tribe rather than focusing on state-level nationalism(s). In other words, we can only “save” European and Eurocolonial peoples who want to be saved by bringing them into a networked tribal community, not converting the de-nationalized masses to an increasingly occult worldview of ethnocentrism, race realism, gender norms, nativism, reactionary politics, etc. I say this not as an evil racist or fascist, but as someone who cares about the continuity of my people, who cannot exist if they are transformed from their roots into something completely foreign. While a certain amount of change and flexibility is endurable, and even in some cases desirable, total replacement is not. And because the national subdivisions of Western civilization are moribund and unable to assert their own existence, we must return to the primordial levels of human social organization if we are to keep the totality of our heritage alive while innovating for an interconnected future.

5PT means fully embracing de-nationalization [3] and working the terms of that situation to our advantage within the post-modern, globalized world. As always, we cannot reverse the flows but only ride them out. Western peoples are going to become a diaspora, even in the West itself. Our response must be to engineer a tribe to face the problem of anomic, atomized life in our society and the failure of political nationalist movements to preserve European and Eurocolonial heritage against the decline in all its forms. We achieve this not by standing athwart history yelling stop, but by grasping the flow of history and letting it pull us as we adjust to the changes of post-modernity.

Put less esoterically, the breakdown of national borders and of national sentiment among Western peoples is not the end of Western peoples but of the nation-state as the organizational unit where our affinities stop. This collapse, rather than leading to seamless superstate blocs as predicted, has created immense identity-driven angst and convulsion as every matter of local folk resists the sprawling explosion of the soulless, materially-driven cosmopolis. These identitarian outbursts are telling us something about the fringes of Western political life. People who care about more than material growth or achieving progressive utopia are speaking up louder than ever. Yet, they often do so out of a passionate bond to dilapidated, outdated, and doomed forms of modern social organization—most problematically they do so as a minority. The ethnos squirms but the demos, which has voted for de-nationalization, retains a firm grip around its neck.

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The demos are ultimately following the lead of the cosmopolis. Its paradigms demand that all “citizens of the world” are eligible to live there, whether there is work or not, whether they are assimilable or not. What matters is the ability to be an economic cog, not national integrity. So if anyone can politically belong to any “nation” and claim it as their identity simply by moving there and demanding accommodation, what is to stop the people who resist their grand remplacement [4]from being bound into one identity, which like the one opposing it crosses all borders and subverts all national sentiments? Just as we see a current of decline, we must also look for that counter-current.

Communication technologies and our ability to correspond with one another in real-time—about the social, political, cultural, economic, moral, and spiritual challenges we face as members of the European and Eurocolonial family—draw us closer together than ever before. This happens without regard for borders and makes the decline of the nation-state all the more salient. We become less American or Norwegian or German, and more composite, more Western. Our tribe is already being created from this diaspora of of like-minded Westerners, out of our pre-existing similarities and affinities which technology has seen fit to amplify, even as our nations are being dissolved.

In the long-term, 5PT seeks to make this identity formation more geographically concentrated and clustered, while maintaining its sense of global connectivity and fraternity. We want to reach a point where we can talk concretely about the size, dispersion, and economic niche of the Western diaspora in any given country. The diaspora model thus posits the adoption of sub-national and trans-national identity as a response to the death of national identity and as an extension of the identity formation processes granted to us by post-modern technology.

By sub-national we mean that the Western diaspora will exist in any state where we intentionally form generational communities and tribal networks. Thus there will be a Western diaspora in countries in North America, Europe, and British Oceania, and perhaps further in Latin America and South Africa. There will be American Westerners, French Westerners, Australian Westerners, and so forth. These will have their own local concerns and idiosyncrasies and practices, as they must. At the same time, they will not become those local traits. The Western diaspora of France is not synonymous with “French people.” French people vote for their extinction while the Western diaspora will elect to perpetuate itself.

