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mardi, 13 mai 2025

Economie verte et écologisme néolibéral

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Economie verte et écologisme néolibéral

Diego Fusaro

Source: https://posmodernia.com/business-ecologico-el-ambientalis...

Il existe un paradoxe apparent lié à la question de l'apocalypse environnementale qu'il convient d'aborder : le logo dominant dans le cadre du technocapitalisme du nouveau millénaire non seulement ne reste pas silencieux face au dilemme de la catastrophe imminente, mais l'élève au rang d'objet d'une prolifération discursive hypertrophique. L'urgence environnementale et climatique est, à juste titre, l'un des sujets les plus soulignés et les plus discutés dans l'ordre actuel du discours.

Cela semble, à première vue, une contradiction dans les termes, si l'on considère que poser ce dilemme revient à énoncer la contradiction même du capital, qui est son fondement. Ne serait-il pas plus cohérent avec l'ordre technocapitaliste d'occulter - ou du moins de marginaliser - cette question problématique, d'une manière similaire à ce qui se passe avec la question socio-économique du classisme et de l'exploitation du travail, rigoureusement exclue du discours public et de l'action politique ?

Affirmer que, contrairement au problème de l'exploitation du travail (qui reste largement invisible et qui, de toute façon, peut être facilement éludé par le discours dominant), la question environnementale est claire et évidente aux yeux de tous, oculos omnium, et que, par conséquent, il serait impossible de l'éviter comme si elle n'existait pas, revient à faire une affirmation vraie mais, en même temps, insuffisante: une affirmation qui, en outre, n'expliquerait pas les raisons pour lesquelles le discours dominant non seulement aborde ouvertement la question, en la reconnaissant dans sa pleine réalité, mais tend même à l'amplifier et à la transformer en une urgence et en une véritable urgence planétaire.

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La thèse que nous entendons soutenir à cet égard est qu'il existe une différence notable entre la question environnementale et la question socio-économique (que Marx appellerait, sans périphrase et à juste titre, « lutte des classes »). Cette dernière ne peut en aucun cas être « normalisée » et métabolisée par l'ordre technocapitaliste qui, en fait, opère de telle sorte qu'elle n'est même, tendanciellement, jamais mentionnée (ni, ça va sans dire  par les forces du camp gauche de la politique, depuis longtemps redéfini comme gauche néolibérale ou, mieux encore, « sinistrash » - gauche poubelle). Margaret Thacher, quant à elle, avait déjà ostracisé le concept même de classe sociale, le qualifiant de vestige inutile et pernicieux du communisme (selon ses propres termes : « la classe est un concept communiste. Il sépare les gens en groupes comme s'il s'agissait de parcelles et les monte ensuite les uns contre les autres").

978881717846HIG.pngComme nous l'avons montré plus en détail dans notre étude Démophobie (2023), les droits sociaux sont remplacés dans l'ordre discursif et dans l'action politique par des « droits arc-en-ciel », c'est-à-dire par ces caprices de consommateurs qui, en plus de permettre de détourner le regard du conflit de classe, sont intrinsèquement fonctionnels à la logique néolibérale d'expansion de la marchandisation du monde de la vie. Et les forces politiques sont toutes réorganisées à l'extrême centre de la grosse Koalition néolibérale, apparaissant de plus en plus comme des articulations du parti unique du turbo-capital qui élève le fanatisme économique et le classisme, l'impérialisme et l'aliénation à un destin inéluctable et à un horizon exclusif (il n'y a pas d'alternative).

Contrairement à la question socio-économique, la question environnementale peut être métabolisée et - littéralement - rentabilisée par l'ordre technocapitaliste pour de multiples raisons. Précisons toutefois que l'ordre discursif néolibéral affronte et, en fait, amplifie la question environnementale et climatique dans l'acte même par lequel il la déclare abordable et résoluble mais toujours et seulement dans le cadre du technocapitalisme, neutralisant a priori la pensabilité de toute arrière-pensée ennoblissante éloignée de la prose de la réification du marché et de la Technique. Et c'est en fonction de cette clé herméneutique que s'explique l'intensification discursive néolibérale de l'urgence climatique et environnementale, toujours caractérisée par l'occultation de la matrice capitaliste des désastres.

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Bien canalisée dans les rails de la mondialisation néolibérale, la question environnementale peut jouer, pour l'ordre dominant, le rôle d'une fonction efficace de défocalisation du regard sur la question socio-économique, le classisme, l'exploitation et l'impérialisme. Pour comprendre cet usage apotropaïque dans toutes ses implications, on peut par exemple se référer au rapport de 1991 intitulé La première révolution mondiale, publié par le « Club de Rome », une association fondée en 1968 par l'homme d'affaires Aurelio Peccei, le scientifique écossais Alexander King et le turbo-capitaliste milliardaire David Rockefeller : une entité que l'on peut à juste titre classer parmi les nombreux think tanks (du Cato Institute à la Heritage Foundation, de l'Adam Smith Institute à l'Institute of Economic Affairs) au service de l'ordre dominant, auquel ils apportent une caution idéologique.

Ainsi, on peut lire dans le rapport de 1991 : « Dans la recherche d'un nouvel ennemi qui pourrait nous unir, nous avons trouvé l'idée que la pollution, la menace du réchauffement climatique, la pénurie d'eau potable, la faim et d'autres choses du même genre serviraient notre objectif ». En somme, la question verte doit être habilement identifiée comme une contradiction fondamentale et un « ennemi commun » capable de nous unir ("un nouvel ennemi pour nous unir") dans une bataille qui, d'une part, détourne le regard du conflit entre le Serviteur et le Seigneur et, d'autre part, conduit le premier à adhérer à nouveau à l'agenda du second, notamment aux nouvelles voies du capitalisme écologique telles qu'elles seront sculptées dans les années à venir.

Le rapport du Club de Rome peut être accompagné d'un autre document datant de deux ans plus tôt qui, malgré les différences de nuances et d'intensité des approches, propose un schéma de pensée convergent. Il s'agit d'un discours prononcé par Margaret Thatcher le 8 novembre 1989 devant l'Assemblée générale des Nations Unies. Il est animé, entre les lignes, par la volonté d'identifier un nouvel « ennemi commun » pour remplacer le « socialisme réel », déjà en déclin (il est significatif que le discours de la Dame de fer ait eu lieu à la veille de la chute du mur de Berlin). Et que, par conséquent, il peut être assumé comme le nouveau défi global au capitalisme, en impliquant tout le monde dans son projet. Selon Thatcher, « de tous les défis auxquels la communauté mondiale a été confrontée au cours de ces quatre années, l'un d'entre eux est devenu plus évident que tous les autres, à la fois en termes d'urgence et d'importance : je veux parler de la menace qui pèse sur notre environnement mondial ».

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Le sermon de la Dame de fer est parfois encore plus symptomatique du nouvel esprit du temps que le rapport du « Club de Rome », en particulier dans son insistance sur la nécessité de traiter la question environnementale sans renoncer à l'impératif de croissance, préservant ainsi le capitalisme sous une forme éco-durable tout en se consacrant à la croissance économique. Pour reprendre les termes de Thatcher, « nous devons faire ce qu'il faut sur le plan économique. Cela signifie que nous devons d'abord avoir une croissance économique continue afin de générer la richesse nécessaire pour payer la protection de l'environnement ». L'astuce - une constante dans l'ordre du discours néolibéral - consiste à dénoncer le problème environnemental, en accompagnant immédiatement la dénonciation de la reconnaissance que la croissance, le développement et les auri sacra fames - la faim d'or maudite - du capital ne sont pas la cause, mais la solution possible : « nous devons résister à la tendance simpliste de blâmer l'industrie multinationale moderne pour les dommages causés à l'environnement. Loin d'être les méchants, ce sont eux sur qui nous comptons pour enquêter et trouver des solutions ».

Ainsi, suivant le discours de Thatcher, qui résume le nouvel esprit du capitalisme vert in statu nascendi - en phase d'émergence - la critique du capitalisme comme cause de la destruction de l'environnement (en un mot, l'environnementalisme socialiste) serait une « tendance simpliste », du fait que les industries multinationales, « loin d'être les méchants », sont les agents qui peuvent mener les recherches et trouver les solutions au dilemme. Cependant, le non sequitur dans lequel la réflexion de Thatcher, et avec elle, la raison d'être néolibérale elle-même, s'enlisent est que, même à supposer que les entreprises multinationales puissent trouver la solution, cela ne peut servir d'alibi à leur responsabilité dans la genèse de la tragédie, comme semble l'indiquer le passage cité plus haut. Et, de toute façon, comme nous essaierons de le montrer, les « solutions » recherchées et trouvées par l'industrie multinationale moderne évoluent toujours sur la base de l'acceptation (et de la reproduction perpétuelle) de la contradiction qui génère le problème.

Par conséquent, l'ordre hégémonique admet et même encourage le discours sur la catastrophe, tant qu'il est invariablement articulé dans les périmètres du cosmos technocapitaliste, supposé comme un a priori historique non modifiable ou, en tout cas, comme le meilleur système possible à la fois parmi ceux qui ont déjà existé et parmi ceux qui pourraient éventuellement exister en tant qu'alternative.

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L'évocation constante de la catastrophe climatique et l'exigence d'y remédier sont donc permises et d'ailleurs constamment induites, à condition que les recettes et les solutions soient administrées par la logique du profit et le maintien de la forme valeur comme fondement du système de production.

Enfin, si l'environnementalisme néolibéral est ouvertement promu et pratiqué par les modèles politiques de l'Occident - ou, plus précisément, de l'Ouest -, l'environnementalisme socialiste est découragé et diabolisé, soit sur la base de ce que Fisher a défini comme le « réalisme capitaliste » (selon lequel il n'y aurait pas d'alternatives à ce qui existe), soit sur la base de la stigmatisation de la passion utopique et anti-adaptative, idéologiquement assumée comme prémisse à la violence et au retour des atrocités du 20ème siècle.

En d'autres termes, le turbo-capitalisme pose et débat la question de l'apocalypse verte en se présentant comme la solution et non comme l'origine du problème: ainsi, tout en cultivant les causes de la catastrophe, il se propose de travailler sur les effets, dans une perspective qui, de surcroît, est fonctionnelle à la préservation de la logique du capitalisme lui-même. Il va sans dire qu'affronter le dilemme environnemental en restant sur le terrain du technocapitalisme signifie, dans la meilleure des hypothèses, ne pas le résoudre et, dans la pire (comme nous pensons que c'est effectivement le cas), renforcer encore les bases de la catastrophe.

En particulier, nous tenterons de montrer comment, sous la forme de l'environnementalisme néolibéral, le discours turbo-capitaliste sur l'apocalypse verte tente, d'une part, de moduler les stratégies de résolution de la catastrophe qui, présupposant l'ordre technocapitaliste et son maintien, sont toutes vouées à l'échec et, d'autre part, de neutraliser préventivement la viabilité de l'option de l'environnementalisme socialiste. Sans exagérer, si le logo hégémonique s'approprie le discours environnemental, c'est en raison de sa volonté de le sortir du camp socialiste pour le ramener - et donc le « normaliser » - sur le terrain néolibéral, plutôt qu'en raison de sa volonté réelle de remédier au cataclysme qui s'annonce. D'autre part, pour les porte-drapeaux du fanatisme techno-économique - pour paraphraser Jameson - il est plus facile et moins douloureux d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.

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L'hypertrophie discursive de la question environnementale à l'ère néolibérale s'explique par trois raisons principales, qui seront examinées ci-dessous : (a) la transformation de l'urgence environnementale elle-même en une source d'extraction de la plus-value, qui se produit surtout en vertu du système manipulateur de l'économie verte et de ses « sources renouvelables » d'affaires ; (b) le brouillage du regard par rapport au conflit socio-économique (qui, comme on l'a rappelé, ne peut être incorporé et normalisé dans l'ordre technocapitaliste, contrairement à la question environnementale) ; (c) la fabrique de la crise et le gouvernement de l'économie de marché, qui sont les principaux responsables de l'hypertrophie discursive de la question environnementale à l'ère néolibérale ; c) la fabrique de la crise et l'utilisation gouvernementale de l'urgence, sous la forme d'un « Léviathan vert » qui utilise la crise elle-même comme ars regendi - l'art de gouverner - pour consolider, optimiser et étendre la domination technocapitaliste sur la vie.

Sur la base de ces hypothèses, l'économie verte peut être comprise à juste titre comme la solution que la raison néolibérale propose pour la question environnementale, dans une tentative non pas tant de sauver la planète (et avec elle, la vie) du capitalisme, mais de sauver le capitalisme lui-même des impacts environnementaux et climatiques. En d'autres termes, l'économie verte aspire à garantir que le capital puisse, de quelque manière que ce soit, surmonter sa contradiction intrinsèque qui se traduit par l'épuisement des ressources et la neutralisation du « remplacement organique » de la mémoire marxienne : pour rendre cela possible, le punctum quaestionis - l'état de la question - conduit à la redéfinition du capitalisme lui-même, selon une nouvelle configuration verte, qui lui permet de poursuivre la valorisation de la valeur, en évitant la récession et en reportant dans le temps l'éclatement de la contradiction.

Les élites turbo-financières apatrides s'approprient les revendications écologistes croissantes, nées dans les années 1970 et devenues de plus en plus solides, et les détournent vers les circuits de l'économie verte, en cohérence avec laquelle la limite environnementale doit être perçue non pas comme un obstacle au développement, mais comme une opportunité de profit sans précédent, comme un moteur de croissance renouvelé et comme le fondement d'un nouveau cycle d'accumulation.

L'erreur qui est à la base de l'« économie verte » et, plus généralement, de l'environnementalisme néolibéral dans toutes ses extra-inspections, peut être facilement identifiée dans la conviction générale que la contradiction ne réside pas dans le capitalisme en tant que tel, mais dans son fonctionnement, encore insuffisamment calibré pour trouver un équilibre avec la nature.

En somme, le capitalisme est perçu comme la thérapie d'un mal qui, tout au plus, peut être compris comme la conséquence d'une application encore perfectible du capitalisme lui-même. Il va sans dire que ce qui échappe à la raison d'être néolibérale, c'est que, comme Marx et Heidegger l'ont montré - bien que sur des bases différentes - c'est le fondement même du technocapitalisme qui consomme les entités dans leur totalité et conduit à l'épuisement de la nature.

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En bref, le capitalisme n'est pas malade, comme les hérauts de l'économie verte et de l'environnementalisme néolibéral semblent vouloir le suggérer : il est la maladie. Il ne s'agit donc pas de guérir le capitalisme, mais de guérir l'humanité et la planète du capitalisme. Cela signifie que ni la justice sociale ni même un véritable environnementalisme ne peuvent exister sans l'anticapitalisme. Prétendre guérir le capitalisme signifie seulement perpétuer, sous de nouvelles formes, le système d'oppression de l'homme et de la nature par l'homme.

La dévastation de l'environnement et le changement climatique générés à son image par le technocapital (heideggérien dans son « oubli de l'Être » et sa volonté de puissance de croissance démesurée) deviennent, grâce à l'économie verte, un phénomène par lequel la ruse de la raison capitaliste (comme nous pourrions aussi l'appeler, en empruntant la formule hégélienne), se trompe elle-même en croyant pouvoir résoudre la contradiction, désormais indéniable parce qu'attestée par les données scientifiques et l'expérience quotidienne.

En d'autres termes, puisque la contradiction est réelle et évidente, et que ses effets désastreux tendent à se manifester dès le temps présent, l'ordre libéral s'emploie à la résoudre par des méthodes qui ne remettent pas en cause l'ordre capitaliste lui-même et qui, de surcroît, permettent de le maintenir et même de le renforcer.

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Selon la ligne théorico-pratique ouverte par le « Rapport Stern » (2006), l'économie verte conçoit de nouvelles sources de profit qui, sans affecter réellement le processus de production, ont simplement - ou semblent avoir - moins d'impact sur l'environnement et le climat. En substance, ils recommandent que nous fassions simplement ce que nous faisons déjà, mais d'une manière verte. Ainsi, non seulement le capitalisme se trompe lui-même (et nous trompe) en prétendant avoir trouvé la solution à la catastrophe environnementale dont il a été l'un des principaux responsables, mais il se revitalise et revitalise sa propre logique en modifiant les hypothèses du mode de production et en conquérant de nouveaux marchés, en inventant de nouvelles stratégies et en encourageant la consommation de nouvelles marchandises « éco-durables ».

mercredi, 07 mai 2025

De Machiavel à Schmitt: le réalisme politique renaît

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De Machiavel à Schmitt: le réalisme politique renaît

Alexander Raynor

Alexander Raynor examine comment le philosophe belge Antoine Dresse renouvelle le réalisme politique pour relever les défis du 21ème siècle.

Qui est Antoine Dresse, alias Ego Non?

Né en 1996 à Liège, en Belgique, Antoine Dresse a poursuivi des études de philosophie à Bruxelles. Pendant sa scolarité, il a étudié l'anglais, l'allemand et le russe. À 18 ans, avant de commencer l'université, il a passé plusieurs mois à Heidelberg, en Allemagne, et à Saint-Pétersbourg, en Russie, pour perfectionner ses connaissances linguistiques.

Aujourd'hui, Antoine Dresse anime la chaîne YouTube, qui compte plus de 29.000 abonnés et est intitulée Ego Non (« Même si tous les autres, pas moi ») consacrée à la philosophie politique et morale, et contribue régulièrement à la publication Éléments. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont La Guerre des civilisations : Introduction à l’œuvre de Feliks Koneczny, publié en 2025. Dans cet ouvrage, Dresse analyse la pensée politique du philosophe polonais Feliks Koneczny et sa théorie des civilisations.

Il a également co-écrit À la rencontre d'un cœur rebelle avec Clotilde Venner, l'épouse de feu Dominique Venner. De plus, il a contribué en tant que préfacier à Definitions: The Texts That Revolutionized Nonconformist Culture, écrit par Giorgio Locchi et récemment traduit et publié en langue anglaise par Arktos.

L'approche philosophique de Dresse offre des voies de libération intellectuelle face aux dogmes moralisateurs. Loin de faire l'éloge du cynisme, son travail aide à décoder la nature souvent trompeuse de la rhétorique révolutionnaire qui, malgré des présupposés apparemment généreux, aboutit fréquemment à des conflits.

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Antoine Dresse

Critique de livre : Political Realism: Principles and Assumptions d'Antoine Dresse

Political Realism: Principles and Assumptions d'Antoine Dresse, traduit et publié en 2025 par Arktos Media en partenariat avec l'Institut Iliade, constitue une contribution profonde et intellectuellement rigoureuse au discours sur la théorie politique. À une époque où l'interaction entre l'idéalisme moral et la gouvernance pragmatique est de plus en plus tendue, Dresse offre à ses lecteurs un cadre clarifiant et résolument réaliste pour comprendre la nature de la politique. Cet ouvrage rend non seulement hommage aux penseurs fondateurs du réalisme politique — Machiavel, Thomas Hobbes et Carl Schmitt — mais trace également un chemin unique à travers leurs héritages, offrant une synthèse à la fois érudite et remarquablement lucide.

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Dès le début, Dresse démantèle l'illusion réconfortante selon laquelle les bonnes idées donnent naturellement de bonnes politiques. L'introduction est un tour de force qui met le lecteur au défi de séparer l'aspiration de la réalité, l'exhortant à reconsidérer la relation fondamentale entre la moralité, la théorie et l'action politique. La précision de Dresse dans la catégorisation des « idées » — en tant qu'impératifs moraux, esprits du temps et modèles conceptuels — donne le ton à l'ensemble de l'ouvrage: prudent, incisif et déterminé à délimiter les phénomènes politiques en tant que tels.

L'une des plus grandes vertus du livre réside dans sa généalogie intellectuelle. Dresse revisite Nicolas Machiavel, tout en ne le percevant pas comme l'archétype du cynique que garde de lui l'imaginaire populaire, mais comme un penseur pionnier de la technique politique — préoccupé par l'action, non par l'abstraction. Il dépeint Machiavel comme un observateur honnête de la nature humaine, qui a refusé de confondre moralité et art de gouverner. L'analyse de Dresse du Prince et des Discours est particulièrement éclairante en attirant l'attention sur le réalisme méthodologique de Machiavel: l'idée que le succès politique exige une attention impitoyable aux circonstances et l'application adaptative des connaissances historiques.

Dans le chapitre sur Thomas Hobbes, Dresse aborde le problème fondamental de l'obéissance et de l'autorité. Il contextualise la théorie politique de Hobbes comme une réponse à la menace existentielle posée par la guerre civile, montrant comment le Léviathan de Hobbes a offert un nécessaire recentrage de la politique autour de la sécurité et de la stabilité. Plutôt que de rejeter le contrat social de Hobbes comme naïf ou mécaniste, Dresse l'apprécie comme une puissante expérience de pensée — conçue pour établir la légitimité du pouvoir dans un monde sans consensus moral.

L'inclusion de Carl Schmitt dans le troisième grand chapitre est un choix opportun. L'œuvre de Schmitt est traitée avec un soin érudit, soulignant son insistance sur l'autonomie du politique et la centralité de la distinction ami/ennemi. Dresse ne recule pas devant les implications de l'argument de Schmitt : que toute dépolitisation du monde — par le droit, l'économie ou la moralité — est intrinsèquement politique en soi. Son analyse accorde le poids voulu à la critique du libéralisme par Schmitt, offrant une sobre lentille à travers laquelle regarder notre ère post-politique.

Ce qui rend Political Realism particulièrement convaincant, c'est qu'il parvient à être lucide sans sombrer dans le cynisme. Dresse ne cherche pas à glorifier la manipulation ou la cruauté; au lieu de cela, il plaide pour une compréhension désintéressée de la politique en tant que domaine propre, régi par sa propre logique. C'est peut-être la correction la plus importante que le livre offre à une époque saturée de confusion idéologique: l'insistance sur le fait que confondre politique avec moralité, économie ou esthétique n'ennoblit aucune d'entre elles — cela ne fait qu'obscurcir la réalité politique et affaiblir la capacité d'action efficace.

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L'écriture — magistralement traduite par Roger Adwan — est claire, mesurée et élégante. Malgré sa densité d'idées, le livre reste accessible à un large public intéressé par la philosophie politique, l'histoire ou les affaires contemporaines. La structure, qui progresse logiquement à travers une progression conceptuelle, est facilitée par des notes de bas de page et des références utiles, ce qui en fait une ressource utile pour les nouveaux venus comme pour les théoriciens chevronnés. Sans oublier que le livre est une lecture courte, agréable et facile à digérer.

Political Realism est une intervention de premier plan dans la pensée politique moderne. Il réintroduit le réalisme non pas comme une doctrine, mais comme une disposition nécessaire — une posture intellectuelle qui reconnaît les limites de l'idéalisme humain et les vérités persistantes, souvent inconfortables, de la vie collective. Ce faisant, Antoine Dresse ne se contente pas de répéter les idées des réalistes politiques du passé ; il les revitalise pour une nouvelle génération confrontée aux périls de la dépolitisation et de l'excès idéologique.

Ce livre est un manuel essentiel de Realpolitik pour les universitaires, les étudiants et les militants politiques.

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Pour commander l'original français: 

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samedi, 03 mai 2025

Le fondamentalisme idéologique en politique internationale

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Le fondamentalisme idéologique en politique internationale

Glenn Diesen

Source: https://x.com/Glenn_Diesen/status/1912598897077203324

On parle de fondamentalisme idéologique lorsque l'idéologie convainc le public que la politique est une lutte entre le bien et le mal. Les gens n'évaluent plus les États en fonction de ce qu'ils font dans le système international, mais en fonction des identités politiques qui leur sont attribuées.

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Kenneth Waltz, le parrain de la théorie néoréaliste, a observé que les démocraties occidentales étaient enclines au fondamentalisme idéologique. Waltz écrivait :

« Les citoyens des États démocratiques ont tendance à considérer leur pays comme bon, en dehors de ce qu'il fait, simplement parce qu'il est démocratique... Les États démocratiques ont également tendance à considérer les États non démocratiques comme mauvais, en dehors de ce qu'ils font, simplement parce qu'ils ne sont pas démocratiques »

Les citoyens des démocraties pensent également que leur pays est plus pacifique parce qu'il est démocratique. La conviction que les démocraties sont plus pacifiques et moins susceptibles de déclencher des guerres a jeté les bases des « guerres démocratiques », car envahir des pays non démocratiques pour les rendre démocratiques est censé rendre le monde plus pacifique. Les démocraties occidentales se sont donc engagées dans des guerres perpétuelles avec la promesse d'assurer la paix perpétuelle de Kant.

Le fondamentalisme idéologique est, dans une certaine mesure, ancré dans la nature humaine, car les êtres humains sont des animaux sociaux qui s'organisent en groupes depuis des dizaines de milliers d'années pour trouver la sécurité et un sens à leur vie. Les êtres humains s'organisent instinctivement en groupes internes (nous) contre des groupes externes diamétralement opposés (eux). Le groupe extérieur, qui est notre opposé, réaffirme notre propre identité - nous ne pouvons nous identifier que comme blancs s'il y a des noirs, que comme occidentaux s'il y a des orientaux, que comme civilisés s'il y a des barbares, que comme démocratiques s'il y a des autoritaires, et que comme bons s'il y a des méchants.

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Le groupe « nous » est mobilisé et la solidarité est assurée en s'organisant autour de récits qui opposent le « nous » au « eux » et le « bien » au « mal ». En temps de paix, l'individu est autorisé à s'écarter du groupe et il est plus probable que nous humanisions également nos adversaires.

En revanche, en période de conflit, nous nous replions instinctivement sur le groupe par souci de sécurité et les barrières entre le groupe d'appartenance et le groupe d'exclusion sont renforcées. Tout individu qui s'écarte du groupe, par exemple en essayant de comprendre le groupe extérieur, est immédiatement suspecté et puni. Il s'agit là d'un trait de la nature humaine, même si l'idéologie l'amplifie. La conséquence est que nous exagérons ce qui nous unit à nos alliés et ce qui nous différencie de nos adversaires.

Le fondamentalisme idéologique contre la raison dans la sécurité internationale

Le système international est défini par l'anarchie internationale, ce qui signifie qu'il n'y a pas de centre de pouvoir unique qui monopolise l'usage de la force. Par conséquent, chaque État doit s'armer pour assurer sa sécurité et les États se livrent à une concurrence en matière de sécurité, car la sécurité d'un État est souvent synonyme d'insécurité pour un autre.

Le décideur rationnel reconnaît que plus d'armes n'entraîne pas toujours plus de sécurité ; il faut plutôt réduire la concurrence en matière de sécurité en réduisant également la façon dont nous menaçons les autres.

Cet objectif peut être atteint grâce à la compréhension mutuelle et à l'instauration de la confiance, ce qui suppose que nous nous mettions à la place de l'adversaire pour comprendre ses préoccupations en matière de sécurité. Il ne s'agit pas de faire preuve de charité, mais de reconnaître que la réduction des préoccupations sécuritaires des adversaires réduira leur besoin de s'armer et de répondre aux menaces. L'atténuation de la concurrence en matière de sécurité entre les différents centres de pouvoir a jeté les bases de l'ordre mondial moderne et de la diplomatie à la paix de Westphalie.

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Le concept de « sécurité indivisible », qui suggère que la sécurité de tous les États est intrinsèquement liée, relevait autrefois du bon sens et constituait le fondement de la sécurité internationale. En Occident, nous ne discutons plus des préoccupations sécuritaires de la Russie, de la Chine, de l'Iran ou d'autres États figurant sur la liste toujours plus longue des pays considérés comme des adversaires. Les efforts visant à comprendre les préoccupations sécuritaires du groupe extérieur sont interprétés comme de la sympathie et de la trahison. La loyauté envers le groupe intérieur est prouvée en répétant des mantras sur le fait que « nous » sommes bons et pacifiques et qu'« ils » sont mauvais et dangereux. Si l'on ne s'adapte pas aux récits et au langage manichéens, cela signifie que l'on ne fait pas partie du groupe d'appartenance.

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La conséquence du fondamentalisme idéologique est donc l'incapacité à atténuer la concurrence en matière de sécurité. Le décideur irrationnel se convaincra que nos armes et nos activités militaires sont bonnes, non provocatrices et défensives, alors que les armes et les activités militaires de l'adversaire sont belliqueuses, menaçantes et destinées à l'agression. Nos stratégies de sécurité ont été organisées autour de l'idée que la liberté et la démocratie dépendent de la domination perpétuelle de l'Occident.

L'analyse de la manière dont nos adversaires nous menacent ne donne que la moitié de l'histoire, et une analyse aussi limitée nuit à notre sécurité. Sans la capacité d'atténuer les préoccupations sécuritaires de l'adversaire, il ne nous reste que la stratégie de sécurité de la dissuasion, de l'endiguement et de la défaite de nos adversaires. Cela me semble très familier, car c'est à cela que s'est réduite la sécurité de l'Occident politique.

L'Occident est engagé dans une guerre perpétuelle qui implique de menacer et d'attaquer constamment d'autres États, d'interférer dans leurs affaires intérieures, de renverser des gouvernements, d'occuper, d'étendre des blocs militaires et de déployer des systèmes d'armes offensifs. Pourtant, suggérer que d'autres États puissent nous considérer comme une menace est accueilli avec mépris et interprété comme un soutien à l'ennemi. Nos intentions sont bienveillantes et nos actions sont vertueuses car elles soutiennent des objectifs et des valeurs désintéressés. En revanche, on suppose toujours que nos adversaires sont animés de mauvaises intentions. Leurs actions ne sont jamais une réponse à ce que nous avons fait ; elles apparaissent toujours dans le vide et sont motivées par leur nature belliqueuse et leurs mauvaises valeurs.

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Le fondamentalisme idéologique d'hier à aujourd'hui

En 1982, le célèbre diplomate américain George Kennan a mis en garde contre ce qui apparaît comme une définition parfaite du fondamentalisme idéologique, qui, selon lui, a mis l'Occident sur la voie de la guerre. Kennan écrivait :

« Je trouve que la vision de l'Union soviétique qui prévaut aujourd'hui dans une grande partie de nos institutions gouvernementales et journalistiques est si extrême, si subjective, si éloignée de ce que tout examen sérieux de la réalité extérieure révélerait, qu'elle est non seulement inefficace mais dangereuse en tant que guide de l'action politique. Cette série interminable de distorsions et de simplifications excessives, cette déshumanisation systématique des dirigeants d'un autre grand pays, cette exagération routinière des capacités militaires de Moscou et de l'iniquité supposée des intentions soviétiques, cette déformation monotone de la nature et des attitudes d'un autre grand peuple .... cette application inconsidérée de la règle du « deux poids, deux mesures » dans le jugement de la conduite soviétique et de la nôtre ; cette incapacité à reconnaître, enfin, le caractère commun de nombre de leurs problèmes et des nôtres à mesure que nous avançons inexorablement dans l'ère technologique moderne ; et cette tendance correspondante à considérer tous les aspects des relations en termes d'un prétendu conflit total et irréconciliable de préoccupations et d'objectifs : ce ne sont pas là, croyez-moi, les marques de la maturité et du discernement que l'on attend de la diplomatie d'une grande puissance ; ce sont les marques d'un primitivisme intellectuel et d'une naïveté impardonnables dans un grand gouvernement... Par-dessus tout, nous devons apprendre à considérer le comportement des dirigeants de ce pays [l'Union soviétique] comme étant en partie le reflet de la façon dont nous le traitons nous-mêmes. Si nous insistons pour diaboliser ces dirigeants soviétiques, pour les considérer comme des ennemis absolus et incorrigibles, uniquement habités par la peur ou la haine qu'ils éprouvent à notre égard et voués à rien d'autre que notre destruction, c'est ainsi, en fin de compte, que nous les aurons à coup sûr, ne serait-ce que parce que notre vision d'eux ne permet rien d'autre, ni pour eux, ni pour nous.»

