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vendredi, 28 mars 2025

La menace libérale

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La menace libérale

Georges Feltin-Tracol

Né en 1966 à Gijón dans les Asturies, Carlos X. Blanco enseigne la philosophie. Lecteur assidu d’Oswald Spengler, de Ludwig Klages, de David Engels et de Robert Steuckers, il a signé plusieurs essais parmi lesquels La caballería espiritual. Un ensayo de psicología profunda (2018), Ensayos antimaterialistas (2021) ou La insubordinación de España (2021). Récemment fondées, les éditions La Nivelle publient enfin un court essai, Le virus du libéralisme, la traduction française de El virus del liberalismo. Un virus recorre el mundo (2021).

À rebours de la mode actuelle qui voit une droite nationale – identitaire européenne se fourvoyer dans l’adulation de Donald Trump, d’Elon Musk et du président argentin Javier Milei, Carlos X. Blanco conteste l’idéologie libérale sous ses différentes facettes mortifères en appliquant à sa réflexion « la méthode de l’analyse dialectique […], par essence, holistique et fonctionnelle ».

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Ainsi constate-t-il que « l’économie est libérée du pouvoir politique », ce qui favorise la propagation du « virus du libéralisme […], véritable parasite culturel, [qui] n’a pas de vie propre. Son activité vitale, car elle est toute de prédation et de reproduction, n’a pas de moteur propre ». Cependant, « ce virus a favorisé et profité de la dissolution de la communauté traditionnelle ». Il estime que « le monde d’aujourd’hui est un monde pornographique. C’est l’essence ultime et radicale du libéralisme et de l’expansion du mode de production capitaliste dans sa phase mondialiste ». Il cible aussi volontiers « la “ mondialisation “ [qui] n’est rien d’autre que le nom à la mode qui résume les tendances expansives, intrusives et destructrices du capitalisme à l’échelle planétaire ».

Selon l’auteur, « l’impérialisme américain est l’agent militaire de l’avant-garde et de la mondialisation forcée, entendue au sens strictement économique, la mondialisation exercée par le capital mondial ». Toutefois, « aujourd’hui, le libéralisme n’est pas exclusivement représenté par les États-Unis et leur cortège de satellites anglo-saxons et sionistes ». Bien avant la distorsion actuelle des relations transatlantiques sous les coups de butoir du trio Donald Trump – JD Vance – Marco Rubio, il devine que pour les États-Unis d’Amérique, « l’alliance actuelle avec l’Europe est purement conjoncturelle, et un jour viendra où elle sera rompue. L’ingérence des sionistes, des Russes et des Chinois, le conflit avec les forces plus expansionnistes de l’Islam, etc., y seront pour quelque chose ». La dissociation en cours est finalement la bienvenue, surtout si l’idéologie libérale « est la cause de la mort de l’Europe ».

L’échec pseudo-européen

Ces fortes considérations confirment un solide réalisme, en particulier sur le sort de la politogenèse européenne. L’Europe « est le jouet de l’américanisme et du sionisme. Elle n’a pas de véritable armée, et son économisme forcené empêche une éducation exigeante et disciplinée de ses citoyens pour une véritable Union fédérale européenne. » L’auteur rappelle avec une ironie cinglante que « cette même merveilleuse Union [...] a permis les génocides lors des guerres de l’ex-Yougoslavie. Cette même “ union de destin dans l’universel “ [...] a récemment couvert et dissimulé les vols secrets de la CIA ». Plus récemment, elle a annulé le second tour de l’élection présidentielle en Roumanie comme elle avait incité en 2016 à organiser un autre second tour pour l’élection du chef d’État autrichien.

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Il soutient en outre que « l’Union européenne est une union d’États, mais elle n’est pas du tout une union de peuples. États et peuples : deux catégories conceptuelles disjointes ». Il est toujours heureux de procéder à cette distinction salutaire. Peuples et États ne sont jamais synonymes ou interchangeables. L’État – peuple (et non l’État-nation) est rare si on prend le mot « peuple » dans son acception ethno-culturelle, à l’exception peut-être du cas de la République populaire démocratique de Corée. L’État – peuple dans un sens social (et plébéien) n’existe pas, y compris au temps du socialisme soviétique.

L’État peut susciter un peuple suivant une approche civique et contractuelle, c’est-à-dire un ensemble de citoyens égaux en droits et en devoirs, une collectivité politique qui gommerait les spécificités bio-culturelles. On trouve encore des États formés de plusieurs peuples, surtout en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Des peuples relèvent de plusieurs appartenances étatiques distinctes (des francophones vivent dans le Val d’Aoste italien, en Suisse romande, en Wallonie belge sans omettre, outre-Atlantique, les Francos et les Cajuns aux États-Unis, les Québécois, les Acadiens, les « Bois-Brûlés » et les Fransaskois au Canada).

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Entre les séparatismes régionaux qui minent l’Espagne et un étatisme centralisateur qui efface les différences historiques et populaires, Carlos X. Blanco adopte une troisième voie. « Ni un nationalisme espagnol jacobin, comme celui de l’UPyD [centristes centralisateurs] ou de Vox [droite nationaliste], ni un post-communisme sans Marx comme Podemos [l’équivalent espagnol de La France insoumise] (et donc sans une analyse actualisée du mode de production capitaliste en termes d’exploitation, de plus-value et d’aliénation) n’ont d’avenir à long terme. » Mieux, « l’État d’Espagne n’existe presque pas, d’après ce [que les politiciens installés] nous disent, c’est une sorte d’ONG “ qui veille à la solidarité “ entre les régions autonomes, et autres balivernes ». Les souverainismes nationaux et régionaux incarnent dorénavant de « vieilles idéologies ou des tactiques usées qui incitent à la méfiance, renforcent la partitocratie et profitent à une partie de l’oligarchie. Elles sont incapables de dépasser le cadre actuel : “ l’Espagne “ et “ l’Europe “ sont pensées en termes de catégories anciennes et vides. De plus, elles ignorent la géopolitique actuelle : un Islam en guerre civile, une africanisation de l’Europe, une réorganisation des puissances extracommunautaires (Chine, Russie, Inde, Brésil, etc.) qui rend dangereux notre partenariat avec les États-Unis, etc. ».

Par ailleurs, l’auteur décrit l’Union dite européenne comme l’« absorption centralisée despotique des souverainetés nationales, avec sa recherche perpétuelle de mécanismes pour empêcher de manière coercitive le protectionnisme économique de chaque État-nation, avec sa soumission désastreuse aux diktats mondialistes ». Pour lui, « ceux qui disent que l’Union européenne est un antidote à l’étatisme savent qu’ils mentent. L’Union européenne est une entité monstrueuse, une entité de signe clairement capitaliste et au service de la grande accumulation de la plus value. L’Union européenne n’est pas “ moins d’État “, ni au sens libéral, ni au sens anarchiste : c’est simplement le club des États-nations existants et l’instrument de quelques-uns d’entre eux avec la primauté desquels ils pourront exercer une sorte de néo-colonialisme sur les autres ».

Refondation néo-médiévale pour le XXIe siècle

Au début du XVIIIe siècle au moment de la terrible Guerre de Succession d’Espagne (1701 – 1714), Carlos X. Blanco aurait certainement été un austraciste ardent, c’est-à-dire un partisan espagnol du prétendant Charles de Habsbourg. Hostile à la dynastie des Bourbons restaurée en 1975, il déplore l’américanisation accélérée de la Couronne et de la vie politique espagnole. Il condamne en outre, d’une part, « le concept d’égalité (de tous les hommes) [qui] dissimule l’inégalité matérielle de l’espèce à tous égards, surtout en ce qui concerne la possession des moyens de production », et, d’autre part, au risque de passer pour un réactionnaire, « la démocratie, qui […] est strictement une forme de droit politique, [désormais ...] transplantée sur des terrains où le concept même dégénère ». Il en sort dès lors la « langue de coton » (titre d’un ouvrage de François-Bernard Huyghe paru en 1991), le politiquement correct et le wokisme.

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On décèle dans les analyses de Carlos X. Blanco (photo) des formulations qui se rapprochent de celles du Français Guy Debord dans La société du spectacle (1967), puis dans Commentaires sur la société du spectacle (1988). A-t-il lu Debord ? On peut le supposer comme il a dû s’intéresser aux écrits de Guillaume Faye. En effet, il affirme que « occidental et européen seront des termes mal assortis. Ils ne le sont pas déjà, mais la divergence ne fera que s’accentuer dans les décennies à venir ». Retrouver l’essence de l’Européen implique au préalable de récuser « le “ moderne “ [qui] était donc le processus de sécularisation du moi protestant ». L’apparition et l’expansion de l’individualisme a aboli « la véritable charité, c’est-à-dire l’amour de l’autre qui consiste à le considérer comme une partie de son propre sang et comme un aspect de la même communauté éthique organique ». Issu de la matrice réformée, prélude de la fétide idéologie des Lumières, l’individualisme a conçu le libéralisme, grand corrupteur des liens organiques communautaires. « Les assemblées et les synodes, les hiérarchies et les corps intermédiaires, les principes de subsidiarité et de droit naturel protégeaient l’homme de tout réductionnisme. Ils protégeaient l’individu du virus libéral. » En réponse, il insiste sur l’obligation impérieuse de redécouvrir le « féodalisme [qui] est un personnalisme par opposition à la réification capitaliste ». Il faut néanmoins faire attention quand on aborde cette notion historique. Karl Marx se trompe quand il parle de l’économie féodale. Féodalisme et féodalité s’inscrivent dans l’essence du politique, et non dans celle de l’économique, en établissant des liens synallagmatiques en dépit d’une forte hiérarchisation politico-sociale entre membres du clergé et/ou de la noblesse.

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À l’instar du philosophe russe Nicolas Berdiaeff, Carlos X. Blanco préconise le retour au Moyen Âge dans un contexte techno-scientifique avancé. « Ce que l’on appelle le Moyen âge, et sa continuité légitime, l’Empire de la Monarchie hispanique, fut un katechon, l’esprit de résistance et de recomposition de cette Unité spirituelle, qui est aussi une union politico-militaire, de l’Imperium. » On sait par Carl Schmitt que le katechon est le retardateur de l’avènement de l’Antéchrist. Il s’agit d’un facteur déterminant qui empêche le surgissement du chaos en grande politique. En se référant à la Monarchie hispanique, puissance à la fois tellurocratique et thalassocratique, qui surplombait divers peuples (dont les francophones arpitans de Franche-Comté et les locuteurs d’oïl picard des Pays-Bas), l’auteur fait-il une allusion implicite à une nouvelle Union des Armes ? En 1626, le roi d’Espagne Philippe IV tenta d’accélérer l'unité de ses couronnes et royaumes (Castille, Portugal, Pays-Bas, Aragon, Deux-Siciles, Franche-Comté et possessions ultra-marines d’Amérique, d’Afrique et d’Asie) sur les plans militaire et financier. Les réserves et autres réticences des assemblées provinciales paralysèrent et interrompirent finalement cette grande idée géopolitique inaboutie.

On le voit, Le virus du libéralisme montre une hostilité radicale envers la marchandisation du monde. Carlos X. Blanco tient une position essentielle dans l’actuel combat des idées. Un fascicule à méditer d’urgence !

  • Carlos X. Blanco, Le virus du libéralisme. Un virus s’abat sur le monde, Éditions La Nivelle, 2024, 71 p., 11,98 €.

mardi, 25 mars 2025

L'Etat vrai et la politique organique selon Othmar Spann - Rétrospective et essai de réactualisation

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L'Etat vrai et la politique organique selon Othmar Spann - Rétrospective et essai de réactualisation

Entretien avec Robert Steuckers

Entretien paru préalablement dans le n°16 (janvier 2025) de la revue Les Ecrits de Rome (Laval, France), dirigée par Louis Marguet et Louis Furiet (contact: ecritsderome@gmail.com)

Sociologue et philosophe, Othmar Spann fut l’une des principales figures de ladite « révolution conservatrice » en Autriche. Pourriez-vous d’abord rappeler la nature de cette nébuleuse ? À quel courant Spann appartenait-il en son sein ?

S’il fallait résumer en quelques mots la nature de la nébuleuse que fut (et reste) la « révolution conservatrice » dans les pays germanophones, je dirai qu’elle constitue un ensemble, assez varié, de réactions philosophiques et politiques qui entendaient rejeter tous les linéaments du libéralisme occidental, revenir à l’équilibre diplomatique de l’ère bismarckienne (avec de bons rapports avec la Russie) et à l’efficacité de l’Obrigkeitsstaat (la forme d’Etat démocratique et parlementaire mais assortie de pouvoirs régaliens forts, que l’on qualifierait d’illibéral aujourd’hui). A cela s’ajoute, l’expérience traumatisante de la première guerre mondiale et surtout de la défaite et de la disparition imposée de cet Obrikeitsstaat qui avait sorti l’Allemagne, au 19ème siècle, de la misère impolitique où elle avait longtemps végété.

Il ne faut pas oublier que l’Allemagne est un pays bi-confessionnel, catholique et protestant-luthérien : Spann, dans ce contexte, est catholique et entend donc penser un système politique, économique et social qui correspond à l’idéal communautaire des traditions catholiques, souvent rurales. Son influence s’exercera principalement sur les réseaux jungkonservativ, selon la classification d’Armin Mohler, bien que l’impact de son oeuvre, rigoureuse, puisse se repérer bien au-delà des catégories habituelles où l’on range les auteurs appartenant au filon RC.

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Spann décrivait l’État comme un tout « organique », auquel il appliquait le célèbre principe aristotélicien, repris par Thomas d’Aquin, selon lequel totum ante partes, le tout précède les parties. Peut-on dire que la sociologie de Spann s’appuyait au fond sur une philosophie aristotélico-thomiste ? Et si oui, pourquoi le choix d’une telle philosophie ?

Bien sûr, Spann pose son œuvre comme une réponse solide à la modernité, qui a commencé à la Renaissance et a culminé avec la Révolution française. Il choisit une terminologie particulière, qui déroute un peu le lecteur d’aujourd’hui, en opposant la pensée politique individualiste (qu’il entend combattre) à la pensée politique universaliste (qu’il veut promouvoir, entendant par « universalisme » la définition qu’en fit Aristote).

L’individualisme selon Spann est donc ce que la plupart des autres critiques de la modernité appellent le libéralisme, tant dans sa version classique/modérée que dans sa version gauchiste (selon l’usage anglo-saxon du terme « liberal »). L’individualisme selon Spann à des racines profondes remontant à la Renaissance, moment historique où l’homme se détache et se libère de tous les liens sociaux qui existaient au moyen-âge, époque des guildes et des corporations, des ordres de chevalerie et des ordres monacaux, sous le baldaquin théologico-philosophique qu’était la scolastique (c’est-à-dire la pensée d’Aristote revue et christianisée par Saint Thomas d’Aquin). Il déplore la destruction de l’esprit médiéval et surtout des liens corporatifs qui équilibraient les sociétés européennes.

En même temps, il constate l’irruption de la dissolution individualiste dans la sphère politique, laquelle dissolution se repère chez Hobbes (où l’Etat n’assure qu’une simple protection, finalement très théorique), dans le volontarisme qui entend dépasser par la volonté tout ce qui s’oppose à l’individu, dans le culte du génie qui se suffit à lui-même et débouche sur une forme de titanisme, dans le mythe de Robinson Crusoé qui fait miroiter l’idéal d’une autonomie totale, sans société, comme le voudra, quelques siècles plus tard, Margaret Thatcher (« There is no society »).  

Le néolibéralisme, qui triomphe de nos jours est l’exact contraire de la société néo-médiévale espérée par Spann. Celui-ci, catholique, croit en une réalité suprasensible, métaphysique et spirituelle, existant séparément de la réalité matérielle et hissée au-dessus de cette dernière, le matériel n’étant que le reflet imparfait de cette réalité suprasensible (il y a beaucoup de platonisme chez Spann !). L’Etat vrai, en ce sens, doit être conforme aux lois divines. Telle est bien la raison fondamentale qui a poussé Spann à reprendre et à actualiser le corpus médiéval scolastico-thomiste.

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Othmar Spann est aussi connu pour sa réflexion sur l’ « État vrai », qu’il opposait aux abstractions individualistes des Modernes reposant notamment sur les théories de l’ « état de nature » et du « contrat social ». Qu’entendait-il par cette expression d’« État vrai » ?

L’Etat vrai de Spann dérive de sa définition de la société, laquelle, pour lui, est un tout dont les parties ne sont pas à proprement parler « autonomes et indépendantes » mais sont, en une certaine façon, les organes d’un Tout. Les parties existent parce qu’elles sont nécessaires à la totalité/à l’holicité (Ganzheit). L’Etat vrai, pour faire simple, doit donc promouvoir, protéger, renforcer les liens entre ces organes et faire éclore les potentialités de cette unité organique, vivante et dynamique.

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Il n’y a donc plus d’  « Etat vrai » selon Spann : il s’agit de le reconstituer en évinçant les formes d’individualisme qui ont sapé l’Etat vrai antérieur, médiéval et corporatif. Ces formes d’individualisme sont l’anarchisme (dont les effets négatifs sont évidents), le machiavélisme (qui utilise la société à des fins triviales, pour satisfaire des ambitions ou des fringales de pouvoir déséquilibrantes), l’idéologie du « droit naturel » et du contrat (jusnaturalisme). Cette dernière idéologie a introduit dans l’histoire européenne 1) l’absolutisme éclairé où les parties délèguent leur pouvoir à un monarque (légitime ou non) et 2) la démocratie libérale, où les parties délèguent leur pouvoir à des mandataires. L’illusion de la « liberté individuelle », sans plus aucun lien social/communautaire, conduit à l’instauration d’un « Etat faux », qui est minimal, réduit à une association vaguement protectrice (protection qui, aujourd’hui, 74 ans après la mort de Spann, s’avère totalement illusoire), avec un droit qui n’autorise qu’un minimum de limitations à la liberté, ce qui permet, notamment aux sphères économiques, usurocratiques et autres, de dresser des factures léonines et contraignantes, acceptées par les tribunaux au nom de contrats qui ne tiennent jamais compte du principe « res sic stantibus », de se livrer à des captations de rente, etc.

L’irruption permanente de ferments de l’individualisme dans la chose politique détache celle-ci du réel, reflet des lois divines, lesquelles lois impliquent la Ganzheit, l’holicité, des sociétés. Si cette holicité de facture divine est absente, donc si l’Etat n’est pas « vrai »,  nous débouchons sur « un monde asocial d’atomes mus par leurs seules pulsions, sans responsabilité et sans liens enracinés (Spann parle plus spécifiquement de Rückbindung).

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D’autres dangers guettent la « véracité de la chose politique fondée sur les lois divines » : un mauvais usage de la notion d’holicité ou de communauté fait que l’on voit, dans tout « Etat faux », émerger des totalités partielles - les catholiques, les protestants, les végétariens, les ouvriers (au sens marxiste du terme), les animalistes, les espérantistes, etc.- qui bétonnent un éparpillement démesuré. L’ « Etat vrai » postule un principe d’intégration qui hiérarchise les valeurs et les priorités, avec, pour objectif, la stabilité sociale, l’harmonie, la justice-équité : les communautés ou Stände (états) peuvent regrouper les travailleurs manuels, les travailleurs hautement qualifiés, les gérants efficaces de l’économie vraie, les fonctionnaires indispensables, les militaires, les dignitaires de l’église, les enseignants (avec un Stand particulier pour ce que Spann appelle les « enseignants créatifs », correspondant peu ou prou aux philosophoi de la pensée platonicienne). Dans un tel « Tout », chacun doit pouvoir réaliser le meilleur de lui-même.

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L’élite d’un tel « Etat vrai » doit être « staatsgestaltend », soit « façonneuse d’Etatité », donner forme en permanence à la chose politique, ce qui fait de la notion spannienne de l’Etat vrai une notion dynamique et non statique (comme on le lui a parfois reproché, à tort). Autre aspect intéressant de la vision de l’Etat vrai chez Spann : la définition de l’économie qui doit être un moyen et non une fin, ein Mittel für Ziele, un moyen pour atteindre des objectifs définis avec clarté, constance et précision. Il n’y a donc pas de primat de l’économie dans l’Etat vrai. Une telle primauté est indice d’Etat faux. Spann demande à faire barrage au tout-économique (comme le fera aussi Carl Schmitt) et à refuser l’ « économicisation de la vie » (ce qui équivaut au slogan « ni capitalisme ni marxisme »). Spann est donc plus actuel que jamais car il refuse anticipativement ce à quoi nous assistons aujourd’hui où plus aucun frein n’est posé au tout-économique. Celui-ci ne vise aucun but sublime, idéal, ne cherche pas à promouvoir de « hautes valeurs », ne constitue jamais un plus d’ordre axiologique tel la stabilité sociale (on le voit du thatchérisme au macronisme, et aussi avec les outrances du gauchisme écolo dans l’Allemagne de Merkel à Scholz et Baerbock). Le tout-économique ne recherche que des profits sectoriels voire individuels à court terme. L’Etat faux où règne le tout-économique et où s’impose l’ « économicisation de la vie » ne connait pas la planification à long terme donc déstabilise dangereusement la chose politique.

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Sa pensée de l’« État vrai » le conduisit logiquement à prôner un État autoritaire de type corporatiste. Comment vit-il le régime corporatif fondé par le chancelier Dollfuss (photo, ci-dessus) en 1934 ? Peut-on dire que ce dernier a été influencé par la pensée de Spann ?

Il prônait certes un Etat autoritaire et corporatiste dans une Autriche mutilée après le Traité du Trianon, coupée qu’elle était des ressources agricoles de la Hongrie et de la Croatie et des atouts industriels de la Bohème. Il a appuyé la Heimwehr, le mouvement qui entendait soutenir le petit Etat autrichien résiduaire, au départ en s’appuyant résolument sur les nationaux-socialistes, en bout de course en cherchant un compromis avec le pouvoir en place à Vienne. Explorer les vicissitudes historiques de l’Autriche de l’entre-deux-guerres dépasserait le cadre de ce modeste entretien. On peut dire que Spann, et son principal disciple Walter Heinrich, ont animé quantité de manifestations liées au mouvement Heimwehr, avant et après leur rupture avec le national-socialisme.

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En revanche, ses théories ont inspiré bon nombre de penseurs catholiques italiens, lié au fascisme, dont Carlo Costamagna (photo). De plus, l’influence directe de Spann sur un Etat européen est dûment attestée dans la Slovaquie de Monseigneur Tiso, où un disciple local de Spann, Stefan Polakovic, a exercé une influence directe sur le fonctionnement du pays, au cours de ses six petites années d’existence. En France, les cercles de Spann ont exercé une influence directe sur certains autonomistes alsaciens, dont Hermann Bichler. Une étude plus approfondie du contexte centre-européen et du catholicisme allemand permettrait de répondre de manière plus exhaustive à votre question. Il faudra s’y atteler car il est impossible de comprendre une pensée, en n’étudiant qu’elle seule et en ignorant la complexité de son contexte.

Enfin, les nationaux-socialistes, après avoir cherché un temps à la récupérer, comprirent rapidement que la pensée du philosophe autrichien était incompatible avec la leur. Ce dernier fut arrêté le jour même de l’Anschluss. Qu’est-ce qui, dans sa pensée politique, rebutait le plus les intellectuels du NSDAP : sa dimension spiritualiste – inconciliable avec le racisme biologique –, ou sa vision même de l’État, qui différait de la conception totalitaire des dirigeants nazis ?

Ne nous livrons pas à ces manichéismes imbéciles qui marquent certaines écoles historiques francophones qui traitent de l’Allemagne, de l’Europe centrale ou des mouvements quiritaires européens, en montrant une fascination inversée pour le nazisme et en voulant tout ramener à lui, en commettant quantité d’anachronismes. Ainsi, ce qui leur plait est absous de toute compromission avec le nazisme, ce qui leur déplait est nazifié à outrance. Triste mentalité. Spann, pour parler vrai, a coopéré étroitement avec les nationaux-socialistes à partir de 1928-1929, soutenant notamment une association fondée par Alfred Rosenberg, Die Nationalsozialistischen Gesellschaft für die deutsche Kultur, dont il sera exclu en 1931 (sans doute à cause de l’anticatholicisme de Rosenberg). Il a animé les cercles du Hakenkreuzlertum à l’Univerité de Vienne et organisé des stages de formation pour les cadres NS en Autriche. Il voyait le NS comme un mouvement (qui n’était alors nulle part au pouvoir) dont la dynamique aurait été capable de faire advenir l’Etat corporatif, soit l’Etat vrai de ses vœux. La rupture viendra immédiatement après la dissolution du mouvement NS autrichien, suite à des violences démesurées et à l’attentat qui coûta la vie au Chancelier Dollfus. Spann ne pouvait plus travailler en Autriche en se réclamant ouvertement de la NSDAP allemande. Par ailleurs, des maximalistes, en Allemagne, se mirent à traquer les intellectuels catholiques au sein des instances du parti. Carl Schmitt en fit les frais en 1936. Spann a critiqué les conceptions raciales du national-socialisme à partir de 1934, selon des modalités que l’on retrouve chez d’autres auteurs tels Ludwig-Ferdinand Clauss et Julius Evola. L’homme est, pour ces auteurs, un être spirituel avant d’être un être simplement biologique, mais cette spiritualité intrinsèque doit être en harmonie avec une forme somatique chaque fois particulière (nordique chez les uns, bédouine chez le Clauss qui étudie les tribus du désert du Néguev, etc.). Chaque spiritualité a sa forme somatique particulière.

Bibliographie :

jeudi, 20 mars 2025

Johannes Agnoli: la subversion comme Science

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Johannes Agnoli: la subversion comme Science

Portrait d’un penseur injustement oublié du radicalisme 

Werner Olles

Une image iconique: le 17 février 1968, l'« International Vietnam Congress » a lieu dans l'Auditorium Maximum de l’Université Technique de Berlin-Ouest. Sous un drapeau surdimensionné du FNL, portant les inscriptions « Pour la victoire de la révolution vietnamienne » et « Le devoir de tout révolutionnaire est de faire la révolution », environ 5000 participants applaudissent debout le discours d'ouverture de Karl Dietrich Wolff, président de la SDS. À la longue table installée sur le podium se sont levés les leaders de la SDS: Rudi Dutschke, Günter Amendt, Christian Semler, Gaston Salvatore, derrière eux Hans-Jürgen Krahl, et tout à fait à droite en arrière-plan, un jeune homme d'une vingtaine d'années, qui est l'auteur de ces lignes, dont la présence devait garantir la sécurité de Wolff. Tout à gauche sur le podium, un homme en chemise blanche avec une cravate, qui se distingue également parce qu'il est visiblement plus âgé que les autres hommes, tous très jeunes: Johannes Agnoli. Après les discours agités et combattifs de Wolff, Dutschke et Krahl, l'auteur de la bible de la Nouvelle Gauche, de la SDS et de l'APO, La transformation de la démocratie ne sera pas présent à la grande manifestation le lendemain, mais son influence déterminante sur le mouvement étudiant de 67/68 en a déjà fait l'une de leurs figures de proue.

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Giovanni Agnoli – il ne deviendra Johannes que plus tard – naît le 22 février 1925 à Valle di Cadore, un petit village dans les Dolomites. Encore à l'école primaire, il devient membre de l'organisation de jeunesse fasciste Gioventù Italiana del Littorio, et finit par devenir chef provincial de la jeunesse fasciste des écoles. À 18 ans, il travaille dans la « Commission de la culture » et est rédacteur de la revue Dolomiti. Il y écrit: « Croire en notre juste cause, en l'idée pour laquelle beaucoup de jeunes hommes meurent aujourd'hui, parce que seuls nous avons le droit de nous appeler défenseurs de la culture: parce que notre foi ne porte pas seulement le nom de fascisme, mais plutôt le nom d'Europe. »

La Seconde Guerre mondiale, le jeune Agnoli la comprend comme un combat entre la culture du capitalisme, incarnée par les États-Unis et l'Angleterre, et la culture du travail, représentée par l'alliance entre l'Italie et l'Allemagne, comme un combat de la « puissance de l'or » contre la « force du travail du peuple. » Il vénère le poète Ezra Pound, le sociologue et économiste Vilfredo Pareto et le théoricien de l'État Niccolò Machiavelli, et en 1943, après la chute de Mussolini et l’occupation allemande de l'Italie, il s'engage volontairement dans les Waffen-SS, qui, parce qu'il est un alpiniste passionné, le muteront dans les unités de chasseurs de montagne de la Wehrmacht, avec lesquels il combat les partisans de Tito en Yougoslavie.

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En mai 1945, il est capturé par les Britanniques, mais même après sa libération en 1948, son enthousiasme pour l'Allemagne reste intact. Avec une bourse destinée aux anciens combattants, il commence ses études de philosophie, suit des cours avec Eduard Spranger, obtient un doctorat en philosophie et passe un examen en sciences politiques avec Theodor Eschenburg. En 1957, Agnoli rejoint la SPD, dont il est exclu en 1961 en tant que membre de la "Société de soutien socialiste" en raison de la résolution d’incompatibilité avec le SDS qui avait été adoptée. Sur recommandation de Wolfgang Abendroth, il devient assistant d'Ossip K. Flechtheim à l'Institut Otto-Suhr et y obtient son habilitation en 1972.

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Le livre Johannes Agnoli ou : la Subversion comme science, publié par Michael Hewener et paru à temps pour son 100ème anniversaire, propose, après une introduction de l'éditeur sur la vie et l'œuvre d'Agnoli et sa conversion de la droite à la gauche, neuf textes programmatiques originaux. Il est clair,dans ces textes, qu'Agnoli rejette clairement le système représentatif, le parlementarisme et le modèle de démocratie conçu par la constitution, critiquant la démocratie libérale et l'État constitutionnel comme une oligarchie constitutionnelle qui trompe les électeurs et les confine dans leur impuissance politique. La constitution, en tant que compromis de classe, est censée tenir les masses à l'écart du pouvoir. Plus tard, Agnoli, qui se définit désormais comme un « marxiste libertaire », est accusé par Wolfgang Kraushaar et Götz Aly d’avoir largement gardé le silence sur son passé, tandis que l'éditeur et également plusieurs collègues d'Agnoli, tels que Wolf-Dieter Narr et Richard Stöss, ont fermement nié cela. Agnoli aurait parlé librement de sa jeunesse en société et n’aurait jamais renié son enthousiasme pour le fascisme à l’époque. En réalité, il ne l’a jamais refoulé et s'est toujours intéressé au fascisme.

La subversion comme essence de la libération, le malaise avec et dans la démocratie mettent la signification historique d'Agnoli sur le même plan que l'œuvre fondatrice de Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel. Les architectures systémiques et les pénibles phrasographes des divers marxismes-léninismes dans les pitoyables groupes K après la dissolution du SDS étaient à l'opposé de ce que représente une critique subversive et de la raison pure. En tant que praticien des Lumières, la propagande et le journalisme mensonger lui paraissaient abominables, et il n'avait que mépris pour la polémique grand public de Habermas contre le machiavélisme et l'ironie qui l'habite. Ainsi, il se distingue également du marxisme académique qui nie prématurément le moment du naïf en politique. Cela l'a immunisé contre toute théorisation et tout verbiage affecté qui se suffit à lui-même. Il s'opposait fermement à l'idée que la sphère privée doit être politique, affirmant que cette sphère privée doit justement être libérée du politique. Pour lui, réfléchir et anticiper était important, mais pas de manière trop sérieuse; des calembours formulés avec désinvolture faisaient partie de son approche, contrairement à tous ces « politisés », car l'intellectuel ne devait pas faire de la politique le sens même de sa vie.

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La transformation de la démocratie qu'il avait prédite de bonne heure est désormais arrivée à son terme. Agnoli a été qualifié « d'ennemi de l'État doté d'une chaire », ce qu'il n'a pas contesté, tandis que les révolutionnaires professionnels de 68 se plaignaient que l'État ne voulait pas les employer en tant qu’enseignants ou conducteurs de train. Il leur a dit qu'il était tout de même un peu étrange de mendier un poste bien rémunéré auprès de l'État afin de pouvoir mieux le combattre. Tout cela fait que la lecture des essais et articles d'Agnoli reste aujourd'hui un vif plaisir, car ses textes se distinguent agréablement de ceux des habituelles moulins à phrases de gauche et laissent sentir qu’ici un véritable penseur est à l’œuvre, qui ne cherche pas à invoquer de manière pathétique la classe ouvrière ou le socialisme, mais qui vise une critique sévère et une destruction. Bien qu'il se soit toujours distancié d'Adorno et de Horkheimer, c'est précisément ce qui l'unit aux deux penseurs de la Théorie Critique et de la « Dialectique Négative ». Sa compréhension des raisons pour lesquelles les mouvements apparemment dirigés contre ce qui existe (ce qui est "réellement existant") se mettent en réalité au service de ses intérêts, et se traduisent souvent par de pires conséquences: cela s'est vérifié aujourd'hui à un point qu'Agnoli lui-même n'aurait pu ou voulu envisager.

Que la gauche radicale succombe à l'effondrement de la modernisation et à travers plusieurs « crises de mise en œuvre » devienne ce qu'elle est aujourd'hui, un groupe quelconque sans aucune impulsion révolutionnaire théorique, était également une trajectoire tout à fait claire pour Agnoli, en tant que critique radical de la transformation du citoyen en marchandise. Ce mélange d'un militantisme à la fois touchant et aigri et d'un esprit aventureux inébranlable, que l'on aurait soupçonné dans les sectes ML tristement disparues, a désormais contaminé tous les restes de la gauche. Un penseur de l'envergure d'Agnoli est introuvable aujourd'hui. Quant à la droite intellectuelle, elle a tristement évité ses idées théoriques, bien qu'il soit évident qu'elle aurait pu en tirer un avantage métapolitique significatif. Gauches et droites sont deux mondes de pensée qui semblent avoir mal compris sa déclaration « La rébellion est toujours justifiée ! » comme un problème de déterminisme ou une réflexion théorique sur la crise, entraînant ainsi leur orthodoxie dans une boucle infinie de pistes ahistoriques. Cependant, un faux déterminisme est moins inhérent à la pensée d'Agnoli qu'à certaines interprétations historiques dogmatiques de gauche et de droite sur la légitimité de l'État, la domination sans sujet et une critique de la société simplifiée. Le chauvinisme du bien-être et l'effondrement du réalisme mènent inévitablement au Rien ne va plus et donc à la mort de l'esprit dans la société multiculturelle à risque, si bigarrée. Ainsi, la gauche et la droite se révèlent toutes deux être des dinosaures d'une civilisation déclinante, à laquelle il serait indécent de donner le nom de "culture".

Le 4 mai 2004, Johannes Agnoli est décédé à San Quirico di Moriana, près de Lucques, en sa chère Italie.

* * *

Michael Hewener (éd.) : Johannes Agnoli oder : Subversion als Wissenschaft. Karl Dietz Verlag. Berlin 2025. 176 pages. 14 euros.

mercredi, 19 mars 2025

Trump et la seconde révolution américaine

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Trump et la seconde révolution américaine

Irnerio Seminatore

Source: https://www.ieri.be/fr/publications/wp/2025/f-vrier/trump-et-la-seconde-revolution-americaine

Table des matières

- La « seconde révolution américaine ». Un concept englobant ?

- L’approche à la politique internationale

  Révolution ou discontinuité stratégique ?

- Objectifs historiques et objectifs conjoncturels

- Donald Trump selon Plutarque

- Donald Trump par le comte Joseph de Maistre

- Trump suivant Ortega y Gasset

- La seconde révolution américaine, un renversement des paradigmes dominants

* * *

La « seconde révolution américaine ». Un concept englobant ?

