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samedi, 01 novembre 2008

Pour définir les corps concrets de la souveraineté

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Pour définir les corps concrets de la souveraineté

 

Il y a déjà longtemps, depuis des horizons différents, on a reconnu le fait que l'imaginaire moderne s'est constitué en bouleversant de fond en comble et en évidant radicalement le mode traditionnel de comprendre l'homme et sa place dans le monde. Selon ce mode traditionnel, l'homme tire ses qualités d'une appartenance à une communauté et les droits dont il dispose sont l'expression des statuts sociaux et des liens qui y correspondent.

 

Au contraire, pour l'imaginaire moderne, l'individu est par nature libre et auto-suffisant, avant même d'entretenir des relations sociales avec d'autres individus. Une telle (sur)valorisation de l'individu implique un rejet automatique de tous les fondements métaphysiques et religieux structurant l'ordre social et postule l'élimination implicite de tous les liens de dépendance à l'égard de pouvoirs personnels ou sociaux. C'est pour cette raison que la démocratie moderne, avant de représenter un certain régime politique, exprime surtout la force par laquelle se manifestent 1) l'exigence d'égalité des conditions et 2) la reconnaissance de cette égalité fondamentale pour tous les hommes.

 

Si tout cela constitue la conscience moderne telle qu'on la pressent encore aujourd'hui, quoique de façon moins vive, en revanche, on se rend parfaitement compte que l'imaginaire moderne a substitué au lien social l'idée d'un rapport juridique entre les hommes. De par cette substitution, l'individu peut entrer en rapport avec les autres seulement par le biais de lois ou d'un contrat juridiquement sanctionné. Ensuite vient l'“invention” de l'Etat, instance posée comme la représentante de la collectivité et conçue comme autorité abstraite et comme pouvoir impersonnel détenant le monopole légal de la violence. Le droit se pose alors comme le principe organisateur par lequel les individus singuliers entrent dans des rapports de réciprocité officiels, mais, simultanément, en dehors de tels rapports (juridiques), les individus n'entretiennent plus que des relations sociales désormais considérées comme dépourvues de significations et non sanctionnables normativement.

 

La “société des hommes”, en somme, devient une société exclusivement juridique, une société qui s'identifie uniquement à l'institution juridique, laquelle impose des interdits et fixe le rapport qui relie entre elles les volontés individuelles. L'individu moderne peut être entièrement libre, mais seulement à condition qu'il exerce sa liberté sur le modèle de la liberté juridique, c'est-à-dire une liberté d'utiliser dans l'abstrait toutes les normes juridiques. En revanche, il lui est interdit de modifier par la force les conditions matérielles dont il dépend, ce qui a pour effet pratique de l'empêcher d'utiliser réellement ce qui lui est autorisé formellement. Tel est le caractère inédit de la modernité. D'une part, la société n'existe plus officiellement que dans la trame des rapports qui se sont institués par le truchement du droit contractuel. D'autre part, l'égalité juridique ne concrétise plus que la seule parité formelle, mais permet que se reproduisent les disparités économiques et sociales, sous prétexte que celles-ci seraient générées par des rapports privés, dépourvus, en tant que tels, de pertinence juridique.

 

L'égalité moderne, en fait, ne considère les individus que sur le seul plan abstrait et jamais dans leurs déterminations concrètes et particulières. Cela veut dire que l'égalité face à la loi ne garantit pas l'égalité face au pouvoir de disposer des moyens nécessaires à produire des ressources matérielles. Les règles juridiques qui fondent la citoyenneté politique sont  —comme on l'a relevé maintes fois—  des règles exclusivement instrumentales qui ne distribuent nullement des ressources mais définissent seulement des modalités d'action mises en théorie à la disposition de chacun, pour réaliser ses propres fins privées. Cette “systématisation” théorique et fonctionnelle 1) occulte les profondes contradictions qui affectent la démocratie moderne (surtout la contradiction entre son aspiration à l'égalité et le maintien effectif d'une structure sociale qui produit et reproduit continuellement des inégalités) et 2) cache ce processus pervers qui est à l'œuvre et où l'égalité formelle fait continuellement émerger des inégalités substantielles. Conséquence: l'“Etat de droit” est fortement mis en crise, de même que les formes du droit qui corrobore l'égalité et que l'équation sujet égal = droits égaux.

 

de l'égalité formelle à l'égalité substantielle par la participation

 

Dans un tel cadre, l'égalité substantielle trouve toutes les raisons qui lui permettent de se poser comme la finalité de l'ordre juridique et de réclamer la participation égale de tous dans la production des lois. Le formalisme de l'égalité doit dès lors être dépassé et complété par la pratique de la participation de tous aux décisions, de façon 1) à ce que cette participation prenne concrètement le relais de l'idée d'égalité devant la loi et 2) à introduire dans la pratique la participation égale de tous à la production des normes. On ne s'étonnera pas du fait que le problème de la citoyenneté  —et des prérogatives et des contenus qu'elle implique—  est aujourd'hui prêt à exploser et à libérer toutes sortes de tensions. Pour éviter cette explosion, on prétend que la citoyenneté-égalité doit se muer en citoyenneté-participation, une participation directe à la formation de la volonté générale. Parce qu'il est nécessaire que tous se voient attribuer des ressources et des biens nécessaires à leur auto-reproduction, on en arrivera obligatoirement au passage d'une citoyenneté politique à une citoyenneté économique et sociale. Mais seule une théorie de la démocratie-participation permettra aux citoyens d'élaborer et de choisir des fins communes, ce qui, en fait, pourra instituer une juste articulation entre droit et politique ainsi qu'entre droit et justice sociale.

 

Mais est-ce trop demander à ce droit-là, qui n'a jamais réussi qu'à assécher la démocratie, de se dépasser lui-même? Peut-être. Mais nous ne saurions négliger aucune tentative de promouvoir une nouvelle vision de la démocratie, c'est-à-dire une démocratie capable de faire passer la souveraineté du peuple (?) de la dimension abstraite, dans laquelle elle est aujourd'hui confinée, à une “carnalité” citoyenne, qui tienne pleinement compte des spécificités des hommes et de leur concrétude existentielle. Si l'on se souvient brièvement de l'histoire de la souveraineté à l'époque moderne, on constatera qu'elle s'est déployée en deux séquences: elle a d'abord placé le détenteur de la souveraineté dans la personne du Prince, ensuite dans le Peuple. Et a assuré ainsi le passage d'une formulation personnelle et patrimoniale de la souveraineté, typique de l'autorité princière du XVième siècle, à une formulation impersonnelle, inaugurée à la fin du XVIIIième siècle par la révolution française. Mais s'il est vrai qu'en démocratie le peuple n'obéit plus à un roi, il est tout aussi vrai de dire que c'est seulement par un artifice rhétorique qu'en démocratie le peuple obéit à lui-même en obéissant aux lois.

 

En réalité, l'élément “peuple” introduit dans l'histoire de la souveraineté l'autonomie de la loi dans l'Etat. L'Etat justifie son existence par le “peuple” et, par la loi, il justifie l'autorité qu'il exerce sur ce même peuple. Dans un tel contexte, le “corps” par lequel vit la souveraineté, n'est plus celui du roi, mais n'est pas encore celui des citoyens. Formellement, l'Etat est la traduction juridique du peuple, mais cette entité abstraite qu'est le peuple, à ce niveau-ci, se matérialise dans des groupes restreints, des pouvoirs privés, qui confisquent de fait cette souveraineté au peuple, qui est théoriquement son seul dépositaire.

 

citoyenneté effective ou barbarie

 

IL faut dès lors amorcer une nouvelle séquence dans l'histoire de la souveraineté et trouver une nouvelle “figure”, dans laquelle la titularité personnelle et patrimoniale puisse s'incarner, cette fois dans des corps concrets de citoyens. Certes, bon nombre de difficultés surviennent quand on formule un projet de cette sorte. La marge d'aléas est grande, c'est certain, mais si les technocrates voulaient bien investir dans un tel projet une fraction minimale des énergies et du temps qu'ils consacrent à inventer des réformes mortes-nées, ils trouveraient très probablement  —et très vite—  des solutions acceptables aux multiples problèmes que pose la mise en œuvre d'une démocratie participative et substantielle. Il y a urgence. Nous sommes à la croisée des chemins et nous devons choisir: ou bien nous implantons rapidement une citoyenneté effective ou nous sombrons dans la barbarie.

 

Giuliano BORGHI.

(texte paru dans Pagine Libere, n°10/1995; trad. franç. : Robert Steuckers).

vendredi, 31 octobre 2008

Par sa foi en la machine...

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Par sa foi en la machine...

"En faisant de l’homme, par un lavage de cerveau édulcoré, le soldat de quelque religion progressiste, on obtient de surcroît, par simple croyance au progrès, par sa foi en la machine, en la production, en l’abondance, qu’il se soumette spontanément et de bonne grâce aux rites, navettes et circuits, qui lui sont ménagés par la société de production et qui correspondent à ce qu’on a défini comme ses besoins. Ainsi, dans la dénaturation progressiste moderne, l’homme est dépouillé d’une façon bien plus subtile, mais non moins complète que dans l’aliénation purement économique que dénonçait Karl Marx, par laquelle le travailleur était privé du produit de son travail, et par conséquent de son aisance et d’une partie de sa vie : il est subrepticement privé de sa vie qu’on transforme en loisirs et distractions préfabriquées, par là étrangères à lui, et, en outre, il est privé de sa personnalité même qu’on lui soutire et qu’on remplace à son insu par un produit incolore et inoffensif qu’il prend pour lui-même.

Le prétexte de cette dénaturation est le bien-être du plus grand nombre. Cette préoccupation existe en effet, elle est sincère. Mais elle est inséparable d’une disposition qui abhorre secrètement, comme contraire au bien-être du plus grand nombre justement, toute image de l’homme nerveuse, originale, volontaire, qui pourrait propager la maladie contagieuse du refus de la médiocrité. Ainsi notre « civilisation » fait-elle le contraire de toutes les grandes civilisations qui se sont proposés comme idéal un type humain supérieur et chez lesquelles cette culture d’une plante humaine réussie était même la justification essentielle."

 

Maurice BARDECHE, Sparte et les sudistes, Phytéas, Montrouge, 1994, p. 31-32.

 

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jeudi, 30 octobre 2008

Citation de Hubert Lagardelle

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L'utopie de la démocratie

"L'utopie de la démocratie a été de dépouiller l'individu de ses qualités sensibles, de le réduire à l'état abstrait de citoyen.  De l'homme concret de chair et d'os, qui a un métier, un milieu, une personnalité, elle a fait un être irréel, un personnage allégorique en dehors du temps et de l'espace, et le même à tous les étages de la société.
Ni ouvrier ni paysan, ni industriel ni commerçant, ni du Nord ni du Midi, ni savant ni ignorant : un homme théorique."

Hubert Lagardelle, janvier 1931.

mardi, 28 octobre 2008

Etat national et subsidiarité

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Etat national et subsidiarité

 

 

par Germanico GALLERANI

 

Il y a longtemps, à la fin de l'année 1947, Carl Schmitt, le célèbre philosophe allemand du politique, avait clairement pris conscience que l'Etat national cheminait désormais vers un déclin inexorable. La forme “Etat” que Schmitt voyait décliner était celle qui avait caractérisé la grande période historique qui va de Hobbes à Hegel, période à laquelle on peut lier le concept d'“Etat”.

 

Aujourd'hui, si l'on observe les multiples mouvements qui ébranlent les Etats nationaux, on est bien contraint de dire que ces mouvements, dans ce qu'ils ont d'essentiel, s'expriment en dehors du cadre national. L'Etat national, sur le plan intérieur, se lézarde fortement, à cause de l'apparition de nouveaux mouvements sociaux et de la persistance de régionalismes et d'autonomismes qu'il ne réussit plus à intégrer; à tout cela s'ajoutent une prolifération de réseaux associatifs et l'affirmation de nouvelles formes communautaires. C'est précisément ainsi que se reconstruisent les structures intermédiaires de socialité que l'Etat national avait détruites au cours de son processus d'édification. Aujourd'hui, ces structures détruites se reconstituent, reviennent à l'avant-plan et se tournent contre la structure centralisée qu'est l'Etat national. C'est ainsi que s'approfondit sans cesse le fossé qui sépare la société civile de la classe politique et qui a généré le vide de sens dont souffrent les institutions. C'est ainsi également que les demandes les plus intelligentes et les plus conscientes de participation à la vie politique ont été déviées vers d'autres «mondes vitaux», étrangers à l'Etat.

 

Sur le plan extérieur, l'Etat national est en crise parce qu'il se constitue des bureaucraties intergouvernementales, parce qu'il se forme des institutions supranationales, et parce que l'influence des appareils techno-scientifiques internationaux devient de plus en plus forte, de même que les pressions des groupes transnationaux. En somme, l'Etat national en arrive à une situation telle, qu'il est de fait dépassé, du moins pour une large part de ses prérogatives. A cela s'ajoute que l'expansion mondiale du marché, sous l'influence des multinationales, du jeu des opérations boursières, du mouvement financier continu, de la bataille financière artificielle qui se livre sans cesse, extravertit les économies nationales au détriment des marchés internes et induit ce phénomène d'«occupation industrielle», déjà décrit par Carl Schmitt en son temps, une «occupation industrielle» qui consiste à prendre possession de la totalité des moyens de production, selon l'adage cuius industria, eius regio.

 

Contestée à la base comme au sommet, la forme «Etat national» n'est plus capable d'assurer une fonction intégratrice ni de garantir la réglementation des rapports entre une “société politique”, critiquée de toutes parts, et une “société civile”, en voie de fragmentation. La forme «Etat national» semble donc avoir épuisé ses potentialités. Mais si la forme «Etat national», centralisatrice, totalisante, omnia facens,  est véritablement en train de mourir, le «Principe-Etat», lui, en revanche, est toujours bien vivant; c'est ce Principe cardinal du politique qui permet aux choses de tenir, de rester en place, de se maintenir debout (stare),  qui confère stabilité et durée à un ensemble d'éléments qui, autrement, subiraient la dispersion centrifuge.

 

L'Etat, entendu comme principe politique se situant au-delà des particularités, confère totalité  et unité  aux multiples segments dont se compose la société nationale; mais cet Etat n'est pas lié à une forme déterminée une fois pour toutes. Ce n'est pas la société qui confère unité  à l'Etat, mais c'est le principe de pouvoir et de souveraineté, qu'incarne l'Etat, qui rend une  la société nationale. Le Principe-Etat, en somme, se place, dans son essence, sous le signe de l'unité des contraires, où l'unité n'agit pas selon un mode destructeur ou niveleur, en d'autres mots, contre  la multiplicité qui constitue la société.

 

En conséquence, l'Etat est toujours un, même quand sa forme, au lieu de s'inspirer d'un critère d'unitarisme rigide et mécanique, se moule sur une idée d'unité organique, composite, approuvant les autonomies, les décentralisations et la pluralité, en d'autres mots, respectant et reflétant ce qui est la structure naturelle de la société des hommes.

 

Que des structures intermédiaires de socialité se reforment, prennent corps à l'intérieur même de l'Etat national, que des «mondes vitaux» se meuvent dans des directions différentes par rapport à la collectivité, c'est désormais un fait qui nous interpelle dramatiquement: en effet, ce sont là des questions qui ne sont plus évacuables; est-il encore possible de réintégrer en une unité des phénomènes sociaux qui, tout en étant des éléments de vitalité positive, fonctionnent pour le moment dans le sens d'une désarticulation du cadre formel unitaire de l'Etat et remettent en cause la possibilité même d'un consensus civil. Est-il dès lors possible de disposer d'un principe,  simultanément capable de recomposer le tissu des divers autonomismes, en les confinant dans l'espace qui est légitimement leur, et de les articuler dans une unité?  Il nous semble qu'un tel principe,   —qui serait en mesure de restituer au monde social et politique ordre et intelligibilité, dans l'attente que se profile une nouvelle forme-Etat—  pourrait se retrouver dans l'idée de subsidiarité,  remise sur le tapis aujourd'hui par la philosophie sociale chrétienne.

 

Le principe de subsidiarité  est utilisé pour désigner les sociétés articulées, où l'ordre résulte d'un rapport organique entre personnes singulières, entre sociétés mineures et sociétés majeures, d'un rapport centré sur un lien d'aide, sur l'idée de subsidium afferre,  qui ne doit jamais se transformer en absorption ou en élimination de la personne ou de la société aidées. Cela signifie que la société aidante doit s'auto-limiter dans son action, de façon à ne pas envahir la sphère de compétence d'autrui, comme il n'est pas licite d'enlever aux individus ce que ces individus sont capables d'accomplir par leurs propres moyens; une tel acte de confiscation de compétences et de droits représente une entorse gravissime à l'encontre de tout ordre social juste: on ne transfère pas à une société majeure, de grade plus élevé, ce que des sociétés mineures et de grade inférieur sont en mesure d'accomplir de leurs propres forces. Trouvant son origine dans la détermination des fonctions de l'Etat et des limites de son action face aux individus et aux sociétés mineures, le principe de subsidiarité, dans sa formulation entière, vise à dépasser toutes les formes d'individualisme et indique le chemin à suivre pour atteindre un système harmonieux de rapports entre les individus et les communautés existantes et entre les diverses communautés entre elles. Ce principe, en maintenant des espaces politiques décentralisés et des zones de décision jouissant d'une autonomie relative, vise à conserver unis  les multiples segments de la société.

 

Il nous semble utile de rappeler que le principe de subsidiarité ne se pense pas sur le mode de l'abstraction. Au contraire, il se veut une norme spéciale qui, dans le «concret», régle les compétences des personnes singulières et des diverses sociétés naturelles et politiques, et détermine les devoirs qu'ont ces sociétés vis-à-vis de leurs membres. L'organicité de la polis,  qu'implique le principe de subsidiarité, anticipe une forme d'Etat comprenant des fonctions multiples qui conservent leurs caractères spécifiques et une relative autonomie, en se coordonnant, en s'intégrant réciproquement, en convergeant vers une unité supérieure qui ne cesse jamais d'être pré-supposée au niveau de l'idéal. Il y a donc autant d'unité que de multiplicité, il y a gradualité et articulation, mais jamais ce binôme entre un centre et une masse qui lui est soumise, qu'il nivelle. Le principe de subsidiarité, comme critère de la “totalité” sociale, semble être sur la même longueur d'onde que le principe d'unité qui fonde le concept d'Etat.

 

Mais, avant toute chose, le principe de subsidiarité assure que l'autonomisme relatif est un élément essentiel dans tout système organique, au même titre qu'une décentralisation relative; celle-ci pourra être d'autant plus poussée que le centre unifiant saura exprimer unité, souveraineté et autorité.

 

Germanico GALLERANI.

(article issu de Pagine Libere di Azione sindacale, n°2/1993, dossier spécial: «Reinventare la democrazia»; adresse: Via Principe Amedeo 42, I-00.185 Roma; abonnement annuel (six numéros): 40.000 Lire; traduction française: Robert Steuckers).

dimanche, 26 octobre 2008

Figures dissidentes

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Figures dissidentes

Trouvé sur : http://archaion.hautetfort.com

Comme le rappelle le politologue suisse Eric Werner, le dissident est, à l’origine, celui qui s’assied en travers : non point marginal -avec ce que ce terme comporte de pose -, mais ailleurs par rapport à la doxa dominante. Paradoxal au sens étymologique. Professeur de sciences politiques à l’Université de Genève, Eric Werner a signé, aux éditions L’Age d’Homme, deux essais remarqués, L’Avant-guerre civile et L’Après démocratie. Il y étudiait avec une rigueur d’entomologiste les dérives et les bouleversements en cours de la modernité tardive. Aujourd’hui, ce disciple du dissident russe Alexandre Zinoviev publie une série de courts dialogues caustiques sur ce qu’il appelle « les postiches de la démocratie-fiction ». Y interviennent le Sceptique, l’Etudiante ou l’Ethnologue, personnages masqués qui parlent en privé du monde tel qu’il va : la voiture, les tests ADN, les mégafichiers, ou de grands thèmes : l’immigration et les bouleversements qu’elle implique pour nos descendants, la lutte contre ( ?) le terrorisme et le contrôle social généralisé qui en est le corollaire obligé,… J’écris « en privé », car vu le recul des libertés publiques, il faut parfois prendre quelques précautions,  comme celle conseillée au moment de l’affaire Elf à la juge Eva Joly par l’un des plus hauts magistrats de France : « Madame, je tiens de source incontestable que vous êtes entrée dans une zone d’extrême danger. Ne vous approchez pas des fenêtres. »

E. Werner joue finement du paradoxe pour démonter les discours lénifiants, par exemple sur la gouvernance. Les figure d’Antigone et d’Œdipe lui inspirent des pages d’une lucidité exemplaire: la première n’est-elle pas l’archétype de la personne qui réalise seule son destin, car autonome ? Quant au roi de Thèbes, son ombre ne plane-t-elle pas sur mai 68 ? En effet, à rebours d’une commémoration béate ou grincheuse, Werner voit bien que ce psychodrame (que l’on distinguera nettement de la crise sociale de l’époque) fut un parricide symbolique: sans pour autant se priver de dividendes bien concrets, une génération refusa d’assumer son héritage en contestant le principe même de continuité. Au fondement de cette posture, le dogme de l’indispensable rupture avec la tradition en vue d’une illusoire liberté. D’autres réflexions, notamment sur Benoît XVI et son discours de Ratisbonne, mériteraient de longues citations tant elles vont à l’essentiel…mais ne nous approchons pas des fenêtres.

Autre philologue stricto sensu, c’est-à-dire amoureux du langage comme vecteur de vérité, Philippe Barthelet, écrivain, disciple de Gustave Thibon, producteur à France Culture, un homme très actif et qui a entrepris de bâtir une métaphysique de la grammaire. Jugez plutôt : « Quand la piété n’est plus tenable et qu’elle devient révolte, au risque de la folie mais aussi de l’insanité, celle outrancière et insignifiante dont le siècle s’accommode si bien, qu’il en a fait sa musique de table. » Ne vient-il pas de décrire en peu de mots tout le malaise moderne ? Ou encore, à propos de la vie en société : « rien n’est rompu entre nous ; tout est évanoui ». Qui dit mieux dans l’actuel vacarme ? Eloge des poètes de langue wallonne (« plus-que-français, qui portent à notre langue un amour indécourageable, celui des marches »), citations latines (Deus imperat, angelus operat, homo obtemperat – Alain de Lille, un voisin à nous), défense de l’accent circonflexe (« fantôme des lettres disparues ») ou charge contre la corruption du langage (« incivilité » ou « bouffon » ont récemment changé de sens), l’Olifant de messire Barthelet recèle des trésors de civilisation et de sagesse. Mieux : croyant en la résurrection, ce rebelle insuffle à ses lecteurs un refus serein du déclin, ce qui fait de L’Olifant un précieux viatique – terme que je ne prendrai pas ici au sens d’extrême-onction !

« Ignorance volontaire, lâcheté, servilité, grégarité, moralisme : tous les attributs du multiculturalisme » : Richard Millet, écrivain et éditeur chez Gallimard, ne mâche pas ses mots contre ceux qu’il désigne comme de « faux dévots, de mauvais prêtres – des techniciens de la parole flatulante ». Réjouissant franc-parler au temps des cuistres et des journaleux, les premiers armant idéologiquement les seconds ! Millet désigne l’ennemi, mixte de puritain et de faussaire, l’auxiliaire de l’appareil techno-marchand à prétention humanitaire. Ce lecteur de Du Bellay défend dans L’Opprobre la dimension théophanique de la langue. Le voilà donc philologue, au même titre que Barthelet ou que Werner. Un homme libre, entré en dissidence contre la doxa dominante (précisons: doxa, et non pensée), qui retrouve les accents de Jünger avec l’image salvatrice de recours aux forêts, ou ceux de Heidegger quand il évoque l’obscurcissement du monde et la fuite des dieux. Si R. Millet propose de réactiver la retraite sur les cimes, si au devoir de mémoire il préfère la prière du cœur, la seule qui vaille, s’il refuse les discours convenus sur l’Islam par exemple, au contraire de ses deux confrères, il n’évite pas toujours un écueil bien parisien tel que la jonglerie de concepts ou l’autoglorification (« je suis le dernier écrivain »). Unique bémol tout compte fait secondaire, car ferme demeure sa langue - et droite sa pensée.

Werner, Barthelet, Millet : trois besaces de tomates contre l’imposture aux mille faces.

Christopher Gérard

Eric Werner, Ne vous approchez pas des fenêtres, Xenia, Vevey, 136 p., 14€

Philippe Barthelet, L’Olifant, Rocher, Monaco, 222 p., 18€

Richard Millet, L’Opprobre, Gallimard, Paris, 178 p., 11.5€

Publié dans La Revue générale, juin 2008

mercredi, 22 octobre 2008

Entretien avec Aurel Cioran

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Entretien avec Aurel Cioran

 

Q.: Dans la nouvelle nomenclature des rues de Bucarest, on trouve aujourd'hui le nom de Mircea Eliade, mais à Sibiu, il n'y a pas encore de rue portant le nom d'Emil Cioran. Que représente Cioran pour ses concitoyens de Sibiu à l'heure actuelle?

 

AC: Donner un nom à une rue ou à une place dépend des autorités municipales. Normalement, il faut qu'un peu de temps passe après la mort d'une personnalité pour que son nom entre dans la toponymie. Quant à ce qui concerne les habitants de Sibiu et en particulier les intellectuels locaux, ils ne seront pas en mesure de donner une réponse précise à votre question.

 

Q.: Je vais vous la formuler autrement. Dans une ville où il y a une faculté de théologie, comment est accueilli un penseur aussi négativiste (du moins en apparence...) que votre frère?

 

AC: Vous avez bien fait d'ajouter “en apparence”. Dans un passage où il parle de lui-même à la troisième personne et qui a été publié pour la première fois dans les “œuvres complètes” de Gallimard, mon frère parle très exactement du “paradoxe d'une pensée en apparence négative”. Il écrit: «Nous sommes en présence d'une œuvre à la fois religieuse et antireligieuse où s'exprime une sensibilité mystique». En effet, je considère qu'il est totu-à-fait absurde de coller l'étiquette d'“athée” sur le dos de mon frère, comme on l'a fait depuis tant d'années. Mon frère parle de Dieu sur chacune des pages qu'il a écrites, avec les accents d'un véritable mystique original. C'est justement sur ce thème que je suis intervenu lors d'un symposium qui a eu lieu ici à Sibiu. Je vais vous citer un autre passage qui remonte à 1990 et qui a été publié en roumain dans la revue Agorà: «Personnellement, je crois que la religion va beaucoup plus en profondeur que toute autre forme de réflexion émanant de l'esprit humain et que la vraie vision de la vie est la vision religieuse. L'homme qui n'est pas passé par le filtre de la religion et qui n'a jamais connu la tentation religieuse est un homme vide. Pour moi, l'histoire universelle équivaut au déploiement du péché originel et c'est de ce côté-là que je me sens le plus proche de la religion».

 

Q.: Parlons un peu des rapports entre Emil Cioran et les lieux de son enfance et de sa jeunesse. Vous demandait-il de lui parler de Rasinari et de Sibiu?

 

AC: Il se souvenait de choses que moi j'avais complètement oubliées. Un jour, il m'a dit au téléphone: «Je vois chaque pierre des rues de Rasinari». Pendant toute sa vie, il a conservé en son fors intérieur les images avec lesquelles il a quitté la Roumanie.

 

Q.: Il n'a jamais manifesté le désir de revenir?

 

AC: Quand nous nous sommes séparés en 1937, il m'a dit, en avalant sa salive, dans le train: «Qui sait quand nous nous reverrons». Et nous ne nous sommes revus que quarante ans plus tard, mais pas dans notre pays. Il a toujours désiré revenir. En 1991, il a été sur le point de s'embarquer pour la Roumanie. C'est alors que la maladie l'a frappé, qu'il a dû rentrer à l'hôpital. Dans ces derniers moments, il a été contraint d'utiliser une chaise roulante. Il craignait forcément de voir une réalité toute autre, s'il était revenu. Et effectivement il y a eu beaucoup de changements; à Rasinari, la composition sociale a complètement changé: quasi la moitié des habitants du village travaillent à la ville, ce qui conduit forcément à un changement de mentalité. Tout est bien différent du temps où nous étions adolescents. A Rasinari, nous étions des gamins de rue, nous allions en vadrouille toute la journée à travers champs, forêts et rivières...

