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Vous avez dit «infréquentable» ? Oui, bien sûr, et heureusement ! Où serait la grandeur d’un écrivain qui plairait à tout le monde ?
Gripari est né en 1925, mort en 1990 : le calcul est vite fait et vous m’avouerez qu’être fréquentable en ce siècle ce serait plutôt inquiétant. Ils sont d’ailleurs nombreux ceux qui ont été couverts d’honneurs et sur lesquels la pierre du tombeau s’est refermée lourdement : on n’en parle plus, on ne les lit plus. Il est vrai qu’on inventait alors l’intellectuel, qui devait se confondre avec l’écrivain… Peine perdue, leur compte est bon, les hommes, les idées, passent, les œuvres resteront.
Les nuages noirs qui menaçaient toute entreprise littéraire, toute réflexion à cette époque, c’était le communisme et la psychanalyse : il n’y avait pas d’autre grille de lecture. Hélas, à peine en a-t-on fini avec celles-là que d’autres se précipitent à l’horizon : la même quantité de bêtise et de conformisme pèse toujours sur le monde, sous une forme ou sous une autre. Aujourd’hui, les droits de l’homme et les bons sentiments continuent de semer la mort à tous les points cardinaux : fuyons les amoureux de l’humanité.
Des vertus requises pour réussir dans le monde littéraire de ces temps de misère, Gripari n’en avait aucune. La souplesse qui fait les carrières, la flatterie qui ménage les puissants, le dossier de subvention glissé au bon moment au bon endroit, sur le bureau qui l’attend ce n’est pas que Gripari se le refusait, c’est qu’il n’en avait aucune notion !
Dans le livre d’entretiens, Gripari mode d’emploi, son ami Alain Paucard lui dit : «Ça commence par un malentendu, ça se poursuit par un purgatoire, et ça finit par une réhabilitation !» Faut-il vraiment le souhaiter ? S’il s’agit de consensus, non : une œuvre digne de ce nom doit rester au-dessus de tout, en quelque manière infréquentable.
Comme dirait une femme célèbre, et largement surestimée, «on ne naît pas infréquentable, on le devient !» Mais la vie est une sorte de lutte entre un individu et le monde qui l’accueille : il naît avec quelques atouts, un noyau dur, il les confronte avec ce qui l’entoure, puis, un jour, c’est la bataille en rase campagne. Il faut conquérir l’univers… c’est un corps à corps dont il sort, éventuellement, mais rarement, une œuvre. Gripari aimait ce thème, il le décline dans tous ses romans, Pierrot la Lune, Gripotard, Branchu, dans ses contes aussi, Le Prince Pipo, Jean-Yves sont des enfants de Wilhelm Meister. Et il ne s’agit pas de grandir pour se perdre dans la masse, mais pour accomplir une vocation, quel qu’en soit le prix. Il faut apprendre à désespérer de bonne heure, mais la mélancolie contemplative n’est pas pour lui et sa profession de foi, souvent répétée est : «la tête qui dit non, le cœur qui dit oui.»
Les années d’apprentissage de Pierre Gripari forment un socle fragile qui prépare le terrain pour une vie difficile : un père arrivé de Grèce et fraîchement naturalisé, une mère normande que l’ambition déçue amène à prendre un amant, puis à noyer le chagrin qui s’ensuit dans les alcools forts. Elle en meurt en 1941. Le père est tué sur une route de Touraine par un mitraillage allié en 1944… Les astrologues disent doctement que Gripari avait Mars dans son ciel.
Les années 40 avaient amené la famille Gripari dans un village des bords de la Loire, Saint-Dyé, et Pierre s’y retrouve seul avec son jeune frère… Ce village existe, j’y suis allée dans les années 90 : on se souvient des Gripari. Ils étaient scandaleux, infréquentables, déjà… Et Pierre qui n’aimait pas les filles ! C’est le comble.
