Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 13 octobre 2016

La géographie sacrée de Douguine: la Russie au coeur de la tradition

maphybporb2b951e0466c353.jpg

La géographie sacrée de Douguine: la Russie au coeur de la tradition

Régulièrement sous le feu des projecteurs pour sa supposée influence sur le Kremlin, Alexandre Douguine a repris et développé le concept géopolitique d’Eurasie. À travers cette notion, il prône le recours à la géographie sacrée et à la tradition dans la géopolitique contemporaine.

Pour Douguine, la géopolitique n’est pas une science comme les autres. Si l’alchimie et la magie ont disparu au profit de leurs formes modernes et séculières que sont la chimie et la physique, la géographie sacrée des Anciens reste vivante à travers la géopolitique. Rappelant la théorie du Heartland du géopoliticien britannique Mackinder, Douguine fait de l’Eurasie la pièce maîtresse de la géographie sacrée. Avec la Russie en son centre, l’Eurasie incarnerait le dernier bastion de la tradition dans l’hémisphère nord, seul capable de lutter efficacement contre la modernité.

Le penseur russe prétend que la géographie façonne les idéologies, les cultures et les religions. Les civilisations des plaines, des steppes ou des déserts, propices à l’expansion et à la conquête, diffèrent par exemple des civilisations des montagnes et des forêts, lesquelles sont plus enclines à conserver les traditions des peuples. Douguine défend également la pertinence de l’opposition traditionnelle thalassocratie – tellurocratie, utilisée pour qualifier deux types distincts de puissances. Celles qui dominent par la maîtrise de la mer et celles qui dominent par la maîtrise de la terre, étant précisé que ces modes de domination ne seraient pas anodins sur le plan idéologique.

william-blake-behemoth-and-leviathan.jpg

Selon Douguine, la tellurocratie incarnerait la stabilité, la pesanteur, la fixité et le politique, tandis que la thalassocratie promouvrait la mobilité, la fluidité, la dynamique et l’économie. Alors que les empires terrestres, souvent militaires, seraient de forme tellurocratique, les empires coloniaux, plus commerciaux, seraient davantage thalassocratiques. Cependant, le géopoliticien remarque que cette typologie ne se résume pas à une simple opposition eau/terre et à un déterminisme géographique strict. Il existerait ainsi des terres maritimes (les îles) et des eaux terrestres (les fleuves et les mers intérieurs). De même, Douguine remarque que la géopolitique japonaise est de type tellurocratique malgré son caractère insulaire, tandis qu’il voit dans la puissance du continent nord américain une thalassocratie qui repose sur le dynamisme de ses interfaces maritimes et commerciales. En appliquant cette grille de lecture, le penseur russe considère que l’Eurasie, continent terrestre allant de l’Europe à l’Asie et dont le centre de gravité se situe en Russie, pourrait constituer le modèle tellurocratique opposé aux atlantistes États-Unis d’Amérique.

Géographie sacrée et religions

Dépassant le strict cadre de la géographie, ce dualisme se retrouverait au sein des systèmes religieux. Les valeurs de la terre transposées au religieux se manifesteraient par la profondeur, la tradition, la contemplation et le mysticisme. Le principe atlantiste serait au contraire plus superficiel et matérialiste, accordant la primauté au rite, à l’organisation de la vie quotidienne et pouvant aller jusqu’à méconnaître la part de divin dans l’homme. Douguine voit ainsi dans l’orthodoxie l’aspect terrestre du christianisme, tandis que le catholicisme et le protestantisme en constitueraient la face atlantiste. De même, au sein de l’islam, le principe terrestre se retrouverait davantage dans certaines branches du chiisme et dans le soufisme. Au contraire, le salafisme et le wahhabisme seraient davantage atlantistes par l’importance accordée au rite et par leur dogmatisme religieux désireux d’éradiquer les spiritualités traditionnelles des peuples convertis. Face au protestantisme américain et au salafisme saoudien, dont Douguine fait remarquer les alliances géopolitiques depuis 1945, le monde russe réunit au contraire des religions de type tellurique avec l’orthodoxie russe mais aussi l’islam caucasien et d’Asie centrale.

hassidi.jpgQuant au judaïsme, non seulement il n’échapperait pas à cette opposition interne, mais celle-ci se retrouverait aussi dans les formes séculières de la pensée juive. Douguine analyse les branches mystiques du judaïsme (hassidisme, sabbataïsme, kabbalisme) comme l’expression de l’aspect terrestre de cette religion. Au contraire, le talmudisme en représenterait l’aspect atlantiste notamment par l’accent mis sur la rigueur dogmatique et le rationalisme. Par ailleurs, rappelant l’influence du messianisme juif sur le développement du marxisme et du bolchevisme, Douguine voit dans ces derniers des formes séculières du judaïsme terrestre. Au contraire, le judaïsme atlantiste sécularisé aurait contribué à l’essor du capitalisme et de l’esprit bourgeois. Le géopoliticien russe voit dans cette tension interne au judaïsme l’explication d’un récurrent « antisémitisme juif ». Les propos de Karl Marx, affirmant notamment que l’argent serait le Dieu profane du judaïsme (La question juive), seraient l’incarnation empirique du juif mystique s’attaquant au juif talmudiste, soit une émanation de la tradition contre une forme de la modernité.

Actualisation de l’éternelle lutte entre tellurocratie et thalassocratie, mais aussi fondement sous-jacent de la guerre entre tradition et modernité, l’opposition entre eurasisme et atlantisme ne résume pas la vision de la géographie sacrée selon Alexandre Douguine. Celui-ci s’appuie également sur les dualismes Orient – Occident et Nord – Sud. Pour le chantre de l’eurasisme, l’Orient incarne l’archaïsme, la tradition et la primauté du supra-individuel sur l’individu. L’Occident représente au contraire le progrès matériel, la modernité et l’individualisme. Fidèle aux représentations géographiques de nombreuses traditions (biblique, égyptienne, iranienne ou encore chinoise), cette opposition est également corroborée par les représentations contemporaines fréquentes du « monde occidental » et de l’Orient. Cependant, dans la géographie sacrée, ce sont les valeurs orientales qui sont supérieures aux valeurs occidentales. On peut observer l’exact inverse dans la géopolitique moderne pour laquelle les valeurs occidentales de la démocratie libérale et des individualistes droits de l’homme associées à une stricte économie de marché sont érigées en modèle.

aurore-boreale.jpg

La tradition du Nord

Aux yeux de Douguine, le couple Orient – Occident ne serait cependant qu’une transposition horizontale tardive du couple géographique primordial opposant le Nord au Sud. Terre divine par excellence, le Nord serait la terre de l’esprit et de l’être. S’il refuse l’idée d’un Nord purement objectif qui désignerait uniquement un pôle géographique, le philosophe russe écarte toutefois la définition d’un Nord réduit à une idée. Certes, la tradition primordiale serait issue du nord géographique, mais cette époque serait révolue. L’homme du Nord, presque divin, aurait aujourd’hui disparu en tant que tel mais serait toujours présent de façon diffuse et dans des proportions variables au sein de tous les peuples. Il en est de même de l’homme du Sud, celui-ci incarnant la tendance au matérialisme et à l’idolâtrie. Si l’homme du Sud vénère le cosmos, souvent sous la forme de la Terre – Mère, il ne l’appréhende que par son instinct et se montre incapable d’en saisir la part spirituelle. Ces deux types d’homme ne s’opposeraient plus aujourd’hui frontalement mais à l’intérieur même des peuples et des civilisations. En aucun cas, cette opposition ne peut être comparée à un combat manichéen du bien contre le mal. Le Nord et le Sud sont complémentaires, le premier s’incarnant dans le second. Néanmoins, Douguine estime que le respect de l’ordre divin nécessite la supériorité du principe spirituel du Nord sur le principe matériel du Sud.

Bien que l’opposition entre le Nord et le Sud prime pour lui sur celle entre l’Est et l’Ouest, le stratège russe remarque que le premier couple prend une coloration différente selon les transpositions géographiques qui s’opèrent. Diverses combinaisons peuvent être formées par la spiritualité du Nord, le matérialisme du Sud, le holisme de l’Est et l’individualisme de l’Ouest. Douguine établit ainsi que les valeurs sacrées du Nord sont conservées stérilement par le Sud, mises en valeur par l’Est et fragmentées par l’Ouest. Quant aux valeurs du Sud, selon leur milieu d’immersion elles opacifient l’esprit du Nord, transforment le holisme oriental en négation pure de l’individu, et génèrent un matérialisme individualiste en Occident. C’est sous cette dernière forme que la modernité occidentale apparaît aux yeux du philosophe eurasiste. Fruit de la combinaison la plus négative de la géographie sacrée, la réussite supposée des pays occidentaux pourtant essentiellement situés au nord géographique prône des valeurs opposées à la tradition. Cette inversion des pôles constituerait une caractéristique de l’âge sombre, ou Kali Yuga, dans lequel le monde se trouverait aujourd’hui.

Néanmoins, Alexandre Douguine ne considère pas que le salut doive venir du Sud. Stérile par essence, celui-ci serait uniquement apte à conserver des fragments de tradition nordiste que le mystique russe perçoit dans le monde islamique, dans l’Inde hindouiste, voire dans la Chine malgré sa conversion partielle à la modernité. Le salut viendrait donc de l’alliance entre ce sud conservateur et les îlots de tradition authentique encore présent au nord, et particulièrement au nord-est. Douguine situe donc dans le monde russe le cœur actuel de la tradition et de la lutte contre la modernité. Incluant la Russie mais également ses diverses périphéries, le monde russe réunirait des qualités géographiques (être situé au nord-est au sens de la géographie sacrée), religieuses (orthodoxie, islam eurasiste, judaïsme russe) et les caractéristiques d’une puissance tellurique qui lui permettraient de jouer un rôle déterminant dans la lutte contre la modernité atlantiste, occidentale et opposée à l’esprit du Nord.

mardi, 11 octobre 2016

Alep. La France doit-elle compromettre définitivement ses relations avec la Russie?

poutine-hollande-clash.jpg

Alep. La France doit-elle compromettre définitivement ses relations avec la Russie?

par Jean Paul Baquiast
Ex: http://www.europesolidaire.eu
 
Malgré les objurgations de Jean-Marc Ayrault, devant le Conseil de Sécurité puis depuis dans tous les médias, selon lesquelles il faut radicalement condamner l'action russe à Alep, en soutien de l'offensive du régime contre les forces islamistes qui tiennent encore certains quartiers, l'on peut difficilement soutenir la position française.

Nous l'avons plusieurs fois montré, renoncer à évincer, pour des prétextes dits humanitaires, les djihadistes d'Alep signifierait dans l'immédiat une chute de Bashar al Assad et très vite ensuite l'éviction des Russes de leur bases en Syrie. Ceci est inenvisageable par Vladimir Poutine, au moment où il est en voie de rendre ces bases, notamment celle de Tartous, permanentes.

On peut se demander pourquoi la France, au plus haut niveau, continue à soutenir une exigence que même les Etats-Unis se trouvent obligés d'accepter. Un des arguments présentés est que détruire l'occupation par l'Etat islamique des zones qu'il contrôle à Alep reviendrait à libérer pour des actions terroristes en Europe les quelques centaines de « terroristes modérés » qu'il y entretient. Mais il en sera de même de la prise de Mossoul recherchée par la coalition américaine dont la France, avec ses Rafales, fait partie. Il en sera de même, plus généralement, de l'éviction des djihadistes de toute la Syrie, objectif auquel adhère la France, si l'on a bien compris;

Se protéger du terrorisme en France supposera des méthodes plus énergiques que celle consistant à en laisser quelques éléments prospérer à Alep. Ceci d'autant plus que ce terrorisme islamique apparaît comme de plus en plus endogène, en provenance de certaines banlieues et qu'il est par ailleurs lié à un narco-trafic devant lequel la République semble avoir définitivement capitulé. Ceci au grand découragement de la police qui y laissera de plus en plus de morts.

François Hollande prend actuellement le risque de rompre toute relations avec Vladimir Poutine, en refusant à propos d'Alep de le recevoir en France. Il ferait mieux de l'inviter officiellement à l'Elysée afin d'envisager en détail les actions communes à mener contre un terrorisme islamique et mafieux qui menace les deux pays.


dimanche, 09 octobre 2016

Les Turcs bazardent les USA et l’UE

carteTK-R.jpg

Les Turcs bazardent les USA et l’UE

par Hakan Karakurt

Ex: http://www.reseauinternational.com

Deux mois et demi se sont écoulés depuis l’échec de la tentative de coup d’État soutenue par les Étasuniens en Turquie. L’objectif était de renverser le Président turc, Recep Tayyip Erdoğan, à cause de sa tendance à mettre en pratique une politique étrangère indépendante de celle de l’OTAN et de l’UE. Sa vision de la politique étrangère est plutôt d’associer économiquement la Turquie à ses voisins et de former des alliances politiques régionales bénéficiant à tous les membres, tout en souhaitant par ailleurs un partenariat sur pied d’égalité avec les USA et l’UE. Refusant que les politiques soient imposées par les USA et l’UE, Erdoğan veut plutôt que les pouvoirs soient partagés afin de créer un monde plus juste et équilibré. Le refus de la Turquie de s’associer à l’embargo économique imposé à la Russie et à l’Iran, a particulièrement irrité les USA et l’UE.

Après que la Turquie a rejoint l’OTAN, en 1952, les USA ont perçu la Turquie comme un poste de police à leur service. Les priorités sécuritaires US n’ont jamais pris en considération les intérêts de la Turquie. Pour les USA, il était en général préférable que la plus faible Turquie accepte leurs exigences, même s’ils étaient contraires à ses intérêts jusqu’en 2002. Mais la détérioration des relations entre les USA et la Turquie a été finalisée quand, avec le consentement de la Russie, l’armée turque a lancé dans le nord de la Syrie l’opération militaire visant à faire complètement disparaître ISIS de la frontière turque. Ironiquement, la Turquie a entamé cette opération le 24 août, le jour de la visite en Turquie du vice-président US, Joe Biden. Il ne fait aucun doute que l’accord sur le conflit syrien, dont le but est de préserver l’unité territoriale et de régler l’avenir de la Syrie en comptant uniquement sur les forces autochtones, a été conclu entre la Russie et la Turquie lors de la visite d’Erdoğan en Russie, le 9 août.

Le but premier des USA, morceler la Syrie, une stratégie US très classique visant à attiser l’instabilité au Moyen-Orient en soutenant des groupes ethniques (YPG) et sectaires (Al-Nusra), est sur le point d’être anéanti par l’alliance retrouvée entre un membre de l’OTAN, la Turquie, et le principal rival des USA, la Russie !

L’arrogance US et l’endurance et la prescience russes, ont créé une alliance non déclarée entre la Russie et la Turquie. Cette alliance n’a pas seulement modifié l’équilibre des forces en Syrie, mais aussi la grande stratégie pour à la fois les USA et les puissances eurasiennes.

L’UE considère la Turquie comme un grand marché pour ses produits (38% des importations turques) et comme un tampon entre elle et les pays du Moyen-Orient. Tout comme la russophobie vide de sens, la turcophobie est encore très banale chez les Européens. Après le coup d’État manqué, au lieu de soutenir le gouvernement légitime démocratiquement élu, l’UE a gardé le silence et les médias dominants européens ont grossièrement accusé le Président turc d’avoir conçu la mise en scène d’un coup d’État pour consolider son pouvoir autoritaire. En outre, ne tenant aucun compte de la guerre asymétrique en cours en Turquie orientale contre les terroristes séparatistes, l’UE a tenté de forcer le gouvernement turc à assouplir sa loi antiterroriste et a retardé la règle d’abolition des visas pour les Turcs [visitant l’UE]. Pendant ce temps-là, l’UE ouvre grand ses portes aux Ukrainiens dirigés en ce moment par un « gouvernement pro-européen ». C’est pourquoi, lors de la cérémonie d’ouverture du Parlement turc, le 1er octobre, Erdoğan a déclaré que les trente années de négociations sur l’adhésion à l’UE étaient juste une diversion et que la comédie avec l’UE touchait presque à sa fin.

Comprenant que l’avenir du pays se trouve dans les politiques eurasiennes, le Président et le gouvernement turcs prennent des mesures pour réassigner les engagements du pays. Néanmoins, après la fondation de la Turquie moderne en 1923, les élites dirigeantes et une partie importante de la nation turque, ont considéré, en tant que descendants d’un grand empire ayant régné pendant plus de six siècles, que s’occidentaliser était le principal objectif pour le rétablissement de la puissance de l’État. Les institutions gouvernementales, les structures économiques, et les formations militaires ont donc été copiées sur celles des USA et de l’UE. Le peuple turc considérait les USA et l’UE comme des alliés et des exemples, et espéraient et croyaient qu’un jour futur, leur pays intégrerait l’axe occidental.

Le coup d’État militaire raté du 15 juillet a marqué la fin des rêves d’intégration à l’Occident en Turquie. Le soutien des USA et de l’UE aux auteurs du coup d’État a réveillé le peuple turc qui en est venu à considérer que cette manœuvre était une attaque étrangère directe.

Les opinions opposées aux USA et à UE ont monté en flèche. Le mois dernier, deux sondages d’opinion sur les USA et l’UE ont été publiés par une société de recherche indépendante et une fondation. L’enquête d’opinion faite par MAK Consulting s’est axée sur l’opinion de la population turque concernant les relations entre les USA et la Turquie. Les résultats sont choquants. Quatre-vingt dix pour cent des sondés considèrent que l’on ne peu pas compter sur les USA, bien que la Turquie soit membre de l’OTAN. Seulement 50% des Turcs avaient cette opinion avant la tentative de coup d’État. Selon le PDG de la société de sondage, le peuple turc pense pouvoir vaincre les USA et, si la loi martiale n’était pas décrétée, il se pourrait que l’ambassade US soit attaquée par des citoyens en colère.

Une autre enquête d’opinion très intéressante a été faite par TAVAK (fondation pour l’éducation et la recherche scientifique en Turquie et dans l’UE) sur les relations entre la Turquie et l’UE. Seulement 22% des participants estiment que la Turquie deviendra membre à part entière de l’UE. Près de la moitié des sondés ont suggéré que l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) sont une voie novatrice pour la Turquie, à la place de l’UE. Malheureusement, 60% des sondés révèlent que l’islamophobie est la première raison du refus de l’UE d’intégrer la Turquie en tant que membre à part entière.

Il est très intéressant de noter que les Turcs, qui sont des musulmans, envisagent leur destin au sein d’alliances avec d’autres pays non-musulmans (OCS & BRICS).

Après la faillite du monde bipolaire, nous avons tous été témoins d’un nouvel épisode de l’impérialisme US déguisé sous les mots magiques, mais vides : mondialisation, libéralisme, humanitarisme, démocratie et autodétermination, qui ne visaient qu’à déployer dans le monde l’hégémonie US qui s’oppose aux intérêts de toutes les autres nations. Les objectifs irresponsables et vaniteux des USA seront sans doute déjoués par la collaboration des grandes nations eurasiennes. La fin de l’histoire viendra, comme le dit l’idéologie protestante US, mais les USA ne seront pas les vainqueurs ! L’intervention militaire russe en Syrie et l’alliance secrète entre Russie et Turquie visant à préserver l’unité territoriale de la Syrie, ont stoppé les plans US au Moyen-Orient. En intensifiant la collaboration entre les nations eurasiennes, nous verrons de nouvelles défaites US dans d’autres régions du monde.

Katehon, Hakan Karakurt

Original : katehon.com/article/turks-say-no-us-and-eu
Traduction Petrus Lombard

jeudi, 29 septembre 2016

Mathieu Slama: «Le grand drame de la modernité»

slama.png

Mathieu Slama: «Le grand drame de la modernité»

 

Vous parlez d’une croisade de Moscou contre l’Occident, mais l’offensive n’est-elle pas plutôt menée par les États-Unis, Poutine se bornant à défendre les traditions ?

Il y a sans doute une part de provocation dans le choix du mot « croisade », mais aussi deux raisons essentielles : d’abord, Poutine lui-même a décidé, depuis quelques années, de s’attaquer frontalement au modèle libéral des sociétés occidentales. Non seulement il défend les valeurs traditionnelles de la Russie, mais il s’en prend explicitement aux pays euro-atlantiques, et à l’Europe tout particulièrement, qu’il accuse de rejeter ses racines et de tomber dans le « primitivisme », au mépris des « valeurs spirituelles de l’humanité ». Ensuite, le mot « croisade » contient une dimension éminemment religieuse, et il se trouve que c’est aussi sur ce terrain que Poutine s’en prend à l’Occident. Défendant « les valeurs de la famille traditionnelle, de la vie humaine authentique, y compris de la vie religieuse des individus », il s’est attaqué à plusieurs reprises à la conception européenne de la laïcité. On connaît aussi sa proximité affichée avec l’Église orthodoxe, qu’il lie étroitement, dans ses discours, au destin national de la Russie. 

Voici l’intuition de mon livre : ce qui se joue dans le conflit entre Poutine et les pays occidentaux est bien plus fondamental qu’un simple conflit d’intérêts sur les dossiers syrien ou ukrainien. Il y a, en arrière-plan de tout cela, le retour d’un vieil affrontement entre deux grandes visions du monde concurrentes : le monde libéral d’un côté, exaltant l’individu et son émancipation ; et le monde de la tradition, exaltant la communauté et l’enracinement.

Vous présentez Poutine comme une personnalité attachée à l’égalité entre les nations. Mais est-il vraiment cet apôtre du droit international et de la non-ingérence ? Nous pensons à la Géorgie, à l’Ukraine. Stratégie rhétorique ?

Un des mots les plus souvent utilisés par Poutine est « diversité du monde ». Dans son discours, l’Occident se rend coupable de vouloir modeler le monde à son image. Il y a là un argument essentiel qu’il faut entendre (stratégie rhétorique ou non) : l’Occident est persuadé que son modèle libéral est applicable au monde entier. Il suffit de feuilleter les reportages dans les médias français sur l’Iran, par exemple : on célèbre ce pays parce qu’il s’occidentalise ! Mais on crie à l’obscurantisme dès qu’il s’agit d’évoquer ses composantes traditionnelles. C’est tout le paradoxe de nos sociétés libérales : nous exaltons l’Autre mais ce n’est que pour annihiler son altérité. Il y a, dans cet universalisme occidental, un mélange d’incompréhension et de mépris. Cet universalisme est aussi dangereux quand il se transforme en action extérieure (cf. les ingérences occidentales catastrophiques au Moyen-Orient).

En revanche, il est exact que Poutine ne s’applique pas forcément cette règle de non-ingérence. Poutine n’est pas un saint : il y a, chez lui, une ambition impériale, liée à une volonté de protéger les intérêts stratégiques de la Russie face à une Amérique agressive et intrusive. Comme le disait Soljenitsyne, qui s’inquiétait du renouveau impérialiste russe, plutôt que de chercher à s’étendre, la Russie devrait plutôt s’attacher à conserver l’âme du territoire qu’il lui reste. 

putindenkend.png

Faisant l’éloge de l’enracinement, vous prenez l’exemple de Bilbo, un Hobbit frileux à l’idée de quitter sa terre natale pour partir à l’aventure. Attachement que vous qualifiez de « noble ». Or, il me semble plutôt que les Hobbits incarnent cette prudence petite-bourgeoise, aux antipodes de la vraie noblesse qui est lutte pour la vie, mépris du confort matériel et passion pour les équipées lointaines.

Pour illustrer les limites du modèle libéral occidental, j’évoque, en effet, la belle parabole de Tolkien sur le combat de plusieurs communautés fictives qui luttent pour leur survie face à un ennemi technicien et guerrier. Les Hobbits sont des personnages intéressants car ils vivent en vase clos, selon des rites traditionnels immémoriaux. Ils partent à l’aventure à contrecœur, ayant sans cesse la nostalgie de leur terre durant leur voyage. C’est cette nostalgie que je trouve formidable, parce qu’elle représente tout ce que nous avons perdu en Occident. Le rapport à la terre, au lieu, comme disait Levinas, le sens de la mesure, la perpétuation de vieilles traditions qui donnent un sens à notre existence : tout cela ne veut plus rien dire pour nous autres Occidentaux. Les Européens ne comprennent plus qu’un seul langage, celui des libertés individuelles. C’est cela, le grand drame de la modernité.

Entretien réalisé par Romain d’Aspremont 

Essayiste

mardi, 27 septembre 2016

Le relèvement de la Russie

ad_208092824.jpg

Le relèvement de la Russie

par Georges FELTIN-TRACOL

Chers Amis de Radio-Libertés,

Le 18 septembre dernier, 110 millions d’électeurs russes ont élu leurs députés à la Douma d’État pour les cinq prochaines années. Les Occidentaux dénoncèrent pour l’occasion les restrictions faites aux candidats d’opposition prévues par le code électoral. Ces âmes sensibles devraient plutôt regarder en Californie où les candidatures indépendantes sont quasi impossibles, en France et en Grande-Bretagne où des forces politiques importantes ne sont guère représentées au Parlement.

Ces législatives sont un bon prétexte pour évoquer Un printemps russe, l’essai très intéressant d’Alexandre Latsa (Éditions des Syrtes, 2016, 309 p., 20 €). Français vivant et travaillant à Moscou, l’auteur donne aussi sur des sites russes francophones un point de vue bien différent des habituels fantasmes journalistiques hexagonaux.

Dans cet ouvrage subjectif et engagé, l’auteur, s’il ne cache pas que la corruption demeure le principal problème social, estime que Vladimir Poutine a relevé la Russie, relèvement entamé, rappelle-t-il, – on l’oublie trop souvent – par Evgueni Primakov, le Premier ministre de Boris Eltsine en 1998 – 1999. Dans la décennie 1990, le pays sombrait dans le désordre, le risque d’éclatement séparatiste, une criminalité exponentielle, la paupérisation généralisée de la population et la confiscation des ressources nationales par une bande de financiers aventuriers et véreux, les futurs oligarques. Le rétablissement de l’ordre exigé et réalisé par un jeune président issu du KGB passa par la réduction de toutes les forces centripètes. C’est pourquoi le parti Russie unie monopolise la vie politique. Mais n’est-ce pas le cas avec l’ANC en Afrique du Sud ou la sociale-démocratie suédoise ?

Y appliquer les critères de l’Occident est une erreur grossière, affirme Alexandre Latsa, car la Russie est un État-continent qui abrite en son sein une très grande diversité ethnique et spirituelle. Moscou demeure la capitale de l’ultime Empire qui ne saurait être un quelconque État-nation. L’unité (dans la diversité culturelle assumée) de ce très vaste espace prime sur les droits individuels. Faut-il cependant au nom de cette unité se réjouir comme le fait l’auteur de l’annexion de la Crimée et du conflit dans l’Est de l’Ukraine ? Les Européens devraient plutôt s’entendre face à des menaces plus sérieuses : les banksters, le mondialisme, l’immigration, l’islamisme et la société de consommation.

Bonjour chez vous !

Georges Feltin-Tracol

• « Chronique hebdomadaire du Village planétaire », n° 2, d’abord diffusée sur Radio-Libertés, le 23 septembre 2016 vers 8 h 20.

Article printed from Europe Maxima: http://www.europemaxima.com

URL to article: http://www.europemaxima.com/le-relevement-de-la-russie-par-georges-feltin-tracol/

vendredi, 23 septembre 2016

A propos des élections législatives russes

Vladimir_Putin-6.jpg

Victoire de Putinus Augustus

A propos des élections législatives russes

par Thomas Ferrier

Ex: http://thomasferrier.hautetfort.com

Le dépouillement s’étant arrêté à 99,5% des suffrages, mon analyse reposera sur ces chiffres provisoires, mais les chiffres définitifs ne devraient de toute façon différer que de manière extrêmement marginale. Le nombre d’élus de chaque parti est également connu.

united-russia.jpgAvec 54,2% des voix environ, le parti Russie Unie de Poutine et Medvedev s’impose largement, bien davantage que ce que prévoyaient les sondages, y compris ceux sortis des urnes, où le mouvement était plutôt annoncé aux alentours de 43% environ, alors qu’il est de dix points supérieurs au final. Cela alimentera toutes les spéculations, non sans raison, mais n’oublions pas qu’à l’époque d’Eltsine, les USA ne s’offusquaient pas de méthodes démocratiquement « particulières » lorsqu’il s’agissait de s’opposer aux communistes. Russie Unie obtient également 72% de la douma et 343 sièges, écrasant de tout son poids les trois formations politiques qui ont réussi à passer la barre fatidique nécessaire pour obtenir un groupe parlementaire.

Avec 13,4% et 13,2%, communistes du KPFR (Ziouganov) et nationalistes du LPDR (Jirinovski), deux formations qui existent au moins depuis 1993, les partis de l’opposition légale sont largement marginalisés. Les premiers obtiennent 42 sièges et les seconds 39 sièges. Ils auront chacun leur groupe parlementaire mais dont le poids ne sera pas déterminant pour influencer les grandes orientations décidées par Poutine. Enfin « Russie Juste », une sorte de sociale-démocratie à la russe, obtient 6,2% des voix et 23 sièges. Ces trois partis perdent en tout 108 sièges, diminuant en conséquence leurs moyens.

Les autres mouvements politiques sont très modestes. Yabloko, « La Pomme », un mouvement de centre-droit, n’obtient que 2% des voix, de même que le mouvement Parnas (0,73%), les Verts (0,76%), le Parti de la Croissance (1,29%) ou encore le Parti des Retraités pour la Justice (1,74%). L’extrême-gauche (« Communistes de Russie ») résiste mieux avec 2,3% des voix.

L’opposition modérée, patriote et/ou nationaliste, est également très affaiblie. Rodina, qui a perdu toutes ses figures marquantes, dont Rogozine et Glaziev, n’obtient qu’1,5% des voix, et encore faut-il préciser que ce mouvement est « poutinien » de fait. Patriotes de Russie obtiennent 0,59%.

Vladimir Poutine a donc largement gagné ces élections, une fois de plus, comme depuis 2000, et a même renforcé sa puissance politique, réduisant l’opposition modérée à une portion congrue, même si les communistes résistent encore, alors que certains sondages les annonçaient à 8% des voix.

