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vendredi, 20 décembre 2024

Nicola Cospito : l'Europe a besoin de forces qui luttent contre l'ancien ordre mondial et se montrent sensibles aux nouveaux horizons géopolitiques

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Nicola Cospito : l'Europe a besoin de forces qui luttent contre l'ancien ordre mondial et se montrent sensibles aux nouveaux horizons géopolitiques

Propos recueillis par Eren Yeşilyurt

Source: https://erenyesilyurt.com/index.php/2024/09/12/nicola-cos...

Après avoir commencé cette série d'entretiens sur le révolutionnarisme conservateur, je me suis rendu compte que nous ne connaissions pas les intellectuels italiens. Il existe différents "bassins intellectuels" qui s'accumulent de manière différenciée dans le monde de la Méditerranée. Avec Cospito, nous avons parlé du révolutionnarisme conservateur, de la droite naissante, d'Evola.

Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs turcs ?

Je suis né à Tarente, dans les Pouilles, en 1951 et je vis à Rome. J'ai obtenu un diplôme de littérature moderne avec les meilleures notes. Je suis journaliste indépendant, traducteur, conférencier et connaisseur de la langue et de la culture allemandes. Je suis l'auteur de plusieurs publications. J'ai enseigné l'histoire et la philosophie dans des lycées pendant 38 ans et j'ai également été professeur adjoint d'histoire des doctrines politiques à l'université E-Campus. Je suis l'auteur du livre I Wandervögel, qui en est à sa troisième édition (plus une en espagnol), avec lequel j'ai présenté au public italien l'histoire du mouvement de jeunesse allemand au début du 20ème siècle. Avec l'historien allemand Hans Werner Neulen, j'ai publié Julius Evola in the secret documents of the Third Reich et Salò Berlin, l'Alleanza difficile. J'ai également publié Nazionalpatriottici et Walter Flex, a Generation in Arms. Avec la Fondation Evola, j'ai publié Julius Evola dans les documents secrets de l'Ahnenerbe et Julius Evola dans les documents secrets de la SS. J'ai édité le magazine d'histoire, de politique et de culture Orientamenti. Je traduis actuellement de l'allemand la bibliographie monumentale du volume Die Konservative Revolution in Deutschland de l'historien Armin Mohler.

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Evola est connu en Turquie comme haute figure de l'école traditionaliste. L'influence d'Evola sur la droite italienne m'a surpris lors de mes recherches. Comment Evola a-t-il influencé la droite italienne ? Comment est-il devenu une figure aussi importante ?

Evola a été et reste en Italie l'un des principaux inspirateurs non seulement des intellectuels de droite, mais aussi des cercles politiques traditionalistes, et ce, avant et après la Seconde Guerre mondiale. Auteur de nombreuses publications traduites en plusieurs langues, il a surtout exercé son influence avant la guerre avec des ouvrages tels que Diorama filosofico, supplément au quotidien Il Regime Fascista. Il a écrit des livres tels Théorie de l'individu absolu (1930), L'homme comme puissance (1927), La tradition hermétique (1931), Révolte contre le monde moderne (1933) et, après la guerre, des essais d'une grande profondeur tels que Chevaucher le tigre (1961), Les hommes au milieu des ruines (1953) et Masque et visage du spiritualisme contemporain (1949).

Partant d'un idéalisme hégélien, vu cependant dans une tonalité romantique, influencé par la pensée de Nietzsche, dans l'exaltation d'un « individu » absolutisé par une profonde conscience de soi sublimée par la prédisposition à l'action, Evola attire l'attention sur le monde de la Tradition, caractérisé dans la lointaine antiquité par des valeurs fondées sur une hiérarchie aristocratique (basée sur les vertus), sur une spiritualité « solaire », virile, limpide, fière, sur une vision organique de l'Etat, par opposition au monde décadent, libéral, démocratique, obscur, né avec le Kali Yuga et qui a accentué sa décadence avec l'avènement de la Révolution française et de la modernité où l'homme est devenu l'esclave du « démon de l'économie », perdant le contact avec une civilisation supérieure. Surtout Révolte contre le monde moderne et Les hommes au milieu des ruines, mais aussi le court essai Orientamenti, sont devenus une sorte de bible pour ceux qui ont voulu s'engager dans une action ascendante, dans la recherche d'horizons spirituels, en allant occuper un champ de bataille qui ne peut jamais être conquis ou occupé par un quelconque ennemi. Les pages d'Orientamenti, comme l'a récemment écrit la revue Il Cinabro, pénètrent le cœur du lecteur et tracent une direction, une orientation à suivre, en éveillant des idéaux d'une grande force.

Rutilio Sermonti, l'un des dirigeants du mouvement Ordine Nuovo, la formation la plus inspirée par les enseignements d'Evola, a affirmé: « en lisant Evola, je n'ai pas découvert Evola, mais moi-même. Et je n'ai jamais reçu de cadeau plus précieux ». Face à l'œuvre destructrice du monde moderne, Julius Evola lance son mot d'ordre: « une seule chose: se maintenir debout dans un monde de ruines ». Nous assistons donc aujourd'hui à une « Renaissance d'Evola » qui se reflète également dans la pensée d'Alexandre Douguine qui, à côté des nouvelles frontières géopolitiques, envisage la recherche d'une nouvelle dimension spirituelle qui s'oppose aux faux mythes et aux icônes du monde démocratique libéral, une recherche inspirée par les idées de Julius Evola.

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Dans l'Allemagne du 19ème siècle, comment le mouvement Wandervogel et d'autres mouvements similaires ont-ils construit l'esprit allemand ? Quelles sont les figures les plus importantes de cette période et quel impact leurs idées ont-elles eu sur l'Allemagne moderne ?

Le mouvement des Wandervögel, également connu sous le nom de Jugendbewegung (mouvement de jeunesse), tire son nom d'un poème de l'écrivain romantique Joseph von Eichendorff. Il est né à Berlin sous la forme d'un cercle d'étudiants sténographes qui se consacraient aux Wanderungen (grandes promenades dans les forêts et les vallées allemandes). L'histoire des Wandervögel commence à la fin du siècle dernier, vers 1896 pour être précis. Selon certains historiens, qui ne voient dans les "oiseaux migrateurs" allemands qu'un mouvement de rébellion contre le système scolaire rigide et schématique de l'ère wilhelminienne, elle s'est achevée en 1914 à la veille de la Première Guerre mondiale, selon d'autres en 1933 avec la Machtübernahme, la prise de pouvoir par les nationaux-socialistes, et enfin d'autres chercheurs sont d'avis qu'elle ne peut être considérée comme définitivement terminée (1).

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Tous s'accordent cependant à reconnaître l'importance et la signification extraordinaires de ce mouvement de jeunesse, dont la connaissance est indispensable pour comprendre et interpréter correctement les transformations psychologiques, politiques et sociales radicales qui ont caractérisé l'Allemagne au cours des dernières années du 19ème siècle et de la première moitié du 20ème siècle. Fondé par Hermann Hoffmann, étudiant à l'université de Berlin, le mouvement a connu plusieurs dirigeants en alternance, dont le plus influent fut Karl Fischer (photo, ci-dessous), qui lui a insufflé un grand dynamisme en favorisant sa forte expansion dans toute l'Allemagne.

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Le plus grand historien de la Jugendbewegung fut Hans Blüher (buste, ci-dessus) qui lui consacra plusieurs ouvrages. Le grand rassemblement de 1913 sur le mont Meissner, auquel participèrent plus de deux mille jeunes, est mémorable. Lors de ce rassemblement, les voies de la réforme de la vie ont été tracées: la lutte contre l'alcool et le tabagisme, la redécouverte du sacré dans la nature, la valorisation de l'identité nationale germanique et les lignes d'une nouvelle pédagogie ont été tracées. La compréhension du phénomène Wandervogel ne serait pas possible sans tenir compte du fait qu'il trouve ses racines les plus profondes dans le mouvement romantique du début du 19ème siècle et dans le mysticisme national-patriotique qui imprégnait l'âme de la jeunesse allemande à l'époque des guerres de libération où les étudiants étaient aux premières loges de la croisade contre Napoléon. C'est ainsi qu'après la Seconde Guerre mondiale, l'attention des chercheurs et des universitaires s'est concentrée sur l'histoire allemande des deux derniers siècles, avec l'intention spécifique, pour certains, d'identifier dans la culture romantique, hostiles aux Lumières et au rationalisme étriqué des premières décennies du 19ème siècle, les origines de ce que George L. Mosse a appelé « la crise de l'idéologie allemande » (2) et qui a trouvé sa plus grande expression dans les dimensions et les formes politiques du totalitarisme national-socialiste.

Lorsque l'on pense au « fascisme », on pense généralement à Hitler et aux nationaux-socialistes. Qu'est-ce qui distingue le fascisme italien, représenté par Mussolini, du fascisme allemand ?

Par rapport au national-socialisme, le fascisme peut se prévaloir du mérite de la primogéniture dans la naissance d'un mouvement qui visait immédiatement la création d'un État-providence capable de mettre au centre la justice distributive et les intérêts des citoyens, en rétablissant la primauté de la politique sur l'économie. Mussolini montre sa détermination lorsqu'en 1926, face à la spéculation financière internationale, il fixe d'autorité le taux de change de la livre sterling, alors monnaie de référence, à 90 lires. Cette mesure a sauvé l'Italie de la crise de 1929, lorsque la bourse de Wall Street s'est effondrée.

À cet égard, il convient toutefois de noter que les deux mouvements avaient certainement beaucoup en commun en ce qui concerne le dépassement des idéologies du 19ème siècle, l'aversion pour le marxisme et ses principes classistes, le rejet de toutes les opinions matérialistes et antipatriotiques et la nécessité de forger un homme nouveau doté d'une forte identité.

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Le fascisme italien s'est distingué par l'organisation de travaux publicsde grande ampleur. Aujourd'hui encore, il est possible de regarder avec étonnement et admiration l'impressionnante œuvre architecturale du fascisme, ouverte à une vision aérée de l'urbanisme, fondée sur l'exaltation des grands espaces. Nombreuses sont les villes fondées par le régime de Mussolini qui, aujourd'hui encore, témoignent de leur solidité, même face aux catastrophes naturelles. Contrairement au national-socialisme, le fascisme, tout en exaltant le passé et le romanisme impérial, n'est pas caractérisé par le mythe du sang et de la race aryenne, qui, en revanche, a joué un rôle prépondérant en Allemagne.

De même, les lois raciales de 1938, votées dans un contexte d'isolement international et de rapprochement avec l'Allemagne, ne séduisent pas la population italienne qui n'a jamais été antisémite. L'antisémitisme reste confiné à d'étroits cercles intellectuels réunis autour de Giovanni Preziosi et de sa revue La vita italiana. Même pendant les 600 jours de la République sociale italienne, les Allemands ne font pas confiance aux fascistes dans leur gestion de la question juive et restent très méfiants à l'égard des Italiens.

Les révolutionnaires conservateurs allemands s'appelaient eux-mêmes « révolutionnaires conservateurs » pour se distinguer des national-socialistes et des fascistes. Où les chemins du révolutionnarisme conservateur, du fascisme et du national-socialisme se sont-ils croisés et ont-ils divergé?

Le mouvement révolutionnaire conservateur est officiellement né en Allemagne avec la diffusion des idées de l'écrivain Arthur Moeller van den Bruck. C'est lui qui, le premier, a traduit toutes les œuvres de Dostoïevski en allemand. Son œuvre la plus importante est Das Dritte Reich, dans laquelle il fait une critique radicale des principes démocratiques libéraux, appelant à la naissance d'une nouvelle Allemagne impériale.

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En réalité, Moeller van den Bruck, qui reste le principal représentant du mouvement, n'a fait que reprendre ce qui avait déjà été élaboré dans la seconde moitié du 19ème siècle par des penseurs tels que Paul de Lagarde et Julius Langbehn, ce qui avait été énoncé par Arthur de Gobineau et Richard Wagner avec son cercle de Bayreuth, par Stefan George et d'autres intellectuels nationalistes.

La révolution conservatrice, comme l'a bien observé Armin Mohler dans sa thèse intitulée Die Konservative Revolution in Deutschland, a en fait rassemblé de nombreux mouvements intellectuels similaires mais différents, notamment les Völkische, les Bündische, les nationaux-conservateurs, les fédéralistes, les monarchistes, les révolutionnaires nationaux, les bolcheviks nationaux, mais aussi les ésotéristes et les antisémites extrémistes.

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La révolution conservatrice s'est répandue non seulement en Allemagne, mais aussi en Autriche et en Suisse et a été représentée par des penseurs de haut niveau tels que Carl Schmitt, Oswald Spengler, les frères Jünger, mais aussi Max Weber, Max Scheler, Ludwig Klages et Hugo von Hofmannsthal. Le mouvement compte dans ses rangs des historiens, des géographes, des spécialistes de l'histoire de l'art, des conteurs, des poètes et toutes sortes d'intellectuels, et s'appuie sur de nombreuses revues culturelles et la collaboration de diverses maisons d'édition.

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Les révolutionnaires conservateurs, tout en anticipant les exigences du national-socialisme - c'était aussi l'époque des Corps francs, du Stahlhelm et d'autres organisations paramilitaires qui luttaient pour empêcher l'Allemagne de perdre de nouveaux territoires après le Diktat de Versailles - et en mettant l'accent sur la redécouverte de l'esprit germanique avec sa culture paysanne, liée au Blut und Boden, se sont démarqués, voire opposés, à ce dernier au fil du temps.

Dans une certaine mesure, les révolutionnaires conservateurs ont peut-être exprimé des positions plus marquées que le national-socialisme sur le thème des racines, mais en même temps, tout en rejetant les principes de la démocratie libérale, ils n'ont pas entièrement sympathisé avec Hitler, considérant la figure du Führer comme une fonction remplaçable dans un nouveau système politique. Cette idée ne pouvait manquer de susciter des tensions. De même, ils étaient souvent attentifs aux instances mystico-ésotériques qui entraient en conflit avec le pragmatisme politique du NSDAP. Cela les sépare également du fascisme italien, plus attentif aux besoins sociaux et populaires.

La droite se développe en Europe. En y regardant de plus près, on s'aperçoit qu'il s'agit de conservateurs libéraux. Est-ce vraiment la « droite » qui se développe en Europe ou ces mouvements sont-ils intégrés dans le système mondial?

Certes, la droite se développe en Europe, mais elle apparaît parfois comme une droite invertébrée, pour reprendre les termes du penseur espagnol Miguel de Unamuno. Une droite faible dans son contenu et dépassée dans son nom même. Aujourd'hui, droite et gauche ne signifient en effet presque plus rien et n'expriment plus correctement les forces en présence sur la scène politique. Le monde actuel est caractérisé par l'affrontement entre libéraux et antilibéraux, entre les défenseurs de l'ancien monde unipolaire, consolidé après la chute du mur de Berlin, et ceux qui ont au contraire compris la nécessité de s'ouvrir à une nouvelle dimension multipolaire qui met de côté le suprémacisme américain et crée de nouveaux équilibres mondiaux.

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Le monde change et la naissance des BRICS en est la preuve. Le dollar est en crise mais la droite ne l'a pas compris. De même, le soutien à Israël et au génocide criminel du peuple palestinien est un scandale. La droite ne stigmatise pas assez l'insuffisance de l'Union européenne et le soutien à Zelenski n'est qu'une faveur à la « proxy war » voulue par les Américains pour tenir l'Europe en laisse.

L'OTAN est un facteur de déstabilisation dans le monde et en Italie, par exemple, le gouvernement Meloni agit en tant que plénipotentiaire des États-Unis, ce qui met gravement en péril la sécurité du pays. L'Italie accueille environ 120 bases américaines sur lesquelles le gouvernement n'a aucune juridiction. En cas de conflit mondial, nous serions les premiers à en subir les conséquences néfastes.

Le gouvernement Meloni n'est donc pas du tout souverainiste comme certains continuent à le penser à tort. Le seul qui se sauve est Victor Orban, qui est certainement le plus intelligent et le plus avisé des dirigeants européens. L'Europe a besoin de forces qui luttent contre l'ancien ordre mondial et se montrent sensibles aux nouveaux horizons géopolitiques, par exemple le projet Eurasia qui appelle à de nouvelles alliances et à de nouveaux pactes, à commencer par une Union méditerranéenne dans laquelle la Turquie, par exemple, pourrait jouer un rôle absolument important.

 

samedi, 07 décembre 2024

Spengler et le tournant vers la mort

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Spengler et le tournant vers la mort

Nicolas Bonnal

On va reparler de Spengler mais je voudrais faire quelques rappels pour expliquer pourquoi les Européens agonisent depuis longtemps. Nietzsche en a parlé, et Yockey et Drieu… les grands penseurs enracinés américains (Madison Grant notamment) ont aussi vu ce risque: la liquidation du paysan-soldat républicain heureux dans le monde de la ville, de la consommation et de l’industrie.

Dans mon recueil sur les penseurs allemands j’ai souligné cette haine et cette peur du monde moderne et de la catastrophe qu’ils amènent; on les retrouve chez tous les grands penseurs allemands ou autrichiens, y compris certains juifs.

Dans son petit texte sur la guerre, voici ce Freud écrit sur la culture:

« Et voici ce que j’ajoute: depuis des temps immémoriaux, l’humanité subit le phénomène du développement de la culture (d’aucuns préfèrent, je le sais, user ici du terme de civilisation). C’est à ce phénomène que nous devons le meilleur de ce dont nous sommes faits et une bonne part de ce dont nous souffrons. Ses causes et ses origines sont obscures, son aboutissement est incertain, et quelques-uns de ses caractères sont aisément discernables ».

Voici les conséquences de ce développement culturel si nocif à certains égards, et auxquelles nos élites actuelles se consacrent grandement :

« Peut-être conduit-il à l’extinction du genre humain, car il nuit par plus d’un côté à la fonction sexuelle, et actuellement déjà les races incultes et les couches arriérées de la population s’accroissent dans de plus fortes proportions que les catégories raffinées ».

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Goethe lui rêvait encore du paysan, pas encore trop pollué par la civilisation:

« Notre population des campagnes, en effet, répondit Goethe, s’est toujours conservée vigoureuse, et il faut espérer que pendant longtemps encore elle sera en état non seulement de nous fournir des cavaliers, mais aussi de nous préserver d’une décadence absolue ; elle est comme un dépôt où viennent sans cesse se refaire et se retremper les forces alanguies de l’humanité. Mais allez dans nos grandes villes, et vous aurez une autre impression… »

Et il insiste encore, au début du tome deuxième de ses entretiens avec Eckermann (voyez mes textes), sur l’affaiblissement des hommes modernes:

« Causez avec un nouveau Diable boiteux, ou liez-vous avec un médecin ayant une clientèle considérable – il vous racontera tout bas des histoires qui vous feront tressaillir en vous montrant de quelles misères, de quelles infirmités souffrent la nature humaine et la société… »

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Venons-en au Déclin de l’Occident de Spengler. Dans le tome II et le chapitre sur les villes, notre auteur écrit des lignes admirables sur la fin du tact cosmique. On écoute le maître :

« Ce qui rend le citadin de la ville mondiale incapable de vivre ailleurs que sur ce terrain artificiel, c’est la régression du tact cosmique de son être, tandis que les tensions de son être éveillé deviennent chaque jour plus dangereuses. N’oublions pas que le côté animal du microcosme, l’être éveillé, s’ajoute à l’être végétal, mais non inversement. Tact et tension, sang et esprit, destin et causalité sont entre eux comme la campagne fleurie et la ville pétrifiée, comme l’être et ce qui dépend de lui. La tension sans le tact cosmique qui l’anime est le passage au néant. »

Comme Mirbeau, Spengler se rend compte que dans les grandes villes « toutes les têtes se ressemblent » :

« L’intelligence est le substitut de l’expérience inconsciente de la vie, l’exercice magistral d’une pensée squelettique et décharnée. Les visages intelligents se ressemblent chez tous les peuples. C’est la race elle-même qui se retire d’eux. Moins l’être sent le nécessaire et l’évident, plus il s’habitue à vouloir tout « éclairer», plus l’être éveillé calme sa phobie par la causalité. D’où l’identification par l’homme du savoir et de la démonstration; d’où la substitution aussi du mythe causal ou théorie scientifique au mythe religieux; d’où enfin la notion d’argent abstrait, considéré comme pure causalité de la vie économique, par opposition au commerce d’échanges ruraux qui est tact et non système de tensions. »

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Et comme je citais Mirbeau :

« …j’ai remarqué, à quelques exceptions près, que les villes, surtout les villes de travail et de richesses, qui, comme Anvers, sont des déversoirs de toutes les humanités, ont vite fait d’unifier, en un seul type, le caractère des visages… Il semble maintenant que, dans les grandes agglomérations, tous les riches se ressemblent, et aussi tous les pauvres. »

C’est dans La 628-E8, un livre dont l’héroïne est une… automobile. Mais citons Spengler de nouveau :

« La seule forme de récréation, spécifique à la ville mondiale, que connaisse la tension intellectuelle est la détente, la "distraction"».

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C’est une des clés de Berlin, grand film de Walt Ruttmann (documentaire muet datant de 1926): cet abrutissement de la masse berlinoise par le divertissement. Ruttmann qui est alors communiste (il mourra sur le champ de bataille en 1941) relie aussi cela au culte de l’argent : le divertissement est là pour extirper de l’argent. Hermann Hesse souligne aussi cela dans son inconnu Loup des steppes…

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Et tout amène logiquement à la stérilité qui frappe toutes les races et tous les peuples du monde en ce vingt-et-unième épris de grands remplacements et d’inintelligence artificielle. Spengler :

« Et de ce déracinement croissant de l’être, de cette tension croissante de l’être éveillé il résulte, comme conséquence suprême, un phénomène préparé de longue date, sourdement, qui se manifeste soudain à la claire lumière de l’histoire pour mettre fin à tout ce spectacle : la stérilité du civilisé. »

Ce n’est pas la culture de mort du pape polonais, c’est « le tournant métaphysique vers la mort » qu’incrimine plus justement Spengler (cela explique pourquoi les renaissances chrétiennes envisagées depuis deux siècles ont toutes grotesquement échoué):

« Ce phénomène est impossible à comprendre par la causalité physiologique, comme l’a tenté, par exemple, journellement la science moderne. Car il implique absolument un tournant métaphysique vers la mort. Certes oui comme individu, mais comme type, comme collectivité, le dernier homme des villes mondiales ne veut plus vivre: la phobie de la mort est éteinte dans cet organisme collectif. La crainte profonde et obscure qui s’empare du paysan, l’idée de la mort de sa famille et de son nom, ont perdu leur sens. Dans la continuité du sang, proche parent du monde intérieur visible; on ne sent plus un devoir du sang, la condition dernière de l’être, une fatalité ».

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Spengler sera rejoint par Freud sur ce point précis :

« Les enfants manquent non seulement parce que leur naissance devient impossible, mais parce que l’intelligence extrêmement avancée ne trouve plus de raisons pour sa propre existence. »

Problème auquel furent déjà exposés les Grecs et les Romains (voyez mon recueil sur leur décadence) et dont parla abondamment Ibn Khaldoun. On voit bien du reste cette impossibilité – en Russie actuelle comme ailleurs – de repeupler. Les gens ne veulent/peuvent plus. Le dépeuplement venu de la civilisation nihiliste occidentale n’est pas ce besoin dont a parlé Hitler à Rauschning: c’est devenu un destin.

La fin du tellurisme c’est la fin de la vie et de sa reproduction. Nous aurons assez vécu aussi pour la fin de tout contact avec le ciel.

Sources :

https://www.amazon.fr/D%C3%A9clin-lOccident-morphologie-l...

https://www.amazon.fr/GOETHE-GRANDS-ESPRITS-ALLEMANDS-MOD...

https://www.amazon.fr/grands-auteurs-traditionnels-Contre...

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mercredi, 27 novembre 2024

Franco Milanesi : La révolution conservatrice est basée sur la révolution contre le capitalisme et contre la "forme bourgeoise" et pour les racines communautaires et humaines de la tradition nationale

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Franco Milanesi : La révolution conservatrice est basée sur la révolution contre le capitalisme et contre la "forme bourgeoise" et pour les racines communautaires et humaines de la tradition nationale

Propos recueillis par Eren Yeşilyurt

Source: https://erenyesilyurt.com/index.php/2024/11/04/franco-mil...

Nous avons eu un bel entretien introductif avec Franco Milanesi sur la philosophie politique, la biographie et surtout les idées d'Ernst Niekisch. Nous avons abordé de nombreux sujets, notamment la manière dont Niekisch a combiné les concepts de révolutionnarisme conservateur et de bolchevisme national, ainsi que sa relation avec Ernst Jünger.

Pouvez-vous vous présenter brièvement ?

Je suis né à Turin le 5 juillet 1956 et j'ai obtenu mon diplôme à l'université de Turin avec une thèse sur la dissidence au sein du Pcd'I (PC d'Italie). J'ai enseigné à Pinerolo et, en 2010, j'ai obtenu un doctorat à l'université de Turin et, en 2014, un second doctorat à l'université de Gênes. Je publie des articles dans diverses revues. En 2008, j'ai publié Dietro la lavagna (Derrière le tableau noir), basé sur mon expérience dans les écoles, et en 2010 est paru Militanti pour les éditions Punto Rosso. En 2011, j'ai publié Rebelli e borghesi. Nazionalbolshevismo e rivoluzione conservatrice chez Aracne, puis Nel Novecento chez Mimesis, un ouvrage consacré au parcours politique de Mario Tronti. En 2022, j'ai publié Il tempo inquieto. Per un uso politico della temporalità chez "Ombre corte". J'ai écrit la préface de Das Reich der niederen Dämonen. Ein deutsches Verhängnis d'Ernst Niekisch en 2018 pour Nova Europa. Je participe en tant qu'orateur à des conférences et des réunions publiques dans plusieurs villes italiennes. J'ai été secrétaire de Rifondazione Comunista auprès de la cellule de Pinerolo et j'ai aussi fait du travail administratif dans la même ville.

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Ernst Niekisch occupe une position unique au sein de la révolution conservatrice en tant que "bolchevik national". Quelles sont les idées fondamentales de Niekisch? Comment est-il parvenu à combiner le fait d'être à la fois un révolutionnaire conservateur et un bolchevik national?

La philosophie politique de Niekisch est étroitement liée à son anthropologie politique. En effet, c'est la Gestalt bourgeoise, la forme bourgeoise, qui est le centre théorique de son travail. Cette Figur s'est imposée dans la modernité et c'est elle qui « gouverne » la dynamique capitaliste. La critique du capital devient une critique du « type d'homme » qui l'incarne et le propage. Le bourgeois combine deux caractéristiques: l'individualisme du soi et l'universalisme. Contre le premier, Niekisch affirme l'instance communautaire et socialiste. Le sujet individuel ne trouve son « sens » que dans la communauté sociale, une communauté d'égaux dans laquelle l'État est l'institution concrète qui réalise et promeut le socialisme. Cependant, cette société a besoin d'une identité et l'élément national remplit cette fonction. C'est là la double racine de lapensée de Niekisch, elle est tout à la fois nationaliste (anti-universaliste) et bolchevique (anticapitaliste). La révolution conservatrice repose sur des hypothèses similaires. Révolution contre le capital et la forme bourgeoise. Préservation et réactivation de la tradition nationale et des racines communautaires de l'être humain.

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Pouvez-vous expliquer la "forme bourgeoise" à laquelle ils s'opposent ?

La forme bourgeoise (Gestalt) est un mode d'être de l'homme que nous pouvons considérer abstraitement. Exactement, comme une forme. Le bourgeois place la sécurité personnelle, le décorum, l'argent, la famille, l'individu au centre de son existence. Tout cela s'oppose aux caractéristiques tout aussi universelles incarnées par l'esprit prussien: sacrifice, esprit militaire, sens de la communauté. Pour Niekisch, le prolétaire qui émerge dans le monde soviétique, l'homo sovieticus, incarne certains de ces caractères, ceux-là même qui sont présents non seulement chez les Prussiens mais aussi chez les Slaves.

Quelle était la position de Niekisch à l'égard des nationaux-socialistes? Comment s'est-il heurté à l'idéologie nazie et comment ce conflit a-t-il influencé sa vie politique?

Le conflit avec le nazisme a été très dur. Niekisch avait déjà passé deux ans en prison après son expérience dans la République soviétique de Bavière. Tout en s'intéressant à l'expérience des frères Strasser, il avait déjà publié en 1932 l'un de ses ouvrages les plus importants, Hitler, un destin allemand (Hitler, ein deutsches Verhängnis), un texte historico-théorique dans lequel il attaquait le national-socialisme comme une expression de l'esprit méridional, bourgeois et catholique. La victoire du nazisme impliquerait la latinisation complète de l'esprit allemand et l'introduction des « valeurs » mercantiles du capitalisme. Les nazis lancent une violente campagne contre le livre. En janvier 1939, Niekisch est condamné par un tribunal spécial à la prison à vie, à la confiscation de tous ses biens et à l'interdiction des droits civiques. Il est libéré, presque complètement aveugle et paralysé, par l'Armée rouge le 27 avril 1945.

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Que signifie chez lui la « latinisation de l'allemand » ?

La latinisation signifie précisément l'abandon aux valeurs « du Sud », en particulier aux valeurs catholiques qui, pour Niekisch, sont les mêmes que celles des sociétés marchandes dominées par la figure de proue du bourgeois.

Quel type de structure géopolitique Ernst Niekisch envisageait-il pour établir une alliance entre l'Union soviétique et l'Allemagne? Quel rôle les concepts eurasiatiques ont-ils joué dans cette structure?

Pour Niekisch, l'Europe de l'Est est le barrage contre la dérive « américaine » de l'Occident. L'Est est synonyme de bolchevisme. Comme toujours, il interprète le phénomène politique d'un point de vue anthropologique. Le bolchevisme a fait apparaître une figure dominante sur la scène de l'histoire: celle du militant communiste. Une minorité capable de décider, d'imposer et de mettre en œuvre une politique dans laquelle l'État, la classe dirigeante et les masses sont littéralement unifiés, c'est-à-dire unifiés sous une forme unique. La révolution bolchevique a fait fructifier le même caractère slave, essentiellement collectiviste, anti-individualiste et militaire. Ce sont ces caractères qui, dans une fusion idéale Est-Ouest, c'est-à-dire dans la bolchevisation de l'Ouest et de l'Allemagne, pourront arrêter la dérive bourgeoise et matérialiste de l'Ouest. La lecture de l'histoire par Niekisch est toujours imprégnée d'éléments métaphysiques et spirituels. D'où sa critique du marxisme qui, au contraire, réduit l'histoire à un conflit économique et matériel.

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Quels sont les éléments métaphysiques et spirituels dans la lecture de l'histoire de Niekisch ? Comment les utilise-t-il ?

Les contrastes marqués Nord/Sud, protestantisme prussien/catholicisme latin, esprit guerrier/pacifisme, État absolu/société de libre marché, communisme/libéralisme individualiste, représentent des cristallisations métaphysiques qui n'ont pas grand-chose à voir avec la complexité des peuples dans leur existence concrète. Dans l'historiographie moderne, les « phases » fixées dans des schémas chronologiques rigides sont accueillies avec beaucoup de prudence. Niekisch va même jusqu'à parler du « Juif éternel », du « Latin éternel », du « Barbare éternel » non pas comme des modèles purement abstraits mais, à la manière hégélienne, comme des universaux concrets qui s'objectivent au cours de l'histoire. Certes, tous les "Latins" ne présentent pas ces caractéristiques. Mais le pouvoir de la forme marque entièrement l'histoire et ses phases.

Son amitié avec Ernst Jünger est un détail très intéressant. Comment les deux penseurs se sont-ils influencés mutuellement ? Quels échanges d'idées ont émergé de cette relation intellectuelle ?

Ce sont deux penseurs « forts » qui développent leurs idées à partir de lignes culturelles et de textes différents. La Première Guerre mondiale comme « période de selle » pour la formation d'un « type » révolutionnaire, anti-bourgeois et radicalement mobilisé pour changer l'état des choses. Le concept de « mobilisation totale » (die totale Mobilmachung) a profondément influencé Niekisch. Ernst Jünger, à son tour, a reconnu le nationalisme de classe de Niekisch comme un puissant stimulant et a écrit de nombreux articles dans Widerstand, l'une des revues patronnées par Niekisch. L'Arbeiter de Jünger n'est autre que le prolétaire national de Niekisch, l'«éternel barbare» qui dominera le monde occidental à la lumière des valeurs prussiennes, spirituelles et populaires. Les deux hommes sont restés en contact dès 1927. Après cette date, la position de Jünger à l'égard du régime est très prudente, au point qu'il travaille comme officier dans le Paris occupé par les nazis. Participant actif à la tentative d'assassinat de juillet 1944, Jünger n'a pas été poursuivi en raison de l'appréciation par Hitler de ses écrits sur la guerre. Ils partageaient une conception métaphysique de l'histoire, fondée sur la succession des époques et le concept de forme ou Figur anthropologico-politique. Niekisch, dit Jünger, fut « l'un des rares à comprendre immédiatement le sens que je voulais donner à la figure du Travailleur. Je tiens à le reconnaître, car même des esprits très vifs comme Spengler et Carl Schmitt ne m'avaient pas compris, voire avaient mal compris mes intentions ». Des divergences sont apparues quant à l'attitude à l'égard de l'URSS, à l'égard de laquelle Jünger a toujours manifesté une profonde hostilité.

La pensée d'Ernst Niekisch a-t-elle des adeptes aujourd'hui ? Que dit-elle au monde d'aujourd'hui ?

Les courants « rouge-brun » sont nombreux dans les différents États européens. Ils naissent de la convergence de revendications nationales et d'un radicalisme social anticapitaliste et anti-bourgeois. Les idées de Niekisch, bien que profondément transformées, sont très répandues en tant que revendication eurasienne (pensez à son Ostorientirung), en tant que critique de l'américanisme et d'une Europe unifiée par le flux des marchés. 

lundi, 04 novembre 2024

Hugo Fischer: le maître caché d'Ernst Jünger

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Hugo Fischer: le maître caché d'Ernst Jünger

par Manuel Fernández Espinosa

Source: https://culturatransversal.wordpress.com/2016/01/12/hugo-...

Le magister Nigromontanus

Lors de la préparation de l'excursus à l'« Élucidation de la tradition », consacré en deux parties (Partie I et Partie II [L'ouvrage complet peut être consulté dans Página Transversal]) à la réflexion sur la notion de « tradition » chez Ernst Jünger, nous avons été frappés par un sujet qui nous préoccupait depuis un certain temps: la figure de l'un des maîtres qui a le plus influencé la pensée d'Ernst Jünger et qui, dans la bibliographie espagnole sur Jünger, n'a pratiquement pas été abordée. Il s'agit d'Ernst Hugo Fischer.

Jünger s'y réfère abondamment, mais de manière dispersée. Dans ses journaux, il le désigne presque toujours sous le pseudonyme de «Magister», bien qu'il le mentionne également par son prénom et son nom. Dans les romans « Sur les falaises de marbre » et « Héliopolis », il le désigne par le surnom de « Nigromontanus », dans « Visite à Godenholm », Jünger germanise « Nigromontanus », et on peut l'identifier au personnage de «Schwarzenberg» (Montenegro, comme on dirait en espagnol). Il y a autour de Hugo Fischer un halo de mystère que Jünger lui-même contribue à créer et qui plane sur toute l'œuvre de Jünger dans la figure du maître (bien que tous les personnages ne soient pas identifiables à lui en chair et en os) qui nous initie aux secrets d'une sagesse capable de vaincre le nihilisme.

Ernst Hugo Fischer est né à Halle an der Saale le 17 octobre 1897. La Première Guerre mondiale l'a rendu infirme et, après avoir obtenu son diplôme d'invalidité, il s'est consacré à partir de 1918 à des études consciencieuses et pluridisciplinaires à l'université de Leipzig, où Jünger le rencontrera des années plus tard. Les intérêts « scientifiques » de Fischer sont multiples: il étudie l'histoire, la philosophie, la sociologie, la psychologie et devient un orientaliste renommé. Il obtient son doctorat en 1921 avec une thèse intitulée « Das Prinzip der bei Gegensätzlichkeit Jakob Böhme » (Le principe d'opposition chez Jakob Böhme).