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L'année suivante, en 1983, le monde a failli s'écrouler. L'OTAN a lancé son exercice militaire Able Archer, qui a fait croire à l'Union soviétique qu'elle était attaquée, et une guerre nucléaire a failli être déclenchée. Le président Reagan s'est rendu compte de façon surprenante que les Soviétiques avaient des préoccupations en matière de sécurité concernant les activités militaires de l'OTAN :

« Trois années m'ont appris quelque chose de surprenant sur les Russes : De nombreuses personnes au sommet de la hiérarchie soviétique avaient véritablement peur de l'Amérique et des Américains... J'ai toujours pensé que nos actes devaient montrer clairement que les Américains étaient un peuple moral qui, depuis la naissance de notre nation, avait toujours utilisé son pouvoir uniquement comme une force du bien dans le monde ».

Il est très inquiétant que le président des États-Unis n'ait pas compris que le pays contre lequel les États-Unis ont mené une guerre froide de plusieurs décennies et contre lequel ils ont pointé des milliers d'armes nucléaires puisse considérer les États-Unis comme une menace. Cela semble absurde, mais qu'est-ce qui a vraiment changé ? L'Occident se met-il aujourd'hui à la place de ses adversaires ?

Après la guerre froide, la stratégie américaine d'unipolarité ou d'hégémonie mondiale était légitimée par ses valeurs démocratiques libérales, qui devaient être une force pour le bien dans le monde et bénéficier à l'ensemble de l'humanité. L'expansionnisme de l'OTAN était la manifestation des ambitions hégémoniques, et l'OTAN se réfère aussi fréquemment à elle-même comme une force pour le bien dans le monde.

L'OTAN ne peut donc pas comprendre pourquoi une puissance quelconque la considérerait comme une menace. L'OTAN, en tant que bloc militaire, exprime l'objectif de la sécurité par la domination, perturbe la stabilité nucléaire avec la défense antimissile stratégique, s'étend à l'Est et envahit d'autres pays qui ne l'ont jamais menacée. Pourtant, l'OTAN se considère comme une communauté de valeurs, et la peur de l'OTAN est balayée comme une peur de la démocratie. C'est absurde, mais c'est le mantra que tout le monde est obligé de répéter pour démontrer sa loyauté envers le groupe.

Suggérer que la Russie a des craintes légitimes vis-à-vis de l'OTAN est rejeté comme de la paranoïa, de la propagande et la répétition des discours du Kremlin. L'argument est que la Russie devrait se réjouir de voir l'OTAN marcher sur ses frontières, car cela apportera la démocratie, la paix et la stabilité - et la Chine devrait également se réjouir que les États-Unis garantissent la liberté de navigation le long de ses côtes. Le fondamentalisme idéologique n'ayant pas été contré par l'hubris idéologique de l'après-guerre froide, il est raisonnable de se demander si nos dirigeants n'ont pas abandonné la raison.

Les récits des fondamentalistes idéologiques

L'explication la plus courante des réactions de la Russie à l'expansion de l'OTAN est d'y voir une simple volonté de restaurer l'Union soviétique. La preuve la plus courante de la volonté du président Poutine de restaurer l'Union soviétique est qu'il estime que l'effondrement de l'Union soviétique a été la plus grande tragédie du XXe siècle, sans qu'aucun autre contexte ne soit apparemment nécessaire.

Cette allégation est répétée par les politiciens, les médias et les universitaires, mais elle est profondément erronée. Dans son discours, M. Poutine a déclaré:

« Nous devons reconnaître que l'effondrement de l'Union soviétique a été l'un des principaux désastres géopolitiques du siècle. Pour la nation russe, c'est devenu un véritable drame. Des dizaines de millions de nos concitoyens et compatriotes se sont retrouvés hors du territoire russe. De plus, l'épidémie de désintégration a contaminé la Russie elle-même. L'épargne individuelle a été dépréciée et les vieux idéaux détruits. De nombreuses institutions ont été démantelées ou réformées de manière inconsidérée. L'intervention terroriste et la capitulation de Khasavyurt qui s'en est suivie ont porté atteinte à l'intégrité du pays. Les groupes oligarchiques, qui exercent un contrôle absolu sur les canaux d'information, servent exclusivement leurs propres intérêts corporatistes. La pauvreté de masse a commencé à être considérée comme la norme. Tout cela s'est déroulé dans un contexte de récession économique dramatique, d'instabilité financière et de paralysie de la sphère sociale ».

Plus tard, lorsqu'on a demandé à Poutine de développer ses commentaires, il a répondu : Quiconque ne regrette pas la disparition de l'Union soviétique n'a pas de cœur. Ceux qui veulent la restaurer n'ont pas de cervelle.

Le discours de Poutine, une preuve essentielle pour soutenir le récit d'un désir de restaurer l'Union soviétique, n'est manifestement pas tel qu'il a été présenté au public occidental manipulé. Lorsque le contexte et les faits ne cadrent pas avec le récit, les fondamentalistes idéologiques font leur part du « bon combat » en ignorant la réalité.

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Le langage des fondamentalistes idéologiques

Le fondamentalisme idéologique soutient également le développement d'un nouveau langage consistant en un langage binaire simpliste opposant le bien au mal pour donner une légitimité ou nier l'illégitimité. Nos intérêts sont présentés comme la promotion de bonnes valeurs, tandis que les intérêts illégitimes de nos adversaires représentent le contraire.

Dans la compétition pour la domination pendant la guerre froide, les États-Unis étaient le « leader du monde libre », tandis que l'adversaire soviétique était un « empire du mal ». Après la guerre froide, les États-Unis ont affirmé que leurs ennemis étaient des « malfaiteurs », que les États adversaires faisaient partie d'un axe du mal, alors que les États-Unis étaient un croisé de la liberté.

La tentative des États-Unis de remplacer la Russie en tant que fournisseur d'énergie à l'Europe a été présentée comme visant à contrer « l'arme énergétique russe » et à répandre le « gaz de la liberté » et les « molécules de la liberté américaine ». Les États-Unis et la Russie poursuivaient le même objectif, mais ils ne sont pas comparables, l'un étant bon et l'autre mauvais.

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George Orwell parlait de newspeak, la création d'une nouvelle langue qui rend impossible l'expression et même la pensée d'une opposition. La « diplomatie de la canonnière », qui consistait à intimider d'autres États, est aujourd'hui remplacée par la « liberté de navigation ». Nous ne cherchons pas à dominer et à imposer nos diktats, nous négocions à partir d'une « position de force ». Nous ne soutenons pas la torture, mais nous disposons de « techniques d'interrogatoire renforcées ». Nous ne pratiquons pas la subversion, mais la « promotion de la démocratie ». Nous ne soutenons pas les coups d'État, mais les « révolutions démocratiques ». Nous n'envahissons plus de pays, nous avons des « interventions humanitaires ». Nous n'étendons pas un bloc militaire qui redivise le continent, nous avons « l'intégration européenne ». L'UE n'a pas pour politique d'établir une sphère d'influence, elle a pour politique d'établir un « cercle d'États amis bien gouvernés ». Il est toujours obligatoire de parler de l'OTAN comme d'une « alliance défensive », alors qu'elle attaque des pays qui n'ont même pas menacé le bloc militaire.

Pendant la guerre d'Ukraine, un sommet a été organisé en Suisse, dont l'objectif déclaré était de mobiliser le soutien à l'Ukraine et de vaincre la Russie. Lors de cette réunion, le président polonais a appelé à décoloniser la Russie en la divisant en 200 États. Nous l'avons appelé « sommet de la paix », bien que la Russie, en tant que partie adverse, n'ait pas été invitée, que les préoccupations sécuritaires de la Russie n'aient pas été discutées et que les thèmes du cessez-le-feu et de la paix n'aient pas non plus été à l'ordre du jour.

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La réalité alternative confortable est une dangereuse auto-illusion. Les fondamentalistes idéologiques sont davantage prêts à recourir à des moyens agressifs, car ils croient poursuivre les objectifs pacifiques d'un nouveau monde pacifique. Raymond Aron écrivait en 1962 :

« La diplomatie idéaliste glisse trop souvent dans le fanatisme ; elle divise les États en bons et en méchants, en pacifiques et en belliqueux. Elle envisage une paix permanente par le châtiment des seconds et le triomphe des premiers. L'idéaliste, croyant rompre avec la politique de puissance, en exagère les crimes ».

dimanche, 20 avril 2025

Métapolitologues et stratagèmes

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Métapolitologues et stratagèmes

Prof. dr. h.c. Hei Sing Tso

Source: https://fvdinternational.com/article/metapoliticians-and-...

Bien que la métapolitique soit une tactique fondamentale et puissante, originaire d'Europe, je pense que nous pouvons apprendre et emprunter des stratagèmes aux métapolitologues des autres continents. Dans cet article, je présenterai trois éminents métapolitologues d'Amérique du Nord, d'Amérique du Sud et d'Asie respectivement. La plupart des gens pensent que la métapolitique précède la politique réelle, en adoptant une approche longue et lente pour une transformation culturelle avant le succès électoral. Cette approche est très similaire à l'approche « Yin » de la cosmologie et de la sagesse chinoises. Récemment, certains penseurs européens ont commencé à estomper la frontière, suggérant que la métapolitique devrait également être liée à la pratique politique. J'aborderai également cette question sous l'angle du stratagème.

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Olavo de Carvalho, gourou du bolsonarisme

Olavo Luiz Pimentel de Carvalho (1947-2022) était un professeur, philosophe, écrivain, essayiste et journaliste brésilien. Auteur prolifique, il a écrit plus de 40 livres, établi plus de 44 cours, produit des dizaines de milliers de pages de documents et d'articles, a joué dans un film et, pendant 14 ans, a enseigné chaque semaine son cours de philosophie en ligne connu sous le nom de « COF » (totalisant plus de 570 cours).

Il a reçu sa formation philosophique en autodidacte et a commencé sa carrière de journaliste à la société Folha da Manhã S/A à l'âge de 17 ans. Olavo a ensuite obtenu un poste de journaliste à São Paulo pour le Jornal da Tarde. Il a été essayiste et chroniqueur pour plusieurs publications: Folha de São Paulo, Bravo !, Planeta, First Reading, Jornal do Brasil, Jornal da Tarde, O Globo, Época, Zero Hora et Diário do Comércio.

Dans les années 70, Olavo a abandonné son oeuvre de journaliste et a commencé à travailler en tant qu'indépendant. Au cours des années 1980, il a écrit pour plusieurs magazines, tels que Nova, Quatro Rodas, Cláudia, etc. Ces publications traitaient de l'administration publique et privée, de l'économie, de la politique et de divers autres sujets.

Le premier cours de philosophie donné par Olavo de Carvalho en dehors de São Paulo s'est tenu à Rio de Janeiro. Il a également donné des cours sur l'histoire de la philosophie et de la pensée et sur l'actualité d'Aristote à la Casa de Cultura Laura Alvim. En 2002, Olavo de Carvalho a créé le site web Mídia Sem Máscara (MSM, médias sans maquillage), dans le but de lutter contre le parti pris de gauche qu'il voyait dans les grands médias brésiliens. Il est également le créateur de l'émission de radio sur Internet True Outspeak.

En 2009, M. Carvalho a créé son cours de philosophie en ligne, dans lequel il a donné des centaines de conférences contenant des idées originales sur l'épistémologie, la métaphysique, la méthode philosophique, les sciences politiques et la philosophie moderne. Il avait l'intention d'établir une doctrine de droite, nationaliste et hégémonique au moyen de vidéoconférences, d'articles, de tweets, de messages sur Facebook, etc. Ses comptes sur les médias sociaux ont attiré de nombreux adeptes. Des Brésiliens de tous horizons s'intéressaient à ses cours en ligne.

Olavo a noué des relations personnelles avec des membres de la famille Bolsonaro avant l'élection de ce dernier. Le futur président a adopté l'idéologie du philosophe. En effet, de nombreux étudiants d'Olavo ont été recrutés par le gouvernement et ont formé un groupe connu sous le nom d'"Olavistes".  Olavo a même nommé directement deux ministres. Le premier, Ernesto Araujo, fut ministre des affaires étrangères et le second, ministre de l'éducation. D'autres de ses partisans ont également été nommés à des postes divers. Olavo, quant à lui, a refusé un poste gouvernemental qui lui avait été proposé et a commencé à prendre ses distances avec Bolsonaro par la suite, car il n'était pas d'accord avec certaines politiques et décisions du président.

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Masahiro Yasuoka, cerveau de l'ère Showa

Masahiro Yasuoka (1898-1983) était un philosophe et un érudit japonais. Il a été actif avant la Seconde Guerre mondiale en tant que penseur conservateur sur base du point de vue du japonisme. Formé à la pensée chinoise traditionnelle, il était soucieux d'éveiller l'esprit national japonais.

En 1927, Yasuoka a créé une école privée connue sous le nom de Kinkei Gakuin, où l'on enseignait la pensée politique et la sagesse orientales.  L'école gagne des partisans parmi les militaires, le gouvernement et les milieux d'affaires. En 1931, il a également créé une autre école pour les agriculteurs, lançant ainsi un mouvement d'éducation.

Plus tard, Yasuoka fonde un groupe de droite connu sous le nom de Kokuikai (Association nationale Ikai) dans le but de « réformer la politique nationale sur la base des idées japonaises ».  Ce groupe devient le quartier général des nouveaux bureaucrates. Ce groupe a attiré l'attention du public lorsque certains de ses membres ont été nommés dans les cabinets de deux premiers ministres.

Dès 1922, Yasuoka publie un livre sur le « Yangmanisme ».  Grâce à la diffusion de ce livre, il s'est fait de nombreux amis dans les mondes de la politique, de l'armée et du commerce. Cela a constitué la base de son réseau de relations. Tout au long de ses activités, Yasuoka s'est lié d'amitié avec de nombreux officiers de l'armée et des hommes politiques du Japon, en particulier ceux qui oeuvraient au sein de la marine japonaise. Pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1944, il est même nommé conseiller au ministère de la Grande Asie orientale.

Après la guerre, les forces alliées ont ordonné la dissolution de son école privée. Yasuoka lui-même est également démis de ses fonctions publiques. En 1949, il fonde la Shiyukai (qui deviendra plus tard l'Association nationale Shiyukai) pour former la prochaine génération de dirigeants en publiant le journal « Shiyu », et pour promouvoir la pensée orientale classique par des conférences dans tout le pays et des causeries à la radio. A partir de 1950, il entretient des relations avec le monde politique et financier et agit en tant que conseiller informel auprès des hommes politiques du Parti libéral démocrate, afin de prêcher l'étude de la sagesse orientale en matière de leadership et de diffuser la pensée orientale basée sur le yangmanisme. En 1958, il a formé le New Japan Council et s'est impliqué dans le mouvement visant à faire revivre l'ancien traité de sécurité entre le Japon et les États-Unis.

Plus important encore, Yasuoka a entretenu des relations étroites avec la plupart des premiers ministres japonais de l'après-guerre. Ceux-ci lui demandaient toujours conseil et assistance lorsqu'ils étaient confrontés à des problèmes critiques en matière de politique et de leadership. Il était connu comme un « chef spirituel » et un « instructeur du Premier ministre ». Tout en se consacrant à l'étude des classiques orientaux et à la formation de personnes talentueuses, il a continué à exercer une influence dans les milieux politiques, financiers et gouvernementaux en tant que « sage conservateur », ce qui lui a valu des surnoms tels que « le plus grand cerveau de l'ère Showa ».

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Irving Kristol, le Parrain du néoconservatisme

Irving Kristol (1920-2009) a été le principal communicateur des idées attachées dans le mouvement connu sous le nom de "néoconservatisme" aux États-Unis. Il a joué un rôle influent dans la culture intellectuelle et politique de la seconde moitié du 20ème siècle.

Après avoir obtenu son diplôme universitaire, il est devenu journaliste. Au cours de la décennie suivante, il a travaillé en tant que rédacteur ou éditeur pour des magazines relativement modestes et plutôt libéraux destinés à « façonner l'opinion » - The New Leader, Politics, Commentary, The Reporter, Encounter - qui partageaient un anticommunisme résolu. Kristol a été vice-président exécutif de la maison d'édition Basic Books de 1961 à 1969, et cofondateur et co-éditeur de The Public Interest de 1965 à 2002. Il a été le fondateur et l'éditeur de The National Interest de 1985 à 2002.

Outre l'écriture et la publication, Kristol était un éducateur. Il avait un cours hebdomadaire à la N.Y.U. Business School, où, en tant que professeur spécialisé dans la pensée sociale, il donnait des conférences sur le thème « Capitalisme: ses défenseurs et ses détracteurs ». En 1973, il a rejoint l'American Enterprise Institute, ce qui lui a permis de nouer des liens avec le monde des affaires et des entreprises.

Kristol voyait des possibilités dans les idées comme dans les personnes. C'était un homme d'action qui essayait de trouver différentes façons d'aider les jeunes. Un jeune auteur aidé par Kristol a déclaré: « Je travaille actuellement à un livre sur l'économie politique. Irving a certainement façonné ma pensée, m'a poussé dans cette direction ». Kristol a également joué le rôle de « facilitateur ». Il a permis à une personne de trouver un emploi dans tel ou tel magazine, à une autre d'y écrire un article, à une troisième d'enseigner dans telle ou telle université.  En tant que grand mentor des bonnes personnes qu'ils dirigeaient vers d'autres bonnes personnes, il était en effet le centre où les néoconservateurs se rencontraient en tant que réseau.

Kristol a également rejoint certaines organisations civiles en action. Par exemple, il avait rejoint des amis tels que Midge Decter, Norman Podhoretz et Jeane Kirkpatrick au conseil d'administration du Comité pour le monde libre, qui cherchait à éveiller l'Occident au danger constitué par la menace soviétique qu'il voyait se profiler derrière des attaques terroristes, des mouvements de « libération » et des campagnes anti-américaines dans le monde entier.

En ce qui concerne la politique proprement dite, Kristol a travaillé dans les coulisses. Il n'est intéressé par aucun poste gouvernemental mais il a des contacts au sein de l'American Enterprise Institute, des patrons d'entreprises, des auteurs que l'on retrouve dans The Public Interest, Commentary et l'American Spectator. En outre, il a exercé son influence par l'intermédiaire d'anciens collègues et étudiants qui ont trouvé leur place au gouvernement et même à la Maison Blanche. Je ne décroche pas le téléphone pour leur dire comment diriger le pays », déclare Kristol, “mais il m'arrive de décrocher le téléphone, et certains me rappellent”.

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Enseignement, Connexion, Gouvernement

Nous pouvons tirer trois leçons de l'oeuvre et de l'action de ces métapolitologues : tout d'abord, tous trois utilisaient les courroies de transmission qu'offre l'enseignement. Olavo a lancé des cours en ligne, Yasuoka a créé une école privée et Kristol a enseigné à des étudiants en commerce. Outre le fait que les publications atteignent les masses, l'utilisation de l'enseignement présente un autre avantage. Grâce à l'enseignement, les étudiants peuvent interagir en profondeur avec le métapolitologue, ce qui permet d'instaurer un climat de confiance. Certains étudiants peuvent même entrer plus tard au gouvernement afin d'influencer les politiques en faveur de la lutte métapolitique. La deuxième leçon est la valeur qu'est la connexion. La métapolitique n'est pas une philosophie politique. Un métapolitologue ne se contente pas de lire et d'écrire à la maison. Il doit sortir dans le monde réel pour établir des liens par différents moyens. Yasuoka a fondé quelques organisations et mouvements et y a participé.

Il s'est également engagé auprès des lecteurs de son livre sur le « Yangmingisme » afin d'accroître sa réputation et son amitié dans les cercles militaires, gouvernementaux et commerciaux. Kristol a fait de même en rejoignant et en participant à certaines organisations civiles. En outre, son enseignement dans une école de commerce et son travail pour un groupe de réflexion sur les entreprises ont élargi son influence dans le secteur commercial. Nous pouvons constater que Kristol a fait davantage en étant un animateur de réseau, un agitateur ou un facilitateur en déployant différentes personnes compétentes à divers postes de la société pour diffuser l'influence de ses idées. Cela nécessite des compétences sociales et une bonne pratique de l'art de la communication.

Troisièmement, ces métapolitologues ont exercé leur influence au sein du gouvernement par différents moyens. Grâce à ses relations étroites avec la famille Bolsonaro, Olvao a pu nommer directement deux ministres et d'autres hauts fonctionnaires du gouvernement brésilien. C'est très impressionnant. Dans le Japon de l'après-guerre, Yasuoka a été le maître spirituel de plusieurs Premiers ministres qui ont toujours cherché à obtenir les conseils et l'aide du maître dans les moments critiques. Dans la seconde moitié du siècle dernier, Irving Kristol pouvait téléphoner à différents fonctionnaires du gouvernement en cas de besoin. Ces trois métapolitologues n'ont pas occupé de postes officiels au sein du gouvernement, mais se sont tenus à l'écart de la politique proprement dite. Ils préféraient travailler dans l'ombre. 

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Dans la perspective du stratagème...

Le stratagème traditionnel chinois trouve son origine dans le I-Ching, également connu sous le nom de Livre du changement. Selon le I-Ching, le cosmos est constitué de deux forces, le Yin et le Yang. Le Yin désigne la lune, douce, faible, etc., tandis que le Yang désigne le soleil, dur, fort, etc. Cependant, le Yin et le Yang ne sont pas seulement opposés, mais forment un tout dialectique. Le Yin se transforme progressivement en Yang et vice versa. Le Yin et le Yang contiennent tous deux une graine opposée. La graine opposée germera lentement et achèvera la transformation totale. Cette cosmologie peut également être appliquée dans le contexte de la métapolitique.

Fondamentalement, la métapolitique est une stratégie longue et lente, qui se concentre sur un changement subtil de la culture en tant que précurseur d'une lutte politique réelle. C'est la partie Yin, tandis que la politique réelle est la partie Yang du processus. Par conséquent, la métapolitique ne devrait pas se limiter à la lecture, à l'écriture et à la publication. La métapolitique doit promouvoir la germination des graines dans la politique réelle avant même la transformation culturelle complète. Comme nous pouvons le voir, les tactiques d'éenseignement, de connexion et de gouvernement utilisées par les trois métapolitologues peuvent être très utiles pour faire le lien entre le Yin et le Yang du processus. J'ai deux conseils à donner aux praticiens de la métapolitique. Premièrement, les compétences politiques, sociales et diplomatiques doivent être cultivées pour assurer le succès de ces tactiques. Il ne suffit pas de s'asseoir, d'écrire et de publier. L'enseignement, la mise en réseau et l'influence directe sur les gouvernements requièrent une sagesse pratique. Deuxièmement, même si les métapolitologues doivent s'engager auprès du gouvernement, ils doivent rester dans la sphère Yin, c'est-à-dire faire profil bas et travailler dans l'ombre, en attendant l'arrivée de l'ère Yang, c'est-à-dire la nouvelle hégémonie culturelle et le succès politique.

lundi, 14 avril 2025

Démocratie libérale: le régime des débatteurs

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Démocratie libérale: le régime des débatteurs

Raphael Machado

Pourquoi les débats sont-ils généralement inutiles ?

Chaque fois que j'assiste à un débat (ou que j'en entends parler), j'en sors avec la conviction qu'il s'agit de l'une des activités les plus inutiles du monde contemporain. Mais j'extrapole aussi la réalité des débats à la nature même de la démocratie libérale.

En ce qui concerne le débat lui-même, comme nous le voyons en période électorale ou sur l'internet, il est traité comme un moyen de « découvrir la vérité » où la « bonne » chose à faire est d'être celui qui « gagne » le débat. Apparemment, celui qui « gagne » un débat électoral obtient quelques voix de plus dans la dernière ligne droite. Quant aux autres types de débats, il semble que certaines personnes changent même d'idéologie à cause du résultat d'un débat en ligne.

Pour moi, tout cela n'est que folie, tout simplement parce que les débats sont un moyen absolument inefficace de découvrir une quelconque vérité. Si nous ne parlons pas ici d'un dialogue platonicien, les débats ne sont rien d'autre que des disputes rhétoriques dans lesquelles l'éristique se distingue. Ce qui compte, c'est de « gagner », et l'on met donc l'accent sur une série de facteurs qui n'ont rien à voir avec l'examen de la question : l'assurance, la diction, l'incisivité, la rapidité d'élocution, les accroches, les sophismes en tout genre, etc.

Dans un débat, par exemple, il est important d'avoir « des réponses sur le bout de la langue » à tout ce que dit l'adversaire. De préférence des réponses qui contiennent des phrases d'accroche. C'est excellent pour couper. Mauvais pour la recherche de la vérité. La vérité n'est souvent atteinte que par une réflexion lente et silencieuse. Certaines vérités doivent mûrir comme le vin pour être accessibles. La vérité n'a donc pas grand-chose à voir avec les mots maniés comme lors d'un combat d'escrime et beaucoup à voir avec le silence.

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Qu'est-ce que cela signifie - pour la gestion de l'État - qu'un politicien réussisse bien dans les débats ? Absolument rien. Tout au plus peut-on conclure qu'il est un bon acteur et qu'il maîtrise bien la rhétorique. Rien de plus. Il en va de même pour les débats « intellectuels » ou « idéologiques ». Ces débats, d'ailleurs, comme les débats religieux, sont impossibles parce qu'ils violent une règle de base du débat formel, qui est le point de départ commun. Les parties doivent partir d'un ensemble de vérités avec lesquelles elles sont toutes deux d'accord et elles doivent être en harmonie linguistique. Par exemple : quelle est la logique d'un débat théologique entre un catholique et un musulman sunnite ? Aucune. Tout au plus peut-on prouver qui comprend le mieux sa religion, mais aucune vérité religieuse n'est démontrée par un débat entre différentes religions.

La vérité est loin d'être là. Tout ce que nous avons, c'est un spectacle. Les gens le regardent comme s'il s'agissait d'un match de football, et chacun repart avec des convictions renforcées. Les deux camps revendiquent la victoire, leurs supporters applaudissent.

Nous pouvons aller un peu plus loin et extrapoler du débat politique électoral à la manière même dont les affaires publiques sont conduites dans les régimes de démocratie libérale.

Dans la démocratie libérale, l'institution centrale est le parlement, c'est-à-dire l'assemblée au sein de laquelle les représentants élus du peuple débattent de l'élaboration de lois visant à résoudre les problèmes, à répondre aux crises ou à améliorer les choses. Dans la perspective libérale-démocratique typique, l'exécutif n'est que l'exécutant des lois et le judiciaire n'est que l'exécutant des lois dans les situations litigieuses. Le cœur de l'État est l'ordre normatif produit en permanence par le pouvoir législatif.

Les parlementaires discutent, débattent et négocient, convaincus qu'ils peuvent trouver la meilleure solution aux problèmes nationaux. Mais ce qui se passe dans le débat entre deux personnes se passe aussi dans le débat entre tous. Il n'y a pas de vérité car le débat parlementaire porte sur les « avantages » et les « inconvénients », qui vont de la satisfaction d'intérêts personnels à la garantie d'une réélection, en passant par l'échange de faveurs, etc. Chaque projet de loi est donc méconnaissable lorsqu'il parvient à être adopté : il est abaissé au plus petit dénominateur commun pour assurer le plus grand consensus possible et subit des greffes à n'en plus finir. Seules les lois non pertinentes sont adoptées sans trop de difficultés.

Imaginez maintenant cet état de bavardage vide de sens et d'orientation en période de crise, lorsque la survie du pays est menacée par une situation imprévue. Une solution rapide est nécessaire, mais personne ne peut l'offrir, parce que les bavards ont besoin d'argumenter, de négocier, de débattre jusqu'à ce qu'ils parviennent à quelque chose. C'est de là que proviennent plusieurs des principales réflexions de Schmitt sur les problèmes intrinsèques du libéralisme.

En effet, de même que nous approchons la vérité par une réflexion silencieuse et que nous pouvons la présenter au monde par un dialogue ordonné et respectueux, les affaires publiques ne peuvent être bien menées que si l'action décisive d'un exécutif fort, conseillé par des experts indifférents au spectacle rhétorique, se superpose au bavardage.

lundi, 07 avril 2025

Carl Schmitt et la résistance tellurique au système

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Carl Schmitt et la résistance tellurique au système

par Nicolas Bonnal

Il y a dix ans, pendant les fortes manifs des jeunes chrétiens contre les lois socialistes sur la famille (lois depuis soutenues et bénies par la hiérarchie et par l’ONG du Vatican mondialisé, mais c’est une autre histoire), j’écrivais ces lignes :

« Deux éléments m’ont frappé dans les combats qui nous occupent, et qui opposent notre jeune élite catholique au gouvernement mondialiste aux abois : d’une part la Foi, car nous avons là une jeunesse insolente et fidèle, audacieuse et tourmentée à la fois par l’Ennemi et la cause qu’elle défend ; la condition physique d’autre part, qui ne correspond en rien avec ce que la démocratie-marché, du sexe drogue et rock’n’roll, des centres commerciaux et des jeux vidéo, attend de la jeunesse.»

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L’important est la terre que nous laisserons à nos enfants ne cesse-ton de nous dire avec des citations truquées ; mais l’avenir c’est surtout les enfants que nous laisserons à la terre ! Cela les soixante-huitards et leurs accompagnateurs des multinationales l’auront mémorisé. On a ainsi vu des dizaines milliers de jeunes Français – qui pourraient demain être des millions, car il n’y a pas de raison pour que cette jeunesse ne fasse pas des petits agents de résistance ! Affronter la nuit, le froid, la pluie, les gaz, l’attente, la taule, l’insulte, la grosse carcasse du CRS casqué nourri aux amphétamines, aux RTT et aux farines fonctionnaires. Et ici encore le système tombe sur une élite physique qu’il n’avait pas prévue. Une élite qui occupe le terrain, pas les réseaux.

Cette mondialisation ne veut pas d’enfants. Elle abrutit et inhibe physiquement – vous pouvez le voir vraiment partout - des millions si ce n’est des milliards de jeunes par la malbouffe, la pollution, la destruction psychique, la techno-addiction et la distraction, le reniement de la famille, de la nation, des traditions, toutes choses très bien analysées par Tocqueville à propos des pauvres Indiens :

« En affaiblissant parmi les Indiens de l'Amérique du Nord le sentiment de la patrie, en dispersant leurs familles, en obscurcissant leurs traditions, en interrompant la chaîne des souvenirs, en changeant toutes leurs habitudes, et en accroissant outre mesure leurs besoins, la tyrannie européenne les a rendus plus désordonnés et moins civilisés qu'ils n'étaient déjà. »

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Et bien les Indiens c’est nous maintenant, quelle que soit notre race ou notre religion, perclus de besoins, de faux messages, de bouffes mortes, de promotions. Et je remarquais qu’il n’y a rien de pire pour le système que d’avoir des jeunes dans la rue (on peut en payer et en promouvoir, les drôles de Nuit debout). Rien de mieux que d’avoir des feints-esprits qui s’agitent sur les réseaux sociaux.