La démocratie autoritaire mise en place par Poutine après l’effondrement du pays sous Eltsine ne se cache plus. Physiquement Poutine ressemble de plus en plus à Octavien, plus connu sous son nom d’Auguste. Tout comme Octavien paraissait bien timide lorsqu’il hérita de César, ce qui abusa Antoine, Poutine était un inconnu lorsqu’Eltsine le nomma premier ministre puis le choisit comme héritier politique après avoir décidé de démissionner. Il s’est révélé petit à petit à la tête du pays comme une personnalité hors norme, qui suscite à la fois crainte et respect. Son nom même peut lui paraître prédestiné.

En effet son prénom Vladimir signifie « maître du monde » ou « garant de la paix » et son nom Poutine signifie « l’homme du chemin », donc « celui qui indique le chemin ». En outre Vladimir Ier le Soleil Rouge fut le fondateur de la Rus’ de Kiev, dont la Russie est héritière au même titre que l’Ukraine, et le premier prince chrétien des Slaves de l’Est, converti en 988. Poutine dirige la Russie depuis plus de quinze ans sans discontinuité, ayant simplement laissé à son poulain Medvedev, un « homme-ours » là encore prédestiné par son nom même, un mandat présidentiel de transition.

Tout comme Octavien/Auguste, il œuvre sans relâche à la renaissance de la Russie et à son retour sur la scène internationale, à tout prix, même s’il subit des sanctions économiques de l’Occident en raison de son action supposée en Ukraine et notamment de l’annexion de la Crimée. Poutine a neutralisé les véléités séparatistes des Tchétchènes au prix d’une alliance avec Ramzan Kadyrov, qui tient cette région d’une main de fer et d’une bien insupportable main verte, qui plus est. Il a neutralisé le rapprochement de la Géorgie, de l’Ukraine et de la Moldavie en faveur de l’OTAN, et aussi en conséquence vis-à-vis de l’Union Européenne. C’est aussi pour cela que Poutine reste si populaire dans une Russie gardant la tête haute.

Thomas FERRIER (Le Parti des Européens)

GEOPOLITICA DELL’ORTODOSSIA

alexis-ii-avait-restaure-leglise-orthodoxe-russe.jpg

GEOPOLITICA DELL’ORTODOSSIA

di Claudio Mutti*

Ex: http://www.eurasia-rivista.org

claudio mutti,géopolitique,russie,orthodoxie,religion,politique internationale,europe,affaires eruopéennesIl titolo di questo numero di “Eurasia” è stato palesemente suggerito da quello di un’omonima opera di François Thual1 che, prendendo in esame il caso esemplare del cristianesimo ortodosso, mostra come il fattore religioso, lungi dal ridursi a dato secondario o sovrastrutturale, possa fornire ad un soggetto politico un patrimonio di miti e di simboli, fino a costituire un motore determinante delle sue azioni e delle sue scelte. Certo, agli studiosi di geopolitica si offre la possibilità di sottoporre ad un’indagine analoga anche altre grandi religioni che, dopo aver occupato spazi diversi del continente eurasiatico, hanno fondato ciascuna una propria civiltà, ciascuna ispirando le dinamiche del proprio spazio rispettivo; e in effetti non mancano, nella letteratura di settore, gli studi concernenti le implicazioni geopolitiche delle varie forme religiose2.

Per quanto riguarda in modo specifico l’Ortodossia, è stato detto che a renderla particolarmente idonea all’approccio geopolitico è il suo caratteristico rapporto con la terra. “In nessun’altra area come in quella di tradizione ortodossa – scrive uno studioso – il problema della terra intesa come imperskaja zemljà (‘terra imperiale’), sacra per definizione, riveste tanta importanza. (…) il pensiero imperiale-territoriale, di matrice religiosa, è centrale nella concezione ortodossa (…) nella cultura politica di stampo bizantino-ortodosso la terra assume un carattere sacrale, che ne determina non solo l’inviolabilità, ma anche la santità dell’espansione: la Svjataja Russkaja Zemljà (‘Santa Terra Russa’) è per esempio speculare alla Srpska Sveta Zemlja (‘Santa Terra Serba’)”3.

La geopolitica dell’Ortodossia è quindi intimamente collegata ad una concezione che, formatasi in epoca bizantina, è stata trasmessa alle entità statuali che hanno ricevuto l’eredità di Bisanzio.

Tra gli elementi costitutivi di tale concezione, risulta centrale l’idea della translatio imperii, ossia del trasferimento della funzione imperiale da Roma a Bisanzio e da Bisanzio a Mosca. Tale translatio ebbe il suo inizio storico nel 324, quando Costantino fondò una seconda capitale nella parte orientale dello Stato romano, cosicché nel 381 il patriarca bizantino poteva affermare di essere secondo soltanto a Roma, dal momento che “Costantinopoli è la nuova Roma”4. Mille anni dopo, nel 1393, quando l’“eresia latina” si era ormai definitivamente installata a Roma e Bisanzio veniva minacciata da ogni parte, il patriarca costantinopolitano Antonio IV rivolse le sue aspettative verso la Russia, ricordando al “gran principe” moscovita Vasilij I che i cristiani dovevano avere una sola Chiesa e un solo basileus ton Romaion. Ancora un secolo e, nel 1492, quarant’anni dopo la conquista ottomana di Costantinopoli, il metropolita Zosimo presentò la candidatura di Mosca: “Costantino il Grande fondò la nuova Roma, san Vladimiro battezzò la Russia, ora Ivan III è il nuovo Costantino della nuova Costantinopoli, Mosca”5. Una ventina d’anni più tardi, il monaco Filoteo di Pskov formulò in una lettera allo zar Ivan III la teoria di Mosca quale terza Roma: “Tutti gl’imperi cristiani arrivarono alla loro fine e sono stati riuniti nell’unico impero del nostro sovrano, secondo i libri profetici, cioè nell’impero russo. Due Rome sono cadute, ma la terza è già in piedi e non ci sarà una quarta”6.

bigf94cc.jpg

A tradurre in termini geopolitici l’ideale della Santa Russia ortodossa e bizantina saranno, paradossalmente, i rappresentanti del dispotismo illuminato russo. Pietro il Grande (1682-1721) e Caterina II (1762-1796), per i quali il richiamo ai valori religiosi e alla difesa dei cristiani ortodossi costituivano una fonte di legittimazione delle loro conquiste, assoggettarono sì la Chiesa, ma ne recuperarono il messaggio ideologico. “A partire dall’inizio del XVIII secolo – scrive Thual – la geopolitica estera russa è in una fase di espansione continua; la gestione quotidiana di questo spazio imperiale e la diplomazia russa si ispireranno a due principi: la difesa dell’Ortodossia, una specie di panortodossismo che avrà un ruolo più importante del panslavismo per quanto concerne la politica estera russa. Se la nascita dei temi ideologici risale al periodo precedente a quello dei Romanov, sarà proprio questa dinastia a riattualizzarli ed a farli passare dallo stadio di mito, di suggestione collettiva, allo stadio di schema d’azione e di canovaccio per il comportamento politico”7. Caterina II, in particolare, concepì l’idea di far sorgere nella penisola balcanica una sorta di nuovo impero bizantino, alla testa del quale si sarebbe insediato un membro della famiglia imperiale russa. Tale disegno non si realizzò, ma col trattato di Küçük Kaynarca del 1774 Caterina ottenne che da quel momento in poi lo Zar di Russia parlasse a nome di tutti gli ortodossi sudditi della Sublime Porta. Da allora la fede ortodossa continuò a nutrire gli obiettivi specifici della geopolitica russa: la riconquista di Costantinopoli e delle vie di comunicazione tra il Mar Nero e il Mediterraneo, la trasformazione dei paesi ortodossi dei Balcani in Stati satelliti della Russia, il recupero dell’Armenia e dei Luoghi Santi in Palestina.

A questa visione geopolitica, incentrata sul rapporto conflittuale tra Russia e Turchia, Konstantin Leont’ev (1831-1891), il “Nietzsche russo”8, contrappone una tesi ben diversa: le due potenze eurasiatiche, in quanto espressioni di due civiltà minacciate entrambe dalla sovversione liberale e democratica proveniente da Occidente, dovrebbero trovare i termini di un’intesa e costituire una barriera di spirito tradizionale9.

Leont’ev rimase vox clamantis in deserto; ma in un certo modo  la sua tesi è stata confermata, sia pure da un punto di vista diametralmente opposto, dal teorico dello “scontro delle civiltà”, il quale fissa la frontiera della civiltà occidentale “là dove finisce il cristianesimo occidentale e iniziano l’islamismo e l’ortodossia”10. Il simbolismo geografico è eloquente: alla Mezzaluna islamica, che dai Balcani giunge al Caucaso attraverso l’Anatolia, si unisce la Croce ortodossa, l’asse della quale, radicato in Palestina, attraversa l’isola di Cipro e giunge a Costantinopoli, per dirigersi poi verso la Romania, dove si congiungono i due bracci: quello serbo e quello russo11.

* Direttore di “Eurasia”.

______________________________________________________________

  1. F. Thual, Géopolitique de l’Orthodoxie, Institut de Relations Internationales et Stratégiques, Paris 1993; ed. it. Geopolitica dell’Ortodossia, Saggio introduttivo di A. Vitale, Società Editrice Barbarossa, Milano 1995. Dello stesso autore, in italiano: Il mondo fatto a pezzi, Edizioni all’insegna del Veltro, Parma 2008.
  2. Per limitarci all’attività di François Thual, possiamo citare Géopolitique du chiisme, Arléa, Paris 1995 e Géopolitique du Bouddhisme, Editions des Syrtes, Brest 2002.
  3. A. Vitale, Saggio introduttivo a: F. Thual, Geopolitica dell’Ortodossia, cit., pp. 8-9.
  4. R. Lee Wolff, The Three Romes: The Migration of an Ideology and the Making of an Autocrat, in “Daedalus”, primavera 1959, p. 294.
  5. In Pamjatniki drevnerusskogo kanoničeskago prava, I, St-Peterburg 1908, pp. 795 ss.
  6. V. Malinin, Starec Eleazarova monastyria Filofei i ego poslanija, Kiev 1901, suppl. pp. 54.
  7. F. Thual, Geopolitica dell’Ortodossia, cit., p. 49.
  8. N. Berdjaev, Konstantin Leont’ev. Očerk iz istorii russkoj religioznoj mysli, YMCA Press, Paris 1926, pp. 37-39.
  9. K. Leont’ev, Bizantinismo e mondo slavo, Edizioni all’insegna del Veltro, Parma 1987. Per una presentazione del pensiero di Leont’ev si veda A. Ferrari, La terza Roma, Edizioni all’insegna del Veltro, Parma 1986.
  10. S. P. Huntington, Lo scontro delle civiltà e il nuovo ordine mondiale, Garzanti, Milano 2000, p. 230.
  11. 11. Cfr. O. Clément, La Chiesa ortodossa, in: Storia delle religioni a cura di Henri-Charles Puech, 10. Il cristianesimo medievale, Universale Laterza, Bari 1977, p. 165.

dimanche, 18 septembre 2016

Obama voert voorstel Donald Trump uit en geeft Syrië over aan Rusland en Turkije

turkssyr.jpg

Obama voert voorstel Donald Trump uit en geeft Syrië over aan Rusland en Turkije

Geen verrassing: Amerikaanse regering laat voorheen gesteunde moslimrebellen in de steek, en levert de Koerden uit aan Erdogan

Turken mogen van Rusland 4000 km2 stuk Syrië bezetten


De Russische minister Sergei Lavrov en zijn Amerikaanse collega John Kerry. Op aandringen van de Amerikanen werden de details van de Syriëdeal niet bekend gemaakt. Dat is met duidelijke reden, want dan zou blijken dat de VS een feitelijke nederlaag heeft moeten slikken.

De media berichten met grote koppen dat Rusland en de VS akkoord zijn over een wapenstilstand in Syrië. Lezen we de artikelen, dan blijken die verbijsterend weinig details te bevatten en blijft het bij algemene termen zoals het mogelijk maken van het geven van humanitaire hulp in de belegerde gebieden, waaronder Aleppo. Dat president Obama niets loslaat over de inhoud van de deal is begrijpelijk als bedacht wordt dat hij met zijn 180 graden ommekeer niet de lijn van zijn gedroomde opvolger Hillary Clinton volgt, maar exact de voorstellen van de door hem zo gehate Republikeinse kandidaat Donald Trump heeft overgenomen.

Trump zei maanden geleden al dat het de Russische president Vladimir Putin zou moeten worden mogelijk gemaakt de oorlog in Syrië te beëindigen. Hij wees terecht op de harde feiten dat de Russen in veel kortere tijd vele malen effectiever bleken te zijn in hun strijd tegen ISIS dan de Amerikanen, die in werkelijkheid niet de jihadisten, maar de Syrische president Assad probeerden te verslaan.

Obama laat rebellen in de steek

De doorgaans goed ingelichte inlichtingen- en defensiespecialisten van het Israëlische DEBKAfile schrijven dat het geen wonder is dat de details van de Syriëdeal niet naar buiten worden gebracht, omdat daaruit zou blijken dat de moslimrebellen in het gebied rond Aleppo en misschien zelfs wel in heel Syrië, door Obama in de steek zijn gelaten. ‘De Syrische rebellen zitten nu in de val tussen zowel de Russisch-Turkse overeenkomst als de Russisch-Amerikaanse overeenkomst, waarbij de strop om hun nek schijnbaar wordt aangetrokken.’

Turken mogen van Russen groot stuk van Syrië bezetten

De eerstgenoemde Russische deal met de Turken werd beklonken in de gangen van de G20 top in het Chinese Hangzhou, waar Putin en zijn Turkse collega Erdogan besloten om gezamenlijk de Amerikanen feitelijk uit Syrië te stoten. Putin gaf Erdogan het groene licht om een circa 4000 vierkante kilometer groot stuk van het noorden van Syrië te bezetten, zogenaamd als een ‘veiligheidszone’ die onder totale controle van het Turkse leger zal komen te staan. Putin beloofde Erdogan dat de Russen daar niet langer militair zullen optreden.

In ruil daarvoor beloofde Erdogan zijn steun aan de pro-Amerikaanse en pro-Saudische rebellengroepen, die tegen het leger van Assad en diens bondgenoten vechten, op te geven. Met deze Turkse concessie in de hand kon Putin de deal aan zijn bondgenoot Assad verkopen, die zelf moest beloven om in het afgesproken gebied geen bombardementen meer uit te voeren (2). Erdogan hield het immer naïeve Europa vervolgens voor het lapje door te beweren dat de bezette zone bedoeld is als veilige haven voor Syrische vluchtelingen, waardoor de migrantenstroom naar Europa zou kunnen verminderen.

dt.common.streams.StreamServer.cls.jpg

Koerden overgegeven aan Erdogan

Misschien wel de grootste slachtoffers naast de Syrische bevolking zijn de Koerden, want die worden nu ook officieel aan hun lot overgelaten door Obama, en uitgeleverd aan de Turkse dictator. De seinen stonden al op rood voor de Koerden nadat vicepresident Joe Biden de Koerden vorige maand beval om zich ten oosten van de Eufraat terug te trekken. De Koerden zijn de afgelopen jaren juist één van de meest effectieve krachten in de strijd tegen ISIS geweest. Nu worden deze bondgenoten ook door de Amerikanen plotseling ‘terroristen’ genoemd, precies waar Erdogan op uit was.

Putin behaalt successen op Obama

Dat de Russen geen Amerikaanse bemoeienis meer dulden bleek uit een niet gerapporteerd incident boven de Zwarte Zee, waar een Russisch SU-25 gevechtsvliegtuig een Amerikaanse P8, ontwikkeld voor elektronische oorlogsvoering tegen grond- en zeedoelen, dwong om zijn koers te wijzigen.

Putin behaalde nog een succes op Obama, namelijk door de Israëlische premier Netanyahu en Palestijnse leider Abbas zover te krijgen om onder Russische supervisie opnieuw te gaan praten over een eventueel vredesverdrag.

‘Zolang ze het met elkaar uithouden’

De conclusie van de Israëlische specialisten is overigens veelzeggend: ‘Alle spelers in de regio zullen zonder twijfel nauwlettend volgen hoe het ‘Russische pad’ van Turkije zich zal ontvouwen, en hoe lang de verstokte opportunisten het met elkaar uithouden.’ (1)

Dat brengt ons bij een herhaling van wat we al vaker schreven, namelijk dat de samenwerking tussen Rusland en Turkije –al eeuwen gezworen vijanden- er hoogstwaarschijnlijk enkel is gekomen omdat beide partijen zoveel mogelijk gebruik van elkaar willen maken om de eigen doelstellingen te verwezenlijken. Vooral Erdogan is in vrijwel al zijn internationale afspraken een uitermate onbetrouwbare partner gebleken. Hij zal de deal met Putin dan ook net zo makkelijk weer lozen als dat hij deze nu gesloten heeft.

Staakt-het-vuren maakt weinig kans

De overeenkomst moet op maandag ingaan. Dit weekend blijkt door de strijdende partijen in Aleppo te worden gebruikt om er nog eens een schepje bovenop te doen, en te proberen om een zo goed mogelijke positie te behalen zodra het staakt-het-vuren in werking treedt. Omdat diverse groepen al hebben laten weten geen enkel vertrouwen in de afspraken te hebben, vermoeden we dat er al vanaf maandag continu schendingen zullen zijn, en de burgeroorlog feitelijk gewoon doorgaat.

Xander

(1) DEBKA
(2) Zero Hedge

Zie ook o.a.:

29-08: Invasie Syrië: Turkije voert met Amerikaanse steun totale oorlog tegen de Koerden (/ Koerdische Peshmerga en YPG slaan na Amerikaans verraad handen ineen tegen Turken – Stilzwijgende instemming Europa met Turkse invasie doet denken aan Hitlers onbestrafte verovering van Sudetenland, de militaire aanloop naar WO-2)
25-08: Exact 500 jaar na eerste Turkse veroveringsoorlog is nu de tweede begonnen
09-08: Onrust in Israël over toenadering Turkije, Rusland en Iran

vendredi, 16 septembre 2016

USA, l'hyperdésordre du pouvoir à ciel ouvert

ob_95b1ec_imperialisme.jpg

USA, l'hyperdésordre du pouvoir à ciel ouvert

Ex: http://www.dedefensa.org

Le rapport de Bill Van Auken de WSWS.org du 16 septembre (15 septembre en version originale anglaise) (*) sur les tensions entre le Pentagone et le département d’État pour ce qui concerne l’accord de cessez-le-feu en Syrie, élaboré par les USA (Kerry) et la Russie (Lavrov), est particulièrement intéressant en ce qu’il rassemble d’une façon significative les signes publics de cette tension. Il s’agit essentiellement de ce qu’on pourrait qualifier de “révolte ouverte” (publique, donc) du Pentagone contre l’accord élaboré par Kerry-Lavrov et accepté par Obama du côté US ; “révolte ouverte”, de communication essentiellement, avec l’attente d’un effet important. Le texte de WSWS.org rassemble toutes les déclarations de chefs militaires et civils du Pentagone, avec notamment une part très importante prise par les militaires dont il s’avère de plus en plus évident que le terne Ashton Carter (le secrétaire à la défense) n’est que le porte-parole extrêmement obéissant.

Il est incontestable que les déclarations des chefs militaires sont extrêmement tranchantes et remarquables par leurs conséquences politiques. Littéralement, ces chefs, qui ont la charge opérationnelle de la région, parlent comme s’ils se réservaient le droit de décider s’ils collaboreront ou non avec les Russes ; c’est-à-dire qu’ils se réserveraient le droit de décider d’appliquer ou non un des points essentiels d’un accord négocié et signé avec les Russes par le Secrétaire d’État, et approuvé par le président lui-même. Kerry a réagi avec modération et le grand sens du compromis qu’on lui connaît à ce raidissement public des chefs militaires qui a un aspect sensationnel malgré le faible écho rencontré (mais notre attention est tant sollicitée par ailleurs...) ; qui a fort peu de précédent, sinon aucun, dans l’expression publique de ce qui ne peut être considéré dans sa logique extrême que comme un refus pur et simple d’obéissance. Vipérin, Bill Van Auken note que « [l]es remarques de Kerry expriment les relations réelles au sein de l’appareil d’État américain, l’influence prépondérante de l’immense appareil militaire et de renseignement et sa capacité à exercer de fait un droit de veto sur les responsables civils élus du pays ».

Effectivement, nous serions conduits à considérer de façon beaucoup plus dramatique l’attitude des militaires US, surtout en raison de leur expression publique dans des cadres hors du circuit militaire. Il s’agit d’une véritable volonté de s’affirmer sur la scène publique washingtonienne comme pouvoir et puissance autonomes, se jugeant eux-mêmes plus aptes que le secrétaire d’État et même que le président lui-même à déterminer ce qui représente la meilleure défense des intérêts stratégiques des USA. Le Pentagone considère depuis un certain temps, avec une irritation croissante, que Kerry manœuvre pour obtenir un accord à tout prix avec les Russes ; que le président est totalement engagé dans la politique partisane d’une campagne présidentielle en pleine crise d’une part, qu’il est surtout préoccupé d’autre part de laisser l’image d’un “président de paix” et qu’il est ainsi favorable à un accord également “à tout prix” avec les Russes sans réellement s’intéresser à son contenu. Ce point de vue du Pentagone implique également que les militaires jugent, dans la situation présente et le contexte qu’on connaît, à la fois Kerry et Obama en position de faiblesse.

En fonction de cette situation, les militaires font une sorte d’OPA publique sur le pouvoir de décision en matière stratégique, et ils le disent sans la moindre vergogne, s’adressant directement au “parti de la guerre” pour obtenir son soutien. Ils l’auront ou l’auraient sans aucun doute si besoin est/était, avec des personnages tels que McCain et Lindsay Graham au Sénat, qui exercent une influence énorme en cette matière et qui sont évidemment des maximalistes en toutes les matières possibles, y compris la psalmodie habituelle du “Assad Must Go” lorsqu’il s’agit de la Syrie, avec haine antirusse comme refrain. De ce point de vue, l’“absence de vergogne” des militaires pour intervenir de façon voyante et en publique n’est ni un défi gratuit, ni une maladresse, etc., mais bien une manœuvre tactique inhabituelle mais rendue nécessaire et assez peu risquée dans la situation actuelle pour affirmer leur position, l’expliciter, et obtenir le soutien public (du “parti de la guerre”) qu’ils recherchent.

Par conséquent et comme le montre cette analyse, nous aurions une vision assez nettement différente de celle de WSWS.org, qui tend à classer cette réaction des militaires comme une sorte d’attitude “normale”, “réglementaire” si l’on veut, en raison de la répartition des pouvoirs (l’idée d’un “droit de veto” des militaires sur la politique de sécurité nationale du pays) à l’intérieur de la machinerie du “pouvoir impérialiste” de Washington. Cela implique un rangement et un classement extrêmement précis et sérieux des différents pouvoirs, les uns par rapport aux autres, avec bien entendu une prédominance indiscutable du “pouvoir militaire”. (Cette façon de juger est très caractéristique des trotskistes, et donc de WSWS.org qui s’affirme si complètement dépositaire de la pensée et des méthodes originales et originelles du courant en question conservé dans sa vertu fondamentale. Nul doute que si les trotskistes venaient au pouvoir, nous aurions droit à un rangement également on ne peut plus sérieux et tiré à quatre épingles, avec réglementation intraitable, notamment de la liberté en première place.)

Au contraire, nous pensons que le pouvoir, d’habitude en grand désordre à Washington avec effectivement ces différents centres de pouvoir exerçant leur influence à différents degrés et avec un succès variable selon les circonstances mais toujours avec une discrétion de bon aloi, “entre copains et coquins”, est désormais plongé dans un hyperdésordre, de la sorte qui se voit sur la place publique, et même qui s’y montre sinon qui s’y pavane. La période se prête évidemment à cette sorte de démarche avec une fin de mandat extraordinairement agitée, une campagne présidentielle d’une intensité et également d’un désordre sans précédent, où le président lui-même est partie prenante simplement parce qu’il entend que “la suite” aille aux démocrates, pour poursuivre sa politique si couronnée de succès juge-t-il, et ainsi assurer son héritage aux yeux de l’histoire. La conséquence est évidemment une position présidentielle extrêmement affaiblie (le président, officier suprême, ou “juge” suprême des politiques à suivre, devenu complètement “partisan” est perçu comme ayant cédé au niveau de la fonction car l’on ne peut être “juge et partie”). Le Pentagone et les militaires jouent donc leur jeu, sans la moindre hésitation, en affichant publiquement une position qui n’est pas loin du simple refus d’obéissance sans trop de risque.

De son côté, Kerry a suffisamment montré de signes de faiblesse à diverses occasions, d’absence complet de caractère, vis-à-vis d’autres départements aussi bien que de certains de ses services (notamment les extrémistes type-Nuland), pour qu’on ne s’étonne pas de le voir lâcher du lest face aux militaires. Reste à voir jusqu’où il est prêt à reculer, soutenu par une planche pourrie nommée Obama qui n’hésiterait pas à le désavouer au profit des militaires si tel était son intérêt. Le point d’interrogation sur cette évolution en-écrevisse concerne le fait que les deux hommes (Kerry comme Obama) ont tout de même certains intérêts, ne serait-ce qu’au niveau de la satisfaction de certains traits de caractère comme la vanité ou l’autoglorification, alors que le revers de leur faiblesse (pour les militaires) est que cette faiblesse, conditionnée par un calendrier de fin de règne, signifie également qu’ils n’ont plus grand’chose à perdre dans cette aventure du strict point de vue de la politique elle-même.

Bref, le spectacle est évidemment pitoyable, exactement dans cette mesure où l’on sait, dans l ‘état des choses et la situation courante, qu’il ne peut être que pitoyable après tout. Les militaires sont très durs et presqu’anticonstitutionnels parce qu’ils ont en face d’eux une mollesse et une dissolution en pleine activité. Les Kerry-Obama reculent parce que c’est dans leurs habitudes et qu’ils n’ont plus rien à gagner du fait que le temps leur est compté ; ils seront prêts à reculer sans doute jusqu’à ce qu’ils réalisent que le “ils n’ont plus rien à gagner” peut également se décliner comme “ils n’ont plus rien à perdre”... Pour notre compte, nous estimons qu’il n’y a pas grand’chose à attendre de cette bataille d’aveugles dans un tunnel, ce qui est une façon comme une autre de décrire le pouvoir aujourd’hui à Washington. Le désordre est total, jusqu’à l’hyperdésordre, donc partout règnent l’impuissance et la paralysie.

Quant aux supputations de WSWS.org sur les réticences des militaires US à partager leurs innombrables petits secrets de procédure avec les Russes, il s’agit là d’une évidence qui ne prouve pas nécessairement la préparation d’une attaque imminente. Les militaires US procèdent de même avec leurs plus fidèles alliés, y compris les Britanniques dans les campagnes militaires, qui en sont réduits au rang d’exécutants aveugles. (Nous rappellerons l’anecdote plaisante venue d’une haute autorité militaire française à propos d’une rencontre des trois chefs du renseignement militaire d’Allemagne, de France et de UK lors de la guerre du Kosovo de 1999, avec le Britannique paradant avantageusement en affirmant qu’il en savait beaucoup grâce à ses liens “privilégiés” avec les USA, mais qu’il ne pouvait rien dire ; jusqu’à ce que les Français, qui jouait alors en indépendant, – temps heureux où la France existait encore, – s’aperçoive dans la discussion, selon ce qu’il en savait grâce à ses propres moyens nationaux, que le Britannique, bien au contraire, n’était au courant de rien au nom de ses liens “privilégiés” avec les USA et que lui, le Français, en savait beaucoup plus, notamment sur les activités des forces US, et particulièrement les vols ultrasecrets des B-2 dont les Britanniques ignoraient tout.)

... Bref et pour couper court, nous dirions que l'on n'attend plus, à Washington, que la venue d'un Trump président, lui qui entend faire valser les généraux.

dedefensa.org

Note

(*) Il est à noter que le texte de WSWS.org, que nous reprenons ci-dessous dans sa version française, a été repris intégralement par Russia Insider le 15 septembre, naturellement dans sa version anglaise. Nous signalons la chose parce que WSWS.org a une attitude bien connue, austère et extrêmement caparaçonnée dans son idéologie trotskiste, et donc ce site plus que méfiant, sinon hostile à établir des liens même de simple manipulation courante dans le monde des réseaux, avec d’autres sites, notamment ceux qui sont à haute visibilité et en anglais bien entendu, qui sont nettement de tendances politiques très différentes même s’ils sont objectivement antiSystème, – cas de Russia Insider, bien entendu. Il s’agit donc d’une entorse à une tradition bien établie qui est peut-être un signe du renforcement ponctuel des collaborations antiSystème, – à moins que RI ait agi sans aucune consultation de WSWS.org, ce qui laisse alors ouvertes toutes les possibilités de réactions et d’interprétations. Quant à dedefensa.org, qui a déjà repris des textes de WSWS.org, évoluant en français avec au cœur un penchant pour une vision suprahumaine des choses, il a jusqu’ici échappé à la vindicte possible de WSWS.org, si WSWS.org s’est aperçu de quelque chose...

____________________

U.S.-Russia-Syria.jpg

Le Pentagone défie ouvertement le cessez-le-feu USA-Russie en Syrie

Pendant que Washington et Moscou convenaient mercredi de prolonger un accord de cessez-le-feu durant encore 48 heures, les déclarations des [dirigeants] civiles et [militaires] du Pentagone ont soulevé des [réserves] sérieuses quant à savoir si les haut-gradés de l’armée américaine sont prêts à se conformer à l’accord. Derrière ces divisions il y a non seulement des préférences tactiques divergentes pour la poursuite des intérêts impérialistes américains en Syrie, mais aussi des [préoccupations] beaucoup plus graves au sujet des tensions militaires croissantes entre les États-Unis et la Russie elle-même.