Il est curieux qu'Ernst Jünger, qui avait quelques années de plus que Fischer (Jünger est né en 1895 et Fischer en 1897), l'ait appelé « Maître » jusqu'à la fin de ses jours, mais il faut garder à l'esprit que Jünger est arrivé à l'université alors que Fischer avait quelques années d'avance sur lui. Lorsque Jünger arrive à Leipzig, Fischer est déjà l'un des polygraphes les plus importants d'Europe, mais toujours dans l'ombre, avec une discrétion proche du secret, étudiant et voyageant sans cesse et exerçant son magistère à la manière d'un maître occulte du type de ceux dont parlent les traditions orientales comme le taoïsme.

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En 1921, il se rend en Inde, en 1923 en Espagne. De 1925 à 1938, il enseigne à la faculté de philosophie de l'université de Leipzig, où il est associé à Arnold Gehlen. Son nationalisme allemand est une constante dans sa vie et il est actif dans les cercles nationaux-révolutionnaires, y compris dans ceux animés par le national-bolchevique Ernst Niekisch, un ami de Jünger. Il émigre d'Allemagne en 1938, car les nazis le trouvent suspect pour ses analyses philosophiques du marxisme, exprimées dans « Karl Marx und sein Verhältnis zum Staat » (Karl Marx et son rapport à l'État) et « Lénine : Machiavel de l'Est », et il finit par s'installer en Norvège, où il devient directeur de l'Institut de recherche pour la sociologie et l'enseignement d'Oslo. Il s'installe ensuite en Angleterre. Il continue à voyager en Inde, où il donne notamment des cours à l'université de Varanasi, et retourne en Allemagne en 1956, où il occupe la chaire de philosophie de la civilisation à l'université de Munich. Il continue d'étudier, d'écrire et de publier, sans toutefois connaître un succès retentissant qui placerait sa figure philosophique au premier plan dans le monde. Son dernier livre est publié en 1971 sous le titre « Vernunft und Zivilisation » (Raison et civilisation) et il meurt le 11 mai 1975 à Ohlstadt (Bavière).

Sa pensée a évolué, mais il est toujours resté hypercritique à l'égard de la modernité et anticapitaliste, étant l'un des maîtres d'œuvre de la révolution conservatrice allemande et testant tous les moyens possibles de combattre ce qu'il considérait comme le mal absolu: la modernité et le capitalisme, afin d'instaurer un nouvel ordre. L'un de ceux qui ont le plus contribué à le faire connaître est, comme on l'a vu plus haut, Ernst Jünger.

Plus qu'une traque exhaustive des abondantes citations que Jünger consacre à Fischer tout au long de son œuvre, il convient de noter le caractère nettement métaphysique (on pourrait même dire mystique) qu'il a imprimé à la vision du monde de Jünger. Dans « Héliopolis », le protagoniste révèle que l'un des enseignements qu'il a reçus de son maître « Nigromontanus » était « que la nature intérieure de l'homme doit devenir visible à la surface, comme la fleur qui jaillit du germe ». Cette idée est répétée à la fin du roman : « Nous croyons que son intention [celle de Nigromontanus/Fischer] est de saturer la surface de profondeur, de sorte que les choses soient à la fois symboliques et réelles ».

2bd43d8320b14b7fe54ecb21f494.jpgDans « Sur les falaises de marbre », il est question d'un mystérieux appareil que Nigromontanus aurait offert aux frères du roman: « Pour nous consoler, cependant, nous possédions le miroir de Nigromontanus, dont la contemplation (...) nous calmait toujours ». Ce miroir aurait eu la propriété de « concentrer les rayons du soleil sur un point où un grand feu se produisait immédiatement. Les choses qui, touchées par ce feu, s'enflammaient, entraient dans l'éternité d'une manière qui, selon Nigromontanus, ne pouvait être comparée même à la plus fine distillation. Nigromontanus avait appris cet art dans les couvents d'Extrême-Orient, où les trésors des défunts sont détruits par les flammes, afin qu'ils puissent entrer dans l'éternité en compagnie du défunt.

Etant donné que « Sur les falaises de marbre » est un roman que l'on pourrait bien qualifier de « réalisme magique », sans pour autant lui dénier son statut de « dystopie », on serait en droit de penser que plutôt qu'un artefact, le « miroir de Nigromontanus » serait quelque chose comme une possible technique de méditation inspirée des connaissances occultes de l'Extrême-Orient (je me demande, non sans prévenir que je risque de me tromper : s'agirait-il d'un mandala?).

Dans cette optique, il convient de rappeler les mots énigmatiques que Jünger écrit dans « Le cœur aventureux. Figures et caprices »: "Parmi les arcanes que m'a révélés Nigromontanus, il y a la certitude qu'il y a parmi nous une troupe choisie qui s'est retirée depuis longtemps des bibliothèques et de la poussière des sables pour se consacrer à son travail dans le monastère le plus intime et dans le Tibet le plus sombre. Il parlait d'hommes assis solitairement dans des chambres nocturnes, imperturbables comme des rochers, dans les cavités desquels scintille le courant qui, à l'extérieur, fait tourner toutes les roues des moulins et maintient en mouvement l'armée des machines ; mais l'énergie de ces hommes reste étrangère à toute fin et est rassemblée dans leur cœur qui, en tant que matrice chaude et vibrante de toute force et de tout pouvoir, est à jamais soustrait à toute lumière extérieure".

Quoi qu'il en soit, la relation entre Ernst Jünger et ce philosophe inconnu était très étroite, et Jünger fait même allusion à des voyages qu'ils ont effectués ensemble, par exemple en traversant le golfe de Gascogne sur le bateau « Iris ». Nous savons, grâce aux journaux de Jünger, que le philosophe Fischer s'est encore rendu à Majorque en 1968, mais nous aimerions connaître les lieux qu'il a visités lors de son voyage en Espagne en 1923 ou lors d'autres visites. Nous sommes convaincus qu'en Hugo Fischer, cet inconnu de la philosophie et de la culture espagnoles, nous avons affaire à un maître caché dont l'œuvre scientifique n'a pas encore, pour quelque raison que ce soit, été suffisamment diffusée.

BIBLIOGRAPHIE :

Jünger, Ernst, «Visite à Godenholm».

Jünger, Ernst, «Heliopolis».

Jünger, Ernst, Diarios: Radiaciones I y II, Pasados los Setenta I, II, III, IV, V.

Jünger, Ernst, «Sobre los acantilados de mármol».

Jünger, Ernst, «El corazón aventurero».

Liens intéressants:

Berger, Tiana, «Hugo Fischer: le maître-à-penser d’Ernst Jünger»

Gajek, Bernhard, «Magister-Nigromontan-Schwarzenberg: Ernst Jünger und Hugo Fischer». Revue de littérature comparée. 1997.

samedi, 14 septembre 2024

Spengler et la seconde religiosité

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Spengler et la seconde religiosité

par Naif Al Bidh

Source: https://www.arktosjournal.com/p/spengler-and-the-second-religiousness

Naif Al Bidh explore le concept de cycles civilisationnels d'Oswald Spengler, en examinant comment des phénomènes culturels tels que la « seconde religion » émergent progressivement, avec des figures comme Rudolf Steiner et Nikola Tesla contribuant à une synthèse de la science et de la spiritualité, alors que la société est aux prises avec les tensions entre la modernité et un retour à la nature et au mysticisme.

Une analyse approfondie des cycles civilisationnels de Spengler met en lumière la répartition d'un phénomène social dans le tissu culturel à travers le temps. Il est évident qu'un phénomène ou une tendance culturelle, une fois né, ne gagne pas instantanément une large acceptation et la domination de la psyché collective, mais qu'il apparaît plutôt par vagues progressives jusqu'à ce qu'il finisse par inonder la conscience collective d'une culture donnée. Par exemple, les tendances rationnelles qui ont vu le jour à l'automne de la culture gréco-romaine avec Socrate ont d'abord été considérées comme une menace par les tendances dominantes et plus organiques de l'été, raison pour laquelle Socrate a été mis à mort.

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Cela dit, ces mêmes tendances, une fois introduites, finissent par s'emparer de la culture et deviennent la norme au stade avancé d'une civilisation, avec la montée de « l'homme socratique » en tant qu'archétype de cette nouvelle tendance. On pourrait en dire autant de la diffusion et de la consolidation du phénomène social que Spengler a appelé la « seconde religiosité » et qui se produit aux derniers stades de toutes les cultures.

Les manifestations de ce phénomène ont été apparentes au cours des 20ème et 21ème siècles avec la montée du mouvement New Age et des contre-cultures des années 1960, et il a également trouvé des expressions dans les formes religieuses formelles de l'Occident, à savoir le christianisme. Pourtant, même avant la génération hippie et les mouvements du Nouvel Âge, l'Occident avait déjà donné naissance à des mouvements qui en étaient plus ou moins les précurseurs. Cependant, le manque de conscience historique dans un monde hypermoderne orienté vers le futur conduit à un manque de compréhension de ce passé.

41JyYA8UPJL._AC_SY780_.jpgLa méthodologie de Spengler transcende ces limites spécifiques concernant la connaissance historique grâce à son affirmation d'un continuum passé-présent-futur. L'historiographie allemande a été largement façonnée par l'historicisme et, dans Prophet of Decline, John Farrenkopf a mis en lumière la façon dont Spengler a été, dans un sens, façonné par ces traditions, même si son approche et son modèle sont uniques par rapport aux historiens professionnels et aux philosophes de l'histoire allemands du 19ème siècle.

L'historicisme est un terme vague que les chercheurs ont du mal à définir, mais une définition appropriée serait que tous les phénomènes sont historiques dans un certain sens, et que l'on peut donc comprendre l'essence d'un phénomène socioculturel en décrivant son développement à travers le temps historique.

La Lebensreform, ou mouvement de réforme de la vie, est un mouvement social qui a émergé en Europe à la fin du 19ème siècle en raison de l'épuisement collectif et mental provoqué par la société industrialisée et l'urbanisation. Le mouvement Lebensreform était un appel contre la montée du consumérisme, de la mécanisation et de la mondialisation, et contre le mode de vie accéléré associé aux sociétés industrielles modernes. Elle prenait également en considération le détachement croissant de la nature résultant de l'industrialisation.

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En tant que phénomène socioculturel, le mouvement Lebensreform n'avait pas d'orientation politique spécifique et s'étendait à l'ensemble du spectre politique, avec des groupes tendant vers la droite et d'autres vers la gauche, ainsi que des groupes apolitiques. Ironiquement, de nombreuses tendances que nous rattachons aujourd'hui à la politique de gauche, telles que l'environnementalisme et le végétarisme, ont été adoptées par de nombreux groupes liés à des éléments d'extrême droite au sein du spectre politique, ce qui en fait essentiellement des « hippies de droite ». En tant que phénomène de civilisation, la seconde religiosité transcende les aspects politiques et idéologiques et se manifeste dans toutes les facettes de la société. Spengler a vécu pour assister à la montée et à la chute de ce mouvement de réforme de la vie. Dans L'homme et la technique, il prédit la poursuite du phénomène dans tout l'Occident. À ce sujet, il a déclaré: "Mais tout cela est en train de changer au cours des dernières décennies, dans tous les pays où la grande industrie existe depuis longtemps. La pensée faustienne commence à être malade des machines. Une lassitude se répand, une sorte de pacifisme dans le combat avec la nature. Les hommes reviennent à des formes de vie plus simples et plus proches de la nature ; ils consacrent leur temps au sport plutôt qu'aux expériences techniques. Les grandes villes leur deviennent odieuses et ils aimeraient bien échapper à la pression des faits sans âme et à l'atmosphère froide et limpide de l'organisation technique. Et ce sont précisément les talents forts et créatifs qui se détournent des problèmes pratiques et des sciences pour se tourner vers la pure spéculation".

Graham Hancock a un jour décrit les humains comme une espèce amnésique, une description qui correspond bien aux cycles étranges de progrès et de régression que l'on peut observer avec la seconde religion et les mouvements sociaux. L'amnésie collective dont souffrent les humains ne tarde pas à se reproduire dans les cycles générationnels. En effet, bien que la Lebensreform ait été une réaction contre la première vague d'industrialisation, la modernité, en tant que force anti-culturelle, s'est consolidée avec la deuxième vague d'industrialisation.

Au 20ème siècle, alors que les générations plus anciennes étaient remplacées par les nouvelles dans le cycle générationnel, la modernité n'a pas tardé à les aveugler avec sa force immense et dynamique, engourdissant une fois de plus la société avec le mythe du progrès et son avant-garde - le culte de la science. Pourtant, l'homme, bien qu'il soit paradoxalement un être technique prométhéen qui défie la nature - le macrocosme -, est, lui aussi, de la nature, qui agit comme une force d'opposition à la modernité.

Dans l'éternel conflit dialectique entre la nature et la culture-modernité, l'homme se trouve au centre, alors que dans les phases de mécanisation et de progrès matériel, il aspire à un retour à la nature, à Dieu et à l'âme. Cependant, dans les périodes de sommeil paisible dans la nature, il devient la proie de l'amnésie sans fin, dont il souffre, et le cycle se répète une fois de plus. C'est ainsi que les guerres mondiales et la seconde phase de l'industrialisation, qui se sont produites simultanément, ont à nouveau aveuglé l'inconscient collectif. La dynamique faustienne de la culture occidentale a fait que chaque phase successive de mécanisation et d'athéisme a été plus sévère que la précédente. Il en résulte un épuisement collectif qui conduit à une forme plus vigoureuse de réaction spirituelle, mais aussi plus expansive et transformatrice.

La seconde religiosité est un phénomène social occidental, bien que la Lebensreform soit apparue à proximité du cœur de la civilisation concernée, à savoir l'Allemagne. Le même phénomène social s'est manifesté en Amérique avec le troisième grand réveil. Cependant, la deuxième vague de religiosité et de retour à la nature des années 1960 s'est étendue à tout l'Occident, se manifestant dans toute l'Europe et les Amériques avec la Beat Generation, la contre-culture hippie et les mouvements du Nouvel Âge, alors que la « génération silencieuse » de l'entre-deux-guerres épuisait ses énergies créatrices après la Seconde Guerre mondiale.

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Le mouvement s'est ralenti lorsque les tendances rationalistes et matérialistes de la génération silencieuse ou traditionaliste sont revenues au premier plan pendant les guerres mondiales, mais les écrits et les enseignements des mystiques et des intellectuels ont préservé, par l'écrit, les tendances de la Lebensreform et le troisième grand réveil a ouvert la voie à sa renaissance pendant la période d'après-guerre dans les années 1950 et 1960.

En tant que phénomène civilisationnel qui transcende la politique, nous voyons des mystiques de tout le spectre politique impliqués dans la préservation des tendances anti-modernes et spirituelles dans leurs œuvres pendant l'entre-deux-guerres. Il s'agit notamment des œuvres d'Helena Blavatsky et du mouvement théosophique, de Rudolf Steiner et du mouvement anthroposophique, ainsi que de mystiques nationalistes situées plus à droite, tels que Guido von List et Adolf Lanz, qui ont ouvert la voie à un renouveau du paganisme germanique - l'ariosophie et le wotanisme.

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À l'extrémité gauche du spectre, l'un des penseurs les plus influents du mouvement Lebensreform est peut-être l'anarchiste tolstoïen Wilhelm Diefenbach, et la continuité de ses enseignements avec les travaux de Gustav Gräser et Hugo Höppener qui ont eu un impact sur les contre-cultures des années 1960.

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Comme l'affirme Spengler dans Le déclin de l'Occident, les tendances artificielles et rationalistes d'une culture vieillissante finissent par se heurter à la montée de contre-cultures qui présentent des caractéristiques similaires dans toutes les cultures. La bohème et le vagabondage, c'est-à-dire le rejet des modes de vie conventionnels, se sont développés en Europe au cours du 19ème siècle et au début du 20ème siècle. Lors de la deuxième vague, il s'est manifesté à l'échelle mondiale avec l'essor du hippie trail et du backpacking.

Le végétarisme, l'environnementalisme, le minimalisme et le retour à la nature par opposition à la ville et à la vie urbaine sont autant de caractéristiques de ces types de mouvements, comme en témoignent leurs homologues dans les cultures précédentes. Les cyniques gréco-romains présentaient des tempéraments similaires et étaient également façonnés par les mouvements spirituels et les cultes équivalents, tels que les mystères orphiques et les cultes pythagoriciens.

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Les Mystères d'Éleusis, qui étaient essentiellement des rituels d'initiation dans certains cultes grecs, reflètent également l'utilisation de psychédéliques et de substances altérant l'esprit, comme le kykeon, afin de modifier l'état de conscience dans ces contre-cultures. Les travaux récents de Brian Muraresku et d'Ammon Hillman ont apporté un éclairage supplémentaire sur l'utilisation des psychédéliques dans les cultes à mystères gréco-romains, ce qui nous permet de mieux comprendre la seconde religiosité qui s'est manifestée dans ces cultures.

La culture magique, ou judéo-chrétienne-islamique, issue du Moyen-Orient, a vu l'émergence du soufisme avec la prolifération de groupes ésotériques secrets tels que les Frères de la pureté. Certains éléments des musulmans Nizari ont intégré le haschisch dans leur tradition, qui est resté un élément de leur mode de vie avec la montée des Hashashin - Assassins pendant les Croisades.

Spengler a souligné que les cultures traversent des cycles de vie similaires, mais que le symbole principal unique, ou ethos, de chaque culture conduit à la manifestation de ces phénomènes sociaux sous des formes différentes. C'est précisément ce qu'a reflété l'Occident avec l'exploration des psychédéliques au cours des contre-cultures des années 1960, comme le LSD et les champignons psilocybines.

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Un autre trait commun à la seconde religion est la montée des religions syncrétiques ou des mouvements spirituels, par lesquels la culture ne se contente pas de faire revivre la foi et les systèmes de croyance primordiaux, comme le paganisme germanique et celtique en Occident, mais absorbe également les formes spirituelles d'autres cultures voisines et les fusionne avec les formes religieuses contemporaines. Le dynamisme extrême de l'esprit faustien a conduit à la montée d'une forme grave de syncrétisme en Occident, par laquelle les mouvements de réforme de la vie, les grands réveils américains et les mouvements du Nouvel Âge ont absorbé des éléments de l'hindouisme, du christianisme restaurateur, du bouddhisme, du taoïsme, du soufisme, du paganisme et des religions amérindiennes. Spengler a déclaré à ce sujet:

"L'occultisme et le spiritisme, les philosophies hindoues, la curiosité métaphysique sous une coloration chrétienne ou païenne, tous ces éléments qui étaient méprisés à l'époque darwinienne, sont en train de réapparaître. C'est l'esprit de Rome à l'époque d'Auguste. Par soif de vivre, les hommes se réfugient, hors de la civilisation, dans les régions les plus primitives de la terre, dans le vagabondage, dans le suicide. La fuite du leader né de la machine commence".

Le mouvement Lebensreform et les contre-cultures des années 60 ont marqué la culture occidentale, mais la nature amnésique de l'homme a conduit à une nouvelle phase de mécanisation et de progrès technologique, avec un retour aux tendances hyper-rationnelles et matérialistes. Dans le modèle de Spengler, cependant, cela conduira également à une autre vague de seconde religiosité.

Pour Spengler, toutes les cultures, comme tous les phénomènes organiques, ne sont pas immortelles et devront un jour ou l'autre faire face à leur mort ou à leur accomplissement. La religiosité énergique et naïve d'une jeune culture est finalement remplacée par la rationalité de sa phase de croissance. Lorsqu'une culture approche de la vieillesse et serend compte de la réalité de la mort, elle revient à la spiritualité et à la nature. En outre, les cycles dialectiques du matérialisme et de la spiritualité qui se produisent en Occident depuis le 19ème siècle s'imposent ironiquement l'un à l'autre, selon Spengler. Il affirme que :

"Le matérialisme ne serait pas complet sans la nécessité de relâcher de temps à autre la tension intellectuelle, en cédant aux humeurs du mythe, en accomplissant des rites quelconques ou en appréciant les charmes de l'irrationnel, du contre-nature, du repoussant et même, le cas échéant, de la simple idiotie...".

L'époque actuelle, imprégnée de technologie, est marquée par une tension intellectuelle extrême. La croissance exponentielle de la modernité et son caractère expansif ont également répandu cette tension à l'échelle mondiale. Elle sera sans aucun doute suivie d'un retour à la spiritualité et à la nature, auquel l'humeur actuelle aspire. Bien que dialectique dans sa forme initiale, l'affrontement entre les rationalistes et les tendances spirituelles se terminera par une victoire de la religion à mesure que l'Occident s'approchera de sa phase hivernale. Il en résultera un changement de paradigme d'une ampleur considérable qui aura par essence un effet sur les nombreux autres organes de la culture occidentale, tels que les formes politiques et scientifiques. À cet égard, Spengler a ambitieusement prédit la chute de la science, qui, ironiquement, se produit à l'intérieur même du monde scientifique.

61qk+o9sy2L._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgDans son ouvrage révolutionnaire sur l'histoire des sciences, La structure des révolutions scientifiques, Thomas Kuhn affirme que la conception moderne de la science, en tant que développement linéaire et progressif, est erronée et ne reflète pas la nature cyclique réelle du développement scientifique. Selon Kuhn, les sciences traversent des cycles, en commençant par une phase pré-paradigmatique ou pré-scientifique, qui se caractérise par l'absence de consensus sur la méthodologie et l'incongruité des théories proposées. Elle culmine à la période de « science normale » où la communauté scientifique s'accorde sur un paradigme global, un cadre théorique et une méthodologie. Au cours de cette période, le modèle est couronné de succès dans la mesure où les anomalies qui étaient auparavant incompréhensibles sont clarifiées et le paradigme gagne ainsi en respectabilité intellectuelle. Le paradigme aborde finalement une période de crise, au cours de laquelle des anomalies spécifiques ne peuvent être expliquées par l'approche scientifique dominante, et il est finalement remplacé par un nouveau paradigme dans le cadre d'une révolution scientifique ou d'un changement de paradigme.

Le modèle de Kuhn est compatible avec l'argument de Spengler concernant la transformation des sciences occidentales au 21ème siècle. Spengler affirme que la fin de la science rationnelle surviendra lorsqu'elle « tombera sur sa propre épée », et c'est précisément le programme d'unification des sciences, que les positivistes logiques ont poussé, qui en sera la cause:

"Le recul de la physique théorique, de la chimie, des mathématiques en tant que somme de symboles - ce sera la conquête définitive de l'aspect mécanique du monde par une vision intuitive, à nouveau religieuse, du monde, un dernier effort magistral de la physiognomonie pour briser même le systématique et l'absorber, en tant qu'expression et symbole, dans son propre domaine".

La convergence des sciences aboutira finalement à un changement de paradigme qui réintégrera les sciences dans les tendances intuitives de la seconde religiosité. À l'instar des contre-cultures qui ont émergé au cours des 19ème et 20ème siècles, des développements se sont produits simultanément qui pourraient être considérés comme des précurseurs de ce changement de paradigme scientifique.

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On peut citer les travaux de Nikola Tesla, qui n'était pas convaincu des théories de son époque concernant l'électricité et le magnétisme, et qui affirmait que même si une théorie pouvait expliquer des faits avec précision, il ne fallait pas en déduire qu'elle était nécessairement vraie. En ce qui concerne l'électricité, Tesla affirme : « J'adhère à l'idée qu'il existe une chose que nous avons pris l'habitude d'appeler 'électricité' ». Il suggère que cette « chose » est le légendaire éther - le cinquième élément :

"Plus important encore, la théorie électro-magnétique de la lumière et tous les faits observés nous enseignent que les phénomènes électriques et éthériques sont identiques. L'idée s'impose donc immédiatement que l'électricité pourrait être appelée éther".

514ExkyEF5L._AC_SY780_.jpgAu-delà de Tesla, les travaux de Walter Russell éclairent également cette spécificité de la transformation et de l'unité des sciences en Occident. Son livre The Secret of Light est plus ou moins un manifeste pour la nouvelle science à venir. Russell propose un nouveau tableau périodique controversé des éléments qui synthétise tous les éléments en une union holistique, ce qui constitue un changement radical par rapport au tableau périodique standard accepté par les chimistes professionnels. Russell a formulé des affirmations radicales, comme la notion selon laquelle « toute l'énergie [voyage] par vagues » et que l'univers est constitué de « vagues de mouvement » et qu'il « n'existe rien d'autre que des vibrations ». Russell soutenait que l'unité et le mariage de la science et de la religion ouvriraient la voie à l'évolution spirituelle de l'homme dans le « Nouvel Âge ».

Steiner a également apporté des contributions spécifiques sur ce front particulier en tant que défenseur de la conception de la science de Goethe - la science goethéenne. Spengler a fait une distinction entre ce qu'il a appelé la « science newtonienne » et la « science goethéenne ». La première dissèque pour comprendre le phénomène naturel en tant que fonction et se fonde sur le principe de causalité et la logique de l'espace, qu'elle présente comme des « choses en devenir ». La seconde observe le phénomène naturel comme une forme plutôt que comme une fonction et se fonde sur « l'idée de destin » et la logique du temps les présente comme des « choses en devenir ».

Ce que Spengler décrit pourrait être observé dans la critique ou le scepticisme de Goethe à l'égard de la théorie des couleurs de Newton, comme le montre sa théorie des couleurs, qui est techniquement basée sur l'expérience humaine par opposition à l'approche théorique de Newton, qui, selon Goethe, ne nous permet pas de comprendre le phénomène tel qu'il est. Le conflit entre ces deux formes de science s'observe également dans la différence entre les conceptions de l'évolution de Goethe et de Darwin. Selon Spengler, l'étude morphologique de la « nature vivante » de Goethe exclut l'idée de causalité, qui est bien sûr un principe crucial de la théorie évolutionniste de Darwin et de son concept de sélection naturelle, que Spengler appelle une « zoologie pragmatique ».

Alors que nous approchons de la fin de ce que Spengler appelait « la conception matérialiste du monde, le culte de la science, de l'utilité et de la prospérité », les différentes sciences se rapprocheront les unes des autres et convergeront vers une conclusion et un résultat harmonieux :

"Il s'agira d'une fusion des formes-mondes, qui présentera d'une part un système de nombres, fonctionnel par nature et réduit à quelques formules de base, et d'autre part un petit groupe de théories, dénominateurs de ces numérateurs, qui apparaîtront finalement comme des mythes du printemps dans les voiles modernes, réductibles par conséquent - et d'emblée nécessairement réduits - à des caractères picturaux et physionomiquement significatifs, qui sont les éléments fondamentaux".

Cela s'explique en termes simples en imaginant la fusion de la science goethéenne avec les travaux de Russell et de Tesla, conduisant à une nouvelle forme scientifique qui est intrinsèquement multidisciplinaire et harmonise toutes les sciences, et ce processus d'harmonisation s'étend à la technologie, et est simultanément connecté à une nouvelle culture émergente - incarnée peut-être par la Seconde Religiosité.

Les résultats de la convergence des sciences aboutiront finalement à une somme de symboles, qui apparaît déjà dans les travaux de Steiner, Russell et, dans une certaine mesure, Tesla.

En d'autres termes, Spengler soutient que le changement de paradigme trouvera essentiellement un lien entre les théories et les lois scientifiques occidentales et le symbolisme propre à la culture occidentale au cours de son printemps. Cela conduira à de nouvelles préoccupations. Au lieu de poser les questions habituelles des sciences dominantes, la tâche consistera à se demander pourquoi ces formes sont apparues dans la culture occidentale faustienne, d'où elles viennent et quelles sont les significations cachées de ces symboles et de ces formes.

Karl Jaspers a inventé le terme de « période axiale » pour décrire les révolutions philosophiques et religieuses qui se sont produites dans le monde eurasien entre le 8ème et le 3ème siècle avant J.-C. et qui ont façonné toutes les religions du monde. Jaspers l'a décrite comme « un interrègne entre deux âges de grand empire, une pause pour la liberté, une respiration profonde apportant la conscience la plus lucide ».

Au-delà du premier âge axial, Jaspers a également décrit le potentiel d'un deuxième âge axial, qui a commencé autour du 18ème siècle et se poursuit jusqu'à aujourd'hui, et qui ouvrirait finalement la voie à un changement de paradigme culturel à l'échelle planétaire. Steiner a également présenté sa propre philosophie de l'histoire, déterminée par des entités spirituelles supérieures, les « Archai » et les « Archanges ». Ironiquement, son modèle se recoupe presque parfaitement avec le Déclin de l'Occident de Spengler et la période néo-axiale de Jaspers, qui affirme lui aussi que nous sommes à l'aube d'une nouvelle ère.

Steiner était cependant plus optimiste que Spengler. Comme Jaspers, il pensait que l'humanité avait la capacité spirituelle de s'élever à un niveau de conscience supérieur. C'est également le cas de l'historien britannique Arnold Toynbee, qui est parfois considéré comme l'équivalent britannique de Spengler. Après une série de défis et de réponses (challenges and responses) à ces défis naturels ou sociaux, une société finit par s'approcher de la décadence, ce qui donne lieu à quatre réponses possibles: l'archaïsme, le futurisme, le détachement et la transcendance. Pour Toynbee, les deux premières approches, qui prolifèrent de manière significative aujourd'hui, ne font qu'accélérer le déclin, bien que par des moyens différents; la troisième est également une acceptation passive du déclin. La dernière, qui est liée à la seconde religiosité de Spengler, ne prolonge peut-être pas la vie d'une société, mais pourrait potentiellement semer les graines d'une nouvelle culture organique.

samedi, 24 août 2024

Anciennes aspirations - nouveaux concepts - Pour une révolution conservatrice !

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Anciennes aspirations - nouveaux concepts

Pour une révolution conservatrice !

Werner Olles

La lecture de livres qui peuvent paraître « désagréables » au premier abord ouvre parfois la voie à des idées provocatrices et rafraîchissantes. C'est ce qui m'est arrivé après la lecture de la biographie due à la plume de Werner Bräuninger et intitulée « Kühnen. Un destin allemand ». Il s'agit de retracer le bref itinéraire d'un jeune néo-nazi qui, dans les années 1970 et 1980, a fait sensation en menant des actions spectaculaires en faveur de la légalisation du NSDAP en RFA, a passé près de huit ans dans les prisons de la République et est décédé en 1991, à l'âge de 34 ans, des suites d'une infection par le HIV, après que son « mouvement » s'est émietté en raison de son homosexualité, qu'il a d'abord cachée et qu'il n'a avouée que relativement tard.

J'ai fait sa connaissance à la fin des années 1980, alors qu'il emménageait avec quelques fidèles dans une maison individuelle située juste au coin de la rue, chez nous, à la périphérie de Francfort. J'ai fait la connaissance de Michael Kühnen, un homme modeste, plutôt introverti et amical, et nous avons passé des nuits entières à discuter, parfois de manière émotionnelle, sans que le national-révolutionnaire que je suis ne parvienne à convaincre le national-socialiste qu'il était, ni l'inverse. Cependant, à la fin de nos débats, il était capable d'admettre qu'un nouveau national-socialisme n'était concevable que sans exterminations raciales et guerres d'extermination. Bien des décennies plus tard, je pense que la fascination qu'exerçait cet homme n'avait pas grand-chose à voir avec son idéologie politique, mais plutôt avec son esprit de résistance déterminé, aussi tordu qu'il ait pu être. Un compte-rendu détaillé et adapté à l'homme et au sujet du livre de Werner Bräuninger « Kühnen. Un destin allemand. La biographie » est déjà en préparation et sera publié en temps voulu.

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La réaction de certaines publications semi-droitières et conservatrices auxquelles j'ai proposé une recension et qui l'ont systématiquement refusée m'a paru d'autant plus douteuse. Il ne s'agissait en effet pas de réhabiliter le nazisme, mais de présenter de manière objective un homme intéressant et son destin tragique. Car une chose est claire: le nazisme est une branche pourrie de l'histoire allemande, sur laquelle personne ne devrait s'asseoir au risque de tomber. Une critique détaillée du livre de Werner Bräuninger « Kühnen. Un destin allemand. La biographie » est donc déjà en préparation.

En effet, des concepts entièrement nouveaux sont aujourd'hui nécessaires comme base, avant que notre actuelle décadence néo-primitiviste ne nous étouffe avec ses pseudo-sciences (études de genre, toutes sortes de kitsch médiatique, social et politique, etc.) enseignées dans nos « universités » délabrées, qui servent désormais de réceptacle à des personnages des deux sexes ne voulant pas grandir, demeurant infantiles et irresponsables, à des sous-doués en masse et à des nouveaux riches à la fois ignorants et arrogants, dont les ambitions sont inversement proportionnelles à leur talent et à leur intelligence.

Pour nous, en tant que "droite authentique", sont en revanche pertinents un traditionalisme positif, un regard lucide sur la triste réalité, la lutte contre l'ethnomasochisme woke qui va désormais jusqu'au suicide ethnique, contre la droite assimilationniste et la gauche cosmopolite arc-en-ciel, toutes deux complices du système et contre la dérive vers le tout intellectuel. La thèse, trop peu pensée et débattue jusqu'à présent, selon laquelle notre « résistance » est entre-temps déjà elle-même plus ou moins volontairement intégrée dans le « système », doit être discutée ouvertement, tout comme l'ancienne/nouvelle aspiration anticapitaliste de toujours, qui doit encore être ancrée dans le réel, une combinaison rationnelle des concepts d'Alexandre Douguine, Diego Fusaro et Guillaume Faye, à la fois archéofuturistes et occidentaux-chrétiens-traditionalistes, afin de combiner au mieux l'Antiquité de la Grèce et de Rome avec un avenir lumineux pour la classe ouvrière, les artisans autarciques, pour l'intelligence technique et les penseurs organiques.

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Nous devons nous rendre à l'évidence, et cela sans illusion, que l'Allemagne et l'Europe sont engagées dans la plus grande lutte existentielle de leur histoire, la détermination des principaux ennemis (les Etats-Unis, l'islamisation, l'antifa, le complexe politico-médiatique et/ou l'immigration/envahissement de masse?) - car j'ai tendance à considérer la tolérance active et passive et la facilitation de l'envahissement par les étrangers, de l'islamisation et de l'accaparement des terres par la clique politico-médiatique au pouvoir comme le principal mal qui a détruit durablement notre patrie -, tandis que les États-Unis - selon Guillaume Faye, qui contredit ou ré-interprète le concept d'« Eurasie » de Douguine, préférant parler d'« Eurorussie, d'État-nation impérial s'étendant de Lisbonne à Vladivostock », sont certes notre adversaire, mais ne sont pas l'ennemi principal en tant qu'« enfant prodigue de l'Europe », ce qui n'est évidemment pas le cas de l'Amérique latine. D'autre part, nous devons reconnaître que l'UE est un projet de l'impérialisme américain et du libéralisme mondial visant à détruire la Russie, c'est pourquoi nous sommes clairement favorables à l'élection de l'anti-mondialiste Trump, qui, comme Poutine, ne prend plus l'UE au sérieux depuis longtemps.

Il faut toutefois veiller à ne pas remplacer un hégémon par un autre, par exemple la dictature chinoise, qui, contrairement à la Russie, est elle-même soumise depuis longtemps à la logique du système mondialiste et matérialiste. Nous plaidons résolument pour l'abandon de l'obsession antisémite stupide et primitive de l'ancienne et de la nouvelle droite, au profit d'un nationalisme culturel qui considère la couleur de peau, l'origine, la religion et la race comme secondaires, et pour lequel il est plus important que ses partisans s'engagent en faveur de la démocratie directe, de la souveraineté et de la tradition de l'Europe et de ses États-nations, et contre le transatlantisme. Cela implique également une critique du concept obsolète d'« apartheid total », évoqué autrefois par Guillaume Faye, et nous devrions plutôt envisager un « apartheid modéré à visage humain ».