Peut-on penser l'ensemble des idées, des hommes, des principes et des évènements, qui ont marqué l'accession de Trump à la Maison Blanche, sous le concept de « seconde révolution américaine » ? En quelle considération tenir un bouleversement et une secousse intellectuelle qui ont investi tous les milieux et la société toute entière, sur l'homme, l'autorité et le rôle de l'Amérique dans le monde ? Plus encore peut-on ignorer les questionnements sur le destin du pays et sur les autres peuples et nations de la planète, bref sur le Leadership incontestée de son savoir et de son pouvoir, autrement dit sur son hégémonie ?

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Kevin Roberts

Dans la tentative d'en conjuguer les éléments saillants, des analystes ont évoqué une combinaison de doctrines sociologiques tirées de Kevin Roberts et Vilfredo Pareto et, plus loin, des lectures historiques et littéraires de Plutarque, Joseph de Maistre et Ortega y Gasset.

La première évocation comme doctrine antisystème, a été vulgarisée péjorativement par l'assaut jacobin au Capitole du 6 janvier 2021, légitimée par décret quant à l'utilisation de la violence par les émeutiers et la deuxième, pour l'approche anti-élitiste contre l'Etat profond, bureaucratique et financier, aux mains des démocrates depuis les années 1980, par la théorie parétienne selon laquelle « l'Histoire est un cimetière d'élites », qui se succèdent et se remplacent l'une l'autre. Le grand remplacement est avant tout - ont reprit ce leitmotiv les néo-conservateurs - une mutation d'élites et de temps historiques.

En termes de temps historiques le slogan « America first », de la part de Trump signifie la fin de l'âge des paradigmes renversés et l'émergence de l'ère des empires et du grand schisme de l'Occident. Ou encore la fin de la décadence et le renouvellement de la civilisation occidentale par son centre impérial qui, s'il demeure imbu de principes démocratiques, est condamné à l'écroulement, comme l'Europe actuelle, effacée et bannie de tout renouveau et de toute influence.  La première étape de cet effacement des souverainetés nationales est l'unité stratégique et militaire de l'Otan, sous commandement intégré américain, dans le cadre d'une rivalité hégémonique entre Etats-continents/Etats civilisation, prétendants à un empire planétaire. En effet, dans le jeu des flux et reflux de l'Histoire, l'assurance de survie ne peut venir du « statu-quo » ou des dividendes de la paix, mais d'alliances militaires multinationales, qui ont été vassalisées par le pouvoir impérial. 

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On ne peut nier que l'histoire est scandée par des stratégies de rupture et par des avant-gardes intellectuelles, disposant d'identité et de forte conscience politique et, marginalement par des forces naturelles déchaînées, comme c'était le cas dans la doctrine des conservateurs. La nouveauté du trumpisme et des néo-conservateurs est que la stratégie de rupture et sa force d'avenir reposent sur l'attrait des tsars de la technologie, la nouvelle classe « conspirante, cohérente et consciente », qui constitue la nouvelle oligarchie. Sa caractéristique, en tant que force perçante du grand remplacement est que son titre d'appartenance devient la capacité et le mérite et plus guère le privilège ou la politique de discrimination positive, créant artificiellement des statuts dérogatoires.

La révolte contre l'égalitarisme et l'esprit anti-hiérarchique, encouragés par les démocrates et en particulier par Obama, a favorisé dans les universités et dans l'éducation publique, le conformisme, la corruption et la culture woke, une perversion sectaire qui englobe dans sa notion flottante plusieurs luttes sociales autour de questions d’égalité, de justice, de lutte contre le racisme, pour le sexisme et en faveur des LGBTQIA+.

L’approche à la politique internationale

Révolution ou discontinuité stratégique ?

Si l'approche de Trump à la société civile américaine a pu être présentée ou a été perçue comme une « révolution culturelle » sa démarche concernant la politique internationale doit être classée comme une discontinuité stratégique par rapport à la ligne de Biden, le réalisme se substituant à un idéalisme trompeur.

Chez Trump tout découle d'un principe premier « America First » ! C'est la fin de l'après-guerre froide. La révolution interne doit être innervée et structurée à l'extérieur sur une autre vision du monde, basée sur le hard power et sur un retour à la compétition stratégique, compte tenu de l'échec des politiques de partenariat convenues avec des rivaux. Un uni-multipolarisme revendiqué remplacera le multilatéralisme idéologique et institutionnel (ONU, OTAN, Accords de Paris..), inefficaces et périmés.

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En termes de relations entre souverainisme et bilatéralisme dans les négociations internationales la référence d’orientation sera le président Jackson (tableau, ci-dessus), bien qu'une inspiration liée à G. Washington guidera les engagements futurs, en ce qui concerne l'alliance entre non-interventionnisme et nationalisme actif, marginalisant, à l'intérieur des institutions américaines, les élites démocrates, considérées comme anti-américaines. Pour terminer avec les points de doctrine, une adversité instinctive pour le globalisme poussera au retour de rivalité multiples.

Ces points de doctrine se traduisent par une série de politiques régionales qui appellent des initiatives adaptées aux impératifs conjoncturels de sécurité et de défense et, cela se concrétise en quadrillage impérial avec l'accroissement des bases militaires dans le monde, en particulier dans l'aire du Pacifique, et, au-delà, en la confirmation des vieilles relations d'alliance (Israël, Arabie Saoudite et autres pays arabes).

Quant à la politique d'endiguement de la masse continentale de l'Eurasie, quels objectifs conjoncturels correspondront mieux aux intérêts permanent de l’Amérique.

Objectifs historiques et objectifs conjoncturels

La morphologie triadique du système multipolaire actuel distingue toujours entre objectifs historiques et objectifs immédiats et accorde à la géopolitique et à dialectique de l'antagonisme la tâche de distinguer entre types de paix et types de guerres. En fonction des rôles joués par les grands acteurs du système nous passerons en revue et à des seules finalités de connaissance, les différents types de paix, car ils déterminent non seulement les types de guerre, mais également les stratégies générales des acteurs majeurs de la constellation diplomatique. Pour l'Europe l'idéal type de paix est une paix d'équilibre entre l'Amérique et la Russie, puisque le continent est situé à la jonction du Rimland et du Heartland, entre la terre centrale et la grande île du monde ; pour la Russie une paix d'empire, fédératrice de plusieurs peuples, de plusieurs terres et de multiples confessions religieuses. Une paix d'Hégémonie est celle qui convient au choix de l'Amérique, vouée, par sa mission universelle, à exercer son pouvoir sur les trois Océans, Indien, Pacifique et Atlantique, en respectant la liberté et la souveraineté des pays de la bordure des terres  Pour l'Empire du milieu, le  mandat du ciel situe le meilleur type de paix entre une architecture régionale équilibrée et une vision planétaire à long terme, déterminée en partie par sa position géopolitique et en partie par la rivalité qui découle de sa culture et du système mondial des forces. 

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Robert Strausz-Hupé ou l'oeuvre d'un stratégiste américain (anti-européen) qui demeure dangereusement méconnue et qu'il faudrait relire en même temps que Zbigniew Brzezinski.

Or, l'objectif stratégique de l'Amérique et de l'Occident, selon un courant de pensée offensif, représenté par Robert Strausz-Hupé (photo), William R. Kintner et Stefan T. Possony et exposé dans le livre « A Forward Strategy for America », reposera sur la préservation et la consolidation de notre système politique, plutôt que sur le maintien de la paix. Selon ce courant, la survie du régime impérial des Etats-Unis, n'autorisait « d'autre choix qu'une stratégie à la Caton ». « Carthago delenda est ! ». La coexistence de deux empires rivaux était conçue au Sénat de Rome, comme une cause d'instabilité profonde, qui devait déboucher fatalement sur une guerre inexpiable. Or la situation multipolaire d'aujourd'hui est-elle comparable à celle de l'époque romaine ? Change-t-elle sur le fond, l'essence de la rivalité et la structure de l'hostilité ?

Face à un Congrès indécis et dans le cadre d'un isolationnisme sélectif, l'Amérique - selon Marco Rubio, nouveau secrétaire d'Etat, devrait tout subordonner à une posture agressive envers la Chine, ficeler un cessez-le-feu rapide en Ukraine et assurer Israël d'un soutien inconditionnel. Un retour clair à la partition idéologique entre « axe du bien » et « axe du mal », puisqu'il s'agirait d'une politique de force qui annonce une hausse des dépenses militaires et une relance de la course aux armements. La présidence Trump pourrait détricoter le réseau d'alliances tissé par les Etats-Unis après 1945 et transformer durablement le paysage géopolitique du système. Elle compte peu sur l’Europe, car elle la juge captive d'une idéologie post-historique et ne fait pas une grande confiance aux institutions internationales dont elle redoute l’inefficacité. Ainsi l'Amérique de Trump ne compte que sur elle-même et sur des relations bilatérales pour traiter de ses premières priorités.

Ce bref survol sur le jeu politique et les surprises stratégiques imposées par le nouveau Président, nous fait comprendre que beaucoup d’issues dépendront plus de l'esprit et de la force élémentaire des Etats-Unis que de l’appui de leurs alliés occidentaux, de telle sorte que les options retenues se situeront dans une relation de discontinuité par rapport à la politique étrangère des démocrates.

Donald Trump selon Plutarque

Comme toute épopée, ancienne ou moderne, quels éléments ou facettes retiendra-t-elle la postérité de ce terrassement tectonique d'époque et de civilisation, de ce schisme en Occident, profond et durable ? La volonté d'ordre d'abord et l'esprit de stabilisation ensuite, semblables à ceux qui succédèrent au meurtre de César et à la transition de la démocratie oligarchique de Rome, vers l'empire d'Octave-Auguste ou, plus proche de nous au premier Coup d'Etat moderne, celui du Général Bonaparte du 18 Brumaire à Saint-Cloud ? Passant à l’analyse du protagoniste, par le filtre d’interprétations arbitraires, quelle sera la figure et l’image du personnage consignées à l’histoire selon les thèmes et les sujets retenus par le procureur du tribunal historique ?  Pour commencer, quel aventurier se cache donc derrière Donald Trump, dans son assaut contre le Capitole et dans sa promesse d'ouvrir "un nouvel âge d'or" pour l'Amérique ? Pouvons-nous ré-enchanter l'histoire américaine par le mythe de la refondation de la nouvelle Rome sur l'escalier baptismal de Washington ?

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Seul Plutarque aurait pu établir un parallélisme entre les grands décideurs de la modernité et ceux du monde antique, en pédagogues du passé. Mais quel portrait aurait brossé Plutarque de Donald Trump, en empereur romain ? De qui aurait-il pu être le plus proche ? La férocité des opposants le classerait sans hésitation parmi les plus criminels et débauchés dans la vie privée et dans la vie publique. Le nom le plus proche est sans aucun doute celui de Néron, coopté au pouvoir par les intrigues de la cour impériale. Injustice flagrante et jugement hâtif ? Serait-il condamné d'avance sans avoir tué sa mère Agrippine, incendié Rome ou terminé une présidence despotique et controversée ? Dans l'imaginaire collectif, Néron porte une rare diversité de qualificatifs, tous plus éloquents les uns que les autres : tyran, persécuteur, pervers, manipulé, égoïste, immature et cette liste n'est pas exhaustive. Dès sa mort, ses contemporains s'emparent de son nom pour en faire une légende noire, un héros à la passion destructrice. Cette dernière, agrémentée au fil des siècles, est encore tenace de nos jours. Est-elle adaptée ou inadaptée à Donald Trump, personnalité shakespearienne, tyran virtuel et caché, virtuose de la spectacularisation du pouvoir et capable de vitrifier le monde avec la foudre nucléaire, par delà sa tentation de la paix et sa passion tarifée de la luxure, du commerce et de l'argent ?  Or la révolution américaine de Trump aurait pu tomber sous la coupe de deux autres personnalités célèbres, le Comte Joseph de Maistre, Savoisien, Ambassadeur du Royaume de Sardaigne à Saint Pétersbourg et contre-révolutionnaire honnis, et Michel Foucault, auteur d'une préface sur « La vie des hommes infâmes », opposée à celle des hommes illustres, préface par ailleurs fourrée d'éloges par Philippe Sollers. 

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Donald Trump par le comte Joseph de Maistre

Le comte Joseph de Maistre n'aurait peut-être pas désapprouvé l'assaut contre le Capitole puisqu'il aurait pris conscience, en homme d'ancien régime, que l'incapacité du pouvoir démocrate d'obtenir obéissance, le rendait non seulement « illégitime », mais aussi « illégal » et que le droit de sédition pour les abus électoraux commis, permettaient de le contester « quoad esercitium » (en raison de sa gestion). Et ceci sur la base de l'interprétation de la « légitimité » traditionnelle, comme facteur de stabilité qui assure l'ordre et le bien être des sujets de la cité.  Il en découle que le principe de la « légitimité » du suffrage étant variable et imprévisible, celle-ci ne peut prétendre à la « légitimité » de la tradition, qui est immémoriale, inscrite dans les mythes et dans les obéissances anciennes.

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C'est pourquoi l'assaut contre le Capitole, expression de la lutte pour le pouvoir ou pour la puissance, qui sont  l'essence même de la politique, a dévoilé la notion originelle de combat, de violence et de « daimon », qui incarne sur le fond, l'histoire et la tradition toute entière du peuple américain en marche. De plus, aux yeux de de Maistre, il n'aurait pu y avoir de gouvernement politique exemplaire dans une nation qui exalte l'individualisme égalitariste et se tâche au même temps de trafics illégaux, comme l'ont fait les démocrates, méprisant la souveraineté du pouvoir et le consensus naturel du peuple pour la fonction suprême du pays. Fonction qui, pour ses attributs et pour son autorité, appartient aux « génies invisibles de la cité » et devient, par paradoxe, une source inépuisable de conflits et de passions hostiles.  

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Farouchement hérissé contre la violence révolutionnaire des idées tirées des Lumières et de la Révolution française, Joseph de Maistre, lecteur de Plutarque, qui s'inspira d’Edmund Burke, fut un antirévolutionnaire acharné, luttant contre la punition infligée par Dieu à la France. Il se fit connaître comme le porte-drapeau d'une « autre modernité » et comme critique virulent de la « révolution satanique » (Considérations sur la France, 1796 ; Essai sur le principe générateur des constitutions politiques), ainsi que du mal français devenu aujourd'hui mondial, le mal égalitariste ou immigrationniste. Un mal qui était à l'époque, pour de Maistre, celui de l’Eglise gallicane, étrangère à la tradition moniste, identitaire et catholique du pays. « Le plus grand ennemi de l’Europe qu’il importe d’étouffer par tous les moyens qui ne sont pas des crimes, l’ulcère funeste qui s’attache à toutes les souverainetés et qui les ronge sans relâche, le fils de l’orgueil, le père de l’anarchie, le dissolvant universel, c’est le protestantisme », et de nos jours « l'œcuménisme immigrationniste », une « Oumma » universaliste et conspirationniste. Par ailleurs, si la tradition acquiert aujourd'hui la même légitimité que la démocratie représentative moderne, quelle est la doctrine philosophique plus pertinente pour comprendre le monde ? Et la démocratie, comme forme de régime dont la seule source de légitimité est une fiction, la « volonté générale » de Rousseau, peut-elle constituer encore le dépassement inévitable de la tradition et le fondement d'un équilibre des pouvoirs, propre aux régimes constitutionnels modernes ? D'un point de vue intellectuel, ce même Trump aurait pu devenir aussi la meilleure cible pour un dénigrement en règle et pour une crucifixion morale et politique, sans la présence modératrice du préfet de Rome, Ponce Pilate, non seulement de la part d'Obama, mais des philosophes de la « Petitio-paedofilia » française des années 1977, incluant Sartre, Derrida, Lyotard, Deleuze et Simone de Beauvoir, en parfait accord avec tout le courant déconstructionniste parisien de la post-modernité.

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Trump selon Ortega y Gasset

Mais l'autre grande personnalité qui est à la base de l'eschatologie populiste et libertaire des patriotes du monde entier et du Midwest américain est probablement Ortega y Gasset, l'auteur espagnol de la « Révolte des masses ». Penseur existentiel « in partibus infidelium », il défend la lutte pour la liberté contre la dissolution mondialiste et part de l'idée que ce sont les élites qui font l'histoire. De cette même conviction, Trump tire les racines de sa stratégie, partageant avec Ortega y Gasset, les idées de ce dernier sur la crise des certitudes, la critique des sociétés de masse et l'action conjointe des élites, de la tradition et des croyances. La solidité de ces préoccupations est encore démontrée, comme à l'époque d'Ortega y Gasset (1937), par le paradoxe que « les gauches promettent des révolutions et les gauches proposent des tyrannies ». Ainsi, la crise de l'individualisme qui affecte les sociétés occidentales est une crise non pas des principes premiers, ou des valeurs suprêmes, mais de leur absence. D'où le désenchantement. L'époque que nous vivons est celle de l'âme désenchantée. Notre époque n'est point une époque de réaction, qui est toujours le « parasite de la révolution », mais la phase d'une évolution vers un nouveau développement de la spiritualité. Le développement de la civilisation par époques, induit une correspondance dans le développement de l'homme. Ainsi « d'une attitude spirituelle de type traditionnel, on passe à un état d'esprit rationaliste et de celui-ci à un régime de mysticisme ». La troisième phase est donc celle de la désillusion, de l'âme facile, docile et servile. Inaugure-t-elle la phase d'abjection, d'indifférenciation et de rejet de connaissance à la fois du passé et du présent qui caractérise la culture woke ?

La seconde révolution américaine, un renversement des paradigmes dominants

Si la fondation des Etats-Unis et sa première révolution sont nées de la volonté de s'affranchir politiquement de l'Europe et, d'affermir philosophiquement le primat préromantique du sentiment sur la raison et de la foi sur le sentiment, la seconde révolution américaine se fait au nom d’une autre idée de l’homme et de la légitimité, de la crise d’hégémonie de l’Occident et de sa tradition de liberté. La polémique contre la corruption des élites et du parti démocrate tire ses raisons d’être d’une exaltation du rigorisme moral de l'éducation puritaine, intégrée d’une critique sévère de la post-modernité. L'insurrection républicaine a réagi à l’hétérogénéité croissante, spirituelle et sociale d’un société- monde qui, avec une immigration sans contrôle, glisse lentement vers le cœur d’un système, hors de toute philosophie du sens commun, les traditions, la continuité et l’histoire. Ainsi, dans les trois lectures imaginaires d’auteurs classiques ont pourrait voir autant de formes de la conscience historique et donc pour Plutarque le glissement des Princes vers la folie et l’imprévu dans leur course vers une vérité insaisissable, pour le comte Joseph de Maistre la recherche de « sens », dans le long processus de sécularisation des croyances et, pour Ortega y Gasset, le primat de la liberté dans l’éternelle quête du Graal, qui échappe aux droites et aux gauches dans des moments comme le nôtre, où le monde bascule vers la guerre.

Or, si comme l’affirme Ortega y Gasset dans « les époques d’âme traditionaliste s’organisent les nations », par un mode traditionnel de réagir intellectuellement, (qui) consiste dans le souvenir du répertoire des croyances reçues des ancêtres », le progressisme démocrate, déraciné et sans histoire, poussée aux extrêmes par la culture woke, conduit à la dissolution de la société et à la négation des origines spirituelles de l'Amérique. C’est à ces interrogations et à ce défi qu’ont réagit les américains. C’est à ce titre que la victoire de Trump n’a pas été seulement électorale ou politique, mais existentielle et civilisationnelle. Elle a été un renversement des paradigmes et des tabous dominants et au nom d'une révolution galiléenne de la pensée et de l'action.

Bruxelles le 5 janvier 2025.

jeudi, 06 mars 2025

Mon idéal d'organisation politique

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Mon idéal d'organisation politique

Claude Bourrinet

Source: https://www.facebook.com/profile.php?id=100002364487528 

« Le temps qui uniformise tout, et qui, en uniformisant, détruit, n'a plus laissé subsister grand'chose de ces petites villes de résidence allemandes qui, au début de l'ère industrielle et à l'aube de l'autoritarisme forcené de Bismarck, conservaient encore tous leurs particularismes charmants. De petits souverains qui supportaient allègrement le souci d'administrer un minuscule État et les frais qu'entraînait l'entretien de quelques centaines  de soldats, avaient tout le loisir de consacrer leur temps et leur argent à de nobles œuvres de culture. Ils rivalisaient à qui aurait les plus beaux théâtres, les meilleurs orchestres. Parfois leur capitale n'était qu'une toute petite cité posée sur la frange du grand parc princier. Dans ces Cours, l'étiquette était peu formaliste, les artistes et les poètes s'y trouvaient chez eux, et l'on y cultivait volontiers le talent, l'originalité, en attendant le jour où la poigne du Chancelier de Fer versera dans un moule commun, pour en tirer des modèles banals et tous semblables, les bizarres et délicieuses singularités de ces infimes principautés. » (Marcel Brion ; Goethe).

L'Occident, le monde, auraient pu être autrement.

La doxa politique, de droite (le royalisme, par exemple), comme de gauche (le républicanisme ou le marxisme) nous assène volontiers une téléologie historiciste, qui nous persuade que l'évolution du Regnum Francorum ne pouvait qu'aboutir à ce que nous sommes devenus, par la grâce de la Providence, ou du développement des moyens de production.

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Si l'on met à part l'action de Dieu sur les sociétés humaines, pilotage auquel croyait aussi un Hegel, qui n'était pas chrétien, il faut accorder quelque crédit à la thèse matérialiste, qu'elle soit positiviste, comtienne, ou communiste, marxienne. L'uniformisation engendrée par l'économie et le triomphe quasi sans partage de l’État provient bien du triomphe de la machine, de l'industrie (par exemple, actuellement, tout ce qui concerne l’énergie, coeur du système), de l'accélération des communications, de la concentration de l'argent, via la dette, de la prolifération d'un appareil administratif autoritaire, et d'idéologies universalisantes, soucieux de contrôler les esprits.

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Pour ce qui est de la liberté de l'esprit, de la tolérance, d'un certain affranchissement des mœurs, le 18ème siècle a été un âge d'or. De nombreux écrivains ou personnages considérables, comme Stendhal ou Talleyrand, ont loué son bonheur de vivre, gâté par le « sérieux » militant de l'ère révolutionnaire, qui versa les singularités individuelle dans la soupe populaire de la presse, qui nous convainquit de ce qu'il fallait penser.

La candide certitude de l'existence d'un mécanisme historique « allant de soi » et menant à l'emprise de l’État, concomitant de l’arasement des véritables et profondes différences d'existence des hommes, empêche de penser une autre hypothèse civilisationnelle, qui eût pu, peut-être, advenir, si l'on avait mis des garde-fous, qui ne pouvaient qu'être métaphysiques (l'Antiquité, comme les sociétés dites « primitives », ont bloqué, par leur Weltanschauung, l'une le développement technique et productif, les autres l'instauration de l’État). Le monde moderne, finalement très récent, ne s'amorce qu'au tournant des 12ème-13ème siècles. 

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L'éclosion des Universités et de la scolastique en fut l'un des symptômes. Jusqu'à l’État royal assumé comme un « empire » (ce terme désigne d'abord l'autorité absolue d'un pouvoir sur un territoire), à partir de Philippe Le Bel (illustration, ci-dessus), au début du 14ème siècle, la configuration politique et culturelle de l'Europe, pour ne pas parler des mondes musulman, chinois, japonais, indien, était complexe et diversifié. Les identités étaient enchâssées dans des « appartenances » graduelle, au-dessous d'une autorité qui n'avait guère de pouvoir que dans son pré carré, ou de manière formelle, comme la royauté française, ou l'Empire dit romano-germanique (on disait alors seulement « l'Empire »).

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On pouvait se sentir français, parce qu'on parlait ou écrivait le français, et il y en avait plusieurs en même temps être sujet d'un roi qui ne l'était pas. Le premier poète que notre histoire littéraire a récupéré, qui est en vérité une poétesse, Marie de France (illustration, ci-dessus), qui était complètement anglaise. L'auteur de la Chanson de Roland, notre première grande œuvre, de génie, qui semble si accordée à notre âme, était très probablement anglais (Turold?). Saint Bernard n'était pas sujet du roi de France : il l'était des comtes de Champagne, de Troyes, et se sentait bien plus proche de l'Empire, de la Bourgogne, que de l'Île de France. Il entra en conflit avec Suger, le conseiller de Louis VI et de Louis VII, le bâtisseur de la basilique royale de Saint-Denis, le fondateur du « gothique », le promoteur de « l'art de France », et l'idéologue de la royauté française. Pourtant, qui pourrait nier que Saint Bernard fût un saint profondément français ?

Si l'on observe les mœurs, les particularités, les différents aspects de la société médiévale, on sera émerveillé par la bigarrure, la diversité, la richesse des coutumes, des modes de vie, des langages usités, qu'une telle civilisation générait. Les voyages de cette époque étaient une véritable aventure, pourvoyeuse de surprises et de savoirs fascinants. En outre, chaque communauté, qu'elle fût communale, princière, seigneuriale, avait ses coutumes, ses lois, des habitudes, ses liens entre les sujets et les pouvoirs. La bourgeoisie y a vu un intolérable obstacle à la raison organisatrice. Moyennant quoi, elle a tout arasé, fait table rase du passé si riche de différences, et emprunté l'uniforme gris-noir du gouvernement épicier.

lundi, 03 mars 2025

Dominants, dominés, chers concitoyens...

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Dominants, dominés, chers concitoyens...

Claude Bourrinet

Source: https://www.facebook.com/profile.php?id=100002364487528

Le concept de « domination » est dans l'air du temps, à défaut d'être toujours sur terre. En effet, il hante les discours politiques, pourvoie au pauvre vocabulaire des agitateurs (j'allais ajouter -trices) de trottoir, et assure la promotion sociale de ceux (j'allais dire « celles et ceux ») qui le promeuvent. Voilà du reste un vocable, une bourdieuserie, absolument opératoire pour scinder l'espèce humaine en bons et en méchants. Un dominant est toujours mauvais, et un dominé toujours victime, donc innocent. Que ce dernier, par l'alchimie étonnante des rapports humains, soit en même temps dominant, et que le premier soit aussi dominé, ce serait trop compliquer un problème qui, dans sa simplicité évangélique, occupe déjà suffisamment le cerveau disponible des petites philauties couilloniformes et autres beaux débrideurs de saintes messes politiques.

Enlever à l'humaine condition la « domination » serait, en vérité, comme délivrer les corps de leur masse, et abandonner la société à une joyeuse lévitation, où les individus, comme des atomes libérés, s'adonneraient à l'orgie de la fission nucléaire.

Par charité, laissons de côté l'argument, qui n'est pourtant pas mince, de l'appétence de la partie la plus charnue de la grosse bête populaire pour l'état ô combien confortable de dominé. La domination, en effet, suppose toujours quelque risque, non seulement du retour d'un hypothétique levier révolutionnaire, mais surtout des responsabilités, des décisions, bref, du gouvernement des choses et des hommes, ce qui demande beaucoup plus de labeur, de sueur et d'angoisse qu'on ne veut bien l'imaginer quand on se contente d'obéir. Cela étant dit avec fermeté, retenons l'idée qu'instinctivement, l'animal grégaire qu'est l'homme est fait pour suivre.

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Maintenant, demandons-nous si la « domination », loin d'être une horreur sans non, n'a pas été très utile à l'humanité. Je suis loin de considérer le progrès comme le parangon de ce qu'il peut exister de plus désirable au monde, mais l'on doit reconnaître que l'accumulation et l'accroissement de la production matérielle, donc, indirectement, de tout ce qui concerne la « civilisation », au sens romain, découlent de la pression exercée par les dominants sur les dominés qui, sans cette contrainte, seraient resté cloués à leur misérable condition. Il en va de même pour tout ce qui est du politique, de l’État, lequel cimente une communauté afin de garantir la paix sociale.

Tout cela est frappé du coin du bon sens. On sait par ailleurs que l'agitation révolutionnaire est l'un des meilleurs moyens pour porter au pouvoir de nouveaux dominants, comme il appert des anciens agitateurs progressistes, qui clamèrent contre la domination. On n'ignore pas non plus, à moins d'être parfaitement inculte, que ce que l'on appelle « domination », quand ce n'est pas un fantasme, recouvre plutôt des complémentarités, un ordre souvent justifié par une vision religieuse et civilisationnelle. La femme est « soumise » à l'homme, mais dans son domaine, le foyer, l'élevage des enfants, souvent la gestion du foyer, elle est la maîtresse. L'enfant doit obéir à ses parents. Le vieillard doit être écouté. Le maître, le professeur, le patron artisan, impose sans contestation son point de vue. Ainsi les vaches sont-elles bien gardées.

samedi, 22 février 2025

La perspective géopolitique avec Haushofer entre terre et mer

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La perspective géopolitique avec Haushofer entre terre et mer

L'horizon scientifique de cette perspective étudie les phénomènes le long d'un parcours toujours « spatial », c'est-à-dire géographique.

par Riccardo Rosati

Source: https://www.barbadillo.it/119153-la-prospettiva-geopoliti...

Depuis un certain temps, nous pensons ne pas être les seuls à reconnaître un usage manifestement abusif du terme « géopolitique », notamment en raison d'une diffusion « pandémique » - réelle et pas seulement le résultat d'une manipulation médiatique - notamment par des faiseurs d'opinion plus ou moins compétents qui s'adressent au public sur le Net. Entendons-nous bien, non pas que ce que nous montre la télévision dite généraliste soit meilleur ; au contraire, nous pensons que les informations qu'elle véhicule ne sont pas simplement le résultat d'une méconnaissance du sujet en question, comme c'est le cas sur Internet, mais de véritables mensonges, ponctuellement propagés, sans que l'on y apporte de contradiction.

Tracer les contours de la discipline

Un outil utile pour mieux s'orienter dans ce champ de recherche particulier est un ouvrage clair et concis mais très complet comme point de départ pour approfondir le sujet : Prospettive geopolitiche (2019) de Claudio Mutti. En fait, ce volume constitue la meilleure base pour se plonger dans ce que nous appelons une exégèse « académique » de la géopolitique, par opposition à une exégèse beaucoup plus répandue, avec une orientation purement chronique/journalistique et basée presque exclusivement sur le récit des faits - quand on a la chance qu'ils soient rapportés de manière véridique - avec presque aucune référence aux différentes théories élaborées par les chercheurs dont nous parlerons dans cet article.

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Les perspectives géopolitiques de Claudio Mutti.

Le professeur et général Karl Ernst Haushofer (1869 - 1946), fondateur de la géopolitique européenne, avec ses idées sur la signification spatiale des décisions, occupe une place prépondérante parmi eux. Avec le Britannique Halford John Mackinder (1861 - 1947), il doit être considéré comme l'un des pères de la théorie dite « continentale » ou « binaire » (p. 8), qui constitue la théorie centrale de la géopolitique « classique ». Or, Mackinder et Haushofer sont les porte-drapeaux de polarités totalement antagonistes: l'Allemand se place du côté de la tellurocratie, tandis que l'Anglo-Saxon, pour des raisons nationales évidentes, s'intéressait au concept de thalassocratie. Cela nous ramène à l'actualité immédiate (le conflit en Ukraine), avec les mystifications diffusées par les « puissances maritimes », que Haushofer appelle d'ailleurs « puissances pirates », à juste titre d'un point de vue historique, et qui tendent par tous les moyens à miner les puissances terrestres, puisque pour Mackinder, pour parvenir à la domination des puissances maritimes : « [...] il est nécessaire d'interposer entre l'Allemagne et la Russie, comme un diaphragme, une Europe centrale et orientale garantie par la Société des Nations » (p.9). Nous espérons que vous voudrez bien excuser ce langage brutal, mais il n'y a pas plus clair que cela !

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L'auteur, qui appartient à l'école haushoferienne, est profondément convaincu que la géopolitique étudie les phénomènes d'un point de vue constamment « spatial », c'est-à-dire géographique. C'est pourquoi, dès l'apparition des premières civilisations évoluées, naturellement portées à l'expansion, s'est posée la question, empruntant les catégories chères au savant militaire bavarois, du Großraum (« Grand Espace »), par la suite mieux élaborée par le juriste constitutionnaliste et politologue, également allemand, Carl Schmitt (1888 - 1985) ; la conception journalistique précitée de la discipline parlerait dans ce cas précis de « sphères d'influence ». Un exemple historiquement significatif et explicatif est la fameuse « Doctrine Monroe » de 1823 (énoncée par James Monroe [1758 - 1831], cinquième président des États-Unis), qui envisageait un contrôle, secret ou manifeste, des Américains sur l'ensemble de l'Amérique centrale et du Sud ; les dernières déclarations grandiloquentes sur la reprise du Panama par Donald John Trump lors de son retour à la Maison Blanche ne sont rien d'autre que la preuve que cette volonté de domination n'a jamais cessé et que les théories avancées dans le passé par Monroe sont toujours valables aujourd'hui. D'autre part, Schmitt, rappelle Mutti, parlait des thèses géopolitiques comme de « concepts théologiques sécularisés ».

Dans le livre, on peut voir le travail de l'auteur en tant que professeur de langues classiques dans les lycées: le livre utilise fréquemment des termes latins et grecs. De plus, contrairement à beaucoup d'autres chercheurs de la Pensée Traditionnelle, Mutti, et cela ne peut que nous réjouir, montre nettement plus d'intérêt et de respect pour le christianisme. A cet égard, et par souci de sincérité, nous ne pouvons passer sous silence les dérives néo-païennes de nombreux exégètes de ce courant philosophique, notamment en ce qui concerne la figure de Julius Evola (1898-1974) ; une position que nous, précisément parce que nous sommes des spécialistes de ce penseur, estimons devoir rejeter avec force. Nous ne nions pas que de nombreux écrits d'Evola épousent des visions ouvertement néo-païennes ; ce que nous voulons dire, c'est que nous préférons nous concentrer sur les œuvres que nous jugeons d'une plus grande sobriété spéculative qui ont été produites par le philosophe italien.

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Le monde anglo-saxon, l'éternel ennemi ?

Après cette observation polémique minimale, mais opportune, revenons à l'ouvrage de Mutti, dans lequel il rappelle la genèse du terme « anglosphère », c'est-à-dire ce bloc de nations unies par la langue et une perception de la société de marque protestante, qui est à l'origine des principaux déséquilibres dans les relations entre les peuples depuis près de deux cents ans.

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Ce mot semble avoir été introduit dans le langage spécialisé assez récemment, précisément en 2000 par l'Américain James C. Bennett, dans son ouvrage : The Anglosphere Challenge. Why the English-Speaking Nations Will Lead the Way in the Twenty-First Century (Lanham [MD], Rowman & Littlefield Publishers, 2004). La vérité est que le concept d'« anglosphère », bien qu'il ne soit pas aussi largement utilisé et connu qu'il l'est aujourd'hui, est présent dans le raisonnement des géopolitologues depuis longtemps, avant même que l'on ne parle de mondialisation. Ainsi, même Schmitt avait compris que l'hégémonie anglo-saxonne supprimerait toute distinction spatiale et toute pluralité, unifiant le monde par la technologie et une forme prodigieuse d'économie transnationale. À cette perspective néfaste pour l'Humanité devenue uniforme et indifférenciée, il oppose les concepts d'Ordnung (« ordre ») et d'Ortung (« lieu »): un ordre mondial sain ne peut se faire sans une appartenance géographique précise.