By trans-national we mean that the Western diaspora will not be walled off into geopolitical cells. Our congregations will be in communion with one another, and our tribal networks will be borderless. Our concerns will be mutual. Since we are all living in foreign countries so to speak, we will naturally have more affinity for one another as members of the same tribe than we do with our out-group neighbors. To be trans-national is to belong to a community not limited by territory. So the Western diaspora will exist in multiple countries, but not be of those countries. I am a Westerner if I am in Chile or in Britain, though I may have come from the Western congregation in Chile to the one in Britain. Our shared culture and values will be deeper than that we have with other peoples living in Chile or Britain.

Members of a foreign minority form their own distinct people regardless of where they dwell, so long as their ties to their own kind remain stronger than their ties to those who are foreign to them. That is the power of the diasporic model, that congregations of Westerners can exist anywhere enough former European or Eurocolonial nation-states are found, and retain their sense of cohesion. They are in, but not of.

In many ways, it is a return to the ways of the Old World and its scatterings of people across pre-modern states both large and small, such as the Jews, Armenians, Greeks, and Germans of Europe and the Middle East. This rather differs from the modern, national impulse of gathering of all X into the state of X-land, or converging all people of X-land into the identity of X. And it of course challenges the contemporary impulse of denying that X exists in the first place while claiming that X-land belongs to the world. Rather, we observe that the borders and demographics have fallen where they are, and that X can be found irrespective of where X is “supposed to be” or originally from. We are interested in the ur-identity of the tribe, not in the ancestral urheimat. This detachment will become our strength.

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This is an entirely different way of thinking about ourselves and our place in the world than Westerners are accustomed to. Even the descriptive terms I have preferred to use in place of “white people” so preferred by nationalists—Europeans and Eurocolonials—reflect that older (but not primordially older) conception of geography-plus-nationality. What we are approaching now is the possibility of nationality-sans-geography. The European stock and its extra-continental stocks overseas are part of the same people. Even if all other ethnocentric and civilizational rationalizations for this could be deconstructed it would still be so that they are one people, if only because a coalition of Others have declared them so. Rome and her allies became Rome just as Carthage and her allies became Carthage.

The external pressures upon the Western diaspora will facilitate this, since those who are most ethnocentric and culturally traditionalist will react by doubling down and passing those memes and genes on, while those who are the least will leave the diaspora and fold into the identity of the state they live in and the people they dwell among. The sub-national, trans-national character of the Western diaspora will intensify as time progresses.

This is not necessarily a happy situation. But the worst that can be said about the diaspora model is that people do not want it to happen, not that it can’t work. Reaching back into history for the super-structure we called the nation-state and trying to drag it into the future is not viable. What is viable is the primordial sentiment, that most basic idea that kindred people are an extended tribe, regardless of their geographic dispersal and the composition of the polities they dwell in. If my brother lives in Britain, he is still my brother.

Source: https://fifthpolitical.wordpress.com/2017/05/10/sub-natio... [5]

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[2] 5PT: https://fifthpolitical.wordpress.com/2017/04/29/5pt-intro/

[3] de-nationalization: https://fifthpolitical.wordpress.com/2017/05/05/the-de-nationalization-of-the-global-european-diaspora/

[4] grand remplacement : https://translate.google.com/translate?hl=en&sl=fr&u=https://fr.wikipedia.org/wiki/Grand_remplacement&prev=search

[5] https://fifthpolitical.wordpress.com/2017/05/10/sub-national-and-trans-national-identity/: https://fifthpolitical.wordpress.com/2017/05/10/sub-national-and-trans-national-identity/

 

vendredi, 09 juin 2017

«Modérantisme» et «refus de l'ennemi»

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«Modérantisme» et «refus de l'ennemi»

Denis Ramelet
La Nation n° 1831, 29 février 2008
Ex: https://www.ligue-vaudoise.ch 
 
Dans notre monde marqué par le péché, il est impossible qu’une communauté politique n’ait aucun ennemi. L’ennemi peut être «subjectif», c’està- dire animé de mauvaises intentions, cherchant la perte de la communauté (les terroristes musulmans vis-à-vis des Etats occidentaux prétendument chrétiens) ou cherchant du moins à nuire à ses intérêts (l’Amérique de Bush vis-à-vis de la Russie de Poutine). L’ennemi peut être seulement «objectif», c’est-à-dire objectivement nuisible bien que n’étant pas, au moins apparemment, animé de mauvaises intentions (la Confédération actuelle vis-à-vis des Etats cantonaux).