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Mais nous devons également rejeter le soi-disant « anarcho-capitalisme » des paléolibéraux, qui réclament l'abolition totale de l'État au profit d'une économie de marché radicalement libre. En fait, nous n'avons pas trop de réglementations aujourd'hui, mais seulement des mauvaises. Les grandes entreprises qui dominent le marché et les puissantes sociétés financières mondiales, qui détiennent déjà plus de pouvoir économique et politique que les gouvernements nationaux, peuvent être transformées en propriétés d'utilité publique et, en cas de doute, être socialisées. En tant qu'étatistes, nous nous prononçons en faveur d'un État fort à tous les niveaux politiques et sociaux, qui garantisse la sécurité à l'intérieur et à l'extérieur et qui, dans l'esprit de la doctrine catholique de la subsidiarité, accorde également son soutien solidaire aux citoyens de la communauté nationale qui sont faibles, malades, âgés, handicapés et qui se trouvent dans le besoin sans qu'on puisse leur en vouloir.

Nous voulons promouvoir une politique familiale productive et une vie économique dans laquelle l'économie sociale de marché mélangée à des éléments coopératifs et corporatistes offre des possibilités de promotion à tous les citoyens, à côté d'un système éducatif qui est perméable et qui donne la priorité à la promotion du talent et du travail, indépendamment de l'origine sociale.

La véritable culture étant toujours l'affaire de l'individu, et non de la masse ou d'une élite, nous nous référons à cet égard à un aphorisme de Karl Kraus: « Je demande à ma ville l'électricité, l'eau et les égouts. Pour ce qui est de la culture, je la possède déjà!». Avec cette mesure, nous mettons également fin aux innombrables projets « culturels » de gauche totalement inutiles, qui coûtent des millions et des millions d'euros au contribuable ordinaire, mais dont le seul but est de fournir des postes à une petite clique de profiteurs gauchistes-verts, de leur procurer de l'argent et de l'influence politique et de pérenniser le lien entre le politique et le culturel avec les milieux criminels et terroristes de la soi-disant mouvance « Antifa », avec les bandes criminelles de passeurs qui empêchent l'expulsion des clans islamistes orientaux, hautement criminels, ainsi que de tous les délinquants non allemands. Parallèlement, il faut mettre fin au plus vite à la dilapidation de la citoyenneté allemande et appliquer des critères stricts pour son attribution. La double nationalité doit rester une exception absolue et justifiée.

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Nous exigeons la reconnaissance systématique des faits patents que sont la « convergence des catastrophes et la colonisation de l'Europe » (Faye), y compris toutes les conséquences qui en découlent. Nous reconnaissons la rupture complète avec le christianisme catholique post-conciliaire issu de Vatican II - le protestantisme étant de toute façon obsolète, à l'exception d'infimes résidus - et le retour au christianisme européen traditionnel et - de manière critique et solidaire - à l'orthodoxie canonique. En fait, selon Guillaume Faye, « un païen pur et dur s'opposera toujours à ce qu'un minaret remplace un clocher. Un dignitaire de l'Église moderniste, en revanche, sera d'accord avec cette substitution ! ».

Il y a donc suffisamment à faire pour une droite authentique et sans œillères, dont font naturellement partie les métapoliticiens qui se considèrent comme des intellectuels organiques. Le mot d'ordre d'Alexandre Soljenitsyne : « Ne vivez pas avec le mensonge ! » devrait être considéré comme le minimum de notre résistance à un système qui n'est plus réformable. Il n'y a rien à ajouter à son hypothèse selon laquelle les systèmes totalitaires s'effondreront si suffisamment de citoyens surmontent leur timidité et leurs peurs et refusent de se soumettre à l'ineptie idéologique woke, à la propagande éhontée et aux mensonges imposés par l'État. Le bavardage pseudo-intellectuel et la prétendue « métapolitique » ne sont que des substituts révolutionnaires et néo-ecclésiastiques pour les jeunes gens et jeunes filles de droite et de gauche qui se montent le col de manière obstinée ou qui insultent leur raison en fuyant béatement la réalité actuelle, certes peu reluisante. Qu'il s'agisse d'homosexualité de droite ou de gauche, tous ces enfantillages doivent être abandonnés.

On pourra alors enfin voir la situation clairement, parler cru, s'épargner le kitsch pontifiant, clore le bec des bavards et réduire en poussière leur "cérébralité". La situation doit être résumée comme suit: la connaissance n'est pas toujours automatiquement synonyme de plaisir. Ne s'est-on pas assez fourvoyé dans la vie, qui est si incroyablement courte? Il faut donc avoir soif de connaissance et sentir les faits, car la vie est trop courte pour les jeux politiques, c'est la réalité qui frappe à la porte qui doit nous intéresser, strictement selon la coutume. Écoutons Hans Albers et son magnifique « La Paloma » ou chantons « Le ciel d'Espagne » - même s'il s'agit d'une chanson de combat communiste de la guerre civile espagnole, pour compenser, on peut ensuite entonner « Cara el Sol » - plutôt que de gâcher la soirée avec les tourments intellos des muses autoproclamées. Nous avons Marx à lire, Adorno, Marcuse, Hans-Jürgen Krahl, Mohler, Günter Maschke et Frank Böckelmann, Carl Schmitt, Diego Fusaro, Guillaume Faye, Julius Evola, Gilbert K. Chesterton, Ivan Ilyine, Vladimir Soloviev, Fiodor Dostoïevski, Alexandr et Darya Douguine, Hilaire Belloc, Tilman Nagel, Spengler, Moeller van den Bruck, Gottfried Benn, Jean Raspail, Georges Sorel, Richard Millet, Robert Brasillach, Armin Mohler, Dávila et Dominique Venner, pour ne citer que quelques-uns des principaux auteurs.

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Les petits malins de la "nouvelle droite" qui prétendent sérieusement que le nom du président des États-Unis n'a aucune importance ne sont même pas provocateurs ou originaux, mais témoignent seulement d'une connaissance nulle des permanences géopolitiques.

Adorno, qui l'avaient déjà perçu avec clairvoyance à la fin des années 1960, écrit à juste titre: « Les mondialistes sont les vrais révolutionnaires, pas nous ! ». C'est une vérité terrible, mais la vérité n'est pas toujours révolutionnaire au sens où nous l'entendons. Lorsque les « nationalistes » et les « droitiers » font de l'islamisme leur allié, simplement parce qu'il est également opposé à la folie LGTB, à la pornographie, aux idées maçonniques de la modernité et aux abominations de la « Pride Parade », ils ne sont rien d'autre que des idiots utiles de l'enfer idéologique de l'Occident bâtard et woke que nous ne défendons pas, mais dont la dépravation et les abominations ne peuvent pas être vaincues par une alliance avec l'islamisme, mais seulement par notre propre force.

Car « l'Occident est l'enfant prodigue et illégitime de l'Europe, aujourd'hui déterminée par le modèle américain qui veut tout uniformiser et accorder la primauté absolue à la société de consommation et à l'individualisme!» (Guillaume Faye). Tout cela, beaucoup - y compris à « droite » - ne l'entendront pas, mais le vieil adage «Qui ne veut point écouter doit sentir!» se vérifiera une fois de plus si nous ne veillons pas à ce que le vœu de Georges Sorel soit enfin exaucé: « Ah, si je pouvais voir humiliées les orgueilleuses démocraties bourgeoises qui triomphent aujourd'hui avec tant de cynisme ! ».

Werner Olles

jeudi, 16 mai 2024

Sombart, prophète de la crise du capitalisme

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Sombart, prophète de la crise du capitalisme

L'universitaire allemand analyse les distorsions et les apories découlant d'une économie de marché non réglementée, prévoyant le résultat catastrophique de l'utilisation sans entrave du capitalisme par les oligarchies.

par Gennaro Malgieri

Source: https://www.barbadillo.it/114279-sombart-profeta-della-crisi-del-capitalimso/

Werner Sombart (1863-1941) est l'un des fondateurs de la sociologie moderne. Parmi ses contemporains, il est au moins l'égal (bien que beaucoup le nient) de Max Weber et de Ferdinand Tönnies. Mais Roberto Michels (allemand de naissance, italien par choix) n'est pas moins que la troisième figure d'une triade brillante dans le domaine de la sociologie politique. L'école germanique a donc largement dominé l'Europe au cours des premières décennies du siècle dernier, fournissant aux chercheurs en sociologie les Leitbilder, c'est-à-dire les lignes directrices de l'interprétation de la réalité sociale, économique et politique changeante qui allait caractériser la première moitié du 20ème siècle, et en particulier les années 1920 et 1930. Il est certain que, sur d'autres plans, ces chercheurs allemands devraient être accompagnés par nos propres Gaetano Mosca et Vilfredo Pareto, dont les travaux, lus aujourd'hui parallèlement à ceux des sociologues allemands « classiques », offrent une ouverture pour comprendre le passé afin de mieux comprendre le présent.

Sombart_-_Wirtschaftsleben_im_Zeitalter_des_Hochkapitalismus,_1928.tiff.jpgLa dynamique, par exemple, du capitalisme en général et de la bourgeoisie en particulier, qui en incarnait l'esprit, observée par Sombart est à tous égards d'une actualité brûlante, surtout par rapport aux ravages de la mondialisation anarchique.

La démonstration, pour ceux qui n'ont pas la possibilité de s'engager dans une étude plus approfondie des œuvres majeures de Sombart, est fournie par le petit mais lumineux essai La crisi del capitalismo (La crise du capitalisme), publié par Mimesis dans la série raffinée et originale dirigée par Luca Gallesi. L'essai (tiré d'un recueil paru en Italie en 1933), édité et introduit par Roberta Iannone, l'une des plus brillantes érudites de l'oeuvre de Sombart, est une description agile de la crise du système capitaliste en Allemagne, paradigme d'autres systèmes similaires, dont les conséquences ont été annonciatrices de tragédies en Europe et au-delà.

Sombart analyse les distorsions et les apories découlant d'une économie de marché non réglementée, prévoyant l'issue catastrophique de l'utilisation sans entrave du capitalisme par les oligarchies dans la soumission de la politique à l'économie. C'est-à-dire la suprématie du profit sur les motivations et les besoins des peuples et des nations. Une histoire, au regard du présent, qui a commencé il y a si longtemps et dont aucune fin acceptable n'est en vue.

Pour sortir du labyrinthe des dangers qu'il identifie pour l'Allemagne des années 1930, Sombart désigne l'« économie programmatique » comme étant la solution réaliste. En effet, il reconnaît le droit des différentes formes économiques à coexister, convaincu que seule une pluralité de formes économiques peut répondre aux exigences du caractère national et aux besoins des différentes zones économiques à l'intérieur d'un pays.

Le dessein de Sombart est simple et loin d'être utopique: diviser les fonctions économiques en trois sections au motif qu'un capitalisme hors de contrôle appauvrirait et anéantirait les nations comme c'est le cas en Allemagne et favoriserait, à l'inverse, la montée soit du nationalisme hystérique, soit du communisme. Entre ces deux risques opposés, Sombart a imaginé une « troisième voie » qui devrait répondre à trois principes: une économie de puissance publique, une économie soumise au contrôle de l'Etat et une économie confiée aux particuliers. Et comme Sombart considère l'initiative privée comme le moteur de toute l'économie nationale, il estime nécessaire d'établir certaines activités qui doivent caractériser l'intervention publique et l'intervention de l'État. Les pouvoirs publics, selon lui, doivent se voir confier le crédit bancaire, la gestion des matières premières et des forces nationales, les communications et les infrastructures, la défense nationale et les grandes entreprises d'intérêt collectif. Un pur « contrôle » de l'État aurait donc été indispensable sur le commerce extérieur, dans la fondation de nouvelles entreprises avec un capital substantiel (à son époque quantifié à plus de cent mille marks), sur les découvertes et les inventions.

0008323548-L.jpgTelle est, en résumé, la réponse, comme le note Roberta Iannone dans l'introduction de l'essai, « de ceux qui aspirent à une vie économique organisée et de ceux qui aspirent à une telle organisation d'un point de vue national ». L'objectif est clair : redonner à l'économie un rôle subordonné à la politique, qui doit donc prévoir de limiter l'ingérence du capitalisme dans la vie associative afin de ne pas l'asservir à ses propres fins.

Sombart conclut : « Les réformes doivent commencer par la mise en œuvre d'un programme clairvoyant de lutte contre le chômage, par des mesures énergiques pour la préservation de notre classe agricole et par une discipline des relations commerciales extérieures conforme à l'objectif visé ».

La crise du capitalisme, dont le titre original était Les courants sociaux dans l'Allemagne d'aujourd'hui, reprend et résume l'essai le plus connu de Sombart, L'avenir du capitalisme, dans lequel, avec un esprit que nous n'hésitons pas à qualifier de « prophétique », le savant allemand voit dans les plis d'une doctrine et d'une pratique économiques les prodromes de malheurs inévitables, comme nous le constatons malheureusement, lorsque le marché devient la mesure de toutes choses. Et aussi - et surtout - de la liberté des peuples.

Gennaro Malgieri

vendredi, 23 février 2024

La résistance de l'anarque jüngerien face au dieu algorithme

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La résistance de l'anarque jüngerien face au dieu algorithme

La réponse du rebelle : il prépare un lieu de résistance physique (qui est bien sûr aussi ultra-physique), concret. Jünger parle clairement d'armes, d'autorité, d'une délimitation concrète de l'espace où la souveraineté redevient une évidence.

par Giacomo Petrella

Source: https://www.barbadillo.it/113048-heliopolis-18-la-resistenza-dellanarca-jungeriano-davanti-al-dio-algoritmo/

La question de l'évasion, pour fuir l'algorithme, n'est pas une question de liberté ; en fait, ce n'est jamais qu'une question de liberté, qui est un concept très vendable et difficilement utilisable. Il s'agit clairement toujours d'une question de relations de pouvoir. Ce qui, pour nous Occidentaux du troisième millénaire, élevés dans le relativisme totalitaire protestant, signifie tenter une conversion de l'âme et du corps qui est difficile à réaliser. Même l'Anarque, vous le savez, nous l'avons mentionné à maintes reprises, n'aspire pas à une liberté indistincte: il prépare un lieu de résistance physique (qui est certainement aussi ultra-physique), concret. Jünger parle clairement des armes, du chef de famille, d'une délimitation concrète de l'espace où la souveraineté redevient une donnée : collective dans le cas du Travailleur, individuelle dans le cas du Rebelle.

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Quand on re-propose la volonté d'un monde mal construit, on n'utilise donc pas un langage moral, pas une coexistence religieuse avec le péché, mais un discours héraclitéen: la vérité naît du polemos, c'est le conflit entre les parties qui indique la réalité du Logos.

Qu'est-ce que la tyrannie de l'algorithme? Tout simplement la victoire toujours plus concrète de l'anéantissement du devenir. Il ne s'agit pas, bien sûr, de la fin de l'histoire, concept aussi vendable et inutile que celui de liberté. Non. Il s'agit de l'anéantissement de tout flux, de tout cycle, de toute diversité concrète. C'est le remplacement du Logos, de la Providence, si vous voulez, par une ligne virtuelle et imposée de production infinie. Que le capitalisme soit tyrannique, personne ne le dit plus. Qu'il soit voué à l'anéantissement de la planète et des êtres humains, on le dit à travers des concepts qui, une fois de plus, sont aussi vendables qu'inutiles. Le pauvre homme regarde ces jeunes gens moyens rabaisser une œuvre d'art en se disant "au diable la planète, ma vie est déjà morte".

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L'algorithme tend à créer deux factions, réconciliables au sein de son système de vente sur des bases moralisatrices. Sur chacun d'entre eux. Ce qu'il ne tolère pas, c'est l'usage de la violence au sens communautaire. De Fleximan à la victoire tactique russe, la violence héraclitéenne est immédiatement condamnée, censurée, et pas sur la base de la vérité. Mais sur des discours fidéistes. Le bien, le mal. Sainte civilisation. La violence est tolérée et même souhaitée, appliquée, défendue et sanctifiée si elle est utilitaire: si elle vise à renouveler la domination relativiste du modèle de production capitaliste.

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Si elle sort de ce schéma, la reductio ad hitlerum est, comme toujours, immédiate; ainsi, le massacre de Gaza prend une connotation biblique plus que cohérente pour nous, Occidentaux puritains. Sodome et Gomorrhe méritent le châtiment du peuple élu. Un peuple qui, face au terrorisme du Hamas, est légitimé dans un sens économique, utilitaire, à commettre l'extermination: il fut un temps où l'économie et la crématique étaient séparées et où la vérité était un concept concret de la vie communautaire, on construisait des tours, des murs défensifs, parfois des ponts. À l'ère du capitalisme technocratique, tout comme on imprime de l'argent à l'infini pour les copains de BlackRock, il est normal de bombarder jusqu'à l'anéantissement.

L'homme moyen a donc raison de penser "au diable la planète, je ne vois rien de bon ici" ; certainement pour ceux d'entre nous qui luttent pour se rendre, au moins intellectuellement, la frustration s'accroît de voir nos propres intuitions marxiennes et nietzschéennes devenir tristement de plus en plus évidentes.

Nous supplions Polemos de revenir: démon de la guerre, probablement de la guerre civile, père d'Alalà, personnification du cri de guerre.

Giacomo Petrella

jeudi, 08 février 2024

Weimerica ? - Carl Schmitt sur l'État de droit

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Weimerica ? - Carl Schmitt sur l'État de droit

Tom Sunic

Source: https://www.theoccidentalobserver.net/2024/02/02/weimerica-carl-schmitt-on-the-rule-of-law/

Le système libéral aime se parer de l'étiquette "État de droit", suggérant implicitement que d'autres systèmes de croyance, d'autres États ou îlots d'États non libéraux à travers l'histoire fonctionnent uniquement comme des entités sans foi ni loi violant la liberté de leurs citoyens. Ce n'est pas le cas. Depuis des temps immémoriaux, les États du monde entier, même les pires tyrannies, ont eu recours à des politiques législatives pour prononcer un verdict contre des opposants politiques ou des criminels de droit commun. Le problème n'est pas de savoir si ces États ou îlots d'États illibéraux sont/étaient justes ou injustes ; le problème est plutôt le choix correct ou incorrect des mots et l'interprétation subséquente de ces mots par les détracteurs ou les partisans de ces États.

M0286714082X-large.jpgPar exemple, les législations de l'Europe de l'Est communiste et de l'Union soviétique contenaient des structures constitutionnelles détaillées couvrant tous les aspects de la vie des citoyens. Il en va de même pour le fascisme en Italie et le national-socialisme en Allemagne (1922-1945), dont les dirigeants considéraient les lois de leur pays comme bien plus respectueuses de la liberté que les lois du système libéral. Dans l'Amérique contemporaine, sous le couvert de l'expression grandiloquente de "l'État de droit", le pouvoir judiciaire tend de plus en plus à glisser vers un légalisme excessif - la guerre sous n'importe quel autre nom - qui conduit tôt ou tard à des perturbations administratives susceptibles de déclencher des troubles civils. Actuellement, ce processus de lawfare peut être observé dans le système judiciaire américain, comme l'illustrent les nombreux actes d'accusation contre l'ancien président Donald Trump, la croisade de Letitia James contre VDARE, le procès de Charlottesville, et bien d'autres choses encore.  De plus, les procès quasi soviétiques contre des milliers de manifestants du Capitole du 6 janvier battent leur plein, les accusés devenant des sujets aux noms mal définis et souvent abstraits (émeutiers ?, intrus?, insurgés?, terroristes? ...ou combattants de la liberté!?). Il faut souligner que la salve d'accusations mutuelles, de charges criminelles et de contre-accusations de l'équipe juridique de Trump contre les procureurs locaux parrainés par le gouvernement américain et les avocats activistes qui détestent Trump comme Robert Kaplan n'est pas une caractéristique inhérente au système américain. Pas du tout. En fait, l'hyper-juridisme manifeste aux États-Unis, qui frôle de plus en plus l'anarchie administrative, représente l'essence même de la dynamique historique du système libéral [i].

Quis judicabit? - qui prend la décision juridique finale?

La similitude frappante entre le système judiciaire américain actuel et le système judiciaire semi-anarchique de l'Allemagne de Weimar, qui avait entraîné des troubles civils incessants et des assassinats politiques en série, a été observée par Carl Schmitt dans ses nombreux articles critiques publiés de 1933 à 1944 dans les revues juridiques de l'Allemagne nationale-socialiste. L'étude de l'œuvre juridique de Carl Schmitt doit cependant tenir compte de plusieurs points, lesquels doivent focaliser notre attention. La langue anglaise n'a pas d'équivalent pour le substantif allemand composé "Rechtsstaat" (État de droit), un substantif qui a sa réplique verbale et conceptuelle exacte dans toutes les langues d'Europe continentale (état de droit, pravna država, stato di diritto, právní stat, etc.)  Au lieu de cela, les juristes américains/britanniques recourent à une expression plus générale telle que "l'État de droit" ou "l'État constitutionnel" - des termes qui ne véhiculent pas la même signification spécifique que le "Rechtsstaat" allemand. L'expression que j'utilise dans mes traductions des citations de Schmitt, à savoir "État de droit", est peut-être la plus proche du substantif allemand original "Rechtsstaat".

9782130627647_large.jpgDeuxièmement, il faut garder à l'esprit que Schmitt, qui est souvent cité aujourd'hui par des dizaines d'universitaires traditionalistes américains et européens contemporains, d'intellectuels et d'activistes de l'Alt-Right ou de la Nouvelle Droite, n'était pas seulement un expert juridique et un politologue renommé, mais aussi un érudit multilingue qui s'interrogeait constamment sur la signification des concepts politiques et sur leurs distorsions sémantiques par les diverses classes politiques dirigeantes en Europe et aux États-Unis. L'expression "fake news" n'existait pas de son vivant, mais Schmitt était parfaitement conscient du jargon juridique truqué utilisé par les juges libéraux. Malgré sa sympathie ouverte pour le national-socialisme et le fascisme, il vaut la peine d'examiner la pertinence de ses articles, en particulier lorsqu'il s'agit d'évaluer les systèmes juridiques actuels des États-Unis et de l'Union européenne dans le cadre du droit international. Dans son article au sous-titre élogieux "L'État national-socialiste est un État juste", il écrit :

L'existence d'un "Rechtsstaat" [c'est-à-dire un État de droit] dépend d'une propriété spécifique que l'on attribue à ce mot ambigu et aussi de la mesure dans laquelle un Rechtsstaat se rapproche d'un État juste. Le libéralisme du 19ème siècle a donné à ce terme une signification spécifique, transformant ainsi le Rechtsstaat en une arme politique dans sa lutte contre l'État. Quiconque utilise cette expression doit préciser exactement ce qu'il entend par là et en quoi son Rechtsstaat diffère du Rechsstaat libéral, ainsi qu'en quoi son Rechtsstaat devrait être national-socialiste, ou d'ailleurs tout autre type de Rechtsstaat [ii].

Compte tenu de la surutilisation généralisée de l'expression "État de droit", il ne faut pas s'étonner que cette expression ne soit plus guère crédible. "En ce sens, écrit Schmitt, le libéralisme s'est efforcé au cours du siècle dernier de présenter tout État non libéral, qu'il s'agisse d'une monarchie absolue, d'un État fasciste, d'un État national-socialiste ou bolcheviste, comme un État non régi par le droit (Nicht-Rechtsstaat) ou comme un État injuste ou sans loi (Unrechtsstaat) [iii]. "En outre, le système libéral, comme le soulignent inlassablement ses partisans, est établi comme une construction sociale à deux niveaux avec une division nette entre l'appareil d'État et une personne privée. L'hypothèse sous-jacente est qu'une telle division est le meilleur moyen d'empêcher la montée d'un État puissant et d'un dirigeant dictatorial. L'État libéral, selon les théoriciens libéraux, doit uniquement jouer le rôle de "veilleur de nuit" occasionnel, sans jamais s'immiscer dans la sphère privée de l'individu :

9782130567295_1_75.jpgCette nature à deux niveaux explique le cadre constitutionnel à deux niveaux typique du Rechtsstaat bourgeois. Les droits et libertés fondamentaux garantis par l'État libéral-démocratique et son système constitutionnel sont essentiellement des droits de la personne privée. Pour cette seule raison, [ces droits] peuvent être considérés comme "apolitiques". L'État libéral et le cadre constitutionnel reposent sur une opposition simple et directe entre l'État et la personne privée. Ce n'est que sur la base de ce contraste qu'il est naturel et utile de s'efforcer de créer tout l'édifice des protections et facilités juridiques afin de protéger une personne privée sans défense, pauvre et isolée contre le puissant Léviathan qu'est "l'État". Ce n'est que pour la protection d'un individu pauvre que la plupart de ces mesures de protection juridique, dans ce que l'on appelle le Rechtsstaat, ont un sens. Elles peuvent être justifiées par le fait que la protection contre l'État doit être de plus en plus calquée sur les procédures judiciaires, et plus encore sur la décision d'une autorité judiciaire indépendante de l'État [iv].

La citation susmentionnée sur l'auto-perception romantique du système libéral est erronée. On peut se poser la question suivante: est-il vrai, comme le prétendent les théoriciens libéraux, que la division entre la société civile et l'État est le meilleur moyen de garantir les libertés individuelles et de protéger les citoyens contre les décisions arbitraires de l'État? C'est loin d'être le cas. Est-il vrai que les freins et contrepoids libéraux tant vantés, y compris une séparation nette entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, sont les mieux à même de prévenir les tentations totalitaires? Difficilement. Le clivage trop souvent vanté entre la sphère privée et la sphère publique est trompeur; il ne permet pas aux citoyens d'échapper à l'État de surveillance libéral moderne. Il faut souligner encore et encore que dans le système libéral, ce n'est plus l'État qui exerce le contrôle, mais une myriade de groupes de pression, d'ONG, de médias et de lobbies élitistes et bien financés qui influencent les citoyens au quotidien, tout en utilisant sagement l'État comme une simple couverture juridique. Schmitt a analysé il y a longtemps l'impact négatif des groupes de pression non gouvernementaux de contre-pouvoir.

41hEDc3o5RL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgMais tout cela devient complètement absurde dès que des associations ou des organisations collectives fortes conquièrent des sphères de liberté non gouvernementales et non politiques, dès que des organisations non gouvernementales (mais nullement apolitiques) s'emparent de personnes privées, d'une part, tout en affrontant l'État sous le couvert de divers titres juridiques (peuple, société, bourgeoisie libre, prolétariat producteur, opinion publique, etc. Ces associations non gouvernementales, mais, comme nous l'avons mentionné, entièrement politiques, en viennent à dominer à la fois (par le biais du pouvoir législatif) la volonté de l'État et (par le biais de la coercition sociale et du "droit purement privé") l'individu individuel qu'elles transforment en sujet médiatique. Elles sont des décideurs politiques réels et effectifs et manipulent les leviers du pouvoir de l'État" [v].

Cela vous semble-t-il familier? Ce que l'on appelle aujourd'hui par dérision l'État profond a été bien anticipé par Schmitt, bien que ce terme n'ait pas existé de son vivant. Dans leur critique de la Constitution libérale de Weimar, les nationalistes allemands ont introduit et popularisé dans toute l'Europe le terme (das) System, que l'on peut facilement substituer aujourd'hui à l'État profond libéral moderne. Dans un système libéral où le pouvoir est décentralisé, ce que les universitaires appellent le processus de "partage du pouvoir", un citoyen dissident ne peut que fantasmer sur la possibilité de renverser le gouvernement par la force dans l'État où il réside. À première vue, cela peut sembler être un noble trait de protection de la liberté du système libéral. Cependant, la nature atomisée du pouvoir dispersé dans le libéralisme, résultant de ses célèbres politiques d'équilibre des pouvoirs, conduit inévitablement à une méfiance et une haine mutuelles dispersées entre les citoyens, dans lesquelles la ligne de démarcation entre la victime et l'auteur disparaît peu à peu. Le regretté Claude Polin, qui fut l'un des meilleurs observateurs des contradictions libérales, pose une question lancinante: "Comment se fait-il que l'on craigne un roi exerçant son pouvoir, et que l'on craigne moins que le même pouvoir soit conféré à des millions de petits rois [vi] ?

9782130630692_1_75.jpgDes centaines de figures royales non gouvernementales et des centaines d'agences privées aux États-Unis et dans l'Union européenne, y compris des dizaines de groupes de pression à base ethnique, chacun affichant souvent un étrange sentiment de victimisation, et chacun contrôlant son propre territoire, ont leurs propres méthodes de répression contre les voix dissidentes. La plupart des ONG des États-Unis et de l'UE ne cachent certainement pas leur profonde aversion pour l'État fort et sont promptes à dénoncer tout signe de populisme dans la bureaucratie gouvernementale.  Pourtant, elles n'hésitent pas à exercer leurs propres politiques répressives à l'encontre d'autres groupes marginaux, tout en implorant l'État de leur accorder de généreuses subventions. L'ADL, le SPLC aux États-Unis, des dizaines de fondations antifa et transgenres, y compris des institutions chrétiennes et juives financées par le gouvernement dans l'UE, telles que le Crif, la LICRA ou l'Amadeu Antonio Stiftung, fonctionnent de manière très similaire aux commissariats populaires locaux de l'ex-Union soviétique. Elles considèrent toutes comme acquis qu'elles ont droit à une part du gouvernement, c'est-à-dire du gâteau des contribuables. Au nom de la "tolérance" abstraite et de "l'État de droit", ils considèrent qu'il est de leur devoir démocratique et légal d'espionner et de dénoncer leurs concitoyens qui critiquent le dogme judiciaire libéral. La démocratie libérale postmoderne, bien qu'elle se vante d'être le meilleur des mondes, rappelle de plus en plus les États médiévaux en devenir.

Le système libéral, c'est-à-dire l'État profond des États-Unis et de l'UE contemporains, qui est fondamentalement un système oligarchique, n'est pas tombé de la lune et n'est pas non plus constitué de bandes monolithiques conspiratrices de voleurs autoproclamés déterminés à subvertir l'État. Le système libéral occidental n'est que l'aboutissement logique de différents groupes, souvent en conflit les uns avec les autres, qui, volontairement - et parfois involontairement, comme dans le cas des groupes religieux chrétiens qui promeuvent les politiques libérales d'accueil des réfugiés - travaillent à la décomposition sociale, raciale et nationale de l'État et de son peuple - un trait inhérent à la dynamique même de l'État de droit (ou de l'absence d'État de droit) libéral.

Notes:

[i] T. Sunic, "Historical Dynamics of Liberalism : From Total Market to Total State ? ", The Journal of Social, Political, and Economic Studies 13, no. 4, (Hiver 1988), p. 455.

[ii] C. Schmitt, "Fünf Leitsätze für die Rechtspraxis" in Deutsches Recht, 3, Nr. 7 (1933), S. 201-202, réimprimé dans Gesammelte Schriften 1933-1936 (Berlin : Duncker & Humblot, 2021), p.56. (également : https://archive.org/details/carl-schmitt-gesammelte-schriften-1933-1936)

[iii] C. Schmitt, Der Rechtsstaat, publié pour la première fois dans Nationalsozialistisches Handbuch für Recht und Gesetzgebung (München : Zentralverlag der NSDAP, 1935, S. 24-32) repris dans Gesammelte Schriften 1933-1936, p.286-287.

[iv] C. Schmitt, "Die Verfassungslage Deutschlands" in Preußische Justiz - Rechtspflege und Rechtspolitik, Nr. 42, 5. Oktober 1933, pp. 479-482, réimprimé dans Gesammelte Schriften 1933-1936, p.74.

[v] Ibid, p. 75-76.

[vi] Claude Polin, "Pluralisme ou Guerre civile ?" Catholica (hiver 2005-2006), p. 16.

dimanche, 21 janvier 2024

La pensée philosophique de Nietzsche et l'Allemagne des années 30

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La pensée philosophique de Nietzsche et l'Allemagne des années 30

La partie qui nous a semblé la plus intéressante dans l'essai publié par Controcorrente est la troisième, dans laquelle l'auteur aborde l'intérêt du philosophe pour le "quotidien", l'"humain".

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/112654-il-pensiero-filosofico-di-nietzsche-e-la-germania-negli-anni-trenta/?fbclid=IwAR1tphmP0aDtQTmzSpnadf8JfOb__6MxNEo4udrM1aucOueFO2zWL5qNaSU

Nietzsche est l'un des penseurs les plus lus de tous les temps. Différents facteurs ont contribué à cet engouement: le style poético-aphoristique qui caractérise son œuvre, son a-systématicité, le caractère radicalement dépassé de ses thèses, ainsi que l'exemplarité de leur apodicticité. Des aspects qui, de différentes manières, ont conduit à des lectures parfois divergentes de sa philosophie. Le moment le plus discuté et le plus problématique de la propositionphilosophique du penseur de Röcken se trouve dans ses rapports avec la politique. Matteo Martini, dans un volume récent publié par Controcorrente, Friedrich Nietzsche e il nazionalsocialismo e altre questioni nietzscheane (Friedrich Nietzsche et le national-socialisme et autres questions nietzschéennes), repropose la quaestio vexata des liens entre le penseur et le régime hitlérien (sur commande : controcorrente_na@alice.it, pp. 191, euro 18.00). Le volume comprend une préface de Francesco Ingravalle et une postface de Marina Simeone.

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L'analyse des textes est menée par l'auteur avec une méthode très différente de celle adoptée par Giorgio Colli. Le grand spécialiste de l'antiquité estimait que l'exégèse du philosophe ne pouvait être abordée par le biais de simples citations, car cela conduirait à la "falsification" d'une pensée qui, au contraire, était articulée, complexe, voire en spirale. En outre, Martini cite, par choix explicite, presque exclusivement des textes écrits par Nietzsche dans les dernières années de sa vie, en particulier dans La Volonté de puissance. Cette méthode l'incite à soutenir que "Nietzsche a préparé sans équivoque les fondements philosophico-éthico-culturels sur lesquels le national-socialisme [...] allait proliférer" (p. 30). Cette affirmation peut être vraie dans le même sens qu'il est tout aussi vrai d'affirmer que la révolution conservatrice a préparé l'humus existentiel et politique qui a permis à Hitler de s'établir dans la société allemande de l'époque. Le problème est que, pour l'auteur, le national-socialisme a réalisé la trahison des idéaux nietzschéens et révolutionnaires-conservateurs (de nombreux révolutionnaires conservateurs ont vécu en marge, reclus ou à l'étranger pendant le régime). On ne peut donc pas affirmer que le programme nazi d'extermination des "indésirables" et des "différents" découle directement des aphorismes décontextualisés de Nietzsche, dont Martini reconnaît d'ailleurs les traits humains aimables et courtois.

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Au contraire, il ressort à juste titre de ces pages que la référence aux valeurs aristocratiques chez le philosophe ne renvoie pas à des "exigences raciales" (p. 31), bien qu'une certaine ambiguïté de jugement caractérise certains fragments se référant aux juifs. Nietzsche "a tantôt des mots élogieux à leur égard, tantôt des mots méprisants, mais il ne fait jamais allusion à quoi que ce soit qui puisse ressembler à une exhortation à l'élimination systématique du peuple juif" (p. 33). Le penseur, note l'auteur, était totalement étranger aux idéaux du nationalisme allemand, ce qui avait notamment provoqué la rupture de ses relations avec Wagner. Pour le philosophe, la décadence grecque et européenne avait été préparée par la primauté donnée par Socrate au concept, qui avait contribué à occulter la conception tragique de la vie propre aux Hellènes archaïques. Avec le "socratisme", c'est la course au surmonde, au téléologisme, aux dualismes essence/existence, être/néant, qui trouvera son apogée dans la vision chrétienne. La "mort de Dieu" chez Nietzsche a le sens d'une constatation de fait d'une réalité historico-spirituelle en cours, qui concerne aussi bien son époque que la nôtre, ce qui ne coïncide pas, bien entendu, avec une position athée, comme semble le croire l'auteur. L'un des interprètes qu'il cite, Eugen Fink, était bien conscient que la construction du penseur était centrée sur un effort "théologique", certainement pas chrétien, ayant pour centre la récupération de la sacralité de la physis, lieu de l'origine printanière à laquelle tout revient.