Ce jeune homme qui a fait de bonnes études, interrompues par les événements, travaille comme dactylo chez le notaire, s’emploie l’été chez un cultivateur, joue du piano le samedi soir dans les bals. Bref, il n’y a rien à lui reprocher, mais, tout de même, il n’est pas comme tout le monde : on le lui fait savoir. Pourtant, il est communiste, selon l’air du temps, mais à sa façon sans doute.
Il écrit, mais personne ne le sait. La vie est un théâtre, dit Shakespeare, et Gripari entre déjà dans son rôle : il imagine une correspondance qui s’adresse à un inconnu rêvé et qui est signée Alceste… Grande solitude, sentiment d’exil.
Au cours de son enfance mouvementée, il avait eu recours aux livres, ceux des autres : «J’ai parlé autre part de l’émerveillement, du sentiment de fraternité joyeuse qu’ont éveillé en moi, lorsque j’étais enfant, des livres comme Croc-Blanc ou David Copperfield. J’ai retrouvé cela depuis avec Homère, Tolstoï, Gogol, Kipling, Céline… Ce qu’ils m’ont apporté n’était pas quelque chose d’accessoire, ce n’était pas du luxe, ni du superflu. C’était, c’est au contraire quelque chose d’essentiel, de vital.» Il se considère comme un héritier, à lui maintenant d’écrire, envers et contre tout.
«Je pars à l’armée en 46 avec la carte du Parti dans la poche, je la fous en l’air après avoir lu Kravtchenko, je reviens à Paris en 49, sur mes vieilles positions sceptiques, épicuriennes et pessimistes […] déclassé total, je me retrouve au milieu de gens dont la mentalité m’est totalement étrangère, snobé par mes anciens amis […] dans le quartier, au bureau, les seules personnes qui m’intéressent sont des communistes, et je reviens tout doucement à eux.»
Il travaille à la Mobil Oil, apprend le russe aux cours du soir de France URSS, tout naturellement, puisqu’il aime les livres, il exerce les fonctions de bibliothécaire pour le compte de la CGT… C’est là que les choses se gâtent : au lieu de recommander la littérature soviétique, il conseille Gogol ! Scandale… Sans compter qu’au syndicat, on n’aime pas beaucoup les «pédés».
Dans les années 50, à l’occasion d’un voyage en train vers la Grèce, où il rencontre sa famille paternelle, il traverse la Yougoslavie, voit le communisme de l’intérieur et en sort définitivement, guéri de toute espérance dans quelque système que ce soit, sur la terre comme au ciel.
Son expérience, du communisme et de ses avatars lui sera une source abondante d’inspiration… Cela nous vaut quelques nouvelles jubilatoires et le personnage émouvant de Socrate-Marie Gripotard.
Vers la fin des années cinquante, il cesse de jeter ses carnets, ses essais… Il écrit, pour le théâtre, et son premier roman, Pierrot la Lune. Et là commence sa brillante carrière d’infréquentable, en tant qu’écrivain… D’abord, il y évoque, avec une sincérité qui n’était pas de bon aloi à l’époque, son homosexualité. O, rien de scandaleux, pas de descriptions scabreuses, plutôt le trouble et la difficulté qu’il y a à le vivre. Au pire, c’était tout de même immoral, au mieux, c’était gênant… personne ne s’y retrouvait, ni les censeurs, ni les intéressés eux-mêmes.
Le récit de cette jeunesse se situait dans les années quarante… le sujet était délicat et les opinions bien tranchées. Lui raconte ce qu’il a vu, avec étonnement, avec le souci de la vérité, d’évoquer la complexité de la situation. Rien pour arranger les choses ! Dans l’après guerre, on s’installait dans le noir et blanc et nous y sommes toujours, il faut bien le dire.