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L'union des peuples anglophones, marquée - toujours selon Schmitt - par « une marque anti-christique », s'est révélée au regard de milliers d'années d'histoire occidentale comme une « sinistre parodie d'Empire » (p. 19). Après tout, il n'est pas exagéré de considérer toute l'affaire du colonialisme britannique d'abord, puis de l'impérialisme commercial et culturel américain, comme une envie grotesque de singer la grandeur de Rome. Cela s'est fait au moyen du vecteur maritime, comme l'a affirmé le contre-amiral américain Alfred Thayer Mahan (1840-1914), en hégémonisant l'Allemagne et le Japon, de manière à contenir le bloc russo-chinois et, par conséquent, à dominer le monde (p. 10). Nous tenons à souligner une nouvelle fois que cette politique étrangère des États-Unis n'était pas seulement celle du passé, mais qu'elle est toujours celle d'aujourd'hui ; elle n'a pas changé du tout.

Revenant au lien intellectuel de Mutti avec le classicisme, il repropose la perspective d'Homère sur une forme de domination basée sur l'eau, ce que nous connaissons précisément sous le nom de thalassocratie: « La mer, masse fluide et informe, variable, sans déterminations, est l'image de la substance universelle [...] ; elle est le symbole de ce devenir qui est mutabilité, corruptibilité, illusion » (p. 23). En effet, dans cette réflexion, il n'est pas difficile d'identifier cet Occident obscur stigmatisé dans la « Géographie sacrée » de Guénon (cf. René Guénon, Symboles de la science sacrée, Milan, Adelphi, 1975, p. 96).

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La langue est un pouvoir

Peut-être est-ce dû à notre intérêt personnel pour la recherche, mais le chapitre du livre que nous considérons comme le plus précieux et le plus original est celui intitulé La géopolitique des langues (35-45), où le rôle du facteur linguistique dans le rapport entre l'espace physique et l'espace politique est abordé avec acuité, en partant de l'influence exercée par Rome à travers le latin. Il est également possible de noter que la grande importance et la diffusion du français ont été, d'une certaine manière, un épisode historique particulier, compte tenu du nombre relativement faible de locuteurs (p. 38).

On ne peut que féliciter Mutti lorsqu'il dénonce l'embarrassant paradoxe linguistique qui caractérise l'Union européenne, et il le fait en citant les mots d'Alain de Beonits: "L'anglais progresse au détriment du français parce que les États-Unis restent actuellement plus puissants que les pays européens, qui acceptent qu'une langue qui n'appartient à aucun pays d'Europe continentale soit consacrée langue internationale" (Alain de Beniost, Non à l'hégémonie de l'anglais d'aéroport, voxnr. com, 27 mai 2013). Sur la base de ces remarques, nous en profitons pour souligner que tout cela est à l'avantage exclusif des États-Unis et non des Britanniques, l'anglais de la « Perfide Albion » étant considéré depuis des décennies comme démodé et classiste, simple fioriture d'une nation autrefois puissante et qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, est un vassal blâmable, si l'on considère son passé remarquable, des États-Unis. À ce sujet, le texte de Nicholas Ostler, The Last Lingua Franca. L'anglais jusqu'au retour de Babel (Londres, Allen Lane, 2010).

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Quoi qu'il en soit, l'auteur fait bien de proposer à nouveau les mots exprimés par Sir Winston Churchill (1874 - 1965) le 6 septembre 1943, lorsque le Premier ministre britannique de l'époque a déclaré sans ambages: « Le pouvoir de dominer la langue d'un peuple offre des avantages bien plus importants que de lui prendre ses provinces et territoires ou de l'écraser par l'exploitation. Les empires de l'avenir sont ceux de l'esprit » (p. 41). Cette affirmation est un exemple clair et net d'une conception dominatrice de la diffusion des langues/cultures, typique des Anglo-Saxons, et en même temps d'une impulsion colonialiste sans équivoque.

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Des perspectives probablement inconciliables

Compte tenu du profil de Mutti, il n'est pas surprenant qu'il s'attarde sur la genèse du terme « Eurasie » (introduit par le mathématicien et cartographe germanique Karl Gustav Reuschle [1812 - 1875] en 1858), en énonçant les traits saillants des deux écoles géopolitiques majeures et raffinées, l'allemande et la russe (pp. 47-48). Pour la première, cet espace est identifiable dans les masses continentales entourées par les mers Arctique et Méditerranée et les océans Atlantique, Indien et Pacifique. Tout autre est l'interprétation de la seconde, qui reprend les hypothèses du penseur panslave Nikolai Jakovlevič Danilevsky (1822 - 1885), pour les affiner ensuite dans le cadre d'une entité économique, ethnique et géographique distincte à la fois de l'Asie et de l'Europe proprement dite. Nous ajouterons que c'est l'incompréhension de cette spécificité qui est la cause première de cette méfiance envers l'Eurasie qui se traduit souvent par de l'hostilité, puisqu'il ne s'agit pas seulement d'un point central de passage entre deux pôles, mais d'un troisième pôle, avec toutes ses connotations et ses revendications légitimes. Nous saluons donc chaleureusement la valorisation par Mutti de l'héritage géopolitique de Carlo Terracciano (1948 - 2005, cf. Carlo Terracciano, « Europe-Russie-Eurasie : une géopolitique “horizontale” », Eurasia, 2, avril-juin 2005, pp. 181-197), en particulier sur l'urgence d'une intégration (économique, politique et militaire) solide et systématique entre l'Europe et la Russie (pp. 52-53). Sinon, explique Terracciano, le Vieux Continent sera utilisé par les Américains « comme un fusil pointé sur Moscou », et la guerre russo-ukrainienne en cours confirme irréfutablement la justesse de ces prédictions.

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Vers la conclusion, le livre se rapproche des thèmes contemporains, rappelant le « péril jaune » (81-82) redouté par Mackinder il y a plusieurs années, lors d'un rapport qu'il a lu à la Royal Geographical Society de Londres le 25 janvier 1904, dans lequel il exprimait la crainte qu'une Chine mieux organisée que celle de son époque n'évince à l'avenir la Russie tsariste du rôle de pays hégémonique dans la « région pivot » (sa définition bien connue en anglais est pour être précis : Pivot Area), ouvrant aux tellurocraties une façade océanique qui aurait pu s'avérer fatale aux Anglo-Saxons. Nous n'hésitons pas à définir l'écrit de Mackinder, bien qu'en opposition avec notre orientation très personnelle, parmi les contributions théoriques nodales dans l'évolution de la Géopolitique, et il a été judicieusement publié dans une version italienne dans le numéro 2 (2018, 29-50) d'Eurasia, une revue dont Mutti est le fondateur et le rédacteur en chef.

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L'évaluation d'un texte tel que Perspectives géopolitiques ne peut qu'être substantiellement positive: en peu de pages, toutes les coordonnées nécessaires pour aborder et comprendre cette discipline articulée ont été fournies; rien ne manque de ce qu'il est nécessaire de savoir. Nous avons également trouvé très suggestif de faire remonter tout cela à quelque chose d'« atavique », à un conflit éternel entre la terre et la mer, déjà présent dans le mythe grec avec la dispute entre Athéna et Poséidon (p. 23), pour la domination spirituelle d'Athènes, afin d'être vénéré dans la cité-État comme la première des divinités de l'Olympe.

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Ce dualisme spatial restera peut-être éternellement irrésolu, ou aboutira à la défaite finale de l'une des deux entités. Pour l'heure, nous pouvons nous contenter de constater que la planète est divisée en factions antithétiques et, après tout, c'est à cela que sert le raisonnement géopolitique, à développer « une lecture purement géographique des problèmes », comme nous l'a enseigné Karl Haushofer.

Claudio Mutti, Perspectives géopolitiques, Gênes, Effepi, 2019.

dimanche, 19 janvier 2025

Relire Thucydide et l'histoire des guerres du Péloponnèse

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Relire Thucydide et l'histoire des guerres du Péloponnèse

L'Ukraine, l'hégémonie impériale et la dislocation de l'ordre européen et mondial

Irnerio Seminatore

La guerre était-elle inévitable ?

Dans les pages où Raymond Aron analyse les grands bouleversements de la guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte et questionne à travers "Les dimensions de la conscience historique" le récit de Thucydide sur le caractère accidentel ou fatal de la confrontation entre les cités grecques de l'époque (5ème siècle av. J. Ch ), une question émerge, brusque et presque instinctive, à propos des alignements militaires des deux coalitions et peut se résumer ainsi: "la guerre était-elle inévitable?" Avait-elle un caractère de nécessité ou, en revanche aurait-elle pu ne pas éclater, stabilisant l'hostilité entre les deux camps ?

Une deuxième grande question fait suite immédiatement à la première: "pourquoi des compromis n'ont pas été possibles?" Pourquoi le "parti de la guerre", présent dans les deux camps, a voulu chercher désespérément la victoire, poussant à une confrontation de plus en plus brutale ? La raison de la guerre décrite par Thucydide reposait sur la crainte de Sparte et des cités doriques pour la montée en puissance d'Athènes et visait son orgueil de puissance autoritaire et démesurée. Il s’agissait d’une lutte à mort entre la puissance continentale de Sparte et la puissance maritime d’Athènes, éducatrice de la Grèce ancienne.

Il a été remarqué que la guerre n'est pas seulement une affaire d'intérêts géopolitiques et stratégiques, mais une rivalité d'amour propre ou une lutte pour la reconnaissance d'un statut, la revanche d'un affront ou le lavage d'une humiliation. Elle fut, en son fond, un désir primitif de domination et un antagonisme hégémonique dans lequel une démocratie affrontait une oligarchie. Dans cet affrontement l'écart entre les sentiments collectifs, les prétextes invoqués et les motifs immédiats des hostilités, ou encore, entre les justifications initiales et les ravages et destructions des combats furent telles que la poursuite de la guerre fut attribuée à la nature des régimes politiques et aux responsabilités personnelles des chefs de guerre. En ses répercussions elle représenta une rupture entre deux époques. Il n'est pas un analyste de l'antiquité qui ne voit pas un parallélisme et une similitude avec l'actualité du conflit ukrainien. Cependant puisque l'histoire n'est pas une chronique mais une interprétation globale du devenir, penser l'histoire des guerres du Péloponnèse, signifie d'instaurer un dialogue entre passé et présent, sous l'orientation du dernier.

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La guerre d'Ukraine et le principe de rupture entre deux époques

La guerre d'Ukraine, de manière semblable à la guerre du Péloponnèse, représente-t-elle un principe de rupture entre deux époques, sous forme de prise de conscience précédant la désagrégation finale d'un monde, celui post-moderne d’un Occident épuisé et le réveil parallèle de deux univers endormis, russe et chinois ? La réconciliation entre les deux camps après le conflit, se fera-t-elle dans la servitude à un nouvel hegemon et qui en sera l'incarnation future, la Russie ou la Chine ? Dans cette perte de rôle et de sens, périra seulement la démocratie ou, en revanche une conception globale de l'homme, de la vie et de la société, bref le système lui-même et sa civilisation ? Vu de plus près, le conflit extérieur se mêle étroitement aux multiples conflits intérieurs aux deux camps, puisqu'il existe plusieurs "partis de la guerre" et plusieurs "partis du compromis" et de la cessation des hostilités.

Dans cette inextricable complexité, le seul à faire défaut c'est un courant d’opinion de la raison ou plutôt de l'espoir. Règne, en revanche, le magma grandissant de la confusion, de la ruse et de la tromperie. Entre la crainte et l'inquiétude, gonfle énormément la phase d'attente de l'homme du salut (Trump), dont le passage du Rubicon s'annonce imprévisible et propice aux aventurismes de l'action et du verbe.

Du côté européen, Macron semble avoir une attitude semblable à celle d'Alcibiade qui avait entraîné Athènes vers la défaite et vers la ruine. Or, qui, dans cette descente vers l'égarement de la raison peut être comparé à Périclès et à sa stratégie modérée ? Orban peut-être (toute proportion gardée ? Pourquoi le compromis ne serait-il pas possible, au nom du réalisme et sans recours à la rhétorique de la liberté ? Pourquoi le « parti de la guerre » de l'Europe de l'Ouest, n'arrivant pas à faire gagner Zelenski sur le champ de bataille, parviendrait-il à mettre en œuvre un système d'engagements et de promesses, avec l'Union européenne, qui pourra s'assurer l'appui de l’hegemon, puissance extérieure au système européen, mais considérée comme décisive au niveau mondial. La démocratie athénienne passant, aux yeux des autres cités grecques, pour impérialiste, contrairement à l'oligarchie spartiate, celle-ci semblait incarner la liberté des cités qui subissent l'oppression d'Athènes. Or le régime démocratique fondé sur le concept d'égalité, n'oublie-t-il pas sa corruption virtuelle, celle de conduire à des régimes instables ou à des formes autocratiques du pouvoir, par la substitution d'une oligarchie organique par une oligarchie artificielle et dépolitisée (UE).

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Sur le révisionnisme contemporain

En termes de personnalités, l'émergence d'un chef ou d'un homme providentiel, ne représente pas seulement une remise en cause du régime démocratique mais une contestation des vieilles structures d'appareil, dont le compactage engendre des formes d'opposition obstinées et des stratégies contradictoires. Qu’en est-il des stratégies de Biden et de Poutine ou de Poutine et de Trump ? Quid de Zelenski et de Macron ? N'assistons-nous pas, dans cette phase d'hésitation du destin à un révisionnisme général et à un retour de l'idée de nation, de souveraineté, et de puissance, assurant la sécurité internationale et la cohésion interne des différentes unités politiques ?

Quant à la France, qui a assuré la naissance et l'adoption de ces idées jusqu'à en devenir une référence symbolique, elle porte en soi un principe d'autodestruction, pour avoir appliqué à des populations étrangères et hostiles les principes adoptés initialement pour ses seuls citoyens. En revenant à la manière par laquelle l’Europe a pensé la paix, par cosmopolitisme et par individualisme moral, elle a montré le visage d'un même renoncement et d'une même opposition, celle de la raison à la réalité de l'histoire et d'une démocratie égalitariste, opposée à celle du monde antique et prémoderne de Thucydide. Le bilan à tirer de la surprise stratégique du conflit ukrainien est que l'incertitude domine notre monde et un changement d'époque est devant nous.

Deux âges de l'historicité

Le retour de la guerre en Europe représente-il-une rupture d'époque entre deux âges de l'historicité et dans notre cas, de la post-modernité démocratique et oligarchique ? Une rupture, qui précède la désagrégation d'un monde et l'implosion d'un système de relations internationales héritées de la Renaissance et des idées des Lumières ? Replacer la dimension du conflit ukrainien dans la perspective historique signifie de le situer au carrefour de deux univers semblables à ceux de la guerre du Péloponnèse entre le monde antique et les mondes des empires naissants, macédoniens, perses et romains.

Carrefour de conflits, qui n'épargneront aucun des belligérants, à l’issue desquels pourrait s’élaborer un autre principe constitutif du gouvernement des peuples et des nations, et passer du régime de la démocratie à d’autres types de stabilité, d'hégémonie et d'empire. Thucydide saisit les antagonismes de la rivalité violente entre la démocratie athénienne et l'oligarchie spartiate et le style de la conduite diplomatique et stratégique propre aux puissances de la terre et de la mer et comprend la supériorité conceptuelle et politique de la liberté des cités entre elles, sur les querelles internes ou personnelles, ou encore de la "Grande Politique" sur les ambitions des disputes de la "politique domestique". La spécificité de la compétition de puissance entre cités indépendantes et souveraines reste un point-clé pour la délimitation d'un système de relations, fondé sur le calcul du rapport des forces, ou, en termes modernes, de la "Balance of Power".

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Originalité de notre conjoncture

Les conséquences des trois crises majeures de 1914-18, 39-45, 1990-1991

Si la dislocation d'un système a toujours donné naissance à des successions belliqueuses qui ont élargi l'espace du pouvoir revendiqué par l'hegemon montant, le 20ème siècle est celui qui a porté en soi le plus de ressemblances et d'enseignements sur la contemporanéité du siècle de Thucydide et rendu plausible les comparaisons avec ses récits. En effet, dans cette analogie entre catastrophes, une interprétation réaliste exigera l’adoption de paradigmes différents de ceux de l’histoire traditionnelle, afin d’en dégager l’originalité et la différence. De manière générale, nous assistons à la montée des Etats périphériques d'Asie, d'Afrique et d'Océanie, au partage du monde de la part d'Etats-continents se revendiquant "Etats-civilisations" et au retour de politiques marquées par la logique de puissance. Il en résulte une modification dans le calcul du rapport des forces, un renversement de la géopolitique mondiale et une perception des défis et des menaces, influant sur la nature même des unités politiques.

Sur la dimension des changements

Athènes à la fin du 5ème siècle av. J. C., mit en péril son statut d'hegemon et la libertés des cités grecques. L'Allemagne et l'Autriche-Hongrie en 1914, tranchèrent dans la rivalité germano-slave dans les Balkans dont le théâtre principal était l'Europe et provoquèrent une scission du système de l'équilibre en deux coalitions, des empires centraux (empire wilhelminien et empire austro-hongrois) et entente franco-anglaise et Russie tsariste de l’autre côté, de telle manière que les grandes puissances eurent le sentiment de lutter pour leur existence et leurs libertés. La guerre de 1914 surgit à la manière d'une guerre ordinaire et se termina avec la chute des empires centraux, la défaite de la Russie désormais soviétique et l'écroulement de l'empire ottoman, se soldant par le diktat de Versailles. Ce fut un armistice entre les deux tentatives de l'Allemagne de tenter d'obtenir l'hégémonie sur le continent.

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Par ailleurs le conflit qui avait débuté avec des équipements des sociétés traditionnelles se termina avec des armements des sociétés industrielles et des armées de masse. Or, puisque le statut territorial de Versailles ne reflétait plus le rapport des forces entre vainqueurs et vaincus, l'impuissance temporaire des deux grands États continentaux, Russie et Allemagne, dans le but d'atteindre leurs objectifs marqua l'évolution historique de l'Europe et du monde. En effet, les deux pays ne jouèrent plus leur rôle historique de défenseurs de leurs intérêts et, au même temps de l'ordre établi (Etats baltes indépendants, frontières orientales de la Pologne avancées vers l'Est, Bessarabie devenue roumaine, influence prépondérante sur l'Europe du Centre et de l'Est).

L’intervention des Etats-Unis et leur nouveau rôle hégémonique

Après l’effondrement de la Russie, il fallait l’intervention de l’Amérique pour faire pencher la balance du continent du côté occidental et ce fut avec et après Versailles que s’imposa durablement l’hégémonie des Etats-Unis, comme celle de Rome après la deuxième guerre punique, aboutissant à la pacification impériale de la Méditerranée. Puisque l’histoire de l’Europe ne s’est jamais déroulée en vase clos, depuis la découverte de l’Amérique, l’enjeu de puissance du deuxième conflit mondial qui allait se dessiner, se joua dans l’alternative fatale entre hégémonie continentale du Reich ou équilibre de puissance.

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L’Allemagne, qui avait succombé en novembre 1918 à la coalition de la Russie tsariste, de la France et des puissances anglo-saxonnes eut recours à une stratégie de revanche en 1939, sous l’impulsion d’une passion nationale, encouragée par les idées de la Révolution Conservatrice, les promesses d’un Ordre Nouveau et l’affaiblissement spirituel et moral des démocraties. La victoire de 1918, qui fut remportée, au plan historique par les puissances maritimes, confirma que la solidarité des puissances de la mer, désormais sous la tutelle des Etats-Unis n’avait pas remis en cause le modèle de guerre de Thucydide. Or, l’enjeu du deuxième conflit mondial resta le même, un enjeu hégémonique, fondé cependant sur le socle d’une hétérogénéité nationale des puissances à l’intérieur d’un même espace de civilisation. Ainsi les vrais sujets de l’histoire du monde devinrent non plus les nations (Ranke), non pas les cultures (Spengler), ni l’humanité (Marx), ou la pluralité des époques (Meineke), mais l’empire et spécifiquement l’empire américain, le nouvel hegemon prenant vite conscience de ses nouvelles responsabilités planétaires.  Par ailleurs après 1945, s'est poursuivie, en Europe, tout au long du "rideau de fer" et pendant la deuxième partie du 20ème siècle, la confrontation de l’Ouest avec l’empire soviétique, creusant l’écart de dissociation entre les unités militaires nationales et l’intégration diplomatico-stratégique impériale (Otan, Pacte de Varsovie).

Vers un retour des empires 

Si, en 1990-91, avec la dislocation de l’Union Soviétique, s’ouvre la plus grande amputation géopolitique du siècle, c’est en 2022 avec l’opération militaire spéciale des Russes en Ukraine, que s’ouvre le grand débat sur la crise de légitimité des régimes représentatifs et la rupture historique entre démocratie et oligarchie, semblable à celle de la guerre du Péloponnèse, ouvrant une brèche intellectuelle sur le retour des empires. Se conclut ainsi un cycle historique de cinq siècles, débuté à l’aube de la Renaissance et marqué dans le monde par la prédominance de l’Occident et la diffusion de son hégémonie et, avec elle, d’une nouvelle religion, le globalisme démocratique.

Ainsi, le parallélisme ouvert par la relecture de Thucydide peut-il se résumer avec la même question "si la guerre du Péloponnèse a été la ruine de la Grèce, la guerre d’Ukraine sera-t-elle la ruine de l’Europe ?" Thucydide n’a guère donné de réponse aux deux interrogations concernant la fatalité du conflit et l’exigence de négocier, mais il a abordé la recherche d’une issue dans le principe du "calcul des forces", ou du déterminisme essentiel au réalisme. A la lumière de ce dernier il a repéré, dans l’exigence de négocier, la logique pragmatique de l’usage régulateur de la raison, dans le but d’orienter le mouvement historique, refusant l’alibi de la lâcheté pour la justification de la défaite imminente. Dans l’issue prévisible de la guerre et dans le brouillard d’un tournant historique, il a œuvré pour le renoncement aux mythologies ou aux fanatismes partisans. C’est toujours dans l’amère compréhension d’une situation globale que Thucydide, comme bien d’autres, a identifié le principe du salut dans l’espoir, au nom duquel mûrissent les grandes décisions et les passions éternelles de l’homme.

Bruxelles, le 17 janvier 2025

vendredi, 17 janvier 2025

La démocratie est-elle une source de guerre?

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La démocratie est-elle une source de guerre?

Irnerio Seminatore

Hypothèse abusive ou objet de réflexion ?

Depuis le reaganisme, le thatchérisme, le poutinisme, les régimes géorgien, ukrainien, coréen, biélorusse, roumain et chinois, peut-on encore parler de la démocratie comme d’un régime d’intégration des conflits, de stabilité politique et d’alternance gouvernementale et, in fine, de rejet de la guerre ?

A partir de l’affirmation de la démocratie aux 18ème et 19ème siècles, comme "gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple", la guerre est devenue l'apanage des représentants élus des nations, qui débattent de concepts militarisés mais dépolitisés, partisans, mais inessentiels au règlement des litiges.

En effet, les représentants du peuple ne peuvent traiter de l'immanence du conflit dans la vie des nations mais seulement de la contingence d'une conjoncture d'exception, celle de la menace, qui est ramenée à une « rupture » de l'ordre juridique dominant. La guerre, tenue pour une catégorie fondamentale de la vie des sociétés exclut toute conception universaliste du droit international et n’autorise pas à concevoir l'ordre du monde, désormais planétaire, sans antagonismes ou sans usage de la violence. Seul l’emploi de la force jette une lumière éclairante sur le cours de l'histoire, le tragique du monde et les conjonctures de changement. "Nul grand Etat ne s’est constitué sans recourir à la contrainte, sans absorber des communautés étroites. Si l’usage de la force est coupable absolument, tous les Etats sont marqués par une sorte de péché originel. Dès lors, celui qui veux comprendre l’histoire, ne doit pas s’en tenir à l’antinomie de la force et des normes juridiques..." (R. Aron).

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La force et le droit

La formation des Etats ou leur délimitation territoriale, suppose la force, avant son couronnement par le droit. Le « statu quo » ou le changement politique ne peuvent être assurés par un débat sur le droit, ni sur le juste ou l'injuste au sein d'une assemblée, ni par une vision conciliatrice ou utopique de l’ordre mondial, mais par un calcul des intérêts et des influences et par le coût des ressources nécessaires à leur sauvegarde. Penser la guerre, c’est penser stratégique, car la guerre, - faut-il s‘en étonner - est la manifestation de la force et la force est la source du droit de tous les régimes (Proudhon).

Les thèmes chéris en revanche par les tribunes publiques demeurent la solidarité internationale, la moralisation des litiges, les doctrines des droits de l’homme et la sécurité collective (Cour pénale internationale, ONU ou autres). Dans ce même esprit la sécurité européenne est renvoyée à la défense des démocraties occidentales, de l’Alliance Atlantique et de l'hegemon, ou encore, à la répartition stratégique du monde en aires d’influences, intégrées à une conception multipolaire du système et à un nouveau « nomos » de la terre. En effet le « tempo » de la démocratie est celui des équilibres précaires et des compromis disputés entre deux périodes de stabilité, souvent impériales. C’est le temps des incertitudes et des débats ! Les accords ukrainiens (Minsk I et Minsk II), l’annulation des scrutins et les coups d'Etats à répétition (Roumanie, Géorgie, Corée du Sud, Afrique, Amérique Latine…), sont là pour le prouver ! La politique démocratique ne peut être qu'une politique d’étroitesse domestique et guère une « Grande Politique », car il y règne l’inversion des primats, celui des hommes et des buts personnels, au lieu de celui des nations, de la géopolitique et de la grande stratégie.

La politique internationale, comme antagonisme radical de l'ami et l'ennemi continue et perdure, en tant qu'activité fondamentale de l'activité humaine, car la souveraineté du pouvoir oppose en réalité l'exception à la norme et donc la guerre à la paix, au sein d'un contexte où règne la hiérarchie de la force et la menace existentielle. Dans ce contexte la seule gouvernance crédible est celle de la lutte armée et du jury des combats (Ukraine, Gaza, Liban, Syrie..).

Le dépassement de la démocratie représentative et de l’individualisme démocratique est inscrit dans la crise qui corrode les régimes politiques occidentaux, où on identifie l’épuisement de leurs formes de gouvernement à l’épuisement et à la fin de l’Occident comme forme de civilisation (Nietzsche, Spengler, Ortega y Gasset).

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La démocratie et la guerre

On a trop demandé à la démocratie, fille originelle de l’égalité de s’emparer, par le droit, de l’autorité et de la justice, alors qu’une dimension radicale du pouvoir lui a échappée, soit le pouvoir de la guerre, comme délibération impérieuse, comme contrôle exigeant et comme issue inévitable.

Sauvegarder l’indépendance et la liberté est en fait le principal problème du « demos » pour éviter le chaos et l’anarchie dans un monde hostile, et « gagner la paix » est le « défi extérieur » plus dramatique qui impose d’abord d’anéantir l’adversaire et de rechercher un autre type de stabilité, plus favorable à nos intérêts.

Rétrospective historique

En réalité et en survol, une sommaire rétrospective historique suggère l’idée, non seulement que la démocratie est un régime politique d’incertitude et d’adversités violentes, mais qu’elle est un régime de transition entre deux types d’équilibres politiques. Telles furent la République romaine avant l’accession d’Octave au « Principat », en l’an 30 av J-C, après la mort de César (44 av, J.C), la République d’Angleterre en 1650, après la Glorious Revolution, dont Olivier Cromwell, devint le Lord Protector , la « Révolution Américaine » de 1776 et la « Grande Révolution » française de 1789 ! Impossible d’oublier la « Commune » de Paris de 1871, insurgée contre Thiers, le coup d’État et le seconde empire de Louis Napoléon en 1851, la Révolution bolchévique d’Octobre 1917 en Russie, la « Révolution conservatrice » de Weimar » de 1918 à 1933, de ces changements de régimes et des formes comme le furent la Révolution fasciste de 1922 en Italie, puis la Révolution populaire chinoise de 1949.

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Avec le problème de la légitimité, le trait commun à toutes ces expressions de l’action historique, c'est la promesse de liberté et d’affranchissement. Puis la répression, la « guerre civile » et la concentration des pouvoirs. Et encore le passage à la guerre inter-étatique et à la stabilisation impériale. La démocratie a toujours cultivé en son sein son antidote mortel, l’absolue tyrannie d’un principe corrupteur, la concentration des pouvoirs dans une seule main. Ainsi, pendant deux siècles, le dénominateur commun furent la démocratie et le républicanisme, portes d’accès au règne des masses et aux longues périodes d’instabilité, caractérisées par des hostilités continues et par le changement insatisfaisant des figures de l’ennemi public.

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Kant et la paix perpétuelle

Revenons à Kant et à son rêve de paix perpétuelle et donc aux Européens du 21ème siècle et à l’Union Européenne. A la manière par laquelle l’Europe a pensé la paix après ‘45. Par évolution et guère par révolution ! Par le fédéralisme égalitariste et par cosmopolitisme humaniste, autrement dit, par les deux visages d’un même renoncement et d’un même rêve, celui de la paix perpétuelle. D’ailleurs leur principe a été identique, l’opposition de la raison à la réalité de l’histoire. Cette opposition a fait triompher la solidarité sur l’antagonisme, et la lâcheté sur la responsabilité. En son principe et en ses répercussions elle a dépolitisé la démocratie la privant de son essence, l’opposition. Or, il n’y a de démocratie que par son opposition, puisque le fait démocratique lie tous les citoyens par une même obligation et un même devoir en une moralité commune. Seul l’immersion dans un engagement universel exonère les militants des droits de l’homme des devoirs de servir une obligation commune. En réalité toute distance établie entre l’homme et le mal du monde (misère, illégalité, tyrannie, crimes, despotisme et conflits), est un escamotage et une fuite, un héroïsme de supermarché, car toute valeur établie en dehors du réel n’existe que pour cacher l’existence du mal du monde et « l’insurmontable malignité de notre cœur (E. Kant) ».

Or, l’acte de naissance de la Realpolitik s’inscrit dans la prise de conscience de l’unification nécessaire de la politique de puissance et de l’emploi de la force, mais également dans le refus de la démocratie comme relation d’égalité principielle entre humains en tout dissemblables. Cela a pour corollaire le refus de l’acceptation de l’Union Européenne, telle qu’elle est, le refus de la démocratie représentative telle qu‘elle est, le refus de l’identité avec les êtres les plus divers tels qu’ils sont ! C’est ainsi, dans cette précision que la démocratie représentative comme illusion est la négation de la vérité factuelle de l’histoire, qu’elle est source de conflit, de revendications insatisfaites et de guerre. Sans emphase ni apothéose du tragique, mais au nom de la réalité du devenir et donc de l’unité hégélienne de l’histoire et de la raison, que Tolstoï découvre « la doctrine du monde » par opposition à « la doctrine du Christ ». Et, dans la crainte que le refus de la guerre implique le refus de l’histoire et ce dernier le refus de la civilisation, il conclut par une question, que beaucoup d’européens formulent en leur for intérieur : « Peut-être n’est ce que nous sommes victimes d’une illusion puissante, que nous prétendons critiquer la guerre au nom de la civilisation et de la culture ? ».

Peut-être -ajoutons nous- jugeons-nous la guerre à partir d’une illusion puissante, celle de la démocratie, comme source de paix et non de guerre ?

Bruxelles, 29 décembre 2024.

 

vendredi, 03 janvier 2025

Le retour du droit de la force sur la scène internationale

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Le retour du droit de la force sur la scène internationale

Raphael Machado

Source: https://jornalpurosangue.net/2024/12/01/o-retorno-do-dire...

L’un des éléments centraux de l’ordre international établi après la Seconde Guerre mondiale, ayant l’ONU comme noyau institutionnel et la Déclaration universelle des droits de l’homme comme « Bible », est l’interdiction de faire la guerre.

Bien que la guerre accompagne l’humanité depuis les débuts de ses structures sociales, et qu’Héraclite l’ait utilisée comme symbole du principe fondamental de la totalité, les fondateurs de l’ONU, pleins d’orgueil, ont cru pouvoir nier cet aspect de la réalité et bâtir un ordre international où l’usage de la force serait exclu de l’équation.

Depuis, l’intention des élites mondialistes, ainsi que celle de leurs philosophes, théoriciens et influenceurs, a été de considérer la force comme un simple outil policier, à utiliser exceptionnellement et de manière « consensuelle » dans des situations de guerre civile, de défense contre l’agression militaire ou de lutte contre le terrorisme. Une « guerre pour mettre fin à toutes les guerres » devait naturellement conduire à une cosmopole.

Cependant, la seconde moitié du 20ème siècle a été marquée par de nombreuses guerres. Mais il convient d’apporter une nuance ici. La plupart de ces guerres ont été historiquement reconnues comme telles grâce aux récits des historiens réalistes. Les conflits eux-mêmes, toutefois, se sont drapés dans le manteau du droit international. L’intervention occidentale dans la guerre de Corée, par exemple, s’est faite sur la base d’une résolution de l’ONU, tout comme l’intervention en Libye. Même les interventions plus ou moins unilatérales des États-Unis, comme au Vietnam, ont cherché à s’appuyer sur des termes neutres, présentant les militaires américains comme de simples conseillers et les renforts comme une défense des intérêts américains dans le pays.

Outre l’élément purement juridique dans ces tentatives de justification de l’usage de la force, il existait également une dimension relevant davantage de l’éthique et de la psychologie, impliquant un certain respect tant pour la figure de l’État-nation que pour celle de l’ennemi, et plus encore pour l’ONU en tant qu’instance médiatrice.

La majorité des conflits de cette période ont respecté, dans une certaine mesure, des aspects fondamentaux du droit international, même si les images de la guerre du Vietnam sont choquantes (puisque c’était l’ère du photojournalisme de guerre), surtout en comparaison avec celles des guerres mondiales ou des conflits antérieurs au 19ème siècle.

Toute cette situation a pris fin au cours des dernières années, et je vais en expliquer les raisons et en présenter les preuves.

En commençant par les événements en Syrie : l’une des raisons pour lesquelles les Syriens ont été pris de court et n’ont même pas cherché à fortifier Alep est que tant eux que les Russes et les Iraniens pensaient que la simple présence de quelques Russes et de leurs drapeaux hissés à Alep suffirait à « imposer le respect » aux groupes terroristes. Cela rappelle le mépris des Azerbaïdjanais pour le fait que le Haut-Karabakh ait été, jusqu’à un certain point, protégé par de petites garnisons russes.

Le fait d’ignorer la présence symbolique d’une puissance en un lieu donné signifie que la simple représentation de la force ne suffit plus dans le droit international.

La conduite d’Israël a également contribué à enterrer l’ordre international actuel. En plus de violer de nombreux principes du droit international, Israël ignore les résolutions et même les condamnations des tribunaux internationaux. Ses alliés occidentaux encouragent ce comportement et valident son retrait unilatéral de l’ordre international contemporain. Israël a choisi de s’appuyer exclusivement sur la force brute pour atteindre ses objectifs.

L’opération militaire spéciale de la Russie en Ukraine représente également un moment révolutionnaire dans le système international. Bien que les Russes aient cherché une légitimité, leur discours légaliste a progressivement été abandonné, et le sujet est désormais abordé sous l’angle de l’usage pur et simple de la force pour sauvegarder la sécurité nationale, dans un contexte où le recours aux tribunaux, accords, réunions et conférences serait inutile et contre-productif – d’autant que cela avait déjà été tenté auparavant.

En consolidant ces réflexions, nous en arrivons à un point où nous assistons à l’effondrement total de la crédibilité du système international basé sur des règles. Cet effondrement de la crédibilité rend derechef le droit international absolument inefficace. Il n’existe plus aucune garantie que les traités et accords seront respectés – au contraire, nous avons vu de nombreux traités violés ces dernières années. Il n’y a plus non plus aucune garantie quant à l’exécution des décisions des tribunaux internationaux.