L’accord de trêve, qui est entré en vigueur lundi, fut négocié entre le ministre américain des affaires étrangères John Kerry et le russe Sergueï Lavrov lors de pourparlers prolongés à Genève à la fin de la semaine dernière. Il appelle à un cessez-le-feu de sept jours, à être renouvelé toutes les 48 heures dans la mesure où il y a une cessation des violences. Après cela, les forces américaines et russes commenceraient à coordonner leurs opérations en Syrie, mettant en place un “centre conjoint de mise en œuvre” et le partage des renseignements de ciblage pour les frappes contre à la fois l’État islamique (ÉI) et le Front al-Nusra, affilié d’Al-Qaïda en Syrie, qui s’est récemment rebaptisé Jabhat Fatah al-Sham, ou Front pour la Conquête de la Syrie.

L’accord a ravivé les vives tensions au sein du gouvernement Obama au sujet de la guerre par procuration de l’impérialisme américain pour le changement de régime en Syrie. Ces divisions [avaient] violemment fait surface précédemment [lorsque] le président Barack Obama n’a[vait] pas utilisé une plus grande puissance militaire pour faire respecter sa demande que le président Bachar al-Assad quitte le pouvoir et, en particulier, en septembre 2013, après que les États-Unis avaient reculé après leur menace de mener un assaut Shock-and-Awe” (choc et effroi) sur Damas avec comme prétexte la fausse accusation selon laquelle le gouvernement Assad aurait utilisé des armes chimiques contre des civils. Washington préféra accepter un accord négocié par la Russie pour le désarmement chimique de la Syrie.

Plus récemment, quelque 50 fonctionnaires du ministère des affaires étrangères ont [diffusé] une note de dissidence interne en juin, demandant que les États-Unis lancent des frappes aériennes contre le gouvernement syrien, prétendument comme moyen de mettre un terme à l’effusion de sang des cinq ans de guerre que Washington lui-même a provoqués pour obtenir un changement de régime. Les désaccords actuels sont beaucoup plus inquiétants, cependant, [parce qu’ils] opposent les commandants militaires d’active américains à la politique du gouvernement, ce qui pose implicitement un défi au principe constitutionnel du contrôle civil de l’armée.

Selon un rapport publié mercredi dans le New York Times, le secrétaire américain à la Défense Ashton Carter a été le premier à exprimer l’opposition de l’armée la semaine dernière lors d’une conférence téléphonique dans laquelle Kerry préconisait l’acceptation de l’accord avec la Russie. Kerry « s’est [senti] de plus en plus frustré » au fur et mesure que le débat se prolongeait pendant des heures avant qu’Obama n’approuve finalement l’accord, a rapporté le Times. Même après que l’administration ait décidé de cette politique, les commandants supérieurs en uniforme ont ouvertement exprimé des réserves, sinon une opposition catégorique.

Interrogé dans une téléconférence de presse [sur le fait de savoir] si les militaires se conformeraient aux termes de l’accord et partageraient des renseignements avec les Russes après la fin de la trêve de sept jours, le lieutenant général Jeffrey Harrigian, le commandant du Commandement central des forces aériennes des États-Unis, qui dirige la campagne de bombardements en Irak et en Syrie, a répondu : « Je pense que… il serait prématuré de dire que nous allons sauter en plein dedans. Et je ne dis pas oui ou non. La décision de l’armée va dépendre de ce que le plan sera finalement », a-t-il indiqué. Harrigian a dit des Russes, « Je ne vais pas dire que je leur fais confiance ».

Cette position a été soutenue par le général Philip Breedlove, qui a quitté le poste de Commandant suprême des forces alliées de l’OTAN en mars dernier seulement. « Je reste sceptique sur quoi que ce soit à voir avec les Russes », a-t-il déclaré au Times dans un entretien. « Il y a beaucoup de préoccupations au sujet de ce que nous ferons là où nos gens se trouvent ».

Par “nos gens”, Breedlove faisait apparemment référence aux diverses milices islamistes que Washington, en collaboration avec ses alliés régionaux, l’Arabie Saoudite, la Turquie et le Qatar, a payées et armées. L’une des principales pierres d’achoppement de l’accord de cessez-le-feu est que les États-Unis sont censés faire en sorte que leurs forces par procuration se séparent des forces d’Al-Qaïda avec lesquelles elles sont alliées et desquelles, dans de nombreux cas, elles sont indiscernables.

Le ministère russe des Affaires étrangères a rapporté que dans une conversation téléphonique avec Kerry mercredi, Lavrov « a souligné que Washington devrait tenir sa promesse d’écarter les groupes de ‘l’opposition modérés’ des groupes de l’ancien Front al Nosra et d’autres qui ont littéralement fusionné avec celui-ci ». Ces forces par procuration ont exprimé leur opposition à une telle séparation et il est loin d’être [assuré] qu’[elles] puissent survivre sans être intégrées aux milices d’al-Qaïda, qui constituent l’épine dorsale des soi-disant “rebelles”.

Ces déclarations ont été suivies mercredi d’un discours prononcé à l’Institut pour l’étude de la guerre à Washington par un général de l’US Army, Joseph Votel, le commandant du Commandement central des États-Unis, qui a exprimé des réserves similaires au sujet de l’accord de cessez-le-feu syrien. « Nous devons voir comment cela va se présenter d’abord […] voir la direction que ça va prendre […] si oui ou non cela se matérialisera effectivement, je ne sais pas », a-t-il déclaré. Votel a ajouté : « Il y a un déficit de confiance avec les Russes. Leurs objectifs ne sont pas clairs pour nous. Ils disent une chose et puis ils ne s’y conforment pas forcément. »

Des sentiments similaires ont été exprimés la veille dans un discours prononcé devant le Conseil de l’Atlantique par le sous-secrétaire de la Défense pour le renseignement Marcel Lettre, qui a [pastiché] la traduction anglaise du proverbe russe répété sans cesse par Ronald Reagan au cours des négociations avec l’Union soviétique dans les années 1980 sur les traités d’armes nucléaires. « Méfiance mais vérification, a déclaré Lettre, cela peut s’appliquer un petit peu dans ce cas ». Il a convenu que les « services de renseignement et le ministère de la Défense soutiennent fortement le nouvel accord » tant que « les étapes se déroulent selon notre façon de voir les choses ».

En réponse à ce roulement des tambours d’opposition militaire, Kerry a prononcé une modeste défense de l’accord qu’il a négocié dans un entretien avec la National Public Radio mercredi insistant pour dire qu’Obama soutient l’accord et est prêt à le mettre en œuvre. « Eh bien, le président des États-Unis est prêt et je pense que l’armée sera donc prête », a-t-il dit. « Personne ne demande aux gens [de transgresser] nos principes, mais il est important pour nous de respecter notre engagement dans l’accord ». Le [secrétaire d’État] « pense » que le Pentagone est prêt à se conformer à un accord approuvé par le président américain, tout en soulignant qu’il ne demande pas aux [chefs] militaires d’« abandonner leurs normes ». Les remarques de Kerry expriment les relations réelles au sein de l’appareil d’État américain, l’influence prépondérante de l’immense appareil militaire et de renseignement et sa capacité à exercer de fait un droit de veto sur les responsables civils élus du pays.

[L’opposition] entre Kerry et les militaires est lié[e] aux priorités contradictoires dans la poursuite par les États-Unis de leur politique impérialiste à l’échelle mondiale. Le soutien de Kerry et d’autres pour le cessez-le-feu n’est motivé par aucun souci humanitaire pour l’effusion de sang en Syrie, mais par leur désir d’utiliser la collaboration avec la Russie comme un moyen de sauver au moins une partie des forces par procuration qu’ils ont soutenues, lesquelles sont au bord d’une déroute complète [face] aux forces gouvernementales soutenues par la Russie. [Kerry & Cie] espèrent pouvoir employer une combinaison de diplomatie et de menaces militaires pour faire pression sur Moscou de sorte qu[e la Russie] se résigne à quelque chose qui ressemblerait au changement de régime que Washington a recherché avec son intervention sanglante en Syrie au cours des cinq dernières années.

Pour leur part, les [orientations centrales] du commandement militaire américain se concentrent de plus en plus sur les préparatifs d’un conflit militaire direct avec la Russie. Des réserves concrètes ont été soulevées quant aux partage des informations permettant de viser des cibles de l’État islamique et du Front al Nosra – en dehors du fait que ce sont les principaux combattants soutenus par les États-Unis pour renverser le régime – car cela pourrait fournir à la Russie des renseignements sur les protocoles militaires des États-Unis que Moscou pourrait utiliser pour se défendre contre des frappes aériennes en Russie ou dans son voisinage proche.

Dans des conditions où les États-Unis renforcent leurs forces depuis l’Europe orientale et les anciens États baltes jusqu’à la mer Noire dans un encerclement de la Russie de plus en plus agressif, [cette tendance] est devenue une préoccupation majeure. L’hystérie antirusse générée par les médias capitalistes américains – avec en tête le New York Times – au sujet d’une implication supposée du Kremlin dans le piratage du Parti démocrate et d’allégations que Donald Trump serait manipulé par Poutine est entièrement liée à ces préparatifs de guerre.

L’émergence de divisions entre l’armée et le gouvernement Obama sur l’accord convenu avec Moscou sur la Syrie constitue un avertissement urgent que le risque de guerres encore plus sanglantes, et même d’une conflagration nucléaire, ne cesse de croître.

Bill Van Auken, WSWS.org

mardi, 13 septembre 2016

The Importance of Solzhenitsyn: Tom Sunic Interviews F. Roger Devlin

The Importance of Solzhenitsyn: Tom Sunic Interviews F. Roger Devlin

Réflexions sur Dostoïevski et le renouveau spirituel de la Russie

Réflexions sur Dostoïevski et le renouveau spirituel de la Russie

Avec Yvan Blot

L’âme russe a des traits particuliers qui lui donnent une forte spécificité, et des ressources qui lui permettent aujourd'hui de renaître, après un XXe siècle où le communisme soviétique, matérialiste et athée, a régné en maître. Ayant fini par rejeter le marxisme d’origine occidentale, la Russie connaît aujourd’hui un renouveau religieux conforme à sa longue histoire.
Ce pays de résistants patriotes et de mystiques assume sa destinée historique de créer un pont eurasiatique vers l’Est tout en appartenant pleinement à l’ensemble européen, par sa langue, sa culture et sa religion.

Réflexion sur un renouveau lié à la défense des valeurs traditionnelles, et se déployant dans une aire culturelle qui nous est proche.

Emission "Le florilège des arts", menée par Jean-Bernard Cahours d'Aspry.

dosto55584842.jpg

dimanche, 11 septembre 2016

«Le nouveau Moyen Âge»: Nicolas Berdiaev dans les pas de Joseph de Maistre

Berdiaev1.jpg

«Le nouveau Moyen Âge»: Nicolas Berdiaev dans les pas de Joseph de Maistre

Si l’influence de Dostoïevski sur la pensée de Berdiaev est connue, celle de Joseph de Maistre l’est un peu moins. Pourtant, l’apport du Savoyard sur le travail du philosophe russe est considérable dès lors qu’il s’agit de penser le phénomène révolutionnaire. En effet, Berdiaev reprend à son compte les conclusions formulées dans les Considérations sur la France : les révolutions sont par essence sataniques et providentielles.

NB-1.jpgLe Nouveau Moyen Âge de Nicolas Berdiaev est à la Révolution russe ce que les Considérations sur le France de Joseph de Maistre sont à la Révolution de 1789. Les deux hommes partagent une même lecture théologique et providentialiste des événements historiques. Et Berdiaev n’hésite pas à rappeler tout ce qu’il doit au Savoyard. « Joseph de Maistre et le mouvement romantique du début du XIXe siècle fut une réaction contre la Révolution française et les lumières du XVIIIe siècle, mais c’était un mouvement créateur en avant qui a fécondé toute la pensée du siècle suivant », écrit-il.

Si la pensée de Maistre est réactive, elle n’est pas à proprement parler « réactionnaire ». Berdiaev dénonce d’ailleurs le caractère spécieux de certaines étiquettes politiques : « Essayez d’appliquer aux époques de l’histoire universelle vos critères de la réaction ou de la révolution, de la droite ou de la gauche. Alors apparaissent tout le ridicule de ces critères, tout le provincialisme pitoyable de la pensée qui s’infiltre dans ces catégories. » Comme l’auteur des Soirées de Saint Pétersbourg, il sait que le nouveau Moyen Âge ne pourra être un retour en arrière car il a conscience du caractère tragique et irréversible de l’Histoire.

Après la Révolution d’octobre, Berdiaev renverse la perspective en affirmant que la volonté de conservation de l’idéal des Lumières en décomposition constitue le véritable visage de la réaction. Le monde d’hier, celui qui se meurt et vers lequel il ne peut y avoir de retour, c’est celui de l’histoire moderne. La Révolution française, elle-même héritière de l’Humanisme de la Renaissance, entérinait le déclin du Moyen Âge, organisé de manière théocratique et aristocratique. La Révolution de 1917 marque la fin des principes philosophiques qui se sont imposés au XVIIe puis au XVIIIe siècle.  « L’ancien monde qui s’effondre […] est aussi le monde de l’histoire moderne avec ses lumières rationalistes, avec son individualisme et son humanisme, avec son libéralisme et son démocratisme, avec ses brillantes monarchies nationales et sa politique impérialiste, avec son monstrueux système d’économie industriel capitaliste, avec sa puissante technologie, ses conquêtes et ses succès extérieurs, avec sa concupiscence sans retenue et effrénée de la vie, avec son athéisme et son apathie, avec sa lutte furieuse des classes et avec le socialisme comme couronnement de toute la voie de l’histoire moderne », martèle Berdiaev.

Le communisme est le signe de l’échec des valeurs du monde moderne

NB-2.jpgBerdiaev, comme Maistre, pense la révolution sur le modèle du châtiment et de la purification. Mais la Russie possède un statut particulier et son destin historique n’est pas analogue à celui de la France. « La Russie n’est jamais définitivement sortie du Moyen Âge, de l’époque sacrale, et elle est en quelque sorte presqu’imméditament passée des restes de l’ancien Moyen Âge, de l’ancienne théocratie, au nouveau Moyen Âge, à la nouvelle satanocratie », précise l’écrivain. La Russie a connu une modernisation partielle et tardive avec Pierre le Grand qui accéda au trône en 1682. Son régime politique est resté aristocratique jusqu’à la Révolution de 1917 et la société est demeurée structurellement inégalitaire jusqu’à l’abolition du servage en 1861. La Russie n’a pas connu de grands mouvements d’émancipation philosophique et individuelle comparables à ceux qui eurent lieu en France ou en Angleterre. La bourgeoisie, et l’idéologie qui l’accompagne, ne s’est pas imposée en tant que classe dominante comme ce fut le cas à l’ouest du Vieux Continent. En d’autres termes, la sécularisation de la société russe n’a pas eu lieu et le matérialisme qui est la matrice conceptuelle du communisme est tout imprégné de sacré. Pour Berdiaev, le monde moderne a enfanté deux monstres : le capitalisme et le communisme. Si le premier a pour volonté d’affaiblir le spirituel en l’homme par la négation, le second poursuit le même dessein mais sur le mode de l’inversion. « Le communisme […] annule le principe autonome et séculier de l’histoire moderne, il exige une société “sacrale”, une culture “sacrale”, la soumission de tous les aspects de la vie à la religion du diable, à la religion de l’Antéchrist », souligne l’auteur de L’Esprit de Dostoïevski.

NB-3.gifAux yeux de Berdiaev, le communisme est le signe de l’échec des valeurs du monde moderne. C’est tout particulièrement l’individualisme qui est mis en cause car il a montré toute la vacuité d’un concept de liberté anthropocentrique. « Il est impossible de libérer l’homme au nom de la liberté de l’homme, l’homme lui-même ne peut-être le but de l’homme », assure le philosophe. Or le communisme a un mérite incontestable : il réunit les hommes. Et pour Berdaiev « la Vérité est réunion et non désunion et démarcation ». De même, le bolchévisme se caractérise par son rejet virulent de la démocratie « liée à la suprématie de la couche bourgeoise » et « au système capitaliste industriel ». Pour reprendre l’analogie avec Maistre, la Révolution russe est donc un Mal – elle est à proprement parler satanique – mais elle est également providentielle dans la mesure où elle permet l’avènement du nouveau Moyen Âge, bien qu’elle n’en soit pour l’instant que son expression négative.

Le nouveau Moyen Âge éclairé, celui que Berdiaev appelle de ses vœux, renversera les valeurs qui avaient fondé le monde moderne. À l’individualisme, il substituera la communion des hommes ; au matérialisme, il substituera l’amour pour les choses de l’esprit ; au rationalisme, il substituera la théosophie et le retour aux sciences occultes ainsi qu’à la magie ; à la démocratie, il substituera la monarchie. Le progrès sera quant à lui regardé comme une idole dangereuse, comme le Dieu illégitime d’une époque révolue.

Erdogan ou Janus, le dieu aux deux visages

erdojanus.jpg

Erdogan ou Janus, le dieu aux deux visages

par Jean-Paul Baquiast

Ex: http://www.europesolidaire.eu

Apparemment Moscou attendait beaucoup d'un rapprochement avec Erdogan. Comme nous l'avions montré dans des articles précédents, Poutine espérait détacher la Turquie de l'Otan et de l'influence américaine, ceci au profit d'une nouvelle alliance Syrie, Turquie et Iran soutenant la présence russe en Syrie. Nous mêmes ici y avions cru, parlant naïvement d'un recul peut-être décisif de l'influence américaine au Moyen-Orient, tout au moins dans la partie chiite.
 
Mais il semble aujourd'hui que Erdogan, plus sultan que jamais, soit en train  selon l'expression familière, de rouler tout le monde dans la farine, Moscou, Ankara, Damas et sans doute aussi Washington. Il a obtenu d'eux qu'il laisse faire l'offensive turque à Jarabius en Syrie et au delà. Or, loin de s'en prendre à Daesh, comme initialement affirmé, cette offensive elle dirigée essentiellement contre les Kurdes, eux-mèmes adversaires déclarés de Daesh. Bien plus, elle vise la mise en place le long de la frontière turco-syrienne d'une zone d'exclusion, aérienne mais aussi terrestre, qui serait interdite aux Kurdes et aux soutiens qu'ils pourraient recevoir d'autres pays.

On ne voit pas aujourd'hui ce que gagne la Russie en fermant les yeux sur cette offensive turque, sinon s'attirer l'hostilité, non seulement des kurdes eux-mêmes mais de tous ceux, notamment en Europe, pour qui les revendications kurdes à l'autonomie représentent un facteur d'équilibre au Moyen-Orient et un élément important de la lutte contre l'islamisme radical.

Après avoir rencontré brièvement Poutine au G20 à Hangzou, Erdogan a longuement discuté avec Obama de la possibilité d'une opération militaire conjointe visant à libérer Raqqa, dans le nord de la Syrie, de la présence de l'Etat islamique. La démarche ne serait pas critiquable en soi, sauf qu'elle est manifestement dirigée contre l'Iran et la Russie. Elle vise sinon à éliminer, du moins sensiblement atténuer leur présence militaire dans la région. Comme la nature a horreur du vide, ce seraient les Etats-Unis et leurs alliés, notamment l'Arabie saoudite, qui assureraient la relève. Dans le même temps, Erdogan confirmerait, aux yeux du monde entier, y compris de l'Europe, le caractère incontournable de son influence au Moyen Orient et même auprès des Etats du Caucase.

Les Russes devraient dans ces conditions mieux tenir compte des avertissements de Téhéran leur conseillant de rester prudents avec Erdogan. Les Iraniens, d'après ce que l'on sait, avaient averti Moscou du fait que Erdogan, maître du double jeu, avait certainement un agenda (selon le mot à la mode) qu'il cachait de Poutine. Dans celui-ci figure la volonté de rester actif à l'Otan, ce qu'a confirmé la toute récente visite à Ankara du secrétaire général de celle, Jens Stoltenberg. Le ministre des affaires étrangères saoudien Adel al-Jubeir doit se rendre également à Ankara. L'un et l'autre veulent, selon les informations, négocier avec la Turquie un nouveau plan pour chasser Bashar al Assad. Dans le même temps, il semblerait que la Turquie, se prévalant de ses bonnes intentions occidentales, se prépare à relancer son entrée dans l'Union européenne et dans l'immédiat, l'obtention de visas pour les voyageurs turcs.

De l'observation des experts militaires, Moscou et Damas n'ont plus d'autres choix que chasser définitivement Daesh d'Alep, quelles que soient les pertes collatérales. Sans cela, ce sera la Turquie qui prétendra faire le travail, pour le meilleur bénéfice de son allié renouvelé, l'Amérique – sans pour autant renoncer aux aides diverses qu'elle a toujours prodigué, non sans contreparties financières, à ce même Daesh. 

samedi, 10 septembre 2016

Europe, mondialisation et «grands récits géopolitiques»

Antique Map of Europe circa 1595 the long goodbye.png

Europe, mondialisation et «grands récits géopolitiques»

par J.C. Empereur

Ex: http://www.breizh-info.com

Haut fonctionnaire honoraire, co-fondateur de la Convention pour l’Indépendance de l’Europe, Jean-Claude Empereur a bien voulu autoriser Breizh-info à reprendre cet  article paru dans la dernière livraison de la Revue politique et parlementaire(avril-juin 2016),consacrée à » l’Europe dans la tourmente » . Une réflexion fondamentale sur l’avenir de l’Europe à l’heure de la mondialisation. 

Longtemps, pour les « Occidentaux », le concept de mondialisation fut associé à l’idée d’une hiérarchie des puissances.

Il semblait naturel que cette hiérarchie se maintienne pour des décennies. En témoigne cette idée que des Etats-continents tels que l’Inde ou la Chine ne pouvaient être que des suiveurs voire des supplétifs destinés à accompagner le développement économique et industriel de l’Occident. Leur destin ne pouvait être que « l’outsourcing » ou la « sous-traitance »  leur horizon se transformer, pour les uns en « bureau  du monde » et pour  les autres en « atelier du monde », en aucun cas de laboratoire ou de financier de la planète, ce qu’ils sont pourtant  en train de devenir.

Ces nouveaux arrivants dans l’économie mondiale ne pouvaient que se rallier docilement à cette vision apparemment rationnelle et rassurante de la mondialisation heureuse ou chacun allait pouvoir prendre sa place dans une sorte de logique chère aux théoriciens du management, celle de la chaîne de valeur globalisée  et  du « juste à temps ».

Les occidentaux étaient tombés sans s’en rendre compte dans le double piège de Ricardo et de Colin Clark, la théorie des avantages comparatifs établirait au plan mondial une sorte de principe de subsidiarité économique tandis que celle des trois secteurs, primaire, secondaire et tertiaire assurerait aux pays les plus développés la maitrise des domaines technologiquement les plus innovants , garantissant ainsi au monde une stabilité définitive et la « fin de l’histoire ».

Lisse comme une boule de billard, la sphère planétaire mondialisée et globalisée, sans cesse  polie à la double idéologie du doux commerce et des droits de l’homme, s’acheminerait sans heurts vers la paix et la prospérité.

DE LA MONDIALISATION HEUREUSE A LA MONDIALISATION RUGUEUSE

Cette vision irénique d’une mondialisation commandée par l’économie, unifiée et pacifiée par les seules forces du marché a cédé la place à celle plus agressive d’une compétition multipolaire exacerbée dans tous les domaines : économiques, technologiques, culturels et militaires entre Etats–continents animés par des visions géopolitiques qui projettent leurs ambitions bien au-delà de préoccupations purement économiques ou mercantiles.

C’est ainsi que depuis quelques années, sous l’impulsion des principaux acteurs mondiaux apparaissent, de « Grands récits géopolitiques » : Projet pour un Nouveau Siècle Américain et Grand marché Transatlantique, Route et Ceinture Maritime de la Soie, Union Eurasiatique, BRICS etc.

Plus que le concept de « fin de l’histoire », imprudemment forgé par Francis Fukuyama à la suite de la disparition de l’Union soviétique, c’est  le concept géologique de « tectonique des plaques » continentales et sa vision d’entrechoquements et de chevauchements telluriques qu’évoque la nouvelle géopolitique mondiale.

Ces « Grands récits » mobilisateurs, américains, chinois, russes, indiens, sont le résultat d’une volonté de projection dans les grands espaces et le temps long, en même temps que  d’une maîtrise accélérée de l’ensemble des technologies d’avant-garde, principal moteur de l’histoire.

Ces espaces géoéconomiques, innervés et structurés par des réseaux numériques, logistiques et financiers, sans cesse plus intégrés et ramifiés, défendus par des moyens militaires toujours plus puissants, façonnent un nouveau monde  que l’on pourrait qualifier d’ hyper-westphalien.

LE VISAGE NOUVEAU DE LA MONDIALISATION : LA CONFRONTATION DE GRANDS RECITS GEOPOLITIQUES

Le Grand récit géopolitique se caractérise par une double projection :

  • Dans le temps long
  • Sur les grands espaces

Il mobilise des masses importantes de population, parfois très diverses, dans une perspective conquérante ou défensive, l’unité de compte étant le plus souvent le milliard d’individus : jusqu’à 40 % de la population mondiale.

Il s’appuie sur une organisation multinationale ou sur un système d’alliances  entrelacées, souvent préexistantes, qui intègrent une dimension stratégique affichée: OTAN, Organisation de coopération de Shanghai, BRICS.

Il se dote d’institutions financières puissantes à fort potentiel de développement, parfois  destinées à faire pièce aux institutions existantes. Banque des BRICS, Asian Investment Infrastructure Bank.

Il projette de structurer son territoire par la mise en place d’infrastructures de transport  multimodales, ou de  communication de dimension planétaire voire spatiales.

Il fait jouer à plein la multiplicateur puissance démographique/capacité d’innovation technologique, ampleur territoriale/accès aux matières premières, profondeur stratégique/sécurité.

La finalité de ces Grands récits, est, soit dans le cas des Etats–Unis de maintenir leur hégémonie, soit pour l’ensemble des autres de contester celle-ci, voire, à terme, de la supplanter.

La conception de ces Grands récits est souvent le fruit d’un mélange de volonté gouvernementale, d’influence de lobbys  ou de forces politiques organisées mais aussi de think tanks plus ou moins indépendants et de médias influents.

La construction des Grands récits se fait par complémentarité économique, le plus souvent par contiguïté territoriale ou convergence d’intérêts géopolitiques et non par contrainte et conquête. Elle est beaucoup plus géoéconomique qu’idéologique.

Leur volonté mobilisatrice, tant de l’opinion que de la société civile, des milieux politico-médiatiques, industriels et bien entendu de défense est manifeste. Les masses qu’ils animent, les outils de transformation du monde auxquels ils font appel sont le moteur de cette géopolitique des « plaques continentales » qu’ils mettent délibérément en mouvement. (cf. interview de Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des affaires étrangères, RT 21/O2/2016).

La confrontation planétaire de ces Grands récits s’inscrit dans un monde hyper-westphalien qui n’est plus tout à fait celui de Metternich ou de Kissinger mais qui  doit néanmoins s’inspirer de leurs méthodes de résolution des conflits.

LA NOUVELLE GÉOPOLITIQUE DES GRANDS RÉCITS

Etats-Unis, Russie, Chine, Inde, Brésil, État islamique, etc.,  forgent leurs Grands récits à l’image de leur vision du monde, de leurs ambitions, de leurs craintes  mais aussi pour certains de leurs frustrations ou de leurs ressentiments.

Les Européens, dépourvus de toute vision géopolitique, semblent laisser à d’autres le soin d’écrire leur Grand récit. Pour combien de temps encore ?

stoptafta.jpeg

Etats-Unis. Du « Project for a New American Century » au « TAFTA » : l’hégémonie sans partage

Lorsque Madeleine Albright qualifia les Etats-Unis de « Nation indispensable » elle se référait explicitement au concept de « Manifest destiny » apparu dès 1845 sous la plume du journaliste  John O’Sullivan à l’occasion de l’annexion du Texas. C’est dans cette perspective que les néoconservateurs élaborèrent, sous la présidence de G. W. Bush, grâce à de puissants et très influents think tanks, le « Project for a New American Century » (PNAC),Grand récit très élaboré visant à la domination du monde, qui orienta  et, de fait, oriente  toujours la diplomatie américaine qu’elle soit républicaine ou démocrate.

L’administration Obama s’inspira, en effet, sans trop le dire, de cette conception dominatrice, reprenant à son compte le principe intangible et non négociable de « full spectrum dominance » emprunté au vocabulaire stratégique mais parfaitement adapté à la vision géopolitique américaine du monde telle qu’elle a été formulée depuis par John Halford Mackinder et Nicholas Spykman.

Le projet de Traité de Grand marché transatlantique (TAFTA)  négocié, dans la plus grande opacité par une Union Européenne en état de sidération géopolitique, n’a d’autre objet que d’étendre cette stratégie  de domination  à l’Europe en l’arraisonnant grâce à un système de normes techniques et juridiques irréversibles.

Chine. « La route et la ceinture maritime de la soie » : le recentrage de l’Empire du milieu

Ce projet lancé en 2014 par le président Xi Jinping, se concentre sur la connectivité et la coopération entre des pays principalement situés  en Eurasie et se compose de deux éléments principaux, l’un terrestre, la “CeintureEconomique de la Route de la Soie” et l’autre maritime, la “Route Maritime dela Soie”.Parmi les propositions phares de cette initiative soutenue par l’Organisation de Coopération de Shanghai on retrouve des projets d’infrastructures (dont une ligne de trains à grande vitesse reliant directement Pékin à Moscou, voire à Berlin) ainsi qu’une banque l’AIIB (Asian Infrastructure Investment Bank),qui s’annonce comme un concurrent direct de la Banque Mondiale sous leadership américain. Par son ampleur, ses multiples dimensions, le nombre de partenaires engagés, sa projection temporelle (le XXI ème siècle) la complémentarité qu’il affiche entre développement territorial et stratégie financière, le projet« One belt one road », qui concerne  près de 40% de la population mondiale,comporte tous les éléments d’un Grand récit géopolitique planétaire et séculaire.