Ce manuscrit se retrouva sur le bureau de Roland Laudenbach à La Table Ronde, dûment recommandé par Michel Déon qui avait été séduit par Lieutenant Tenant…
Lieutenant Tenant est la première pièce jouée, en 1962… Une critique flatteuse de Jean-Jacques Gautier l’avait lancée et un reportage photo dans Paris-Match avait précipité Pierre sous les feux de la rampe (le système a parfois des faiblesses et laisse passer… Il ne peut pas tout contrôler, aussi rigide qu’il soit). Et voici que tout se gâte : après quelques semaines, le producteur trouve que la pièce est trop courte et lui demande d’ajouter une scène. Pierre refuse (on reconnaît là sa propension à être infréquentable !) Il n’a pas de vanité d’auteur, mais beaucoup d’orgueil et ne supportera jamais qu’on touche à ce qu’il écrit. Qu’à cela ne tienne, le producteur fait écrire la scène par un autre… ce que Pierre n’accepte pas, évidemment.
Cet acte de rébellion arrête net sa carrière d’auteur dramatique, et le malentendu n’est pas seulement économique et médiatique : «Ceux qui attendaient une pochade antimilitariste furent déçus. Les habitués du boulevard trouvèrent les scènes philosophiques trop lourdes. Les staliniens (russes ou chinois) du théâtre «engagé» tiquèrent devant les allusions aux Tatars de Crimée qui furent massacrés, sur l’ordre de Staline, à la libération du territoire. Et le public de l’avant-garde qui a mauvaise conscience dès qu’il ne s’ennuie pas, trouva la pièce légère.»
Il aggrave son cas en refusant de signer le fameux Manifeste des 121… Pour lui, l’Algérie sera algérienne, c’est inévitable, mais ce n’est pas une raison pour trahir les Français installés là-bas depuis des générations et à qui on a promis... Il est remarquable de voir que la plupart des thèmes qui l’ont diabolisé et qui donnaient lieu à des conflits sanglants, n’ont plus de sens aujourd’hui ! Comme la querelle du Filioque et celle des Iconoclastes, ils ne sont plus que matière d’Histoire.
Plus jamais il ne sera joué ailleurs que dans les cafés-théâtres. Pas de subventions pour lui, pas de metteur en scène qui s’y risque… Sauf Guy Moign qui créera une compagnie et montera ses textes chaque fois qu’il le pourra, mais pour qui jamais les grandes salles ne s’ouvriront.
Gripari avait écrit des contes pour la jeunesse. Il était sous contrat avec La Table ronde, l’éditeur de l’Algérie Française, qui publiait aussi des romans, mais des livres pour enfants… jamais. Les célèbres Contes de la rue Broca parurent en 1967 : un beau volume de la collection Vermillon… sans images, diffusé comme les pamphlets politiques qui faisaient la renommée de l’éditeur. Aucun succès ! Chute dans un gouffre sans fond…
C’est Jean-Pierre Rudin, libraire à Nice, qui, au début des années 70 entreprit une croisade, vendit deux mille exemplaires à lui tout seul, par la persuasion ou la terreur… Le contact était établi, hors des fameux «circuits» et les enfants le plébiscitèrent. Depuis, les Contes de la rue Broca ont refait le chemin à l’envers, investi les écoles, les bibliothèques, le ministère de l’Education nationale lui-même… Là, les choses se gâtent, car tout le monde s’en saisit et les «adapte». Une notion très dangereuse… Qui lit Perrault dans la merveilleuse version originale des Contes de ma Mère l’Oye ? Même chose pour les contes de Gripari. Lui qui travaillait scrupuleusement le rythme, le choix des mots, se voit souvent attaqué par toute sorte de prédateurs-adaptateurs et autres simplificateurs : c’est la rançon du succès.
Je disais bien qu’être trop fréquentable, c’est un autre genre de malédiction ! Mais rassurons-nous, c’est la seule partie de son œuvre qui trouve grâce aux yeux du monde tel qu’il est.