Cela semble logique dans le contexte actuel, marqué par une transition géopolitique mondiale de grande ampleur. Un ordre géopolitique ne peut être maintenu que dans la mesure où il est institutionnalisé et où ses principes, règles et symboles sont respectés.

Aujourd’hui, chaque pays qui souhaite voir ses intérêts et revendications respectés devra les soutenir par la force brute, et non plus par la « suggestion » de la force ou par des « représentations » de la force. Si même la Russie, première puissance nucléaire mondiale, ne se voit pas respectée d’elle-même – devant révéler l’Oreshnik pour cela – aucun autre pays ne peut espérer l’être.

Les missiles (et la volonté de les utiliser) sont devenus le seul fondement de toute prétention sur la scène internationale. C’est la phase hypersonique du « might makes right » (« la force fait le droit »), qui perdurera jusqu’à ce que nous construisions un nouveau système international pour un nouvel ordre avec un nouveau droit.

vendredi, 27 décembre 2024

La disparition de Dalmacio Negro Pavón

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La disparition de Dalmacio Negro Pavón

Carlo Gambescia

Source: https://carlogambesciametapolitics2puntozero.blogspot.com/

Le décès de Dalmacio Negro Pavón, survenu le 23 décembre à Madrid, sa ville natale, des suites d'une maladie soudaine, à l'âge de 93 ans, est une grande perte pour la science politique européenne. Le destin a voulu qu'il s'éteigne le jour même de sa anniversaire.

Il s'agit d'un homme généreux, affable, cultivé, toujours capable d'autodérision, d'un grand professeur et d'un profond politologue, encore très lucide et en pleine activité. Parmi ses ouvrages les plus récents figure La ley de hierro de la oligarquía (Encuentro, 2015). Un examen dense de la question qui, en moins de cent pages, explore de manière convaincante ce qui peut être défini à la fois comme une régularité métapolitique et un outil pour illustrer la crise des classes dirigeantes européennes. Un petit chef-d'œuvre digne du savoir d'un Gaetano Mosca et de l'éthique politique de Benedetto Croce.

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Enfin, il faut rappeler Tradición de la libertad (Unión Editorial, 2019), véritable concentré de sa pensée en la matière, dans lequel le cri d'alarme pour la liberté, prise entre l'énorme appétit fiscal de l'État welfariste et le conformisme des bureaucraties de la pensée, se fait à la fois pressant et lucide.

En Italie, j'ai eu le plaisir de publier Il Dio Mortale. Il mito dello stato tra crisi europea e crisi della politica (2014). Il est sorti pour la série Foglio que je dirige avec Jerónimo Molina, son élève, à la Complutense, où Negro a enseigné, ainsi que, ces dernières années, à la CEU San Pablo. L'étude a été traduite et éditée par l'excellent Aldo La Fata.

Une anecdote explique bien l'homme et le savant. Je lui écrivit, un jour, pour compléter quelques notes. Je l'ai immédiatement regretté, craignant d'en faire toute une histoire (déranger un professeur de cette importance...). Au contraire, Don Dalmacio m'a répondu en un éclair, me remerciant pour ma précision et m'envoyant toutes les données nécessaires. Un grand moment.

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Sa position politique et historiographique peut être placée en toute sécurité dans la galerie très spéciale du "triste libéralisme". Autrement dit, le libéralisme réaliste, « non ridens ». Negro a d'ailleurs beaucoup apprécié mon livre sur le sujet et a fait tout son possible, avec son ami Molina, pour qu'il soit publié en castillan.

Pour une étude plus approfondie de sa pensée, nous recommandons, in primis (également parce qu'en Italie il n'a pas été traduit autant qu'il le méritait), le déjà mentionné Il dio mortale (Il Foglio 2014), in secundis, Historia de las formas de Estado (El Buey Mudo, 2010), ainsi que Gobierno y Estado (Marcial Pons, Ediciones Jurídicas y Sociales, 2002) et La tradición liberal y el estado (Unión Editorial, 1995).

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Un triste libéralisme, disions-nous, qui, outre la grande leçon des penseurs libéraux européens tels que Tocqueville, a approfondi celle de Carl Schmitt. Sur ce point, voir Estudios sobre Carl Schmitt (Fundación Cánovas del Castillo, 1995). Sans oublier l'influence d'un christianisme réaliste, attentif aux œuvres plutôt qu'aux paroles de l'Église. Un sujet qu'il approfondit dans Lo que Europa debe al cristianismo (Unión Editorial, 2006).

Negro peut sans aucun doute être rattaché, même si ce n'est pas chronologiquement, à ce que Jerónimo Molina a appelé le « cuarto siglo de oro del pensamiento político español » (1935-1969*).

Cependant, il faut dire honnêtement qu'au niveau des définitions, même à titre posthume, le « siglo de oro », en tant que canon, était un peu étroit pour Negro. Dans le sens d'une plus grande ductilité à l'égard de la pensée politique européenne du courant libéral et moderne, transcendant ainsi la tragique confrontation séculaire entre les deux Espagnes, la traditionaliste et la moderne. La guerre civile de 1936-1939 en fut le point culminant.

Manifestement, Negro bouge « con juicio ». Il n'a jamais été un fanatique de la modernité, ni un défenseur d'une tradition enracinée dans un quelconque hyperuranium. Ce qui, pour ne pas être trop fin, exclut une interprétation de gauche de sa pensée (**).

Libéralisme, réalisme, christianisme sont les trois termes pour interpréter son œuvre. Le cercle vertueux de sa pensée. Sans oublier la rigueur scientifique et son regard désenchanté sur le monde.

Un désenchantement sain, disons, pas celui du pèlerin nihiliste et du snob de l'existence: le désenchantement de Negro est celui du réaliste sérieux, qui étudie le monde (où l'on ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière) parce qu'il fait partie du monde et qu'il veut le comprendre.

Negro ne se tripote jamais le nombril, il veille sur les faits. Ce qui, mais c'est notre très humble avis (***), lui a permis, grâce aussi à sa forte constitution, d'atteindre et de dépasser les 93 ans.

Disons qu'il l'a bien mérité.

Notes:

(*) L'article de Molina se trouve ici : https://www.eldebate.com/cultura/20240316/francisco-javie...  .

(**) Sur les différents points de la pensée de Negro, voir le recueil d'écrits pour son 90ème anniversaire édité par Jerónimo Molina, Pensar el estado. La política de los hechos y la política de la libertad, Los papeles del sitio, 2022.

(***) Pour ces aspects, voir  “Presentancíon del Editor” in D. Negro, Liberalismo e iliberalismo. Articulos políticos (1989-2013), Edición de Molinagambescia, Los papeles del sitio, 2021).

mercredi, 18 décembre 2024

Lorsqu'un coup d'Etat échoue, il faut en essayer un autre...

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Lorsqu'un coup d'Etat échoue, il faut en essayer un autre...

par Andrea Zhok (*)

Lorsqu'un coup d'État échoue, on en tente un autre.

Après le retrait de la loi martiale en Corée du Sud - le président Yoon Suk-yeol n'a pas pu surmonter l'obstacle de la démission du ministre de la défense, qui lui avait retiré le soutien de l'armée - nous voici face au coup d'État « légal » préparé par la Cour constitutionnelle roumaine, qui a annulé les résultats du premier tour des élections présidentielles et reporté les élections à une date ultérieure.

Comme on le sait, le candidat C. Georgescu est arrivé en tête au premier tour et les sondages le donnaient gagnant au second tour (63% contre 37% pour l'autre candidate, Elena Lasconi). Georgescu n'est pas aligné sur les positions de l'OTAN et c'est bien là le problème.

Les motivations de la Cour constitutionnelle roumaine sont dignes du meilleur numéro d'un cabaret: le candidat Georgescu aurait bénéficié d'une campagne Tik-Tok qui « ressemblait » (sic) aux tactiques russes.

En substance, le soupçon d'une possible influence étrangère marginale suffirait à annuler les élections.

(Pour un pays comme l'Italie, qui a voté de 1948 à aujourd'hui, toujours sous une pression internationale colossale, de Washington à la BCE, selon ce critère, toutes les élections pourraient être invalidées, sans exception).

Qu'est-ce que ces retours autoritaires ont en commun ?

C'est très simple. C'est l'autoritarisme officiellement mis au service des libéraux.

Naturellement, le court-circuit n'est qu'apparent.

Depuis que le libéralisme est devenu la colonne vertébrale de la politique européenne au 19ème siècle, il a toujours joué la carte de l'appel à la liberté démocratique lorsqu'il devait se défendre contre la perspective de voir revenir l'étatisme, et la carte de la répression paternaliste lorsque le demos ne votait pas dans le sens qui plaisait aux maîtres du navire.

Ce que ces secousses autoritaristes indiquent, c'est l'état dangereusement fragile dans lequel se trouve le récit démocratique libéral, qui, malgré ses énormes efforts pour manipuler l'opinion publique, n'est plus en mesure de persuader - pas toujours - la majorité de la population que les vexations et les répressions violentes qu'on lui assène si généreusement sont "pour son bien".

Le jeu consistant à gouverner l'opinion publique dans une démocratie formelle est toujours risqué.

Au 19èmee siècle, on a longtemps cru que seul le suffrage universel permettrait d'établir des régimes fonctionnant dans l'intérêt du peuple. Ainsi, depuis l'instauration du suffrage universel, tous les efforts des classes dirigeantes libérales ont toujours visé à convaincre la majorité que les sacrifices constants imposés à cette majorité, afin de maintenir les privilèges de quelques-uns, étaient la seule chose à faire.

La stratégie narrative utilisée pour parvenir à ce résultat, le seul considéré comme essentiel, peut varier. Mais en général, le résultat est obtenu en persuadant la majorité qu'une menace bien plus grave rôde que celle qui consiste à maintenir les privilèges oligarchiques, et que les seuls capables de défendre le pays contre cette menace sont précisément les membres de l'élite libérale.

Moins ce discours s'impose, plus la nature des démocraties libérales apparaît clairement: le pouvoir réel réside uniquement dans la sphère « libérale », c'est-à-dire dans la grande propriété, où la « démocratie » n'est que la variable dépendante, utilisable comme couverture idéologique tant qu'elle peut être manipulée, mais librement subordonnée dès qu'elle s'avère réfractaire aux souhaits des élites.

(*) Poste paru sur Facebook, 7 décembre 2024.

Source: https://www.lantidiplomatico.it/dettnews-andrea_zhok__fal...

lundi, 16 décembre 2024

Le progressisme est aussi un libéralisme (et c'est pourquoi il n'a pas de critiques fondamentales à formuler à l'encontre de Milei)

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Le progressisme est aussi un libéralisme (et c'est pourquoi il n'a pas de critiques fondamentales à formuler à l'encontre de Milei)

Andrés Berazategui, diplômé en relations internationales et analyste géopolitique, a analysé dans POLITICAR les implications du progressisme dans le libéralisme et le rôle qu'il joue dans l'opposition au gouvernement de Javier Milei.

Andrés Berazategui

Source: https://politicar.com.ar/contenido/344/el-progresismo-tam...

Le progressisme est aussi un libéralisme

Lorsque l'on examine les critiques formulées par les progressistes à l'encontre du président Javier Milei, on constate que les questions qu'ils posent à son gouvernement sont peu approfondies. En général, au-delà de la polémique relatives à des mesures concrètes, comme cela se produit dans tous les systèmes politiques où il y a une opposition, il n'y a pas de jugements contre les piliers idéologiques du libertarisme, c'est-à-dire les fondements philosophiques sur lesquels Milei agit et qui expliquent ses prises de décisions - qui ne sont pas aussi irrationnelles que le croient ses ennemis les plus acharnés -.

Les critiques formulées par les progressistes se limitent aux manières et aux expressions habituelles du président dans ses déclarations publiques, le qualifiant d'autoritaire, d'agressif, de dérangé, etc. C'est peut-être tout cela et même pire, mais ce qui doit nous importer, pour une critique féconde qui permette de démonter les erreurs et les faussetés libertaires, c'est d'analyser la rationalité qui guide Milei et la structure mentale qui sert de cadre à l'émergence de cette rationalité. Et là, le progressisme n'a pas grand-chose à dire.

Il se trouve que le progressisme est aussi une sorte de libéralisme. C'est la raison principale qui explique l'incapacité d'une grande partie de la gauche à mener une critique radicale du libertarisme. Nous entendons par là la gauche postmoderne en général et la gauche qui vit dans et de l'appareil culturel en particulier. Cela ne veut pas dire que le libertarianisme et le progressisme sont exactement les mêmes, mais en tant que deux variantes du libéralisme, ils ont plus en commun que ce qu'ils veulent bien reconnaître.

Certes, ils sont différents dans leurs stratégies respectives de croissance politique et dans les sujets sociaux qu'ils cherchent à « interpeller », comme ils le disent aujourd'hui. Ils ont donc des revendications et des symboles différents. Néanmoins, nous pouvons constater qu'il s'agit dans les deux cas de différentes manières de participer au jeu  à partirdu même point de départ: l'individualisme anthropologique, un aspect crucial qui conduit les libéraux de droite et de gauche à partager les dynamiques qui sont le produit de l'intronisation de l'autonomie individuelle, de la confiance aveugle dans le progrès et d'une rationalité calculatrice orientée vers la maximisation des profits, que ceux-ci naissent de l'appât du gain, comme dans le cas des néolibéraux et des libertariens, ou de la recherche de la reconnaissance, comme dans le cas des progressistes.

Pour revenir aux différences, la droite libérale - dans sa variante néolibérale ou libertaire plus radicale - recherche un Etat minimal, la maximisation du profit et une vision punitive de la sécurité. Ce dernier point est logique: une croissance économique sans répartition équitable des richesses et un État faible ou absent pour garantir l'accès aux biens et services fondamentaux génèrent nécessairement une inégalité irritante; une inégalité qui produit non pas un monde où certains ont beaucoup et d'autres moins, mais un monde où peu ont presque tout et où beaucoup n'ont même pas accès aux biens, aliments et services de base qui leur permettent de vivre dignement.

Qu'est-ce qui peut en résulter, sinon des zones de forte tension interpersonnelle, de marginalité et de surpeuplement ? Un scénario idéal pour la propagation de la violence nuisible et de la criminalité dans ses pires manifestations. Dans ce contexte, il est logique que les libéraux de droite réclament plus de police et de prisons. Ils ne sont pas prêts à s'atteler à la tâche pour mettre fin au terreau social dans lequel la violence se manifeste sous son plus mauvais jour. La droite libérale a souvent aussi une branche conservatrice, ce qui est absurde puisque le conservatisme, en promouvant aussi le libéralisme, défend un système qui sape les fondements communs (c'est-à-dire collectifs) des valeurs qu'il prétend défendre. Le conservatisme est donc impuissant, préoccupé par sa morale de pacotille de défense d'une identité nationale faite de poncho et de matelot, et indigné par ce qu'il perçoit comme des atteintes à des « traditions » qu'il ne définit jamais.

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Le progressisme, quant à lui, interroge l'exclusion sociale en faisant appel à la construction de sujets qui expriment des singularités identitaires, c'est-à-dire à une multiplicité de minorités où c'est précisément l'individualité qui s'exprime. La gauche postmoderne défend autant de minorités et de diversités que possible, c'est-à-dire toutes les exclusions qui existent, et pas seulement (ni même principalement) celles qui sont le produit de la détérioration du travail et de l'économie.

Ainsi, ce qui a commencé comme la lutte des LGBT en référence à la diversité des genres, par exemple, est aujourd'hui désigné par l'acronyme LGBTIQ+ et, de temps à autre, une nouvelle lettre est ajoutée en guise de revendication. Les personnes qui intègrent des identités diverses ne manquent pas, puis apparaissent les trans afro-mapuches, les gros bruns ou autres. 

Mais comme l'émergence de singularités fondées sur l'expression individuelle n'en finit pas, les minorités sont finalement prises au piège de la dynamique logique de ceux qui cherchent à maximiser les bénéfices: la dynamique de la concurrence. En l'occurrence, il s'agit de savoir qui est le plus singulier, le plus exclu ou le plus opprimé. En d'autres termes, la gauche post-progressiste est en compétition pour la visibilité et la reconnaissance, raison pour laquelle toute une stratégie de victimisation est née de ces secteurs: plus je suis exclu, plus j'ai besoin de me rendre visible et plus j'exige des demandes d'« extension des droits ».

Ainsi, il est récurrent de voir dans cette gauche un certain anti-ouvriérisme qui étonne les marxistes d'antan, puisque les travailleurs s'intéressent encore à la défense de communautés éthiques comme la famille, les groupes d'amis ou leurs syndicats, et n'ont apparemment pas encore parmi leurs priorités le multiculturalisme et les débats sur la déconstruction du genre.

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Il semble que l'on se moque de l'histoire. Les Grecs anciens enseignaient que les hommes sont motivés par trois finalités: l'intérêt personnel, la reconnaissance et la survie. Dans le monde contemporain, les libéraux de droite mettent l'accent sur la recherche de l'intérêt personnel et les libéraux de gauche sur la recherche de la reconnaissance, tandis que des foules immenses luttent pour survivre. Cependant, il est clair pour nous que l'autonomie individuelle est l'alpha et l'oméga de la vision libérale du monde, et cela est partagé par tous les libéralismes occidentaux, qu'ils soient conservateurs, néolibéraux, libertaires, progressistes, postmodernes, défenseurs des minorités, etc. Le philosophe russe Alexandre Douguine a raison: en Occident, on peut être tout sauf que l'on reste libéral. On peut être de gauche, de droite, du centre, mais tous, dans le statu quo des systèmes politiques occidentaux, sont libéraux.

La critique fondamentale à l'encontre du gouvernement de La Libertad Avanza ne peut donc pas venir des secteurs progressistes parce qu'ils partagent avec Javier Milei les fondements anthropologiques individualistes du libéralisme. Comme si cela ne suffisait pas, la gauche post-moderne, au-delà de quelques questions purement esthétiques, a même laissé de côté le vieux marxisme. Certes, le communisme était lui aussi une idéologie issue des Lumières, mais cela leur aurait au moins permis de se rendre compte que les idéologies dominantes sont les idéologies des classes dominantes.

Et le progressisme préfère ignorer cette vérité fondamentale, si bien que loin de remettre en cause le système actuel et ses piliers - primauté de l'autonomie individuelle, maximisation rationaliste, confiance dans le progrès - il se consacre à essayer de construire des sujets qui lui permettront de se mouvoir dans ce système, qu'il reconnaît au fond comme triomphant. Pour la gauche déconstruite, la lutte pour le prolétariat, la classe ou même le peuple, sujets d'un passé tissé de « grands récits » qu'elle a fini par abandonner, a été jetée aux orties. Le progressisme interpelle de nouveaux acteurs fondés sur la reconnaissance et l'identité, des collectifs qui expriment des singularités et revendiquent une visibilité, s'inscrivant parfaitement dans le monde de la concurrence et du profit. Le monde que le capitalisme a construit et façonné.

 

dimanche, 15 décembre 2024

Du régime primo-ministériel

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Du régime primo-ministériel

par Georges Feltin-Tracol

Les étudiants en droit constitutionnel apprennent très tôt la classification habituelle des modes de relations entre l’exécutif et le législatif, à savoir les régimes parlementaire, présidentiel et d’assemblée.

Originaire d’Angleterre, le régime parlementaire évoque leur collaboration. Le chef de l’État occupe un rôle protocolaire. La réalité du gouvernement en revient à son chef nommé premier ministre (Grande-Bretagne, Belgique, Pays-Bas, Danemark), président du gouvernement (Espagne), chancelier (Allemagne et Autriche), ministre-président (Hongrie) ou président du Conseil (Italie et Pologne). Il anime une équipe soumise à la solidarité ministérielle et responsable devant le législatif. Dans ce régime, le gouvernement soutenu par une majorité assume la plénitude de l’action politique et législative. Une motion de censure ou un vote de défiance constructive peut par conséquent le renverser. En contrepartie, le gouvernement dispose du droit de dissolution.

Pratiqué surtout aux États-Unis d’Amérique, le régime présidentiel exprime la séparation entre l’exécutif et le législatif. Chef de l’État et chef du gouvernement en même temps - mais pas toujours ! -, le président nomme et révoque des ministres qui ne sont pas tenus à la solidarité gouvernementale et qui sont irresponsables devant le Congrès. Il ne peut dissoudre un Congrès qui n’a pas la compétence de censurer le gouvernement. Des discussions incessantes se déroulent entre les deux pôles pour l’adoption du budget et des lois.

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Pratiqué sous la Révolution entre 1793 et 1795, mais remontant au Moyen Âge, le régime d’assemblée concerne aujourd’hui la Suisse. Il s’agit d’une confusion institutionnelle. Le législatif exerce une prépondérance politique sur un exécutif collégial dont les membres n’ont pas la possibilité de démissionner, et qui applique les décisions parlementaires. Les démocraties populaires de l’ancien bloc soviétique pratiquaient officiellement ce type de régime puisqu’en URSS, le président du présidium du Soviet suprême avait rang de chef de l’État. Le fonctionnement des conseils municipaux, départementaux et régionaux en France s’en apparente puisque l’exécutif procède du législatif.

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Or la seconde moitié du XXe siècle remet en question cette typologie classique avec l’émergence de deux autres modes institutionnelles de relations. Maints États latino-américains, asiatiques et africains adoptent le présidentialisme, c’est-à-dire la suprématie de l’exécutif sur le législatif. Le chef de l’État dispose de prérogatives supérieures au seul régime présidentiel (initiative des lois, pouvoir de dissolution, fixation de l’ordre du jour de l’assemblée, possibilité d’arrêter le budget à l’occasion par décret). L’Allemagne de Weimar (1919 – 1933) et l’Autriche sont des exemples de présidentialisme parlementaire. La Ve République française est un autre cas spécifique de régime semi-présidentiel ou semi-parlementaire. L’équilibre repose sur le cumul des seuls éléments propices au régime présidentiel favorables à l’exécutif avec certains mécanismes du régime parlementaire avantageux pour le législatif si ne s’applique pas le fait majoritaire. Les trois cohabitations (1986 – 1988, 1993 – 1995 et 1997 – 2002) et l’actuelle séquence ouverte au lendemain de la dissolution du 9 juin 2024 confirment la tendance parlementaire du texte de 1958. La chute du gouvernement de Michel Barnier, le mercredi 4 décembre 2024, une première depuis le 4 octobre 1962 et le précédent de Georges Pompidou, en administre la preuve éclatante. Cependant perdure un tropisme présidentiel qui se vérifierait certainement à travers le recours de l’article 16 afin d’adopter le budget et le financement de la Sécurité sociale sans omettre une prochaine inclination autoritariste assumée avec une restriction éventuelle des libertés publiques.

Chef du gouvernement italien depuis le 22 octobre 2022, Giorgia Meloni propose pour sa part une révision majeure de la Constitution de 1948. Son projet prévoit l’élection au suffrage universel direct du président du Conseil et l’interdiction faite aux groupes parlementaires de changer de coalition gouvernementale en cours de législature. Si cette révision audacieuse aboutit, l’Italie quitterait le strict régime parlementaire pour devenir un régime primo-ministériel. Mais la péninsule italienne ne serait pas la première à le pratiquer. On oublie en effet qu’entre 1996 et 2001, le Premier ministre de l’État d’Israël était élu au suffrage universel direct. Cette forme de désignation devait contrecarrer la fragmentation politique à la Knesset. Très vite, la mesure n’apporta aucune stabilité si bien qu’une nouvelle loi constitutionnelle revint à l’ancienne pratique en vigueur depuis 1948, à savoir la nomination du Premier ministre. Rappelons qu’Israël est l’un des États à ne pas avoir de constitution formelle écrite. Le régime primo-ministériel correspond en partie au régime présidentialiste turc. La démission du président turc provoquerait la dissolution immédiate de la Grande Assemblée nationale et réciproquement.

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Dans le cadre primo-ministériel, le jour des élections législatives, on peut imaginer que les électeurs disposeraient de deux bulletins, l’un pour élire le député, l’autre le candidat au poste de premier ministre. Ce dernier pourrait-il être candidat dans une circonscription ou sur une liste ? Faudrait-il qu’il y ait un ou deux tours de scrutin ? Qu’un vice-premier ministre puisse le remplacer en cas de maladie, de démission ou d’autre désignation ? Il y aurait en revanche une synchronicité parfaite entre l’exécutif et le législatif. Si l’Assemblée nationale censure le gouvernement, elle est aussitôt dissoute et le premier ministre se représenterait devant les électeurs.

Dans un tel régime, le chef de l’État n’exercerait qu’une fonction honorifique. Monarque héréditaire ou président élu au suffrage universel indirect, gage d’un arbitrage effectif au-dessus des partis, il perdrait au profit du chef du gouvernement la responsabilité de la défense nationale et de l’autorité sur les forces armées. Giorgia Meloni parviendra-t-elle à changer l’actuelle constitution italienne ? L’échec du référendum constitutionnel du 4 décembre 2016 voulu par Matteo Renzi demeure dans les mémoires. Toutefois, la prochaine réforme constitutionnelle ne serait-elle pas plutôt d’élire directement les ministres comme c’est déjà le cas depuis assez longtemps dans différents cantons de la Confédération helvétique ?

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 137, mise en ligne le 12 décembre 2024 sur Radio Méridien Zéro.

dimanche, 17 novembre 2024

Électeur du berceau jusqu’au cercueil

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Électeur du berceau jusqu’au cercueil

par Georges Feltin-Tracol

Le « Camp du Bien » autoproclamé cherche sans cesse à inventer et à étendre des droits pour l’individu. Cet activisme vire souvent en réclamations sinon grotesques, pour le moins farfelues. Le court essai de Clémentine Beauvais en est un exemple édifiant.

Cette dame enseigne les sciences de l’éducation à l’université britannique de York. Considérées comme une science « molle », c’est-à-dire sans protocole empirique rigoureux, aux prétentions didactiques excessives, les soi-disant sciences de l’éducation mobilisent des apports en psychologie, en histoire de la scolarité, en sociologie, en études du comportement humain et en pédagogie. Elle s’inscrivent dans une évidente charlatanerie postmoderniste. Leurs théoriciens et leurs praticiens correspondent pour leur part aux fameux médecins des pièces de théâtre de Molière.

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Clémentine Beauvais avoue volontiers grenouiller «de longue date dans les milieux progressistes». Elle use toutefois avec parcimonie de l’écriture inclusive. En publiant dans la collection «Tracts» Pour le droit de vote dès la naissance (n°59, Gallimard, 2024, 3,90 €), elle entend lancer un débat institutionnel sur une discrimination généralisée. Elle réclame en effet l’«abolition totale, pour toutes les élections, de la limite d’âge». Elle souhaite une évolution des institutions et des usages politiques qui assurent enfin le vote de «tous les êtres humains, c’est-à-dire les bébés, enfants et adolescents ». Elle estime que «l’exclusion des enfants du suffrage  “universel“ met les régimes démocratiques en incohérence par rapport à leurs propres principes d’égalité». Elle ne supporte pas qu’une barrière d’âge affecte le plein exercice de la citoyenneté élargie.

L’autrice ne rappelle pas que des États démocratiques libéraux bourgeois ont abaissé à seize ans le droit de vote. La Belgique s’y est risquée pour les élections européennes de juin 2024. Pour les élections générales, on peut citer le Brésil, l’Équateur, l’Autriche, Cuba, Malte, le Nicaragua et l’Argentine. C’est possible en Écosse pour les scrutins locaux. Clémentine Beauvais veut que les enfants votent comme leurs parents. Elle ne s’attarde pas cependant sur les modalités pratiques pour l’application de ce nouveau droit auprès des nouveaux électeurs dont les nouveaux-nés. Lors du Championnat d’Europe en 2008 et de la Coupe du monde de balle au pied en Afrique du Sud en 2010, Paul le poulpe prédisait l’équipe victorieuse. L’expérience serait-elle reproductible avec un bambin?

Clémentine Beauvais récuse en revanche tout projet qui pondérerait chaque bulletin de vote en fonction de l’âge de l’électeur. Inquiets du vieillissement de la population en Occident et d’une inclination plus ou moins conservatrice – ce qui reste à démontrer -, certains cénacles proposent qu’un jeune électeur ait une triple ou quadruple voix et son aïeul centenaire un quart de voix… L’autrice refuse en outre le choix même du vote par procuration. Elle exprime ici son désaccord avec John Wall, le principal théoricien de cette revendication civique, qui suggère que « chaque parent disposerait d’une demi-voix supplémentaire par enfant (une voix entière dans le cas des parents célibataires) ».

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L’autrice veut conserver le cadre individualiste et égalitaire de la participation électorale. Sa démarche s’ouvre à tous les poncifs wokistes. Ainsi offre-t-elle une « réflexion […] démocratique, consultative, collective (et de préférence, festive) ». Mieux encore, elle se félicite  que l’électeur moyen soit incompétent. Par la force d’une quelconque « main invisible », « c’est à la fois grâce à et malgré la potentielle incompétence des électeurs que le vote est démocratique. » Elle jubile d’assister au déficit abyssal des finances publiques hexagonales, dégradation qui provient de l’extraordinaire alliance des électeurs abrutis et des bureaucrates dépensiers.

Si les adultes sont capables de commettre collectivement de formidables erreurs, les mineurs risquent d’aggraver le pire, en particulier les nouvelles générations décérébrées qui sont plus que jamais toxiques et nocives. Plutôt que de bénéficier en cas d’infractions des circonstances atténuantes et de l’excuse de minorité, les voyous mineurs devraient recevoir les circonstances aggravantes. L’enfant et, surtout, l’adolescent sont par essence des tyrans domestiques qu’il importe de dresser sans aucun ménagement. Clémentine Beauvais nie cette réalité. Cela ne l’empêche pas d’évoquer « une éducation démocratique populaire véritablement inclusive ». Pour elle, « ces risques sont gérables avec un accompagnement éducatif adapté ». Que faut-il comprendre ? L’instauration de cours obligatoires de propagande cosmopolite sous couvert d’éducation morale et civique ? L’intervention dans les salles de classe de commissaires politiques responsables de la formation préalable des consciences juvéniles ? Elle imagine même « des comités citoyens chargés de s’assurer que tous les enfants qui veulent voter puissent le faire ». Ces comités orienteraient très certainement le vote des jeunes électeurs dans la bonne direction.

D’après l’autrice, l’existence quotidienne des enfants est politique. Elle va jusqu’à mentionner le sort du « fœtus par GPA ». Mais le fœtus qu’on s’apprête à avorter n’aurait-il pas lui aussi une part politique indiscutable ? Ce raisonnement spécieux s’apparente aux revendications de certains syndicats étudiants qui veulent qu’aux examens, tant partiels qu’en fin d’année universitaire, toute copie reçoive dès le départ la note minimale de dix sur vingt. À quoi bon organiser des examens ? Les méfaits intrinsèques de l’égalitarisme touchent tous les domaines.

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Sans surprise, Clémentine Beauvais s’oppose au vote plural familial. En Espagne du Caudillo Franco et au Portugal du président Salazar, deux démocraties organiques imparfaites et incomplètes, les pères de famille disposaient d’un suffrage supplémentaire. A-t-elle pris connaissance de La famille doit voter. Le suffrage familial contre le vote individuel de Jean-Yves Le Naour avec Catherine Valenti (Hachette, 2005) ? La promotion du vote familial est très ancienne en France. Jusqu’en 2007, le programme du Front national de Jean-Marie Le Pen le proposait avec force et avec raison à la condition que s’applique dans son intégralité le droit du sang en matière de nationalité. Là encore, le « Menhir » anticipait les aspirations du prochain demi-siècle.

De manière plus pragmatique, l’extension aux moins de 18 ans du droit de vote serait un magnifique prétexte pour accorder ensuite ce même droit à tous les étrangers, y compris aux clandestins, voire aux touristes et aux passagers en transit sur le sol français. L’autrice ne cache d’ailleurs pas que l’actuelle universalité des bulletins de vote constitue un mensonge puisque « ce terme d’universel exclut aussi tout ce qui n’est pas humain ». Outre les animaux dont les insectes et les lombrics, il faut permettre aux plantes, aux rivières, à l’air et même à la planète de s’exprimer. Galéjade ? Nullement ! La Bolivie, l’Équateur, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, l’Union indienne reconnaissent déjà des droits juridiques inaliénables à des cours d’eau, à des forêts et à des glaciers. Pourquoi alors s’arrêter en si bon chemin ? Le domicile, la voiture, le lave-vaisselle, le téléviseur, le téléphone, l’ordinateur ou l’imprimante devraient eux aussi recevoir de nouveaux droits en attendant l’émancipation légale des cyborgs, des androïdes et des robots. Oui, la trottinette électrique du Bo-Bo métropolitain n’est plus un objet matériel, mais un sujet de droit extra-vivant !

L’extension du suffrage dit universel à de nouveaux groupes d’électeurs prouve son inutilité. Les élections ne sont qu’une diversion. Quand ils ne sont pas tronqués, truqués ou falsifiés, les résultats ne sont guère pris en compte. Les électeurs choisissent en faveur du changement qui ne se réalise pas dans le présent paradigme. Qu’importe donc que bébé vote, l’État profond s’en moque finalement !

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La démocratie individualiste égalitaire moderne atteint ici ses limites conceptuelles. Le temps des tribus et des identités collectives qui s’affirme dorénavant sera plus communautaire et organique. Des pratiques pré-modernes fort bien décrites par Olivier Christin dans Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel (Le Seuil, 2014) attendent leur ré-introduction au sein d’Althing plus ou moins informels. L’isoloir n’entravera pas la circulation et le renouvellement nécessaire d’une aristocratie populaire impériale et républicaine, française et européenne.  

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 133, mise en ligne le 13 novembre 2024 sur Radio Méridien Zéro.

samedi, 16 novembre 2024

Le nationalisme libéral contre les communautés organiques

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Le nationalisme libéral contre les communautés organiques

Alexander Bovdunov

Le penseur libéral sans originalité Francis Fukuyama a récemment publié un article dans lequel il appelle les libéraux à abandonner la cause de la création d'une « société mondialisée et à embrasser plutôt le nationalisme » (entendu comme le nationalisme civique) (1).

Il n'est évidemment pas surprenant que Fukuyama prône le « nationalisme libéral », puisqu'il affirme depuis 2000 qu'il est nécessaire de soutenir et de cimenter la création de structures modernes (les « États-nations ») à travers le monde afin que le libéralisme puisse les utiliser comme un outil pour détruire les vestiges des communautés et traditions prémodernes qui survivent encore. L'article dit en substance: « Nous voulons créer un monde sans États-nations, mais comme c'est encore impossible, il vaut mieux utiliser les États-nations pour atteindre cet objectif ». Il affirme également que « malheureusement, l'opération militaire spéciale russe en Ukraine montre que nous n'avons pas encore créé un monde post-historique ».

Fukuyama est favorable à un nationalisme civique de type jacobin qui détruit toutes les formes de communautés et de solidarités organiques, car « les sociétés libérales ne devraient pas reconnaître officiellement les groupes fondés sur des identités fixes telles que la race, l'ethnie ou la tradition religieuse ». Seul le « nationalisme » permet de construire des valeurs et des attitudes uniformes compatibles avec le libéralisme. En outre, Fukuyama considère que le fédéralisme renforce les « identités ethniques et religieuses » pré-modernes.