J’ajoutais :

« Et voici qu’une jeunesse montre des qualités que l’on croyait perdues jusqu’alors, et surtout dans la France anticléricale et libertine à souhait ; des qualités telluriques, écrirai-je en attendant d’expliquer ce terme. Ce sont des qualités glanées au cours des pèlerinages avec les parents ; aux cours des longues messes traditionnelles et des nuits de prières ; au cours de longues marches diurnes et des veillées nocturnes ; de la vie naturelle et de la foi épanouie sous la neige et la pluie. On fait alors montre de résistance, de capacité physique, sans qu’il y rentre de la dégoutante obsession contemporaine du sport qui débouche sur la brutalité, sur l’oisiveté, l’obésité via l’addiction à la bière. On est face aux éléments que l’on croyait oubliés. »

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Enfin je citais un grand marxiste, ce qui a souvent le don d’exaspérer les sites mondialistes et d’intriquer les sites gauchistes qui reprennent mes textes. C’est pourtant simple à comprendre : je reprends ce qui est bon (quod verum est meum est, dit Sénèque) :

« Je relis un écrivain marxiste émouvant et oublié, Henri Lefebvre (photo), dénonciateur de la vie quotidienne dans le monde moderne. Lefebvre est un bon marxiste antichrétien mais il sent cette force. D’une part l’URSS crée par manque d’ambition politique le même modèle de citoyen petit-bourgeois passif attendant son match et son embouteillage ; d’autre part la société de consommation crée des temps pseudo-cycliques, comme dira Debord et elle fait aussi semblant de réunir, mais dans le séparé, ce qui était jadis la communauté. Lefebvre rend alors un curieux hommage du vice à la vertu ; et il s’efforce alors à plus d’objectivité sur un ton grinçant.

Le catholicisme se montre dans sa vérité historique un mouvement plutôt qu’une doctrine, un mouvement très vaste, très assimilateur, qui ne crée rien, mais en qui rien ne se perd, avec une certaine prédominance des mythes les plus anciens, les plus tenaces, qui restent pour des raisons multiples acceptés ou acceptables par l’immense majorité des hommes (mythes agraires).

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Le Christ s’exprime par images agraires, il ne faut jamais l’oublier. Il est lié au sol et nous sommes liés à son sang. Ce n’est pas un hasard si Lefebvre en pleine puissance communiste s’interroge sur la résilience absolue de l’Eglise et de notre message :

Eglise, Saint Eglise, après avoir échappé à ton emprise, pendant longtemps je me suis demandé d’où te venait ta puissance.

Oui, le village chrétien qui subsiste avec sa paroisse et son curé, cinquante ans après Carrefour et l’autoroute, deux mille ans après le Christ et deux cents ans après la Révolution industrielle et l’Autre, tout cela tient vraiment du miracle.

Le monde postmoderne est celui du vrai Grand Remplacement : la fin des villages de Cantenac, pour parler comme Guitry. Il a pris une forme radicale sous le gaullisme : voyez le cinéma de Bresson (Balthazar), de Godard (Week-end, Deux ou trois choses), d’Audiard (les Tontons, etc.). Le phénomène était global : voyez les Monstres de Dino Risi qui montraient l’émergence du citoyen déraciné et décérébré en Italie. L’ahuri devant sa télé…

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Il prône ce monde une absence de nature, une vie de banlieue, une cuisine de fastfood, une distraction technicisée. Enfermé dans un studio à mille euros et connecté dans l’espace virtuel du sexe, du jeu, de l’info. Et cela donne l’évangélisme, cette mouture de contrôle mental qui a pris la place du christianisme dans pas le mal de paroisses, surtout hélas en Amérique du Sud. Ce désastre est lié bien sûr à l’abandon par une classe paysanne de ses racines telluriques. Je me souviens aux bords du lac Titicaca de la puissance et de la présence catholique au magnifique sanctuaire de Copacabana (rien à voir avec la plage, mais rien) (photo) ; et de son abandon à la Paz, où justement on vit déjà dans la matrice et le conditionnement. Mais cette reprogrammation par l’évangélisme avait été décidée en haut lieu, comme me le confessa un jour le jeune curé de Guamini dans la Pampa argentine, qui évoquait Kissinger.

J’en viens au sulfureux penseur Carl Schmitt, qui cherchait à expliquer dans son Partisan, le comportement et les raisons de la force des partisans qui résistèrent à Napoléon, à Hitler, aux puissances coloniales qui essayèrent d’en finir avec des résistances éprouvées ; et ne le purent. Schmitt relève quatre critères : l’irrégularité, la mobilité, le combat actif, l’intensité de l’engagement politique.

En allemand cela donne : Solche Kriterien sind: Irregularität, gesteigerte Mobilität des aktiven Kampfes und gesteigerte Intensität des politischen Engagements.

Tout son lexique a des racines latines, ce qui n’est pas fortuit, toutes qualités de ces jeunes qui refusèrent de baisser les bras ou d’aller dormir : car on a bien lu l’Evangile dans ces paroisses et l’on sait ce qu’il en coûte de trop dormir !

Schmitt reconnaît en fait la force paysanne et nationale des résistances communistes ; et il rend hommage à des peuples comme le peuple russe et le peuple espagnol : deux peuples telluriques, enracinés dans leur foi, encadrés par leur clergé, et accoutumés à une vie naturelle et dure de paysan. Ce sont ceux-là et pas les petit-bourgeois protestants qui ont donné du fil à retordre aux armées des Lumières ! Notre auteur souligne à la suite du théoricien espagnol Zamora (comme disait Jankélévitch il faudra un jour réhabiliter la philosophie espagnole) le caractère tellurique de ces bandes de partisans, prêts à tous les sacrifices, et il rappelle la force ces partisans issus d’un monde autochtone et préindustriel. Il souligne qu’une motorisation entraîne une perte de ce caractère tellurique (Ein solcher motorisierter Partisan verliert seinen tellurischen Charakter), même si bien sûr le partisan – ici notre jeune militant catholique - est entraîné à s’adapter et maîtrise mieux que tous les branchés la technologie contemporaine (mais pas moderne, il n’y a de moderne que la conviction) pour mener à bien son ouvrage.

9782080812599-475x500-1-2922018611.jpgSchmitt reconnaît en tant qu’Allemand vaincu lui aussi en Russie que le partisan est un des derniers soldats – ou sentinelles – de la terre (einer der letzten Posten der Erde ; qu’il signifie toujours une part de notre sol (ein Stück echten Bodens), ajoutant qu’il faut espérer dans le futur que tout ne soit pas dissous par le melting-pot du progrès technique et industriel (Schmelztiegel des industrielltechnischen Fortschritts). En ce qui concerne le catholicisme, qui grâce à Dieu n’est pas le marxisme, on voit bien que le but de réification et de destruction du monde par l’économie devenue folle n’a pas atteint son but. Et qu’il en faut encore pour en venir à bout de la vieille foi, dont on découvre que par sa démographie, son courage et son énergie spirituelle et tellurique, elle n’a pas fini de surprendre l’adversaire.

Gardons une condition, dit le maître : den tellurischen Charakter. On comprend que le système ait vidé les campagnes et rempli les cités de tous les déracinés possibles. Le reste s’enferme dans son smartphone, et le tour est joué.

Bibliographie

Carl Schmitt – Du Partisan

Tocqueville – De la démocratie I, Deuxième partie, Chapitre X

Guy Debord – La Société du Spectacle

Henri Lefebvre – Critique de la vie quotidienne (Editions de l’Arche)

vendredi, 28 mars 2025

La menace libérale

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La menace libérale

Georges Feltin-Tracol

Né en 1966 à Gijón dans les Asturies, Carlos X. Blanco enseigne la philosophie. Lecteur assidu d’Oswald Spengler, de Ludwig Klages, de David Engels et de Robert Steuckers, il a signé plusieurs essais parmi lesquels La caballería espiritual. Un ensayo de psicología profunda (2018), Ensayos antimaterialistas (2021) ou La insubordinación de España (2021). Récemment fondées, les éditions La Nivelle publient enfin un court essai, Le virus du libéralisme, la traduction française de El virus del liberalismo. Un virus recorre el mundo (2021).

À rebours de la mode actuelle qui voit une droite nationale – identitaire européenne se fourvoyer dans l’adulation de Donald Trump, d’Elon Musk et du président argentin Javier Milei, Carlos X. Blanco conteste l’idéologie libérale sous ses différentes facettes mortifères en appliquant à sa réflexion « la méthode de l’analyse dialectique […], par essence, holistique et fonctionnelle ».

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Ainsi constate-t-il que « l’économie est libérée du pouvoir politique », ce qui favorise la propagation du « virus du libéralisme […], véritable parasite culturel, [qui] n’a pas de vie propre. Son activité vitale, car elle est toute de prédation et de reproduction, n’a pas de moteur propre ». Cependant, « ce virus a favorisé et profité de la dissolution de la communauté traditionnelle ». Il estime que « le monde d’aujourd’hui est un monde pornographique. C’est l’essence ultime et radicale du libéralisme et de l’expansion du mode de production capitaliste dans sa phase mondialiste ». Il cible aussi volontiers « la “ mondialisation “ [qui] n’est rien d’autre que le nom à la mode qui résume les tendances expansives, intrusives et destructrices du capitalisme à l’échelle planétaire ».

Selon l’auteur, « l’impérialisme américain est l’agent militaire de l’avant-garde et de la mondialisation forcée, entendue au sens strictement économique, la mondialisation exercée par le capital mondial ». Toutefois, « aujourd’hui, le libéralisme n’est pas exclusivement représenté par les États-Unis et leur cortège de satellites anglo-saxons et sionistes ». Bien avant la distorsion actuelle des relations transatlantiques sous les coups de butoir du trio Donald Trump – JD Vance – Marco Rubio, il devine que pour les États-Unis d’Amérique, « l’alliance actuelle avec l’Europe est purement conjoncturelle, et un jour viendra où elle sera rompue. L’ingérence des sionistes, des Russes et des Chinois, le conflit avec les forces plus expansionnistes de l’Islam, etc., y seront pour quelque chose ». La dissociation en cours est finalement la bienvenue, surtout si l’idéologie libérale « est la cause de la mort de l’Europe ».

L’échec pseudo-européen

Ces fortes considérations confirment un solide réalisme, en particulier sur le sort de la politogenèse européenne. L’Europe « est le jouet de l’américanisme et du sionisme. Elle n’a pas de véritable armée, et son économisme forcené empêche une éducation exigeante et disciplinée de ses citoyens pour une véritable Union fédérale européenne. » L’auteur rappelle avec une ironie cinglante que « cette même merveilleuse Union [...] a permis les génocides lors des guerres de l’ex-Yougoslavie. Cette même “ union de destin dans l’universel “ [...] a récemment couvert et dissimulé les vols secrets de la CIA ». Plus récemment, elle a annulé le second tour de l’élection présidentielle en Roumanie comme elle avait incité en 2016 à organiser un autre second tour pour l’élection du chef d’État autrichien.

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Il soutient en outre que « l’Union européenne est une union d’États, mais elle n’est pas du tout une union de peuples. États et peuples : deux catégories conceptuelles disjointes ». Il est toujours heureux de procéder à cette distinction salutaire. Peuples et États ne sont jamais synonymes ou interchangeables. L’État – peuple (et non l’État-nation) est rare si on prend le mot « peuple » dans son acception ethno-culturelle, à l’exception peut-être du cas de la République populaire démocratique de Corée. L’État – peuple dans un sens social (et plébéien) n’existe pas, y compris au temps du socialisme soviétique.

L’État peut susciter un peuple suivant une approche civique et contractuelle, c’est-à-dire un ensemble de citoyens égaux en droits et en devoirs, une collectivité politique qui gommerait les spécificités bio-culturelles. On trouve encore des États formés de plusieurs peuples, surtout en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Des peuples relèvent de plusieurs appartenances étatiques distinctes (des francophones vivent dans le Val d’Aoste italien, en Suisse romande, en Wallonie belge sans omettre, outre-Atlantique, les Francos et les Cajuns aux États-Unis, les Québécois, les Acadiens, les « Bois-Brûlés » et les Fransaskois au Canada).

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Entre les séparatismes régionaux qui minent l’Espagne et un étatisme centralisateur qui efface les différences historiques et populaires, Carlos X. Blanco adopte une troisième voie. « Ni un nationalisme espagnol jacobin, comme celui de l’UPyD [centristes centralisateurs] ou de Vox [droite nationaliste], ni un post-communisme sans Marx comme Podemos [l’équivalent espagnol de La France insoumise] (et donc sans une analyse actualisée du mode de production capitaliste en termes d’exploitation, de plus-value et d’aliénation) n’ont d’avenir à long terme. » Mieux, « l’État d’Espagne n’existe presque pas, d’après ce [que les politiciens installés] nous disent, c’est une sorte d’ONG “ qui veille à la solidarité “ entre les régions autonomes, et autres balivernes ». Les souverainismes nationaux et régionaux incarnent dorénavant de « vieilles idéologies ou des tactiques usées qui incitent à la méfiance, renforcent la partitocratie et profitent à une partie de l’oligarchie. Elles sont incapables de dépasser le cadre actuel : “ l’Espagne “ et “ l’Europe “ sont pensées en termes de catégories anciennes et vides. De plus, elles ignorent la géopolitique actuelle : un Islam en guerre civile, une africanisation de l’Europe, une réorganisation des puissances extracommunautaires (Chine, Russie, Inde, Brésil, etc.) qui rend dangereux notre partenariat avec les États-Unis, etc. ».

Par ailleurs, l’auteur décrit l’Union dite européenne comme l’« absorption centralisée despotique des souverainetés nationales, avec sa recherche perpétuelle de mécanismes pour empêcher de manière coercitive le protectionnisme économique de chaque État-nation, avec sa soumission désastreuse aux diktats mondialistes ». Pour lui, « ceux qui disent que l’Union européenne est un antidote à l’étatisme savent qu’ils mentent. L’Union européenne est une entité monstrueuse, une entité de signe clairement capitaliste et au service de la grande accumulation de la plus value. L’Union européenne n’est pas “ moins d’État “, ni au sens libéral, ni au sens anarchiste : c’est simplement le club des États-nations existants et l’instrument de quelques-uns d’entre eux avec la primauté desquels ils pourront exercer une sorte de néo-colonialisme sur les autres ».

Refondation néo-médiévale pour le XXIe siècle

Au début du XVIIIe siècle au moment de la terrible Guerre de Succession d’Espagne (1701 – 1714), Carlos X. Blanco aurait certainement été un austraciste ardent, c’est-à-dire un partisan espagnol du prétendant Charles de Habsbourg. Hostile à la dynastie des Bourbons restaurée en 1975, il déplore l’américanisation accélérée de la Couronne et de la vie politique espagnole. Il condamne en outre, d’une part, « le concept d’égalité (de tous les hommes) [qui] dissimule l’inégalité matérielle de l’espèce à tous égards, surtout en ce qui concerne la possession des moyens de production », et, d’autre part, au risque de passer pour un réactionnaire, « la démocratie, qui […] est strictement une forme de droit politique, [désormais ...] transplantée sur des terrains où le concept même dégénère ». Il en sort dès lors la « langue de coton » (titre d’un ouvrage de François-Bernard Huyghe paru en 1991), le politiquement correct et le wokisme.

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On décèle dans les analyses de Carlos X. Blanco (photo) des formulations qui se rapprochent de celles du Français Guy Debord dans La société du spectacle (1967), puis dans Commentaires sur la société du spectacle (1988). A-t-il lu Debord ? On peut le supposer comme il a dû s’intéresser aux écrits de Guillaume Faye. En effet, il affirme que « occidental et européen seront des termes mal assortis. Ils ne le sont pas déjà, mais la divergence ne fera que s’accentuer dans les décennies à venir ». Retrouver l’essence de l’Européen implique au préalable de récuser « le “ moderne “ [qui] était donc le processus de sécularisation du moi protestant ». L’apparition et l’expansion de l’individualisme a aboli « la véritable charité, c’est-à-dire l’amour de l’autre qui consiste à le considérer comme une partie de son propre sang et comme un aspect de la même communauté éthique organique ». Issu de la matrice réformée, prélude de la fétide idéologie des Lumières, l’individualisme a conçu le libéralisme, grand corrupteur des liens organiques communautaires. « Les assemblées et les synodes, les hiérarchies et les corps intermédiaires, les principes de subsidiarité et de droit naturel protégeaient l’homme de tout réductionnisme. Ils protégeaient l’individu du virus libéral. » En réponse, il insiste sur l’obligation impérieuse de redécouvrir le « féodalisme [qui] est un personnalisme par opposition à la réification capitaliste ». Il faut néanmoins faire attention quand on aborde cette notion historique. Karl Marx se trompe quand il parle de l’économie féodale. Féodalisme et féodalité s’inscrivent dans l’essence du politique, et non dans celle de l’économique, en établissant des liens synallagmatiques en dépit d’une forte hiérarchisation politico-sociale entre membres du clergé et/ou de la noblesse.

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À l’instar du philosophe russe Nicolas Berdiaeff, Carlos X. Blanco préconise le retour au Moyen Âge dans un contexte techno-scientifique avancé. « Ce que l’on appelle le Moyen âge, et sa continuité légitime, l’Empire de la Monarchie hispanique, fut un katechon, l’esprit de résistance et de recomposition de cette Unité spirituelle, qui est aussi une union politico-militaire, de l’Imperium. » On sait par Carl Schmitt que le katechon est le retardateur de l’avènement de l’Antéchrist. Il s’agit d’un facteur déterminant qui empêche le surgissement du chaos en grande politique. En se référant à la Monarchie hispanique, puissance à la fois tellurocratique et thalassocratique, qui surplombait divers peuples (dont les francophones arpitans de Franche-Comté et les locuteurs d’oïl picard des Pays-Bas), l’auteur fait-il une allusion implicite à une nouvelle Union des Armes ? En 1626, le roi d’Espagne Philippe IV tenta d’accélérer l'unité de ses couronnes et royaumes (Castille, Portugal, Pays-Bas, Aragon, Deux-Siciles, Franche-Comté et possessions ultra-marines d’Amérique, d’Afrique et d’Asie) sur les plans militaire et financier. Les réserves et autres réticences des assemblées provinciales paralysèrent et interrompirent finalement cette grande idée géopolitique inaboutie.

On le voit, Le virus du libéralisme montre une hostilité radicale envers la marchandisation du monde. Carlos X. Blanco tient une position essentielle dans l’actuel combat des idées. Un fascicule à méditer d’urgence !

  • Carlos X. Blanco, Le virus du libéralisme. Un virus s’abat sur le monde, Éditions La Nivelle, 2024, 71 p., 11,98 €.

mardi, 25 mars 2025

L'Etat vrai et la politique organique selon Othmar Spann - Rétrospective et essai de réactualisation

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L'Etat vrai et la politique organique selon Othmar Spann - Rétrospective et essai de réactualisation

Entretien avec Robert Steuckers

Entretien paru préalablement dans le n°16 (janvier 2025) de la revue Les Ecrits de Rome (Laval, France), dirigée par Louis Marguet et Louis Furiet (contact: ecritsderome@gmail.com)

Sociologue et philosophe, Othmar Spann fut l’une des principales figures de ladite « révolution conservatrice » en Autriche. Pourriez-vous d’abord rappeler la nature de cette nébuleuse ? À quel courant Spann appartenait-il en son sein ?

S’il fallait résumer en quelques mots la nature de la nébuleuse que fut (et reste) la « révolution conservatrice » dans les pays germanophones, je dirai qu’elle constitue un ensemble, assez varié, de réactions philosophiques et politiques qui entendaient rejeter tous les linéaments du libéralisme occidental, revenir à l’équilibre diplomatique de l’ère bismarckienne (avec de bons rapports avec la Russie) et à l’efficacité de l’Obrigkeitsstaat (la forme d’Etat démocratique et parlementaire mais assortie de pouvoirs régaliens forts, que l’on qualifierait d’illibéral aujourd’hui). A cela s’ajoute, l’expérience traumatisante de la première guerre mondiale et surtout de la défaite et de la disparition imposée de cet Obrikeitsstaat qui avait sorti l’Allemagne, au 19ème siècle, de la misère impolitique où elle avait longtemps végété.

Il ne faut pas oublier que l’Allemagne est un pays bi-confessionnel, catholique et protestant-luthérien : Spann, dans ce contexte, est catholique et entend donc penser un système politique, économique et social qui correspond à l’idéal communautaire des traditions catholiques, souvent rurales. Son influence s’exercera principalement sur les réseaux jungkonservativ, selon la classification d’Armin Mohler, bien que l’impact de son oeuvre, rigoureuse, puisse se repérer bien au-delà des catégories habituelles où l’on range les auteurs appartenant au filon RC.

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Spann décrivait l’État comme un tout « organique », auquel il appliquait le célèbre principe aristotélicien, repris par Thomas d’Aquin, selon lequel totum ante partes, le tout précède les parties. Peut-on dire que la sociologie de Spann s’appuyait au fond sur une philosophie aristotélico-thomiste ? Et si oui, pourquoi le choix d’une telle philosophie ?

Bien sûr, Spann pose son œuvre comme une réponse solide à la modernité, qui a commencé à la Renaissance et a culminé avec la Révolution française. Il choisit une terminologie particulière, qui déroute un peu le lecteur d’aujourd’hui, en opposant la pensée politique individualiste (qu’il entend combattre) à la pensée politique universaliste (qu’il veut promouvoir, entendant par « universalisme » la définition qu’en fit Aristote).

L’individualisme selon Spann est donc ce que la plupart des autres critiques de la modernité appellent le libéralisme, tant dans sa version classique/modérée que dans sa version gauchiste (selon l’usage anglo-saxon du terme « liberal »). L’individualisme selon Spann à des racines profondes remontant à la Renaissance, moment historique où l’homme se détache et se libère de tous les liens sociaux qui existaient au moyen-âge, époque des guildes et des corporations, des ordres de chevalerie et des ordres monacaux, sous le baldaquin théologico-philosophique qu’était la scolastique (c’est-à-dire la pensée d’Aristote revue et christianisée par Saint Thomas d’Aquin). Il déplore la destruction de l’esprit médiéval et surtout des liens corporatifs qui équilibraient les sociétés européennes.

En même temps, il constate l’irruption de la dissolution individualiste dans la sphère politique, laquelle dissolution se repère chez Hobbes (où l’Etat n’assure qu’une simple protection, finalement très théorique), dans le volontarisme qui entend dépasser par la volonté tout ce qui s’oppose à l’individu, dans le culte du génie qui se suffit à lui-même et débouche sur une forme de titanisme, dans le mythe de Robinson Crusoé qui fait miroiter l’idéal d’une autonomie totale, sans société, comme le voudra, quelques siècles plus tard, Margaret Thatcher (« There is no society »).  

Le néolibéralisme, qui triomphe de nos jours est l’exact contraire de la société néo-médiévale espérée par Spann. Celui-ci, catholique, croit en une réalité suprasensible, métaphysique et spirituelle, existant séparément de la réalité matérielle et hissée au-dessus de cette dernière, le matériel n’étant que le reflet imparfait de cette réalité suprasensible (il y a beaucoup de platonisme chez Spann !). L’Etat vrai, en ce sens, doit être conforme aux lois divines. Telle est bien la raison fondamentale qui a poussé Spann à reprendre et à actualiser le corpus médiéval scolastico-thomiste.

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Othmar Spann est aussi connu pour sa réflexion sur l’ « État vrai », qu’il opposait aux abstractions individualistes des Modernes reposant notamment sur les théories de l’ « état de nature » et du « contrat social ». Qu’entendait-il par cette expression d’« État vrai » ?

L’Etat vrai de Spann dérive de sa définition de la société, laquelle, pour lui, est un tout dont les parties ne sont pas à proprement parler « autonomes et indépendantes » mais sont, en une certaine façon, les organes d’un Tout. Les parties existent parce qu’elles sont nécessaires à la totalité/à l’holicité (Ganzheit). L’Etat vrai, pour faire simple, doit donc promouvoir, protéger, renforcer les liens entre ces organes et faire éclore les potentialités de cette unité organique, vivante et dynamique.

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Il n’y a donc plus d’  « Etat vrai » selon Spann : il s’agit de le reconstituer en évinçant les formes d’individualisme qui ont sapé l’Etat vrai antérieur, médiéval et corporatif. Ces formes d’individualisme sont l’anarchisme (dont les effets négatifs sont évidents), le machiavélisme (qui utilise la société à des fins triviales, pour satisfaire des ambitions ou des fringales de pouvoir déséquilibrantes), l’idéologie du « droit naturel » et du contrat (jusnaturalisme). Cette dernière idéologie a introduit dans l’histoire européenne 1) l’absolutisme éclairé où les parties délèguent leur pouvoir à un monarque (légitime ou non) et 2) la démocratie libérale, où les parties délèguent leur pouvoir à des mandataires. L’illusion de la « liberté individuelle », sans plus aucun lien social/communautaire, conduit à l’instauration d’un « Etat faux », qui est minimal, réduit à une association vaguement protectrice (protection qui, aujourd’hui, 74 ans après la mort de Spann, s’avère totalement illusoire), avec un droit qui n’autorise qu’un minimum de limitations à la liberté, ce qui permet, notamment aux sphères économiques, usurocratiques et autres, de dresser des factures léonines et contraignantes, acceptées par les tribunaux au nom de contrats qui ne tiennent jamais compte du principe « res sic stantibus », de se livrer à des captations de rente, etc.

L’irruption permanente de ferments de l’individualisme dans la chose politique détache celle-ci du réel, reflet des lois divines, lesquelles lois impliquent la Ganzheit, l’holicité, des sociétés. Si cette holicité de facture divine est absente, donc si l’Etat n’est pas « vrai »,  nous débouchons sur « un monde asocial d’atomes mus par leurs seules pulsions, sans responsabilité et sans liens enracinés (Spann parle plus spécifiquement de Rückbindung).

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D’autres dangers guettent la « véracité de la chose politique fondée sur les lois divines » : un mauvais usage de la notion d’holicité ou de communauté fait que l’on voit, dans tout « Etat faux », émerger des totalités partielles - les catholiques, les protestants, les végétariens, les ouvriers (au sens marxiste du terme), les animalistes, les espérantistes, etc.- qui bétonnent un éparpillement démesuré. L’ « Etat vrai » postule un principe d’intégration qui hiérarchise les valeurs et les priorités, avec, pour objectif, la stabilité sociale, l’harmonie, la justice-équité : les communautés ou Stände (états) peuvent regrouper les travailleurs manuels, les travailleurs hautement qualifiés, les gérants efficaces de l’économie vraie, les fonctionnaires indispensables, les militaires, les dignitaires de l’église, les enseignants (avec un Stand particulier pour ce que Spann appelle les « enseignants créatifs », correspondant peu ou prou aux philosophoi de la pensée platonicienne). Dans un tel « Tout », chacun doit pouvoir réaliser le meilleur de lui-même.

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L’élite d’un tel « Etat vrai » doit être « staatsgestaltend », soit « façonneuse d’Etatité », donner forme en permanence à la chose politique, ce qui fait de la notion spannienne de l’Etat vrai une notion dynamique et non statique (comme on le lui a parfois reproché, à tort). Autre aspect intéressant de la vision de l’Etat vrai chez Spann : la définition de l’économie qui doit être un moyen et non une fin, ein Mittel für Ziele, un moyen pour atteindre des objectifs définis avec clarté, constance et précision. Il n’y a donc pas de primat de l’économie dans l’Etat vrai. Une telle primauté est indice d’Etat faux. Spann demande à faire barrage au tout-économique (comme le fera aussi Carl Schmitt) et à refuser l’ « économicisation de la vie » (ce qui équivaut au slogan « ni capitalisme ni marxisme »). Spann est donc plus actuel que jamais car il refuse anticipativement ce à quoi nous assistons aujourd’hui où plus aucun frein n’est posé au tout-économique. Celui-ci ne vise aucun but sublime, idéal, ne cherche pas à promouvoir de « hautes valeurs », ne constitue jamais un plus d’ordre axiologique tel la stabilité sociale (on le voit du thatchérisme au macronisme, et aussi avec les outrances du gauchisme écolo dans l’Allemagne de Merkel à Scholz et Baerbock). Le tout-économique ne recherche que des profits sectoriels voire individuels à court terme. L’Etat faux où règne le tout-économique et où s’impose l’ « économicisation de la vie » ne connait pas la planification à long terme donc déstabilise dangereusement la chose politique.

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Sa pensée de l’« État vrai » le conduisit logiquement à prôner un État autoritaire de type corporatiste. Comment vit-il le régime corporatif fondé par le chancelier Dollfuss (photo, ci-dessus) en 1934 ? Peut-on dire que ce dernier a été influencé par la pensée de Spann ?

Il prônait certes un Etat autoritaire et corporatiste dans une Autriche mutilée après le Traité du Trianon, coupée qu’elle était des ressources agricoles de la Hongrie et de la Croatie et des atouts industriels de la Bohème. Il a appuyé la Heimwehr, le mouvement qui entendait soutenir le petit Etat autrichien résiduaire, au départ en s’appuyant résolument sur les nationaux-socialistes, en bout de course en cherchant un compromis avec le pouvoir en place à Vienne. Explorer les vicissitudes historiques de l’Autriche de l’entre-deux-guerres dépasserait le cadre de ce modeste entretien. On peut dire que Spann, et son principal disciple Walter Heinrich, ont animé quantité de manifestations liées au mouvement Heimwehr, avant et après leur rupture avec le national-socialisme.

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En revanche, ses théories ont inspiré bon nombre de penseurs catholiques italiens, lié au fascisme, dont Carlo Costamagna (photo). De plus, l’influence directe de Spann sur un Etat européen est dûment attestée dans la Slovaquie de Monseigneur Tiso, où un disciple local de Spann, Stefan Polakovic, a exercé une influence directe sur le fonctionnement du pays, au cours de ses six petites années d’existence. En France, les cercles de Spann ont exercé une influence directe sur certains autonomistes alsaciens, dont Hermann Bichler. Une étude plus approfondie du contexte centre-européen et du catholicisme allemand permettrait de répondre de manière plus exhaustive à votre question. Il faudra s’y atteler car il est impossible de comprendre une pensée, en n’étudiant qu’elle seule et en ignorant la complexité de son contexte.

Enfin, les nationaux-socialistes, après avoir cherché un temps à la récupérer, comprirent rapidement que la pensée du philosophe autrichien était incompatible avec la leur. Ce dernier fut arrêté le jour même de l’Anschluss. Qu’est-ce qui, dans sa pensée politique, rebutait le plus les intellectuels du NSDAP : sa dimension spiritualiste – inconciliable avec le racisme biologique –, ou sa vision même de l’État, qui différait de la conception totalitaire des dirigeants nazis ?