 

Q.: ... et à Coasta Boacii.

 

AC: Oui, en effet, il évoquait sans cesse, avec énormément de regrets, ce paradis qu'était Coasta Boacii. «A quoi bon avoir quitté Coasta Boacii?», disait-il. Ensuite, il y avait ce pacage, près de Paltinis, où nous nous rendions tous les étés. Nous y restions un mois, dans une baraque tellement primitive, située dans une clairière où régnait une atmosphère extraordinaire.

 

Q.: Vous avez été très proche de votre frère non seulement dans les années d'enfance mais aussi pendant votre adolescence et votre jeunesse. Parlez-moi de vos expériences communes...

 

AC: Nous assistions aux cours de Nae Ionescu à l'Université. Ce professeur était une figure extraordinaire! Beaucoup de gens venaient l'écouter et pas seulement des étudiants. Mon frère y retournait même après avoir quitté l'université, pour rendre visite au professeur. Un jour, dès que la leçon fut terminée, Nae Ionescu a demandé: «De quelles choses devrais-je encore parler?». Et mon frère, spontanément lui a répondu: «De l'ennui». Alors Nae Ionescu a prononcé deux leçons sur l'ennui. Par la suite, ses adversaires ne sachant plus quelles armes utiliser pour l'attaquer, parce qu'il était le maître à penser de toute la jeune génération d'intellectuels qui soutenaient le “Mouvement Légionnaire”, ils l'ont accusé d'être... un plagiaire! Ce genre d'attaques est une manifestation infernale... L'œuvre d'une mafia de criminels, qui a commencé par s'attaquer à Heidegger, puis à chercher à faire le procès d'Eliade...

 

 

Q.: ... et même de Dumézil!

 

AC: Toujours sous prétexte d'antisémitisme. En Roumanie, à l'époque, il y avait bien sûr de l'antisémitisme, en réaction à l'arrivée massive d'un million de juifs venus de Galicie. En ce temps-là, c'était un véritable problème. Mais j'ai l'impression que cette manœuvre visant à criminaliser Eliade, Noica et les autres intellectuels de la “jeune génération” produira des effets contraires à ceux désirés.

 

Q.: Vous avez milité dans le Mouvement Légionnaire. Avez-vous connu Corneliu Codreanu?

 

AC: C'était un homme exceptionnel à tous points de vue. Il avait du charisme. J'ai souvent dit qu'il était un trop grand homme pour le peuple roumain, trop sérieux, trop grave. Il voulait une réforme radicale, basée sur la religion. Il était un esprit très intensément religieux. Il y a encore une chose qui m'impressionne profondément aujourd'hui: la manière dont le Mouvement Légionnaire abordait les problèmes économiques. Le Mouvement avait ouvert des restaurants, des réfectoires, où l'on vous servait un très bon repas, avec du vin en quantité limitée. L'idée qui me paraissait extraordinaire, c'est que les prix n'étaient pas fixés. Chacun payait selon ses propres moyens ou selon son bon plaisir.

 

Q.: Où avez-vous connu le Capitaine?

 

AC: A Bucarest, parce que j'y étudiait la jurisprudence. Mais je l'ai rencontré deux ou trois fois dans un camp de travail légionnaire. C'était un homme exceptionnel à tous points de vue.

 

(propos recueillis à Sibiu le 3 août 1995 par Claudio Mutti et parus dans la revue Origini, n°13/février 1996; trad. franç. : Robert Steuckers).

mardi, 21 octobre 2008

Carl Schmitt: l'humanité

L'Humanité

Trouvé sur: http://metanoia.hautetfort.com

« L'Humanité n'est pas un concept politique […]. L'Humanité des doctrines fondées sur le Droit naturel, libérales et individualistes, est une construction sociale idéale de caractère universel, c-à-d. englobant tous les hommes de la terre (...), qui ne sera pas réalisée avant que ne soit éliminée l'éventualité effective du combat et que soit rendu impossible tout regroupement en amis et ennemis. Cette société universelle ne connaîtrait plus de peuples (...) Le concept d'Humanité est un instrument idéologique particulièrement utile aux expansions impérialistes, et sous sa forme éthique et humanitaire, il est un véhicule spécifique de l'impérialisme économique (...) Étant donné qu'un nom aussi sublime entraîne certaines conséquences pour celui qui le porte, le fait de s'attribuer ce nom d'Humanité, de l'invoquer et de le monopoliser, se saurait que manifester une prétention effrayante à faire refuser à l'ennemi sa qualité d’être humain, à la faire déclarer hors la loi et hors l'Humanité et partant à pousser la guerre jusqu'aux limites extrêmes de l'humain ».

 

Carl Schmitt
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Parler d’Humanité revient à refuser que l'on s'intéresse à notre avenir, à notre réalité, qui est l’Européanité. Ce ne peut être qu’une régression vers l’Indéterminé ; autrement dit pour vous et moi le meilleur moyen de ne jamais être en tant que personnes, de ne jamais vivre et faire vivre dans des sociétés véritablement organisées.

*

L’Humanité, ce qui unit vulgairement toutes les cultures et les peuples, c’est le ventre, la libido, la naissance et la mort. Tout le reste ne concerne plus que des groupes restreints au sein de cette Humanité qui par là même, perd immédiatement toute valeur. Il existe au sein de cette Humanité des groupes raciaux, distincts par leurs caractéristiques physiques, leurs groupes sanguins, leurs QI et leur niveau d’adaptation à tel ou tel milieu, distincts encore par leur vulnérabilité à telle ou telle maladie. Le simple point de vue biologique, qui participe à priori à unir conceptuellement les hommes, ne débouche en fait que sur l’idée d’un pluriversum constitué de communautés humaines plus ou moins radicalement liées à un Sol particulier (Une Terre – Un Peuple). Le concept d’humain n’a donc une valeur que toute relative, qui n’a en tout cas aucune légitimité supérieure sur le plan politique, et ne peut qu’être l’arme d’une idéologie bien précise, à proprement parler contre nature. Une idéologie qui postule l'identité absolue des peuples afin de la réaliser, une sorte de communisme du XXIe siècle faisant directement appel à l'idée des types humains sans même passer par l'intermédiaire d'une rhétorique classiste. Une idéologie qui postule l'unité du genre humain pour mieux mener l'extermination des types porteurs de la culture et du sens. 

C’est sur le plan de la culture que doit principalement porter notre questionnement, sur ce qui, en somme, semble être le propre de l’homme. L’homme est un être de culture, et en cela non plus, il n’y a pas d’Humanité, mais une série de communautés qui sont donc à la fois ethniques et culturelles. La culture est le diviseur par excellence, ce qui distingue avec autant d’évidence que le corps l’Africain de l’Européen, le Japonais du Juif. Des forces distinctes, et souvent irréductibles, antagonistes, se côtoient et s’affrontent pour le respect sur une ère donnée de telle ou telle conception culturelle, plus fortement encore que pour le respect de telle ou telle présence raciale. Reconnaître que l’homme n’est pas seulement bios, mais aussi culture, c’est reconnaître définitivement que l’Humanité n’existe pas, ou du moins qu’elle est plurielle et en cela relative. Nous sommes humains avant d’être des Européens sur le plan biologique, encore que cela soit contestable, mais nous sommes d’abord des Européens sur le plan culturel – autrement dit, sur un plan supérieur - celui de notre humanité totale, réelle. Bien entendu, la culture ne correspond pas exactement au groupe racial, mais il est tout à fait évident que cette production est en partie le fait de notre patrimoine biologique, directement ou indirectement (Un Sang – Une Esthétique ; Une Terre – Une vision du Sacré). Quant à la question de l’adoption d’une culture d’origine allogène par un peuple, elle est dérisoire sur le plan de l’argumentation politique pour trois raisons : la première est que cette adoption est généralement le fait d’un échec (défaite militaire, décadence intérieure), la seconde est qu’elle débouche sur un syncrétisme (c’est ainsi que le judaïsme universalisé a donné naissance au catholicisme et son culte des Saints, des anciennes sources, à ses églises dans des arbres, …), et la troisième que l’ampleur des nouvelles Grandes Invasions est telle qu'elles constituent essentiellement un mouvement anti-culturel, non de transformation mais de destruction pure et simple. 

*

Le seul type d’individu qui convienne à la notion d’Humanité, c’est l’atome sans race incapable d'être porteur de la moindre esthétique parce qu’il nie lui-même l’évidence de son rapport immédiat au Beau et au Laid (« l’homme est la mesure de toute chose », et plus précisément dans cet aphorisme de Protagoras, l’homme grec : bien compris ce précepte se décline autant de fois qu’il y a de peuples), sans terre et donc sans conception saine du sacré, sans tradition et ne pouvant de fait vivre que sur le plan strictement individuel, par définition hors de l’histoire (Le Présent horizon indépassable de l’existence). Sur le plan de l’organisation politique, cet individu ne peut vivre qu’au sein d’un Etat Mondial, autrement dit d’une « fiction-organisme ». Il est parfaitement évident, choquant même, que tout cela n’est qu’un plan mondial de domination devenu puissance abstraite qui s’est emparé de populations décadentes ou conquises par la force, dont il ne s’agit pas ici de discuter de la paternité, mais qui est essentiellement porté à l’échelle planétaire par les Etats-Unis d’Amérique après l'avoir été par la France révolutionnaire à l’échelle du continent européen. La force avec laquelle est idéologisée avec ce décalage temporel porteur d’un paradoxe alarmant la notion d’Humanité (L’Humanité existe, mais nous venons pour la faire exister) montre qu’elle est tout aussi abstraite que la Race Aryenne, autrement dit qu’elle est un mensonge, purement et simplement, au profit de puissances étrangères et d’esprits malades.

Mais cette maladie de l’esprit n’est pas seulement le fait d’une autonomie excessive de la Raison, elle est la résultante d’un déséquilibre des fonctions, d’abord au sein des sociétés, puis dans l’organisme même de tous les individus. La croisade pour l’Humanité, c'est-à-dire concrètement la croisade contre l’homme réel, advient lorsque les fonctions corporelles s’absolutisent (et il s’agit encore des fonctions les plus basses de ce plan) au point d’asservir totalement une Raison imbue d’elle-même à ses objectifs d’accumulation de petites satisfactions physiques ; menant ainsi une unification-collectivisation par le bios inférieur. Cette maladie n'est pas autre chose, sur le plan politique, que la démocratie libérale. Autrement dit, l’Humanité n’est pas l’ensemble des hommes, mais bien une masse, une addition de masses d’atomes s’identifiant uniquement aux fonctions biologiques les moins « humaines », c’est-à-dire coupées de toute espèce de culture : l’Humanité n’est que l’involution de l’homme, non au stade de l’animal (puisque nous appartenons de toute façon à la totalité de la Nature), mais à celui d’un moins-que-l’homme. Ou pour mieux dire, si le terme n’était pas devenu si connoté, au stade du sous-homme ; celui que Nietzsche dénommait le dernier homme.

*

Lorsque l’on nous accuse de manquer d’humanité, d’être « moins humains que », il est donc bon de songer que pour la grande majorité des individus de notre société-monde en avènement, « humanité » s’identifie à « primitivisme ». Immanquablement, celui qui se tient droit, qui se fixe comme objectif d’être et demeurer, ne pourra de plus en plus apparaître que comme un adversaire mortel, un organisme hors de l’Humanité, ne méritant à ce titre aucune espèce de considération morale. En demeurant libres, nous nous heurterons de plus en plus souvent, de plus en plus violemment, aux dégénérés qui se glorifient de leur « liberté » dans une société « décomplexée » alors qu’il ne s’agit que de soumission à l’infra-personnel et de laisser-aller, d’incapacité de force.

dimanche, 19 octobre 2008

La volonté d'impuissance

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Archives de "Synergies Européennes" - 1996

 

 

La volonté d'impuissance

 

Recension: Pascal BONIFACE, La volonté d'impuissance, Seuil, collection «L'histoire immé­diate», Paris, 1996, 203 p., 110 FF.

 

Dénoncée comme perversité par les idéologies modernes, la puissance  —que on définit classiquement comme étant la capacité à faire triompher sa volonté—  n'en est pas moins au cœur des relations inter­nationales. Directeur de l'Institut des relations internationales et stratégiques, Pascal Boniface a pré­cédemment dirigé un ouvrage portant sur cette notion-clé (1). Il prolonge aujourd'hui ces travaux en in­sistant sur les perspectives d'anarchie internationale, autrement plus probables à ses yeux qu'un quel­conque Nouvel ordre mondial (2). La thèse centrale est la suivante. Régi selon une logique paradoxale, le monde post-guerre froide est de plus en plus global sur le plan économique, financier et médiatique, et fragmenté sur le plan géopolitique et stratégique. Ainsi les différents conflits armés qui se déroulent simultanément aux quatre coins de la planète ne sont-ils plus reliés aux puissances centrales du sys­tème-Monde et susceptibles de mener à un embrasement général. Les grands de ce monde peuvent bien manier des rhétoriques universalistes et les intellectuels faire dans le "stratégiquement correct"  —ces derniers ont transféré leurs utopies salvatrices du champ politique interne à l'international—  le chaos n'en est pas moins borné. En conséquence, aucune menace massive ne pesant sur les pays riches, on s'y prend à rêver de “cocooning stratégique”. Loin d'avoir été conjuré par les présidences Reagan et Bush, le fameux “Syndrôme vietnamien” frappe aujourd'hui l'ensemble de l'hémisphère Nord (c'est-à-dire des pays développés à la démographie stagnante). Déjà présentée dans La puissance in­ternationale (cf. note 1), cette thèse est ici développée dans une langue claire et accessible, force exemples à l'appui, et Pascal Boniface se montre convaincant. Quelques griefs cependant. On aurait aimé que l'auteur s'attarde sur les rapports dialectiques existant entre le processus de mondialisation et la fragmentation géopolitique/géostratégique de la planète selon la “loi” édictée par Régis Debray voici quinze ans, mondialisation des objets/tribalisa­tion des sujets (3).

 

De même, on admettera que le thème de la menace-Sud et la version plus intellectualisée du “Clash of Civilizations” formulée par l'Américain Samuel P. Huntington sont par trop simplistes. Le “Nord” et le “Sud” sont des métaphores spatiales ne renvoyant à aucune entité politique identifiable et l'axe isla­mico-confucéen sencé menacer l'“Occident” est une fiction. Doit-on pour autant faire l'impasse sur les possibles conséquences des évolutions divergentes entre les deux rives de la Méditerranée (4)? Enfin, Pascal Boniface n'insiste pas suffisamment, à notre sens, sur le caractère illusoire et dangereux du “rêve helvétique”. On peut préférer la prospérité à la puissance, celle-ci n'en constitue pas moins un impératif. Violence maîtrisée et ordonnée, elle seule peut tempérer Behémoth (l'état de nature).

 

L'ouvrage est agréable à lire et apporte sa contribution au déchiffrement du monde post-guerre froide mais, on le voit, il n'épuise pas le sujet.

 

Louis SOREL.

 

Notes:

(1) Cf. La puissance internationale, IRIS-Dunod, Paris, 1994. Si nombre de contributions méritent d'être lues, on s'attachera particulièrement à l'étude de Hervé Le Bras sur les rapports entre guerre et population.

(2) En l'absence d'un Léviathan international, c'est-à-dire d'un centre de pouvoir disposant effectivement du monopole de la violence physique légitime, la scène mondiale est par nature anarchique. Les perspectives d'anarchie internationale dres­sées par Pascal Boniface renvoient à l'absence, depuis la fin du système Est-Ouest, de puissance hégémonique. Une puis­sance hégémonique est une puissance assumant des responsabilités internationales et dont la domination est par là-même perçue comme légitime par ses alliés. Les Etats-Unis sont aujourd'hui une puissance dominante à la recherche d'avantages unilatéraux.

(3) Cf. Régis Debray, Critique de la raison politique, Gallimard, Paris, 1981 (réédité en 1987).

(4) Dans son dernier ouvrage, Pierre Lellouche, chargé de mission auprès du Président la République française, s'inquiète du “formidable déséquilibre entre une Europe riche et vieillissante qui, ne renouvelant plus ses générations, se suicide len­tement, et un Sud pauvre, politiquement instable, en pleine expansion démographique”. Cf. Pierre Lellouche, Légitime dé­fense. Vers une Europe en sécurité au XXI° siècle, Editions Patrick Banon, 1996.

jeudi, 16 octobre 2008

La société immédiate

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SYNERGIES EUROPEENNES - Ecole des cadres/Wallonie - Lectures/Octobre 2008
La Société immédiate

Paru le 01/2008 - Ed. Calmann-Lévy, 2008 

Sciences Humaines et Essais 01/2008

La communication a connu deux révolutions : celle née de l’invention de l’imprimerie par Gutenberg en 1456 – qui a mis des siècles à concerner le grand public et fut longtemps au service exclusif des élites, véhiculant d’abord des connaissances et des idées –, et la révolution numérique que nous vivons aujourd’hui, foudroyante, sans contrôle, et qui est surtout un moyen de divertissement et de satisfaction rapide des désirs. Dans cet essai percutant, Pascal Josèphe nous démontre que la révolution numérique contient en germe la ruine de la notion de projet, qui suppose la médiation du temps, et lui substitue le culte de l’immédiateté. La technologie et l’économie raccourcissent en effet le délai entre l’expression des besoins ou des désirs et leur satisfaction. En résulte une discordance des temps, c’est-à-dire une dé-synchronisation des temps individuel et social qui fait exploser les rythmes fondant la vie en collectivité. Soumis comme nous le sommes au bombardement incessant des sollicitations externes, nous ne disposons plus des outils référentiels permettant de faire des choix : ni certitudes (religion, idéologie politique), ni lieu, ni temps pour échanger avec les autres. Et Internet ? objectera-t-on. Comble du paradoxe : plus la communication généralisée est exaltée dans notre société postmoderne, moins sa fonction médiatrice est prise en compte. Nous sommes gavés d’information et affamés de sens. Comment dès lors résister aux innombrables tentations dont nous sommes l’objet ? 
L’avènement de l’ère de l’immédiateté ne risque-t-il pas de nous ramener à des temps anté-civilisés ? s’interroge Pascal Josèphe. « Je veux, je prends », « Je mise, je gagne », « J’ai envie, je consomme. » En d’autres termes, n’est-elle pas en train de réveiller la bête qui sommeille en nous et que dix mille ans de civilisation avaient domestiquée ?

La victoire du rythme binaire consacrait le règne de la masturbation

« LA VICTOIRE DU RYTHME BINAIRE CONSACRAIT LE REGNE DE LA MASTURBATION »

« Dans la salle, les conversations étaient abolies. Les yeux seuls essayaient de se parler, en vain. Dans les cerveaux des danseurs, les connexions rationnelles avaient dû être débranchées. L’humour, le charme, l’ironie, qui accompagnaient jadis la musique, avaient été laissés au vestiaire avec les vestes et les manteaux. Le seul langage autorisé était celui des corps. Ceux-ci ne s’épousaient pas comme avec le tango et ces danses sorties des bordels. Avec le rock, les mains se quittaient et se retrouvaient, comme si la génération du baby-boom avait voulu ainsi marquer qu’elle serait celle de l’indétermination sexuelle et du divorce de masse. La victoire du rythme binaire consacrait le règne de la masturbation et du cinéma pornographique. Les corps ne se mêlaient pas, ne se touchaient ni ne se frôlaient, chacun restait dans son coin et s’agitait, comme pris de transe. On mimait l’acte de va-et-vient sans retenue, solitairement. Mais chacun s’observait, se reluquait sans vergogne, comme si on jaugeait les capacités sexuelles des uns et des autres pour déterminer qui serait l’étalon le plus vigoureux et les juments à la croupe la plus accueillante. »

 

Eric Zemmour, "Petit Frère", Denoël, 2008, p. 172-173

mercredi, 15 octobre 2008

Chers imposteurs...

Chers imposteurs... Onfray, Lévy, Sollers, Sarkozy et les autres...

Présentation de l'éditeur

" Pourquoi avoir titré ce pamphlet Chers imposteurs ? Tout simplement parce que je connais bien, parfois même très bien, mes principales "cibles", qu'il s'agisse de Michel Onfray, Bernard-Henri Lévy, Philippe Sollers ou Nicolas Sarkozy. Ils ont en commun - chacun à sa manière et à son niveau - d'incarner d'une part le déclin des intellectuels, d'autre part un phénomène de plus en plus aveuglant: la déculturation galopante de notre société. Certes, ils n'en sont pas les seuls symboles. L'étonnante médiocrité de la production dite romanesque, comme l'affaissement de la critique littéraire, en sont d'autres signes tout aussi inquiétants. Confrontés à des "intellectuels " starisés, nous ne savons plus si nous nous trouvons face à des bonimenteurs, des héros de la Star Academy ou des dandys du show-biz. Quant à Nicolas Sarkozy, notre premier président de la République totalement formé et formaté par le médium audiovisuel, il est également notre premier président "dé-culturé" ou "a-culturé", comme on voudra. "

Jean Bothorel, Chers imposteurs, Fayard, 2008.

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dimanche, 12 octobre 2008

Une critique de la modernité chez P. Koslowski

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Une critique de la modernité chez Peter Koslowski

 

Peter Koslowski est un analyste critique de notre modernité dominante et stéréotypante, dont l'ouvrage sur Ernst Jünger a été largement remarqué l'an dernier (cf. la recension que lui consacre Isabelle Fournier dans Vouloir n°4/1995). Né en 1952, ce jeune philosophe anti-moderne (mais qui n'appartient nullement à l'école néo-conservatrice), pose comme premier diagnostic que la modernité au sens le plus caricatural du terme a pris fin quand la physique a découvert la non-conservation ou entropie, soit le deuxième prin­cipe de la thermodynamique en 1875 et quand l'esprit humain a pris fondamentalement conscience de sa finitude au point de ne plus croire à ce mythe tenace de la perfectibilité infinie (cf. NdSE n°14), au progrès, aux formes diverses d'évolution(isme) téléologique, aux sotériologies laïques et eudémonistes vectoriali­sées, etc. Mais parallèlement à ces mythes progressistes, vectoriels, téléologiques, messianiques et perfectibilistes, les temps modernes, soit la Neuzeit qui précède la modernité des Lumières proprement dite, avait développé une normalité basée sur l'accroissement de complexité, ce qui revient à dire que cette Neuzeit accepte comme normal, comme fait acquis, que le monde se complexifie, que les para­mètres s'accumulent, que les paramètres anciens et nouveaux bénéficient tous éventuellement d'une équivalence axiologique quand on les juge ou on les utilise, que l'accumulation de nouveautés est un bienfait dont les hommes vont pouvoir tirer profit. Avec l'avènement de la Neuzeit, avec les innovations venues d'Amérique et des autres continents découverts par les marins et les aventuriers européens, le monde devient de plus en plus complexe et cette complexité ne va pas diminuer.

 

L'accroissement de complexité ne postule nullement une idéologie irénique: au contraire, nous consta­tons, au cours du XVIIième siècle, l'éclosion de philosophies fortes du politique (Hobbes), au moment où la modernité dans sa première phase offensive propose justement une pluralité de projets pour remplacer le système médiéval fixe (tellurocentré) qui s'est effondré. La Réforme, la Contre-Réforme, le Baroque, les Lumières, l'idéalisme allemand, le marxisme, sont autant de projets modernes mais contradictoires les uns par rapport aux autres; ce sont des philosophies fortes, des récits mobilisateurs (avec une téléologie plus ou moins explicite). Mais aujourd'hui, la défense et l'illustration d'une modernité, que l'on pose comme seule morale et acceptable, dérive d'une interprétation simplifiée du corpus des Lumières, pro­cède d'une réduction de la modernité à un seul de ses projets, explique Koslowski. Une schématisation du message des Lumières sert désormais de base théorique à une vulgate qui ne sous-tend finalement, ajouterions-nous, que les discours ou les systèmes politiques de la France, de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis et des Pays-Bas. Cette vulgate s'exprime dans les médias et dans la philosophie hypersimplificatrice d'un Habermas et de ses épigones parisiens, tels Bernard-Henri Lévy, Guy Konopnicki ou Christian Delacampagne. L'objectif des tenants de cette vulgate, nouveau mythe de l'Occident, est de créer une orthoglossie pour pallier à la chute des métarécits hégéliens, marxistes ou marxisants, démontés par Lyotard. Orthoglossie correspondant parfaitement au thème de la “fin de l'histoire” cher à Fukuyama, au moment de la chute du Mur. Cette orthoglossie s'appelle plus communé­ment aujourd'hui la political correctness, en bon basic English.

 

Mais à notre sens, la post-modernité a pour impératif de dépasser cette orthoglossie dominante et tyran­nique et:

- doit démontrer l'inanité et le réductionnisme de cette orthoglossie;

- dire qu'elle est une prison pour l'esprit;

- que son évacuation est une libération;

- que traquer cette orthoglossie ne relève pas d'un pur irrationalisme ni d'une inversion pure et simple du rationalisme de bon aloi, mais d'une volonté d'ouverture et de plasticité.

 

A ce sujet, que nous dit Koslowski qui est religieux, catholique, disciple de Romano Guardini, comme on peut le constater dans ses références? Ceci: «La finitude de l'existence humaine s'oppose tant à l'im­pératif de complètement de la modernité et de la raison discursive qu'au droit des époques futures à déve­lopper leur propre projet. La post-modernité veut poursuivre son propre projet. On ne peut pas lui enlever ce droit en imprégnant totalement le monde de raison discursive. Le droit de chaque époque est le droit de chaque génération à marquer son temps et le monde. Nous sommes contraints au­jourd'hui d'apporter des limites à cette pulsion frénétique au complètement et aussi de nous rendre dis­ponibles pour laisser en place ruines, choses inachevées et surfaces libres. Si nous ne pouvons plus aujourd'hui tolérer les ruines, les traces du passé et que nous les soumettons à la restauration, avec son perfection­nisme, ses laques et ses vernis, si nous percevons toutes les prairies ou les superficies libres comme de futurs chantiers de construction, qui devront être recouverts au plus vite, cela veut dire que nous nous trouvons toujours sous l'emprise de cette pulsion de complètement, propre à la modernité, ou sous l'emprise modernisatrice de la raison totalisante. Nous tentons de bannir de notre environnement toutes les traces de finitude et de temporalité en procédant à des restaurations et des modernisations parfaites. La profondeur et l'antiquité qui sont présentes sur le visage du monde sont évacuées au profit d'une illu­sion de complétude. Bon nombre de ruines doivent rester en place, en tant que témoins de la grandeur et du néant du passé. Leur incomplétude est une chance qui s'offre à elles de voir un jour leur construction reprendre, lorsque leur temps sera revenu, comme après plusieurs siècles, un jour, on a repris la construction de la Cathédrale de Cologne en ruines. Un jour, peut-être, on retravaillera au projet ou à cer­tains projets de la modernité. Mais aujourd'hui, il y a plus important que le projet de la mo­dernité: les ate­liers de la post-modernité» (p. 49; réf. infra).

 

Mais les ateliers de la post-modernité doivent-ils reproduire à l'infini ce travail de “déconstruction” entre­pris il y a quelques décennies par les philosophes français? Certes, il convient avec les post-modernes “déconstructivistes” de travailler à l'élimination des effets pervers des “grands récits”, mais sans pour au­tant se complaire et s'enliser dans un pur “déconstructivisme”, ou vagabonder en toute insouciance dans les méandres d'une polymythie anarchique, anarcho-libérale et fragmentée, qui n'est qu'un euphémisme pour désigner le chaos et l'anomie. Koslowski plaide pour la ré-advenance d'une sophia. Car toute créa­tion et toute naissance ne sont pas les produits d'une réflexion (d'un travail de la raison discursive), au contraire, créations et naissances sont les produits et de la volonté et de l'imagination et de la pensée et de l'action, soit d'un complexe que l'on peut très légitimement désigner sous le nom grec et poétique de sophia. Sans reductio  aucune.

