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dimanche, 21 mai 2023

De la diversité des frontières

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De la diversité des frontières

par Georges FELTIN-TRACOL

Quand l’histoire rencontre le droit, la géographie trinque ! En particulier si cela concerne les frontières, ces délimitations politiques conclues entre États voisins ou bien ces bornages administratifs opérés entre régions, provinces ou pays fédérés au sein d’un même État. En fonction de l’échelle pratiquée, on peut remarquer que le tracé frontalier peut ne pas être rationnel.

Atlas-des-frontieres-insolites.jpgC’est le thème principal de l’Atlas des frontières insolites de Zoran Nikolić (Armand Colin, 2022, 210 p., 22,90 €) traduit de l’anglais par Philip Essertin. En lisant son sous-titre, on comprend que l’ouvrage aborde « Enclaves, territoires inexistants et curiosités géographiques ». Sous cette dernière appellation, l’auteur y intègre la principauté d’Andorre avec ses deux co-princes (l’évêque d’Urgell en Espagne et le chef d’État français) et la république monastique autonome du Mont-Athos dont l’accès est toujours interdit aux femmes en dépit des hurlements hystériques fréquents des prétendantes au matriarcat wokiste.

Zoran Nikolić explique qu’une enclave est un « territoire entièrement entouré par le territoire d’un autre pays ». Les cas ne manquent pas selon une démarche multiscalaire. Dans les Pyrénées françaises se trouve l’enclave espagnole de Llívia (12 km² et 1 500 habitants) qui relève de la Généralité de Catalogne. Au bord du lac de Lugano, Campione d’Italia est une ville italienne de 1,6 km² en Suisse. « Bien qu’elle soit localisée à moins d’un kilomètre du reste de l’Italie, de hautes montagnes empêchent un accès direct à son pays d’origine. Les habitants de Campione sont contraints de parcourir près de quinze kilomètres pour atteindre la ville italienne la plus proche. »

Büsingen am Hochrhein est la seule commune allemande à ne pas appartenir à l’Union dite européenne et à voir son club de football évoluer dans le championnat helvétique. En effet, c’« est une ville […] entourée de territoires suisses, c’est-à-dire les cantons de Schaffhouse, de Thurgovie et de Zürich. […] Elle est séparée du reste de l’Allemagne par une bande de terre qui n’a que 700 m de large dans sa partie la plus étroite ».

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L’auteur aurait pu donner d’autres exemples d’enclaves à l’échelle infra-étatique. En dehors du cas assez connu de Valréas, parcelle du Vaucluse située en Drôme méridionale, il existe les deux enclaves bigourdanes des Hautes-Pyrénées dans les Pyrénées-Atlantiques ou trois communes du département du Nord enclavées dans le département du Pas-de-Calais. Il aurait pu évoquer l’enclave genevoise de Céligny dans le canton de Vaud, de trois enclaves du canton de Fribourg dans le canton de Vaud toujours et une dans le canton de Berne. Il mentionne bien le Land allemand de Brême et de ses deux portions territoriales (Bremerhaven et Fehrmoor) situées à une trentaine de kilomètres plus au nord de la ville à l’embouchure de la Weser. Il oublie l’enclave angolaise du Cabinda.

Zoran Nikolić tient à distinguer l’enclave de la « semi-enclave », ce « territoire physiquement séparé de son pays d’origine, mais qui n’est pas complètement encerclé par le territoire d’un autre pays ». On peut ainsi arriver en Alaska par la voie maritime en partant de l’État étatsunien de Washington sans jamais traverser le Canada. Dépendances des États-Unis enchâssées au Canada, Points Robert se trouve au Nord de la Baie de Boundary tandis que l’« Angle nord-ouest » situé dans le Manitoba est relié au Minnesota à travers le lac des Bois. À la différence de la République de Saint-Marin, Gibraltar et la principauté de Monaco sont aussi des semi-enclaves, car accessibles depuis les eaux internationales.

L’auteur se penche sur la « contre-enclave », à savoir une « enclave à l’intérieur d’une enclave ». Outre la présence militaire turque occupant le Nord de Chypre depuis 1974, l’île natale d’Aphrodite compte deux enclaves britanniques que sont les bases d’Akrotiri et de Dhekelia. Or, dans ce dernier territoire, existent quatre contre-enclaves chypriotes dont une centrale électrique. La situation est plus complexe encore avec la ville de Baerle. Il y a Baerle-Nassau aux Pays Bas et Baerle-Duc en Belgique. Mais « la partie néerlandaise accueille vingt enclaves belges à l’intérieur desquelles nous comptons environ dix contre-enclaves

L’auteur se penche sur la « contre-enclave », à savoir une « enclave à l’intérieur d’une enclave ». Outre la présence militaire turque occupant le Nord de Chypre depuis 1974, l’île natale d’Aphrodite compte deux enclaves britanniques que sont les bases d’Akrotiri et de Dhekelia. Or, dans ce dernier territoire, existent quatre contre-enclaves chypriotes dont une centrale électrique. La situation est plus complexe encore avec la ville de Baerle. Il y a Baerle-Nassau aux Pays Bas et Baerle-Duc (Baarle-Hertog) en Belgique. Mais « la partie néerlandaise accueille vingt enclaves belges à l’intérieur desquelles nous comptons environ dix contre-enclaves néerlandaises ». Par conséquent, « lorsque la frontière traverse une maison, sa “ citoyenneté “ est déterminée par la position géographique de sa porte d’entrée » qui peut parfois changer selon le goût fiscal du propriétaire…

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L’atlas s’intéresse par ailleurs aux exclaves. Il s’agit d’une « partie d’un territoire d’un État dont l’accès à son territoire d’origine ne peut se faire qu’en passant par un autre territoire ou État ». Non loin de sa frontière, la Russie possède au Bélarus une exclave de 4,5 km² inhabitée depuis l’accident nucléaire de Tchernobyl en 1986 nommée Sankovo et Medvezhe. Moscou détient au moins trois exclaves en Estonie avec Dubki près du lac Peïpous, le triangle de Lutepää et la zone de Santse Boot. Les Occidentaux surveillent avec attention ces trois portions territoriales russes à l’heure de fortes tensions géopolitiques. L’oblast russe de Kaliningrad et la Crimée annexée ne sont que des « semi-exclaves » puisque le premier reste en contact avec la Russie via la mer Baltique alors qu’un pont routier et ferroviaire long d’une vingtaine de kilomètres franchit le détroit de Kertch et relie la seconde au reste de la Fédération de Russie. La France des communes connaît elle aussi des exclaves. Par exemple, en Haute-Loire, la commune d’Aiguilhe en comprend deux séparées par Le Puy-en-Velay, Polignac et Espaly-Saint-Marcel.

Jusqu’en 2015, le long de la frontière entre l’Inde et le Bangladesh se répartissaient au moins une centaine d’enclaves bangladaises et plus de cent trente enclaves indiennes dont plusieurs se caractérisaient par leur statut d’exclaves et de contre-enclaves. Ce phénomène frontalier singulier était appelé  « Miettes de terre ». Un traité a mis un terme à ces anomalies géopolitiques. Mais perdure encore l’enclave bangladaise de Dahagram-Angarpota...

Outil intéressant pour mieux connaître les incongruités géographiques, mais sans être exhaustif, cet Atlas des frontières insolites offre des cas pertinents dont l’étude confirme que les territoires se plient, s’il le faut aux contraintes, de l’histoire, de la politique et des traditions, n’en déplaise aux No Border détraqués...

GF-T

 

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 74, mise en ligne le 16 mai 2023 sur Radio Méridien Zéro.

jeudi, 11 mai 2023

René Baert: esthétique et éthique

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René Baert : esthétique et éthique

C’est la réédition d’une rare pépite des éditions nationales-socialistes belges de La Roue solaire que nous annonce également le Cercle. L’épreuve du feu, à la recherche d’une éthique fut publié en mars 1944 par René Baert, critique littéraire et artistique du Pays réel, aux éditions qu’il cofonda, un an plus tôt.

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A sa sortie, ce livre fut présenté élogieusement dans la presse d’Ordre Nouveau, notamment par Le Nouveau Journal dont Robert Poulet fut le rédacteur en chef : « C’est à [la révolution nationale et sociale] que se consacre René Baert dans son livre L’épreuve du feu, qui porte en sous-titre : à la recherche d’une éthique.

Il s’agit d’une suite de courts essais dont le lien et l’unité sont évidents. Livre un peu aride, sans doute, –mais la facilité n’est plus de mise en ces temps de fer, et puisque, justement, c’est contre l’esprit de facilité qu’il faut d’abord lutter. Livre d’utile mise au point. L’essentiel de notre combat sur le plan de la pensée et de l’éthique, se trouve condensé dans de brefs chapitres qui s’intitulent notamment : La mesure du monde, Liberté chérie, Apprendre à servir, Le salut est en soi, Mystique de l’action, L’homme totalitaire, Le sens révolutionnaire.

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On n’entreprendra pas ici de résumer un message qui se trouve déjà fortement condensé dans ces pages, et dont la signification essentielle tient peut-être dans ces quelques lignes :

“Le révolutionnaire est celui qui lutte pour que nous ne connaissions plus jamais un temps comme celui que nous avons connu avant cette guerre… Ah ! combien à ce temps exécrable préférons-nous celui que nous vivons aujourd’hui ! Ce n’est pas que nous soyons heureux d’avoir fait les frais d’une aventure qui ne nous concernait pas, ce n’est pas que nous bénissions l’épreuve qui nous condamne à étaler toutes nos misères aux yeux d’autrui, –mais ce qui nous enchante, c’est d’être entrés de plain-pied dans la lutte, c’est de participer dans la faible mesure de nos moyens au gigantesque travail de l’avènement de l’Europe… Le sens révolutionnaire de notre époque extraordinaire se traduit précisément dans l’immense besoin de quelques-uns de sauver leur patrie malgré elle… La tâche, plus que jamais, doit appartenir aux révolutionnaires. C’est toujours à la minorité combattante qu’appartient l’initiative de la lutte. Mais qu’on n’oublie pas que seuls pourront y participer ceux qui n’auront pas préféré leurs petites aises au risque qui fait l’homme.”

Cette tâche, elle est politique et sociale, mais elle est aussi spirituelle, éthique. Aussi bien est-ce à la recherche d’une éthique révolutionnaire que s’applique l’auteur de L’épreuve du feu. Il ne le fait pas sans se référer à de hauts maîtres, tels que Nietzsche ou, plus près de nous, l’Allemand Ernst Jünger (dont René Baert analyse lucidement l’œuvre et l’enseignement dans un chapitre intitulé Le travailleur), les Français Drieu la Rochelle ou Montherlant (entre lesquels il établit un remarquable parallèle). » (Le Nouveau Journal, 6 avril 1944).

René Baert, réfugié en Allemagne en 1945 où il tentait de se préserver des générosités assassines de la Libération, est arrêté et fusillé sans autre forme de procès par des militaires belges. On ne dispose que de peu d’éléments biographiques sur lui bien qu’il existe un site modeste qui lui est consacré (cliquez ici: https://renebaert.wordpress.com/biographie/).

L’épreuve du feu, de René Baert, est ressorti aux éditions du Lore et est disponible directement chez l'éditeur: http://www.ladiffusiondulore.fr/index.php?id_product=1031&controller=product

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Steuckers et une certaine Russie: sur les traces du phylum russe

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Steuckers et une certaine Russie: sur les traces du phylum russe

Georges FELTIN-TRACOL

Source: http://leslansquenetsdeurope.hautetfort.com/archive/2023/05/08/steuckers-et-une-certaine-russie-6442067.html

Le conflit entre la Russie et l’Ukraine fait rage aux confins de l’Europe. Les belligérants produisent une désinformation massive qui brouille la réalité et corrompt les faits. Esprit libre à la polyglossie avertie d’où des lectures riches, variées et pertinentes, Robert Steuckers étudie depuis des décennies sur une généalogie intellectuelle de la pensée russe.

On trouve une part non négligeable de ce travail permanent dans un recueil passionnant intitulé Pages russes. D’aucuns l’accuseront de soutenir de manière implicite, par des sous-entendus convenus et des arrières-pensées inavouables le Kremlin. Ils ne comprendront pas que l’auteur n’est pas un enfant de la Rus’ médiévale, mais un féal du Lothier impérial. Neutre, il peut se permettre d’aller aux sources philosophiques d’une « russicité » constante dans ses moments tsariste, soviétique et russe.

Contre l’Occident US !

Il est en revanche avéré que Robert Steuckers n’apprécie pas l’OTAN, ce bras armé de l’Occident planétaire américanomorphe, grand pourvoyeuse de drogues. Cette organisation poursuit depuis 1949 - 1950 les tristement célèbres Guerres de l’opium (1839 – 1856) contre l’Empire chinois. «"Internationaliste" dans son essence, elle prend le relais d’un internationalisme inégalitaire, né de l’idéologie interventionniste du One World sous égide américaine, défendue par Roosevelt lors de la deuxième guerre mondiale. » Il souligne dès 2003 qu’« être un État membre de l’OTAN […] signifie être dépendant, donc soumis à la volonté d’un autre qui ne poursuit évidemment que ses seuls intérêts; être membre de l’OTAN, c’est être le jouet d’une volonté autre, d’une volonté qui veut nous réduire à l’état de pion docile, sans volonté propre ». L’actualité récente confirme son assertion.

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Vue de Vladikavkaz.

De retour de son voyage en Chine, le président français Emmanuel Macron qui tente par ailleurs de trouver un terrain d’entente viable entre Russes et Ukrainiens, a récusé toute confrontation entre l’Occident et la Chine. Cette remarque de bon sens a suscité la colère de Donald Trump. L’ancien président étatsunien a accusé le locataire de l’Élysée de « lécher le cul de la Chine ». Sans être aussi grossiers, Polonais et Baltes ont eux aussi condamné la sortie présidentielle, montrant qu’ils adoraient bouffer le derrière de l’Oncle Sam. Quant à la Hongrie, elle a tenu au contraire à saluer les propos du dirigeant français.

L’actuelle agitation autour de la réforme adoptée des retraites et la forte impopularité que connaît Emmanuel Macron ne seraient-elles pas en partie attisées par des officines atlantistes ? Leur influence sur les syndicats de l’Hexagone, en particulier FO, est en effet indéniable…

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La littérature russe, reflet d’une sociologie

Robert Steuckers examine avec précision non pas l’« âme russe », ce cliché pseudo-psychologisant éculé, mais le phylum d’un univers mental moins ordonné qu’on ne l’imagine. Ainsi s’intéresse-t-il à la nouvelle génération littéraire qui émerge à la fin de l’Union Soviétique. Chef de file d’une école qui promeut la paysannerie et l’écologie, Valentin Raspoutine combat le mirage libéral dans une œuvre guère connue en Occident. « Raspoutine et les ruralistes défendent le statut mythique de la nation, revalorisent la pensée archétypique, réhabilitent l’unité substantielle avec les générations passées. » En recensant l’essai prodigieux Le communisme comme réalité, il signale qu’Alexandre Zinoviev « a prouvé qu’il n’était pas seulement un grand homme de lettres mais un fin sociologue ». Il le décrit en parfait « conservateur individualiste ».

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L’auteur revient sur la vie, le parcours et les écrits d’Alexandre Soljénitsyne. Ce dernier prononce, le 25 septembre 1993, un vibrant discours d’hommage à la Vendée martyrisée deux siècles plus tôt. Le dissident souligne que « les racines criminelles du communisme résident in nuce dans l’idéologie républicaine de la révolution française; les deux projets politiques, également criminels dans leurs intentions, sont caractérisés par une haine viscérale et insatiable dirigée contre les populations paysannes, accusées de ne pas être réceptives aux chimères et aux bricolages idéologiques d’une caste d’intellectuels détachés des réalités tangibles de l’histoire. […] Ce discours, très logique, présentant une généalogie sans faille des idéologies criminelles de la modernité occidentale, provoquera la fureur des cercles faisandés du “ républicanisme “ français, placés sans ménagement aucun par une haute sommité de la littérature mondiale devant leurs propres erreurs et devant leur passé nauséabond ». Ces nabots poursuivent le défunt auteur de L’archipel du goulag d’une incroyable hargne en réclamant le changement de nom d’un lycée des Pays-de-la-Loire sous prétexte qu’Alexandre Soljénitsyne était… russe.

Sur le plan intérieur, Robert Steuckers analyse l’œuvre exigeante de Dostoïevski, « idéologue génial de la “ slavophilie “ voire du panslavisme » à travers les idées de Chatov qui offrent au populisme russe (narodnikisme) une transcendance incarnée dans l’histoire. « Chatov affirme que le peuple est la plus haute des réalités, notamment le peuple russe qui, à l’époque où il pose ses affirmations, serait le seul peuple réellement vivant. En Europe occidentale, l’Église de Rome n’a pas résisté à “ la troisième tentation du Christ dans le désert “, c’est-à-dire à la “ tentation d’acquérir un maximum de puissance terrestre “. Cette cupidité a fait perdre à l’Occident son âme et a disloqué la cohésion des peuples qui l’habitent. En Russie, pays non affecté par les miasmes “ romains “, le peuple est toujours le “ corps de Dieu “ et Dieu est l’âme du peuple, l’esprit qui anime et valorise le corps-peuple. » La vision du peuple russe théophore n’est donc pas propre à Alexandre Douguine puisqu’elle s’inspire, par-delà Dostoïevski, de La Russie et l’Europe (1869) de Nicolas Danilevski. Il en résulte un messianisme civilisationnel et une eschatologie (géo)politique qu’on retrouve dans les méandres compliqués de la diplomatie soviétique.

Diplomatie manquée et impératif confédéral

Joseph Staline agit sur le plan international en dirigeant réaliste. Est-ce la raison qui l’incite à décliner à la fin de l’année 1940 le projet ambitieux de « quadripartite » avec les signataires du Pacte Tripartite (Allemagne, Italie et Japon) ? Cette grande alliance aurait modifié la donne géopolitique avec « une URSS qui aurait pris le relais de l’Angleterre en Perse, en Afghanistan, au Pakistan (voire aux Indes) et une Grande-Allemagne maîtresse du reste de l’Europe [qui] auraient, conjointement, mieux pu garantir la paix. Surtout au Moyen-Orient ».

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Robert Steuckers insiste sur l’impossibilité en Europe centrale et orientale de faire coïncider le peuple et l’État. En décembre 1942, le gouvernement polonais en exil à Londres, dans le but de neutraliser les velléités expansionnistes allemandes et soviétiques, « propose la création de deux “ unions fédérales “ dans l’Est de l’Europe centrale. La première regrouperait la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Lituanie, la Hongrie et la Roumanie et la seconde, la Yougoslavie, la Grèce, la Bulgarie et l’Albanie (voire la Turquie) ». Dès l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale, le Yougoslave Tito cherchera pour sa part à créer une « fédération balkanique » autour de la Yougoslavie avec l’adhésion de l’Albanie, de la Bulgarie et de la Grèce. La défaite des communistes grecs et la rivalité entre le maréchal yougoslave et l’Albanais Enver Hodja ruineront ce plan qui aurait résolu les irrédentismes croate, bosniaque, albanais, musulman et macédonien…

Robert Steuckers fustige enfin qu’« en Occident, l’ignorance du mode “ ethniste “ de pratiquer la politique dans l’Est de l’Europe centrale demeure une triste constante. Personne ne se rend compte qu’on y raisonne en termes de “ peuples “ et non en termes juridiques et individualistes ». Cette méconnaissance crasse ne doit pas stériliser les initiatives. Au contraire, « l’idée d’une confédération doit mobiliser nos esprits. Une ou plusieurs confédérations regroupant les peuples d’Europe centrale en groupes d’État dégagés de Moscou et de Washington et s’étendant de la mer du Nord à la mer Noire, donnerait un essor nouveau à notre continent ». Déclinant, vilipendé et défaillant, l’État-nation n’était pas le modèle approprié à reproduire au lendemain de la chute du mur de Berlin.

D’une érudition exceptionnelle, Robert Steuckers va volontiers à l’encontre des bouffons du savoir, « les amateurs de terribles simplifications, les spécialistes de l’arasement programmé de tous les souvenirs et de tous les réflexes naturels des peuples ». En Européen convaincu, il prévient surtout que « construire la “ maison commune “, c’est se mettre à l’écoute de l’histoire et non pas rêver à un quelconque monde sans heurts, à un paradis artificiel de gadgets éphémères », surtout quand les bases initiales n’existent toujours pas.

• Robert Steuckers, Pages russes, Éditions du Lore, 2022, 398 p., 30 € (pour toute commande: http://www.ladiffusiondulore.fr/index.php?id_product=1007&controller=product ).

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dimanche, 30 avril 2023

Critique de "L'Europe : tradition, identité, empire et décadence"

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Critique de "L'Europe : tradition, identité, empire et décadence"

Par Hyperbola Janus

Source: https://www.hiperbolajanus.com/posts/resena-europa-tradicion-identidad-imperio-decadencia/

Europe : Tradition, Identité, Empire et Décadence, par Armin Mohler, Carlos X. Blanco, Julius Evola, Matteo Luca, Robert Steuckers

★★★★★

EUROPA
TRADICIÓN, IDENTIDAD, IMPERIO y DECADENCIA

Editeur : EAS (https://editorialeas.com/producto/europa-2/ )

Année : 2022 | Pages : 136

ISBN : 978-8419359025

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L'Europe : tradition, identité, empire et décadence est un ouvrage collectif qui nous présente une variété de thèmes vraiment attrayants qui, bien qu'a priori très différents les uns des autres, font partie de nos propres racines politico-culturelles et intellectuelles, et plus particulièrement de certaines, aux contours tranchés, de la pensée dissidente ou politiquement incorrecte. La pensée de Julius Evola et d'Oswald Spengler nous sert de guide et d'itinéraire et façonne l'idée de Tradition, d'Empire ou de technique. L'avant-propos de David Engels nous offre une série d'orientations pour nous situer dans le cadre de l'ouvrage, en insistant particulièrement sur l'idée de crise existentielle et la menace qui pèse sur l'avenir de notre civilisation. Il s'agit d'une défense implicite du véritable Occident, de ses valeurs transcendantes et héroïques, de ce que nous appelons souvent la "civilisation de l'être", par opposition à l'Europe d'aujourd'hui, que nous pouvons englober sous l'étiquette toujours trompeuse d'"Occident", en l'occurrence l'"Occident postmoderne", qui est la conséquence de développements ultérieurs dérivés de toute cette culture moderne et bourgeoise qui a ses racines dans les Lumières et la pensée des Lumières et qui brandit aujourd'hui les bannières du multiculturalisme, du transhumanisme, de la culture de masse et, en bref, de la déshumanisation de l'homme et de sa conversion en un simple produit sur le marché mondial.

Oswald Spengler et Julius Evola

Dans ces conditions et face à un horizon incertain, il n'y a pas d'autre choix que de défendre des principes anciens et pérennes, ceux qui ont fini par articuler "l'autre Europe", d'où la nécessité de défendre la valeur de la Tradition et des grands archétypes qui constituent son héritage et son patrimoine, comme le rappelle Carlos X Blanco d'un point de vue clairement spenglérien. Ce sentiment de continuité et d'appartenance, issu de processus historiques complexes et d'une ethnogenèse à la confluence de peuples divers tels que les Celtes, les Romains et les Germains, est ce qui a construit l'Europe et s'est nourri à son tour de sources traditionnelles de la plus haute antiquité, en particulier dans le bassin méditerranéen, carrefour de peuples et de civilisations depuis l'aube de la civilisation.