Curieusement, Fukuyama considère que l'Ukraine est un parfait exemple de « nationalisme » libéral, puisque « ses citoyens se sont engagés en faveur de l'indépendance et de l'idéologie libérale et démocratique, montrant clairement qu'ils sont prêts à se battre pour cela jusqu'à leur dernier souffle. Cependant, ils n'ont pas été en mesure de construire un État qu'ils puissent appeler le leur ». Fukuyama considère apparemment que les « droits de l'homme » de Karl Popper et la société ouverte ont pour représentant légitime le « bataillon Azov », allant même jusqu'à laisser entendre que le nationalisme ukrainien est très similaire à celui défendu par les « pères fondateurs » des États-Unis.

Toutefois, Fukuyama admet que dans les Etats-nations où existent des groupes ethniques et religieux hétérogènes, le fédéralisme peut résoudre les conflits de peuples qui « occupent le même territoire depuis des générations et ont leurs propres traditions culturelles et linguistiques », mais « le fédéralisme exige la dévolution du pouvoir à des entités infranationales indépendantes ». Cette solution a toutefois été écartée par l'Ukraine.

Note :

(1) https://inosmi.ru/20220417/liberalizm-253821826.html

lundi, 04 novembre 2024

Alexandre Douguine: "L'Etat profond"

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L'État profond

Alexandre Douguine

Alexandre Douguine révèle que l’État profond est une cabale occidentale corrompue, infiltrée aux États-Unis et en Europe pour manipuler les élections, écraser les dirigeants populistes comme Donald Trump et imposer son programme libéral-mondialiste en se faisant passer pour un protecteur de la démocratie tout en subvertissant impitoyablement la volonté du peuple.

Le terme « État profond » est de plus en plus utilisé aujourd’hui dans le discours politique, passant du journalisme au langage politique commun. Cependant, le terme lui-même devient quelque peu vague, avec l’émergence de différentes interprétations. Il est donc essentiel d’examiner de plus près le phénomène décrit comme « État profond » et de comprendre quand et où ce concept est entré en usage pour la première fois.

Cette expression est apparue pour la première fois dans la politique turque dans les années 1990, décrivant une situation très spécifique en Turquie. En turc, « État profond » se dit derin devlet. Cela est crucial car toutes les utilisations ultérieures de ce concept sont d’une certaine manière liées à la signification originale, qui a émergé pour la première fois en Turquie.

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Depuis l’époque de Kemal Atatürk, la Turquie a développé un mouvement politique et idéologique particulier connu sous le nom de kémalisme. Il repose sur le culte d’Atatürk (littéralement, « Père des Turcs »), une laïcité stricte (rejet du facteur religieux non seulement en politique mais aussi dans la vie publique), le nationalisme (mise en avant de la souveraineté et de l’unité de tous les citoyens dans le paysage politique ethniquement diversifié de la Turquie), le modernisme, l’européanisme et le progressisme. Le kémalisme représentait, à bien des égards, une antithèse directe de la vision du monde et de la culture qui dominaient l’Empire ottoman religieux et traditionaliste. Depuis la création de la Turquie, le kémalisme était et reste largement le code dominant de la politique turque contemporaine. C’est sur la base de ces idées que l’État turc a été établi sur les ruines de l’Empire ottoman.

Le kémalisme a ouvertement dominé pendant le règne d’Atatürk, et par la suite, cet héritage a été transmis à ses successeurs politiques. L’idéologie kémaliste s’appuyait sur une démocratie de type européen, mais le pouvoir réel était concentré entre les mains des dirigeants militaires du pays, en particulier du Conseil de sécurité nationale (CNS). Après la mort d’Atatürk, l’élite militaire est devenue la gardienne de l’orthodoxie idéologique du kémalisme. Le CNS turc a été créé en 1960 après un coup d’État militaire, et son rôle s’est considérablement accru après un autre coup d’État en 1980.

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Il est important de noter que de nombreux officiers supérieurs de l’armée turque et des responsables des services de renseignements étaient membres de loges maçonniques, mêlant ainsi le kémalisme à la franc-maçonnerie militaire. Chaque fois que la démocratie turque s’écartait du kémalisme – que ce soit vers la droite ou vers la gauche – l’armée annulait les résultats des élections et lançait un cycle de répressions.

Cependant, le terme derin devlet n’est apparu que dans les années 1990, précisément au moment où l’islamisme politique se développait en Turquie. C’est là que, pour la première fois dans l’histoire de la Turquie, un conflit s’est produit entre l’idéologie de l’État profond et la démocratie politique. Le problème est apparu lorsque des islamistes, comme Necmettin Erbakan et son partisan Recep Tayyip Erdoğan, ont poursuivi une idéologie politique alternative qui remettait directement en cause le kémalisme. Ce changement concernait tout: l’islam remplaçant la laïcité, des liens plus étroits avec l’Est par rapport à l’Ouest et la solidarité musulmane remplaçant le nationalisme turc. Dans l’ensemble, le salafisme et le néo-ottomanisme ont supplanté le kémalisme. La rhétorique antimaçonnique, notamment celle d'Erbakan, a remplacé l'influence des cercles maçonniques militaires laïcs par des ordres soufis traditionnels et des organisations islamiques modérées, comme le mouvement Nur de Fethullah Gülen.

À ce stade, l’idée d’État profond (derin devlet) est apparue comme une image descriptive du noyau militaro-politique kémaliste en Turquie, qui se considérait comme au-dessus de la démocratie politique, annulant les élections, arrêtant les personnalités politiques et religieuses et se positionnant au-dessus des procédures juridiques de la politique de style européen. La démocratie électorale ne fonctionnait que lorsqu’elle s’alignait sur la ligne de conduite de l’armée kémaliste. Lorsqu’une distance critique apparaissait, comme dans le cas des islamistes, le parti qui avait remporté les élections et même dirigé le gouvernement pouvait être dissous sans explication. Dans de tels cas, la « suspension de la démocratie » n’avait aucun fondement constitutionnel – l’armée non élue agissait sur la base d’un « opportunisme révolutionnaire » pour sauver la Turquie kémaliste.

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Plus tard, Erdoğan a lancé une guerre à grande échelle contre l’État profond de la Turquie, qui a culminé avec le procès Ergenekon en 2007, où presque tous les dirigeants militaires de la Turquie ont été arrêtés sous prétexte qu'ils préparaient un coup d’État. Cependant, plus tard, Erdoğan s’est brouillé avec son ancien allié, Fethullah Gülen, qui était profondément enraciné dans les réseaux de renseignement occidentaux. Erdoğan a rétabli le statut de nombreux membres de l’État profond, en formant avec eux une alliance pragmatique, principalement sur le terrain commun du nationalisme turc. Le débat sur la laïcité a été atténué et reporté, et surtout après la tentative de coup d’État manquée des gülenistes en 2016, Erdoğan lui-même a commencé à être qualifié de « kémaliste vert ». Malgré cela, la position de l’État profond en Turquie s’est affaiblie lors de la confrontation avec Erdoğan, et l’idéologie du kémalisme s’est diluée, bien qu’elle ait survécu.

Principales caractéristiques de l’État profond

De l’histoire politique moderne de la Turquie, nous pouvons tirer plusieurs conclusions générales. Un État profond peut exister et a du sens lorsque :

  1. 1) Il existe un système électoral démocratique ;
  2. 2) Au-dessus de ce système, il existe une entité militaro-politique non élue liée à une idéologie spécifique (indépendamment de la victoire d'un parti particulier) ;
  3. 3) Il existe une société secrète (de type maçonnique par exemple) qui réunit l'élite militaro-politique.

L’État profond se révèle lorsque des contradictions apparaissent entre les normes démocratiques formelles et le pouvoir de cette élite (sinon, l’existence de l’État profond reste obscure). L’État profond n’est possible que dans les démocraties libérales, même nominales. Dans les systèmes politiques ouvertement totalitaires, comme le fascisme ou le communisme, il n’y a pas besoin d’État profond. Ici, un groupe idéologiquement rigide se reconnaît ouvertement comme la plus haute autorité, se plaçant au-dessus des lois formelles. Les systèmes à parti unique mettent l’accent sur ce modèle de gouvernance, ne laissant aucune place à l’opposition idéologique et politique. Ce n’est que dans les sociétés démocratiques, où aucune idéologie dominante ne devrait exister, que l’État profond émerge comme un phénomène de « totalitarisme caché », qui manipule la démocratie et les systèmes multipartites à sa guise.

Les communistes et les fascistes reconnaissent ouvertement la nécessité d’une idéologie dominante, rendant leur pouvoir politique et idéologique direct et transparent (potestas directa, comme l’a dit Carl Schmitt). Les libéraux nient avoir une idéologie, mais ils en ont une. Ils influencent donc les processus politiques fondés sur le libéralisme en tant que doctrine, mais seulement indirectement, par la manipulation (potestas indirecta). Le libéralisme ne révèle sa nature ouvertement totalitaire et idéologique que lorsque des contradictions surgissent entre lui et les processus politiques démocratiques.

En Turquie, où la démocratie libérale a été empruntée à l’Occident et ne correspondait pas tout à fait à la psychologie politique et sociale de la société, l’État profond a été facilement identifié et nommé. Dans d’autres systèmes démocratiques, l’existence de cette instance totalitaire-idéologique, illégitime et formellement « inexistante », est devenue évidente plus tard. Cependant, l’exemple turc revêt une importance significative pour comprendre ce phénomène. Ici, tout est limpide comme un livre ouvert.

Trump et la découverte de l’État profond aux États-Unis

Concentrons-nous maintenant sur le fait que le terme « État profond » est apparu dans les discours des journalistes, analystes et politiciens aux États-Unis pendant la présidence de Donald Trump. Une fois de plus, le contexte historique joue un rôle décisif. Les partisans de Trump, comme Steve Bannon et d’autres, ont commencé à parler de la façon dont Trump, ayant le droit constitutionnel de déterminer le cours de la politique américaine en tant que président élu, a rencontré des obstacles inattendus qui ne pouvaient pas être simplement attribués à l’opposition du Parti démocrate ou à l’inertie bureaucratique.

Peu à peu, à mesure que cette résistance s’intensifiait, Trump et ses partisans ont commencé à se considérer non seulement comme des représentants du programme républicain, traditionnel pour les politiciens et présidents du parti précédents, mais comme quelque chose de plus. Leur focalisation sur les valeurs traditionnelles et leur critique de l’agenda mondialiste ont touché une corde sensible non seulement chez leurs adversaires politiques directs, les « progressistes » et le Parti démocrate, mais aussi chez une entité invisible et inconstitutionnelle, capable d’influencer tous les processus majeurs de la politique américaine – la finance, les grandes entreprises, les médias, les agences de renseignement, le système judiciaire, les principales institutions culturelles, les meilleurs établissements d’enseignement, etc. – de manière coordonnée et ciblée.

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Il semblerait que les actions de l’appareil gouvernemental dans son ensemble devraient suivre le cours et les décisions d’un président des États-Unis légalement élu. Mais il s’est avéré que ce n’était pas du tout le cas. Indépendamment de Trump, à un niveau supérieur du « pouvoir de l’ombre », des processus incontrôlables étaient en cours. Ainsi, l’État profond a été découvert aux États-Unis même.

Aux États-Unis, comme en Turquie, il existe indubitablement une démocratie libérale. Mais l’existence d’une entité militaro-politique non élue, liée à une idéologie spécifique (indépendamment de la victoire d’un parti particulier) et éventuellement membre d’une société secrète (comme une organisation de type maçonnique), était complètement imprévue pour les Américains. Par conséquent, le discours sur l’État profond pendant cette période est devenu une révélation pour beaucoup, passant d’une « théorie du complot » à une réalité politique visible.

Bien sûr, l’assassinat non résolu de John F. Kennedy, l’élimination probable d’autres membres de son clan, de nombreuses incohérences entourant les événements tragiques du 11 septembre et plusieurs autres secrets non résolus de la politique américaine ont conduit les Américains à soupçonner l’existence d’une sorte de « pouvoir caché » aux États-Unis.

Les théories du complot, populaires, ont proposé les candidats les plus improbables – des crypto-communistes aux reptiliens et aux Anunnaki. Mais l’histoire de la présidence de Trump, et plus encore sa persécution après sa défaite face à Biden et les deux tentatives d’assassinat pendant la campagne électorale de 2024, rendent nécessaire de prendre au sérieux l’État profond aux États-Unis. Ce n’est plus quelque chose que l’on peut ignorer. Il existe bel et bien, il agit, il est actif et il… gouverne.

Council on Foreign Relations : vers la création d’un gouvernement mondial

Pour expliquer ce phénomène, il faut d’abord se tourner vers les organisations politiques américaines du 20ème siècle qui étaient les plus idéologiques et cherchaient à fonctionner au-delà des clivages partisans. Si nous essayons de trouver le noyau de l’État profond parmi les militaires, les agences de renseignement, les magnats de Wall Street, les magnats de la technologie et autres, il est peu probable que nous parvenions à une conclusion satisfaisante. La situation y est trop individualisée et diffuse. Il faut d’abord et avant tout prêter attention à l’idéologie.

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Laissant de côté les théories du complot, deux entités se distinguent comme les plus aptes à jouer ce rôle: le CFR (Council on Foreign Relations), fondé dans les années 1920 par des partisans du président Woodrow Wilson, ardent défenseur du mondialisme démocratique, et le mouvement beaucoup plus tardif des néoconservateurs américains, qui ont émergé du milieu trotskiste autrefois marginal et ont progressivement acquis une influence significative aux États-Unis.

Le CFR et les néoconservateurs sont tous deux indépendants de tout parti. Leur objectif est de guider la politique américaine dans son ensemble, quel que soit le parti au pouvoir à un moment donné. De plus, ces deux entités possèdent des idéologies bien structurées et claires: le mondialisme de gauche libéral dans le cas du CFR et l’hégémonie américaine affirmée dans le cas des néoconservateurs. Le CFR peut être considéré comme les mondialistes de gauche et les néoconservateurs comme les mondialistes de droite.

Dès sa création, le CFR s’est fixé pour objectif de faire passer les États-Unis d’un État-nation à un « empire » démocratique mondial. Contre les isolationnistes, le CFR a avancé la thèse selon laquelle les États-Unis sont destinés à rendre le monde entier libéral et démocratique. Les idéaux et les valeurs de la démocratie libérale, du capitalisme et de l’individualisme ont été placés au-dessus des intérêts nationaux. Tout au long du 20ème siècle, à l’exception d’une brève interruption pendant la Seconde Guerre mondiale, ce réseau de politiciens, d’experts, d’intellectuels et de représentants de sociétés transnationales a œuvré à la création d’organisations supranationales: d’abord la Société des Nations, puis les Nations Unies, le Club Bilderberg, la Commission trilatérale, etc. Leur tâche consistait à créer une élite libérale mondiale unifiée qui partageait l’idéologie du mondialisme dans tous les domaines: philosophie, culture, science, économie, politique, etc. Les activités des mondialistes au sein du CFR visaient à établir un gouvernement mondial, impliquant le dépérissement progressif des États-nations et le transfert du pouvoir des anciennes entités souveraines aux mains d’une oligarchie mondiale, composée des élites libérales du monde, formées selon les modèles occidentaux.

Par le biais de ses réseaux européens, le CFR a joué un rôle actif dans la création de l’Union européenne (une étape concrète vers un gouvernement mondial). Ses représentants – en particulier Henry Kissinger, le leader intellectuel de l’organisation – ont joué un rôle clé dans l’intégration de la Chine au marché mondial, une mesure efficace pour affaiblir le bloc socialiste. Le CFR a également activement promu la théorie de la convergence et a réussi à exercer une influence sur les dirigeants soviétiques de la fin de l’ère soviétique, jusqu’à Gorbatchev. Sous l’influence des stratégies géopolitiques du CFR, les idéologues soviétiques de la fin de l’ère soviétique ont écrit sur la «gouvernabilité de la communauté mondiale».

Aux États-Unis, le CFR est un organisme strictement non partisan, qui regroupe à la fois des démocrates, dont il est un peu plus proche, et des républicains. Il fait office d’état-major du mondialisme, avec des initiatives européennes similaires – comme le Forum de Davos de Klaus Schwab – lesquelles sont comme filiales. À la veille de l’effondrement de l’Union soviétique, le CFR a créé une filiale à Moscou, à l’Institut d’études systémiques dirigé par l’académicien Gvishiani, d’où sont issus le noyau des libéraux russes des années 1990 et la première vague d’oligarques idéologiques.

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Il est clair que Trump a rencontré précisément cette entité, présentée aux États-Unis et dans le monde entier comme une plate-forme inoffensive et prestigieuse pour l’échange d’opinions entre experts « indépendants ». Mais en réalité, il s’agit d’un véritable quartier général idéologique. Trump, avec son programme conservateur à l’ancienne, l’accent mis sur les intérêts américains et la critique du mondialisme, est entré en conflit direct et ouvert avec elle.

Trump n’a peut-être été président des États-Unis que pendant une brève période, mais le CFR a une histoire de plus d’un siècle qui détermine l’orientation de la politique étrangère américaine. Et, bien sûr, au cours de ses cent ans au pouvoir, le CFR a formé un vaste réseau d’influence, diffusant ses idées parmi les militaires, les fonctionnaires, les personnalités culturelles et les artistes, mais surtout dans les universités américaines, qui sont devenues de plus en plus idéologisées au fil du temps. Officiellement, les États-Unis ne reconnaissent aucune domination idéologique. Mais le réseau du CFR est hautement idéologique. Le triomphe planétaire de la démocratie, l’établissement d’un gouvernement mondial, la victoire complète de l’individualisme et de la politique de genre – tels sont les objectifs les plus emblématiques, dont il est inacceptable de s’écarter.

Le nationalisme de Trump, son programme America First et ses menaces de « drainer le marais mondialiste » représentaient un défi direct à cette entité, gardienne des codes du libéralisme totalitaire (comme de toute idéologie).

Tuer Poutine et Trump

Peut-on considérer le CFR comme une société secrète? Difficilement. Bien qu’il privilégie la discrétion, il opère ouvertement, en règle générale. Par exemple, peu de temps après le début de l’opération militaire spéciale russe, les dirigeants du CFR (Richard Haass, Fiona Hill et Celeste Wallander) ont ouvertement discuté de la faisabilité d’un assassinat du président Poutine (une transcription de cette discussion a été publiée sur le site officiel du CFR). L’État profond américain, contrairement à l’État turc, pense à l’échelle mondiale. Ainsi, les événements en Russie ou en Chine sont considérés par ceux qui se considèrent comme le futur gouvernement mondial comme des « affaires intérieures ». Et tuer Trump serait encore plus simple – s’ils ne pouvaient pas l’emprisonner ou l’exclure des élections.

Il est important de noter que les loges maçonniques ont joué un rôle clé dans le système politique américain depuis la guerre d’indépendance des États-Unis. En conséquence, les réseaux maçonniques sont étroitement liés au CFR et servent d’organismes de recrutement pour eux. Aujourd’hui, les mondialistes libéraux n’ont plus besoin de se cacher. Leurs programmes ont été pleinement adoptés par les États-Unis et l’Occident dans son ensemble. À mesure que le « pouvoir secret » se renforce, il cesse progressivement d’être secret. Ce qui devait autrefois être protégé par la discipline du secret maçonnique est désormais devenu un programme mondial ouvert. Les francs-maçons n’ont pas hésité à éliminer physiquement leurs ennemis, même s’ils n’en parlaient pas ouvertement. Aujourd’hui, ils le font. C’est la seule différence.

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Les néoconservateurs : des trotskistes aux impérialistes

Le deuxième centre de l’État profond sont les néoconservateurs. À l’origine, il s’agissait de trotskistes qui détestaient l’Union soviétique et Staline parce que, selon eux, la Russie n’avait pas construit un socialisme international mais un socialisme « national », c’est-à-dire un socialisme dans un seul pays. En conséquence, selon eux, une véritable société socialiste n’a jamais été créée, et le capitalisme n’a pas été pleinement réalisé. Les trotskistes croient que le véritable socialisme ne peut émerger qu’une fois que le capitalisme est devenu planétaire et a triomphé partout, mélangeant de manière irréversible tous les groupes ethniques, peuples et cultures tout en abolissant les traditions et les religions. C’est seulement alors (et pas avant) que viendra le temps de la révolution mondiale.

Les trotskistes américains en ont donc conclu qu’ils devaient aider le capitalisme mondial et les États-Unis en tant que porte-étendard, tout en cherchant à détruire l’Union soviétique (et plus tard la Russie, son successeur), ainsi que tous les États souverains. Le socialisme, pensaient-ils, ne pouvait être que strictement international, ce qui signifiait que les États-Unis devaient renforcer leur hégémonie et éliminer leurs adversaires. Ce n’est qu’une fois que le Nord riche aura établi une domination complète sur le Sud appauvri et que le capitalisme international régnera partout en maître que les conditions seront mûres pour passer à la phase suivante du développement historique.

Pour exécuter ce plan diabolique, les trotskistes américains ont pris la décision stratégique d’entrer dans la grande politique – mais pas directement puisque personne aux États-Unis n’a voté pour eux. Au lieu de cela, ils ont infiltré les principaux partis, d’abord par l’intermédiaire des démocrates, puis, après avoir pris de l’ampleur, également par l’intermédiaire des républicains.

Les trotskistes ont ouvertement reconnu la nécessité de l’idéologie et ont considéré la démocratie parlementaire avec dédain, la considérant simplement comme une couverture pour le grand capital. Ainsi, aux côtés du CFR, une autre version de l’État profond s’est formée aux États-Unis. Les néoconservateurs n’ont pas affiché leur trotskisme mais ont plutôt séduit les militaristes américains traditionnels, les impérialistes et les partisans de l’hégémonie mondiale. Et c’est contre ces gens, qui jusqu’à Trump avaient pratiquement dominé le Parti républicain, que Trump a dû lutter.

La démocratie est une dictature

Dans un certain sens, l’État profond américain est bipolaire, c’est-à-dire qu’il possède deux pôles :

  1. 1) le pôle mondialiste de gauche (CFR) et
  2. 2) le pôle mondialiste de droite (les néoconservateurs).

Les deux organisations sont non partisanes, non élues et portent une idéologie agressive et proactive qui est, par essence, ouvertement totalitaire. À de nombreux égards, elles sont alignées, ne divergeant que dans la rhétorique. Toutes deux sont farouchement opposées à la Russie de Poutine et à la Chine de Xi Jinping, et elles sont contre la multipolarité en général. Aux États-Unis, elles sont toutes deux tout aussi opposées à Trump, car lui et ses partisans représentent une version plus ancienne de la politique américaine, déconnectée du mondialisme et axée sur les questions intérieures. Une telle position de Trump est une véritable rébellion contre le système, comparable aux politiques islamistes d’Erbakan et d’Erdogan qui ont jadis défié le kémalisme en Turquie.

C’est ce qui explique pourquoi le discours autour de l’État profond a émergé avec la présidence de Trump. Trump et ses politiques ont gagné le soutien d’une masse critique d’électeurs américains. Cependant, il s’est avéré que cette position ne correspondait pas aux vues de l’État profond, qui s’est révélé en agissant durement contre Trump, en dépassant le cadre juridique et en piétinant les normes de la démocratie. La démocratie, c’est nous, a déclaré en substance l’État profond américain. De nombreux critiques ont commencé à parler d’un coup d’État. Et c’est essentiellement ce qu’il s’est passé. Le pouvoir de l’ombre aux États-Unis s’est heurté à la façade démocratique et a commencé à ressembler de plus en plus à une dictature – libérale et mondialiste.

L’État profond européen

Considérons maintenant ce que l’État profond pourrait signifier dans le cas des pays européens. Récemment, les Européens ont commencé à remarquer que quelque chose d’inhabituel se produit avec la démocratie dans leurs pays. La population vote selon ses préférences, soutenant de plus en plus divers populistes, en particulier ceux de droite. Pourtant, une entité au sein de l’État réprime immédiatement les vainqueurs, les soumet à la répression, les discrédite et les écarte de force du pouvoir. Nous le voyons dans la France de Macron avec le parti de Marine Le Pen, en Autriche avec le Parti de la liberté (FPÖ), en Allemagne avec l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) et avec le parti de Sahra Wagenknecht, et aux Pays-Bas avec Geert Wilders, entre autres. Ils remportent des élections démocratiques mais sont ensuite écartés du pouvoir.

Une situation familière ? Oui, cela ressemble beaucoup à la Turquie et au rôle de l’armée kémaliste. Cela suggère que nous avons affaire à un État profond en Europe également.

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Il devient immédiatement évident que dans tous les pays européens, cette entité n’est pas nationale et fonctionne selon le même modèle. Il ne s’agit pas seulement d’un État profond français, allemand, autrichien ou néerlandais. Il s’agit d’un État profond paneuropéen, qui fait partie d’un réseau mondialiste unifié. Le centre de ce réseau se trouve dans l’État profond américain, principalement dans le CFR, mais ce réseau enveloppe aussi étroitement l’Europe.

Ici, les forces libérales de gauche, en étroite alliance avec l’oligarchie économique et les intellectuels postmodernes – presque toujours issus d’un milieu trotskiste – forment la classe dirigeante non élue mais totalitaire de l’Europe. Cette classe se considère comme faisant partie d’une communauté atlantique unifiée. Essentiellement, ils constituent l’élite de l’OTAN. Encore une fois, nous pouvons rappeler le rôle similaire de l’armée turque. L’OTAN est le cadre structurel de l’ensemble du système mondialiste, la dimension militaire de l’État profond collectif de l’Occident.

Il n’est pas difficile de situer l’État profond européen dans des structures similaires au CFR, comme la filiale européenne de la Commission trilatérale, le Forum de Davos de Klaus Schwab et d’autres. C’est à cette autorité que la démocratie européenne se heurte lorsque, comme Trump aux États-Unis, elle tente de faire des choix que les élites européennes jugent « mauvais », « inacceptables » et « répréhensibles ». Et il ne s’agit pas seulement des structures formelles de l’Union européenne. Le problème réside dans une force beaucoup plus puissante et efficace qui ne prend aucune forme juridique. Ce sont les porteurs du code idéologique qui, selon les lois formelles de la démocratie, ne devraient tout simplement pas exister. Ce sont les gardiens du libéralisme profond, qui répondent toujours durement à toute menace qui surgit de l’intérieur du système démocratique lui-même.

Comme dans le cas des États-Unis, les loges maçonniques ont joué un rôle important dans l’histoire politique de l’Europe moderne, servant de siège aux réformes sociales et aux transformations laïques. Aujourd’hui, les sociétés secrètes ne sont plus vraiment nécessaires, car elles fonctionnent depuis longtemps de manière ouverte, mais le maintien des traditions maçonniques reste une partie intégrante de l’identité culturelle de l’Europe.

Nous arrivons ainsi au plus haut niveau d’une entité antidémocratique, profondément idéologique, qui opère en violation de toutes les règles et normes juridiques et détient le pouvoir absolu en Europe. Il s’agit d’un pouvoir indirect, ou d’une dictature cachée – l’État profond européen, en tant que partie intégrante du système unifié de l’Occident collectif, lié par l’OTAN.

L’État profond en Russie dans les années 1990

La dernière chose qui reste à faire est d’appliquer le concept d’État profond à la Russie. Il est à noter que dans le contexte russe, ce terme est très rarement utilisé, voire pas du tout. Cela ne signifie pas qu’il n’existe rien de semblable à un État profond en Russie. Cela suggère plutôt qu’aucune force politique significative bénéficiant d’un soutien populaire critique ne l’a encore affronté. Néanmoins, nous pouvons décrire une entité qui, avec un certain degré d’approximation, peut être appelée « État profond russe ».

En Russie, après l’effondrement de l’Union soviétique, l’idéologie d’État a été bannie et, à cet égard, la Constitution russe s’aligne parfaitement sur les autres régimes prétendument libéraux-démocratiques. Les élections sont multipartites, l’économie est fondée sur le marché, la société est laïque et les droits de l’homme sont respectés. D’un point de vue formel, la Russie contemporaine ne diffère pas fondamentalement des pays d’Europe, d’Amérique ou de la Turquie.

Cependant, une sorte d’entité implicite et non partisane existait en Russie, en particulier à l’époque d’Eltsine. À l’époque, cette entité était désignée par le terme général de « La Famille ». La Famille remplissait les fonctions d’un État profond. Alors qu’Eltsine lui-même était le président légitime (bien que pas toujours légitime au sens large), les autres membres de cette entité n’étaient élus par personne et n’avaient aucune autorité légale. Dans les années 1990, la Famille était composée des proches d’Eltsine, d’oligarques, de responsables de la sécurité loyaux, de journalistes et d’occidentalistes libéraux de conviction. Ce sont eux qui ont mis en œuvre les principales réformes capitalistes du pays, les faisant passer au mépris de la loi, la modifiant à leur guise ou l’ignorant tout simplement. Ils n’ont pas agi uniquement par intérêt clanique, mais comme un véritable État profond: ils ont interdit certains partis, en ont artificiellement soutenu d’autres, ont refusé le pouvoir aux vainqueurs (comme le Parti communiste et le LDPR) et l’ont accordé à des individus inconnus et sans distinction, ont contrôlé les médias et le système éducatif, ont réaffecté des industries entières à des personnalités fidèles et ont éliminé ce qui ne les intéressait pas.

À cette époque, le terme « État profond » n’était pas connu en Russie, mais le phénomène lui-même était clairement présent.

Il convient toutefois de noter qu’en si peu de temps après l’effondrement du système de parti unique ouvertement totalitaire et idéologique, un État profond pleinement développé n’aurait pas pu se former de manière indépendante en Russie. Naturellement, les nouvelles élites libérales se sont simplement intégrées au réseau mondial occidental, en y puisant à la fois l’idéologie et la méthodologie du pouvoir indirect (potestas indirecta) – par le biais du lobbying, de la corruption, des campagnes médiatiques, du contrôle de l’éducation et de l’établissement de normes sur ce qui était bénéfique et ce qui était nuisible, ce qui était permis et ce qui devait être interdit. L’État profond de l’ère Eltsine qualifiait ses opposants de « rouges-bruns », bloquant préventivement les défis sérieux de la droite comme de la gauche. Cela indique qu’il existait une forme d’idéologie (officiellement non reconnue par la Constitution) qui servait de base à de telles décisions sur ce qui était bien et ce qui était mal. Cette idéologie était le libéralisme.

Dictature libérale

L’État profond n’apparaît qu’au sein des démocraties, fonctionnant comme une institution idéologique qui les corrige et les contrôle. Ce pouvoir de l’ombre a une explication rationnelle. Sans un tel régulateur supra-démocratique, le système politique libéral pourrait changer, car il n’y a aucune garantie que le peuple ne choisira pas une force qui offre une voie alternative à la société. C’est précisément ce qu’Erdoğan en Turquie, Trump aux États-Unis et les populistes en Europe ont essayé de faire – et y sont partiellement parvenus. Cependant, la confrontation avec les populistes oblige l’État profond à sortir de l’ombre. En Turquie, cela a été relativement facile, car la domination des forces militaires kémalistes était largement conforme à la tradition historique. Mais dans le cas des États-Unis et de l’Europe, la découverte d’un quartier général idéologique fonctionnant par la coercition, des méthodes totalitaires et des violations fréquentes de la loi – sans aucune légitimité électorale – apparaît comme un scandale, car elle porte un coup dur à la croyance naïve dans le mythe de la démocratie.

L’État profond repose sur une thèse cynique, dans l’esprit de La Ferme des animaux d’Orwell : « Certains démocrates sont plus démocrates que d’autres. » Mais les citoyens ordinaires peuvent y voir une forme de dictature et de totalitarisme. Et ils auraient raison. La seule différence est que le totalitarisme à parti unique opère ouvertement, tandis que le pouvoir de l’ombre qui se tient au-dessus du système multipartite est contraint de dissimuler son existence même.

Cela ne peut plus être dissimulé. Nous vivons dans un monde où l’État profond est passé d'une hypothèse issue d’une théorie du complot à une réalité politique, sociale et idéologique claire et facilement identifiable.

Il vaut mieux regarder la vérité en face. L’État profond est réel et il est sérieux.

samedi, 02 novembre 2024

La mer contre la terre

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La mer contre la terre

par Martino Mora

Source: https://www.ariannaeditrice.it/articoli/il-mare-contro-la...

C'est précisément parce que les valeurs matérielles, et donc économiques, dominent en son sein que l'Occident actuel ne fait pas la guerre au reste du monde pour des raisons strictement économiques.

Ce n'est qu'un paradoxe apparent. L'Occident américano-sioniste actuel, qui vénère la matière et l'individu atomisé, déteste le reste du monde précisément parce que ce reste du monde ne vénère pas la matière et l'individu atomisé de la même manière. C'est pourquoi il n'a pas besoin de la perspective de gains économiques pour lui faire la guerre.

La guerre contre la Russie via l'Ukraine en est un exemple évident. La ploutocratie anglo-américaine déteste Poutine pour des raisons existentielles, pas pour des raisons commerciales. Il suffit de lire ce qu'écrit le financier et idéologue George Soros pour le comprendre. L'Occident ploutocratique déteste la Russie comme il détestait autrefois les autocraties tsariste, prussienne et habsbourgeoise. 

Les marchands anglo-saxons détestent Poutine parce qu'il a subordonné les pouvoirs économiques des « oligarques », qui ont débordé de démocratie démagogique dans les années Eltsine, à sa volonté politique. Il ne les a pas expropriés au nom du communisme (bien que certains cultivent la fixation d'un Poutine « bolchevique »), mais les a subordonnés au pouvoir de l'État, c'est-à-dire au sien, par la ruse ou par l'escroquerie. Il a donc rejeté, dans la pratique, le modèle sorosien de « civilisation ouverte », dans lequel seul l'argent gouverne.

Le modèle de Poutine est donc un modèle « césariste » de civilisation et de pouvoir, dans lequel la politique subordonne à elle-même, en le contenant, le règne animal de l'esprit. Et dans lequel un rôle non marginal est également redonné à la dimension religieuse, ce qui est d'ailleurs intolérable pour les tenants de la « société ouverte ». 

La Russie d'aujourd'hui n'est pas un modèle véritablement alternatif à la folie spirituelle de l'Occident, mais elle contient au moins les dégâts de la commercialisation à grande échelle de la vie sociale et de la dissolution panérotique des coutumes et de la famille. Ce n'est pas rien.

La haine contre l'Iran est encore plus évidente. Elle se fait passer pour de l'aversion envers le fondamentalisme islamique. Si la véritable aversion était pour le fondamentalisme, l'islam sunnite du Golfe devrait être beaucoup plus détesté que la théocratie chiite de l'Iran, dans laquelle non seulement les minorités chrétiennes et juives, mais aussi les femmes, propagande mise à part, s'en sortent beaucoup mieux. L'Arabie saoudite et le Qatar, ou peut-être le Pakistan ou le Soudan, seraient les principaux ennemis.

Certes, des raisons stratégiques d'alliance géopolitique entre l'américano-sionisme et ses adversaires jouent contre l'Iran. Mais en fin de compte, oublions cela, on en revient toujours là, au choc des civilisations. Le vrai, pas l'imaginaire. Et le choc des civilisations actuel, du moins le principal, est entre le nihilisme matérialiste et atomiste de l'Occident anglo-sioniste, qui a répudié le christianisme et sa Tradition (et s'enfonce donc de plus en plus vers le bas), et le reste du monde.

La mer contre la terre.

vendredi, 18 octobre 2024

La loi de la subjectivité géopolitique (A. Douguine)

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La loi de la subjectivité géopolitique

Alexandre Douguine

Un examen attentif de la carte de Halford Mackinder, à laquelle on devrait constamment se référer dans l'analyse géopolitique des questions théoriques générales, et aussi des questions plus spécifiques et locales, car elle permet de se rendre compte de la grande importance de la figure de l'« observateur » ou de l'« interprète » en géopolitique.

