Propos recueillis par Axelle Girard
1/ Vous êtes un auteur prolifique, et avez choisi d’inscrire votre action au cœur de plusieurs champs, parfois jugés incompatibles – à tort d’ailleurs. Comment définiriez-vous votre action ; êtes-vous d’abord un militant, un chercheur, un enseignant ou tout à la fois ?
Comme sociologue (j’enseigne à HEC Montréal) et comme chroniqueur (Journal de Montréal et Figaro). Je me suis toujours intéressé, à travers mes livres, à la configuration de l’espace public en démocratie. À quelles conditions peut-on y avoir accès ? À partir de quels critères peut-on y être reconnu comme un interlocuteur légitime ? En d’autres termes, c’est la question de la légitimité qui m’obsède. C’est ce qui m’a amené à m’intéresser à ce qu’on pourrait appeler la grande mutation idéologique occidentale engagée à partir des années 1960. Nous vivons aujourd’hui sous le régime diversitaire, qui prétend donner la seule interprétation possible de l’expérience démocratique – alors qu’à mon avis, il la dénature. Je m’intéresse beaucoup à la manière dont le régime diversitaire se représente ses adversaires et ses ennemis. C’est ce qui explique notamment mon intérêt pour le conservatisme, et plus largement, pour les différentes formes de dissidences au sein de la modernité. Car si la modernité émancipe l’homme, elle le mutile aussi, et il faut prendre la révolte contre cette mutilation au sérieux. La modernité porte aussi en elle une tentation totalitaire, et il vaut la peine, encore aujourd’hui, de voir de quelle manière elle s’actualise pour mieux y répondre. Au nom de quoi les hommes ont-ils résisté au totalitarisme, au siècle dernier, et au nom de quoi pourraient-ils y résister, aujourd’hui ?
Pour ce qui est de mon travail de chroniqueur, il consiste essentiellement à penser l’histoire qui se fait, pour le dire avec les mots de Raymond Aron. J’essaie, à travers mes chroniques, de décrypter l’époque derrière l’actualité, de situer les événements dans un contexte plus large pour les rendre intelligibles, en dévoilant dans la mesure du possible leur épaisseur historique et sociologique. Suis-je militant ? Je ne le crois pas. Je tiens beaucoup trop à ma liberté intellectuelle pour me définir ainsi. Cela dit, je suis militant d’une cause, une seule, mais qui me tient à cœur plus que tout : l’indépendance du Québec.
2/ Comme étudiante en administration publique, j’ai lu vos travaux sur le multiculturalisme assimilé par vous à une religion. Et je vous rejoins presque systématiquement mais, au fond, j’ai envie de vous demander pourquoi la France a échoué à imposer l’assimilation ?
Il y a des raisons internes et externes à cela. Parmi les premières, on trouve la mise en place d’un dispositif politico-médiatique inhibiteur qui se réclame de l’antiracisme mais qui a véritablement eu pour fonction, depuis 40 ans au moins, de faire le procès de la nation : ceux qui résistaient à cette dénationalisation de la France étaient disqualifiés moralement, extrême-droitisés, fascisés, nazifiés, même. Ils étaient ostracisés, traités en paria. Le progrès des sociétés était associé à leur dénationalisation. La nation devenait une référence au mieux vieillotte, au pire maudite, et qui s’en réclamait risquait une très mauvaise réputation. La référence nationale a été refoulée dans les marges de la cité ou ne survivait dans le discours public que dans sa forme la plus diminuée.
À travers tout cela, la définition de la nation n’a cessé de s’affadir : on a cessé de parler de la France comme une réalité historique et substantielle, pour la définir exclusivement à travers des valeurs républicaines, certes honorables et admirables et auxquelles je tiens comme tout le monde, mais qui ne la caractérisent pas. À ce que j’en sais, la démocratie, l’égalité, la justice sociale ne sont pas exclusives à la France. En fait, les références incandescentes à la République ont de plus en plus servi à masquer la désubstantialisation de la nation, comme si la première devait finalement se substituer à la seconde.
C’est dans ce contexte que la France est ainsi passée de l’assimilation à l’intégration à la «société inclusive». Elle a suivi son propre chemin vers le multiculturalisme, même si le corps social y résiste, tant les mœurs françaises demeurent vivantes. La définition de l’identité nationale tend à se retourner contre les Français, dans la mesure où on leur reproche de verser dans la crispation identitaire et la xénophobie dès qu’ils refusent de pousser plus loin leur conversion au multiculturalisme qui repose, je l’ai souvent dit, sur l’inversion du devoir d’intégration.