Martini a certainement raison d'affirmer qu'Hitler n'a pas incarné l'idéal de l'"au-delà de l'homme", mais qu'il a tenté de reproposer, sans y parvenir et en la détournant tragiquement, une autre figure créée par Nietzsche, celle du "grand homme", du dominateur (princes de la Renaissance, Napoléon). Le "Surhomme" est celui qui accepte le tragique du monde et l'ennoblit par la création de nouvelles tables de valeurs.  De "nouvelles valeurs" centrées sur le mensonge "anagogique" et non sur le mensonge "catagogique" (le surmonde et Dieu) qui produit la décadence. Il est prophète d'un avenir à venir (non incarné par le nazisme, qui au contraire, comme le reconnaissait de Benoist, avec sa devise "Un chef, un peuple, un empire", laissait entrevoir sa propre vocation monothéiste, loin d'être païenne !): il se savait "dynamite" parce qu'il était conscient que son annonce d'époque allait bouleverser la vie du "dernier homme", certainement pas comme prophète des drames de la Seconde Guerre mondiale !

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La partie la plus intéressante du volume est la troisième, dans laquelle Martini aborde l'intérêt du philosophe pour le "quotidien", l'"humain". En fait, cet intérêt est lié au fait que Nietzsche, comme les Grecs, a en vue la vie nue. Son regard sur le corps, sur l'alimentation, sur le climat sont des preuves qu'il était conscient que tout ce qui est vivant est "animé", qu'il n'y a pas de dualisme âme/corps. Martini semble le sentir lorsqu'il écrit: "pour une raison qui n'est pas facile à expliquer [...] dans cette philosophie, pourtant caractérisée par un matérialisme débridé, il y a (...) quelque chose de spirituel, une sorte de "matérialisme raffiné"" (p. 120). Non, pas de "matérialisme", en Grèce le corps était sacré en tant qu'expression de la dynamis, la puissance du possible qui l'anime et qui anime pour Nietzsche tout ce qui est. C'est précisément dans la mesure où elle est possible que la dynamis n'a rien de providentiel, comme le voudrait l'auteur (la "confiance" dans la Volonté de puissance). Le philosophe de Röcken représente le dernier maillon de la dissolution de l'hégélianisme. Dans cette suite de penseurs, il y a beaucoup de noms qui ont contribué plus que Nietzsche à la définition de la culture politique nationale-socialiste. On peut tout au plus reprocher à Nietzsche de ne pas être parvenu à une récupération effective de la physis grecque. En témoignent les ambiguïtés de la doctrine de l'éternel retour de l'identique (également relevée à juste titre par Martini), pensée à travers la catégorie métaphysique par excellence, le principe d'identité. Cette limite a été saisie par Klages, qui l'a corrigée en parlant de l'éternel retour du semblable, en vigueur dans la nature et dans l'histoire.

Avec Klages, l'héritage nietzschéen et la volonté de puissance elle-même peuvent être lus et vécus au-delà de l'onto-théo-logie dont le penseur, selon Heidegger, était le dernier interprète. Si tel est le cas, la philosophie imaginaire de Nietzsche pourrait donner lieu à un nouveau départ de la civilisation européenne.

Giovanni Sessa

mercredi, 10 janvier 2024

La forêt jüngerienne à l'heure de l'IA et de l'argent sans emploi

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La forêt jüngerienne à l'heure de l'IA et de l'argent sans emploi

Dans tous les cas, la technologie continue d'être introjectée et expliquée comme le sujet dominant ; l'homme reste une sorte de démiurge passif de la technologie.

par Giacomo Petrella

Source: https://www.barbadillo.it/112451-heliopolis-17-il-bosco-jungheriano-al-tempo-di-ai-e-moneta-senza-lavoro/

51J54A13NWL._SL500_.jpgLorsque nous lisons ou écoutons les débats sur l'IA, nous nous souvenons de la raison pour laquelle nous avons intitulé notre recueil de réflexions Héliopolis de commun accord avec le directeur. Ernst Jünger a écrit ce roman de même nom en 1949. On y trouve encore un optimisme spirituel certain: construire une aristocratie née dans la douleur. La technique est encore un courant sous-jacent mais qui va crescendo et qui domine. Jünger imagine, une fois passé le moment triomphal de la démagogie populiste, le retour, bien que caché, condamné et combattu, du modèle aristocratique classique: le Soldat entendu comme Guerrier, la voie de l'action, la voie du personnage De Geer, élevé vers Dieu par le monachisme germanique, par le Père Félix, la voie de la contemplation, au service d'un Régent juste, le principe retrouvé de l'Autorité. Le thème de la technologie n'est pas sujet, il est encore objet. Le bateau du pilote bleu est un instrument pour construire un ailleurs archétypal renouvelé.

9782710323112_1_75.jpgDans les années suivantes, notre auteur fera l'expérience d'un pessimisme beaucoup plus aigu; d'abord dans Les Abeilles de verre, un roman d'une actualité frappante si on le compare au climat actuel de ce qu'on appelle le "capitalisme de surveillance". Eumeswil arrive une décennie plus tard, nous amenant déjà vers la fin des années 70: le nihilisme a gagné, l'Église, la politique, les corps intermédiaires ont tous plié devant le relativisme dévastateur de 68. Nietzsche, le maître, a été renversé par le triomphe de la pensée faible: le père philosophique est désormais l'arme de l'ennemi. Il ne reste plus qu'à vivre en Anarque, en préparant, si possible, une cabane dans la forêt.

L'optimisme de la Technique dans le Le Mur du temps (1959), déjà à l'époque une sorte d'espoir post-religieux renouvelé, est abandonné pour faire place à une certitude spirituelle incertaine, bien mieux interprétée, à notre avis, par les livres plus récents de Marcello Veneziani (La Cappa, surtout).

Ici, du débat entre nouveaux Titans, nouvelles fantaisies prométhéennes, néo-luddites et grands pharaons du capitalisme de surveillance craignant de ne pas gérer la nouvelle chaîne de vapeur, nous ne ressentons que très peu d'attirance.

Dans tous les cas, la Technique continue d'être introjectée et expliquée comme le sujet dominant; l'homme en reste une sorte de démiurge passif, incapable d'échapper à la catastrophe spirituelle, philosophique et morale qu'a été 68. La grande différence heideggérienne entre la poièsis, le faire inséré dans la nature ordonnée du cosmos, et la teknè, le dévoilement de la nature pour son utilisation dans la volonté de puissance, reste ignorée. Aucune théorie politique ne remet aujourd'hui en cause le capitalisme comme objectivation de la Technique. Nous restons passifs, dominés, et donc promis à une catastrophe providentielle.

md31443844934.jpgNous disons cela sans esprit apocalyptique, plutôt dans une tonalité stoïcienne, comme l'a si bien fait Alain de Benoist au début des années 2000 dans son essai Sull'Orlo del Baratro. Et sur ce point, nous persistons, comme tant d'autres, à souligner l'absence totale de passion publique pour le thème central de la Technique, à savoir la monnaie. C'est la monnaie entendue comme Technique, la monnaie fiduciaire, l'instrument illimité créé à partir de rien, qui a définitivement détaché l'être humain de toutes ses limites, faisant de cette terre l'enfer faustien que nous connaissons et que nous continuons si hypocritement à appeler le meilleur des mondes possibles.

Ce n'est pas un hasard si, dans les années qui ont suivi les grands bouleversements nihilistes des années 60, du Concile Vatican II au Mai parisien, c'est en 1971, à Camp David, qu'a été décrétée la fin de Bretton Woods et la naissance de l'argent sans limites, de l'argent infini, délié de toute réalité physique. Domination du dollar, domination de l'ère libérale.

Gardez donc ce passage à l'esprit lorsque la société sera confrontée aux changements de l'intelligence artificielle dans les années à venir: l'argent sans travail, l'argent sans or, en était l'exemple premier, la cause première. Ceux qui continuent à parler d'"outils neutres", d'usage et de finalité, vous mentent comme ils vous ont toujours menti. Préparer la cabane dans la forêt.

Giacomo Petrella

vendredi, 05 janvier 2024

Ernst Jünger et le «Merveilleux Retour»

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Ernst Jünger et le «Merveilleux Retour»

par Frédéric Andreu

L’indifférenciation contemporaine à l'endroit de la poésie en général et envers le Magnum Opus de Ernst Jünger en particulier, est emblématique de notre relation au "Merveilleux Retour". Ne laissons pas des controverses revanchardes à l'endroit du soldat au «quatorze blessures» jeter le trouble voile de la suspicion sur le pionnier de l'écologie, le poète, l'homme de paix et surtout, l'homme à la fois simple et profondément spirituel qu'était Ernst Jünger.

Qu'est-ce que des termites de faux-plafond peuvent comprendre au vol souverain d'un faucon ? Peut-être de puissants cris dont ils ne comprennent pas le sens. Ce qui intéressent un certain nombre de critiques dans une œuvre - qu'ils n'ont d'ailleurs généralement pas lu - c'est la possibilité de l'utiliser comme bannière de ralliement ou d'éventail idéologique. Bref, ils passent à côté de la littérature.

Certes, un poète comme Jünger a pu s'enflammer pour un passé glorieux, mais l'aurait-il vécu lui-même qu'il ne s'y serait jamais aligné. Jünger (perquisitionné deux fois à son domicile par le régime nazi) ne fut pas plus dupe du National-Socialisme de «festival» dont il vécut l'inexorable ascension, que du miroir inversé de celui-ci, l'International-Libéralisme qui règne sur tout l'Occident depuis la chute du Troisième Reich.

Témoin direct de cette chute tout aussi inexorable, il décrit dès septembre 1945, avec une prescience qui force le respect, le type macronoïde d'homme parvenu de nos jours au pouvoir : 

 «Ils ne connaissent ni les mythes grecs ni l'éthique chrétienne. Ce sont des titans et des cyclopes, esprits de l'obscurité, négateurs et ennemis de toutes forces créatrices […].

Ils sont loin des poèmes, du vin, du rêve, des jeux, empêtrés sans espoir dans des doctrines fallacieuses, énoncées à la façon des instituteurs prétentieux».

Imbu de sa personne, cet «ennemi des forces créatrices» n'a aucun pressentiment du Merveilleux Retour ni a fortiori de la Chute. Il ne connaît de fascination que pour les doubles parodiques de ce monde dans lesquels la littérature se réduit au rôle de marqueur mondain. Plein de griserie puérile à l'endroit de la technique, il n'entend pas dans le bruit du moteur de sa grosse cylindrée le ricanement victorieux des titans et des cyclopes contre les dieux.

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Cependant, il peut arriver qu'une page de cette œuvre jünguérienne - si phréatiquement poétique - vienne fissurer la surface asphaltée de leurs croyances athées. Lors, quelque chose qui est dans le lecteur et dans la société tout entière, se met à voir le monde comme à travers l'aile d'une libellule... La pensée symbolique de Jünger est en effet de celles qui peuvent ajouter au réel quelque chose comme l'auréole couronnée du songe, la transparence diaprée, propices à transformer nos attentes inquiètes en insatiables appels intérieurs. La littérature se découvre alors sous le jour qu'elle n'a jamais cesser d'être, une liturgie, voire une théologie du dévoilement. Pourquoi la chute de l'âme ? pourquoi cette existence temporaire, sinon pour remonter, avec les beaux textes qui nous y aident, les échelons merveilleux et transfigurateurs vers le royaume qui n'est pas ce monde. Dans les recoins les plus sombres de son œuvre, Jünger se fait le témoin du «voile d'Isis de ce monde» que la beauté soulève mystérieusement.

Si la littérature éclaire les ruines de nos vies, elle montre aussi que ces ruines sont celle d'un temple. «Dans aucune de ces marches, cependant, nous ne négligions les fleurs. Elles nous indiquaient la direction, comme la boussole montre le chemin à travers des mers inconnues».

Si les poètes ont donc assurément «mission» d'hâter ce dévoilement «sacré», les «ennemis des forces créatrices» dont parle Jünger ont assurément la leur. Drapés dans le vernis démocratique, leur but est aujourd'hui de s’affairer par les moyens légaux - aspersion de glyphosate, pilules abortives, immigration massive – à la destruction des jardins, champs, nappes phréatiques, cellules familiales, bref, tout ce qui constituent les membranes protectrices de la vie. 

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Ernst Jünger mais aussi Dominique de Roux, Luc-Olivier d'Algange entre autres veilleurs, répondent, chacun à sa manière propre, à l'appel du Merveilleux Retour bordé de fleurs, mythique et impérial. Dès lors que l'insatiable nostalgie en l'Homme s'oriente non vers le regret et le ressentiment, mais vers les spirales rédemptrices de l'âme, le règne de la machine est déjà vaincu ! L'aigle a terrassé le drone !

On se croyait perdus, consommateurs interchangeables au milieu de la tranchée du monde ; on se découvre pèlerins sur la terre ferme ! Comme dans le chant ancien des Lansquenets :

Vi gå över daggstänkta berg, «Nous allons par la montagne couverte de rosée»...

Dès lors, nous avons le pressentiment que «quelqu'un» nous attend à Ithaque !

samedi, 21 octobre 2023

Carl Schmitt: État, mouvement, peuple

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Carl Schmitt: État, mouvement, peuple

par Franco Brogioli

Source: https://www.centrostudilaruna.it/stato-movimento-popolo.html

Ce volume comprend Staat, Bewegung, Volk, écrit par le célèbre juriste et philosophe du droit allemand Carl Schmitt (1888-1985), l'un des principaux représentants de la révolution dite conservatrice, publié à Hambourg en 1933 et traduit en italien pour le Centro Librario Occidente de Palerme sous le titre Stato, Movimento, Popolo en 2021. Pour la première fois, il est publié seul en Italie.

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En 1935, la maison d'édition Sansoni de Florence l'avait publié pour le compte de la Regia Università di Pisa sous la forme d'un recueil de trois essais de Schmitt intitulé, de manière quelque peu trompeuse il est vrai, Principii politici del nazionalsocialismo et préfacé par Arnaldo Volpicelli, alors professeur de doctrine de l'État à l'université de Pise. Deux de ces essais ont été repris en 1972 par le politologue Gianfranco Miglio, qui les a réédités sous le titre Le categorie del Politico : saggi di teoria politica (Les catégories du politique : essais de théorie politique) pour il Mulino, mais le texte sur l'État, le Mouvement, le Peuple n'y a pas été inclus, car Miglio le considérait comme dépassé. Cette lacune est aujourd'hui comblée. Il faut cependant reconnaître à Miglio le mérite d'avoir été le premier en Italie à rendre sa dignité scientifique à ce grand intellectuel européen.

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L'éditeur sicilien a voulu faire précéder l'essai de Schmitt par le texte intitulé Notes sur le national-socialisme de Delio Cantimori (photo), écrit en avril 1934, qui introduit le livre de Sansoni. Cantimori, alors âgé d'une trentaine d'années, était assistant à l'Institut d'études germaniques où il avait été appelé par Giovanni Gentile et rédacteur de la revue de l'Institut. Dans ces notes, il documente les origines et la montée au pouvoir du Parti national-socialiste des travailleurs allemands. Pour Schmitt, en effet, le mouvement est autant État que Peuple et le pouvoir est fondé sur le Führerprinzip, c'est-à-dire le principe du chef suprême - Adolf Hitler - dans lequel le Peuple allemand se reconnaît intégralement, en vertu de l'égalité de lignage qui existe entre les citoyens du Troisième Reich germanique. Le juriste postule ce que devaient être les trois membres du nouvel État né de la révolution nationale-socialiste, qui, en ces mois, renaissait des cendres de la République libérale-démocratique et bourgeoise de Weimar, mais aussi l'élément unificateur.

Schmitt est né dans une famille catholique nombreuse et modeste à Plettenberg, en Westphalie protestante prussienne. Diplômé en 1910, docteur en droit de l'université de Strasbourg (alors incluse dans l'Allemagne wilhelminienne) en 1915 et professeur en 1916, il publie en 1921 Die Diktatur (La dictature), sur la constitution de la République de Weimar, en 1922 Politische Theologie (Théologie politique), hostile à la philosophie du droit, jugée trop formaliste, sur le rôle de l'État de droit dans la société, de Hans Kelsen, en 1923 Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus (La situation historico-intellectuelle du parlementarisme actuel) sur l'incompatibilité du libéralisme et de la démocratie de masse, et en 1927 Der Begriff des Politischen (Le concept du politique), sur la relation ami-ennemi comme critère constitutif de la dimension du "politique". Les positions exprimées par Schmitt au cours de cette période, jusqu'au début des années 1930, sont parfois désignées par le concept de Révolution conservatrice (Konservative Revolution). En 1932, il collabore avec le chancelier Kurt von Schleicher. Après avoir enseigné dans diverses universités allemandes, il devient professeur à l'université Humboldt de Berlin en 1933, poste qu'il est contraint de quitter en 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il avait adhéré au parti national-socialiste le 1er mai 1933 et, en novembre de la même année, il devint président de la Vereinigung der nationalsozialistischen Juristen (Union des juristes nationaux-socialistes) ; en juin 1934, il devint rédacteur en chef de la Deutsche Juristen-Zeitung (Journal des juristes allemands).

Se référant à la promulgation des lois de Nuremberg de 1935, qui interdisaient les mariages et les relations extraconjugales entre Juifs et non-Juifs au nom du maintien de la "pureté du sang allemand", Schmitt observe : "Aujourd'hui, le peuple allemand est redevenu allemand, y compris d'un point de vue juridique. Après les lois du 15 septembre, le sang allemand et l'honneur allemand sont redevenus les concepts directeurs de notre droit. L'État est désormais un moyen de servir la force de l'unité völkisch. Le Reich allemand n'a qu'une seule bannière, le drapeau du mouvement national-socialiste; et ce drapeau n'est pas seulement composé de couleurs, mais aussi d'un grand et authentique symbole: le signe du serment du peuple de la croix à crochets" (C. Schmitt, "La Constitution de la liberté", 1935).

En décembre 1936, il est cependant accusé d'opportunisme dans la revue SS Das Schwarze Korps et doit renoncer à jouer un rôle de premier plan dans le régime. En 1937, des cercles du régime, dans un rapport confidentiel adressé à Alfred Rosenberg, critiquent Schmitt pour sa doctrine, accusée d'être imprégnée de "romanisme", pour ses relations avec l'Église catholique et pour son soutien au présidentialisme. Jusqu'à la fin du national-socialisme, Schmitt a surtout travaillé dans le domaine du droit international et s'est efforcé de fournir au régime des mots-clés dans ce domaine. C'est ainsi qu'il a forgé en 1939, au début de la Seconde Guerre mondiale, le concept de Völkerrechtliche Großraumordnung (ordre des grands espaces en droit international), une sorte de doctrine Monroe allemande, comme clé du nouveau droit international post-étatique et comme justification possible de la politique impérialiste d'Adolf Hitler. En outre, Carl Schmitt a participé à l'Aktion Ritterbusch, qui visait à soutenir l'effort de guerre de l'Allemagne nationale-socialiste par la participation active de personnalités du monde scientifique et culturel allemand, appelées à conseiller les politiques spatiales et démographiques du régime.

Capturé par les troupes alliées à la fin de la guerre, il risquait d'être jugé au procès de Nuremberg, mais il fut libéré en 1946 et retourna vivre dans sa ville natale, où il continua à travailler à titre privé et à publier dans le domaine du droit international. Cependant, il fut exclu de l'enseignement dans toutes les universités allemandes et aussi de l'Association des juristes allemands dans le cadre du programme de dénazification de l'Allemagne de l'après-guerre. Les expériences de cette période sont reflétées dans les essais Réponse à Nuremberg et Ex Captivitate Salus. Il est décédé en 1985, à l'âge de presque 97 ans.

En tant que juriste, Schmitt est l'un des théoriciens allemands du droit public et international les plus connus et les plus étudiés. Ses idées ont attiré et continuent d'attirer l'attention de spécialistes de la politique et du droit, notamment Walter Benjamin, Leo Strauss, Jacques Derrida, Chantal Mouffe et Slavoj Žižek, ainsi que, en Italie, Pierangelo Schiera, Carlo Galli, Mario Tronti, Massimo Cacciari, Gianfranco Miglio, Giacomo Marramao et Giorgio Agamben.

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Sa pensée, qui plonge ses racines dans la religion catholique, s'articule autour des questions du pouvoir, de la violence et de la mise en œuvre du droit. Parmi ses concepts clés figurent, avec une formulation lapidaire, l'"état d'exception" (Ausnahmezustand), la "dictature" (Diktatur), la "souveraineté" (Souveranität), le katéchon et le "grand espace" (Großraum), et les définitions qu'il a inventées, telles que "théologie politique" (Politische Theologie), "gardien de la constitution" (Hüter der Verfassung), "dilatorischer Formelkompromiss" (dilatorischer Formelkompromiss), la "réalité constitutionnelle" (Verfassungswirklichkeit), le "décisionnisme" ou les oppositions dualistes telles que "légalité et légitimité" (Legalität und Legitimität), "loi et décret" (Gesetz und Maßnahme) et "hostis - inimicus" (la distinction entre ennemi et adversaire, la prémisse de la relation "ami-ennemi" comme critère constitutif de la sphère "politique").

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Outre le droit public et international, ses travaux abordent d'autres disciplines, telles que la politologie, la sociologie, les sciences historiques, la théologie et la philosophie (en mettant l'accent sur les aspects ontologiques du droit). Schmitt est aujourd'hui décrit par ses détracteurs comme un "juriste criminel", un théoricien douteux hostile aux démocraties libérales, mais il est en même temps qualifié de "classique de la pensée politique" (Herfried Münkler), notamment en raison de son influence sur le droit public et la science juridique dans la première République fédérale allemande (par exemple en ce qui concerne le "vote de défiance constructif", les limites matérielles du pouvoir de révision constitutionnelle, la limitation des droits fondamentaux des sujets subversifs de l'ordre constitutionnel ou de la "démocratie militante").

En Italie, après une période de méfiance due à ses liens avec le national-socialisme, sa pensée fait aujourd'hui l'objet d'une attention récurrente, notamment en ce qui concerne les problèmes juridiques et philosophico-politiques de la mondialisation (Danilo Zolo, Carlo Galli, Giacomo Marramao), la crise des catégories juridiques modernes (Pietro Barcellona, Massimo Cacciari, Emanuele Castrucci), les processus de transition constitutionnelle et l'expérience paradigmatique de la République de Weimar (Gianfranco Miglio, Fulco Lanchester, Angelo Bolaffi).

Schmitt a été influencé de manière décisive dans la formation de sa pensée par des philosophes politiques et des théoriciens de l'État tels que Thomas Hobbes, Jean Bodin, Emmanuel Joseph Sieyès, Niccolò Machiavelli, Jean-Jacques Rousseau, Louis de Bonald, Joseph de Maistre, Juan Donoso Cortés, mais aussi par des contemporains tels que Georges Sorel, Ernst Jünger et Vilfredo Pareto. Schmitt considérait comme son maître le juriste français Maurice Hauriou, le plus grand représentant de l'institutionnalisme, qu'il cite à plusieurs reprises dans ses œuvres et qu'il décrit comme "le maître de notre discipline".

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La compréhension que Schmitt a des concepts de la doctrine moderne de l'État est marquée par sa conviction que le système de la science juridique, en particulier le droit public, n'est pas autonome, mais plutôt imprégné, au cours de la sécularisation, d'une conceptualité théologique. Tous les concepts de la doctrine étatique sont des concepts théologiques sécularisés.  Cette transposition ne concerne pas seulement le développement historique des concepts, mais aussi la composante métaphysique. La thèse de la sécularisation de Schmitt se reflète dans son concept de l'État. L'État est une instance absolue sécularisée et constitue la forme la plus intensive de l'unité politique. Cette unité s'est désintégrée au début du 20ème siècle avec l'avènement de la démocratie parlementaire, provoquée par l'antagonisme des classes et la confrontation entre les différents groupes d'intérêts économiques et sociaux, ce qui a rendu les décisions politiques unitaires difficiles ou impossibles. Le principe même de la majorité et de la minorité parlementaire n'est pas acceptable. L'unité ne peut être réalisée que s'il existe non seulement une égalité formelle, mais aussi une "uniformité substantielle de tout le peuple", qui peut être obtenue par l'exclusion ou l'anéantissement de tout élément étranger à l'uniformité. Un État dans lequel tous les citoyens sont égaux les uns aux autres est un "État total", qui représente le plus haut degré d'unité, puisque, par son ordre, il peut empêcher l'éclatement en groupes sociaux conflictuels et s'opposer à tout ce qui contredit l'uniformité substantielle. L'État exerce le monopole de la décision politique qui, pour Schmitt, coïncide avec la décision de savoir qui est l'ami et qui est l'ennemi : c'est pour Schmitt la distinction politique spécifique qui définit la sphère du "politique" et donc de l'État. L'ennemi n'est pas un adversaire en général, mais "essentiellement, dans un sens particulièrement intensif, quelque chose d'autre et d'étranger". L'État se caractérise donc par l'identification d'ennemis externes et internes à l'État : la détermination des premiers se fait par l'exercice du ius belli, celle des seconds par la neutralisation de ceux qui perturbent "la tranquillité, la sécurité et l'ordre" de l'État. Cette conception de "l'ennemi intérieur" a été largement invoquée lors de la conférence des juristes nationaux-socialistes allemands à Leipzig en 1933 pour justifier la politique raciale du régime : sans cette idée d'uniformité raciale, un État national-socialiste n'aurait pas pu exister. L'État de Schmitt est donc une unité politique suprême, fondée sur l'unité substantielle de tous ses membres, et montre sa force dans sa capacité à se débarrasser de ses ennemis intérieurs et extérieurs, jusqu'à les anéantir si nécessaire.

vendredi, 18 août 2023

Le Glossarium de Carl Schmitt: idées, mémoire et amitié avec Jünger et Mohler

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Le Glossarium de Carl Schmitt: idées, mémoire et amitié avec Jünger et Mohler

par Antonio Chimisso

Source: https://www.barbadillo.it/110688-glossario-di-carl-schmitt-idee-memorie-e-amicizia-con-junger-e-mohler/

26 septembre 1945 : Carl Schmitt est arrêté par les Américains et reste en prison jusqu'au 10 octobre 1946. Le 19 mars 1947, il est à nouveau appréhendé et emprisonné par les troupes d'occupation, en tant que témoin potentiel, et avec la possibilité imminente de devenir un accusé devant le Tribunal allié de Nuremberg, créé par les vainqueurs pour juger les prétendus crimes commis par leur Ennemi.

Il ne sera libéré qu'à l'été 1947, et se retirera dans sa maison de Plettenberg dans des conditions de solitude absolue, après avoir été exclu de la Chambre allemande des juristes, privé de son poste de professeur à l'université de Berlin et même de sa bibliothèque personnelle, confisquée et mise au rencart dans des caisses abandonnées ensuite dans une usine désaffectée.

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Ex captivitate salus et le Glossarium de Carl Schmitt, le Traité du rebelle d'Ernst Jünger en allemand.

Ayant retrouvé sa liberté, il reprend la rédaction de son journal. Mais il ne le fait pas comme à son habitude, en relatant la chronique de son quotidien en une écriture sténographique difficilement compréhensible. Il utilise désormais une écriture courante, en alphabet gothique, et couche sur le papier des réflexions, des questions, des conversations avec les auteurs qui lui sont les plus proches, Konrad Weiss, Ernst Jünger, Theodor Däubler, citant des textes de lettres envoyées à des personnes qui lui sont encore proches. Un journal qui remonte à 1951, délibérément écrit de manière compréhensible avec l'intention claire de le publier à l'avenir.

Il explique lui-même le sens de ce journal: "Mémoires... Mémoires d'outre tombe ; ou Mémoires de l'au-delà du dèluge (phonétique futuriste....) ; après nous le demontage... Ces mémoires ne sont que de la matière première, des esquisses de livre, des photocopies de palimpsestes... (1)".

C'est ainsi qu'est né le Glossarium.  Aufzeichnungen der Jahre 1947/1951. Publié en Allemagne à titre posthume en 1991, il sera édité en Italie en 2011 par Giuffrè editore sous la houlette de Petra del Santo.

Il s'agit d'une œuvre grandiose, d'où émergent sa culture illimitée et la dynamique de sa recherche, orientée bien au-delà de la sphère étroite du droit, dans l'entrelacement continu avec la philosophie, la théologie et l'histoire. Il se confronte à Alberico Gentili, Bodin, Hobbes, de Tocqueville, Donoso Cortès, Kelsen, nous offrant ainsi une lecture parfois difficile en raison de l'ampleur et de la profondeur des références, mais éclairante de l'ensemble de son œuvre, révélant les raisons intimes de sa pensée, de ses convictions, de son être dans le monde de son temps. Et à partir de ces esquisses, notes et réflexions, les thèmes fondamentaux de sa recherche et de son œuvre se dessinent clairement.

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Edition espagnole du Glossarium. Il n'existe pas encore de traduction française.

Ce journal confirme bel et bien la distance qu'il a toujours prises par rapport au positivisme juridique qui, avec Kelsen, prônait le rejet du "concept de souveraineté", c'est-à-dire d'une autorité placée en dehors de la norme et capable de légitimer la norme elle-même, l'activité de l'État étant réglée par des normes individuelles qui ne trouvent leur validité que dans l'horizon défini par la constitution. Comme l'explique très clairement Petra Del Santo, éditrice de l'édition italienne, dans l'introduction du livre, Schmitt rejette ces positions qui réduisent l'ordre juridique de l'État à un complexe de formules abstraites et formelles et affirme au contraire qu'une nouvelle norme trouve sa validité non pas dans une autre norme, mais dans une décision prise dans un état d'exception à partir duquel une nouvelle situation de normalité est produite de temps à autre par la décision elle-même.

Sur la guerre

Pour Schmitt, la décision politique et juridique est donc un acte de légitimité qui seul donne sens à la légalité de la simple norme dans un horizon territorial et épocal concret, afin que la communauté puisse l'accepter en y manifestant un consentement libre et spontané.

Schmitt se présente comme le dernier représentant du Jus Publicum Europaeum qui, depuis Albericus Gentili, en passant par Hobbes et Bodin jusqu'à son époque, voyait la guerre comme une activité légitime, une pure expression de la souveraineté de l'État, mais menée selon des règles précises reconnaissant l'ennemi comme égal en dignité.  Et avec un ennemi d'égale dignité, on peut s'entendre et passer des accords.

Mais, de 1848 à 1918, le droit international démocratique anglo-saxon s'est immiscé dans les relations entre les États. Il considère la guerre dans une perspective pacifiste et la rejette donc, n'admettant que la guerre juste, menée contre un ennemi injuste. L'ennemi n'est donc plus représenté à travers les catégories de la politique, mais de la morale, devenant inévitablement un fou, un détraqué, un criminel avec lequel on ne peut s'accommoder, mais dont on ne peut que rechercher l'élimination radicale.

Schmitt esquisse et réaffirme ainsi le concept de guerre juste, de guerre humanitaire, cette guerre dans laquelle on retire à l'ennemi le concept d'humanité, pour le placer hors de l'humanité elle-même, se légitimant ainsi à le combattre avec des moyens absolument inhumains. La guerre cesse alors d'être une guerre entre États, pour revêtir sa forme la plus cruelle et la plus sanglante, celle de la guerre civile.

Dans la guerre juste, le vainqueur peut retirer tous les droits à l'ennemi vaincu et s'ériger en juge, transformant le vaincu en criminel, accusé de toutes les fautes et passible de tous les châtiments, comme l'ont montré les procès de Nuremberg et de Tokyo.

Schmitt décrit plastiquement l'horreur d'une telle guerre, fille du pacifisme anglo-saxon, dans la figure de Caton d'Utique, le stoïque défenseur acharné de la République et pour cette raison ennemi irréductible de César, qui préfère se donner la mort pour ne pas tomber entre les mains des hommes de César. Et ce dernier, après avoir vaincu Pompée, célèbre sa victoire en apportant la figure de Caton reproduite en effigie dans son triomphe à Rome: pas de pitié pour l'ennemi, pas de pitié pour l'ennemi qui s'est suicidé, mais, au contraire, l'horreur de ce suicide brandie et exhibée comme une manifestation et un signe de son propre triomphe et de sa propre gloire (2).

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Les Dialogues

Le glossaire de Carl Schmitt

Dans sa solitude, Schmitt se sent rejeté et objet de haine : "Maintenant vous êtes nu, nu comme à la naissance, dans l'immensité désolée (3)". Et il se souvient, avec une affection souvent profonde, des personnes qu'il sent encore proches de lui. "Comme je suis seul, avec le pauvre Konrad Weiss" (4). Il dialogue avec les frères Jünger: il voit en Friedrich Georg un expert en mythes vivant "de restes et de rêves bien trop bon marché (5)", avec Ernst il se sent uni dans un même destin : "La colère qui se manifeste contre Le Travailleur d'Ernst Jünger, et peut-être plus encore contre mon Concept du politique, est la colère du directeur d'une station climatique contre le médecin qui diagnostique un cas de peste à cet endroit précis (6)". Il considère Ernst Jünger comme mûr pour le prix Nobel, mais réitère ses réserves à l'égard du Travailleur : "Le Travailleur de Jünger est une stylisation littéraire, non spéculative ; c'est une observation exacte, scientifique et entomologique, il n'y a aucune trace d'ontologie ; une morphologie entomologique des phénomènes historiques avec des résultats aphoristiques (7)".

Il souligne son affinité existentielle avec Vilfredo Pareto (8), il rappelle souvent Aldous Huxley, dont "dans chaque phrase [...] je me suis reconnu et j'ai reconnu ma façon de penser" (9).

Avec sérénité, il évoque la visite bienvenue que lui a rendue Armin Mohler, avec qui il dialogue pour déterminer la fin de la légitimité de la norme, expression de la souveraineté de l'État, désormais balayée par la seule légalité du système libéral. La légitimité ne survit que dans le système communiste à l'Est, mais ce n'est qu'une "légitimité révolutionnaire, capable de justifier toutes les cruautés, de conférer à tous les impérialismes le caractère d'une lutte de libération et à toutes les inhumanités celui d'une mesure au service d'une humanité supérieure, ainsi que de garantir à tout, aux guerres et aux guerres civiles, à la liquidation de classes entières et de populations entières, l'absolution par l'esprit du monde." (10)

"Quand les assassins du Christ vous poursuivront, ne vous imaginez pas que vous trouverez de l'aide auprès de ces intrigants au rictus subjugué" (11).

Parmi les persécuteurs, on trouve de nombreux "revenants" de l'après-guerre, comme Bernanos (un homme qui, ayant émigré à temps, n'ayant pas passé un seul jour en prison, n'ayant jamais connu de bombardement, revient maintenant nous fustiger, nous les Européens, avec ses principes (12)) et Thomas Mann (miracles du mark allemand : Thomas Mann fait à nouveau son apparition en Allemagne ! (13) - Le venin cadavérique de ce cadavre qui ne veut pas mourir me fait frémir, Thomas Mann ! (14)", puis du "vil Maritain" à Henry Miller, "qui a découvert et désigné un nouvel ennemi du genre humain : les amis de la culture classique, les amoureux du passé" (15).

La catégorie fallacieuse de "guerre d'agression"

Quelques lignes, des pensées exprimées dans une synthèse extrême, et Schmitt met une pierre tombale sur toute la rhétorique hypocrite qui condamne la guerre d'agression, rhétorique si bruyante et redondante aujourd'hui: "La meilleure défense, c'est l'attaque". Mais avec l'interdiction actuelle posée derechef contre tout agresseur, c'est plutôt le contraire qui se produit: la meilleure attaque est la défense; l'attaque met en mouvement le système de sanctions proscriptives de la sécurité collective: tout le monde est co-attaqué, et la guerre mondiale juste, globale, peut commencer: il est touchant d'appeler cela une garantie de paix. Orwell en parle déjà dans 1984" (16).