La crise de la Tradition, ou sa grande dissimulation, comme le souligne l'auteur asturien, se trouve dans l'aveuglement et le manque de perspective historique de l'époque actuelle, qui ignore la valeur d'une tradition ancestrale en propageant de fausses antithèses et dichotomies qui n'ont rien à voir avec nos racines et notre identité. La menace de devenir des peuples fellahisés (Spengler) en antithèse à l'homme faustien, véritable architecte de la culture européenne occidentale, et qui représente l'homme décadent et médiocre de notre époque, incapable de faire face aux défis à venir.

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À partir d'une conception dualiste de l'inspiration évolutive, Blanco souligne l'importance décisive, dans le cadre de l'esprit faustien qui animait l'Europe d'autres temps, de la tradition celtique-nordique, expression du pôle viril et aristocratique de l'existence, solaire et guerrier, pour combattre l'esprit qui anime ce principe de civilisation sclérosé et sans vie du pôle lunaire et féminin qui représente le substrat méridional et afro-sémitique présent dans notre civilisation, qui a acquis une importance totale dans l'Occident post-moderne. C'est le modèle de civilisation qui trouve ses derniers échos au Moyen Âge sous la figure de l'archétype du guerrier et du chevalier, avec les symboles de l'Imperium et des luttes du Saint Empire contre l'Église, incarnant les pôles solaire et lunaire de l'existence représentés respectivement dans les catégories des Gibelins et des Guelfes. Julius Evola voyait dans le "conflit des investitures" bien plus qu'une lutte pour la suprématie dans le domaine du contingent afin de défendre la Tradition dans un sens pur et authentique, le sens primordial, celui des débuts, avec son unité primordiale régalienne/sacrée contre un christianisme d'inspiration sacerdotale et théocratique.

Les peuples barbares et nordiques-païens ont un impact positif sur la construction de l'ordre féodal qui caractérise l'ethos médiéval, et sur ce processus de transfiguration qui transforme le barbare en chevalier, et qui fait revivre dans le christianisme l'élément romain sous une nouvelle aura spirituelle et transcendante dans ce qu'Evola lui-même qualifierait de dernière des grandes étapes historiques dans lesquelles la Tradition, obéissant à sa signification primordiale, s'est transformée en une véritable tradition, obéissant à sa signification primordiale, s'est manifestée dans toute sa splendeur sous l'exemple paradigmatique du Saint Empire romain, et en même temps c'est l'ère de l'homme faustien spenglérien, animé d'une soif de conquête, bâtisseur des grands cycles historiques.

Le contraste se trouve dans l'Occident capitaliste moderne, véritable bourbier de dégénérescences et de perversions, sous l'empire d'une anthropologie libérale qui abaisse l'homme, le subordonne à la technique et le réduit à la servitude, à l'exploitation et le condamne finalement à sa propre autodestruction. D'où la nécessité de redécouvrir les archétypes anciens, et avec eux la Tradition dont ils sont porteurs, face au démonisme de l'économie et de la technologie auquel l'homme moderne s'est abandonné.

Le concept d'Empire, dont Rome est l'archétype universel, fait l'objet d'une analyse dans l'article suivant de l'auteur belge Robert Steuckers, L'idée impériale en Europe. Dans sa définition de base, l'empire apparaît comme l'incarnation d'une autorité transcendante, capable de s'imposer à des peuples divers et hétérogènes, en reconnaissant une hiérarchie qui va du général au particulier. Steuckers nous offre une synthèse historique du développement de l'empire, de Rome au Saint-Empire romain germanique en passant par le royaume franc, et avec lui l'idée d'Europe, qui est associée à une nouvelle vision du monde, une anthropologie traditionnelle dans laquelle prévalent le principe de subsidiarité et une conception organique du social, en contraste évident avec le centralisme jacobin d'inspiration libérale et toutes ses formules analogues. Face aux nouveaux défis auxquels l'homme et la société sont confrontés à partir de la seconde moitié du XXe siècle, il est nécessaire de revitaliser un corpus idéologique d'inspiration traditionnelle capable d'impliquer l'homme dans la construction de son avenir, d'en faire un acteur direct des formes de gouvernement, ce qui rappelle dans une large mesure le modèle espagnol traditionaliste avec l'implication des "corps intermédiaires" dans les tâches d'organisation et de gouvernement, au-delà du parlementarisme libéral et des oligarchies servies par la partitocratie.

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La réflexion de Steuckers se poursuit en approfondissant l'idée impériale dans la section suivante, où il nous propose une vision de l'Empire à travers Charles Quint, et plus particulièrement à travers son médecin, Andrés Laguna, dont le témoignage permet de parfaitement contextualiser les difficultés et les menaces qui pèsent sur l'Empire : la réforme luthérienne et les guerres de religion qui ont détruit l'ordre œcuménique chrétien issu du Moyen Âge, les menaces de l'ennemi extérieur turco-ottoman et plus tard, à partir de Philippe II, l'hostilité résolue des papes romains. Tous ces facteurs ont contribué à affaiblir le projet impérial paneuropéen que l'empereur Charles Quint avait projeté sur une Europe déchirée par des conflits internes. L'héritage de ces siècles se projette également sur le carrefour actuel d'une Europe affaiblie et soumise à l'impérialisme anglo-saxon d'outre-Atlantique, face auquel, si elle veut encore s'affirmer comme un pôle géopolitique dans le monde, avec une voix et une influence, elle doit s'intéresser aux nouveaux blocs internationaux qui se forment dans un cadre plus large qui concerne les politiques eurasiatiques et la consolidation et la projection de l'héritage européen dont nous sommes les gardiens.

Dans le chapitre suivant, Evola et Spengler, également rédigé par Robert Steuckers, l'auteur analyse deux figures fondamentales qui servent de fil conducteur à l'ensemble du livre, afin d'exposer les différences entre l'Italien et l'Allemand. Bien qu'ils soient très proches, puisque dans leurs œuvres respectives ils ont tous deux entrepris une analyse morphologique de l'histoire, Révolte contre le monde moderne et Déclin de l'Occident (Vol. I et Vol. II), Evola a toujours considéré que l'historien allemand restait en quelque sorte prisonnier des schémas intellectuels de la modernité, avec l'absence de cette dualité et dichotomie marquée entre le monde traditionnel et le monde moderne, si caractéristique du traditionaliste romain. Comme Nietzsche, Evola reproche à Spengler d'être redevable aux idéologies modernes, en particulier à celles post-romantiques qui se nourrissent d'un activisme vitaliste qui caractérise l'homme faustien, dans la définition spenglérienne duquel il le voit représenté par un volontarisme immanent qui n'a pas la verticalité et la transcendance aristocratico-virile proposée par la pensée évolienne. La critique d'Evola est trop dure et il nie toute influence de l'auteur allemand sur sa propre œuvre, ce qu'Attilio Cucchi estime très nuancé, détectant des traces de cette pensée dans la critique du bolchevisme et de l'américanisme ainsi que dans le césarisme politique représenté par le fascisme.

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À la suite de l'article de Steuckers, le présent ouvrage nous offre un texte très révélateur de Julius Evola, Le mythe et l'erreur de l'irrationalisme, inclus dans son ouvrage L'arc et la massue (1968), où il se concentre sur la critique de l'irrationalisme auquel adhèrent une multitude de courants de la pensée moderne, engendrés pour la plupart au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle, et qui, au lieu de prendre pour référence l'esprit et un principe supérieur d'objectivité transcendante, se concentrent sur le mysticisme au service de la vie, qui constituent un danger égal ou supérieur au rationalisme avec des mouvements comme l'existentialisme ou des auteurs comme Bergson ou Jung, qui définit une antithèse fausse et limitée entre le rationalisme et l'irrationalisme incapable d'opérer une synthèse supérieure de niveau ontologique-métaphysique capable d'agglutiner toute la connaissance de la réalité dans une théorie de l'Être qui nous renvoie au monde des principes et à l'unité primordiale des origines. Ainsi, la connaissance du monde moderne est réduite à des catégories purement humaines, à des spéculations philosophiques et à une connaissance abstraite incapable de connaître la substance profonde des choses. C'est la raison de l'incompréhension et des obstacles insurmontables qui existent entre le monde traditionnel et le monde moderne, et qui est intimement liée à un processus régressif de décadence et d'involution dans lequel la perte du sacré et la défiguration du principe intellectuel sont des clés fondamentales, et en ce sens les travaux de René Guénon et de Frithjof Schuon sont un complément indispensable. L'Occident post-moderne actuel n'est rien d'autre que la conséquence de ces processus de dissolution qu'Evola décrit parfaitement dans cet écrit de la fin des années 60 qui, rappelons-le, coïncide avec les années de ce que l'on appelle la contre-culture, où l'on retrouve nombre d'éléments idéologiques qui ont servi par la suite à cimenter ce que l'on appelle aujourd'hui l'idéologie woke (idéologies du genre, transhumanisme, destruction des valeurs traditionnelles...).

Deux écrits majeurs sur la figure d'Oswald Spengler occupent le devant de la scène dans la dernière partie de l'ouvrage, sous la plume de Robert Steuckers et Carlos X Blanco, Las matrices prehistóricas de civilizaciones antiguas en la obra posthumous de Spengler et Tecnicidad, biopolítica y decadencia : Commentaires sur le livre d'Oswald Spengler "L'homme et la technique", qui soulignent l'originalité de la classification morpho-psychologique de l'histoire de l'auteur allemand, au-delà des catégorisations progressives et linéaires habituelles de l'historiographie académique et officielle, en utilisant des analogies avec la vie naturelle et en mettant en évidence un type humain très particulier, dominé par un élan d'action volontariste applicable et élevé par la maîtrise de la technique appliquée à la guerre et à la conquête, qui donne un sens absolu à leur vie et trouve sa plus haute expression dans le char comme arme, et nous pouvons en trouver l'expression historique chez les Grecs, les Romains, les Indo-Aryens et les Chinois, ce qui, après la publication du Déclin de l'Occident, l'amène à s'interroger sur l'importance accordée à la civilisation faustienne, cela conduit Steuckers à émettre l'hypothèse d'une réorientation de la pensée spenglérienne vers des positions eurasiatiques et un rejet des peuples anglo-saxons et thalassocratiques, qui auraient trahi la solidarité germanique.

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Dans le dernier grand chapitre de la dernière partie du livre, Carlos X Blanco analyse un sujet complexe, inspiré de L'homme et la technique de l'historien allemand. L'écriture est dense et couvre de nombreux aspects, d'un point de vue zoologique, naturaliste, dialectique et opérationnel dans une synthèse physico-biologique et historique de l'homme depuis les premiers temps de la préhistoire jusqu'à la culture et enfin à la décadence. Les positions de départ de Spengler sont résolument opposées aux positions bourgeoises et libérales des Lumières, aux philosophies égalitaires et à l'évolutionnisme qui en découlent. Pour Spengler, la technicité exprime quelque chose de profondément organique et lié à la vie, à la tactique de la vie, à l'action et à la lutte qui naît de la volonté de puissance nietzschéenne et qui s'inscrit dans une échelle cosmique qui concerne tous les êtres, qui dépasse les déterminismes classificatoires de la science, laquelle opère sur des concepts et des abstractions de l'humain. Notre condition biologique, d'"animal de proie" et de prédateur contre toute forme de vie végétative, fait partie de notre nature. En même temps, Spengler revendique une histoire des individus qui, en fin de compte, façonnent le cours des événements, par opposition à l'homme-masse, qui fait partie du troupeau et qui représente la régression vers les strates animales.

Blanco reproche également à Spengler les "préjugés anti-évolutionnistes" qui parlent de l'importance de l'œil et de la main dans le développement de la technicité humaine, qui apparaît soudainement, sans être liée à un processus d'évolution ou de développement biologique, graduel ou soudain, et croit que l'anthropologie évolutionniste peut l'expliquer "en termes de causalité circulaire et synergique". Spengler parle de la "pensée de la main" qui représente la double facette de la pensée humaine sur le plan cognitif, et qui différencie l'homme de l'animal, et par opposition à l'instinct de ce dernier, chez l'homme prime l'action créatrice et personnelle, qui définit différents types humains (théoriques et pratiques, hommes de faits et hommes de vérités) qui a provoqué une scission arbitraire entre le Moi et le monde sous un présupposé dualiste qui est l'expression de la divergence entre la nature et l'histoire par rapport à la même technicité. Enfin, cette technique qui a nourri les réalisations de la culture faustienne se retourne contre l'homme, contre la civilisation et contre l'Europe dans l'ordre postmoderne du machinisme et de l'automatisation, nous entraînant vers une dérive nihiliste et suicidaire. Le texte de Carlos Blanco contient une analyse profonde de la question qui invite à une relecture de l'œuvre de Spengler et à son contraste avec la réalité du présent.

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Les derniers articles, plus courts, consistent en un hommage à la figure d'Oswald Spengler par Armin Mohler, corollaire de tout ce qu'a dit l'auteur, des lignes fondamentales de sa pensée, de sa conception anthropologique et de quelques notes biographiques marquantes. Cet article est suivi d'un texte consacré à Dominique Venner, par Luca Andriola, et à ses apports doctrinaux et au niveau des structures de formation et de militantisme dans la sphère nationale-révolutionnaire, notamment à travers sa Critique positive, avec la revendication d'un nationalisme ethnique et de l'idée communautaire face à l'idéologie libérale moderne, en ce sens l'influence sur des mouvements comme la Nouvelle Droite française et son organe métapolitique, le GRECE, est notable. On se souvient de l'interpellant suicide de Dominique Venner à Notre Dame en mai 2013, visant à éveiller les consciences sur les destructions qui menacent la survie de la civilisation européenne.

Le dernier article, pour compléter la liste variée des sujets et des auteurs abordés, est une brève synthèse du nationalisme russe, oscillant toujours entre slavophiles et occidentalophiles, entre l'idée d'une intégration dans l'espace civilisationnel euro-occidental et le rejet de ce modèle de civilisation moderne et libéral qui représente une abomination pour les valeurs traditionnelles du panslavisme russe. Parmi les différents courants du nationalisme russe, ceux qui se distinguent aujourd'hui sont l'eurasisme, avec des leaders comme Goumilev, Troubetzkoi, Savitsky et Vernadsky, dont la doctrine repose sur une conception impériale de la Russie, intégratrice des peuples périphériques, et qui sont également favorables à une alliance avec les peuples turcs ou avec l'Islam. Alexandre Douguine est actuellement le principal représentant de ce courant au sein du néo-eurasisme, avec une nouvelle dimension géopolitique qui, en liaison avec les événements internationaux de ces dernières années et la résurgence de la Russie en tant que puissance mondiale, est en train de prendre une place prépondérante. Aux côtés des néo-eurasianistes, on trouve des pan-eurasianistes, des national-communistes ou des nationalistes ethniques, dans ce qui constitue une mosaïque variée de positions et d'organisations sous un dénominateur commun qui est le rejet de l'Occident post-moderne et le renforcement de la position géopolitique de la Russie dans le monde en tant qu'empire continental.

jeudi, 20 avril 2023

"L'islam ennemi, une impasse" - Quelle est la voie à suivre?

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"L'islam ennemi, une impasse" - Quelle est la voie à suivre?

Dans la quatrième contribution au débat sur le livre Feindbild Islam als Sackgasse, Peter Backfisch aborde en parallèle les thèses de Frederic Höfer et de Simon Kiessling (Das Neue Volk). Alors qu'il considère l'analyse de Kiessling comme contradictoire et erronée, il est beaucoup plus favorable à l'approche de Höfer. Backfisch lui-même voit des points de convergence potentiels avec les migrants musulmans, notamment dans le domaine des questions sociales et de la propagande LGBTQ, points de convergence qu'il convient d'exploiter.

Une contribution au débat de Peter Backfisch

Simon Kiessling, historien, philosophe et traducteur, a publié aux éditions Antaios un essai intitulé "Le nouveau peuple". Le titre de l'ouvrage suggère que le concept de peuple a besoin d'une nouvelle définition. Mais comment cela peut-il se faire ? Le point de départ de sa thèse est le constat que la droite et les conservateurs en Allemagne ont reculé petit à petit suite à la Révolution française. Ils abandonnent toutes les positions et traditions qui ont fait leurs preuves, ils perdent du terrain. C'est comme une digue qui retient l'eau avant de s'effondrer à nouveau. Tout ce qui mérite d'être protégé disparaît sous les flots. Pour Kiessling, le chemin est pavé de défaites. Les causes sont à rechercher dans la persistance d'une pensée dépassée du 20ème siècle. Comme personne ne peut trouver d'issue dans le spectre de la droite et des conservateurs, l'incapacité à mettre le changement en route reste enfouie. "Ils perdent parce qu'ils veulent restaurer quelque chose qui appartient à une époque révolue. Il est urgent de développer une vision d'avenir". Cela nous amène au cœur de ce constat d'échec permanent posé par Kiessling.

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Récemment, les éditions Jungeuropa ont publié l'essai Feindbild Islam als Sackgasse de Frederic Höfer. Le livre cherche et montre les intersections et le potentiel pour une réorientation stratégique dans l'approche de l'Islam. Le point de départ est le fait que plus de 6 millions de musulmans vivent aujourd'hui en Allemagne et que leur foi en l'islam fait partie intégrante de leur vie pratique en Allemagne et dans presque tous les pays d'Europe occidentale, et qu'il en sera toujours ainsi. Il est donc nécessaire de repenser l'approche des musulmans et de l'islam. Le maintien de l'orientation anti-islam actuelle est contre-productif et mène à une impasse. Höfer demande à la droite de repenser et de définir de nouvelles stratégies.

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Dans la postface du livre, Thor von Waldstein voit Höfer en "compagnie créative" avec Simon Kiessling et son livre Das Neue Volk. Est-ce le cas ? Il est vrai que les deux approches de la pensée présentent de nombreux points communs, mais les deux essais sont néanmoins totalement différents dans le développement de stratégies concrètes. Ainsi, Kiessling veut créer quelque chose d'indéfiniment nouveau avec tous les nouveaux arrivants, il ne mentionne qu'une seule fois le plus grand groupe ethnoculturel au sein de la population immigrée, les musulmans, "le marquage de l'Islam comme ennemi par excellence représente tendanciellement une pensée ancienne" (80). C'est à peu près tout.

Comme le texte de ce travail sur le livre de Kiessling était déjà prêt, publié sous le titre Feindbild Islam als Sackgasse (L'Islam ennemi comme impasse), je vais insérer dans le texte original les contradictions et les développements de stratégie que je vois dans les réflexions de Höfer. Ainsi, je considère le livre de Höfer comme un correctif à l'essai déjà existant.

Krall, Sellner et Engels

Kiessling étaye ses conceptions par des évaluations des travaux de trois "protagonistes intellectuels" qui se sont penchés sur "l'identité interculturelle des peuples d'Europe et de la culture occidentale". Premièrement, la "révolte bourgeoise et ses prestataires bourgeois", représentée par l'écrivain Markus Krall, deuxièmement, la "Reconquista de l'Europe occidentale" par la remigration des segments de population immigrés, représentée par Martin Sellner, le chef du mouvement identitaire en Allemagne et en Autriche, et troisièmement la "Renovatio (nouvelle construction) de l'Occident", représentée par David Engels, historien de l'Antiquité, avec son concept patriotique culturel d'"hespérialisme", par lequel il veut faire naître un nouveau patriotisme chrétien occidental. Engels tire l'utilisation de ce terme de la désignation grecque antique de l'extrême ouest du monde connu, et le conçoit comme un concept opposé à l'"européanisation" de l'Union européenne.

Kiessling rejette ces trois penseurs. Il qualifie leurs "propositions" d'inaptes à "secouer la caste oppressive". Il rejette l'appel de Krall à revenir à la grande époque héroïque de la bourgeoisie, la jugeant déconnectée de la réalité. Les idéaux patriotiques, comme une bourgeoisie qui s'auto-discipline, ont cessé d'exister depuis longtemps. A la place, "l'ère de l'homme orienté vers la démocratie de masse et l'émancipation" est apparue, à laquelle le renoncement aux pulsions et à la consommation est étranger. Il veut que ses exigences d'émancipation soient satisfaites directement, sans effort et immédiatement. L'éthique du travail a également changé, on s'oriente aujourd'hui vers l'expérience immédiate et non plus vers des idéaux de travail dépassés. Il n'y a pas de retour en arrière possible. "Seuls ceux qui acceptent ce fait peuvent avoir une vision libre de la réalité, ce qui est nécessaire pour construire activement l'avenir".

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Il qualifie brièvement la demande identitaire de Sellner d'annuler l'immigration de masse et d'organiser la remigration des immigrés d'Europe occidentale de déconnectée de la réalité. Selon lui, c'est aussi illusoire que de dire "aux gens qui ont afflué dans la Rome antique qu'ils doivent retourner dans leurs marais".

Contrairement à Sellner, David Engels veut abandonner le niveau étatique, quitter les villes et établir, à l'écart du courant dominant, une nouvelle société civile culturellement conservatrice qui se réfère à des valeurs séculaires de l'Occident. Kiessling trouve un certain intérêt à cette approche, mais considère qu'elle ne va pas jusqu'au bout. Il reproche à Engels de répandre un espoir illusoire, car un retour à la grandeur occidentale n'est tout simplement plus possible. Dans l'outil formulé par Engels, à savoir l'établissement d'un césarisme, Kiessling voit un retour à l'a-historicité, "à la trappe primitive du temps". Kiessling ne semble pas savoir que Bismarck voyait lui aussi dans le césarisme la seule solution pour faire face au sentiment d'éternelles défaites.

Höfer fournit des scénarios d'action

L'exposé des idées de Krall, Sellner et Engels est court, incomplet, abstrait et contradictoire chez Kiessling. En revanche, l'analyse de Höfer, qui aborde de manière beaucoup plus complète deux des trois penseurs cités, a plus de substance, car elle montre quels autres scénarios sont possibles. Pour lui aussi, le "point de non-retour" a été dépassé et "la réalité multiethnique ne peut être inversée par des moyens humains ou inhumains". Sellner et Engels proposent, si c'est le cas, des alternatives, ils présentent pour ainsi dire un plan B. Sellner affirme qu'il n'y a pas d'alternative à la lutte pour la démocratie et l'État (Reconquista) et que, si celle-ci échoue en raison de la démographie, des stratégies de rassemblement des forces patriotiques devront être mises en œuvre. Des scénarios alternatifs similaires sont développés par Engels, qui rejette l'inversion dans la guerre civile, le génocide et autres solutions criminelles. Concernant Markus Krall, Kiessling est plein de contradictions. Dans un chapitre entier, il rejette sa "révolte bourgeoise", pour ensuite prôner dans la foulée "la préservation des classes moyennes", "la sauvegarde du niveau de vie", "un peuple qui se cristallise autour d'un noyau d'élites". Cela pourrait être l'originalité de Krall.

Il est maintenant clair que Höfer va plus loin que Kiessling, qui reste bloqué dans une analyse limitée, ne mentionne pas le "que faire?". En revanche, Höfer fournit des scénarios d'action concrets, au cœur desquels il faut trouver un allié compétent contre toutes les stratégies de destruction du peuple. Pour y parvenir, la droite et les conservateurs doivent bouger et changer d'attitude.