Russie. L’Union économique eurasiatique : la déception européenne et la tentation asiatique

Créée  en 2014 puis élargie en 2015 cette union, assez proche dans sa conception de l’Union européenne regroupe autour de la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan et le Kirghizistan.

A terme son potentiel est important mais elle souffre actuellement de difficultés économiques ainsi que des problèmes politiques liés notamment au conflit en Ukraine. Il lui faut trouver aussi le moyen de se coordonner avec le projet précédent initié par la Chine, beaucoup plus ambitieux, qui pourrait  à terme le tenir en lisière.

Ce projet inspiré en partie des doctrines eurasistes en exprime aussi certaines  ambiguïtés géopolitiques.

brics-countries-economic-force-photodpa_0.jpg

« LES BRICS » : le contre-endiguement

Cet acronyme inventé naguère, ironie de l’histoire, par un dirigeant de Goldman Sachs associe les noms de cinq pays : Brésil, Russie Indes, Chine, Afrique du Sud. Cet ensemble rassemble 40 % de la population du monde et près de 30% de son PIB.

A la différence des projets précédents il ne dispose pas de la continuité territoriale mais, comme eux, il met l’accent, néanmoins, sur la mise en place d’institutions financières indépendantes (banque des BRICS) et la création d’infrastructures  de télécommunication notamment (organisation d’une architecture Internet indépendante et sécurisée).

Destiné à s’élargir, le projet des BRICS constitue un  Grand récit atypique par ses origines, son évolution, ses territoires. Il est sans doute celui qui suscite la plus grande inquiétude aux Etats-Unis, notamment du fait de la présence du Brésil en son sein, ceci  en totale opposition avec la doctrine de Monroe, mais aussi  à cause des perspectives d’association de l’Iran  qui pourraient, à terme, être envisagées.

Il suffit de regarder une carte pour s’en convaincre, les BRICS obéissent à une logique de « contre-endiguement » par rapport aux stratégies américaines  de « containement » du bloc eurasiatique, « pivot géographique du monde » selon la formule de Mackinder.

L’État islamique : l’extension du domaine de la Charia

Il serait imprudent d’un point de vue géopolitique de ne considérer la stratégie de l’État islamique que du simple point de vue du terrorisme.

Cette dimension est, bien entendu, essentielle. Le terrorisme doit être combattu sans relâche avec tous les moyens dont dispose la communauté internationale, mais se limiter à cet aspect des choses et se refuser à voir dans le projet de retour du califat une forme de Grand récit serait une erreur majeure.

Ce Grand récit repose sur le salafisme djihadiste, il vise à la création d’un État totalitaire dans une perspective mondiale, utilisant, pour arriver à ses fins, tout le moyen de la guerre classique, révolutionnaire ou hybride. À ce titre, il jouera un rôle essentiel dans les affrontements géopolitiques du monde à venir.

UN GRAND RÉCIT EUROPÉEN EST-IL ENCORE POSSIBLE ?

Cette nouvelle vision du monde ne semble pas préoccuper les Européens  que l’aveuglement géopolitique, l’angélisme mondialisateur et le réductionnisme gestionnaire a condamné, depuis longtemps, à oublier qu’ils sont eux-mêmes issus d’une série de Grands récits, le dernier en date étant la réconciliation franco-allemande.

Les Européens  n’ont pas encore pris conscience du fait  qu’après avoir été les instigateurs des rivalités de puissance ils en sont devenus les enjeux.

Tous ces Grands récits, qu’on le veuille ou non,  sont tous fondés sur une expression de la souveraineté et sur une vision géopolitique du monde.  Or sur ces deux plans les Européens ont abandonné la partie.

Bien plus, animés par une  consternante phobie de la puissance et de la  souveraineté, ils ont, au fil de ces soixante dernières années, construit une machine à aspirer les souverainetés nationales, sans créer en contrepartie une  souveraineté européenne originale qui serait seule capable d’affronter les bouleversements géopolitiques actuels. Coup sur coup, les crises financières, migratoires, et fondamentalistes ont mis en évidence les faiblesses de ce système et provoqué un reflux sans précédents du sentiment européen.

Ce reflux se trouve encouragé par un discours purement gestionnaire dépourvu de souffle, coercitif et culpabilisant.

Une société à ce point  inconsciente de l’ordre de ses fins et de son destin ne tarde pas à devenir, une société d’indifférence et d’autodestruction.

Inverser le mouvement  suppose la conception d’un Grand récit européen. Sa mise en œuvre, attendue par des opinions en plein désarroi est devenue un impératif de survie. Quelles pourraient  en être les grandes lignes ?

Parmi beaucoup d’autres trois priorités se dégagent :

  • Maîtriser la relation euro-africaine
  • Eviter la séparation continentale de l’Europe et renouer avec le partenariat euro-russe
  • Se désarrimer d’un atlantisme  de soumission

Maîtriser la relation euro-africaine

Il s’agit d’une priorité absolue, commandée par les évolutions démographiques. Les derniers chiffres publiés par l’ONU parlent d’eux-mêmes : 2,4 milliards d’habitants en 2050 et 4,4 en 2100.

On ne pourra s’aveugler encore longtemps sur le fait que le face à face Europe/Afrique consiste à mettre en miroir  les populations parmi  les plus démunies du globe avec les plus riches, les plus fécondes avec les plus stériles, les plus jeunes avec les plus âgées, celles à l’espérance de vie la plus courte avec celles possédant l’espérance la  plus longue.

Fort heureusement l’Afrique s’engage dans une croissance très significative de son économie mais beaucoup reste à faire et  le co-développement Europe –Afrique est une impérieuse nécessité. De ce point de vue, le projet d’Union pour la Méditerranée magnifique programme, préfiguration d’un Grand récit euro-africain  constituait un modèle malheureusement engagé trop tardivement.

Il reste encore sans doute la clef d’une grande communauté euro-africaine dont les fondements restent comme pour tous les grands récits : les infrastructures de transport, l’énergie, le développement durable et bien entendu les financements.

Refuser la séparation continentale de l’Europe

Les géopolitologues Etats-Uniens tels que George Friedman ou Zbigniew Brzezinski prônent le maintien et la consolidation de la séparation entre ce qu’ils appellent l’Europe péninsulaire c’est-à-dire l’Europe occidentale augmentée des anciennes démocraties populaires et l’Europe continentale (Mainland).

La gestion du conflit ukrainien et les avancées de l’OTAN reflètent parfaitement cette tendance obsessionnelle de la diplomatie d’outre atlantique.

Les Européens ne doivent pas tomber dans ce piège .Il est temps de sortir de cette situation et de relancer le partenariat euro-russe dans une perspective d’équilibre entre le monde atlantique océanique et le monde eurasiatique continental et  de recherche de complémentarité et de profondeur stratégique en s’appuyant sur le lien tripartite Paris Berlin Moscou.

Se désarrimer d’un atlantisme de soumission

La crise économique et financière, d’origine anglo-saxonne, aux conséquences géopolitiques de plus en plus évidentes, dans laquelle est plongé le monde, aurait dû être, pour les Européens, l’occasion d’un sursaut d’indépendance et de solidarité et leur permettre une souveraineté qu’aucun des autres acteurs du monde multipolaire n’a jamais songé à abandonner.

C’est l’inverse qui s’est produit, la crise a accru la vassalisation de l’Union Européenne dans des proportions encore jamais connue auparavant.

Le développement d’une économie numérique globale, entièrement sous contrôle américain, la perte de contrôle de fleurons de certaines industries stratégiques notamment françaises, la réactivation de l’OTAN, et la préparation d’un traité de libre-échange ;antichambre d’une future intégration  politique euro-atlantique annoncent une perte définitive d’indépendance et l’impossibilité de définir un Grand  récit européen. Il est temps de se dégager d’un protectorat asservissant pour retrouver ce qui aurait dû rester un partenariat entre égaux.

En se projetant ainsi sur trois fronts : au sud, à l’est et à l’ouest, le Grand récit géopolitique européen fondé sur une quadruple volonté de solidarité, de puissance, d’indépendance et de souveraineté, mais dépourvu de toute volonté hégémonique devrait atteindre un double objectif :

  • Rendre au sentiment européen le souffle qui lui fait défaut depuis qu’une approche purement économique et constructiviste l’a étouffé.La logique des « petits pas » chère aux Pères fondateurs est impuissante face aux grands défis.
  • Restituer à l’Europe la centralité qui fut la sienne au cours des siècles, gage d’équilibre, dans un monde soit disant globalisé mais en réalité redevenu instable et dangereux.

Il faudra pour concevoir, faire accepter et  mettre en œuvre ce Grand récit : une opinion informée et motivée, des élites imaginatives et visionnaires, des dirigeants courageux et déterminés.

Le système européen aux allures d’empire bureaucratique est-il encore capable d’organiser cette triple mobilisation ?

Le temps nous est compté.

Jean-Claude Empereur

lundi, 05 septembre 2016

Russia and Japan: Necessary Rapprochement

photo_27559abe.jpg

Russia and Japan: Necessary Rapprochement

Ex: http://www.katehon.com

Russian President Vladimir Putin and Japanese Prime Minister Shinzo Abe held talks in the framework of the Eastern Economic Forum in Vladivostok. The meeting precedes the Russian president’s upcoming visit to Japan, where the Japanese prime minister is preparing to meet Russia’s president in the “hereditary” Yamaguchi Prefecture from where he has continually been elected a member of parliament. Speaking at the forum, the Japanese prime minister urged Russia and Japan to seek compromise to solve the South Kuril Islands issue and conclude a peace agreement as soon as possible. 

Russia is ready to compromise with Japan

On the eve of the meeting with the Japanese leader, Vladimir Putin spoke on cooperation with Japan and negotiations on the status of the South Kuril Islands (Iturup, Shikotan, Kunashir and Habomai group of islands).

The president of Russia noted the need for signing a peace treaty with Japan. According to Putin, the issue of “northern territories” so painful for the Japanese side must also be solved in a consistent manner so that none of the parties feel like a loser. The main factor that could render moving forward possible, according to the Russian president, is expanding Russo-Japanese cooperation. The president said that compromise will be reached once the level of mutual trust between Japan and Russia is comparable to that observed between Russia and China. Putin expressed the same point of view in his speech at the forum. 

On the same note, the Russian president hinted that the resolution of border disputes with China, when the latter received a number of territories formerly controlled by the Soviet Union and then Russia, had been possible because China acted as an independent and friendly power for Russia. The real problem facing the resolution of territorial disputes between Japan, in Russia’s view, is Japan’s strategic cooperation with the United States and its de facto occupation by the Americans which has lasted since Japan’s defeat in World War II. Under these conditions, the transfer of the Kuril Islands to Japan would de facto mean transferring them to the US, Russia’s main geopolitical rival. 

US opposition

The Russian president referred to the Declaration of 1956 as a precedent which opened the way to a peace treaty. In 1956, the Soviet Union and Japan signed the Moscow Declaration that officially ended the war between the two countries. According to the document, the Soviet Union agreed to hand over the Shikotan and Habomai islands to Japan following a peace treaty’s conclusion. However, the contract was torpedoed by the US. They threatened not to return Okinawa to Japan and cease funding for the war-torn country if Japan compromise with Moscow. Tokyo thus eventually refused to sign a peace treaty. 

In 1960, after the Treaty on Mutual Cooperation and Security between the United States and Japan was signed, the Soviet Union officially refused to consider the question of territorial concessions to Japan, as this would have led to the expansion of territory used by the main geopolitical enemy of Soviet Russia, the USA.

The Russian side has repeatedly stated its readiness to return to negotiations, starting precisely with this declaration. This in itself is a big concession to the Japanese. Moreover, the principle of “two islands first” in addition to nurturing economic and political relations between the two countries was put forth by Japanese diplomats themselves in the 1990’s. This was done by the so-called “Suzuki Group.” The basis of this group was the lower house deputy Muneo Suzuki and the senior foreign ministry official and expert on Russian foreign relations Masaru Sato. They recognized the need to develop closer relations with Russia. A new approach to territorial issues was worked out, but in 2001 Suzuki became too uncomfortable of a figure for the new leadership of the country, and was removed from power by means of a corruption scandal unleashed in 2002. Sato was arrested a few days before Suzuki on charges of abuse and misse of financial resources of the foreign ministry. 

Nevertheless, de facto, the group strategy and focus on multilateral cooperation between the two countries and the development of personal contact between the heads of states formed the basis for a new Japanese approach to problems with Russia. 

Japanese interests

Over the past several years, Japan has expressed interest in closer ties with Russia. Joining anti-Russian sanctions under US pressure provoked a negative reaction by Japanese businesses interested in cooperating with Russia, including in the defense industry sphere. Prime Minister Shinzo Abe has repeatedly, unofficially expressed interest in meeting with the Russian president despite the negative position of the United States in this respect.

Japan needs Russia from an economic point of view, especially as a transportation corridor to Europe that is alternative to the Chinese "Silk Road", as well as a military and political partner.

japrus58022_401,00.png

Japan is concerned about the rising military and political power of China and its claim to supremacy in the Pacific. China has in particular put forward territorial claims against the Japan-controlled Senkaku Islands. From the Japanese point of view, the Chinese pretension to leadership in the region is dangerous and unfounded, and Japan is striving to resist such. Russia, as a state which is closely tied to China, can be viewed by the Japanese as a lever of pressure on the Celestial Empire. Russia may also act as an intermediary between the two countries if the need arises. Finally, the diversion of Russia’s resource potential from China to Japan reduces the potential power of China.

Japan also needs Russia to balance its relations with the United States. On the one hand, the government of Shinzo Abe, made up of right-wing conservatives, has passed an agreement on a military alliance with the United States and has adopted a law on collective self-defense expanding military cooperation with the USA and opening the way for increased presence of American troops in Japan. However, on the other hand, under the pretext of "aid to The US”, the Japanese Self-Defense Forces have been empowered and are now turning into a real armed forces threatening imminent review of the 9th article of the pacifist Constitution of Japan. 

In fact, the expansion of cooperation with the Americans is necessary for the current Prime Minister and the Japanese conservatives to implement large-scale domestic reforms where the main goal is changing the Constitution developed by the American occupation administration. 

So far, the Japanese right-wing establishment includes the influential “Nippon Kaigi” organization, involves the majority of Shinzo Abe’s cabinet who remained committed to an alliance with the US. But reforms desired by Japanese conservatives in the long run could put the alliance into question. The Constitution is supposed to be less liberal to address concerns about the spread of liberal values by the American occupants. Before her appointment as defense minister, Tomomi Inada advocated the creation of Japan’s own nuclear forces which would no longer necessitate “protection” by the United States. 

However, this is a case for the future, and the imbalance in the relationship in favor of the US side must be corrected immediately. A multi-vector policy, in principle, would create more space for maneuvering and bargaining even with allies. It is possible to bring forth the historical analogy of the Anglo-Japanese alliance in 1902. Then, for the first time, Japan was closely drawn for 19 years into the sphere of influence of the Atlanticist powers. However, many Japanese politicians consider this treaty to be enslaving and more consistent with the UK’s interests, whose main goal was keeping Russia out of the Pacific. Karl Haushofer recalled: 

“'If the German and Japanese navies cooperate with the Russian land army, then the ocean agreement would cease to be highly biased towards England, and would become an equal contract,’ - such was the position of the far-sighted Japanese, with whom I spoke on this subject, and they obviously held this position much earlier. "

In light of this historical experience, Abe’s shift towards multi-vector policies and counterbalancing the alliance with the US by increasingly close relations with Russia is understandable. The establishment of a ministerial post for economic relations with Russia in his office needs to be understood in this light. While economic cooperation is not so large, some large-scale projects have been announced which are most important as a political signal that Japan should be closer to Russia. 

Russian interests

In geopolitical terms, Japan is the most coveted partner of Russia in the Far East. Despite its insular position, Japan is a classic continental power in terms of cultural values. This paradox was noticed by German geopoliticians in the first half of the 20th century. The leading German geopolitician Karl Haushofer even proposed the idea of a continental bloc along a “Berlin-Moscow-Tokyo” axis. Like China, Japan has serious economic and innovative potential which could contribute to the development of the Russian Far East.  At the same time, it does not pose any danger to the sparsely populated border regions of Russia from a demographic point of view.

After Japan's defeat in World War II the country was transformed into a power dependent on the US. US naval bases were spread on the country’s territories as part of the “Anaconda Belt,” i.e., the zone of American-Controlled states surrounding Russia from all sides. Japan’s escape from American control is thus a geopolitical priority for Russia in the Pacific. 

On the threshold of World War II, the German geopolitician Karl Haushofer on the threshold of World War II, even proposed the idea of ​​a continental bloc along the “Berlin-Moscow-Tokyo" axis. Haushofer correctly pointed out the British and Americans’ efforts to prevent the establishment of a Eurasian geopolitical alliance uniting Europe, Russia, and East Asia, as well as he noted the numerous attempts by the Germans, Russians, and Japanese to create such an alliance. In particular, he recalled the names of Count Witte, Japanese Prince Ito Hirobumi, who was several times prime minister of Japan in the late 19th and early 20th century, and Count Gotō Shinpei, a prominent Japanese statesman and diplomat of the early 20th century.

Conservative Union

A series of actions are now needed at both the level of state agencies and the public level of both countries to move this course forward. From Japan, Russia expects greater autonomy and the realization of economic projects which have been discussed for so long. 

Japan expects more tact in relations from Russia and an understanding of the political situation within the country. The usage of Soviet jingoistic myths and cliches of “Japanese militarism” are not acceptable. The question of amending the Constitution and acquiring a normal armed forces is an internal matter of Japan’s.

The sympathies of experts especially among the older generation of the Japanese left on protecting Article 9 of the Constitution are understandable, but this has little to do with the conservative orientation of today’s Russia. The 2016 elections to the upper house of the Japanese parliament following the adoption of a package of self-defense laws indicate only one thing: Abe’s course is supported by the majority of the population. 

Russia should be be able to understand Japanese conservatives and right-wing monarchists, including members of the influential Nippon Kaigi. And, of course, it should establish contact with them, as well as with the anti-American right-wing such as Issuy-Kai. Although this is a marginal group, it is quite strong and, under the conditions of global perturbations in the decline of US hegemony, the wave of history can raise enough of such forces up.

It should also be understood that among the Japanese right-wing there are many people with views similar to the American neoconservatives, such as the current president of Nippon Kaige, Tadae Takubo. It is unimportant for Russia whether the Japanese love us or not. What is important is that they be freed from US tutelage. 

jeudi, 01 septembre 2016

L’humanisme comme illusion

sloba1450.jpg

« Si l’Europe veut survivre, elle doit réviser de fond en comble son humanisme »

ANTIPRESSE N° 39

L’humanisme comme illusion

Par Slobodan Despot

Si l’Europe veut survivre, elle doit réviser de fond en comble son humanisme. L’humanisme tel que nous le connaissons est une promesse impossible lancée vers l’avenir et les peuples qui la poursuivent laisseront leurs dernières forces au bord du chemin.

En 1704, à Constantinople, un diplomate et voyageur serbe au service de Russie, Savva Vladislavitch, rachète au sultan un otage noir, le fils d’un prince africain capturé aux alentours du Lac Tchad et l’expédie à la cour du Tsar. Pierre le Grand entendait réaliser, avec ce jeune Africain, une expérience inédite : prouver que les Noirs ne sont en rien moins doués pour les arts et les sciences que les Blancs européens.

Le pari réussira au-delà de toute espérance. Baptisé Abram Pétrovitch en 1705, avec Pierre pour parrain, le jeune homme suivra les meilleures écoles. Loin de servir d’ornement exotique comme dans les cours européennes — car il était fashionable, au XVIIIe, d’avoir « son Nègre » —, il deviendra secrétaire du Tsar, polyglotte, ingénieur, officier au service du roi de France et portera dès lors le surnom d’Hanibal. Il sera anobli, accèdera par la suite au grade de major-général, deviendra gouverneur de Tallinn et favorisera, paraît-il, la vocation militaire de celui qui sera le plus grand chef de guerre russe, le général Souvorov.

Sa première femme, une Grecque, le rejette, le trompe, lui donne une fille toute blanche qu’Hanibal reconnaît quand même, et tente avec son amant de l’empoisonner. Il la fait jeter en prison et épouse la fille d’un capitaine suédois, Christina Sjöberg. Parce qu’il n’a pas attendu le divorce et qu’il s’est mis temporairement en bigamie, Hanibal sera mis à l’amende et châtié.

Zakomelski.jpgLe prince africain racheté au Turc par un aventurier serbe et devenu filleul du tsar russe fera dix enfants à la Scandinave tirant ses origines de la noblesse suédoise, norvégienne et danoise. Leur fils aîné Ivan, né hors mariage, fondera la ville de Kherson et accédera en 1898 au titre de général en chef, le deuxième grade le plus élevé de la hiérarchie impériale russe. Leur petite-fille Nadejda fera encore mieux : elle donnera naissance à Alexandre Pouchkine, l’un des plus grands génies littéraires de tous les temps… Pouchkine, dont le huitième de sang africain sera encore bien présent, tant dans sa physionomie que dans son tempérament.

Pourquoi vous raconter cette prodigieuse histoire ? Parce que, très vraisemblablement, personne ne vous l’a jamais racontée et que l’omission est significative. Si vous êtes d’éducation francophone, toute votre instruction repose sur le socle humaniste développé, justement, au cours du XVIIIe siècle européen. Cet héritage universaliste et droitdelhommier imprègne jusqu’au dernier ouvrage scolaire. Il influence même, souvent comme « antimodèle », ceux des écoles libres de tradition catholique.

L’épopée d’Alexandre Pouchkine et de ses ancêtres maternels aurait pu — aurait dû — servir de parabole et de preuve éclatante pour les postulats essentiels de l’humanisme européen. Elle illustre, entre autres choses, l’audace et l’ouverture d’esprit de celui qui fut, avant Gorbatchev, le plus occidental des empereurs de Russie. Or elle a été complètement oubliée à l’ouest, malgré l’amitié du chef de lignée avec les philosophes français: selon son biographe, Voltaire appelait Abram l’« étoile noire des Lumières ». De cette saga familiale qui préfigure le melting pot du XXIe siècle, le public européen n’aura retenu qu’une chose : que le fougueux poète russe Pouchkine fut tué en duel par un officier français, d’Anthès, pour une affaire d’adultère. Qu’il soit l’arrière-petit fils d’un esclave noir devenu noble, général et gouverneur dans l’empire russe à une époque où les Noirs, en Europe, étaient considérés comme des animaux, est un fait qui déborde trop du cadre pour pouvoir être expliqué, et a fortiori assimilé, en Occident.

La France connaît, il est vrai, un exemple comparable : celui du général Thomas Alexandre Dumas (1762–1806), père d’Alexandre Dumas (à croire que les militaires ont la littérature… dans le sang !). Exemple comparable, mais de loin seulement. Le général Dumas arrive deux générations plus tard, d’une colonie française. Il est, déjà, un métis antillais, fils de noble créole. Et, surtout, il doit son ascension à la Révolution, c’est-à-dire à un chamboulement fondamental, et voulu, de l’ordre établi et des valeurs de la société française. L’ascension d’Abram Pétrovitch, Noir de père et de mère et originaire d’un pays totalement inconnu, a pour cadre la société considérée — malgré les innovations superficielles de Pierre le Grand — comme la plus traditionnelle, la plus conservatrice et la moins « humaniste » d’Europe. Si sa carrière a connu des obstacles, ceux-ci n’étaient en tout cas pas, prioritairement, d’ordre « raciste ».

C’est probablement la raison pour laquelle son « cas » n’a pas été retenu par la philosophie des Lumières qui nous a éduqués. Il est arrivé bien trop tôt. Son exemple illumine, par contrecoup, l’arriération de la société européenne de son temps — y compris des élites dites « éclairées ». Les intellectuels du XVIIIe siècle ont-ils jamais réellement, concrètement envisagé l’égalité des races ? Voltaire appréciait sans doute beaucoup l’« étoile noire des Lumières » : il ne s’est pas départi pour autant de ses actions dans la traite des Noirs. Le passage de l’étoile noire dans le ciel des Lumières fut donc recouvert d’un épais voile de pudeur. Un voile que la décolonisation elle-même n’a pas permis de lever.

Cette belle anecdote nous en dit long sur toute une série de certitudes et de valeurs que la société « progressiste » occidentale s’attribue comme des vertus déterminantes. Elle rappelle, en premier lieu, que le racisme en tant qu’idéologie est une invention du scientisme moderne. Elle illustre également le degré d’ignorance dans laquelle est tenue la société occidentale sur la nature et le fonctionnement des sociétés qui lui sont extérieures. Et cette ignorance à son tour fait surgir le grand paradoxe de l’universalisme occidental.

L’Occident est universel ou il n’est pas. Il a pour vocation programmatique d’« ouvrir » les yeux du monde entier sur la « vraie » condition de notre vie sur terre, car il pense en détenir les clefs grâce à son avance scientifique, à sa connaissance des lois objectives de la nature, valables partout et pour tous. Sa mission est d’élever la conscience de l’humanité entière à l’âge adulte. Comme l’a noté le socialiste gnostique Raymond Abellio, l’Occident n’est pas l’Europe, il n’est pas même une géographie : « L’Occident est partout où la conscience devient majeure ». L’Occident est dès l’origine de ses idées, au début de la Renaissance, une civilisation globale. Sa philosophie, l’humanisme, pose en dogme l’égalité (voire l’inexistence) des races et la dignité de tous les êtres humains, quelle que soit leur origine et leur condition. Elle condamne les systèmes de caste et les discriminations de rang, de fortune et de naissance. Elle affirme l’autonomie de l’être humain et de sa destinée vis-à-vis de tout créateur transcendant. Elle est le fondement de la première civilisation scientiste et athée de l’histoire, celle justement où nous avons été élevés.

Mais là est aussi sa limite. La promesse que l’humanisme occidental fait à l’Homme (un homme abstrait, idéal, à venir) est trop grande. Elle est intenable : « tu remplaceras Dieu ». « Nous remplacerons Dieu » est la formule la plus juste, car l’expansion de l’humanisme a toujours impliqué l’existence d’élites « éclairées » dispensant à des masses ignares une vérité qu’elles ne peuvent ni éprouver empiriquement, ni découvrir toutes seules — car les masses ont, hélas, l’amour de Dieu chevillé à l’âme. L’humanisme est dès l’origine un « dressage » de la majorité par une minorité initiée. Comme ce « dressage » n’a jamais marché, la marche vers l’idéal humaniste est jonchée de ratages qui sont autant de démentis. Au lieu de la concorde des peuples, la guerre élevée au rang d’industrie. Au lieu de l’égalité des races, un racisme fantasmatique (l’Allemagne de Hitler fut aussi la nation scientifiquement la plus avancée), devenu aujourd’hui un pilier central — sous son expression à rebours, l’antiracisme — de l’idéologie occidentale.

Sous l’étiquette d’humanisme, l’Occident a avant tout développé un discours sur l’idéal humain, plutôt qu’il n’a instauré cet idéal. L’extension de ce discours idéologique à toutes les sphères de la vie sociale et privée a réprimé et finalement asséché l’enseignement de la morale atavique et naturelle de l’humanité civilisée, dont la bienveillance à l’égard de l’étranger et l’équité faisaient partie. Bien plus : afin de préserver la crédibilité de son idéal non réalisé, il lui fallait couper la population des modèles qui le démentaient. C’est pourquoi, pour une bonne partie, l’éducation « universaliste » reçue par des générations d’élèves européens était en réalité une éducation étroitement provincialiste impliquant le mépris et la méconnaissance profonde des civilisations et des cultures extérieures au dominium occidental. Pour un esprit conditionné par cette éducation, l’aventure d’Abram Hanibal et de sa lignée est tout simplement impossible hors d’une civilisation parfaitement humaniste qui n’est même pas encore réalisée sur Terre. Et simplement impensable dans le cadre d’un empire théocratique, barbu et autoritaire !

Ce provincialisme des Européens dits cultivés est l’une des premières choses qui frappent le voyageur « persan » — ou russe, ou indien — qui découvre l’Europe de l’intérieur. En même temps, du fait du manque de repères et de recul que lui confère son orgueil d’être supérieur (matériellement et moralement), l’Européen dit cultivé demeure incapable d’identifier cet « angle mort » de son éducation. Le juriste et historien Pierre Legendre en a évoqué certains aspects dans ses conférences au Japon (Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident). Et le grand philosophe Wittgenstein a totalement renversé ce rapport civilisation-barbarie dans sa prodigieuse déconstruction de l’ethnologie coloniale (Remarques sur le Rameau d’Or de Fraser).

La civilisation russe, avec tous ses excès, et malgré les ravages apocalyptiques de la Révolution de 1917, tend aujourd’hui à l’Europe un miroir de ce qu’elle serait peut-être sans son humanisme tyrannique. Un monde injuste, inique, barbare, inepte souvent, mais un monde qui veut vivre. « Cela ressemble tellement à l’Europe. Et c’en est tellement loin ! », notais-je dans Le Syndrôme Tolstoïevsky. Le point qui nous sépare le plus, de l’Atlantique à Vladivostok, est exactement celui-là : le refus, par les Russes (et la plupart des Slaves) d’adopter cet humanisme intégral, abstrait et paradoxal, qui est en train d’ôter à l’Europe ses raisons de vivre. Cet humanisme-rhétorique où l’aventure du « nègre » Pouchkine et de ses ancêtres constituerait une fable idéale, mais jamais une réalité.

Par Slobodan Despot | 28.8.2016

 © 2016 Association L’Antipresse

Courriers et dons :
IBAN CH56 0900 0000 1415 4173 2
CCP 14-154173-2

Association L’Antipresse

c/o INAT Sàrl

CP 429

Sion 1950

Switzerland

 

mardi, 26 juillet 2016

Dostoïevski et la dégénérescence du monde par le réseau

jagenholz_dostojewski_550.jpg

Dostoïevski et la dégénérescence du monde par le réseau

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org

Car il est poussé dans le filet par ses propres pieds ; et il marche sur les mailles du filet...