Le problème est que le politicien «modéré», figure politique dominante de l’Europe occidentale contemporaine, refuse par idéalisme les évidences ci-dessus, se mettant ainsi dans l’incapacité de défendre la communauté dont il a la charge. C’est de ce grave problème que traite un récent ouvrage collectif (1). Laissant de côté l’aspect religieux du problème, également traité dans l’ouvrage, nous allons nous concentrer ici sur l’aspect politique, à l’aide d’un florilège de citations extraites de quelques-unes des contributions contenues dans cet ouvrage.

Le modérantisme

Le «modérantisme» a-t-il un rapport avec la «mesure», cette vertu que les Grecs opposaient à l’hybris? S’agit-il d’un synonyme un peu précieux de «modération»? Que nenni! Le modérantisme est une contrefaçon de la véritable modération, comme l’affirme avec force Abel Bonnard dans son fameux ouvrage Les Modérés, paru en 1936:

Bien loin de consister, comme les modérés finiraient par le faire croire, dans l’hésitation de l’esprit qui reste à la surface de toutes les idées et dans la timidité du caractère qui reste au bord de tous les actes, la modération véritable est l’attribut de la puissance: on doit reconnaître en elle la plus haute vertu de la politique. Elle marque l’instant solennel où la force acquiert des scrupules et se tempère elle-même selon l’idée qu’elle se fait de l’ensemble où elle intervient. (2)

Quelque trois quarts de siècle plus tard, Claude Polin exprime la même idée:

Comme il y a loin de la mesure à cette pusillanimité systématique qu’on peut appeler le modérantisme! (3)

Claude Polin montre aussi que le modérantisme n’est pas neutre:

Le modéré sera dans toutes les époques du côté du manche, ce qui fait que son centre a la propriété, curieuse d’un point de vue géométrique, d’être toujours au-delà ou en deçà de sa position proprement médiane. Un bon modéré est toujours un peu moins qu’au centre. Dans le monde politique moderne, qui va de plus en plus décidément vers ce qu’il est convenu d’appeler la gauche, les modérés seront à gauche, massivement et par conséquent de manière déterminante, mais en traînant les pieds. Ils seront la droite de la gauche, et non la gauche de la droite, nuance décisive! […] Le modéré est comme une girouette qui tournerait avec le vent, mais qui chercherait à lui résister: en somme une girouette rouillée. (4)

Le refus de l’ennemi

La place que doit – ou devrait – occuper l’ennemi dans la réflexion des hommes politiques est examinée par Jeronimo Molina Cano:

La finalité du politique n’est pas en soi la désignation de l’ennemi, mais le discernement du bien que toute communauté doit protéger, face à l’ennemi évidemment, mais aussi face aux ravages du temps et de la mauvaise fortune. (5)

Cependant, si la désignation de l’ennemi n’est pas le but de l’action politique, lequel consiste dans la réalisation du bien commun, elle est la condition indispensable d’une action politique réaliste:

La reconnaissance de l’ennemi politique, réel ou potentiel, et par là même la qualification comme hostile, de manière déclarée ou cachée, d’une communauté étrangère, est l’essence de toute pensée politique réaliste. «Malheur à celui qui ne sait pas qui est son ennemi!»: cette phrase n’est pas seulement un lieu commun mais aussi la plus amère des prophéties politiques. (6)

Une formule remarquable d’Abel Bonnard résume bien la contradiction dans laquelle se trouvent les politiciens «modérés» et le danger mortel qu’ils représentent pour les communautés dont ils ont la charge:

Il n’est pas de mesures auxquelles les modérés ne soient prêts à consentir, pourvu qu’ils restent au poste où ils devraient les empêcher. (7)

Exemple parfait de trahison de la communauté par un modéré: le largage de l’Algérie par De Gaulle, alors que celui-ci avait été porté au pouvoir pour maintenir l’Algérie française.