Ne nous livrons pas à ces manichéismes imbéciles qui marquent certaines écoles historiques francophones qui traitent de l’Allemagne, de l’Europe centrale ou des mouvements quiritaires européens, en montrant une fascination inversée pour le nazisme et en voulant tout ramener à lui, en commettant quantité d’anachronismes. Ainsi, ce qui leur plait est absous de toute compromission avec le nazisme, ce qui leur déplait est nazifié à outrance. Triste mentalité. Spann, pour parler vrai, a coopéré étroitement avec les nationaux-socialistes à partir de 1928-1929, soutenant notamment une association fondée par Alfred Rosenberg, Die Nationalsozialistischen Gesellschaft für die deutsche Kultur, dont il sera exclu en 1931 (sans doute à cause de l’anticatholicisme de Rosenberg). Il a animé les cercles du Hakenkreuzlertum à l’Univerité de Vienne et organisé des stages de formation pour les cadres NS en Autriche. Il voyait le NS comme un mouvement (qui n’était alors nulle part au pouvoir) dont la dynamique aurait été capable de faire advenir l’Etat corporatif, soit l’Etat vrai de ses vœux. La rupture viendra immédiatement après la dissolution du mouvement NS autrichien, suite à des violences démesurées et à l’attentat qui coûta la vie au Chancelier Dollfus. Spann ne pouvait plus travailler en Autriche en se réclamant ouvertement de la NSDAP allemande. Par ailleurs, des maximalistes, en Allemagne, se mirent à traquer les intellectuels catholiques au sein des instances du parti. Carl Schmitt en fit les frais en 1936. Spann a critiqué les conceptions raciales du national-socialisme à partir de 1934, selon des modalités que l’on retrouve chez d’autres auteurs tels Ludwig-Ferdinand Clauss et Julius Evola. L’homme est, pour ces auteurs, un être spirituel avant d’être un être simplement biologique, mais cette spiritualité intrinsèque doit être en harmonie avec une forme somatique chaque fois particulière (nordique chez les uns, bédouine chez le Clauss qui étudie les tribus du désert du Néguev, etc.). Chaque spiritualité a sa forme somatique particulière.

Bibliographie :

jeudi, 20 mars 2025

Johannes Agnoli: la subversion comme Science

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Johannes Agnoli: la subversion comme Science

Portrait d’un penseur injustement oublié du radicalisme 

Werner Olles

Une image iconique: le 17 février 1968, l'« International Vietnam Congress » a lieu dans l'Auditorium Maximum de l’Université Technique de Berlin-Ouest. Sous un drapeau surdimensionné du FNL, portant les inscriptions « Pour la victoire de la révolution vietnamienne » et « Le devoir de tout révolutionnaire est de faire la révolution », environ 5000 participants applaudissent debout le discours d'ouverture de Karl Dietrich Wolff, président de la SDS. À la longue table installée sur le podium se sont levés les leaders de la SDS: Rudi Dutschke, Günter Amendt, Christian Semler, Gaston Salvatore, derrière eux Hans-Jürgen Krahl, et tout à fait à droite en arrière-plan, un jeune homme d'une vingtaine d'années, qui est l'auteur de ces lignes, dont la présence devait garantir la sécurité de Wolff. Tout à gauche sur le podium, un homme en chemise blanche avec une cravate, qui se distingue également parce qu'il est visiblement plus âgé que les autres hommes, tous très jeunes: Johannes Agnoli. Après les discours agités et combattifs de Wolff, Dutschke et Krahl, l'auteur de la bible de la Nouvelle Gauche, de la SDS et de l'APO, La transformation de la démocratie ne sera pas présent à la grande manifestation le lendemain, mais son influence déterminante sur le mouvement étudiant de 67/68 en a déjà fait l'une de leurs figures de proue.

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Giovanni Agnoli – il ne deviendra Johannes que plus tard – naît le 22 février 1925 à Valle di Cadore, un petit village dans les Dolomites. Encore à l'école primaire, il devient membre de l'organisation de jeunesse fasciste Gioventù Italiana del Littorio, et finit par devenir chef provincial de la jeunesse fasciste des écoles. À 18 ans, il travaille dans la « Commission de la culture » et est rédacteur de la revue Dolomiti. Il y écrit: « Croire en notre juste cause, en l'idée pour laquelle beaucoup de jeunes hommes meurent aujourd'hui, parce que seuls nous avons le droit de nous appeler défenseurs de la culture: parce que notre foi ne porte pas seulement le nom de fascisme, mais plutôt le nom d'Europe. »

La Seconde Guerre mondiale, le jeune Agnoli la comprend comme un combat entre la culture du capitalisme, incarnée par les États-Unis et l'Angleterre, et la culture du travail, représentée par l'alliance entre l'Italie et l'Allemagne, comme un combat de la « puissance de l'or » contre la « force du travail du peuple. » Il vénère le poète Ezra Pound, le sociologue et économiste Vilfredo Pareto et le théoricien de l'État Niccolò Machiavelli, et en 1943, après la chute de Mussolini et l’occupation allemande de l'Italie, il s'engage volontairement dans les Waffen-SS, qui, parce qu'il est un alpiniste passionné, le muteront dans les unités de chasseurs de montagne de la Wehrmacht, avec lesquels il combat les partisans de Tito en Yougoslavie.

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En mai 1945, il est capturé par les Britanniques, mais même après sa libération en 1948, son enthousiasme pour l'Allemagne reste intact. Avec une bourse destinée aux anciens combattants, il commence ses études de philosophie, suit des cours avec Eduard Spranger, obtient un doctorat en philosophie et passe un examen en sciences politiques avec Theodor Eschenburg. En 1957, Agnoli rejoint la SPD, dont il est exclu en 1961 en tant que membre de la "Société de soutien socialiste" en raison de la résolution d’incompatibilité avec le SDS qui avait été adoptée. Sur recommandation de Wolfgang Abendroth, il devient assistant d'Ossip K. Flechtheim à l'Institut Otto-Suhr et y obtient son habilitation en 1972.

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Le livre Johannes Agnoli ou : la Subversion comme science, publié par Michael Hewener et paru à temps pour son 100ème anniversaire, propose, après une introduction de l'éditeur sur la vie et l'œuvre d'Agnoli et sa conversion de la droite à la gauche, neuf textes programmatiques originaux. Il est clair,dans ces textes, qu'Agnoli rejette clairement le système représentatif, le parlementarisme et le modèle de démocratie conçu par la constitution, critiquant la démocratie libérale et l'État constitutionnel comme une oligarchie constitutionnelle qui trompe les électeurs et les confine dans leur impuissance politique. La constitution, en tant que compromis de classe, est censée tenir les masses à l'écart du pouvoir. Plus tard, Agnoli, qui se définit désormais comme un « marxiste libertaire », est accusé par Wolfgang Kraushaar et Götz Aly d’avoir largement gardé le silence sur son passé, tandis que l'éditeur et également plusieurs collègues d'Agnoli, tels que Wolf-Dieter Narr et Richard Stöss, ont fermement nié cela. Agnoli aurait parlé librement de sa jeunesse en société et n’aurait jamais renié son enthousiasme pour le fascisme à l’époque. En réalité, il ne l’a jamais refoulé et s'est toujours intéressé au fascisme.

La subversion comme essence de la libération, le malaise avec et dans la démocratie mettent la signification historique d'Agnoli sur le même plan que l'œuvre fondatrice de Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel. Les architectures systémiques et les pénibles phrasographes des divers marxismes-léninismes dans les pitoyables groupes K après la dissolution du SDS étaient à l'opposé de ce que représente une critique subversive et de la raison pure. En tant que praticien des Lumières, la propagande et le journalisme mensonger lui paraissaient abominables, et il n'avait que mépris pour la polémique grand public de Habermas contre le machiavélisme et l'ironie qui l'habite. Ainsi, il se distingue également du marxisme académique qui nie prématurément le moment du naïf en politique. Cela l'a immunisé contre toute théorisation et tout verbiage affecté qui se suffit à lui-même. Il s'opposait fermement à l'idée que la sphère privée doit être politique, affirmant que cette sphère privée doit justement être libérée du politique. Pour lui, réfléchir et anticiper était important, mais pas de manière trop sérieuse; des calembours formulés avec désinvolture faisaient partie de son approche, contrairement à tous ces « politisés », car l'intellectuel ne devait pas faire de la politique le sens même de sa vie.

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La transformation de la démocratie qu'il avait prédite de bonne heure est désormais arrivée à son terme. Agnoli a été qualifié « d'ennemi de l'État doté d'une chaire », ce qu'il n'a pas contesté, tandis que les révolutionnaires professionnels de 68 se plaignaient que l'État ne voulait pas les employer en tant qu’enseignants ou conducteurs de train. Il leur a dit qu'il était tout de même un peu étrange de mendier un poste bien rémunéré auprès de l'État afin de pouvoir mieux le combattre. Tout cela fait que la lecture des essais et articles d'Agnoli reste aujourd'hui un vif plaisir, car ses textes se distinguent agréablement de ceux des habituelles moulins à phrases de gauche et laissent sentir qu’ici un véritable penseur est à l’œuvre, qui ne cherche pas à invoquer de manière pathétique la classe ouvrière ou le socialisme, mais qui vise une critique sévère et une destruction. Bien qu'il se soit toujours distancié d'Adorno et de Horkheimer, c'est précisément ce qui l'unit aux deux penseurs de la Théorie Critique et de la « Dialectique Négative ». Sa compréhension des raisons pour lesquelles les mouvements apparemment dirigés contre ce qui existe (ce qui est "réellement existant") se mettent en réalité au service de ses intérêts, et se traduisent souvent par de pires conséquences: cela s'est vérifié aujourd'hui à un point qu'Agnoli lui-même n'aurait pu ou voulu envisager.

Que la gauche radicale succombe à l'effondrement de la modernisation et à travers plusieurs « crises de mise en œuvre » devienne ce qu'elle est aujourd'hui, un groupe quelconque sans aucune impulsion révolutionnaire théorique, était également une trajectoire tout à fait claire pour Agnoli, en tant que critique radical de la transformation du citoyen en marchandise. Ce mélange d'un militantisme à la fois touchant et aigri et d'un esprit aventureux inébranlable, que l'on aurait soupçonné dans les sectes ML tristement disparues, a désormais contaminé tous les restes de la gauche. Un penseur de l'envergure d'Agnoli est introuvable aujourd'hui. Quant à la droite intellectuelle, elle a tristement évité ses idées théoriques, bien qu'il soit évident qu'elle aurait pu en tirer un avantage métapolitique significatif. Gauches et droites sont deux mondes de pensée qui semblent avoir mal compris sa déclaration « La rébellion est toujours justifiée ! » comme un problème de déterminisme ou une réflexion théorique sur la crise, entraînant ainsi leur orthodoxie dans une boucle infinie de pistes ahistoriques. Cependant, un faux déterminisme est moins inhérent à la pensée d'Agnoli qu'à certaines interprétations historiques dogmatiques de gauche et de droite sur la légitimité de l'État, la domination sans sujet et une critique de la société simplifiée. Le chauvinisme du bien-être et l'effondrement du réalisme mènent inévitablement au Rien ne va plus et donc à la mort de l'esprit dans la société multiculturelle à risque, si bigarrée. Ainsi, la gauche et la droite se révèlent toutes deux être des dinosaures d'une civilisation déclinante, à laquelle il serait indécent de donner le nom de "culture".

Le 4 mai 2004, Johannes Agnoli est décédé à San Quirico di Moriana, près de Lucques, en sa chère Italie.

* * *

Michael Hewener (éd.) : Johannes Agnoli oder : Subversion als Wissenschaft. Karl Dietz Verlag. Berlin 2025. 176 pages. 14 euros.

mercredi, 19 mars 2025

Trump et la seconde révolution américaine

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Trump et la seconde révolution américaine

Irnerio Seminatore

Source: https://www.ieri.be/fr/publications/wp/2025/f-vrier/trump-et-la-seconde-revolution-americaine

Table des matières

- La « seconde révolution américaine ». Un concept englobant ?

- L’approche à la politique internationale

  Révolution ou discontinuité stratégique ?

- Objectifs historiques et objectifs conjoncturels

- Donald Trump selon Plutarque

- Donald Trump par le comte Joseph de Maistre

- Trump suivant Ortega y Gasset

- La seconde révolution américaine, un renversement des paradigmes dominants

* * *

La « seconde révolution américaine ». Un concept englobant ?

Peut-on penser l'ensemble des idées, des hommes, des principes et des évènements, qui ont marqué l'accession de Trump à la Maison Blanche, sous le concept de « seconde révolution américaine » ? En quelle considération tenir un bouleversement et une secousse intellectuelle qui ont investi tous les milieux et la société toute entière, sur l'homme, l'autorité et le rôle de l'Amérique dans le monde ? Plus encore peut-on ignorer les questionnements sur le destin du pays et sur les autres peuples et nations de la planète, bref sur le Leadership incontestée de son savoir et de son pouvoir, autrement dit sur son hégémonie ?

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Kevin Roberts

Dans la tentative d'en conjuguer les éléments saillants, des analystes ont évoqué une combinaison de doctrines sociologiques tirées de Kevin Roberts et Vilfredo Pareto et, plus loin, des lectures historiques et littéraires de Plutarque, Joseph de Maistre et Ortega y Gasset.

La première évocation comme doctrine antisystème, a été vulgarisée péjorativement par l'assaut jacobin au Capitole du 6 janvier 2021, légitimée par décret quant à l'utilisation de la violence par les émeutiers et la deuxième, pour l'approche anti-élitiste contre l'Etat profond, bureaucratique et financier, aux mains des démocrates depuis les années 1980, par la théorie parétienne selon laquelle « l'Histoire est un cimetière d'élites », qui se succèdent et se remplacent l'une l'autre. Le grand remplacement est avant tout - ont reprit ce leitmotiv les néo-conservateurs - une mutation d'élites et de temps historiques.

En termes de temps historiques le slogan « America first », de la part de Trump signifie la fin de l'âge des paradigmes renversés et l'émergence de l'ère des empires et du grand schisme de l'Occident. Ou encore la fin de la décadence et le renouvellement de la civilisation occidentale par son centre impérial qui, s'il demeure imbu de principes démocratiques, est condamné à l'écroulement, comme l'Europe actuelle, effacée et bannie de tout renouveau et de toute influence.  La première étape de cet effacement des souverainetés nationales est l'unité stratégique et militaire de l'Otan, sous commandement intégré américain, dans le cadre d'une rivalité hégémonique entre Etats-continents/Etats civilisation, prétendants à un empire planétaire. En effet, dans le jeu des flux et reflux de l'Histoire, l'assurance de survie ne peut venir du « statu-quo » ou des dividendes de la paix, mais d'alliances militaires multinationales, qui ont été vassalisées par le pouvoir impérial. 

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On ne peut nier que l'histoire est scandée par des stratégies de rupture et par des avant-gardes intellectuelles, disposant d'identité et de forte conscience politique et, marginalement par des forces naturelles déchaînées, comme c'était le cas dans la doctrine des conservateurs. La nouveauté du trumpisme et des néo-conservateurs est que la stratégie de rupture et sa force d'avenir reposent sur l'attrait des tsars de la technologie, la nouvelle classe « conspirante, cohérente et consciente », qui constitue la nouvelle oligarchie. Sa caractéristique, en tant que force perçante du grand remplacement est que son titre d'appartenance devient la capacité et le mérite et plus guère le privilège ou la politique de discrimination positive, créant artificiellement des statuts dérogatoires.

La révolte contre l'égalitarisme et l'esprit anti-hiérarchique, encouragés par les démocrates et en particulier par Obama, a favorisé dans les universités et dans l'éducation publique, le conformisme, la corruption et la culture woke, une perversion sectaire qui englobe dans sa notion flottante plusieurs luttes sociales autour de questions d’égalité, de justice, de lutte contre le racisme, pour le sexisme et en faveur des LGBTQIA+.

L’approche à la politique internationale

Révolution ou discontinuité stratégique ?

Si l'approche de Trump à la société civile américaine a pu être présentée ou a été perçue comme une « révolution culturelle » sa démarche concernant la politique internationale doit être classée comme une discontinuité stratégique par rapport à la ligne de Biden, le réalisme se substituant à un idéalisme trompeur.

Chez Trump tout découle d'un principe premier « America First » ! C'est la fin de l'après-guerre froide. La révolution interne doit être innervée et structurée à l'extérieur sur une autre vision du monde, basée sur le hard power et sur un retour à la compétition stratégique, compte tenu de l'échec des politiques de partenariat convenues avec des rivaux. Un uni-multipolarisme revendiqué remplacera le multilatéralisme idéologique et institutionnel (ONU, OTAN, Accords de Paris..), inefficaces et périmés.

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En termes de relations entre souverainisme et bilatéralisme dans les négociations internationales la référence d’orientation sera le président Jackson (tableau, ci-dessus), bien qu'une inspiration liée à G. Washington guidera les engagements futurs, en ce qui concerne l'alliance entre non-interventionnisme et nationalisme actif, marginalisant, à l'intérieur des institutions américaines, les élites démocrates, considérées comme anti-américaines. Pour terminer avec les points de doctrine, une adversité instinctive pour le globalisme poussera au retour de rivalité multiples.

Ces points de doctrine se traduisent par une série de politiques régionales qui appellent des initiatives adaptées aux impératifs conjoncturels de sécurité et de défense et, cela se concrétise en quadrillage impérial avec l'accroissement des bases militaires dans le monde, en particulier dans l'aire du Pacifique, et, au-delà, en la confirmation des vieilles relations d'alliance (Israël, Arabie Saoudite et autres pays arabes).

Quant à la politique d'endiguement de la masse continentale de l'Eurasie, quels objectifs conjoncturels correspondront mieux aux intérêts permanent de l’Amérique.

Objectifs historiques et objectifs conjoncturels

La morphologie triadique du système multipolaire actuel distingue toujours entre objectifs historiques et objectifs immédiats et accorde à la géopolitique et à dialectique de l'antagonisme la tâche de distinguer entre types de paix et types de guerres. En fonction des rôles joués par les grands acteurs du système nous passerons en revue et à des seules finalités de connaissance, les différents types de paix, car ils déterminent non seulement les types de guerre, mais également les stratégies générales des acteurs majeurs de la constellation diplomatique. Pour l'Europe l'idéal type de paix est une paix d'équilibre entre l'Amérique et la Russie, puisque le continent est situé à la jonction du Rimland et du Heartland, entre la terre centrale et la grande île du monde ; pour la Russie une paix d'empire, fédératrice de plusieurs peuples, de plusieurs terres et de multiples confessions religieuses. Une paix d'Hégémonie est celle qui convient au choix de l'Amérique, vouée, par sa mission universelle, à exercer son pouvoir sur les trois Océans, Indien, Pacifique et Atlantique, en respectant la liberté et la souveraineté des pays de la bordure des terres  Pour l'Empire du milieu, le  mandat du ciel situe le meilleur type de paix entre une architecture régionale équilibrée et une vision planétaire à long terme, déterminée en partie par sa position géopolitique et en partie par la rivalité qui découle de sa culture et du système mondial des forces. 

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Robert Strausz-Hupé ou l'oeuvre d'un stratégiste américain (anti-européen) qui demeure dangereusement méconnue et qu'il faudrait relire en même temps que Zbigniew Brzezinski.

Or, l'objectif stratégique de l'Amérique et de l'Occident, selon un courant de pensée offensif, représenté par Robert Strausz-Hupé (photo), William R. Kintner et Stefan T. Possony et exposé dans le livre « A Forward Strategy for America », reposera sur la préservation et la consolidation de notre système politique, plutôt que sur le maintien de la paix. Selon ce courant, la survie du régime impérial des Etats-Unis, n'autorisait « d'autre choix qu'une stratégie à la Caton ». « Carthago delenda est ! ». La coexistence de deux empires rivaux était conçue au Sénat de Rome, comme une cause d'instabilité profonde, qui devait déboucher fatalement sur une guerre inexpiable. Or la situation multipolaire d'aujourd'hui est-elle comparable à celle de l'époque romaine ? Change-t-elle sur le fond, l'essence de la rivalité et la structure de l'hostilité ?

Face à un Congrès indécis et dans le cadre d'un isolationnisme sélectif, l'Amérique - selon Marco Rubio, nouveau secrétaire d'Etat, devrait tout subordonner à une posture agressive envers la Chine, ficeler un cessez-le-feu rapide en Ukraine et assurer Israël d'un soutien inconditionnel. Un retour clair à la partition idéologique entre « axe du bien » et « axe du mal », puisqu'il s'agirait d'une politique de force qui annonce une hausse des dépenses militaires et une relance de la course aux armements. La présidence Trump pourrait détricoter le réseau d'alliances tissé par les Etats-Unis après 1945 et transformer durablement le paysage géopolitique du système. Elle compte peu sur l’Europe, car elle la juge captive d'une idéologie post-historique et ne fait pas une grande confiance aux institutions internationales dont elle redoute l’inefficacité. Ainsi l'Amérique de Trump ne compte que sur elle-même et sur des relations bilatérales pour traiter de ses premières priorités.

Ce bref survol sur le jeu politique et les surprises stratégiques imposées par le nouveau Président, nous fait comprendre que beaucoup d’issues dépendront plus de l'esprit et de la force élémentaire des Etats-Unis que de l’appui de leurs alliés occidentaux, de telle sorte que les options retenues se situeront dans une relation de discontinuité par rapport à la politique étrangère des démocrates.

Donald Trump selon Plutarque

Comme toute épopée, ancienne ou moderne, quels éléments ou facettes retiendra-t-elle la postérité de ce terrassement tectonique d'époque et de civilisation, de ce schisme en Occident, profond et durable ? La volonté d'ordre d'abord et l'esprit de stabilisation ensuite, semblables à ceux qui succédèrent au meurtre de César et à la transition de la démocratie oligarchique de Rome, vers l'empire d'Octave-Auguste ou, plus proche de nous au premier Coup d'Etat moderne, celui du Général Bonaparte du 18 Brumaire à Saint-Cloud ? Passant à l’analyse du protagoniste, par le filtre d’interprétations arbitraires, quelle sera la figure et l’image du personnage consignées à l’histoire selon les thèmes et les sujets retenus par le procureur du tribunal historique ?  Pour commencer, quel aventurier se cache donc derrière Donald Trump, dans son assaut contre le Capitole et dans sa promesse d'ouvrir "un nouvel âge d'or" pour l'Amérique ? Pouvons-nous ré-enchanter l'histoire américaine par le mythe de la refondation de la nouvelle Rome sur l'escalier baptismal de Washington ?

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Seul Plutarque aurait pu établir un parallélisme entre les grands décideurs de la modernité et ceux du monde antique, en pédagogues du passé. Mais quel portrait aurait brossé Plutarque de Donald Trump, en empereur romain ? De qui aurait-il pu être le plus proche ? La férocité des opposants le classerait sans hésitation parmi les plus criminels et débauchés dans la vie privée et dans la vie publique. Le nom le plus proche est sans aucun doute celui de Néron, coopté au pouvoir par les intrigues de la cour impériale. Injustice flagrante et jugement hâtif ? Serait-il condamné d'avance sans avoir tué sa mère Agrippine, incendié Rome ou terminé une présidence despotique et controversée ? Dans l'imaginaire collectif, Néron porte une rare diversité de qualificatifs, tous plus éloquents les uns que les autres : tyran, persécuteur, pervers, manipulé, égoïste, immature et cette liste n'est pas exhaustive. Dès sa mort, ses contemporains s'emparent de son nom pour en faire une légende noire, un héros à la passion destructrice. Cette dernière, agrémentée au fil des siècles, est encore tenace de nos jours. Est-elle adaptée ou inadaptée à Donald Trump, personnalité shakespearienne, tyran virtuel et caché, virtuose de la spectacularisation du pouvoir et capable de vitrifier le monde avec la foudre nucléaire, par delà sa tentation de la paix et sa passion tarifée de la luxure, du commerce et de l'argent ?  Or la révolution américaine de Trump aurait pu tomber sous la coupe de deux autres personnalités célèbres, le Comte Joseph de Maistre, Savoisien, Ambassadeur du Royaume de Sardaigne à Saint Pétersbourg et contre-révolutionnaire honnis, et Michel Foucault, auteur d'une préface sur « La vie des hommes infâmes », opposée à celle des hommes illustres, préface par ailleurs fourrée d'éloges par Philippe Sollers. 

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Donald Trump par le comte Joseph de Maistre

Le comte Joseph de Maistre n'aurait peut-être pas désapprouvé l'assaut contre le Capitole puisqu'il aurait pris conscience, en homme d'ancien régime, que l'incapacité du pouvoir démocrate d'obtenir obéissance, le rendait non seulement « illégitime », mais aussi « illégal » et que le droit de sédition pour les abus électoraux commis, permettaient de le contester « quoad esercitium » (en raison de sa gestion). Et ceci sur la base de l'interprétation de la « légitimité » traditionnelle, comme facteur de stabilité qui assure l'ordre et le bien être des sujets de la cité.  Il en découle que le principe de la « légitimité » du suffrage étant variable et imprévisible, celle-ci ne peut prétendre à la « légitimité » de la tradition, qui est immémoriale, inscrite dans les mythes et dans les obéissances anciennes.

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C'est pourquoi l'assaut contre le Capitole, expression de la lutte pour le pouvoir ou pour la puissance, qui sont  l'essence même de la politique, a dévoilé la notion originelle de combat, de violence et de « daimon », qui incarne sur le fond, l'histoire et la tradition toute entière du peuple américain en marche. De plus, aux yeux de de Maistre, il n'aurait pu y avoir de gouvernement politique exemplaire dans une nation qui exalte l'individualisme égalitariste et se tâche au même temps de trafics illégaux, comme l'ont fait les démocrates, méprisant la souveraineté du pouvoir et le consensus naturel du peuple pour la fonction suprême du pays. Fonction qui, pour ses attributs et pour son autorité, appartient aux « génies invisibles de la cité » et devient, par paradoxe, une source inépuisable de conflits et de passions hostiles.  

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Farouchement hérissé contre la violence révolutionnaire des idées tirées des Lumières et de la Révolution française, Joseph de Maistre, lecteur de Plutarque, qui s'inspira d’Edmund Burke, fut un antirévolutionnaire acharné, luttant contre la punition infligée par Dieu à la France. Il se fit connaître comme le porte-drapeau d'une « autre modernité » et comme critique virulent de la « révolution satanique » (Considérations sur la France, 1796 ; Essai sur le principe générateur des constitutions politiques), ainsi que du mal français devenu aujourd'hui mondial, le mal égalitariste ou immigrationniste. Un mal qui était à l'époque, pour de Maistre, celui de l’Eglise gallicane, étrangère à la tradition moniste, identitaire et catholique du pays. « Le plus grand ennemi de l’Europe qu’il importe d’étouffer par tous les moyens qui ne sont pas des crimes, l’ulcère funeste qui s’attache à toutes les souverainetés et qui les ronge sans relâche, le fils de l’orgueil, le père de l’anarchie, le dissolvant universel, c’est le protestantisme », et de nos jours « l'œcuménisme immigrationniste », une « Oumma » universaliste et conspirationniste. Par ailleurs, si la tradition acquiert aujourd'hui la même légitimité que la démocratie représentative moderne, quelle est la doctrine philosophique plus pertinente pour comprendre le monde ? Et la démocratie, comme forme de régime dont la seule source de légitimité est une fiction, la « volonté générale » de Rousseau, peut-elle constituer encore le dépassement inévitable de la tradition et le fondement d'un équilibre des pouvoirs, propre aux régimes constitutionnels modernes ? D'un point de vue intellectuel, ce même Trump aurait pu devenir aussi la meilleure cible pour un dénigrement en règle et pour une crucifixion morale et politique, sans la présence modératrice du préfet de Rome, Ponce Pilate, non seulement de la part d'Obama, mais des philosophes de la « Petitio-paedofilia » française des années 1977, incluant Sartre, Derrida, Lyotard, Deleuze et Simone de Beauvoir, en parfait accord avec tout le courant déconstructionniste parisien de la post-modernité.

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Trump selon Ortega y Gasset

Mais l'autre grande personnalité qui est à la base de l'eschatologie populiste et libertaire des patriotes du monde entier et du Midwest américain est probablement Ortega y Gasset, l'auteur espagnol de la « Révolte des masses ». Penseur existentiel « in partibus infidelium », il défend la lutte pour la liberté contre la dissolution mondialiste et part de l'idée que ce sont les élites qui font l'histoire. De cette même conviction, Trump tire les racines de sa stratégie, partageant avec Ortega y Gasset, les idées de ce dernier sur la crise des certitudes, la critique des sociétés de masse et l'action conjointe des élites, de la tradition et des croyances. La solidité de ces préoccupations est encore démontrée, comme à l'époque d'Ortega y Gasset (1937), par le paradoxe que « les gauches promettent des révolutions et les gauches proposent des tyrannies ». Ainsi, la crise de l'individualisme qui affecte les sociétés occidentales est une crise non pas des principes premiers, ou des valeurs suprêmes, mais de leur absence. D'où le désenchantement. L'époque que nous vivons est celle de l'âme désenchantée. Notre époque n'est point une époque de réaction, qui est toujours le « parasite de la révolution », mais la phase d'une évolution vers un nouveau développement de la spiritualité. Le développement de la civilisation par époques, induit une correspondance dans le développement de l'homme. Ainsi « d'une attitude spirituelle de type traditionnel, on passe à un état d'esprit rationaliste et de celui-ci à un régime de mysticisme ». La troisième phase est donc celle de la désillusion, de l'âme facile, docile et servile. Inaugure-t-elle la phase d'abjection, d'indifférenciation et de rejet de connaissance à la fois du passé et du présent qui caractérise la culture woke ?

La seconde révolution américaine, un renversement des paradigmes dominants

Si la fondation des Etats-Unis et sa première révolution sont nées de la volonté de s'affranchir politiquement de l'Europe et, d'affermir philosophiquement le primat préromantique du sentiment sur la raison et de la foi sur le sentiment, la seconde révolution américaine se fait au nom d’une autre idée de l’homme et de la légitimité, de la crise d’hégémonie de l’Occident et de sa tradition de liberté. La polémique contre la corruption des élites et du parti démocrate tire ses raisons d’être d’une exaltation du rigorisme moral de l'éducation puritaine, intégrée d’une critique sévère de la post-modernité. L'insurrection républicaine a réagi à l’hétérogénéité croissante, spirituelle et sociale d’un société- monde qui, avec une immigration sans contrôle, glisse lentement vers le cœur d’un système, hors de toute philosophie du sens commun, les traditions, la continuité et l’histoire. Ainsi, dans les trois lectures imaginaires d’auteurs classiques ont pourrait voir autant de formes de la conscience historique et donc pour Plutarque le glissement des Princes vers la folie et l’imprévu dans leur course vers une vérité insaisissable, pour le comte Joseph de Maistre la recherche de « sens », dans le long processus de sécularisation des croyances et, pour Ortega y Gasset, le primat de la liberté dans l’éternelle quête du Graal, qui échappe aux droites et aux gauches dans des moments comme le nôtre, où le monde bascule vers la guerre.

Or, si comme l’affirme Ortega y Gasset dans « les époques d’âme traditionaliste s’organisent les nations », par un mode traditionnel de réagir intellectuellement, (qui) consiste dans le souvenir du répertoire des croyances reçues des ancêtres », le progressisme démocrate, déraciné et sans histoire, poussée aux extrêmes par la culture woke, conduit à la dissolution de la société et à la négation des origines spirituelles de l'Amérique. C’est à ces interrogations et à ce défi qu’ont réagit les américains. C’est à ce titre que la victoire de Trump n’a pas été seulement électorale ou politique, mais existentielle et civilisationnelle. Elle a été un renversement des paradigmes et des tabous dominants et au nom d'une révolution galiléenne de la pensée et de l'action.