    - Accepter le fait que des millions de musulmans sont devenus une réalité tangible.

    - Abandonner l'amalgame entre migration et religion et entre politique intérieure et extérieure, héritage d'une logique de discours spécifique.

    - Reconnaître que la poussée anti-islamique a un potentiel de guerre civile et que celle-ci mène à une impasse.

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Kiessling : rejet et critique

Le livre de Kiessling suscite l'approbation des milieux de droite et conservateurs, mais aussi un vif rejet et des critiques. Lui-même se considère comme un conservateur et veut inviter l'ensemble du milieu à faire son autocritique et à surmonter sa propre paralysie intellectuelle. "Le passé exsangue ne sera pas récupérable", les regards doivent être tournés vers ce qui existe réellement. L'immigration d'étrangers issus d'autres cultures est une réalité et il invite la droite et les conservateurs à intégrer les nouvelles cultures étrangères par le processus d'assimilation et d'archaïsation, ce qui doit conduire à un nouveau concept de peuple. "Ce nouveau peuple ("proto-peuple"), ne sera plus seulement allemand ou seulement européen au sens strict, mais se composera de différentes origines ethnoculturelles". L'ancien peuple originel n'existera plus. Son destin est de "s'éteindre", comme cela a toujours été le cas pour les civilisations précédentes. A leur place, les populations immigrées forment de nouvelles associations que l'on doit appeler des peuples. Kiessling se réfère à la philosophie de l'histoire d'Oswald Spengler et de Julius Evola, qui voient venir la fin fatale des Allemands autochtones, tout comme cela s'est produit à Rome, Babylone et Tenochtitlán. 

Le livre est controversé et n'est pas une grande réussite, il offre encore moins une vision de l'avenir. Il ne contribue pas à "ouvrir enfin les yeux des conservateurs". Une grande partie de l'ouvrage est juxtaposée de manière arbitraire. Pourquoi examine-t-il les trois penseurs cités et pas d'autres ? Pourquoi n'est-il pas fait mention de voix renommées de l'opposition catholique et musulmane ou/et d'autres communautés spirituelles ? C'est précisément là que l'on trouve des stratégies pour s'opposer à l'ordre mondial tyrannique, même pour le monde civilisé ! Et ce, non pas en faisant appel à des valeurs dépassées, mais à des valeurs intemporelles et éternelles, comme la foi, la langue, la morale, les mœurs et la liberté et la responsabilité personnelles. D'autres points restent obscurs: qui Kiessling compte-t-il parmi les conservateurs, Söder, Merz, Lindner, Weidel, Höcke ou d'autres ? Des personnes différentes qui utilisent toutes le terme conservateur pour se décrire.

Son analyse des soi-disant défaites permanentes est erronée, ce n'est pas la mauvaise attitude ou l'attachement à ce qui est dépassé, à ce qui n'est plus d'actualité qui en sont la cause, mais les rapports de force dominants qui permettent aux élites politiques de manipuler les gens par le biais des médias et de l'ensemble du secteur culturel. Cet aspect n'est pas mentionné. L'érudit Günter Maschke, décédé en 2022, est plus explicite dans son magnifique ouvrage Sterbender Konservatismus und Wiedergeburt der Nation (Conservatisme mourant et renaissance de la nation). Pour lui, les conservateurs sont "ceux qui comprennent sans doute le mieux la décadence de la société actuelle et qui ont les affects les plus forts à son égard". Ce qui manque, ce sont des réponses à ce qu'il faut faire pour s'opposer à la politique libérale de marché du mondialisme.

Pour pouvoir parer à l'avenir les prétendues "défaites permanentes", de telles réponses doivent être orientées vers les questions de l'écologie, qui était avant 1968 le thème propre du spectre conservateur, vers la question sociale, que l'on peut tout à fait considérer comme une "nouvelle question sociale", et finalement contre l'exclusion sociale, le recul des libertés et autres impositions. La question sociale est plus que jamais d'actualité, elle a un impact quotidien sur la vie de nombreuses personnes. Pourquoi, dans les sondages d'opinion, de nombreux électeurs de l'AfD répondent-ils qu'ils pourraient également s'imaginer voter pour un nouveau "parti Wagenknecht" à l'avenir ?

Les questions écologiques et sociales, ainsi que la réduction des droits ethnoculturels (famille, éducation des enfants, pratique religieuse) par des actes d'État paternalistes, constituent des interfaces pour le potentiel de résistance. Les communautés musulmanes ont également un besoin de sécurité sociale et matérielle. La pression fiscale, l'inflation, la pénurie de logements créent des situations problématiques réelles. La responsabilité sociale et l'équilibre social au sein de la communauté musulmane font partie de leurs principales valeurs. J'en ai terminé avec l'évaluation de l'essai de Kiessling et j'en viens pour finir aux suggestions formulées avec tant de pertinence par Höfer.

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Höfer : la réalité multiethnique comme opportunité

Höfer intervient longuement contre l'image hostile de l'islam répandue en Europe occidentale, il traite des racines historiques, comment cela a pu se produire. "La caractéristique commune de ce courant était, entre autres, l'occultation complète des causes géopolitiques". A partir de la seconde moitié du 20ème siècle, l'extrémisme islamique était principalement motivé par la politique et non par la religion. On peut citer la domination néocoloniale américaine avec ses croisades, surtout dans les pays islamiques, le conflit traumatique en Palestine et la décadence corrosive de l'Occident en matière de politique et de culture. Dans la postface, Thor von Waldstein s'oppose donc au slogan politique qui en découle : "Dire "L'Islam n'appartient pas à l'Allemagne" est, au vu de cela, une phrase qui refuse manifestement la réalité".

Höfer voit dans les réalités multiethniques des opportunités de développer un "potentiel de résistance conservateur" commun, tout en exhortant à veiller à limiter les dégâts. A la page 107 et aux suivantes, il énumère en détail les points communs entre le camp patriotique allemand de droite et le "camp patriotique (des musulmans allemands)". Il convient de noter que l'auteur de ce texte voit également des points de convergence avec les musulmans non allemands. Ils découlent de toutes les contraintes de l'idéologie LGBTQ dominante auxquelles les deux "camps" sont confrontés quotidiennement et qui harcèlent leurs vies.

La droite et les conservateurs doivent déterminer avec quels musulmans ils peuvent coopérer et agir politiquement : Quelles alliances sont possibles ? Car l'islam comporte de nombreux courants qui ne peuvent être ignorés. Les musulmans vivant dans notre société sont également soumis aux mêmes divisions que la population allemande autochtone. Il y a les partisans de l'islam politique (militant). En règle générale, ils ne se contentent pas de mépriser le modèle de vie occidental et veulent généralement rester entre eux. Ils n'aspirent pas à coopérer dans des communautés de destin avec les Allemands. Il y a ceux qui ont décidé de passer leur existence dans le courant dominant occidental, soi-disant universel et idéal, et qui intériorisent et défendent avec sympathie et engagement les valeurs tyranniques qui y règnent (avec l'appui des politiciens et journalistes), et il y a ceux qui doivent supporter toutes les impositions mentionnées. Il existe avec eux des points communs qu'il convient d'exploiter. Il faut garder à l'esprit ces tensions et lutter contre les dérives extrémistes de l'islam.

Un livre courageux qui s'aventure sur un terrain miné et qui ne manquera pas de susciter des discussions controversées mais ouvertes.

Le livre Feindbild Islam als Sackgasse de l'auteur Frederic Höfer, récemment paru aux éditions Jungeuropa, fait actuellement couler beaucoup d'encre dans le camp de la droite. Afin de canaliser cette discussion, nous avons ouvert un forum de débat sur ce thème au Heimatkurier. Vous voulez participer au débat ? Envoyez-nous votre contribution au débat à l'adresse suivante : kontakt@heimat-kurier.at.

Commandes: https://www.jungeuropa.de/jungeuropa/309/feindbild-islam-... 

et

https://antaios.de/gesamtverzeichnis-antaios/reihe-kaplak...

mercredi, 05 avril 2023

Entretien avec Thorvald Ross, auteur d'un remarquable roman initiatique

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Entretien avec Thorvald Ross, auteur d'un remarquable roman initiatique

A propos d'une quête religieuse et philosophique de plus de quarante ans

Propos recueillis par Robert Steuckers

1.

Je vous connaissais déjà lorsque vous publiez la revue Mjöllnir. Vous vouliez découvrir les racines nordiques (scandinaves) présentes de manière diffuse dans la culture néerlandaise (Nord et Sud confondus). Votre livre De laatsten heiden (= Les derniers païens) est-il le témoignage de cette quête ? Et qu'en est-il de cet héritage nordique aujourd'hui ?

Mon expérience "païenne" ne s'est pas faite du jour au lendemain. Il s'agit d'une quête sans fin qui a mis du temps à arriver à maturité. Avant la publication de Mjöllnir, j'avais pris contact avec des organisations "païennes" à l'étranger et j'avais lu avec avidité leurs revues, principalement des publications allemandes, anglaises, irlandaises, françaises et scandinaves. Ces publications étaient fortement teintées de romantisme, d'occultisme et de libre-pensée, mais elles cherchaient aussi parfois à revendiquer politiquement l'héritage "païen". On pourrait donc dire qu'il ne s'agissait pas vraiment d'études scientifiques, mais plutôt de visions nostalgiques qui cherchaient une certaine légitimité dans ce "paganisme". Néanmoins, cela m'a donné envie de creuser davantage. La revue Mjöllnir a suivi à la fin des années 1980. Il s'agissait d'un mélange d'occultisme, d'une certaine forme d'ésotérisme, des premiers balbutiements de la recherche de sources et d'une étude plus large de la symbolologie.

Cela correspondait parfaitement à la phase suivante de mon itinéraire, à savoir la fondation de la Société Herman Wirth. Le travail de pionnier effectué par cette société était basé sur les écrits de Herman Wirth Roeper Bosch (1885-1985): j'en possédais déjà un grand nombre à l'époque. Der Aufgang der Menschheit et Die Heilige Urschrift der Menschheit ont été pour moi des ouvrages révolutionnaires. Ils m'ont encouragé à partir à la recherche des vestiges de notre héritage préchrétien dans les Pays-Bas, c'est-à-dire à travailler sur le terrain. Muni de mon appareil photo, je suis parti de village en village, dans les cimetières, sur les maisons, dans l'art populaire, les coutumes, les chansons, etc. pour redécouvrir le symbolisme ancien, l'enregistrer pour la postérité et l'interpréter de manière adéquate.

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Le résultat: la publication de mon premier livre: Tussen Hamer en Staf - Voorchristelijke symboliek in de Nederlanden en elders in Europa (= Entre le Marteau et la Crosse - Symbolisme pré-chrétiendans les Bas Pays et ailleurs en Europe). Entre-temps, j'étais entré en contact avec des personnes en Flandre qui cherchaient une interprétation spirituelle et une véritable expérience de nos propres traditions.

C'est ainsi qu'est né, dans les années 1990, le Werkgroep Traditie, toujours actif aujourd'hui. La différence avec toutes les initiatives "païennes" précédentes était que la nouvelle organisation ne se basait pas sur l'interprétation völkisch du mot tradition, mais sur le concept établi par Julius Evola dans Les Hommes au milieu des Ruines, à savoir :  "Dans sa véritable essence, la Tradition ne représente pas un conformisme passif à l'égard de ce qui a existé, ni la continuation inerte du passé dans le présent. La Tradition est, par essence, une réalité à la fois métahistorique et dynamique : elle est une force générale d'ordonnancement, obéissant à des principes qui visent une légitimité supérieure. On pourrait également dire qu'elle s'aligne sur les principes d'en haut. C'est une force qui est une dans l'esprit et dans l'inspiration - une force qui exerce son influence à travers les générations en servant les institutions, les lois et les organisations dans la plus grande variété. Cependant, ce serait un malentendu d'identifier certaines de ces formes, appartenant à un passé plus ou moins lointain, avec la Tradition en tant que telle".

Mon souci était de commencer à voir notre Tradition non plus comme une simple transmission horizontale (dans le temps), mais de la voir, en plus, comme une force verticale (transcendante) ordonnatrice, métaphysique. Cela était nécessaire pour se libérer de l'amateurisme et s'élever à un niveau véritablement spirituel. Ce n'est qu'alors que notre tradition (avec un petit t) deviendrait viable et ferait véritablement partie de la Tradition (avec un grand T). Sinon, elle ne serait qu'un saupoudrage incohérent de vestiges d'un passé plus ou moins lointain, tout au plus bon à exposer dans un musée.

Cette vision traditionaliste était également notre approche en tant que cofondateurs du Congrès mondial des religions ethniques (fondé par Jonas Trinkunas, avec des réunions à Vilnius, Athènes, Delhi, Anvers et Rome). Nous avons ainsi pu établir des liens avec des formes encore vivantes de "paganisme" indo-européen.

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J'ai quitté ce groupe de travail sur la tradition au début des années 2000, en partie parce que certains membres trouvaient difficile de s'engager dans cette vision métaphysique fondamentale. À cette époque, j'avais déjà publié un certain nombre d'ouvrages, dont De Graal - tussen heidense en christelijke erfenis (= Le Graal - Entre héritage païen et chrétien) sera probablement considéré comme l'un des plus importants. Des articles pour les revues Vers la Tradition, Ars Macionica, Tradition,... indiquent clairement où battait mon cœur. Je me suis plongé de plus en plus profondément dans les auteurs traditionalistes tels que René Guénon, Julius Evola, Ananda K. Coomaraswamy, Frithjof Shuon, Titus Burkhardt, Christophe Levalois, j'ai parcouru des ouvrages savants de Dumézil, De Vries, Guyonvarc'h, Widengren, Gimbutas... et je suis retourné aux sources pour vérifier les choses.

En outre, j'étais particulièrement actif dans la franc-maçonnerie traditionnelle depuis le début des années 1990. Par conséquent, ma connaissance des mystères n'était pas purement académique, mais reposait sur une expérience concrète. Dans l'Ordre, je m'étais consacré à l'enseignement des Frères : exposés sur les principes métaphysiques, recherche de symboles, techniques pratiques, instructions, aphorismes, poèmes et, enfin, pièces littéraires. J'ai pris conscience que la manière dont les choses sont mises en place contribue à déterminer l'impact du contenu. C'est pourquoi, des années plus tard, je me suis aventuré dans la littérature, d'abord la poésie, puis le roman. Le roman est un excellent outil pour faire connaître la pensée traditionnelle au grand public. C'est ainsi qu'est né De laatste heiden (= Les derniers païens). Bien que cette histoire soit basée sur la mythologie nordique, le drame a été complètement transposé à notre époque. Il a constitué la base de mon réalisme magique.

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Certains se demandent si, avec De Zwerver, j'ai dit adieu à la pensée nordique. À cela, je réponds résolument : non ! Je place maintenant mon expérience dans un contexte indo-européen plus large, car je pense que les points de vue nordique et indien sont très similaires. Ce n'est que dans la forme qu'elles sont relativement différentes. En fait, l'imagerie nordique reste bien présente dans De Zwerver : par exemple, le pont à la fin du livre (cf. Bifröst), l'entrelacement des mondes (cf. Nevelland), les trois classes (cf. Scuola Sapientia),... Ces thèmes ne sont pas typiquement nordiques, ils sont indo-européens. Ce sont ces grandes lignes indo-européennes que je veux mettre en évidence dans le patrimoine matériel et immatériel de nos Pays-Bas. Soyez assurés que sous la surface, beaucoup de choses sont encore présentes dans nos régions: dans l'étymologie, dans diverses expressions, dans des chansons, dans les coutumes populaires, dans les symboles, dans les structures, dans la législation.

2.

On a dit que votre nouvelle œuvre était d'inspiration néoplatonicienne. Après la mort tragique de Darja Douguina qui, après des études en Russie et en France, défendait une vision traditionaliste marquée par le néo-platonisme, vous semblez vous aussi emprunter la voie du néo-platonisme dans un contexte plus apaisé ? Quel est donc le néo-platonisme de votre héros et comment le néo-platonisme s'inscrit-il dans le paysage intellectuel néerlandais d'hier et d'aujourd'hui ?

C'est effectivement ce que l'ondit. Il existe en effet d'autres systèmes qui présentent une certaine parenté avec le platonisme: l'hermétisme, la kabbale, le gnosticisme, l'advaitisme,... Cependant, cette perception n'est que partiellement vraie. Certes, j'accorde une grande importance à Platon, mais ma vision du monde n'est pas statique. Elle est dynamique, presque taoïste ou héraclitéenne. Tout s'enchaîne dans une sorte de dynamisme tourbillonnant. Cela n'est possible que s'il existe un pivot qui maintient cette confluence. C'est là que réside la tension entre Vishnu et Maya (Mahadêvi/Shakti), qui permet à la manifestation dynamique de prendre forme.

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Il est clair que la contemplation est primordiale pour moi, mais cela n'exclut pas l'action (tragique). Je préconise une manière d'être quasi stoïcienne, en gardant toujours à l'esprit les principes métaphysiques et en essayant d'agir en accord avec l'être humain authentique. Concrètement, il s'agit d'abandonner toute forme de morale et de culpabilité. Il s'agit d'une attitude "Jenseits von Gute und Böse". Tout est ce qu'il est. Pour beaucoup, cela semble être une voie sans cœur (on m'en fait parfois le reproche). De l'extérieur, c'est le cas. Mais pour l'essentiel, cette voie est beaucoup plus humaine et élevée. C'est une vision sobre qui perçoit le monde avec détachement. C'est précisément par ce biais que se réalise l'être humain le plus proche (homogène), physiquement, psychiquement et métaphysiquement. Donc pas de rejet de la matière, pas de mépris du corps, pas de mépris du terrestre, mais une acceptation totale de celui-ci, quelles qu'en soient les conséquences. En ce sens, je ne suis guère platonicien - ou du moins pas de la manière dont certains modernistes pensent qu'il faut expliquer Platon. Ma vision est l'extension radicale de ce que Ruusbroec appelle la "sur-image". Il désigne par là une attitude de base qui se situe au-delà des images, mais qui est néanmoins ancrée dans l'ici et le maintenant. Une attitude qui ne se laisse pas emporter par le tourbillon du monde, mais qui s'enracine dans l'origine de toute chose.

La voie active de Daria Douguina et de son père Alexander Douguine, je peux la suivre et la défendre dans une certaine mesure. L'objectif ultime est d'élever le niveau local en un royaume global, c'est-à-dire non seulement dans le cadre d'un ordre administratif, mais aussi dans une structure dotée d'une cohérence spirituelle. Au sein du royaume spirituel, tout groupe organique - de toute culture, religion, ethnie - est assuré d'être lui-même et d'être inclus dans un récit supérieur. Ainsi, la composante populaire est transcendée et liée à un niveau d'être au niveau de l'État - un niveau greffé sur des valeurs spirituelles. Il me semble que c'est là la véritable signification de l'idée d'État, telle que nous l'avons vue s'établir autour de la chrétienté au Moyen-Âge, entre autres.

Là où je m'écarte de l'idée russe, c'est dans la méthode. L'empire n'est pas contraignant. Il doit agir comme un aimant organisationnel qui attire les peuples à lui en faisant rayonner l'autorité. L'autorité (auctoritas) n'est pas la même chose que la force. Cette dernière est l'exercice forcé du pouvoir par la force. Une telle chose ne peut jamais conduire à la stabilité. L'auctoritas représente la dignité, le prestige, l'influence, l'élévation. C'est ce qu'une personne "regarde vers le haut".

Le paysage intellectuel néerlandais actuel est celui du nihilisme, du relativisme, du je m'en foutisme. Peut-être un peu court sur le plan de la substance, il est vrai. Mais c'est bien de cela qu'il s'agit. Tout est remis en question, il ne nous reste que la trivialité, la banalité de notre existence. Pourtant, il existe des écrivains qui parviennent à transcender cette situation et qui jouissent d'une certaine notoriété dans le paysage culturel néerlandais: il suffit de penser à Albert Verwey, Martinus Nijhoff, Pieter Cornelis Boutens, Hubert Lampo, Harry Mulish, Pol le Roy. Il convient toutefois de faire preuve de prudence dans ce domaine également. Dès qu'une interprétation spirituelle est repérée, les gens pensent qu'ils doivent immédiatement invoquer Platon.

Quoi qu'il en soit, j'ai l'intention d'initier une nouvelle profondeur et un nouveau dynamisme dans cette vie, en partant des valeurs traditionnelles qui forment la communauté (horizontalement), mais qui construisent également le pont vers une ouverture transcendante. Dans cette optique, le séculier est intégré dans une histoire plus vaste, une histoire de pouvoirs et de forces cosmiques à l'œuvre ici et maintenant.

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3.

Le Zwerver est un personnage "qui part en quête". La quête n'est-elle pas l'essence même de l'homme ? Et en quoi la quête de l'Errant est-elle caractérisée par la Tradition au sens le plus élevé du terme ?

Il est logique que la queste, la quête, le pèlerinage, l'imramma,... soit le fondement de l'existence. C'est aussi vieux que le monde. Nous sommes ici en transit à la recherche de quelque chose que nous avons perdu: notre origine, notre être, notre essence, notre patrie, une petite perle, un mot, une félicité... La quête renvoie à l'aliénation, à un état dégénéré. Mais ne vous y trompez pas: la plupart des gens - malgré le parcours de leur vie - ne s'y attardent pas. Ils se contentent de flotter sur les eaux et, parfois, ils sont engloutis par les eaux, engloutis tout entiers. Ils sont habités par la dynamique de l'agitation. Ils ne contrôlent pas la vie, ou plutôt: ils ne la vivent pas ! C'est là que réside le problème. Mon personnage principal, en revanche, fait tout ce qu'il peut pour échapper à ce qui conditionne les humains. Il va même jusqu'à se sacrifier - encore et encore - pour échapper à la mort par la mort. Cela lui permet d'atteindre les limites du concevable. Même si tout s'y effondre, tout y repart à zéro. Finalement, le chemin devient le but.

4.

Le Zwerver se retrouve dans une ville idéale. N'est-ce pas une utopie ? Quelle est la différence entre cette petite ville idéale italienne et l'Utopie de Thomas More ou entre cette ville et les utopies modernes qui veulent effacer le passé ?

Sans aucun doute, Civitas Ludum est une utopie au sens propre du terme: un non-lieu (ou-topos). Elle constitue une sorte de société juste dans laquelle le jeu joue un rôle crucial. Le maire, et ce n'est pas une coïncidence, est Prospero, le magicien philosophe de La Tempête de Shakespeare. Et oui, il existe des similitudes (involontaires) entre l'Utopie de Thomas More et la Civitas Ludum dans mon roman De Zwerver. Les deux représentent une société inspirée par la philosophie. Pourtant, dans Civitas Ludum, aucun jugement n'est porté sur la propriété, ni sur l'esclavage, aucun État-providence n'est mis en place, aucune nouvelle forme de socialisme n'est introduite, aucune idée sur la fonction de la religion n'est proposée.