D’où vient ce pacifisme, cette «culture du refus de l’ennemi» aujourd’hui dominante en Europe occidentale? Ecoutons à nouveau Jeronimo Molina Cano:

Les raisons de l’occultation de l’inimitié, et de la réticence à accepter la possibilité qu’une communauté étrangère fasse sienne l’idée d’hostilité, sont multiples. Toutes convergent cependant vers la perte du sens de la réalité politique. […] La disparition de l’ennemi dans le discours politique, ou sa dissimulation, constitue l’un des aspects les plus caractéristiques du second après-guerre. (8)

Il est certain qu’une des causes du développement de la mentalité pacifiste réside dans le traumatisme de la Deuxième Guerre mondiale. Comme autres causes, il faut mentionner, en amont, l’idéologie des droits de l’homme et, en aval, la chute du Mur de Berlin. Quoi qu’il en soit, le pacifisme poussé jusqu’à la négation de l’existence de l’ennemi est totalement irrationnel, comme le montre Teodoro Klitsche de La Grange:

Le problème de l’inexistence de l’ennemi est à mon sens un problème absurde, parce que l’ennemi n’a pas besoin de permission de qui que ce soit pour exister. […] Le pacifisme, quand il est conséquent, a une certaine rationalité; on peut préférer la servitude à la liberté, c’est une décision possible. Mais la négation de l’ennemi n’a rien de rationnel. (9)

Dans l’article conclusif de l’ouvrage, Bernard Dumont met le doigt sur un fait capital:

L’existence de l’ennemi […] est implicite mais très effective au sein même de la partitocratie. (10)

La démocratie ne fait pas disparaître l’hostilité, elle la transfère seulement de l’ennemi extérieur vers l’ennemi intérieur, l’adversaire politique. On l’a bien vu lors des dernières élections fédérales: pour les «modérés» démocrates-chrétiens, l’ennemi public numéro un n’est ni l’Union européenne qui cherche à nous écraser à défaut de pouvoir nous avaler, ni l’immigration de masse, mais bien plutôt le seul de nos gouvernants à avoir osé désigner ces menaces réelles pour le pays.

Le modérantisme, c’est la mort.


NOTES:

1) La culture du refus de l’ennemi: modérantisme et religion au seuil du XXIe siècle, Presses universitaires de Limoges, 2007, 150 pages. Cet ouvrage est en stock à la librairie La Proue, sise aux Escaliers du Marché 17, à Lausanne. Sauf indication contraire, les numéros de page ci-dessous renvoient à cet ouvrage.

2) Abel Bonnard, Les Modérés, cité par Philippe Baillet, «Modération, modérantisme, pseudo-conservatisme: Les Modérés d’Abel Bonnard», p. 44.

3) Claude Polin, «Modération et tempérance: continuité ou antinomie?», p. 23.

4) Id., p. 28. Ces propos de Claude Polin sur les modérés rejoignent ceux de Jean-François Cavin sur les centristes: «Inconsciemment peut-être, le centre est à gauche» (Jean- François Cavin, «Du centre», Contrepoisons no 6, Cahiers de la Renaissance vaudoise, Lausanne, 2006, p. 149).

5) Jeronimo Molina Cano, «Le refus d’admettre la possibilité de l’ennemi», p. 77.

6) Id., p. 73.

7) Abel Bonnard, Les Modérés, cité par Philippe Baillet, art.cit, p. 47.