Dans la logique du multiculturalisme, ce n’est plus au nouvel arrivant de prendre le pli de la société d’accueil mais à cette dernière de transformer ses mentalités, sa culture, ses institutions, pour accommoder la diversité – l’islamisme, nous le savons, verra là une occasion de faire avancer son programme politique, en le formulant dans le langage du droit à la différence. Et plus la France est pénitente, honteuse d’elle-même, occupée à s’excuser dès qu’on l’accuse de quelque chose, moins elle est attirante, évidemment. Il est difficile d’aimer un pays qui maudit ses héros et veut les faire passer pour des monstres. L’État lui-même, perdant confiance en sa légitimité, a progressivement renoncé à assimiler en ne posant plus la culture française comme culture de convergence : elle ne devenait, en France, qu’une culture parmi d’autres, devant renoncer à ses «privilèges» historiques pour qu’advienne le vivre-ensemble diversitaire. Autrefois, plus on envoyait des signes ostentatoires d’assimilation ou d’intégration, plus on avant de chance de profiter des avantages de la coopération sociale. Il n’en est plus ainsi puisque les mécanismes sociaux poussant à l’assimilation sont désormais diabolisés au nom d’une fantasmatique «lutte contre les discriminations». D’ailleurs, l’État n’ose même plus défendre les frontières, au point de célébrer ceux qui ne les respectent pas au nom d’une conception particulièrement dévoyée de la fraternité.
On mentionnera aussi la dynamique de l’individualisme propre à toutes les sociétés modernes, mais qui s’est radicalisée avec les années 1960 et qui pousse l’individu à se désaffilier du cadre national comme si ce dernier était écrasant, étouffant, illégitime. Cette dynamique pousse à la désassimilation de la population française historique – et de toutes les populations occidentales, évidemment. L’individu ne se voit plus comme un héritier : il en vient même à rêver à son autoengendrement. Le progressisme contemporain déréalise l’individu et l’arrache aux appartenances les plus fécondes : il le décharne en croyant l’émanciper. Il le condamne pourtant à la nudité existentielle.
C’est ainsi qu’on doit comprendre la fameuse théorie du genre qui pousse l’individu à vouloir s’autodéterminer au point de choisir lui-même son propre sexe, s’il s’en choisit un, parce qu’il peut aussi avoir la tentation de demeurer dans un flux identitaire insaisissable : c’est la figure du queer, associée, par ses promoteurs, à une forme d’émancipation absolue, la subjectivité ne se laissant plus instituer et se définissant exclusivement sous le signe de la volonté et de l’auto-représentation. Qui questionne cette théorie est immédiatement accusée de transphobie, comme s’il fallait bannir intégralement ce qu’on pourrait appeler l’anthropologie fondatrice de la civilisation occidentale. L’être humain ne naît plus homme ou femme, apparemment : par décret théorique, on abolit l’humanité réelle pour en fantasmer une nouvelle, fruit d’un pur modelage idéologique.
Le réel est condamné, proscrit, maudit : le réel est réactionnaire. Mais puisque le réel résiste, il faut toujours plus loin l’entreprise de rééducation des populations, qui ne parviennent pas à voir leur réalité à travers les catégories privilégiées dans les sciences sociales universitaires. L’État social se transforme alors en État-thérapeutique qui multiplie les campagnes de sensibilisation à la différence et à la diversité, pour neutraliser ce qui, dans la population, la pousse à ne pas s’enthousiasmer pour cet univers orwellien.
Cela dit, l’individu ne peut pas durablement vivre dans un monde aussi mouvant, donc il en vient à se replier sur des identités de substitution paradoxalement bien plus contraignantes que l’identité nationale. On constate aujourd’hui, par exemple, une remontée du racialisme, qui vient essentiellement de la gauche, et qui cherche à relégitimer un concept régressif, la race, que nos sociétés avaient travaillé à neutraliser depuis plusieurs décennies. Ne soyons pas surpris : dès le début des années 1990, les plus lucides le disaient déjà, si vous renoncez à la nation, vous aurez pendant un temps l’individu, mais très vite, vous retomberez vers la tribu.
Quant aux facteurs externes, j’en identifierais rapidement quatre.
Il faut d’abord mentionner l’américanisation des mentalités, qui déstructure l’imaginaire national en imposant un univers conceptuel absolument étranger à l’histoire française, qui la rend inintelligible aux nouvelles générations. On le voit avec la promotion délirante d’un racialisme venu tout droit des universités américaines et qui pousse à la tribalisation des appartenances. Ce racialisme déstructure profondément les rapports sociaux. La France en vient à ne plus comprendre ses propres mœurs et intériorise, du moins dans son appareil médiatique, la critique de l’intelligentsia anglo-saxonne, qui la présente comme une Union soviétique bulldozant ses minorités. La gauche radicale universitaire et les mouvements sociaux qui s’en réclament jouent un grand rôle dans cette américanisation, et pas seulement le capitalisme, comme on a tendance à le croire. Le commun des mortels résiste à cette dynamique, mais il y résiste peut-être de moins en moins.