En effet, on oublie trop souvent que "la criminalisation de l'agresseur coïncide avec la légitimation du statu quo. Les anti-agresseurs doivent être d'une stupidité sans nom si même les révolutionnaires peuvent se permettre de participer à cette criminalisation. Qui voit qui, aujourd'hui, signifie : qui, à travers l'objectif, voit qui ; c'est une pure question de choix d'angle. Qui voit qui, c'est moi qui le détermine". (17)

Notes:

(1) Glossaire p. 184 19.4.1948

(2) Cité p. 61 16.11.1947

(3) Schmitt Ex Captivitate Salus p., 81 Glossarium p., 222

(4) Cit. p. 222 5.6.1948

(5) Cité p. 223 9.6.1948

(6) Cité p. 225 10.6.1948

(7) Cité le 3.7.49 p. 351

(8) Cité 23.7.48 p. 255

(9) Cité 1.12.1947 p. 80

(10) Cité 30.7.1948 p. 259-259

(11) Cité 23.4.49 p. 327

(12) Cité le 5.10.48 p. 282/283

(13) Cité 20.5.29 p. 342

(14) Cité 13.8.49 pap. 366

(15) Cité 18.10.48 p. 286

(16) Cité 3.7.49 p. 350/351

(17) Cité 29.5.50 p. 423

dimanche, 06 août 2023

Jünger et Schmitt, trop grands pour le panthéon de la droite fluide et pro-américaine

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Jünger et Schmitt, trop grands pour le panthéon de la droite fluide et pro-américaine

Gennaro Malgieri

Source: https://electomagazine.it/junger-e-schmitt-troppo-grandi-per-il-pantheon-della-destra-fluida-e-filoamericana/

Parmi les intellectuels allemands de la première moitié du 20ème siècle, Ernst Jünger et Carl Schmitt occupent des positions centrales reconnues même à notre époque, ce qui semble témoigner de leurs diagnostics politiques et métapolitiques. Tous deux ont exprimé le malaise de la modernité face à l'avancée du nihilisme (pour le premier) et aux convulsions du pouvoir (pour le second).

Il ne fait aucun doute que ces deux positions se complètent de manière exemplaire pour comprendre les contradictions dramatiques du 20ème siècle qui nous ont amenés au nouveau siècle. Jünger et Schmitt, qui étaient d'ailleurs liés par une profonde estime qui n'a cependant jamais abouti à un lien idéologico-politique comme on aurait pu s'y attendre, ont tous deux tenté une voie "rebelle" à l'égard de la culture et de la vision du monde qui étaient en train de s'imposer. Tant en ce qui concerne les involutions de la démocratie que les résultats de la crise spirituelle européenne.

L'éblouissant totalitarisme matérialiste, déterministe et relativiste les a opposés, même si leur implication dans les événements qui ont marqué la première moitié du siècle dernier les a fait passer, stupidement et superficiellement, pour des apologistes de ce qu'ils tentaient d'endiguer: travailler de l'intérieur (Schmitt) dans la mesure du possible; imaginer une manière aristocratique et impersonnelle, explicitement individualiste (Jünger), de donner un sens à la pratique aristocratique de surmonter les "valeurs bourgeoises" qui minent la stabilité et l'ordre européens.

Parmi les intellectuels révolutionnaires-conservateurs, Carl Schmitt (1888-1985) occupe une place cruciale en tant qu'idéologue qui, plus que tout autre, a posé le problème du pouvoir, de ses transformations et de son impact sur la formation des nouveaux agrégats politiques issus de la Grande Guerre. Il a "travaillé" autant qu'il le pouvait au sein des institutions, apportant non seulement des contributions théoriques à la construction d'un nouvel État allemand dans les années 1930, mais aussi concrétisant un système de légitimité qui surmonte les tendances totalitaires, ce qu'il n'a pas réussi à faire, ce qui lui a valu d'être marginalisé par les milieux les plus radicaux du Troisième Reich, détail qui n'a heureusement pas échappé aux juges de Nuremberg qui l'ont acquitté avec un "permis de ne plus agir".

Un peu plus de trente ans après sa mort, l'itinéraire intellectuel de Schmitt est reproposé en Italie par la publication de deux livres. Le premier, un syllogue de certains de ses écrits, publié par Adelphi, Stato, grande spazio, nomos, édité par l'un de ses élèves les plus attentifs, Günter Maschke. Dans ce livre, qui résume certains des principaux concepts du savant, on peut retrouver les idées de Schmitt sur la "mondialisation". En effet, Schmitt avait vu, avec une clairvoyance exceptionnelle, comment "l'universalisme de l'hégémonie anglo-américaine" était destiné à effacer toutes les distinctions et la pluralité spatiale dans un "monde unitaire" totalement subjugué par la technologie et la financiarisation globale de l'économie et soumis à une sorte de "police internationale".

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Un monde spatialement neutre, sans cloisons et sans contrastes - donc sans politique, comme nous l'avons noté dans l'introduction. Pour Schmitt, au contraire, il ne peut y avoir d'Ordnung (ordonnancement) sans Ortung (localisation, ancrage en un lieu), c'est-à-dire sans une subdivision adéquate et différenciée de l'espace terrestre. Une subdivision qui, toutefois, dépasse l'étroitesse territoriale des anciens États nationaux fermés, pour aboutir au "principe des grands espaces" : le seul capable de créer un nouveau jus gentium, au centre idéal duquel devrait se trouver à nouveau l'ancienne terre d'Europe, un authentique katechon face à l'Antéchrist de l'uniformisation planétaire sous le signe d'un unique "seigneur du monde". Ce qui est certain, c'est que la perspective de Schmitt, notée dans l'édition des écrits, déjà esquissée il y a quatre-vingts ans, apparaît aujourd'hui plus pertinente que jamais, et sa pensée se confirme comme fondamentale pour comprendre notre époque.

Le second est un long entretien, au titre évocateur d'Imperium proposé par l'éditeur Quodlibet, qui se présente comme une véritable autobiographie, réalisée à l'âge de quatre-vingt-trois ans, en 1971, par l'historien Dieter Groh et le journaliste Klauss Figge pour la radio allemande, soutenu par un puissant appareil de notes préparé par les éditeurs qui rend la parabole de Schmitt encore plus compréhensible. Le long récit de sa vie montre que le savant n'a jamais cherché à s'éloigner du contexte historique dans lequel son travail théorique a pris forme dans la définition des catégories de la politique, de la critique de la nouvelle géopolitique qui a souffert de la fin du traité de Westphalie et de la décadence conséquente du Vieux Continent après l'annulation du jus publicum europaeum (le droit interétatique qui délimitait l'ordonnancement spatial de la res publica chrétienne médiévale). Et comment le problème de la souveraineté a été posé par un raisonnement autour de la figure du "décideur". Des thèmes aujourd'hui partagés par l'ensemble de la science politique la plus avancée, sans préjugés d'aucune sorte. Dans l'entretien biographique, truffé de détails extraordinairement intéressants sur son éducation et son environnement familial, il expose sans réticence les moments les plus problématiques de sa vie et notamment comment il est devenu malgré lui "juriste du Reich", une fonction qui lui permettrait de juger les hommes et les événements avec une grande lucidité, tout comme il avoue avec une sincérité éblouissante sa critique du progrès des Lumières et sa foi catholique soutenue par sa fréquentation des penseurs contre-révolutionnaires.

Vie publique et vie privée s'entremêlent dans cette intense "confession" d'où se dégage le sens d'une longue vie consacrée à la découverte des fondements réels de la politique et de la centralité de l'État comme "ordonnateur des ordres". D'où son "inimitié" totale à l'égard de la modernité, le révélateur de tous les principes régulateurs de l'existence humaine. Et l'aversion, jamais cachée, pour l'irréalisme utopique destructeur des structures "naturelles" qui a souvent ensemencé le sol sur lequel la graine totalitaire a germé.

ernstjungeropera.jpgIl en va de même - et cela les unit - pour Jünger (1895-1998) qui, un peu plus de cent vingt ans après sa naissance et dix-huit ans après sa mort, ne cesse de nous interpeller sur les questions posées par la catastrophe existentielle dans laquelle nous sommes plongés, rappelée par le dense volume Ernst Jünger, publié par Solfanelli, conçu et édité par Luigi Iannone, dans lequel pas moins de trente auteurs abordent les "nœuds" du dernier grand écrivain allemand que personne n'a jamais songé à nommer pour le prix Nobel (ce qui, comme l'a dit Alain de Benoist, qualifie d'une certaine manière le 20ème siècle).

Le parcours "rebelle" entrepris par Jünger dès son plus jeune âge et poussé à ses extrêmes conséquences dans sa maturité, pour aboutir à la définition de la figure existentielle, mais aussi mythopoétique, de l'Anarque, est aujourd'hui la ligne de partage des eaux entre ceux qui adhèrent à la névrose de la globalisation de la pensée et ceux qui, apparemment reclus, revendiquent la primauté de la diversité en adhérant à des valeurs qui s'écartent de l'homologation culturelle et la soumettent à une stricte dévalorisation. C'est ce que révèlent les contributions que Iannone a rassemblées et qui donnent à Jünger une connotation très actuelle. Et cela est d'autant plus vrai si on le met en relation avec les involutions de la démocratie et avec les résultats de la crise spirituelle européenne. L'éblouissant totalitarisme matérialiste, déterministe et relativiste auquel l'écrivain allemand s'est toujours opposé s'estompe à la lumière des fulgurantes intuitions de Jünger: de la conception du Travailleur à cette "mobilisation totale" qui a modifié substantiellement la considération de l'intervention existentielle, politique, métapolitique, guerrière et intellectuelle, de la classification de la guerre comme exaltation de l'esprit à la réinvention de la paix (dans un sens tout sauf kantien), des constructions oniriques de la décadence aux "radiations" (Strahlungen) qui illuminent son long travail et constituent les métaphores du dépassement de l'égalitarisme massifiant.

Iannone, à juste titre, rappelle la définition qui représente le mieux Jünger : "sismographe de l'âge de la technologie", dans la mesure où elle est liée à l'interprétation de la modernité dont il rejette les fantasmagories déclenchées par une "pensée négative" qui a liquidé les libertés substantielles pour les homologuer à un universalisme dans lequel les différences ont disparu et où se sont dissoutes les "formes", comme les appelait Gottfried Benn, qui enferment le concept décomposé d'"humanité" : le sacré, l'honneur, le courage, la communauté et ainsi de suite. La figure de l'Anarque, représentation extrême du refus de la modernité selon Jünger, est la seule habilitée à "traverser les bois", c'est-à-dire la crise.

Mais une préparation spirituelle adéquate est nécessaire. Jünger s'est fait passer pour elle. Et cela suffit à le considérer comme le partisan le plus lucide d'une renaissance possible, quel que soit le désespoir induit par le contexte.

samedi, 22 juillet 2023

Oswald Spengler et la stérilité du civilisé

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Oswald Spengler et la stérilité du civilisé

Nicolas Bonnal

On va parler de Spengler mais je voudrais faire quelques rappels préalables et indispensables pour expliquer pourquoi les Européens sont certainement morts comme êtres depuis longtemps.

Dans mon recueil sur les penseurs allemands j’ai souligné cette haine et cette peur du monde moderne et de la catastrophe qu’il amène ; on les retrouve chez tous les grands penseurs allemands ou autrichiens, y compris les juifs.

Dans son petit texte sur la guerre, voici ce Freud écrit sur la culture :

« Et voici ce que j’ajoute : depuis des temps immémoriaux, l’humanité subit le phénomène du développement de la culture (d’aucuns préfèrent, je le sais, user ici du terme de civilisation). C’est à ce phénomène que nous devons le meilleur de ce dont nous sommes faits et une bonne part de ce dont nous souffrons. Ses causes et ses origines sont obscures, son aboutissement est incertain, et quelques-uns de ses caractères sont aisément discernables. »

Voici les conséquences de ce développement culturel si nocif à certains égards, et auxquelles nos élites actuelles se consacrent grandement :

 « Peut-être conduit-il à l’extinction du genre humain, car il nuit par plus d’un côté à la fonction sexuelle, et actuellement déjà les races incultes et les couches arriérées de la population s’accroissent dans de plus fortes proportions que les catégories raffinées. »

Goethe lui rêvait déjà du paysan, pas encore trop pollué par la civilisation :

« Notre population des campagnes, en effet, répondit Goethe, s'est toujours conservée vigoureuse, et il faut espérer que pendant longtemps encore elle sera en état non seulement de nous fournir des cavaliers, mais aussi de nous préserver d'une décadence absolue ; elle est comme un dépôt où viennent sans cesse se refaire et se retremper les forces alanguies de l'humanité. Mais allez dans nos grandes villes, et vous aurez une autre impression… »

Et il insiste encore, au début du tome deuxième de ses entretiens avec Eckermann (voyez mes textes), sur l’affaiblissement des hommes modernes :

« Causez avec un nouveau Diable boiteux, ou liez-vous avec un médecin ayant une clientèle considérable - il vous racontera tout bas des histoires qui vous feront tressaillir en vous montrant de quelles misères, de quelles infirmités souffrent la nature humaine et la société… »

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Venons-en au déclin de l’occident de Spengler. Dans le tome II et le chapitre sur les villes notre auteur écrit des lignes admirables sur la fin du tact cosmique. On écoute le maître :

« Ce qui rend le citadin de la ville mondiale incapable de vivre ailleurs que sur ce terrain artificiel, c'est la régression du tact cosmique de son être, tandis que les tensions de son être éveillé deviennent chaque jour plus dangereuses. N'oublions pas que le côté animal du microcosme, l'être éveillé, s'ajoute à l'être végétal, mais non inversement. Tact et tension, sang et esprit, destin et causalité sont entre eux comme la campagne fleurie et la ville pétrifiée, comme l'être et ce qui dépend de lui. La tension sans le tact cosmique qui l'anime est le passage au néant. »

Comme Mirbeau, Spengler se rend compte que dans les grandes villes « toutes les têtes se ressemblent » :

« L'intelligence est le substitut de l'expérience inconsciente de la vie, l'exercice magistral d'une pensée squelettique et décharnée. Les visages intelligents se ressemblent chez tous les peuples. C'est la race elle-même qui ·se retire d'eux. Moins l'être sent le nécessaire et l'évident, plus il s'habitue à vouloir tout« éclairer», plus l'être éveillé calme sa phobie par la causalité. D'où l'identification par l'homme du savoir et de la démonstration; d'où la substitution aussi du mythe causal ou théorie scientifique au mythe religieux; d'où enfin la notion d'argent abstrait, considéré comme pure causalité de la vie économique, par opposition au commerce d'échanges ruraux qui est tact et non système de tensions. »

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Et comme je citais Mirbeau :

« …j’ai remarqué, à quelques exceptions près, que les villes, surtout les villes de travail et de richesses, qui, comme Anvers, sont des déversoirs de toutes les humanités, ont vite fait d’unifier, en un seul type, le caractère des visages… Il semble maintenant que, dans les grandes agglomérations, tous les riches se ressemblent, et aussi tous les pauvres. »

C’est dans La 628-E8, un livre prodigieux dont l’héroïne est une… automobile.

Maigre divertissement urbain (Spengler de nouveau) :

« La seule forme de récréation, spécifique à la ville mondiale, que connaisse la tension intellectuelle est la détente, la « distraction ». »

Et tout amène logiquement à la stérilité qui frappe toutes les races et tous les peuples du monde en ce vingt-et-unième épris de grands remplacements et d’inintelligence artificielle. Spengler :

« Et de ce déracinement croissant de l'être, de cette tension croissante de l'être éveillé il résulte, comme conséquence suprême, un phénomène préparé de longue date, sourdement, qui se manifeste soudain à la claire lumière de l'histoire pour mettre fin à tout ce spectacle : la stérilité du civilisé. »

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Ce n’est pas la culture de mort du pape polonais, c’est « le tournant métaphysique vers la mort » qu’incrimine plus justement Spengler (cela explique pourquoi les renaissances chrétiennes envisagées depuis deux siècles ont toutes échoué) :

« Ce phénomène est impossible à comprendre par la causalité physiologique, comme l'a tenté, par exemple, journellement la science moderne. Car il implique absolument un tournant métaphysique vers la mort. Certes oui comme individu, mais comme type, comme collectivité, le dernier homme des villes mondiales ne veut plus vivre : la phobie de la mort est éteinte dans cet organisme collectif. La crainte profonde et obscure qui s'empare du paysan, l'idée de la mort de sa famille et de son nom, ont perdu leur sens. Dans la continuité du sang, proche parent du monde intérieur visible; on ne sent plus un devoir du sang, la condition dernière de l'être, une fatalité. »

Spengler sera rejoint par Freud sur ce point précis :

« Les enfants manquent non seulement parce que leur naissance devient impossible, mais parce que l'intelligence extrêmement avancée ne trouve plus de raisons pour sa propre existence. »

Problème auquel furent déjà exposés les grecs et les romains (voyez mon recueil sur leur décadence) et dont parla abondamment Ibn Khaldun. On voit bien du reste cette impossibilité – en Russie actuelle comme ailleurs – de repeupler. Les gens ne veulent/peuvent plus. Le dépeuplement venu de la civilisation nihiliste occidentale n’est pas ce besoin dont a parlé Hitler à Rauschning : c’est devenu un destin.

Sources :

https://www.dedefensa.org/article/goethe-et-les-entropies...

https://www.dedefensa.org/article/sigmund-freud-politique...

https://ia802903.us.archive.org/14/items/oswaldspenglerle...

https://lesakerfrancophone.fr/ibn-khaldun-et-notre-modern...

https://reseauinternational.net/pourquoi-ibn-khaldun-pref...

http://www.dedefensa.org/article/ibn-khaldun-et-le-modele...

https://www.amazon.fr/livre-noir-d%C3%A9cadence-romaine/d...

https://www.amazon.fr/GOETHE-GRANDS-ESPRITS-ALLEMANDS-MOD...

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2021/03/12/g...

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2018/09/28/g...

 

vendredi, 21 juillet 2023

Image incarnée du 20ème siècle: l'écrivain allemand Ernst von Salomon

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Le Prussien mort

Image incarnée du 20ème siècle: l'écrivain allemand Ernst von Salomon

par Markus Klein

Trouvé sur : http://www.geocities.com/wbuecher/dertotepreusse.htm

"Trop humain pour Hitler" - c'est ainsi que Carl Zuckmayer caractérisait Ernst von Salomon dans son dossier sur les artistes et intellectuels allemands en exil pour les services secrets américains en 1943/44. "Trop humain" n'est certainement pas le terme approprié, mais comment Zuckmayer aurait-il pu illustrer autrement le nominalisme de Salomon aux universalistes américains ?

Selon la définition d'Armin Mohler, les universalistes et les nominalistes sont des types humains antagonistes. L'universaliste croit qu'il existe un ordre spirituel à la base de la réalité. Il peut non seulement le percevoir, mais aussi le définir et le formuler. Il peut donc également faire coïncider ses actions avec cet ordre universel, et donc les légitimer du point de vue de la philosophie de l'ordre et de l'histoire du salut. Le nominaliste, en revanche, se caractérise par le fait que pour lui, les concepts généraux n'ont été conférés au réel qu'après coup par l'homme. De plus, il ne considère pas le combat comme toujours évitable, ne le craint pas et n'hésite pas à détruire son adversaire - qu'il peut tout à fait apprécier - dans le cas décisif. Mais en aucun cas (contrairement à l'universaliste) il ne détruirait un adversaire simplement parce qu'il croit en un ordre spirituel différent.

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La guerre contre le "mal" dans le monde montre aujourd'hui plus clairement que jamais à quel point les Américains sont des universalistes. Mais ceux qui le souhaitaient pouvaient déjà s'en rendre compte après la Seconde Guerre mondiale. Ernst von Salomon était l'un de ceux qui le voyaient déjà à l'époque: "J'écris maintenant parce que je veux passer le temps jusqu'à ce qu'il soit à nouveau possible de faire des films décents, et parce que j'ai quelque chose contre les Américains, et cela doit sortir, sinon j'éclate".

La patrie ne signifiait rien pour lui, l'identité tout

Ce qui en est ressorti, c'est Le questionnaire de 1951, et c'était un fanal. Ernst von Salomon y écrivit l'histoire des cinquante premières années du 20ème siècle, le "comment ça s'est passé", un "tapis noué de fils de toutes sortes", au sens de Theodor Lessing. Avec un cynisme amer, il a mené par l'absurde, par son exhaustivité, le questionnaire de dénazification des Américains, tout en engageant la lutte pour la nation après la deuxième défaite allemande de ce siècle, lutte qu'il avait déjà entamée avec tant de véhémence après la première.

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A cette époque, Ernst von Salomon s'était déjà fait remarquer, d'abord par des actes dans les rangs des "fantaisistes de l'action", comme les a appelés Herbert Cysarz, et depuis 1930 par une trilogie de l'après-guerre allemande. Rien d'autre ne l'avait déjà poussé à écrire ici que ce qui l'avait contraint au "questionnaire" : la recherche de sa propre identité et de celle des Allemands, qui ne pouvait être trouvée qu'à travers le récit - pour l'opposer ensuite aux prétentions universalistes des puissances victorieuses.

Même ceux qui, à l'époque du "nouveau nationalisme", avaient réussi à éviter ses coups d'éclat littéraires, personne ne pouvait éviter le "questionnaire". En tant que monument de la revendication allemande souveraine, il s'opposait à toute écriture de l'histoire basée sur l'idéologie et la philosophie de l'histoire. Il démasquait les légitimations fondées sur l'histoire du salut et l'historiographie globale et causale qui en découlait et qui était fonctionnalisée par un changement de terminologie. Ernst von Salomon a ainsi revendiqué avec succès jusqu'à la fin de sa vie le droit de donner une voix aux "Allemands" et de revendiquer ainsi une existence propre: "Aujourd'hui, je suis un représentant de la cinquième zone, la zone allemande, des Allemands qui vivent dans la dispersion comme les Juifs. Vous voulez en savoir plus? La partie - ne nous trompons pas - bien plus importante des Allemands qui est aujourd'hui muette, dans l'expectative, méfiante, attaquée sans pouvoir se défendre, là où elle avait vraiment des responsabilités, ne peut pas être simplement considérée comme inexistante. J'ai la chance de ne pas en faire partie, et d'être entendu par eux".

Les-reprouves.jpgIl y a maintenant cent ans, Ernst von Salomon naissait le 25 septembre 1902 à Kiel, alors en Prusse. Ce qui l'a marqué, c'est l'attitude prussienne, la rigueur envers soi-même, les vertus prussiennes, sans oublier le "socialisme prussien". Toute sa vie a tourné autour de cet esprit d'État de la Prusse ; c'était son père nourricier, son mythe, son but, et surtout son substitut à l'identité allemande détruite. La patrie ne signifiait rien pour lui, l'identité tout. Outre le foyer familial, c'est surtout son éducation dans le corps préparatoire des cadets royaux prussiens qui y a contribué. C'est là que les cadets ont appris les vertus de l'État, jusqu'à ce qu'ils soient jetés dans la guerre civile qui faisait rage fin 1918 par un décret des dirigeants alliés en Allemagne.

Aux côtés des sociaux-démocrates dans l'un des corps francs qu'ils avaient créés, il pensait protéger l'État contre les tentatives internationalistes sous leur mot d'ordre de "lutte contre le bolchevisme". Les tendances tout aussi dissolvantes de l'Etat libéral des partis n'ont tout d'abord pas été remarquées par les combattants des corps francs, et c'est ainsi qu'ils se sont laissés utiliser pour la première fois au cours de ce siècle à des fins qui n'étaient pas les leurs, et qui étaient carrément contraires à leur pensée étatique. Ils ont réprimé des insurrections communistes pour le compte du gouvernement autoproclamé, ont mené des actions de police et sont devenus, sans le savoir, les partisans d'un parti de guerre civile idéologiquement déterminé dans la lutte pour le pouvoir en Allemagne. Mais c'est à Weimar, dans le cadre de la protection de l'Assemblée nationale, que von Salomon se rendit compte pour la première fois qu'il n'était pas à sa place.

Storia_dei_Freikorps.jpgIl déserta et se rendit dans les pays baltes, où les troupes allemandes progressaient pour la première fois depuis la guerre. Il pensait trouver l'Allemagne sur le front, mais ce front n'était pas allemand: les troupes allemandes se battaient contre les bolcheviks pour le compte des Anglais afin d'assurer le statu quo d'après-guerre. Ils ne l'ont compris que lorsque les Anglais sont tombés dans leur piège et que le gouvernement allemand les a abandonnés et ostracisés. C'est alors que leur idéalisme s'est exacerbé jusqu'à l'excès. La reconnaissance de la paix de Versailles les a libérés intérieurement. Ils se crurent les derniers Allemands, devinrent irréguliers, se battirent et tuèrent sans idée et sans but, jusqu'à ce qu'ils soient obligés de se retirer dans le Reich, vaincus et amers, au tournant des années 1919 et 1920. Mais là, l'ingratitude, la méfiance, la haine idéologique et la dissolution les attendaient. C'est ainsi qu'ils se mirent à la disposition de Kapp, qui tenta un coup d'État sans préparation et totalement insuffisant. Lorsque, suite à l'échec inévitable de ce putsch, les syndicats tentèrent à nouveau de prendre le pouvoir en Allemagne sous le slogan communiste et internationaliste, le lieutenant von Salomon se laissa à nouveau abuser comme volontaire temporaire dans les rangs de la Reichswehr qui "nettoyait" la Ruhr.

Il pensait trouver l'Allemagne sur le front

Il a ensuite été poussé vers l'"Organisation Consul", qui n'a jamais existé dans le cadre qu'on lui avait attribué, croyant à tort que cette organisation secrète de résistance et de terreur contre l'occupant français et les collaborateurs allemands sapait la République. Interrompus seulement par les combats de l'été 1921 pour la Haute-Silésie, où les Français tentaient d'affaiblir l'Allemagne par l'Est en soutenant la Pologne du Congrès, ces résistants devinrent de plus en plus autonomes et échappèrent à la Reichswehr. Déçus et désabusés par l'insuffisance de l'État libéral, ils s'enferment dans l'idée de déstabiliser la République par des assassinats politiques et de jeter les bases d'une "révolution nationale".

oriasswr.jpgLeurs actions ont culminé le 24 juin 1922 avec l'assassinat de Walther Rathenau. Ils avaient cru reconnaître dans le juif Rathenau, qui se trouvait en fait "dès le départ du côté de ses adversaires" (Harry Graf Kessler), et ils étaient soutenus en cela par des politiciens de parti sans scrupules et pour la plupart germanophiles, le seul représentant doué du libéralisme qui pourrait apporter la stabilité à la République et en abuser au détriment des Allemands et au profit de l'impérialisme économique international. Mais en fait, ils ne faisaient que se convaincre de quelque chose : "C'était la démocratie, c'était la justification politique que nous cherchions. Nous en cherchions une - il y avait, par exemple, une politique d'accomplissement. Pour nous, la guerre n'était pas finie, pour nous, la révolution n'était pas terminée".

Au moment où Ernst von Salomon a compris qu'il ne s'agissait pas seulement d'une erreur fatale et criminelle, mais qu'en tuant, il avait également enfreint sa propre loi, le prussianisme, il était trop tard. Condamné à la prison et à la perte de l'honneur pour complicité, la cellule avait néanmoins été fructueuse pour lui. C'est là qu'il s'était détaché des illusions völkisch et idéologiques, qu'il avait commencé à se trouver lui-même. Libéré à Noël 1927 à la suite d'une amnistie, il s'est retrouvé immédiatement à Berlin dans les cercles du "Nouveau nationalisme" et, par l'intermédiaire de son frère Bruno, dans le mouvement révolutionnaire et romantique du Schleswig-Holstein, auquel Hans Fallada a rendu hommage dans son roman Bauern, Bonzen und Bomben.

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Emprisonné à Moabit de septembre à décembre 1929 pour cette raison, Ernst von Salomon écrivit son premier livre: Die Geächtete (Les réprouvés), sous l'insistance d'Ernst Rowohlt, qui sentait en Salomon le futur auteur à succès. Cette autobiographie, "qui est en même temps quelque chose comme une auto-biographie de toute l'époque" (Paul Fechter), méritait d'être lue, comme l'écrivit Ernst Jünger dans un compte-rendu, ne serait-ce que "parce qu'elle saisissait le destin de la couche la plus précieuse de cette jeunesse qui grandissait en Allemagne pendant la guerre".

La-Ville.jpgLa deuxième partie de cette trilogie d'après-guerre, La Ville, presque illisible et pourtant d'un intérêt explosif, a été écrite en 1932 : "La Ville était une tentative, un inventaire, un exercice de type littéraire, dans lequel je me suis intéressé à certains problèmes d'écriture très particuliers. La matière est certes intéressante, mais sans engagement pour moi ; elle ne m'a servi qu'à aiguiser toutes les questions". Et la troisième partie, la conclusion de son "Nouveau nationalisme", qui devait être en même temps sa plus belle œuvre littéraire, Les Cadets, avait été écrite dans l'atmosphère si différente de Vienne. C'est là qu'au cours de l'hiver 1932-1933, invité par Othmar Spann, von Salomon découvrit l'austro-universalisme de ce dernier, et n'en devint que plus conscient de ses origines prussiennes et de son propre nominalisme: "Tous les grands mouvements du monde, le christianisme comme l'humanisme, comme le marxisme, sont atteints d'une sorte de maladie, une maladie divine, la peste sublime de la prétention à la totalité. C'est ce qui rend les choses si simples pour celui qui veut se confesser et si difficiles pour celui qui les regarde. Moi, je ne suis pas un confesseur, je suis un observateur passionné. C'est ainsi que je ne suis pas devenu national-socialiste, et c'est ainsi que j'ai dû me séparer d'Othmar Spann".

Von Salomon représente les troubles de son époque

IMG_2728.jpgDe retour à Berlin, où le NSDAP s'efforçait de trouver un terrain d'entente entre lui-même et les corps francs, la préoccupation première de von Salomon était à nouveau de contrer les falsifications dans l'historiographie de l'après-guerre. C'est ainsi que ses deux livres Nahe Geschichte (Histoire proche) et le monumental Buch vom deutschen Freikorpskämpfer (Livre du combattant allemand des Corps Francs) ont vu le jour en tant que correctifs de la déformation de l'histoire nationale-socialiste. Cependant, lorsque de sérieuses difficultés surgirent avec le NSDAP, il se retira de tous les cercles compromettants, y compris du cercle de Harro Schulze-Boysen, par égard pour sa compagne juive qu'il fit passer pour son épouse pendant le Troisième Reich, et "émigra" à la UFA en tant que scénariste.

Le national-socialisme était pour lui - et Hitler en tête - "le plus grand falsificateur de l'histoire allemande". Le dilemme de Salomon et des Allemands était que la guerre était aussi une lutte pour l'existence de l'Allemagne et qu'elle n'avait pas seulement des caractéristiques idéologiques raciales. Ils devaient donc inévitablement rejoindre la phalange de la communauté de destin allemande falsifiée par le national-socialisme. Ce n'est qu'en 1944 que cette alliance devait définitivement éclater.

Mais le fait que les vainqueurs de la guerre mondiale n'aient que trop volontiers repris cette falsification de la nation allemande et de sa revendication d'existence, et qu'ils aient ainsi cherché à détruire l'identité allemande, devait immédiatement pousser Ernst von Salomon, après son "arrestation automatique" de mai 1945 à septembre 1946, à lutter pour la conscience du sujet allemand. Déjà en captivité aux États-Unis, il s'était rendu compte que les mesures prises par les forces d'occupation et leurs hommes de main allemands "n'étaient pas dirigées contre un accusé, mais contre un peuple à qui l'on voulait prouver qu'il n'était pas capable de produire des hommes décents et que le servir était en tout cas indécent". Mais ce système, il le ressentait comme ayant "une ressemblance fatale avec celui que ces gens sont venus combattre dans ce pays dans l'uniforme vestimentaire des vainqueurs". En effet, les vainqueurs dépassaient plus que jamais les limites morales qu'ils imposaient aux Allemands. La réaction de Salomon était claire : "... personne ne peut être blâmé de se garder de s'associer à une puissance si grande qu'elle peut supporter de faire exploser les bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki au son du chœur 'En avant, Soldats Chrétiens!' sans éclater elle-même".

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A partir de juin 1947, Ernst von Salomon mûrit le projet d'écrire son histoire et celle des Allemands au 20ème siècle et de la présenter aux Allemands en tant que lecteurs comme dans un miroir. Au-delà du "questionnaire", il s'est efforcé de surmonter les fronts idéologiques de la guerre civile mondiale qui divisaient si directement les Allemands. Son engagement, notamment dans les rangs du mouvement pacifiste naissant, qui n'était pas encore clairement orienté vers la politique sociale, au sein du Demokratischer Kulturbund Deutschland et pour la Deutsche Friedens-Union, lui valut cependant des jugements et des condamnations qui débordaient d'incompréhension. De "national-bolchevisme" à "German enemy of Germany" en passant par "incorrigibilité", l'éventail des jugements s'étendait, et l'un ou l'autre parti le prenait toujours à partie, se réclamant de lui comme témoin et compagnon de lutte, tandis que l'autre le condamnait.

Seule son identité réelle en tant qu'Allemand non idéologiquement déterminé ne voulait ou ne devait pas parvenir à la conscience. L'"objectivation" des Allemands par une rééducation à long terme couvrant tous les domaines avait été trop large, la disposition des individus vaincus et individualisés à changer d'identité trop grande pour suivre Ernst von Salomon. Son succès, y compris celui du "questionnaire", est resté littéraire.

Tolérance absolue envers toute idée politique

Sa tentative d'expliquer et de rendre plausible l'idée d'État de la Prusse dans son œuvre posthume Der tote Preuße (Le Prussien mort) fut un échec en raison du fait que le torse n'était achevé qu'à un tiers. On lui reprocha également d'avoir dû gagner sa vie et celle de sa famille, fondée en 1948, en tant qu'écrivain et scénariste. Mais avec le vieillissement de la République fédérale, les publications liées à ses efforts d'affirmation de l'Allemagne ne lui rapportaient plus d'argent. Plus la génération née au tournant du siècle s'éloignait de la scène, plus le besoin et la compréhension de tels efforts diminuaient. Au plus tard en 1968, Ernst von Salomon était devenu un fossile vivant et incompris, même pour ses propres descendants. Il est mort le 9 août 1972 à Stöckte (Winsen/Luhe).

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Ernst von Salomon est l'incarnation du 20ème siècle, il est le représentant d'une période de l'histoire allemande qui, avec un peu plus de recul, pourrait un jour être à nouveau appelée "le romantisme allemand". Passionnément impliqué dans les multiples aventures de son temps, il représente les bouleversements et les ruptures souvent fatales auxquels les Allemands ont été confrontés au cours de "son" siècle. Sa vie représente subjectivement et objectivement une continuité par procuration, celle des Allemands à cette même époque, si encombrée d'idéologies. Il permet de retracer l'histoire et l'échec inévitable, en raison de la falsification permanente, des Allemands de cette époque, qui n'étaient pas idéologiques au sens propre du terme - au nom de leur identité.

L'idéalisme de Salomon, qui remonte à Schiller, et son engagement pour une tolérance absolue contre toute idée/idéologie politique le rendent encore intéressant aujourd'hui. Après l'effondrement des identités idéologiques d'après-guerre qui ont si longtemps séparé les Allemands à travers tous les camps, une redécouverte de Salomon en Allemagne est plus que jamais bienvenue. Peut-être les Allemands pourraient-ils enfin trouver à travers lui une approche non idéologique de leur histoire et donc d'eux-mêmes.