8) Jeronimo Molina Cano, art.cit., p. 79.

9) Teodoro Klitsche de La Grange, «Refus du conflit et idéalisme de la paix», p. 87.

10) Bernard Dumont, «La politique contemporaine entre grands principes et lâchetés», p. 142.

 

vendredi, 02 juin 2017

Éthique de subsistance et esprit capitaliste chez Werner Sombart

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Éthique de subsistance et esprit capitaliste chez Werner Sombart

Figure de la révolution conservatrice allemande, Werner Sombart a consacré une large part de son œuvre à l’analyse de l’esprit capitaliste et à la recherche de ses origines. En s’intéressant à la genèse du capitalisme qu’il situe au Bas Moyen Âge, le sociologue allemand met en exergue l’opposition entre une éthique commerciale européenne précapitaliste, dite de subsistance, et une éthique spécifiquement capitaliste. Cette dernière a d’abord été influencée par la pensée chrétienne, qui l’a limitée, avant de s’émanciper de celle-ci.

L’économie féodale et corporatiste du Moyen Âge était dominée par l’idée selon laquelle chacun devait pouvoir vivre de son travail conformément à son rang et en menant une vie honnête. Les propos de Sigismond, empereur du Saint-Empire romain germanique au début du XVe siècle, rapportés par Werner Sombart, traduisent cet idéal : « Le métier existe, afin que chacun puisse gagner son pain en l’exerçant et que personne ne puisse empiéter sur le métier de l’autre. C’est grâce à lui que chacun peut satisfaire ses besoins et se nourrir ». Les logiques économiques régissant une telle société étaient donc subordonnées à la nécessité de faire vivre les producteurs et la détermination des prix était essentiellement fondée sur les coûts de production. La valeur d’usage primait sur la valeur d’échange : les prix ne dépendaient pas du jeu de l’offre et de la demande dans l’esprit commercial précapitaliste. De même, toute manœuvre visant à faire baisser les prix, comme la vente à rabais, était jugée immorale.

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Cette éthique, que Werner Sombart qualifie de subsistance, induisait une conception particulière de la notion de concurrence. Pour assurer la stabilité et les moyens de vivre de chacun, les commerçants et les artisans devaient se restreindre à un domaine d’activité particulier et à une clientèle définie. Imprégnée d’esprit paysan, cette morale commerciale considérait, selon Werner Sombart, que « la clientèle était pour le citadin ce qu’était pour le paysan son lopin de terre ». Toute chasse aux clients était donc prohibée et le recours à des procédés visant à détourner les clients de son voisin était interdit. S’appuyant sur les réglementations commerciales et sur les registres des litiges de grandes villes commerçantes, Werner Sombart montre que toute tentative de promotion commerciale pouvait donner lieu à des sanctions.

Par ailleurs, assurant l’organisation et la régulation des professions, les corporations veillaient à ce que nul n’empiète sur la branche d’activité d’autrui. Quant à la prohibition du prêt à intérêt qui prédominait alors, elle était conforme à la volonté de se prémunir de toute fuite en avant en refusant que l’argent produise de l’argent. Le sociologue remarque que cette économie précapitaliste était peu productive. Le manque de rigueur commerciale, la multiplicité des jours chômés et la lenteur du rythme des transactions nuisaient à l’efficacité d’une société dont le travail économique n’était pas le pivot et dont les élites ne légitimaient pas leur pouvoir par leurs compétences commerciales. Cet esprit correspondait en effet à des sociétés européennes dont la vie était rythmée par les événements sociaux, populaires et religieux, lesquels imposaient leurs impératifs au commerce. En outre, Werner Sombart est bien conscient que les principes de cette éthique de subsistance étaient régulièrement violés. La transgression ponctuelle de l’interdit, voire la tolérance occasionnelle de cette transgression n’affaiblissait cependant pas le principe de l’interdiction ni l’empreinte laissée dans l’esprit d’une époque.