La mondialisation, aussi, transforme les conditions mêmes de l’existence des sociétés. Il n’est plus nécessaire de s’assimiler pour fonctionner en société. Les métropoles et leurs banlieues connaissent une hétérogénéité identitaire de plus en plus marquée et la révolution technologique permet de vivre dans une société sans vraiment chercher à y appartenir, en continuant d’habiter mentalement son pays d’origine. On ne saurait sous-estimer les effets politiques de cette dynamique sociologique qui devrait nous amener à examiner avec lucidité ce qu’on pourrait appeler nos capacités d’intégration comme société.
La construction européenne, aussi, qui n’a pas grand-chose à voir avec la civilisation européenne, et qui a même tendance à se construire contre elle, a contribué à disqualifier la référence nationale, en la décrétant inadaptée aux temps nouveaux. L’UE prétendait transcender les nations en les invitant à constituer politiquement la civilisation européenne : en fait, elle s’est construite contre la civilisation européenne, en la vidant de son épaisseur historique. On se rappellera son refus de reconnaître ses racines chrétiennes. La souveraineté nationale était jugée réactionnaire, et ceux qui la défendaient passaient pour les nostalgiques du nouvel ancien régime, centré sur la figure de l’État-nation. L’européisme s’accompagnait aussi d’un discours sur la mondialisation où l’intérêt de l’humanité était associée au mouvement perpétuel – Taguieff a parlé pour cela de bougisme. La mode, il y a quelques années encore, était à la déterritorialisation des appartenances et aux identités hybrides, engendrées par des métropoles mondialisées, se présentant comme tout autant d’espaces privilégiées pour favoriser le déploiement du régime diversitaire.
Il faut aussi parler de la pression migratoire. L’historien québécois Michel Brunet disait que trois facteurs pesaient dans le destin des civilisations : le nombre, le nombre, et encore le nombre. L’immigration massive déstructure profondément les sociétés qui la subissent. Le phénomène n’est pas nouveau : il se déploie depuis plusieurs décennies, même si le maquillage de la réalité par une démographie lyssenkiste a tout fait pour en minimiser la portée. Ou alors, on présente les grandes migrations d’aujourd’hui comme des flux démographiques naturels appartenant aux lois de l’histoire, auxquels on ne pourrait rien faire. On joue du droit, de l’histoire et de la statistique pour faire croire que ce qui arrive n’arrive pas et les médias, trop souvent, participent à ce recouvrement idéologique de la réalité.
Plus encore, ils jouent un rôle central dans cette négation du réel. Nous vivons une forme d’écartèlement idéologique : la mutation démographique des sociétés occidentales est reconnue lorsqu’il faut la célébrer, mais niée lorsqu’on pourrait être tenté de la critiquer. Les tensions associées à cette société fragmentée sont constamment relativisées. Lorsque le réel pèse trop fort, on le maquillera ou on le traitera sur le mode du fait divers : on se souvient tous du traitement des agressions de Cologne, en 2016. On pourrait évoquer bien d’autres exemples, plus récent, mais celui-là est resté dans nos mémoires. Sur le fond des choses, l’immigration massive tend progressivement à rendre de plus en plus difficile l’assimilation et favorise plutôt la constitution de communautés nouvelles, qui se définissent à travers l’action d’entrepreneurs idéologiques associés à la mouvance indigéniste et décoloniale, comme des victimes intérieures de la communauté nationale.
La laïcité française est ainsi présentée comme une forme de néocolonialisme intérieur destinée à étouffer les populations immigrées. Amusant paradoxe : autrefois, le colonialisme consistait à imposer sa culture chez les autres, aujourd’hui, cela consiste à imposer sa propre culture chez soi. Les nations occidentales sont expropriées symboliquement de chez elles, et lorsqu’elles protestent contre cette dépossession, on juge qu’elles basculent dans le suprémacisme ethnique. On leur explique que leurs racines ne comptent plus : nous sommes tous des immigrants, telle est la devine du régime diversitaire. L’histoire nationale est appelée à se dissoudre dans la mystique diversitaire : tel était le projet qui animait, il y a quelques années, l’ouvrage L’histoire mondiale de la France. Le régime diversitaire cherche alors à imposer de toutes les manières possibles la fiction du vivre ensemble, quitte à devenir de plus en plus autoritaire dans la maîtrise du récit médiatique pour éviter que des voix discordantes ne viennent troubler la fable de la diversité heureuse. Il cherche à contrôler les paroles dissidentes au nom de la lutte contre les propos haineux, mais on comprend qu’à ces derniers sont assimilées toutes les critiques du progressisme.