 

En fait, Koslowski apporte matière à méditation pour tous ceux qui constatent que l'eudémonisme et le consumérisme contemporains, —désormais dépourvus de leurs épines dorsales qu'étaient les métaré­cits— sont des impasses, car ils abrutissent, anesthésient et mettent le donné naturel en danger. Koslowski déploie une critique de cette modernité réduite à une hypersimplification des Lumières qui ne sombre pas dans la pure critique, dans un travail de démolition finalement stérile ou dans une acceptation fataliste du chaos, camouflant mal une capitulation de la pensée. La polymythie d'Odo Marquard (qui suscite de très vives critiques chez Koslowski) ou le “pensiero debole” de Vattimo —réclamant l'avènement et la pérennisation d'une joyeuse anarchie impolitique—  sont autant d'empirismes capitu­lards qui ne permettront jamais l'éclosion d'une pensée réalitaire et acceptante, tempérée et renforcée par une sophia inspirée de Jakob Boehme ou de Vladimir Soloviev, prélude au retour du politique, à pas de colombe... Car sans sophia, le “réalitarisme” risque de n'être qu'une simple inversion mécanique et carna­valesque du grand récit des Lumières, qui confisquerait aussi aux générations futures le droit de forger un monde à leur convenance et de léguer un possible à leurs descendants.

 

Robert STEUCKERS.

(extrait d'une conférence prononcée lors de la deuxième université d'été de la FACE, Provence, août 1994).

 

- Peter KOSLOWSKI, Die Prüfungen der Neuzeit. Über Postmodernität. Philosophie der Geschichte, Metaphysik, Gnosis, Edition Passagen, Wien, 1989, 167 p., ISBN 3-900767-22-X.

Un réquisitoire à contre-époque

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Un réquisitoire à contre-époque

ex: www.lefigaro.fr

Péguy, Bernanos et Claudel nous arrachent à la vulgarité ambiante,

écrit Jacques Julliard

dans « L'Argent, Dieu et le diable » .

Un des livres qu'on lira avec le plus de profit cet automne porte un titre très simple — L'Argent —, il est signé Charles Péguy et vient d'être réédité dans un volume préfacé par Antoine Compagnon, professeur au Collège de France et auteur des Antimodernes.

Le croirez-vous ? Ce Cahier de la Quinzaine publié pour la première fois à Paris le 16 février 1913 se lit comme si l'encre de Péguy n'avait pas séché… « On n'avait jamais vu tant d'argent rouler pour le plaisir, et l'argent se refuser à ce point au travail » ; « De mon temps (…) il n'y avait pas cet étranglement économique d'aujourd'hui, cette strangulation scientifique, froide, rectangulaire, régulière, propre, nette, sans une bavure, implacable, sage, commune, constante, commode comme une vertu, où il n'y a rien à dire, et où celui qui est étranglé a si évidemment tort. »

Charles Péguy, un prophète du passé ? Plutôt un témoin extralucide du règne de l'argent dans le monde moderne, répond Jacques Julliard dans un recueil d'essais à contre-époque qui souligne l'actualité de la pensée du poète — c'est-à-dire sa capacité à inspirer des actes. Pour faire bonne mesure, l'historien des idées lui associe le Georges Bernanos de La France contre les robots  « Il faut lire et regarder ce dernier Bernanos non comme le dernier samouraï du monde préindustriel mais comme l'un des premiers prophètes de la société postindustrielle » et un Paul Claudel inattendu, provocateur et insolent, qui revendique le droit de se contredire à propos de tout avec les personnages de ses Conversations dans le Loir-et-Cher.

« Quand le monde tout entier paraît s'affaisser sur son axe et qu'on se sent gagné par la lâche tentation de composer avec ce qu'il charrie de plus médiocre, écrit le directeur délégué de la rédaction du Nouvel Observateur, alors Péguy, Bernanos et Claudel sont des recours. Ils nous arrachent à la vulgarité ambiante et bien souvent nous en protègent. »

Les mauvais riches

Lecteur passionné de Pierre Joseph Proudhon, Georges Sorel, et Édouard Berth, fin connaisseur des maîtres petits et grands du socialisme français, Jacques ­Julliard, qui se dit « psychologiquement athée, culturellement anticlérical, spirituellement chrétien » n'a jamais caché sa sympathie pour le christianisme social. On le savait attaché au souvenir d'une certaine nébuleuse « catho-proudhonienne » dont il perpétue l'héritage avec de jeunes chercheurs dans le cadre de la revue Mil neuf cent. Sa passion et son savoir débordent aujourd'hui le strict cadre de l'histoire intellectuelle pour entrer en résonance avec les folies de notre siècle.

Dans L'Argent, Dieu et le Diable, Jacques Julliard s'emploie joyeusement à prendre ses contemporains à contre-pied en faisant entendre la voix de trois écrivains catholiques un peu oubliés qui ont maudit chacun à sa manière le royaume impie de « Goulavare », un univers impitoyable dans lequel l'argent, sans devoir pour les opulents et sans enfer pour les mauvais riches, ordonne toute valeur.

Un des chapitres importants de l'Argent, Dieu et le Diable place Bernanos et Claudel « face au mystère d'Israël ». Pour en finir avec les calomnies que continuent de véhiculer Bernard-Henri Lévy et ses amis, il est essentiel de rappeler que les deux écrivains ont abjuré dans leur maturité ce que leur tradition et leur préjugé leur avaient fait imaginer de la « grande banque juive ». Leur rencontre avec le judaïsme a peut-être été tardive, mais elle a eu lieu, ouvrant les voies de la réflexion catholique sur l'espérance d'Israël lors du concile Vatican II. Jacques Julliard retrace avec soin la longue marche spirituelle accomplie par Bernanos et Claudel pour s'ouvrir à la réalité historique et théologique d'Israël. Comment l'ignorer ? Moïses porteurs de thoras sans nombre, gardiens têtus de livres saints, les Juifs ne peuvent pas être tenus pour responsables du caractère clos du monde moderne.

Mais ce rappel, ce n'est pas tant à la droite ni aux catholiques qu'il convient de le faire aujourd'hui qu'aux têtes molles qu'on trouve à gauche de la gauche.

L'Argent, Dieu et le Diable - Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne de Jacques Julliard Flammarion, 230 p., 19 €. Lire aussi : « Le Choix de Pascal », de Jacques Julliard , entretiens avec Benoît Chantre, Champs-Flammarion, 330 p., 9 € ; « L'Argent » , de Charles Péguy, Éditions des Équateurs, 100 p., 10 €.

samedi, 11 octobre 2008

Pour un dépassement du projet moderne

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POUR UN DEPASSEMENT DU PROJET MODERNE

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Écrit par Jean-Baptiste Santamaria   

Trouvé sur: http://groupe-sparte.com

La philosophie émerge en même temps que la décadence d’Athènes et des autres cités grecques.
Bien sûr les hommes n’ont pas attendu la philosophie pour penser ni pour être sages ou savants.
On a coutume de dater le départ de la démarche philosophique avec la dialectique (purement orale) de Socrate. Xénophon et Platon deux de ses disciples ont laissé trace écrite de son enseignement.
Socrate est un soldat endurant, courageux; sur le plan politique il dédaigne les joutes oratoires des diverses assemblées athénienne au profit de dialogues en cercle restreint sans rétribution.
Il sera condamné à mort par le parti du démos et fidèle aux lois de la cité il ne cherchera pas à se dérober à la sentence ou à la négocier.Le parti démocratique n’aimait pas son caractère provocateur et indépendant,son ironie; Socrate n’avait pas hésité à braver la foule en s’opposant à la condamnation des géneraux  suite à la bataille navale des Arginuses.
Le peuple avait pris du poids politique dans l’Athènes du V°siécle. La marine prenait de l’importance-le commerce poussait au développement de la flotte-et les marins constituaient la couche populaire de l’armée. La victoire de Salamine constitue un épisode glorieux et caractéristique de l’évolution maritime d’Athènes (Sparte restant une cité attachée à sa glèbe) la cité s’était embarquée avec femmes et enfants laissant la ville aux envahisseurs (seul un petit contingent restera retranché vite exterminé) donc du développement de l’hégémonie du démos.
Opposition antidémocratique emblématique de la part de Socrate.
Mais aussi opposition à la tyrannie de quelques ploutocrates (gouvernement des Trente) :requis par le gouvernement pour aller se saisir d’un opposant (dans le but d’accaparer ses biens au profit des tyrans, Socrate refuse au péril de sa propre vie.
C’est donc un profil quelque peu « anar de droite » que l’on retiendra du père de la philosophie :rejet des grandes fêtes politiques et des querelles entre factions mais tout en incarnant le dernier représentant du soldat-citoyen courageux, sobre et endurant.
Platon va quelque peu infléchir cette ligne, sans doute est-ce la situation historique qui le pousse à s’adapter.
Platon va proposer un autre modèle de vie :le bios politikos est remplacé par le bios qeoretikos  ,la contemplation de l’Etre se substitue comme modèle existentiel supérieur, au mode de vie politique de la cité grecque classique.
A la décharge éventuelle de Platon :cet abandon apparent du primat du politique fixé aux élites n’est que la conséquence du constat de la crise de la cité athénienne.
Le régne des sophistes traduit sur le plan intellectuel la réalité de la démocratie-manipulation du démos par les démagogues au profit de nouvelles générations de ploutocrates,oligarques.

C’est face à cette décadence que Platon propose dans sa République (poliqeia=constitution) une réforme politico-morale de la Polis (cité).
On sait que son ouvrage majeur propose un modèle de Cité soit pour une réforme véritable soit pour servir de norme à viser.
Le réformateur reprend l’organisation-type des sociétés européennes dotées des trois fonctions :le prêtre (ici le philosophe),le gardien (guerrier) et le poïéte (l’artisan, celui qui  fait).La cité a pour telos (finalité) la contemplation de l’Etre,cette fonction suprême est dévolue aux philosophes mais la cité la leur confie en tant qu’activité centrale de tous.
Le philosophe est donc le dernier maillon, le plus élevé, dans la hiérarchie politique ;mais cette « division du travail » est apparente puisque si le guerrier ou l’artisan (agriculteur, maçon etc)permettent au philosophe de contempler ils contemplent aussi par procuration. Toute la cité est tendue vers ce télos qui la justifie,qui la « fonde ».
Mais le philosophe ne se contente pas de tendre à une saisie de l’Etre, il est chargé du gouvernement de la Cité. Plus encore le long cursus qui le mène par sélections successives à cette fonction (il est choisi parmi la caste des gardiens et se révèle le meilleur dans les activités de guerre et de magistrature) implique qu’il s’immerge totalement dans les affaires de la Cité. Après la formation classique du guerrier (musique, gymnastique etc) à trente ans il entreprendra diverses magistratures, dés cet âge il alternera cette fonction politique avec la fonction théorétique (contemplation des Idées de l’Etre).Ruse du législateur :la contemplation est tellement gratifiante que la gestion du politique avec ses retombées (gloire, enrichissement, pouvoirs etc)apparaît bien pâle,peu attrayant.Le philosophe (ex-gardien)éduqué donc dans le rejet des fausses valeurs retournera avec plaisir à la contemplation après avoir fait sa période comme magistrat .

Sautons quelques siècles mais toujours sous les auspices de nos grands ancêtres indo-européens de l’Attique ou du Péloponése. Maurice Bardéche dans Sparte et les Sudistes se livre à une analyse de la Cité européenne des années soixante,dresse un bilan dégage l’origine de la crise comme émanant de la mise sous le boisseau des valeurs liées à la fonction guerrière.

C’est sous ce double patronage que nous tenterons de « refonder » la cité européenne.
Redonner la primauté au courage, la sagesse et la tempérance comme valeurs centrales, rétablir sur ses pieds cette vieille organisation millénaire, restaurer la hiérarchie « naturelle » en rendant l’hégémonie aux valeurs guerrières et de contemplation .

Si les valeurs du libéralisme et ses vertus (la négociation, l’organisation rationnelle du monde et notamment le travail) sont aujourd’hui hégémoniques elles ne peuvent à elles seules assurer la cohésion de la cité. Remettons donc chaque fonction à sa place.


La question de l’Etre et de l’être-au-monde


La Cité n’est qu’un être parmi d’autres. Un ordre inséré dans un autre ensemble, un autre ordre. La politique qui régit la cité ne peut donc être une valeur en-soi, une valeur suprême.
Les Grecs croyaient en l’existence d’un Cosmos c’est à dire un ordre naturel incréé (les dieux eux-mêmes sont installés dans ce monde mais ne l’ont pas créé),ordre c’est à dire harmonie.
La mesure est donc la  vertu qui signale l’acceptation de cette harmonie. La démesure (ubris) est donc le « péché » capital.  Rien de trop (meden agan) est  une maxime centrale applicable dans toutes les strates du réel (la Cité ,l’Economique ou le cours d’une planète).
Le politique n’est donc pas pour cela le fondement de l’être des hommes c’est une institution (nomos) qui se greffe et s’articule sur la strate naturelle (fusis) d’où une certaine distanciation.
La primauté du politique que nous interrogerons plus loin est donc toute « relative » , à prendre avec du recul ,de l’ironie ,cum grano salis.
Il ne saurait donc dans cette optique sacraliser la société, l’Etat, l’argent etc Par exemple les théories romantiques (hégélianisme) dans leurs versions  prolétarienne, raciale, nationale seraient à rejeter.
Sans aller jusqu’à prétendre que la valeur qui fonde la Cité est la contemplation de l’Etre nous nous bornerons à nous référer au mystère de l’être comme « justifiant » le politique, le surdéterminant .

Nous développerons plus avant notre défense de la tradition,  notre rejet de la modernité et du constructivisme. Disons simplement maintenant que nous ne prétendons pas ici faire table rase de la civilisation européenne et proposer ex nihilo un projet de « société » issu de quelque spéculation ce qui serait foncièrement contradictoire avec notre démarche générale de référence au « réel » au « naturel » à l’acquis. Il n’est donc question dans ces pages ni de proposer dans les pas de Saint Augustin, Platon ou Cicéron, une cité idéale mais de nous inscrire dans un déjà là politique,naturel.
Il est encore moins question de « fonder » cette cité sur une base scientifique quelconque.
Attardons nous quelques instants sur la question du fondement en général et de la cité en particulier.
Marx  prétend fonder sa réforme sur une base scientifique :une analyse matérialiste, objective, de la société anglaise de son temps l’autoriserait à pronostiquer des changements objectifs qu’il va faciliter par sa théorie et son organisation politique.
Avec les Grecs nous pensons que le politique ni la nature ne se fondent en raison.
Rien dans les science s de l’homme ou de la nature ne nous autorise à fonder sur une évidence première notre vision du monde. Nous ne détenons pas en ce qui concerne la physique (science de la nature) l’équation fondamentale d’où tout le reste se déduirait mécaniquement-le modèle standard (big bang) n’est qu’une hypothèse ;l’hypothèse étant le statut de tout énoncé scientifique).Encore moins en histoire ou sociologie ou économie ou politique nous ne possédons de loi vérifiée absolument. Nous ne saurons donc nous autres humains fonder ni notre savoir ni notre pratique.
La certitude que nous procurerait la démarche scientifique irait plutôt dans l’autre direction : depuis Gödel nous savons que tout système logique ou mathématique d’une certaine puissance ne saurait se valider (se prouver) à l’aide de ses seuls énoncés (théorèmes d’incomplétude et d’indécidabilité).Les mathématiques sont certes des ensembles cohérents mais lacunaires, contenant des poches de chaos d’irrationnel. A  fortiori la physique ou l’histoire recèlent de cet irrationnel et ce à tous les niveaux d’observation -Cornelius Castoriadis parlait d’une dualité topologique entre l’ordre et le chaos irréductible dans notre analyse de l’être.
La modernité qui prétend se barder de la certitude que procure la science n’est donc qu’une croyance qui se masque ,œuvre de charlatans.
Il n’est donc pas possible de faire dériver un mode d’organisation de la Cité d’un théorème ou d’une loi naturelle.
Double conséquence :_nos références à un ordre naturel ne sont donc pas démontrables. Nous ne prétendrons pas lutter avec nos adversaires en nous bardant de certitudes physiques. Nous acceptons le jeu (la liberté) inhérent au politique ,aux choix à y opérer aux risques à prendre.
Notre liberté de commettre des « erreurs » des crimes nous la revendiquons, plutôt nous l’acceptons comme relevant simplement de la condition humaine. Condition qui nous est imposée en quelque sorte à nous humains installés dans un cosmos qui ne se plie ni à nos actes ni nos spéculations.
                                -symétriquement nos adversaires modernes qui prétendent depuis la nature ou leur morale universelle fonder leur pratique politique (les droits de l’homme) n’y sont pas autorisés.


Il n’est donc ni question de fonder le politique sur une base indiscutable (évidence première à la Descartes) ni d’en dériver l’organisation de la Cité juste.
Ce qui fait la noblesse du politique c’est ce beau risque à prendre lors des  décisions .L’homme de droite assume sa « liberté » c’est à dire qu’il reconnaît l’absence de déterminisme (aucune loi de l’histoire qui se déroule, aucune certitude morale absolue).
Notre référence au droit naturel, à la nature en général est une simple acceptation d’un cadre certes harmonieux mais troué par le chaos en tout cas par un ordre qui nous échappe.

C’est la reconnaissance de cette condition humaine marquée au sceau du tragique qui est notre marque distinctive.

Si le politique est marqué d’un tragique qui lui est propre (hétérotélie, impuissance à mettre en place des institutions stables, guerres endémiques…) arrêtons nous un instant sur le tragique inhérent à la condition humaine en géneral.
Les sources du tragique :
Les mythes et les religions nous parlent bien avant les sciences de ce tragique qui procède de l’ambiguïté de la condition humaine. La Genèse ou le mythe de Prométhée (in Les Travaux et les jours d’Hésiode) nous parlent des hommes condamnés à l’indirection, l’ambiguïté de leurs actes .Quelque soient leurs actions ils se débattent dans la souffrance le mal et la laideur cet horizon est indépassable le mort étant emblématique de cette finitude et cette ambiguïté.
L’homme est installé dans ce monde et ses limites ;bien fol qui prétend sortir de ce monde.
Cette démesure est pourtant caractéristique de la modernité.
Prétendant s’affranchir de la nature ,fonder et reconstruire selon les seules lueurs de la raison un monde humain voire une seconde nature pour en évincer la souffrance et le mal la modernité n’a débouché que sur un autre mal :le déracinement.

La critique phénoménologique de la modernité :
En provenance d’Allemagne notamment du penseur de l’Etre Heidegger s’est développé en France un courant qui débouche-peut être à son corps défendant- sur des similitudes d’analyse. Le plus interessant et le plus honnête (voir le débat avec Thierry Maulnier in Sens et non-sens) est sans doute Merleau-Ponty (outre la trajectoire captivante d’Albert Camus).
Sans rentrer dans des débats spécifiquement philosophiques rappelons certains points car liés à la question du fondement évoquée ci-dessus.
Dans « Phénoménologie de la perception » Merleau-Ponty rejette aussi bien le subjectivisme que l’objectivisme. Ces théories prétendent toutes deux assurer un fondement à notre connaissance et notre pratique. La première assurant que la pensée humaine est le sous-bassement qui garantit la validité, la cohérence de notre savoir .La seconde que l’esprit ne tire cette cohérence que de celle du monde qui constitue le socle validant toute connaissance.
Dans les deux cas une rationalité totale est permise. Le statut de la croyance est celui d’un dérivé de cette raison.
Merleau-Ponty reprend la thèse allemande d’un déjà là, d’un monde qui nous préexiste ;mais ce monde n’a pas un statut objectif-existant en dehors de la pensée des hommes-.Le concept jeu de mot ek-sistence est forgé. L’homme est inscrit dans cet univers qui lui même n’est pas donné comme évident. L’homme est sa raison ne peuvent donc se prévaloir d’aucune garantie préalable mais cette pensée est inscrite dans un cadre, une chair. Cette incarnation de l’esprit dans une chair et dans une patrie (l’Heimat de Heidegger/holderlin) est indépassable.
Merleau-Ponty est le premier à évoquer l’incarnation, l’inscription de l’homme et de sa raison dans un umwelt,un monde qui l’entoure qui lui est premier.
C’est un acte important dans la rupture avec le projet de maîtrise du monde de la modernité.
Depuis la Renaissance et une certaine lecture des Anciens se faisait jour le programme de l’Humanisme. Comme son nom l’indique ce courant prétend accorder le primat à l’homme et en particulier ce qui le distinguerait de l’animalité-naturalité :la raison.
Le progrès :
En rupture donc avec le monde antique (primat du Cosmos) et du christianisme (organisation et hégémonie divine) la modernité prétend remettre à plat le monde et le faire plier notamment via la technique aux desiderata de l’espèce humaine.Le monde serait totalement transparent en droit à l’analyse rationnelle et à la pratique de transformation opérée par l’homme ;bien plus cette activité de longue haleine se double d’une dimension morale typique elle aussi du régne humain. C’est le progrès ce progrès est un processus rationnel donc s’inscrivant dans le temps et soumis à une technique. Progrès moral et technique signifie une amélioration des conditions d’existence mais aussi de l’Etre même de l’homme.
C’est donc la consommation d’une rupture totale avec tout ce qu’on appellera les sociétés traditionnelles.
Attardons nous sur cette opposition entre tradition et modernité.


Tradition et Modernité

Observons un instant l’opposition entre ces deux philosophies de la vie sous l’angle de deux catégories fondamentales :l’espace et le temps.
Le village planétaire, la jet society incarnent la modernité la plus extrême :l’espace se veut aboli grâce à des moyens de communication des êtres matériels et immatériels. La Modernité est l’expression de la raison et la raison émet des jugements universels ;c’est à dire valable en tous lieux (et sans doute en tous temps puisque l’histoire est revisitée à l’aune de nos actuelles catégories :Ex :le révisionnisme des droits de l’homme).Si ces analyses qui revêtent l’aspect de lois objectives donc normatives sont valables en tous lieux l’espace et ses particularités sont gommées .C’est la mondialisation, l’universalisation des modes de vie et de penser.
Et il n’est pas indifférent que la puissance qui est à l’origine de cette négation des particularismes ,des localismes nie aussi le temps.

Les Etats Unis sont un peuple jeune sans histoire. Patrie de l’espace sans fin (la nouvelle frontière)-peu importe si ces terres sont déjà occupées -c’est aussi celle de la négation du temps ou son ravalement à une dimension rationnelle :l’argent.
Laissons parler Nietzsche dans ses Considérations inactuelles II,3 :
« Chacun le sait qui s’est rendu compte des terribles effets de l’esprit d’aventure,de la fièvre d’émigration,quand ils s’emparent de peuplades entières,chacun le sait, qui a vu de près un peuple ayant perdu la fidélité à son passé,abandonné à une chasse fiévreuse et cosmopolite de la nouveauté sans cesse renouvelée.Le sentiment contraire,le plaisir que l’arbre prend à ses racines,le bonheur qu’on éprouve à ne pas se sentir né de l’arbitraire et du hasard,mais sorti d’un passé- héritier,floraison,fruit- ce qui excuserait et justifierait même l’existence :c’est là ce que l’on appelle aujourd’hui,par prédilection, le sens historique. »
Les E.U. pour reprendre l’expression de Camus fait partie de ces peuples-enfants,peuples sans histoires, qui prétendent faire table rase des acquis de leurs peuplades d’origine, se mélanger et démarrer à zéro.
Ce déracinement est le responsable de la crise actuelle de l’Europe et de l’occident.
Remettre les compteurs à zéro et construire une praxis totalement rationnelle c’est l’obsession de la modernité.
La tabula rasa se trouve chez Descartes comme dans les paroles de Pottier,l’Internationale.
Refuser les préjugés (ce qui a été pensé par d’autres avant nous) partir d’ trouve chez Descartes comme dans les paroles de Pottier,l’Internationale.
Refuser les préjugés (ce qui a été pensé par d’autres avant nous) partir d’une société ou d’une idée neuve et incontestable par la logique et construire un  ordre nouveau.
Descartes prétend avoir trouvé avec le Cogito cette idée évidente (claire et distincte) dont la lumière initiale est transmise de proche en proche en déroulant les longues chaînes de raison à d’autres idées élaborant un système entièrement  neuf et « vrai ».C’est tout du moins une certaine vulgate cartésienne enfourchée par certains épigones zélés de la modernité.
Quant au marxisme la constitution d’un homme nouveau berger le matin et musicien à ses heures relève d’un même procès de transformation –praxis révolutionnaire- guidé par le matérialisme dialectique,nous y reviendrons.

La tradition relève d’une démarche opposée.
La société traditionnelle n’est pas rationnelle, ou ne prétend l’être ni totalement ni fondamentalement.
Elle n’est ni critique ni analytique.
La tradition reprend sans une interrogation radicale ce qui est transmis par les anciens (tradere=transporter).L’homme de tradition assume totalement son histoire (celle de ses ancêtres) il ne hasarde pas des positions tranchées à propos des conflits intérieurs et extérieurs menés dans le passé de sa peuplade –même s’il se permet de visiter ce passé à l’aune de catégories qu’il sait moboles-.L’homme de tradition ne prétend pas reconstruire sur des critères transparents à la raison un ordre nouveau,il sait qu’il est inscrit dans un réel déjà là et que les utopies (u-topos :privé de territoire réel) peuvent être sanguinaires.
Donc une critique inexistante ou au moins un rejet de la table rase des us ancestraux une acceptation d’un ordre comme un déjà-là.
Une reconnaissance donc de la vanité qu’aurait l’homme à chaque génération de redéfinir des règles.
A contrario on appellera constructivisme cette démarche prétendant à la reconstruction sous les seules auspices de la Raison des formes d’organisation humaines (politiques et sociales).
Ce constructivisme sous entend que la raison émet des énoncés rendant compte complètement du système à analyser et à promouvoir, que le réel est totalement rationnel donc que la raison est totalement (auto)suffisante.
La tradition entend que l’homme est bien doté de raison mais que celle ci est inscrite dans une chair, un lieu et un temps. Que les énoncés de la raison sont empreints d’une certaine validité mais que celle ci n’est pas universelle mais localisée .C’est un « modeste » qui ne prétend pas à l’infaillibilité et à l’unicité de son mode d’être. Cette démarche n’est pas une tradition servile elle peut donner lieu à une critique philosophique et pensée comme telle c’est à dire socialement limitée.
La tradition reconnaît donc l’existence de l’espace et encore plus du temps.
Alors que la logique donne des résultats immédiats 2+2 égalent immédiatement (et partout) quatre l’homme de tradition (et déjà le physicien) reconnaissent l’existence du temps qui n’est pas qu’une « variable » mais qui marque de l’intérieur nos propres jugements et pratiques :l’histoire.
La raison n’opérant pas dans des systèmes complets et décidables la tradition ne prétend pas à la perfection de son mode d’être, c’est à dire l’achèvement logique de ce qui n’est donc pas considéré comme un « système » ou un processus en cours.
La tradition au moins européenne intègre la raison des hommes dans un cosmos plus large dont on sait qu’il est en partie seulement perméable à cette activité rationnelle ;mais elle ne prétend pas que les affaires humaines excluent las passions ou le hasard.
Si l’homme de tradition est un réformateur permanent car il ne sacralise pas absolument le domaine de l’homme il n’est en aucun cas révolutionnaire au sens d’initiateur d’un projet concocté par un cerveau ou un groupe.
Ces lignes ne sauraient donc être un manifeste pour un ordre nouveau mais au contraire le rappel cyclique d’un ordre millénaire.
En effet la conception traditionnelle du temps est cyclique :l’éternel retour du même et non une vision linéaire (le progrès) ou dialectique (Marx, Hegel).
Nous proposons pour seule réforme d’en finir avec l’hégémonie des poïétes et de leur catégories (travail,argent,négoce) et de restaurer l’ordre des gardiens philosophes.
Rien de nouveau donc mais un mouvement à l’intérieur du même pour passer à l’autre (les valeurs de courage, sagesse et tempérance.