Dans la théorie de la relativité, la mécanique quantique, la linguistique structurelle et la logique moderne, l'importance de la localisation du sujet par rapport aux processus examinés est décisive: selon l'endroit et la manière dont l'« observateur » (l'« interprète ») est situé, la qualité, l'essence et le contenu des processus examinés changent. La dépendance directe du résultat par rapport à la position du sujet dans les sciences modernes - naturelles et humaines - est considérée comme une valeur de plus en plus importante.

En géopolitique, la position du sujet est généralement le critère principal - dans la mesure où les méthodologies, les principes et les modèles géopolitiques eux-mêmes changent à mesure que le sujet passe d'un segment de la carte géopolitique du monde à un autre.

En même temps, la carte elle-même reste commune à toutes les géopolitiques, mais c'est la localisation de l'« observateur » qui détermine de quel type de géopolitique il s'agit. Pour souligner cette différence, on parle parfois d'écoles géopolitiques. Mais contrairement à d'autres écoles scientifiques, la différence est ici beaucoup plus profonde.

Chaque « observateur » (c'est-à-dire chaque « école ») en géopolitique voit la carte géopolitique générale du point de vue de la civilisation dans laquelle il se trouve. Par conséquent, dans son analyse, il reflète non seulement telle ou telle orientation de la science géopolitique, mais aussi les principales propriétés de sa civilisation, ses valeurs, ses préférences et ses intérêts stratégiques, en grande partie indépendamment de la position individuelle du scientifique. Dans une telle situation, il convient de faire la distinction entre l'individualité d'un géopolitologue et sa subjectivité. Par commodité, cette subjectivité peut être appelée subjectivité géopolitique.

La subjectivité géopolitique est un facteur d'appartenance obligatoire du géopolitologue (à la fois personnellement et du point de vue de son école) au segment de la carte géopolitique auquel il appartient par des circonstances naturelles de naissance et d'éducation ou par un choix volontaire conscient. Cette appartenance conditionne toute la structure du savoir géopolitique avec lequel il devra composer. La subjectivité géopolitique forme l'identité civile du scientifique lui-même, sans laquelle l'analyse géopolitique serait stérile, sans système de coordonnées.

La subjectivité géopolitique est collective et non individuelle. Le géopolitologue exprime son individualité en interprétant à sa manière certains aspects de la méthodologie scientifique, en effectuant des analyses, en mettant des accents, en soulignant des priorités ou en faisant des prédictions; mais la zone de liberté individuelle de la créativité scientifique est rigidement inscrite dans le cadre de la subjectivité géopolitique, que le géopolitologue ne peut pas franchir, parce qu'au-delà commence une configuration complètement différente de son espace conceptuel. Bien sûr, l'individu géopolitique peut exceptionnellement changer d'identité et passer à une autre subjectivité géopolitique, mais cette opération est un cas exceptionnel de transgression sociale radicale, comme le changement de sexe, de langue maternelle ou d'appartenance religieuse. Même si une telle transgression se produit, la personne géopolitique ne se retrouve pas dans un espace individuel de liberté, mais dans un nouveau cadre défini par la subjectivité géopolitique dans laquelle elle est entrée.

mercredi, 09 octobre 2024

État-civilisation, grand espace et multipolarité dans la pensée de la République populaire de Chine chez Zhao Tingyang et Zhang Weiwei

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État-civilisation, grand espace et multipolarité dans la pensée de la République populaire de Chine chez Zhao Tingyang et Zhang Weiwei

Alexander Markovics

« Il existe de nombreuses civilisations - la civilisation occidentale en est un exemple - mais la Chine est le seul État-civilisation. Elle est définie par son histoire extraordinairement longue et aussi par ses immenses dimensions et diversité géographiques et démographiques. Les implications qui en découlent sont importantes: l'unité est sa première priorité, la pluralité la condition de son existence (c'est pour cette raison que la Chine a pu offrir à Hong Kong la formule « un pays, deux systèmes », étrangère à l'État-nation».

(Martin Jacques, Quand la Chine dirige le monde, La fin du monde occidental et la naissance d'un nouvel ordre mondial, 2009).

La situation : la Chine - l'éternel ennemi de l'Occident ?

Si l'on observe les reportages occidentaux sur la Chine, on s'aperçoit rapidement que la majorité des observateurs américains et européens de l'Empire du Milieu ne sont pas portés par le désir d'une véritable compréhension de la civilisation chinoise, mais qu'à l'instar des reportages sur la Russie, la volonté de diaboliser et de cataloguer la République populaire de Chine prédomine. Pour ce faire, on utilise d'une part le topos datant de l'époque de la guerre froide du « danger rouge » ou du « danger jaune » (en cas d'anticommunisme chauvin, on mélange volontiers les deux), notamment de la part des élites néoconservatrices aux Etats-Unis. Ce terme est également utilisé par une grande partie de l'establishment du parti républicain américain, ainsi que par Donald Trump, qui voient en la Chine leur principal ennemi (géopolitique) et brandissent le spectre d'une future puissance mondiale unique, Pékin.

D'autre part, on parle généralement du prétendu danger que représente la simple existence d'un « système totalitaire à Pékin » pour les soi-disant « démocraties libres » de l'Occident, comme le fait l'Open Society Foundation de George Soros et d'autres représentants de la « société ouverte » (lire : du mondialisme), ce qui ravive l'image datant du 19ème siècle de l'opposition entre la « civilisation occidentale » et la « barbarie orientale », qui a notamment servi à justifier le colonialisme. Les deux parties ont en commun de vouloir défendre l'« ordre unipolaire » de l'Occident, basé sur des 'valeurs', contre l'ordre mondial multipolaire naissant, qui se construit sous la direction de la Russie et de la Chine, en collaboration avec l'Iran, l'Inde et de nombreux États d'Afrique et d'Amérique latine, notamment dans le cadre des pays BRICS.

Et pour y parvenir, ils visent à ancrer dans l'esprit des Américains et des Européens une image ennemie de la Chine qui rendrait impossible une future coopération pacifique entre l'Allemagne et l'Europe et l'Est de l'Eurasie.

Si cela peut paraître logique du point de vue des représentants militants d'une bourgeoisie matérialiste transatlantique vivant volontiers sous la domination des États-Unis et du programme philosophique du postmodernisme et de la mondialisation libérale, il est tout à fait absurde pour les patriotes allemands et européens qui aspirent à une Allemagne et à une Europe souveraines, spirituellement renouvelées et renouant avec leur tradition pré-moderne dans un monde multipolaire, de poursuivre dans cette voie.

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Mais pour être en mesure de formuler une relation alternative entre l'Europe et la Chine du point de vue européen, il est d'abord nécessaire de comprendre la Chine. Pour ce faire, je voudrais présenter l'image que la Chine a d'elle-même à travers deux de ses philosophes contemporains les plus importants, qui sont également de plus en plus reconnus dans le monde: Zhao Tingyang et Zhang Weiwei. Mon choix s'est porté sur ces deux penseurs, qui sont de plus en plus écoutés en Occident, car d'une part Zhao explique des concepts importants de la civilisation sino-confucéenne qui se répercutent encore aujourd'hui dans la pensée chinoise et d'autre part Zhang, qui, lui, nous explique l'État chinois moderne. En outre, les deux penseurs deviennent de plus en plus une partie active du discours intellectuel sur la construction d'un monde multipolaire, comme en témoigne par exemple l'intervention de Zhang Weiwei au Forum de la multipolarité à Moscou le 26 février 2024, ainsi que sa confrontation publique avec l'un des principaux idéologues du libéralisme occidental Francis Fukuyama, mais aussi la discussion qu'il a eue avec le philosophe russe Alexander Douguine.

Alors que l'idée du « choc des civilisations » et de la défense de l'hégémonie occidentale prévaut encore en Occident, ces deux penseurs s'inscrivent dans la tradition de l'ancien président iranien Mohammad Khatami qui, en réponse à ce dernier, a appelé à un « dialogue des civilisations » qui s'exprime aujourd'hui dans l'ordre mondial multipolaire en cours de formation. Il devrait être intéressant pour les lecteurs allemands de constater que les penseurs de la Révolution conservatrice tels que Carl Schmitt et Martin Heidegger sont de plus en plus reçus en Chine, alors que ces penseurs sont méprisés dans leur pays d'origine, même à droite de l'idéologie bourgeoise et libérale.

Zhao Tingyang - Tianxia, Tout sous un même ciel

La Chine est-elle, comme les Etats-Unis, une puissance expansionniste et missionnaire qui veut imposer son système de gouvernance et de valeurs au monde entier ? Quel rôle joue l'héritage de la philosophie confucéenne dans la politique étrangère actuelle de la Chine ? Le philosophe Zhao Tingyang, né en 1961 dans le Guangdong, en Chine, se penche sur ces questions importantes également pour l'Europe. Dans son ouvrage Tous sous un même ciel, paru en 2020 en traduction allemande, il fait appel au concept de tianxia : la vision de la coexistence de dix mille peuples vivant en paix sous un même ciel.

Il établit ainsi une distinction importante dans la définition du politique entre l'Occident et la Chine: alors que dans la tradition occidentale, la politique est déterminée par la définition de l'ami et de l'ennemi - et bien sûr de l'ennemi principal - dans la tradition chinoise, la question de la coopération et de la manière de transformer un ennemi en ami domine. Comment puis-je coopérer le plus efficacement possible avec mon voisin ? Comment est-il possible d'unir les oppositions les plus diverses sous une même direction ? L'objectif final est un monde pacifique, harmonieux et prospère. C'est ainsi que naît dans la pensée de Zhao l'idée d'une autre politique mondiale, par opposition au moment unipolaire de l'Occident et de la mondialisation: en effet, alors que le « nouvel ordre mondial » proclamé par les néoconservateurs est essentiellement une forme de chaos créé par les États-Unis et leurs vassaux pour maintenir leur propre hégémonie, il propose la création d'une instance au-dessus des États-nations, dans le sens d'un ordre mondial qui, tel un cosmos, rend possible la coopération pacifique des différents membres.

La tragédie de la politique internationale du point de vue chinois: non pas des États défaillants, mais un monde défaillant

Car la véritable tragédie de la politique internationale, selon Zhao, réside dans le fait que tous les États savent certes que la sécurité et la coopération sont importantes, mais que personne ne veut s'attaquer à la politique mondiale nécessaire à cet effet, car les intérêts hégémoniques des différents États prévalent. Par conséquent, le véritable problème ne réside pas dans l'échec des États, mais dans l'échec du monde.

Zhao Tingyang estime que cela n'est pas possible avec les États-nations modernes de type occidental, car l'État-nation est une entité qui découle de l'individu. Celui-ci ne se définit pas par son aspiration à la coopération, mais par le conflit, bref, le citoyen devenu État, qui n'est orienté que vers la maximisation de son propre profit et non vers le bien-être de la communauté. La mondialisation menée par l'État-nation bourgeois occidental n'est donc rien d'autre que la diffusion conflictuelle de valeurs et de concepts individualistes tels que les droits de l'homme. En conséquence, l'Occident s'efforce, tel un virus, de répandre son ordre politique libéral sur l'ensemble du globe et d'infecter ainsi le plus grand nombre possible d'États et de personnes. En effet, une politique étrangère inter-nationale, qui met l'accent sur les relations entre les États-nations et non sur la coexistence des peuples et des civilisations, serait nécessairement toujours en contradiction avec une politique globale.

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Une politique globale plutôt qu'inter-nationale: le clan remplace l'individu

Zhao Tingyang s'y oppose intellectuellement: il remplace l'individu par le clan, conformément à la tradition sino-confucéenne. En conséquence, il suit une perspective spécifique au groupe qui, dans le cadre d'une ontologie coexistentielle, rend possible un cycle bénéfique de l'existence lorsque des interdépendances nécessaires et non fortuites apparaissent entre les différentes existences. En partant du clan comme unité de base de la coexistence, sa coexistence doit être élevée, étape par étape, à un niveau supérieur de coexistence, pour créer à la fin l'harmonie du « tout sous le ciel ». Cela doit permettre non seulement de résoudre les conflits entre les différentes civilisations - le choc des civilisations de Huntington - mais aussi de faire face à la puissance destructrice de la haute technologie. On pense au transhumanisme. Mais cela ne sera possible que si les États et les peuples parviennent à s'entendre sur un nouveau système mondial qui ne place pas la concurrence mais la coopération au centre.

Selon Zhao Tingyang, la question décisive de l'inclusion du monde est celle de la possibilité d'une communication stable et basée sur la confiance. Sinon, les médias, le capital financier et la haute technologie risquent de kidnapper peu à peu tous les États du monde dans le cadre de la mondialisation. Seule l'idée du tianxia permet selon lui de protéger un monde communautaire contre le danger d'une dictature mondiale d'un genre nouveau.

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Zhang Weiwei - penseur de l'État civilisationnel

L'État-nation est-il la mesure de toute chose ? Le politologue et philosophe chinois Zhang Weiwei s'oppose à cette idée encore très répandue en Europe. Sa réponse : l'avenir n'appartient pas à l'État-nation, mais à l'État civilisationnel. Celui-ci coïncide, sur le plan intellectuel, avec la conception de Carl Schmitt d'un grand espace réunissant différents peuples ayant une histoire commune et une volonté politique. Mais qu'est-ce exactement qu'un tel État civilisationnel et qu'est-ce qui le distingue de l'État-nation né dans le sillage du traité de Westphalie ? Le professeur chinois de relations internationales à l'université Fudan de Shanghai pense connaître les réponses à ces questions. Né en 1957, Zhang Weiwei a travaillé à partir de 1980 pour d'importants fonctionnaires de la République populaire de Chine, comme par exemple le réformateur de l'État chinois Deng Xiaoping, en tant que traducteur vers l'anglais. Marqué par de nombreux séjours aux États-Unis et en Europe, le professeur a mis en évidence les différences entre le système occidental de libéralisme et la démocratie populaire chinoise. Il s'oppose à l'idée largement répandue en Occident selon laquelle la Chine a connu une croissance économique rapide uniquement parce qu'elle a adopté les théories occidentales de l'économie de marché et qu'elle fera tôt ou tard partie du monde occidental en raison de la croissance de sa classe moyenne.

Civilisation et État moderne : la propre voie de la Chine vers la modernité

Au lieu de cela, il défend l'hypothèse que la Chine suit une voie de modernisation totalement différente de celle de l'Occident, car l'adoption du système occidental plongerait la Chine dans le chaos et lui ferait subir un sort similaire à celui de la Yougoslavie. Il voit la réponse aux défis de la modernité dans le modèle de l'État civilisateur. L'État civilisateur chinois se compose de la civilisation la plus ancienne du monde et d'un État moderne particulièrement grand. La Chine ne se compose pas seulement de plus de 56 ethnies officielles, mais représente historiquement l'amalgame de centaines d'États en un seul État au cours de son histoire millénaire. Cela mettrait en évidence la caractéristique particulière de synthèse de la civilisation sinique, comme l'a démontré l'union de l'État-civilisation avec l'État moderne. Parmi les caractéristiques uniques de la civilisation sino-confucéenne de la Chine, il cite l'existence d'un niveau de direction unifié, qui est une caractéristique de l'État chinois depuis la première unification de la Chine en 221 avant J.C. La deuxième caractéristique importante de la Chine est pour lui la méritocratie (société de performance), qui conduit à une sélection permanente dans la direction du pays et s'oppose ainsi à un déclin des dirigeants politiques comme aux États-Unis - il cite Joe Biden et Donald Trump comme exemples négatifs de dirigeants politiques, car ils seraient bien en dessous des normes chinoises pour un membre du gouvernement. Pour devenir un membre permanent du Politburo en République populaire de Chine, par exemple, il faut avoir dirigé auparavant une province du pays et donc jusqu'à plusieurs centaines de millions de personnes.

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L'État-civilisation, un avenir possible pour l'Europe

Comme le philosophe pakistanais Ejaz Akram l'a constaté lors de la discussion avec Zhang Weiwei et Alexander Douguine, l'État-civilisation se caractérise par le fait qu'il incarne une cosmologie propre. Ainsi, chaque État est un monde à part, qui ne prétend pas à l'universalité, mais seulement à l'affirmation de sa propre spécificité. Ces différentes cosmologies sont en même temps en mesure d'entrer en dialogue les unes avec les autres. Ainsi, l'État-civilisation est une condition préalable au monde multipolaire. La logique de la lutte « de tous contre tous » propre à l'État-nation disparaît, le conflit n'étant plus qu'une possibilité de coexistence parmi d'autres.

L'Europe aussi peut devenir un tel État-civilisation - à condition qu'elle renonce à la caractéristique décisive de l'anti-civilisation occidentale (dans le sens où elle se déclare depuis le siècle des Lumières la seule vraie civilisation), à savoir qu'elle prétend représenter la seule civilisation vraie et possible. Alors que les dirigeants européens actuels, comme Emmanuel Macron, ne joueraient qu'opportunément avec l'idée d'une civilisation européenne, car ils ont l'impression que l'État-nation n'a plus la force de perdurer, l'État civilisationnel peut effectivement être une option pour l'Europe afin de collaborer à un monde multipolaire.

L'État civilisationnel comme possibilité future pour l'Allemagne et l'Europe et comme voie vers la multipolarité

Au cours des dernières décennies, la Chine a surtout appris de l'Occident avec beaucoup de succès, non seulement en modifiant massivement son propre système de gouvernement au plus tard depuis 1978, mais aussi en intégrant, du moins en grande partie, les idées occidentales du marxisme et de l'économie de marché à sa propre tradition. De ce fait, la Chine est devenue le deuxième État-civilisation / espace culturel avec la Russie - Vladimir Poutine a également revendiqué lors du forum Valdai en 2013 que la Russie était un État-civilisation - et a réussi à dépasser l'Occident dans de nombreux domaines de la prospérité économique et du développement technologique importants pour lui. Si nous regardons l'histoire européenne, nous y trouvons également l'État-civilisation, capable d'unir et de synthétiser les différences - par exemple dans l'Empire romain jusqu'en 1453, mais aussi dans le Saint Empire romain germanique jusqu'en 1806 - qui a été progressivement remplacé par l'État national dans le cadre de la modernité à partir des 17ème/18ème siècles. Certes, l'Union européenne présente elle aussi certaines caractéristiques d'un État-civilisation, mais celles-ci sont contrecarrées par l'idéologie politique du libéralisme (prétention à la validité universelle de l'idéologie des droits de l'homme, échange de population, destruction de sa propre tradition au nom du progrès) et étouffées dans l'œuf par manque de souveraineté géopolitique.

Au vu des développements actuels et notamment de la montée en puissance de la Chine, il est donc logique que nous, Allemands et Européens, nous intéressions de près au système et à la civilisation de la Chine. Nous devons le faire, non pas pour devenir nous-mêmes des communistes aux caractéristiques chinoises, mais pour mieux comprendre la Chine et voir quelles idées et caractéristiques peuvent être utiles à l'éveil patriotique de l'Europe et à la défense de sa civilisation.   

Les théories et les idées de Zhao Tingyang et de Zhang Weiwei peuvent constituer une première approche à cet égard, même si la critique de l'universalisme occidental chez eux, la concentration sur la propre civilisation ainsi que le concept d'État-civilisation semblent mériter d'être discutés. Une focalisation des Européens sur leur propre civilisation, dans le sens du respect et de la reconnaissance de leurs propres limites, peut nous aider à faire revivre notre propre tradition et à surmonter l'hybris (post)moderne de l'absence de frontières. Le concept d'État-civilisation peut nous servir, en tant que développement de l'idée de grand espace de Schmitt, à repenser l'idée d'empire, le fédéralisme et la subsidiarité dans le contexte européen, afin de repenser et de renforcer la place de l'Europe dans le monde multipolaire.  

dimanche, 06 octobre 2024

Droit formel et droit existentiel

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Droit formel et droit existentiel

Kirill Mazaïev

L'Opération militaire spéciale en tant que décision existentielle

Carl Schmitt. La décision

L'éminent juriste et philosophe allemand Carl Schmitt a développé le concept de décision dans des circonstances exceptionnelles.

L'Ernstfall (circonstances exceptionnelles) est le moment où une décision politique est prise dans des circonstances qui ne peuvent être réglementées par les normes juridiques existantes ; dans une situation qui n'est pas couverte par la loi disponible, ou si elle l'est, elle n'est pas suffisamment couverte ; lorsque le fait d'agir dans le cadre de la loi entraînerait des conséquences négatives importantes. Un exemple récent et frappant peut être donné. Je suis très sceptique quant à la soi-disant épidémie de covi d-19, mais les mesures prises par de nombreux pays (y compris la Russie) qui étaient plus ou moins incompatibles avec la législation existante (codes QR, etc.) représentent précisément une décision prise dans des circonstances exceptionnelles. Si le co vid-19 avait représenté un danger réel, au moins à l'échelle de l'État, l'exemple aurait été parfaitement adéquat - le pouvoir politique est allé au-delà des normes légales pour assurer la sécurité de la société et sauver des vies.

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Cependant, Schmitt va encore plus loin : une décision prise dans des circonstances exceptionnelles présuppose une orientation sur la tradition, les particularités culturelles et mentales, l'histoire du peuple dont les dirigeants prennent la décision. Une véritable décision est prise lorsque les normes sociales et juridiques semblent « rompre » avec le flux quotidien de la vie ordinaire. Ainsi, les circonstances exceptionnelles ne sont pas seulement un incident, une catastrophe, mais une situation qui place la nation et son système politique dans une situation qui touche à son essence, à son cœur, à sa racine. Il est naturel que les régulateurs légaux échouent. Où trouver la base de la décision, sur quoi s'orienter ?

Martin Heidegger. Conscience, culpabilité, détermination

Dans son ouvrage phare Être et temps, Martin Heidegger a formulé deux concepts : Dasein (la présence) et Das Man (l'homme, le moi humain). Le Dasein (présence) est le thème central d'Être et temps et l'une des figures principales de la philosophie de Heidegger en général.

Le Dasein (présence) représente l'essence même de la nature humaine, littéralement traduit de l'allemand « être-ici ». En d'autres termes, nous pouvons dire que la manière dont le Dasein (présence) est, est l'être humain réel. Le Dasein (présence) est le noyau et la racine de la nature humaine.

Cependant, le Dasein (présence) a la possibilité d'exister (d'exister) dans le mode de possession et le mode de non-possession. Pour simplifier un peu, il peut exister (1) pleinement, authentiquement, ou (2) incomplètement, d'une manière en quelque sorte fausse, sans réaliser son potentiel d'être dans sa totalité. La caractéristique de la seconde voie est qu'elle représente l'être « quotidien », ordinaire, habituel de la présence ; c'est Das Man (l'homme-soi).

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Dans son traité, Heidegger, partant du concept décrit ci-dessus, donne aux concepts de conscience et de culpabilité, par essence - l'un par l'autre, et sur leur base - le concept de détermination.

Ainsi, le néant est inhérent à la structure même de l'existence humaine quotidienne, parce qu'au départ, l'homme existe toujours (réalise son existence) sur le mode de la non-possession (Das Man) - c'est-à-dire qu'il perd, annule son essence fondamentale :

« La présence en tant qu'être quotidien avec les autres s'avère être une prémisse des autres. Elle n'est pas son propre être ; les autres lui ont enlevé l'être. Le caprice d'autrui élimine l'être quotidien de la présence. Cet être-avec-les-autres dissout complètement sa présence à chaque fois sur le mode de l'être des autres... Nous jouissons, nous nous amusons comme les gens s'amusent ; nous lisons, regardons et jugeons la littérature et l'art comme les gens regardent et jugent ; mais nous reculons aussi devant « la foule » comme les gens reculent ; nous trouvons scandaleux ce que les gens trouvent scandaleux... La médiocrité est attentive à chaque exception qui se présente. Toute supériorité est discrètement supprimée. Tout ce qui est original est immédiatement nivelé comme étant établi de longue date. Tout ce qui est conquis est apprivoisé. Tout mystère perd de sa force » (c).

Et c'est lorsque l'homme se rend compte qu'il est dans un tel état de non-propriété (Das Man) qu'il est véritablement confronté à sa culpabilité existentielle, fondamentale, primordiale : c'est en tombant dans un tel état d'existence « fausse », dissipée, que réside la culpabilité absolue. En d'autres termes, l'homme est coupable d'avoir perdu sa nature originelle. Ce n'est que sur la base de cette culpabilité que tous les autres dérivés de la culpabilité et la culpabilité en tant que telle sont possibles. Cependant, la grande majorité des personnes qui sont tombées dans le monde ne peuvent pas et ne veulent pas voir cette culpabilité, et continuent d'exister dans une vie quotidienne dispersée et aliénante. C'est ainsi que se révèle le concept de culpabilité.

Ensuite, qu'est-ce que la conscience ? La conscience est l'appel du Dasein au soi, dissous dans la vie quotidienne et les gens, c'est-à-dire au soi humain. La conscience informe le moi humain qu'il est coupable de refuser sa propre existence authentique (existentia). La conscience est ce qui confronte le moi humain à sa culpabilité la plus primaire et le ramène ainsi à son essence même, qu'il avait auparavant perdue par culpabilité.

Et qu'est-ce que la détermination (Entschlossenheit) ? Presque mot pour mot, c'est la volonté de « se jeter » sur son être coupable. En d'autres termes, la détermination doit être comprise comme la volonté d'affronter sa culpabilité primordiale à tout prix, quel qu'en soit le coût, aussi terrible qu'elle puisse paraître, de la reconnaître, de la diagnostiquer, et de pouvoir ainsi surmonter cet état de culpabilité, de se réapproprier son existence propre et authentique.

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Raskolnikov. Le crime du législateur

L'un des éléments de la théorie de Raskolnikov dans « Crime et châtiment » est la thèse suivante: « Tous les législateurs et défenseurs (auto-proclamés) de l'humanité (Lycurgue, Solon, Mahomet, Napoléon) étaient des criminels, car en établissant une nouvelle loi, ils ont certainement violé l'ancienne loi et, ce faisant, n'ont pas cessé de verser le sang des innocents qui ont vaillamment et honnêtement combattu pour l'ancienne loi. Il est même remarquable que la plupart de ces bienfaiteurs et de ces défenseurs de l'humanité aient été de terribles fauteurs de massacres sanguinaires ».

La théorie de Raskolnikov n'est en aucun cas approuvée par nous. Cependant, tout ce qui est devenu une théorie doit nécessairement contenir des éléments de vérité et des relations de cause à effet correctes, faute de quoi elle ne pourrait pas recevoir le statut de théorie. Or, Raskolnikov a bel et bien développé une théorie, c'est un fait. Par conséquent, sa conception contient non seulement de l'ivraie, mais aussi du grain. L'idée que les nouvelles lois violent toujours la loi précédente est justement un grain qui nous intéresse.

La loi formelle

Sur la base des recherches susmentionnées de Carl Schmitt, Martin Heidegger et F. M. Dostoïevski, approuvons certaines approches du droit et de la jurisprudence, qui peuvent être esquissées à partir d'elles.

Il est en principe impossible qu'une solution soit possible dans le cadre d'une loi valide. Lorsque nous utilisons l'expression « jugement », le sens réel est déformé. Un juge ne peut pas, tout en restant dans les limites de la loi, rendre un jugement, et personne d'autre ne peut rendre un jugement dans ces limites. En rendant un soi-disant « jugement », un juge ne doit pas simplement respecter, mais être entièrement guidé par un certain ensemble de règles qu'il n'a pas établies. Si le juge dépasse ces règles ou les interprète mal, il devient en quelque sorte un transgresseur (voire un criminel). Par conséquent, si nous voulons rendre compte de la réalité, nous devrions dire ceci : guidé par la loi et l'observant, le juge ne fait qu'un choix parmi les possibilités qui lui sont offertes par une force extérieure ; ce n'est que lorsque le juge ou quelqu'un d'autre dépasse les limites de la loi qu'il prend une décision.

Ainsi, en développant la logique de Schmitt et en l'étendant au-delà du politique, il faut affirmer qu'il n'y a pas de place pour une décision dans le cadre de la jurisprudence quotidienne, même si quelque chose est étiqueté à tort avec ce titre. Le véritable jugement est inextricablement lié à la culpabilité parce qu'il transcende le droit quotidien, ce qui nous renvoie à la détermination de Heidegger.

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Cependant, il convient de noter que, comme nous l'avons montré plus haut, la détermination de Heidegger n'engendre pas la culpabilité et n'est pas un acte coupable ; la détermination donne l'impulsion pour réaliser et racheter sa culpabilité déjà présente, et cette culpabilité consiste à se trahir soi-même. La décision et la détermination sont une façon de cesser de choisir parmi des options imposées et de choisir les siennes propres ; c'est une façon de cesser de suivre la loi formelle de la vie quotidienne déchue et de s'orienter vers la véritable loi de la conscience et de l'être. La culpabilité face au quotidien se transforme en déculpabilisation face à soi-même.

Qu'en découle-t-il dans le domaine de la jurisprudence pratique et de la législation ? Que la loi, établie par les prochains réformateurs, des « criminels » (selon Raskolnikov), se décompose plus vite que le courant de la vie réelle. L'appel de la conscience populaire se fait de plus en plus insistant et fort sur la nécessité, sinon de réaliser tout de suite, du moins d'aller dans le sens d'une existence authentique. Cet appel exige la création de conditions permettant de prendre de vraies décisions. Sinon, la loi et le droit se formalisent, se figent et perdent progressivement leur lien avec la Source, qui est toujours Dieu (mais certainement pas au sens vulgaire de la Déclaration d'indépendance des États-Unis, qui a proclamé les soi-disant « droits inaliénables de l'homme » donnés par Dieu). Nous pouvons voir les résultats de cet affaiblissement à l'œil nu, lorsque la loi et le tribunal se transforment en une compétition d'avocats aux mains sales et/ou en un instrument de défense du groupe de personnes au pouvoir : toute injustice est habillée d'une forme juridique formellement correcte, et les avocats et autres marchands de droit plus ou moins alphabétisés justifient et défendent la veulerie avec plus ou moins d'habileté. Les réformes ponctuelles dans le cadre du paradigme précédent (même si elles semblent impressionnantes en termes de volume) ne peuvent rien changer fondamentalement.

A cet égard, la conclusion est que tant qu'un tel ordre ne sera pas établi, dans lequel le statut de criminel sera retiré aux « législateurs et créateurs de l'humanité », ou plutôt la nécessité pour eux de recourir à des méthodes appropriées ne sera pas éliminée, les systèmes juridiques actuels ne peuvent pas être reconnus comme pleinement adéquats du point de vue de l'existence authentique et propre. Tous ces systèmes ne fournissent pas d'outils fiables pour se regarder dans les yeux, pour revenir à la source de notre être par l'appel de la conscience, et pour renouveler de manière non traumatisante le droit délabré, formalisé et vide.

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En outre, les systèmes juridiques actuels sont, à bien des égards, une conséquence directe de la complication pathologique des relations économiques et financières, qui nécessitent de plus en plus d'outils pour les réguler. Et dans ce processus, l'idée primordiale de la Loi, qui est à la disposition de toute personne par elle-même, sans la médiation de personne d'autre - à condition qu'elle se mette face à son être et à son moi, ainsi qu'à une éducation civique correctement organisée - est de plus en plus reléguée à l'arrière-plan. Platon, dans son dialogue fondateur La République, écrivait ainsi :

« Mais dites-moi, pour l'amour du ciel, osons-nous faire des lois sur le marché, c'est-à-dire sur les transactions qui s'y font, et si vous voulez, aussi sur les relations entre artisans, les querelles, les luttes, les procès, la nomination des juges ? Et puis il y a la nécessité de prélever et de déterminer les taxes...

- Il n'est pas nécessaire que nous prescrivions à ceux qui ont reçu une éducation impeccable : dans la plupart des cas, ils comprendront facilement quelles lois sont nécessaires ici... Et si ce n'est pas le cas, leur vie entière se passera dans le fait qu'ils établiront sans cesse de nombreuses lois différentes et les modifieront dans l'espoir qu'ils atteindront ainsi la perfection ».

Et quelle est, dans son essence profonde, cette éducation la plus parfaite ? C'est la formation des qualités morales, qui permet d'accomplir les commandements divins et d'éveiller l'appel de la conscience, qui met l'homme face à son être propre et authentique.

Ainsi, nous avons montré que le droit moderne et la loi réglementent la vie sociale dans le cadre de l'existence non-autonome, non-authentique de « l'homme-soi dissous dans l'homme ». La racine vivante de la Loi divine est de plus en plus érodée et fragmentée. Les lois et le droit sont écrits pour les avocats et les hommes d'affaires. On jette aux gens des bouts de loi rudimentaires, dont la fonction principale est simplement de les empêcher de s'entre-déchirer. Aucune place n'est laissée au jugement.

Droit existentiel. Les relations internationales

Heidegger a écrit que le Dasein (la présence) est un/une et ne diffère pas d'une personne à l'autre. Dans une certaine mesure, au niveau le plus élevé, cela est vrai - tous les êtres humains ont la même nature divine coéternelle : Dieu dans un être humain ne peut pas, dans son essence absolue, différer de Dieu dans un autre être humain. Mais comme Dieu dans l'homme n'incarne pas son essence absolue, transcendante et immuable, mais qu'il se manifeste dans le créé, le relatif et le fini, ces manifestations revêtent un caractère différencié et fluide, comme tout ce qui se trouve dans le monde créé.

Nous trouvons des différences correspondantes non seulement dans une personne individuelle, mais aussi sous des formes plus concentrées et généralisées dans des peuples (ethnies) qui ont traversé des voies culturelles, historiques, religieuses, etc. différentes : « Ce qui est bon pour un Russe est mortel pour un Allemand ».

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Mais il est important de souligner que toutes les modifications ethniques de l'existence authentique, bien que par des méthodes différentes, doivent faire passer le peuple avant leur propre existence par l'appel de la conscience. Si ce critère n'est pas rempli, alors le peuple s'est « dissous dans le peuple ». Je pense qu'il est inutile de décrypter le sens de cette triste métaphore. Par conséquent, les systèmes juridiques authentiques de telle ou telle nation devraient être construits précisément sur les conditions du respect de ces critères, avec la mise à disposition d'outils de décision, et pas seulement dans des circonstances exceptionnelles : après tout, en prenant une décision opportune qui va au-delà des normes formelles du droit, il est possible de faire de la prévention et d'empêcher la survenance de circonstances exceptionnelles.

En ce qui concerne les relations internationales, il est évident que la préservation de la possibilité d'une existence propre et authentique d'un peuple devrait primer sur les normes formelles du droit international, surtout dans leur état actuel, où elles ressemblent à quelque chose qui se trouverait entre des notions flagrantes et un mode d'emploi pour un désodorisant. Les réunions interprétatives périodiques et les conventicules de l'UE et du G7 font frémir.

Poursuivant notre réflexion dans ce contexte, nous affirmons que depuis 1991, la Russie est tombée dans un état d'existence non authentique, de dissolution et de dispersion. Les outils de la loi formelle étrangère ont brisé l'existence sociale du peuple et de nombreux individus. Le fossé entre l'essence de l'homme russe et l'environnement politico-législatif dans lequel il était placé était véritablement colossal et tragique, et s'est traduit par deux processus apparemment opposés : (1) l'appauvrissement total et le gangstérisme des années 90 et (2) la dépravation totale des années 2000, années dites « bien nourries », avec leur culture dégoûtante de cadres moyens se vantant sur des photos prises dans des stations balnéaires, tombant idolâtres de la boisson lors de fêtes d'entreprise, de la « créativité » du groupe « Leningrad » et du Comedy Club, se reconnaissant dans la chanson de Slepakov « Every Friday ». En fait, il s'agit dans les deux cas de façades d'un même processus : la dégradation et l'éclatement du noyau significatif du peuple russe.