3/ Parlons d’école : quelles grandes similitudes voyez-vous entre le combat pour la liberté scolaire en France et au Québec ?
La question de l’autonomie scolaire me semble moins centrale, si je puis me permettre, que celle de la soumission du ministère de l’Éducation, chez nous, mais aussi, je crois, chez vous, à un pédagogisme débilitant qui a progressivement sacrifié les savoirs – j’ajoute toutefois que le phénomène est allé beaucoup plus loin de notre côté de l’Atlantique que du vôtre, où survit encore une conception exigeante de la culture.
Cela dit, dans toutes les sociétés occidentales, une forme d’égalitarisme a poussé à la déconstruction de la culture parce qu’elle est verticale, et censée légitimer, dans l’esprit de ses détracteurs, certains mécanismes de reproduction sociale au service d’une élite masquant ses privilèges ses références culturelles. Alain Finkielkraut, dans La défaite de la pensée, et Allan Bloom, dans L’âme désarmée, ont analysé et critiqué ce discours dès la fin des années 1980. L’école ne devait plus transmettre le monde mais le recommencer à zéro : l’héritage était réduit à un stock de préjugés condamnables.
Par ailleurs, le pédagogisme a voulu transformer l’école en laboratoire idéologique devant moins transmettre un patrimoine de civilisation que fabriquer à même les salles de classe une société nouvelle, dans la matrice du progressisme contemporain. Le pédagogisme invite moins à admirer et explorer les grandes œuvres, par exemple, qu’à les démystifier pour voir comment elles sont porteuses d’intolérables préjugés comme le racisme, la xénophobie, l’homophobie, la transphobie, la grossophobie, et ainsi de suite. Et cela quand on leur parle de ces œuvres. Car l’élève est aussi invité à exprimer son authenticité et à construire lui-même son propre savoir : c’était la lubie du socio-constructivisme. Le ministère de l’Éducation déséduque, ce qui ne veut pas dire, évidemment, qu’on ne trouve pas des milliers de professeurs compétents qui résistent à la bureaucratie pédagogique et qui cherchent à assumer pleinement, et de belle manière, leur fonction.
Dans un monde idéal, il faudrait transformer complètement le logiciel dominant le système éducatif. J’aimerais y croire, mais j’y crois de moins en moins. L’appareil administratif de nos sociétés est de plus en plus difficilement réformable. Si je suis favorable, de plus en plus, à une certaine autonomie scolaire, c’est justement parce qu’il me semble nécessaire de créer des oasis de culture, je dirais même, des oasis de civilisation, où il sera possible de résister au pédagogisme au nom d’une conception élevée de notre patrimoine à transmettre. La dissidence peut constituer, aujourd’hui, à transmettre notre patrimoine de civilisation, tout simplement. [Note du carnet: Une saine évolution de la pensée de Bock-Côté, plus réaliste devant la force de l'appareil pédagogiste.]
4/ Un système scolaire “fédéral”, ou décentralisé, fonctionne-t-il nécessairement mieux que celui dont nous faisons l’expérience ici, en France ?
Permettez-moi de corriger un peu votre perception des choses. Au Canada, l’éducation est une compétence provinciale et non pas fédérale. C’est une nécessité vitale, pour tenir compte de la diversité profonde du pays, qui trouve son origine dans les revendications, en 1867, au moment de la création de la fédération, des Canadiens-français qui voulaient administrer leurs propres institutions scolaires dans la province de Québec où ils formaient une majorité.
C’était, en quelque sorte, une concession culturelle accordée aux francophones alors que les élites anglaises qui fondèrent le pays rêvaient d’un État unitaire sous le signe de l’anglo-conformité. Pour les francophones, c’était évidemment une question de survie culturelle. Mais à l’intérieur même du Québec, nous avons un système scolaire très centralisé, qui tourne autour du ministère de l’Éducation. Il s’est développé comme tel depuis les années 1960, avec ses grandeurs et ses misères. Il a permis à tout un peuple d’accéder à l’éducation [Note du carnet: il aurait eu accès à l'éducation sans le monopole de ce ministère, c'était en bonne voie dans les années 50], et à une société d’opérer un formidable rattrapage collectif, mais il a sacrifié, au même moment, les humanités classiques qui autrefois, étaient au cœur de la formation des élites.