Une « nouvelle » éthique.

Nous pensons qu’il n’y a pas de solution techniques à la crise de l’Europe.
Prenons l’exemple de l’insécurité. La tolérance zéro garantie par des forces de police importantes et le suivi ad-hoc (infrastructures juridiques et carcérales) n’est pas une solution vivable-aux EU plus de 1% de la population est en prison. La morale doit donc être prioritairement subjective et certes garantie par la Cité. Il faut donc une « production » en série d’individus moraux. C’est là où nous voyons l’inadaptation de la morale actuelle celle des droits de l’homme.
Paradoxalement la conception morale qui prédomine actuellement est celle de Socrate l’homme qui agit mal se trompe.La faute morale est donc une erreur intellectuelle.
Dans la même veine ,Victor Hugo : « Ouvrez des écoles vous fermerez des prisons. »
Cette conception de l’éthique est une conception intellectualiste.
La morale actuelle est une morale kantienne, c’est à dire l’expression d’une exigence de la raison, un impératif catégorique (produit d’une exigence interne) de cette raison.
C’est donc une morale de « classe » accessible aux jeunes cadres hyper-diplômés et inadaptée à d’autres secteurs de la population y compris autochtones.
L’acte moral n’est pas le fruit d’un computage permanent (calcul) :est-ce que la maxime de mon action est universalisable ?Si tout le monde faisait ainsi est-ce que cela serait vivable ?Dois-je attendre un plus grand bien de mon action (optimisation du calcul des pertes et profits) ?
La morale de Bentham ou de Kant aboutit à la crise actuelle .Hédonisme ambiant et spectaculaire entrecoupé d’irruption de la barbarie :ex :sortie de l’univers du complexe et agression sur le trottoir.
La morale ne peut relever du calcul rationnel.
Pour les raisons évoquées plus haut :à savoir que le domaine de l’homme n’est pas transparent à lui même, que les us et coutumes héritées ne sont certes pas entièrement fonctionnelles –c’est même un bien-mais qu’on ne peut entièrement connaître l’origine et l’impact de tel interdit su l’ensemble du « système » social. Mettre les coudes à table induit en aval des conséquences incalculables.
Comme son nom l’indique (ethos :habitude) l’éthique est une « science » du comportement .Elle relève de l’habitude ,du bon pli à prendre dés le plus jeune âge.
L’éducation n’est pas essentiellement affaire de rationalité. Le jeune d’homme n’est pas libre de choisir entre différents devenir. Il n’a pas le choix. Le petit démocrate apprendra avec le lait maternel le credo universaliste comme le petit balilla intégrait le rôle civilisateur de l4Etat hégélien.On ne demande pas son avis au petit d’homme sur l’adoption de la station debout ou la défécation en des lieux et temps prédeterminés.
Par définition (e-ducare) l’éducation consiste à tirer l’in-fans (qui ne parle pas=qui n’a pas de raison) de son état bestial pour l’amener vers l’humain. Mais quel type :le Kiowa, le Boro Boro, le stalinien,l e spartiate ?Il ne saurait y avoir choix, liberté, l’usage même de la raison est imposé.
L’éthique renvoie bien à une mise en condition relevant en partie seulement de la persuasion mais surtout de la conviction.

 
La réinstallation de l’homme.

En 1948 dans l’Europe en ruine dépecée par les forces de la modernité, Albert Camus parle de l’exil d’Hélène. La  beauté, le Beau valeur suprême confondue par les Grecs anciens avec le Bien est expulsée par la Raison absolutisée, la raison historique.
Une fois l’impérium américain resté le seul maître apparent et seul porte parole de la Raison incarnée par la démocratie US relayée par le credo dit universel des droits de l’homme on a pu parler de Fin de l’histoire toujours selon une certaine conception de la rationalité et de l’hégélianisme.
Aujourd’hui c’est l’homme lui-même qui est exilé. Sans racines, sans toît, sans patrie il erre tel un dieu ou une bête pour reprendre les mots d’Homère et d’Aristote.
La modernité a remplacé l’ordre des anciens- géocentrisme, théocentrisme-par l’humanisme.
Ce n’est plus la Phusis ou Dieu qui occupe l’ordre architectonique traditionnel (le Cosmos, ordre harmonieux dans lequel chaque être a une place) c’est l’homme lui même expulsé de sa chair et réduit à la raison,la raison elle même réduite au concept.
A vouloir positionner l’homme au centre de l’univers ou plutôt de sa représentation il s’est retrouvé marginalisé sur un petit îlot galactique.
Condamné à l’errance dans le village planétaire, arraché à son clan il vague, atome sans clinamen, soumis aux bons soins d’entités financières sans réalité physique.
Un lent procès d’atomisation l’a extirpé de sa glèbe de ses diverses communautés « naturelles » pour en faire un individu-masse.

A l’aube de ce troisième millénaire ou un pseudo-libéralisme et un pseudo-individualisme semblent régner sans partage il est plus que jamais nécessaire de réinstaller l’homme dans le Cosmos des anciens grecs,dans l’harmunia mundi de la Rome antique.
Cette réinstallation doit être en rupture complète avec le projet délirant de maîtrise de la Phusis  (nature) entrepris par la technique et la science dans ses développements les plus récents. Installer l’homme n’est pas le mettre aux commandes (de quoi ?) c’est penser ce qu’il n’a jamais cessé d’être :qu’il est inscrit dans un horizon sinon impensable du moins irréductible à nos catégories rationnelles et pratiques.
Cornelius Castoriadis a décrit cet univers comme doté d’une topologie duelle.A chaque niveau d’observation que l’on pourrait découper dans ce continuum qu’est l’Etre on y perçoit des poches qui semblent en partie se soumettre à notre approche rationnelle et qui flottent au milieu d’un magma le quel magma pourrait à son tour se prêter à des formes d’observation rationnelle de même que l’ordre dégagé précedément laissait demeurer un résidu magmatique.
Ainsi ordre et chaos semblent être présents à tous les niveaux de notre observation rationnelle.
De son côté Gödel semble avoir démontré que même la théorie des ensembles recélait des béances une indécidabilité de certaines de ses expressions bien formées et que la description de tout système d’une certaine ampleur (du type théorie des ensembles par exemple) n’était pas descriptible avec ses seuls outils-incomplétude de la description-.
Théoriquement et pratiquement la physique n’a pas livré le secret du fondement de la matière, sa théorie de la grande unification piétine depuis trois-quarts de siècle.
Il résulte de ces trois remarques que la raison humaine n’est toujours pas en mesure ni d’expliquer le monde ni de rationaliser la praxis humaine. Le projet de maîtrise du monde -homme inclus-par les seules armes de la raison n’a pas abouti à ce jour.
Bien plus : la notion de Progrès, y compris dans le domaine moral qui accompagne l’imaginaire de la maîtrise rationnelle du monde, semble ne pas résister à un bilan de l’histoire moderne et contemporaine :guerres, exterminations, famines, reculs dans divers domaines de la civilisation (liberté de penser, originalité créatrice etc).
Ce bilan certes partiel de la modernité nous autorise cependant à signaler son échec –momentané ?-
Ce qui est –qui n’est donc pas un ensemble ou un univers aux sens mathématique ou physique- nous continuerons de l’appeler l’Etre. Cet être n’est donc pas l’objet de nos investigations ou manipulations de même que rien ne nous autorise à nous proclamer sujet-au sens d’auteur responsable-de nos représentations ;nous nous attarderons sur ces points un peu plus avant.
Nous -nous inscrivons corps et âme dans cet horizon lacunaire à nos yeux.
Nous ne pouvons pas accomplir l’utopie  prométhéenne d’en devenir le pilote mais nous pouvons peut-être échapper à la punition des dieux :l’exil.
Ce malaise dans la civilisation cette névrose qui nous obsède peut prendre fin.
De même que l’enfant peut se sentir à l’aise dans une demeure dont il ne comprend pas le sens et l’organisation :la maison de mon père !
De même nous devons nous réinstaller dans le monde au sein de l’Etre.
Cela ne signifie en rien la soumission au destin, la résorption  de notre essence tragique dans une fusion animale ou végétale avec cet être car l’homme est non seulement le berger de l’être mais animal politique (zoon politikon) .
L’homme est en partie l’auteur de son horizon ;le politique constitue la strate de la liberté comme nous le développerons plus loin.
La plasticité de l’homme n’est pas infinie puisque le politique inscrit son action dans l’Etre mais elle se déploie dans un lieu (topoV) particulier celui de la praxis-une action non déterminée par la phusis-.

Nous voilà donc arrivé au seuil de notre réflexion sur une politique de l’Etre après en avoir situé rapidement le cadre : eV mezo au milieu . Ni soumission absolue à un fatum ni démesure prométhéenne ;mais acceptation d’un ordre tragique non exempte d’une certaine grandeur.
Le politique n’est pas un vecteur d’émancipation de notre condition humaine finie-cette politique n’aboutit qu’à l’exil de l’homme hors de son terroir et l’ubriV (démesure) de l’universalisme (abstraction névrosante)-.
Le politique doit se donner comme tâche immédiate la réinstallation des hommes dans le monde et son réenchantement.
En ce moment de notre réflexion nous pensons que cette mission sera relevée par une nouvelle aristocratie qui ,s’émancipant des valeurs marchandes, mèneront les cités terrestres et imparfaites donc, mais réelles, sur la voie de cette nouvelle terre promise dans le cadre d’une nouvelle alliance.
Nous ne présageons pas des formes des nouvelles représentations à venir :retour d’une tradition chrétienne, héllène, celte etc bref refondations ou nouvelles fondations.
Le rejet d’une rationalité constructiviste ,d’une démarche de la table rase nous permet de  situer cependant-comme nous nous en expliquerons plus loin- dans une perspective dite traditionnelle.

Pas de millénarisme politique donc :le politique est bien soumis en quelque sorte, inscrit, dans un cosmos préalable et ce politique doit être compatible avec la menée d’une vie d’homme au sein de l’être. Les valeurs du politique ne relèvent pas donc pas de l’absolu  ,car soumises à un ordre « naturel » dans le cadre d’une vision du monde hiérarchisée dans laquelle l’ironie n’a pas la moindre place ou plutôt la place moindre.
Cela nous permet d’éviter le double écueil de l’absolutisation du phénomène communautaire (l’Etat, la Classe, la Race, les Droits de l’Homme etc) et celui de la relativisation des valeurs et son corollaire : l’affaiblissement du caractère normatif des lois.
Dernière mise à jour : ( 09-10-2007 )

jeudi, 09 octobre 2008

Note sur Otto Weininger

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Note sur Otto Weininger (1880-1903)

 

 

«Quel homme étrange, énigmatique, ce Weininger!», écrivait August Strindberg à son ami Artur Gerber, immédiatement après le suicide d'Otto Weininger, âgé de 23 ans. «Weininger mi ha chiarito molte cose» [= “Weininger m'a éclairé sur beaucoup de choses”], avouait Mussolini dans son long entretien avec Emil Ludwig. Pour Ernst Bloch, l'ouvrage principal de Weininger, Sexe et caractère,  était “une unique anti-utopie contre la femme”, Weininger était dès lors un “misogyne extrême”, un misogyne par excellence. Theodor Lessing posait le diagnostique suivant: il voyait en Weininger la typique “haine de soi” des Juifs. Rudolf Steiner voyait en lui un “génie décadant”. Il fut admiré par Karl Kraus, Wittgenstein et Schönberg; Mach, Bergson, Georg Simmel et Fritz Mauthner l'ont lu et l'ont critiqué. Son ouvrage principal a connu quelque trente éditions, a été traduit en vingt langues; en 1953, il a même été traduit en hébreu malgré son antisémitisme. Plus d'une douzaine de livres ont été consacrés jusqu'ici à Weininger seul.

 

Otto Weininger est né en 1880 à Vienne. Très tôt, il a été marqué par le souffle, d'abord fort léger, de la décadence imminente. C'était la Vienne fin de siècle, avec Hofmannstahl, Schnitzler et Nestroy, Wittgenstein et le Cercle de Vienne, l'empiro-criticisme et la psychanalyse freudienne, Mahler et Schönberg, Viktor Adler et Karl Lueger: une grande richesse intellectuelle, mais marquée déjà du sceau de la fin. L'effervescence intellectuelle de Vienne semble d'ailleurs se récapituler toute entière dans la personne de Weininger: il développe des efforts intellectuels intenses qui finissent par provoquer son auto-destruction. Et il a fini par se suicider le jour de sa promotion, ce Juif converti au protestantisme, ce philosophe qui était passé du positivisme à la métaphysique mystique et symbolique; en peu d'années, cet homme très jeune était devenu une sorte de Polyhistor qui naviguait à l'aise tant dans l'univers des sciences naturelles que dans celui des beaux arts, qui connaissait en détail toutes les philosophies d'Europe et d'Asie, qui savait toutes les langues classiques et les principales langues modernes d'Europe (y compris le norvégien, grâce à son admiration pour Ibsen).

 

Pourquoi ce jeune homme si brillant s'est-il tiré une balle dans la tête le 4 octobre 1903, quelques mois après la parution de son ouvrage principal, dans la maison où mourut jadis Beethoven?

 

«Seule la mort pourra m'apprendre le sens de la vie», avait-il un jour écrit. Et il avait dit à son ami Gerber: «Je vais me tuer, pour ne pas devoir en tuer d'autres». Bien qu'il ait toujours considéré que le suicide était un signe de lâcheté, il s'est senti contraint au suicide, tenaillé qu'il était pas un énorme sentiment de cul­pabilité. Ce qui nous ramène à son œuvre et à sa pensée, où la catégorie de la culpabilité occupe une place centrale. La culpabilité, pour Weininger, c'est, en dernière instance, le monde empirique.

 

Après avoir rapidement rompu avec le néo-positivisme de Mach et d'Avenarius, Weininger développe tout un système métaphysique, une philosophie dualiste au sens de Platon et des néo-platoniciens, du chris­tianisme et de Kant. D'une part, nous avons ce monde de la sensualité, de l'espace et du temps, c'est-à-dire le Néant. De l'autre, nous avons le monde intelligible, soit le monde de la liberté, de l'éthique et de la logique, de l'éternité et des valeurs: le Tout. Le monde empirique, selon Weininger, n'a de réalité que sym­bolique; c'est pourquoi, inlassablement, il approfondit la signification symbolique de chaque chose empi­rique, de chaque plante, de chaque animal, au fur et à mesure qu'elle se révèle à son regard mystique. Ainsi, la forêt est le symbole du secret; le cheval, le symbole de la folie (on songe tout de suite à cette ex­périence-clé de Nietzsche, se jetant au cou d'une cheval à Turin en 1889!); le chien, celui du crime; et ce sont justement des cauchemars, où des chiens entrent en jeu, qui ont tourmenté Weininger, tenaillé par ses sentiments de culpabilité, immédiatement avant son suicide.

 

Ce qui est caractéristique pour tous les efforts philosophiques de Weininger, est un élément qu'il partage avec toutes les autres philosophies dualistes, soit une nostalgie catégorique pour l'éternité, pour le monde de l'absolu et de l'immuable. En guise d'introduction à cette métaphysique, citons, à partir de son ouvrage principal, cette caractérologie philosophique des sexes, aussi bizarre que substantielle. Cette caractérologie reflète finalement son dualisme métaphysique fondamental. Le principe masculin est le re­présentant du Tout. Le principe féminin, le représentant du Néant. Cette antinomie, posée par Weininger est à la source de bien des quiproquos. En fait, il ne parle pas d'hommes et de femmes empiriques, mais d'idéaltypes. Tout être empirique contient une certaine combinaison de principe masculin et de principe féminin, de “M” et de “F” comme Weininger les désigne. Cette notion d'androgyne, il la doit à Platon (Sym­po­sion)  et il cherche à expliquer, par les différences dans les combinaisons entre ces deux élé­ments, quelles sont les lois régissant les affinités sexuelles, notamment l'homosexualité et le féminisme.

 

Sur base de son analyse des deux idéaltypes, Weininger voulait jeter les fondements d'une psychologie philosophique et remettre radicalement en question la psychologie de tradition anglo-saxonne, qu'il ju­geait être dépourvue de substance. Le principe “M” est donc l'idée platonicienne de l'homme et le véhicule du génie, qui, grâce à sa créativité, sa logique et son sens de l'éthique, participe au monde intelligible. Le principe “F”, en revanche, n'est que sexualité, au-delà de toute logique et de toute éthique; en fin de compte, il est le Néant et la culpabilité qui tourmente le principe masculin. Le principe “F” est incapable d'amour, car tout amour véritable naît d'une volonté de valeur, ce qui manque totalement au principe fé­minin. En conséquence, pense Weininger, la véritable émancipation de la femme serait justement de dé­passer et de transcender ce principe féminin; le raisonnement de Weininger est très analogue à celui de Marx dans La question juive,  quand l'auteur du Capital donne ses recettes pour résoudre celle-ci.

 

Weininger consacre tout un chapitre au judaïsme et, en lisant, on s'aperçoit immédiatement qu'il ne s'agit pas seulement d'une manifestation de “haine de soi”, typiquement juive, mais, bien plutôt d'une analyse profonde, introspective et psychologique de l'essence du judaïsme. Weininger pose la question de savoir si sont exactes les théories qui affirment que les Juifs constituent le plus féminin et le moins religieux de tous les peuples; certaines de ses analyses en ce domaine, comme du reste dans les chapitres sur le crime et la folie, la maternité et la prostitution, l'érotisme et l'esthétique, sont magistrales, véritablement géniales, mais aussi, en bien des aspects, déplacées, naïves ou exagérément exaltées.

 

Ce qui en impose dans l'œuvre de Weininger, c'est qu'il tente de penser à fond et d'étayer son anti-fémi­nisme et de l'inclure dans un système métaphysique de type néo-platonicien. Certes, il y a eu des doc­trines anti-féministes à toutes les époques, et qui n'exprimaient pas seulement une quelconque misogy­nie, mais qui apercevaient clairement que le féminisme était une de ces idéologies égalitaires qui entravait le chemin des femmes vers une réelle affirmation d'elles-mêmes. Mais, à l'exception des idées de Schopenhauer, jamais l'anti-féminisme n'a été esquissé avec autant de force et de fougue philosophiques que chez le jeune philosophe viennois.

 

Mladen SCHWARTZ.

(texte issu de Criticón, n°64, mars-avril 1981; trad. française: Robert Steuckers).

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mercredi, 08 octobre 2008

James Hillman : la Psicologia Moderna y el Olvido del Alma

La Psicología Moderna y el Olvido del Alma

Ex : http:://nueva-escuela.blogspot.com
Entrevista a James Hillman *

Por Scott London

Scott London: Ud. ha escrito y dado clases acerca de la necesidad de revisar la psicoterapia a lo largo de más de tres décadas. Ahora, de improviso, el público parece receptivo a sus ideas: Ud. figura en las listas de bestsellers y en las charlas de TV. ¿Por qué cree que su obra imprevistamente ha tocado una cuerda?

James Hillman: Creo que está habiendo un cambio de paradigma en la cultura. La antigua psicología ya no funciona. Demasiada gente ha estado analizando su pasado, su niñez, sus recuerdos, sus padres, y dándose cuenta de que no hace nada.

SL: Ud. no es una figura muy popular dentro del mundo institucional de los terapeutas.

JH: No soy crítico con la gente que hace psicoterapia. Los terapeutas que están en primera línea tienen que hacer frente a un enorme caudal de los fracasos sociales, políticos y económicos del capitalismo. Son sinceros y trabajan duro con muy poca credibilidad, y el sistema y las compañías farmacéuticas intentan eliminarlos. De modo que realmente no intento atacarlos. Lo que ataco son las teorías de la psicoterapia. Uno no ataca a los heridos de Irak, sino a la teoría detrás de la guerra. No es error de nadie que haya luchado en esa guerra. La guerra misma era el error.

Lo mismo ocurre con la psicoterapia. Transforma todos los problemas en problemas subjetivos, internos. Y no es de allí de donde vienen los problemas. Provienen del entorno, las ciudades, la economía. Provienen de la arquitectura, de los sistemas de enseñanza, del capitalismo, de la explotación. Vienen de muchos sitios que la psicoterapia no trata. La teoría de la psicoterapia lo vuelve todo sobre ti: tú eres el que está mal. Lo que intento decir es que si un muchacho tiene problemas o está desanimado, el problema no está simplemente dentro del muchacho; también está en el sistema, en la sociedad.





SL: No se puede arreglar a la persona sin arreglar la sociedad.

JH: No lo creo. Pero no creo que nada cambie hasta que no cambien las ideas. El punto de vista corriente de los norteamericanos consiste en creer que algo está mal en la persona. Tratamos a las personas de la misma manera que tratamos a los coches. Llevamos el pobre muchacho al doctor y preguntamos "¿qué no funciona en él, cuánto costará y cuándo podemos pasar a buscarlo?". No podemos cambiar nada hasta que tengamos ideas frescas, hasta que empecemos a ver las cosas diferentemente. Mi objetivo es crear una terapia de las ideas, tratar de aportar nuevas ideas, de modo que podamos ver de modo diferente los mismos viejos problemas.

SL: Ud. ha afirmado que escribe a partir de "la rabia, el disgusto y la destrucción"

JH: Me he encontrado con que la psicología contemporánea me enfurece con sus ideas simplistas acerca de la vida humana, y también su vacío. En la cosmología que subyace en la psicología, no hay ninguna razón para que estemos aquí o hagamos algo. Nos vemos compelidos por los resultados del Big Bang, hace billones de años, que eventualmente produjo la vida, que eventualmente produjo a los seres humanos, y así sucesivamente. Pero ¿y yo? Soy un accidente, un resultado -y por consiguiente una víctima.

SL: ¿Una víctima?

JH: Bueno, si sólo soy un resultado de causas pasadas, soy una víctima de estas causas pasadas. No hay mayor significado detrás de las cosas que proporcione una razón para estar aquí. O, si lo considera desde una perspectiva sociológica, soy el resultado de la crianza, la clase, los prejuicios sociales y la economía. Nuevamente soy una víctima. Un resultado.

SL: ¿Y qué acerca de la idea de que nos hacemos a nosotros mismos, de que puesto que la vida es un accidente, tenemos la libertad de transformarnos en lo que queramos?

JH: Sí, adoramos la idea del hombre que se ha hecho a sí mismo, ¡de otro modo iríamos a la huelga en contra de que Bill Gates tenga todo ese montón de dinero! Es increíble, y sin embargo es parte de ese culto a la individualidad.

Pero la cultura está pasando por una depresión psicológica. Nos preocupa nuestro lugar en el mundo, ser competitivos: ¿tendrán mis hijos tanto como tengo yo? ¿Llegaré a tener mi casa propia? ¿Cómo puedo comprarme un coche nuevo? ¿Me quitarán los inmigrantes mi mundo blanco? Toda esta ansiedad y depresión arroja dudas acerca de si puedo lograrlo como un individuo heroico estilo John Wayne.

SL: En "El código del alma" Ud. habla acerca de "la teoría de la bellota". ¿Qué es eso?

JH: Bueno, es más un mito que una teoría. Es el mito de Platón de que uno llega al mundo con un destino, aunque él emplea la palabra "paradigma" o arquetipo en lugar de destino. La teoría de la bellota dice que existe una imagen individual que le pertenece a tu alma.

El mismo mito puede encontrarse en la kabbalah. Los mormones también lo tienen. Los africanos también lo tienen. Los hindúes y los budistas también lo tienen de diferente manera -lo vinculan más con la reencarnación y el karma-, pero aún así uno llega al mundo con un destino particular. Los indios norteamericanos también lo tienen, y muy fuerte. De modo que todas estas culturas a lo largo del mundo tienen esta comprensión básica de la existencia. Sólo la psicología occidental no la tiene.

SL: En nuestra cultura tendemos a pensar en la vocación en términos de "profesión" o "carrera".

JH: Sí, pero la vocación puede referirse no sólo a maneras de hacer -esto es, trabajo- sino también a maneras de ser. Por ejemplo ser amigo. Goethe decía que su amigo Eckermann había nacido para la amistad. Aristóteles hacía de la amistad una de las grandes virtudes. En su libro sobre ética, tres o cuatro capítulos están dedicados a la amistad. En el pasado, la amistad era algo inmenso. Pero para nosotros es difícil pensar en la amistad como una vocación, porque no es una profesión.

SL: La maternidad es otro ejemplo que viene a la cabeza. De las madres se espera que tengan una vocación, por encima y más allá de ser una madre.

JH: En efecto, no es suficiente sólo ser madre. No es sólo la presión social sobre las madres por parte de ciertos tipos de feminismo y otras fuentes. También hay presión económica. Es una terrible crueldad del capitalismo depredador: ambos padres tienen que trabajar ahora. La familia debe tener dos fuentes de ingreso a fin de comprar las cosas que son deseables en nuestra cultura. De modo que la degradación de la maternidad -el sentimiento de que la maternidad no es en sí misma una vocación- también surge por la presión económica.

SL: ¿Qué implicaciones tienen sus ideas para los padres?

JH: Creo que lo que digo debiera aliviarlos enormemente y hacerlos desear prestar más atención a sus hijos, este “extraño” que ha aterrizado en medio de nosotros. En lugar de decir "Este es mi hijo" deben preguntarse "¿Quién es este niño que es mío?" Entonces tendrán mucho más respeto por el niño y tratarán de tener abiertos los ojos para las ocasiones en que el destino del niño pudiera mostrarse -como en la resistencia en la escuela, por ejemplo, o un conjunto de síntomas raros en un año, o una obsesión con una cosa u otra. Quizás allí esté ocurriendo algo muy importante que los padres no habían advertido antes.

SL: Los síntomas son vistos usualmente como debilidades.

JH: En efecto, de modo que se busca algún tipo de programa médico o terapéutico para liberarse de ellos, cuando los síntomas podrían ser la parte más crucial del niño. En mi libro hay muchas historias que ilustran esto.

SL: Tuve una larga discusión sobre su libro con una amiga que es madre de una niña de seis años. Si bien acepta la idea de que su hija tiene un potencial único, acaso incluso un "código", está preocupada de lo que eso puede significar en la práctica. Teme que pudiera abrumar a la niña con muchas expectativas.

JH: Esa es una madre muy inteligente. Creo que la peor atmósfera para una criatura de seis años, es aquella en la que no hay ninguna expectativa. Esto es, es peor para el niño crecer en un vacío donde "lo que hagas está bien, estoy segura de que triunfarás". Esta es una manifestación de desinterés.





Dice: "Realmente no tengo ninguna fantasía para ti". Una madre debiera tener alguna fantasía sobre el futuro de su hijo. Por lo menos aumentará su interés en su hijo. No se trata de convertir la fantasía en un programa para que el niño vuele en avión a lo largo del país. Eso sería la satisfacción de los propios sueños de los padres. Eso es diferente. Tener una fantasía -la cual el niño intentará cumplir o contra la cual se rebelará furiosamente- da al menos al niño alguna expectativa que cumplir o que rechazar.

SL: ¿Y qué piensa de la idea de someter los niños a tests para determinar sus aptitudes?

JH: Las aptitudes pueden mostrar la vocación, pero no son el único indicador. Las ineptitudes o limitaciones pueden revelar aún más la vocación que el mismo talento, curiosamente. O puede haber una formación muy lenta del carácter.

SL: ¿Cuál es el primer paso para entender la propia vocación?

JH: Es muy importante preguntarse a sí mismo: "¿Cómo puedo ser útil a los demás? ¿Qué quiere la gente de mí?" Esto bien podría revelar para qué está uno aquí.

SL: Ud. ha escrito que "la gran tarea de cualquier cultura es mantener los invisibles en contacto". ¿Qué quiere decir con ello?

JH: Es una idea difícil de explicar sin abandonar la psicología e introducirse en la religión. No hablo sobre quiénes son los invisibles, o dónde viven o qué quieren. No hay teología en ello. Pero es el único modo en que los humanos podamos dejar de ser tan humano-céntricos: permanecer vinculados a algo otro que humano.

SL: ¿Dios?

JH: Sí.

SL: ¿Nuestra vocación?