L’émergence d’un premier capitalisme dans l’Italie du XIIIe et XIVe siècles, notamment à Florence, rompt avec les époques précédentes en valorisant la richesse obtenue par le travail mais surtout en rationnalisant les comportements économiques. Werner Sombart souligne le rôle de certains aspects du catholicisme dans cette évolution. En prônant un idéal de vie chaste et modérée mais également une absolue maîtrise de soi et une rigueur dans le travail, la doctrine thomiste du catholicisme encourage la rationalisation de la vie et constitue un terreau fertile au développement de l’homo economicus. L’honnêteté et la rigueur dans les affaires ne sont plus uniquement des contraintes imposées par la réputation mais des vertus requises par la conscience personnelle de l’individu, ce qui accroît le degré d’exigence. Ces vertus chrétiennes sont un catalyseur de l’esprit capitaliste mais elles en sont également une limite importante. Le thomisme ne condamne pas la richesse mais la distingue de l’enrichissement. Le mouvement, la dynamique suscitent toujours la méfiance et la crainte d’un affranchissement des limites. De plus, même lorsqu’il est admis, cet enrichissement ne doit pas être une finalité. L’homme doit rester la fin immédiate de l’économie.

La persistance de l’éthique de subsistance

Les principes de l’éthique de subsistance restent cependant omniprésents dans ce premier capitalisme. Plus rationnelle et plus efficace qu’auparavant, l’activité commerciale reste de faible intensité. L’idée de limite sous-jacente à l’éthique de subsistance n’a rien perdu de son importance et le commerce reste subordonné à la vie sociale des individus. Mettre sa vie au service de la croissance de son patrimoine n’est pas l’idéal du capitaliste de cette époque, celui-ci aspirant à s’enrichir rapidement et à se retirer des affaires pour profiter et vivre des richesses obtenues. Werner Sombart explique qu’au cours de cette période du capitalisme primitif, les prix restent essentiellement déterminés par la valeur d’usage des biens et la concurrence demeure strictement soumise aux principes de l’économie précapitaliste : « Encore pendant la première moitié du XVIIIe siècle, les marchands de Londres voyaient une concurrence déloyale dans les efforts que faisait tel ou tel de leurs collègues pour orner sa boutique ou attirer les clients par un étalage fait avec goût et élégance ». Le sociologue illustre ce maintien tardif de l’éthique de subsistance en citant les écrits de Daniel Defoe, auteur de Robinson Crusoé mais aussi figure du capitalisme anglais et rédacteur du Complete English Tradesman publié en 1725. Dans cet ouvrage, l’entrepreneur n’hésite pas à prendre position contre des procédés de désintermédiation commerciale. Il leur reproche de faire baisser les prix en diminuant drastiquement les emplois nécessaires à une même production pour concentrer les profits dans les mains de quelques uns. Werner Sombart rappelle également l’attitude méfiante des corporations italiennes dès le XVIesiècle envers les premières machines au nom de la défense du travail. Cette première période capitaliste maintient donc l’économie profondément encastrée dans la vie sociale, bridant toute velléité d’autonomie des logiques économiques par rapport aux principes religieux et traditionnels.

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La mutation de ce capitalisme classique vers le capitalisme moderne commence au XVIIIe siècle mais ne se révèle vraiment qu’au XIXe siècle. L’économie devient alors autonome et n’est plus soumise aux limites de la société traditionnelle. L’homme n’est plus le centre du système économique. Le vieux principe du « gagner le plus possible en faisant le moins d’affaires possible » n’a plus cours, il s’agit au contraire de produire toujours plus pour compenser des prix toujours plus faibles. La publicité commerciale se généralise et les démarches visant à attirer et séduire la clientèle ne font plus l’objet d’une réprobation morale. Toutes les entraves juridiques et morales des époques antérieures sont vécues comme des obstacles à détruire pour libérer le commerce. L’efficacité économique devient l’unique principe moral dans les affaires. Werner Sombart remarque que les anciennes vertus du capitalisme primitif (rigueur au travail, esprit d’épargne et honnêteté) survivent dans le monde moderne mais sous une forme « objectivée ». Ces vertus sont justifiées tant qu’elles prouvent leur efficacité économique mais n’ont plus à être suivies si leur utilité vient à cesser, dans la vie privée par exemple.