Civitas Ludum fait référence au stade de l'enfance dans la vie humaine. Elle est utilisée pour réfléchir à l'importance du jeu, à l'enthousiasme avec lequel on s'absorbe dans le jeu, en se perdant dans le rôle que l'on joue. En ce sens, le jeu est une métaphore de la vie elle-même : "All the world's a stage, And all the men and women merely players" (As You Like It, Shakespeare, II, scène 7). Mais il y a plus: dans Civitas Ludum, chacun a des cartes à jouer différentes, et ces cartes déterminent le caractère, les forces et les faiblesses, les sensibilités... C'est avec cela que l'on joue la vie. Non pas une perfection idéale, mais une perfection dans les limites imparties. De plus, dans cette vision, l'individualité n'est pas détruite, mais embrassée. Il ne s'agit pas d'un effacement de ce que l'on a été, ni d'une incompréhension de toute la culture, mais d'une acceptation totale de ce qui est imparfait et de ce qui est prometteur. En jouant, l'homme authentique prend vie, sans affectation, sans mentalité factice, mais tel qu'il est vraiment. Et par le jeu, l'homme s'élève dans cette authenticité. Il apprend à découvrir les qualités qui lui permettent de se réaliser. Le jeu est donc à la base de la civilisation, du rituel, de la danse, du développement. Sa discussion critique ébranle la vision moderne du travail. Si le travail était vécu comme un enthousiasme intact, comme l'est le jeu, alors la vie, le jeu et le travail coïncideraient et engendreraient une expérience totalement différente : une expérience de bonheur.

5.

Existe-t-il une analogie entre cette petite ville magnifique et le labyrinthe du monde de Jan Amos Comenius ? Pouvez-vous l'expliquer ?

Bien sûr, on ne peut pas l'éviter. Chez Comenius, il s'agit d'un lieu en forme de labyrinthe où le personnage - le pèlerin - part à la recherche de la profession qui lui convient le mieux. Chez moi, il s'agit d'une ville à triple enceinte où, dans chacun des quatre quartiers (qui relèvent d'une sorte de jeu de cartes), tel ou tel personnage coïncide avec un état spécifique. Le bord extérieur est dominé par la danse itinérante. La foule y est presque magiquement forcée de danser la roue de Fortuna. Elle subit simplement la vie. Entre les deux se trouve le champ de travail, le lieu où l'homme lutte avec lui-même pour s'affiner et coïncider avec l'homme authentique. L'homme authentique devient rempli d'un Amour supérieur. Tout ce qu'il fait sert un but plus élevé. Tout ce que l'homme fait sien remonte à la surface dans la ville. Ainsi, mon personnage principal est particulièrement enclin à la vanité, qui est induite par l'ego et renforcée par l'orgueil.

6.

Le Zwerver, dans les faubourgs de cette ville où se trouve une école de pensée, avoue ses erreurs. S'agit-il de vos propres erreurs de jeunesse que vous confessez là, à l'âge où vous entrez dans le "troisième âge" ?

Oh, vous savez, un roman est toujours en partie autobiographique. J'ai certainement commis des erreurs dans ma vie. Il est important de le reconnaître. Mais - et les gens l'oublient trop souvent - ce n'est pas une raison pour commencer à se plaindre et à s'en vouloir. Ce genre de culpabilité et de moralisation du comportement m'est étranger. J'accepte tout, mais vraiment tout, ce que j'ai fait ou n'ai pas fait dans le passé. C'est précisément ce qui a fait de moi ce que je suis aujourd'hui. Je n'ai plus 20 ans. Chaque âge a ses charmes et ses défis. Mais l'enthousiasme de la jeunesse m'a conféré une maturité somptueuse que je chéris aujourd'hui. La folie téméraire (et je le dis expressément ici en faisant référence à der reine Tor de Parzifal) avec laquelle j'ai longtemps lutté s'est finalement avérée être l'atout qui m'a permis de gagner la bataille. Sans cette folie, sans ce coin perdu, sans cette naïveté, le processus d'apprentissage aurait été complètement différent. Peut-être n'aurais-je pas écrit de livres, peut-être serais-je devenu un grand industriel ne pensant qu'au profit. Mais je me suis engagé dans cette voie sans plan sophistiqué. J'ai suivi cette voie avec honnêteté et constance, et voilà que des miracles apparaissent parfois sur votre chemin.

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7.

La promotion de votre livre parle d'une influence secrète d'Apulée et de Dante. Que devrait retenir le traditionaliste anticonformiste contemporain de ces auteurs anciens et médiévaux ?

Ceux qui me connaissent savent à quel point l'Antiquité et le Moyen Âge sont importants pour moi. Dans mon œuvre, Pythagore, Platon, Origène, Apulée, Dante, Shakespeare, Rabelais, ... sont imbriqués dans des noms, des formes de pensée, des symboles, .... En ce sens, mon livre peut également être lu comme un voyage à travers les penseurs qui ont contribué à façonner mes pensées et que j'ai englobés dans la toile du roman. Apulée fait partie de ces grands qui ont su faire passer le message des mystères de manière magistrale - avec l'humour nécessaire - sans en trahir aucun aspect. Logique que j'exploite son âne. Il y a tant à dire sur Dante qu'il est presque impossible d'exposer son influence en toute finesse. En tant que Gibelin, il a conservé la finesse du discours spirituel en s'engageant avec les Fidele d'Amore. La façon dont il joue si subtilement des aspects de l'imagerie secrète entourant la Dame dans La Vita Nuova est tout simplement grandiose. En outre, il est l'un des écrivains médiévaux qui ont joué un rôle politique important en transmettant l'héritage spirituel des chevaliers du Temple. Mais ce que j'admire par-dessus tout, c'est l'image globale qu'il donne des affaires du monde en relation avec le plus haut niveau. C'est tout simplement grandiose. Je suis envieux quand je vois à quels géants nous avions affaire. Ce que nous, écrivains contemporains, pouvons encore faire, c'est bricoler dans les marges. Nous ne pouvons plus créer une image globale, une image plus grande, une vision cosmique. C'est donc là que commence le travail du traditionaliste, c'est là qu'il doit restaurer, c'est là qu'est sa tâche.

samedi, 01 avril 2023

La géopolitique anglo-américaine et la mer

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La géopolitique anglo-américaine et la mer

"Talassocrazia" est un essai intéressant de Marco Ghisetti sur les relations de pouvoir mondiales liées à la terre, à l'eau et à l'air.

par Andrea Scarano

Source: https://www.barbadillo.it/108636-la-geopolitica-anglo-americana-e-il-mare/ 

Géopolitique

Les descriptions méthodiques des espaces, des équilibres et de la répartition du pouvoir entre les États figurent parmi les principales modalités de l'approche géopolitique des relations internationales.  Marco Ghisetti (auteur de Talassocracia - I fondamenti della geopolitica anglo-statutitense, publié en 2021 par Anteo edizioni) se demande si ce type d'analyse conserve sa validité face aux profondes transformations économiques, technologiques et militaires de notre époque. Il compare la pensée des "pionniers" et des classiques du sujet - Mahan, Mackinder et Spykman - qui ont vécu au tournant des 19ème et 20ème siècles, sans pour autant négliger les développements les plus récents.    

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L'essai de Ghisetti sur la thalassocratie chez Anteo Edizioni

Puissances maritimes et puissances terrestres

Le fait que la réflexion ne concerne pas exclusivement les cercles académiques est évident au cours d'un récit largement fondé sur la centralité de la domination de la mer et du contrôle de ses centres névralgiques, sur le contraste entre les puissances navales et terrestres, sur l'éternelle nécessité pour les États-Unis - une puissance "insulaire" de facto, héritière de l'Empire britannique - de s'étendre à la recherche de nouveaux marchés et de se doter, en temps de paix comme en temps de guerre, d'une flotte efficace, y compris pour des raisons de défense nationale.

La pertinence de facteurs tels que la géographie comme élément permanent, le caractère illusoire de l'idée que les conflits d'intérêts entre nations "civilisées" ne peuvent conduire à des guerres et le poids décisif de l'action humaine introduisent le débat sur des catégories imperceptiblement mobiles telles que le "cœur de la terre", zone charnière du continent asiatique qui peut en fait être étendue à l'Allemagne, zone enclavée et point d'appui de la puissance terrestre, réserve inépuisable de matières premières, terre d'où proviennent les menaces récurrentes à la suprématie de Washington.

La connaissance des relations privilégiées entre cette dernière et Londres permet de réfléchir au choix presque apriorique de l'Angleterre (géographiquement "partie intégrante de l'Europe") de boycotter systématiquement l'idée d'un continent unifié, notamment parce que - comme l'a rappelé Jean Thiriart il y a quelques années - cela aurait provoqué la création d'une force capable de l'envahir. C'est dans ce sens que l'on peut interpréter la mise en garde de Mackinder, partisan convaincu en 1943 d'une alliance élargie à l'Union soviétique et à la France en tant que "tête de pont", selon laquelle les États-Unis devaient participer activement aux politiques d'équilibre soutenues par le Royaume de Sa Majesté, qui visaient à s'opposer à l'ennemi terrestre allemand sous la forme de puissances amphibies.

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L'antinomie entre les peuples maritimes, démocratiques et idéalistes d'une part, et les peuples terrestres, autoritaires et organisateurs d'autre part, ne masque cependant pas certaines faiblesses, qui sont soulignées lorsque Mahan soutient, par exemple, que les embargos économiques et alimentaires entraînent un faible coût en vie et en souffrance et que l'ouverture globale au commerce et aux processus de vie européens génère automatiquement des bénéfices pour l'ensemble de l'humanité ; ou lorsque Mackinder fait l'éloge de la tendance des Britanniques à conclure des alliances avec des pays plus faibles tout en omettant de préciser leurs intentions de diviser pour régner et, pire encore, d'évoquer les massacres perpétrés contre les Irlandais.

L'introduction du terme Eurasie - grand ensemble géographique formé d'un centre, d'un croissant intérieur (péninsule européenne, Asie du Sud-Ouest, Inde et Chine) et d'un croissant extérieur (États-Unis, Grande-Bretagne, Japon et Australie) - comme conception du monde intimement liée à l'idéalisation de l'homme "continental" s'accompagne du déploiement de trois enjeux cruciaux, de la division en deux moitiés physiquement très inégales, la délimitation de l'Europe selon une ligne de partage - celle de l'Oural - considérée par beaucoup comme insatisfaisante, et la dispute complexe autour de l'identité de la Russie, essentiellement suspendue entre un substrat européen et un élément tartare-asiatique.

Le postulat de l'appartenance à une civilisation eurasiatique a été récemment revisité et en partie idéologisé par le courant de pensée néo-eurasiste qui, au nom de la coopération économique, politique et militaire de deux acteurs "obligés" par l'histoire et la géographie de partager un destin commun, s'oppose vigoureusement au "glissement" du vieux continent dans un état de subalternité par rapport aux Etats-Unis et à l'OTAN ; une perspective exactement identique à celle qui prône, de l'autre côté de l'océan, l'expansion vers l'est de l'Europe et de l'Alliance atlantique, utilisées comme avant-postes "démocratiques".

La nouvelle hégémonie américaine

La nature profondément anarchique de la communauté internationale et la lutte constante pour le pouvoir comme boussole de la politique étrangère des nations sont les pierres angulaires qui guident l'élaboration par Spykman de la stratégie d'"endiguement" de l'URSS suite à la Seconde Guerre mondiale ; une vision extrêmement réaliste attribue aux différents pays des priorités divergentes, à l'équilibre planétaire (susceptible d'évoluer comme un champ magnétique soumis à des changements de force relative ou à l'émergence de nouveaux pôles) les traits de l'instabilité et aux États-Unis, facilités par une situation géographique enviable, un rôle dominant.

L'insuffisance de la domination maritime pour garantir une position hégémonique est, en revanche, la principale justification de la théorisation du "droit" de l'administration étoilée à s'implanter militairement et durablement à la fois dans les territoires d'outre-mer et dans la zone frontalière euro-asiatique, exerçant une fonction d'"overseas balancer" où le choc des puissances menace cycliquement de s'intensifier.

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L'identification d'une ligne de fracture entre l'ancien et le nouveau monde est aussi pertinente pour l'inclusion du Royaume-Uni dans le premier que pour l'hypothèse - considérée comme tout sauf lointaine - d'une alliance entre le Japon, l'Allemagne, l'Italie et l'URSS, accréditée par les intentions de Staline de travailler à un armistice avec les Allemands après la bataille de Stalingrad et par des précédents symptomatiques, tels que les accords Molotov - Ribbentrop et le pacte de non-agression nippo-soviétique.

La promotion par les deux superpuissances de l'indépendance des colonies vis-à-vis des empires européens après 1945 est interprétée par l'auteur comme une politique visant à la remplacer par une forme plus sophistiquée de domination, visant des États formellement libres mais fortement dépendants économiquement.

Dans cette perspective, la reconstitution de certains passages historiques cruciaux - des caractéristiques de la doctrine Wilson au besoin de dominer les marchés européens, besoin manifesté depuis la crise de 1929, de l'obstination pour obtenir la capitulation inconditionnelle des puissances de l'Axe à la nécessité de lier à soi le processus de reconstruction d'après-guerre à travers le Plan Marshall et la division de l'Europe en deux - constitue le cadre dans lequel les États-Unis ont poursuivi d'abord l'objectif de détruire définitivement la suprématie de cette dernière et ensuite celui de l'intégrer dans le système capitaliste de marché, dans un état de subalternité qui était également flagrant d'un point de vue militaire.

Il est significatif de rappeler comment, minimisant les justifications idéologiques courantes utilisées pour démêler le sens des guerres menées au 20ème siècle par les États-Unis en Corée et au Viêt Nam, Henry Kissinger s'est précisément référé à des raisons géopolitiques dans la crainte plus générale que le Japon ne se lie politiquement à l'URSS, glissant dans les sables mouvants préconçus par la "théorie des dominos". 

Enfin, la dimension culturelle de la primauté de la thalassocratie, fondée sur un concept problématique comme celui d'"Occident", géographiquement incertain, instrument des projets d'incorporation méditerranéenne et de la stabilisation des rapports de force consolidés depuis l'aube de la guerre froide, sur la base de l'acceptation sans critique de l'américanisme comme destin par les Européens, n'est certainement pas la moindre.

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La force du yen et l'économie de la concurrence chinoise sont des facteurs qui ont joué un rôle important dans le développement de la région.

Concurrence chinoise

Si, après l'effondrement du communisme, l'élargissement de l'OTAN à l'Est a sans doute eu pour fonction de dévitaliser les mécanismes de fonctionnement de l'UE, la capacité des Etats-Unis à s'ériger en seul hégémon régional et à entraver les autres acteurs désireux d'en faire autant a trouvé une nouvelle confirmation dans la représentation des "trois Méditerranées" identifiées par Yves Lacoste : l'américaine, avant-poste de l'expansionnisme dans l'Atlantique et le Pacifique ; l'européenne, facilitée par l'aplatissement des oligarchies continentales et la pénétration de la politique du "diviser pour régner" sur ses rives méridionales ; l'asiatique, où les Etats-Unis se sont imposés dans le passé aux dépens du Japon et sont aujourd'hui concurrencés par la Chine. Dans ce dernier cas, la collaboration avec les pays de second rang de la région (qui ne veulent pas se retrouver dans l'orbite d'influence de Pékin) est configurée comme une tentative de réponse aux itinéraires de la nouvelle route de la soie, un signe significatif non seulement d'ouverture au capital et au commerce international, mais aussi d'un changement radical de perspective en ce qui concerne l'attention portée à l'importance de la mer.

Conclusions

L'ouvrage de Ghisetti, qui n'est pas toujours lisse sur le plan stylistique, est enrichi par l'analyse des documents stratégiques anglo-américains rédigés en 2020-21, qui laissent présager une remise en question de l'effort d'intégration continentale et de coopération entre la Russie, la Chine et (à l'arrière-plan) l'Iran, le tout assorti du renforcement express des forces militaires ukrainiennes, comme autant de " prolongements " naturels d'un processus de déstabilisation initié à la fin de la guerre froide dans l'espace eurasiatique et dans le Caucase, " cœur de la terre " potentiellement menaçant pour les équilibres existants.

Accusée de déterminisme et parfois même de cautionner des " pulsions " autoritaires, la géopolitique apparaît à l'heure de la mondialisation comme une discipline plus à même - comme l'affirme également l'auteur - de fournir des outils appréciables de compréhension et de prévision des actions des acteurs politiques, en partie encore conditionnées par l'influence des classiques.  

 

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mardi, 14 mars 2023

La discordante concordance Jünger-Schmitt

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La discordante concordance Jünger-Schmitt

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/la-discorde-concordia-junger-schmitt-giovanni-sessa/

La nouvelle version Adelphi du Nœud gordien

Un livre crucial et très actuel, Il nodo di Gordio (Le nœud gordien) d'Ernst Jünger et Carl Schmitt (pp. 238, euro 14.00), vient d'être réédité chez Adelphi, sous la houlette de Giovanni Gurisatti. Le livre réunit l'écrit de Jünger, publié pour la première fois en 1953, et la réponse du philosophe et juriste allemand, parue deux ans plus tard, en 1955. Le livre est donc un moment central de l'intense et longue conversation entre les deux penseurs. Le débat avait également un autre deutéragoniste, du moins en ce qui concerne le problème de la technique: Martin Heidegger. L'éditeur rappelle, à cet égard, que depuis la publication, dans les années 1930, du Travailleur de Jünger, Schmitt avait élaboré sa propre exégèse de la transformation de l'État libéral en un État "potentiellement total", se comparant, en "accord discordant", aux intuitions de Jünger. Ce dernier avait clairement indiqué que les changements introduits par la mobilisation totale poussaient à la constitution d'un espace mondial planétaire.

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En arrière-plan, dans l'univers conceptuel de Jünger, l'idée de l'inévitabilité du Weltstaat, de l'État mondial, commençait à faire son chemin, puisque, explique Gurisatti: "C'est seulement en lui que se trouve l'unité de mesure d'une sécurité supérieure qui investit toutes les phases du travail en guerre et en paix" (p. 217). Le problème soulevé par Jünger était, à ce moment-là de l'histoire, au centre des réflexions de Schmitt. Schmitt lit l'État planétaire comme un organisme irrespectueux, note l'éditeur, "de la concrétude spatiale [...] l'ennemi principal du politique tout court" (p. 218). Un véritable destructeur des différences, du pluralisme et de la dimension polémologique qui caractérise le politique en tant que catégorie. En substance, le philosophe du droit juge la position de l'écrivain comme étant "naïvement dépolitisante" (p. 219). Au début des années 1940, Schmitt, s'opposant aux universalismes politiques du capitalisme occidental et du bolchevisme oriental réunis, s'est fait le porte-parole de la nécessité de défendre la substantialité politique de l'Europe, afin qu'elle devienne le propagateur d'un nouveau nomos de la terre, dans la contingence historique qui s'annonce avec la fin de la Seconde Guerre mondiale.

A l'unité mondiale, il commence à opposer l'idée d'un monde multipolaire, articulé dans une pluralité d'espaces concrets, chargés de sens, construits sur la tradition. Le nœud gordien, pour Schmitt, avait en son centre le binôme Europe-Allemagne (et continuait de l'avoir même après l'effondrement du Troisième Reich). Dans cette conjoncture, Jünger a également remis en question l'Europe. Le Vieux Continent devrait se refondre en termes d'unité géopolitique de multiples patries. Ce n'est qu'à cette condition que les Européens pourraient s'élever au rôle de garants des équilibres Est-Ouest. En tout état de cause, selon lui, l'État mondial restait le telos vers lequel tendait le destin de l'histoire. Cette thèse a été réitérée dans Über die Linie (= Passage de la ligne), qui a provoqué la réaction du juriste. De plus, Jünger interprétait la relation Est-Ouest de manière impolitique, la déroutant comme une polarité archétypale, élémentaire, marquant l'histoire et la conscience des individus ab initio. Ainsi, pour l'écrivain, ce n'est pas tant l'histoire et le politique qui comptent, mais la dimension destinale.

C'est là que réside la divergence la plus profonde entre les deux : Schmitt, contrairement à son ami, lit le nœud Est-Ouest en termes concrets, historico-dialectiques, comme l'opposition de la terre et de la mer. Cette dichotomie n'a rien à voir avec le "naturalisme" de Jünger. Pour Jünger, en effet, au pôle Est correspond le mythos. L'Orient est ainsi porteur de l'idée de la Terre-Mère, du destin et, dans la sphère politique, du prince-dieu. A l'inverse, l'Occident est éminemment ethos, liberté, histoire, prince-dieu. Hitler, dans cette perspective, était une figure marquée dans un sens "oriental". Pour Schmitt, du côté de la terre se tenait le monde continental, la Russie et l'Asie, du côté de la mer, au contraire, il plaçait l'Occident mercantile et libéral. Au milieu, entre les deux, se trouvait l'Europe. Au cours des siècles allant du XVIe au XIXe siècle, l'histoire européenne a oscillé entre deux configurations géopolitiques différentes : la première comprenait la France, l'Espagne et l'Allemagne "telluriques", la seconde était représentée par l'Angleterre, qui avait exprimé, de toute évidence, l'esprit maritime.

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La Première Guerre mondiale a mis en échec le jus publicum europaeum. L'option entre les deux pôles constitue donc le véritable nœud gordien de la modernité. La terre est nomos, l'enracinement, les frontières et les traditions, la mer est techne, le déracinement errant. L'Europe est donc "prise entre le "foyer" et le "navire"" (p. 228). Trancher le nœud implique, aujourd'hui encore, de tenter de soumettre la techne, afin de réaffirmer le nomos : "La soumission de la techne déchaînée : ce serait [...] l'action d'un nouvel Hercule ! [...] le défi du présent" (p. 229).

Pour Jünger, seule l'éthique occidentale de la liberté aurait pu réussir une entreprise aussi titanesque. Le nœud, dans sa perspective, ne doit pas être tranché, mais dénoué par le "pacte" entre les prétendants. Au contraire, selon Schmitt, la solution se trouve dans l'affirmation historique de différents "grands espaces", capables de réaliser un équilibre géopolitique entre eux. Dans ce contexte, il assigne à l'Europe un rôle moteur, en s'appuyant sur l'émergence d'un patriotisme continental, centré sur la substance spirituelle des peuples qui l'habitent. Les positions des deux hommes sont discordantes car, malgré la référence au Weltstaat, l'écrivain allemand n'exclut pas la constitution de l'Europe en tant que patrie fondée sur un ethos : "En Europe, nous avons la capacité de respecter quelque chose qui se trouve en dehors de l'homme et qui détermine sa dignité" (p. 86), une sorte d'équivalent de la substance spirituelle dont Schmitt a parlé. Si cela est vrai, l'approche jüngerienne "archétypale" du problème montre son inadéquation en ayant dépolitisé le nœud, la relation Est-Ouest.

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La situation actuelle le montre clairement : ce qui est en jeu pour nous, Européens, n'est pas seulement politique, mais historique. La prise en charge de la fonction de "grand espace" est la seule qui puisse garantir la survie du Vieux Continent. C'est seulement à cette condition, comme le souligne Gurisatti, qu'il sera encore possible de parler d'une Europe possible. La possibilité est le pouvoir, la récupération de la vocation politique et civile originelle de notre culture.

 

jeudi, 09 mars 2023

Cartographie cosmique de l'Eurasie

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Cartographie cosmique de l'Eurasie

Markku Siira

Source: https://markkusiira.com/2023/03/02/euraasian-kosmista-kartanpiirtoa/

Le traité ésotérico-philosophico-politique complexe de l'Italien Xantio Ansprandi, Eurasian Universism : Sinitic Orientations for Rethinking the Western Logos (PRAV Publishing), est certainement l'un des ouvrages les plus uniques et les plus stimulants de cette année; selon son sous-titre, il dessine des "orientations sinitiques" sur la carte cosmique eurasienne qui émerge de l'ombre de la tradition philosophique occidentale.