JH: Creo que el primer paso es darse cuenta de que cada uno de nosotros Somos. Y luego debemos mirar hacia atrás en nuestras vidas y considerar algunos de los accidentes y curiosidades y rarezas y problemas y enfermedades y comenzar a ver más en estas cosas de lo que habíamos visto antes.

Plantear preguntas, de modo que cuando ocurren esos pequeños y peculiares accidentes, uno se pregunta si hay algo más en acción en nuestra vida. Es más una sensibilidad, tal como la que tendría una persona que viviera en una cultura tribal: el concepto de que hay otras fuerzas en acción. Un modo de vivir más reverencial.

SL: Recuerdo una charla pública que Ud. dio hace tiempo. La gente quería preguntarle todo tipo de cuestiones acerca de su visión del alma, y Ud. parecía un poco irritado con ellos.

JH: He estado luchando con estas cuestiones durante treinta y cinco años. A veces me irrito en una situación pública porque pienso, Oh Dios, no puede volver a eso de nuevo. No puedo poner eso en una respuesta de dos palabras. No puedo. Donde quiera que vaya, la gente dice "¿Puedo hacerle una pregunta rápida?" Siempre es "una pregunta rápida". Bueno, mis respuestas son lentas.

SL: Antes mencionó a Goethe. El observó que nuestra mayor felicidad reside en practicar un talento para el que fuimos hechos. ¿Somos tan desgraciados, como cultura, porque estamos disociados de nuestros talentos innatos, nuestro código del alma?

JH: Creo que somos desgraciados en parte porque tenemos solo un dios, y es el dinero. El dinero es un porteador de esclavos. Nadie tiene tiempo libre, nadie tiene tiempo para mirar más allá de su ego. Toda la cultura está bajo una presión terrible y fraguada de preocupaciones.

Esa es la situación dominante en todo el mundo.

samedi, 04 octobre 2008

Ni Izquierda ni Derecha

Ni Izquierda ni Derecha
Por Alberto Buela

El lúcido pensador italiano Marcello Veneziani comienza un bello artículo sobre el antiglobalismo con la siguiente observación: "Si te fijas en ellos, los anti-G8 son la izquierda en movimiento: anarquistas, marxistas, radicales, católicos rebeldes o progresistas, pacifistas, verdes, revolucionarios. Centros sociales, monos blancos, banderas rojas. Con el complemento iconográfico de Marcos y del Ché Guevara.

Luego te das cuenta de que ninguno de ellos pone en discusión el Dogma Global, la interdependencia de los pueblos y de las culturas, el melting pot y la sociedad multirracial, el fin de las patrias. Son internacionalistas, humanitarios, ecumenistas, globalistas. Es más: cuanto más extremistas y violentos son, más internacionalistas y antitradicionales resultan".
[1]

Se da cuenta que la oposición desde la izquierda a la globalización es sólo una postura que se agota en una manifestación. Seattle, Génova, Nueva York, Porto Alegre, pero no pasa nada, "el mundo sigue andando" como decía Discepolín. Es que la política del "progresismo" como ha observado agudamente el filósofo, también italiano, Massimo Cacciari, ordena los problemas pero no los resuelve. [2]

De esto mismo se percata el sociólogo marxista más significativo de Iberoamérica, Heinz Dieterich Steffan quien en un reciente artículo señala: "Si la tarea actual de todo individuo anticapitalista es, por lo tanto, absolutamente clara: ¿Por qué "la izquierda" y sus intelectuales no la encaran? ¿Por qué repiten en foro tras foro la misma letanía sobre la maldad del neoliberalismo y se contentan con sus ritualizadas propuestas terapéuticas inspiradas en Keynes, Tobin y Stiglitz? ¿Por qué no convierten la realidad capitalista en objeto de transformación antisistémica, en lugar de mantenerla como muro de lamentaciones?" [3]

El fracaso rotundo de la izquierda, hoy rebautizada "progresismo", es que, además de no haber elaborado, deglutido sería el término exacto, la derrota del "socialismo real" con la implosión soviética y la caída del Muro, no reelaboró sus categorías de lectura, y se quedó anclado al mundo categorial de Marx, Engels, Lenin, Rosa Luxemburgo y eventualmente Trotsky, haciendo arqueología política.

Lo más significativo del siglo XX, la escuela neomarxista de Frankfurt, luego de los esfuerzos de Adorno, Apel, Cohen y Marcuse, termina con el publicitado Habermas y su teoría del consenso (sin percatarse que el consenso siempre ha sido de los poderosos entre sí) y sus discípulos aventajados James Bohman y Leo Avritzer con su teoría de la democracia deliberativa, que como un nuevo nominalismo pretende arreglar las injusticias políticas, económicas y sociales con palabras. Conversando en una especie de asambleísmo permanente.

Si la izquierda está liquidada, ¿qué queda de la derecha? ¿Se puede esperar algo de ella?

De la derecha clásica, tanto del nacionalismo orgánico o integral al estilo de Charles Mauras, como del fascista de Mussolini o del católico de Oliveira Salazar no queda nada. Sólo trabajos de investigación históricos y pequeños grupos políticos sin peso en sus sociedades respectivas. Eso sí, queda como derecha el neo conservadorismo estadounidense y los gobiernos que le son afines. Y de esta derecha liberal, la única que existe con peso político, solo se puede esperar que las cosas empeoren para la salud y el bienestar de los pueblos.




Si esto es así, denunciamos una vez más de entre las cientos de veces que lo hemos intentado mostrar, que la dicotomía izquierda-derecha es estrecha, por no decir falsa, para encarar una lectura adecuada de la realidad.

Hoy situarse a la izquierda o a la derecha es no situarse, es colocarse en un no-lugar, sobre todo para el pensador (rechazo de plano el término intelectual) que pretende elaborar un pensamiento crítico. Y el único método que hoy puede crear pensamiento crítico es el disenso. Disenso no sólo con el pensamiento único y políticamente correcto sino también y sobre todo, con el orden constituido, con el statu quo vigente.

El disenso es estructuralmente una categoría del pensamiento popular, en tanto que el consenso, como vimos, es una apropiación de la izquierda progresista para lograr la democracia deliberativa que tiene mucho de ilustrada, y también, aunque en otro sentido, propiedad del liberalismo como acuerdo de los que deciden, de los poderosos (G8, Davos, FMI, Comisión trilateral, Bildelbergers, etc.).

El disenso que se manifiesta como negación tiene distinto sentido en el pensamiento popular que en el culto. En este último, regido por la lógica de la afirmación, la negación niega la existencia de algo o alguien, en tanto que en el pensamiento popular lo que se niega no es la existencia de algo o alguien, sino su vigencia. La vigencia puede ser entendida como validez, como sentido. El disenso niega el monopolio de la productividad de sentido a los grupos o lobbys de poder, para reservarla al pueblo en su conjunto, más allá de la partidocracia política.

La alternativa hoy es situarse más allá de la izquierda y la derecha. Consiste en pensar a partir de un arraigo, de nuestro genius loci dijera Virgilio. Y no un arraigo cualquiera sino desde las identidades nacionales, que conforman las ecúmenes culturales o regiones que constituyen hoy el mundo. Con esto vamos más allá incluso de la idea de estado-nación, en vías de agotamiento, para sumergirnos en la idea política de gran espacio etnocultural.

Desde estas grandes regiones es desde donde es lícito y eficaz plantearse el enfrentamiento a la globalización o americanización del mundo. Hacerlo como pretende el progresismo desde el humanismo internacional de los derechos humanos, o desde el ecumenismo religioso como ingenuamente pretenden algunos cristianos, es hacerlo desde un universalismo más. Con el agravante que su contenido encierra un aspecto de loable, pero vacuo, inverosímil y no eficaz a la hora del enfrentamiento político.

Pero este enfrentamiento se está dando igual, a pesar de la falencia de los pensadores en no poder elaborarlo aún, a través del surgimiento de los diferentes populismos, que más allá de los reparos que presentan a cualquier espíritu crítico, están cambiando, como observa Robert de Herte
[4] las categorías de lectura. Así la oposición entre burgueses y proletarios de la izquierda clásica va siendo reemplazada por la de pueblo vs. oligarquías, sobre todo financieras y las de izquierda y derecha por la de justicia y seguridad.

Así, mientras que desde la izquierda progresista la crítica a la globalización queda limitada a la no extensión de sus beneficios económicos a la humanidad sino sólo a unos pocos. Porque la izquierda, por su carácter internacionalista no puede denunciar el efecto de desarraigo sobre las culturas tradicionales y sobre las identidades de los pueblos. Su denuncia se transforma así, en un reclamo formal para que la globalización vaya unida a los derechos humanos.




En cambio, es desde los movimientos populares que se realiza la oposición real a las oligarquías transnacionales [5]. Es desde las tradiciones nacionales de los pueblos donde mejor se muestra la oposición a la sociedad global sin raíces, a ese imperialismo desterritorializado del que hablan Hardt y Negri. Es desde la actitud no conformista que se rechaza la imposición de un pensamiento único y de una sociedad uniforme, y se denuncia la globalización como un mal en sí mismo.

Es que el pensamiento popular, si es tal, piensa desde sus propias raíces, no tienen un saber libresco o ilustrado. Piensa desde una tradición que es la única forma de pensar genuinamente según Alasdair MacIntayre
[6], dado que "una tradición viva es una discusión históricamente desarrollada y socialmente encarnada". Por lo que les resulta imposible a los pueblos y a los hombres que los encarnan situarse fuera de su tradición. Cuando lo hacen se desnaturalizan, dejan de ser lo que son. Son ya otra cosa.

Notas

[1] El antiglobalismo de derecha. Marcello Veneziani (1955) periodista del Giornale y del Menssaggero y colaborador con la Rai, es autor de varios ensayos entre los que se destacan: La rivoluzione conservatrice in Italia (1994), Processo all´Occidente (1990) y L´Antinovecento (1996). Podemos inscribirlo dentro de la corriente de pensamiento no-conformista.
[2] Massimo Cacciari(1944). Filósofo, diputado del PC y Alcalde de Venecia hasta 1993. Autor de varios ensayos: L´Angelo necesario (1986), Dell´Inicio (1990), Dran: Meridianos de la decisión en el pensamiento contemporáneo (1992), Geo-filosofia dell´Europa (1995). Pensador disidente de la izquierda europea.
[3] La bancarrota de la izquierda y sus intelectuales (31-3-04). Heinz Dieterich Steffan, es sociólogo y profesor en la UNAM de Méjico y columnista del diario El Universal. Predicador itinerante en todos los países de América de un nuevo proyecto histórico del marxismo. Es autor de una treintena de libros entre los que se destacan: El fin del capitalismo global (1999) y La crisis de los intelectuales en América Latina (2003)
[4] Robert de Herte es el seudónimo de Alain de Benoist (1943). Editor de las revistas Eléments y Krisis y autor de innumerables trabajos entre los que cabe recordar Vu du droite (1977), Orientations pour des années décisives (1982), L´empire intérieur (1995), Au-dela des droits de l´homme (2004). Es el más significativo pensador de una corriente de pensamiento no conformista, alternativa y antiigualitarista en donde se destacan, entre otros, Guillaume Faye, Robert Steuckers, Julien Freund, Alessandro Campi, Claude Karnoouh, Tarmo Kunnas, Thomas Molnar, Dominique Venner, Pierre Vial, Javier Esparza, Giorgio Locchi, etc.
[5] Sobre la relación entre pensamiento popular y negación puede consultarse con provecho el libro La negación en el pensamiento popular (1975) del filósofo argentino Rodolfo Kusch (1922-1979), así como nuestro trabajo: Papeles de un seminario sobre G.R.Kusch (2000). Entre los no pocos filósofos originales que ha dado la Argentina (Taborda, de Anquín, Guerrero, Cossio, Rougés) Gunther Rodolfo Kusch ocupa un destacado lugar. No sólo por la originalidad de sus planteamientos filosóficos sino además porque los mismos han generado toda una corriente de pensamiento a través de la denominada filosofía de la liberación en su rama popular.
[6] Alasdaire MacIntyre (1929) es un filósofo escocés que vive y enseña en los Estados Unidos y que se destacó por su crítica a la situación moral, política y social creada por el liberalismo. Sus trabajos son el basamento de todo el pensamiento comunitarista norteamericano. Sus libros más destacados son: After Virtue (1981), Whose Justice? Which Rationality? (1988), Three rival versions of moral enquiry (1990).

jeudi, 02 octobre 2008

Les leçons de Peter Koslowski face à la post-modernité

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Les leçons de Peter Koslowski face à la post-modernité

 

par Jacques-Henry Doellmans

 

Peter Koslowski, jeune philosophe allemand né en 1952, est pro­fes­seur de philosophie et d'économie politique à l'Université de Wit­ten/Her­decke, président de l'Institut CIVITAS, Directeur de l'In­sti­tut de Recherches en Philosophie de l'Université de Hanovre. Son ob­jectif est de déployer une critique fondée de la modernité et de tous ses avatars institutionalisés (en politique comme en économie). Ses argu­ments, solidement étayés, ne sont pas d'une lecture facile. Rien de son œuvre, déjà considérable, n'a été traduit et nous, fran­co­phones, avons peu de chances de trouver bientôt en librairie des traductions de ce philosophe traditionnel et catholique d'aujour­d'hui, tant la ri­gueur de ses arguments ruine les assises de la pen­sée néo-gnosti­ci­ste, libérale et permissive dominante, surtout dans les rédactions pa­risiennes!

 

Koslowski est également un philosophe prolixe, dont l'éventail des pré­occupations est vaste: de la phi­losophie à la pratique de l'écono­mie, de l'éthique à l'esthétique et de la métaphysique aux questions re­ligieuses. Koslowski est toutefois un philosophe incarné: la réfle­xion doit servir à organiser la vie réelle pour le bien de nos pro­chains, à gommer les dysfonction­ne­ments qui l'affectent. Pour at­teindre cet op­timum pratique, elle doit être interdisciplinaire, évi­ter l'impasse des spécialisations trop exigües, pro­duits d'une pensée trop analytique et pas assez orga­ni­que.

 

Pour la rédaction d'un article, l'interdisciplinarité préconisée par Koslowski fait problème, dans la me­sure où elle ferait allègrement sauter les limites qui me sont imparties. Bornons-nous, ici, à évo­quer la présentation critique que nous donne Koslowki de la “post­mo­dernité” et des phénomènes dits “postmodernes”.

 

La “modernité” a d'abord été chrétienne, dans le sens où les chré­tiens de l'antiquité tardive se dési­gnaient par l'adjectif moderni, pour se distinguer des païens qu'ils appelaient les antiqui. Dans cette ac­ception, la modernité correspond au saeculum de Saint-Augustin, soit le temps entre la Chute et l'Accomplissement, sur lequel l'homme n'a pas de prise, seul Dieu étant maître du temps. Cette con­ception se heurte à celle des gnostiques, constate Koslow­ski, qui protestent contre l'impuissance de l'homme à exercer un quelconque pouvoir sur le temps et la mort. Le gnosticisme  —qu'on ne confon­dra pas avec ce que Koslowski appelle “la vraie gnose”—  prétendra qu'en nommant le temps (ou des segments précis et définis du temps), l'homme parviendra à exercer sa puissance sur le temps et sur l'histoire. Par “nommer le temps”, par le fait de donner des noms à des périodes circonscrites du temps, l'homme gnostique a la prétention d'exercer une certaine maîtrise sur ce flux qui lui échappe. La divi­sion du temps en “ères” antique, médiévale et moderne donne l'illusion d'une marche en avant vers une maîtrise de plus en plus assurée et complète sur le temps. Telle est la logi­que gnostique, qui se répé­tera, nous allons le voir, dans les “grands récits” de Hegel et de Marx, mais en dehors de toute réfé­rence à Dieu ou au Fils de Dieu incarné dans la chair des hommes.

 

Parallèlement à cette volonté d'arracher à Dieu la maîtrise du temps, le gnosticisme, surtout dans sa version docétiste, nie le ca­ractère historique de la vie de Jésus, rejette le fait qu'il soit réelle­ment devenu homme et chair. Le gnosticisme spiritualise et dés-his­torise l'Incarnation du Christ et introduit de la sorte une anthro­pologie désincarnée, que refusera l'Eglise. Ce refus de l'Eglise per­met d'éviter l'écueil de l'escapisme vers des empyrées irréelles, de déboucher dans l'affabulation phantasmagorique et spiritualiste. L'In­carnation revalorise le corps réel de l'homme, puisque le Christ a partagé cette condi­tion. Cette revalorisation implique, par le biais de la caritas  active, une mission sociale pour l'homme politique chré­tien et conduit à affirmer une religion qui tient pleinement compte de la communauté humaine (paroissiale, urbaine, régionale, natio­na­le, continentale ou écouménique). L'homme a dès lors un rô­le à jouer dans le drame du saeculum,  mais non pas un rôle de pur sujet au­tonome et arbitraire. Si les gnostiques de l'antiquité avaient nié toute valeur au monde en refusant l'Incarnation, l'avatar mo­der­ne du gno­sticisme idolâtrera le monde, tout en le désacralisant; le monde n'aura plus de valeur qu'en tant que matériau, que masse de ma­tiè­res premières, mises à la totale disposition de l'homme, je­tées en pâture à son arbitraire le plus complet. Le gnosticisme mo­der­ne dé­bou­che ainsi sur la “faisabilité” totale et sur la catastrophe écolo­gi­que.

 

Si le premier concept de modernité était celui de la chrétienté im­bri­quée dans le saeculum  (selon Saint-Augustin), la deuxième ac­ception du terme “modernité” est celle de la philosophie des Lumiè­res, dans ses seuls avatars progressistes. Koslowski s'insurge contre la démarche de Jürgen Habermas qui a érigé, au cours de ces deux dernières décennies, ces “Lumières progressistes” au rang de seul pro­jet valable de la modernité. Habermas perpétue ainsi la super­sti­tion du progressisme des gauches et jette ainsi un soupçon per­manent sur tout ce qui ne relève pas de ces “Lumières progres­sistes”. L'idée d'un progrès matériel et technique infini provient du premier principe (galiléen) de la thermodynamique, qui veut que l'énergie se maintient en toutes circonstances et s'éparpille sans ja­mais se perdre au tra­vers du monde. Dans une telle optique, l'ac­crois­sement de complexité, et non la diminution de com­plexité ou la régression, est la “normalité” des temps modernes. Mais, à partir de 1875, émerge le se­cond principe de la thermodynamique, qui con­sta­te la déperdition de l'énergie, ce qui permet d'envisager la déca­dence, le déclin, la mort des systèmes, la finitude des ressources na­turelles. Le pro­jet moderne de domi­ner entièrement la nature s'ef­fon­dre: l'homme gnostique/moderne ne prendra donc pas la place de Dieu, il ne sera pas, à la place de Dieu, le maître du temps. Dans ce sens, la post­modernité commence en 1875, comme le notait déjà Toynbee, mais ce fait de la déperdition n'est pas pris en compte par les idéologies politiques dominantes. Partis, idéologues, décideurs politiques a­gis­sent encore et toujours comme si ce second principe de la ther­mo­dynamique n'avait jamais été énoncé.

 

Pourtant, malgré les 122 ans qui se sont écoulés depuis 1875, l'usa­ge du vocable “postmoderne” est venu bien plus tard et révèle l'exis­tence d'un autre débat, parti du constat de l'effondrement de ce que Jean-François Lyotard appelait les “grands récits”. Pour Lyo­tard, les “grands récits” sont représentés par les doctrines de Hegel et de Marx. Ils participent, selon Koslowski, d'une “immanentisation ra­di­cale” et d'une “historicisation” de Dieu, où l'histoire du monde de­vient synonyme de la marche en avant de l'absolu, libérant l'hom­me de sa prison mondaine et de son enveloppe charnelle. Pour Marx, cette marche en avant de l'absolu équivaut à l'émancipation de l'homme, qui, en bout de course, ne sera plus exploité par l'hom­me ni assu­jet­ti au donné naturel. Lyotard déclarera caducs ces deux “grands récits”, expressions d'un avatar contemporain du filon gno­sti­que.

 

A la suite de cette caducité proclamée par Lyotard, le philosophe al­lemand Odo Marquard embraye sur cette idée et annonce le rem­pla­cement des deux “grands récits” de la modernité européenne par une myriade de “petits récits”, qu'il appelle (erronément) des “my­thes”. Le marxisme, l'idéalisme hégé­lien et le christianisme, dans l'optique de Marquard, sont “redimensionnés” et deviennent des “pe­tits récits”, à côté d'autres “petits récits” (notamment ceux du “New Age”), auquel il octroie la mê­me va­leur. C'est le règne de la “po­lymythie”, écrit Koslowski, que Marquard érige au rang d'obli­ga­tion éthique. Le jeu de la concurrence entre ces “mythes”, que Kos­low­ski nomme plus justement des “fables”, devient la catégorie fon­damentale du réel. La concurrence et l'affrontement entre les “pe­tits récits”, le débat de tous avec tous, le jeu stérile des discussions aimables non assorties de décisions constituent la variante anarcho-libérale de la postmodernité, conclut Koslowski. Ce néo-polythéisme et cet engouement naïf pour les débats entre tous et n'importe qui dévoile vite ses insuffisances car: 1) La vie est unique et ne peut pas être inscrite exclusivement sous le signe du jeu, sans tomber dans l'aberration, ni sous le signe de la discussion perpétuelle, ce qui serait sans issue; 2) Totaliser ce type de jeu est une aberration, car s'il est totalisé, il perd automati­quement son caractère ludique; 3) Cette po­lymythie, théorisée par Marquard, se méprend sur le ca­rac­tère intrinsèque des “grands ré­cits”; con­trai­rement aux “petits ré­cits”, alignés par Marquard, ils ne sont pas des “fables” ou de sym­pa­thiques “historiettes”, mais un “mé­lange hybri­de d'histoire et de philosophie spéculative”, qui est “spéculation dog­matique” et ne se laisse pas impliquer dans des “dé­bats” ou des “jeux discursifs”, si ce n'est par in­térêt stratégique ponctuel. La polymythie de Mar­quard n'affirme rien, ne souhaite même pas mainte­nir les différen­ces qui distin­guent les “petits récits” les uns des autres, mais a pour seul effet de mélan­ger tous les genres et d'estomper les limites en­tre toutes les catégories. Les ratiocinations évoquant une hypothéti­que “pluralité” qui serait indépassable ne con­duisent qu'à renoncer à toute hiérarchisation des valeurs et s'avèrent pu­re accumulation de fables et d'affabu­la­tions sans fondement ni épaisseur.

 

Après la “polymythie” de Marquard, le second volet de l'offensive postmoderne en philosophie est re­présentée par le filon “décon­struc­ti­viste”. En annonçant la fin des “grands récits”, Lyotard a jeté les bases d'une vaste entreprise de “déconstruction” de toutes les in­stitutions, instances, initiatives, que ces “grands récits” avaient générées au fil du temps et imposées aux sociétés humaines. Procé­dant effecti­vement de cette “spécu­la­tion dogmatique” assimilable à un néo-gnosticisme, les “grands récits” ont été “constructivistes”  —ils relevaient de ce que Joseph de Maistre appelait “l'esprit de fa­bri­cation”—  et ont installé, dit Ko­slow­ski, des “cages d'acier” pour y enfermer les hommes et, aussi, les mettre à l'abri de tout appel de l'Ab­solu. Ces “cages d'acier” doi­vent être démantelées, ce qui légi­ti­me la théorie et la pratique de la “déconstruction”, du moins jus­qu'à un certain point. Si déconstruire les cages d'acier est une nécessité pour tous ceux qui veulent une restauration des valeurs (tradition­nel­les), fai­re du “déconstructivisme” une fin en soi est un errement de plus de la mo­dernité. Toujours hostile aux ava­tars du gnosticis­me an­ti­que, à l'instar du penseur conserva­teur Erich Voegelin, Ko­slowski rap­pelle que pour les gnoses extrê­mes, le réel est toujours “faux”, “inauthen­tique”, “erratique”, etc. et, derrière lui, se trouvent le “sur­na­turel”, le “tout-autre”, l'“inattendu”, le “nouveau”, l'“étran­ger”, tou­jours plus “vrais” que le réel. Pour Lyotard et Derrida, le phi­lo­so­phe doit tou­jours placer ce “tout-autre” au centre de ses pré­occu­pa­tions, lui oc­troyer d'office toute la place, au détriment du réel, tou­jours con­si­déré comme in­suffisant et imparfait, dépourvu de valeur. Lyotard veut privilégier les “discontinuités” et les “hété­ro­généités” contre les “continuités” et les “homogénéités”, car elles témoignent du ca­ractère “déchiré” du monde, dans lequel jamais au­cun ordre ne peut se déployer. L'idée d'ordre  —et non seulement la “cage d'a­cier”—   est un danger pour les déconstructivistes et non pas la chan­ce qui s'offre à l'homme de s'accomplir au service des autres, de la Cité, du prochain, etc.

 

Pour Koslowski, cette logique “anarchisante” dérive de Georges Ba­taille, récemment “redécouvert” par la “nouvelle droite”. Bataille, notamment dans La littérature et le mal, explique que la souverai­neté consiste à accroître la liberté jusqu'à obtenir un “être-pour-soi” absolu, car toute activité consistant à maintenir l'ordre est signe d'es­calavage, d'une “conscience d'esclave”, servile à l'égard de l'“objectivité”. L'homme ne peut être souverain, pour Bataille, que s'il se libère du langage et de la vie, donc s'il est capable de s'auto-détruire. Le moi de Bataille renonce de façon absolue à défendre et à maintenir la vie (laquelle n'a pas de valeur comme le monde n'a­vait pas de valeur pour les gnosti­ques de la fin de l'antiquité, qui refusaient le mystère de l'Incar­na­tion). L'apologie du “gaspillage”, anto­nyme total de la “conservation”, et la “mystique du moi” chez Ba­taille débouchent donc sur une “my­sti­que de la mort”. En ce sens, elle surprivilégie la dispersio des mystiques médiévaux, lui accorde un sta­tut ontologique, sans affirmer en contre-partie l'unio mystica.

 

Telle est la critique qu'adresse Koslowski à la philosophie postmo­der­ne. Elle ne s'est pas contenté de “déconstruire” les structures im­posées par la modernité, elle n'a pas rétabli l'unio mystica, elle a gé­né­ralisé un “déconstructivisme” athée et nihiliste, qui ne débou­che sur rien d'autre que la mort, comme le prouve l'œuvre de Ba­taille. Mais si Koslowski s'insurge contre le refus du réel qui part du gnosticisme pour aboutir au déconstructivisme de Derrida, que pro­pose-t-il pour ré-ancrer la philosophie dans le réel, et pour dégager de ce ré-ancrage une philosophie politique pratique et une écono­mie qui permette de donner à chacun son dû?