Job, 8, 18

J'ai souvenance d'un brillant texte de notre cher Guy Sorman (qui redonna jadis ses lettres de prosaïsme au Figaro magazine) dans le journal de la « droite » espagnole ABC (BHL est chargé lui de distraire et surtout d'instruire les maigres sections d'assaut du mondialisme dans El Pais). Et Guy Sorman, essayiste pourtant renommé pour ses piles d'invendus, et entre deux éloges des réfugiés considérés comme des forces vives du capital selon les Marx Brothers et Merkel, présentait ainsi son argumentaire : « même la Russie finira un jour par être démocratique et progressiste et globalement dans le global ». Sans oublier la Chine, l'Iran, la Turquie et tous les autres bons copains de ses modèles Américains.

La Russie n'est donc pas progressiste, branchée et dans le coup, et ce surtout depuis que – selon Marc Ferro – elle a déçu les aspirations prolétariennes d'une gauche que l'on croyait portée plutôt à servir la soupe à la vieille bourgeoisie américanisée.

Sur la Russie et le progrès j'ai heureusement mieux que Sorman ou BHL : Dostoïevski. Je l'ai aussi sur le thème des « réseaux », sociaux ou numériques, qui aujourd'hui captent, détournent et recyclent toutes les énergies et intellects de la planète terre devenue nervalienne. On cite brièvement cette vision du mage dans Aurélia :

« Cette pensée me conduisit à celle qu'il y avait une vaste conspiration de tous les êtres animés pour rétablir le monde dans son harmonie première, et que les communications avaient lieu par le magnétisme des astres, qu'une chaîne non interrompue liait autour de la terre les intelligences dévouées à cette communication générale, et les chants, les danses, les regards, aimantés de proche en proche, traduisaient la même aspiration. La lune était pour moi le refuge des âmes fraternelles qui, délivrées de leurs corps mortels, travaillaient plus librement à la régénération de l'univers. (1) »

Dostoïevski a abordé le thème de la confrontation de la Russie et du progrès, de la Russie et de l’Occident dans plusieurs de ses plus grands livres, en particulier dans l'Idiot et dans Les Possédés, qui eux font allusion à une origine américaine de la prochaine révolution.

krokodil_dostojewski.JPGDans le récit satirique Crocodile (2), il le fait d’une manière parodique, s’en prenant aux préjugés modernistes du dernier homme à venir (et surtout à durer). Il y a l’épisode humanitaire – ne pas maltraiter un pauvre animal, fût-ce un croco –, l’épisode pédagogique – de l’importance de la question économique ! – et pour finir l’épisode gastronomique qui résout la question – en dévorant le crocodile.

Depuis deux siècles nous nous gorgeons de ce progrès technique et économique, et il semble que l'imbécillité satisfaite qui l’accompagne n’a jamais été plus remise en question qu'à l’époque de Flaubert ou de Dostoïevski. Mais à la même époque un Walt Whitman célèbre les achèvements de ce qu’il est convenu de nommer à la télé la modernité...

Dans Passage to India ou Song of the Exposition (à comparer avec le cadre médiéval et traditionnel des Tableaux, le chef d'oeuvre pianistique de Moussorgski), le trop célébré Walt Whitman chante et célèbre sur tous les tons le canal de Suez, ce passage qui va réunir l’orient et l’occident, notions fort disparues auxquelles on fait mine de croire encore : car «dans un monde unifié on ne peut s’exiler » (Debord). Avec une accumulation dont il a le secret, le « pohète » américain fait l’état des lieux, et il nous étourdit avec son clinquant verbalisme, chaque mot faisant office de paradigme roturier de la modernité aboyante:

With latest connections, works, the inter-transportation of the world,

Steam-power, the great express lines, gas, petroleum,

These triumphs of our time, the Atlantic’s delicate cable,

The Pacific railroad, the Suez canal, the Mont Cenis and Gothard and

Hoosac tunnels, the Brooklyn bridge,

This earth all spann’d with iron rails, with lines of steamships threading in every sea,

Our own rondure, the current globe I bring.

Barde « tendance » avant l’heure, Maïakovski un rien couillon, « animal verbal » (Daudet) plus que poète, Whitman est en extase devant ce qui pétarade. Il admire nos exploits à Suez (dont bien sûr Dostoïevski se moque avec son crocodile du Nil), et il célèbre le chemin de fer unificateur, celui des Anglais aux Indes ou des Américains :

I see the tracks of the railroads of the earth,

I see them in Great Britain, I see them in Europe,

I see them in Asia and in Africa.

I see the electric telegraphs of the earth,

I see the filaments of the news of the wars, deaths, losses, gains, passions,

Of my race.

Or précisément sur ces chemins de fer qui ont vidé les campagnes et ruiné le contribuable français (la moitié des lignes servant à faire élire un député), ou ont justifié une bonne moitié des crises boursières de l’époque (comme les actions techno d’aujourd’hui), Dostoïevski a quelque chose de peu aimable à dire, et qu'il va dire dans l’Idiot. C’est un autre idiot métaphorique (un simple d’esprit qui voit l’Esprit) que le Prince, l’ivrogne Lebedev qui s’exprime sur les chemins de fer et leur réseau qui selon lui s’en prend aux formes de vie.

Montrez-moi donc quelque chose qui approche de cette force dans notre siècle de vices et de chemins de fer…

dostoidiot3458352037-fr-300.jpgLebedev voit dans tout réseau moderne un affaiblissement à la fois spirituel et physique de l’homme, lié au progrès de la matrice du confort matériel. L’homme va être coupé de ses sources de vie et de son tellurisme. C’est aussi la leçon d’Andersen (La Vierge des glaces), de Novalis ou de Vigny (« avant vous j’étais belle et j’allais parfumée »…). Mais Tocqueville nous a aussi prévenus sur les risques que faisaient peser l’égalité et le réseau fort sur les hommes dits modernes. Dans le tome II de sa somme, il décrit, dans un texte mal compris, cet affaiblissement des forces de vie liées au développement étatique:

« C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait… il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation a n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger (3). »

Retournons à l’Idiot. Lebedev voit le premier, cent-vingt ans avant Tchernobyl, un lien entre l’étoile absinthe de l’Apocalypse (Tchernobyl désigne comme on sait l’absinthe en russe) et l’extension du réseau en Europe :

« Le collégien lui affirma que l’"Étoile Absinthe" qui, dans l’Apocalypse, tombe sur terre à la source des eaux, préfigurait, selon l’interprétation de son père, le réseau des chemins de fer étendu aujourd’hui sur l’Europe. »

Lebedev dégage comme le prince Muichkine une aura d’imperfection, d’inadéquation à la mondanité. C’est souvent le cas chez Dostoïevski : le porteur de la vérité doit être ridiculisé ou caricaturé – pour ne pas être pris au sérieux par la compagnie qui doit continuer de se tordre, comme dit Allais.

Lebedev va désigner une autre cible, qui nous rapproche de la petite société actuelle: l’idéologie du bonheur matériel universel ; le dernier homme dont parle Francis Fukuyama après bien d'autres.

Vous n’avez pas d’autre fondement moral que la satisfaction de l’égoïsme individuel et des besoins matériels. La paix universelle, le bonheur collectif résultant du besoin !

Lebedev n’est bien sûr pas un sot : il n’incrimine pas la machine en tant que telle. Il incrimine plutôt la notion de réseau. Par ailleurs il a pleinement conscience que son expression des forces de vie est incompréhensible à un esprit moderne :

« Par eux-mêmes les chemins de fer ne peuvent corrompre les sources de vie. Ce qui est maudit, c’est l’ensemble ; c’est, dans ses tendances, tout l’esprit scientifique et pratique de nos derniers siècles. Oui, il se peut que tout cela soit bel et bien maudit ! »

Sur le ton de l’imprécation, emporté par cette inspiration religieuse, Lebedev adresse un défi au monde matérialiste et satisfait, monde sans gouvernail et sans cap même :

« Je vous lance maintenant un défi à vous tous, athées que vous êtes : comment sauverez-vous le monde ? Quelle route normale lui avez-vous ouverte vers le salut, vous autres, savants, industriels, défenseurs de l’association, du salariat et de tout le reste ? Par quoi sauverez-vous le monde ? Par le crédit ? Qu’est-ce que le crédit ? À quoi vous mènera-t-il? »

Ainsi Dostoïevski n'encenserait pas ce monde et son crédit ?

A ce propos le psalmiste dit :

« Que l’usurier jette le filet sur tout ce qui est à lui... (4) »

Cent ans avant l’effet de serre et le réchauffement climatique du cerveau qui va avec, Lebedev voit l’avènement de l'homoncule affaibli par sa si riche information et la « thermocratie » (5). Il constate l’absence de la force dans notre société :

« Et osez dire après cela que les sources de vie n’ont pas été affaiblies, troublées, sous cette “étoile”, sous ce réseau dans lequel les hommes se sont empêtrés. Et ne croyez pas m’en imposer par votre prospérité, par vos richesses, par la rareté des disettes et par la rapidité des moyens de communication !  Les richesses sont plus abondantes, mais les forces déclinent ; il n’y a plus de pensée qui crée un lien entre les hommes ; tout s’est ramolli, tout a cuit et tous sont cuits ! Oui, tous, tous, tous nous sommes cuits !… Mais suffit ! (6) »

Nicolas Bonnal

Notes

(1) Nerval, Aurélia, 2ème partie, VI.

(2) Lisez mon étude sur france-courtoise.info/pdf/BonnalDostoievskiCrocodile.pdf. Voyez aussi Internet, nouvelle voie initiatique (les Belles Lettres, 2000)...

(3) De la Démocratie II, IV, ch.6

(4) Psaumes, 109, 11

(5) Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs (2000).

(6) L'Idiot, III, chapitre  IV

jeudi, 14 juillet 2016

Le « néo-eurasisme » d’Alexandre Douguine: une revanche de la géographie sur l’histoire?

moscow-4-horizontal-large-gallery.jpg

Le « néo-eurasisme » d’Alexandre Douguine: une revanche de la géographie sur l’histoire?

Depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, il est souvent question d’un « retour » de la Russie sur la scène internationale. Avec une politique étrangère plus offensive et moins conciliante que dans les années 1990, Moscou semble à la fois agacer et fasciner. Mais pour bien comprendre la Russie d’aujourd’hui, il est nécessaire de comprendre les courants d’idées qui la traversent : la fameuse bataille gramscienne pour « l’hégémonie culturelle ». Dans cet article, nous avons décidé de nous intéresser à un courant en particulier, souvent décrit comme la principale source d’influence de l’actuel pouvoir en place : le courant eurasiste.

eurasianmission.jpgIl faut remonter à l’un des fondateurs du mouvement eurasiste né dans l’émigration russe des années 1920, à savoir le prince Nicolaï Troubetzkoï (1890-1938), pour bien comprendre le socle idéologique sur lequel repose le « néo-eurasisme » actuel. Comme le rappelle l’historien des idées et slavisant Georges Nivat[1], Troubetzkoï s’intéresse à la problématique de la connaissance de soi, à la question « qui sommes-nous ? ». Et pour y répondre, il déconstruit la tradition slavophile : la Russie serait plus asiatique et touranienne que slave. Et c’est scientifiquement que les historiens, géographes, ethnologues et linguistes eurasistes, installés en Europe, veulent le démontrer. Fidèle à sa discipline, le prince Troubetzkoï développe des arguments d’ordre linguistique. Prenons un exemple rapporté par Georges Nivat : « [Le] mot russe verit (croire) qu’il rapproche de l’avestique (langue du livre sacré zoroastrien) varayaiti, lequel veut dire « choisir » et signifie donc que les premiers Slaves comprenaient l’acte religieux de la même manière que les zoroastriens, c’est-à-dire comme un « choix », entre les principes jumeaux et opposés du bien et du mal, d’Ahrimane et d’Ormuzd… »[2] Nous n’avons pas affaire ici à un penseur farfelu en quête de fantaisies, mais à un linguiste reconnu. Troubetzkoï développe notamment la notion d’ « alliance linguistique » où domine la proximité géographique plutôt que l’origine commune.

Mais l’eurasisme n’est pas qu’une affaire de langue. Troubetzkoï glorifie l’héritage byzantin, par opposition à un « Occident » romano-germanique. Georges Nivat résume ainsi cette opposition : « Tout ce qui était reçu de Byzance était organiquement intégré et servait de modèle pour une création qui adaptait tous ces éléments aux exigences de la psychologie nationale. Cela est particulièrement pertinent pour les sphères de la culture spirituelle, de l’art, et de la vie religieuse. Au contraire, rien de ce qui était reçu de l’« Occident » n’était intégré organiquement, ni n’inspirait aucune création nationale. »[3] Pour le slavisant, nous ne sommes pas loin ici du nationalisme russe du XIXe siècle identifiant l’influence occidentale comme un carcan. Dans un livre en particulier, le prince Troubetzkoï délivre son message eurasiste sans ambages, dès le titre de l’ouvrage et dès son ouverture : Héritage de Gengis Khan. Un regard sur l’histoire russe non depuis l’Occident, mais depuis l’Orient. L’ouverture achève de donner le ton : « La conception qui régnait auparavant dans les manuels d’histoire, selon laquelle le fondement de l’État russe fut posé dans la prétendue « Russie kiévienne », ne résiste guère à l’examen. L’État, ou plutôt le groupe de petits États, de principautés plus ou moins indépendantes, qu’on groupe sous le nom de Russie kiévienne, ne coïncide absolument pas avec cet État russe qu’aujourd’hui nous regardons comme notre patrie. »[4] Ce travail de déconstruction historiographique de l’héritage kiévien s’accompagne d’une réhabilitation de ce que beaucoup d’historiens ont coutume d’appeler le « joug tatar » (la Horde d’Or). Pour Troubetzkoï, la Russie d’Ivan IV « le Terrible » (1530-1584) n’est autre qu’une Horde « russifiée » et « byzantinisée ». Cette thèse eurasiste s’appuie sur un raisonnement géographique : la Russie moscovite, héritière de la Horde, est un empire eurasien. Un large espace façonné par quatre bandes parallèles allant du Danube à l’océan Pacifique : la toundra, la forêt, la steppe et la montagne. Empire que Gengis Khan unifia le premier. Sur la Horde d’Or, le regard de Troubetzkoï était à l’exact opposé de celui de Karl Marx (reprenant Nicolaï Karamzine[5]) dont la sévérité transparaît ici : « La boue sanglante du joug mongol ne fut pas seulement écrasante, elle dessécha l’âme du peuple qui en était la victime. »[6]

Entre une émigration russe blanche sceptique et un marxisme hostile, l’eurasisme connaît un succès très limité. Porteur d’une pensée véritablement géopolitique (et donc géographique), il faut attendre la chute de l’Union soviétique et les débats des années 1990 pour qu’il soit propulsé comme courant incontournable de la nouvelle Russie. Parallèlement, la géopolitique connaît un essor comparable à la fois comme discipline et comme substitut idéologique à un marxisme délaissé.

Géopolitique et « néo-eurasisme » dans les années 1990 : une réponse à l’effondrement soviétique

Si le présent article n’a pas vocation à revenir sur l’histoire politique récente de la Russie, il convient de faire au moins deux rappels préliminaires. Le premier rappel concerne le statut même de la dislocation de l’Empire soviétique. Le texte de la Commission Ambartsoumov[7] évoque le « calvaire de l’enfantement d’une Russie fédérale telle qu’elle n’a jamais existé, sur un territoire nouveau et réduit ne correspondant pas à la Russie prérévolutionnaire »[8]. On retrouve cette idée de sacrifice dans une célèbre formule de Vladimir Poutine, prononcée au Kremlin en 2005 : un « désastre géopolitique ». Seulement, c’est bien la Russie postsoviétique elle-même, à travers la personne de Boris Eltsine, qui a contribué à ce « désastre géopolitique »[9]. Un rapport aussi ambigu au passé soviétique ne peut qu’annoncer une crise identitaire[10]. Le second rappel concerne l’idée de rupture associée à l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Les années 1990 produisent certes un libéralisme débridé et un occidentalisme ostentatoire, mais aussi une résistance qui prend diverses formes : une opposition communiste solide, un nationalisme décomplexé, un retour des idées eurasistes et quelques inflexions concédées par Eltsine. La plus notable demeure la nomination d’Evgueni Primakov à la tête de la diplomatie russe, puis à la tête du gouvernement. Un inlassable défenseur d’un monde multipolaire qui conseillera Vladimir Poutine, notamment sur les questions relatives au Moyen-Orient.

Et c’est aussi dans les années 1990 qu’émerge Alexandre Douguine. Il contribue largement à réhabiliter une discipline reléguée au rang de « pseudoscience bourgeoise » et associée au fascisme (la géopolitique), et à réactiver un courant de pensée qui promeut l’idée d’un vaste ensemble civilisationnel eurasiatique (l’eurasisme). Plus généralement, émerge en Russie une géopolitique civilisationnelle qui séduit, tout comme séduisent les idées de Samuel Huntington[11]. Anastasia Mitrofanova[12], professeur à l’Académie diplomatique de Russie, explique cet appétit par deux arguments majeurs : l’intérêt pour la géopolitique s’explique par une crise méthodologique au sein des sciences politiques et sociales russes qui se manifeste par un abandon de la grille de lecture marxiste ; la notion de « civilisation » permet la coexistence dans une Russie hétérogène, là où le choix de l’État-nation porte le risque d’un conflit permanent entre groupes ethniques et contre l’État lui-même.

russian-icon-attends-demonstration.jpg

L’idée d’une géopolitique qui vient se substituer au marxisme rappelle une évolution décrite par Edith W. Clowes[13] : le passage d’une identité soviétique définie temporellement (idée d’avant-garde de l’histoire et de lendemains qui chantent) à une identité postsoviétique définie géographiquement (centre versus périphérie, Europe versus Eurasie …). C’est peut-être chez Georges Nivat que cette intuition prend la forme la plus radicale : il va jusqu’à affirmer une destruction de l’histoire « au profit de la géographie, de l’espace, un espace qui différencie à jamais la Russie eurasienne de l’Europe des petits cantons »[14].

« L’Empire postmoderne » d’Alexandre Douguine

Les divers portraits auxquels Douguine a eu droit vont presque tous dans le même sens : il est présenté comme un personnage fantasque, excessif, érudit et assez influent. Dans son roman consacré à Edouard Limonov, Limonov, Emmanuel Carrère le décrit dans ces termes : « D’une façon générale, Douguine semble tout savoir », puis plus loin, sur son influence sur Limonov, il ajoute en s’exprimant sur ce dernier : « Sa pensée politique était confuse, sommaire. Sous l’influence de Douguine, elle devient encore plus confuse mais un peu moins sommaire. »[15] Il est vrai que son parcours peut donner l’impression d’une certaine confusion. Il se distingue autant par le nombre incroyable de ses publications que par son parcours et ses idées. Dans les années 1985-1990, il est très proche des milieux conservateurs, voire monarchistes. En 1994, il se rapproche du nouveau Parti national-bolchevik (de Limonov) qu’il quitte en 1998. Il conseillera par la suite des hommes politiques plus ou moins influents comme Routskoï (conservateur, ancien vice-président d’Eltsine), Jirinovski (nationaliste) ou encore Ziouganov (communiste). Marlène Laruelle l’associe volontiers aux mouvances nationalistes, mais elle lui reconnaît une place singulière[16]. Une place qu’il résumait lui-même dans ces termes dans un texte de 2004 : « n’a de perspective qu’un projet nationaliste intellectuel, correct, présentable. Un nationalisme éclairé. »[17] Elle compare cette posture élitiste à celle d’Alain de Benoist, l’un des chefs de file de la « nouvelle droite » française. En réalité, nous pouvons identifier un certain nombre de points communs entre les deux hommes. Le premier point commun est précisément le rejet du nationalisme au profit d’une vision civilisationnelle. Notre échange avec Alexandre Douguine indique bien que ce nationalisme évoqué par Marlène Laruelle est clairement rejeté au profit de ce qu’elle a su identifier comme une « identité impériale ». Alain de Benoist parle de « fédéralisme intégral ». Le deuxième point commun est plus évident : un net rejet du libéralisme et de l’individualisme. Enfin, le troisième point commun est probablement le plus important : une récupération conservatrice de la bataille culturelle gramscienne. L’idée selon laquelle la bataille politique passe par la bataille des idées pour « l’hégémonie culturelle ».

Notre entretien avec Alexandre Douguine a permis quelques réponses claires sur le projet politique eurasiste (ou néo-eurasiste, si la notion de « postmodernité » devait imposer un nouveau terme que l’auteur lui-même évite d’utiliser). La nation moderne est perçue comme une idée bourgeoise qui ne mérite aucunement d’être sauvée. Il milite plutôt pour une réhabilitation de la civilisation et de l’empire. Sa manière d’appréhender l’idée de « postmodernité » peut étonner. Si Jean-François Lyotard[18] la définissait comme le constat du chamboulement et de l’éclatement des grands récits d’une modernité émancipatrice (avec la science et la politique mises au service du progrès), Douguine n’y trouve rien à redire. Tout en étant fidèle à la religion (le christianisme orthodoxe), et en se définissant lui-même comme un « fondamentaliste » et un « traditionnaliste », il préfère le pas en avant de la postmodernité au pas en arrière de la réaction. Résolument opposé à la postmodernité libérale, il rêve d’une postmodernité susceptible de réhabiliter l’idée impériale (traduction politique de l’idée civilisationnelle), une sorte de postmodernité porteuse de pré-modernité qui rappelle la formule de Régis Debray : « La postmodernité sera archaïque ou ne sera pas »[19]. Fidèle aux premiers eurasistes, l’Empire eurasiatique qu’il imagine devrait refléter la civilisation touranienne.

donbass143883169088.jpg

Pour Douguine, il existe deux luttes majeures à mener. La première lutte serait à mener à l’échelle de la Russie. Le communisme et le nationalisme étant pour lui négligeables, voire insignifiants, l’avenir de la Russie dépendrait du résultat de la confrontation entre eurasisme et libéralisme. Contrairement à des analyses qui associent la présidence de Vladimir Poutine (ou du moins son actuel mandat) à un triomphe de l’eurasisme[20], Douguine se montre plus prudent : le libéralisme est loin d’être battu. L’autre lutte serait à mener à l’échelle mondiale : la lutte contre le libéralisme devrait aussi prendre la forme d’une lutte des civilisations terrestres contre la civilisation maritime à prétention hégémonique (les États-Unis). Opposition géopolitique classique entre puissances terrestres héritières de Sparte et puissances maritimes héritières d’Athènes[21].

Contredisant les affirmations sur son implication directe dans la fabrique de la politique étrangère russe[22], Douguine définit son implication en utilisant le terme anglais « trendsetter » (que l’on pourrait traduire par « faiseur de tendance »). En se comparant à des équivalents américains (Huntington, Fukuyama, etc.), et en rappelant l’importance de la bataille des idées, il déclare vouloir formuler des aspirations collectives présentes en puissance. Aspirations susceptibles de prendre la forme d’orientations que des conseillers peuvent ensuite présenter aux dirigeants russes. Cette idée selon laquelle il est largement préférable d’agir sur la métapolitique est aussi présente dans les milieux conservateurs français : c’est par exemple le choix revendiqué d’un fervent admirateur de Vladimir Poutine, à savoir l’ancien ministre Philippe de Villiers. C’est aussi l’ambition du journaliste Eric Zemmour qui prétend s’exprimer au nom d’une majorité silencieuse, mettre « des mots sur les maux des gens », selon sa formule. Cette tendance dépasse donc largement le seul cadre russe.

Mais un élément autrement plus important a attiré notre attention. En échangeant avec lui sur des dossiers de politique étrangère précis (les dossiers ukrainien et syrien, par exemple), Alexandre Douguine donne lui-même l’impression d’être influencé par la politique de Vladimir Poutine. Ou plus exactement, il donne l’impression d’être enclin à donner des brevets d’eurasisme à une politique étrangère classiquement réaliste. La défense affichée de la souveraineté nationale par Moscou semble d’ailleurs assez peu compatible en théorie avec l’idée impériale, fût-elle « postmoderne ». Ce paradoxe résume bien la complexité de l’identité politique russe : entre l’empire et la nation, la Russie n’a jamais véritablement tranché.

[1] Georges Nivat, « Les paradoxes de l’ “affirmation eurasienne” », Esprit, 10/2007, pp. 118-135.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Nicolaï Karamzine (1766-1822) est un historien russe, connu notamment pour son Histoire générale de la Russie.

[6] Georges Nivat, op. cit. L’auteur cite Chantal Lemercier-Quelquejay, La paix mongole, Paris, Flammarion, 1970.

[7] Président de la Commission des Affaires étrangères du Soviet suprême.

[8] Jean-Christophe Romer, « La politique étrangère russe sous Boris Eltsine », Annuaire Français des Relations Internationales, vol. 2, 2001, pp. 49-62.

[9] Nous faisons ici référence à l’Accord de Minsk du 8 décembre 1991 (regroupant le président russe Eltsine et ses homologues biélorusse et ukrainien) qui entérine cette dislocation et donne naissance à la Communauté des États indépendants (CEI).

[10] Au sens d’identité politique.

[11] Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York, Simon & Schuster, 1996.

[12] Anastasia Mitrofanova, « La géopolitique dans la Russie contemporaine », Hérodote, n°146-147, 3-4/2012 pp. 183-192.

[13] Edith W. Clowes, Russia on the Edge: Imagined Geographies and Post-Soviet Identity, Ithaca et New York, Cornell University Press, 2011.

[14] Georges Nivat, op. cit.

[15] Emmanuel Carrère, Limonov, Paris, P.O.L., 2011.

[16] Marlène Laruelle, La quête d’une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, PETRA, 2007, p. 162.

[17] Ibid.

[18] Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.

[19] Régis Debray, « Les révolutions médiologiques dans l’Histoire », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), n°1, 2000, pp. 4-12.

[20] Andreï Gratchev, « D’ouest en est : les ambitions eurasiennes de Vladimir Poutine », Bertrand Badie et Dominique Vidal (dir.), L’état du monde 2014, Puissances d’hier et de demain, Paris, La Découverte, 2013.

[21] Cette opposition centrale est notamment à retrouver chez le Britannique Halford Mackinder. Selon lui, la partie continentale de l’Eurasie constitue un pivot dont le contrôle permet de menacer les puissances maritimes. Une lecture instrumentalisée par Alexandre Douguine.

[22] Anton Barbashin et Hannah Thoburn, “Putin’s Brain”, Foreign Affairs, 31 mars 2014. URL : https://www.foreignaffairs.com/articles/russia-fsu/2014-0....

jeudi, 07 juillet 2016

Fronts du Donbass et de Syrie : deux théâtres d’une même guerre

Milice barrage.jpg

Robert Steuckers :

Fronts du Donbass et de Syrie : deux théâtres d’une même guerre

Dans plusieurs articles et dans deux conférences données pour les « Journées eurasistes », patronnées par Laurent James à Bruxelles puis à Bordeaux, j’ai eu l’occasion de dire et de répéter que ces deux théâtres de guerre sont liés sur le plan stratégique. Je le répéterai ici car la prise de conscience de ces tragiques faits d’actualité peut contribuer à redonner aux Européens (et aux Russes) la conscience d’un destin commun : celui d’une civilisation bicéphale, ottonienne et rurikide en ses premiers fondements, non plus triomphante mais assiégée, martyre, conspuée comme un Heliand non reconnu par les homme triviaux, sans foi ni loi.

Revenons aux deux fronts de la guerre en cours : il serait sot d’imaginer que la situation en Syrie n’a rien à voir avec celle, bloquée, qui afflige les régions de l’Est de l’Ukraine. L’histoire nous enseigne que les deux régions sont des « régions-portails », des « gateway regions » sur les « rimlands » entourant le « heartland », la terre du milieu, dominée par la Russie. La notion géopolitique de « gateway région » ou « région-portail » a été mise en exergue par le stratégiste américain Saul B. Cohen dans plusieurs de ses essais et ouvrages. L’importance d’immobiliser, de détruire ou de bloquer les régions-portail est cruciale pour la stratégie globale actuelle et passée des Etats-Unis puisque celle-ci a toujours consisté à interdire le déploiement de synergies continentales sur la masse territoriale eurasiatique, dans le Vieux Monde ou sur l’Ile-monde du géopolitologue britannique Halford John MacKinder. Cette stratégie globale implique d’empêcher toute coopération sur le long terme entre l’Europe centrale et la Russie. La pratique consiste dès lors à créer artificiellement des conflits dans les régions-portail afin qu’elles ne puissent plus jouer leur rôle d’interface entre grandes régions d’Eurasie. On y créera des turbulences permanentes ou des guerres de longue durée en appuyant indirectement des intermédiaires, des « proxies », dont l’idéologie est toujours farfelue, délirante, criminelle et fanatique. Pendant des décennies, les régions-portail seront inutilisables, ne pourront plus servir à joindre des énergies constructives.

alalam_63.jpg

La partie de l’Ukraine située à l’Est de la Crimée a relié jadis l’Europe (représentée par les comptoirs génois et partiellement vénitiens) au reste de l’Asie aux temps de Marco Polo, des grands khans mongols et plus tard encore, bien que dans une moindre mesure. La côte syrienne était la porte d’entrée des longues routes terrestres vers l’Inde et la Chine. La nécessité vitale de contrôler cette voie d’accès a amené l’Europe occidentale à lancer huit croisades durant notre moyen-âge (Spengler nous expliquait toutefois que la notion de « moyen-âge » n’est valide que pour nous).

Les réalités géographiques sont stables et permanentes. Elles seules sont significatives, au-delà des régimes ou des personnalités politiques, des idéologies ou même des religions. Tous les oripeaux idéalistes, utilisés pour susciter des guerres inutiles ou, pour être plus exact et précis, des guerres retardatrices (Carl Schmitt), sont autant de dérivatifs lourds et parasitaires pour aveugler les naïfs. MacKinder a voulu nous l’expliquer dans son livre magistral et plus ou moins oublié aujourd’hui, Democratic Ideals and Realities, qui a connu plusieurs éditions, chaque fois remaniées, entre 1919 et 1947.