 

mercredi, 19 juillet 2023

Ernst Jünger, méditateur en uniforme et maître de la liberté

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Ernst Jünger, méditateur en uniforme et maître de la liberté

Ernst Jünger fut un maître inégalé de la contemplation, un mémorable exemple d'action, un théologien des temps nouveaux, un platonicien morose, un entomologiste compétent, un pédagogue de la liberté. Enfin, un amoureux de l'Italie, de la Dalmatie irrédente à la Sicile ensoleillée, de Naples à la plus aimée de toutes, cette Sardaigne à la "terre rouge, amère, virile, tissée d'un tapis d'étoiles, de tout temps fleurie à chaque printemps, berceau primordial".

par Alessio Mulas

Ex : http://www.lintelletualedissidente.it

Nous sommes en 1895. Röntgen est sur le point de découvrir les rayons X; l'affaire Dreyfus éclate en France. Ernst Jünger aimait évoquer ces deux événements. Ils ont tacitement traversé sa vie et ses réflexions, qui ne sont rien d'autre que le miroir d'un siècle: ce vingtième siècle aussi rapide et puissant que l'éclair d'Héraclite, cet éclair qui "gouverne toutes choses", comme il était écrit au-dessus du seuil de la cabane de Heidegger dans la Forêt-Noire. La découverte de Röntgen a ouvert le siècle de la technologie, permettant à l'homme de "voir l'invisible", d'observer ce qui était encore interdit par le microscope, de développer la recherche sur l'atome et la fission nucléaire. Cinquante ans séparent la découverte aussi fortuite qu'heureuse de 1895 du lancement de Little Boy, doux artifice américain, dont Hiroshima se souvient comme d'un feu céleste: moins modeste que le lumineux bagherino giottesque de saint François, plus furieux que le char enflammé du Livre des Rois, peint par Roerich dans de chaudes nuances de rouge. La bombe atomique n'a rien laissé derrière elle, pas plus que le manteau tombé sur Elie lors de l'ascension. Ceux qui ont vécu le 20ème siècle craignent plus l'homme que Dieu, dont les destructions racontées dans l'Ancien Testament semblent des grâces comparées aux massacres des deux guerres mondiales. L'affaire Dreyfus, en revanche, a inauguré la meilleure arme des démocraties occidentales: l'opinion publique, lame munie de la critique la plus acérée, a augmenté le degré d'incertitude politique, profitant d'une victoire sur les forces conservatrices "moustachues et poussiéreuses". Le siècle dernier a été aussi changeant que l'eau, aussi terrible que la foudre.

Ernst Jünger est né ainsi : avec une invitation à réfléchir sur la technologie et la politique, mais sans tomber dans la spirale de la simple contemplation. Le temps de l'homme est limité, l'éducation coûteuse. Il a combiné la contemplation et l'action, mais il l'a fait d'une manière plus harmonieuse et plus constante que le Japonais Mishima, autre équilibriste à mi-chemin entre la lumière nocturne de la pensée et la lumière diurne de l'action sans but. La beauté, nous rappelle-t-on, est un coucher de soleil : le moment où les forces lunaires et solaires divisent le champ, et où la contemplation et l'action ne font plus qu'un, dans l'ascension d'un pilote vers l'étoile la plus proche, sur une lame tranchante des cieux. Dans Soleil et acier, Mishima enseigne que "le corps et l'esprit ne se confondent jamais".

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Jünger s'est battu contre de l'acier, celui de l'artillerie britannique et française, sur le front occidental. Et, comme le dit un adage militaire moqueur, le petit-déjeuner ne suffit pas à garder le corps et l'esprit unis: il faut plus que cela. Dès 1913, dès qu'il est majeur et qu'il s'échappe de l'environnement bourgeois de la maison familiale, il s'engage dans la Légion étrangère, un repaire d'aventuriers et de délinquants plutôt que de soldats disciplinés. L'expérience algérienne à Sidi-bel-Abbès, qu'il qualifie d'"événement bizarre comme un fantasme", est publiée sous la forme d'une confession fictive en 1936, sous le titre Afrikanische Spiele (Jeux africains). Mais Jünger est alors déjà connu pour ses exploits lors de la Première Guerre mondiale. Rapatrié d'Afrique grâce à l'intervention de son père Ernst Georg Jünger, un pharmacien plus familier avec la verrerie des laboratoires qu'avec les balles, il a volontiers accepté l'invitation de l'année 1914 et s'est engagé comme volontaire dans l'armée de l'empereur Guillaume II. Il vient de découvrir sur le papier ce qu'il s'apprête à voir sur le front. Les lectures de Friedrich Nietzsche l'ont jeté dans les bras de la guerre comme un veau qui, conduit à l'abattoir, se sent dans un palais royal. Mais la viande de Jünger n'était pas aussi tendre que celle d'un veau, et il survécut avec une extrême bravoure à pas moins de quatorze blessures, dont la dernière très grave, passant du statut de simple fantassin à celui de Strosstruppfüher (chef de commando d'assaut), à l'honneur de porter deux Croix de Fer sur la poitrine, une Croix de Chevalier de l'Ordre de Hohenzollern et une croix de l'Ordre Pour le Mérite, reconnaissance d'une volonté aussi dure que le fer de la médaille, privilège que seuls douze officiers subalternes de l'armée impériale avaient pu obtenir.

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Dans une caserne de la Reichswehr (ancêtre de la Wehrmacht), entre 1918 et 1923, il écrit ses premiers livres, dont un titre incontournable pour ceux qui ont subi (et subissent) la fascination de la Grande Guerre : In Stahlgewittern (Orages d'acier), fruit du remaniement de notes de tranchées sous forme de mémoires de guerre, publié en 1920. Le destin de l'œuvre est différent de celui d'autres récits de guerre. Il ne s'agit pas du Feu de Barbusse, paru en plein conflit, mais pas non plus du célèbre A l'Ouest rien de nouveau de Remarque. Si le succès de ce dernier fut rapide et universel, In Stahlgewittern - publié assez tard en traduction italienne (1961) - circula dans les milieux de droite, parmi les cercles militaires, les associations d'anciens combattants, les groupes nationalistes et conservateurs, qui n'en comprirent que partiellement l'esprit. L'expérience de la guerre - décrite plus tard dans d'autres mémoires comme Le combat comme expérience intérieure (récemment publié par Piano B), Lieutenant Sturm, Le boqueteau 125, Feu et sang - avait non seulement capturé la jeunesse "comme une ivresse" et émancipé les nouvelles générations d'Allemands du "moindre doute que la guerre nous offrirait la grandeur, la force, la dignité", mais avait la saveur d'une "initiation qui non seulement ouvrait les chambres ardentes de la terreur, mais les traversait". Les explosions incessantes des shrapnels, anges du ciel qui, plus que de nouvelles billes de plomb, déchirent les chairs, ne sont qu'un des aspects les plus terribles de cette guerre technique et matérielle. Ce n'est pas la France peinte par les impressionnistes, la France des taches et des coups de pinceau juxtaposés, mais c'est le pays de la mutilation, des corps ensanglantés recouverts de neige fondue, d'un ciel de balles. C'est la guerre des tranchées. C'est le soldat "chantant sans souci sous une voûte ininterrompue de shrapnels", comme l'imaginait Marinetti avec une excitation futuriste. Et le jeune Jünger saisit tout cela avec un nihilisme esthétisant, cristallisé dans une prose magistrale. Le soldat et l'artiste célèbrent ici leur parenté intime, puisque la guerre est un art et vice versa.

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Les mots concernant Aschenbach, le protagoniste de Mort à Venise de Thomas Mann, s'appliquent : "Lui aussi avait été un soldat et un homme de guerre comme certains de ses pairs ; car l'art est une guerre, c'est une bataille épuisante". Dans Stahlgewittern, on trouve une splendide glose de Novalis, esprit européen et chrétien, dans son exaltation du dynamisme poétique de la guerre. La notoriété que lui apporte le livre permet à Jünger de participer activement à des mouvements nationalistes et antidémocratiques et de collaborer à des journaux tels que Arminius, Der Vormarsch et Widerstand, une revue politique de son ami national bolchevique Ernst Niekisch. C'est au début de la période d'après-guerre qu'il a commencé à produire des ouvrages non romanesques, La mobilisation totale, Sur la douleur, Le Travailleur. Hans Blumenberg n'a pas tort lorsqu'il affirme que Jünger est le seul auteur allemand à nous avoir laissé la trace d'une confrontation longue de plusieurs décennies avec le nihilisme.

L'inévitabilité de cette confrontation et le défi qu'elle représente sont très présents dans son œuvre. Il a cherché le néant, l'anéantissement du vieux monde des bourgeois, des savants et des porteurs de perruques; il l'a poursuivi, inlassablement, dans le désert (Jeux africains), dans le mépris de la vie face à la guerre (Orages d'acier), dans l'ivresse (Approches. Drogues et ivresse), dans la douleur (Sur la douleur), "l'équivalent métaphysique du monde éclairé-hygiénique du bien-être" (Blumenberg, Der Mann vom Mond. Über Ernst Jünger). L'anéantissement de l'homme passe par son élévation, par la planification totale de la société "mobilisée" dans le travail et l'étude, par la réduction finale de la personne à la monade techno-biologique envisagée dans la métaphysique du Travailleur, livre fondamental dans les étapes de l'évolution intellectuelle du penseur allemand, texte étudié par deux grands philosophes comme Martin Heidegger, qui organisa des séminaires privés sur le sujet dans les années 1930, et Julius Evola, qui en fit un commentaire (Le Travailleur dans la pensée d'Ernst Jünger).

41XZ61E4DRL._SX195_.jpgMais il y a un événement au milieu du nôtre, aussi lumineux que cette comète de Halley que Jünger a contemplée à deux reprises (Sous le signe de Halley). Alors que l'état total de l'œuvre qu'il envisageait se réalisait, voici un "tournant imprévu, qui doit être compté parmi les événements les plus importants de l'histoire spirituelle allemande" (Blumenberg à nouveau) : Sur les falaises de marbre, le diamant précieux parmi les petites lames scintillantes de l'asphalte. Il est indispensable de s'y attarder. L'arrière-plan biographique du livre rend le tournant plus clair. Comme l'a dit Goebbels, ministre de la Propagande du Troisième Reich, "nous avons offert à Jünger des ponts d'or, mais il n'a pas voulu les franchir". L'intolérance de l'écrivain à l'égard des manières d'agir et de la vulgarité du parti national-socialiste lui vaut l'antipathie des hiérarques: la presse ne parle plus de ses livres et la Gestapo perquisitionne chez lui. Dans ce roman décisif pour sa vie, il décrit un pays - la Marina, où tous les éléments sociaux et politiques sont en harmonie - menacé par un peuple dangereux massé aux frontières, un peuple barbare, porteur de violence et de destruction, au style terrible et plébéien, dirigé par les Forestiers (une figure que beaucoup identifient à Hitler, d'autres à Staline).

Le marginal de la forêt s'oppose à la civilisation, l'anarchie nihiliste aux forces de la Tradition. Les deux protagonistes, deux frères (allusion à l'auteur lui-même et à son frère Friedrich Georg), sont soutenus par quatre personnages: le père Lampros, derrière lequel on peut entrevoir l'Église, ou du moins la force spirituelle de la religion; Belovar, un brave vieux barbu représentant l'ancien monde rural; de noble lignée, d'autre part, le prince Sunmyra, dont la tête coupée après un exploit héroïque est récupérée par le protagoniste et devient l'objet de rituels; enfin, Braquemart, compagnon belliqueux du prince et effigie de l'intellectuel nihiliste noble, qui interprète la vie comme un mécanisme dont les rouages sont la violence et la terreur, un homme à "l'intelligence froide, déracinée et encline à l'utopie".

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Les familiers de la littérature jüngerienne se souviennent des mots qui ouvrent Sur les falaises de marbre: "Vous connaissez tous la tristesse sauvage que suscite le souvenir d'un temps heureux: il est irrémédiablement passé, et nous sommes plus impitoyablement divisés par lui que par l'éloignement des lieux". La recherche de la belle mort dans la guerre laisse place à "la vie dans nos petites communautés, dans un foyer où règne la paix, au milieu de bonnes conversations, accueillies par un salut affectueux le matin et le soir". Ceux qui vivent l'existence comme une poésie n'ont d'autre choix que de chercher asile dans les manoirs de leur propre intériorité, en faisant confiance à la résistance du noble contre le néant, à la sublimation de tout dans le feu cathartique du miroir nigromontanien.

C'est Hitler qui a sauvé Jünger d'une mort certaine. Il a apprécié la plume qui a saisi la guerre qu'il avait faite, lui aussi. Il l'a aussi sauvé après le 20 juillet 1944, date de la fameuse tentative d'assassinat du Führer. S'il est vrai qu'aucune preuve n'a été trouvée d'une collaboration entre les poseurs de bombe et Jünger (qui était responsable du bureau de la censure à Paris pendant la Seconde Guerre mondiale en tant qu'officier de l'état-major général), il est tout aussi vrai que les soupçons qui pesaient sur lui étaient plus que suffisants pour qu'il soit expulsé de l'armée pour Wehrunwürdigkeit (indignité militaire). Le temps du héros de guerre est définitivement révolu, celui du contemplateur solitaire commence.

Soumis à la censure pendant l'occupation alliée, sort qu'il partage avec ses amis Martin Heidegger et Carl Schmitt (qui fut, entre autres, le parrain du second fils d'Ernst, Alexander Jünger), il se retire dans le village de Wilflingen, d'abord dans le château des Stauffenberg (la famille de Claus Schenk von Stauffenberg, organisateur de l'attentat manqué contre Hitler), puis dans la maison du conservateur des eaux et forêts de la famille, bâtiment qui sera sa demeure jusqu'à sa mort. L'œuvre de ce grand écrivain allemand est vaste. Il fut le mémorialiste du 20ème siècle, l'interprète de son esprit. La constance avec laquelle il consignait faits et réflexions dans ses journaux est bien connue. Même dans son écriture, Ernst Jünger a fait preuve de courage : le journal est plus que toute autre forme stylistique par laquelle un penseur ou un écrivain se montre dans sa faiblesse intérieure d'homme, se soumettant à une dilapidation de la crédibilité ; le renoncement extrême à la plasticité de l'artiste en échange de l'authenticité de l'origine de sa pensée.

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Les journaux intimes complètent les autres écrits, montrant que Jünger n'offrait pas des produits finis, mais indiquait des chemins. Il l'a fait dans toute la littérature qui a suivi Sur les falaises de marbre, d'Héliopolis à Eumeswil, du Traité du sablier au Mur du temps, du Nœud gordien (dialogue à deux voix avec Carl Schmitt) à Passage de la ligne (avec Martin Heidegger). C'est précisément dans ce dernier texte, composé de deux écrits qui rendent hommage au soixantième anniversaire de leur interlocuteur respectif, qu'a lieu l'affrontement sur le thème du nihilisme entre deux dioscures symboliques du crépuscule, vivants en une époque donnée, un duel où chacun, ça va sans dire, se complaît dans la maîtrise de l'autre. S'interroger sur le nihilisme, c'est, après la Seconde Guerre mondiale, chercher une réponse à la question : quelle poésie après Auschwitz?

Nous ne sommes pas d'accord avec l'évaluation qu'Evola fait du second Jünger. Ce n'était pas un "normalisé et rééduqué", comme le philosophe romain l'a marmonné lors d'une conversation avec Gianfranco de Turris, mais un penseur capable de réflexions profondes, d'analyses et de prédictions qui se sont révélées aussi justes que dérangeantes. Il est l'un des rares à avoir réussi à dévoiler, avec une tranquillité tourmentée, le vernis idéologique qui recouvre la réalité. Ici, les idéologies. Il ne les aimait pas, car "une erreur ne devient une faute que lorsqu'on persiste" (Sur les falaises de marbre) ; il rejetait tous les ismes, mais il revendiquait le droit de vivre la vie comme une expérience, et non comme un processus soumis à une logique contraignante. "Le suffixe isme a un sens restrictif : il valorise la volonté au détriment de la substance" (Eumeswil). Son écriture est "l'expression de ce qui est problématique, de l'ici et de l'ailleurs, du oui et du non", comme l'exprime Thomas Mann dans Considérations d'un apolitique. Ernst Jünger fut un maître inégalé de la contemplation, un mémorable exemple d'action, un théologien des temps nouveaux, un platonicien morose, un entomologiste compétent, un pédagogue de la liberté. Enfin, un amoureux de l'Italie, de la Dalmatie irrédente à la Sicile ensoleillée, de celle de Naples à la plus aimée de toutes, cette Sardaigne à la "terre rouge, âpre, virile, tissée d'un tapis d'étoiles, de tout temps fleurie à chaque printemps, berceau primordial". "Les îles, enseigne-t-il, sont des patries au sens le plus profond du terme, les derniers lieux terrestres avant l'envol vers le cosmos. Ce n'est pas le langage qui leur convient, mais plutôt le chant du destin qui se répercute sur la mer. Alors le marin laisse tomber la main de la barre ; on atterrit volontiers au hasard sur ces rivages" (Terra sarda). Et son œuvre fut un îlot de lumière loin de la bagarre littéraire du 20ème siècle, une oasis pour les esprits assoiffés de liberté.

mardi, 04 juillet 2023

Le déclin shivaïque de l'Occident selon Poe

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Le déclin shivaïque de l'Occident selon Poe

Constantin von Hoffmeister

Source: https://www.eurosiberia.net/p/the-poesque-shiva-decline-of-the?utm_source=post-email-title&publication_id=1305515&post_id=126626115&isFreemail=true&utm_medium=email

Les tambours battants du temps ne cessent de sonner pour l'Occident, ce géant autrefois vigoureux aujourd'hui drapé dans le manteau du déclin. Le déclin de l'Occident est une oeuvre majeure, une élégie en prose composée par le sage et éclairé Oswald Spengler, qui lance un appel depuis les profondeurs du passé, et mon objectif est de mettre en exergue son spectre obsédant. "Tout ce que nous voyons ou semblons voir n'est qu'un rêve à l'intérieur d'un rêve", a écrit Edgar Allan Poe, illustrant la grandeur éphémère de l'Occident dans le rêve sans fin du temps.

Dans les salles autrefois resplendissantes de la culture occidentale, le silence règne désormais. Les échos du passé - les grandes philosophies, l'art, les gloires de Rome et d'Athènes - ne sont plus que des murmures noyés dans la course bruyante du temps et l'inévitable chute des civilisations. Comme l'observe avec sagacité Spengler, il existe dans le monde un rythme inéluctable, semblable au flux et au reflux des marées de l'océan. Toutes les cultures, comme si elles suivaient un chef d'orchestre céleste omnipotent, s'élèvent, atteignent des sommets, puis s'écrasent sur les rivages de l'obscurité. C'est ainsi que se dessine la trajectoire de l'Occident. "Au plus profond de ces ténèbres, je me suis longtemps tenu là, m'interrogeant, craignant, doutant, rêvant de rêves qu'aucun mortel n'avait jamais osé rêver auparavant", médite Poe dans Le Corbeau, ce qui est peut-être une réflexion appropriée sur la fin de la longue journée de la culture, suggérée par Spengler.

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Une telle culture naît dans le ventre d'un paysage unique, d'un milieu singulier. Son enfance est une période de mysticisme et de proximité avec le sol. La progression du temps témoigne de la maturation de cet être en une culture. Les facultés intellectuelles se développent en même temps que le corps. La religion se transforme en philosophie ; l'art devient le miroir de l'âme ; l'âge des héros est supplanté par celui de la raison. Comme l'éclosion d'une rose, cela marque l'apogée de la croissance culturelle.

Cependant, tout comme chaque rose est destinée à se faner, il en va de même pour chaque culture. Les ravages du temps sont une réalité au même titre que la conception métaphysique de l'existence elle-même. C'est ainsi qu'apparaît la notion de civilisation, stade qui représente la sénescence, le grisonnement d'une culture. C'est là que la rose commence à perdre sa floraison. L'esprit et l'âme, qui ont fleuri si magnifiquement, commencent à se flétrir. L'esprit de l'Occident, autrefois personnifié par la vivacité de son art, la profondeur de sa pensée et la puissance de ses héros, commence à s'effacer dans les annales de l'histoire. "Les frontières qui séparent la vie de la mort sont au mieux ombragées et vagues. Qui dira où finit l'une et où commence l'autre?". Les mots de Poe dans son poème en prose Eureka résument le soir des cultures tel qu'observé par Spengler.

À travers le voile mystérieux d'Eureka, Poe déploie sa propre vision cosmologique, un mélange alchimique de science, de philosophie et de métaphysique. Dans sa contemplation, il s'interroge sur le flux rigide du cosmos, une danse sans fin de la genèse et de l'oubli, évoquant des images qui rappellent la progression cyclique de la vie et de la mort, de la floraison et de la décadence. Cette rumination, interprétée à la lumière ambiante des bougies de la métaphore, s'aligne de manière obsédante sur le concept de réincarnation - la naissance, la mort et la renaissance de l'âme dans la valse sans fin de l'existence.

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Au fur et à mesure que la culture vieillit, la ville prend le pas sur la campagne. Les âmes, autrefois libres et ouvertes comme les plaines vallonnées, sont désormais confinées dans des murs de pierre et d'acier. Le matérialisme prend le pas sur le spirituel et le dynamisme de la société s'étiole. La richesse et le pouvoir deviennent les priorités, supplantant les quêtes intellectuelles et spirituelles. C'est là que se joue la tragédie de l'Occident, dans un tableau aussi sinistre que celui peint par la main macabre de la mort elle-même. "Je suis devenu fou, avec de longs intervalles d'horrible santé mentale", écrit Poe, symbolisant la désillusion culturelle qui marque le début du déclin.

Pourtant, dans cette triste narration, le désespoir n'est pas absolu. Car, comme l'a écrit Poe lui-même, "il n'y a pas de beauté exquise sans une certaine étrangeté dans les proportions". Le déclin de l'Occident, s'il est un récit d'appréhension et de désespoir, est aussi un récit d'inévitabilité et de transition, une danse cyclique de Shiva sur la mélodie de l'existence elle-même. Car des cendres de l'ancien surgira le nouveau, et le chant de la vie continuera à jouer, sans fin et éternel. "Le plaisir qui est à la fois le plus pur, le plus élevé et le plus intense provient, je le maintiens, de la contemplation du beau", nous rappelle Poe, qui nous exhorte à trouver la beauté même dans les édifices en ruine et de panoramas autrefois majestueux.

Dans le ballet spectral de Shiva, le célèbre "Seigneur de la danse", se déploie un panorama fantasmagorique de l'ondulation incessante de l'univers. Ce spectacle est un tableau gothique, illustrant la création par un tambour symbolique, la protection par une pose sereine et la destruction par une flamme brûlante. Simultanément, un pied en l'air signale la libération, tandis qu'un nain écrasé illustre la folie des mortels. Encapsulée dans un halo de lumière ardente, cette danse palpitante reflète la cadence incessante de l'existence. Ainsi, la danse de Shiva, empreinte d'une beauté mélancolique, est une symphonie intemporelle de naissance, de vie, de mort et de renaissance, un reflet vivant du rythme du cosmos.

La rose de l'Occident, autrefois resplendissante, n'est plus que l'ombre d'elle-même. Ses pétales, autrefois étincelants et grouillants de vie microscopique, sont aujourd'hui ratatinés et sans vie, témoignant du caractère éphémère de toute chose. Pourtant, cela n'inspire pas le désespoir, mais plutôt une acceptation rationnelle. Le rythme qui conduit le jeu des civilisations est hors de portée des mains des mortels. L'Occident n'est qu'un acteur dans ce grand opéra qu'est l'histoire, et il doit tirer sa révérence lorsque son rôle est terminé. "Même dans la tombe, tout n'est pas perdu", a dit un jour Poe, indiquant que même dans sa chute, l'esprit de l'Occident persiste.

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Dans le grand spectacle de l'histoire, Spengler affirme que l'Occident est maintenant à son crépuscule. Lorsque le soleil se couche, on ne peut s'empêcher de pleurer le passage du jour. Pourtant, dans ce deuil, il y a aussi une résignation approbatrice, un respect pour la grandeur passée et la paix à venir. "Ceux qui rêvent le jour sont conscients de beaucoup de choses qui échappent à ceux qui ne rêvent que la nuit", écrivait Poe, réfléchissant aux braises déclinantes de la civilisation occidentale.

En fin de compte, l'histoire racontée n'est pas celle de la chute de l'Occident, mais celle de sa trajectoire à travers le temps - un voyage partagé par toutes les civilisations qui ont honoré cette Terre. Dans les ombres menaçantes de la déconstruction, il y a une beauté mélancolique, un sombre sacrifice pour Kali au rythme du battement de tambour persistant du temps. L'orchestre de l'histoire est incessant dans son rythme, et nous devons accueillir cette vérité. "C'est ainsi que, jeune et plongé dans la folie, je suis tombé amoureux de la mélancolie", a écrit Poe, une réflexion pertinente sur la mélancolie poétique qu'inspire le traité de Spengler.

Dans le grand théâtre cosmique, la danse de Kali apparaît comme une extension du tourbillon rythmique de Shiva. Souvent revêtue du manteau de la destruction, le rôle de Kali est néanmoins plus nuancé. Sa danse, bien que féroce, ne fait pas simplement écho à la danse de dissolution de Shiva. Au contraire, elle incarne également les aspects génératifs et nourriciers du divin. En tant que Shakti, l'énergie primaire du temps et de la transformation, la danse de Kali peut être considérée comme le maestro qui dirige les métamorphoses de l'univers à travers ses processus cycliques. Par essence, sa danse tempétueuse réalise le potentiel né de la danse de Shiva, en le guidant vers une maturation fructueuse.

La vie, enseigne Spengler, est un cycle - une chanson éternelle, et dans chaque note de cette mélodie, une culture naît, s'épanouit et puis se décompose. Pourtant, c'est cette désintégration même qui alimente la naissance de nouvelles vies, de nouvelles cultures et de nouvelles civilisations. Tout comme le crépuscule ouvre la voie à l'arrivée d'une nouvelle aube, la mort d'une civilisation annonce la naissance d'une autre. Le cycle de la naissance, de l'épanouissement, du déclin et de la mort fait autant partie des civilisations que des organismes vivants. "Il n'est pas du tout irrationnel de penser que, dans une existence future, nous considérerons ce que nous pensons être notre existence actuelle comme un rêve", a un jour songé Poe, sous-entendant la nature cyclique de l'existence et sa relation avec les civilisations.

L'âme de la population, autrefois pleine d'entrain et d'un lien primitif avec la nature et le divin, évolue et se transforme dans la monotonie mécanique de l'existence urbaine. Le matérialisme, la recherche du pouvoir, de la richesse et de la domination deviennent le centre d'intérêt, éclipsant les quêtes spirituelles et intellectuelles d'une culture à son apogée. Les villes s'élèvent alors que la nature recule, témoignage concret de la conquête arrogante de la terre par l'homme. Pourtant, sous ce triomphe se cache la tragédie de la perte - une perte de connexion, une perte d'esprit, une perte d'âme. "Nous avons aimé d'un amour qui était plus que de l'amour", le vers obsédant de Poe semble résonner avec l'amour perdu pour la nature et la spiritualité.

Dans ce récit morbide mais édifiant, Spengler, tel un élève érudit du calme Bouddha, dévoile la vérité du destin de l'Occident. Son brillant crescendo de progrès, de philosophie et d'art a commencé à faiblir, s'enfonçant dans une tonalité mineure. Le grand sonnet de l'Occident entre maintenant dans ses dernières strophes. Pourtant, il y a une reconnaissance des rythmes et des cycles du monde, une compréhension de l'éternelle récurrence de toutes les choses. Cependant, contrairement à la philosophie de Friedrich Nietzsche, ce qui revient prendra toujours une forme différente et ne sera jamais deux fois le même.

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Imaginez un jeu incessant, où l'on passe continuellement du triomphe à la défaite, reflétant l'idée de Nietzsche d'une éternelle récurrence - une boucle sans fin des hauts et des bas de la vie. Pourtant, cette théorie, aussi étrange soit-elle, ne rend pas compte de la véritable essence de l'existence. En effet, dans la vie humaine et les civilisations, si l'âme, le noyau éternel, persiste, ses manifestations diffèrent à chaque itération, comme un acteur incarnant différents rôles, l'essence étant constante mais le caractère mutable. Nietzsche pose une question : "La répétition éternelle de votre vie vous inspirerait-elle de la terreur ou de la joie ?" Une réponse de peur, affirme-t-il, appellerait un changement jusqu'à ce que la pensée de la répétition sans fin devienne désirable. Mais c'est oublier que, malgré la constance de l'âme, chaque cycle de vie, chaque renaissance de civilisation, n'est pas une répétition monotone mais un spectacle nouveau, une nouvelle danse au rythme de la vie. Shiva sourit éternellement.

Nous sommes donc au bord du gouffre, témoins de la phase terminale de l'Occident. C'est un triste spectacle que celui de ce géant qui s'effondre, alors qu'il était autrefois si dynamique, si plein de vie. Pourtant, dans ce chagrin, il y a une véritable compréhension. C'est le propre de toutes les cultures, de toutes les civilisations, de s'élever et de s'effondrer. Alors que la morosité enveloppe l'Occident, nous nous recueillons en silence, honorant ce qui a été, pleurant ce qui a été perdu et anticipant ce qui est encore à venir. Le vers de Poe "Once upon a midnight dreary, while I pondered, weak and weary" résonne dans la conscience collective, incarnant l'introspection collective que la disparition de l'Occident rend nécessaire.

Le Déclin de l'Occident, ce requiem d'une civilisation, est ainsi compris. Ses échos se répercutent dans les couloirs du temps, mélodie lancinante qui murmure la réalité de notre existence. L'Occident, comme une bougie au bout de sa mèche, brille de mille feux avant de sombrer dans l'obscurité tranquille. Pourtant, dans ces ténèbres, il y a la promesse d'une nouvelle aube, d'une nouvelle civilisation qui s'élèvera des braises, poursuivant le cycle, l'éternelle procession de la vie. "C'est le battement de son cœur hideux", dit Poe dans "Le cœur révélateur", une métaphore du pouls persistant de la civilisation au milieu de son déclin, un testament de la propension tenace de la vie au renouvellement et à la continuité.

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Eurosiberia

lundi, 03 juillet 2023

Friedrich Georg Jünger et les mythes grecs: Apollon, Pan et Dionysos

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Friedrich Georg Jünger et les mythes grecs: Apollon, Pan et Dionysos

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/friedrich-gerog-junger-e-i-miti-greci-apollo-pan-e-dioniso-giovanni-sessa/

Un texte vient de sortir en librairie qui non seulement nous permet de saisir la grandeur spéculative et littéraire d'une des figures "secrètes", apparemment marginales, de la culture du 20ème siècle, mais qui nous confronte aussi à la pauvreté de notre temps, au "désastre" de la modernité, à l'isolement atomistique de l'homme face au cosmos. Nous nous référons au volume de Friedrich Georg Jünger, frère d'Ernst, plus connu, Apollo, Pan, Dionisio, publié par les éditions Le Lettere et édité par Mario Bosincu, germaniste à l'Université de Sassari (pp. 283, euro 18.00). En 1943, un petit opuscule a été publié sous le même titre, que l'auteur a fait suivre d'un essai intitulé I Titani (= Les Titans) en 1944. En 1947, les deux livres, auxquels ont été ajoutés deux chapitres consacrés aux Héros et à Pindare, ont été rassemblés dans le volume Mythes grecs. L'édition italienne que nous présentons est une traduction de ce livre. On doit à Bosincu une rédaction impeccable.

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Ces pages représentent "l'un des trésors de ce continent submergé qu'est la littérature de l'émigration intérieure [...] dont les représentants sont restés dans l'Allemagne nazie, vivant comme des "exilés" dans leur patrie" (pp. 8-9). En effet, sous la République de Weimar, Friedrich Georg, avec son ouvrage Aufmarsch des Nationalismus, s'était fixé comme objectif de "faire de ses lecteurs [...] un nouveau sujet (de l'histoire) qui pourrait transformer la jeune république en une communitas totalitaire" (p. 110). Il participe ainsi au mouvement culturel hétérogène et vivant des intellectuels révolutionnaires-conservateurs, dont les idéaux ont été trahis par le national-socialisme au pouvoir. Dans l'essai introductif bien informé, vaste et organique, Bosincu présente les moments généalogiques de cette culture anti-moderne, une réponse à la crise induite par l'affirmation du Gestell, de l'implant techno-scientifique au service de la Forme-Capital. Il s'attarde notamment sur les figures de Schiller, Carlyle et Chateaubriand. Ce dernier, dans le Génie du Christianisme, en appelait, contre le présent historique dans lequel il était destiné à vivre, aux "intérêts du coeur" (p. 41).

Il fait appel, conformément à la sensibilité romane, à une connaissance autre que la raison calculatrice. Dans ses pages chargées d'émotion, se dessine : "après le sermo propheticus, le sermo mysticus et l'écriture ascétique [...] un style psychique alternatif à celui qui prévalait" (p. 41) à l'époque contemporaine, qui tendait à réaliser l'utile par la réduction de la nature à une res extensa à la disposition du maître de l'entité, l'homme. Les antimodernes, qui ont eu tant d'influence sur Friedrich Georg, n'ont pas cherché, sic et simpliciter, à explorer les traits d'une possible "autre subjectivité" que la moderne, mais ont visé à la réaliser en utilisant le trait démiurgique de leurs écrits.

Fondamentalement, explique Bosincu, en se référant à l'exégèse du gnosticisme par Eric Voegelin, ils étaient habités par une véritable horreur de l'existant et devenaient les porteurs d'un savoir sotériologique. Le gnostique : "connaît la matrice de la misère (temporaire) de l'homme [...] est en possession d'une sotériologie qui "donne à l'homme la conscience de sa déchéance et la certitude de la restauration de son être originel"" (p. 53). La fuite du moderne est centrée sur la "sotériologie de l'intériorité". Selon l'éditeur, Jünger a connu deux phases différentes de cette attitude néo-gnostique : dans sa jeunesse, il était proche du prométhéisme "wotaniste" du nazisme et de la "mobilisation totale".

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Cette référence visait à construire une subjectivité "active", animée par la volonté de puissance, destinée à dépasser l'individu bourgeois. Dans la phase d'"émigration intérieure", dont témoignent de façon paradigmatique Apollon, Pan, Dionysos, par l'influence du monde spirituel hellénique médiatisé par les lectures de Walter Friedrich Otto, et anticipant la psychologie des profondeurs de Hillman, Jünger devient le porteur de l'"homme total" schillérien, dans la psyché duquel la puissance titanesque revient se réconcilier avec les potestats des trois dieux en question. Cette métamorphose a amené notre homme à mûrir : "Le respect de la vie dans sa nature élémentaire", car il a pris conscience que : "le présupposé de la modernisation technologique est [...] la désanimation de la nature" (p. 99). La physis est vécue comme transcendant l'horizon humain : il y a un fossé évident entre le flux du devenir et de l'histoire, accumulateur de ruines, et les rythmes éternels et cycliques de la nature.

Le paganisme jüngerien est un "paganisme de l'esprit" qui s'adresse à une dimension inclusive profonde : "le noumène d'où jaillissent l'histoire et l'expérience empirique" (p. 111). L'auteur montre qu'il adhère à une perspective mythique : il croit que dans chaque entité, dans l'intériorité de l'homme et dans ses activités, un dieu agit. Le divin palpite, il s'expérimente. La technique elle-même n'est pas une simple expression de la raison instrumentale, mais a des racines mythiques, titanesques, prométhéennes.

Pour échapper à sa domination réifiante, l'homme doit retrouver la dimension imaginaire : ce n'est qu'en elle, et non dans les concepts qui statisent le réel, qu'il est possible de retrouver le souffle d'Apollon, de Pan et de Dionysos, l'éternelle métamorphose animique de la physis. Ces dieux sont dans une relation d'"antithèse fraternelle" (p. 244). Pour en retrouver le sens, il faut se pencher sur la coincidentia oppositorum, sur la logique du troisième inclus: "Apollon est exalté comme l'archétype à la base d'un style cognitif et existentiel qui privilégie la raison contemplative et le sens de la mesure" (p. 135), antithétique à l'hybris prométhéenne du nazisme et du capitalisme cognitif de nos jours. Pan incarne le "principe de plaisir" par opposition au "principe de performance", la légèreté de vivre que l'on peut éprouver en se plaçant dans la nature sauvage, perçue comme étrangère par l'homme moderne. La nature se suffit à elle-même, ce dont Karl Löwith était également conscient. Dionysos, enfin, est le dieu qui libère des fixités identitaires, de la dimension téléologique de la vie. Sa potestas met en échec la "folie enveloppée dans l'apparence de la raison" (p. 139).