 

Dans un débat qui l'opposait à Claus Offe, politologue allemand vi­sant à maintenir une démocratie de facture moderne, Koslowski in­diquait les pistes à suivre pour se dégager de l'impasse moderne. Of­fe avait constaté que les processus de modernisation, en s'am­pli­fiant, en démultipliant les différencia­tions, en accélérant outranciè­re­ment les prestations des systèmes et sous-systèmes, confis­quaient aux structures et aux institutions de la modernité le ca­rac­tè­re normatif de cette même modernité. Différenciations et accé­lé­rations finissent par empêcher la modernité d'être émancipatrice, a­lors qu'au départ son éthique foncière visait justement l'émanci­pa­tion tota­le (i.e.: échapper à la prison du réel pour les gnostiques, s'émanciper de la tyrannie du donné naturel chez Marx). Pour réin­troduire au centre des préoccupations de nos contemporains cette idée d'é­man­cipation, Offe prône l'arrêt des ac­cumulations, différen­ciations et ac­célérations, soit une “option nulle”. Offe veut la moder­ni­té sans pro­grès, parce que le progrès fini par générer des struc­tu­res gigantesques, incontrôlables et non démo­cratiques. Il réconcilie ainsi la gauche post-industrielle et les paléo-conservateurs, du moins ceux qui se contentent de ce constat somme toute assez fa­cile. Effectivement, constate Koslowski, Offe démontre à juste titre qu'une accumulation incessante de différenciations diminue la vi­ta­lité et la robustesse de la société, surtout si les sous-systèmes du sy­stème sont chacun monofonctionnels et s'avèrent incapables de ré­gler des problèmes complexes, chevauchant plusieurs types de compétences. Si les principes de vérité, de justice et de beauté s'é­loi­gnent les uns des autres par suite du processus de différencia­tion, nous aurons, comme l'avait prévu Max Weber, une vérité in­juste et laide, une justice fausse et laide et une esthétique immorale et fausse. De même, le divorce entre économie, politique et solida­ri­té, conduit à une économie impolitique et non solidaire, à une politi­que anti-économique et non solidaire, à une so­lidarité anti-écono­mi­que et impolitique. Ces différenciations infécondes de la moder­ni­té doivent être dépassées grâce à une pratique de l'“in­ter­péné­tration” générale, conduisant à une polyfonctionalité des insti­tutions dans lesquelles les individus seront organiquement imbriqués, car l'individu n'est pas seulement une unité économique, par exemple, mais est simultanément ouvrier d'usine, artiste ama­teur, père de famille, etc. Chaque institution doit pouvoir répondre tout de suite, sans médiation inutile, à chacune des facettes de la personnalité de ce “père-artiste-ouvrier”. Offe con­si­dère que l'“interpéné­tration” pourrait porter atteinte au prin­cipe de la séparation des pouvoirs. Koslowski rétorque que cette sé­pa­ration des pouvoirs serait d'au­tant plus vivante avec des insti­tu­tions polyfonctionnelles et plus robustes, taillées à la mesure d'hommes réels et complexes. L'“op­tion nulle” est un con­stat d'échec. L'effondrement de la modernité politique et des es­poirs qu'elle a fait naître provoque la déprime. Un monde à l'en­sei­gne de l'“option nulle” est un monde sans per­spective d'avenir. Un sy­stème qui ne peut plus croître, s'atrophie.

 

Pour Koslowski, c'est le matérialisme, donc la pensée économiciste,  —la sphère de l'économie dans la­quelle la modernité matérialiste avait placé tous ses espoirs—  qui est contrainte d'adopter l'“option nulle”. Comme cette pensée a fait l'impasse sur la culture, la reli­gion, l'art et la science, elle est incapable de générer des développe­ments dans ces domaines et d'y susciter des effets de compensation, pourtant essentiels à l'équilibre humain et social. L'impasse, le sur-place du domaine socio-économique doit être un appel à investir des énergies créatrices et des générosités dans les dimensions re­li­gieuses, artis­tiques et scientifiques, conclut Koslowski.

 

Telle est bien son intention et Koslowski ne se contente pas d'émet­tre le vœu d'une économie plus con­forme aux principes de conser­va­tion et d'équilibre des philosophies non modernes. Deux livres très denses témoignent de sa volonté de sauver l'économie et le so­cial de la stagnation et du déclin induits par l'“option nulle”, consta­tée par Offe, un politologue déçu de la modernité mais qui veut à tout prix la sauver, en dépit de ses échecs patents. Dans cette opti­que, Koslowski a écrit Wirtschaft als Kultur  (1989) et Die Ordnung der Wirtschaft  (1994) (réf. infra). Ces deux ouvrages sont si fonda­mentaux que nous serons contraints d'y revenir: retenons, ici, que Koslowski, dans Wirtschaft als Kultur, part du constat que les réser­ves naturelles de la planète s'épuisent, qu'elles sont limitées, que cette limite doit être prise en compte dans toutes nos actions, qu'elle implique ipso facto que le progrès accumulatif il­limité est une impossibilité pratique. A ce progressisme qui avait structuré toute la pensée moderne, Koslowski oppose les idées d'une “justice” et d'une “réciprocité” dans les échanges entre l'homme et la nature. Ensuite, il plaide pour une réinsertion de la pensée économique dans une culture plus globale, laissant une large place à l'éthique du devoir. Il esquisse ensuite les contours de l'Etat social postmo­derne, qui doit être “subsidiaire” et prévoir une solidarité en tous sens en­tre les générations. Cet Etat postmoderne et subsidiaire doit partici­per, de concert avec ses homologues, à la restauration d'un marché intérieur européen, prélude à la naissance d'une “nation européen­ne”, capable d'organiser ses différences ethniques et culturelles sans sombrer dans le nivellement des valeurs qu'un certain dis­cours sur la “multiculturalité” appelle de ses vœux (Koslowski se mon­tre très sévère à l'égard de cet engouement pour la “multicul­tu­re”).

 

Dans Die Ordnung der Wirtschaft, ouvrage très solidement char­pen­té, Koslowski jette les bases d'un néo-aristotélisme, où s'al­lient “phi­lo­sophie pratique” et “économie éthique-politique”. Cette al­liance part d'une “interpénétration” et d'une “compénétration” des ratio­na­lités éthique, économique et poli­tique. Ainsi, la “bonne politi­que” est celle qui ne répond pas seulement aux impératifs politiques (con­servation du pouvoir, évitement des conflits), mais vise le bien commun et la couverture optimale de tous les besoins vitaux. Les structures économiques, toujours selon cette logique néo-aristotéli­cien­ne, doivent également répondre à des critères politiques et é­thi­ques. Quant à l'éthique, elle ne saurait être ni anti-économique ni anti-politique. Cette volonté de ne pas valoriser un domaine d'acti­vi­té humaine au détriment d'une autre postule de recombiner ce que la modernité avait voulu penser séparément. La philosophie prati­que d'Aristote entend également conserver les liens d'amitié politi­que (philia poli­tike)  entre les citoyens et les communautés de cito­yens, qui fondent le sens du devoir et de la récipro­cité. Koslow­ski relie ce principe cardinal de la pensée politique aristotélicienne aux travaux de la nou­velle école communautarienne américaine (A. MacIntyre, M. Walzer, Ch. Taylor, etc.). Le néoaristoté­lisme met l'ac­cent sur le retour indispensable de la vertu grecque de phrone­sis:  l'intelligence pratique, capable de discerner ce qui est bon et utile pour la Cité, dans le contexte propre de cette Cité. En effet, la ratio­na­lité pure, sur laquelle l'hypermodernité avait parié, exclut le con­texte. L'application de cette ra­tionalité décontextualisante dans le domaine de l'économie a conduit à une impasse voire à des cata­s­tro­phes: une rationalité économique réelle et globale exige une im­mersion herméneutique dans le tissu social, où se conjuguent ac­tions économiques et politiques. Enfin, le réel est le fondement pre­mier de la philosophie pratique et non le “discours” ou l'“agir com­mu­nicationnel” (cher à Habermas ou à Apel), car tout ne procède pas de l'agir et du parler: l'Etre transcende l'action et ses détermi­na­tions précèdent l'acte de parler ou de discourir.

 

La pensée philosophique et économique de Koslowski constitue une réponse aux épreuves que nous a infligées la modernité: elle repré­sente la facette positive, le complément constructif, de sa critique de la modernité gnosticiste. Elle est un chantier vers lequel nous al­lons immanquablement devoir retourner. Puisse cette modeste in­troduction éveiller l'attention du public francophone pour cette œu­vre qui n'a pas encore été découverte en France et qui complèterait celles de Taylor, MacIntyre, Spaemann, déjà traduites.

 

Bibliographie:

 

- Peter KOSLOWSKI, «Sein-lassen-können als Überwindung des Modernismus. Kommentar zu Claus Offe», in Peter KOSLOWSKI, Robert SPAEMANN, Reinhard LÖW, Moderne oder Postmo­der­ne?, Acta Humaniora/VCH, Weinheim, 1986

 

- Peter KOSLOWSKI, Wirtschaft als Kultur. Wirtschaftskultur und Wirtschaftsethik in der Postmoderne, Edition Passagen, Wien, 1989.

 

- Peter KOSLOWSKI, Die Prüfungen der Neuzeit. Über Post­mo­dernität. Philosophie der Geschichte, Metaphysik, Gnosis, Edition Passagen, Wien, 1989.

 

- Peter KOSLOWSKI, «Supermoderne oder Postmoderne? Dekon­struk­tion und Mystik in den zwei Postmodernen», in Günther EIFLER, Otto SAAME (Hrsg.), Postmoderne. Anspruche einer neuen Epoche. Eine interdisziplinäre Erörterung, Edition Pas­sagen, Wien, 1990.

 

- Peter KOSLOWSKI, Die Ordnung der Wirtschaft, Mohr/Siebeck, Tübingen, 1994.

par Jacques-Henri Doellmans 

jeudi, 25 septembre 2008

Citation de Jean Brun

Pythagore.jpgNous pourrions dire qu'un des drames essentiels de notre époque se trouve dans ce "règne de la quantité" qui ne nous donne plus du nombre qu'une conception résiduelle. Nous affirmons volontiers que "comprendre c'est mesurer", nous nous rendons maître et possesseurs de la nature", nous développons une puissance technique de plus en plus considérable mais, si nous savons bien de quoi la science et la technique nous libèrent, nous oublions de nous demander en vue de quoi elles nous rendent libres. Nos mesures sont de plus en plus privées de Mesure et nous vivons chaque jour davantage sous le joug de violences techniques qui, pour douces et insidieuses qu'elles soient, n'en sont pas moins des plus dangereuses. En outre, notre conception résiduelle de la quantité s'exerce dans un nouveau domaine : celui de la statistique. Celle-ci nous amène à confondre la moyenne et la norme, ce qui se fait et ce qui devrait se faire, la quantité et la qualité; c'est ainsi que nous pensons volontiers qu'un bon livre est celui qui se vend à des centaines de milliers d'exemplaires, que la vente d'un disque dépassant le million d'exemplaires nous indique que nous sommes en présence d'une oeuvre de qualité. Le culte du record et de la performance envahit tous les domaines et se détache sur un fond de gratuité tel que l'homme d'aujourd'hui, à qui l'on propose de tous cotés des explications de plus en plus nombreuses empruntées à la science, à l'histoire ou à la politique, se reconnaît bien volontiers dans les héros de l'absurde qui montent en haut de pentes de plus en plus escarpées, des rochers de plus en plus lourds sans savoir en vue de quel but a lieu un tel déploiements de forces. Le "désenchantement des sociétés techniciennes" dont parle Max Weber, vient de ce que l'homme des pays surdéveloppés possède aujourd'hui une infinité de moyens qu'il est impuissant à mettre au service d'une fin digne de ses efforts et capable de leur donner un sens.

Il est donc toujours temps de nous souvenir que Pythagore conseillait à ses disciples de se demander chaque soir: " Quelle faute ai-je commise ? Quel bien ai-je fait ? Quel devoir ai-je oublilé ? " Le règne de la quantité et celui de la puissance ne devraient pas nous faire croire que nous sommes désormais dispensés de nous poser quotidiennement ces trois questions.

Jean Brun, Les présocratiques

La décision dans l'oeuvre de Carl Schmitt

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La décision dans l'œuvre de Carl Schmitt

 

par Robert Steuckers

 

Carl Schmitt est considéré comme le théoricien par excellence de la décision. L'objet de cet exposé est:

- de définir ce concept de décision, tel qu'il a été formulé par Carl Schmitt;

- de reconstituer la démarche qui a conduit Carl Schmitt à élaborer ce concept;

- de replacer cette démarche dans le contexte général de son époque.

 

Sa théorie de la décision apparaît dans son ouvrage de 1922, Politische Theologie. Ce livre part du prin­cipe que toute idée poli­tique, toute théorie politique, dérive de concepts théologiques qui se sont laïcisés au cours de la période de sécularisation qui a suivi la Renaissance, la Réforme, la Contre-Réforme, les guerres de reli­gion.

 

«Auctoritas non veritas facit legem»

 

A partir de Hobbes, auteur du Leviathan  au 17ième siècle, on neu­tralise les concepts théologiques et/ou religieux parce qu'ils condui­sent à des guerres civiles, qui plongent les royaumes dans un “état de nature” (une loi de la jungle) caractérisée par la guerre de tous contre tous, où l'homme est un loup pour l'homme. Hobbes ap­pelle “Léviathan” l'Etat où l'autorité souveraine édicte des lois pour pro­téger le peuple contre le chaos de la guerre civile. Par consé­quent, la source des lois est une autorité, incarnée dans une per­sonne physique, exactement selon l'adage «auctoritas non veritas facit le­gem»  (c'est l'autorité et non la vérité qui fait la loi). Ce qui revient à dire qu'il n'y a pas un principe, une norme, qui précède la déci­sion émanant de l'autorité. Telle est la démarche de Hobbes et de la philosophie politique du 17ième siècle. Carl Schmitt, jeune, s'est enthousiasmé pour cette vision des choses.

 

Dans une telle perspective, en cas de normalité, l'autorité peut ne pas jouer, mais en cas d'exception, elle doit décider d'agir, de sévir ou de légiférer. L'exception appelle la décision, au nom du principe «auctoritas non veritas facit legem».  Schmitt écrit à ce sujet: «Dans l'exception, la puissance de la vie réelle perce la croûte d'une mé­canique figée dans la répétition». Schmitt vise dans cette phrase si­gnificative, enthou­siaste autant que pertinente, les normes, les mé­caniques, les rigidités, les procédures routinières, que le républica­nisme bourgeois (celui de la IIIième République que dénonçait Sorel et celui de la République de Weimar que dénonçaient les te­nants de la “Révolution Conservatrice”) ou le ronron wilhelminien de 1890 à 1914, avaient généralisées.

 

Restaurer la dimension personnelle du pouvoir

 

L'idéologie républicaine ou bourgeoise a voulu dépersonnaliser les mécanismes de la politique. La norme a avancé, au détriment de l'incarnation du pouvoir. Schmitt veut donc restaurer la dimension personnelle du pouvoir, car seule cette dimension personnelle est susceptible de faire face rapidement à l'exception (Ausnahme, Ausnahmenzustand, Ernstfall, Grenzfall). Pourquoi? Parce que la décision est toujours plus rapide que la lente mécanique des procé­dures. Schmitt s'affirme ainsi un «monarchiste catholique», dont le discours est marqué par le vitalisme, le personnalisme et la théolo­gie. Il n'est pas un fasciste car, pour lui, l'Etat ne reste qu'un moyen et n'est pas une fin (il finira d'ailleurs par ne plus croire à l'Etat et par dire que celui-ci n'est plus en tous les cas le véhicule du poli­tique). Il n'est pas un nationaliste non plus car le concept de nation, à ses yeux et à cette époque, est trop proche de la notion de volonté générale chez Rousseau.

 

Si Schmitt critique les démocraties de son temps, c'est parce qu'elles:

- 1) placent la norme avant la vie;

- 2) imposent des procédures lentes;

- 3) retardent la résolution des problèmes par la discussion (reproche essentiellement adressé au parlementarisme);

- 4) tentent d'évacuer toute dimension personnelle du pouvoir, donc tout recours au concret, à la vie, etc. qui puisse tempérer et adapter la norme.

 

Mais la démocratie recourt parfois aux fortes personnalités: qu'on se souvienne de Clémenceau, applaudi par l'Action Française et la Chambre bleu-horizon en France, de Churchill en Angleterre, du pouvoir direc­torial dans le New Deal et du césarisme reproché à Roosevelt. Si Schmitt, plus tard, a envisagé le recours à la dictature, de forme ponctuelle (selon le modèle romain de Cincinnatus) ou de forme commissariale, c'est pour imaginer un dictateur qui suspend le droit (mais ne le supprime pas), parce qu'il veut incarner tempo­rairement le droit, tant que le droit est ébranlé par une catastrophe ou une guerre civile, pour assu­rer un retour aussi rapide que pos­sible de ce droit. Le dictateur ou le collège des commissaires se pla­cent momentanément  —le temps que dure la situation d'exception—  au-dessus du droit car l'existence du droit implique l'existence de l'Etat, qui garantit le fonctionnement du droit. La dictature selon Schmitt, comme la dictature selon les fas­cistes, est un scandale pour les libéraux parce que le décideur (en l'occurrence le dictateur) est indépendant vis-à-vis de la norme, de l'idéologie dominante, dont on ne pour­rait jamais s'écarter, disent-ils. Schmitt rétorque que le libéralisme-normativisme est néanmoins coercitif, voire plus coer­citif que la coercition exercée par une personne mortelle, car il ne tolère justement aucune forme d'indépendance personnalisée à l'égard de la norme, du discours conventionnel, de l'idéologie éta­blie, etc., qui seraient des principes immortels, impas­sables, appelés à régner en dépit des vicissitudes du réel.

 

La décision du juge

 

Pour justifier son personnalisme, Schmitt raisonne au départ d'un exemple très concret dans la pratique juridique quotidienne: la dé­cision du juge. Le juge, avant de prononcer son verdict est face à une dualité, avec, d'une part, le droit (en tant que texte ou tradi­tion) et, d'autre part, la réalité vitale, existentielle, soit le contexte. Le juge est le pont entre la norme (idéelle) et le cas concret. Dans un petit livre, Gesetz und Urteil  (= La loi et le jugement), Carl Schmitt dit que l'activité du juge, c'est, essentiellement, de rendre le droit, la norme, réel(le), de l'incarner dans les faits. La pratique quotidienne des palais de justice, pratique inévitable, incontour­nable, contredit l'idéal libéral-normativiste qui rêve que le droit, la norme, s'incarneront tous seuls, sans intermédiaire de chair et de sang. En imaginant, dans l'absolu, que l'on puisse faire l'économie de la personne du juge, on introduit une fiction dans le fonctionnement de la justice, fiction qui croit que sans la subjectivité inévitable du juge, on obtiendra un meilleur droit, plus juste, plus objectif, plus sûr. Mais c'est là une impossibilité pratique. Ce raisonnement, Carl Schmitt le transpose dans la sphère du politique, opérant par là, il faut l'avouer, un raccourci assez audacieux.

 

La réalisation, la concrétisation, l'incarnation du droit n'est pas au­tomatique; elle passe par un Vermittler  (un intermédiaire, un in­tercesseur) de chair et de sang, consciemment ou inconsciemment animé par des valeurs ou des sentiments. La légalité passe donc par un charisme inhérent à la fonction de juge. Le juge pose sa décision seul mais il faut qu'elle soit acceptable par ses collègues, ses pairs. Parce qu'il y a iné­vitablement une césure entre la norme et le cas concret, il faut l'intercession d'une personne qui soit une autorité. La loi/la norme ne peut pas s'incarner toute seule.

 

Quis judicabit?

 

Cette impossibilité constitue une difficulté dans le contexte de l'Etat libéral, de l'Etat de droit: ce type d'Etat veut garantir un droit sûr et objectif, abolir la domination de l'homme par l'homme (dans le sens où le juge domine le “jugé”). Le droit se révèle dans la loi qui, elle, se révèle, dans la personne du juge, dit Carl Schmitt pour contredire l'idéalisme pur et désincarné des libéraux. La question qu'adresse Carl Schmitt aux libéraux est alors la suivante, et elle est très simple: Quis judicabit?  Qui juge? Qui décide? Réponse: une personne, une autorité. Cette question et cette réponse, très simples, consti­tuent le démenti le plus flagrant à cette indécrottable espoir libé­ralo-progressisto-normativiste de voir advenir un droit, une norme, une loi, une constitution, dans le réel, par la seule force de sa qua­lité juridique, philosophique, idéelle, etc. Carl Schmitt reconstitue la dimension personnelle du droit (puis de la politique) sur base de sa réflexion sur la décision du juge.

 

Dès lors, la-raison-qui-advient-et-s'accomplit-d'elle-même-et-par-la-seule-vertu-de-son-excellence-dans-le-monde-imparfait-de-la-chair-et-des-faits n'est plus, dans la pensée juridique et politique de Carl Schmitt, le moteur de l'histoire. Ce moteur n'est plus une abstraction mais une personnalité de chair, de sang et de volonté.

 

La légalité: une «cage d'acier»

 

Contemporain de Carl Schmitt, Max Weber, qui est un libéral scep­tique, ne croit plus en la bonne fin du mythe rationaliste. Le sys­tème rationaliste est devenu un système fermé, qu'il appelait une «cage d'acier». En 1922, Rudolf Kayser écrit un livre intitulé Zeit ohne Mythos  (= Une époque sans mythe). Il n'y a plus de mythe, écrit-il, et l'arcanum  de la modernité, c'est désormais la légalité. La légalité, sèche et froide, indifférente aux valeurs, remplace le mythe. Carl Schmitt, qui a lu et Weber et Kayser, opère un rappro­chement entre la «cage d'acier» et la «légalité» d'où, en vertu de ce rapprochement, la décision est morale aux yeux de Schmitt, puisqu'elle permet d'échapper à la «cage d'acier» de la «légalité».

 

Dans les contextes successifs de la longue vie de Carl Schmitt (1888-1985), le décideur a pris trois vi­sages:

1) L'accélarateur (der Beschleuniger);

2) Le mainteneur (der Aufhalter, der Katechon);

3) Le normalisateur (der Normalisierer).

 

Le normalisateur, figure négative chez Carl Schmitt, est celui qui défend la normalité (que l'on peut mettre en parallèle avec la lé­galité des années 20), normalité qui prend la place de Dieu dans l'imaginaire de nos contemporains. En 1970, Carl Schmitt déclare dans un interview qui restera longtemps impublié: «Le monde en­tier semble devenir un artifice, que l'homme s'est fabriqué pour lui-même. Nous ne vivons plus à l'Age du fer, ni bien sûr à l'Age d'or ou d'argent, mais à l'Age du plastique, de la matière artifi­cielle».

 

1. La phase de l'accélérateur (Beschleuniger):

 

La tâche politique de l'accélérateur est d'accroître les potentialités techniques de l'Etat ou de la nation dans les domaines des arme­ments, des communications, de l'information, des mass-media, parce tout accroissement en ces domaines accroît la puissance de l'Etat ou du «grand espace» (Großraum), dominé par une puissance hégémonique. C'est précisément en réfléchissant à l'extension spa­tiale qu'exige l'accélération continue des dynamiques à l'œuvre dans la société allemande des premières décennies de ce siècle que Carl Schmitt a progressivement abandonné la pensée étatique, la pensée en termes d'Etat, pour accéder à une pensée en termes de grands espaces. L'Etat national, de type européen, dont la po­pula­tion oscille entre 3 et 80 millions d'habitants, lui est vite apparu in­suffisant pour faire face à des co­losses démographiques et spatiaux comme les Etats-Unis ou l'URSS. La dimension étatique, réduite, spatialement circonscrite, était condamnée à la domination des plus grands, des plus vastes, donc à perdre toute forme de souveraineté et à sortir de ce fait de la sphère du politique.

 

Les motivations de l'accélérateur sont d'ordres économique et tech­nologique. Elles sont futuristes dans leur projectualité. L'ingénieur joue un rôle primordial dans cette vision, et nous retrouvons là les accents d'une certaine composante de la “révolution conservatrice” de l'époque de la République de Weimar, bien mise en exergue par l'historien des idées Jeffrey Herf (nous avons consulté l'édition italienne de son livre, Il mo­dernismo reazionario. Tecnologia, cultura e politica nella Germania di Weimar e del Terzo Reich, Il Mulino, Bologne, 1988). Herf, observateur critique de cette “révolution conservatrice” weimarienne, évoque un “modernisme réactionnaire”, fourre-tout conceptuel complexe, dans lequel on retrouve pêle-mêle, la vi­sion spenglerienne de l'histoire, le réalisme magique d'Ernst Jünger, la sociologie de Werner Sombart et l'“idéologie des ingénieurs” qui nous intéresse tout particulièrement ici.

 

Ex cursus: l'idéalisme techniciste allemand

 

Cette idéologie moderniste, techniciste, que l'on comparera sans doute utilement aux futurismes italien, russe et portugais, prend son élan, nous explique Herf, au départ des visions technocratiques de Walter Rathenau, de certains éléments de l'école du Bauhaus, dans les idées plus anciennes d'Ulrich Wendt, au­teur en 1906 de Die Technik als Kulturmacht (= La technique comme puissance cultu­relle). Pour Wendt, la technique n'est pas une manifestation de matérialisme comme le croient les marxistes, mais, au con­traire, une manifestation de spiritualité audacieuse qui diffusait l'Esprit (celui de la tradition idéaliste alle­mande) au sein du peuple. Max Eyth, en 1904, avait déclaré dans Lebendige Kräfte  (= Forces vi­vantes) que la technique était avant toute chose une force culturelle qui asservissait la matière plutôt qu'elle ne la servait. Eduard Mayer, en 1906, dans Technik und Kultur,  voit dans la technique une expression de la personnalité de l'ingénieur ou de l'inventeur et non le résultat d'intérêts commerciaux. La technique est dès lors un «instinct de transformation», propre à l'essence de l'homme, une «impulsion créatrice» visant la maîtrise du chaos naturel. En 1912, Julius Schenk, professeur à la Technische Hochschule de Munich, opère une distinction entre l'«économie commerciale», orientée vers le profit, et l'«économie productive», orientée vers l'ingénierie et le travail créateur, indépendamment de toute logique du profit. Il re­valorise la «valeur culturelle de la construction». Ces écrits d'avant 1914 seront exploités, amplifiés et complétés par Manfred Schröter dans les années 30, qui sanctionne ainsi, par ses livres et ses essais, un futurisme allemand, plus discret que son homologue italien, mais plus étayé sur le plan philosophique. Ses col­lègues et disciples Friedrich Dessauer, Carl Weihe, Eberhard Zschimmer, Viktor Engelhardt, Heinrich Hardenstett, Marvin Holzer, poursuivront ses travaux ou l'inspireront. Ce futurisme des ingénieurs, poly­techni­ciens et philosophes de la technique est à rapprocher de la sociolo­gie moderniste et “révolutionnaire-conservatrice” de Hans Freyer, correspondant occasionnel de Carl Schmitt.

 

Cet ex-cursus bref et fort incomplet dans le “futurisme” allemand nous permet de comprendre l'option schmittienne en faveur de l'«accélérateur» dans le contexte de l'époque. L'«accélérateur» est donc ce technicien qui crée pour le plaisir de créer et non pour amasser de l'argent, qui accumule de la puissance pour le seul profit du politique et non d'intérêts privés. De Rathenau à Albert Speer, en passant par les in­génieurs de l'industrie aéronautique al­lemande et le centre de recherches de Peenemünde où œuvrait Werner von Braun, les «accélérateurs» allemands, qu'ils soient dé­mocrates, libéraux, socialistes ou na­tionaux-socialistes, ont visé une extension de leur puissance, considérée par leurs philosophes comme «idéaliste», à l'ensemble du continent européen. A leur yeux, comme la technique était une puissance gratuite, produit d'un génie naturel et spontané, appelé à se manifester sans entraves, les maîtres poli­tiques de la technique devaient dominer le monde contre les maîtres de l'argent ou les figures des anciens régimes pré-techniques. La technique était une émanation du peuple, au même titre que la poésie. Ce rêve techno-futuriste s'effondre bien entendu en 1945, quand le grand espace européen virtuel, rêvé en France par Drieu, croule en même temps que l'Allemagne hitlé­rienne. Comme tous ses compatriotes, Carl Schmitt tombe de haut. Le fait cruel de la défaite militaire le contraint à modifier son op­tique.

 

2. La phase du Katechon:

 

Carl Schmitt après 1945 n'est plus fasciné par la dynamique indus­trielle-technique. Il se rend compte qu'elle conduit à une horreur qui est la «dé-localisation totale», le «déracinement planétaire». Le juriste Carl Schmitt se souvient alors des leçons de Savigny et de Bachofen, pour qui il n'y avait pas de droit sans ancrage dans un sol. L'horreur moderne, dans cette perspective généalogique du droit, c'est l'abolition de tous les loci, les lieux, les enracinements, les im-brications (die Ortungen). Ces dé-localisa­tions, ces Ent-Ortungen, sont dues aux accélarations favorisées par les régimes du 20ième siècle, quelle que soit par ailleurs l'idéologie dont ils se ré­clamaient. Au lendemain de la dernière guerre, Carl Schmitt estime donc qu'il est nécessaire d'opérer un retour aux «ordres élémen­taires de nos existences ter­restres». Après le pathos de l'accélération, partagé avec les futuristes italiens, Carl Schmitt déve­loppe, par réaction, un pathos du tellurique.