À la fin de ces années 60, les malentendus étaient donc déjà bien installés. Comme il est passé du communisme à la fréquentation d’un milieu de droite, à cause de son éditeur, et qu’il s’y est fait des amis, c’est un traître de la pire espèce. Ou bien, comme un esprit libre est vraiment infréquentable dans tous les mondes possibles, cela arrange le milieu littéraire, théâtral, journalistique de le cataloguer ainsi. En fait, Gripari n’est pas un idéologue, c’est un moraliste, il le dit, l’écrit et le montre : «Moi, je suis un individualiste discipliné, qui paie ses impôts, jette ses papiers dans les corbeilles, afin que l’État lui foute la paix sur tout le reste.»
C’est à ce moment-là que je l’ai connu. Il était solide comme un roc : il écrivait et tout le reste était secondaire. C’était sa force. Pour se loger et se nourrir (très mal !) il continuait de faire des petits travaux de bureau qui l’occupaient à mi-temps et lui laissaient la tête libre. Vivant comme un moine, il n’était embarrassé de rien : pas de voiture, pas de télé, pas de radio, même pas de livres ou presque, car il en achetait quelquefois qu’il donnait aussitôt lecture faite. Quand ses amis, cherchant à l’aider, lui offraient un objet quelconque ou un vêtement, il remerciait gentiment et s’en débarrassait immédiatement, trouvant toujours plus pauvre ou plus intéressé que lui.
Cet état de pauvreté consenti lui donnait une apparence un peu particulière qui le rendait encore infréquentable à une autre échelle : celle des relations sociales. Il allait en sandales, à grandes enjambées, le pantalon attaché avec une ficelle, un «anorak» informe jeté sur les épaules. Le luxe qu’il s’accordait, dès qu’il le pouvait, c’était l’opéra, un lieu où il faisait certainement sensation, mais quant au répertoire il le connaissait certainement mieux que la plupart des spectateurs qu’il y côtoyait.
Mais c’était un si joyeux compagnon, si cultivé, si drôle, si original qu’il était souvent invité à dîner. Il se mettait à table avec grand appétit, riait à gorge déployée, racontait une histoire aux enfants, flattait les animaux de la maison, et si par hasard il y avait un piano, il jouait des rengaines (son répertoire de pianiste de bal) entrecoupées de leitmotive des opéras de Wagner. Après quoi, tout le monde faisait silence et il nous lisait un texte fraîchement écrit.
En 1969, La Table ronde renonce à publier cet auteur par trop atypique… Dans les deux années qui suivent, il sera refusé par dix-sept éditeurs. Ne nous privons pas d’en faire la liste : Gallimard, Flammarion, Albin Michel, Bourgois, Julliard, Le Seuil, Belfond, José Corti, Balland, Fayard, Denoël, Laffont, Grasset, Losfeld, Stock, Mercure de France, Marabout… Il est à noter que parmi eux, il en est de grands et qui ont du flair : il est à craindre que les refus émanèrent de lecteurs plus soucieux du politiquement correct que de la valeur littéraire.
On les comprend, je veux dire qu’on comprend leur prudence, ils avaient une mission : faire tenir debout l’aveuglement idéologique sous toutes ses formes, soutenir coûte que coûte le progrès, le féminisme, la psychanalyse, la décolonisation, mai 68, Mao… C’est que Gripari n’y allait pas par quatre chemins. «Il ne faut jamais faire de concession, les concessions, c’est comme le crime : ça ne paye pas», disait-il et il savait bien qu’il n’avait plus rien à perdre… «Si ces cons-là n’en veulent pas, (il parlait de ses manuscrits), ils peuvent m’étouffer, me faire crever, d’accord, mais ce sera tant pis pour eux d’abord. C’était quand même tragique, parce que, quand on n’est pas publié, on est moins motivé à écrire. On a beau dire, quand le débouché n’existe pas… Je me suis vraiment senti menacé d’asphyxie, de mort lente, d’assassinat». Cette douloureuse expérience nous vaut une description à la manière de Balzac du milieu éditorial dans Histoire de Prose. Il était catalogué : mécréant, fasciste, provocateur. Le pire, le plus insupportable est qu’il n’attaquait pas de front, il n’opposait pas une idée à une autre, il détournait tout en ironie, en rêve, en drôlerie.