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Le Jünger de l'"émigration intérieure", à notre avis, est porteur d'un contre-mouvement gnostique non néognostique (Gian Franco Lami), capable de ramener l'homme à la physis, à la vie éternellement jaillissante du cosmos. Le cosmos, dans les pages d'Apollon, Pan, Dionysos, n'est pas amendable, comme le croyaient les gnostiques, et avec eux les chrétiens et leurs substituts modernes (positivistes, marxistes, etc.) car, comme l'affirme Héraclite (fr. 30) : "Il est identique pour toutes choses, aucun des dieux ou des hommes ne l'a fait, mais il a toujours été, il est et il sera un feu éternellement vivant, qui selon la mesure s'allume et selon la mesure s'éteint". Apollon, Pan, Dionysos montre, comme l'a affirmé Calasso, que les dieux anciens ont trouvé refuge dans la littérature. C'est l'extraordinaire modernité des anti-modernes, dont parlait Antoine Compagnon.

 

samedi, 17 juin 2023

L'esthétique de la guerre dans la pensée de Giovanni Gentile et de Carl Schmitt

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L'esthétique de la guerre dans la pensée de Giovanni Gentile et de Carl Schmitt

par Flaminia Incecchi

(2018)

Source: https://legio-victrix.blogspot.com/2019/11/flaminia-incecchi-estetica-da-guerra-no.html

Introduction [1]

Cette note de recherche est une version préliminaire de ma recherche doctorale. Elle a pour objectif d'établir un dialogue entre Giovanni Gentile (1875-1944) et Carl Schmitt (1888-1985). Le dialogue que je souhaite présenter repose sur plusieurs points communs entre les deux penseurs, à la fois biographiques et intellectuels. Schmitt et Gentile ont tous deux été impliqués dans les régimes national-socialiste et fasciste, Schmitt en tant que juriste et Gentile en tant que réformateur et ministre de l'éducation. Sur le plan intellectuel, ils partagent plusieurs traits : affiliations et intérêts théoriques, ainsi que leurs critiques d'approches et de traditions similaires. Les deux penseurs mettent l'accent sur le concret et s'intéressent à l'histoire conceptuelle. Bien que pour des raisons différentes, Schmitt et Gentile ont vivement critiqué le positivisme, le libéralisme, le mécanisme, toutes les théories qui adoptent une approche intellectualiste (transcendantale) de la politique et du droit (Schmitt), ainsi que de la philosophie (Gentile). Le dialogue conduit à une comparaison de leurs interprétations de la guerre, que j'analyse à travers un cadre offert par l'esthétique. Dans ce qui suit, je présente brièvement Gentile, puis j'ébauche ma lecture des interprétations de la guerre de Schmitt et de Gentile, et les points sur lesquels je m'oriente dans leur utilisation de l'esthétique.

Commentaires introductifs

Giovanni_Gentile_primo_piano.jpgGentile est l'une des plus grandes figures intellectuelles du 20ème siècle. Né en 1875 à Castelvetrano (Sicile), Gentile a reçu sa formation intellectuelle à la Scuola Normale Superiore de Pise. En 1893, il commence ses études universitaires à la faculté d'histoire sous la direction d'Alessandro D'Ancona, célèbre historien de la littérature italienne. Pendant son séjour à Pise, Gentile rencontre Donato Jaja, un penseur néo-hégélien qui suscitera chez le jeune Gentile une profonde fascination pour la philosophie, ce qui changera l'orientation de ses études: il passa alors de l'histoire à la philosophie (Turi, 1995, p. 19).

L'œuvre de Jaja s'inspire des études hégéliennes italiennes de la période du Risorgimento, en particulier celles de Bertrando Spaventa, un penseur pratiquement inconnu qui a tenté de réformer la dialectique hégélienne, tout en cherchant à utiliser la pensée de Hegel comme un manuel pour le programme politique italien (Piccone, 1977, p. 51).

Lorsque Gentile a commencé ses études universitaires, des personnalités comme Jaja étaient marginales dans le paysage intellectuel du début du siècle. Grâce à la domination hégémonique du positivisme en philosophie, le discours s'attachait principalement à mettre en évidence et à favoriser les liens entre les méthodes philosophiques et scientifiques, en marginalisant la métaphysique et surtout l'idéalisme.

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En 1896, Gentile a entamé une correspondance avec Benedetto Croce, qui était à l'époque une jeune voix dissidente et couronnée de succès sur la scène intellectuelle. Gentile lit plusieurs articles dans lesquels Croce critique la méthodologie historique du positivisme [2]. La relation Croce-Gentile donnera naissance au mouvement néo-idéaliste, qui occupera la scène intellectuelle italienne pendant près d'un demi-siècle.

Bien que Gentile soit principalement connu pour son engagement politique et sa contribution à la philosophie, son œuvre reflète son parcours intellectuel. Ses œuvres sont une combinaison d'histoire conceptuelle et culturelle, de philosophie (métaphysique, esthétique, éthique), de philosophie du droit, de philosophie de l'histoire, de philosophie de l'éducation (pédagogie) et de philosophie politique. La carrière intellectuelle extrêmement prolifique de Gentile a commencé en 1896 et s'est poursuivie sans interruption jusqu'à son assassinat en 1944. Le corpus de Gentile comprend plus de 50 volumes [3].

415B-u8m2sS._AC_SY780_.jpgEn dehors du monde universitaire, l'engagement politique de Gentile était fondamentalement orienté vers la culture. Sous le régime fasciste, il a été ministre de l'éducation (1922-1924) et a entièrement réformé le système éducatif italien. Au cours de cette période, il a également écrit plusieurs articles pro-fascistes, ainsi que Origines et doctrine du fascisme (1928), un texte exposant la philosophie du fascisme. Pour ces activités, Gentile est toujours soumis à la damnatio memoriae, son rôle d'idéologue du fascisme, une "tache" difficilement oubliable, ternissant son nom jusqu'à aujourd'hui. En conséquence, les contributions intellectuelles de Gentile sont aujourd'hui essentiellement négligées dans tous les domaines où il a été actif.

Seuls quelques textes de Gentile sont disponibles dans d'autres langues [4], et à la lumière de la négligence des sources primaires, il n'est pas surprenant que les études sur Gentile soient peu nombreuses. La plupart des ouvrages récents visent à réintroduire sa pensée, ou plus précisément à sortir Gentile de l'oubli dans lequel il se trouve actuellement. Malgré l'étendue et la richesse de sa pensée, ainsi que son influence sur Collingwood, Gramsci et Croce, Gentile n'a pas encore été redécouvert.

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Le destin de Schmitt aujourd'hui ne pourrait être plus différent: nous disposons de deux biographies (Bendersky, 1983 ; Mehring, 2014) ainsi que d'une biographie intellectuelle (Balakrishnan, 2002). Dans Controverses on Carl Schmitt : A Review of Recent Literature, Caldwell (2005) écrit: "The authors of the books under review here variously view him as an Eighteenth-century liberal, a fascist in the Italian line, as a revolutionary conservative, as a critic of Marx, as an anti-Semite, and as a brilliant theorist of democracy" ("Les auteurs des livres recencés ici présentent une variété de points de vue quant à Schmitt, le percevant tour à tour comme un libéral du 18ème siècle, un fasciste selon la ligne italienne, un révolutionnaire conservateur, un critique de Marx, un antisémite et un théoricien brillant de la démocratie") (p. 357).

Ce passage révèle la grande variété des lectures de l'œuvre de Schmitt et ne rend pas compte de la multiplicité des articles traitant des comparaisons entre Schmitt et d'autres penseurs, des tentatives d'utilisation de la pensée de Schmitt aujourd'hui et des efforts de la gauche pour utiliser Schmitt comme critique de la démocratie libérale, ainsi que de la réception de la pensée de Schmitt dans différentes parties du monde. Cela montre qu'en dépit de la nature controversée du personnage de Schmitt et de certaines de ses idées, Schmitt est aujourd'hui pleinement accepté dans les cercles académiques.

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Un projet de dialogue entre Schmitt et Gentile est un exercice nouveau dans les milieux universitaires anglo-américains et italiens. A ma connaissance, le seul ouvrage dans lequel Schmitt et Gentile apparaissent dans le même paragraphe est un article co-écrit par Lacoue-Labarthe et Nancy (1990), ils écrivent: "Il faudrait ici montrer rigoureusement quels types de rapports l'idéologie, ainsi conçue comme Weltanschauung totale, entretient avec ce qu'Arendt appelle la "domination totale" (OT, p. 436), c'est-à-dire avec ce que Carl Schmitt - s'appuyant ici à la fois sur l'autorité du discours proprement fasciste (celui de Mussolini et de Giovanni Gentile) et sur le concept jüngerien de "mobilisation totale" (qui a fourni une première définition de la technique comme puissance mondiale totale) - appelle l'État total" (p. 293).

Malheureusement, rien ne prouve que Schmitt ait lu Gentile, et Lacoue-Labarthe et Nancy ne fournissent aucune référence indiquant le contraire. L'objectif de cette recherche est de simuler un dialogue entre Schmitt et Gentile, en mettant en lumière les similitudes et les connexions entre les deux. Ce faisant, ce projet comble plusieurs lacunes académiques. Premièrement, il contribue aux études sur Schmitt en fournissant une enquête sur son approche de la guerre et en l'explorant à travers une lentille esthétique. Deuxièmement, il met en lumière la profondeur de la pensée de Gentile, tant politique que philosophique. Enfin, dans le domaine de l'esthétique, il montre comment un concept (la guerre) peut conserver un qualificatif esthétique.

Il existe des différences disciplinaires entre Schmitt et Gentile, qui se traduisent dans les domaines auxquels ils ont contribué, ainsi que dans le mode de théorisation qu'ils emploient. Gentile, par exemple, n'a apporté aucune contribution à la théorie politique, tandis que les écrits de Schmitt n'ont jamais atteint la complexité et la rigueur philosophiques de ceux de Gentile. Malgré la nature et la portée distinctes de leurs contributions intellectuelles, Gentile et Schmitt partagent en fait certains fondements théoriques communs. L'un de ces points communs est l'accent mis sur le concret. À plusieurs reprises, Schmitt expose l'inefficacité d'une vision "scientifique" des concepts et suggère une approche concrète de leur analyse. La position philosophique de Gentile est la formulation d'un type d'idéalisme - idéalisme réel ou spiritualisme absolu - qui vise à réfuter le transcendantalisme des courants philosophiques précédents. Pour Gentile (1912), le positivisme, l'intellectualisme et les formes antérieures d'idéalisme impliquent l'existence d'une réalité antérieure à la pensée (p. 232). Cette réalité n'est pas touchée par la pensée humaine, qui ne joue qu'un rôle périphérique dans ces perspectives métaphysiques. Le rôle de la pensée dans ces perspectives est périphérique, elle est un "spectateur" plutôt qu'un "acteur", parce qu'elle reflète simplement ce qui a déjà été délimité (que ce soit par l'esprit de Dieu, les lois de la nature, ou la nécessité et la fatalité) (Gentile, 1922, p.6). Cette forme de pensée, Gentile (1922) la qualifie d'"abstraite" (43). À cela, il juxtapose les "pensées concrètes" - à savoir la pensée capable de façonner la réalité, avant laquelle rien n'existe (Gentile, 1922, p. 4). Le centre du système philosophique de Gentile est donc la pensée humaine et concrète. Le rôle central joué par la pensée concrète chez Gentile explique sa réfutation de toute théorie qui réduit les initiatives humaines (politiques, juridiques, historiques et philosophiques) à des mécanismes. Bien que de manière différente, Schmitt et Gentile théorisent avec une attention particulière au concret, ce qui les conduit à rechercher les origines, les définitions et les métamorphoses des concepts. Il y a donc un sens dans lequel Schmitt et Gentile sont tous deux concernés par l'idée de "rupture". La rupture de Schmitt est la foi en l'exception, et la rupture de Gentile est le sens dans lequel l'esprit humain peut - et doit - être situé au centre des discussions théoriques, brisant ainsi un discours qui, depuis son origine, soutenait l'existence d'une entité antérieure à la pensée.

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Schmitt et Gentile sur la guerre

Un lecteur de Schmitt pourrait remarquer que sa pensée et, par conséquent, sa plume, semblent avoir deux visages. D'une part, nous sommes confrontés au Schmitt juriste, dont la prose analytique et synthétique est essentiellement orientée vers l'ordre et la politique étatique. D'autre part, nous rencontrons parfois une autre plume, qui semble abandonner momentanément la normativité de l'ordre qui caractérise son œuvre, au profit de tendances décisionnistes et quasi-irrationalistes, ainsi que d'une forme de foi en l'extraordinaire. Ce Schmitt abandonne le style lapidaire et froid au profit d'une prose métaphorique, obscure et parfois prophétique.

Dans ce projet, je souhaite montrer que les deux visages de Schmitt sont liés à sa profonde fascination pour la guerre. Dans La notion du politique (Schmitt, 1996, pp. 25-26), Schmitt explique à ses lecteurs qu'une définition du politique ne peut être donnée que si nous découvrons les "catégories politiques spécifiques". Celles-ci doivent être indépendantes des autres catégories d'activités humaines, telles que l'éthique, l'esthétique, etc. Pour Schmitt (1996), "la distinction politique spécifique à laquelle les actions et les motivations politiques peuvent être réduites est celle entre l'ami et l'ennemi" (26). Or, contrairement à d'autres antithèses (le beau et le laid en esthétique, le bien et le mal en éthique), seule la politique possède le "degré maximal d'intensité", ce qui signifie que "l'ennemi politique [...] est existentiellement quelque chose de différent, d'étranger et de divergeant". ("est existentiellement quelque chose de différent et d'étranger, de sorte que, dans le cas extrême, des conflits avec lui sont possibles") (p. 27). Le politique est donc la seule antithèse qui puisse conduire à un combat justifié, car l'ennemi menace notre existence et notre mode de vie. Ainsi, la distinction politique (ami/ennemi) implique essentiellement la possibilité de la guerre.

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Deux passages de la Notion méritent d'être cités pour comprendre l'approche de la guerre par Schmitt. Le premier passage indique que la guerre est le résultat des antithèses politiques entre l'ami et l'ennemi: "La guerre découle de l'inimitié. La guerre procède de la négation existentielle de l'ennemi. Elle est la conséquence la plus extrême de l'inimitié. Elle ne doit pas être commune, normale, idéale ou souhaitable. Mais elle doit rester, néanmoins, une possibilité réelle tant que le concept d'ennemi reste valide (33)".

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Le second passage développe la fonction de la guerre en tant que négation existentielle de l'ennemi et souligne le fait que la guerre n'est justifiable que dans la situation extrême de l'inimitié et à travers l'antithèse politique: "Il n'existe aucune finalité rationnelle, aucune norme aussi vraie soit-elle, aucun programme aussi exemplaire soit-il, aucun idéal social aussi beau soit-il, aucune légitimité, aucune légalité qui puisse justifier le massacre d'hommes par des hommes pour cette raison. Si la destruction physique d'une vie humaine n'est pas motivée par une menace existentielle sur le mode de vie, alors elle ne peut être justifiée (49)".

Schmitt réitère ici indirectement l'argument précédent selon lequel la distinction politique est la seule antithèse ou le seul motif qui motive légitimement le combat. Ces passages nous permettent de conclure, à juste titre, que Schmitt n'exalte ni n'encourage la guerre. En outre, il semble fournir une raison pour une guerre défensive plutôt qu'offensive, dans la mesure où le combat n'est justifié que dans le cas d'une négation existentielle.

En outre, dans La notion, il semble que la guerre représente un test final de la foi en l'entité politique et de sa validité. Schmitt nous dit que l'État est l'entité politique par excellence, parce qu'il est le seul à posséder "la possibilité réelle de décider dans une situation concrète de qui est l'ennemi et la capacité de le combattre avec le pouvoir émanant de l'entité" (45). En outre, le jus belli, pour Schmitt, "implique une double possibilité : le droit d'exiger de ses propres membres qu'ils soient prêts à mourir et à tuer des ennemis sans hésitation" (46).

Dans ce même texte, Schmitt rappelle également que si une autre entité décide de la distinction politique, alors cette entité deviendra l'entité politique, remplaçant l'Etat précisément parce que la nouvelle entité détient le pouvoir de décision. Cette mention de la décision politique nous amène au traitement de l'état d'exception par Schmitt. Dans Théologie politique, Schmitt (2006) écrit: "Dans l'exception, la puissance de la vie réelle perce la croûte d'un mécanisme rendu torpide par la répétition" (5). Ensuite, Schmitt (2006) affirme que "tous les concepts pertinents de la théorie moderne de l'État sont des concepts théologiques sécularisés... l'exception dans la jurisprudence est analogue au miracle dans la théologie" (36).

Les passages de La notion du politique et de Théologie politique montrent les deux Schmitt que j'ai illustrés plus haut. Alors que dans le premier texte, la guerre fait l'objet d'un traitement systématique et froid et est mentionnée parce qu'elle fait partie d'un phénomène inévitable, celui qu'est la distinction politique ami/ennemi, le second texte nous présente une image différente. L'approche de la situation extrême dans Théologie politique est agrémentée d'une métaphore puissante, qui donne au lecteur l'impression que Schmitt souhaite presque que l'état d'exception se matérialise.

L'agere nécessaire dans l'état d'exception semble mettre en échec le deliberare infinido libéral. A première vue, l'assimilation de l'exception à un miracle semble indiquer la matérialisation de l'exception en tant que miracle. Dans ce cas, nous lirions la matérialisation d'un miracle comme quelque chose de souhaitable, fruit de la Providence. Ce mouvement interprétatif, typique de la lecture majoritaire de Schmitt comme penseur irrationaliste dans l'esprit duquel les germes du nazisme ont toujours existé, n'est pas la seule lecture disponible.

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La définition du miracle donnée par David Hume ouvre la voie à une seconde interprétation. Selon Hume, un "miracle est une violation des lois de la nature" (Hume, 2007, p.83). Le miracle est ainsi présenté comme une suspension temporelle des lois de la nature, tout comme l'exception exige une suspension temporelle des lois de l'État. Ce qui advient après un miracle et après une exception est la même chose: la normalité et l'ordre. Après avoir traité l'exception, l'État revient à son fonctionnement normal. A mon sens, la lecture de l'exception par Schmitt ne pourrait être plus éloignée du diagnostic benjaminien qu'Agamben fait de notre monde politique, où l'état d'exception serait devenu un paradigme de gouvernement (Agamben, 2005, p. 6-7).

Pour Schmitt, il s'agit de faire en sorte que nos structures politiques et juridiques puissent réagir de manière appropriée et opportune à l'état d'exception. Le fait que l'état d'exception ne puisse pas être codifié fait partie de sa nature, caractérisée par sa propre exceptionnalité qui le place en dehors du paradigme des règles établies. L'interprétation que j'ai proposée vise à montrer que Schmitt, loin de prôner un état d'exception perpétuel, a foi en ce moment en raison du pouvoir miraculeux dont il est porteur. Grâce à ce pouvoir, l'exception devient plus intéressante que la règle. Ainsi, même s'il n'est pas un défenseur de l'exception, Schmitt est fasciné par son pouvoir car face à l'exception, les désirs du libéralisme de l'effacer révèlent son insuffisance.

Pour Schmitt, la guerre ne serait jamais le point de la politique, "mais en tant que possibilité perpétuellement présente, elle est le présupposé principal qui détermine de manière caractéristique l'action et la pensée humaines et crée ainsi un comportement spécifiquement politique " (Schmitt, 1996, p. 34). Son affirmation descriptive selon laquelle la guerre pourrait se matérialiser, associée à l'affirmation normative selon laquelle elle ne devrait pas se matérialiser, est d'une importance vitale dans mon analyse de Schmitt en tant que penseur d'ordre. En affirmant que la guerre est une possibilité logique perpétuelle résultant d'une distinction politique nécessairement inévitable, Schmitt fournit un argument modal. Je veux dire par là que Schmitt souligne la possibilité que le conflit découle d'une condition nécessaire du monde politique. En reconnaissant cette situation de fait, Schmitt comprend alors que la guerre est un moment révélateur à plusieurs égards. Premièrement, la volonté de mourir est un aspect crucial du politique: "Si on lui ordonne d'aller à la guerre, l'agent schmittien obéira parce que sa fin ultime est la préservation de l'entité politique à laquelle il appartient" (Slomp, 2009, p. 164). Si l'État n'est plus en mesure de faire la distinction ami/ennemi, il se désintégrera et succombera devant une véritable entité politique émergeant d'ailleurs.

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Par conséquent, au moment de la guerre, ou de la possibilité perpétuelle de guerre, la question de l'appartenance est fondamentale. Pour parler crûment, un agent ne risquera pas sa vie pour une entité politique dont il ne se sent pas membre, révélant ainsi sa loyauté envers un groupe politique. Ce fait (ou plutôt, le lieu des loyautés) ne se manifestera que dans l'antagonisme le plus extrême. Dans ma lecture de Schmitt, la question de la guerre est une question extrême mais révélatrice. Deuxièmement, si l'exception devait se concrétiser, l'Etat en tant qu'unité serait en danger, ce qui explique pourquoi Schmitt veut laisser carte blanche aux canaux qui permettent de traiter l'exception le plus rapidement possible. Cependant, en vertu de cette force potentiellement dévastatrice, l'exception a le pouvoir de mettre en échec un ordre inefficace.

Je fonde ma lecture de l'approche de la guerre par Schmitt en tant que "politique de la distance" sur les deux arguments susmentionnés. L'affirmation selon laquelle Schmitt propose une politique de la distance par rapport à la guerre est compatible à la fois avec le Schmitt normatif et irrationaliste et, plus important encore, rend compte de leur coexistence. Même si ses théories sont caractérisées par une normativité de l'ordre, Schmitt est fasciné par la guerre. Cette fascination est évidente dans le pouvoir révélateur que possède la guerre, ainsi que dans la capacité de l'exception à vaincre le mécanisme libéral. Schmitt contemple donc esthétiquement la guerre à distance, sans l'inviter directement dans ses images politiques et juridiques. Pourtant, sa propre contemplation esthétique peut générer un certain nombre de réponses et façonner le comportement politique dans son ensemble.

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Les deux visages de Schmitt ont été détectés précédemment dans des études sur l'auteur. Par exemple, Wolin (1990) a suggéré une réconciliation par le biais de ce qu'il appelle l'existentialisme politique. Il écrit: "Il existe des préceptes "existentialistes" spécifiques qui lui permettent d'unir à la fois un décisionnisme radical et une philosophie concrète de l'ordre. Il ne fait guère de doute qu'il a perçu l'union parfaite de ces deux doctrines dans le Führerstaat d'Adolf Hitler" (394). Je souhaite éloigner mon interprétation de cette lecture. Ce que je propose, c'est une enquête sur les deux visages de Schmitt et une explication de l'attrait oscillant de la fascination de Schmitt pour la guerre en tant que fascination esthétique.

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Plusieurs essais traitent de l'esthétique chez Schmitt. Certains se concentrent sur l'influence de Shakespeare sur Schmitt (Pan: 1987; Pye: 2009). Ces articles n'explorent pas la dimension esthétique d'un aspect de la pensée de Schmitt. D'autres contributions identifient un angle esthétique dans les théories de Schmitt. A ma connaissance, la première de ce type est celle de Wolin (1992), où l'auteur affirme que Schmitt donne à l'état d'urgence une "justification presque esthétisante" (434). L'exception perturbe nécessairement un état tranquille de normalité typique de la société bourgeoise, ce qui confère à l'état d'urgence un pouvoir esthétique en tant que subjugueur de la Lebensphilosophie libérale. Le traitement esthétique de l'exception par Schmitt est une "esthétique de l'horreur" (terme emprunté à Bohrer) dans laquelle il y a une tendance à "propager une sémantique temporelle de rupture, de discontinuité et de choc" (Wolin, 1992, p. 433). Le passage de Wolin illustre une tendance commune dans la littérature sur l'esthétique de Schmitt: la négligence de définir et donc d'occuper le terme "esthétique" avec une définition. Qu'est-ce que cela signifie que quelque chose - un concept, un moment ou une théorie - est esthétique? Dans Wolin (1992), il semble que "l'esthétique" soit considérée comme le pouvoir étonnamment violent de l'exception. Si ma modeste lecture de Wolin est correcte, il semblerait que l'on puisse remplacer "esthétique" par des mots proches de "mystifiant", "mystique", "troublant", montrant ainsi que l'attribut "esthétique" n'a rien de spécial. En d'autres termes, "esthétique" dans ce sens est utilisé comme un mot, plutôt que comme un concept.

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Comme je l'ai mentionné précédemment, Gentile n'était pas un théoricien politique, de sorte que son traitement de la guerre est radicalement différent de celui de Schmitt en termes de portée et de nature. Les écrits de Gentile sur la guerre peuvent être répartis en trois segments théoriques et temporels. Premièrement, les Fondamenti della Filosofia del Diritto [Fondements de la philosophie du droit] (1916). Deuxièmement, les articles journalistiques écrits juste avant la Première Guerre mondiale, rassemblés dans Guerra e Fede (1919), et ceux écrits juste après la guerre, maintenant dans Dopo la Vittoria (1920). Troisièmement, dans les œuvres de la période fasciste, en particulier I Profeti del Risorgimento Italiano (1923) et Origines et doctrine du fascisme (1928). Je me concentrerai ici sur les premier et troisième segments.

Les "Principes fondamentaux" ont été conçus comme un cours de philosophie du droit donné en 1916 aux étudiants de la faculté de jurisprudence de l'université de Pise. Le texte est une analyse typiquement actualiste de la discipline, tant dans sa portée que dans sa téléologie. Dans un chapitre traitant du concept de dialectique en tant que développement et de la place de l'individu dans la société, Gentile (2003) écrit : "la guerre n'a pas sa fin en soi ; la guerre est l'établissement de la paix, la résolution d'une dualité ou d'une pluralité dans la volonté collective, dont la réalisation est immanente au conflit, représentant sa véritable raison d'être, et sa signification correcte" (72). Il poursuit en affirmant que la guerre est le résultat d'intérêts particuliers, qui doivent encore comprendre leur propre particularité - des intérêts qui ne peuvent être pacifiés que par l'ordre de la guerre. Il précise ensuite que le conflit doit être compris non pas comme une phase de transition entre l'individualisme et une substance universelle qui nie l'individualisme, mais comme un moment nécessaire dans la vie dialectique de l'esprit, car il ne peut y avoir de paix sans guerre (Gentile, 2003, p.73).

Ainsi, d'un point de vue philosophique, Gentile comprend la guerre comme un phénomène dialectique qui fait partie du processus d'unification de la multiplicité des volontés dans la société. En ce sens, la guerre est à la fois le signe d'un manque d'unité et le premier pas vers sa résolution. Sur le plan politique, Gentile est un fervent partisan de l'entrée de l'Italie dans la Première Guerre mondiale [5], ce qui suscite son intérêt pour les Fasci di Combattimento (Bedeschi, 2004, p.74). I Profeti traverse la tradition spécifiquement italienne du Risorgimento, avec ses principales figures (Giuseppe Mazzini et Vincenzo Gioberti dans la sphère théorique, Goffredo Mameli et Giuseppe Garibaldi dans la sphère pratique) et les aspects fondamentaux de leur pensée.

9753052304.jpgL'objectif de I Profeti est de ressusciter la philosophie et la conception de la vie du Risorgimento et de poursuivre son projet dans le nouveau moment historique de l'Italie: le fascisme. Étant donné que la guerre a été l'idée fondamentale des fascistes, Gentile (2004) montre comment la guerre et le conflit ont été au cœur de la pensée de Mazzini et de l'exemple vivant de Mameli. Gentile définit Mazzini comme "l'éducateur, l'apôtre: l'idée devenue personne" (212), ouvrant ainsi la voie à une exploration de sa pensée orientée vers son propre emploi en tant que source d'inspiration pour le peuple italien. Le plus intéressant est l'affirmation selon laquelle Mazzini est le prophète de l'Italie fasciste, qui partagerait tous les postulats de la philosophie de Mazzini (Gentile, 2004, p. 152). Le lecteur apprend rapidement que la philosophie de Mazzini forme une conception religieuse de la vie (Gentile, 2004, p. 17) qui englobe une conception de l'éthique selon laquelle les devoirs (le caractère sacré du devoir) précèdent toujours les droits et, par conséquent, où les droits ne peuvent être revendiqués que si les devoirs sont remplis.

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Sur le plan politique, Mazzini utilise la primauté des devoirs pour défendre l'idée que les gens ont le devoir de former un peuple et, par conséquent, une nation. La construction d'une nation doit se faire "non par la solidarité, mais par la lutte et la guerre: cette guerre qui - comme l'écrivait Mazzini en 1855 - 'est sacrée comme la mort, et comme la mort, donne accès à une vie plus sacrée, et à un idéal plus élevé'" (Gentile, 2004, p. 22). L'idée que la nation est créée par le conflit et la guerre correspond à la croyance de Mazzini selon laquelle "la vie n'est ni un spectacle ni un loisir, mais une lutte, un sacrifice... les droits ne peuvent être obtenus d'en haut, ils doivent être gagnés par l'insurrection et le martyre" (Gentile, 2004, p. 26). Ainsi, pour Gentile, la foi dans le projet mazzinien du Risorgimento ne doit pas être abandonnée, mais ravivée dans le nouvel esprit italien.

250px-Goffredo_mameli.jpgDans la pensée mazzinienne de Gentile, la guerre est la stratégie de l'unification. Une stratégie qui ne semble pas avoir été abandonnée même en temps de paix, car elle semble être l'essence même de la vie. En ce sens, Gentile (2004) inclut Mameli (gravure, ci-contre) dans la liste des "prophètes" en écrivant qu'"il est le martyr par excellence: le martyr dont la vie et la mort éclairent les origines de cette Italie" (158). Plus loin, Gentile (2004) cite Mazzini à propos de la mort de Mameli: "Mazzini a écrit qu'il ne fallait pas pleurer la mort de Mameli, car il est mort "d'une belle mort, en combattant au nom de Dieu et du peuple"" (163).

Dans l'ouvrage Origines de 1928, évoquant l'importance de la guerre pour les fascistes, il écrit: "La guerre était considérée comme un moyen de cimenter la nation comme seule la guerre peut le faire, en créant une pensée unique pour tous les citoyens, un sentiment unique, une passion unique et une espérance commune, une angoisse vécue par tous, jour après jour - avec l'espoir que la vie de l'individu puisse être vue et ressentie par tous - mais qui transcende les intérêts particuliers de chacun" (Gentile, 2009, p. 2).

Après l'intervention très contestée dans la guerre, lorsque la foi dans la restauration de la paix et de l'ordre dans l'État italien semblait vaine, Gentile (2009) a écrit que les fascistes n'ont jamais perdu espoir: "malgré les déceptions et l'angoisse qui ont accompagné la paix - ils ont continué à avoir foi dans la guerre et dans ce que la victoire dans cette guerre signifiait. Ils ont cherché à restaurer l'Italie en elle-même, en rétablissant la discipline et en réorganisant les forces politiques et sociales au sein de l'État" (18).

Par conséquent, dans Origines, Gentile plaide en faveur de la participation de l'Italie à la guerre parce qu'il pense (comme les Fasci) que la guerre est le seul moyen de restaurer un sentiment d'"italianité". En combattant dans la même guerre, le peuple italien, fragmenté, développerait un sens de la fraternité et de l'amitié qui n'existait pas à l'époque, malgré l'expérience du Risorgimento. La guerre devient ainsi le phénomène distinctif de la vie politique. Bien que cela semble, à première vue, similaire à ce que Schmitt écrit dans La notion, nous trouvons dans l'œuvre de Gentile un appel perpétuel aux armes, au martyre et à la guerre. De plus, cette guerre même est la réponse morale à une vie morale, à une conception de la politique qui est nécessairement religieuse et éthique. Ainsi, dans l'acte même de mourir pour sa nation, l'homme devient un héros et un martyr.

La guerre est donc au centre de cette conception de la vie politique et de la politique vivante, où les lignes de séparation entre le sens personnel de la vie et la téléologie nationale sont presque inexistantes. En plaçant la guerre au centre de cette image politique, Gentile pose la question de l'accomplissement moral et de l'unité esthétique. Alors que chez Schmitt, la guerre est toujours à distance, envisagée comme une possibilité perpétuelle pour une myriade de questions politiques et juridiques, mais jamais invitée dans la vie politique. En ce sens, j'ai qualifié la position de Schmitt à l'égard de la guerre de politique de la distance, et celle de Gentile de politique de la proximité. Dans les œuvres politiques de Gentile, la guerre apparaît de deux manières: d'un point de vue théorique, comme le moment dialectique nécessaire dans le conflit d'intérêts, qui, une fois matérialisé, réinitialise l'ordre politique, et d'un point de vue politique, comme la réponse morale au problème politico-existentiel de l'Italie, à savoir l'absence d'une nation.

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La rencontre entre Schmitt et Gentile révèle plusieurs caractéristiques intrigantes de la guerre, indétectables chez les penseurs libéraux et dans la tradition libérale. Parmi ces caractéristiques: la destruction créatrice de la guerre - la création d'un nouvel ordre par la destruction violente de l'ancien; le pouvoir unificateur du combat - l'horreur, la violence et le traumatisme peuvent unifier un peuple d'une manière bien plus profonde que n'importe quel autre événement ou phénomène. Le dialogue entre Gentile et Schmitt fait apparaître une spatialité intéressante par rapport à la guerre: une politique de la distance (Schmitt) contre une politique de la proximité (Gentile).

Notes

[1] - J'aimerais exprimer mes sincères remerciements à mes superviseurs pour ce projet, le Dr Gabriella Slomp et le Dr Vassilios Paipais, pour leur soutien, leurs conseils et leurs encouragements.

[2] - Croce avait attaqué la tentative de Pasquale Villari de reléguer l'histoire à la science. En réponse à Villari, Croce publie "L'histoire placée sous le concept général de l'art" (1893), qui nie les similitudes entre l'histoire et la science, soulignant plutôt les caractéristiques communes entre l'art et l'histoire, tous deux préoccupés par la belle représentation des individus [3].

[3) La publication des œuvres complètes de Gentile a été tentée et interrompue par les maisons d'édition suivantes : Treves (Milan), Sansoni (Florence) en 1936 - dirigée par le fils de Gentile, Federico, qui, en 1946, a délégué la tâche à la Fondazione Giovanni Gentile per gli Studi Filosofici (Fondation Giovanni Gentile pour les études philosophiques), basée à Rome.) En 2001, Le Lettere (anciennement Sansoni) a réédité les œuvres complètes de Gentile en suivant la division conçue par Ugo Spirito et Vito Bellezza. La bibliographie complète des œuvres de Gentile a été compilée par Bellezza en 1950 et publiée dans le troisième volume de la série Giovanni Gentile. La Vita e Il Pensiero, sous la responsabilité de la Fondation Gentile.

[4] - Malheureusement, seuls trois de ces textes existent en anglais. Il s'agit de: Theory of Mind as Pure Act, traduit de la troisième édition par H. Wildon Carr. Genèse et structure de la société, traduit par H.S. Harris. Urbana, Ill. The Philosophy of Art, traduit par Giovanni Gullace, Ithaca, NY. Cornell University Press, 1972.

[5] - Contrairement à Croce

Bibliographie

Agamben, G. (2015) État d'exception.  Trans.  Attell, Kevin.  Chicago.  The University of Chicago Press.

Bedeschi, G. (2004) Gentile, l'attualismo e il totalitarismo. Dans Marcello Pera Editor, Giovanni Gentile Filosofo Italiano (71-76). Catanzaro : Rubettino.

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Gentile, G. (1912) "Il Metodo dell'Immanenza" in La Riforma della Dialettica Hegeliana (1954). Terza Edizione Firenze : G.C. Sansoni. 196 - 232.

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Slomp, G. (2009) Thomas Hobbes, Carl Schmitt et l'événement de la conscription. Telos. 147 (été 2009), 149-65.