 

Dans un tel contexte, de retour au tellurique, la figure du décideur n'est plus l'accélérateur mais le kate­chon, le “mainteneur” qui «va contenir les accélérateurs volontaires ou involontaires qui sont en marche vers une fonctionalisation sans répit». Le katechon est le dernier pilier d'une société en perdition; il arrête le chaos, en main­tient les vecteurs la tête sous l'eau. Mais cette figure du katechon n'est pourtant pas entièrement nouvelle chez Schmitt: on en perçoit les prémices dans sa valorisation du rôle du Reichspräsident  dans la Constitution de Weimar, Reichspräsident qui est le «gardien de la Constitution» (Hüter der Verfassung), ou même celle du Führer  Hitler qui, après avoir ordonné la «nuit des longs cou­teaux» pour éliminer l'aile révolutionnaire et effervescente de son mouvement, apparaît, aux yeux de Schmitt et de bon nombre de conservateurs allemands, comme le «protecteur du droit» contre les forces du chaos révolutionnaire (der Führer schützt das Recht). En effet, selon la logique de Hobbes, que Schmitt a très souvent faite sienne, Röhm et les SA veulent concrétiser par une «seconde révolution» un ab­solu idéologique, quasi religieux, qui conduira à la guerre civile, horreur absolue. Hitler, dans cette lo­gique, agit en “mainteneur”, en “protecteur du droit”, dans le sens où le droit cesse d'exister dans ce nou­vel état de nature qu'est la guerre civile.

 

Terre, droit et lieu - Tellus, ius et locus

 

Mais par son retour au tellurique, au lendemain de la défaite du Reich hitlérien, Schmitt retourne au conser­vatisme implicite qu'il avait tiré de la philosophie de Hobbes; il abandonne l'idée de «mobilisation totale» qu'il avait un moment partagée avec Ernst Jünger. En 1947, il écrit dans son Glossarium, recueil de ses ré­flexions philosophiques et de ses fragments épars: «La totalité de la mobilisation consiste en ceci: le moteur immobile de la philosophie aristotélicienne est lui aussi entré en mouvement et s'est mobilisé. A ce moment-là, l'ancienne distinction entre la contemplation (immobile) et l'activité (mobile) cesse d'être perti­nente; l'observateur aussi se met à bouger [...]. Alors nous devenons tous des observateurs activistes et des activistes observants. [...] C'est alors que devient pertinente la maxime: celui qui n'est pas en route, n'apprend, n'expérimente rien».

 

Cette frénésie, cette mobilité incessante, que les peintres futuristes avaient si bien su croquer sur leurs toiles exaltant la dynamique et la cinétique, nuit à la Terre et au Droit, dit le Carl Schmitt d'après-guerre, car le Droit est lié à la Terre (Das Recht ist erdhaft und auf die Erde bezogen). Le Droit n'existe que parce qu'il y a la Terre. Il n'y a pas de droit sans espace habitable. La Mer, elle, ne connaît pas cette unité de l'espace et du droit, d'ordre et de lieu (Ordnung und Ortung).  Elle échappe à toute tentative de codifica­tion. Elle est a-so­ciale ou, plus exactement, “an-œkuménique”, pour reprendre le lan­gage des géopolito­logues, notamment celui de Friedrich Ratzel.

 

Mer, flux et logbooks

 

La logique de la Mer, constate Carl Schmitt, qui est une logique an­glo-saxonne, transforme tout en flux délocalisés: les flux d'argent, de marchandises ou de désirs (véhiculés par l'audio-visuel). Ces flux, dé­plore toujours Carl Schmitt, recouvrent les «machines impé­riales». Il n'y a plus de “Terre”: nous naviguons et nos livres, ceux que nous écrivons, ne sont plus que des “livres de bord” (Logbooks, Logbücher).  Le jeune philosophe allemand Friedrich Balke a eu l'heureuse idée de comparer les réflexions de Carl Schmitt à celles de Gilles Deleuze et Félix Guattari, consignées notamment dans leurs deux volumes fondateurs: L'Anti-Oedipe  et Mille Plateaux.  Balke constate d'évidents parallèles entre les réflexions de l'un et des autres: Deleuze et Guattari, en évoquant ces flux modernes, surtout ceux d'après 1945 et de l'américanisation des mœurs, parlent d'une «effusion d'anti-production dans la production», c'est-à-dire de stabilité coagulante dans les flux multiples voire désordonnés qui agitent le monde. Pour notre Carl Schmitt d'après 1945, l'«anti-pro­duction», c'est-à-dire le principe de stabilité et d'ordre, c'est le «concept du politique».

 

Mais, dans l'effervescence des flux de l'industrialisme ou de la «production» deleuzo-guattarienne, l'Etat a cédé le pas à la société; nous vivons sous une imbrication délétère de l'Etat et de l'économie et nous n'inscrivons plus de “télos” à l'horizon. Il est donc difficile, dans un tel contexte, de manier le «concept du politique», de l'incarner de façon durable dans le réel. Difficulté qui rend impos­sible un retour à l'Etat pur, au politique pur, du moins tel qu'on le concevait à l'ère étatique, ère qui s'est étendue de Hobbes à l'effondrement du III°Reich, voire à l'échec du gaullisme.

 

Dé-territorialisations et re-territorialisations

 

Deleuze et Guattari constatent, eux aussi, que tout retour durable du politique, toute restauration impa­vide de l'Etat, à la manière du Léviathan de Hobbes ou de l'Etat autarcique fermé de Fichte, est désormais impossible, quand tout est «mer», «flux» ou «production». Et si Schmitt dit que nous naviguons, que nous consi­gnons nos impressions dans des Logbooks, il pourrait s'abandonner au pessimisme du réaction­naire vaincu. Deleuze et Guattari accep­tent le principe de la navigation, mais l'interprètent sans pessi­misme ni optimisme, comme un éventail de jeux complexes de dé-territorialisations (Ent-Ortungen)  et de re-territorialisations (Rück-Ortungen).  Ce que le praticien de la politique traduira sans doute par le mot d'ordre suivant: «Il faut re-territorialiser partout où il est possible de re-territorialiser». Mot d'ordre que je serais person­nellement tenté de suivre... Mais, en dépit de la tristesse ressentie par Schmitt, l'Etat n'est plus la seule forme de re-territorialisation possible. Il y a mille et une possibilités de micro-re-territorialisa­tions, mille et une possibilités d'injecter de l'anti-production dans le flux ininterrompu et ininterrompable de la «production». Gianfranco Miglio, disciple et ami de Schmitt, éminence grise de la Lega Nord d'Umberto Bossi en Lombardie, parle d'espaces potentiels de territorialisation plus réduits, comme la région (ou la commu­nauté autonome des constitutionalistes espagnols), où une concen­tration localisée et circonscrite de politisation, peut tenir partielle­ment en échec des flux trop audacieux, ou guerroyer, à la mode du par­tisan, contre cette domination tyrannique de la «production». Pour étendre leur espace politique, les ré­gions (ou communautés autonomes) peuvent s'unir en confédérations plus ou moins lâches de régions (ou de communautés autonomes), comme dans les initia­tives Alpe-Adria, regroupant plusieurs subdivi­sions étatiques dans les régions alpines et adriatiques, au-delà des Etats résiduaires qui ne sont plus que des relais pour les «flux» et n'incarnent de ce fait plus le politique, au sens où l'entendait Schmitt.

 

L'illusion du «prêt-à-territorialiser»

 

Mais les ersätze de l'Etat, quels qu'ils soient, recèlent un danger, qu'ont clairement perçu Deleuze et Guattari: les sociétés modernes économi­sées, nous avertissent-ils, offrent à la consommation de leurs ci­toyens tous les types de territorialités résiduelles ou artificielles, imaginaires ou symboliques, ou elles les restaurent, afin de coder et d'oblitérer à nouveau les personnes détournées provisoirement des “quantités abs­traites”. Le système de la production aurait donc trouvé la parade en re-territorialisant sur mesure, et provisoire­ment, ceux dont la production, toujours provisoirement, n'aurait plus besoin. Il y a donc en per­manence le danger d'un «prêt-à-territorialiser» illusoire, dérivatif. Si cette éventualité apparaît nettement chez Deleuze-Guattari, si elle est explicitée avec un voca­bulaire inhabituel et parfois surprenant, qui éveille toutefois tou­jours notre attention, elle était déjà consciente et présente chez Schmitt: celui-ci, en effet, avait perçu cette déviance potentielle, évidente dans un phénomène comme le New Age  par exemple. Dans son livre Politische Romantik (1919), il écrivait: «Aucune époque ne peut vivre sans forme, même si elle semble complètement marquée par l'économie. Et si elle ne parvient pas à trouver sa propre forme, elle recourt à mille expédients issus des formes véritables nées en d'autres temps ou chez d'autres peuples, mais pour rejeter immé­diatement ces expédients comme inauthentiques». Bref, des re-territorialisations à la carte, à jeter après, comme des kleenex... Par facilité, Schmitt veux, personnelle­ment, la restauration de la “forme catholique”, en bon héritier et disciple du contre-révolutionnaire espa­gnol Donoso Cortés.

 

3. La phase du normalisateur:

 

La fluidité de la société industrielle actuelle, dont se plaignait Schmitt, est devenue une normalité, qui en­tend conserver ce jeu de dé-normalisation et de re-normalisation en dehors du principe po­litique et de toute dynamique de territorialisation. Le normalisa­teur, troisième figure du décideur chez Schmitt, est celui qui doit empêcher la crise qui conduirait à un retour du politique, à une re-territorialisation de trop longue durée ou définitive. Le normalisa­teur est donc celui qui prévoit et prévient la crise. Vision qui cor­respond peu ou prou à celle du sociologue Niklas Luhmann qui ex­plique qu'est souverain, aujourd'hui, celui qui est en mesure, non plus de décréter l'état d'exception, mais, au contraire, d'empêcher que ne survienne l'état d'exception! Le normalisateur gèle les pro­cessus politiques (d'«anti-production») pour laisser libre cours aux processus économiques (de «production»); il censure les discours qui pourraient conduire à une revalorisation du politique, à la res­tauration des «machines impériales». Une telle œuvre de rigidifica­tion et de censure est le propre de la political correctness, qui structure le «Nouvel Ordre Mondial» (NOM). Nous vivons au sein d'un tel ordre, où s'instaure une quantité d'inversions sémantiques: le NOM est statique, comme l'Etat de Hobbes avait voulu être sta­tique contre le déchaînement des pas­sions dans la guerre civile; mais le retour du politique, espéré par Schmitt, bouleverse des flux divers et multiples, dont la quantité est telle qu'elle ne permet au­cune intervention globale ou, pire, absorbe toute intervention et la neutralise. Paradoxalement le partisan de l'Etat, ou de toute autre instance de re-territorialisation, donc d'une forme ou d'une autre de stabilisation, est au­jourd'hui un “ébranleur” de flux, un déstabilisa­teur malgré lui, un déstabilisateur insconscient, surveillé et neutralisé par le normalisateur. Un cercle vicieux à briser? Sommes-nous là pour ça?

 

Robert Steuckers.

mardi, 23 septembre 2008

Quand B. Croce sponsorisait Evola...

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Quand Benedetto Croce “sponsorisait” Evola...

 

Alessandro BARBERA

 

Le philosophe libéral et antifasciste a joué un rôle étrange, celui de “protecteur” d'Evola. Alessandro Barbera nous raconte l'histoire inédite d'une relation que personne ne soupçonnait...

 

Julius Evola et Benedetto Croce. En apparence, ce sont là deux penseurs très éloignés l'un de l'autre. Pourtant, à une certaine période de leur existence, ils ont été en contact. Et ce ne fut pas un épisode éphémère mais un lien de longue durée, s'étendant sur presque une décennie, de 1925 à 1933. Pour être plus précis, disons que Croce, dans cette relation, a joué le rôle du “protecteur” et Evola, celui du “protégé”. Cette relation commence quand Evola entre dans le prestigieux aréopage des auteurs de la maison d'édition Laterza de Bari.

 

Dans les années 30, Evola a publié plusieurs ouvrages chez Laterza, qui ont été réédités au cours de notre après-guerre. Or, aujourd'hui, on ne connaît toujours pas les détails de ces liens au sein de la maison d'édition. En fait, deux chercheurs, Daniela Coli et Marco Rossi, nous avaient déjà fourni dans le passé des renseignements sur la relation triangulaire entre Evola, Croce et la Maison d'édition Laterza. Daniela Coli avait abordé la question dans un ouvrage publié il y a une dizaine d'années chez Il Mulino (Croce, Laterza e la cultura europea, 1983). Marco Rossi, pour sa part, avait soulevé la question dans une série d'articles consacrés à l'itinéraire culturel de Julius Evola dans les années 30, et parus dans la revue de Renzo De Felice, Storia contemporanea (n°6, décembre 1991). Dans son autobiographie, Le chemin du Cinabre  (éd. it., Scheiwiller, 1963; éd. franç., Arke/Arktos, Milan/Carmagnole, 1982), Evola évoque les rapports qu'il a entretenus avec Croce mais nous en dit très peu de choses, finalement, beaucoup moins en tout cas que ce que l'on devine aujourd'hui. Evola écrit que Croce, dans une lettre, lui fait l'honneur de juger l'un de ses livres: «bien cadré et sous-tendu par un raisonnement tout d'exactitude». Et Evola ajoute qu'il connaît bien Croce, personnellement. L'enquête nous mène droit aux archives de la maison d'éditions de Bari, déposées actuellement auprès des archives d'Etat de cette ville, qui consentiront peut-être aujourd'hui à nous fournir des indices beaucoup plus détaillés quant aux rapports ayant uni les deux hommes.

 

La première lettre d'Evola que l'on retrouve dans les archives de la maison Laterza n'est pas datée mais doit remonter à la fin de juin 1925. Dans cette missive, le penseur traditionaliste répond à une réponse négative précédente, et plaide pour l'édition de sa Teoria dell'individuo assoluto.  Il écrit: «Ce n'est assurément pas une situation sympathique dans laquelle je me retrouve, moi, l'auteur, obligé d'insister et de réclamer votre attention sur le caractère sérieux et l'intérêt de cet ouvrage: je crois que la recommandation de Monsieur Croce est une garantie suffisante pour le prouver».

 

L'intérêt du philosophe libéral se confirme également dans une lettre adressée par la maison Laterza à Giovanni Preziosi, envoyée le 4 juin de la même année. L'éditeur y écrit: «J'ai sur mon bureau depuis plus de vingt jours les notes que m'a communiquées Monsieur Croce sur le livre de Julius Evola, Teoria dell'individuo assoluto,  et il m'en recommande la publication». En effet, Croce s'est rendu à Bari vers le 15 mai et c'est à cette occasion qu'il a transmis ses notes à Giovanni Laterza. Mais le livre sera publié chez Bocca en 1927. C'est là la première intervention, dans une longue série, du philosophe en faveur d'Evola.

 

Quelques années plus tard, Evola revient frapper à la porte de l'éditeur de Bari, pour promouvoir un autre de ses ouvrages. Dans une lettre envoyée le 23 juillet 1928, le traditionaliste propose à Laterza l'édition d'un travail sur l'hermétisme alchimique. A cette occasion, il rappelle à Laterza l'intercession de Croce pour son ouvrage de nature philosophique. Cette fois encore, Laterza répond par la négative. Deux années passent avant qu'Evola ne repropose le livre, ayant cette fois obtenu, pour la deuxième fois, l'appui de Croce. Le 13 mai 1930, Evola écrit: «Monsieur le Sénateur Benedetto Croce me communique que vous n'envisagez pas, par principe, la possibilité de publier un de mes ouvrages sur le tradition hermétique dans votre collection d'œuvres ésotériques». Mais cette fois, Laterza accepte la requête d'Evola sans opposer d'obstacle. Dans la correspondance de l'époque entre Croce et Laterza, que l'on retrouve dans les archives, il n'y a pas de références à ce livre d'Evola. C'est pourquoi il est permis de supposer qu'ils en ont parlé de vive voix dans la maison de Croce à Naples, où Giovanni Laterza s'était effectivement rendu quelques jours auparavant. En conclusion, cinq ans après sa première intervention, Croce réussit finalement à faire entrer Evola dans le catalogue de Laterza.

 

La troisième manifestation d'intérêt de la part de Croce a probablement germé à Naples et concerne la réédition du livre de Cesare della Riviera, Il mondo magico degli Heroi.  Dans les pourparlers relatifs à cette réédition, on trouve une première lettre du 20 janvier 1932, où Laterza se plaint auprès d'Evola de ne pas avoir réussi à trouver des notes sur ce livre. Un jour plus tard, Evola répond et demande qu'on lui procure une copie de la seconde édition originale, afin qu'il y jette un coup d'oeil. Entretemps, le 23 janvier, Croce écrit à Laterza: «J'ai vu dans les rayons de la Bibliothèque Nationale ce livre sur la magie de Riviera, c'est un bel exemplaire de ce que je crois être la première édition de Mantova, 1603. Il faudrait le rééditer, avec la dédicace et la préface». Le livre finira par être édité avec une préface d'Evola et sa transcription modernisée. La lecture de la correspondance nous permet d'émettre l'hypothèse suivante: Croce a suggéré à Laterza de confier ce travail à Evola. Celui-ci, dans une lettre à Laterza, datée du 11 février, donne son avis et juge que «la chose a été plus ennuyeuse qu'il ne l'avait pensé».

 

La quatrième tentative, qui ne fut pas menée à bon port, concerne une traduction d'écrits choisis de Bachofen. Dans une lettre du 7 avril 1933 à Laterza, Evola écrit: «Avec le Sénateur Croce, nous avions un jour évoqué l'intérêt que pourrait revêtir une traduction de passages choisis de Bachofen, un philosophe du mythe en grande vogue aujourd'hui en Allemagne. Si la chose vous intéresse (il pourrait éventuellement s'agir de la collection de “Culture moderne”), je pourrai vous dire de quoi il s'agit, en tenant compte aussi de l'avis du Sénateur Croce». En effet, Croce s'était préoccupé des thèses de Bachofen, comme le prouve l'un de ses articles de 1928. Le 12 avril, Laterza consulte le philosophe: «Evola m'écrit que vous lui avez parlé d'un volume qui compilerait des passages choisis de Bachofen. Est-ce un projet que nous devons prendre en considération?». Dans la réponse de Croce, datée du lendemain, il n'y a aucune référence à ce projet mais nous devons tenir compte d'un fait: la lettre n'a pas été conservée dans sa version originale.

 

Evola, en tout cas, n'a pas renoncé à l'idée de réaliser cette anthologie d'écrits de Bachofen. Dans une lettre du 2 mai, il annonce qu'il se propose «d'écrire au Sénateur Croce, afin de lui rappeller ce dont il a été fait allusion» dans une conversation entre eux. Dans une seconde lettre, datée du 23, Evola demande à Laterza s'il a demandé à son tour l'avis de Croce, tout en confirmant avoir écrit au philosophe. Deux jours plus tard, Laterza déclare ne pas «avoir demandé son avis à Croce», à propos de la traduction, parce que, ajoute-t-il, «il craint qu'il ne l'approu­ve». Il s'agit évidemment d'un mensonge. En effet, Laterza a de­man­dé l'avis de Croce, mais nous ne savons toujours pas quel a été cet avis ni ce qui a été décidé. L'anthologie des écrits choisis de Bachofen paraîtra finalement de nombreuses années plus tard, en 1949, chez Bocca. A partir de 1933, les liens entre Evola et Croce semblent prendre fin, du moins d'après ce que nous permettent de conclure les archives de la maison Laterza.

 

Pour retrouver la trace d'un nouveau rapprochement, il faut nous reporter à notre après-guerre, quand Croce et Evola faillirent se rencontrer une nou­velle fois dans le monde de l'édition, mais sans que le penseur tra­ditionaliste ne s'en rende compte. En 1948, le 10 décembre, Evola propose à Franco Laterza, qui vient de succéder à son père, de pu­blier une traduction du livre de Robert Reininger, Nietzsche e il senso de la vita.  Après avoir reçu le texte, le 17 février, Laterza écrit à Alda Croce, la fille du philosophe: «Je te joins à la présente un manuscrit sur Nietzsche, traduit par Evola. Cela semble être un bon travail; peux-tu voir si nous pouvons l'accepter dans le cadre de la “Bibliothèque de Culture moderne”». Le 27 du même mois, le philosophe répond. Croce estime que l'opération est possible, mais il émet toutefois quelques réserves. Il reporte sa décision au retour d'Alda, qui était pour quelques jours à Palerme. La décision finale a été prise à Naples, vers le 23 mars 1949, en la présence de Franco Laterza. L'avis de Croce est négatif, vraisemblablement sous l'influence d'Alda, sa fille. Le 1er avril, Laterza confirme à Evola que «le livre fut très apprécié (sans préciser par qui, ndlr) en raison de sa valeur», mais que, pour des raisons d'«opportunité», on avait décidé de ne pas le publier. La traduction sortira plus tard, en 1971, chez Volpe.

 

Ce refus de publication a intrigué Evola, qui ignorait les véritables tenants et aboutissants. Un an plus tard, dans quelques lettres, en remettant la question sur le tapis, Evola soulevait l'hypothèse d'une «épuration». Cette insinuation a irrité Laterza. A la suite de cette polémique, les rapports entre l'écrivain et la maison d'édition se sont rafraîchis. En fin de compte, nous pouvons conclure qu'Evola est entré chez Laterza grâce à l'intérêt que lui portait Croce. Il en est sorti à cause d'un avis négatif émis par la fille de Croce, Alda, sur l'une de ses propositions.

 

Alessandro BARBERA.

(trad. franç. : Robert Steuckers)

dimanche, 21 septembre 2008

G. Faye: le choc des conceptions du monde

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Le choc des conceptions du monde

 

par Guillaume FAYE

 

La pensée métaphysique, issue du monothéisme et qui s'achève dans l'humanisme, a voulu définitivement nommer l'être, le «connaître», et, par là fixer les valeurs. La métaphysique, rompant avec la philosophie grecque pré-socratique, a pensé l'être-du-monde comme un acquis, comme une valeur suprême. Elle a envisagé l'être comme Sein  (Etre-en soi) et non comme Wesen (Etre-Devenir). Le mot français «être», ne rend pas ce double sens. Rechercher   —et prétendre trouver—  l'être comme Sein (einai en grec), c'est le dévaluer, c'est commencer une "-«longue marche vers le nihilisme». La philosophie de l'Esprit (Geist;  le noús  platonicien) prend le pas sur la philosophie de la vie et de l'action, sur la «création», la poiésis.  Toute une anthropologie en découle: pour la conception-du-monde de la tradition métaphysique et humaniste, l'humain est un être achevé puisqu'il participe de valeurs suprêmes (Dieu, notamment, ou des «lois», des «grands principes moraux») elles-mêmes achevées, connaissables, stables, universelles. «Il n'y a plus de mystère dans l'être» dit alors Heidegger. Enfermé dans les essences et les principes, l'humain perd son mystère: c'est l'humanisme précisément. Toute possibilité de dépassement de l'humain par l'homme doit être abandonnée. Les «valeurs» humaines, prononcées une fois pour toutes, courent alors le risque de la sclérose ou du tabou.

 

D'où la séparation, qui s'est toujours remarquée dans l'histoire, entre les valeurs proclamées avec emphase par les philosophies monothéistes et humanistes, et les comportements auxquels elles donnaient lieu. Sur le plan religieux, l'enfermement de l'action humaine dans des «lois», et le caractère infini mais fini à la fois du Dieu suprême, que l'on sait être définitivement omnipotent, tend a transformer le lien religieux en relation intellectuelle, en logos,  compromettant à la longue la force des mythes. Spinoza, Leibniz, Pascal et Descartes offrent des exemples de cette transformation de la métaphysique religieuse en logique; il faut se souvenir de l'amor intellectualis dei  de Spinoza, de la déduction des attributs de Dieu chez Leibniz, de l'intelligibilité de Dieu pour toute raison, affirmée par Descartes, ou, allant encore un peu plus avant dans le nihilisme religieux, du paradigme marchand du pari sur le divin de Pascal. Bernard-Henri Lévy avait parfaitement raison, en proclamant conjointement son biblisme et son athéisme, dans Le Testament de Dieu,  de se dire fidèle à la religion métaphysique hébraïque, creuset des autres monothéismes, la première à avoir formulé la préférence du logos  sur le muthos.

 

Perpétuel interrogateur

 

Au rebours, la tradition grecque qui commence avec Anaximandre de Samos et Héraclite, et qui serpentera, en tant que conception-du-monde implicite dans toute l'histoire européenne jusqu'à Nietzsche, se refuse à nommer l'être. Celui-ci est pensé comme Wesen  (être-en-devenir) comme gignesthai  (devenir transformant), mais n'est jamais défini. Le mot grec pour «vérité», nous explique Heidegger, est alèthéia,  ce qui signifie «dévoilement inachevé». La vérité n'y est point celle du Yahvé biblique, «Je suis l'Un, je suis la Vérité». Est vérité ce qui est éclairé par la volonté humaine, cette volonté qui soulève le voile du monde sans jamais faire advenir au jour la même réalité.

 

Dans la philosophie grecque, comme chez Heidegger, des mots innombrables sont utilisés pour «penser l'être». On ne pourra jamais répondre à la question de l'être, comme on ne pourra jamais connaître 1'«essence du fleuve», perpétuellement changeant, qui coule sous le pont. Le monde, dans son être-devenir, reste alors toujours l'«Obscur», et l'homme, un perpétuel interrogateur, un animal en quête constante de l'«éclairement». L'hominité, nous dit Heidegger, est caractérisée par le deinotaton, l'«inquiétance»: inquiéter le monde, c'est le questionner éternellement, le faire sortir et se faire sortir soi-même de la quiétude, cette illusion de savoir où l'on est et où l'on va.

 

Cette conception-du-monde se représente l'humain, perpétuel donneur de sens, en duel avec le monde, qui se dérobe à ses assauts, et qui demande, pour se laisser partiellement arraisonner, toujours de nouvelles formes d'action humaine, de nouveaux sens, de nouvelles valeurs, qui seront à leur tour transgressées.

 

Sacré et ouverture-au-monde

 

La mythologie grecque qui nous offre le spectacle de combats entre des dieux inconstants et des guerriers humains jamais découragés, toujours ardents dans leur passion de violer les lois divines pour préserver leur vie ou les lois de leur communauté, constitue l'aurore de cette conception européenne du monde. Une fin de l'histoire, par la réconciliation avec le divin métaphysique, enfin connu, lui est profondément étrangère. Cette conception-du-monde est la seule qui autorise à envisager la fondation d'un surhumanisme: l'humain, passant de cycles historiques de valeurs en cycles historiques de valeurs, transforme à chaque étape épochale la nature de sa Volonté-de-Puissance selon le processus de l'Eternel Retour de l'Identique. Le cosmos reste un mystère, il est 1'«obscur en perpétuel devoilement», comme, de manière singulièrement actuelle, l'envisage aussi la physique moderne. Le mythe reste présent au cœur du monde; cette impossibilité voulue et acceptée de connaître et de nommer l'être du monde, confère à celui-ci un caractère aventureux et risqué, et à l'action humaine la dimension tragique et solitaire d'un combat éternellement inachevé. Le sacré, au sens le plus fort, peut alors surgir dans le monde: il réside dans cette distance entre la volonté humaine et la «dérobade» du monde, bien visible d'ailleurs dans les entreprises scientifiques et techniques modernes. Le sacré n'est pas réservé à un principe (moral ou divin) ou à un attribut substantiel de l'être (un dieu), mais il habite par le fait de l'homme, le monde. Le sacré s'apparente à un sens donné par l'humain à son entour: le monde, nous dit Hölderlin, est vécu alors comme «nuit sacrée». Il n'y a plus lieu de se rassurer en recherchant 1'«essence de l'être», prélude à la fin de l'histoire, puisque l'homme de cette conception grecque du monde désire l'inquiétude. Il s'assume ainsi comme pleinement humain, c'est-à-dire toujours en marche vers le sur-humain, puisqu'il se conforme à son ouverture-au-monde ( la Weltoffenheit  dont parlait Gehlen) inscrite dans sa physiologie et éprouvée par la biologie moderne.