Aujourd’hui, si les deux régions-portail en ébullition étaient pacifiées, les puissances économiques situées à l’Est et à l’Ouest de celles-ci, pourraient permettre l’acheminement de biens et de matières premières par voies terrestres, oléoducs et gazoducs, chemins de fer entre l’Asie orientale, l’Iran et l’Europe (dans le cas de la Syrie) et entre la Chine, la Russie et l’Allemagne (dans le cas de l’Ukraine). Ce qui est important aujourd’hui, et donc ne pourrait subir d’entraves artificielles, ce sont les projets postmarxistes et « listiens » de la Chine : elle les a imaginés et a commencé à les mettre en œuvre grâce aux surplus qu’elle a pu engendrer en devenant le principal atelier du monde. Elle envisage de les réaliser dans le cadre des BRICS et/ou du Groupe de Shanghai, avec l’assentiment de la Russie et du Kazakhstan.

Je parle ici très spécifiquement de projets « listiens » dans le cadre de cette grande organisation continentale car Friedrich List fut le principal théoricien du développement dans l’histoire du monde. Il demeure un classique de la pensée politique concrète et reste d’une grande actualité. Il ne faut jamais oublier que List impulsa le développement des chemins de fer dans l’Allemagne non encore industrialisée de la première moitié du 19ème siècle, initiative qui a permis l’unification territoriale des Etats allemands (du Zollverein à la proclamation du II° Reich à Versailles en 1871) et leur industrialisation fulgurante. Sans List, personne n’aurait jamais parlé d’une puissance allemande, politique et économique. Ce fut aussi List qui dressa les plans du creusement de canaux économico-stratégiques aux Etats-Unis (il fut fait citoyen américain), de façon à relier les régions des Grands Lacs aux ports de la côte est. En Allemagne encore, il propose aux cercles d’avant-garde politique, qui ne souhaitaient pas végéter dans l’aimable désordre de la Kleinstaaterei, de relier par canaux les bassins fluviaux de la Vistule à la Meuse dans la plaine nord-européenne alors dominée par la Prusse. Sans le génie de List, personne n’aurait jamais pu parler de la puissance agricole globale des Etats-Unis : en effet, l’Etat américain n’aurait jamais pu exploiter correctement le « wheat belt », la « ceinture de blé », du Middle West sans l’existence précoce d’un moyen de transport de masse vers les ports de l’Atlantique. De plus, l’approvisionnement aisé des grandes villes de la côte atlantique a permis d’attirer une immigration de grande ampleur venue d’Europe. Le ravitaillement était assuré.   

Selon List, qui songeait en termes de multipolarité continentale et favorisait les projets d’unification pacifiques sous l’égide du développement technologique, le rôle de l’Etat est justement de soutenir et de subventionner les moyens de communication pour susciter le développement de forces créatrices, industrielles, techniques et privées, appelées à croître. En ce sens, Joseph Schumpeter est son disciple. List appartient donc à une école libérale constructive, non handicapée par un fatras de notions idéologiques nauséeuses, présentées comme eudémonistes. Il est la figure de proue d’une école pragmatique efficace et non stupidement conservatrice de statu quo handicapants, qui a pu, dans le cadre des Lumières actives et non des Lumières bavardes, rejeter les aspects négatifs de l’idéologie libérale vulgaire qui oblitère l’Europe et l’eurocratisme aujourd’hui.

Les pionniers chinois du développement de l’Empire du Milieu se réclamaient de List, à la fin de l’ère impériale moribonde à la fin des années 1890 et aux débuts du défi lancé par les Républicains nationalistes de Sun Yatsen (qui réussit sa révolution en 1911). List a eu beaucoup de disciples chinois. Après les crises subies par la Chine au cours de la première moitié du 20ème siècle, les guerres civiles, les troubles provoqués par les « warlords » en lutte les uns contre les autres, l’occupation japonaise, l’ère communiste et la révolution culturelle, la Chine a décidé de se débarrasser tacitement du marxisme de l’époque maoïste, sans faire trop de tapage pour ne pas ameuter les masses auparavant conditionnées et les membres du parti. Cette « dé-marxisation » silencieuse est en fait une redécouverte de List et de ses disciples actuels, des plans qu’ils ont pensés et qui ressemblent à ceux que le maître initial avait forgés pour l’Allemagne ou pour les Etats-Unis.

Ces plans ont donné la puissance économique, industrielle et agricole à ces deux pays. Les divagations idéologiques actuelles créent la confusion et font émerger des conflits empêchant l’éclosion et la mise en œuvre de développements utiles dans le domaine des communications, dont l’humanité toute entière pourrait bénéficier. C’est une politique belliciste et retardatrice (Carl Schmitt) qui a provoqué les guerres horribles et inutiles de Syrie et du Donbass. Et ces conflits pourraient, on l’imagine bien, être rapidement étendu au Caucase (Tchétchénie, Daghestan, Ossétie), aux provinces de l’Est de la Turquie (les Kurdes contre l’établissement turc), bloquant pour de longues décennies toute possibilité d’étendre les voies de communication ferroviaires, les oléoducs et gazoducs et les routes terrestres.

Robert Steuckers.  

mercredi, 06 juillet 2016

Peter Feist: Kriegshetze des Westens

feistesdefault.jpg

Peter Feist: Kriegshetze des Westens

Bereiten NATO, Brüssel und Berlin einen Krieg gegen Rußland vor?

Diplom-Philosoph Peter Feist im Gespräch mit Michael Friedrich Vogt. Mit dem Internationalen Militärtribunal (IMT) 1946 wurden „Verschwörung gegen den Weltfrieden“ und die „Vorbereitung eines Angriffskrieges“ als Straftatbestand eingeführt. Die damaligen NS-Verantwortlichen wurden als Erste nach diesen neuen Gesetzen abgeurteilt. Seitdem ist dies das geltende Völkerrecht, und man sollte meinen, daß dieses auf jeden Politiker Anwendung finden sollte und gleichermaßen überall gültig sei. Doch genau dies ist (seit Jahrzehnten) nicht der Fall.

Vorsichtig formuliert könnte man meinen, daß genügend Hinweise und Indizien für die Vorbereitung eines Angriffskrieges seitens des Westens gegen Rußland existieren. In Polen wird seit Monaten eine Bürgerkriegsmiliz ausgebildet, weil angeblich „russische Invasoren“ vor der Tür ständen. Und so beachten wir eine zunehmende Hysterie und Propaganda seitens der NATO-Staaten gegen Rußland. Dieses Vorgehen könnte im Kreml auch einmal mißverstanden werden und so zu einer Katastrophe führen.

Die Frage eines Krieges gegen Rußland wurde in den letzten zwei Monaten nicht mehr nur theoretisch erörtert, sondern sie ist tatsächlich wie zu Zeiten des Kalten Kriegs wieder zu einer realen Frage (und realen Gefahr) geworden.

Peter Feist hofft, daß Putin weiterhin so besonnen reagiert wie bisher und sich nicht provozieren läßt. Ließe sich Putin jedoch auch nur ein einziges Mal zu einer militärischen Antwort provozieren, könnte sich die Eskalationsschraube binnen kürzester Zeit zu einem vernichtenden 3. Weltkrieg entwickeln.

Doch der Westen – speziell genannt seien die NATO-Staaten, Brüssel sowie Berlin – denkt nicht an Deeskalation. Neue Atomraketen werden gegen Rußland in Italien und Polen stationiert. Der Raketenabwehrschirm, der noch vor wenigen Jahren angeblich ausschließlich gegen den Iran errichtet wurde, wird modernisiert. Obwohl dafür nach dem Atomwaffendeal mit dem Iran kein Anlaß mehr besteht. Dennoch wird gerüstet, was das Zeug hält. Und Rußland? Rußland rüstet natürlich mit, um das strategische Gleichgewicht beizubehalten, was uns seit Jahrzehnten als Garant für den Weltfrieden verkauft wird.

Dabei zeigt die deutsch-russische Geschichte, daß es immer dann beiden Ländern besonders gut ging, wenn das deutsch-russische Verhältnis bestens war. Heute wäre Rußland innen-, sicherheits- und außenpolitisch der geborene und perspektivenreichste Partner für Deutschland und eine echte, inzwischen auch innenpolitische Alternative zum zunehmenden Verfall der westlichen Gesellschaft und ist von daher dem US-Imperialismus und seinen willigen Vasallen in Berlin ein Dorn im Auge: „Und im Kampf für Menschenrechte () ist es manchmal erforderlich, auch zu den Waffen zu greifen. () Deshalb gehört letztlich als letztes Mittel auch dazu, den Einsatz militärischer Mittel nicht von vornherein zu verwerfen“, so betreibt der BRD-Bundespräsidentendarsteller Gauck mit wohlgesetzten Worten Kriegshetze, um die BRD reif für einen Krieg gegen Rußland zu reden, und der Text zu dieser Kriegshetze stammt von einem amerikanischen Tinktank, dem „German Marshall Fund of the United States“, der mit seinem Strategiepapier „Neue Macht. Neue Verantwortung“ offenkundig das vordenkt und vorschreibt, was dann US-hörige BRD-Politik wird.



Website:
www.christian-wolff-bildungs-werk.de

Kontakt:
Christian Wolff Bildungs-Werk e. V.
E-Mail: Sekretariat@Christian-Wolff-Bildungs-Werk.de

Weitere Sendungen mit Peter Feist:
"Ami go home!" – neue Aktualität einer alten Parole
http://quer-denken.tv/index.php/mfv-t...

Ursachen der Flüchtlingswelle – Versagen & Verbrechen des Westens
http://quer-denken.tv/index.php/mfv-t...

Wolfgang Harich – der vergessene deutsche Patriot
http://quer-denken.tv/index.php/mfv-t...
(zusammen mit Prof. Dr. sc. phil. Siegfried Prokop)

Pegida – die Antwort auf die Krise der deutschen Nation?
http://quer-denken.tv/index.php/mfv-t...

Bündniswechsel jetzt! Aus der Geschichte lernen und kein Krieg mit Rußland.
http://quer-denken.tv/index.php/mfv-t...

In Rußland schaut man auf Deutschland
http://quer-denken.tv/index.php/1227-...

Stalin als Feldherr: Fehler und Verbrechen
http://quer-denken.tv/index.php/mfv-t...

Der Untergang der DDR und die wahren Hintergründe des Zerfalls der SED-Herrschaft. Bericht eines Insiders
http://quer-denken.tv/index.php/mfv-t...

mardi, 21 juin 2016

Le chef de la diplomatie allemande critique la politique menée par l’Otan à l’égard de la Russie

Steinmeier2013.jpg

Le chef de la diplomatie allemande critique la politique menée par l’Otan à l’égard de la Russie

Ex: http://www.opex360.org

Lors d’une réunion des ministres de la Défense des membres de l’Otan, les 14 et 15 juin, il a été décidé de déployer 4 bataillons « robustes » en Pologne et dans les trois baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie).

Cette mesure a été prise à la demande des pays concernés qui, depuis l’annexion de la Crimée et le conflit dans l’est de l’Ukraine, redoutent l’attitude de la Russie à leur égard. « Il s’agit d’envoyer le message clair que l’Alliance est prête à défendre tous ses alliés », a justifié Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’Otan.

Trois pays ont déjà pris l’engagement de fournir des troupes pour armer ces bataillons, dont les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Or, le ministre allemand des Affaires étrangères, le social-démocrate Frank-Walter Steinmeier, a critiqué la politique menée par l’Otan à l’égar de la Russie, dans un entretien publié ce 19 juin par le quotidien Bild.

« Ce que nous ne devrions éviter aujourd’hui, c’est d’envenimer la situation avec des cris guerriers et des bruits de bottes », a affirmé M. Steinmeier, en critiquant le déploiement de ces 4 bataillons de l’Otan. « Celui qui croit créer plus de sécurité dans l’alliance avec des parades symboliques de chars près des frontières dans l’est, se trompe », a-t-il ajouté.

Toujours au sujet de la Russie, le chef de la diplomatie allemande a estimé qu’il serait « fatal de limiter son regard au militaire et de chercher son salut dans la seule politique de dissuasion. » En outre, ancien chancelier allemand et président du conseil de surveillance de North-European Gas Pipeline à la demande du groupe russe Gazprom, Gerhard Schröder (social-démocrate) est allé dans le même sens lors d’un entretien accordé au Sueddeutsche Zeitung. Selon lui, l’Otan ne devrait pas entamer une course aux armements avec Moscou, car « cela ne saurait résoudre les problèmes dans les relations internationales ».

Quoi qu’il en soit, les propos de M. Steinmeier tranchent avec le contenu de version préalable du Livre blanc allemand sur la Défense, dont certains extraits ont été publiés début juin par le quotidien Die Welt. « Pour le gouvernement allemand, la Russie n’est plus un partenaire, mais un rival », rapporte ainsi le journal, après avoir rappelé . Et d’ajouter que Moscou « se détourne de l’Occident, accentue la rivalité stratégique et intensifie son activité militaire aux frontières de l’Union européenne ».

En outre, le document, qui met en garde contre les techniques « hybrides », qui entretiennent le flou « entre la guerre et la paix » avec des actions subversives pour déstabiliser les pays visés, estime que « sans changement de cap radical, la Russie constituera très prochainement un défi pour la sécurité sur notre continent ».

Cela étant, pour l’Otan, le déploiement de ces 4 bataillons de 800 à 1.000 hommes chacun sur son flanc oriental et, plus généralement, les mesures de « réaussurance » prises au profit des pays baltes et de la Pologne, ne sont qu’une réponse aux activités militaires russes.

« En infraction avec le droit international, Moscou a annexé la Crimée et soutient les séparatistes dans l’est de l’Ukraine. Nous observons en outre une militarisation massive aux frontières de l’Otan – dans l’Arctique, sur la Baltique, dans la mer Noire et jusqu’en Méditerranée », a ainsi expliqué M. Stoltenberg, au quotidien Bild, le 16 juin. « Nous avons connaissance de manoeuvres importantes, agressives et non annoncées du côté russe et nous devons réagir à cela », a-t-il ajouté.

Le fait est, les pays scandinaves, qui ont souligné la dégradation de la situation sécuritaire dans leur environnement proche en raison de l’intensification des activités militaires russes, s’interrogent sur la nécessité de rejoindre l’Otan (pour ceux qui ne l’ont pas déjà fait) et d’augmenter leurs dépenses militaires, comme la Norvège vient de le décider.

Quoi qu’il en soit, pour l’Otan, et comme l’a expliqué aux sénateurs français le président de son comité militaire, le général tchèque Petr Pavel, le déploiement de ces bataillons vise à dissuader la Russie de défier l’Alliance en menant, dans les pays baltes, des actions déstabilisatrices qui seraient en deçà du seuil de déclenchement de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord, ce qui mettrait les Alliés dans l’embarras.


En savoir plus sur http://www.opex360.com/2016/06/19/le-chef-de-la-diplomatie-allemande-critique-la-politique-menee-par-lotan-legard-de-la-russie/#lm8WpwZ8jeCdOLWz.99

dimanche, 19 juin 2016

Démocratie directe : la Russie en avance sur les Occidentaux?

schweiz_de.jpg

Démocratie directe: la Russie en avance sur les Occidentaux?

Uli Windisch
Rédacteur en chef
Ex: http://www.lesobservateurs.ch

Yvan Blot et Uli Windisch invités à Moscou pour répondre à l’intérêt pour la démocratie directe et à donner un avis sur l’application des primaires par Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine

 

Vladimir Poutine plus démocratique que nombre de pays occidentaux !

Impossible n’est pas russe !

Une Fondation russe, l’Institut of socio-economic and political research, invite des professeurs et des chercheurs étrangers spécialisés dans l’étude de la démocratie directe afin de prendre connaissance de leurs travaux et expériences et d’en tirer profit pour une organisation plus démocratiques des élections législatives de septembre 2016. Parmi eux Yvan Blot et Uli Windisch

En Occident on n’est guère au courant que le 25 mai dernier, Russie Unie, le parti de V. Poutine, a organisé pour la première fois ses primaires en vue de la désignation de ses candidats aux législatives qui renouvelleront la Douma en décembre prochain. Le but principal de ces primaires : rajeunir le personnel politique et  rapprocher davantage les élus de la population. Le succès de ces primaires  a été incontestable : 9,1 millions d’électeurs y ont participé.

Parmi les invités occidentaux spécialisés dans l’étude de la démocratie directe, Yvan Blot, est un admirateur de longue date de la démocratie directe suisse et auteurs de plusieurs ouvrage sur le sujet, et Uli Windisch, professeur des universités, et rédacteur en chef du site de Réinformation LesObservateurs.ch, est lui aussi auteur de nombreuses recherches et publications sur la démocratie directe suisse:

Uli Windisch, Le Modèle suisse, La démocratie directe et le savoir-faire intercommunautaire au quotidien, Ed l’Age d’Homme, Lausanne, Paris, 2007 ;

Le récent entretien donné à TVlibertés : Le Modèle suisse, La démocratie directe suisse", le 7 juin 2016: Lien vers l’émission de TVlibertés et sur notre site: interview de Uli Windisch sur Le Modèle suisse et la démocratie directe, ici: http://lesobservateurs.ch/2016/06/07/uli-windisch-sur-le-plateau-de-tvlibertes-video/

Yvan_Blot-660x330.jpg

Le dernier article de Yvan Blot : Les primaires, une idée russe, Polémia, site de Réinformation français, 16 juin 2016:

Les primaires, une idée à la russe

Ivan Blot, haut fonctionnaire, homme politique, essayiste et écrivain

♦ A la fin des traditionnelles élections primaires américaines et à l’heure des prochaines primaires de la droite et du centre, peu de Français, et d’Occidentaux en général, sont informés de l’innovation que vient de mettre en place la Russie. Il est vrai que les opinions publiques occidentales ne sont pas encore prêtes à admettre que la Russie puisse inspirer une innovation éminemment démocratique.

Pourtant, c’est un exemple intéressant pour des pays comme la France où le système des partis est oligarchique et se bat avant tout pour sa propre survie.

Ainsi, le 25 mai dernier, Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine, a organisé, pour la première fois, ses élections primaires en vue de désigner ses candidats aux législatives qui renouvelleront la Douma en décembre prochain. Selon les données fournies par Russie Unie, 2.781 candidats ont participé à ces primaires, dont 200 membres des activistes de l’ONF, le Front du peuple de toutes les Russies. Ce qui fait une moyenne de six candidats par circonscription avec, par exemple, une pointe à treize à Moscou. Plus de 9,1 millions d’électeurs y ont participé. La participation s’est établie dans une fourchette de 3%, dans la région d’Arkhangelsk, au nord-ouest du pays, à 14% en Mordovie, Moscou ayant participé à hauteur de 6,5%. A noter que 193 députés sortants se sont soumis à ces primaires.

demdirUwt3L._AC_UL320_SR206,320_.jpgRussie Unie a choisi d’en passer par les primaires pour recruter des candidats solides et des leaders d’opinion qui pourraient réaliser de meilleurs résultats que des membres du parti qui, eux, sont promus par les autorités locales mais n’ont pas forcément les faveurs de l’électorat.

Sur la base des résultats de ces primaires législatives, Russie Unie constitue actuellement ses listes de candidats, qui seront présentées dans le courant de ce mois de juin au congrès du parti.

Ce processus de sélection des candidats aux législatives est, certes, nouveau en Russie, mais il n’existe encore nulle part en Europe où les rares médias qui en ont parlé ont insisté sur son caractère éminemment démocratique. En France, par exemple, où le débat sur le cumul des mandats qui divise tous les partis pourrait trouver une solution en s’inspirant de ce modèle russe. Certains candidats à la primaire de la droite et du centre suggèrent, en effet, non seulement de limiter le cumul des mandats simultanés, mais de les limiter également dans la durée, comme c’est déjà le cas pour la présidence de la République. Mais la plupart d’entre eux préfèrent éviter le sujet.

Dans un contexte où tous s’accordent à reconnaître que la démocratie française est malade, souffrant du manque de confiance des citoyens, l’exemple russe mérite d’être étudié. En effet, si seulement 14% des Français déclarent faire confiance aux partis politiques, ils sont 35% à se déclarer confiants en la démocratie. En d’autres termes, les citoyens ne sont pas opposés à la démocratie mais sont déçus par sa façon de fonctionner.

Pour l’anecdote, je rappellerai un épisode pittoresque qui remonte à plus d’un quart de siècle mais qui n’a rien perdu ni de son actualité ni de son acuité : je siégeais en tant que directeur du cabinet du secrétaire général du RPR, Bernard Pons, à une commission d’investiture réunie pour désigner le candidat du parti à la mairie de Lyon aux élections municipales de 1989. Les autres membres de la commission étaient Jacques Chirac, président du parti, les présidents des deux groupes parlementaires, Claude Labbé à l’Assemblée nationale et Charles Pasqua, le secrétaire national aux élections, Jacques Toubon.

Chirac nous demanda de choisir entre deux candidats, le chef d’entreprise, Alain Mérieux, et un membre local du parti, Michel Noir. Il nous expliqua aussi qu’il préférait Noir à Mérieux parce que celui-ci était trop riche, donc trop indépendant. Il ajouta que Mérieux était si ambitieux que s’il devenait maire de Lyon, il se servirait de sa prestigieuse mairie comme tremplin pour une candidature à l’Élysée contre lui-même. Evidemment, Noir fut désigné sans que nous ne nous soyons prononcés et encore moins les militants locaux du parti.

Ivan Blot
16/06/2016

windisch4I3759-448x293.jpg

Autre article de Uli Windisch sur la culture politique suisse (18p):

Au- delà du multiculturalisme: identité, communication interculturelle et culture politique: le cas de la Suisse[1]

La situation concrète de la Suisse plurilingue et pluriculturelle illustre l'impossibilité de comprendre la diversité culturelle croissante des pays européens ayant connu une forte immigration en termes dichotomiques et manichéens du genre multiculturalisme/citoyenneté; relativisme culturel/assimilation; différences culturelles/unité nationale, etc.

Plus généralement, on remarque dans la recherche une tendance à vouloir aborder des thèmes comme ceux de la diversité culturelle et de l'immigration de manière purement théorique, abstraite et universelle. Chaque chercheur a sa théorie et veut imposer sa vérité, souvent par une sorte de coup d'état théorique. Les recherches approfondies et les données empiriques passent volontiers au second plan. Cela montre à quel point la diversification culturelle à la suite de l'immigration et de l'ensemble des mouvements de population n'est pas un thème neutre politiquement. Tout propos à ce sujet, aussi nuancé, fondé empiriquement et objectif soit-il, est quasi automatiquement connoté politiquement et réinterprété idéologiquement en fonction des a priori partisans et idéologies respectifs. La polémique est garantie d'avance et les accusations réciproques et autres procès d'intention constituent le moteur de la dynamique de la discussion. En bref, c'est un terrain miné.

Notre objectif ne vise pas à ajouter une énième vérité ni à louer ou à condamner le multiculturalisme ou le communautarisme, ou, au contraire, à prôner l'intégration ou la citoyenneté comme unique solution politique valable et responsable. A notre avis, l'urgence en la matière ne consiste pas à choisir entre multiculturalisme et citoyenneté mais à analyser empiriquement et de manière approfondie des exemples réels de sociétés confrontées au problème de la gestion de la diversité (culturelle) dans l'unité (politique). Quelle unité à partir de la diversité? Quelle diversité une unité (nationale) peut-elle supporter sans éclater? Concilier diversité et unité cela ne revient-il pas à vouloir concilier l'inconciliable? La diversité est souvent perçue comme une menace pour l'unité; l'obsession de l'unité et la peur concomitante de l'éclatement sont sans doute deux traits majeurs de toute société, de tout Etat, de tout pays, de toute nation. Et si la diversité ou même l'encouragement de la diversité constituait aujourd'hui le meilleur gage de l'unité d’un pays?  L'objectif de notre propos vise à montrer comment la Suisse tente de répondre à ces différents défis, concrètement, dans la vie de tous les jours, de manière pragmatique plutôt que par l'application de dogmes prédéfinis.

Le savoir-faire intercommunautaire élaboré par ce pays ne peut, bien sûr, tenir lieu de référence pour d'autres pays. Son expérience permet en revanche de réfléchir sur ces problèmes de manière moins théorique et abstraite et d’élargir ainsi la voie des possibles en matière de gestion de la cohabitation interculturelle au sein d'un même pays. Livrons d'emblée un résultat principal des six années de recherche sur le terrain de la mosaïque linguistique et culturelle suisse avec une équipe interdisciplinaire composée de sociologues, d’anthropologues, de linguistes, de sociolinguistes et de politologues .Sans en remplir toujours toutes les conditions, la Suisse montre qu'une cohabitation entre communautés culturelles et linguistiques  différentes au sein d'un même Etat suppose la présence simultanée et conjointe de trois composantes:

  1. L'identité culturelle
  2. La communication interculturelle
  3. Une culture politique commune à toutes les communautés linguistiques et culturelles

suisse-democratie-mondiale-20150405.jpg

La plupart des approches des phénomènes interculturels se caractérisent par la prise en compte d'une seule de ces trois composantes ou du moins par le surpoids très marqué de l'une d'entre elles. Dans l'analyse des problèmes interculturels, on se concentre par trop sur les facteurs langue et culture en sous-estimant la dimension de la communication (ou de l'absence de communication) entre les différentes cultures et sous-cultures et la dimension de la culture politique. Les différents courants du multiculturalisme surestiment le poids de la langue et de la culture tandis que les courants qui insistent sur la citoyenneté accordent un surpoids au politique.

Nos études  sur le terrain montrent que des difficultés d'ordre politique général apparaissent dès que certaines de ces trois composantes font défaut ou sont en surpoids.

Illustrons notre démarche à l'aune de la réalité politico-culturelle suisse:

  1. La Suisse, environ 7 millions d'habitants, comprend quatre langues nationales (l’allemand, le français, l’italien et le romanche) et donc quatre communautés culturelles différentes. Celles-ci sont de taille très inégale, cela sans compter les communautés d'immigrés (20% environ de la population totale).
  2. Ce qui tient ensemble la Suisse, ce n'est pas le fait qu'une grande partie des Suisses connaissent deux, trois, voire quatre langues (les Suisses plurilingues sont moins nombreux qu’on ne le pense généralement ) et qu'ils peuvent ainsi communiquer aisément entre eux, mais le fait que tous les Suisses partagent une culture politique commune (notamment la démocratie directe, le fédéralisme et quelques autres traits importants qui seront rappelés sous peu). Le fort attachement des Suisses à la démocratie directe (initiative populaire et référendum) et au fédéralisme (autonomie régionale, cantonale et communale) constitue un lien puissant, beaucoup plus puissant que la communication entre les différentes communautés linguistiques et culturelles).
  3. c) La Suisse connaît toutefois un certain nombre de problèmes en lien avec son

plurilinguisme et son pluriculturalisme: précisément, le manque de communication entre ces différentes communautés et le manque d'intérêt de ces dernières les unes envers les autres. C’est le fameux adage "On se comprend bien  parce qu'on ne se connaît pas".

Si ce "vivre les uns à côté des autres" pouvait suffire autrefois, à l'avenir une communication intercommunautaire plus marquée pourrait bien devenir une nécessité. La situation suisse vérifie d'emblée l'inadéquation d'oppositions tranchées du genre multiculturalisme/citoyenneté; différences culturelles/assimilation. Elle fait aussi ressortir l'origine des difficultés qui interviennent lorsqu'on prône, par exemple, la seule différence culturelle au détriment de l'intégration politique. Plus généralement, nos sociétés doivent retrouver des modes de pensée sociale et politique plus globales, qui relèvent du "à la fois" (à la fois la différence culturelle et l'intégration), plutôt que de régresser vers des oppositions manichéennes du type "ou bien ou bien" (ma langue, ma culture, ma communauté contre mon aliénation par votre assimilation ). La gestion politique suisse des différences culturelles internes (l'intégration dans le respect des différences culturelles) devrait pouvoir s'étendre aux communautés immigrées de Suisse, dans la mesure où les immigrés adoptent cette personnalité politique de base faite de démocratie directe et de fédéralisme. Il est connu que la nationalité suisse s'obtient plus difficilement que la nationalité française par exemple, et l'on ironise volontiers sur le parcours du combattant que représente cette naturalisation suisse. On peut toutefois se demander si ce n'est pas à cause de la grande diversité culturelle interne de la Suisse que l'obtention de la nationalité est plus longue et difficile.( Elle nécessite jusqu'à 12 ans de séjour).Si la diversité culturelle constitue une grande richesse, elle peut aussi augmenter la fragilité de l'unité. On veut avoir l’assurance que les futurs naturalisés ont bien intégré cette personnalité politico-culturelle de base qui maintient l'unité du pays. Relevons par ailleurs que  la démocratie directe (participation effective des citoyens et la vie politique quotidienne) et le fédéralisme (forte autonomie locale et décentralisation)  constituent des valeurs de plus en plus prisées et même exigées à l’heure actuelle dans nos sociétés européennes (des sondages montrent par exemple que près de 80% des Français aimeraient connaître certaines formes de démocratie directe relevant de la pratique référendaire). Si le temps nécessaire à l'acquisition de la nationalité suisse est longue, on peut signaler que les étrangers naturalisés peuvent, en revanche, garder leur nationalité d'origine et devenir  ainsi binationaux, contrairement à d'autres pays où cela est impossible mais où la durée nécessaire à la naturalisation est plus courte. Cette particularité s'avère finalement cohérente avec la politique générale d'unité dans la diversité. Elle montre l'insistance à la fois sur l'unité (long délai nécessaire pour acquérir la personnalité politique de base suisse) et sur la diversité (respect des différences culturelles qui va jusqu'à admettre la binationalité).Un problème se pose alors, celui du droit de vote, que ce soit au niveau local, cantonal ou national, des étrangers établis depuis un certain nombre d’années. La dimension politique de la vie sociale suisse étant particulièrement importante (nombreux référendums et initiatives populaires), tant au niveau local, régional que national, il s'avère que la vie politique quotidienne devient elle-même un important facteur d'intégration sociale.

suisse-carte-article_1_730_400.jpgLa participation aux multiples discussions publiques autour des référendums et des initiatives populaires génère une vie sociale intense. Autrement dit, l'octroi de droits politiques, même partiels et sectoriels aux immigrés, favoriserait et accélérerait leur intégration sociale.