Ansprandi, qui étudie la philosophie pérenne, estime que le monde moderne, ayant abandonné sa tradition, se trouve dans un état de déséquilibre et de désordre. L'Europe traverse une crise philosophique, spirituelle et politique profonde : le logos (intellect, principe central ou mode de pensée) qui l'animait autrefois disparaît dans un maelström de chaos, tandis que l'ensemble de l'ordre mondial occidental moderne se désintègre.

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À l'autre bout du continent, la Chine connaît une ascension historique qui confère au potentiel de la "civilisation sinisée" une pertinence toute nouvelle dans les limbes instables actuels entre l'ancien et le nouvel ordre.

Les logos occidentaux peuvent-ils se remettre de leur décadence et quel rôle les traditions confucéennes et les innovations de la Chine communiste joueront-elles dans la nouvelle situation ? Le "néo-eurasisme" parviendra-t-il à inspirer la philosophie politique de la Fédération de Russie ?

Ansprandi crée une synthèse extraordinaire qui place la métaphysique occidentale et orientale dans un dialogue difficile mais novateur. En s'appuyant sur la mythologie comparée, la linguistique, les courants philosophiques et politiques et la sinologie moderne, le penseur italien dessine une carte cosmique où la civilisation eurasienne rencontre une civilisation occidentale affaiblie.

Il agit comme un anthropologue culturel doté de pouvoirs magiques qui, au milieu de la décadence de la société contemporaine, combine des éléments sains hérités du passé avec un nouveau symbolisme pour un avenir post-libéral. Ce renouveau apportera-t-il des résultats tangibles ou restera-t-il un exercice excentrique pour scribes marginaux ?

Quoi qu'il en soit, l'auteur aborde avec une assurance fascinante les parallèles entre la vision cosmologique germanique et la philosophie chinoise du taoïsme et du kung-fu. On atteint bientôt l'ancien "berceau de la civilisation", la Mésopotamie de la pointe de la flèche, dont les constellations ont permis d'extraire le graphème eurasien, le centre de toutes choses, pour donner une direction et un ordre au présent chaotique.

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Les concepts préchrétiens des dieux sont présentés au lecteur dans cette vertigineuse exploration étymologique et ésotérique, qui identifie le "dieu suprême du ciel" eurasien comme le pôle Nord céleste, la source créatrice de toute énergie et le patriarche du cosmos tout entier, qui ne peut être contenu dans les dogmes étroits du christianisme, et encore moins dans les constructions doctrinales du dualisme cartésien.

Si des philologues, linguistes et religieux célèbres, de Georges Dumézil à Mircea Eliade, sont déjà connus du lecteur, Ansprandi mentionne également le travail de pionnier du philosophe et sinologue français François Jullien, ainsi que le confucianisme politique du philosophe chinois Jiang Qing, dont les points de vue sont combinés et transcendés dans cette symphonie multiverselle des forces primordiales.

Il admet avoir reçu d'autres directives de René Guénon, de l'école traditionaliste, et du philosophe et historien des religions italien Ernesto de Martino, qui ont tous deux envisagé une réincarnation de la pensée occidentale à travers des influences orientales. Une autre source d'inspiration importante est le philosophe russe controversé Alexandre Douguine, dont les écrits sont cités à plusieurs reprises dans différents chapitres du livre.

Le néo-eurasisme de Douguine est fortement présent dans l'œuvre d'Ansprandi qui, comme le politologue russe, voit l'Occident libéral décadent et sa métaphysique sclérosée étouffer dans son propre nihilisme. Dans cette atmosphère de fin d'une époque, le "sujet radical" doit rester debout, ne serait-ce qu'au milieu des ruines.

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Les dissidents qui vivent dans le présent, à la fin du cycle historique de la civilisation occidentale, ne devraient pas seulement travailler à la manière de Nietzsche pour accélérer cette chute, mais aussi aider à la résurrection du logos et de la véritable culture européenne, et par extension eurasienne, des cendres de la merveille hivernale spenglérienne qui est tombée sur terre.

"L'universalisme eurasien est un manifeste anti-moderniste et post-libéral et en même temps une étude académique qui rejette les dogmes religieux, philosophiques et politiques du modernisme. L'ouvrage d'Ansprandi n'est pas facile à lire, car pour progresser dans ce voyage métaphysique, il faut déjà être familier avec (ou au moins disposé à apprendre) de nombreux concepts obscurs afin de comprendre le raisonnement ésotérique de l'auteur.

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L'"Orientation siniste" se déroule étonnamment bien, cependant, car l'auteur a disséminé suffisamment d'indices dans son vaste essai pour révéler un "tout sous le ciel" teinté de chinois. Dans ce tableau, l'Occident, qui a abandonné sa propre civilisation, reste en fin de compte un simple système territorial, qui cède la place à un ordre mondial plus diversifié sur le plan culturel. Cependant, Ansprandi espère que l'Europe s'éveillera à son tour.

Si le logos grec, le dieu germanique Odin, la cosmologie chinoise, le Dasein de Martin Heidegger, Jacques Lacan, la Quatrième théorie politique d'Alexandre Douguine, la philosophie du traditionalisme et une vision critique du libéralisme occidental vous intéressent, cet ouvrage original mérite d'être lu - mais sachez qu'il peut entraîner l'esprit curieux sur des chemins nouveaux et peu familiers.

 

Changer l'image du monde - Réflexions sur le dernier livre de Carlo Rovelli

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Changer l'image du monde

Réflexions sur le dernier livre de Carlo Rovelli

par Pierluigi Fagan

Source : Pierluigi Fagan & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/cambiamento-dell-immagine-del-mondo

Dans son livre Buchi bianchi - Dentro l'orizzonte,  qui vient de paraître chez Adelphi, Carlo Rovelli réfléchit, entre autres, à la dynamique de la connaissance. Sur l'aspect spécifique de l'image changeante du monde, il note que nous devons d'abord aller aux confins de nos connaissances. La connaissance est, par analogie, comme une sphère au centre de laquelle nous savons et à la périphérie de laquelle nous savons moins, jusqu'à ce qu'au lieu de nous retourner vers ce que nous savons, nous défions ce qui est au-delà, ce que nous ne savons pas.

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Ce faisant, nous ne pouvons nous empêcher d'utiliser les connaissances que nous avons, mais pas complètement. C'est un équilibre délicat qu'il faut rechercher. Au 12ème siècle déjà, Bernard de Chartres utilisait l'expression "nous sommes comme des nains sur les épaules de géants", pour dire que la connaissance des géants nous élève un peu plus haut, là où, cependant, même les géants que nous utilisons pour élever notre regard ne pourraient pas voir. L'équilibre consiste donc à trouver le bon dosage entre les connaissances dont nous héritons et que nous faisons nôtres et le pari, par essais et erreurs, de produire de nouvelles connaissances. Si nous essayons uniquement d'utiliser de nouvelles pensées, nous ne saurons même pas où les trouver, car nous pensons en réorganisant continuellement d'anciennes connaissances. À l'inverse, si nous n'utilisons que des connaissances anciennes, nous resterons au centre confortable de notre savoir qui, cependant, ne sait pas ce qui se trouve au-delà de lui-même.

Selon Rovelli, cette utilisation partielle des connaissances connues pour défier l'inconnu est le pouvoir de l'analogie, qui consiste à utiliser des concepts placés dans certains contextes et à les déplacer dans d'autres contextes. Puisque la signification émerge de la relation entre le concept et son contexte, le changement de son contexte devrait produire de nouvelles significations. Cela devrait correspondre, en termes neuronaux, à l'activation de nouvelles voies, c'est-à-dire de nouvelles dendrites et de nouveaux axones entre les neurones ou les groupes de neurones. Autrement dit, il s'agit de réorganiser l'architecture mentale.

Aujourd'hui, de nombreuses personnes s'efforcent de trouver de nouveaux concepts, mais il semble que le principal problème de nombreuses images du monde réside dans leur architecture.

Pour mener à bien cette réorganisation du mental, un changement de point de vue peut aider, de même que la mise en évidence de ce qui ne correspondait pas tout à fait à l'usage de nos anciennes connaissances. Mais c'est ici qu'intervient une véritable psychologie de la connaissance. Il existe des personnes qui, au cours de leur vie, se construisent une image du monde basée sur certaines connaissances et versions de ces connaissances (théories). Elles passent ensuite toute leur vie au centre de leur domaine cognitif, convaincues que dans l'image du monde, l'image est plus importante que le monde. L'image devient le monde. Si on leur présentait des faits hors de la théorie, comme ils ne vont certainement pas les chercher, ils les balaient sous le tapis.

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Il existe également une forme active appelée le "lit de Procuste". La métaphore grecque antique raconte l'histoire d'un homme qui garde un col de montagne. Ayant construit un lit de pierre, il ne laissera passer le voyageur imprudent que si ce dernier a exactement la longueur du lit. Aux petits voyageurs, il tendra les membres à l'aide de cordes et d'engins, aux plus grands, il sciera les jambes jusqu'à ce qu'elles correspondent à la taille du lit. Ainsi, certains brouilleront les faits pour les faire correspondre à leur propre mentalité. L'image, c'est-à-dire le lit, c'est-à-dire la forme de sa mentalité, est plus importante que le monde, c'est-à-dire le voyageur, ce dernier doit correspondre au premier. La première dislocation du point de vue pour s'ouvrir à un changement de l'image du monde consiste à s'accrocher fermement à la conviction que toute image est sous-déterminée par rapport au monde qu'elle est censée refléter.

Il existe des frictions, des lacets et des conditionnements considérables qui ralentissent ou empêchent tout à fait le changement d'image du monde.

Premièrement, le fait que nous soyons notre image du monde, l'image du monde est l'essence mentale de notre identité. L'identité comportementale en dépend. L'identité est une construction qui sert à être dans le monde, difficile de mettre en péril sa vigueur dans des processus de révision dont nous ne ressentons souvent pas le besoin. De plus, être ouvert à l'image changeante du monde n'est qu'une "ouverture", ce n'est pas comme une robe que l'on change en peu de temps, c'est se mettre en mode "travail en cours" et cela implique des états d'incertitude. S'il y a une chose que les identités détestent, c'est l'état d'incertitude.

Deuxièmement, nous avons certainement une image personnelle du monde, mais il s'agit surtout d'une déclinaison particulière d'une image collective et partagée du monde. Ce peut être l'image du monde moyenne ou celle d'un groupe particulier, même un petit groupe, une secte. Plus le groupe qui partage une image du monde est petit, plus sa défense est dogmatique ; tout réviseur de l'image du monde partagée est un sécessionniste potentiel du groupe, une menace d'hérésie. S'ouvrir à la révision de l'image du monde, c'est courir le risque de la solitude et du détachement de notre groupe social.

Troisièmement, il faut noter que l'image du monde est une construction très complexe ; pratiquement personne n'a une connaissance précise de l'ampleur et de la complexité de sa structure. Même si l'on était sérieusement déterminé à y mettre la main en acceptant le prix psychologique de l'incertitude et de la solitude, il est fort douteux qu'un individu puisse y parvenir en termes de capacité. De plus, comme il ne s'agit pas d'un système régi par un interrupteur qui mène de l'état A à l'état B, s'ouvrir à la révision, c'est s'ouvrir à une période plus ou moins longue d'incertitude et de solitude, ainsi qu'à la frustration des erreurs résultant des diverses tentatives. Parfois, c'est la stabilité psychique et la fonctionnalité même qui entrent en jeu.

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Quatrièmement, il existe des mécanismes mentaux qui ont été sélectionnés par notre histoire adaptative en tant qu'espèce, afin de défendre l'image du monde dominante, quelle qu'elle soit, même dans ses formes les plus déconcertantes et paradoxales. Une fois qu'il est établi que l'image est plus importante que le monde qu'elle est censée refléter, tout est possible. La collecte des croyances de divers peuples, à diverses époques historiques, croyances conduisant aux comportements les plus bizarres, nous indique comment il existe des mécanismes internes de l'esprit, conçus pour défendre à tout prix la structure existante de l'image du monde.

L'un de ces mécanismes est la cohérence interne, une sorte de principe de non-contradiction requis par la logique même qui régit le mental. Plus l'image-monde s'est détachée du monde, plus elle se consacre à la guérison de ses contradictions internes d'une manière purement formelle. Dans la théorie de la dissonance cognitive de Festinger, la dissonance se soigne de trois manières. Deux options d'abord:  à savoir changer la partie du monde qui génère des contradictions et changer notre comportement pour surmonter les contradictions, présupposent une forte présence du monde en tant que tel. La troisième option consiste à changer l'image du monde, mais nous savons que les images du monde, le plus souvent, remplacent le monde réel par un monde mental dont nous sommes, ou peut-être pensons-nous seulement être, le démiurge. Le plus souvent, nous traitons la dissonance cognitive de l'image du monde par des dénis, des aveuglements partiels, des lits de Procuste, de fausses analogies et des illusions, plutôt que de la changer, de changer de comportement ou de changer le monde.

Le moteur des illusions est né lorsque, dans le long temps de notre adaptation en tant qu'espèce ou peut-être en tant que genre, une cognition et une auto-cognition accomplies nous ont apporté le fruit amer de savoir que nous allons mourir. L'ensemble de notre complexion biologique, comme toutes les autres dans le vivant, a évolué pour nous faire être. C'est à partir de cette complexion que notre genre ou espèce a vu évoluer la cognition, notre arme adaptative la plus importante. Mais malheureusement, c'est là qu'apparaît la première contradiction, à savoir savoir que malgré tout, tôt ou tard, nous ne serons plus. De cette première contradiction naît le premier produit du moteur illusionniste : nous ne mourrons jamais ou complètement. A partir de là, le moteur illusionniste a produit toutes les idées folles pour nous donner l'impression que notre image du monde n'est pas contradictoire, que la cognition n'est pas dissonante. Sa cohérence interne est plus importante que sa pertinence par rapport au monde, et c'est souvent la défense obstinée de cette cohérence qui nous conduit à détacher notre esprit du monde pour ce qu'il est.

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À propos de la cohérence interne, il convient de noter que l'intérieur mental comporte le rationnel conscient autant que le non-rationnel dont nous sommes souvent inconscients. La première cohérence requise est entre ces deux niveaux où, cependant, le niveau non rationnel et inconscient dicte les métriques, les "émotions" sont les formes les plus anciennes du mental que nous possédons, sélectionnées le long de la ligne qui a conduit des vertébrés aux mammifères, puis de ceux-ci aux singes et enfin aux différents types d'hominidés qui sont finalement arrivés jusqu'à nous. Ce niveau est donc inatteignable mais aussi, de façon purement théorique, inchangeable. Pour résoudre les dissonances cognitives, nous n'avons donc pas d'autre choix que de bourrer d'illusions les images du monde et, pour ne pas les révéler comme telles, de les détacher autant que possible du monde.

Dans les périodes de profonde transition historique, tout ce que nous avons brièvement évoqué ici montre sa phénoménologie la plus intense, car lorsque le monde change et qu'il faut au contraire défendre la vigueur des images du monde qui reflétaient en quelque sorte le monde passé, tout le système se met en défaut, de façon répétée.

 

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Irlande. L'histoire de l'I.R.A. des origines à 1970

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Irlande. L'histoire de l'I.R.A. des origines à 1970

Le livre de Tim Pat Coogan retrace un pan de l'histoire de l'irrédentisme irlandais entre documents et témoignages de militants

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/108308-irlanda-la-storia-dellira-dalle-origini-al-1970/

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Recension: Storia delle origini de l'I.R.A. (1917-1970) (= Histoire des origines de l'Ira (1917-1970)).

L'histoire de l'indépendance irlandaise a été marquée par des gestes héroïques, des sacrifices extrêmes et le recours à la violence dans certaines circonstances. Au centre de ce conglomérat historique se trouve l'I.R.A., l'armée républicaine d'indépendance, dont l'origine et les vicissitudes internes sont éclaircies dans les pages d'un intéressant volume de Tim Pat Coogan, History of the origins of the I.R.A. (1919-1970), en librairie en Italie, grâce aux éditions Oaks, avec une préface de Fiorenzo Fantaccini (sur commande : info@oakseditrice.it, pp. 317, euro 24,00).

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L'auteur est né dans une famille marquée par le nationalisme. Son père a contribué, nous rappelle la préface, à la création du système judiciaire irlandais, né pour remplacer le système anglais. Dans les années 1940, il était secrétaire du Fine Gael, un groupe politique modéré issu de la scission qui a divisé le Sinn Féin. Sa mère, actrice et journaliste, a publié un roman historique à grand succès, The Big Wind. À peine plus qu'un adolescent, Coogan a commencé à écrire pour l'Evening Press, devenant plus tard rédacteur en chef de l'Irish Press pendant une vingtaine d'années.

En 1966, un de ses livres est publié sur l'histoire de l'Irlande après la révolte de 1916. Jusqu'alors, l'indépendance avait eu, comme références culturelles, l'histoire ancienne de l'île d'émeraude, la mythologie celtique et les suggestions littéraires qui y étaient liées. Il était nécessaire, selon notre auteur, d'attirer l'attention sur les événements contemporains. À cette fin, le livre contenait un chapitre consacré à l'I.R.A. Au vu du succès de ce premier texte, on demanda à Coogan d'écrire un livre pionnier consacré uniquement à l'histoire de l'I.R.A. Il accepta et commença à travailler sur ce nouvel ouvrage en 1967. Dans ces années-là, l'armée républicaine semblait "endormie", une sorte de "volcan éteint" : "mais juste avant la publication du volume, en 1970, des émeutes interconfessionnelles avaient eu lieu en Ulster, marquant le début des [...] Troubles et remettant au premier plan le conflit entre les communautés catholique et protestante" (p. III). En 1969, en outre, l'I.R.A. provisoire avait vu le jour en raison de divisions internes. Certains ministres irlandais ont été accusés, mais plus tard acquittés, d'avoir fourni des armes à cette fraction révolutionnaire.

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L'Histoire des origines de l'I.R.A. a un mérite fondamental. Non seulement elle fait appel à une vaste documentation sur le sujet étudié, mais elle se réfère également aux expériences directes de nombreux militants, interrogés par l'auteur. Les cadres de l'armée républicaine ont d'abord fait preuve de méfiance à l'égard de Coogan. Le chef d'état-major de l'I.R.A., Cathal Goulding, a donné pour instruction à ses subordonnés de ne faire aucune déclaration d'aucune sorte. Coogan, lors de la première approche avec eux, a tenté de les rassurer sur ses intentions et, lors du deuxième entretien, a obtenu des informations significatives. Grâce à cette méthode, il a recueilli plus de cinq cents témoignages, qui constituent le cœur du volume que nous présentons. L'édition italienne reproduit la première version du livre, qui a été un best-seller en Irlande. Par la suite, jusqu'en 2002, le texte a été édité plusieurs fois et mis à jour. La reconstruction-narration historique commence dans les années 1920 et va jusqu'au début des années 1970. L'exégèse de la "question irlandaise" remonte loin dans le temps. Elle va de la colonisation des six comtés d'Ulster en 1609 par Jacques Ier à la création des Irlandais unis par Wolfe Tone [...] (en passant par) la grande famine et les conséquences de l'Acte d'Union de l'Angleterre et de l'Irlande en 1800" (p. VI).

Le livre reconstitue minutieusement l'histoire de l'I.R.A., qui s'est levée pour défendre le Home Rule et pour réaliser l'unité irlandaise, qui devait inclure les comtés du nord. Les statuts de l'Armée républicaine ont été rédigés en 1923. Depuis lors, l'organisation a connu des phases de développement alternées. Les chapitres que l'auteur consacre aux relations de l'I.R.A. avec les Etats-Unis, compte tenu de la présence d'un nombre important de patriotes irlandais dans ce pays, avec la Russie et avec l'Allemagne nazie sont particulièrement pertinents. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands avaient intérêt à affaiblir la Grande-Bretagne en fomentant des actes de sabotage qui devaient être réalisés par des membres de l'Armée républicaine irlandaise. La position de neutralité, adoptée par le gouvernement irlandais de De Valera, a empêché que cela ne se produise. Les chapitres consacrés à la campagne terroriste menée en Angleterre entre 1939 et 1940, le récit de l'internement des républicains pendant la Seconde Guerre mondiale et les "Border Campaigns" des années 1950, à l'origine du conflit ethnico-religieux des décennies suivantes, sont importants pour l'histoire.

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Les entretiens, qui sont bien reliés à la documentation fournie par l'auteur, montrent l'hétérogénéité idéologique de l'I.R.A. Coogan, par moments, s'attarde sur la description d'événements dramatiques impliquant des militants de l'Armée républicaine. D'une part, il condamne fermement le recours à la violence et précise que le livre n'a pas pour objectif de faire du prosélytisme en faveur de la lutte armée ; d'autre part, ses pages révèlent le courage et l'idéalisme des membres de l'I.R.A. Comme paradigme des intentions de Coogan, on pourrait choisir la figure de Dan Breen qui, en 1919, avec un groupe de camarades, a tué deux policiers anglais. Il s'est ensuite converti à la praxis politique du constitutionnalisme, dont les objectifs sont symbolisés par le drapeau irlandais : "Je suis profondément convaincu que l'unité irlandaise sera réalisée [...] non par la force, mais par un accord semblable à celui du drapeau irlandais : vert pour le Sud catholique, orange pour le Nord protestant, et blanc pour la paix entre les deux parties" (p. 13).

Malgré cela, Coogan reconnaît avoir tiré une leçon essentielle de ses rencontres avec les hommes de l'I.R.A. : l'histoire est le produit de l'action humaine. Aussi, dans les pages où il raconte le dur emprisonnement auquel ils ont été soumis ou rappelle leurs exécutions sommaires, il honore leur courage, leur esprit de sacrifice et leur mémoire.

vendredi, 03 mars 2023

La guerre de deux cents ans : une tenaille et un blocus sur l'Europe

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La guerre de deux cents ans : une tenaille et un blocus sur l'Europe

Carlos X. Blanco

Source: https://elrelector.ntvespana.com/la-guerra-de-los-doscientos-anos-una-tenaza-y-un-bloqueo-sobre-europa/

Les textes de Robert Steuckers sont imprégnés d'érudition géopolitique. En même temps, cette érudition géopolitique n'est pas celle que l'on retrouve habituellement chez les "experts". On connaît la manie statistique et anhistorique de tant d'"experts en géopolitique", une discipline devenue à la mode. Ils commencent généralement leurs conférences en disant : "Je vais vous donner un fait". Et ainsi de suite : "un fait, un autre fait...".

Dans le cas de Steuckers, ce n'est pas le cas. Son approche de la géopolitique est essentiellement historique. Je vois, derrière ses réflexions parfois hâtives et fulgurantes, une logique directrice : l'histoire se répète. Dans l'histoire, il y a des ondes sismiques qui s'étendent dans le temps et l'espace, et, comme pour les tremblements de terre, il n'y a pas de secousse sérieuse sans répliques.