5/ Quel est votre avis sur l’utilité, et l’intérêt des nouvelles technologies éducatives ?
En gros, je m’en méfie. Je veux bien croire qu’en période covidienne, il faille se tourner vers la béquille technologique pour enseigner à distance, mais la béquille ne devrait pas devenir la norme. Plus exactement, je me méfie de la technicisation de l’enseignement qui s’accompagne, à tout le moins de mon côté de l’Atlantique, d’un rapport de moins en moins intime au monde des livres.
Je vois de moins en moins d’étudiants se perdre dans les rayons des bibliothèques universitaires. Souvent, les étudiants souhaitent utiliser exclusivement des ressources disponibles sur internet pour faire leurs travaux de session. L’enseignement est un art et le bon professeur est toujours aussi un peu à sa manière un homme de théâtre, qui transforme sa matière en savoir passionnant, parce qu’il est lui-même passionné par elle. Pour le dire à l’hollywoodienne, il devrait être à lui-même son propre effet spécial et être capable de capter l’attention des élèves.
Mais pour nos pédagogistes, qui reprennent comme d’habitude la rhétorique progressiste, le cours magistral relève d’une conception réactionnaire de l’éducation. Encore ! Je suis effaré par la colonisation de l’école primaire et secondaire, chez nous, par les nouvelles technologies – et plus largement, par la véritable dépendance qu’elles engendrent. L’intelligence capitule devant la facilité technique : on croit plaire aux jeunes alors qu’on les enfonce dans un monde qui les aliène et les aliènera toujours plus. Trop de gens, aujourd’hui, ne peuvent voir le monde qu’à travers un écran et se sentent en détresse quand on les éloigne de leur téléphone portable. L’école ne devrait pas se rallier à ce mouvement mais y résister, en apprenant à ceux qui la fréquentent la valeur de la concentration, du travail de fond, et même, dans les périodes de lecture, du silence. Reste à voir si un tel programme est encore possible dans un monde colonisé par Facebook, Instagram et compagnie.
6/ Quelles seraient vos 3 grandes idées pour former les jeunes Français à l’amour et à la défense de leur pays, de son histoire – de toute son histoire – et pour leur donner envie de partir à l’assaut du monde tel qu’il est et qu’il se transforme, loin des tentations nostalgiques ?
Trois idées, quatre, cinq, je me vois mal construire ainsi un programme en quelques slogans. Mais je m’y risque ! Il importe d’abord de rompre, mais de rompre très clairement, avec la pensée décoloniale qui s’impose de plus en plus dans l’esprit public et prend une grande place dans l’enseignement universitaire. Le décolonialisme, nous le savons, pousse à la repentance, à la haine de soi, à une relecture diabolisante de l’histoire de France. On doit rompre avec lui si nous voulons renouer avec nos nations. L’enseignement de l’histoire, de ce point de vue, devrait retrouver le sens de la nuance, en restaurant le sens de la complexité historique, en évitant d’en faire un simple affrontement entre le Bien et le Mal. L’existence historique est infiniment plus complexe et il faut se tenir loin de la tentation de l’anachronisme qui nous amène à surplomber les époques passées du haut de nos certitudes actuelles. Il ne devrait pas être interdit, non plus, de célébrer le patriotisme.
Il importe aussi, me semble-t-il, de revaloriser ce qu’on appelait autrefois les humanités, qui nous mettent en contact avec les sources de notre civilisation. C’est à travers elle qu’on peut réapprendre à admirer ce qui est admirable.
La France doit aussi retrouver confiance en son génie propre. Il y a quelque chose d’un peu triste, peut-être même de lamentable, à voir la France se comporter quelquefois comme le 51e État américain, en cherchant par exemple à s’angliciser à tout prix, comme si la conversion à l’anglais était un gage de modernité. Il y a une universalité de la civilisation française et de la langue française. Quand une partie des élites françaises traitent ce qui est proprement français comme un résidu franchouillard entravant la pleine participation à la mondialisation, elles se retournent en fait contre leur pays.
Et permettez-moi enfin de dire un mot sur la nostalgie, qui m’inspire moins de la sévérité que de la tendresse : la nostalgie de nos contemporains se porte moins vers un passé mythifié, vers lequel on aimerait se réfugier pour se mettre à l’abri d’un monde devenu trop froid, qu’elle cherche à nous rappeler que nous avons, en cours de route, certains trésors spirituels et culturels, porteurs d’un rapport au monde qui n’était pas sans valeur, et qu’il n’est pas insensé de chercher à les retrouver.