Mais en démocratie directe, c'est le peuple qui a le dernier mot et en Suisse comme dans d'autres pays, les droits politiques des immigrés rencontrent régulièrement l'opposition de la majorité de la population. Sur ce point, il faut donc laisser du temps au temps et  compter sur la discussion publique pour faire avancer les choses. Toutefois,  fédéralisme oblige, certains cantons et communes ( le canton de Neuchâtel et du Jura notamment) connaissent déjà depuis longtemps le droit de vote des immigrés. Ce sont souvent ces expériences locales, concrètes et positives, qui font avancer le débat public plus général. Si cette démarche est bien sûr lente, "lentement mais sûrement" dit-on en Suisse, elle comporte néanmoins un aspect positif; elle évite les effets pervers que pourrait entraîner ailleurs un décret gouvernemental imposant le droit de vote des étrangers contre l'avis  d'une population majoritairement hostile. La discussion publique et l'argumentation contradictoire constituent  l'un des moteurs de la démocratie directe et la clef de solutions longuement mûries.

D'autres traits, dont on parle moins, vont de pair avec ce système politique2). L'attachement des Suisse à l'indépendance et à la neutralité (bien que relatives) a certainement partie liée avec le pluricultualisme. Si la Suisse a réussi à faire de sa diversité une force (la fameuse unité dans la diversité, les diversités qui renforcent l'unité), cela a pourtant pris du temps et n’a été atteint que progressivement. En effet, les trois principales communautés linguistiques de Suisses sont liées par leur langue aux pays voisins (la Suisse allemande à l'Allemagne, la Suisse romande à la France et la Suisse italienne à l'Italie). Une telle situation comporte une certaine fragilité puisque malgré des langues et des traits culturels communs avec les pays frontière, ces trois communautés se sont associées avec des communautés d'autres langues plutôt qu'avec leur "Hinterland" naturel. Il est donc clair que suivant les époques et la nature des tensions internationales, notamment entres les pays frontières (France, Allemagne, Italie, Autriche), cette mosaïque pouvait devenir très fragile et constituer une force centrifuge en ce sens que chaque communauté linguistique aurait pu être tentée de prendre fait et cause pour le pays étranger dont elle partage la langue et la culture. Cela explique le long travail mental, politique et historique qui a été nécessaire pour parvenir à cette volonté d'indépendance et de neutralité par rapport à l'extérieur ainsi que la difficulté de relativiser aujourd’hui cette volonté. Ce système de représentations sociales et politiques, que certains appellent aujourd'hui "repli sur soi", est aussi à l'origine de la difficulté qu'ont certains Suisses à envisager, subitement, une entrée dans l'Union européenne, même si la Suisse est très profondément européenne par ses valeurs et sa culture.

La subsidiarité va de pair avec le fédéralisme et peut se résumer en une formule également fameuse: "Ce que les communes peuvent faire, le canton ne doit pas le faire, ce que les cantons peuvent faire, la Confédération ne doit pas le faire". L'on pourrait ajouter, du point de vue des Suisses qui sont favorables à une entrée conditionnelle dans l'Union européenne: ce que chaque pays peut faire, l'Union européenne ne doit pas le faire.

Le fédéralisme et le principe de subsidiarité sont, eux aussi, liés à la très grande diversité et hétérogénéité culturelle et politique de la Suisse, hétérogénéité que l'on retrouve à l'intérieur des cantons, suivant les régions et les communes. Ainsi, voit-on des cantons appliquer des politiques linguistiques très différentes et des communes, à l'intérieur d'un même canton, mettre en pratique des politiques scolaires fort variables. Ce respect fondamental  de chaque entité particulière (ce principe souffre bien sûr des exceptions mais il s'agit bien d'un principe d'organisation général et qui est inimaginable dans un pays fortement centralisé) est la condition d'un minimum de consensus, un autre trait constitutif de la réalité politico-culturelle suisse.

Suisse UDC.jpgCes différents traits sont liés entre eux, ils s'appellent les uns les autres, ils forment un système, une totalité spécifique. Le consensus est indissociable du fédéralisme et suppose de longues et larges procédures de consultation de tous les principaux acteurs sociaux et politiques concernés par une décision. En Suisse, il est inimaginable de gouverner par décret. Cette politique de  consultation généralisée est elle-même liée à la démocratie directe: en consultant le plus d'acteurs possible, on peut éviter un référendum. Le fait de tenir compte des avis les plus différents et opposés débouche, après des discussions généralisées (aspect participatif), sur des compromis et le pragmatisme. La volonté de trouver une solution convenant au plus grand nombre évite la polarisation sur des positions idéologiques tranchées. Le consensus et le pragmatisme sont incompatibles avec la défense de principes idéologiques a priori. L'attitude pragmatique vise toujours des solutions concrètes. On part du principe qu'il y a toujours une solution à un problème, même difficile et délicat, et l'on mettra le temps nécessaire pour la trouver, même si ce temps est long, trop long pour certains. Parfois, on finit même par espérer que le temps résoudra de lui-même un problème. La démocratie directe, ou semi-directe, suppose ensuite une conception active de la citoyenneté, même si tout électeur ne participe pas à toutes les élections, votations populaires et autres pratiques référendaires. Nombre de critiques du système relèvent  les taux d'abstention parfois élevés. C'est la possibilité qu'a chaque citoyen de participer très largement au système politique qui nous semble important, plus que la participation elle-même, possibilité qui va aussi dans le sens du désir généralisé de participation propre au Zeitgeist politique de note époque. Si certains citoyens s'abstiennent, d'autres en font davantage que la normale. C'est alors l'esprit de milice, qui est autre chose que le goût pour la vie associative en général (très poussé aussi en Suisse). Il s'agit de la participation bénévole de nombre de citoyens qui s'engagent dans un esprit d'ouverture et de dialogue à participer à nombre d'activités collectives de réflexion, de discussion et d'élaboration de propositions en vue de trouver des solutions aux grands défis de la société et d’aider ainsi les autorités dans leur tâche. Dans d'autres pays, ces bénévoles deviendraient des chargés de mission, des personnes engagées professionnellement et rémunérées comme telles. Ces citoyens de milice peuvent être membres de plusieurs commissions, groupes de travail, groupes de réflexion, etc. sans jamais être engagés à titre professionnel. L'absence de rémunération ou le simple dédommagement des frais courants n'excluent pas, en revanche, des retombées symboliques pouvant favoriser une carrière politique ou autre, ou encore la nomination à une responsabilité prestigieuse. En lien avec l'esprit de milice, on peut signaler la modestie du faste qui entoure les autorités politiques du pays. A défaut d’être toujours populaire, l'autorité politique a le souci  de ne pas être coupée du peuple, malgré la difficulté de l’exercice. La démocratie directe l'y oblige d’ailleurs. Certaines anecdotes illustrent cette réalité: le fait, par exemple,. que les Conseillers fédéraux (les membres du gouvernement fédéral) peuvent parfaitement prendre le bus ou le train avec Madame et Monsieur Tout-le-Monde et cela sans être accompagnés de gardes du corps. Il ne s’agit pas d’une légende.

Si le peuple peut désavouer les autorités politique lors de telle ou telle votation populaire, cela ne signifie nullement un rejet général de ces mêmes autorités, ni ne suppose une démission de tel ou tel membre du gouvernement. Le peuple peut réellement contrôler les autorités, obliger ces dernières à tenir compte de lui, trop selon certains technocratiques pressés mais peu conscients des effets pervers qu'aurait un changement profond de ce système politique. Nous ne disons pas cela par conservatisme (le système politique s'est d'ailleurs constamment autocorrigé et cela avec l'approbation du peuple) mais en fonction d'une appréhension globale de ce système politique et de l'analyse de ses effets manifestes et latents . Il s'agit bien d'un phénomène social et politique total  et dont les caractéristiques et les conséquences n'ont de loin pas encore été toutes mises au jour.

Plus généralement, parmi les acquis de la démocratie semi-directe suisse (initiatives populaires nécessitant la signature de 100.000 citoyens et les référendums de 50.000 signatures), on retiendra encore qu'elle a permis le développement progressif d'une volonté populaire réfléchie et qu’elle a contribué au développement de valeurs telles que  la tolérance (par opposition à l'intransigeance idéologique), le respect des autres (des autres langues, cultures, religions, partis etc.) et le bon sens. Ce qui ailleurs peut entraîner la désintégration (la présence de plusieurs langues, ethnies, religions, cultures, etc.) a été ici retourné en une force d'intégration. Cette personnalité politique de base rappelle, en ces périodes ethniquement troublées, que la destruction réciproque entre ethnies, langues, cultures et religions différentes n'est pas inéluctable.

La présentation synthétique ci-dessus devrait nous permettre de montrer que la cohabitation interculturelle propre à la Suisse dont il va être question maintenant ne peut être adéquatement saisie si elle n'est pas mise en relation avec les spécificités de cette culture politique, et que les problèmes de cohabitation interculturelle ne sont jamais des problèmes purement linguistiques ou culturels mais des problèmes fondamentalement politiques.

Contrairement à d'autres pays plurilingues, comme le Canada et la Belgique par exemple, qui ont une politique linguistique très développée et complexe, ce qui frappe nombre d'observateurs à propos de la Suisse, c'est l'absence d'une telle législation linguistique détaillée[2]. Un seul et bref article de la Constitution fédérale, l'art. 116,qui vient d'être modifié le 10 mars 1996, tient lieu de politique linguistique. Voici sa teneur en quatre points:

  1. Les langues nationales de la Suisse sont l’allemand, le français, l’italien et le romanche.
  2. La Confédération et les cantons encouragent la compréhension et les échanges entre les communautés linguistiques.
  3. La Confédération soutient des mesures prises par les cantons des Grisons et du Tessin pour la sauvegarde et la promotion des langues romanche et italienne.
  4. Les langues officielles de la Confédération sont l’allemand, le français et l’italien. Le romanche est langue officielle pour les rapports que la Confédération entretient avec les citoyens romanches. Les détails sont réglés par la loi.

La brièveté de cet article indique que la politique linguistique de la Suisse est essentiellement informelle, non écrite, pragmatique, le résultat d'une longue tradition de pratiques informelles patiemment élaborées sur la base de cas problématiques et d'expériences concrètes.

L'ensemble de ces pratiques informelles sont toutefois déterminées par un principe général, également non écrit, qui est le principe de la territorialité (par opposition au principe de la liberté de la langue). L'image de la Suisse plurilingue ne signifie pas que l'on parle indifféremment toutes les langues nationales dans chaque communauté linguistique ou encore que la plupart des Suisses sont plurilingues. A chaque territoire sa langue (l'allemand en Suisse allemande, le français en Suisse romande, etc.). L’application de ce principe de la territorialité a pour but d'éviter un déplacement des frontières linguistiques et de maintenir l'homogénéité des différentes régions linguistiques. L'application du principe de la territorialité implique une politique claire d'intégration et même d'assimilation des migrants internes: un Suisse allemand qui s'établit en Suisse francophone doit scolariser ses enfants en français et ne peut pas revendiquer un enseignement en allemand pour ses enfants, en vertu du fait que le pays est plurilingue. En bref, chaque région linguistique n'a qu'une langue officielle (exception faite des cantons plurilingues). Mais le principe de la territorialité n'empêche pas l'apprentissage des autres langues nationales dans chacune des régions linguistiques. Des efforts considérables sont même faits dans ce sens.

L'attachement au principe de la territorialité tient à une autre raison : c'est l'inégale importance numérique des différentes communautés linguistiques nationales. La population suisse (sans les 20% d’étrangers), se répartit de la manière suivante (recensement fédéral de 1990): allemand 73,4% (4.131.027 hab.)  ; français 20,5% (1.155.683 hab.); italien 4% (229.000 hab.); romanche 0,7% (38.454 hab.); autres langues: l,3% (74.002 hab.)

fahne und schweiz.jpg

Du fait de cette seule disproportion numérique, les Alémaniques sont beaucoup plus nombreux à s'être établis dans les trois autres régions linguistiques que l'inverse. Les données chiffrées sont les suivantes: sur l'ensemble de la population suisse établie en Suisse allemande, les francophones représentent 1,6% , les italophones 0,7% et les Romanches 0,4% tandis que les proportions de Suisses allemands établis en Suisse romande représentent 7,4%; en Suisse italophone 11,3% et en Suisse rhéto-romanche 20,8%. La présence alémanique se fait d’autant plus sentir qu’une communauté est minoritaire. Ainsi, parle-t-on du danger de "germanisation" en Suisse rhéto-romanche et italophone, mais guère en Suisse romande. Le principe de la territorialité peut cependant comporter des effets pervers (dans les Grisons, certaines communes comptaient une telle proportion de germanophones immigrés qu'au nom de ce même principe de la territorialité, les communes sont devenues à la longue majoritairement alémaniques et par la suite, au moyen de l'autonomie communale elle-même, de langue officielle allemande). Mais sans une application relativement stricte de ce principe dans la longue durée, la Suisse plurilingue actuelle n'existerait peut-être déjà plus. Si les enfants de tous les Suisses alémaniques ayant émigré vers les autres régions linguistiques de Suisse avaient pu être scolarisés en allemand, la proportion des Suisses de langue allemande serait encore beaucoup plus importante à l'heure actuelle. Il faut cependant souligner que les Alémaniques n'ont aucune visée hégémonique ou impérialiste sur les autres régions linguistiques, bien au contraire. Le problème provient uniquement de leur considérable surnombre par rapport aux autres communautés linguistiques. Bien que grand et large majoritaire national, les Alémaniques ont une capacité assez exceptionnelle d'intégration et d'assimilation. Les Alémaniques qui émigrent dans une autre région linguistique du pays s'assimilent très vite, au point de chercher parfois à gommer les traces de leur origine linguistique. Ils chercheront par exemple à faire disparaître activement l'accent caractéristique qu'ils ont lorsqu'ils commencent à parler français. La proportion d'immigrés d'origine suisse alémanique établis en Suisse romande  est beaucoup plus importante que le 7,4% susmentionné, précisément à cause de cette assimilation rapide. Ces 7,4% ne représentent que les immigrés les plus récents, ceux dont l'allemand est encore la langue la mieux maîtrisée.

Au sujet de la pratique du bilinguisme et du plurilinguisme dans la Suisse pluriculturelle, on peut dire, schématiquement, que les plus actifs en matière de plurilinguisme sont les plus minoritaires, soit les italophones et les Romanches, qui connaissent eux fréquemment deux, trois, voire quatre langues nationales, du moins pour ceux qui vivent au contact des autres communautés linguistiques nationales . Ce sont eux qui s'adaptent aux deux autres communautés majoritaires. En ce qui concerne les relations entre Alémaniques et Romands, en revanche, pendant longtemps les Alémaniques  apprenaient et parlaient plus facilement le français que les Romands l'allemand. Mais les choses semblent être en train de changer: on voit poindre du côté alémanique une certaine exigence de réciprocité; les Alémaniques, surtout parmi les jeunes, trouvent que les Romands pourraient également faire un effort et parler un peu l'allemand, voire le suisse allemand, puisque la langue maternelle des Suisses allemands n'est pas l'allemand mais le dialecte alémanique. Les Suisses alémaniques apprennent  l'allemand standard (le Hochdeutsch) surtout à partir du moment où ils vont à l'école. Ils deviennent bilingues (dialecte + allemand standard) avant même d'apprendre une deuxième langue nationale. D'autre part, en Suisse aussi, l'engouement pour l'anglais est de plus en plus marqué, quelle que soit la communauté linguistique nationale. On touche ainsi à un problème majeur auquel la Suisse sera de plus en plus confrontée: le manque de communication entre les différentes communautés linguistiques.

La définition de la situation et des problèmes de la Suisse en matière de relation et de cohabitation interculturelles varie suivant les acteurs sociaux et politiques et les divergences dans cette définition peuvent faire l'objet de vives polémiques.

Un premier souci des autorités est celui du romanche menacé de disparition. L’un des objectifs de la révision de l’art.116 sur les langues (le 1er mars 1996) visait précisément à renforcer cette langue en la faisant passer du statut de langue nationale à celui de langue officielle pour ce qui est des relations entre les Romanches et la Confédération. Cette mesure, à la fois symbolique et concrète, a été massivement approuvée par le peuple suisse, ce qui indique l’attachement des Suisses au quadrilinguisme, leur sympathie et leur soutien à la plus petite communauté linguistique du pays, (seulement 40.000 personnes). La disparition du romanche mettrait en cause une composante à la fois réelle, symbolique et mythique du pays. Un nombre insignifiant de Suisses qui ne sont pas Romanches de naissance parlent cette langue, ce qui ne les empêche pas d’avoir une grande sympathie et un profond attachement pour elle. L’italien, bien que fortement minoritaire aussi (4,1% de la population suisse) n’est, en revanche, nullement menacé car le Tessin possède son Hinterland: l’Italie. Le souci majeur des autorités constitue néanmoins les divergences qui semblent s’accentuer, on parle parfois de « fossé », entre la Suisse alémanique et la Suisse francophone. Au manque d’intérêt, de connaissance et de communication réciproques, s’ajoutent des divergences politiques sur des sujets aussi essentiels que l’adhésion à l’Union européenne, les relations internationales en général et différents sujets nationaux plus particuliers, liés par exemple à l’environnement, à l’écologie, aux transports, etc. Plus généralement, le sentiment d’appartenance communautaire est davantage marqué chez les Alémaniques que chez les Romands, sentiment renforcé par la spécificité dialectale du langage parlé par les Alémaniques. Face à ces différences culturelles et de mentalité entre communautés linguistiques nationales, les attitudes des différents acteurs de la société varient considérablement. La presse et les médias ont tendance à insister sur les divergences, à mettre en évidence les événements qui différencient plutôt que ceux qui lient malgré tout les différentes communautés. Après les votations populaires qui font apparaître ces différences de sensibilité entre communautés linguistiques, la dramatisation est de mise dans certains journaux: « La Suisse peut-elle exploser? ». « La Suisse peut-elle voler en éclats », etc.

Sur des sujets aussi émotifs que celui de l’avenir du pays, il n’existe pas de discours ni de représentation uniques. D’un côté, on trouve ceux qui dramatisent, de l’autre ceux qui minimisent. Ces derniers insisteront sur les capacités d’absorption des conflits du système politique. Un sujet comme celui de l’adhésion à l’Union européenne divise et renforce l’opposition et la stéréotypisation réciproques entre Alémaniques et Romands notamment, mais il est tout aussi vrai que jamais un problème considéré comme fondamental n’a été résolu en un tournemain. C’est l’espace public, foncièrement délibératif, qui doit, par le débat et la discussion contradictoires, même virulents, amener peu à peu à un consensus minimal. Aucun système politique n’exige sans doute autant de temps pour résoudre certains problèmes, c’est pourquoi  ce système politique doit être apprécié en fonction de la longue durée et non en termes de « coups médiatiques ».

Notre propre point de vue à propos de l’avenir de la Suisse n’est ni béatement optimiste ni catastrophiste mais volontariste, fonction d’un projet de société exigeant et qui nous semble adapté à l’évolution générale actuelle. Ce ne sont pas des réformes institutionnelles (voir les nouveaux projets de réforme de la Constitution fédérale dont certains semblent attendre comme des miracles) mais une meilleure mise à profit et une utilisation volontariste de l’ensemble des possibilités politico-culturelles du système politique et du pluriculturalisme suisses qui pourraient apporter  des éléments de réponse aux grands défis de notre époque. Prenons l’exemple du problème des rapports entre les différentes communautés linguistiques. Il y a quelque temps encore, la Suisse pouvait parfaitement fonctionner avec des communautés linguistiques juxtaposées, sans communication poussée ni liens intenses et durables entre elles. Aujourd’hui, une telle communication plus poussée semble, en revanche, devenir une nécessité. Les autorités le pensent également puisque le point 3 du nouvel article constitutionnel sur les langues (art. 116) le prévoit explicitement (« La Confédération et les cantons encouragent la compréhension ou les échanges entre les communautés linguistiques »).

Pour se comprendre et échanger il faut pouvoir communiquer, et pour communiquer il faut connaître la langue de l’autre ou du moins la comprendre à défaut de la parler. Il s’agit d’ailleurs là d’un mode de communication courant entre les élites helvétiques des différentes communautés linguistiques: chacun parle dans sa langue et est censé comprendre passivement celles des autres, ou du moins celles des plus grandes communautés linguistiques. Il serait en effet difficile d’attendre d’une grande partie des Suisses qu’ils comprennent, même passivement, le romanche (cela d’autant plus qu’il existe à côté de « l’inter-romanche » nouvellement créé (le rumantsch grisun), cinq dialectes romanches différents parmi les 40.000 personnes dont c’est la langue principale.

av606868-9965927.jpg

On saisit ainsi quelques problèmes majeurs de la Suisse actuelle, que l’on ne peut que caricaturer, tant chaque aspect comporte toujours de multiples nuances, variations et cas particuliers, sans oublier que la définition de ces problèmes varie encore fortement d’une communauté linguistique à une autre. Prenons l’exemple de la communication entre Alémaniques et Romands. Du point de vue des Romands, les difficultés de communication avec les Alémaniques sont dues au fait que ces derniers parlent un dialecte (langue essentiellement orale) et non la langue allemande standard (orale et écrite) telle qu’on l’apprend à l’école et qu’elle s’écrit. Ainsi dira-t-on en Romandie que l’apprentissage de l’allemand ne sert à rien puisque les Alémaniques préfèrent parler le dialecte et n’aiment pas la langue allemande standard. Il est vrai que ces derniers ne se sentent pas toujours à l’aise en allemand standard, car ce n’est pas leur langue maternelle et d’autre part les Alémaniques sont très attachés à leurs dialectes. De plus, dit-on du côté romand, même si on voulait apprendre le dialecte alémanique (le Schwyzerdütsch), lequel faudrait-il choisir puisqu’il y en a plusieurs? En réalité, il s’agit là d’un prétexte car les Alémaniques parlant des dialectes différents peuvent parfaitement se comprendre moyennant certains mécanismes d’adaptation rodés depuis longtemps (on laisse tomber certains termes trop idiomatiques et l’on atténue les phénomènes de prononciation trop singuliers).

En réalité, la raison de la faible pratique que ce soit de l’allemand standard ou du dialecte alémanique parmi les Romands provient de l’image négative que ces derniers ont de la langue du majoritaire, voire des majoritaires eux-mêmes. Il y a bien sûr des exceptions mais d’une manière générale, à l’école déjà, les enfants francophones n’aiment pas l’allemand et ont beaucoup de préjugés négatifs aussi bien envers cette langue qu’envers les individus qui la parlent. Les moyens financiers investis par chaque communauté linguistique, dans l’éducation, pour l’apprentissage de la deuxième langue nationale, sont pourtant énormes. Les résultats sont faibles à cause de cette image et représentation sociale négatives, et l’on sait que l’on n’apprend que difficilement une langue lorsqu’on en a une image négative. Il faudrait donc changer cette image, démonter les stéréotypes et s’intéresser à la mentalité, à la manière de vivre, à la sous-culture (réellement différente) de l’autre, plutôt que la stigmatiser et s’en moquer. Cela paraît d’une logique implacable mais changer les mentalités n’est pas chose facile. Malgré tout, les situations semblent évoluer peu à peu, et le dévouement et l’imagination de nombre d’enseignants de langue seconde sont remarquables.

Les Romands signalent volontiers que s’ils disent quelques mots en allemand standard à des Alémaniques, ces derniers préfèrent répondre en français plutôt que de parler en allemand standard. Cela est encore en partie vrai mais cette adaptation du majoritaire au minoritaire commence elle aussi à changer puisque nombre d’Alémaniques  s’intéressent plus à l’anglais qu’au français, et qu’ils trouvent donc de plus en plus que les Romands pourraient aussi faire un effort et apprendre un peu le dialecte alémanique. A ce moment-là c’est le tollé, car certains francophones considèrent qu’ apprendre le dialecte alémanique serait comme une trahison envers la langue française et une soumission au majoritaire alémanique et à sa langue (qui, en plus, pour certains Romands, n’en serait pas une, de langue!). En fait, on sait aujourd’hui que tout apprentissage d’une autre langue constitue une ouverture incomparable sans nuire à la langue maternelle et dans le cas présent, les francophones défendraient peut-être encore mieux leur propre langue, identité et spécificité en s’exprimant de temps en temps en allemand, voire en dialecte, en présence d’ Alémaniques. Soyons précis, puisque nous marchons sur des charbons ardents, il ne s’agirait aucunement d’adaptation unilatérale mais de comportements symboliques ayant une signification et une portée considérables. En ne prononçant que quelques mots en allemand, voire en dialecte alémanique, les Romands montreraient qu’ils ont de la considération pour les Alémaniques, pour leur identité, leur langue, leur mentalité, et non du rejet, voire du mépris. Les Alémaniques sont très sensibles à ce genre de comportements plus ouverts. Quelques mots seulement pourraient changer du tout au tout la nature de ces rapports intercommunautaires. Nous l’avons vérifié empiriquement à de nombreuses reprises dans nos travaux de recherche. Mais proposer de telles mesures, aussi symboliques soient-elles, est déjà de trop pour certains francophones, pour les plus intransigeants qui voient partout mais à tort un danger de germanisation de la Suisse. Pour avoir proposé de telles mesures symboliques au niveau national et qui sont d’ailleurs couramment appliquées à la frontière des langues où Alémaniques et Romands vivent mélangés, nous avons été traité de « collaborateurs » par un ancien membre du gouvernement du canton, pourtant bilingue et frontière de Fribourg (« le combat linguistique a ses collaborateurs complaisants et ses résistants héroïques », journal « La Liberté », 5 sept. 1992).

On saisit la charge émotive du sujet alors que  notre proposition peut sembler des plus évidentes. Autre phénomène surprenant de nature linguistique dans un pays plurilingue: les écoles bilingues. Sachant précisément les difficultés d’un apprentissage purement scolaire et traditionnel des langues, de nombreux pays s’orientent de plus en plus vers les écoles bilingues. Au lieu d’apprendre une autre langue uniquement lors de cours de langue, on enseigne donc certaines matières scolaires générales (mathématiques, gymnastique, géographie , histoire, etc.) dans la langue étrangère afin d’acquérir cette dernière en la pratiquent et en l’appliquant . Sans entrer dans les détails et les variantes de cette pédagogie, il est établi que cette dernière s’avère très efficace, attirante même. La Suisse serait bien placée pour mettre davantage à profit les remarquables acquis de la scolarisation bilingue, cela d’autant plus que dans chaque communauté linguistique sont présents des membres des autres communautés linguistiques qui pourraient faciliter la mise en pratique de tels enseignements bilingues, voire plurilingues, en servant d’intermédiaires. Paradoxalement, la Suisse est aujourd’hui en retard en matière d’enseignement bilingue, même par rapport à des pays traditionnellement unilingues. Elle ne profite guère des atouts exceptionnels et considérables de son plurilinguisme. Le dynamisme innovateur n’arrive pas à avoir raison des pesanteurs éducationnelles traditionnelles ainsi que des peurs et préjugés  intercommunautaires ancestraux. La capacité des individus à se déplacer professionnellement, à changer de lieu, de région, voire de communauté linguistique, est aujourd’hui prônée par tout le monde mais on n’y prépare guère les individus. Les autorités et les parents de la Suisse plurilingue se verront-ils reprocher par leurs enfants de les avoir empêché d’apprendre efficacement et sans préjugés les autres langues? Il existe certes quelques écoles bilingues en Suisse mais elles sont souvent privées et coûtent cher. Seule une petite minorité privilégiée sera-t-elle réellement plurilingue? En fait, il s’agirait de généraliser l’enseignement bilingue dans l’école publique, afin de faciliter les échanges, la mobilité professionnelle et la communication interculturelle en général. L’apprentissage des langues deviendrait non plus rebutant mais passionnant. Cela serait possible sans beaucoup de moyens financiers supplémentaires étant donné les compétences à disposition, et éviterait surtout la dépense en vain de sommes considérables comme cela est fait actuellement. Il ne suffit plus de se donner bonne conscience en prônant théoriquement l’apprentissage des langue; il faut viser l’efficacité, efficacité qui permettrait simultanément une vie sociale plus intense, une communication interculturelle d’actualité et une ouverture d’esprit tant prônée, elle aussi.

schweiz-bern-ef.jpg

Et l’anglais? Il s’agit d’un autre problème faisant l’objet de discussions innombrables et infinies, en Suisse aussi. Continuons avec l’exemple des relations entre Alémaniques et Romands. On voit de plus en plus poindre la demande de pouvoir apprendre l’anglais comme seconde langue, à la place d’une deuxième langue nationale (à la place de l’allemand pour les Romands et du français pour les Alémaniques). Argument avancé: son utilité serait plus grande, son usage plus large et son apprentissage plus aisé; pour terminer, les Suisses communiqueraient entre eux en anglais lors des contacts intercommunautaires au lieu d’apprendre les langues nationales.

Le problème est clairement politique et notre choix l’est tout autant. Oui à l’anglais mais après une seconde langue nationale, cela d’autant plus que l’on sait que l’apprentissage d’une langue étrangère prépare et facilite l’apprentissage d’autres langues. Politique, le problème l’est car il en va carrément de la survie de la société pluriculturelle et plurilingue suisse. Avec l’hypothèse de l’anglais comme seconde langue apprise à l’école, la logique de la séparation risquerait de l’emporter sur la logique de l’unité dans la diversité, si longuement et chèrement acquise. En effet, l’on n’invente pas du jour au lendemain un facteur d’union nouveau entre des communautés linguistiques et culturelles différentes et à qui il a fallu des décennies, voire des siècles, pour trouver des modalités originales de cohabitation et de communication interculturelles[3].