Il ne disait pas «Dieu n’existe pas !», il disait «On ne sait pas pourquoi les hommes ont tant besoin de son existence !» Dieu est le personnage principal de l’œuvre de Gripari. Il est partout, dans les romans, les nouvelles, les poèmes, de même que Jésus, la Vierge et le Saint-Esprit., A tel point que dans les pays très catholiques, comme l’Espagne ou la Hongrie, on n’a pas souhaité publier le Petit Jéhovah ou le Gentil petit diable.
L’Histoire du méchant Dieu, son exégèse biblique à lui, a de quoi énerver le chrétien sincère ou pratiquant, ou tout simplement l’amoureux de juste mesure, mais L’Évangile du Rien, une anthologie de textes sacrés ou mystiques est un très beau livre, une sorte de bible nihiliste. La fin, la disparition des dieux dans son roman posthume, Monoméron, dont c’est le sujet, arrache des larmes au matérialiste le plus endurci.
Il aimait la Bible, comme il aimait les poèmes homériques. L’Éternel le fascinait, alors que, pour lui, le Jésus des Évangiles était «un personnage littéraire peu crédible»… Et si vous êtes intrigués par des personnages tels que le nain Dieu, le géant Jésus, Sainte Épicure et la déesse Bonne Mère, les clés sont dans le roman Le Conte de Paris. L’un de ses amis, religieux traditionaliste notoire, officiant à Saint-Nicolas du Chardonnet, pouvait dire avec humour mais non sans vérité : «Si Dieu n’existait pas, je me demande ce qu’il aurait raconté !».
Il n’en ratait pas une : dans les années 70, Bettelheim avait décrété que les contes de fées n’étaient pas démocratiques et qu’il ne fallait plus de rois, ni de princesses. Gripari ignorait l’oukase et continuait d’en écrire. C’est sans doute cet épisode auquel il avait été confronté qui lui donna l’idée de Patrouille du Conte. Une patrouille doit moraliser les contes : le loup ne peut plus manger la grand mère, l’ogre doit opter pour un régime végétarien… Heureusement, l’entreprise tourne mal et les contes retrouvent la délicieuse cruauté qui réjouit les enfants et nous laisse à tous d’excellents souvenirs.
Il avait pris le pli du paradoxe, du pas de côté, tout lui était bon pour renverser les situations et les fameuses «valeurs». Malgré son goût des hommes, Gripari n’avait rien d’un misogyne. Il était simplement irrité et amusé par les slogans féministes. Il leur préférait la franche et joyeuse guerre des sexes et son Roman Branchu illustre le sujet avec allégresse. Ses histoires ne se terminent jamais par un mariage heureux et il y a peu de femmes, sauf les déesses mères, dans son œuvre : «L’amour fin en soi, l’amour fou, l’amour sauveur du monde m’inspirent la même méfiance, la même gaieté amère, la même agressivité goguenarde que la joie du martyre.» Lisez que, même si on remplace la femme par un homme, la question de fond est que, pour accomplir une œuvre, il faut s’y engager, il faut être seul et libre de toute pesanteur affective ou matérielle.
Tout cela ne fait pas un gros dossier de presse ! Et quand un journaliste aventureux chronique les Contes, encore aujourd’hui, il ne manque pas de prendre les précautions d’usage, disant que son œuvre pour adultes sent le soufre. Le jour où Jacques Chancel l’invita pour la célèbre émission Radioscopie, en 1979, il fut rappelé à l’ordre par la LICA… Gripari s’était livré à quelque plaisanterie saugrenue sur le racisme !