C'est le cas de la "logique" qui sous-tend les mouvements conquérants ou migratoires des Indo-Européens, qui remontent à la préhistoire de la masse continentale eurasienne. Ces mouvements de peuples ne suivent pas un schéma aléatoire et expansif. Les schémas sont d'origine géophysique : ils suivent des accidents "formidables", au sens latin du terme. Des accidents qui la "façonnent" et la montrent aux acteurs qui s'y adaptent et jouent avec elle : chaînes de montagnes, bassins et plaines, accès aux mers, recherche de "sorties"...

Ainsi, la "logique" de nos ancêtres tend à se répéter, car l'ébranlement de la masse eurasienne au cours de son histoire doit refléter une double impulsion. C'est la pulsion des peuples qui prennent l'initiative, dépositaires qu'ils sont d'un héritage ancestral, d'une mémoire de groupe qui les a façonnés. Cette sorte de pulsion est phylogénétique, d'une part. Mais d'autre part, il y a une deuxième force : la force structurante des espaces "formidables". Ces systèmes d'accidents géophysiques qui canalisent les forces des peuples qui s'étalent, qui cherchent la "sortie" non seulement au sens adaptatif, dans la recherche de la survie (volonté de vivre) mais aussi au sens de "l'affirmation de soi" (volonté de puissance). Je trouve admirable ce livre, La guerre de deux cents ans : l'Europe assaillie depuis 1783, même s'il est vrai qu'il se présente sous la forme d'"éclairs", selon la façon dont le penseur belge parle de telles répétitions de secousses et d'impulsions historiques.

Les peuples européens ont très mal tourné depuis 1783, et le livre explique pourquoi cette date et ce qui a conduit à l'échec auquel nous sommes arrivés aujourd'hui. Je ne le révélerai pas ici, car je souhaite que le lecteur se procure le livre. Mais il y a un précédent, le 16ème siècle : depuis que François Ier de France a trahi la chrétienté (l'Europe, en somme) et fait une sale guerre au champion impérial de la chrétienté, Charles Quint, en alliant les Français aux Turcs. Un échec que nous subissons aujourd'hui, puisque l'Angleterre a pris le relais de cette grande trahison turcophile, freinant deux aspirations légitimes, a) celles des empires centraux (à base germanophone) aspirant à s'étendre à l'Est, et b) celles de l'Empire russe (chrétien orthodoxe), qui avait besoin de regarder dans deux directions, vers la Méditerranée autrefois byzantine et vers la masse continentale indienne.

Après la défaite de l'Axe en 1945, la soumission de l'Europe à la thalassocratie, cette fois principalement américaine, mais très largement étayée par l'Empire britannique résiduel, a préservé le "kyste" de la puissance turque. C'est une constante : l'anglosphère alliée aux Turcs. Une puissance néo-ottomane qui sera toujours un foyer de troubles pour l'Europe : le kyste est une source d'instabilité et de pourrissement futur. Par l'action de la Turquie, l'islamisation d'une partie des Balkans se perpétue, infiltrant toutes sortes de terroristes et de criminels de droit commun dans une Europe envahie par des étrangers fanatiques qui peuvent leur offrir couverture et abri. Le rôle ambigu et dangereux de la Turquie en tant que bélier pour l'islamisation de l'Europe et en tant que membre puissant de l'OTAN est l'un des arguments de Steuckers. Le même rôle négatif que l'Empire ottoman a joué dans le passé est joué aujourd'hui par cette puissance militaire et prosélyte, dirigée aujourd'hui par un Erdogan autoritaire et féroce.

Les secousses de notre continent, qui ont été fortement agitées par le conflit en Ukraine, peuvent être mieux comprises si l'on tient compte de ces "constantes" historiques. Le rôle des Britanniques et des Turcs est fondamentalement le même depuis des siècles : empêcher l'intégration impériale eurasienne.

Le détroit de Gibraltar, tout le nord du Maghreb, l'Andalousie, les Canaries, le Levant... Si c'est un échec pour l'Europe de ne pas intégrer l'Eurasie, de renoncer aux Balkans, à Chypre, à la Thrace sous domination turque, etc., ce sera un échec encore plus grand de poursuivre la politique faible et lâche de l'Espagne à l'égard du sultan marocain. Allié fidèle des États-Unis et d'Israël, le roi du Maroc a infiltré ses agents en Espagne : dans de nombreuses ONG et partis politiques, ainsi que dans les universités et les organisations pro-immigration. Actuellement, l'État espagnol se comporte comme une véritable colonie de ce pays d'Afrique et du tiers monde, ce qui constitue un cas unique dans l'histoire. Avec l'argent public espagnol, une grande partie de l'éducation de ses sujets (à l'intérieur et à l'extérieur du royaume alaouite) est payée, et toutes sortes d'initiatives sont encouragées pour réislamiser l'Espagne et réinterpréter la Reconquista en accord avec le rêve alaouite de construire un "Grand Maroc". L'argent des impôts de millions d'Espagnols est investi dans le but de réaliser leur africanisation. Le livre serait très complet s'il analysait cette tenaille sur l'Europe : le Maghreb et la Turquie.

Letras Inquietas est, comme son nom l'indique, une maison d'édition dynamique. Elle ne cesse de publier des livres dérangeants qui stimulent l'esprit du lecteur hispanophone, en luttant contre le conformisme. En tant qu'Européens, nous ne devons pas accepter cette tenaille et ce blocus auxquels nous sommes soumis. La plume de Steuckers est bien nécessaire pour sortir de cette stupeur. 

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mardi, 14 février 2023

Kurt Vonnegut à Dresde

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Kurt Vonnegut à Dresde

Constantin von Hoffmeister

Source: https://eurosiberia.substack.com/p/kurt-vonnegut-in-dresden?utm_source=post-email-title&publication_id=1305515&post_id=102496009&isFreemail=true&utm_medium=email

Abattoir-Cinq (1969) est considéré comme l'une des œuvres les plus importantes de la littérature américaine du 20ème siècle. Kurt Vonnegut prend comme point de départ le brasier provoqué par plus d'un millier de bombardiers américains et britanniques à Dresde les 13 et 14 février 1945. Cependant, Slaughterhouse-Five ne traite pas des morts en masse dans une ville surpeuplée de réfugiés de l'Est. Il s'agit plutôt de la destruction psychologique d'une seule personne. Bien que le bombardement ait coûté la vie à 200.000 personnes, il était autrefois considéré comme une note de bas de page, comme un fait historique quelconque très brièvement évoqué, inclus dans un récit beaucoup plus vaste. Après tout, il a eu lieu vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, une guerre déjà marquée par des crimes bestiaux et des atrocités génocidaires.

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Dans une sorte de métafiction, Vonnegut fait voyager son alter ego à Dresde en 1967 pour traiter son traumatisme. Billy Pilgrim, qui fait des sauts dans le temps, fuit les souvenirs horribles qui le hantent continuellement dans un monde de science-fiction.

Vonnegut était un soldat américain pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a été capturé pendant la bataille des Ardennes. Lui et ses compagnons d'armes ont été transportés à Dresde, où une série d'abattoirs avaient été convertis en baraquements de fortune pour les prisonniers. Une douzaine de bâtiments constituaient le quartier des boucheries de la ville. Lorsque les Alliés ont largué près de 4000 tonnes d'explosifs sur Dresde, Kurt Vonnegut s'est réfugié dans la cave de l'abattoir numéro 5.

Au-dessus de lui, il entendait les impacts sourds, comme les pas de géants qui n'en finissaient pas de marteler le sol. La cave à viande était un excellent abri contre les raids aériens. Il n'y avait personne en bas, à part les prisonniers de guerre américains, quatre gardes allemands et quelques carcasses d'animaux éventrés. Les autres gardes, qui s'étaient éclipsés avant l'attaque pour profiter du confort de leurs maisons de Dresde, ont tous été tués avec leurs familles. Lorsque Vonnegut a refait surface après le bombardement, il a vu un carnage inimaginable. Les prisonniers de guerre avaient été chargés de rassembler tous les corps pour un enterrement collectif, mais il y avait trop de corps à enterrer. Alors les Allemands ont envoyé des gens avec des lance-flammes.

Le roman est devenu l'œuvre la plus réussie de Vonnegut. Il s'est vendu à plus de 800.000 exemplaires aux États-Unis et a été traduit dans de nombreuses langues. Il a été lu comme une retentissante proclamation sur les horreurs de la guerre - particulièrement pertinente lorsque les protestations contre la guerre d'agression impérialiste contre le peuple vietnamien étaient à leur apogée.

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Vonnegut lui-même a un jour fait remarquer de manière sombre que le bombardement de Dresde était si insignifiant qu'il était peut-être le seul à avoir pu en bénéficier. Il a dit qu'il recevait en gros deux ou trois dollars pour chaque personne tuée - pour lui, le bombardement était sans aucun doute une affaire lucrative.

Aujourd'hui, l'actuel abattoir 5 est le hall 1 dans le complexe d'immeubles sur le site de la foire commerciale de Dresde (adresse : Messering 6), un lieu de réunions et de conférences. Bien que le bâtiment ait été entièrement remodelé, de nombreux éléments architecturaux originaux de l'extérieur subsistent. De l'extérieur, seul un simple panneau bleu et gris portant l'ancien nom indique l'histoire du bâtiment. Il est fermé aux visiteurs, mais lorsque j'ai demandé au gardien du service de sécurité, il m'a laissé entrer sur le terrain pour prendre une photo.

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jeudi, 09 février 2023

Diego Fusaro et le nouvel ordre érotique

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Diego Fusaro et le nouvel ordre érotique

Par Juan Manuel De Prada

Source: https://noticiasholisticas.com.ar/el-nuevo-orden-erotico-por-juan-manuel-de-prada/?utm_campaign=shareaholic&utm_medium=twitter&utm_source=socialnetwork

Nous venons de lire un essai lucide de Diego Fusaro, El nuevo orden erotico (édité par El Viejo Topo), qui développe certaines des questions que nous abordons dans nos articles depuis des années. Le capitalisme n'est pas seulement un système économique, mais possède une vision totalisante et articulée de l'homme, une anthropologie corrosive basée non seulement sur la libéralisation de la consommation, mais aussi des mœurs. Dans toutes ses phases (mais encore plus dans cette phase mondiale), le capitalisme a besoin d'établir une "religion érotique" qui façonne les gens pour en faire la bouillie humaine dont il a besoin pour concentrer la richesse.

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Fusaro est un philosophe d'obédience marxiste et gramscienne (que, cependant, la gauche caniche, toujours au service du règne ploutocratique mondial, surnomme un "rojipardo", un "rouge-brun"). D'où la valeur de son analyse pénétrante et dévastatrice de ce "nouvel ordre érotique" établi par le capitalisme, qui s'accompagne d'une étude stimulante du "pouvoir renversant de l'amour" (peut-être les meilleures pages du livre) et d'une défense courageuse de l'institution de la famille. L'être aimé étant l'exact opposé d'une marchandise, le capitalisme doit provoquer une subversion anthropologique radicale, transformant ce qui est unique en quelque chose de fongible et d'interchangeable. Ainsi, il combat les relations amoureuses au point de les annuler et de les remplacer par des plaisirs successifs, des "expériences" que l'on peut avaler et déféquer, avant de les remplacer par d'autres encore plus agréables, comme les bonnes affaires d'un point de vente. Ainsi, selon les règles de la consommation érotique, l'amour est subsumé dans une temporalité accélérée "où la recherche fiévreuse de la nouveauté, le rythme pressant de la mode, coexiste avec l'éternel retour zarathoustrien du même, c'est-à-dire avec la répétition toujours renouvelée et potentiellement illimitée du geste nihiliste de la consommation".

Dans cette phase du capitalisme mondial, l'expérience de l'amour - qui aspirait autrefois à l'éternité et, surtout, à rester fidèlement attaché à l'être aimé irremplaçable - devient flexible et omnidirectionnelle, acceptant les règles boulimiques de la consommation. Et il se retrouve piégé dans une sorte de "destruction nihiliste créative", soumis aux mêmes lois que toutes les autres marchandises, qui, une fois consommées, réapparaissent comme par magie, dans une succession sans fin, afin que les consommateurs puissent en profiter sans cesse. Ainsi, le capitalisme façonne des personnes immergées dans un éphémère liquide, sans racines, incapables d'engagements sérieux et durables. Et en l'absence de tels engagements, le marché offre à ces personnes de nouvelles marchandises pour attiser leurs désirs, un stockage incessant de biens qui ne peut s'arrêter (car s'il le faisait, le système de production s'effondrerait), transformant les personnes en monades isolées qui errent à la recherche d'autres corps sur lesquels elles peuvent projeter leur désir, des aventures "illusoires" qui leur permettent de nier l'odieuse "monotonie" de la vie conjugale.

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Car, bien sûr, l'ennemi principal de ce "nouvel ordre érotique" dénoncé par Fusaro est la famille fondée sur des liens stables, sur la dualité des sexes, sur la procréation, sur la solidarité patrimoniale... sur tout ce qui, en somme, renforce les racines et les liens. Le capitalisme a besoin d'individus sans attaches ni vie morale digne de ce nom, qui fondent leur bonheur sur une fluidité érotique polymorphe, sur des relations éphémères et sans lendemain qui semblent les combler... en échange de les transformer en personnes insatisfaites à jamais. L'important, souligne Fusaro, est de ne pas créer de liens fermes et solidaires, en présentant l'alternative du déracinement amoureux comme une expérience séduisante et émancipatrice. À ces personnes, tristement transformées en "atomes post-identité", célibataires au sens ontologique le plus profond, le capitalisme offre alors le jackpot empoisonné de l'idéologie du genre, qui - comme toutes les idéologies - nie son statut idéologique et se présente aux yeux de ses adeptes trompés "comme une façon naturelle de voir, de comprendre et d'habiter la réalité". Au bazar des identités de genre illusoires générées par cette idéologie au service du capitalisme, Fusaro consacre les dernières pages de son admirable essai, auquel il ne manque qu'un certain regard "surnaturel". Car quel est le but ultime - non strictement matériel - pour lequel le capitalisme impose ce "nouvel ordre érotique" ? Fusaro, prisonnier du matérialisme philosophique, ne nous donne pas la réponse, que nous trouvons pourtant très clairement exprimée dans le quinzième verset du troisième chapitre de la Genèse.

Guénon et la révision du traditionalisme selon Silvano Panunzio

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Guénon et la révision du traditionalisme selon Silvano Panunzio

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/guenon-e-la-revisione-del...

Les éditions Iduna proposent aux lecteurs un important recueil d'écrits de Silvano Panunzio, introduit par Aldo la Fata, qui est le plus grand exégète de ce penseur chrétien. Il s'agit du volume René Guénon e la crisi del mondo moderno ("René Guénon et la crise du monde moderne"), dans lequel sont rassemblés des essais consacrés par l'auteur à l'exégèse de la pensée de l'ésotériste français et de son école, parus dans des livres ou dans la revue Metapolitica, qu'il a lui-même fondée. Les textes sont accompagnés d'une série de lettres adressées à des chercheurs de différents horizons, intéressés par le 'traditionalisme intégral' (pour toute commande : associazione.iduna@gmail.com, pp. 188, euro 20.00). La Fata note la différence de ton que l'on peut déduire en comparant les écrits publics et privés : les premiers caractérisés par un plus grand calme, les seconds plus "libres" et caractérisés par des tons plus polémiques ou apologétiques.

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D'un point de vue général, Panunzio reconnaît le rôle important de Guénon dans la culture métaphysique et religieuse du vingtième siècle, mais considère que son enseignement n'est pas sans limites ni contradictions. Panunzio vise à démontrer "aux 'traditionalistes ésotériques' que le christianisme est une tradition complète à tous égards" (p. 9). Parmi les essais, certains révèlent explicitement l'intention qui anime et traverse l'exégèse du "traditionalisme intégral" de Panunzio: parvenir à une révision du guénonisme. Prenant comme point de départ une critique de l'écrivain Vintilă Horia de 1982, consacrée à La crise du monde moderne, l'universitaire italien montre qu'il partage la thèse critique du Roumain. Horia a relevé des ambiguïtés dans le livre en question. Si, d'une part, Guénon "revendique [...] au christianisme latin et à l'Église le privilège d'être la seule organisation authentiquement "traditionnelle"" (p. 65), d'autre part, il accorde à la franc-maçonnerie le même rôle. En outre, les "ouvertures" à l'Orient hindou et à l'islamisme, une religion à laquelle le Français s'est ensuite converti en s'installant en Égypte, ont en fait contribué au "démantèlement" de l'Europe de sa patrie spirituelle. De telles attitudes théoriques pourraient trouver une justification dans l'idée guénonienne de la Tradition unique, dont toutes les "traditions" descendent.

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Silvano Panunzio jeune.

À cette thèse, Panunzio répond que les Révélations ne se valent pas et ne sont pas interchangeables: "Le christianisme est, en ce sens, la "dernière" religion, celle qui offre uniquement à l'homme la possibilité du salut [...] par l'intercession du Fils de Dieu lui-même" (p. 67). Compte tenu de l'accélération des processus de décadence qui se sont manifestés après la seconde moitié du siècle dernier, pour Panunzio il aurait été diriment de mettre en œuvre une révision du "traditionalisme intégral". Une révision aussi radicale que celle qui avait ébranlé les certitudes dogmatiques du marxisme à la fin du 19ème siècle. La limite du guénonisme est identifiée, comme on peut le voir dans Les multiples états de l'être, d'où descend tout le système de l'ésotériste, d'être une proposition centrée sur le monisme de Plotin et de ramener, par conséquent, le débat : "à la rencontre et au choc, jamais complètement résolu, entre le néoplatonisme extrême et le christianisme" (p. 70). Cette attitude intellectuelle a, en outre, conduit Guénon à vivre l'Inde à la lumière de la seule perspective shankarienne, sous-estimant le "mystère vivant", saisi par Pannikar, relatif à l'existence d'une "Inde intérieure" qui reconnaît la fonction salvatrice du Christ.

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En conclusion, pour Panunzio, le guénonisme est une forme moderne de l'averroïsme "qui se présente aux chrétiens du vingtième siècle avec les mêmes problèmes choquants qu'au treizième siècle ! Il faut dire, précise notre auteur, que Guénon lui-même attendait beaucoup, en termes d'amendement de son propre système, de la nouvelle vague d'études traditionnelles qui s'affirmait en Italie et qui était menée par le spécialiste de l'économie Giuseppe Palomba et par Panunzio lui-même. Il était censé favoriser, non pas simplement la réunion horizontale de l'Est et de l'Ouest, mais "l'échange vertical entre le Ciel et la Terre" (p. 73). Des remarques critiques similaires émergent à la lecture de l'essai consacré à Guido De Giorgio, dont le plus grand mérite est de "ne pas avoir risqué (sic !) de mettre la Tradition à la place de Dieu" (p. 43). C'est précisément par l'analyse de l'apport de cet Adepte que l'on peut comprendre l'échec du traditionalisme des 19ème et 20ème siècles, oublieux des enseignements de De Maistre, qui était conscient que la Tradition avait été préservée non seulement par le catholicisme mais aussi par l'orthodoxie, dont seul Sédir avait une idée. Sur la voie tracée par le guénonisme: "L'Europe intérieure a été abandonnée, laissée à la merci des forces chthoniennes [...] Un glissement de terrain : que la métaphysique pure, sans l'aide de la métapolitique, s'est révélée impuissante à arrêter" (p. 45). Guénon, rappelle Panunzio, a rencontré le Père Tacchi Venturi (photo) : l'échange entre les deux n'a pas été fructueux pour rectifier les positions du Français, et il a continué à poursuivre la voie de l'"externalisation" du patrimoine ésotérique.

inptvdex.jpgLe penseur transalpin n'a pas pleinement compris l'héritage "traditionnel" présent chez Leibniz. Ce dernier, non seulement était un véritable initié, mais avait une connaissance profonde de la scolastique mystique: "cette dernière est, par contre, inconnue de Guénon" (pg. 34). Leibniz, pour cela, n'a pas reculé devant la conception audacieuse de la "pars totale", qui a tant fasciné Goethe, philosophe de la nature. Ceux qui sont présentés ne sont que quelques-uns des thèmes abordés dans le volume. Ils reviennent également dans l'intéressante correspondance privée qui clôt cette précieuse collection. Nous sommes d'accord sur la nécessité de réviser le traditionalisme. Panunzio aurait voulu y parvenir en faisant référence à un "christianisme ésotérique", "johannique". Dans certains passages du volume, un jugement excessivement peu généreux envers l'"hérésie évolienne", considérée comme "luciférienne", est évident.

L'écrivain pense certainement que "l'esprit géométrique" et l'esprit systémique de Guénon doivent être vitalisés par "l'esprit de finesse". Cette qualité était vivante et présente dans la tradition mystique grecque, en particulier dans le dionysisme, qui n'a jamais, dans l'acte aristotélicien, pensé à normaliser et à faire taire la dynamis, la puissance-liberté du principe. L'un, pour moi, n'est donné que dans le multiple, il est infranaturel. Physis est le temple de dynamis. Par conséquent, s'il devait y avoir un ésotérisme chrétien, centré sur l'idée d'un dieu qui meurt et renaît, "puissant" et "souffrant", il serait redevable et successeur des anciens Mystères, auxquels il faut revenir pour dépasser la scolastique traditionaliste.

Giovanni Sessa

dimanche, 05 février 2023

Le Dictionnaire de l'Europe d'Yves Tissier: une source inépuisable d’érudition

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Le Dictionnaire de l'Europe d'Yves Tissier: une source inépuisable d’érudition

par Georges FELTIN-TRACOL

Il faut parfois savoir prendre du recul par rapport aux cadences chaotiques de l’actualité et évoquer les outils avec lesquels il importe de comprendre le monde et son temps. En 2008, les éditions Vuibert réimprimaient pour la troisième fois un travail original d’Yves Tissier. Ce lexicographe et historien est l’auteur d’un fantastique Dictionnaire de l’Europe, sous-titré États d’hier et d’aujourd’hui de 1789 à nos jours (716 p., hélas indisponible sauf erreur peut-être chez les bouquinistes en ligne).

Cette gigantesque somme se révèle être pour les chercheurs, les curieux et les érudits une formidable source de renseignements aux confins de l’histoire, du droit, de la géographie et de la diplomatie. L’auteur explique volontiers que « l’étude historique de l’évolution territoriale des États, que l’on nommait autrefois géographie politique, permet d’éclairer les données géopolitiques du monde d’aujourd’hui (p. 3) ».

D’un maniement aisé, ce dictionnaire se divise en quatre parties de taille inégale. La première présente une « Chronologie territoriale de l’Europe (1789 à nos jours) ». La deuxième est la plus longue puisqu’elle étudie « les États existants », de l’Albanie au Vatican en n’oubliant pas Andorre, Monaco et même l’Ordre de Malte. La troisième partie aborde « les États disparus ». Il faut comprendre des « États [qui] ont eu une existence, brève ou longue, entre 1789 et 2008 (p. 551) ». On pense bien sûr à la Tchécoslovaquie, à l’URSS et à la Yougoslavie, mais aussi à la République rauracienne dans le Jura suisse à la fin du XVIIIe siècle ou à la Régence italienne du Quarnero à Fiume. La quatrième et dernière partie regroupe différentes annexes. Il faut en outre mentionner quarante-deux magnifiques cartes en couleurs.