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samedi, 03 juin 2023

Werner Sombart et le nationalisme militaire

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Werner Sombart et le nationalisme militaire

Constantin von Hoffmeister

Source: https://eurosiberia.substack.com/p/werner-sombart-and-military-nationalism?utm_source=post-email-title&publication_id=1305515&post_id=124005863&isFreemail=true&utm_medium=email

À l'instar des héros intrépides des récits de Robert E. Howard sur l'âge hyborien, nous nous aventurons dans le désert aride de l'intellectualité et nous nous trouvons aux prises avec les théories complexes de Werner Sombart. Cette exploration exigeante requiert un mélange de force d'âme et de curiosité intellectuelle qui rappelle l'esprit inflexible des rudes protagonistes de Robert E. Howard.

Nous nous lançons dans cette odyssée avec l'ouvrage fondateur de Sombart, Les Juifs et la vie économique. Sombart, par un examen rigoureux, dissèque la relation complexe entre la communauté juive et le capitalisme. Il décrit les rôles historiques des Juifs en tant que marchands, prêteurs et pionniers du commerce, et la manière dont ces rôles ont influencé l'évolution du système économique. Cette analyse novatrice nous incite à développer un nouveau modèle conceptuel, dans lequel le socialisme est parfaitement imbriqué dans un nationalisme militaire vigoureux. En nous tournant vers l'histoire, nous nous inspirons de la Rome antique, une civilisation qui a su allier prouesses militaires et patriotisme inflexible. Nous empruntons les descriptions historiques vivantes de Tite-Live, un historien romain d'une acuité inégalée, qui dépeint les débuts de l'histoire de Rome, lorsque le bien-être de la société et la force militaire étaient inséparables. Cette imagerie fascinante constitue la colonne vertébrale de notre modèle hypothétique, lui donnant de la crédibilité et l'enracinant dans des réalités historiques tangibles.

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Enfonçons-nous donc dans le labyrinthe des théories de Sombart et découvrons son traité Amour, Luxe et capitalisme, qui incite à la réflexion. Sombart y examine les conditions sociales qui ont donné naissance à la consommation de produits de luxe et l'ont encouragée au cours du dix-neuvième et du début du vingtième siècle. Ses observations fines sur la manière dont la recherche du luxe alimente les entreprises capitalistes sont au diapason de la sagesse philosophique de Cicéron, homme d'État romain respecté et connu pour sa dénonciation de la décadence. S'inspirant de Cicéron, notre vision de la société fait sienne l'esprit de modération, remplaçant le luxe, tout de lascivité, par la prospérité partagée. Ce changement idéologique favorise l'unité et la camaraderie, des traits qui rappellent la vigoureuse fraternité qui prévaut dans les récits héroïques de Howard.

Notre quête intellectuelle nous conduit ensuite à Guerre et Capitalisme, une étude passionnante de Sombart qui dissèque le rôle de la guerre dans la formation et l'évolution du capitalisme. Sombart propose dans ce livre que les conflits militaires et les progrès économiques qui en découlent sont étroitement liés, leur interaction influençant la dynamique de la société. Son évaluation nuancée s'aligne étroitement sur les documents méticuleux de Tacite, chroniqueur sagace de Rome, connu pour sa documentation approfondie des transformations sociales déclenchées par les guerres. En nous inspirant des récits historiques de Tacite, nous envisageons que notre société théorique subit des changements monumentaux provoqués par l'union symbiotique du socialisme et du nationalisme militaire, un peu comme le pouvoir transformateur des guerres dans les récits de Howard.

51WwcLoOP6L._SX195_.jpgEnfin, nous nous confrontons à l'évaluation de la bourgeoisie faite par Sombart dans Le Bourgeois. Dans cet ouvrage exhaustif, Sombart élucide l'origine, le développement et les attributs du caractère bourgeois, analysant son rôle crucial dans la formation du capitalisme moderne. Il présente la bourgeoisie non seulement comme une classe sociale, mais aussi comme un état d'esprit, une éthique qui définit un mode de vie et un ordre économique. Dans la société que nous proposons, nous envisageons que cette classe prenne une nouvelle forme, comparable à la classe patricienne de Rome. La bourgeoisie de notre société théorique équilibrerait l'autonomie individuelle et la solidarité collective, en maintenant un équilibre qui rappelle l'unité indéfectible qui lie la bande de guerriers d'Howard.

Ce voyage à travers les théories de Sombart et les annales de l'histoire romaine nous entraîne dans un voyage intellectuel d'une complexité sans précédent. En naviguant sur ce terrain théorique, nous sommes constamment mis au défi de démêler l'écheveau complexe des liens entre le socialisme et le nationalisme militaire, une tâche qui exige une détermination analogue à celle des héros imperturbables de Howard. La sagesse intemporelle des anciens érudits romains - Tite-Live, Cicéron et Tacite - éclaire notre chemin, nous guidant dans cette entreprise, leurs idées historiques s'entrelaçant avec les théories de Sombart, tout comme le motif complexe d'un nœud celtique qui orne la garde d'une lame cimmérienne.

Nous nous aventurons ensuite dans le domaine épineux du capitalisme moderne, l'opus magnum de Sombart, où il décrit l'évolution du capitalisme dans ses phases initiales, son apogée et ses phases tardives. Il dissèque la transformation des systèmes économiques et se penche sur les structures sociales et politiques qui ont favorisé la croissance du capitalisme. Tout comme l'historien romain Suétone a minutieusement consigné la vie des Césars, les chroniques de Sombart offrent un aperçu approfondi des mécanismes du capitalisme. En nous inspirant des descriptions détaillées de Suétone sur la manière dont les victoires militaires alimentaient la grandeur de Rome et le pouvoir des Césars, nous esquissons les contours d'une société où le nationalisme militaire propulse le moteur économique socialiste.

Notre société hypothétique, tout comme les champs de bataille épiques évoqués par Howard, est un creuset de changement, d'innovation et de courage. Elle reprend l'éthique de Pline l'Ancien, l'indomptable érudit et commandant militaire romain qui a beaucoup écrit sur la résilience et la capacité d'adaptation de l'homme. Au cœur du tissu social que nous envisageons, nous empruntons la sagesse de Pline, créant une société qui, bien que façonnée par les rigueurs du nationalisme militaire, évolue, s'adapte et prospère en permanence.

Ensuite, nous découvrons le point de vue de Sombart sur le socialisme et le mouvement social au 19ème siècle. Sombart jette ici un regard perspicace sur la progression du socialisme au cours d'une période de changements sociaux radicaux. Ses recherches méticuleuses entrent en résonance avec les travaux de Jules César, un génie militaire qui comprenait parfaitement le pouls de sa société et son désir de changement. Les réformes sociales de César trouvent un écho dans notre construction théorique, une société qui met autant l'accent sur la responsabilité de l'individu envers le bien commun que sur sa propre recherche d'épanouissement.

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Alors que nous traversons le brouillard d'incertitude qui entoure notre quête intellectuelle, nous nous trouvons guidés par la lumière de l'exposé de Sombart sur le socialisme prolétarien. Il s'agit d'une version revisitée de son ouvrage précédent, dans lequel il fait subtilement allusion à sa transformation en partisan de la révolution conservatrice. Les souvenirs de Marc Aurèle, le philosophe empereur stoïcien, trouvent ainsi un écho dans notre nouveau modèle de société. Tout comme Marc Aurèle prônait le devoir, la discipline et la résilience, notre société socialiste alimentée par le nationalisme militaire honore ces vertus.

La recherche de la relation complexe entre le socialisme et le nationalisme militaire ressemble à un voyage dans un labyrinthe qui regorge d'une myriade de théories, de récits historiques et de défis intellectuels. La ténacité et le courage des personnages légendaires de Howard nous guident dans notre exploration du domaine des idées de Sombart. Les idées glanées auprès des érudits romains, bien qu'enfouies dans les annales de l'histoire, se révèlent intemporelles, guidant notre navire sur les mers houleuses de la découverte théorique. Ce voyage, aussi ardu qu'instructif, nous invite à continuer à naviguer vers l'inconnu, toujours à la poursuite de la connaissance et de l'intelligence des choses.

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vendredi, 26 mai 2023

Ernst Jünger et la créature des tranchées

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Ernst Jünger et la créature des tranchées

Constantin von Hoffmeister

Source: https://eurosiberia.substack.com/p/ernst-junger-and-the-trench-creature?utm_source=post-email-title&publication_id=1305515&post_id=122083085&isFreemail=true&utm_medium=email

Alors que la folie de la Grande Guerre engloutit l'Europe, Ernst Jünger se retrouve dans les tranchées gorgées d'eau, l'odeur de la mort et de la boue se mêlant à l'air. C'est là, dans ces paysages cauchemardesques, qu'il affronte un adversaire d'origine nettement cosmique, une manifestation des horreurs indicibles de Lovecraft. Dans "L'appel de Cthulhu", Lovecraft écrit : "Nous vivons sur une île placide d'ignorance au milieu des mers noires de l'infini, et il n'était pas prévu que nous voyagions loin". Mais Jünger, en pleine bataille, était déjà à la dérive dans ces mers noires. "Nous venions de salles de cours, nous avions quitté nos bancs d'écoliers et nos établis d'usines et, au cours des brèves semaines d'entraînement, nous nous étions soudés en un groupe nombreux et enthousiaste", écrit-il dans Orages d'acier.

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Une nuit glaciale, à la lueur fantomatique de la lune, il se retrouve engagé dans une lutte brutale avec un soldat français. Mais ce n'était pas un homme ordinaire. Au fur et à mesure que Jünger luttait contre son ennemi, le visage du soldat s'effaçait, révélant une créature qui faisait écho à l'effroi grotesque de l'Innsmouth de Lovecraft - un homme-grenouille, dont le corps était un mélange impie d'homme et d'amphibien, et dont les yeux ronds et globuleux scintillaient dans la faible luminosité. "Partout, la vie était vécue dans sa forme la plus extrême", se souvient Jünger.

Les mains de Jünger, enduites de la boue des tranchées et recouvertes des sécrétions gluantes de la bête, luttent pour maintenir leur prise autour de la gorge de la créature. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine, la terreur de sa situation se disputant à l'adrénaline du combat. Il pouvait sentir le pouls frénétique de la créature sous ses doigts, ses tortillements désespérés, ses croassements gutturaux de détresse se répercutant dans l'étroitesse de la tranchée. "Ici, dans les tranchées, c'est le camp qui se rétablit le premier qui l'emporte", se dit Jünger.

Ses doigts se crispent, les muscles de ses bras se tendent sous l'effet de l'effort. Les yeux de la créature commencèrent à s'écarter encore plus grotesquement de son visage, et le bruit humide et écœurant qu'ils firent en sortant de leurs orbites résonna aux oreilles de Jünger. Un liquide visqueux, d'encre, se répandit, coulant sur le visage de la créature comme des larmes de goudron. "La mort avait montré son visage ; il n'y avait pas d'échappatoire, et le calme de la nuit renforçait l'horreur de notre situation".

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L'homme-grenouille se débat, ses griffes agrippent les bras de Jünger dans une tentative futile de se libérer. Mais Jünger tient bon, sa détermination étant alimentée par l'abomination qu'est son adversaire. La créature perdait de sa vitalité, ses efforts ralentissaient, ses croassements s'estompaient, jusqu'à ce qu'enfin, dans un dernier frémissement, elle tomba mollement. "Ironiquement, c'est notre expérience commune d'une telle inhumanité qui nous a permis de rester sains d'esprit au milieu du chaos", commente Jünger.

Dans la foulée, le corps de l'homme-grenouille se décompose rapidement, se fondant dans la boue de la tranchée, comme si la terre elle-même cherchait à cacher les preuves de cette monstruosité cosmique. Le seul témoignage de cette effroyable bataille est la puanteur persistante de la décomposition et le souvenir indélébile gravé dans l'esprit de Jünger, un rappel sinistre des horreurs indicibles cachées dans le chaos de la guerre. Il confie dans Orages d'acier : "La guerre nous a appris la diversité de la mort".

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dimanche, 30 avril 2023

Critique de "L'Europe : tradition, identité, empire et décadence"

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Critique de "L'Europe : tradition, identité, empire et décadence"

Par Hyperbola Janus

Source: https://www.hiperbolajanus.com/posts/resena-europa-tradicion-identidad-imperio-decadencia/

Europe : Tradition, Identité, Empire et Décadence, par Armin Mohler, Carlos X. Blanco, Julius Evola, Matteo Luca, Robert Steuckers

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EUROPA
TRADICIÓN, IDENTIDAD, IMPERIO y DECADENCIA

Editeur : EAS (https://editorialeas.com/producto/europa-2/ )

Année : 2022 | Pages : 136

ISBN : 978-8419359025

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L'Europe : tradition, identité, empire et décadence est un ouvrage collectif qui nous présente une variété de thèmes vraiment attrayants qui, bien qu'a priori très différents les uns des autres, font partie de nos propres racines politico-culturelles et intellectuelles, et plus particulièrement de certaines, aux contours tranchés, de la pensée dissidente ou politiquement incorrecte. La pensée de Julius Evola et d'Oswald Spengler nous sert de guide et d'itinéraire et façonne l'idée de Tradition, d'Empire ou de technique. L'avant-propos de David Engels nous offre une série d'orientations pour nous situer dans le cadre de l'ouvrage, en insistant particulièrement sur l'idée de crise existentielle et la menace qui pèse sur l'avenir de notre civilisation. Il s'agit d'une défense implicite du véritable Occident, de ses valeurs transcendantes et héroïques, de ce que nous appelons souvent la "civilisation de l'être", par opposition à l'Europe d'aujourd'hui, que nous pouvons englober sous l'étiquette toujours trompeuse d'"Occident", en l'occurrence l'"Occident postmoderne", qui est la conséquence de développements ultérieurs dérivés de toute cette culture moderne et bourgeoise qui a ses racines dans les Lumières et la pensée des Lumières et qui brandit aujourd'hui les bannières du multiculturalisme, du transhumanisme, de la culture de masse et, en bref, de la déshumanisation de l'homme et de sa conversion en un simple produit sur le marché mondial.

Oswald Spengler et Julius Evola

Dans ces conditions et face à un horizon incertain, il n'y a pas d'autre choix que de défendre des principes anciens et pérennes, ceux qui ont fini par articuler "l'autre Europe", d'où la nécessité de défendre la valeur de la Tradition et des grands archétypes qui constituent son héritage et son patrimoine, comme le rappelle Carlos X Blanco d'un point de vue clairement spenglérien. Ce sentiment de continuité et d'appartenance, issu de processus historiques complexes et d'une ethnogenèse à la confluence de peuples divers tels que les Celtes, les Romains et les Germains, est ce qui a construit l'Europe et s'est nourri à son tour de sources traditionnelles de la plus haute antiquité, en particulier dans le bassin méditerranéen, carrefour de peuples et de civilisations depuis l'aube de la civilisation.

La crise de la Tradition, ou sa grande dissimulation, comme le souligne l'auteur asturien, se trouve dans l'aveuglement et le manque de perspective historique de l'époque actuelle, qui ignore la valeur d'une tradition ancestrale en propageant de fausses antithèses et dichotomies qui n'ont rien à voir avec nos racines et notre identité. La menace de devenir des peuples fellahisés (Spengler) en antithèse à l'homme faustien, véritable architecte de la culture européenne occidentale, et qui représente l'homme décadent et médiocre de notre époque, incapable de faire face aux défis à venir.

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À partir d'une conception dualiste de l'inspiration évolutive, Blanco souligne l'importance décisive, dans le cadre de l'esprit faustien qui animait l'Europe d'autres temps, de la tradition celtique-nordique, expression du pôle viril et aristocratique de l'existence, solaire et guerrier, pour combattre l'esprit qui anime ce principe de civilisation sclérosé et sans vie du pôle lunaire et féminin qui représente le substrat méridional et afro-sémitique présent dans notre civilisation, qui a acquis une importance totale dans l'Occident post-moderne. C'est le modèle de civilisation qui trouve ses derniers échos au Moyen Âge sous la figure de l'archétype du guerrier et du chevalier, avec les symboles de l'Imperium et des luttes du Saint Empire contre l'Église, incarnant les pôles solaire et lunaire de l'existence représentés respectivement dans les catégories des Gibelins et des Guelfes. Julius Evola voyait dans le "conflit des investitures" bien plus qu'une lutte pour la suprématie dans le domaine du contingent afin de défendre la Tradition dans un sens pur et authentique, le sens primordial, celui des débuts, avec son unité primordiale régalienne/sacrée contre un christianisme d'inspiration sacerdotale et théocratique.

Les peuples barbares et nordiques-païens ont un impact positif sur la construction de l'ordre féodal qui caractérise l'ethos médiéval, et sur ce processus de transfiguration qui transforme le barbare en chevalier, et qui fait revivre dans le christianisme l'élément romain sous une nouvelle aura spirituelle et transcendante dans ce qu'Evola lui-même qualifierait de dernière des grandes étapes historiques dans lesquelles la Tradition, obéissant à sa signification primordiale, s'est transformée en une véritable tradition, obéissant à sa signification primordiale, s'est manifestée dans toute sa splendeur sous l'exemple paradigmatique du Saint Empire romain, et en même temps c'est l'ère de l'homme faustien spenglérien, animé d'une soif de conquête, bâtisseur des grands cycles historiques.

Le contraste se trouve dans l'Occident capitaliste moderne, véritable bourbier de dégénérescences et de perversions, sous l'empire d'une anthropologie libérale qui abaisse l'homme, le subordonne à la technique et le réduit à la servitude, à l'exploitation et le condamne finalement à sa propre autodestruction. D'où la nécessité de redécouvrir les archétypes anciens, et avec eux la Tradition dont ils sont porteurs, face au démonisme de l'économie et de la technologie auquel l'homme moderne s'est abandonné.

Le concept d'Empire, dont Rome est l'archétype universel, fait l'objet d'une analyse dans l'article suivant de l'auteur belge Robert Steuckers, L'idée impériale en Europe. Dans sa définition de base, l'empire apparaît comme l'incarnation d'une autorité transcendante, capable de s'imposer à des peuples divers et hétérogènes, en reconnaissant une hiérarchie qui va du général au particulier. Steuckers nous offre une synthèse historique du développement de l'empire, de Rome au Saint-Empire romain germanique en passant par le royaume franc, et avec lui l'idée d'Europe, qui est associée à une nouvelle vision du monde, une anthropologie traditionnelle dans laquelle prévalent le principe de subsidiarité et une conception organique du social, en contraste évident avec le centralisme jacobin d'inspiration libérale et toutes ses formules analogues. Face aux nouveaux défis auxquels l'homme et la société sont confrontés à partir de la seconde moitié du XXe siècle, il est nécessaire de revitaliser un corpus idéologique d'inspiration traditionnelle capable d'impliquer l'homme dans la construction de son avenir, d'en faire un acteur direct des formes de gouvernement, ce qui rappelle dans une large mesure le modèle espagnol traditionaliste avec l'implication des "corps intermédiaires" dans les tâches d'organisation et de gouvernement, au-delà du parlementarisme libéral et des oligarchies servies par la partitocratie.

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La réflexion de Steuckers se poursuit en approfondissant l'idée impériale dans la section suivante, où il nous propose une vision de l'Empire à travers Charles Quint, et plus particulièrement à travers son médecin, Andrés Laguna, dont le témoignage permet de parfaitement contextualiser les difficultés et les menaces qui pèsent sur l'Empire : la réforme luthérienne et les guerres de religion qui ont détruit l'ordre œcuménique chrétien issu du Moyen Âge, les menaces de l'ennemi extérieur turco-ottoman et plus tard, à partir de Philippe II, l'hostilité résolue des papes romains. Tous ces facteurs ont contribué à affaiblir le projet impérial paneuropéen que l'empereur Charles Quint avait projeté sur une Europe déchirée par des conflits internes. L'héritage de ces siècles se projette également sur le carrefour actuel d'une Europe affaiblie et soumise à l'impérialisme anglo-saxon d'outre-Atlantique, face auquel, si elle veut encore s'affirmer comme un pôle géopolitique dans le monde, avec une voix et une influence, elle doit s'intéresser aux nouveaux blocs internationaux qui se forment dans un cadre plus large qui concerne les politiques eurasiatiques et la consolidation et la projection de l'héritage européen dont nous sommes les gardiens.

Dans le chapitre suivant, Evola et Spengler, également rédigé par Robert Steuckers, l'auteur analyse deux figures fondamentales qui servent de fil conducteur à l'ensemble du livre, afin d'exposer les différences entre l'Italien et l'Allemand. Bien qu'ils soient très proches, puisque dans leurs œuvres respectives ils ont tous deux entrepris une analyse morphologique de l'histoire, Révolte contre le monde moderne et Déclin de l'Occident (Vol. I et Vol. II), Evola a toujours considéré que l'historien allemand restait en quelque sorte prisonnier des schémas intellectuels de la modernité, avec l'absence de cette dualité et dichotomie marquée entre le monde traditionnel et le monde moderne, si caractéristique du traditionaliste romain. Comme Nietzsche, Evola reproche à Spengler d'être redevable aux idéologies modernes, en particulier à celles post-romantiques qui se nourrissent d'un activisme vitaliste qui caractérise l'homme faustien, dans la définition spenglérienne duquel il le voit représenté par un volontarisme immanent qui n'a pas la verticalité et la transcendance aristocratico-virile proposée par la pensée évolienne. La critique d'Evola est trop dure et il nie toute influence de l'auteur allemand sur sa propre œuvre, ce qu'Attilio Cucchi estime très nuancé, détectant des traces de cette pensée dans la critique du bolchevisme et de l'américanisme ainsi que dans le césarisme politique représenté par le fascisme.

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À la suite de l'article de Steuckers, le présent ouvrage nous offre un texte très révélateur de Julius Evola, Le mythe et l'erreur de l'irrationalisme, inclus dans son ouvrage L'arc et la massue (1968), où il se concentre sur la critique de l'irrationalisme auquel adhèrent une multitude de courants de la pensée moderne, engendrés pour la plupart au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle, et qui, au lieu de prendre pour référence l'esprit et un principe supérieur d'objectivité transcendante, se concentrent sur le mysticisme au service de la vie, qui constituent un danger égal ou supérieur au rationalisme avec des mouvements comme l'existentialisme ou des auteurs comme Bergson ou Jung, qui définit une antithèse fausse et limitée entre le rationalisme et l'irrationalisme incapable d'opérer une synthèse supérieure de niveau ontologique-métaphysique capable d'agglutiner toute la connaissance de la réalité dans une théorie de l'Être qui nous renvoie au monde des principes et à l'unité primordiale des origines. Ainsi, la connaissance du monde moderne est réduite à des catégories purement humaines, à des spéculations philosophiques et à une connaissance abstraite incapable de connaître la substance profonde des choses. C'est la raison de l'incompréhension et des obstacles insurmontables qui existent entre le monde traditionnel et le monde moderne, et qui est intimement liée à un processus régressif de décadence et d'involution dans lequel la perte du sacré et la défiguration du principe intellectuel sont des clés fondamentales, et en ce sens les travaux de René Guénon et de Frithjof Schuon sont un complément indispensable. L'Occident post-moderne actuel n'est rien d'autre que la conséquence de ces processus de dissolution qu'Evola décrit parfaitement dans cet écrit de la fin des années 60 qui, rappelons-le, coïncide avec les années de ce que l'on appelle la contre-culture, où l'on retrouve nombre d'éléments idéologiques qui ont servi par la suite à cimenter ce que l'on appelle aujourd'hui l'idéologie woke (idéologies du genre, transhumanisme, destruction des valeurs traditionnelles...).

Deux écrits majeurs sur la figure d'Oswald Spengler occupent le devant de la scène dans la dernière partie de l'ouvrage, sous la plume de Robert Steuckers et Carlos X Blanco, Las matrices prehistóricas de civilizaciones antiguas en la obra posthumous de Spengler et Tecnicidad, biopolítica y decadencia : Commentaires sur le livre d'Oswald Spengler "L'homme et la technique", qui soulignent l'originalité de la classification morpho-psychologique de l'histoire de l'auteur allemand, au-delà des catégorisations progressives et linéaires habituelles de l'historiographie académique et officielle, en utilisant des analogies avec la vie naturelle et en mettant en évidence un type humain très particulier, dominé par un élan d'action volontariste applicable et élevé par la maîtrise de la technique appliquée à la guerre et à la conquête, qui donne un sens absolu à leur vie et trouve sa plus haute expression dans le char comme arme, et nous pouvons en trouver l'expression historique chez les Grecs, les Romains, les Indo-Aryens et les Chinois, ce qui, après la publication du Déclin de l'Occident, l'amène à s'interroger sur l'importance accordée à la civilisation faustienne, cela conduit Steuckers à émettre l'hypothèse d'une réorientation de la pensée spenglérienne vers des positions eurasiatiques et un rejet des peuples anglo-saxons et thalassocratiques, qui auraient trahi la solidarité germanique.

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Dans le dernier grand chapitre de la dernière partie du livre, Carlos X Blanco analyse un sujet complexe, inspiré de L'homme et la technique de l'historien allemand. L'écriture est dense et couvre de nombreux aspects, d'un point de vue zoologique, naturaliste, dialectique et opérationnel dans une synthèse physico-biologique et historique de l'homme depuis les premiers temps de la préhistoire jusqu'à la culture et enfin à la décadence. Les positions de départ de Spengler sont résolument opposées aux positions bourgeoises et libérales des Lumières, aux philosophies égalitaires et à l'évolutionnisme qui en découlent. Pour Spengler, la technicité exprime quelque chose de profondément organique et lié à la vie, à la tactique de la vie, à l'action et à la lutte qui naît de la volonté de puissance nietzschéenne et qui s'inscrit dans une échelle cosmique qui concerne tous les êtres, qui dépasse les déterminismes classificatoires de la science, laquelle opère sur des concepts et des abstractions de l'humain. Notre condition biologique, d'"animal de proie" et de prédateur contre toute forme de vie végétative, fait partie de notre nature. En même temps, Spengler revendique une histoire des individus qui, en fin de compte, façonnent le cours des événements, par opposition à l'homme-masse, qui fait partie du troupeau et qui représente la régression vers les strates animales.

Blanco reproche également à Spengler les "préjugés anti-évolutionnistes" qui parlent de l'importance de l'œil et de la main dans le développement de la technicité humaine, qui apparaît soudainement, sans être liée à un processus d'évolution ou de développement biologique, graduel ou soudain, et croit que l'anthropologie évolutionniste peut l'expliquer "en termes de causalité circulaire et synergique". Spengler parle de la "pensée de la main" qui représente la double facette de la pensée humaine sur le plan cognitif, et qui différencie l'homme de l'animal, et par opposition à l'instinct de ce dernier, chez l'homme prime l'action créatrice et personnelle, qui définit différents types humains (théoriques et pratiques, hommes de faits et hommes de vérités) qui a provoqué une scission arbitraire entre le Moi et le monde sous un présupposé dualiste qui est l'expression de la divergence entre la nature et l'histoire par rapport à la même technicité. Enfin, cette technique qui a nourri les réalisations de la culture faustienne se retourne contre l'homme, contre la civilisation et contre l'Europe dans l'ordre postmoderne du machinisme et de l'automatisation, nous entraînant vers une dérive nihiliste et suicidaire. Le texte de Carlos Blanco contient une analyse profonde de la question qui invite à une relecture de l'œuvre de Spengler et à son contraste avec la réalité du présent.

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Les derniers articles, plus courts, consistent en un hommage à la figure d'Oswald Spengler par Armin Mohler, corollaire de tout ce qu'a dit l'auteur, des lignes fondamentales de sa pensée, de sa conception anthropologique et de quelques notes biographiques marquantes. Cet article est suivi d'un texte consacré à Dominique Venner, par Luca Andriola, et à ses apports doctrinaux et au niveau des structures de formation et de militantisme dans la sphère nationale-révolutionnaire, notamment à travers sa Critique positive, avec la revendication d'un nationalisme ethnique et de l'idée communautaire face à l'idéologie libérale moderne, en ce sens l'influence sur des mouvements comme la Nouvelle Droite française et son organe métapolitique, le GRECE, est notable. On se souvient de l'interpellant suicide de Dominique Venner à Notre Dame en mai 2013, visant à éveiller les consciences sur les destructions qui menacent la survie de la civilisation européenne.

Le dernier article, pour compléter la liste variée des sujets et des auteurs abordés, est une brève synthèse du nationalisme russe, oscillant toujours entre slavophiles et occidentalophiles, entre l'idée d'une intégration dans l'espace civilisationnel euro-occidental et le rejet de ce modèle de civilisation moderne et libéral qui représente une abomination pour les valeurs traditionnelles du panslavisme russe. Parmi les différents courants du nationalisme russe, ceux qui se distinguent aujourd'hui sont l'eurasisme, avec des leaders comme Goumilev, Troubetzkoi, Savitsky et Vernadsky, dont la doctrine repose sur une conception impériale de la Russie, intégratrice des peuples périphériques, et qui sont également favorables à une alliance avec les peuples turcs ou avec l'Islam. Alexandre Douguine est actuellement le principal représentant de ce courant au sein du néo-eurasisme, avec une nouvelle dimension géopolitique qui, en liaison avec les événements internationaux de ces dernières années et la résurgence de la Russie en tant que puissance mondiale, est en train de prendre une place prépondérante. Aux côtés des néo-eurasianistes, on trouve des pan-eurasianistes, des national-communistes ou des nationalistes ethniques, dans ce qui constitue une mosaïque variée de positions et d'organisations sous un dénominateur commun qui est le rejet de l'Occident post-moderne et le renforcement de la position géopolitique de la Russie dans le monde en tant qu'empire continental.

mardi, 14 mars 2023

La discordante concordance Jünger-Schmitt

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La discordante concordance Jünger-Schmitt

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/la-discorde-concordia-junger-schmitt-giovanni-sessa/

La nouvelle version Adelphi du Nœud gordien

Un livre crucial et très actuel, Il nodo di Gordio (Le nœud gordien) d'Ernst Jünger et Carl Schmitt (pp. 238, euro 14.00), vient d'être réédité chez Adelphi, sous la houlette de Giovanni Gurisatti. Le livre réunit l'écrit de Jünger, publié pour la première fois en 1953, et la réponse du philosophe et juriste allemand, parue deux ans plus tard, en 1955. Le livre est donc un moment central de l'intense et longue conversation entre les deux penseurs. Le débat avait également un autre deutéragoniste, du moins en ce qui concerne le problème de la technique: Martin Heidegger. L'éditeur rappelle, à cet égard, que depuis la publication, dans les années 1930, du Travailleur de Jünger, Schmitt avait élaboré sa propre exégèse de la transformation de l'État libéral en un État "potentiellement total", se comparant, en "accord discordant", aux intuitions de Jünger. Ce dernier avait clairement indiqué que les changements introduits par la mobilisation totale poussaient à la constitution d'un espace mondial planétaire.

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En arrière-plan, dans l'univers conceptuel de Jünger, l'idée de l'inévitabilité du Weltstaat, de l'État mondial, commençait à faire son chemin, puisque, explique Gurisatti: "C'est seulement en lui que se trouve l'unité de mesure d'une sécurité supérieure qui investit toutes les phases du travail en guerre et en paix" (p. 217). Le problème soulevé par Jünger était, à ce moment-là de l'histoire, au centre des réflexions de Schmitt. Schmitt lit l'État planétaire comme un organisme irrespectueux, note l'éditeur, "de la concrétude spatiale [...] l'ennemi principal du politique tout court" (p. 218). Un véritable destructeur des différences, du pluralisme et de la dimension polémologique qui caractérise le politique en tant que catégorie. En substance, le philosophe du droit juge la position de l'écrivain comme étant "naïvement dépolitisante" (p. 219). Au début des années 1940, Schmitt, s'opposant aux universalismes politiques du capitalisme occidental et du bolchevisme oriental réunis, s'est fait le porte-parole de la nécessité de défendre la substantialité politique de l'Europe, afin qu'elle devienne le propagateur d'un nouveau nomos de la terre, dans la contingence historique qui s'annonce avec la fin de la Seconde Guerre mondiale.

A l'unité mondiale, il commence à opposer l'idée d'un monde multipolaire, articulé dans une pluralité d'espaces concrets, chargés de sens, construits sur la tradition. Le nœud gordien, pour Schmitt, avait en son centre le binôme Europe-Allemagne (et continuait de l'avoir même après l'effondrement du Troisième Reich). Dans cette conjoncture, Jünger a également remis en question l'Europe. Le Vieux Continent devrait se refondre en termes d'unité géopolitique de multiples patries. Ce n'est qu'à cette condition que les Européens pourraient s'élever au rôle de garants des équilibres Est-Ouest. En tout état de cause, selon lui, l'État mondial restait le telos vers lequel tendait le destin de l'histoire. Cette thèse a été réitérée dans Über die Linie (= Passage de la ligne), qui a provoqué la réaction du juriste. De plus, Jünger interprétait la relation Est-Ouest de manière impolitique, la déroutant comme une polarité archétypale, élémentaire, marquant l'histoire et la conscience des individus ab initio. Ainsi, pour l'écrivain, ce n'est pas tant l'histoire et le politique qui comptent, mais la dimension destinale.

C'est là que réside la divergence la plus profonde entre les deux : Schmitt, contrairement à son ami, lit le nœud Est-Ouest en termes concrets, historico-dialectiques, comme l'opposition de la terre et de la mer. Cette dichotomie n'a rien à voir avec le "naturalisme" de Jünger. Pour Jünger, en effet, au pôle Est correspond le mythos. L'Orient est ainsi porteur de l'idée de la Terre-Mère, du destin et, dans la sphère politique, du prince-dieu. A l'inverse, l'Occident est éminemment ethos, liberté, histoire, prince-dieu. Hitler, dans cette perspective, était une figure marquée dans un sens "oriental". Pour Schmitt, du côté de la terre se tenait le monde continental, la Russie et l'Asie, du côté de la mer, au contraire, il plaçait l'Occident mercantile et libéral. Au milieu, entre les deux, se trouvait l'Europe. Au cours des siècles allant du XVIe au XIXe siècle, l'histoire européenne a oscillé entre deux configurations géopolitiques différentes : la première comprenait la France, l'Espagne et l'Allemagne "telluriques", la seconde était représentée par l'Angleterre, qui avait exprimé, de toute évidence, l'esprit maritime.

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La Première Guerre mondiale a mis en échec le jus publicum europaeum. L'option entre les deux pôles constitue donc le véritable nœud gordien de la modernité. La terre est nomos, l'enracinement, les frontières et les traditions, la mer est techne, le déracinement errant. L'Europe est donc "prise entre le "foyer" et le "navire"" (p. 228). Trancher le nœud implique, aujourd'hui encore, de tenter de soumettre la techne, afin de réaffirmer le nomos : "La soumission de la techne déchaînée : ce serait [...] l'action d'un nouvel Hercule ! [...] le défi du présent" (p. 229).

Pour Jünger, seule l'éthique occidentale de la liberté aurait pu réussir une entreprise aussi titanesque. Le nœud, dans sa perspective, ne doit pas être tranché, mais dénoué par le "pacte" entre les prétendants. Au contraire, selon Schmitt, la solution se trouve dans l'affirmation historique de différents "grands espaces", capables de réaliser un équilibre géopolitique entre eux. Dans ce contexte, il assigne à l'Europe un rôle moteur, en s'appuyant sur l'émergence d'un patriotisme continental, centré sur la substance spirituelle des peuples qui l'habitent. Les positions des deux hommes sont discordantes car, malgré la référence au Weltstaat, l'écrivain allemand n'exclut pas la constitution de l'Europe en tant que patrie fondée sur un ethos : "En Europe, nous avons la capacité de respecter quelque chose qui se trouve en dehors de l'homme et qui détermine sa dignité" (p. 86), une sorte d'équivalent de la substance spirituelle dont Schmitt a parlé. Si cela est vrai, l'approche jüngerienne "archétypale" du problème montre son inadéquation en ayant dépolitisé le nœud, la relation Est-Ouest.

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La situation actuelle le montre clairement : ce qui est en jeu pour nous, Européens, n'est pas seulement politique, mais historique. La prise en charge de la fonction de "grand espace" est la seule qui puisse garantir la survie du Vieux Continent. C'est seulement à cette condition, comme le souligne Gurisatti, qu'il sera encore possible de parler d'une Europe possible. La possibilité est le pouvoir, la récupération de la vocation politique et civile originelle de notre culture.