Bruxelles le 5 janvier 2025.

jeudi, 06 mars 2025

Mon idéal d'organisation politique

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Mon idéal d'organisation politique

Claude Bourrinet

Source: https://www.facebook.com/profile.php?id=100002364487528 

« Le temps qui uniformise tout, et qui, en uniformisant, détruit, n'a plus laissé subsister grand'chose de ces petites villes de résidence allemandes qui, au début de l'ère industrielle et à l'aube de l'autoritarisme forcené de Bismarck, conservaient encore tous leurs particularismes charmants. De petits souverains qui supportaient allègrement le souci d'administrer un minuscule État et les frais qu'entraînait l'entretien de quelques centaines  de soldats, avaient tout le loisir de consacrer leur temps et leur argent à de nobles œuvres de culture. Ils rivalisaient à qui aurait les plus beaux théâtres, les meilleurs orchestres. Parfois leur capitale n'était qu'une toute petite cité posée sur la frange du grand parc princier. Dans ces Cours, l'étiquette était peu formaliste, les artistes et les poètes s'y trouvaient chez eux, et l'on y cultivait volontiers le talent, l'originalité, en attendant le jour où la poigne du Chancelier de Fer versera dans un moule commun, pour en tirer des modèles banals et tous semblables, les bizarres et délicieuses singularités de ces infimes principautés. » (Marcel Brion ; Goethe).

L'Occident, le monde, auraient pu être autrement.

La doxa politique, de droite (le royalisme, par exemple), comme de gauche (le républicanisme ou le marxisme) nous assène volontiers une téléologie historiciste, qui nous persuade que l'évolution du Regnum Francorum ne pouvait qu'aboutir à ce que nous sommes devenus, par la grâce de la Providence, ou du développement des moyens de production.

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Si l'on met à part l'action de Dieu sur les sociétés humaines, pilotage auquel croyait aussi un Hegel, qui n'était pas chrétien, il faut accorder quelque crédit à la thèse matérialiste, qu'elle soit positiviste, comtienne, ou communiste, marxienne. L'uniformisation engendrée par l'économie et le triomphe quasi sans partage de l’État provient bien du triomphe de la machine, de l'industrie (par exemple, actuellement, tout ce qui concerne l’énergie, coeur du système), de l'accélération des communications, de la concentration de l'argent, via la dette, de la prolifération d'un appareil administratif autoritaire, et d'idéologies universalisantes, soucieux de contrôler les esprits.

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Pour ce qui est de la liberté de l'esprit, de la tolérance, d'un certain affranchissement des mœurs, le 18ème siècle a été un âge d'or. De nombreux écrivains ou personnages considérables, comme Stendhal ou Talleyrand, ont loué son bonheur de vivre, gâté par le « sérieux » militant de l'ère révolutionnaire, qui versa les singularités individuelle dans la soupe populaire de la presse, qui nous convainquit de ce qu'il fallait penser.

La candide certitude de l'existence d'un mécanisme historique « allant de soi » et menant à l'emprise de l’État, concomitant de l’arasement des véritables et profondes différences d'existence des hommes, empêche de penser une autre hypothèse civilisationnelle, qui eût pu, peut-être, advenir, si l'on avait mis des garde-fous, qui ne pouvaient qu'être métaphysiques (l'Antiquité, comme les sociétés dites « primitives », ont bloqué, par leur Weltanschauung, l'une le développement technique et productif, les autres l'instauration de l’État). Le monde moderne, finalement très récent, ne s'amorce qu'au tournant des 12ème-13ème siècles. 

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L'éclosion des Universités et de la scolastique en fut l'un des symptômes. Jusqu'à l’État royal assumé comme un « empire » (ce terme désigne d'abord l'autorité absolue d'un pouvoir sur un territoire), à partir de Philippe Le Bel (illustration, ci-dessus), au début du 14ème siècle, la configuration politique et culturelle de l'Europe, pour ne pas parler des mondes musulman, chinois, japonais, indien, était complexe et diversifié. Les identités étaient enchâssées dans des « appartenances » graduelle, au-dessous d'une autorité qui n'avait guère de pouvoir que dans son pré carré, ou de manière formelle, comme la royauté française, ou l'Empire dit romano-germanique (on disait alors seulement « l'Empire »).

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On pouvait se sentir français, parce qu'on parlait ou écrivait le français, et il y en avait plusieurs en même temps être sujet d'un roi qui ne l'était pas. Le premier poète que notre histoire littéraire a récupéré, qui est en vérité une poétesse, Marie de France (illustration, ci-dessus), qui était complètement anglaise. L'auteur de la Chanson de Roland, notre première grande œuvre, de génie, qui semble si accordée à notre âme, était très probablement anglais (Turold?). Saint Bernard n'était pas sujet du roi de France : il l'était des comtes de Champagne, de Troyes, et se sentait bien plus proche de l'Empire, de la Bourgogne, que de l'Île de France. Il entra en conflit avec Suger, le conseiller de Louis VI et de Louis VII, le bâtisseur de la basilique royale de Saint-Denis, le fondateur du « gothique », le promoteur de « l'art de France », et l'idéologue de la royauté française. Pourtant, qui pourrait nier que Saint Bernard fût un saint profondément français ?

Si l'on observe les mœurs, les particularités, les différents aspects de la société médiévale, on sera émerveillé par la bigarrure, la diversité, la richesse des coutumes, des modes de vie, des langages usités, qu'une telle civilisation générait. Les voyages de cette époque étaient une véritable aventure, pourvoyeuse de surprises et de savoirs fascinants. En outre, chaque communauté, qu'elle fût communale, princière, seigneuriale, avait ses coutumes, ses lois, des habitudes, ses liens entre les sujets et les pouvoirs. La bourgeoisie y a vu un intolérable obstacle à la raison organisatrice. Moyennant quoi, elle a tout arasé, fait table rase du passé si riche de différences, et emprunté l'uniforme gris-noir du gouvernement épicier.

lundi, 03 mars 2025

Dominants, dominés, chers concitoyens...

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Dominants, dominés, chers concitoyens...

Claude Bourrinet

Source: https://www.facebook.com/profile.php?id=100002364487528

Le concept de « domination » est dans l'air du temps, à défaut d'être toujours sur terre. En effet, il hante les discours politiques, pourvoie au pauvre vocabulaire des agitateurs (j'allais ajouter -trices) de trottoir, et assure la promotion sociale de ceux (j'allais dire « celles et ceux ») qui le promeuvent. Voilà du reste un vocable, une bourdieuserie, absolument opératoire pour scinder l'espèce humaine en bons et en méchants. Un dominant est toujours mauvais, et un dominé toujours victime, donc innocent. Que ce dernier, par l'alchimie étonnante des rapports humains, soit en même temps dominant, et que le premier soit aussi dominé, ce serait trop compliquer un problème qui, dans sa simplicité évangélique, occupe déjà suffisamment le cerveau disponible des petites philauties couilloniformes et autres beaux débrideurs de saintes messes politiques.

Enlever à l'humaine condition la « domination » serait, en vérité, comme délivrer les corps de leur masse, et abandonner la société à une joyeuse lévitation, où les individus, comme des atomes libérés, s'adonneraient à l'orgie de la fission nucléaire.

Par charité, laissons de côté l'argument, qui n'est pourtant pas mince, de l'appétence de la partie la plus charnue de la grosse bête populaire pour l'état ô combien confortable de dominé. La domination, en effet, suppose toujours quelque risque, non seulement du retour d'un hypothétique levier révolutionnaire, mais surtout des responsabilités, des décisions, bref, du gouvernement des choses et des hommes, ce qui demande beaucoup plus de labeur, de sueur et d'angoisse qu'on ne veut bien l'imaginer quand on se contente d'obéir. Cela étant dit avec fermeté, retenons l'idée qu'instinctivement, l'animal grégaire qu'est l'homme est fait pour suivre.

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Maintenant, demandons-nous si la « domination », loin d'être une horreur sans non, n'a pas été très utile à l'humanité. Je suis loin de considérer le progrès comme le parangon de ce qu'il peut exister de plus désirable au monde, mais l'on doit reconnaître que l'accumulation et l'accroissement de la production matérielle, donc, indirectement, de tout ce qui concerne la « civilisation », au sens romain, découlent de la pression exercée par les dominants sur les dominés qui, sans cette contrainte, seraient resté cloués à leur misérable condition. Il en va de même pour tout ce qui est du politique, de l’État, lequel cimente une communauté afin de garantir la paix sociale.

Tout cela est frappé du coin du bon sens. On sait par ailleurs que l'agitation révolutionnaire est l'un des meilleurs moyens pour porter au pouvoir de nouveaux dominants, comme il appert des anciens agitateurs progressistes, qui clamèrent contre la domination. On n'ignore pas non plus, à moins d'être parfaitement inculte, que ce que l'on appelle « domination », quand ce n'est pas un fantasme, recouvre plutôt des complémentarités, un ordre souvent justifié par une vision religieuse et civilisationnelle. La femme est « soumise » à l'homme, mais dans son domaine, le foyer, l'élevage des enfants, souvent la gestion du foyer, elle est la maîtresse. L'enfant doit obéir à ses parents. Le vieillard doit être écouté. Le maître, le professeur, le patron artisan, impose sans contestation son point de vue. Ainsi les vaches sont-elles bien gardées.

samedi, 22 février 2025

La perspective géopolitique avec Haushofer entre terre et mer

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La perspective géopolitique avec Haushofer entre terre et mer

L'horizon scientifique de cette perspective étudie les phénomènes le long d'un parcours toujours « spatial », c'est-à-dire géographique.

par Riccardo Rosati

Source: https://www.barbadillo.it/119153-la-prospettiva-geopoliti...

Depuis un certain temps, nous pensons ne pas être les seuls à reconnaître un usage manifestement abusif du terme « géopolitique », notamment en raison d'une diffusion « pandémique » - réelle et pas seulement le résultat d'une manipulation médiatique - notamment par des faiseurs d'opinion plus ou moins compétents qui s'adressent au public sur le Net. Entendons-nous bien, non pas que ce que nous montre la télévision dite généraliste soit meilleur ; au contraire, nous pensons que les informations qu'elle véhicule ne sont pas simplement le résultat d'une méconnaissance du sujet en question, comme c'est le cas sur Internet, mais de véritables mensonges, ponctuellement propagés, sans que l'on y apporte de contradiction.

Tracer les contours de la discipline

Un outil utile pour mieux s'orienter dans ce champ de recherche particulier est un ouvrage clair et concis mais très complet comme point de départ pour approfondir le sujet : Prospettive geopolitiche (2019) de Claudio Mutti. En fait, ce volume constitue la meilleure base pour se plonger dans ce que nous appelons une exégèse « académique » de la géopolitique, par opposition à une exégèse beaucoup plus répandue, avec une orientation purement chronique/journalistique et basée presque exclusivement sur le récit des faits - quand on a la chance qu'ils soient rapportés de manière véridique - avec presque aucune référence aux différentes théories élaborées par les chercheurs dont nous parlerons dans cet article.

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Les perspectives géopolitiques de Claudio Mutti.

Le professeur et général Karl Ernst Haushofer (1869 - 1946), fondateur de la géopolitique européenne, avec ses idées sur la signification spatiale des décisions, occupe une place prépondérante parmi eux. Avec le Britannique Halford John Mackinder (1861 - 1947), il doit être considéré comme l'un des pères de la théorie dite « continentale » ou « binaire » (p. 8), qui constitue la théorie centrale de la géopolitique « classique ». Or, Mackinder et Haushofer sont les porte-drapeaux de polarités totalement antagonistes: l'Allemand se place du côté de la tellurocratie, tandis que l'Anglo-Saxon, pour des raisons nationales évidentes, s'intéressait au concept de thalassocratie. Cela nous ramène à l'actualité immédiate (le conflit en Ukraine), avec les mystifications diffusées par les « puissances maritimes », que Haushofer appelle d'ailleurs « puissances pirates », à juste titre d'un point de vue historique, et qui tendent par tous les moyens à miner les puissances terrestres, puisque pour Mackinder, pour parvenir à la domination des puissances maritimes : « [...] il est nécessaire d'interposer entre l'Allemagne et la Russie, comme un diaphragme, une Europe centrale et orientale garantie par la Société des Nations » (p.9). Nous espérons que vous voudrez bien excuser ce langage brutal, mais il n'y a pas plus clair que cela !

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L'auteur, qui appartient à l'école haushoferienne, est profondément convaincu que la géopolitique étudie les phénomènes d'un point de vue constamment « spatial », c'est-à-dire géographique. C'est pourquoi, dès l'apparition des premières civilisations évoluées, naturellement portées à l'expansion, s'est posée la question, empruntant les catégories chères au savant militaire bavarois, du Großraum (« Grand Espace »), par la suite mieux élaborée par le juriste constitutionnaliste et politologue, également allemand, Carl Schmitt (1888 - 1985) ; la conception journalistique précitée de la discipline parlerait dans ce cas précis de « sphères d'influence ». Un exemple historiquement significatif et explicatif est la fameuse « Doctrine Monroe » de 1823 (énoncée par James Monroe [1758 - 1831], cinquième président des États-Unis), qui envisageait un contrôle, secret ou manifeste, des Américains sur l'ensemble de l'Amérique centrale et du Sud ; les dernières déclarations grandiloquentes sur la reprise du Panama par Donald John Trump lors de son retour à la Maison Blanche ne sont rien d'autre que la preuve que cette volonté de domination n'a jamais cessé et que les théories avancées dans le passé par Monroe sont toujours valables aujourd'hui. D'autre part, Schmitt, rappelle Mutti, parlait des thèses géopolitiques comme de « concepts théologiques sécularisés ».

Dans le livre, on peut voir le travail de l'auteur en tant que professeur de langues classiques dans les lycées: le livre utilise fréquemment des termes latins et grecs. De plus, contrairement à beaucoup d'autres chercheurs de la Pensée Traditionnelle, Mutti, et cela ne peut que nous réjouir, montre nettement plus d'intérêt et de respect pour le christianisme. A cet égard, et par souci de sincérité, nous ne pouvons passer sous silence les dérives néo-païennes de nombreux exégètes de ce courant philosophique, notamment en ce qui concerne la figure de Julius Evola (1898-1974) ; une position que nous, précisément parce que nous sommes des spécialistes de ce penseur, estimons devoir rejeter avec force. Nous ne nions pas que de nombreux écrits d'Evola épousent des visions ouvertement néo-païennes ; ce que nous voulons dire, c'est que nous préférons nous concentrer sur les œuvres que nous jugeons d'une plus grande sobriété spéculative qui ont été produites par le philosophe italien.

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Le monde anglo-saxon, l'éternel ennemi ?

Après cette observation polémique minimale, mais opportune, revenons à l'ouvrage de Mutti, dans lequel il rappelle la genèse du terme « anglosphère », c'est-à-dire ce bloc de nations unies par la langue et une perception de la société de marque protestante, qui est à l'origine des principaux déséquilibres dans les relations entre les peuples depuis près de deux cents ans.

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Ce mot semble avoir été introduit dans le langage spécialisé assez récemment, précisément en 2000 par l'Américain James C. Bennett, dans son ouvrage : The Anglosphere Challenge. Why the English-Speaking Nations Will Lead the Way in the Twenty-First Century (Lanham [MD], Rowman & Littlefield Publishers, 2004). La vérité est que le concept d'« anglosphère », bien qu'il ne soit pas aussi largement utilisé et connu qu'il l'est aujourd'hui, est présent dans le raisonnement des géopolitologues depuis longtemps, avant même que l'on ne parle de mondialisation. Ainsi, même Schmitt avait compris que l'hégémonie anglo-saxonne supprimerait toute distinction spatiale et toute pluralité, unifiant le monde par la technologie et une forme prodigieuse d'économie transnationale. À cette perspective néfaste pour l'Humanité devenue uniforme et indifférenciée, il oppose les concepts d'Ordnung (« ordre ») et d'Ortung (« lieu »): un ordre mondial sain ne peut se faire sans une appartenance géographique précise.

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L'union des peuples anglophones, marquée - toujours selon Schmitt - par « une marque anti-christique », s'est révélée au regard de milliers d'années d'histoire occidentale comme une « sinistre parodie d'Empire » (p. 19). Après tout, il n'est pas exagéré de considérer toute l'affaire du colonialisme britannique d'abord, puis de l'impérialisme commercial et culturel américain, comme une envie grotesque de singer la grandeur de Rome. Cela s'est fait au moyen du vecteur maritime, comme l'a affirmé le contre-amiral américain Alfred Thayer Mahan (1840-1914), en hégémonisant l'Allemagne et le Japon, de manière à contenir le bloc russo-chinois et, par conséquent, à dominer le monde (p. 10). Nous tenons à souligner une nouvelle fois que cette politique étrangère des États-Unis n'était pas seulement celle du passé, mais qu'elle est toujours celle d'aujourd'hui ; elle n'a pas changé du tout.

Revenant au lien intellectuel de Mutti avec le classicisme, il repropose la perspective d'Homère sur une forme de domination basée sur l'eau, ce que nous connaissons précisément sous le nom de thalassocratie: « La mer, masse fluide et informe, variable, sans déterminations, est l'image de la substance universelle [...] ; elle est le symbole de ce devenir qui est mutabilité, corruptibilité, illusion » (p. 23). En effet, dans cette réflexion, il n'est pas difficile d'identifier cet Occident obscur stigmatisé dans la « Géographie sacrée » de Guénon (cf. René Guénon, Symboles de la science sacrée, Milan, Adelphi, 1975, p. 96).

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La langue est un pouvoir

Peut-être est-ce dû à notre intérêt personnel pour la recherche, mais le chapitre du livre que nous considérons comme le plus précieux et le plus original est celui intitulé La géopolitique des langues (35-45), où le rôle du facteur linguistique dans le rapport entre l'espace physique et l'espace politique est abordé avec acuité, en partant de l'influence exercée par Rome à travers le latin. Il est également possible de noter que la grande importance et la diffusion du français ont été, d'une certaine manière, un épisode historique particulier, compte tenu du nombre relativement faible de locuteurs (p. 38).

On ne peut que féliciter Mutti lorsqu'il dénonce l'embarrassant paradoxe linguistique qui caractérise l'Union européenne, et il le fait en citant les mots d'Alain de Beonits: "L'anglais progresse au détriment du français parce que les États-Unis restent actuellement plus puissants que les pays européens, qui acceptent qu'une langue qui n'appartient à aucun pays d'Europe continentale soit consacrée langue internationale" (Alain de Beniost, Non à l'hégémonie de l'anglais d'aéroport, voxnr. com, 27 mai 2013). Sur la base de ces remarques, nous en profitons pour souligner que tout cela est à l'avantage exclusif des États-Unis et non des Britanniques, l'anglais de la « Perfide Albion » étant considéré depuis des décennies comme démodé et classiste, simple fioriture d'une nation autrefois puissante et qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, est un vassal blâmable, si l'on considère son passé remarquable, des États-Unis. À ce sujet, le texte de Nicholas Ostler, The Last Lingua Franca. L'anglais jusqu'au retour de Babel (Londres, Allen Lane, 2010).

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Quoi qu'il en soit, l'auteur fait bien de proposer à nouveau les mots exprimés par Sir Winston Churchill (1874 - 1965) le 6 septembre 1943, lorsque le Premier ministre britannique de l'époque a déclaré sans ambages: « Le pouvoir de dominer la langue d'un peuple offre des avantages bien plus importants que de lui prendre ses provinces et territoires ou de l'écraser par l'exploitation. Les empires de l'avenir sont ceux de l'esprit » (p. 41). Cette affirmation est un exemple clair et net d'une conception dominatrice de la diffusion des langues/cultures, typique des Anglo-Saxons, et en même temps d'une impulsion colonialiste sans équivoque.

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Des perspectives probablement inconciliables

Compte tenu du profil de Mutti, il n'est pas surprenant qu'il s'attarde sur la genèse du terme « Eurasie » (introduit par le mathématicien et cartographe germanique Karl Gustav Reuschle [1812 - 1875] en 1858), en énonçant les traits saillants des deux écoles géopolitiques majeures et raffinées, l'allemande et la russe (pp. 47-48). Pour la première, cet espace est identifiable dans les masses continentales entourées par les mers Arctique et Méditerranée et les océans Atlantique, Indien et Pacifique. Tout autre est l'interprétation de la seconde, qui reprend les hypothèses du penseur panslave Nikolai Jakovlevič Danilevsky (1822 - 1885), pour les affiner ensuite dans le cadre d'une entité économique, ethnique et géographique distincte à la fois de l'Asie et de l'Europe proprement dite. Nous ajouterons que c'est l'incompréhension de cette spécificité qui est la cause première de cette méfiance envers l'Eurasie qui se traduit souvent par de l'hostilité, puisqu'il ne s'agit pas seulement d'un point central de passage entre deux pôles, mais d'un troisième pôle, avec toutes ses connotations et ses revendications légitimes. Nous saluons donc chaleureusement la valorisation par Mutti de l'héritage géopolitique de Carlo Terracciano (1948 - 2005, cf. Carlo Terracciano, « Europe-Russie-Eurasie : une géopolitique “horizontale” », Eurasia, 2, avril-juin 2005, pp. 181-197), en particulier sur l'urgence d'une intégration (économique, politique et militaire) solide et systématique entre l'Europe et la Russie (pp. 52-53). Sinon, explique Terracciano, le Vieux Continent sera utilisé par les Américains « comme un fusil pointé sur Moscou », et la guerre russo-ukrainienne en cours confirme irréfutablement la justesse de ces prédictions.

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Vers la conclusion, le livre se rapproche des thèmes contemporains, rappelant le « péril jaune » (81-82) redouté par Mackinder il y a plusieurs années, lors d'un rapport qu'il a lu à la Royal Geographical Society de Londres le 25 janvier 1904, dans lequel il exprimait la crainte qu'une Chine mieux organisée que celle de son époque n'évince à l'avenir la Russie tsariste du rôle de pays hégémonique dans la « région pivot » (sa définition bien connue en anglais est pour être précis : Pivot Area), ouvrant aux tellurocraties une façade océanique qui aurait pu s'avérer fatale aux Anglo-Saxons. Nous n'hésitons pas à définir l'écrit de Mackinder, bien qu'en opposition avec notre orientation très personnelle, parmi les contributions théoriques nodales dans l'évolution de la Géopolitique, et il a été judicieusement publié dans une version italienne dans le numéro 2 (2018, 29-50) d'Eurasia, une revue dont Mutti est le fondateur et le rédacteur en chef.

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L'évaluation d'un texte tel que Perspectives géopolitiques ne peut qu'être substantiellement positive: en peu de pages, toutes les coordonnées nécessaires pour aborder et comprendre cette discipline articulée ont été fournies; rien ne manque de ce qu'il est nécessaire de savoir. Nous avons également trouvé très suggestif de faire remonter tout cela à quelque chose d'« atavique », à un conflit éternel entre la terre et la mer, déjà présent dans le mythe grec avec la dispute entre Athéna et Poséidon (p. 23), pour la domination spirituelle d'Athènes, afin d'être vénéré dans la cité-État comme la première des divinités de l'Olympe.

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Ce dualisme spatial restera peut-être éternellement irrésolu, ou aboutira à la défaite finale de l'une des deux entités. Pour l'heure, nous pouvons nous contenter de constater que la planète est divisée en factions antithétiques et, après tout, c'est à cela que sert le raisonnement géopolitique, à développer « une lecture purement géographique des problèmes », comme nous l'a enseigné Karl Haushofer.

Claudio Mutti, Perspectives géopolitiques, Gênes, Effepi, 2019.

dimanche, 19 janvier 2025

Relire Thucydide et l'histoire des guerres du Péloponnèse

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Relire Thucydide et l'histoire des guerres du Péloponnèse

L'Ukraine, l'hégémonie impériale et la dislocation de l'ordre européen et mondial

Irnerio Seminatore

La guerre était-elle inévitable ?

Dans les pages où Raymond Aron analyse les grands bouleversements de la guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte et questionne à travers "Les dimensions de la conscience historique" le récit de Thucydide sur le caractère accidentel ou fatal de la confrontation entre les cités grecques de l'époque (5ème siècle av. J. Ch ), une question émerge, brusque et presque instinctive, à propos des alignements militaires des deux coalitions et peut se résumer ainsi: "la guerre était-elle inévitable?" Avait-elle un caractère de nécessité ou, en revanche aurait-elle pu ne pas éclater, stabilisant l'hostilité entre les deux camps ?

Une deuxième grande question fait suite immédiatement à la première: "pourquoi des compromis n'ont pas été possibles?" Pourquoi le "parti de la guerre", présent dans les deux camps, a voulu chercher désespérément la victoire, poussant à une confrontation de plus en plus brutale ? La raison de la guerre décrite par Thucydide reposait sur la crainte de Sparte et des cités doriques pour la montée en puissance d'Athènes et visait son orgueil de puissance autoritaire et démesurée. Il s’agissait d’une lutte à mort entre la puissance continentale de Sparte et la puissance maritime d’Athènes, éducatrice de la Grèce ancienne.

Il a été remarqué que la guerre n'est pas seulement une affaire d'intérêts géopolitiques et stratégiques, mais une rivalité d'amour propre ou une lutte pour la reconnaissance d'un statut, la revanche d'un affront ou le lavage d'une humiliation. Elle fut, en son fond, un désir primitif de domination et un antagonisme hégémonique dans lequel une démocratie affrontait une oligarchie. Dans cet affrontement l'écart entre les sentiments collectifs, les prétextes invoqués et les motifs immédiats des hostilités, ou encore, entre les justifications initiales et les ravages et destructions des combats furent telles que la poursuite de la guerre fut attribuée à la nature des régimes politiques et aux responsabilités personnelles des chefs de guerre. En ses répercussions elle représenta une rupture entre deux époques. Il n'est pas un analyste de l'antiquité qui ne voit pas un parallélisme et une similitude avec l'actualité du conflit ukrainien. Cependant puisque l'histoire n'est pas une chronique mais une interprétation globale du devenir, penser l'histoire des guerres du Péloponnèse, signifie d'instaurer un dialogue entre passé et présent, sous l'orientation du dernier.

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La guerre d'Ukraine et le principe de rupture entre deux époques

La guerre d'Ukraine, de manière semblable à la guerre du Péloponnèse, représente-t-elle un principe de rupture entre deux époques, sous forme de prise de conscience précédant la désagrégation finale d'un monde, celui post-moderne d’un Occident épuisé et le réveil parallèle de deux univers endormis, russe et chinois ? La réconciliation entre les deux camps après le conflit, se fera-t-elle dans la servitude à un nouvel hegemon et qui en sera l'incarnation future, la Russie ou la Chine ? Dans cette perte de rôle et de sens, périra seulement la démocratie ou, en revanche une conception globale de l'homme, de la vie et de la société, bref le système lui-même et sa civilisation ? Vu de plus près, le conflit extérieur se mêle étroitement aux multiples conflits intérieurs aux deux camps, puisqu'il existe plusieurs "partis de la guerre" et plusieurs "partis du compromis" et de la cessation des hostilités.

Dans cette inextricable complexité, le seul à faire défaut c'est un courant d’opinion de la raison ou plutôt de l'espoir. Règne, en revanche, le magma grandissant de la confusion, de la ruse et de la tromperie. Entre la crainte et l'inquiétude, gonfle énormément la phase d'attente de l'homme du salut (Trump), dont le passage du Rubicon s'annonce imprévisible et propice aux aventurismes de l'action et du verbe.

Du côté européen, Macron semble avoir une attitude semblable à celle d'Alcibiade qui avait entraîné Athènes vers la défaite et vers la ruine. Or, qui, dans cette descente vers l'égarement de la raison peut être comparé à Périclès et à sa stratégie modérée ? Orban peut-être (toute proportion gardée ? Pourquoi le compromis ne serait-il pas possible, au nom du réalisme et sans recours à la rhétorique de la liberté ? Pourquoi le « parti de la guerre » de l'Europe de l'Ouest, n'arrivant pas à faire gagner Zelenski sur le champ de bataille, parviendrait-il à mettre en œuvre un système d'engagements et de promesses, avec l'Union européenne, qui pourra s'assurer l'appui de l’hegemon, puissance extérieure au système européen, mais considérée comme décisive au niveau mondial. La démocratie athénienne passant, aux yeux des autres cités grecques, pour impérialiste, contrairement à l'oligarchie spartiate, celle-ci semblait incarner la liberté des cités qui subissent l'oppression d'Athènes. Or le régime démocratique fondé sur le concept d'égalité, n'oublie-t-il pas sa corruption virtuelle, celle de conduire à des régimes instables ou à des formes autocratiques du pouvoir, par la substitution d'une oligarchie organique par une oligarchie artificielle et dépolitisée (UE).

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Sur le révisionnisme contemporain

En termes de personnalités, l'émergence d'un chef ou d'un homme providentiel, ne représente pas seulement une remise en cause du régime démocratique mais une contestation des vieilles structures d'appareil, dont le compactage engendre des formes d'opposition obstinées et des stratégies contradictoires. Qu’en est-il des stratégies de Biden et de Poutine ou de Poutine et de Trump ? Quid de Zelenski et de Macron ? N'assistons-nous pas, dans cette phase d'hésitation du destin à un révisionnisme général et à un retour de l'idée de nation, de souveraineté, et de puissance, assurant la sécurité internationale et la cohésion interne des différentes unités politiques ?

Quant à la France, qui a assuré la naissance et l'adoption de ces idées jusqu'à en devenir une référence symbolique, elle porte en soi un principe d'autodestruction, pour avoir appliqué à des populations étrangères et hostiles les principes adoptés initialement pour ses seuls citoyens. En revenant à la manière par laquelle l’Europe a pensé la paix, par cosmopolitisme et par individualisme moral, elle a montré le visage d'un même renoncement et d'une même opposition, celle de la raison à la réalité de l'histoire et d'une démocratie égalitariste, opposée à celle du monde antique et prémoderne de Thucydide. Le bilan à tirer de la surprise stratégique du conflit ukrainien est que l'incertitude domine notre monde et un changement d'époque est devant nous.

Deux âges de l'historicité

Le retour de la guerre en Europe représente-il-une rupture d'époque entre deux âges de l'historicité et dans notre cas, de la post-modernité démocratique et oligarchique ? Une rupture, qui précède la désagrégation d'un monde et l'implosion d'un système de relations internationales héritées de la Renaissance et des idées des Lumières ? Replacer la dimension du conflit ukrainien dans la perspective historique signifie de le situer au carrefour de deux univers semblables à ceux de la guerre du Péloponnèse entre le monde antique et les mondes des empires naissants, macédoniens, perses et romains.

Carrefour de conflits, qui n'épargneront aucun des belligérants, à l’issue desquels pourrait s’élaborer un autre principe constitutif du gouvernement des peuples et des nations, et passer du régime de la démocratie à d’autres types de stabilité, d'hégémonie et d'empire. Thucydide saisit les antagonismes de la rivalité violente entre la démocratie athénienne et l'oligarchie spartiate et le style de la conduite diplomatique et stratégique propre aux puissances de la terre et de la mer et comprend la supériorité conceptuelle et politique de la liberté des cités entre elles, sur les querelles internes ou personnelles, ou encore de la "Grande Politique" sur les ambitions des disputes de la "politique domestique". La spécificité de la compétition de puissance entre cités indépendantes et souveraines reste un point-clé pour la délimitation d'un système de relations, fondé sur le calcul du rapport des forces, ou, en termes modernes, de la "Balance of Power".