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Cartes et annexes offrent aux curieux francophones des informations complètes habituellement disponibles qu’en anglais, en allemand et en néerlandais. Plusieurs cartes représentent à la veille de la Révolution française la localisation exacte des États héréditaires, des États ecclésiastiques et autres villes libres du Saint-Empire romain germanique. Leur visualisation cartographique confirme le caractère mosaïque de l’ensemble avec des espaces politiques fragmentés, disséminés et enclavés. Les annexes évoquent « les pays réservés de Napoléon Ier » tels le margraviat de Bayreuth « avec son enclave de Caulsdorf en Thuringe » ou les présides de Toscane, « cinq places fortes napolitaines sur le littoral toscan (p. 598) »; le fonctionnement de la Confédération du Rhin (1806 - 1813), puis de la Confédération germanique (1815 – 1866) et de la Confédération de l’Allemagne du Nord (1867 – 1871).

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L’ouvrage comporte une analyse serrée de la notion de « frontières naturelles » à travers des cas de cours d’eau, de montagnes et de mers. D’autres annexes attirent une attention immédiate. « Étrangetés, particularismes et anecdotes en tout genre » rapporte le cas de l’enclave espagnole de Llivia dans le département français des Pyrénées-Orientales ou d’autres incongruités géopolitiques surgies de l’histoire. L’auteur décrit les nombreuses « républiques-sœurs » du Directoire à la fin de la Révolution. Se souvient-on encore de la République ligurienne à Gènes, de la République cisalpine à Bologne, de la République parthénopéenne à Naples ? Il y a un « répertoire de concordance des noms de lieux ». La ville ukrainienne de Lviv s’appelle au cours des âges Lemberg, Leopol, Lwow et Lvov.

La première annexe examine avec maints détails le fonctionnement complexe du Saint-Empire. À côté du Collège électoral de huit membres en 1777 se tiennent le Collège des princes détenteur de cent voix réparties entre le banc ecclésiastique, soit trente-trois voix viriles (individuelles) et deux voix curiales (collectives), et le banc laïque (soixante-et-une voix viriles et quatre voix curiales), et le Collège des villes libres (cinquante-et-une voix) se divisant en « banc rhénan (quatorze voix) » et en « banc souabe (trente-sept voix) ». À cet agencement institutionnel s’ajoutent les dix cercles créés par Charles Quint dont le Cercle de Bourgogne qui correspond à peu près aux pays thiois.

Ouvrage de référence, le Dictionnaire de l’Europe examine la cohérence territoriale des États et la pertinence du tracé de leurs frontières. Ainsi les frontières du Portugal n’ont-elles pas changé depuis son indépendance regagnée en 1640. Mais, en 1801, l’Espagne reçoit le district d’Olivence (Olivença en portugais et Olivenza en espagnol) en Estrémadure sur la rive gauche du Guadiana. Au Congrès de Vienne en 1814 – 1815, Madrid refuse avec vigueur toute rétrocession. Lisbonne continue à en revendiquer la souveraineté. Des responsables politiques portugais considèrent toujours qu’il s’agit de leur Gibraltar.

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On pense que la délimitation du territoire français s’achève en 1860 avec l’annexion de la Savoie et de Nice, nonobstant la particularité de l’Alsace – Moselle entre 1871 et 1945. On oublie que le traité de Paris du 10 octobre 1946 oblige l’Italie à céder à la France « un fragment de territoire au col du Petit-Saint-Bernard, le plateau du Mont-Cenis, le village de Clavière, au-delà du col du Montgenèvre et Tende, La Brigue et les crêtes de Vésubie et de Tinée » entérinée, pour ces quatre derniers lieux, par un plébiscite du 12 octobre 1947. Et dire que la République française avait déclaré la guerre le 3 septembre 1939 pour le maintien de l’intégrité de la Pologne...

Il ne fait aucun doute que la lecture, parfois aléatoire, du Dictionnaire de l’Europe est un véritable régal.     

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 59, mise en ligne le 31 janvier 2023 sur Radio Méridien Zéro.

dimanche, 22 janvier 2023

Présentation de Multipolarité au XXIème siècle et de L'Europe, la multipolarité et le système international

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Présentation de Multipolarité au XXIème siècle et de L'Europe, la multipolarité et le système international

Age planétaire et nouvel ordre mondial

par Irnerio Seminatore

INSTITUT ROYAL D'ETUDES STRATEGIQUES de RABAT

8 Décembre 2022

TABLE DES MATIERES

Une vue d'ensemble

Alliance Anti-Hegemonique et nouveau Rimland

Crise de l'atlantisme et transition du système

Les issues du conflit ukrainien

L'hégémonie et le remodelage du système

Stabilité et sécurité. Alternance Hégémonique ou alternative systémique ?

Le conflits USA-Russie et la rupture de la continuité géopolitique Europe-Asie

Encerclement, politique des alliances et leçons de la crise

***

Une vue d'ensemble

L'ambition de ces deux publications sur la multipolarité, le tome 1 au titre La Multipolarité au XXIème siècle et le tome 2: L'Europe, la Multipolarité et le Système international. Age planétaire et nouvel ordre mondial, a été d'avoir essayé de dresser une vue d'ensemble sur la politique mondiale à l'époque où nous vivons.

Et cela, sous l'angle d'une pluralité de structures de souverainetés et donc d'équilibre des forces, mais également et surtout de l'antagonisme historique entre puissances hégémoniques et puissances montantes et donc d'un certain ordre politique et moral. On y repère ainsi les deux aspects principaux de tout narratif historique, l'acteur et le système, qui se projettent sur la toile de fond de l'action historique.

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L'acteur, ou la figure de l'Hégémon, y apparaît comme le signifiant universel d'une époque et le système, comme englobant général de tous les antagonismes et de toutes les rivalités, en est le décor.

Ces deux ouvrages couvrent la transition qui va de la fin du système bipolaire à l'unipolarisme américain qui lui a succédé, puis au multipolarisme actuel, en voie de reconfiguration.

Parmi les changements des structures de pouvoir et des ordres internationaux, trois thèmes constituent le fil conducteur de l'antagonisme qui secoue le système, des débats qui animent ses rivalités et ses conflits et, comme tels, l'axe directeur de mes deux ouvrages

- la triade des puissances établies, qui se disputent l'hégémonie de la scène planétaire (Etats-Unis, Russie et Chine), scène devenue durablement instable;

- l'environnement stratégique mondial, comme cadre historique, cumulant les trois dimensions de l’action, d’influence, de subversion ou de contrainte;

- l'Europe, comme acteur géopolitique inachevé et à autonomie incomplète.

Dans ce contexte, l’interprétation des stratégies de politique étrangère prises en considération, obéit aux critères, jadis dominants de la Realpolitik, remis à l’ordre du jour par le World Politics anglo-saxon.

L'option réaliste en politique internationale est adoptée non pas pour garantir l'idéal de la puissance ou de l'Etat-puissance, comme au XIXème siècle, ou encore pour justifier la matrice classique de la discipline, l'anarchie internationale, à la manière de R. Niebuhr, mais pour comprendre les mutations des idées et des rapports de forces, intervenues dans la politique mondiale depuis 1945.

C'est uniquement par l'approche systémique et par conséquent par une vue générale et exhaustive, que l'on peut saisir les conditions idéologiques et structurelles de la remise en cause de la souveraineté des Etats et des Nations et l'apparition d'un univers d'unités politiques interdépendantes et toutefois subalternes à une hégémonie impériale dominante.

Ainsi l'ensemble des essais ici réunis, prétend conférer à ces deux tomes un statut d'éclairage conceptuel pour la compréhension de l'évolution globale de notre conjoncture et pour l'analyse du "Grand Jeu" entre pôles de puissances établies, défiant la stabilité antérieure.

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Alliance Anti-Hégémonique et nouveau Rimland

Sont mises en exergue, dès lors :

l'alliance anti-hégémonique du pivot géographique de l'histoire, le Heartland, par la Russie, l'Iran et la Chine et, en position d'arbitrage la Turquie,

- la chaîne politico-diplomatique du  "containement" de la masse eurasienne, par la ceinture péninsulaire extérieure du "Rimland"mondial, constituée par la Grande Ile de l'Amérique, le Japon, l'Australie, l'Inde, les pays du Golfe et l'Europe, ou, pour simplifier, l'alliance nouvelle des puissances de la terre contre les puissances de la mer.

Dans cet antagonisme entre acteurs étatiques, l'enjeu est historique, le pari existentiel et l'affrontement est planétaire.

En soulignant le déplacement de l'axe de gravité du monde vers
l'Asie-Pacifique, provoqué par l'émergence surprenante de l'Empire du Milieu, ce livre s'interroge sur le rôle de l'Amérique et de la Russie, ennemies ou partenaires stratégiques de l'Europe de l'Ouest, justifiant par là le deuil définitif de "l'ère atlantiste" qui s'était imposée depuis 1945.

Crise de l'atlantisme et transition du système

La crise de l'atlantisme, ou du principe de vassalité est aujourd'hui aggravée par deux phénomènes:

- la démission stratégique du continent européen, en voie de régression vers un sous-système dépendant;

- les tentatives de resserrement des alliances militaires permanentes en Europe et en Asie-Pacifique (Otan, Aukus) prélude d'un conflit de grandes dimensions.

Ouvrages  didactiques, ces deux tomes prétendent  se situer dans la postérité des auteurs classiques du système international, R. Aron, Kaplan, Rosenau, H. Kissinger, K. Waltz, Allison, Brzezinski, Strausz-Hupé, et plus loin, Machiavel et Hobbes, tout aussi bien dans la lecture des changements des équilibres globaux et dans la transition d'un système international à l'autre, que dans la lecture philosophique sur la nature de l'homme, la morphologie du pouvoir  et  les caractéristiques intellectuelles de la période post-moderne. Ce qui est en cause dans toute transition est le concept de hiérarchie.

Sous ce regard de changement et de mouvement, le retour de la guerre en Europe représente le premier moment d'un remodelage géopolitique de l'ensemble planétaire et une rupture des relations globales entre deux sous-systèmes, euro-atlantique et euro-asiatique.

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Au sein de ce retournement, l'Europe y perd son rôle d'équilibre entre l'Amérique et la Russie et le grand vide de puissance, qui s'instaure dans la partie occidentale du continent, est aggravé par l'absence de perspective stratégique, par le particularisme des options diplomatiques des Etats-Membres de l'Union Européenne, par le flottement des relations franco-allemandes jadis structurantes et, in fine, par la difficile recherche d'un Leadership commun.

Les issues du conflit ukrainien

L'issue du conflit ukrainien, comme guerre par procuration mené par l'Amérique contre la Russie, a été présenté au Forum sur la sécurité internationale de Halifax, au Canada, par Lloyd Austin, Secrétaire américain à la défense, comme déterminant de la sécurité et de l'ordre mondial du XXIème siècle fondé, sur des règles. Ce conflit prouve la difficulté de l'Union européenne à assurer une architecture européenne de sécurité "égale et indivisible" car il intervient comme modèle de rupture dans les relations de coopération internationales et préfigure en Asie-Pacifique une relation d'interdépendance stratégique et d'alliances militaires opposées, entre puissances du "Rimland" et puissances du "Heartland", face à l'ouverture prévisible, d'une crise, concernant le "statut" de Taiwan.

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Dans la perspective d'une invasion de celle-ci par la Chine s'ouvriraient les portes de la géopolitique planétaire vers le Pacifique et l'Australie et changerait immédiatement le sens du conflit entre Moscou et l'Occident. Seraient particulièrement brouillés les calculs de Washington sur le rôle de la Russie en Europe, en Asie-centrale et en Asie-Pacifique, d'où le jeu ambigu de la Turquie et la recherche d'une profondeur stratégique pour l'emporter, qui demeure sans précédent.

Aujourd'hui, l'affrontement Orient et Occident est tout autant géopolitique et stratégique, qu'idéologique et systémique et concerne tous les domaines, bien qu'il soit interprété, dans la plupart des cas, sous le profil de la relation entre économie et politique.

Sous cet angle, en particulier, l'unipolarisme de l'Occident fait jouer à la finance, disjointe de l'économie, un rôle autonome pour contrôler, à travers les institutions multilatérales, le FMI et la Banque Mondiale, l'industrie, la production d'énergie, l'alimentation, les ressources minières et les infrastructures vitales de plusieurs pays.

Dans ce cadre les Etats qui soutiennent la multipolarité sont aussi des Etats à gouvernement autocratique, qui résistent au modèle culturel de l'Occident et affirment le respect de vies autonomes de développement, une opposition visant la financiarisation et la privatisation des économies , subordonnant la finance à la production de biens publics.

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L'hégémonie et le remodelage du système

Or le remodelage du système international pose le problème de l'hégémonie comme nœud capital de notre époque et inscrit ce problème comme la principale question du pouvoir dans le monde. En effet nous allons vers une extension sans limites des conflits régionaux, une politique de resserrement des alliances militaires, occidentales, euro-asiatiques et orientales, qui donnent plausibilité à l'hypothèse d'une réorganisation planétaire de l'ordre global, par le biais d'un conflit mondial de haute intensité.

La plausibilité d'un conflit majeur entre pôles insulaires et pôles continentaux crée une incertitude complémentaire sur les scénarios de belligérance multipolaire dans un contexte de bipolarisme sous-jacent (Chine-Etats-Unis)

C'est l'une des préoccupations, d'ordre historique, évoquées dans ces deux tomes sur la multipolarité.

A ce propos, le théâtre européen élargi (en y incluant les crises en chaîne qui vont des zones contestées des pays baltes au Bélarus et à l'Ukraine, jusqu'au Golfe et à l'Iran, en passant par la Syrie et le conflit israélo-palestinien), peut devenir soudainement l'activateur d'un conflit général, à l'épicentre initial dans l'Est du continent.

Ce scénario, qui apparaît comme une crise du politique dans la dimension de l'ordre inter-étatique, peut être appelé transition hégémonique dans l'ordre de l'histoire en devenir.

Bon nombre d'analystes expriment la conviction que le système international actuel vit une alternance et peut être même une alternative hégémonique et ils identifient les facteurs de ce changement, porteurs de guerres, dans une série de besoins insatisfaits , principalement dans l'exigence de sécurité et dans la transgression déclamatoire du tabou nucléaire, sur le terrain tactique et dans les zones d'influence disputées (en Ukraine, dans les pays baltes, en Biélorussie, ainsi que dans d'autres points de crises parsemées).

L'énumération de ces besoins va de l'instabilité politique interne, sujette à l'intervention de puissances extérieures, à l'usure des systèmes démocratiques, gangrenés en Eurasie par l'inefficacité et par la corruption et en Afrique, par le sous-développement, l'absence d'infrastructures modernes, la santé publique et une démographie sans contrôle.

En effet, sans la capacité d'imposer la stabilité ou la défendre, Hégémon ne peut exercer la suprématie du pouvoir international par la seule diplomatie, l'économie, le multilatéralisme, ou l'appel aux valeurs.

Il lui faut préserver un aspect essentiel du pouvoir international (supériorité militaire, organisation efficace, avancées technologiques, innovation permanente, etc).

Hégémon doit tenir compte de l'échiquier mondial, de la Balance of Power, de la cohésion et homogénéité des alliances, mais aussi de l'intensité et de la durée de l'effort de guerre. C'est pourquoi les guerres majeures relèvent essentiellement de décisions systémiques (R. Gilpin).

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Stabilité et sécurité. Alternance Hégémonique ou alternative systémique ?

La question qui émerge du débat actuel sur le rôle des Etats-Unis dans la conjoncture actuelle est de savoir si la "Stabilité stratégique" assurée pendant 60 par l'Amérique (R. Gilpin) est en train de disparaître, entrainant le déclin d'Hégémon et de la civilisation occidentale, ou bien, si nous sommes confrontés à une alternative hégémonique et à un monde post-impérial.

L'interrogation qui s'accompagne au déclin supposé des Etats-Unis et à la transition vers un monde multipolaire articulée, est également centrale et peut être formulée ainsi; "quelle forme prendra cette transition ?".

La forme déjà connue, d'une série de conflits en chaîne, selon le modèle de R. Aron, calqué sur le XXème siècle, ou la forme plus profonde d'un changement de la civilisation, de l'idée de société et de la figure de l'homme selon le modèle des "révolutions systémiques" de Strausz-Hupé, couvrant l'univers des relations socio-politiques du monde occidental et les grandes aires de civilisations connues?

Du point de vue des interrogations connexes, les tensions entretenues entre les Occidentaux et la Russie en Ukraine, sont susceptibles de provoquer une escalade aux incertitudes multiples, y compris nucléaires et des clivages d'instabilités, de crises ouvertes et de conflits gelés, allant des Pays baltes à la mer Noire et du Caucase à la Turquie. Ces tensions remettent à l'ordre du jour l'hypothèse d'un affrontement général, comme issue difficilement évitable de formes permanentes d'instabilité régionales, aux foyers multiples, internes et internationaux.

Cette hypothèse alimente une culture de défense hégémonique des Etats-Unis, dont la projection de puissance manifeste sa dangerosité et sa provocation en Europe, au Moyen Orient et en Asie.

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Le conflits USA-Russie et la rupture de la continuité géopolitique Europe-Asie

En ce sens le conflit avec la Russie, par Ukraine interposée, peut être interprété comme une tentative de désarticulation de la continuité géopolitique de l'Europe vers l'Asie (Brzezinski) et de la Chine vers la région de l'Indopacifique. C'est sous l'angle de fracturation et de la vassalité, que s'aggravent les facteurs d'incertitudes et les motifs de préoccupation sur les tendances stratégiques des Etats-Unis.

En effet la différenciation vis à vis du Leader de bloc distingue en Europe les pays d'obédience et d'influence atlantique stricte (GB, pays nordiques, Hollande, Belgique, Pays baltes et Pologne) des pays du doute et de la résistance (France, Italie et Allemagne).

Au niveau planétaire font partie des zones à hégémonie disputée et demeurent sujettes à l'influence grandissante de la Realpolitik chinoise la région des Balkans, de la mer Noire, de la Caspienne, du plateau turc, du Golfe, de l'Inde, d'Indonésie, du Japon et d'Australie.

Pariant, sans vraiment y croire sur la "victoire" de Kiev", face à Moscou, l'Amérique entend clairement faire saigner la Russie, en éloignant le plus possible la perspective d'un compromis et d'une sortie de crise.

Par ailleurs la vassalité de l'Europe centrale vis à vis de l'Amérique deviendra une nécessité politique et militaire, afin de décourager l'Allemagne, réarmée, de vouloir réunifier demain le continent. Une vassalité semblable pourrait opposer les pays asiatiques à la Chine dans la volonté de restituer de manière unilatérale, l'Asie aux Asiatiques.

Encerclement, politique des alliances et leçons de la crise

Du point de vue des leçons à tirer et de ses répercussions, la crise ukrainienne a mis à l'ordre du jour la réflexion sur la morphologie des systèmes internationaux, stables, instables ou révolutionnaires, et, en particulier la politique des alliances, qui ont fait grands les empires et inéluctables les guerres.

Comme l'Empire allemand avant 1914, la Fédération de Russie a pu se sentir encerclée par l'Otan et a choisi, en pleine conscience du danger, de passer d'un mode défensif à un mode préventif et offensif, au nom de ses intérêts de sécurité et de la conception commune et incontestable de la "sécurité égale et indivisible" pour tous les membres de la communauté internationale. Une sécurité égale qui était justifiée, avant la première guerre mondiale, par une équivalence morale entre les ennemis, comme l'a bien montré Carl Schmitt, contre la diabolisation de l'Allemagne.

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Telle est, à mes yeux, la vue d'ensemble de la conjoncture que nous vivons, si profonde et si grave, que j'ai essayé d'en décrire les formes et les enjeux et de la soumettre au jugement de nos contemporains, pour qu'en témoigne l'Histoire et pour qu'en tire profit la décision politique.  Et cela dans le but de décrypter les dilemmes de la paix et de la guerre et de percevoir dans la détérioration des systèmes internationaux, un espoir de compatibilité civilisationnelle et stratégique entre acteurs principaux, portant sur la stabilité ou le retour à la stabilité

Pour rendre moins aléatoire cette recherche j'ai adoptée tour à tour cinq niveaux de compréhension :

- théorique (attributs systémiques, système et sous-systèmes, homogénéité- hétérogénéité, stabilité et sécurité);

- historique (la scène planétaire et sa morphologie ,les acteurs et les constellations diplomatiques);

- géopolitique (enjeux globaux, géopolitique continentale et géopolitique mondiale océanique);

- stratégique (la triade, le condominium USA-Chine ou le duel du siècle, hégémonie et compétition hégémonique);

- institutionnel (la crise de l’unipolarisme et de l’atlantisme, l’Europe et la multipolarité);

et j'en ai conclu à et opté pour un indéterminisme probabiliste, qui gouverne le sort de l'homme et des sociétés, dans le sens de la liberté ou de celui de la tyrannie, de la vie ou de la mort.

Ce travail, qui m'a demandé quarante ans, ne m'a consenti aucune certitude et aucune sentence définitive et m'a toujours rappelé que l'histoire reste ouverte au choix du bien ou du mal et à celui de la volonté la plus déterminée, soit-elle terrifiante.

Ce qui se prépare aujourd'hui et qui est conforme à la théorie des grands cycles et à la situation du monde actuel, demeure le duel du siècle entre les Etats-Unis et la Chine. Mais "quid" alors de la Russie et avec autant d'inquiétude de l’Europe ?

Les interrogations proposent à l'action les grandes options de demain, mais ne donnent que l'image approximative du possible et jamais la solution accomplie. Celle-ci appartient à l'imprévu, qui est l'enfant naturel du risque et l'appétit le plus cruel de l'aventure humaine.

 

Bruxelles le 8 Décembre 2022

jeudi, 19 janvier 2023

Idéologie du genre et transhumanisme, un produit de notre déni de la réalité

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Idéologie du genre et transhumanisme, un produit de notre déni de la réalité

par Marcello Veneziani

Source : Pro Vita & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/ideologia-gender-e-transumanesimo-un-prodotto-del-nostro-scontento-della-realta

Le mécontentement est le mal sombre de notre époque. L'homme contemporain a tout à sa disposition mais n'est jamais heureux. Cette agitation, ce malaise, n'a cependant pas pour débouchés la rébellion et la colère qui s'est exprimée dans un passé tout récent. Marcello Veneziani a abordé ce thème, si vaste, difficile, presque insaisissable, dans son nouvel essai Scontenti. Perché non ci piace il mondo in cui viviamo (= Malcontents - Pourquoi nous n'aimons pas le monde dans lequel nous vivons) (Marsilio, 2022).

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"Nous ressentons la décadence qui affecte les relations humaines, civiles et intersexes, et les relations entre citoyens et institutions ; c'est la perte des différences sous le signe de l'homologation et la perte des points communs sous le signe de l'atomisation", écrit Veneziani dans Panorama, en présentant son livre. L'humanité apparaît en danger, pressurisée par les mutations génétiques et écologiques, par les déséquilibres entre surpopulation mondiale et dénatalité occidentale, et par de multiples facteurs de déstabilisation du monde et des liens: l'avènement du transhumanisme, de la genderfluidité, de l'intelligence artificielle, des neuro-technologies, la prééminence du virtuel sur le réel, de la technologie sur l'humanisme, de la finance sur la culture. L'inconfort, la désorientation qui en résulte, enracine le mécontentement; il le rend permanent et non transitoire, substantiel et non occasionnel".