Cependant, la situation elle-même s'est développée de telle manière qu'elle a rapproché notre État de ces circonstances exceptionnelles et critiques qui exigent une solution et un face-à-face avec sa propre existence par l'appel de la conscience, et donc l'application des normes de la loi existentielle. Les deux points où le tissu de l'existence quotidienne de notre être humain se déchire sont 2014 et 2022.

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Si, lors de l'annexion de la Crimée en 2014, nous avons simplement rappelé l'existence même d'un niveau de droit existentiel, le lancement d'une opération militaire spéciale le 24 février 2022 fut une décision. Il s'agit d'une détermination, d'une volonté d'agir et de faire face à sa culpabilité (culpabilité liée à la terrible division du peuple russe, à la perte d'identité, de territoires, de personnes, d'idées, à la trahison de sa propre mentalité) et de sortir de l'état d'« être perdu dans le peuple ». Selon le concept du même Heidegger, il s'agit de regarder directement sa propre mort, de réaliser l'être-à-la-mort. Mais il ne faut pas y voir une tendance dépressive, car l'essence de cette pensée est tout autre. Imaginez une personne qui sait que demain elle mourra, mais qu'aujourd'hui elle peut vivre comme elle l'entend. C'est la vie dans le souvenir constant de sa mort, et c'est lorsqu'une personne sait avec certitude qu'elle vivra son dernier jour, qu'elle vivra ce jour de la manière la plus authentique - en faisant ce qui est le plus important, sans y renoncer pour des futilités. C'est exactement de cela qu'il s'agit dans ces belles lignes :

« Ne vous séparez pas de vos proches,

Faites-y couler tout votre sang, -

Et à chaque fois, dis-leur adieu pour toujours !

Et à chaque fois, dis-leur adieu pour toujours !

Et chaque fois que vous dites au revoir

Quand vous partez pour un moment. »

Seule une compréhension minute par minute de votre mortalité élimine de la vie toutes les enveloppes superflues, vous incite à ne pas remettre au lendemain, à ne pas vous quereller pour rien, à ne pas tuer le temps, à ne faire que des choses qui en valent la peine.

Le 24 février 2022, la Russie, par l'appel de sa conscience et de sa décision, a pris conscience de sa culpabilité existentielle, qui doit être éliminée en se confrontant à sa propre existence, à la mort, et en réalisant son droit existentiel.

Il convient de dire que notre adversaire géopolitique agit de manière absolument authentique pour lui-même, selon tous les canons atlantistes, et donc - efficacement, bien que nous observions des lacunes dans sa structure, exprimées par des dirigeants faibles d'esprit, ce qui n'est pas sans importance, quelles que soient les marionnettes qu'ils sont. Cependant, après avoir pris le chemin de la décision et, par conséquent, de la responsabilité existentielle, nous ne pouvons pas nous permettre de glisser vers des demi-mesures et des méthodes de non-autonomie, le paradigme du Continent et de l'État-Civilisation doit être maintenu de bout en bout. Les enjeux dans l'arène de la justice existentielle sont trop élevés.

 

mercredi, 02 octobre 2024

Robert Steuckers: Révolte ou Révolution?

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Révolte ou Révolution?

Par Robert Steuckers (juin 2023)

Les réflexions qui suivent sont loin d’être exhaustives, d’explorer tous les aspects que peuvent revêtir, même au simple niveau de la définition, les termes hautement politiques de « révolte » et de « révolution ». Le présent exposé n’a d’autre objectif que de clarifier, de manière didactique, ce qu’il convient d’entendre par ces deux termes. Cet exposé n’a donc qu’une fonction liminaire, et rien que cela.

Une révolte n’a pas nécessairement de suite, ne jette pas bas le régime politique en place, jugé tyrannique ou injuste. Une révolution, elle, jette bas le régime en place et/ou revient à un statu quo ante (ce que le vocable signifie en fait étymologiquement) et surtout se débarrasse d’un ballast accumulé dans les phases de déclin du régime aboli, où les élites dominantes, efficaces et protectrices au début de leur trajectoire historique, sont progressivement devenues inefficaces, tyranniques, calamiteuses et jouisseuses. Ces tares ne les autorisent plus à gouverner. Le processus de renouvellement des élites s’amorce: l’ancienne ne génère plus un consensus (qui était de 80% initialement) et la nouvelle, qui n’avait qu’un capital de sympathie de 20%, selon les critères théorisés par Vilfredo Pareto, érode la masse des 80% de soutien consensuel de l’élite déclinante pour obtenir in fine une masse équivalente à ces quatre cinquièmes de consensus : le processus s’achève et une ère nouvelle commence (qui, à son tour, s’achèvera quand ses temps seront accomplis).

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Une révolte peut procéder d’un spontanéisme délétère, marquée d’une incapacité à désigner clairement l’ennemi, comme le fut l’agitation durable des gilets jaunes, pourtant éminemment sympathique face à une république qui ne prenait plus que des mesures contraires à l’intérêt général.

Une révolte est également caractérisée par un manque de bases doctrinales, c’est-à-dire de clarté d’esprit, d’intuition féconde (Hegel disait qu’il fallait fusionner les deux), de mémoire historique. Ce spontanéisme quelque peu anarchique, cette déficience doctrinale et cette amnésie conduisent au manque d’organisation, accentuée de nos jours par la disparition du service militaire depuis plus d’une trentaine d’années et, par voie de conséquence, d’officiers de réserve insérés dans la vie civile et capables de prendre la tête d’un mouvement de remplacement des élites défaillantes (toujours la circulation des élites selon Vilfredo Pareto). A croire que la suppression du service militaire et de toute forme de service civil obligatoire, indispensables pour structurer les personnalités à l’aube de la vie adulte, ait été des mesures favorisées par des élites pressentant leur faillite.

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Pour pallier ce triple handicap du spontanéisme qui reste sans résultat, de la déficience doctrinale et du manque d’organisation, quels modèles et quelles idées faut-il remettre à l’avant-plan, diffuser dans nos entourages (familiaux, professionnels, associatifs) ?

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D’abord, il convient de réfléchir sur la distinction marxienne (et non marxiste) entre « socialisme scientifique » et « socialisme utopique », tout en se rendant bien évidemment compte que cette distinction, théorisée au 19ème siècle, nécessite de considérables aggiornamenti, consistant notamment à baser le réalisme politique (défini par Marx, Engels et Lénine comme « matérialisme ») non plus sur la physique newtonienne des débuts du 19ème siècle mais sur la physique postérieure à la découverte du deuxième principe de la thermodynamique, lequel constate qu’il peut y avoir entropie générale, donc entropie du système, que ce système soit celui en place, devenu tyrannique et posé comme « bourgeois » par les marxistes ou celui mis en place par les révolutionnaires eux-mêmes (comme l’a prouvé le figement de l’Union Soviétique) ou par les néolibéraux depuis 1979 (comme le prouve le ressac général des sociétés occidentales depuis la crise de 2008).

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Le fait physique de l’entropie, et la présence potentielle d’entropie dans les systèmes politiques, qui sont des systèmes vivants donc variables en toutes directions possibles, contredit la vision linéaire/vectorielle de l’histoire propre aux sociétés libérales du 19ème siècle, vision dont les militants et révolutionnaires marxistes ne s’étaient pas défait et reprenaient mordicus à leur compte).

A l’idée d’entropie de la physique de Heisenberg, s’ajoutent

1) celle du physicien Ernst Mach, théorisant l’émergence possible, à tous moments, de nouvelles probabilités (avec des résultats hétérogènes et non entièrement prévisibles) pouvant bousculer la linéarité imaginaire, judéo-chrétienne et gnostique de l’histoire, propre du mental des bourgeois et des simplistes à la sauce marxiste-léniniste et

2) celles du révolutionnaire russe Alexandre Bogdanov qui se moquait de la divinisation marxiste-léniniste de la « Matière » (mais vue sous le seul angle de la physique newtonienne) et qui prévoyait que cette hyper-simplification philosophique allait conduire la future Russie soviétisée à la sclérose.

Materialisme-et-empiriocriticisme.jpgLénine dans Matérialisme et empiriocriticisme s’insurgeait avec une véhémence de prêtre aigri contre Mach et Bogdanov, auxquels l’avenir donnera raison. Un « socialisme scientifique », aujourd’hui, ou, plus exactement, une « alternative politique scientifique », doit fusionner 1) la sévérité de Marx et d’Engels à l’égard des « utopismes » socialisants et anarchisants ne conduisant qu’à des fantaisies infécondes et 2) le regard de Mach et de Bogdanov sur la non-linéarité uni-vectorielle du temps, sur l’émergence toujours possible d’imprévisibilités, de probabilités non captables à l’avance, de ressac, d’entropie (même au sein de notre propre réseau associatif).  

Un processus révolutionnaire sérieux, mis en branle par des associations métapolitiques dans un temps premier, ne peut se contenter d’utopies infécondes, de coteries de hippies, de communautés gendéristes multipliant à l’infini les catégories sociétalo-sexuelles comme si nos sociétés complexes pouvaient équivaloir à des phalanstères fouriéristes postmodernes, etc. Mais ne doit pas davantage répéter, par dévotion irrationnelle et risible, les rigidités du discours léniniste, dérivées de sa divinisation d’une « Matière » perçue uniquement comme inerte, sans entropie potentielle, ne recelant aucune probabilité imprévisible : le réel est vivant, la vie rencontre des imprévus, elle peut se révéler tragique donc le « révolutionnaire politico-scientifique » à l’ère postmoderne, qui est la nôtre, doit intégrer la possibilité de tels risques dans l’élaboration de ses stratégies, risques pouvant survenir dans les périodes triviales comme dans les périodes tragiques que traverse sa communauté politique, sa Cité. Son modèle est le « Spoudaïos » d’Aristote, dont la pensée est souple, tout à la fois raisonnable et intuitive et dont le mode de vie est ascétique.

Le « révolutionnaire politico-scientifique de l’ère postmoderne » doit donc se doter en permanence d’un savoir clair sur les rapports sociaux qui innervent sa Cité afin de poser les analyses adéquates et, partant, de suggérer les mesures nécessaires. Dans le cadres de nos sociétés européennes en pleine déliquescence aujourd’hui, cela signifie poser une analyse claire des effets délétères du néo-libéralisme, idéologie dominante en Occident depuis l’avènement de Thatcher au pouvoir au Royaume-Uni en 1979.

Les associations diverses, auxquels ces « révolutionnaires politico-scientifiques » adhèreront, doivent favoriser des analyses généalogiques/archéologiques du phénomène néolibéral, assorties d’analyses, tout aussi claires, de la pénétration, dans le tissu social, des « nuisances idéologiques » (Raymond Ruyer) diffusées par la puissance hégémonique en place, qui est ennemi principal et non pas « alliée et protectrice » (comme le croient les « belles âmes »).

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Deux ouvrages récents sont intéressants à ce titre et mériteraient d’être lus, commentés et complétés :

1) celui de l’Allemand Frank Bösch sur les phénomènes injectés dans nos sociétés occidentales (et devenues « occidentalistes » mais à notre corps défendant) à partir, justement, de l’année 1979: néolibéralisme (arrivée de Thatcher au pouvoir à Londres), retour du religieux et manipulation du radicalisme islamiste (retour de Khomeiny à Téhéran), puis exploitation du radicalisme islamiste sunnite contre les Soviétiques en Afghanistan, avènement du filon idéologique écologiste (avec l’explosion hypothétique de la centrale nucléaire de Three Miles Island aux Etats-Unis puis l’émergence du mouvement vert en Allemagne, avec élimination immédiate des écologistes traditionalistes au sein même du mouvement et amorce du démantèlement total de l’indépendance énergétique du pays via le virulent mouvement hostile aux centrales nucléaires), phénomène des boat people en tant que première manifestation de mouvements migratoires provoqués et contrôlés, culminant aujourd’hui avec ce que Renaud Camus appelle le « grand remplacement ».

Aucun des phénomènes problématiques activés en 1979 n’a trouvé de solution aujourd’hui en 2023: le néolibéralisme a complètement disloqué nos sociétés, étapes après étapes, avec des acteurs chaque fois différents mais obéissant à une programme fixé à l’avance depuis les premières réunions du Club de Rome en 1975; le néolibéralisme a donné le pouvoir aux secteurs financiers et bancaires, d’où une prépondérance absolue de BlackRock et des GAFAM sur l’ensemble du Gros-Occident (selon l'expression de Guillaume Faye) ou de l’américanosphère.

Le fondamentalisme islamique, en ses diverses moutures (salafistes, wahhabites, fréristes, etc.) demeure une constante en dépit de ses ressacs en Syrie, en Egypte, en Irak et au Sinkiang, où le nationalisme militaire arabe a réagi comme il se devait de réagir et où le pouvoir chinois n’a pas été dupe.

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Ce fondamentalisme peut toujours être réactivé, notamment pour mettre le feu aux banlieues et quartiers chauds des villes européennes, de Malmö à Barcelone et de Nantes à Berlin.

L’écologisme a atteint ses objectifs réels en Allemagne aujourd’hui puisque le pays, s’il ne rétablit pas, en des délais très rapides, son indépendance énergétique complète (avec le gaz russe et les combustibles nucléaires russes et kazakhs), risque l’implosion totale et définitive, entraînant tout le reste de l’Europe dans la catastrophe, en dépit du fait que cela réjouira certains souverainistes à Paris ou à Varsovie.

L’exploitation des migrations forcées, suite à des guerres déclenchées par les Etats-Unis, a connu une ampleur démesurée depuis l’affaire des boat people qui avait réconcilié, comme par hasard, le libéral Raymond Aron et le pitre existentialiste Jean-Paul Sartre, avec la bénédiction d’André Glucksmann (une mise en scène médiatique ?). Avec Merkel, cette dérive atteindra son paroxysme à partir de 2015, non seulement en Allemagne mais dans toute l’Europe. Le pouvoir néolibéral trouve dans ce flux humain hétéroclite de la main-d’œuvre bon marché pour les « boulots de merde », les bullshit jobs, et pour enclencher un processus de diminution générale des salaires réels.

Les écologistes, se parant de toutes les vertus morales, appuient le phénomène, détruisant cette fois non plus l’industrie mais l’ensemble du tissu social et faisant du même coup imploser les structures de la sécurité sociale (qui avaient été exemplaires en Allemagne), ce qui n’est pas pour déplaire aux néolibéraux.

Une analyse « politico-scientifique » de notre réalité politique actuelle postule donc de connaître, de vulgariser et de diffuser une généalogie des nuisances idéologiques au pouvoir: de forger un récit alternatif, visant à ruiner le récit dominant, néolibéralo-écologico-immigrationniste, né en 1979 et expliquant certaines convergences comme, par exemple, le binôme jacassant et médiatisé formé par le thatchérien flamand Guy Verhofstadt et le festiviste permissif Daniel Cohn-Bendit, avatar du mai 68 parisien et ponte des Verts allemands et français.

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Ce duo montre bien qu’il y a convergence entre néolibéralisme et écologisme, entre néolibéralisme et festivisme. Et que cette convergence n’est pas forcément récente mais est inscrite de longue date à l’ordre du jour, depuis la programmation initiale.  

Le deuxième ouvrage à relire et à méditer est celui de Christophe Guilluy, intitulé No Society. Le titre de ce travail précis, très utile pour l’articulation de nos « bonnes oeuvres », est tiré d’une phrase lapidaire de Thatcher: « There is no society ». La Dame de fer entendait par là qu’il n’y avait que des « individus », appelés à se tirer d’affaire ou à crever s’ils n’y parvenaient pas. Mais au-delà de ce simple plaidoyer extrêmement succinct, en faveur d’un individualisme absolu, se profilait une volonté maniaque et féroce de déconstruire, détricoter et annihiler les ressorts de toutes les sociétés occidentales d’abord, de toutes les sociétés de la planète ensuite.

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L’horreur est quasi parachevée de nos jours : Macron, bombardé du titre de « Thatcher français », réalise le vœu de la Dame de fer, moins d’une dizaine d’années après son passage de vie à trépas. Ce parachèvement macronien s’accompagne d’une « radicalité sociétale » inouïe, que Thatcher ne pouvait pas articuler en tant que cheffesse d’un parti dit « conservateur ». Les délires sociétaux et gendéristes délitent les sociétés avec davantage d’efficacité que les discours de l’ex-première ministre britannique.

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L’utopisme d’aujourd’hui a refoulé toute analyse (scientifique), à la différence que cet utopisme-là ne se dit plus « socialiste » mais découle d’un cocktail où se mêlent néolibéralisme, écologisme diffus, gendérisme, festivisme, postmodernisme, etc. Pour Guilluy, c’est le monde d’en haut, celui des élites (néolibérales en l’occurrence), qui a abandonné l’idée aristotélicienne, classique, hellénique et romaine de « Bien commun », plongeant les pays de l’américanosphère, y compris les Etats-Unis, dans un chaos où tout est perçu comme relatif, transformable à souhait en dépit du donné naturel et où tous les acquis de civilisation sont dénoncés comme contraires à un moralisme sans limites. Il n’y a pas seulement « dissociété » (Marcel Decorte), il y a « a-société » (« There is no society »). Avec Thatcher, ce fut tout le tissu social, toutes les communities, de la classe ouvrière britannique qui implosa et disparut.

Les ravages ne se limitent plus à la seule classe ouvrière du monde industriel né au 19ème siècle. Ils s’étendent désormais à toutes les catégories sociales que l’on range habituellement sous l’appellation vague de « classe moyenne » : le recul est palpable partout. Rien de bien précis, en matière de contestation et de rejet de ce fatras destructeur, ne s’annonce cependant à l’horizon : Guilluy est toutefois optimiste et imagine qu’un soft power des classes populaires finira par contraindre les « classes d’en haut », le « monde d’en haut », comme il les désigne, à accepter les desiderata du peuple ou à disparaître. Il est évident que cela ne se fera pas facilement. Et que la vigilance métapolitique et politique demeure de mise, plus que jamais.

Le délitement de nos sociétés progresse donc partout. Le premier acte révolutionnaire, pour ne pas rester au stade des simples révoltes, est de déconstruire systématiquement les narratifs de l’hegemon et de son soft power, et de combattre sans merci par textes, discours et vidéos les idées véhiculées par les suppôts intérieurs de l’hegemon qui entretiennent les symptômes et les maux du déclin.

Une analyse claire de la situation macro-économique, en laquelle se débat l’UE aujourd’hui, est nécessaire pour déployer dans la plus évidente des concrétudes un discours challengeur : le puissant complexe soft-powerien qui a fusionné écologisme, néolibéralisme, festivisme et gendérisme (j’en passe et des meilleurs) a plongé nos pays dans une dangereuse précarité: l’énergie bon marché a disparu, ce qui correspond à la volonté bien arrêtée de l’hegemon de couler ses alliés qui sont ses principaux concurrents et cette énergie bon marché n’est pas seulement le gaz russe mais aussi les combustibles nucléaires kazakhs et russes.

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Les Verts allemands, avec Annalena Baerbock et Robert Habeck, appuient les positions américaines, ruinant à l’avance le pays pour de nombreuses décennies: ces faits ont une histoire, celle du déploiement de ces nuisances idéologiques dans nos sociétés depuis plus de quatre décennies, si bien que nous vivons actuellement sous un régime « anarcho-tyrannique »: Hegel voyait la tyrannie comme « thèse » et l’anarchie comme « antithèse », auxquelles il fallait opposer une synthèse reposant sur la justice (par exemple le justicialisme des Argentins de Péron) et la « liberté ordonnée » (l’ordo-libéralisme allemand opposé au libéralisme outrancier des écoles anglo-saxonnes). Aujourd’hui, la situation est différente : la tyrannie et l’anarchie ont fait cause commune contre la « synthèse » d’ordre et de justice en gestation, cette gestation qu’appelle Guilluy de ses vœux, qu’il croit déceler dans les soubresauts que connait la société française contemporaine. Il faut parler de ces sujets. Inlassablement. Ceux qui ne le font pas, ou pas assez, ou vaticinent sur des sujets sans importance, sont ce que Hegel appelait de « belles âmes ». La « belle âme » a peur, non seulement de s’engager, mais aussi de dire les choses sans détours. Elle se caractérise par une « faiblesse face au réel ».

Le résultat du travail de généalogie de la gabegie qui nous a conduit à l’anarcho-tyrannie actuelle permet de repérer nos ennemis et les agents d’influence de l’hegemon (Verts, Young Global Leaders, ONG stipendiées par Soros, etc.). L’ennemi est ainsi désigné, comme le préconisaient Carl Schmitt et Julien Freund. A nous de forger et de répandre un vocabulaire dépréciatif et dénigrant pour le dépeindre, qu’il s’agira de marteler sans relâche. Dans ce cadre offensif, l’ennemi qui me nie et veut ma disparition est bien présent, contrairement aux cénacles de « belles âmes » qui veulent « dialoguer » ou « débattre » avec tous et n’importe qui pour faire dans le n’importe-quoi qui ne débouchera que sur le rien.

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Les bases doctrinales, tirées d’Aristote, des traditions romaines (tacitistes disent les penseurs espagnols), de la révolution conservatrice, de Carl Schmitt, des écoles italiennes (Pareto, Mosca), des non-conformistes des années 30, doivent être affinées, rendues limpides, pour préparer, chaque jour que les dieux font, les coups de bélier qui renverseront l’anarcho-tyrannie. En marge de cette offensive, qui nous distinguent des « belles âmes » végétatives et vaticinantes, il s’agit de proposer un renouveau politique équilibré et alternatif, reposant sur l’idéal grec voire sur les idéaux oubliés, énoncés dans La Citadelle d’Antoine de Saint-Exupéry. 

Les propositions de renouveau politique doivent respecter les structures de la société, héritées de l’histoire, développer, à rebours du « There is no society » de Thatcher un idéal communautaire à la fois naturel, rural et traditionnel en dehors des métropoles (p. ex. dans la France périphérique selon Guilluy) et urbain, syndical, professionnel dans les villes et les centres industriels, étant donné que la troisième fonction des sociétés traditionnelles s’est considérablement amplifiée et diversifiée passant des quarante métiers du Bruxelles d’Ancien régime à l’infinité des métiers et fonctions productives actuelles, métiers et fonctions qui ont un impact sur la solidification de la Cité (comme le percevaient et Clausewitz et Saint-Exupéry). Les modèles argentins, théorisés à l’ère du péronisme, notamment par Jacques de Mahieu (qui ne s’est pas simplement occupé de très hypothétiques Scandinaves égarés sur le continent américain) poursuivis avec opiniâtreté et acribie par notre ami le Prof. Alberto Buela, méritent le détour en ce domaine et nous y reviendrons.

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Ces modèles argentins et la tradition aristotélicienne (Yvan Blot !) postulent une organisation socio-économique efficace à l’instar de ce que réclamait le Tat Kreis allemand sous la République de Weimar et dont les avatars ont gardé toute leur pertinence au moment du miracle économique des années 60. Ce sont là des modèles qui sont en prise sur le réel et non en marge de la société, auquel cas nous aurions affaire à un « communautarisme utopique », parallèle au « communautarisme multiculturel » de l’idéologie dominante, un « communautarisme utopique » qui mériterait de notre part autant de sarcasmes que Marx et Engels en adressaient au « socialisme utopique ».

Le déploiement d’un tel combat métapolitique et la volonté de redonner à nos peuples un « idéal communautaire » se heurtent toutefois à des handicaps qui n’existaient pas auparavant ou qui existaient mais dans une moindre mesure. Nos sociétés sont de fait bien plus disloquées que ne l’était le monde ouvrier du temps de Marx. Effet du « There is no society » dénoncé par Guilluy. L’absence depuis plus de trente ans du service militaire, apprentissage du vivre-ensemble inter-classes, et la disparition progressive du scoutisme à grande échelle, a abimé la gent masculine, l’a déboussolée et l’a rendue incapable d’organiser une révolte pour ne pas parler de révolution: il suffit de voir l’attitude des manifestants face aux forces du désordre macronien en France et celle des Serbes du Kosovo face aux soldats italiens et hongrois de l’OTAN, début juin 2023. Nous vivons, nous dit Eric Sadin, à l’ère de l’individu-tyran : cet être sans substantialité qui agence, trie, change les faits, auxquels il se heurte, et ses modes de vie au gré de ses humeurs et de ses contrariétés. De telles personnalités sont versatiles, incapables de constance et de durée, créatures faites pour vivre dans la « post-vérité ».

La société actuelle est marquée par un mauvais usage des réseaux sociaux: nos contemporains, même jeunes, restent chez eux, devant leurs écrans, alors que cette attitude est à peine bonne pour les vieux comme moi. L’attitude ancienne d’aller au bistrot pour taper la carte, vider des chopes mais aussi commenter l’actualité sociale, économique et politique était plus constructive. Mais il faut vivre selon son temps. Préparer la révolution, c’est maximiser l’usage que l’on peut faire des techniques en place, même si elles nous font horreur et même si on constate qu’elles assèchent d’essentielles vertus (au sens romain du terme). Telle est d’ailleurs la leçon d’Ernst Jünger dans les Orages d’acier, dans ses réflexions sur la technicisation de la guerre et dans Le Travailleur.  Les techniques informatiques, les autoroutes de l’information tant vantées à la fin des années 90, nous permettent, pour le moment, de diffuser une idéologie alternative en opposition radicale à l’idéologie dominante et au politiquement correct, en fait, de remplacer la presse aux ordres financée par le tout-économique.

L’honnête homme sceptique (complotiste ?), qui se cultivait jadis en lisant la presse de son choix, chaque jour, et la commentait avec ses amis, doit se muer en un honnête homme sceptique-complotiste de l’ère post-véridique qui se doit d’ingurgiter au moins quatre articles alternatifs par jour, selon ses centres d’intérêt et de les partager selon les divers modes offerts sur la grande toile. Il faut bel et bien partager et non pas cliquer « J’aime » comme l’immense majorité des zombis postmodernes. Le partage communautaire doit parier sur la viralité, amorce d’un pôle de rétivité qui transformera le sentiment de révolte, les révoltes, en courant prérévolutionnaire, antichambre d’une révolution qui laissera en plan les belles âmes, éliminera l’ennemi (en toutes ses variantes installées en nos sociétés depuis l’année fatidique de 1979). Cette révolution n’aura plus rien d’utopique.

Robert Steuckers, Forest-Flotzenberg, juin 2023.    

 

vendredi, 27 septembre 2024

Droite et gauche ? La véritable distinction politique de notre époque se situe entre le nihilisme vitaliste et le sens de la finitude humaine

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Droite et gauche? La véritable distinction politique de notre époque se situe entre le nihilisme vitaliste et le sens de la finitude humaine

par Riccardo Paccosi

Source : Riccardo Paccosi & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/destra-e-sinistra-la-vera-distinzione-politica-del-nostro-tempo-e-quella-tra-nichilismo-vitalista-e-senso-della-finitezza-umana

Ces derniers jours, j'ai participé à des discussions en ligne avec des amis et des contacts d'une certaine profondeur culturelle qui critiquaient le désir répandu de dépasser la dyade catégorielle droite-gauche.

Les arguments variaient, mais celui qui revenait le plus souvent était que tant qu'il y aura un point de vue orienté vers l'universalité des droits sociaux par opposition à un point de vue niant la nécessité d'une protection sociale, la distinction entre la gauche et la droite persistera.

Cependant, comme je l'ai déjà soutenu à plusieurs reprises, l'opposition susmentionnée concerne la gauche des 19ème et 20ème siècles, c'est-à-dire la gauche fondée sur la lutte des classes ou, du moins, sur l'héritage de cette dernière.

L'émancipation ouvrière et prolétarienne n'est cependant pas l'objectif autour duquel la gauche est née historiquement. L'avènement du mot « gauche » coïncide en effet avec un processus révolutionnaire ayant pour principe constitutif l'idée que « les droits de la liberté, de la propriété, de la sûreté et de la résistance à l'oppression doivent être garantis à tous les citoyens » (Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, France, 1789). Dans ce contexte, le concept d'égalité existe, certes, mais il concerne le statut juridique et la citoyenneté, et non l'économie politique.

De plus, ce processus révolutionnaire est issu d'une base philosophique des Lumières quelque peu hostile au passé et l'exprime par un désir de tabula rasa, un redémarrage palingénésique du temps historique à partir de zéro.

Après les contingences de l'alliance entre la bourgeoisie progressiste et la classe prolétarienne, après la phase d'industrialisation et le compromis fordiste entre les classes sociales - selon divers penseurs d'aujourd'hui, dont Jean-Claude Michéa - la gauche de ce nouveau siècle n'a pas « viré à droite » mais est revenue à ses origines des Lumières.

A l'appui de cette thèse, que je partage, je pose la question suivante aux détracteurs du concept de dépassement gauche-droite :

Il y a deux ans, le gouvernement espagnol a fait passer la philosophie d'une matière obligatoire à une matière optionnelle dans les lycées, affirmant également vouloir surmonter l'académisme et donner plus d'espace à l'éco-féminisme, aux droits des LGBT, etc.

Honnêtement, je ne vois rien en elle qui puisse être spécifiquement qualifié de « droite ». Au contraire, j'y vois ce mépris du passé et ce désir de tabula rasa qui caractérisaient la gauche à ses origines, ces mêmes « destins et progressions magnifiques » dont se moquait déjà Giacomo Leopardi il y a deux cents ans.

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Un autre aspect doit être pris en compte : la vision progressiste du temps historique est en elle-même vitaliste. C'est - pour le dire cette fois de droite avec Marinetti - une locomotive qui fonce vers un accident. Bref, quelque chose qui n'a pas besoin de protection sociale.

Aujourd'hui, alors que l'homme s'immerge dans la numérisation, le sens de l'éphémère, de la fragilité et de la finitude de la vie humaine, il est étouffé par le bourdonnement perpétuel et immortel des machines.

Et la politique s'adapte : qu'il s'agisse du néo-modernisme visant à effacer le passé, posture promue par la gauche, ou de la perspective néo-barbare de la droite selon laquelle la liberté consiste pour chacun à acheter un fusil automatique à l'emporium d'à côté et à aller tirer dans une école, tout est impulsion vitaliste aveugle et frénétique, tout est suppression de la fragilité.

Et nous en arrivons à la question mentionnée au début, celle des droits sociaux et de la protection sociale.

Pour que des réglementations telles que l'aide au revenu pour les chômeurs et les employés à temps partiel, les pensions et les soins de santé gratuits soient considérées comme légitimes, il faut que se généralise une vision de l'existence axée sur l'impératif de soigner, de protéger et de préserver.

(Et à ce stade, une deuxième question peut se poser : soigner, protéger et préserver sont-ils des principes de droite ou de gauche ?)

En bref, il faut une idée de l'homme qui revienne au centre de sa réalité mortelle, une idée qui sache tirer précisément de cet aspect déchu et malheureux, comme le dit Simone Weil, le sens de la fraternité et de la communion.

Mais tout cela signifie qu'il faut combattre les deux paradigmes de droite et de gauche, obtusément vitalistes et farouchement nihilistes, comme des ennemis de la vie et de l'amour entre les êtres humains.

mercredi, 28 août 2024

Démocratie, égalité, oligarchies. Un débat toujours ouvert

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Démocratie, égalité, oligarchies. Un débat toujours ouvert

par Emiliano Calemma

Source: https://www.destra.it/home/democrazia-uguaglianza-oligarchie-un-dibattito-sempre-aperto/

Il y a deux éléments perturbateurs dans notre conception de la vie et de la société : une fausse notion de l'égalité humaine et une foi mal placée dans la doctrine de la démocratie. Que tous les hommes soient égaux est une affirmation à laquelle, à toutes les époques de notre histoire sauf aujourd'hui, aucun être humain sain d'esprit n'a jamais souscrit. Dans cette affirmation forte mais chargée de sens, je me trouve en parfait accord avec le célèbre écrivain Aldous Huxley.

Partout sur notre planète, les gens sont différents: compétences, intérêts, intelligence, caractère, apparence physique. Tout le monde le reconnaît, mais de même, ces derniers temps, dans l'histoire de l'humanité, le pouvoir en place insiste sur l'égalité essentielle et inhérente des êtres humains. En citant à nouveau Huxley, les hommes politiques et les philosophes ont souvent parlé de l'égalité humaine comme s'il s'agissait d'une idée nécessaire et inéluctable, une idée à laquelle les êtres humains doivent croire, tout comme ils doivent, de par la nature même de leur constitution physique et mentale, croire à des notions telles que le poids, la chaleur et la lumière. L'homme est par nature libre, égal et indépendant, affirme le dirigeant d'aujourd'hui, avec l'assurance tranquille de celui qui sait qu'il ne peut être contredit. Et il en est ainsi. Il n'y a plus de contradiction.

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Si l'on analyse la question d'un point de vue chrétien, le concept de fraternité n'implique pas un concept d'égalité, pas plus que le fait que nous soyons tous égaux devant Dieu n'implique que les hommes soient égaux les uns aux autres. La science, l'anthropologie, la philosophie, la religion et le bon sens aboutissent tous à la même conclusion : l'égalité des hommes est une erreur et toute idéologie politique fondée sur ce concept est vouée à l'échec.

Regardons les choses en face: le concept d'égalité est en fin de compte destructeur parce qu'il déclare, non seulement que personne n'est pire que personne, mais surtout que personne n'est meilleur que personne. Personne ne peut donc être meilleur. L'amélioration et le dépassement de soi deviennent impossibles si nous sommes tous égaux. Quoi que vous fassiez, vous serez toujours et uniquement l'égal du pire des hommes. Cette doctrine n'est pas seulement fausse, elle est tout à fait méprisable et destructrice. Elle empêche d'atteindre des objectifs plus élevés. Elle signifie la mort de l'humanité. Là où l'on ne s'élève pas, on descend irrémédiablement. Et c'est la société dans laquelle nous vivons aujourd'hui.

Le soutien à la démocratie moderne est en fait plus un système de croyance, voire une foi, qu'une chose fondée sur l'histoire, la raison et la philosophie. La démocratie nous est inculquée comme une vertu incontestable, à défendre à tout prix et à répandre dans le monde entier, même par les armes (comprenez-vous à quel point vous êtes à côté de la plaque?). Il s'agit d'une erreur politique fondamentale, basée sur une conception erronée et néfaste de l'égalité humaine, qui doit être surmontée si nous voulons survivre à long terme.

Platon affirmait que la vie de l'homme démocratique n'a ni loi ni ordre; mais l'homme démocratique appelle cette existence distraite: joie, félicité et liberté; et ainsi de suite... et tout n'est qu'égalité... Sa précieuse liberté, compte tenu de la licence débridée et du manque de discipline, se transforme en une quête insensée et confuse du plaisir.

La démocratie est glamour, désordonnée et scintillante. En fin de compte, ce sont toujours les plus riches qui gouvernent. La grande majorité de la population mondiale se berce d'un bien-être sans valeur réelle ou cherche à ressembler à son voisin le plus riche, celui qui mène une vie de fête, jamais le plus intelligent ni le plus vertueux.

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Et c'est précisément le mythe de l'égalité à tout prix qui continuera à niveler ce système par le bas. Au lieu d'être des frères et de s'entraider pour le bien de la collectivité, de choisir les plus valeureux d'entre nous pour diriger les sociétés, nous optons pour la solution de facilité: toi aussi tu ne seras jamais personne, parce que moi je ne vaux rien. Comprenez-vous quelle profonde et triste inhumanité sous-tend notre raisonnement ?