Le culte moderne de la croissance et du mouvement

Pour Werner Sombart, la principale mutation de l’esprit capitaliste moderne réside cependant dans le mobile du capitaliste. À l’époque du capitalisme primitif, le marchand était animé par l’amour du gain et par la volonté de se conformer aux vertus chrétiennes, ces dernières stimulant mais limitant l’esprit capitaliste. À l’époque moderne, l’amour du gain s’accentue, les vertus s’objectivent, mais le capitaliste est surtout mû par une nouvelle force. C’est la volonté de croître et l’amour de cette croissance qui le motivent avant tout. L’expansion sans limite de ses affaires constitue son but suprême. Cet impératif de croissance suppose une illimitation du travail, de la production et de la création de richesses. Werner Sombart explique que l’activité commerciale moderne atteint une ampleur décuplée, mais aussi et surtout une profondeur et une intensité inégalées jusqu’alors : « En avant, en avant ! Tel est le mot d’ordre de notre temps. La marche en avant et l’agitation furieuse : voilà ce qui le caractérise avant tout. On sait à quel point cet excès d’activité épuise les corps, flétrit les âmes. Toutes les valeurs inhérentes à la vie sont sacrifiées au Moloch du travail, toutes les aspirations du cœur et de l’esprit doivent céder la place à un seul intérêt, à une seule préoccupation : les affaires ». La sociologue n’hésite pas à rapprocher cette psychologie de l’homme d’affaires moderne de celle d’un enfant dont le monde psychique repose sur l’agitation permanente, la volonté d’obtenir toujours plus, l’amour de la nouveauté et le sentiment de puissance. Autant de caprices que l’éducation doit permettre de réguler en imposant des limites aux désirs de l’enfant. L’éthique commerciale moderne reposerait sur cette psychologie infantile débarrassée de toute entrave éducatrice.

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Cette rupture fondamentale apportée par la modernité se fonde sur le culte du mouvement et du changement. Perçue négativement, la stabilité devient au contraire synonyme d’immobilisme et de stérilité. À la fin du tumultueux XIXe siècle, Charles Péguy perçoit encore les vestiges de la vieille éthique de subsistance : « Ils nous disaient qu’un homme qui travaille bien et qui a de la conduite est toujours sûr de ne manquer de rien (…) tout cet ancien monde était essentiellement le monde de gagner sa vie » dont la disparition constitue le propre de la modernité : « Et c’est peut être là la différence la plus profonde, l’abîme qu’il y ait eu entre tout ce grand monde antique, païen, chrétien, français et notre monde moderne ». La dynamique du capitalisme moderne analysée par Werner Sombart dans la première partie du XXe siècle s’est poursuivie jusqu’à nos jours. Le recours à la publicité et au marketing, la course à la baisse des prix et l’impératif de croissance économique se sont intensifiés depuis les écrits de l’intellectuel allemand. Alors que la fluidification de la société apparaît plus que jamais comme l’idéal du monde moderne, les pratiques commerciales condamnées par l’éthique de subsistance se sont banalisées. On retrouve pourtant encore des traces significatives de cette éthique dans les règles déontologiques de certaines professions dites règlementées. L’ordre des avocats interdit ainsi le démarchage des clients d’un confrère au nom du principe de confraternité et restreint les possibilités de publicité pour préserver la dignité de la profession. À travers son approche originale des notions de croissance économique, de concurrence et de détermination des prix, l’analyse historique et dépourvue de toute naïveté de Werner Sombart constitue un outil pertinent pour aborder les questions contemporaines de décroissance et d’économie locale ou alternative.