Le modèle interculturel suisse est un modèle volontariste; il ne va pas de soi et ne se perpétuera pas automatiquement. Il suppose une volonté politique collective et doit être constamment activé, pratiqué, reconstruit et développé par des citoyens volontaires, actifs et décidés. De nos jours, la cohabitation séparée ne suffit plus, il faut un intérêt pour l'Autre, pour les Autres, intérêt qui va à l'encontre de la force des préjugés, des stéréotypes négatifs et des stigmatisations caricaturales.

Même s’il n’est ni parfait ni exportable, le modèle suisse nous semble mériter de continuer à exister, surtout à une époque où une logique diamétralement opposée, celle de l’exclusion de l’Autre et de la purification ethnique, se répand si vite qu’elle va finir par paraître inéluctable.

Pour illustrer un peu plus en détail la culture de l’interculturel et le savoir-faire intercommunautaire développés en Suisse, nous allons nous référer brièvement à l’une ou l’autre des multiples situations concrètes de contacts interculturels que nous avons observées sur le terrain pendant de nombreuses années dans le cadre de notre Groupe de recherche interdisciplinaire sur le pluriculturalisme.

Illustrons d’une autre manière le fait, fondamental pour nous, que la diversification culturelle de nos sociétés est également liée à des changements politiques profonds, à une modification des critères de nos comportements politiques et de nos sensibilités collectives. Certains de ces critères autrefois secondaires sont devenus plus importants, voire prioritaires, tandis que d’autres, déterminants il y a peu encore, sont devenus secondaires. Parmi les premiers critères, on peut citer précisément l’attachement à la langue, à l’identité culturelle et ethnique, au local, au régional, au territorial. Ces critères sont plus marqués chez un groupe social qui cherche à se définir comme minoritaire sur une base linguistique, ethnique ou régionale et à être perçu comme tel par les autres acteurs sociaux et politiques. L’insistance sur ces nouveaux critères a relégué au second plan, dans ces situations, des critères plus traditionnels comme les oppositions de classe et les oppositions idéologiques du genre gauche/droite. Dans le canton bilingue et frontière de Fribourg, (2/3 de francophones et 1/3 de germanophones) l’art.21 de la Constitution cantonale (la politique linguistique relève principalement des cantons en Suisse) relatif aux langues et qui prévoyait une certaine prééminence du français sur l’allemand (la version française faisait foi) n’avait guère posé de problèmes pendant des décennies. Mais, à partir des années 1960, cette prééminence du français a subitement été considérée comme vexatoire et humiliante par les minoritaires alémaniques (dans le canton de Fribourg, les Alémaniques, majoritaires au niveau national, sont minoritaires ). Ce changement d’attitude des Alémaniques ayant commencé à se définir comme MINORITAIRES est à mettre en relation avec le changement des critères du comportement social et politique susmentionné. Plus généralement, on peut distinguer 3 phases historiques dans les relations entre les deux communautés linguistiques fribourgeoises.

ruetli102~_v-ARDFotogalerie.jpg

  1. a) Une première phase qui va jusque vers les années 1950-1960 et qui se caractérise par l’adaptation unilatérale et volontaire des Alémaniques à la langue du majoritaire francophone. Le français est la référence, plus prestigieuse, à laquelle on s’adapte, au point où les Alémaniques ont même honte de leur dialecte alémanique maternel.
  2. b) A partir des années 1960, le bouleversement est complet: les Alémaniques minoritaires entrent dans une phase d’affirmation et de revendication identitaires générale et systématique (comme d’autre minorités nationales, linguistiques et ethniques dans d’autres régions du pays et du monde). Il s’agit bien d’un phénomène social et politique général et non d’une revendication purement locale. Cela, c’est nous, les sciences sociales, qui le disons. En revanche, les acteurs concernés vivaient les réalités tout autrement. Ainsi, les francophones majoritaires, brusquement remis en cause par des minoritaires jusque-là si conciliants et prêts à s’adapter, n’ont pas fait, dès le début, une lecture politique du phénomène. Ils ont procédé à une psychologisation, attribuant les revendications des Alémaniques à « leurs traits de caractère » (« esprit insatisfait et toujours revendicateur », etc.). La langue et la culture des Alémaniques n’étaient pas vraiment reconnues comme telles et une véritable « francisation » s’était mise en place (même les futures institutrices alémaniques qui allaient ensuite enseigner en allemand dans les communes et districts alémaniques du canton de Fribourg devaient faire leurs études en français). Cette psychologisation, vexatoire pour les Alémaniques, passés de l’adaptation à l’affirmation, a eu pour effet de crisper les relations entre les deux communautés. Le majoritaire a mis du temps à comprendre que derrière des revendications, à l’origine effectivement très spécifiques, partielles et sectorielles, (revendications sur la dénomination des noms de rues, de lieux, demande de bilinguisation généralisée, etc.), se cachait la naissance d’un véritable mouvement social et politique à base linguistique et culturelle.

D’autre part, même si les Alémaniques sont majoritaires au niveau national, il devenait intenable pour les francophones de leur refuser au niveau cantonal les droits que ces mêmes francophones revendiquent comme minorité au niveau national.

  1. c) A l’heure actuelle, au moment où les Alémaniques ont obtenu, après des décennies de lutte, d’insistance et de persévérance, satisfaction sur un très grand nombre de discriminations, s’ouvre une troisième phase des rapports intercommunautaires, faite pour l’instant d’incertitude mais dont l’issue va dépendre pour beaucoup de la disposition et de la volonté des acteurs en présence: ou bien chaque communauté linguistique va de plus en plus son propre chemin, dans le sens d’un « séparatisme soft », ou bien le canton de Fribourg profite de sa situation privilégiée de canton bilingue pour faire fructifier cette coprésence de deux langues et cultures et pour les faire communiquer davantage. Cela n’ira pas non plus de soi et ne pourra qu’être fonction d’un projet politique volontariste. Chaque communauté ayant maintenant  son identité, elles seraient en principe bien placées pour communiquer davantage entre elles et cela d’autant mieux qu’elles ont par ailleurs une culture politique

Le canton de Fribourg comme celui par exemple du Valais, également  bilingue et avec des proportions linguistiques semblables (1/3 de germanophones et 2/3 de francophones), ont la chance de posséder une longue tradition de culture de l’interculturel et de savoir-faire intercommunautaire grâce à la coprésence historique des deux principales langues et cultures nationales. Les deux cantons, situés à la frontière nationale des langues, comptent un certain nombre de communes comportant une part variable de l’une et l’autre communauté linguistique. Ils constituent de véritables laboratoires de l’interculturel, illustrant dans le réel et en acte ce que peut devenir la vie intercommunautaire lorsque deux communautés linguistiques et culturelles sont en présence dans des proportions, des situations et des contextes très variables. L’expérimentation interculturelle se fait sous nos yeux, sans expérimentateur, et cela depuis de nombreuses décennies, voire des siècles.

La grande variété des situations auxquelles a donné lieu l’attitude pragmatique dans la gestion des rapports intercommunautaires s’explique aussi par un facteur comme celui de l’autonomie cantonale et de l’autonomie communale (possibilité de rencontrer des modèles de rapports interculturels fort variables, même dans des communes proches ou voisines et ayant une composition intercommunautaire semblable) puisque chaque commune peut définir de manière relativement autonome sa politique linguistique et scolaire).

Ce savoir-faire intercommunautaire qui s’est développé à la frontière des langues est pourtant encore très peu étudié et connu, même par la population suisse. On retrouve la différence entre la définition politique et journalistique de la question des langues (souvent dramatisée, spectacularisée et peinte comme si la Suisse était au bord de l’éclatement) et le tableau que peuvent offrir des recherches approfondies des sciences sociales.

TellDenkmal2.jpg

Illustrons brièvement le fonctionnement quotidien de ce savoir-faire intercommunautaire qui s’est développé à la frontière des langues française et allemande dans les cantons du Valais et de Fribourg, et qui pourrait constituer une référence, ou du moins une source d’inspiration, pour l’ensemble de la Suisse, voire pour d’autres pays pluriculturels.

Dans l’ensemble, on est frappé par le climat de bonne volonté qui règne dans ces communes. Les problèmes existent, des différends et des tensions surgissent périodiquement, mais on cherche toujours une solution, la moins inéquitable possible. La dimension historique joue un rôle capital: cela fait des décennies, voire des siècles que l’on a dû chercher et trouver des solutions. Bonne volonté, souplesse et pragmatisme, autant d’attitudes qui se situent à l’opposé de l’attachement rigide à des principes et dont l’exigence d’application stricte devient souvent source de conflit. Lorsque l’expérience historique devient la référence, la solution est proche, tandis que la défense inconditionnelle de principes idéologiques engendre vite intolérance, blocage et conflit.

Dans les communes plurilingues du canton de Fribourg, par exemple, les domaines qui posent problème reviennent avec une régularité des plus fidèles: se sont principalement l’école, l’administration et la vie politique en général. La mesure dans laquelle une commune est plus ou moins complètement bilingue est déterminante (possibilité pour les enfants de la communauté minoritaire de suivre les écoles dans leur langue d’origine, degré de bilinguisme de l’administration, place faite à la minorité dans la vie sociale, culturelle et politique en général). Ce degré de bilinguisme dépend lui-même de l’importance de la minorité, de la pratique historique, du contexte géolinguistique, de la proximité de la frontière linguistique. Des facteurs autres que purement linguistiques interviennent pour expliquer l’état plus ou moins consensuel ou conflictuel du rapport entre les communautés linguistiques: l’ampleur et la rapidité du développement économique et des flux migratoires. Un développement économique et une immigration subits et forts peuvent poser plus de problèmes (comme c’est le cas à Marly et à Courgevaux, mais pas à Villars-sur-Glâne, dans une situation pourtant analogue) que des mouvement plus lents et plus anciens (Granges-Paccot, par exemple). La proximité des voies de communication joue également un rôle déterminant. Une commune située près d’une autoroute et relativement proche d’un centre urbain présente un attrait certain: terrain moins cher, possibilité de vivre à la campagne tout en travaillant à la ville. Si, d’autre part, une commune offre la possibilité de scolariser les enfants indifféremment dans l’une ou l’autre langue, son pouvoir d’attraction devient maximal. Dans ce tels cas, il peut se produire subitement des réactions de défense, souvent avec retard.

L’équilibre linguistique dépend aussi de la disposition plus ou moins grande des minoritaires linguistiques nouvellement arrivés à s’adapter. Souvent, les nouveaux arrivants alémaniques non fribourgeois qui ne possèderaient pas ce savoir-faire intercommunautaire historique que les "vrais" Fribourgeois, Alémaniques ou Romands, “ont dans le sang”, sont transformés en véritables boucs émissaires, devenant la cause de tous les problèmes.

Dans trois communes officiellement francophones: Courtaman, Courtepin et Wallenried (cette dernière à majorité pourtant alémanique, à 54%), le bilinguisme est considéré comme fonctionnant de manière exemplaire, palmarès au sein duquel Courtaman arrive en tête. Dans ce dernier cas, les proportions linguistiques sont aussi les plus proches (54% de francophones et 47% d'Alémaniques). Cette commune se trouve à mi-chemin entre Morat et Fribourg et est entourée de communes à la fois alémaniques et romandes. Le développement des deux communautés linguistiques s'est fait de manière lente et équilibrée au cours de l'histoire récente (contrairement, par exemple, à Courgevaux dont l'image est conflictuelle, et qui a donc connu un développement brusque et une immigration essentiellement alémanique).Ces trois communes disposent d'un autre avantage: elles sont proches les unes des autres et collaborent activement. Ce qui permet par exemple aux parents, grâce au cercle scolaire commun dont elles font partie, de scolariser leurs enfants dans la langue de leur choix. En ce qui concerne l'Association des communes du district du Lac (sept membres représentant les différentes régions du district), son président est parfaitement bilingue, les débats se déroulent à 80% en allemand tandis que le procès-verbal des réunions est rédigé en français. Autre modalité de gestion communale intéressante: Meyriez. Cette commune officiellement francophone, bien que les francophones ne représentent plus que 20% de la population, tient à le rester. Les débats au Conseil communal ont lieu en dialecte alémanique, les procès-verbaux sont rédigés en français. L'ensemble de la population tient au français, considéré comme un élément d'identité du village (situé à côté de la ville germanophone de Morat). La paroisse protestante de Meyriez (70% de protestants) constitue un autre exemple original de cohabitation linguistique. Même si les trois quarts de la communauté ecclésiale sont de langue allemande, la paroisse est francophone. Deux cultes mensuels sont célébrés en allemand et un en français. Les offices des jours de fête sont toujours bilingues. Le pasteur commence le sermon en français et le poursuit en allemand, sans traduire ses propos, la plupart des pratiquants comprenant les deux langues. Chacun chante dans sa propre langue sur une mélodie commune et les paroissiens prient en même temps, mais dans leur langue respective. Les mariages mixtes (du point de vue à la fois linguistique et religieux) sont courants. Le pasteur prépare alors minutieusement son texte afin que chaque langue ait la même importance. Une anecdote relative à l'image d'un tel culte bilingue chez certains: une dame suisse allemande trouvait que le pasteur avait privilégié le français, tandis qu'une romande fit remarquer: "C'était quand même un culte en allemand".

A propos de ces subtilités du bilinguisme, une remarque, recueillie à Courgevaux, souligne la nécessité d'ajouter à l'opposition Romands/Alémaniques, la catégorie des bilingues: une invitation rédigée dans les deux langues attire les Alémaniques et les Romands bilingues mais rarement les "purs" Romands (monolingues). On retrouve le sentiment  de nombre de Romands qui affirment que le bilinguisme avantage les Alémaniques, sentiment qui correspond à la réalité, puisque les Romands manifestent en général un moindre empressement à apprendre l’allemand.

Nombreuses sont les personnes qui insistent pour dire que les autorités cantonales devraient soutenir les communes comprenant les deux communautés linguistiques afin qu'elles puissent être plus conséquemment bilingues. Nombreux sont également ceux qui signalent que les situations de bilinguisme tempèrent les préjugés et la xénophobie. Les immigrés alémaniques, dans les communes majoritairement francophones et qui ont fréquenté l'école française, jouent souvent le rôle d'intermédiaire entre les deux communautés. Il est intéressant de relever les nuances apportées par les membres des deux communautés qui ont des rapports étroits avec ceux de l'autre communauté. Dans ces situations, les Alémaniques sont plus sensibles à la situation des minoritaires tandis que les Romands minoritaires comprennent mieux l'attachement des Alémaniques à leurs dialectes. Ces Romands-là ne seraient aucunement opposés à l'apprentissage du Schwyzerdütsch à l'école. Il ne s'agirait nullement d'un scandale pour eux et ils soulignent la nécessité de connaître ce dialecte pour comprendre la mentalité alémanique et pour éprouver ce que ressentirait un Alémanique qui devrait parler Hochdeutsch (allemand standard) dans toutes les situations de la vie quotidienne .Pour eux, demander aux Alémaniques de parler systématiquement Hochdeutsch relève de l'illusion et ils savent qu'il est impossible de les inviter à renoncer au dialecte, leur langue maternelle. Ici, certains Romands vont jusqu'à souligner que le dialecte alémanique est partie intégrante du patrimoine cultuel helvétique. Quant aux Romands bilingues, ils  se rendent mieux compte des difficultés que représente le dialecte alémanique pour le Romand unilingue. D'où l'évocation d'une autre modalité de communication intercommunautaire: les Romands qui ne parlent pas le dialecte cherchent néanmoins à le comprendre, chacun parlant dans sa langue. A Morat, chef-lieu du district bilingue du même nom et comptant environ 15% de francophones, les difficultés sont aussi  et vite attribuées aux "gens venus de l'extérieur", en l'occurrence les immigrés alémaniques du canton de Berne. Leur influence est crainte aussi bien par les Alémaniques que par les Romands; cette influence serait plus grande que ne le montrent les chiffres officiels, car tous les propriétaires de résidence secondaire aux environs du lac de Morat ne sont pas comptés dans ces chiffres. Comme dans le Haut-Valais, on trouve des Alémaniques pour dire qu'ils n'aiment pas trop d'autres Alémaniques. Il existe bien sûr aussi des animosités entre les deux communautés linguistiques traditionnelles. A Morat, les francophones minoritaires ont également dû se battre afin d'obtenir un cursus scolaire francophone de plus en plus complet (jusque dans les années 1960, les élèves francophones devaient suivre l'école secondaire en allemand). Les Romands se sentent et se disent peu désirés dans certains clubs et associations. Si les Alémaniques se disent très largement satisfaits, les Romands sont nombreux à signaler qu'ils ressentent néanmoins le "rapport de force" et la nécessité de s'adapter. Si des Alémaniques trouvent "qu'on en a fait déjà assez pour les Romands", certains Romands pensent que les raisons financières opposées à leurs revendications sont plutôt une excuse.

kantone_wappen.jpgMalgré certaines divergences inévitables, on retrouve la culture de la frontière que tous ressentent, mais qu'ils ont de la peine à définir. Cette culture se développe à partir des interactions intercommunautaires quotidiennes inévitables, interactions qui finissent par créer une mentalité particulière où l'on se sent "entre les deux". Ce qui, ailleurs, tourne en opposition, voire en exclusion, devient ici complémentarité enrichissante. L'expression "barrière de Röstis" est ressentie comme non pertinente car contradictoire avec ce que vivent quotidiennement les gens.

Cette culture de la frontière n'est pas non plus une donnée acquise; elle est aussi à construire et à reconstruire tous les jours. Elle suppose des efforts réciproques quotidiens, même si elle est profondément ancrée et relève de la tradition historique.

Le canton de Fribourg semble se trouver aujourd’hui à un tournant. La question linguistique prend subitement de plus en plus de place et des tensions plus marquées pourraient se faire jour d'un moment à l'autre. Sans mettre en cause un seul instant ni les frontières linguistiques ni les identités linguistiques et culturelles respectives, il serait bon de se rappeler que si l'équilibre linguistique suisse constitue un fondement solide de la Suisse, il compte ses fragilités; il a été acquis par le pragmatisme, un effort constant d'intercompréhension, de tolérance et de souplesse, et non par l'intransigeance, la méfiance et la suspicion. La Suisse pourrait éviter d'en arriver à la situation belge, à une polarisation sur la question des langues, à une logique de la séparation systématique et à un refus réciproque de plus en plus marqué.

Les cantons du Valais et de Fribourg ont l'immense avantage de vivre quotidiennement ce problème des rapports intercommunautaires et d'offrir une gamme extrêmement vaste et riche de situations concrètes où l'on a constamment cherché et réussi à résoudre les problèmes, même les plus difficiles et inextricables. L'ensemble de la Suisse aurait intérêt à mieux connaître certains de ces cas concrets de manière approfondie et détaillée, car seuls les problèmes les plus aigus que peuvent rencontrer ces deux cantons sont connus et médiatisés. Certes, les difficultés et les conflits existent, mais ils ne représentent qu'une infirme partie de l'ensemble des réalités économiques, sociales, culturelles, politiques et linguistiques, extrêmement riches, surprenantes et stimulantes, qui vont de pair avec cette cohabitation historique et quotidienne de deux communautés linguistiques.

On peut rappeler ici la différence de résultats suivant que l'on se fonde sur des sources écrites comme la presse quotidienne ou sur des études de cas approfondies effectuées par observation participante. Les premières font volontiers apparaître les difficultés et les problèmes (la presse est même accusée de les créer) tandis que dans les communes où vivent quotidiennement ensemble les deux communautés linguistiques, on est occupé à la solution de ces problèmes. C'est ici que s'élabore et se met en pratique le savoir-faire intercommunautaire et que se développe une véritable culture de la pratique interculturelle quotidienne.

Dans les mesures concrètes à prendre pour favoriser le développement du bilinguisme et du biculturalisme, nombreux sont ceux qui soulignent la nécessité d'agir à l'école et cela dès le plus jeune âge. Sans doute ressentent-ils le poids et la place que peuvent prendre très tôt chez les enfants les représentations stéréotypées et les préjugés relatifs à l'autre communauté et à l'autre langue.. Les exhortations habituelles au bilinguisme de la part des autorités n'étant guère suivies d'effets, peut-être vaudrait-il mieux se fixer des objectifs plus modeste et essayer, par exemple, d'agir davantage sur les obstacles qui empêchent la traduction dans la pratique de ces appels rituels au bilinguisme. L'un de ces obstacles majeurs réside à coup sûr dans ces images et représentations stéréotypées de l'autre communauté et de l'autre langue. L'Autre ne serait plus le bouc émissaire idéal et la cohabitation intercommunautaire deviendrait une chance exceptionnelle d'ouverture et d'enrichissement culturels et linguistiques. Les actes et gestes, concrets et symboliques, envers l’autre communauté et qui ont retenu notre attention pourraient grandement contribuer à un tel changement de représentation.

Pour terminer, nous espérons que les longues et patientes recherches menées de manière bénédictine sur la mosaïque interculturelle suisse et dont nous avons essayé de rappeler quelques aspects, montrent que les débats virulents autour du "multiculturalisme" ne peuvent se résoudre par des coups d'état théoriques et qu'ils ne sont en rien purement linguistiques ou culturels. Ces problèmes relèvent à la fois de l’ identité, de la communication et du politique. La grande variété des interactions constatées entre identité, communication interculturelle et culture politique devrait rendre plus évidente l'impossibilité de généralisations hâtives. L'étude de nombreux cas concrets et différents de culture de l'interculturel et de savoir-faire intercommunautaire illustrent enfin à quel point les phénomènes de communication interculturelle sont des phénomènes profondément politiques puisqu’ils font apparaître certains critères nouveaux et fondamentaux du comportement social et politique actuel.

  1. Une première version de cet article a paru dans l’ouvrage suivant : Uli Windisch, La Suisse, clichés, délire, réalité, Ed. l’Age d’Homme, Lausanne, 1998.

[2] Jusqu’au 10 mars 1996, cet article 116 relatif à la politique linguistique ne comportait

que deux alinéas:

  1. l’allemand, le français, l’italien et le romanche sont les langues nationales de la Suisse
  2. sont déclarés langues officielles de la Confédération: l’allemand, le français et l’italien

[3] Davantage de détails et des exemples concrets du fonctionnement quotidien de cette culture de l'interculturel et du savoir-faire intercommunautaire suisses se trouvent dans les nombreuses études de cas approfondies analysées sur le terrain par notre Groupe de recherche interdisciplinaire sur le pluriculturalisme suisse. Cf. U. Windisch et al, Les relations quotiennes entre Romands et Suisses allemands, 2 vol. op.cit. Cet ouvrage comprend par ailleurs une bibliographie d'une dizaine de pages sur le "modèle" politico-culturel suisse qu'il est impossible de reprendre dans le présent article. Le lecteur plus particulièrement intéressé au cas suisse pourra s'y référer.

Uli Windisch, L' article ci-dessus est un extrait de mon livre : Le Modèle suisse , Ed l'Age d'homme, Poche suisse, Lausanne -Paris, 2007.

samedi, 18 juin 2016

Poutine vs l’Occident. Un conflit essentiellement idéologique ?

Orlando-condolances-shooting-Putin.jpg

Poutine vs l’Occident. Un conflit essentiellement idéologique ?

Ex: http://www.breizh-info.com

L’opposition actuelle entre l’Occident (USA/Union européenne) et la Russie de Vladimir Poutine est autant, sinon plus, de nature idéologique que politique et géopolitique. Telle est la thèse développée par Mathieu Slama dans son remarquable essai La guerre des mondes – réflexion sur la croisade idéologique de Poutine contre l’Occident (Ed. de Fallois). Mathieu Slama intervient de façon régulière dans les médias sur les questions de politique internationale. Un des premiers en France à avoir décrypté la propagande de l’État islamique, il a publié plusieurs articles sur la stratégie de Poutine vis-à-vis de l’Europe et de l’Occident.

Entre Poutine et l’Europe, affirme Slama, ce sont deux conceptions, deux grammaires du monde et de l’homme – antagonistes et irréconciliables – qui s’opposent. Cet antagonisme a remplacé celui qui opposait l’Est à l’Ouest, et de façon plus radicale que celui qui opposait le communisme et la démocratie libérale, « car ces deux modèles partageaient une même vision matérialiste de l’homme, congédiant dans un même mouvement Dieu et la tradition, l’un au nom de l’égalité, l’autre au nom de la liberté. »

Quels sont les fondements de cette opposition radicale ? C’est chez l’intellectuel russe Alexandre Douguine,  nous dit Slama, que se trouve une partie de la réponse quand il écrit que « l’eurasisme est une vision du  monde qui se base sur la multipolarité. Nous rejetons l’universalisme du modèle occidental, protestons contre le racisme culturel européen et affirmons la pluralité des civilisations et des cultures. Pour nous, les droits de l’homme, la démocratie libérale, le libéralisme économique et le capitalisme sont seulement des valeurs occidentales. »

Mais plus que de Douguine, la doxa développée par Poutine procède pour l’essentiel de l’oeuvre d’Alexandre Soljenitsyne. « Des millions de gens dans le monde lient le nom et les œuvres d’Alexandre Soljenitsyne au sort de la Russie elle-même. Comme il l’a dit lui-même : la Russie, c’est nous-mêmes. Nous sommes sa chair et son  sang, son peuple. », dira Poutine lors de la remise du prix d’État à l’écrivain en 2007. L’Occident oublieux de ses racines chrétiennes, l’Occident matérialiste qui sacralise l’individu : ces thèmes chers à l’auteur de L’Archipel du Goulag, Poutine les a en effet fait siens.

VLADIMIR_PUTIN_AND_FRIENDS_KGB-CAREER_BY_ACHILLE_ZIBI_MAIN_BNR_01.jpgC’est à partir de 2012, à l’occasion de son second mandat, que Poutine a exprimé de façon aboutie et cohérente son conservatisme. Tout en précisant que  « nul ne peut dire, à l’écoute de Vladimir Poutine, ce qui relève de la sincérité ou de l’hypocrisie – voire du mensonge et de la propagande. », Mathieu Slama  observe que  « le discours de Poutine correspond aussi à un état d’esprit majoritaire en Russie, voire dans l’ensemble du monde non-occidental. Autrement dit, fut-il insincère, ce discours révèle une vérité irréductible à l’honnêteté ou non de celui qui le prononce. »

A l’universalisme sans frontières, à l’individualisme exacerbé, au refus de l’identité qui fondent la doxa de l’Union européenne, Poutine défend un type de société traditionnelle, qui prend ses sources dans l’histoire de la Russie et dans sa culture. Slama rappelle que l’hôte du Kremlin refuse l’assujettissement de la souveraineté nationale à « des règles de droit universelles qui font de chaque individu le membre d’une même humanité » énoncées au nom des droits de l’homme. Contrairement à ce qu’a affirmé à Moscou François Hollande – « Nous avons en commun une vision du monde » – la vision de Poutine se situe bien à l’opposé de celle du président français.

Cela explique, au passage, la hargne avec laquelle les médias occidentaux traitent Vladimir Poutine. « Dictateur », « tyran », « tricheur », « assassin », « voleur » etc., les qualificatifs attribués au président russe ne manquent pas. Jamais les hôtes du Kremlin durant la période de l’URSS n’ont été traités avec autant d’hostilité.

Et pourtant, malgré cela, Poutine semble rencontrer une audience croissante auprès de plus en plus d’Européens. La raison ? Pour Slama, « l’homme européen, confronté à ce qu’Heidegger appelait la fuite des  dieux vit une citoyenneté libre et émancipée mais pauvre en monde. (…) Seuls comptent dans la société technologique, le présent et l’avenir. Mais quel avenir ? (…) Confrontées  à la machinerie sans âme de l’Union européenne et à la dislocation de leur souveraineté, menacées en leur sein de ruptures culturelles sans précédent, les nations européennes naviguent à vue, reléguées derrière la grande puissance américaine, la Russie et les grandes nations émergentes. »

Finalement ce n’est pas tant la réussite du modèle poutinien qui fascine de plus en plus d’Européens mais le délitement du modèle occidental qu’il met par contraste en lumière. « Nous intéresser à ce que dit Poutine, c’est aussi nous confronter à nos propres errance et renoncements », prévient l’auteur. Car, rappelle-t-il, «la nation, en Europe n’existe plus que dans son rapport à l’universel et au droit et, par conséquent, c’est la question même de sa survie qui est posée.». Tout est dit.

PLG

La guerre des mondes – réflexion sur la croisade idéologique de Poutine contre l’Occident, Mathieu Slama, Editions de Fallois, 125 pages, 16€

vendredi, 17 juin 2016

Euro-Rus Russia/Donbass Tour May 2016 Interview Igor Strelkov (FR-RUS)

Euro-Rus Russia/Donbass Tour

May 2016

Interview Igor Strelkov (FR-RUS)

Interview with Igor Strelkov by Euro-Rus analyst Jacob Issa
(French - Russian)

Xavier Moreau: "Les sanctions n'ont plus d'effet sur la Russie"

Xavier Moreau: "Les sanctions n'ont plus d'effet sur la Russie"

Xavier Moreau est conférencier et homme d’affaire français vivant en Russie. De passage à Paris il a tenu à faire un point sur l’actualité ukrainienne et russe pour TV Libertés. Il évoque la situation politique et économique de la région russophone du Donbass où il a séjourné plusieurs semaines au cours du mois de mai.


A la veille de sa participation au Forum Economique de Saint-Pétersbourg où se retrouveront notamment Nicolas Sarkozy et Vladimir Poutine, Xavier Moreau confirme que la Russie à pris toutes les dispositions économiques et financières pour contourner les sanctions européennes. L’invité de TV Libertés affirme que désormais ces sanctions n’ont plus d’effet sur la Russie.

http://www.tvlibertes.com/

https://www.facebook.com/tvlibertes

https://twitter.com/tvlofficiel

Pour nous soutenir :

http://www.tvlibertes.com/don/

Ou directement via Facebook :

https://www.facebook.com/tvlibertes/a...