Aristote lui-même qualifiait la démocratie de pire système possible. Mais Platon, Aristote et même Huxley ne seront jamais des témoins pour une multinationale.

jeudi, 22 août 2024

Martin Sellner : Regime Change de droite. Une esquisse stratégique

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Recension

Martin Sellner : Regime Change de droite. Une esquisse stratégique

L'été dernier, l'activiste Martin Sellner a publié un ouvrage intitulé Regime Change von rechts, dans lequel il présente et explique différentes stratégies. Une tentative qui vaut la peine d'être lue, comme l'explique Simon Dettmann dans son compte-rendu détaillé pour la revue Freilich.

par Simon Dettmann

Source: https://www.freilich-magazin.com/kultur/rezension-martin-sellner-regime-change-von-rechts-eine-strategische-skizze

41O9Sj26YdL._AC_SY580_.jpgRegime Change von rechts, la publication la plus complète à ce jour de l'activiste politique autrichien Martin Sellner, visage et maître à penser des Identitaires dans l'espace germanophone, constitue véritablement un "grand coup". Tout d'abord parce que l'ouvrage répond effectivement à l'ambition qu'il s'est fixée, celle d'ordonner, de systématiser et d'élever à un niveau théorique supérieur les débats sur la stratégie et la tactique menés dans les milieux dits de la "nouvelle droite". Le livre de Sellner est une tentative d'unifier l'ensemble des milieux de la nouvelle droite, qu'il assimile au camp de la droite, autour d'une stratégie visant à atteindre l'objectif principal commun, à savoir assurer la pérennité du peuple allemand. L'auteur, avec sa pensée formée par Gramsci, Althusser et Gene Sharp et son regard souvent sociologique et psychologique sur les processus politiques, a de nombreux arguments en sa faveur. Mais sa façon de tourner en rond autour du problème de la démographie, qui tend à devenir monomaniaque, pourrait avoir un effet négatif à long terme sur la droite intellectuelle et politique.

Tbilissi, 7 mars 2023. Pour la deuxième nuit consécutive, des milliers de personnes patientent sur la grande place près du Parlement géorgien. Mais contrairement à hier, les forces de l'ordre ne se contentent plus d'observer avec apathie. Cette fois, la police utilise des canons à eau et des gaz lacrymogènes contre les manifestants. La foule se disperse rapidement, donnant lieu à des scènes que les journalistes qualifient généralement de "tumultueuses". Alors que presque tous les manifestants s'écartent ou se réfugient dans les rues latérales, une femme d'âge moyen court dans la direction opposée - tout droit vers les canons à eau. Elle tient dans ses mains un énorme drapeau européen qu'elle agite frénétiquement. Les canons à eau commencent immédiatement à la viser, mais cela ne semble pas l'impressionner.

Des manifestants se précipitent vers elle et tentent de la protéger des jets d'eau. Trempé et entouré de gens, elle se tient au milieu de l'une des plus grandes places de la capitale et brandit le drapeau bleu foncé avec les étoiles jaunes vers le ciel nocturne. Il en résulte pendant quelques secondes une scène d'une grande puissance iconique et d'une grande force symbolique. Il en résulte une image dont les éléments de base font partie intégrante d'une iconographie de la révolution et font partie de la mémoire collective des Européens - comme le confirmeront tous ceux qui ont déjà vu "La liberté guidant le peuple" de Delacroix ou une représentation des combats sur les barricades pendant la révolution de mars 1848. Le drapeau de l'UE, quant à lui, fait référence à la forme concrète de bouleversement social que les manifestants ont en tête: une révolution de couleur.

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Des révolutions colorées avec l'argent des autres

Les manifestations de masse sont motivées par le projet du gouvernement géorgien d'adopter une loi qui obligerait les ONG et les médias financés à plus de 20% par l'étranger à se désigner eux-mêmes comme "agents étrangers".

Une telle loi contrecarrerait la stratégie des agents étrangers, des groupes de médias et des think tanks occidentaux visant à influencer l'opinion publique en Géorgie et à faire basculer le pays dans le camp des libéraux pro-occidentaux; la dite loi entraverait donc l'intégration de la Géorgie dans le bloc de puissance occidental, du moins à moyen terme. Mais rien n'y fait. Deux jours plus tard, le 9 mars, la pression est trop forte et le gouvernement est contraint d'abroger cette loi mal acceptée.

Le mouvement de protestation, qui semble être parti de rien, n'a certes pas atteint son objectif principal, qui était de contraindre le parti au pouvoir "Rêve géorgien", qui mène une politique étrangère multisectorielle, à démissionner et à être remplacé par une alliance de partis extrêmement pro-occidentaux lors de nouvelles élections, mais il a atteint son objectif intermédiaire, annoncé publiquement et fortement mobilisateur, en quelques jours seulement.

Voilà pour la pratique concrète du changement de régime et de la révolution de couleur.

Un livre paru au bon moment

Mais ne serait-il pas possible d'adopter les stratégies, les tactiques, les formes d'organisation et de protestation d'une révolution de couleur et de les mettre en œuvre en Allemagne, en Autriche ou en Suisse ? En d'autres termes, une révolution culturelle et de couleur étiquetée "de droite", c'est-à-dire réclamant la fin de l'hégémonie discursive des idées libérales de gauche et leur remplacement par des idées conservatrices et nationalistes, associée à un changement de gouvernement, pourrait-elle avoir du succès dans l'espace germanophone ? Même s'il préfère écrire Social Change et Regime Change : Martin Sellner, on peut l'affirmer avec certitude après la lecture de son livre, en est profondément convaincu. C'est pourquoi Regime Change von rechts traite aussi de la possibilité d'une révolution de couleur, des chemins tortueux qui y mènent, de ses conditions sociales préalables, de sa théorie et de la théorie de sa pratique. C'est un livre étonnamment optimiste, qui ne cherche pas à démoraliser mais à motiver l'action, tout en invitant sans cesse le lecteur à réfléchir à ses propres actions d'un point de vue stratégique et moral.

51K9WVrXcuL.jpgMais c'est surtout un livre nécessaire, car il corrige des hypothèses théoriques erronées encore largement répandues dans le camp de la droite, souligne les impasses stratégiques et démystifie les mythes. Par exemple, Sellner explique de manière convaincante pourquoi beaucoup (d'activisme de droite) ne sert pas toujours à grand-chose, pourquoi croire que l'on peut convaincre l'adversaire de sa propre vision du monde par une argumentation rationnelle et ainsi amorcer ce qu'il appelle un tournant spirituel est politiquement naïf et part de présupposés anthropologiques erronés ou pourquoi, à l'inverse, se concentrer uniquement sur les valeurs esthétiques et les questions de style de vie personnel mène à une impasse politique. À une époque où les milieux dits de "nouvelle droite" sont trop souvent caractérisés par l'oscillation de jeunes idéalistes entre le besoin activiste de faire quelque chose tout de suite d'une part, et le défaitisme mélancolique d'autre part - c'est-à-dire, en termes mémétiques, le dualisme de "It's over !" et "We're so back !" -, il est malheureusement (pédagogiquement) nécessaire de rappeler de telles évidences.

Oui, Regime Change von rechts, livre pédagogique et morigénateur, est souvent redondant et didactique dans son écriture et sa construction, comme nous l'avons déjà souligné de manière critique. Cependant, cela est dû au fait que l'ouvrage s'adresse principalement à l'intérieur, c'est-à-dire aux mouvements et aux partis. Ainsi, les caractéristiques mentionnées ne renvoient pas à des déficits de Sellner, mais indirectement à des déficits (intellectuels) chez de nombreux acteurs de la droite.

Le peuple est au centre des préoccupations

Le cœur théorique de l'ouvrage est constitué par la définition de l'objectif principal de la droite, l'analyse du système politique ou social dans lequel la droite doit nécessairement opérer et l'évaluation des différentes stratégies concurrentes pour atteindre l'objectif principal, l'accent étant clairement mis sur l'analyse des stratégies. La définition de cet objectif principal tient en quelques pages. Et ce, à juste titre. Heureusement, il n'y a guère de désaccord au sein du dit camp sur cette question. Pour Sellner, l'objectif principal de la droite est de préserver l'identité ethnoculturelle - une formulation qui peut être identifiée sans hésitation à la garantie de la pérennité du peuple allemand. Des explications et des justifications complexes sont ici totalement inutiles; l'intérêt pour sa propre pérennité (collective) est naturel, évident et immédiatement compréhensible pour tous.

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Et d'ailleurs, ce fait est aussi la cause principale de la négation de l'existence du peuple allemand par la classe dirigeante. Car les acteurs décisifs de cette classe dirigeante sont certainement conscients qu'en admettant ce fait, ils s'engageraient sur une "pente glissante", au bas de laquelle se trouverait leur perte de pouvoir. Il est donc impossible pour la classe dirigeante de céder le moindre terrain dans la lutte pour une interprétation universelle du concept de peuple. Elle se retrancherait ainsi dans une position qu'elle a déjà reconnue comme intenable à long terme. En laissant le concept de peuple s'effacer devant celui d'identité, Sellner gâche à la légère le potentiel subversif inhérent à ce concept.

Après avoir clarifié le véritable objectif, à savoir l'autosuffisance ou l'accumulation du pouvoir politique pour l'assurer, l'auteur passe à l'explication de la relation entre certains concepts. Quelle est la relation entre l'objectif principal et les objectifs intermédiaires ? Quelle est la différence entre stratégie et tactique ? Les passages d'analyse conceptuelle de ce type, que l'on retrouve à plusieurs reprises dans le livre, peuvent être considérés comme ennuyeux et techniques par certains lecteurs, mais ils sont éminemment importants - et Sellner les expose avec la précision sobre d'un général qui présente son plan de bataille.

Avec Gramsci et Althusser contre l'élite

En revanche, la partie consacrée à l'analyse systémique est déjà bien plus vaste. Ici, Sellner est confronté au défi de dresser un tableau réaliste, mais aussi compréhensible et non hypercomplexe de l'ordre social et politique dans lequel la droite doit agir. Ce n'est pas une tâche facile dans le contexte de l'Allemagne fédérale ou de l'Autriche, car la tromperie systématique et ciblée des citoyens sur le fonctionnement réel des institutions, la dynamique interne de l'État dans ces nations n'est pas un simple sous-produit de l'ordre dominant, mais la base de son existence, et c'est justement là que trop de citoyens s'installent confortablement dans leurs représentations illusoires de l'État dans lequel ils vivent.

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Mais Sellner est ici clairement dans son élément et profite de cette partie pour introduire deux théories qui l'ont fortement marqué, lui et la Nouvelle Droite dans son ensemble : la théorie de l'hégémonie du pouvoir d'Antonio Gramsci et Les appareils idéologiques d'État de Louis Althusser. Avec ces théories, il tente d'attirer l'attention du lecteur sur la véritable base du pouvoir des classes dominantes dans les pays occidentaux, à savoir l'opinion publique ou le pouvoir de la créer, de la contrôler et de la diriger.

Pour faciliter la tâche des personnes qui ne connaissent pas le grammaticalisme juridique, il intègre la théorie dans un réseau de métaphores et de mots clés, dont certains sont même de sa propre initiative. Il y a tout d'abord la métaphore du climat d'opinion, avec laquelle il veut visualiser la production complexe de l'opinion publique et qui est tout à fait convaincante. Il illustre ensuite les changements réels et potentiels de l'opinion publique et la métaphore du couloir d'opinion avec le modèle déjà très populaire de la fenêtre d'Overton.

Tout cela est très méritoire et remplit son objectif éducatif, mais en face, il y a deux mots d'ordre qui sont malheureusement moins convaincants : le simulacre de démocratie et le totalitarisme doux.

La question cruciale de la démocratie

Le problème avec la notion de simulation de démocratie est qu'elle implique deux affirmations de base, toutes deux indiscutablement vraies, mais qui induisent néanmoins en erreur. D'une part, le fait que les dirigeants prétendent, du moins publiquement, que leur régime est démocratique et, d'autre part, le fait qu'il ne l'est pas en réalité. Sellner écrit que la démocratie n'est qu'un simulacre, parce que l'opinion publique n'est pas le produit du libre jeu des forces, mais du filtre systémique qu'il appelle le climatiseur d'opinion. Mais si une démocratie n'existe que si elle permet le libre jeu des forces, alors il n'y en a jamais eu. Sellner nourrit ici des illusions libérales et semble sur le point de ressortir de la naphtaline des phrases d'Habermas telles que le "discours sans domination" et la "contrainte sans contrainte du meilleur argument". En outre, le concept procédural de démocratie qui sous-tend toujours implicitement le discours de Sellner sur la simulation de démocratie est trompeur. Il semble vraiment croire à la possibilité d'une "vraie" démocratie au sens d'un gouvernement populaire. C'est en cela qu'il se distingue par exemple de ses adversaires libéraux de gauche, c'est-à-dire de la classe dirigeante, au sein de laquelle on défend depuis longtemps une conception substantielle de la démocratie, parfois même de manière semi-officielle.

Concrètement, cela signifie que pour les libéraux de gauche, la démocratie est devenue le mot-clé du libéralisme de gauche. Tant que les intellectuels de droite réagiront en introduisant dans le discours le mirage rousseauiste du vrai gouvernement parfait du peuple, au lieu d'élaborer à leur tour un concept substantiel de démocratie, ils contribueront à mettre la droite hors jeu. En effet, en raison de son faible degré d'organisation, de la politisation et de l'éducation souvent superficielles des individus et, surtout, de sa taille, un peuple dans son ensemble n'est pas en mesure d'exercer un quelconque pouvoir. Comme le confirme l'histoire de l'humanité, celle-ci ne peut être exercée collectivement que par de petits sous-groupes bien organisés du peuple, au sein desquels il existe un degré relativement élevé d'homogénéité idéologique et de conformité sociale et où le savoir de la domination est systématiquement accumulé. Ces sous-groupes sont les élites ou les classes dirigeantes. Elles dominent le reste du peuple, qui leur fait face en tant que "masse". Et il en sera probablement toujours ainsi. C'est pourquoi la lutte pour la vraie démocratie, dans le sens d'un gouvernement populaire, ressemble à la recherche de la mérule.

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Le courage de la cohérence politique

L'exposé de Sellner aurait gagné à faire davantage référence aux classiques de la sociologie des élites comme Vilfredo Pareto et Gaetano Mosca. Il court ainsi le risque de succomber à une illusion populiste (décrite en détail par le philosophe britannique Neema Parvini dans son livre The Populist Delusion).

Il en va de même pour l'expression "totalitarisme doux". Sellner l'utilise pour évoquer et condamner la répression de l'appareil d'État contre tout ce qui est de droite. C'est tout à son honneur, mais doit-il pour cela utiliser un terme entièrement libéral, qui a été inventé pour immuniser moralement les libéraux contre leurs critiques de gauche et de droite et qui remplit encore bien cet objectif aujourd'hui ? Est-ce vraiment une bonne idée de conforter des contemporains intellectuellement libérés dans leur tendance, typique des boomers, à rejeter l'autorité et l'ordre et à les condamner comme étant généralement totalitaires, fascistes et illégitimes, et d'introduire leur vocabulaire dans la Nouvelle Droite ? Le totalitarisme est généralement compris comme la volonté d'imposer une idéologie d'État dans tous les domaines de la vie sociale et de transformer ainsi les individus dans le sens de cette idéologie d'État. Bien sûr, l'observation que les systèmes libéraux peuvent également être totalitaires est un progrès de la connaissance par rapport à la position libérale selon laquelle le totalitarisme n'est possible que dans les systèmes non libéraux, c'est-à-dire les systèmes supposés d'extrême droite ou d'extrême gauche (Ryszard Legutko a écrit sur cette observation un livre à lire , Le démon de la démocratie!)

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Mais pourquoi s'arrêter à mi-chemin dans le processus de connaissance ? Car quelle valeur a encore la notion de totalitarisme si tout système, quelle que soit son orientation idéologique, tend à agir de manière totalitaire dans certaines situations? A long terme, la droite ne pourra pas éviter de reconnaître que dans les phénomènes qualifiés de totalitaires, l'essence du politique ne fait que se révéler à nous sous une forme particulièrement pure.

Lorsqu'un ordre étatique dérive prétendument vers le totalitarisme, l'hostilité entre deux groupes sociaux atteint simplement un niveau plus élevé. C'est pourquoi les représailles de l'État contre les droits politiques ne sont pas un pas en avant du totalitarisme doux vers le totalitarisme ouvert, mais une politisation. Et la volonté de pénétrer politiquement tous les espaces sociaux, qu'Olaf Scholz a résumée un jour dans l'un de ses rares moments de sincérité par la phrase "Nous voulons conquérir la souveraineté aérienne au-dessus des berceaux", fait désormais partie de la logique propre de la politique et de tout mouvement politique qui veut conquérir et conserver le pouvoir. La souveraineté idéologique totale du libéralisme de gauche sur toutes les institutions pertinentes, des crèches aux maisons de retraite, est une réalité en République fédérale - et c'est précisément pour pouvoir décrire cette réalité qu'Althusser a développé la théorie des appareils idéologiques d'État. Sellner la mentionne également brièvement, mais ne l'applique pas de manière conséquente.

Qui fait partie de la droite politique ?

Mais avant d'aborder les différentes stratégies, il tente, dans un très court chapitre, de clarifier la question de savoir qui et quoi fait réellement partie de la droite. Sa réponse : exclusivement la Nouvelle Droite et aucun autre milieu. Pas la vieille droite, ni les libéraux-conservateurs. Il ne veut même pas inclure les nationaux-conservateurs dans le camp de la droite. C'est étonnant, car le national-conservatisme est sans doute la description la plus précise possible de ce que Sellner lui-même et une grande partie de la Nouvelle Droite représentent politiquement. Il est bien sûr légitime de définir tous ceux qui ne sont pas de la nouvelle droite comme étant hors de leur propre camp, mais cela ne fait que renommer le milieu de la nouvelle droite en "camp de droite". Les quelques personnes de la vieille droite et surtout les nombreux libéraux-conservateurs ne disparaissent pas pour autant, bien au contraire. Le fait d'ignorer ces milieux ne facilite pas le débat sur le fond, mais le rend beaucoup plus difficile. Ce n'est pas la description qu'une personne fait d'elle-même comme étant de droite, conservatrice, nationaliste, etc. qui détermine généralement sa réalité sociale, mais une attribution étrangère émanant des libéraux et des gauchistes. Et pour eux, la droite englobe tout, de Jan Fleischhauer à la division des armes nucléaires. La nouvelle droite pourrait en rire de bon cœur si les attributions étrangères de la gauche libérale n'avaient pas un pouvoir énorme. D'une certaine manière, elles créent une réalité à laquelle la Nouvelle Droite aura du mal à se soustraire. L'énorme hétérogénéité de la droite, même par rapport à la gauche politique, est un fait, mais Sellner préfère partir d'une situation politique idéale dans laquelle il n'y a que des néo-droitiers.

35833775.jpgMais le cœur de l'ouvrage est clairement la partie consacrée à l'analyse stratégique. Il y présente quatre stratégies principales pour atteindre l'objectif principal de la droite et neuf non stratégies. Les quatre stratégies principales sont la Reconquista, le militantisme, le patriotisme parlementaire et la stratégie de rassemblement. Il en rejette deux en bloc : le patriotisme parlementaire et le militantisme. A juste titre, c'est pourquoi nous ne reviendrons pas ici sur ces chemins de traverse. La stratégie du rassemblement, c'est-à-dire la concentration de toutes les forces et ressources encore disponibles dans une région, est pour lui une solution de secours en cas d'échec de la stratégie qu'il préfère : la Reconquista. L'analyse des non-stratégies prend beaucoup de place et c'est justement là que Sellner écrit souvent avec un ton didactique ou pédagogique. Certains lecteurs s'en lasseront, mais étant donné que Sellner s'adresse parfois explicitement aux adolescents et jeunes adultes enclins au militantisme et qu'il tente de les dissuader de leurs actions destructrices, c'est malheureusement nécessaire.

Différentes stratégies pour guider...

Dans ce contexte, deux des non-stratégies semblent particulièrement intéressantes, à savoir l'accélérationnisme et la pensée dite "babo". Alors que l'accélérationnisme, bien qu'étant à l'origine une figure de pensée du philosophe néo-réactionnaire Nick Land, est devenu un mot-clé légitimant la violence brutale dans d'obscurs biopes en ligne et a rapidement sombré dans l'insignifiance, les variantes de la "pensée babo" connaissent aujourd'hui un nouvel âge d'or. Le babo est le patron ; un homme alpha charismatique qui construit autour de lui une société d'hommes de plus en plus souvent purement virtuelle. Il prêche à ses adeptes un culte du machisme, presque toujours associé à l'optimisation de soi et à l'abandon total de la politique pratique. Presque toujours, ces scènes babos sont marquées par les intérêts financiers du mâle alpha concerné. Si elles ont longtemps été des phénomènes marginaux, elles passent depuis une dizaine d'années plus souvent de la sous-culture au centre de la société.

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Figures de la "droite-style-de-vie": Kollegah, Jack Donavan et le livre de Costin Alamariu.

Il y en a pour tous les goûts: les jeunes immigrés enclins aux théories du complot y trouvent leur compte (Kollegah), tout comme les personnes exclusivement obnubilées par l'argent et le statut social (Andrew Tate), les nostalgiques du tribalisme (Jack Donovan) et les jeunes hommes en quête d'un support pseudo-intellectuel pour leurs jeux de rôle (Costin Alamariu ou "Bronze Age Pervert"). Il devrait aller de soi que cette "droite du style de vie" matérialiste, qui tend vers un amoralisme hors du monde, ne mérite pas d'être appelée droite dans un sens substantiel quelconque et qu'elle mène à une impasse stratégique. Pourtant, le départ de Trump en novembre 2020 et les déceptions qu'il a causées à ses partisans ont créé un terrain propice à l'éclosion non seulement d'un culte schizophrène de la crise (QAnon), mais aussi de cette "droite du style de vie" dont nous avons parlé. Cette vague s'est propagée depuis longtemps dans les pays germanophones. Sellner critique ces tendances, mais il aurait dû citer des noms et taper plus fort ; la pensée babo est la plus pertinente des non-stratégies actuelles.

... mais seulement une stratégie directrice ?

L'auteur consacre une attention particulière à la stratégie directrice qu'il privilégie, la Reconquista. Par reconquista, il entend une stratégie de conquête du pouvoir culturel ou discursif qui s'inspire théoriquement de Gramsci, Althusser et, même si son nom n'est pas cité, de Foucault, et qui, dans sa partie pratique, accorde une grande importance aux formes de protestation de l'action non-violente au sens de Gene Sharp. Mais plutôt que de parler d'hégémonie culturelle ou de discours hégémonique, Sellner préfère écrire "Social Change". Le "changement de régime" qui donne son titre à l'ouvrage n'est nécessaire que lorsque l'État devient ouvertement totalitaire. Si le "changement de régime" échoue également, la droite doit passer à la stratégie du rassemblement. Telles sont les grandes lignes de la Reconquista de Sellner.

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Pour résumer, je dirais que : cette stratégie est inattaquable sur le fond et est considérée, à juste titre, comme un "état de l'art" dans les cercles intellectuels de droite. Ce qui appelle en revanche une critique, ce sont les tâches de fond attribuées aux différentes composantes de la droite dans le cadre de la Reconquista. Sellner divise le camp de la (nouvelle) droite en 5 parties distinctes : le parti, le contre-public (médias/influenceurs de droite), la théorisation (intellectuels), la contre-culture et le mouvement (activiste). Au sein du camp, il existe une répartition claire des tâches et des rôles.

En outre, parmi les sous-groupes, le mouvement bénéficie d'une primauté. Comme pour lui, la préservation du peuple est l'objectif principal de droite, le problème principal est à l'inverse celui de la démographie, c'est-à-dire le Grand Remplacement/Peuplement. Jusqu'ici, rien de controversé. Mais Sellner exige en plus que TOUTE activité dans TOUT sous-groupe de la droite aborde à tout moment, directement ou indirectement, le problème du Grand Remplacement ou, comme il l'écrit, le tournant de la politique démographique et identitaire. Ce qu'il entend exactement par politique démographique et identitaire n'est pas clair. On peut toutefois supposer qu'il s'agit de tous les idéologèmes et récits qui, intériorisés collectivement, sont devenus les conditions de possibilité de la catastrophe démographique et lui ont spirituellement préparé le terrain. Il est donc probable que ces termes soient également très étroits et directement liés au Grand Remplacement.

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La droite, telle que Sellner la conçoit, tourne donc autour de l'échange de population et est fixée de manière monomaniaque sur celui-ci. Cela serait particulièrement évident dans le domaine de la culture et dans les milieux intellectuels. Les musiciens de rock de droite chanteraient à longueur de journée sur les cas de violence des migrants et les points de basculement démographiques imminents, et la tâche la plus passionnante d'un intellectuel ou d'un scientifique de droite consisterait à calculer ces points de basculement, à produire et à populariser des études sur les effets négatifs de la diversité ethnique sur des groupes ethniquement, relativement, homogènes. Oui, avec le temps, une telle droite se rapprocherait de plus en plus des images diffamatoires que la gauche et les libéraux en donnent. Mais ce ne serait même pas le problème principal. Il résiderait dans le fait qu'une telle droite serait avant tout profondément ennuyeuse.

La droite monothématique

Une telle droite monothématique n'exercerait aucun attrait culturel et intellectuel sur les non-droites (encore). Peu d'artistes et de chercheurs en sciences humaines souhaiteraient faire partie d'un milieu dans lequel ils seraient cantonnés à un rôle et à une mission aussi contraignants. Cette fixation du milieu culturel et des intellectuels sur la tâche qui leur revient rappelle de loin, avec toute la prudence requise par de telles comparaisons, l'exigence formulée par les dirigeants communistes à l'égard du monde culturel et intellectuel d'articuler clairement le point de vue de classe. Le problème d'une telle attitude n'est pas tant qu'elle soit autoritaire ou illibérale, mais plutôt qu'elle est vouée à l'échec. Il est bien sûr souhaitable qu'un artiste, un penseur ou un scientifique politiquement ancré à droite exprime clairement l'objectif principal de la droite. Mais aucun mouvement activiste ne peut le lui imposer de manière contraignante. La seule façon de parvenir à la focalisation sur le Grand Remplacement dans toutes les composantes de la droite que Sellner a en tête est de faire naître soi-même les acteurs de la contre-culture et des sciences humaines à partir de ce que son propre milieu lui offre actuellement, de les "caster" en quelque sorte. Une stratégie dont la Nouvelle Droite a fait l'expérience, parfois douloureuse, ces dernières années. Car les grands penseurs et artistes ne se laissent pas caster. Ils sont presque tous le produit d'un climat propice à leur émergence. Ils naissent de manière organique ou pas du tout.

De plus, la demande de Sellner de se concentrer uniquement sur le problème de la démographie est naïve du point de vue de la sociologie des élites. Dans les pays germanophones, des centaines de milliers de personnes travaillent dans des universités, des ONG ou des entreprises de médias et occupent des emplois qui, aux yeux de l'extérieur, paraissent souvent futiles et inutiles (bullshit jobs). Pourtant, d'un point de vue systémique, les activités de ce groupe, qui constitue une partie importante de la classe dirigeante et de la classe managériale professionnelle (PMC), ont un objectif important. Ce but est équivalent à celui des appareils idéologiques d'État dans la théorie d'Althusser : l'auto-reproduction de l'ordre dominant. Un ordre qu'Althusser décrit comme capitaliste, alors que la droite intellectuelle le décrit plutôt comme moderne ou libéral (de gauche). Les élites intellectuelles ont donc pour fonction de produire, d'orienter et de légitimer le discours hégémonique, ainsi que de former une élite de la relève dans les universités et de la mettre idéologiquement au pas. Les productions intellectuelles de ces milieux sont pour la plupart peu impressionnantes. La plupart du temps, il s'agit de rationalisations post-hoc du statu quo.

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Pas d'offre pour l'élite ?

Mais ce qui est décisif, c'est que la perception est totalement différente au sein des milieux décrits : les personnes concernées sont fermement convaincues de réaliser des prouesses intellectuelles et de travailler sur des théories révolutionnaires. Ils tirent leur légitimité et leur confiance en eux de cette image d'avant-garde de la pensée profonde. Le problème survient lorsque Sellner pense pouvoir satisfaire la curiosité intellectuelle et la soif de statut de la (nouvelle) classe moyenne universitaire avec le Grand Remplacement (qui n'est pas une théorie, mais simplement un fait) et la propagation du pronatalisme et d'une nouvelle politique identitaire (il s'agit probablement de nationalisme). Cela ne réussira pas. En effet, le surplus de capital culturel et de distinction qui, pour les personnes très intelligentes, est lié à la maîtrise et à la réflexion sur des systèmes théoriques extrêmement complexes tels que la philosophie transcendantale, la théorie des systèmes, l'éthique du discours ou les poststructuralismes, ne trouve pas d'équivalent à droite dans l'offre de Sellner sous la forme d'une théorie de droite d'une complexité comparable. Pourtant, indépendamment de la question de savoir si de telles théories existent éventuellement à droite, Sellner précise à plusieurs reprises et sans équivoque qu'il n'a aucune intention de les utiliser. C'est surprenant quand on connaît son penchant pour Heidegger et sa critique hermétique et obscure de la technique.

Une explication possible de son scepticisme prononcé à l'égard des intellectuels et de la partie de la Professional Managerial Class marquée par le discours académique réside dans le fait qu'il pourrait avoir analysé l'évolution historique de la gauche radicale en Allemagne de l'Ouest : après s'être formée et établie dans les années 60, elle s'est fragmentée dans les années 70 en centaines de petits groupes sectaires sous la forme de "groupes K", de cercles de lecture, de comités, etc. qui avaient en commun de travailler sur des questions intellectuelles de détail, de se prétendre radicaux ou extrêmes malgré leur totale passivité et d'être (sans surprise) hostiles les uns aux autres. Martin Sellner aura étudié de près cette fragmentation induite par l'intellectualisme et, conscient de son immense hétérogénéité idéologique et de la proportion élevée de trublions et de "grifters" qui lui est propre, il voudra épargner à la droite le sort de la gauche radicale après 1968. C'est louable, mais ce faisant, il dépasse l'objectif. Il verse l'enfant intellectuel de droite en même temps qu'il tente honorablement de verser le bain de la gauche académique.

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La droite a besoin de plus de débats !

En conséquence, cette critique doit se conclure par un plaidoyer pour une droite pluraliste et créative. Une droite qui, bien entendu, intègre et soutient un mouvement activiste fort en tant que partie intégrante de la mosaïque de la droite, mais qui s'oppose à ce que ce mouvement fasse valoir une "compétence directive" vis-à-vis des autres parties du camp. Il semble aberrant qu'un plus grand pluralisme interne au sein de la droite puisse détourner l'attention de l'objectif principal généralement accepté, à savoir assurer la pérennité du peuple. Actuellement, les partis de droite deviennent de plus en plus souvent des représentants des intérêts des peuples respectifs des États. Ce processus doit être compris comme le corollaire naturel de la fragmentation ethnique croissante et de l'envahissement par les étrangers. La réalité de plus en plus évidente du Grand Remplacement entraîne une prise de conscience ethnique, la transformation des partis populistes de droite en partis ethniques et l'opposition des groupes nationaux aux groupes étrangers. Ce front peut être retardé, mais pas arrêté, par des crises (externes) et des fronts transversaux temporaires. En effet, elle ne trouve pas sa racine dans une volonté ou une décision politique (collective), mais dans la nature humaine. En conséquence, malgré le scepticisme de rigueur quant à la valeur explicative des théories sociobiologiques et d'éthique humaine, un recours occasionnel à des concepts tels que le comportement territorial et la peur de l'étranger aurait été bénéfique aux explications de l'auteur. Poussée par des chocs ethniques de plus en plus importants à des intervalles de plus en plus courts, la droite se focalisera de plus en plus sur le Grand Remplacement et ses conditions directes de facilitation. Le véritable art consiste à l'élargir sur le plan thématique.

L'accent mis par Sellner sur la démographie semble ici relever de la pensée "beaucoup d'aide pour beaucoup", qu'il rejette pourtant tant. Mais si 2.000 militants contre le Grand Remplacement distribuent des tracts et collent des affiches au lieu de 1.000, l'effet n'est pas double. Au lieu de plus de flyers et de sites web sur le problème de la démographie, la droite a besoin de plus et de meilleurs débats sur la géopolitique, l'ordre économique, la protection de la nature, la politique éducative, le transhumanisme, les études de genre, l'architecture ou l'éthique. Elle a besoin de l'écologiste hirsute de la vieille école qui veut désormais empêcher non seulement les routes de contournement mais aussi les éoliennes, de l'intello génial qui travaille dans sa cave sur des recherches révolutionnaires sur la bataille des chars de Prokhorovka et sur l'histoire économique de la Saxe Kursawa, de l'ex-féministe désabusée qui se bat désormais avec passion contre le "wokisme" et le translobby et du renégat de gauche que l'étroitesse d'esprit des cercles intellectuels de gauche a poussé vers la droite. Et surtout, la droite doit se défaire de l'illusion qu'elle peut remettre à plus tard, c'est-à-dire après l'arrivée espérée au pouvoir, toutes les questions essentielles en dehors de l'objectif principal commun. Si tel était le cas, la large alliance de circonstance se déchirerait immédiatement après sur toutes sortes de questions et le pouvoir tout juste conquis s'effriterait entre les doigts.

Une réponse convaincante

Dès le 14 mars 2023, soit une semaine seulement après la grande manifestation de Tbilissi, la "femme au drapeau européen", comme est présentée la Géorgienne, est assise dans un studio de télévision de Radio Free Europe (RFE) et parle avec éloquence, dans une vidéo, de l'événement qui l'a rendue célèbre en Occident. Il s'agit d'une production sur papier glacé qui trouvera son public sur Youtube. "Radio Free Europe" est un média américain basé à Prague, considéré par les critiques de gauche comme de droite comme un instrument de propagande du gouvernement américain proche de la CIA et destiné à préparer des révolutions de couleur. Des liens tout aussi évidents existent également entre l'opposition géorgienne et le National Endowment for Democracy (NED), une organisation qui, selon son ex-président Allen Weinstein, fait publiquement ce que la CIA faisait auparavant en secret. La RFE et la NED reçoivent toutes deux des fonds directs du budget fédéral américain, une source de financement quasiment inépuisable.

Reste à savoir si, contrairement aux mouvements d'opposition pro-occidentaux d'Europe de l'Est et d'Asie, la droite ne doit pas miser sur une stratégie de changement social ou de changement de régime par le biais de la métapolitique et des formes de protestation, dans l'esprit de Gene Sharp, alors qu'elle n'a pas d'oligarques milliardaires, d'ONG proches de l'État et de superpuissance derrière elle, mais qu'elle a contre elle les élites nationales, les ONG proches de l'État et une superpuissance. Il n'y aura jamais de réponse définitive à une telle question. Mais il est possible d'y répondre de manière convaincante. C'est exactement ce que fait Martin Sellner dans Regime Change von rechts - et il conseille avec passion et pour de nombreuses bonnes raisons cette stratégie qu'il appelle "Reconquista". La droite devrait suivre son conseil.

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A propos de l'auteur :

Simon Dettmann, né en 1993, a étudié la philosophie et l'histoire dans une université d'Allemagne de l'Ouest. Ses domaines d'intérêt incluent la philosophie politique, l'éthique et l'architecture