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Originalité de notre conjoncture

Les conséquences des trois crises majeures de 1914-18, 39-45, 1990-1991

Si la dislocation d'un système a toujours donné naissance à des successions belliqueuses qui ont élargi l'espace du pouvoir revendiqué par l'hegemon montant, le 20ème siècle est celui qui a porté en soi le plus de ressemblances et d'enseignements sur la contemporanéité du siècle de Thucydide et rendu plausible les comparaisons avec ses récits. En effet, dans cette analogie entre catastrophes, une interprétation réaliste exigera l’adoption de paradigmes différents de ceux de l’histoire traditionnelle, afin d’en dégager l’originalité et la différence. De manière générale, nous assistons à la montée des Etats périphériques d'Asie, d'Afrique et d'Océanie, au partage du monde de la part d'Etats-continents se revendiquant "Etats-civilisations" et au retour de politiques marquées par la logique de puissance. Il en résulte une modification dans le calcul du rapport des forces, un renversement de la géopolitique mondiale et une perception des défis et des menaces, influant sur la nature même des unités politiques.

Sur la dimension des changements

Athènes à la fin du 5ème siècle av. J. C., mit en péril son statut d'hegemon et la libertés des cités grecques. L'Allemagne et l'Autriche-Hongrie en 1914, tranchèrent dans la rivalité germano-slave dans les Balkans dont le théâtre principal était l'Europe et provoquèrent une scission du système de l'équilibre en deux coalitions, des empires centraux (empire wilhelminien et empire austro-hongrois) et entente franco-anglaise et Russie tsariste de l’autre côté, de telle manière que les grandes puissances eurent le sentiment de lutter pour leur existence et leurs libertés. La guerre de 1914 surgit à la manière d'une guerre ordinaire et se termina avec la chute des empires centraux, la défaite de la Russie désormais soviétique et l'écroulement de l'empire ottoman, se soldant par le diktat de Versailles. Ce fut un armistice entre les deux tentatives de l'Allemagne de tenter d'obtenir l'hégémonie sur le continent.

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Par ailleurs le conflit qui avait débuté avec des équipements des sociétés traditionnelles se termina avec des armements des sociétés industrielles et des armées de masse. Or, puisque le statut territorial de Versailles ne reflétait plus le rapport des forces entre vainqueurs et vaincus, l'impuissance temporaire des deux grands États continentaux, Russie et Allemagne, dans le but d'atteindre leurs objectifs marqua l'évolution historique de l'Europe et du monde. En effet, les deux pays ne jouèrent plus leur rôle historique de défenseurs de leurs intérêts et, au même temps de l'ordre établi (Etats baltes indépendants, frontières orientales de la Pologne avancées vers l'Est, Bessarabie devenue roumaine, influence prépondérante sur l'Europe du Centre et de l'Est).

L’intervention des Etats-Unis et leur nouveau rôle hégémonique

Après l’effondrement de la Russie, il fallait l’intervention de l’Amérique pour faire pencher la balance du continent du côté occidental et ce fut avec et après Versailles que s’imposa durablement l’hégémonie des Etats-Unis, comme celle de Rome après la deuxième guerre punique, aboutissant à la pacification impériale de la Méditerranée. Puisque l’histoire de l’Europe ne s’est jamais déroulée en vase clos, depuis la découverte de l’Amérique, l’enjeu de puissance du deuxième conflit mondial qui allait se dessiner, se joua dans l’alternative fatale entre hégémonie continentale du Reich ou équilibre de puissance.

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L’Allemagne, qui avait succombé en novembre 1918 à la coalition de la Russie tsariste, de la France et des puissances anglo-saxonnes eut recours à une stratégie de revanche en 1939, sous l’impulsion d’une passion nationale, encouragée par les idées de la Révolution Conservatrice, les promesses d’un Ordre Nouveau et l’affaiblissement spirituel et moral des démocraties. La victoire de 1918, qui fut remportée, au plan historique par les puissances maritimes, confirma que la solidarité des puissances de la mer, désormais sous la tutelle des Etats-Unis n’avait pas remis en cause le modèle de guerre de Thucydide. Or, l’enjeu du deuxième conflit mondial resta le même, un enjeu hégémonique, fondé cependant sur le socle d’une hétérogénéité nationale des puissances à l’intérieur d’un même espace de civilisation. Ainsi les vrais sujets de l’histoire du monde devinrent non plus les nations (Ranke), non pas les cultures (Spengler), ni l’humanité (Marx), ou la pluralité des époques (Meineke), mais l’empire et spécifiquement l’empire américain, le nouvel hegemon prenant vite conscience de ses nouvelles responsabilités planétaires.  Par ailleurs après 1945, s'est poursuivie, en Europe, tout au long du "rideau de fer" et pendant la deuxième partie du 20ème siècle, la confrontation de l’Ouest avec l’empire soviétique, creusant l’écart de dissociation entre les unités militaires nationales et l’intégration diplomatico-stratégique impériale (Otan, Pacte de Varsovie).

Vers un retour des empires 

Si, en 1990-91, avec la dislocation de l’Union Soviétique, s’ouvre la plus grande amputation géopolitique du siècle, c’est en 2022 avec l’opération militaire spéciale des Russes en Ukraine, que s’ouvre le grand débat sur la crise de légitimité des régimes représentatifs et la rupture historique entre démocratie et oligarchie, semblable à celle de la guerre du Péloponnèse, ouvrant une brèche intellectuelle sur le retour des empires. Se conclut ainsi un cycle historique de cinq siècles, débuté à l’aube de la Renaissance et marqué dans le monde par la prédominance de l’Occident et la diffusion de son hégémonie et, avec elle, d’une nouvelle religion, le globalisme démocratique.

Ainsi, le parallélisme ouvert par la relecture de Thucydide peut-il se résumer avec la même question "si la guerre du Péloponnèse a été la ruine de la Grèce, la guerre d’Ukraine sera-t-elle la ruine de l’Europe ?" Thucydide n’a guère donné de réponse aux deux interrogations concernant la fatalité du conflit et l’exigence de négocier, mais il a abordé la recherche d’une issue dans le principe du "calcul des forces", ou du déterminisme essentiel au réalisme. A la lumière de ce dernier il a repéré, dans l’exigence de négocier, la logique pragmatique de l’usage régulateur de la raison, dans le but d’orienter le mouvement historique, refusant l’alibi de la lâcheté pour la justification de la défaite imminente. Dans l’issue prévisible de la guerre et dans le brouillard d’un tournant historique, il a œuvré pour le renoncement aux mythologies ou aux fanatismes partisans. C’est toujours dans l’amère compréhension d’une situation globale que Thucydide, comme bien d’autres, a identifié le principe du salut dans l’espoir, au nom duquel mûrissent les grandes décisions et les passions éternelles de l’homme.

Bruxelles, le 17 janvier 2025

vendredi, 17 janvier 2025

La démocratie est-elle une source de guerre?

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La démocratie est-elle une source de guerre?

Irnerio Seminatore

Hypothèse abusive ou objet de réflexion ?

Depuis le reaganisme, le thatchérisme, le poutinisme, les régimes géorgien, ukrainien, coréen, biélorusse, roumain et chinois, peut-on encore parler de la démocratie comme d’un régime d’intégration des conflits, de stabilité politique et d’alternance gouvernementale et, in fine, de rejet de la guerre ?

A partir de l’affirmation de la démocratie aux 18ème et 19ème siècles, comme "gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple", la guerre est devenue l'apanage des représentants élus des nations, qui débattent de concepts militarisés mais dépolitisés, partisans, mais inessentiels au règlement des litiges.

En effet, les représentants du peuple ne peuvent traiter de l'immanence du conflit dans la vie des nations mais seulement de la contingence d'une conjoncture d'exception, celle de la menace, qui est ramenée à une « rupture » de l'ordre juridique dominant. La guerre, tenue pour une catégorie fondamentale de la vie des sociétés exclut toute conception universaliste du droit international et n’autorise pas à concevoir l'ordre du monde, désormais planétaire, sans antagonismes ou sans usage de la violence. Seul l’emploi de la force jette une lumière éclairante sur le cours de l'histoire, le tragique du monde et les conjonctures de changement. "Nul grand Etat ne s’est constitué sans recourir à la contrainte, sans absorber des communautés étroites. Si l’usage de la force est coupable absolument, tous les Etats sont marqués par une sorte de péché originel. Dès lors, celui qui veux comprendre l’histoire, ne doit pas s’en tenir à l’antinomie de la force et des normes juridiques..." (R. Aron).

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La force et le droit

La formation des Etats ou leur délimitation territoriale, suppose la force, avant son couronnement par le droit. Le « statu quo » ou le changement politique ne peuvent être assurés par un débat sur le droit, ni sur le juste ou l'injuste au sein d'une assemblée, ni par une vision conciliatrice ou utopique de l’ordre mondial, mais par un calcul des intérêts et des influences et par le coût des ressources nécessaires à leur sauvegarde. Penser la guerre, c’est penser stratégique, car la guerre, - faut-il s‘en étonner - est la manifestation de la force et la force est la source du droit de tous les régimes (Proudhon).

Les thèmes chéris en revanche par les tribunes publiques demeurent la solidarité internationale, la moralisation des litiges, les doctrines des droits de l’homme et la sécurité collective (Cour pénale internationale, ONU ou autres). Dans ce même esprit la sécurité européenne est renvoyée à la défense des démocraties occidentales, de l’Alliance Atlantique et de l'hegemon, ou encore, à la répartition stratégique du monde en aires d’influences, intégrées à une conception multipolaire du système et à un nouveau « nomos » de la terre. En effet le « tempo » de la démocratie est celui des équilibres précaires et des compromis disputés entre deux périodes de stabilité, souvent impériales. C’est le temps des incertitudes et des débats ! Les accords ukrainiens (Minsk I et Minsk II), l’annulation des scrutins et les coups d'Etats à répétition (Roumanie, Géorgie, Corée du Sud, Afrique, Amérique Latine…), sont là pour le prouver ! La politique démocratique ne peut être qu'une politique d’étroitesse domestique et guère une « Grande Politique », car il y règne l’inversion des primats, celui des hommes et des buts personnels, au lieu de celui des nations, de la géopolitique et de la grande stratégie.

La politique internationale, comme antagonisme radical de l'ami et l'ennemi continue et perdure, en tant qu'activité fondamentale de l'activité humaine, car la souveraineté du pouvoir oppose en réalité l'exception à la norme et donc la guerre à la paix, au sein d'un contexte où règne la hiérarchie de la force et la menace existentielle. Dans ce contexte la seule gouvernance crédible est celle de la lutte armée et du jury des combats (Ukraine, Gaza, Liban, Syrie..).

Le dépassement de la démocratie représentative et de l’individualisme démocratique est inscrit dans la crise qui corrode les régimes politiques occidentaux, où on identifie l’épuisement de leurs formes de gouvernement à l’épuisement et à la fin de l’Occident comme forme de civilisation (Nietzsche, Spengler, Ortega y Gasset).

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La démocratie et la guerre

On a trop demandé à la démocratie, fille originelle de l’égalité de s’emparer, par le droit, de l’autorité et de la justice, alors qu’une dimension radicale du pouvoir lui a échappée, soit le pouvoir de la guerre, comme délibération impérieuse, comme contrôle exigeant et comme issue inévitable.

Sauvegarder l’indépendance et la liberté est en fait le principal problème du « demos » pour éviter le chaos et l’anarchie dans un monde hostile, et « gagner la paix » est le « défi extérieur » plus dramatique qui impose d’abord d’anéantir l’adversaire et de rechercher un autre type de stabilité, plus favorable à nos intérêts.

Rétrospective historique

En réalité et en survol, une sommaire rétrospective historique suggère l’idée, non seulement que la démocratie est un régime politique d’incertitude et d’adversités violentes, mais qu’elle est un régime de transition entre deux types d’équilibres politiques. Telles furent la République romaine avant l’accession d’Octave au « Principat », en l’an 30 av J-C, après la mort de César (44 av, J.C), la République d’Angleterre en 1650, après la Glorious Revolution, dont Olivier Cromwell, devint le Lord Protector , la « Révolution Américaine » de 1776 et la « Grande Révolution » française de 1789 ! Impossible d’oublier la « Commune » de Paris de 1871, insurgée contre Thiers, le coup d’État et le seconde empire de Louis Napoléon en 1851, la Révolution bolchévique d’Octobre 1917 en Russie, la « Révolution conservatrice » de Weimar » de 1918 à 1933, de ces changements de régimes et des formes comme le furent la Révolution fasciste de 1922 en Italie, puis la Révolution populaire chinoise de 1949.

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Avec le problème de la légitimité, le trait commun à toutes ces expressions de l’action historique, c'est la promesse de liberté et d’affranchissement. Puis la répression, la « guerre civile » et la concentration des pouvoirs. Et encore le passage à la guerre inter-étatique et à la stabilisation impériale. La démocratie a toujours cultivé en son sein son antidote mortel, l’absolue tyrannie d’un principe corrupteur, la concentration des pouvoirs dans une seule main. Ainsi, pendant deux siècles, le dénominateur commun furent la démocratie et le républicanisme, portes d’accès au règne des masses et aux longues périodes d’instabilité, caractérisées par des hostilités continues et par le changement insatisfaisant des figures de l’ennemi public.

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Kant et la paix perpétuelle

Revenons à Kant et à son rêve de paix perpétuelle et donc aux Européens du 21ème siècle et à l’Union Européenne. A la manière par laquelle l’Europe a pensé la paix après ‘45. Par évolution et guère par révolution ! Par le fédéralisme égalitariste et par cosmopolitisme humaniste, autrement dit, par les deux visages d’un même renoncement et d’un même rêve, celui de la paix perpétuelle. D’ailleurs leur principe a été identique, l’opposition de la raison à la réalité de l’histoire. Cette opposition a fait triompher la solidarité sur l’antagonisme, et la lâcheté sur la responsabilité. En son principe et en ses répercussions elle a dépolitisé la démocratie la privant de son essence, l’opposition. Or, il n’y a de démocratie que par son opposition, puisque le fait démocratique lie tous les citoyens par une même obligation et un même devoir en une moralité commune. Seul l’immersion dans un engagement universel exonère les militants des droits de l’homme des devoirs de servir une obligation commune. En réalité toute distance établie entre l’homme et le mal du monde (misère, illégalité, tyrannie, crimes, despotisme et conflits), est un escamotage et une fuite, un héroïsme de supermarché, car toute valeur établie en dehors du réel n’existe que pour cacher l’existence du mal du monde et « l’insurmontable malignité de notre cœur (E. Kant) ».

Or, l’acte de naissance de la Realpolitik s’inscrit dans la prise de conscience de l’unification nécessaire de la politique de puissance et de l’emploi de la force, mais également dans le refus de la démocratie comme relation d’égalité principielle entre humains en tout dissemblables. Cela a pour corollaire le refus de l’acceptation de l’Union Européenne, telle qu’elle est, le refus de la démocratie représentative telle qu‘elle est, le refus de l’identité avec les êtres les plus divers tels qu’ils sont ! C’est ainsi, dans cette précision que la démocratie représentative comme illusion est la négation de la vérité factuelle de l’histoire, qu’elle est source de conflit, de revendications insatisfaites et de guerre. Sans emphase ni apothéose du tragique, mais au nom de la réalité du devenir et donc de l’unité hégélienne de l’histoire et de la raison, que Tolstoï découvre « la doctrine du monde » par opposition à « la doctrine du Christ ». Et, dans la crainte que le refus de la guerre implique le refus de l’histoire et ce dernier le refus de la civilisation, il conclut par une question, que beaucoup d’européens formulent en leur for intérieur : « Peut-être n’est ce que nous sommes victimes d’une illusion puissante, que nous prétendons critiquer la guerre au nom de la civilisation et de la culture ? ».

Peut-être -ajoutons nous- jugeons-nous la guerre à partir d’une illusion puissante, celle de la démocratie, comme source de paix et non de guerre ?

Bruxelles, 29 décembre 2024.

 

vendredi, 03 janvier 2025

Le retour du droit de la force sur la scène internationale

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Le retour du droit de la force sur la scène internationale

Raphael Machado

Source: https://jornalpurosangue.net/2024/12/01/o-retorno-do-dire...

L’un des éléments centraux de l’ordre international établi après la Seconde Guerre mondiale, ayant l’ONU comme noyau institutionnel et la Déclaration universelle des droits de l’homme comme « Bible », est l’interdiction de faire la guerre.

Bien que la guerre accompagne l’humanité depuis les débuts de ses structures sociales, et qu’Héraclite l’ait utilisée comme symbole du principe fondamental de la totalité, les fondateurs de l’ONU, pleins d’orgueil, ont cru pouvoir nier cet aspect de la réalité et bâtir un ordre international où l’usage de la force serait exclu de l’équation.

Depuis, l’intention des élites mondialistes, ainsi que celle de leurs philosophes, théoriciens et influenceurs, a été de considérer la force comme un simple outil policier, à utiliser exceptionnellement et de manière « consensuelle » dans des situations de guerre civile, de défense contre l’agression militaire ou de lutte contre le terrorisme. Une « guerre pour mettre fin à toutes les guerres » devait naturellement conduire à une cosmopole.

Cependant, la seconde moitié du 20ème siècle a été marquée par de nombreuses guerres. Mais il convient d’apporter une nuance ici. La plupart de ces guerres ont été historiquement reconnues comme telles grâce aux récits des historiens réalistes. Les conflits eux-mêmes, toutefois, se sont drapés dans le manteau du droit international. L’intervention occidentale dans la guerre de Corée, par exemple, s’est faite sur la base d’une résolution de l’ONU, tout comme l’intervention en Libye. Même les interventions plus ou moins unilatérales des États-Unis, comme au Vietnam, ont cherché à s’appuyer sur des termes neutres, présentant les militaires américains comme de simples conseillers et les renforts comme une défense des intérêts américains dans le pays.

Outre l’élément purement juridique dans ces tentatives de justification de l’usage de la force, il existait également une dimension relevant davantage de l’éthique et de la psychologie, impliquant un certain respect tant pour la figure de l’État-nation que pour celle de l’ennemi, et plus encore pour l’ONU en tant qu’instance médiatrice.

La majorité des conflits de cette période ont respecté, dans une certaine mesure, des aspects fondamentaux du droit international, même si les images de la guerre du Vietnam sont choquantes (puisque c’était l’ère du photojournalisme de guerre), surtout en comparaison avec celles des guerres mondiales ou des conflits antérieurs au 19ème siècle.

Toute cette situation a pris fin au cours des dernières années, et je vais en expliquer les raisons et en présenter les preuves.

En commençant par les événements en Syrie : l’une des raisons pour lesquelles les Syriens ont été pris de court et n’ont même pas cherché à fortifier Alep est que tant eux que les Russes et les Iraniens pensaient que la simple présence de quelques Russes et de leurs drapeaux hissés à Alep suffirait à « imposer le respect » aux groupes terroristes. Cela rappelle le mépris des Azerbaïdjanais pour le fait que le Haut-Karabakh ait été, jusqu’à un certain point, protégé par de petites garnisons russes.

Le fait d’ignorer la présence symbolique d’une puissance en un lieu donné signifie que la simple représentation de la force ne suffit plus dans le droit international.

La conduite d’Israël a également contribué à enterrer l’ordre international actuel. En plus de violer de nombreux principes du droit international, Israël ignore les résolutions et même les condamnations des tribunaux internationaux. Ses alliés occidentaux encouragent ce comportement et valident son retrait unilatéral de l’ordre international contemporain. Israël a choisi de s’appuyer exclusivement sur la force brute pour atteindre ses objectifs.

L’opération militaire spéciale de la Russie en Ukraine représente également un moment révolutionnaire dans le système international. Bien que les Russes aient cherché une légitimité, leur discours légaliste a progressivement été abandonné, et le sujet est désormais abordé sous l’angle de l’usage pur et simple de la force pour sauvegarder la sécurité nationale, dans un contexte où le recours aux tribunaux, accords, réunions et conférences serait inutile et contre-productif – d’autant que cela avait déjà été tenté auparavant.

En consolidant ces réflexions, nous en arrivons à un point où nous assistons à l’effondrement total de la crédibilité du système international basé sur des règles. Cet effondrement de la crédibilité rend derechef le droit international absolument inefficace. Il n’existe plus aucune garantie que les traités et accords seront respectés – au contraire, nous avons vu de nombreux traités violés ces dernières années. Il n’y a plus non plus aucune garantie quant à l’exécution des décisions des tribunaux internationaux.

Cela semble logique dans le contexte actuel, marqué par une transition géopolitique mondiale de grande ampleur. Un ordre géopolitique ne peut être maintenu que dans la mesure où il est institutionnalisé et où ses principes, règles et symboles sont respectés.

Aujourd’hui, chaque pays qui souhaite voir ses intérêts et revendications respectés devra les soutenir par la force brute, et non plus par la « suggestion » de la force ou par des « représentations » de la force. Si même la Russie, première puissance nucléaire mondiale, ne se voit pas respectée d’elle-même – devant révéler l’Oreshnik pour cela – aucun autre pays ne peut espérer l’être.

Les missiles (et la volonté de les utiliser) sont devenus le seul fondement de toute prétention sur la scène internationale. C’est la phase hypersonique du « might makes right » (« la force fait le droit »), qui perdurera jusqu’à ce que nous construisions un nouveau système international pour un nouvel ordre avec un nouveau droit.

vendredi, 27 décembre 2024

La disparition de Dalmacio Negro Pavón

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La disparition de Dalmacio Negro Pavón

Carlo Gambescia

Source: https://carlogambesciametapolitics2puntozero.blogspot.com/

Le décès de Dalmacio Negro Pavón, survenu le 23 décembre à Madrid, sa ville natale, des suites d'une maladie soudaine, à l'âge de 93 ans, est une grande perte pour la science politique européenne. Le destin a voulu qu'il s'éteigne le jour même de sa anniversaire.

Il s'agit d'un homme généreux, affable, cultivé, toujours capable d'autodérision, d'un grand professeur et d'un profond politologue, encore très lucide et en pleine activité. Parmi ses ouvrages les plus récents figure La ley de hierro de la oligarquía (Encuentro, 2015). Un examen dense de la question qui, en moins de cent pages, explore de manière convaincante ce qui peut être défini à la fois comme une régularité métapolitique et un outil pour illustrer la crise des classes dirigeantes européennes. Un petit chef-d'œuvre digne du savoir d'un Gaetano Mosca et de l'éthique politique de Benedetto Croce.

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Enfin, il faut rappeler Tradición de la libertad (Unión Editorial, 2019), véritable concentré de sa pensée en la matière, dans lequel le cri d'alarme pour la liberté, prise entre l'énorme appétit fiscal de l'État welfariste et le conformisme des bureaucraties de la pensée, se fait à la fois pressant et lucide.

En Italie, j'ai eu le plaisir de publier Il Dio Mortale. Il mito dello stato tra crisi europea e crisi della politica (2014). Il est sorti pour la série Foglio que je dirige avec Jerónimo Molina, son élève, à la Complutense, où Negro a enseigné, ainsi que, ces dernières années, à la CEU San Pablo. L'étude a été traduite et éditée par l'excellent Aldo La Fata.

Une anecdote explique bien l'homme et le savant. Je lui écrivit, un jour, pour compléter quelques notes. Je l'ai immédiatement regretté, craignant d'en faire toute une histoire (déranger un professeur de cette importance...). Au contraire, Don Dalmacio m'a répondu en un éclair, me remerciant pour ma précision et m'envoyant toutes les données nécessaires. Un grand moment.

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Sa position politique et historiographique peut être placée en toute sécurité dans la galerie très spéciale du "triste libéralisme". Autrement dit, le libéralisme réaliste, « non ridens ». Negro a d'ailleurs beaucoup apprécié mon livre sur le sujet et a fait tout son possible, avec son ami Molina, pour qu'il soit publié en castillan.

Pour une étude plus approfondie de sa pensée, nous recommandons, in primis (également parce qu'en Italie il n'a pas été traduit autant qu'il le méritait), le déjà mentionné Il dio mortale (Il Foglio 2014), in secundis, Historia de las formas de Estado (El Buey Mudo, 2010), ainsi que Gobierno y Estado (Marcial Pons, Ediciones Jurídicas y Sociales, 2002) et La tradición liberal y el estado (Unión Editorial, 1995).

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Un triste libéralisme, disions-nous, qui, outre la grande leçon des penseurs libéraux européens tels que Tocqueville, a approfondi celle de Carl Schmitt. Sur ce point, voir Estudios sobre Carl Schmitt (Fundación Cánovas del Castillo, 1995). Sans oublier l'influence d'un christianisme réaliste, attentif aux œuvres plutôt qu'aux paroles de l'Église. Un sujet qu'il approfondit dans Lo que Europa debe al cristianismo (Unión Editorial, 2006).

Negro peut sans aucun doute être rattaché, même si ce n'est pas chronologiquement, à ce que Jerónimo Molina a appelé le « cuarto siglo de oro del pensamiento político español » (1935-1969*).

Cependant, il faut dire honnêtement qu'au niveau des définitions, même à titre posthume, le « siglo de oro », en tant que canon, était un peu étroit pour Negro. Dans le sens d'une plus grande ductilité à l'égard de la pensée politique européenne du courant libéral et moderne, transcendant ainsi la tragique confrontation séculaire entre les deux Espagnes, la traditionaliste et la moderne. La guerre civile de 1936-1939 en fut le point culminant.

Manifestement, Negro bouge « con juicio ». Il n'a jamais été un fanatique de la modernité, ni un défenseur d'une tradition enracinée dans un quelconque hyperuranium. Ce qui, pour ne pas être trop fin, exclut une interprétation de gauche de sa pensée (**).

Libéralisme, réalisme, christianisme sont les trois termes pour interpréter son œuvre. Le cercle vertueux de sa pensée. Sans oublier la rigueur scientifique et son regard désenchanté sur le monde.

Un désenchantement sain, disons, pas celui du pèlerin nihiliste et du snob de l'existence: le désenchantement de Negro est celui du réaliste sérieux, qui étudie le monde (où l'on ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière) parce qu'il fait partie du monde et qu'il veut le comprendre.

Negro ne se tripote jamais le nombril, il veille sur les faits. Ce qui, mais c'est notre très humble avis (***), lui a permis, grâce aussi à sa forte constitution, d'atteindre et de dépasser les 93 ans.

Disons qu'il l'a bien mérité.

Notes:

(*) L'article de Molina se trouve ici : https://www.eldebate.com/cultura/20240316/francisco-javie...  .

(**) Sur les différents points de la pensée de Negro, voir le recueil d'écrits pour son 90ème anniversaire édité par Jerónimo Molina, Pensar el estado. La política de los hechos y la política de la libertad, Los papeles del sitio, 2022.

(***) Pour ces aspects, voir  “Presentancíon del Editor” in D. Negro, Liberalismo e iliberalismo. Articulos políticos (1989-2013), Edición de Molinagambescia, Los papeles del sitio, 2021).

mercredi, 18 décembre 2024

Lorsqu'un coup d'Etat échoue, il faut en essayer un autre...

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Lorsqu'un coup d'Etat échoue, il faut en essayer un autre...

par Andrea Zhok (*)

Lorsqu'un coup d'État échoue, on en tente un autre.

Après le retrait de la loi martiale en Corée du Sud - le président Yoon Suk-yeol n'a pas pu surmonter l'obstacle de la démission du ministre de la défense, qui lui avait retiré le soutien de l'armée - nous voici face au coup d'État « légal » préparé par la Cour constitutionnelle roumaine, qui a annulé les résultats du premier tour des élections présidentielles et reporté les élections à une date ultérieure.

Comme on le sait, le candidat C. Georgescu est arrivé en tête au premier tour et les sondages le donnaient gagnant au second tour (63% contre 37% pour l'autre candidate, Elena Lasconi). Georgescu n'est pas aligné sur les positions de l'OTAN et c'est bien là le problème.

Les motivations de la Cour constitutionnelle roumaine sont dignes du meilleur numéro d'un cabaret: le candidat Georgescu aurait bénéficié d'une campagne Tik-Tok qui « ressemblait » (sic) aux tactiques russes.

En substance, le soupçon d'une possible influence étrangère marginale suffirait à annuler les élections.

(Pour un pays comme l'Italie, qui a voté de 1948 à aujourd'hui, toujours sous une pression internationale colossale, de Washington à la BCE, selon ce critère, toutes les élections pourraient être invalidées, sans exception).

Qu'est-ce que ces retours autoritaires ont en commun ?

C'est très simple. C'est l'autoritarisme officiellement mis au service des libéraux.

Naturellement, le court-circuit n'est qu'apparent.

Depuis que le libéralisme est devenu la colonne vertébrale de la politique européenne au 19ème siècle, il a toujours joué la carte de l'appel à la liberté démocratique lorsqu'il devait se défendre contre la perspective de voir revenir l'étatisme, et la carte de la répression paternaliste lorsque le demos ne votait pas dans le sens qui plaisait aux maîtres du navire.

Ce que ces secousses autoritaristes indiquent, c'est l'état dangereusement fragile dans lequel se trouve le récit démocratique libéral, qui, malgré ses énormes efforts pour manipuler l'opinion publique, n'est plus en mesure de persuader - pas toujours - la majorité de la population que les vexations et les répressions violentes qu'on lui assène si généreusement sont "pour son bien".

Le jeu consistant à gouverner l'opinion publique dans une démocratie formelle est toujours risqué.

Au 19èmee siècle, on a longtemps cru que seul le suffrage universel permettrait d'établir des régimes fonctionnant dans l'intérêt du peuple. Ainsi, depuis l'instauration du suffrage universel, tous les efforts des classes dirigeantes libérales ont toujours visé à convaincre la majorité que les sacrifices constants imposés à cette majorité, afin de maintenir les privilèges de quelques-uns, étaient la seule chose à faire.

La stratégie narrative utilisée pour parvenir à ce résultat, le seul considéré comme essentiel, peut varier. Mais en général, le résultat est obtenu en persuadant la majorité qu'une menace bien plus grave rôde que celle qui consiste à maintenir les privilèges oligarchiques, et que les seuls capables de défendre le pays contre cette menace sont précisément les membres de l'élite libérale.

Moins ce discours s'impose, plus la nature des démocraties libérales apparaît clairement: le pouvoir réel réside uniquement dans la sphère « libérale », c'est-à-dire dans la grande propriété, où la « démocratie » n'est que la variable dépendante, utilisable comme couverture idéologique tant qu'elle peut être manipulée, mais librement subordonnée dès qu'elle s'avère réfractaire aux souhaits des élites.

(*) Poste paru sur Facebook, 7 décembre 2024.

Source: https://www.lantidiplomatico.it/dettnews-andrea_zhok__fal...

lundi, 16 décembre 2024

Le progressisme est aussi un libéralisme (et c'est pourquoi il n'a pas de critiques fondamentales à formuler à l'encontre de Milei)

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Le progressisme est aussi un libéralisme (et c'est pourquoi il n'a pas de critiques fondamentales à formuler à l'encontre de Milei)

Andrés Berazategui, diplômé en relations internationales et analyste géopolitique, a analysé dans POLITICAR les implications du progressisme dans le libéralisme et le rôle qu'il joue dans l'opposition au gouvernement de Javier Milei.

Andrés Berazategui

Source: https://politicar.com.ar/contenido/344/el-progresismo-tam...

Le progressisme est aussi un libéralisme

Lorsque l'on examine les critiques formulées par les progressistes à l'encontre du président Javier Milei, on constate que les questions qu'ils posent à son gouvernement sont peu approfondies. En général, au-delà de la polémique relatives à des mesures concrètes, comme cela se produit dans tous les systèmes politiques où il y a une opposition, il n'y a pas de jugements contre les piliers idéologiques du libertarisme, c'est-à-dire les fondements philosophiques sur lesquels Milei agit et qui expliquent ses prises de décisions - qui ne sont pas aussi irrationnelles que le croient ses ennemis les plus acharnés -.