Les dix dernières années de sa vie, il participa à une émission de radio qui consistait en des exercices littéraires dans le style de l’Oulipo. Il y était très apprécié des auditeurs, car, non seulement, il excellait dans ces jeux «de potache, de matheux en goguette», disait-il, mais il était très drôle et apportait une animation très personnelle… Là aussi, rien n’arrêtait une boutade ou une plaisanterie de telle sorte que le producteur de l’émission nourrissait à chaque enregistrement de légitimes inquiétudes.
En 1975, Grasset Jeunesse commence à publier tout ce qu’il écrit pour les enfants, réédite en albums très bien illustrés par Lapointe les Contes de la rue Broca et les Contes de la Folie-Méricourt. Dans le courant des années 80, il pourra vivre de sa plume… toujours comme un ascète, mais en tous cas, libre de son temps.À auteur infréquentable, éditeurs infréquentables, en tous cas hors du système éditorial, commercial, médiatique : enfin, il les rencontre ! D’abord en 1972, Robert Morel, chrétien de gauche, installé dans les Hautes Alpes, qui laissera un catalogue de livres reliés, très originaux, publiera Les Rêveries d’un Martien en exil (des nouvelles), et Gueule d’Aminche (un polar méditerranéen inspiré de l’épopée de Gilgamesh) puis s’empressera de faire faillite. Enfin, en 1974, il rencontre Vladimir Dimitrijevic, le fondateur de L’Âge d’Homme, l’éditeur des dissidents russes, qui deviendra son ami. Désormais, tout ce qu’il écrit sera édité : poésie, théâtre, romans, essais, nouvelles…
Gripari est mort jeune, je veux dire qu’il avait encore des histoires à raconter et en ce XXIe siècle déjà bien engagé, il est toujours un auteur inconnu. Ceux qui l’ont rencontré, qui l’ont lu, qui ont parlé avec lui, l’ont trouvé très fréquentable, amical, généreux, courtois et bienveillant.
Rue de la Folie Méricourt, sa dernière adresse, il déjeunait «en dessous» de sa chambre, chez Dany. C’était une gargote où il y avait encore des habitués ronds de serviette, employés, ouvriers, artisans qui travaillaient dans le quartier. Certains jours, il y avait les déménageurs qui sont immortalisés dans l’un de ses contes… Le chien dormait sous le bar, le saucisson beurre, les harengs à l’huile et les plats en sauce étaient promptement dévorés. Et c’était un spectacle réjouissant de voir Pierre Gripari causant avec tout le monde, racontant, riant, chantant, commentant les nouvelles et les résultats sportifs. Ici, son élégance toute personnelle ne choquait personne. Non, il n’était pas du tout infréquentable,
«Il faut des malheurs pour que naissent et s’épanouissent les héros» dit le poète. Pierre Gripari a connu l’adversité, l’injustice et l’incompréhension. Jamais il ne s’est incliné, jamais il n’a remis en question l’idée qu’il se faisait de la grandeur de son métier : écrivain, raconteur d’histoires.
C’est la Mort, la Faucheuse, qui l’a trouvé très fréquentable, et un peu trop tôt.
On est complice de ce qui arrive, Gripari marchait joyeusement dans les flaques en ayant la tête levée vers les étoiles.
Heureusement il a rencontré ses frères, lecteurs, éditeur.
L'auteur
Anne Martin-Conrad, née en 1941, autodidacte, a eu de nombreuses activités professionnelles, parmi lesquelles celles de journaliste et libraire. Elle a accueilli Pierre Gripari dans sa librairie-théâtre en 1967 et a fait partie de son cercle d'amis jusqu'à sa mort, puis elle a animé l'Association des Amis de Pierre Gripari pendant dix ans. Elle a publié un Dossier H aux éditions L'Âge d'Homme et un Gripari dans la collection Qui suis-je ? (en collaboration avec Jacques Marlaud) chez Pardès en 2010.