 

La recherche de l'être comme Sein, quête de l'absolu métaphysique et moral, peut s'envisager alors comme une entreprise in-humaine, et l'humanisme qui en découle philosophiquement comme une idéologie proprement non-humaine, plus exactement maladive. C'est dans l'historicité (Geschichtlichkeit)  et la mondanité (Weltlichkeit),  ce que les grecs appelaient le to on (l'étant) et les latins l'existentia, que réside le chemin que nous pouvons choisir de suivre ou de ne pas suivre.

 

Le suivre, s'enfoncer dans le Holzweg, la sente de bûcheron qui ne mène «nulle part» sinon «au cœur de la forêt sacrée», dont nous parle mystérieusement Heidegger, voilà ce qui est renouer avec l'aurore de la Grèce: reprendre le fil coupé par le christianisme et «la sortir de l'oubli». La sente ne mène pas vers un bourg, celui où les marchands se reposent, mais, inquiétante, elle s'enfonce vers l'aventure. L'«aventure», c'est-à-dire   l'advenir, ce qui, au détour du chemin «surgit du futur»: l'histoire.

 

Voici donc le sens fondamental de l'entreprise de Nietzsche, puis de Heidegger, et après lui sans doute de bien d'autres: réinstaller, en Europe, à l'époque technique, cette conception-du-monde incomplètement formulée, inachevée par certains grecs, mais le faire sous une forme différente, auto-consciente en quelque sorte, en sachant que même ce travail sera à recommencer. Nous, hommes du soir, de l'Hespérie (Abend-land), (par rapport à cette Grèce des pré-socratiques qui a voulu être l'Aurore d'une conception du monde) un travail nous attend, qui n'a rien de philosophique, au sens intellectuel du terme: rendre auto-consciente, au sein de l'Europe de la civilisation technique, une forme transfigurée de cette conception-du-monde, ou de cette religion-du-monde de l'aube grecque, tirée de l'oubli par Nietzsche et Heidegger.

 

Guillaume FAYE.

 

samedi, 20 septembre 2008

Citation de Gonzague de Reynold

Même avec des bottes de sept lieues...

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On ne vit pas sans s'anémier en dehors de son climat. Vous m'objecterez, vous, hommes de progrès, qu'aujourd'hui le moteur a raccourci les distances physiques : je vous répondrai qu'il a augmenté les distances morales. Vous ajouterez que l'homme contemporain vit d'une manière autrement indépendante de sa terre que l'homme d'autrefois : je vous répondrai que cet homme a fait passer sa terre dans sa conscience, qu'il a reconnu toute l'influence du milieu, qu'il y a des atavismes collectifs, que les origines naturelles ont imprimé à chaque peuple des caractères indélébiles et lui ont assigné une direction initiale et que, même si nous avons des bottes de sept lieues, nous emportons toujours notre sol natal aux clous de nos souliers.

Gonzague de Reynold, Défense et Illustration de l'esprit suisse

jeudi, 18 septembre 2008

J. Evola: Jünger et l'irruption de l'élémentaire dans l'espace bourgeois

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Julius EVOLA:

 

Jünger et l'irruption de l'élémentaire dans l'espace bourgeois

 

Il est visible et il nous paraît évident qu'à travers l'économie se sont réveillées des forces «élémentaires», qui, en de nombreux domaines, échappent au contrôle du bourgeois et, ainsi, deviennent le substrat d'une nouvelle unité, collective cette fois.

 

Ce constat nous amène effectivement à certains aspects de la crise du monde bourgeois et à les étudier; selon Jünger, il faut tourner notre attention vers quelques traits caractéristiques du bourgeois qui correspondent à son idéal de sécurité commode et d'exclusion de toute force élémentaire hors de sa vie.

 

Le concept d'élémentaire joue un rôle central dans le livre de Jünger. Comme chez d'autres auteurs allemands, le terme «élémentaire» n'est pas utilisé chez Jünger dans le sens de “primitif”; il désigne bien plutôt les puissances les plus profondes de la réalité qui échappent aux structures intellectuelles et moralistes et qui sont caractérisées par une transcendance, positive ou négative selon l'individu: c'est comme si l'on parlait des forces élémentaires de la nature. Dans le monde intérieur, il existe des puissance qui peuvent faire irruption dans la vie, tant la vie personnelle que la vie collective, en venant d'une strate psychique plus profonde. Quand Jünger parle de l'exclusion de l'élémentaire dans le monde bourgeois, il est évident qu'il s'associe à la polémique développée par plusieurs courants d'idées contemporains, depuis l'irrationalisme, l'intuitionnisme, la religion de la vie (ou vitaliste) jusqu'à la psychanalyse et à l'existentialisme; il s'insurge contre la vision rationaliste-moraliste de l'homme, prédominante hier encore. Mais nous allons voir que la position de Jünger est originale dans ce contexte, car il conçoit des formes actives, lucides, non régressives des rapports de l'homme à l'élémentaire, ce qui le distingue de l'orientation problématique, propre à la grande majorité des courants que nous venons de mentionner.

 

La préoccupation constante du monde bourgeois est donc «de fermer hermétiquement l'espace vital à tout irruption de l'élémentaire», de «se créer une ceinture de sécurité face à l'élémentaire». De ce fait, la sécurité dans la vie est donc l'exigence de ce monde, que devra consolider et légitimer le culte de la raison: une raison «pour laquelle tout ce qui est élémentaire équivaut à l'absurde et à l'insensé». Inclure l'élémentaire dans l'existence, avec tous les problèmes et les risques que cela peut impliquer, voilà ce qui apparaît inconcevable au bourgeois; pour lui, c'est une aberration qu'il faut prévenir par le truchement de techniques pédagogiques adéquates. Jünger écrit: «Le bourgeois ne se sent jamais assez hardi pour se mesurer au destin en luttant et en s'exposant aux dangers, parce que l'élémentaire réside en dehors de son monde idéal; pour lui, l'élémentaire est l'irrationnel voire l'immoral. Il cherchera donc à le tenir toujours à distance, que celui-ci lui apparaisse sous le mode de la puissance ou de la passion, ou se manifeste dans les forces de la nature, dans le feu, l'eau, la terre ou l'air. De ce point de vue, les grandes villes du début du siècle apparaissaient comme les citadelles de la sécurité, comme le triomphe des murs qui, à ce moment-là, cessaient d'être les murs antiques des enceintes fortifiées et se manifestaient désormais comme pierres, asphalte et vitres encerclant la vie, similaires à la structure des rayons d'une ruche, pénétrant jusqu'à la trame la plus intime de la vie. Dans ce sens, toute conquête de la technique est un triomphe de la commodité et toute apparition de l'élémentaire est régulée par l'économie».

 

Pour Jünger, le caractère anomal de l'ère bourgeoise ne réside pas tant dans la recherche de la commodité «que dans ce trait spécifique qui s'associe à ces tendances: c'est-à-dire dans le fait que l'élémentaire se présente comme l'absurde et, partant, que les murs d'enceinte de l'ordre bourgeois se présentent simultanément comme les murs d'enceinte de la rationalité». Tel est donc bien le point d'ancrage de la polémique anti-bourgeoise de Jünger. Il distingue bien la rationalité du culte de la raison et conteste l'idée qui veut qu'un ordre et une mise en forme rigoureuse de la vie soient possibles et concevables seulement selon le schéma rationaliste, partant d'une imperméabilisation de l'existence face à l'élémentaire. Parmi les tactiques utilisées par le bourgeois, il y a celle qui consiste à «présenter toute attaque contre le culte de la raison comme une attaque contre la raison en elle-même, afin de pouvoir bannir cette attaque dans l'aire de l'irrationnel». En vérité, toute attaque peut s'identifier à une autre, mais seulement selon la vision bourgeoise, c'est-à-dire seulement sur base de «la conception spécifiquement bourgeoise de la raison, caractérisée par une “inconciliabilité” avec l'élémentaire». Cette antithèse ne peut être retenue comme valide par un nouveau type humain: du reste, cette antithèse est dépassée de fait par des figures «comme, par exemple, celles du croyant, du guerrier, de l'artiste, du navigateur, du chasseur, du travailleur et, aussi, finalement, du délinquant»; pour toutes ces figures, à l'exception de la dernière, le bourgeois nourrit une aversion plus ou moins ouverte, parce que «pour ainsi dire, elles portent déjà à l'intérieur même des cités, par leurs apparences, l'odeur du danger, parce que déjà leur simple présence représentent une instance dirigée contre le culte de la raison».

 

Mais «pour le guerrier la bataille est un événement dans lequel se réalise un ordre suprême, pour le poète les conflits les plus tragiques sont des situations où le sens de la vie peut se condenser en un mode particulièrement net»; la délinquence elle-même peut être expliquée par une rationalité lucide; quant au croyant, «il participe à la sphère plus vaste d'une vie pleine de signification. Soit par le malheur ou le danger ou le miracle, le destin l'englobe directement dans un tissu d'événements plus puissants. Les dieux aiment se manifester dans les éléments, dans les astres enflammés et dans la foudre, dans les ronces que la flamme ne consume pas». L'élément décisif qu'il s'agit surtout de reconnaître ici est que «l'homme peut demeurer en rapport avec l'élément(aire) sur un plan supérieur ou sur un plan inférieur et qu'en conséquence, multiples sont les plans sur lesquels tant la sécurité que le danger retournent dans l'ordre. Au contraire, dans le bourgeois, on perçoit un homme qui ne reconnaît comme valeur suprême que la sécurité, et détermine sa conduite de vie sur base de cet idéal de sécurité». «Les conditions pour promouvoir cette sécurité, que le progrès cherche à réaliser, sont corollaires de la domination universelle de la raison bourgeoise, laquelle devrait non seulement limiter, mais, en bout de course, détruire, toutes les sources de danger. Et, comme à la lumière de cette raison, le danger est présenté comme étant l'irrationnel, on ôte à celui-ci tout droit de faire partie de la réalité. Il est fort important, dès lors, dans un tel mode de penser, de voir l'absurde dans tout danger: celui-ci semble éliminé dès le moment où, dans le miroir de la raison, il apparait comme une erreur».

 

«Dans les ordonnancements tant spirituels qu'objectifs du monde bourgeois, on peut constater tout cela», poursuit Jünger. «En grand, on peut le voir dans la tendance à concevoir l'Etat  —lequel, normalement, se base pour l'essentiel sur la hiérarchie, en termes de société—  comme une forme ayant pour principe fondamental l'égalité et se constituant par le truchement d'un acte de la raison. Cette vision révèle la volonté d'imposer une organisation complexe, un système de sécurité devant ventiler et atténuer toutes les formes de risques, non seulement dans le domaine de la politique intérieure et extérieure, mais aussi dans celui de la vie individuelle, ce qui constitue une tendance à dissoudre le destin par un calcul de probabilités. Cette vision révèle enfin, dans ses multiples et complexes tentatives de ramener la vie de l'âme à des rapports de cause à effet, dans sa volonté de transférer la vie de l'âme du domaine de l'imprévisible à celui du calculable, et puis de l'insérer dans la sphère “éclairée” de la conscience extérieure». Dans tous les domaines, la tendance est d'éviter les conflits et de démontrer leur “évitabilité”. Mais vu que les conflits surviennent malgré tout, pour le bourgeois, «l'important est de démontrer qu'ils sont une erreur que l'éducation et une pédagogie “éclairée” des esprits devront empêcher la répétition».

 

Mais un tel monde ne serait qu'un monde d'ombres, où l'idéologie des Lumières surévaluerait ses propres forces, en croyant qu'il puisse tenir vraiment debout. En réalité, «le danger est toujours présent; comme un élément de la nature, il cherche continuellement à briser la digue que l'ordre a construit pour l'enserrer; et, par l'effet des lois d'une mathématique occulte mais infaillible, il se fait d'autant plus menaçant et mortel que l'ordre cherche à l'exclure. En fait, le danger veut être non seulement un élément de cet ordre mais, en plus, le principe d'une sécurité supérieure, que jamais le bourgeois ne pourra connaître». En règle générale, si l'on peut exclure l'élémentaire dans un type donné d'existance, cette exclusion «doit être soumise à certaines lois, parce que l'élémentaire n'existe pas seulement dans le monde externe mais est aussi inséparable de la vie de chaque individu». L'homme vit dans l'“élémentarité” dans la mesure où il est un être naturel, un être mu spirituellement par des forces profondes. «Aucun syllogisme ne pourra jamais se substituer au battement du cœur ou à l'activité des reins; il n'existe aucune grandeur qui puisse naître de la seule raison, qui, de temps en temps, doit bien se soumettre aux passions, nobles ou ignobles». Enfin, se référant au monde économique, Jünger note que «s'il est beau le mode par lequel nous nous voyons imposer des calculs, et si l'unique résultat de ceux-ci doit être le bonheur, il restera toujours un résidu qui se soutraira à toute analyse et l'être humain aura le sentiment d'être appauvri, de vivre une désespérance croissante».

 

Mais l'élémentaire a une double source. «D'une part, il a sa source dans un monde qui est toujours dangereux, comme la mer recèle en elle le danger même quand elle n'est pas troublée par le moindre ventelet. D'autre part, il a d'autres sources dans l'âme humaine, qui a soif de jeu et d'aventure, d'amour et de haine, de triomphe et de chute, qui ressent tant le besoin du risque que de la sécurité; et donc, pour cette âme humaine, un Etat absolument sécurisé apparaît comme un Etat d'incomplétude». En prononçant d'aussi audacieuses paroles, Jünger se réfère implicitement à un type humain différent de celui véhiculé par le monde bourgeois, mais que ce monde génère malgré lui.

 

La domination des valeurs bourgeoises peut donc se mesurer «à la distance que l'élémentaire semble avoir prise en se retirant de l'existence». Jünger dit “semble”, parce que l'élémentaire se sert de multiples masques et trouve toujours un moyen de se nicher au centre même du monde bourgeois, pour en miner les ordonnancements rationalisants et émerger dès que survient une crise. Par exemple, Jünger rappelle comme déjà dans le passé, sous le signe de la Révolution française, quelles noces cruelles furent celles qui unirent la bourgeoisie et le pouvoir. Le dangereux et l'élémentaire se sont réaffirmés «face aux astuces les plus subtiles par lesquelles on a cherché à les circonvenir; ils s'introduisent de façon imprévue dans les rouages mêmes de ces astuces, en prennent les travestissements, ce qui fait que tout ce qui est civilisation [au sens bourgeois] présente un visage ambigu; nous connaissons tous les rapports qui existent entre les idéaux de fraternité universelle et les gibets, entre les droits de l'homme et les massacres». Non que ce soit le bourgeois lui-même qui veuille imposer de telles circonstances contradictoires: car quand il parle de rationalité et de moralité, il se prend terriblement au sérieux: «tout cela est plutôt un terrible rire sarcastique qu'adresse la nature aux masques se présentant sous le visage de la moralité, une exultation frénétique du sang dirigée contre l'intellect, après que se soit achevé le prélude des beaux discours». En revanche, ce qui mérite d'être remarqué, c'est «le jeu ingénieux des concepts par lequel le bourgeois cherche à faire ressortir ces vertus et à ôter aux mots tout ce qu'ils ont de dur et de nécessaire, afin que transparaisse seulement une moralité que tous sont tenus de reconnaître». Par exemple, cette attitude est bien visible sur le plan international, «quand on cherche à présenter la conquête d'une colonie comme étant une pénétration pacifique ou comme une opération civilisatrice, ou l'incorporation d'une province appartenant à un pays voisin comme un effet de la libre auto-décision des peuples, ou, enfin, les rapines perpétrées par les vainqueurs comme des réparations». Il est évident qu'à ces exemples avancés par Jünger on pourrait facilement ajouter des faits plus récents. Parmi les cas les plus typiques, nous pourrions ajouter les «nouvelles croisades», les tribunaux de vainqueurs, les «aides aux pays sous-développés», etc.

 

Dans ce même ordre d'idées, est exact ce que dit Jünger quand il relève que c'est justement à l'époque où se sont officiellement et bruyamment propagées les valeurs bourgeoises de “civilisation” que l'on a assisté à des événements que l'on n'aurait plus cru possibles dans un monde éclairé: des phénomènes de violence et de cruauté, de délinquence organisée, de déchaînements d'instincts, de massacres. Tous ces événements représentent «la réduction à l'absurde de l'utopie bourgeoise de la sécurité». En guise de bon exemple, Jünger signale les conséquences qu'a déjà eues le prohibitionnisme aux Etats-Unis: il constitue une tentative moralisatrice, promise par une littérature faite d'utopisme social, et qui semble avoir été conçue comme une mesure de sécurité; elle n'a cependant réussi qu'à attiser des forces élémentaires du plus bas niveau. Ainsi, l'Etat, en suivant rigidement le principe bourgeois, se réfère à des catégories abstraites, rationnelles et moralisantes, et exclut l'élémentaire; mais, en réalité, cet Etat fait en sorte que cet élémentaire s'active en dehors du cadre qu'il installe. «Le moral et le rationnel n'étant pas des liens primordiaux mais seulement des liens propres à l'esprit abstrait, dit Jünger, toute autorité ou tout pouvoir qui veulent se baser sur eux, ne seront qu'autorité ou pouvoir apparents, et, simultanément, la sécurité bourgeoise ne tardera pas à manifester son caractère utopique et éphémère». Il serait bien difficile de contester la réalité de cette dialectique, surtout dans la période qui a suivi la rédaction du Travailleur. C'est effectivement à cette dialectique que se rapportent, d'une part, l'un des facteurs principaux de la crise du monde bourgeois, et, d'autre part, cette autre face, informe, obscure et dangereuse des structures sociétaires modernes, ordonnées et régulées seulement en surface, mais privées tant d'un sens supérieur que de racines dans les strates psychiques les plus profondes.

 

Déjà au moment de la rédaction du Travailleur,  après la première guerre mondiale, il était clair qu'un phénomène analogue de contre-coup allait se produire quand on allait appliquer de tels principes, notamment celui qui se profile derrière le concept bourgeois de liberté abstraite: dans la mesure où l'on reconnaît au principe de la démocratrie nationale une validité universelle, sans opérer la moindre discrimination, on aboutit automatiquement à un état d'anarchie mondiale, suscitant de nouvelles causes de crise au sein de l'ordre ancien, telle la révolte des peuples colonisés et de toutes les forces auxquelles, en Europe et ailleurs, le principe d'auto-détermination des peuples a donné une souveraineté politique même quand il s'agissait de tribus ou de populations, explique Jünger, «dont le nom n'était pas connu de l'histoire politique mais seulement, à la rigueur, des manuels d'ethnologie. Cet état de choses a pour conséquence naturelle la pénétration dans l'espace politique de courants purement élémentaires, de forces appartenant moins à l'histoire qu'à l'histoire naturelle». Aujourd'hui, ce constat est encore plus exact qu'hier.

 

Pour nous, il est cependant plus important d'examiner la crise du système dans ses aspects spirituels. Jünger parle surtout de formes de défense et de compensation qui se sont déjà manifestées en marge de la société bourgeoise, avec le phénomène du romantisme. «Il y a des périodes où les relations de l'homme avec l'élémentaire se manifestent sous l'aspect de propensions au romantisme, lesquelles constituent déjà en soi un point de fracture. Selon les circonstances cette fracture se fera visible: on se perdra dans le lointain (l'exotique), dans l'ivresse, la folie, la misère ou la mort. Ce sont là toutes des formes de fuite où l'homme isolé, après avoir cherché en vain une voie de sortie dans tout l'espace du monde spirituel ou matériel, met bas les armes. Mais, en tant que telle, la capitulation, peut aussi revêtir les apparences d'une attaque, comme quand un navire de guerre, en sombrant, tire encore une ultime bordée à l'aveuglette».

 

«Nous avons su reconnaître la valeur de la sentinelle tombée sur sa position perdue, continue Jünger. Nombreuses sont les tragédies auxquelles se lient de grands noms, mais il y a aussi beaucoup de tragédies anonymes, où des groupes entiers, des strates sociales entières, qui subissent une raréfaction de l'air nécessaire à la vie, comme s'ils avaient été pris par un vent de gaz toxiques». Ce que Jünger ajoute ensuite a une base autobiographique et reflète ses propres expériences de jeunesse, dont nous avons déjà eu l'occasion de parler: «Le bourgeois a presque réussi à persuader le cœur aventureux que le danger n'existe pas, qu'une loi économique gouverne le monde et l'histoire. Mais les jeunes gens qui dans la nuit et le brouillard abandonnent la maison de leur père ont le sentiment intime de devoir aller très loin à la recherche du danger, au-delà de l'océan, en Amérique, à la Légion Etrangère, dans des pays où poussent les arbustes qui donnent le poivre. Mais surgissent aussi des figures qui n'auront pas le courage de s'exprimer dans ce langage propre et supérieur, comme celle du poète qui se sent pareil au pétrel dont les ailes puissantes, créées pour la tempête, ne deviennent, hélas, plus qu'un objet de curiosité inopportune dans un milieu étranger, sans vent, ou comme celle du guerrier né, qui semble n'être qu'un bon à rien, parce que la vie du marchand le remplit de dégoût».

 

Pour Jünger, le point décisif de fracture a eu lieu pendant la première guerre mondiale. «Dans la joie, les volontaires l'ont saluée (écrit Jünger en se souvenant visiblement de ce qu'il a lui-même vécu) parce qu'elle leur procurait un sentiment de libération des cœurs et que, d'un trait, se révélait à eux une vie nouvelle, plus dangereuse. Dans cette joie, se cachait aussi, tapie, une protestation révolutionnaire contre les valeurs anciennes, tombées irrémédiablement en désuétude. A partir de ce moment-là, dans tous les courants de pensée, dans tous les sentiments et dans tous les événements, s'est infusé une couleur nouvelle, élémentaire». L'important, ici, est de voir comment, par la force même des choses, un nouveau mode d'être a commencé à se différencier. Jünger relève aussi le rôle qu'ont joué dans la jeunesse combattante, entraînée dans la complexité de cette guerre, les enthousiasmes, les idéaux et les valeurs du patriotisme conventionnel lié au monde bourgeois. Mais, bien vite, il est apparu clairement que cette guerre réclamait des réserves de forces bien différentes de celles nourries à ces sources bourgeoises: et cette différence est celle qui distingue les sentiments d'enthousiasme des troupes quittant les gares, d'une part, et «leur action entre les cratères, sous le fer et le feu d'une bataille de matériel», d'autre part. Alors, dans cette épreuve du feu, disparait le contexte qui justifiait la protestation romantique. Cette protestation-là, écrit Jünger, «est condamnée au nihilisme, là où elle est fuite, simple polémique contre un monde qui sombre, or en tant que telle, elle reste conditionnée par lui. Elle ne devient force que quand elle donne lieu à un type spécial d'héroïsme». Là s'annonce le thème central du Travailleur:  traverser une zone de destruction sans être soi-même détruit. La même expérience aura des effets totalement opposés chez des hommes d'une même génération: «les uns se sont sentis déchirés par elle, les autres ont participé à un vécu jamais expérimenté auparavant, grâce à l'extrême proximité de la mort, avec le feu et le sang». La discordance découle de l'ambigüité d'avoir eu comme uniques béquilles les valeurs bourgeoises qui se basaient sur l'individu et sur l'exclusion de l'élémentaire, et d'avoir été capables de vivre une nouvelle liberté. S'il avait été déchiré, brisé, par la guerre, Jünger aurait pu se référer aux mots qu'Erich Maria Remarque a mis en exergue de son fameux livre A l'Ouest rien de nouveau:  «Ce livre ne veut ni accuser ni démontrer une thèse; il veut seulement dire quelle fut une génération, déchirée par la guerre même quand les obus l'ont épargnée». Mais comme Jünger est de ceux qui savent intimement qu'ils ont vécu une expérience unique, il voit en ses compagnons de combat ceux qui anticipativement ont constitué le «type»: c'est-à-dire un homme qui se tient debout parce qu'il veut se rendre capable d'un rapport actif avec l'élémentaire, et, parallèlement, développer des formes supérieures de lucidité, de conscience et de maîtrise de soi, parce qu'il veut se dés-individualiser et accepter un réalisme absolu, parce qu'il connaît le plaisir des prestations absolues, de la plénitude maximale de l'action, assortie d'un minimum de “pourquoi?” et de “dans quel but?”. C'est là que «les lignes de la force pure et celles de la mathématique se rencontrent»; dans l'aire d'une conscience accrue, «il est possible de potentialiser les moyens et les énergies premières de la vie, dans un sens inattendu, jamais encore expérimenté».

 

«Dans les centres occultes de la force, par laquelle on domine la sphère de la mort, on rencontre une humanité nouvelle, qui se forme par le biais d'exigences nouvelles», écrit Jünger. «Dans un tel paysage, on ne peut plus apercevoir l'individu qu'avec beaucoup de difficultés; le feu a calciné tout ce qui n'a pas un caractère objectif». Les processus en plein développement sont tels que toute tentative de la raccorder encore au romantisme et à l'idéalisme de l'individu finissent par sombrer irrémédiablement dans l'absurde. Pour dépasser victorieusement «quelques centaines de mètres où règne la mort mécanique», on n'a nul besoin des valeurs abstraites, morales ou spirituelles, de la libre volonté, de la culture, de l'enthousiasme ou de l'ivresse aveugle qui méprise le danger. Pour cela, il faut une énergie nouvelle et précise, tandis que «la force combattive du milieu dans son ensemble assume un caractère moins individuel que fonctionnel». En outre, on découvre des correspondances entre le point de destruction et l'apogée spirituelle d'une existence; c'est là que se déchaînent les prémisses de la personne absolue. Les rapports avec la mort se transforment et «la destruction peut surprendre l'homme singulier dans ces instants précieux où on lui demande un maximum d'engagement vital et spirituel». Alors, «à la fin, on peut aussi reconnaître la liberté la plus élevée». Tout cela devient, finalement, un part naturelle, voulue d'avance, d'un nouveau style de vie. Finalement se présentent «des figures d'une suprême discipline du cœur et des nerfs, indices d'une froideur quasi métallique, extrême et lucide, où la conscience héroïque se montre capable d'utiliser le corps comme un pur instrument, en lui imposant une série d'actions complexes, au-delà de l'instinct de conservation. Entre les flammes d'un avion touché, dans les chambres d'air d'un submersible qui coule, on accomplit encore un travail qui, au sens propre, transcende la sphère de la vie et dont jamais aucun communiqué ne signalera». Les deux termes qui s'unissent dans ce «type» sont donc l'élémentaire en acte, en soi et en dehors de soi, d'une part, et la discipline, l'extrême rationalité, l'extrême objectivité, c'est-à-dire un contrôle abstrait et absolu de l'activation totale de son être propre, d'autre part.

 

C'est ainsi, d'après Jünger, que déjà au cours de la première guerre mondiale, s'annonçait l'avènement d'une nouvelle «forme intérieure», et nous avons déjà eu l'occasion de dire qu'en elle, il voyait ce qui allait devenir décisif pour l'humanité en devenir, c'est-à-dire les culminations exceptionnelles, à l'image des extériorisations guerrières. La crise finale du monde bourgeois et de toutes les valeurs anciennes, pour Jünger, découle de la civilisation de la technique et de la machine, et de toutes les formes d'élémentarité qui leur sont consubstantielles. Et substantiellement identique serait le type d'homme qui, spirituellement, n'est pas le vaincu mais le vainqueur, que ce soit sur les champs de bataille modernes ou dans un monde absolument technicisé. Substantiellement identique serait le type de dépassement et de formation intérieure qui serait requis dans les deux cas. C'est ainsi que s'ébauche la figure de l'homme que Jünger nomme le “Travailleur”, qu'une continuité idéale unirait «au soldat vrai, invaincu, de la Grande Guerre».

 

Julius EVOLA.

(Chapitre extrait de L'«Operaio» nel pensiero di Ernst Jünger,  éd. Volpe, Rome, 1974; trad. franç.: Robert Steuckers).

Julius EVOLA

mercredi, 17 septembre 2008

Citation de Chateaubriand

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