Les critiques formulées par les progressistes se limitent aux manières et aux expressions habituelles du président dans ses déclarations publiques, le qualifiant d'autoritaire, d'agressif, de dérangé, etc. C'est peut-être tout cela et même pire, mais ce qui doit nous importer, pour une critique féconde qui permette de démonter les erreurs et les faussetés libertaires, c'est d'analyser la rationalité qui guide Milei et la structure mentale qui sert de cadre à l'émergence de cette rationalité. Et là, le progressisme n'a pas grand-chose à dire.

Il se trouve que le progressisme est aussi une sorte de libéralisme. C'est la raison principale qui explique l'incapacité d'une grande partie de la gauche à mener une critique radicale du libertarisme. Nous entendons par là la gauche postmoderne en général et la gauche qui vit dans et de l'appareil culturel en particulier. Cela ne veut pas dire que le libertarianisme et le progressisme sont exactement les mêmes, mais en tant que deux variantes du libéralisme, ils ont plus en commun que ce qu'ils veulent bien reconnaître.

Certes, ils sont différents dans leurs stratégies respectives de croissance politique et dans les sujets sociaux qu'ils cherchent à « interpeller », comme ils le disent aujourd'hui. Ils ont donc des revendications et des symboles différents. Néanmoins, nous pouvons constater qu'il s'agit dans les deux cas de différentes manières de participer au jeu  à partirdu même point de départ: l'individualisme anthropologique, un aspect crucial qui conduit les libéraux de droite et de gauche à partager les dynamiques qui sont le produit de l'intronisation de l'autonomie individuelle, de la confiance aveugle dans le progrès et d'une rationalité calculatrice orientée vers la maximisation des profits, que ceux-ci naissent de l'appât du gain, comme dans le cas des néolibéraux et des libertariens, ou de la recherche de la reconnaissance, comme dans le cas des progressistes.

Pour revenir aux différences, la droite libérale - dans sa variante néolibérale ou libertaire plus radicale - recherche un Etat minimal, la maximisation du profit et une vision punitive de la sécurité. Ce dernier point est logique: une croissance économique sans répartition équitable des richesses et un État faible ou absent pour garantir l'accès aux biens et services fondamentaux génèrent nécessairement une inégalité irritante; une inégalité qui produit non pas un monde où certains ont beaucoup et d'autres moins, mais un monde où peu ont presque tout et où beaucoup n'ont même pas accès aux biens, aliments et services de base qui leur permettent de vivre dignement.

Qu'est-ce qui peut en résulter, sinon des zones de forte tension interpersonnelle, de marginalité et de surpeuplement ? Un scénario idéal pour la propagation de la violence nuisible et de la criminalité dans ses pires manifestations. Dans ce contexte, il est logique que les libéraux de droite réclament plus de police et de prisons. Ils ne sont pas prêts à s'atteler à la tâche pour mettre fin au terreau social dans lequel la violence se manifeste sous son plus mauvais jour. La droite libérale a souvent aussi une branche conservatrice, ce qui est absurde puisque le conservatisme, en promouvant aussi le libéralisme, défend un système qui sape les fondements communs (c'est-à-dire collectifs) des valeurs qu'il prétend défendre. Le conservatisme est donc impuissant, préoccupé par sa morale de pacotille de défense d'une identité nationale faite de poncho et de matelot, et indigné par ce qu'il perçoit comme des atteintes à des « traditions » qu'il ne définit jamais.

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Le progressisme, quant à lui, interroge l'exclusion sociale en faisant appel à la construction de sujets qui expriment des singularités identitaires, c'est-à-dire à une multiplicité de minorités où c'est précisément l'individualité qui s'exprime. La gauche postmoderne défend autant de minorités et de diversités que possible, c'est-à-dire toutes les exclusions qui existent, et pas seulement (ni même principalement) celles qui sont le produit de la détérioration du travail et de l'économie.

Ainsi, ce qui a commencé comme la lutte des LGBT en référence à la diversité des genres, par exemple, est aujourd'hui désigné par l'acronyme LGBTIQ+ et, de temps à autre, une nouvelle lettre est ajoutée en guise de revendication. Les personnes qui intègrent des identités diverses ne manquent pas, puis apparaissent les trans afro-mapuches, les gros bruns ou autres. 

Mais comme l'émergence de singularités fondées sur l'expression individuelle n'en finit pas, les minorités sont finalement prises au piège de la dynamique logique de ceux qui cherchent à maximiser les bénéfices: la dynamique de la concurrence. En l'occurrence, il s'agit de savoir qui est le plus singulier, le plus exclu ou le plus opprimé. En d'autres termes, la gauche post-progressiste est en compétition pour la visibilité et la reconnaissance, raison pour laquelle toute une stratégie de victimisation est née de ces secteurs: plus je suis exclu, plus j'ai besoin de me rendre visible et plus j'exige des demandes d'« extension des droits ».

Ainsi, il est récurrent de voir dans cette gauche un certain anti-ouvriérisme qui étonne les marxistes d'antan, puisque les travailleurs s'intéressent encore à la défense de communautés éthiques comme la famille, les groupes d'amis ou leurs syndicats, et n'ont apparemment pas encore parmi leurs priorités le multiculturalisme et les débats sur la déconstruction du genre.

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Il semble que l'on se moque de l'histoire. Les Grecs anciens enseignaient que les hommes sont motivés par trois finalités: l'intérêt personnel, la reconnaissance et la survie. Dans le monde contemporain, les libéraux de droite mettent l'accent sur la recherche de l'intérêt personnel et les libéraux de gauche sur la recherche de la reconnaissance, tandis que des foules immenses luttent pour survivre. Cependant, il est clair pour nous que l'autonomie individuelle est l'alpha et l'oméga de la vision libérale du monde, et cela est partagé par tous les libéralismes occidentaux, qu'ils soient conservateurs, néolibéraux, libertaires, progressistes, postmodernes, défenseurs des minorités, etc. Le philosophe russe Alexandre Douguine a raison: en Occident, on peut être tout sauf que l'on reste libéral. On peut être de gauche, de droite, du centre, mais tous, dans le statu quo des systèmes politiques occidentaux, sont libéraux.

La critique fondamentale à l'encontre du gouvernement de La Libertad Avanza ne peut donc pas venir des secteurs progressistes parce qu'ils partagent avec Javier Milei les fondements anthropologiques individualistes du libéralisme. Comme si cela ne suffisait pas, la gauche post-moderne, au-delà de quelques questions purement esthétiques, a même laissé de côté le vieux marxisme. Certes, le communisme était lui aussi une idéologie issue des Lumières, mais cela leur aurait au moins permis de se rendre compte que les idéologies dominantes sont les idéologies des classes dominantes.

Et le progressisme préfère ignorer cette vérité fondamentale, si bien que loin de remettre en cause le système actuel et ses piliers - primauté de l'autonomie individuelle, maximisation rationaliste, confiance dans le progrès - il se consacre à essayer de construire des sujets qui lui permettront de se mouvoir dans ce système, qu'il reconnaît au fond comme triomphant. Pour la gauche déconstruite, la lutte pour le prolétariat, la classe ou même le peuple, sujets d'un passé tissé de « grands récits » qu'elle a fini par abandonner, a été jetée aux orties. Le progressisme interpelle de nouveaux acteurs fondés sur la reconnaissance et l'identité, des collectifs qui expriment des singularités et revendiquent une visibilité, s'inscrivant parfaitement dans le monde de la concurrence et du profit. Le monde que le capitalisme a construit et façonné.

 

dimanche, 15 décembre 2024

Du régime primo-ministériel

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Du régime primo-ministériel

par Georges Feltin-Tracol

Les étudiants en droit constitutionnel apprennent très tôt la classification habituelle des modes de relations entre l’exécutif et le législatif, à savoir les régimes parlementaire, présidentiel et d’assemblée.

Originaire d’Angleterre, le régime parlementaire évoque leur collaboration. Le chef de l’État occupe un rôle protocolaire. La réalité du gouvernement en revient à son chef nommé premier ministre (Grande-Bretagne, Belgique, Pays-Bas, Danemark), président du gouvernement (Espagne), chancelier (Allemagne et Autriche), ministre-président (Hongrie) ou président du Conseil (Italie et Pologne). Il anime une équipe soumise à la solidarité ministérielle et responsable devant le législatif. Dans ce régime, le gouvernement soutenu par une majorité assume la plénitude de l’action politique et législative. Une motion de censure ou un vote de défiance constructive peut par conséquent le renverser. En contrepartie, le gouvernement dispose du droit de dissolution.

Pratiqué surtout aux États-Unis d’Amérique, le régime présidentiel exprime la séparation entre l’exécutif et le législatif. Chef de l’État et chef du gouvernement en même temps - mais pas toujours ! -, le président nomme et révoque des ministres qui ne sont pas tenus à la solidarité gouvernementale et qui sont irresponsables devant le Congrès. Il ne peut dissoudre un Congrès qui n’a pas la compétence de censurer le gouvernement. Des discussions incessantes se déroulent entre les deux pôles pour l’adoption du budget et des lois.

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Pratiqué sous la Révolution entre 1793 et 1795, mais remontant au Moyen Âge, le régime d’assemblée concerne aujourd’hui la Suisse. Il s’agit d’une confusion institutionnelle. Le législatif exerce une prépondérance politique sur un exécutif collégial dont les membres n’ont pas la possibilité de démissionner, et qui applique les décisions parlementaires. Les démocraties populaires de l’ancien bloc soviétique pratiquaient officiellement ce type de régime puisqu’en URSS, le président du présidium du Soviet suprême avait rang de chef de l’État. Le fonctionnement des conseils municipaux, départementaux et régionaux en France s’en apparente puisque l’exécutif procède du législatif.

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Or la seconde moitié du XXe siècle remet en question cette typologie classique avec l’émergence de deux autres modes institutionnelles de relations. Maints États latino-américains, asiatiques et africains adoptent le présidentialisme, c’est-à-dire la suprématie de l’exécutif sur le législatif. Le chef de l’État dispose de prérogatives supérieures au seul régime présidentiel (initiative des lois, pouvoir de dissolution, fixation de l’ordre du jour de l’assemblée, possibilité d’arrêter le budget à l’occasion par décret). L’Allemagne de Weimar (1919 – 1933) et l’Autriche sont des exemples de présidentialisme parlementaire. La Ve République française est un autre cas spécifique de régime semi-présidentiel ou semi-parlementaire. L’équilibre repose sur le cumul des seuls éléments propices au régime présidentiel favorables à l’exécutif avec certains mécanismes du régime parlementaire avantageux pour le législatif si ne s’applique pas le fait majoritaire. Les trois cohabitations (1986 – 1988, 1993 – 1995 et 1997 – 2002) et l’actuelle séquence ouverte au lendemain de la dissolution du 9 juin 2024 confirment la tendance parlementaire du texte de 1958. La chute du gouvernement de Michel Barnier, le mercredi 4 décembre 2024, une première depuis le 4 octobre 1962 et le précédent de Georges Pompidou, en administre la preuve éclatante. Cependant perdure un tropisme présidentiel qui se vérifierait certainement à travers le recours de l’article 16 afin d’adopter le budget et le financement de la Sécurité sociale sans omettre une prochaine inclination autoritariste assumée avec une restriction éventuelle des libertés publiques.

Chef du gouvernement italien depuis le 22 octobre 2022, Giorgia Meloni propose pour sa part une révision majeure de la Constitution de 1948. Son projet prévoit l’élection au suffrage universel direct du président du Conseil et l’interdiction faite aux groupes parlementaires de changer de coalition gouvernementale en cours de législature. Si cette révision audacieuse aboutit, l’Italie quitterait le strict régime parlementaire pour devenir un régime primo-ministériel. Mais la péninsule italienne ne serait pas la première à le pratiquer. On oublie en effet qu’entre 1996 et 2001, le Premier ministre de l’État d’Israël était élu au suffrage universel direct. Cette forme de désignation devait contrecarrer la fragmentation politique à la Knesset. Très vite, la mesure n’apporta aucune stabilité si bien qu’une nouvelle loi constitutionnelle revint à l’ancienne pratique en vigueur depuis 1948, à savoir la nomination du Premier ministre. Rappelons qu’Israël est l’un des États à ne pas avoir de constitution formelle écrite. Le régime primo-ministériel correspond en partie au régime présidentialiste turc. La démission du président turc provoquerait la dissolution immédiate de la Grande Assemblée nationale et réciproquement.

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Dans le cadre primo-ministériel, le jour des élections législatives, on peut imaginer que les électeurs disposeraient de deux bulletins, l’un pour élire le député, l’autre le candidat au poste de premier ministre. Ce dernier pourrait-il être candidat dans une circonscription ou sur une liste ? Faudrait-il qu’il y ait un ou deux tours de scrutin ? Qu’un vice-premier ministre puisse le remplacer en cas de maladie, de démission ou d’autre désignation ? Il y aurait en revanche une synchronicité parfaite entre l’exécutif et le législatif. Si l’Assemblée nationale censure le gouvernement, elle est aussitôt dissoute et le premier ministre se représenterait devant les électeurs.

Dans un tel régime, le chef de l’État n’exercerait qu’une fonction honorifique. Monarque héréditaire ou président élu au suffrage universel indirect, gage d’un arbitrage effectif au-dessus des partis, il perdrait au profit du chef du gouvernement la responsabilité de la défense nationale et de l’autorité sur les forces armées. Giorgia Meloni parviendra-t-elle à changer l’actuelle constitution italienne ? L’échec du référendum constitutionnel du 4 décembre 2016 voulu par Matteo Renzi demeure dans les mémoires. Toutefois, la prochaine réforme constitutionnelle ne serait-elle pas plutôt d’élire directement les ministres comme c’est déjà le cas depuis assez longtemps dans différents cantons de la Confédération helvétique ?

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 137, mise en ligne le 12 décembre 2024 sur Radio Méridien Zéro.

dimanche, 17 novembre 2024

Électeur du berceau jusqu’au cercueil

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Électeur du berceau jusqu’au cercueil

par Georges Feltin-Tracol

Le « Camp du Bien » autoproclamé cherche sans cesse à inventer et à étendre des droits pour l’individu. Cet activisme vire souvent en réclamations sinon grotesques, pour le moins farfelues. Le court essai de Clémentine Beauvais en est un exemple édifiant.

Cette dame enseigne les sciences de l’éducation à l’université britannique de York. Considérées comme une science « molle », c’est-à-dire sans protocole empirique rigoureux, aux prétentions didactiques excessives, les soi-disant sciences de l’éducation mobilisent des apports en psychologie, en histoire de la scolarité, en sociologie, en études du comportement humain et en pédagogie. Elle s’inscrivent dans une évidente charlatanerie postmoderniste. Leurs théoriciens et leurs praticiens correspondent pour leur part aux fameux médecins des pièces de théâtre de Molière.

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Clémentine Beauvais avoue volontiers grenouiller «de longue date dans les milieux progressistes». Elle use toutefois avec parcimonie de l’écriture inclusive. En publiant dans la collection «Tracts» Pour le droit de vote dès la naissance (n°59, Gallimard, 2024, 3,90 €), elle entend lancer un débat institutionnel sur une discrimination généralisée. Elle réclame en effet l’«abolition totale, pour toutes les élections, de la limite d’âge». Elle souhaite une évolution des institutions et des usages politiques qui assurent enfin le vote de «tous les êtres humains, c’est-à-dire les bébés, enfants et adolescents ». Elle estime que «l’exclusion des enfants du suffrage  “universel“ met les régimes démocratiques en incohérence par rapport à leurs propres principes d’égalité». Elle ne supporte pas qu’une barrière d’âge affecte le plein exercice de la citoyenneté élargie.

L’autrice ne rappelle pas que des États démocratiques libéraux bourgeois ont abaissé à seize ans le droit de vote. La Belgique s’y est risquée pour les élections européennes de juin 2024. Pour les élections générales, on peut citer le Brésil, l’Équateur, l’Autriche, Cuba, Malte, le Nicaragua et l’Argentine. C’est possible en Écosse pour les scrutins locaux. Clémentine Beauvais veut que les enfants votent comme leurs parents. Elle ne s’attarde pas cependant sur les modalités pratiques pour l’application de ce nouveau droit auprès des nouveaux électeurs dont les nouveaux-nés. Lors du Championnat d’Europe en 2008 et de la Coupe du monde de balle au pied en Afrique du Sud en 2010, Paul le poulpe prédisait l’équipe victorieuse. L’expérience serait-elle reproductible avec un bambin?

Clémentine Beauvais récuse en revanche tout projet qui pondérerait chaque bulletin de vote en fonction de l’âge de l’électeur. Inquiets du vieillissement de la population en Occident et d’une inclination plus ou moins conservatrice – ce qui reste à démontrer -, certains cénacles proposent qu’un jeune électeur ait une triple ou quadruple voix et son aïeul centenaire un quart de voix… L’autrice refuse en outre le choix même du vote par procuration. Elle exprime ici son désaccord avec John Wall, le principal théoricien de cette revendication civique, qui suggère que « chaque parent disposerait d’une demi-voix supplémentaire par enfant (une voix entière dans le cas des parents célibataires) ».

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L’autrice veut conserver le cadre individualiste et égalitaire de la participation électorale. Sa démarche s’ouvre à tous les poncifs wokistes. Ainsi offre-t-elle une « réflexion […] démocratique, consultative, collective (et de préférence, festive) ». Mieux encore, elle se félicite  que l’électeur moyen soit incompétent. Par la force d’une quelconque « main invisible », « c’est à la fois grâce à et malgré la potentielle incompétence des électeurs que le vote est démocratique. » Elle jubile d’assister au déficit abyssal des finances publiques hexagonales, dégradation qui provient de l’extraordinaire alliance des électeurs abrutis et des bureaucrates dépensiers.

Si les adultes sont capables de commettre collectivement de formidables erreurs, les mineurs risquent d’aggraver le pire, en particulier les nouvelles générations décérébrées qui sont plus que jamais toxiques et nocives. Plutôt que de bénéficier en cas d’infractions des circonstances atténuantes et de l’excuse de minorité, les voyous mineurs devraient recevoir les circonstances aggravantes. L’enfant et, surtout, l’adolescent sont par essence des tyrans domestiques qu’il importe de dresser sans aucun ménagement. Clémentine Beauvais nie cette réalité. Cela ne l’empêche pas d’évoquer « une éducation démocratique populaire véritablement inclusive ». Pour elle, « ces risques sont gérables avec un accompagnement éducatif adapté ». Que faut-il comprendre ? L’instauration de cours obligatoires de propagande cosmopolite sous couvert d’éducation morale et civique ? L’intervention dans les salles de classe de commissaires politiques responsables de la formation préalable des consciences juvéniles ? Elle imagine même « des comités citoyens chargés de s’assurer que tous les enfants qui veulent voter puissent le faire ». Ces comités orienteraient très certainement le vote des jeunes électeurs dans la bonne direction.

D’après l’autrice, l’existence quotidienne des enfants est politique. Elle va jusqu’à mentionner le sort du « fœtus par GPA ». Mais le fœtus qu’on s’apprête à avorter n’aurait-il pas lui aussi une part politique indiscutable ? Ce raisonnement spécieux s’apparente aux revendications de certains syndicats étudiants qui veulent qu’aux examens, tant partiels qu’en fin d’année universitaire, toute copie reçoive dès le départ la note minimale de dix sur vingt. À quoi bon organiser des examens ? Les méfaits intrinsèques de l’égalitarisme touchent tous les domaines.

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Sans surprise, Clémentine Beauvais s’oppose au vote plural familial. En Espagne du Caudillo Franco et au Portugal du président Salazar, deux démocraties organiques imparfaites et incomplètes, les pères de famille disposaient d’un suffrage supplémentaire. A-t-elle pris connaissance de La famille doit voter. Le suffrage familial contre le vote individuel de Jean-Yves Le Naour avec Catherine Valenti (Hachette, 2005) ? La promotion du vote familial est très ancienne en France. Jusqu’en 2007, le programme du Front national de Jean-Marie Le Pen le proposait avec force et avec raison à la condition que s’applique dans son intégralité le droit du sang en matière de nationalité. Là encore, le « Menhir » anticipait les aspirations du prochain demi-siècle.

De manière plus pragmatique, l’extension aux moins de 18 ans du droit de vote serait un magnifique prétexte pour accorder ensuite ce même droit à tous les étrangers, y compris aux clandestins, voire aux touristes et aux passagers en transit sur le sol français. L’autrice ne cache d’ailleurs pas que l’actuelle universalité des bulletins de vote constitue un mensonge puisque « ce terme d’universel exclut aussi tout ce qui n’est pas humain ». Outre les animaux dont les insectes et les lombrics, il faut permettre aux plantes, aux rivières, à l’air et même à la planète de s’exprimer. Galéjade ? Nullement ! La Bolivie, l’Équateur, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, l’Union indienne reconnaissent déjà des droits juridiques inaliénables à des cours d’eau, à des forêts et à des glaciers. Pourquoi alors s’arrêter en si bon chemin ? Le domicile, la voiture, le lave-vaisselle, le téléviseur, le téléphone, l’ordinateur ou l’imprimante devraient eux aussi recevoir de nouveaux droits en attendant l’émancipation légale des cyborgs, des androïdes et des robots. Oui, la trottinette électrique du Bo-Bo métropolitain n’est plus un objet matériel, mais un sujet de droit extra-vivant !

L’extension du suffrage dit universel à de nouveaux groupes d’électeurs prouve son inutilité. Les élections ne sont qu’une diversion. Quand ils ne sont pas tronqués, truqués ou falsifiés, les résultats ne sont guère pris en compte. Les électeurs choisissent en faveur du changement qui ne se réalise pas dans le présent paradigme. Qu’importe donc que bébé vote, l’État profond s’en moque finalement !

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La démocratie individualiste égalitaire moderne atteint ici ses limites conceptuelles. Le temps des tribus et des identités collectives qui s’affirme dorénavant sera plus communautaire et organique. Des pratiques pré-modernes fort bien décrites par Olivier Christin dans Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel (Le Seuil, 2014) attendent leur ré-introduction au sein d’Althing plus ou moins informels. L’isoloir n’entravera pas la circulation et le renouvellement nécessaire d’une aristocratie populaire impériale et républicaine, française et européenne.  

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 133, mise en ligne le 13 novembre 2024 sur Radio Méridien Zéro.

samedi, 16 novembre 2024

Le nationalisme libéral contre les communautés organiques

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Le nationalisme libéral contre les communautés organiques

Alexander Bovdunov

Le penseur libéral sans originalité Francis Fukuyama a récemment publié un article dans lequel il appelle les libéraux à abandonner la cause de la création d'une « société mondialisée et à embrasser plutôt le nationalisme » (entendu comme le nationalisme civique) (1).

Il n'est évidemment pas surprenant que Fukuyama prône le « nationalisme libéral », puisqu'il affirme depuis 2000 qu'il est nécessaire de soutenir et de cimenter la création de structures modernes (les « États-nations ») à travers le monde afin que le libéralisme puisse les utiliser comme un outil pour détruire les vestiges des communautés et traditions prémodernes qui survivent encore. L'article dit en substance: « Nous voulons créer un monde sans États-nations, mais comme c'est encore impossible, il vaut mieux utiliser les États-nations pour atteindre cet objectif ». Il affirme également que « malheureusement, l'opération militaire spéciale russe en Ukraine montre que nous n'avons pas encore créé un monde post-historique ».

Fukuyama est favorable à un nationalisme civique de type jacobin qui détruit toutes les formes de communautés et de solidarités organiques, car « les sociétés libérales ne devraient pas reconnaître officiellement les groupes fondés sur des identités fixes telles que la race, l'ethnie ou la tradition religieuse ». Seul le « nationalisme » permet de construire des valeurs et des attitudes uniformes compatibles avec le libéralisme. En outre, Fukuyama considère que le fédéralisme renforce les « identités ethniques et religieuses » pré-modernes.

Curieusement, Fukuyama considère que l'Ukraine est un parfait exemple de « nationalisme » libéral, puisque « ses citoyens se sont engagés en faveur de l'indépendance et de l'idéologie libérale et démocratique, montrant clairement qu'ils sont prêts à se battre pour cela jusqu'à leur dernier souffle. Cependant, ils n'ont pas été en mesure de construire un État qu'ils puissent appeler le leur ». Fukuyama considère apparemment que les « droits de l'homme » de Karl Popper et la société ouverte ont pour représentant légitime le « bataillon Azov », allant même jusqu'à laisser entendre que le nationalisme ukrainien est très similaire à celui défendu par les « pères fondateurs » des États-Unis.

Toutefois, Fukuyama admet que dans les Etats-nations où existent des groupes ethniques et religieux hétérogènes, le fédéralisme peut résoudre les conflits de peuples qui « occupent le même territoire depuis des générations et ont leurs propres traditions culturelles et linguistiques », mais « le fédéralisme exige la dévolution du pouvoir à des entités infranationales indépendantes ». Cette solution a toutefois été écartée par l'Ukraine.

Note :

(1) https://inosmi.ru/20220417/liberalizm-253821826.html

lundi, 04 novembre 2024

Alexandre Douguine: "L'Etat profond"

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L'État profond

Alexandre Douguine

Alexandre Douguine révèle que l’État profond est une cabale occidentale corrompue, infiltrée aux États-Unis et en Europe pour manipuler les élections, écraser les dirigeants populistes comme Donald Trump et imposer son programme libéral-mondialiste en se faisant passer pour un protecteur de la démocratie tout en subvertissant impitoyablement la volonté du peuple.

Le terme « État profond » est de plus en plus utilisé aujourd’hui dans le discours politique, passant du journalisme au langage politique commun. Cependant, le terme lui-même devient quelque peu vague, avec l’émergence de différentes interprétations. Il est donc essentiel d’examiner de plus près le phénomène décrit comme « État profond » et de comprendre quand et où ce concept est entré en usage pour la première fois.

Cette expression est apparue pour la première fois dans la politique turque dans les années 1990, décrivant une situation très spécifique en Turquie. En turc, « État profond » se dit derin devlet. Cela est crucial car toutes les utilisations ultérieures de ce concept sont d’une certaine manière liées à la signification originale, qui a émergé pour la première fois en Turquie.

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Depuis l’époque de Kemal Atatürk, la Turquie a développé un mouvement politique et idéologique particulier connu sous le nom de kémalisme. Il repose sur le culte d’Atatürk (littéralement, « Père des Turcs »), une laïcité stricte (rejet du facteur religieux non seulement en politique mais aussi dans la vie publique), le nationalisme (mise en avant de la souveraineté et de l’unité de tous les citoyens dans le paysage politique ethniquement diversifié de la Turquie), le modernisme, l’européanisme et le progressisme. Le kémalisme représentait, à bien des égards, une antithèse directe de la vision du monde et de la culture qui dominaient l’Empire ottoman religieux et traditionaliste. Depuis la création de la Turquie, le kémalisme était et reste largement le code dominant de la politique turque contemporaine. C’est sur la base de ces idées que l’État turc a été établi sur les ruines de l’Empire ottoman.

Le kémalisme a ouvertement dominé pendant le règne d’Atatürk, et par la suite, cet héritage a été transmis à ses successeurs politiques. L’idéologie kémaliste s’appuyait sur une démocratie de type européen, mais le pouvoir réel était concentré entre les mains des dirigeants militaires du pays, en particulier du Conseil de sécurité nationale (CNS). Après la mort d’Atatürk, l’élite militaire est devenue la gardienne de l’orthodoxie idéologique du kémalisme. Le CNS turc a été créé en 1960 après un coup d’État militaire, et son rôle s’est considérablement accru après un autre coup d’État en 1980.

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Il est important de noter que de nombreux officiers supérieurs de l’armée turque et des responsables des services de renseignements étaient membres de loges maçonniques, mêlant ainsi le kémalisme à la franc-maçonnerie militaire. Chaque fois que la démocratie turque s’écartait du kémalisme – que ce soit vers la droite ou vers la gauche – l’armée annulait les résultats des élections et lançait un cycle de répressions.

Cependant, le terme derin devlet n’est apparu que dans les années 1990, précisément au moment où l’islamisme politique se développait en Turquie. C’est là que, pour la première fois dans l’histoire de la Turquie, un conflit s’est produit entre l’idéologie de l’État profond et la démocratie politique. Le problème est apparu lorsque des islamistes, comme Necmettin Erbakan et son partisan Recep Tayyip Erdoğan, ont poursuivi une idéologie politique alternative qui remettait directement en cause le kémalisme. Ce changement concernait tout: l’islam remplaçant la laïcité, des liens plus étroits avec l’Est par rapport à l’Ouest et la solidarité musulmane remplaçant le nationalisme turc. Dans l’ensemble, le salafisme et le néo-ottomanisme ont supplanté le kémalisme. La rhétorique antimaçonnique, notamment celle d'Erbakan, a remplacé l'influence des cercles maçonniques militaires laïcs par des ordres soufis traditionnels et des organisations islamiques modérées, comme le mouvement Nur de Fethullah Gülen.

À ce stade, l’idée d’État profond (derin devlet) est apparue comme une image descriptive du noyau militaro-politique kémaliste en Turquie, qui se considérait comme au-dessus de la démocratie politique, annulant les élections, arrêtant les personnalités politiques et religieuses et se positionnant au-dessus des procédures juridiques de la politique de style européen. La démocratie électorale ne fonctionnait que lorsqu’elle s’alignait sur la ligne de conduite de l’armée kémaliste. Lorsqu’une distance critique apparaissait, comme dans le cas des islamistes, le parti qui avait remporté les élections et même dirigé le gouvernement pouvait être dissous sans explication. Dans de tels cas, la « suspension de la démocratie » n’avait aucun fondement constitutionnel – l’armée non élue agissait sur la base d’un « opportunisme révolutionnaire » pour sauver la Turquie kémaliste.

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Plus tard, Erdoğan a lancé une guerre à grande échelle contre l’État profond de la Turquie, qui a culminé avec le procès Ergenekon en 2007, où presque tous les dirigeants militaires de la Turquie ont été arrêtés sous prétexte qu'ils préparaient un coup d’État. Cependant, plus tard, Erdoğan s’est brouillé avec son ancien allié, Fethullah Gülen, qui était profondément enraciné dans les réseaux de renseignement occidentaux. Erdoğan a rétabli le statut de nombreux membres de l’État profond, en formant avec eux une alliance pragmatique, principalement sur le terrain commun du nationalisme turc. Le débat sur la laïcité a été atténué et reporté, et surtout après la tentative de coup d’État manquée des gülenistes en 2016, Erdoğan lui-même a commencé à être qualifié de « kémaliste vert ». Malgré cela, la position de l’État profond en Turquie s’est affaiblie lors de la confrontation avec Erdoğan, et l’idéologie du kémalisme s’est diluée, bien qu’elle ait survécu.

Principales caractéristiques de l’État profond

De l’histoire politique moderne de la Turquie, nous pouvons tirer plusieurs conclusions générales. Un État profond peut exister et a du sens lorsque :

  1. 1) Il existe un système électoral démocratique ;
  2. 2) Au-dessus de ce système, il existe une entité militaro-politique non élue liée à une idéologie spécifique (indépendamment de la victoire d'un parti particulier) ;
  3. 3) Il existe une société secrète (de type maçonnique par exemple) qui réunit l'élite militaro-politique.

L’État profond se révèle lorsque des contradictions apparaissent entre les normes démocratiques formelles et le pouvoir de cette élite (sinon, l’existence de l’État profond reste obscure). L’État profond n’est possible que dans les démocraties libérales, même nominales. Dans les systèmes politiques ouvertement totalitaires, comme le fascisme ou le communisme, il n’y a pas besoin d’État profond. Ici, un groupe idéologiquement rigide se reconnaît ouvertement comme la plus haute autorité, se plaçant au-dessus des lois formelles. Les systèmes à parti unique mettent l’accent sur ce modèle de gouvernance, ne laissant aucune place à l’opposition idéologique et politique. Ce n’est que dans les sociétés démocratiques, où aucune idéologie dominante ne devrait exister, que l’État profond émerge comme un phénomène de « totalitarisme caché », qui manipule la démocratie et les systèmes multipartites à sa guise.

Les communistes et les fascistes reconnaissent ouvertement la nécessité d’une idéologie dominante, rendant leur pouvoir politique et idéologique direct et transparent (potestas directa, comme l’a dit Carl Schmitt). Les libéraux nient avoir une idéologie, mais ils en ont une. Ils influencent donc les processus politiques fondés sur le libéralisme en tant que doctrine, mais seulement indirectement, par la manipulation (potestas indirecta). Le libéralisme ne révèle sa nature ouvertement totalitaire et idéologique que lorsque des contradictions surgissent entre lui et les processus politiques démocratiques.

En Turquie, où la démocratie libérale a été empruntée à l’Occident et ne correspondait pas tout à fait à la psychologie politique et sociale de la société, l’État profond a été facilement identifié et nommé. Dans d’autres systèmes démocratiques, l’existence de cette instance totalitaire-idéologique, illégitime et formellement « inexistante », est devenue évidente plus tard. Cependant, l’exemple turc revêt une importance significative pour comprendre ce phénomène. Ici, tout est limpide comme un livre ouvert.

Trump et la découverte de l’État profond aux États-Unis

Concentrons-nous maintenant sur le fait que le terme « État profond » est apparu dans les discours des journalistes, analystes et politiciens aux États-Unis pendant la présidence de Donald Trump. Une fois de plus, le contexte historique joue un rôle décisif. Les partisans de Trump, comme Steve Bannon et d’autres, ont commencé à parler de la façon dont Trump, ayant le droit constitutionnel de déterminer le cours de la politique américaine en tant que président élu, a rencontré des obstacles inattendus qui ne pouvaient pas être simplement attribués à l’opposition du Parti démocrate ou à l’inertie bureaucratique.

Peu à peu, à mesure que cette résistance s’intensifiait, Trump et ses partisans ont commencé à se considérer non seulement comme des représentants du programme républicain, traditionnel pour les politiciens et présidents du parti précédents, mais comme quelque chose de plus. Leur focalisation sur les valeurs traditionnelles et leur critique de l’agenda mondialiste ont touché une corde sensible non seulement chez leurs adversaires politiques directs, les « progressistes » et le Parti démocrate, mais aussi chez une entité invisible et inconstitutionnelle, capable d’influencer tous les processus majeurs de la politique américaine – la finance, les grandes entreprises, les médias, les agences de renseignement, le système judiciaire, les principales institutions culturelles, les meilleurs établissements d’enseignement, etc. – de manière coordonnée et ciblée.

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Il semblerait que les actions de l’appareil gouvernemental dans son ensemble devraient suivre le cours et les décisions d’un président des États-Unis légalement élu. Mais il s’est avéré que ce n’était pas du tout le cas. Indépendamment de Trump, à un niveau supérieur du « pouvoir de l’ombre », des processus incontrôlables étaient en cours. Ainsi, l’État profond a été découvert aux États-Unis même.

Aux États-Unis, comme en Turquie, il existe indubitablement une démocratie libérale. Mais l’existence d’une entité militaro-politique non élue, liée à une idéologie spécifique (indépendamment de la victoire d’un parti particulier) et éventuellement membre d’une société secrète (comme une organisation de type maçonnique), était complètement imprévue pour les Américains. Par conséquent, le discours sur l’État profond pendant cette période est devenu une révélation pour beaucoup, passant d’une « théorie du complot » à une réalité politique visible.

Bien sûr, l’assassinat non résolu de John F. Kennedy, l’élimination probable d’autres membres de son clan, de nombreuses incohérences entourant les événements tragiques du 11 septembre et plusieurs autres secrets non résolus de la politique américaine ont conduit les Américains à soupçonner l’existence d’une sorte de « pouvoir caché » aux États-Unis.

Les théories du complot, populaires, ont proposé les candidats les plus improbables – des crypto-communistes aux reptiliens et aux Anunnaki. Mais l’histoire de la présidence de Trump, et plus encore sa persécution après sa défaite face à Biden et les deux tentatives d’assassinat pendant la campagne électorale de 2024, rendent nécessaire de prendre au sérieux l’État profond aux États-Unis. Ce n’est plus quelque chose que l’on peut ignorer. Il existe bel et bien, il agit, il est actif et il… gouverne.

Council on Foreign Relations : vers la création d’un gouvernement mondial

Pour expliquer ce phénomène, il faut d’abord se tourner vers les organisations politiques américaines du 20ème siècle qui étaient les plus idéologiques et cherchaient à fonctionner au-delà des clivages partisans. Si nous essayons de trouver le noyau de l’État profond parmi les militaires, les agences de renseignement, les magnats de Wall Street, les magnats de la technologie et autres, il est peu probable que nous parvenions à une conclusion satisfaisante. La situation y est trop individualisée et diffuse. Il faut d’abord et avant tout prêter attention à l’idéologie.

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Laissant de côté les théories du complot, deux entités se distinguent comme les plus aptes à jouer ce rôle: le CFR (Council on Foreign Relations), fondé dans les années 1920 par des partisans du président Woodrow Wilson, ardent défenseur du mondialisme démocratique, et le mouvement beaucoup plus tardif des néoconservateurs américains, qui ont émergé du milieu trotskiste autrefois marginal et ont progressivement acquis une influence significative aux États-Unis.

Le CFR et les néoconservateurs sont tous deux indépendants de tout parti. Leur objectif est de guider la politique américaine dans son ensemble, quel que soit le parti au pouvoir à un moment donné. De plus, ces deux entités possèdent des idéologies bien structurées et claires: le mondialisme de gauche libéral dans le cas du CFR et l’hégémonie américaine affirmée dans le cas des néoconservateurs. Le CFR peut être considéré comme les mondialistes de gauche et les néoconservateurs comme les mondialistes de droite.

Dès sa création, le CFR s’est fixé pour objectif de faire passer les États-Unis d’un État-nation à un « empire » démocratique mondial. Contre les isolationnistes, le CFR a avancé la thèse selon laquelle les États-Unis sont destinés à rendre le monde entier libéral et démocratique. Les idéaux et les valeurs de la démocratie libérale, du capitalisme et de l’individualisme ont été placés au-dessus des intérêts nationaux. Tout au long du 20ème siècle, à l’exception d’une brève interruption pendant la Seconde Guerre mondiale, ce réseau de politiciens, d’experts, d’intellectuels et de représentants de sociétés transnationales a œuvré à la création d’organisations supranationales: d’abord la Société des Nations, puis les Nations Unies, le Club Bilderberg, la Commission trilatérale, etc. Leur tâche consistait à créer une élite libérale mondiale unifiée qui partageait l’idéologie du mondialisme dans tous les domaines: philosophie, culture, science, économie, politique, etc. Les activités des mondialistes au sein du CFR visaient à établir un gouvernement mondial, impliquant le dépérissement progressif des États-nations et le transfert du pouvoir des anciennes entités souveraines aux mains d’une oligarchie mondiale, composée des élites libérales du monde, formées selon les modèles occidentaux.

Par le biais de ses réseaux européens, le CFR a joué un rôle actif dans la création de l’Union européenne (une étape concrète vers un gouvernement mondial). Ses représentants – en particulier Henry Kissinger, le leader intellectuel de l’organisation – ont joué un rôle clé dans l’intégration de la Chine au marché mondial, une mesure efficace pour affaiblir le bloc socialiste. Le CFR a également activement promu la théorie de la convergence et a réussi à exercer une influence sur les dirigeants soviétiques de la fin de l’ère soviétique, jusqu’à Gorbatchev. Sous l’influence des stratégies géopolitiques du CFR, les idéologues soviétiques de la fin de l’ère soviétique ont écrit sur la «gouvernabilité de la communauté mondiale».

Aux États-Unis, le CFR est un organisme strictement non partisan, qui regroupe à la fois des démocrates, dont il est un peu plus proche, et des républicains. Il fait office d’état-major du mondialisme, avec des initiatives européennes similaires – comme le Forum de Davos de Klaus Schwab – lesquelles sont comme filiales. À la veille de l’effondrement de l’Union soviétique, le CFR a créé une filiale à Moscou, à l’Institut d’études systémiques dirigé par l’académicien Gvishiani, d’où sont issus le noyau des libéraux russes des années 1990 et la première vague d’oligarques idéologiques.

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Il est clair que Trump a rencontré précisément cette entité, présentée aux États-Unis et dans le monde entier comme une plate-forme inoffensive et prestigieuse pour l’échange d’opinions entre experts « indépendants ». Mais en réalité, il s’agit d’un véritable quartier général idéologique. Trump, avec son programme conservateur à l’ancienne, l’accent mis sur les intérêts américains et la critique du mondialisme, est entré en conflit direct et ouvert avec elle.

Trump n’a peut-être été président des États-Unis que pendant une brève période, mais le CFR a une histoire de plus d’un siècle qui détermine l’orientation de la politique étrangère américaine. Et, bien sûr, au cours de ses cent ans au pouvoir, le CFR a formé un vaste réseau d’influence, diffusant ses idées parmi les militaires, les fonctionnaires, les personnalités culturelles et les artistes, mais surtout dans les universités américaines, qui sont devenues de plus en plus idéologisées au fil du temps. Officiellement, les États-Unis ne reconnaissent aucune domination idéologique. Mais le réseau du CFR est hautement idéologique. Le triomphe planétaire de la démocratie, l’établissement d’un gouvernement mondial, la victoire complète de l’individualisme et de la politique de genre – tels sont les objectifs les plus emblématiques, dont il est inacceptable de s’écarter.

Le nationalisme de Trump, son programme America First et ses menaces de « drainer le marais mondialiste » représentaient un défi direct à cette entité, gardienne des codes du libéralisme totalitaire (comme de toute idéologie).

Tuer Poutine et Trump

Peut-on considérer le CFR comme une société secrète? Difficilement. Bien qu’il privilégie la discrétion, il opère ouvertement, en règle générale. Par exemple, peu de temps après le début de l’opération militaire spéciale russe, les dirigeants du CFR (Richard Haass, Fiona Hill et Celeste Wallander) ont ouvertement discuté de la faisabilité d’un assassinat du président Poutine (une transcription de cette discussion a été publiée sur le site officiel du CFR). L’État profond américain, contrairement à l’État turc, pense à l’échelle mondiale. Ainsi, les événements en Russie ou en Chine sont considérés par ceux qui se considèrent comme le futur gouvernement mondial comme des « affaires intérieures ». Et tuer Trump serait encore plus simple – s’ils ne pouvaient pas l’emprisonner ou l’exclure des élections.

Il est important de noter que les loges maçonniques ont joué un rôle clé dans le système politique américain depuis la guerre d’indépendance des États-Unis. En conséquence, les réseaux maçonniques sont étroitement liés au CFR et servent d’organismes de recrutement pour eux. Aujourd’hui, les mondialistes libéraux n’ont plus besoin de se cacher. Leurs programmes ont été pleinement adoptés par les États-Unis et l’Occident dans son ensemble. À mesure que le « pouvoir secret » se renforce, il cesse progressivement d’être secret. Ce qui devait autrefois être protégé par la discipline du secret maçonnique est désormais devenu un programme mondial ouvert. Les francs-maçons n’ont pas hésité à éliminer physiquement leurs ennemis, même s’ils n’en parlaient pas ouvertement. Aujourd’hui, ils le font. C’est la seule différence.

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Les néoconservateurs : des trotskistes aux impérialistes

Le deuxième centre de l’État profond sont les néoconservateurs. À l’origine, il s’agissait de trotskistes qui détestaient l’Union soviétique et Staline parce que, selon eux, la Russie n’avait pas construit un socialisme international mais un socialisme « national », c’est-à-dire un socialisme dans un seul pays. En conséquence, selon eux, une véritable société socialiste n’a jamais été créée, et le capitalisme n’a pas été pleinement réalisé. Les trotskistes croient que le véritable socialisme ne peut émerger qu’une fois que le capitalisme est devenu planétaire et a triomphé partout, mélangeant de manière irréversible tous les groupes ethniques, peuples et cultures tout en abolissant les traditions et les religions. C’est seulement alors (et pas avant) que viendra le temps de la révolution mondiale.

Les trotskistes américains en ont donc conclu qu’ils devaient aider le capitalisme mondial et les États-Unis en tant que porte-étendard, tout en cherchant à détruire l’Union soviétique (et plus tard la Russie, son successeur), ainsi que tous les États souverains. Le socialisme, pensaient-ils, ne pouvait être que strictement international, ce qui signifiait que les États-Unis devaient renforcer leur hégémonie et éliminer leurs adversaires. Ce n’est qu’une fois que le Nord riche aura établi une domination complète sur le Sud appauvri et que le capitalisme international régnera partout en maître que les conditions seront mûres pour passer à la phase suivante du développement historique.

Pour exécuter ce plan diabolique, les trotskistes américains ont pris la décision stratégique d’entrer dans la grande politique – mais pas directement puisque personne aux États-Unis n’a voté pour eux. Au lieu de cela, ils ont infiltré les principaux partis, d’abord par l’intermédiaire des démocrates, puis, après avoir pris de l’ampleur, également par l’intermédiaire des républicains.

Les trotskistes ont ouvertement reconnu la nécessité de l’idéologie et ont considéré la démocratie parlementaire avec dédain, la considérant simplement comme une couverture pour le grand capital. Ainsi, aux côtés du CFR, une autre version de l’État profond s’est formée aux États-Unis. Les néoconservateurs n’ont pas affiché leur trotskisme mais ont plutôt séduit les militaristes américains traditionnels, les impérialistes et les partisans de l’hégémonie mondiale. Et c’est contre ces gens, qui jusqu’à Trump avaient pratiquement dominé le Parti républicain, que Trump a dû lutter.

La démocratie est une dictature

Dans un certain sens, l’État profond américain est bipolaire, c’est-à-dire qu’il possède deux pôles :

  1. 1) le pôle mondialiste de gauche (CFR) et
  2. 2) le pôle mondialiste de droite (les néoconservateurs).

Les deux organisations sont non partisanes, non élues et portent une idéologie agressive et proactive qui est, par essence, ouvertement totalitaire. À de nombreux égards, elles sont alignées, ne divergeant que dans la rhétorique. Toutes deux sont farouchement opposées à la Russie de Poutine et à la Chine de Xi Jinping, et elles sont contre la multipolarité en général. Aux États-Unis, elles sont toutes deux tout aussi opposées à Trump, car lui et ses partisans représentent une version plus ancienne de la politique américaine, déconnectée du mondialisme et axée sur les questions intérieures. Une telle position de Trump est une véritable rébellion contre le système, comparable aux politiques islamistes d’Erbakan et d’Erdogan qui ont jadis défié le kémalisme en Turquie.

C’est ce qui explique pourquoi le discours autour de l’État profond a émergé avec la présidence de Trump. Trump et ses politiques ont gagné le soutien d’une masse critique d’électeurs américains. Cependant, il s’est avéré que cette position ne correspondait pas aux vues de l’État profond, qui s’est révélé en agissant durement contre Trump, en dépassant le cadre juridique et en piétinant les normes de la démocratie. La démocratie, c’est nous, a déclaré en substance l’État profond américain. De nombreux critiques ont commencé à parler d’un coup d’État. Et c’est essentiellement ce qu’il s’est passé. Le pouvoir de l’ombre aux États-Unis s’est heurté à la façade démocratique et a commencé à ressembler de plus en plus à une dictature – libérale et mondialiste.

L’État profond européen

Considérons maintenant ce que l’État profond pourrait signifier dans le cas des pays européens. Récemment, les Européens ont commencé à remarquer que quelque chose d’inhabituel se produit avec la démocratie dans leurs pays. La population vote selon ses préférences, soutenant de plus en plus divers populistes, en particulier ceux de droite. Pourtant, une entité au sein de l’État réprime immédiatement les vainqueurs, les soumet à la répression, les discrédite et les écarte de force du pouvoir. Nous le voyons dans la France de Macron avec le parti de Marine Le Pen, en Autriche avec le Parti de la liberté (FPÖ), en Allemagne avec l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) et avec le parti de Sahra Wagenknecht, et aux Pays-Bas avec Geert Wilders, entre autres. Ils remportent des élections démocratiques mais sont ensuite écartés du pouvoir.

Une situation familière ? Oui, cela ressemble beaucoup à la Turquie et au rôle de l’armée kémaliste. Cela suggère que nous avons affaire à un État profond en Europe également.

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Il devient immédiatement évident que dans tous les pays européens, cette entité n’est pas nationale et fonctionne selon le même modèle. Il ne s’agit pas seulement d’un État profond français, allemand, autrichien ou néerlandais. Il s’agit d’un État profond paneuropéen, qui fait partie d’un réseau mondialiste unifié. Le centre de ce réseau se trouve dans l’État profond américain, principalement dans le CFR, mais ce réseau enveloppe aussi étroitement l’Europe.

Ici, les forces libérales de gauche, en étroite alliance avec l’oligarchie économique et les intellectuels postmodernes – presque toujours issus d’un milieu trotskiste – forment la classe dirigeante non élue mais totalitaire de l’Europe. Cette classe se considère comme faisant partie d’une communauté atlantique unifiée. Essentiellement, ils constituent l’élite de l’OTAN. Encore une fois, nous pouvons rappeler le rôle similaire de l’armée turque. L’OTAN est le cadre structurel de l’ensemble du système mondialiste, la dimension militaire de l’État profond collectif de l’Occident.

Il n’est pas difficile de situer l’État profond européen dans des structures similaires au CFR, comme la filiale européenne de la Commission trilatérale, le Forum de Davos de Klaus Schwab et d’autres. C’est à cette autorité que la démocratie européenne se heurte lorsque, comme Trump aux États-Unis, elle tente de faire des choix que les élites européennes jugent « mauvais », « inacceptables » et « répréhensibles ». Et il ne s’agit pas seulement des structures formelles de l’Union européenne. Le problème réside dans une force beaucoup plus puissante et efficace qui ne prend aucune forme juridique. Ce sont les porteurs du code idéologique qui, selon les lois formelles de la démocratie, ne devraient tout simplement pas exister. Ce sont les gardiens du libéralisme profond, qui répondent toujours durement à toute menace qui surgit de l’intérieur du système démocratique lui-même.

Comme dans le cas des États-Unis, les loges maçonniques ont joué un rôle important dans l’histoire politique de l’Europe moderne, servant de siège aux réformes sociales et aux transformations laïques. Aujourd’hui, les sociétés secrètes ne sont plus vraiment nécessaires, car elles fonctionnent depuis longtemps de manière ouverte, mais le maintien des traditions maçonniques reste une partie intégrante de l’identité culturelle de l’Europe.

Nous arrivons ainsi au plus haut niveau d’une entité antidémocratique, profondément idéologique, qui opère en violation de toutes les règles et normes juridiques et détient le pouvoir absolu en Europe. Il s’agit d’un pouvoir indirect, ou d’une dictature cachée – l’État profond européen, en tant que partie intégrante du système unifié de l’Occident collectif, lié par l’OTAN.

L’État profond en Russie dans les années 1990

La dernière chose qui reste à faire est d’appliquer le concept d’État profond à la Russie. Il est à noter que dans le contexte russe, ce terme est très rarement utilisé, voire pas du tout. Cela ne signifie pas qu’il n’existe rien de semblable à un État profond en Russie. Cela suggère plutôt qu’aucune force politique significative bénéficiant d’un soutien populaire critique ne l’a encore affronté. Néanmoins, nous pouvons décrire une entité qui, avec un certain degré d’approximation, peut être appelée « État profond russe ».

En Russie, après l’effondrement de l’Union soviétique, l’idéologie d’État a été bannie et, à cet égard, la Constitution russe s’aligne parfaitement sur les autres régimes prétendument libéraux-démocratiques. Les élections sont multipartites, l’économie est fondée sur le marché, la société est laïque et les droits de l’homme sont respectés. D’un point de vue formel, la Russie contemporaine ne diffère pas fondamentalement des pays d’Europe, d’Amérique ou de la Turquie.

Cependant, une sorte d’entité implicite et non partisane existait en Russie, en particulier à l’époque d’Eltsine. À l’époque, cette entité était désignée par le terme général de « La Famille ». La Famille remplissait les fonctions d’un État profond. Alors qu’Eltsine lui-même était le président légitime (bien que pas toujours légitime au sens large), les autres membres de cette entité n’étaient élus par personne et n’avaient aucune autorité légale. Dans les années 1990, la Famille était composée des proches d’Eltsine, d’oligarques, de responsables de la sécurité loyaux, de journalistes et d’occidentalistes libéraux de conviction. Ce sont eux qui ont mis en œuvre les principales réformes capitalistes du pays, les faisant passer au mépris de la loi, la modifiant à leur guise ou l’ignorant tout simplement. Ils n’ont pas agi uniquement par intérêt clanique, mais comme un véritable État profond: ils ont interdit certains partis, en ont artificiellement soutenu d’autres, ont refusé le pouvoir aux vainqueurs (comme le Parti communiste et le LDPR) et l’ont accordé à des individus inconnus et sans distinction, ont contrôlé les médias et le système éducatif, ont réaffecté des industries entières à des personnalités fidèles et ont éliminé ce qui ne les intéressait pas.

À cette époque, le terme « État profond » n’était pas connu en Russie, mais le phénomène lui-même était clairement présent.

Il convient toutefois de noter qu’en si peu de temps après l’effondrement du système de parti unique ouvertement totalitaire et idéologique, un État profond pleinement développé n’aurait pas pu se former de manière indépendante en Russie. Naturellement, les nouvelles élites libérales se sont simplement intégrées au réseau mondial occidental, en y puisant à la fois l’idéologie et la méthodologie du pouvoir indirect (potestas indirecta) – par le biais du lobbying, de la corruption, des campagnes médiatiques, du contrôle de l’éducation et de l’établissement de normes sur ce qui était bénéfique et ce qui était nuisible, ce qui était permis et ce qui devait être interdit. L’État profond de l’ère Eltsine qualifiait ses opposants de « rouges-bruns », bloquant préventivement les défis sérieux de la droite comme de la gauche. Cela indique qu’il existait une forme d’idéologie (officiellement non reconnue par la Constitution) qui servait de base à de telles décisions sur ce qui était bien et ce qui était mal. Cette idéologie était le libéralisme.

Dictature libérale

L’État profond n’apparaît qu’au sein des démocraties, fonctionnant comme une institution idéologique qui les corrige et les contrôle. Ce pouvoir de l’ombre a une explication rationnelle. Sans un tel régulateur supra-démocratique, le système politique libéral pourrait changer, car il n’y a aucune garantie que le peuple ne choisira pas une force qui offre une voie alternative à la société. C’est précisément ce qu’Erdoğan en Turquie, Trump aux États-Unis et les populistes en Europe ont essayé de faire – et y sont partiellement parvenus. Cependant, la confrontation avec les populistes oblige l’État profond à sortir de l’ombre. En Turquie, cela a été relativement facile, car la domination des forces militaires kémalistes était largement conforme à la tradition historique. Mais dans le cas des États-Unis et de l’Europe, la découverte d’un quartier général idéologique fonctionnant par la coercition, des méthodes totalitaires et des violations fréquentes de la loi – sans aucune légitimité électorale – apparaît comme un scandale, car elle porte un coup dur à la croyance naïve dans le mythe de la démocratie.

L’État profond repose sur une thèse cynique, dans l’esprit de La Ferme des animaux d’Orwell : « Certains démocrates sont plus démocrates que d’autres. » Mais les citoyens ordinaires peuvent y voir une forme de dictature et de totalitarisme. Et ils auraient raison. La seule différence est que le totalitarisme à parti unique opère ouvertement, tandis que le pouvoir de l’ombre qui se tient au-dessus du système multipartite est contraint de dissimuler son existence même.

Cela ne peut plus être dissimulé. Nous vivons dans un monde où l’État profond est passé d'une hypothèse issue d’une théorie du complot à une réalité politique, sociale et idéologique claire et facilement identifiable.

Il vaut mieux regarder la vérité en face. L’État profond est réel et il est sérieux.

samedi, 02 novembre 2024

La mer contre la terre

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La mer contre la terre

par Martino Mora

Source: https://www.ariannaeditrice.it/articoli/il-mare-contro-la...

C'est précisément parce que les valeurs matérielles, et donc économiques, dominent en son sein que l'Occident actuel ne fait pas la guerre au reste du monde pour des raisons strictement économiques.

Ce n'est qu'un paradoxe apparent. L'Occident américano-sioniste actuel, qui vénère la matière et l'individu atomisé, déteste le reste du monde précisément parce que ce reste du monde ne vénère pas la matière et l'individu atomisé de la même manière. C'est pourquoi il n'a pas besoin de la perspective de gains économiques pour lui faire la guerre.

La guerre contre la Russie via l'Ukraine en est un exemple évident. La ploutocratie anglo-américaine déteste Poutine pour des raisons existentielles, pas pour des raisons commerciales. Il suffit de lire ce qu'écrit le financier et idéologue George Soros pour le comprendre. L'Occident ploutocratique déteste la Russie comme il détestait autrefois les autocraties tsariste, prussienne et habsbourgeoise. 

Les marchands anglo-saxons détestent Poutine parce qu'il a subordonné les pouvoirs économiques des « oligarques », qui ont débordé de démocratie démagogique dans les années Eltsine, à sa volonté politique. Il ne les a pas expropriés au nom du communisme (bien que certains cultivent la fixation d'un Poutine « bolchevique »), mais les a subordonnés au pouvoir de l'État, c'est-à-dire au sien, par la ruse ou par l'escroquerie. Il a donc rejeté, dans la pratique, le modèle sorosien de « civilisation ouverte », dans lequel seul l'argent gouverne.

Le modèle de Poutine est donc un modèle « césariste » de civilisation et de pouvoir, dans lequel la politique subordonne à elle-même, en le contenant, le règne animal de l'esprit. Et dans lequel un rôle non marginal est également redonné à la dimension religieuse, ce qui est d'ailleurs intolérable pour les tenants de la « société ouverte ». 

La Russie d'aujourd'hui n'est pas un modèle véritablement alternatif à la folie spirituelle de l'Occident, mais elle contient au moins les dégâts de la commercialisation à grande échelle de la vie sociale et de la dissolution panérotique des coutumes et de la famille. Ce n'est pas rien.

La haine contre l'Iran est encore plus évidente. Elle se fait passer pour de l'aversion envers le fondamentalisme islamique. Si la véritable aversion était pour le fondamentalisme, l'islam sunnite du Golfe devrait être beaucoup plus détesté que la théocratie chiite de l'Iran, dans laquelle non seulement les minorités chrétiennes et juives, mais aussi les femmes, propagande mise à part, s'en sortent beaucoup mieux. L'Arabie saoudite et le Qatar, ou peut-être le Pakistan ou le Soudan, seraient les principaux ennemis.

Certes, des raisons stratégiques d'alliance géopolitique entre l'américano-sionisme et ses adversaires jouent contre l'Iran. Mais en fin de compte, oublions cela, on en revient toujours là, au choc des civilisations. Le vrai, pas l'imaginaire. Et le choc des civilisations actuel, du moins le principal, est entre le nihilisme matérialiste et atomiste de l'Occident anglo-sioniste, qui a répudié le christianisme et sa Tradition (et s'enfonce donc de plus en plus vers le bas), et le reste du monde.

La mer contre la terre.

vendredi, 18 octobre 2024

La loi de la subjectivité géopolitique (A. Douguine)

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La loi de la subjectivité géopolitique

Alexandre Douguine

Un examen attentif de la carte de Halford Mackinder, à laquelle on devrait constamment se référer dans l'analyse géopolitique des questions théoriques générales, et aussi des questions plus spécifiques et locales, car elle permet de se rendre compte de la grande importance de la figure de l'« observateur » ou de l'« interprète » en géopolitique.

Dans la théorie de la relativité, la mécanique quantique, la linguistique structurelle et la logique moderne, l'importance de la localisation du sujet par rapport aux processus examinés est décisive: selon l'endroit et la manière dont l'« observateur » (l'« interprète ») est situé, la qualité, l'essence et le contenu des processus examinés changent. La dépendance directe du résultat par rapport à la position du sujet dans les sciences modernes - naturelles et humaines - est considérée comme une valeur de plus en plus importante.

En géopolitique, la position du sujet est généralement le critère principal - dans la mesure où les méthodologies, les principes et les modèles géopolitiques eux-mêmes changent à mesure que le sujet passe d'un segment de la carte géopolitique du monde à un autre.

En même temps, la carte elle-même reste commune à toutes les géopolitiques, mais c'est la localisation de l'« observateur » qui détermine de quel type de géopolitique il s'agit. Pour souligner cette différence, on parle parfois d'écoles géopolitiques. Mais contrairement à d'autres écoles scientifiques, la différence est ici beaucoup plus profonde.

Chaque « observateur » (c'est-à-dire chaque « école ») en géopolitique voit la carte géopolitique générale du point de vue de la civilisation dans laquelle il se trouve. Par conséquent, dans son analyse, il reflète non seulement telle ou telle orientation de la science géopolitique, mais aussi les principales propriétés de sa civilisation, ses valeurs, ses préférences et ses intérêts stratégiques, en grande partie indépendamment de la position individuelle du scientifique. Dans une telle situation, il convient de faire la distinction entre l'individualité d'un géopolitologue et sa subjectivité. Par commodité, cette subjectivité peut être appelée subjectivité géopolitique.

La subjectivité géopolitique est un facteur d'appartenance obligatoire du géopolitologue (à la fois personnellement et du point de vue de son école) au segment de la carte géopolitique auquel il appartient par des circonstances naturelles de naissance et d'éducation ou par un choix volontaire conscient. Cette appartenance conditionne toute la structure du savoir géopolitique avec lequel il devra composer. La subjectivité géopolitique forme l'identité civile du scientifique lui-même, sans laquelle l'analyse géopolitique serait stérile, sans système de coordonnées.

La subjectivité géopolitique est collective et non individuelle. Le géopolitologue exprime son individualité en interprétant à sa manière certains aspects de la méthodologie scientifique, en effectuant des analyses, en mettant des accents, en soulignant des priorités ou en faisant des prédictions; mais la zone de liberté individuelle de la créativité scientifique est rigidement inscrite dans le cadre de la subjectivité géopolitique, que le géopolitologue ne peut pas franchir, parce qu'au-delà commence une configuration complètement différente de son espace conceptuel. Bien sûr, l'individu géopolitique peut exceptionnellement changer d'identité et passer à une autre subjectivité géopolitique, mais cette opération est un cas exceptionnel de transgression sociale radicale, comme le changement de sexe, de langue maternelle ou d'appartenance religieuse. Même si une telle transgression se produit, la personne géopolitique ne se retrouve pas dans un espace individuel de liberté, mais dans un nouveau cadre défini par la subjectivité géopolitique dans laquelle elle est entrée.