La révolution anthropologique "transhumaniste", avec toutes les aberrations du cas, ne serait pas possible si l'homme acceptait la réalité, son destin et son rôle naturel. Mais en même temps, comme Veneziani lui-même l'explique à Pro Vita & Famiglia, il y a aussi une sacro-sainte insatisfaction: celle de ceux qui, face au rouleau compresseur de la cancel culture et du nihilisme autoritaire rampant, ont la force de relever la tête et de dire que ça suffit.

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Marcello Veneziani, selon le contenu de votre livre, l'humanité n'est plus rebelle, ni en colère, ni rancunière, mais simplement mécontente : quelle évolution anthropologique vivons-nous ?

"Le mécontentement est le mal noir de notre époque, c'est un état d'esprit qui précède la colère ou la rébellion, la haine et le ressentiment, il en constitue même la prémisse. Il a des racines profondes, mais la cause fondamentale aujourd'hui est que les aspirations des hommes ont énormément augmenté et qu'un fossé infranchissable a été créé entre la réalité et les désirs. Mais tout cela n'est pas simplement le résultat spontané d'un climat: il y a ceux qui, sur notre insatisfaction, fondent leur pouvoir et notre dépendance, construisent leur marché et stimulent notre envie de consommer".

Le transhumanisme, l'intelligence artificielle et l'idéologie du genre font-ils partie des conséquences de ce mécontentement ou, plutôt, contribuent-ils à l'alimenter ?

"Ils sont étroitement liés à l'insatisfaction car ils proviennent du rejet de la réalité, de la nature et de l'identité, du désir de muter, de l'envie de se renier et de devenir autre que soi.  Nous ne penserions pas au posthumain, à l'intelligence artificielle, au transgenre si nous acceptions le sort de notre humanité, de notre intelligence et de notre nature: mais nous sommes mécontents de ce que nous sommes et de ce qui nous entoure ; ou plutôt, nous sommes induits à ce mécontentement".

Quels aspects des thèmes ci-dessus avez-vous particulièrement explorés dans votre essai ?

"Dans Scontenti et l'essai qui le précède et qui lui est lié, La Cappa, je me suis référé à ces aspects saillants de notre époque et à ce rejet des identités et des différences, de nos limites et de notre histoire ; j'ai également saisi sa corrélation avec la cancel culture et le politiquement correct, qui est le substrat idéologique de cette vision. Piloter notre insatisfaction est la mission de l'usine à désirs qui domine notre société et véhicule des modèles de vie artificiels".

Nous parlons d'une catégorie très spécifique de mécontents : ceux qui ont pris au sérieux - en s'y opposant - la propagation de l'idéologie du genre ou des carrières fictives dans les écoles. Quel genre de personnes sont-elles et comment les situeriez-vous dans l'époque dans laquelle nous vivons ?

"Ils sont mécontents dans un autre sens et d'une autre manière que ceux qui sont influencés par ces agences médiatiques, idéologiques et culturelles qui incitent au rejet de soi. Ils sont mécontents, au contraire, de cette hégémonie, ils n'acceptent pas de se soumettre à cette domination devenue asphyxiante, qui passe aussi par le cinéma, l'art, la télévision et l'école. Mais ils le font au nom des identités et des différences, de la nature et de la tradition, ils défendent la réalité avec toutes ses imperfections et n'acceptent pas le remplacement de la vie réelle par son substitut. Ce mécontentement est sacro-saint, et s'il est exprimé avec intelligence et réalisme, il est l'antidote à la "falsification du monde réel".

lundi, 16 janvier 2023

"Entretien avec Ionesco", redécouverte d'un penseur encombrant

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Livres

"Entretien avec Ionesco", redécouverte d'un penseur encombrant

par Riccardo Rosati

Source: https://www.barbadillo.it/75125-libri-intervista-con-ionesco-alla-riscoperta-di-un-pensatore-scomodo/?fbclid=IwAR0JqjRwt6WSOWtEKSjV71iUMUfSd0lQAXv12C6161yUQn9KRpBWw1mnJyA

Au printemps 1985, Rome a accueilli dans ses murs anciens et immortels Eugène Ionesco (1909-1994), le grand dramaturge français d'origine roumaine. L'auteur d'œuvres d'une importance cruciale pour le théâtre contemporain telles que La Leçon (1951) et Rhinocéros (1959) a accordé à cette occasion une interview pour le moins décisive à Giuseppe Grasso, spécialiste des lettres françaises, qui a eu la grande chance de pouvoir deviser à l'écrivain, alors âgé de 76 ans.  

Ionesco logeait dans ce qu'on appelle aujourd'hui le Grand Hôtel St. Regis, l'un des plus beaux, et non vulgairement luxueux, hôtels de la capitale. L'interview est parue en juin de la même année dans le journal romain Il Popolo dans une version très abrégée. Aujourd'hui, grâce également à la sensibilité culturelle de l'éditeur Solfanelli, des Abruzzes, cette conversation voit enfin le jour dans son intégralité, offrant aux chercheurs en lettres françaises - y compris l'auteur de ces lignes - et pas seulement, un document extrêmement important qui devrait être valorisé dans la recherche sur le terrain, car il offre une contribution qui nous apporte des données factuelles, c'est-à-dire ce qui fait le "sang et le corps" d'une recherche académique efficace et non auto-référentielle. 

Une conversation avec un grand auteur

Le texte dont nous parlons éclate comme un nuage d'où surgissent les mots sous la forme d'une quasi "tempête". Un raisonnement, celui que Grasso stimule chez Ionesco, plein de sollicitations pour le lecteur, composé de références, de noms et de lieux d'une géographie idéale, dessinant métaphoriquement une cartographie de l'horizon culturel composite de cette thématique, autant qu'un auteur talentueux. En outre, Ionesco n'a jamais eu peur d'exposer ses convictions, comme, par exemple, son manque de sympathie pour certaines positions socialistes et progressistes. C'était une "offense" grave dans la France - tout aussi grave, voire pire, dans l'Italie - de l'époque, où des écrivains tels que Philippe Sollers et Jean-Paul Sartre étaient, à notre avis, appréciés bien au-delà de leurs mérites littéraires simplement pour avoir pris ouvertement parti pour les gauches ; c'est-à-dire le parti qui, pendant des décennies, dans les bons salons d'Europe, a été considéré, sans la moindre critique, comme le seul et l'unique. De telles catégories idéologiques, comme on peut également le comprendre à la lecture de ce volume, ne convenaient pas à un artiste comme Ionesco, et il ne pouvait en être autrement dans le cas du véritable inventeur du "théâtre de l'absurde". 

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Si aujourd'hui cette longue conversation voit enfin le jour dans une version plus étendue, ce n'est pas par caprice de l'auteur, qui a mis la main à la pâte en reprenant les enregistrements originaux, mais en réponse à une particularité qui justifie sa re-proposition sous forme de livre: l'interview est un document et les pages qui la composent constituent un "texte", c'est-à-dire qu'elles donnent vie à une forme essayistique très particulière comme celle du "parlé", en l'occurrence sur le théâtre et la poétique de Ionesco, dont les mots étaient aussi inconfortables hier qu'aujourd'hui; nous ajouterons même que le monde globalisé craint l'intelligence, surtout quand elle est non-conformiste, et celle du notable dramaturge franco-roumain l'était certainement.

Le spécialiste chevronné ès-littérature française qu'est Grasso assume ici pleinement le rôle de l'intervieweur, réalisant qu'il s'adresse à un géant de la littérature, et qu'il fallait profiter de cette occasion, ce qu'il fait avec beaucoup de dévotion, sans toutefois faire un complexe d'infériorité. En fait, il est sûr de lui et pose des questions précises, sachant où "regarder", comment viser, à quoi s'attendre, malgré l'imprévisibilité de son interlocuteur pointu. Grasso sollicite le maître en face de lui sans aucun scrupule; il le marque, le presse, ne le ménageant que parfois, car il ne manque pas d'exprimer son désaccord ou de proposer des idées différentes. Mais lorsqu'il accepte d'être heureusement dépassé, il est déterminé à ramener un résultat concret, et c'est dans le caractère concret de la pensée exprimée par Ionesco que réside la qualité de cette publication, dûment élaborée par son éditeur. En substance, qu'est-ce qui en ressort ? Trois bonnes heures de conversation ! 

On découvre les pensées d'un écrivain "mal à l'aise".

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L'interview est un genre littéraire problématique. Aujourd'hui comme jamais auparavant, la capacité à poser des questions a été complètement perdue. On s'offusque ou, plus souvent encore, on se plie en quatre, on flatte sans vergogne, passant de ce qui serait un service culturel à un véritable service idéologisé. Heureusement, ce n'est pas le cas avec le livre de Grasso. Ionesco lui-même explique ce qui est peut-être la principale tâche de l'écrivain, à savoir "poser des questions" et non "proposer des solutions" (21).

Le texte s'ouvre sur une introduction très utile de la journaliste Simone Gambacorta, qui précise qu'il s'agit également d'un "livre de liaisons", car il établit des liens et indique des perspectives. Gambacorta rappelle avec force l'importance de savoir mener un entretien. Nous pouvons presque appeler cela un "sous-métier" du journalisme, qui ne se réalise pas simplement en posant des questions, mais ce qui compte c'est : "[...] avoir quelque chose à dire" (5). Et Ionesco parle, se confesse presque, tout en restant toujours solennel. De ses paroles, on comprend la raison qui a poussé Grasso à emprunter le sous-titre du texte à une œuvre de l'intellectuel roumain Emil Cioran (1911-1995): De l'inconvénient d'être né (1973). La citation ouverte de l'éditeur à cet auteur raffiné et, injustement, encore peu étudié, sanctionne avec acuité une parenté de désenchantement; comme l'atteste d'ailleurs le court essai de Ionesco A propos de Beckett, qui conclut le volume et n'en dit pas moins sur l'écrivain que sur l'auteur de En attendant Godot (1952).

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Ionesco et Beckett, unis par la même dénonciation inexorable, à la différence que le premier est plus "politique", tandis que le second est plus mental, comme l'explique également l'éditeur: "Par rapport à Beckett, dont le nihilisme apparaît beaucoup moins humoristique, centré avant tout sur le vide, Ionesco émet au contraire un cri étourdi face au vide, signalé par le rire" (29). Cette comparaison incite à mieux cadrer l'existentialisme de Ionesco qui, à la différence de son collègue irlandais, est vital, tendant à rejeter les raisonnements d'évasion: " La chose la plus absurde est d'être conscient que l'existence humaine est inacceptable... et, malgré tout, de s'y accrocher désespérément, conscient et affligé parce que destiné à perdre ce qu'on ne peut supporter [...]" (23).

Ainsi, l'inconvénient d'être chez Ionesco est une reconnaissance des choses, et non une "attente" stérile, bien que suggestive, comme nous le trouvons dans l'opus beckettien. À cet égard, Ionesco revendique légitimement, à notre avis, la paternité de ce que le critique et écrivain hongrois Martin Esslin (1918-2002) a défini pour la première fois comme le "théâtre de l'absurde". L'académie internationale, en revanche, a toujours désigné Beckett comme l'initiateur de ce courant littéraire, puisque les œuvres de Beckett ne visaient pas à ne rien raconter, mais faisaient plutôt du néant leur raison d'être. Pour sa part, Ionesco ne s'est jamais caché derrière "l'absurde"; au contraire, il s'en est servi comme d'un poinçon pour tenter de démêler le vide mental de l'âge moderne, ses nombreuses hypocrisies. Il va sans dire que, par le passé comme aujourd'hui, dire la vérité, peu importe de quelle manière, est considéré comme dangereux pour une certaine Pensée unique qui dirige l'Occident depuis des décennies. Ce système de pouvoir culturel a maintes fois changé de nom et de forme, mais son essence malveillante est restée intacte, et sans aucun scrupule, nous affirmons que de ce Mal, Ionesco se considérait fièrement comme un ennemi. 

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Ionesco, un anti-moderniste ?

Stylistiquement, on trouve dans le livre, surtout dans la partie qui précède l'interview, une sorte de contraste entre l'écriture de Grasso, avec une recherche parfois "baroque" de lemmes et l'alternance de phrases courtes et longues, qui est alors l'une des prérogatives d'un titan comme Joseph Conrad, et tout le monde ne peut pas être lui, dirions-nous, avec l'exactitude des réponses de Ionesco. Cependant, au final, le résultat global est fondamentalement harmonieux et la lecture est agréable. En outre, l'éditeur a le mérite, ainsi que le courage, de cadrer les idées de Ionesco dans une perspective que l'on pourrait qualifier de traditionaliste: "[...] l'homme, désarticulé de la transcendance, est un être englouti par les sables mouvants de l'insignifiance et du dérisoire, riche de ses déguisements, de ses soucis, de ses mesquineries" (22). Tout cela nous incite à poser de nouvelles bases dans l'étude de cet écrivain, c'est-à-dire une évaluation critique de Ionesco comme l'un de ces nombreux antimodernes dignes de ce nom dont les positions humaines et politiques ont été délibérément mal comprises.

La force de ce dramaturge, ce qui l'a rendu parfois impopulaire dans certains milieux, est que "son" vide n'en est pas un, puisqu'il est empreint d'un scepticisme structuré, à tel point que le terme "absurde" n'est utile que pour définir sa forme, mais pas son essence, si l'on considère, comme l'explique Grasso, qu'avec le théâtre Ionesco entendait : "[...] dénoncer, sans fausse modestie, la crédulité et l'absurdité de la condition humaine, vues comme les plaies [sic ! ] endémiques de l'homme bourgeois moyen" (22). 

Entretien avec Ionesco pourrait presque être jugé comme un livre "méta-théâtral", le prologue critique de l'éditeur préparant le lecteur à l'action théâtrale, tout comme dans les textes dramaturgiques, lorsqu'au début de chaque acte est décrite la scène dans laquelle les personnages vont évoluer. Et cet entretien qui prend la forme d'une pièce de théâtre se déroule en un seul acte, dans la confrontation verbale entre deux protagonistes isolés du reste du monde, rappelant paradoxalement le style de son "rival" Beckett.

Néanmoins, ce livre a aussi sa propre valeur pour la recherche, étant un excellent "outil" pour saisir la littérature française tout court, permettant d'aborder avec profit la lecture et la compréhension de cet auteur. Le "ton" de l'interview que Grasso recueille peut se résumer à l'hostilité bien connue de Ionesco envers Victor Hugo: "Il reste donc sa vie, sa grande éloquence, qui m'a toujours irrité et énervé, sa grande vanité littéraire; et le grand homme parfait, c'est-à-dire la "nullité" faite personne" (37). Une fois de plus, le dramaturge se montre sans fausse modestie, allant s'attaquer à l'une des plus pompeuses des idoles littéraires transalpines, car il possédait une sorte de "mauvaise intelligence", une caractéristique qui a fait la grandeur de Louis-Ferdinand Céline, et qui fait qu'il n'a pas peur des canons et des jugements.

Ainsi, cette rencontre à Rome il y a des années nous rappelle que l'opinion est quelque chose qui nous accompagne toujours, même si nous essayons souvent de la cacher avec crainte ou, pire encore, avec hypocrisie. Si, en revanche, on a l'intention de la jeter à la face du monde, comme Ionesco l'a fait avec ses œuvres et ses idées, alors il faut en être capable; en d'autres termes, être à la hauteur de ses idées préconçues et de ses idiosyncrasies. 

Il en va de même pour les positions politiques particulières de Ionesco, que Grasso encadre parfaitement en le décrivant comme un "démonteur de faux mythes" (31), notamment du communisme. C'est une autre raison pour laquelle il n'est pas apprécié par l'intelligentsia européenne qui, depuis des décennies, contribue à démolir tous les piliers de la culture du Vieux Continent. Nous partageons également les réflexions de Gambacorta dans sa présentation, qui nous incitent à redéfinir Ionesco une fois pour toutes comme un antimoderne: "[...] il savait bien comment la véritable perversion globale consistait en la prévalence de l'historique sur le métaphysique [...]" (6). Ce n'est donc pas une coïncidence si l'écrivain considérait que le "réalisme", qui est le vieux dogme de la gauche, était presque pernicieux, étant synonyme d'"engagement"; un mot en soi vide et canalisant souvent des imbroglios intellectuels et des mensonges: "La littérature réaliste est complètement fausse parce qu'elle tend à s'immiscer dans la démonstration" (11). Tout ceci devrait suggérer l'inclusion de Ionesco dans les rangs de ces penseurs anti-système d'origine roumaine tels que Cioran, Camilian Demetrescu et Mircea Eliade, déjà mentionnés, à qui nous devons une puissante défense d'une culture solide, mais non immuable, et profondément spirituelle. 

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En résumé, Gambacorta fait à nouveau allusion de manière suggestive à une "consonance esthétique" (10) entre l'interviewé et l'intervieweur dans ce petit volume savant où il nous incite à considérer la vie essentiellement comme une tromperie divine, un concept nodal dans la vision du monde de Ionesco. Pour comprendre le grand auteur franco-roumain, il est peut-être utile de le juxtaposer une fois de plus à son collègue irlandais, et le fait que Beckett soit néanmoins présent dans ce texte est un grand enrichissement, afin d'avoir une idée complète du Théâtre de l'Absurde. Ainsi, Ionesco exprime, a de la vigueur; tandis que Beckett laisse ponctuellement planer un doute qui prend la forme d'une attente qui sent souvent la maladie, proposant un théâtre certes de grande qualité, mais à sa manière exécrable.

À l'inverse, Eugène Ionesco, malgré sa désillusion sur le sens même de la vie, nous apparaît comme tout sauf renonçant. En effet, en parfait antimoderne, il était peu attaché à l'existence en tant que fait matériel, mais ne s'est certainement pas ménagé dans la lutte contre les mensonges du progrès. 

Giuseppe Grasso, Intervista con Ionesco - L'inconveniente di essere nati  (avec un essai de l'auteur sur Beckett), Chieti, Solfanelli, 2017.

samedi, 14 janvier 2023

Indro Montanelli dans le Japon de l'après-guerre: un voyage dans l'empire du bonsaï

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Indro Montanelli dans le Japon de l'après-guerre: un voyage dans l'empire du bonsaï

par Riccardo Rosati

Source: https://www.barbadillo.it/67460-cultura-montanelli-in-giappone-nel-dopoguerra-il-viaggio-nellimpero-bonsai/?fbclid=IwAR2OzGavIftIIDa-iP64GaiucXXpsiu0vPnONwQ0dVEpr8IuRQroxr3SK5g

Les articles rassemblés dans ce volume sont d'abord parus dans le Corriere della Sera entre novembre 1951 et mars 1952, période durant laquelle Indro Montanelli (1909 - 2001) a séjourné au Japon pour observer de près son évolution après sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale. Les conditions, donc, d'une nation militairement occupée et vétéran des six années de la "Régence MacArthur", avec le généralissime américain qui, dans la gestion pratiquement plénipotentiaire de l'Archipel, évitait rarement de révéler son peu d'estime pour les sujets de l'Empire du Soleil Levant. En fait, Montanelli ne l'ignore pas et rapporte clairement comment le manteau outrancier imposé par Douglas MacArthur a pratiquement cessé d'exister lorsqu'il a été remplacé au poste de SCAP (Commandant suprême des puissances alliées) par le général Matthew Ridgway, un homme doux qui n'était pas prisonnier de l'auto-idolâtrie qui allait plus tard nuire à la carrière de son collègue. Page après page, le meilleur journaliste italien de tous les temps - ainsi que ce Mussolini qui fascinait le jeune Montanelli lui-même - saisit d'un œil vif certains aspects essentiels d'un peuple qui vit pour la première fois la démocratie et se dirige vers cette extraordinaire expansion économique qui menacera bientôt la suprématie des économies occidentales.

Journalisme, voilà le mot clé qui connote le livre, comme l'explique bien Vittorio Zucconi dans la préface : "[...] parce que le secret de cette forme de journalisme n'est pas la connaissance, au contraire c'est l'ignorance du sujet". Zucconi ne jouit pas du tout de notre estime, et pourtant, en présentant ces écrits de Montanelli, il offre des réflexions d'une qualité absolue; peut-être est-ce dû au fait que lui aussi a été correspondant au Japon, mais dans les années 80, donc dans un pays aujourd'hui totalement capitaliste et en partie étranger à sa propre tradition, en raison de la forte américanisation. En effet, les mots de Zucconi font penser à ceux d'Italo Calvino, qui, avec sa Collection de sable (1984), a réussi à atteindre l'un des plus hauts sommets de la narration du Japon moderne. Comme pour Zucconi, l'ignorance est une valeur paradoxale chez l'écrivain ligure: "Nouvellement arrivé dans le pays, je suis encore au stade où tout ce que je vois a une valeur, précisément parce que je ne sais pas quelle valeur lui donner".

400619-MontanelliLIMPERO300dpi-269x431.jpgLe livre de Montanelli

Certes, Calvino est l'un des auteurs les plus importants du 20ème siècle, tandis que Montanelli et Zucconi, avec tout le respect que je leur dois, sont des journalistes et non des intellectuels. Néanmoins, dans L'Empire Bonsaï, on rencontre plusieurs passages vraiment surprenants par leur compréhension de la culture japonaise, à tel point que dans certains cas, nous nous sommes dit que, finalement, Montanelli avait "tout compris" ou presque ; comme lorsqu'il cristallise en quelques mots un élément très complexe, lié à cette composition raffinée, toute japonaise, d'une esthétique faite de cruauté: "On n'éduque pas et on n'éduque pas sans une bonne dose de méchanceté, d'intransigeance impitoyable. Je n'ai jamais vu un peuple aussi grossier et cruel'. De plus, s'il comprend avec une profondeur suffisante l'élégance de l'âme de cette nation, il ne manque pas non plus de saisir la rudesse des occupants, de cette Amérique dont Montanelli, bien que converti de longue date à l'antifascisme, ne pouvait vraiment apprécier aucune des valeurs: "Mais tout cela est-il vraiment une nouveauté, la nouveauté démocratique révolutionnaire que les Américains pensent avoir introduite ?".

Pour en revenir à Zucconi, ce dernier avoue éprouver une "admiration réticente" pour les écrits du chroniqueur le plus emblématique et le plus talentueux, qui dresse un portrait du Japon à travers une écriture qui n'est peut-être pas belle, mais est néanmoins "chaleureuse" et participative. Ce reportage sous forme d'articles journalistiques nous permet même de découvrir un très rare Montanelli 'affectueux' quand, par exemple, il parle de Shigeru Yoshida (1868 - 1977): Premier ministre japonais (1946 - 1947 et 1948 -1954), ainsi qu'un amoureux de l'Italie, et de Naples en particulier.

Le Japon envahi mais sobre et digne

L'Empire Bonsaï se dresse comme le précieux témoignage d'un pays envahi, victime d'une humiliation, que le peuple japonais affronte pourtant avec sobriété et dignité. Montanelli ne cache pas qu'il considère le "fascisme japonais" (une définition à l'égard de laquelle nous avons ponctuellement de forts doutes) comme une grave erreur. Quoi qu'il en soit, son esprit d'anarchiste structuré, donc avec un penchant parfois réactionnaire, émerge avec surabondance dans sa défense de Tomoyuki Yamashita (1885 - 1946), également connu sous le nom de "Tigre de Malaisie", en raison des atrocités commises par ses soldats à Manille, pendu comme criminel de guerre, ou du moins, c'était la version des événements propagée par les "alliés". Montanelli pense le contraire, et cela se voit lorsqu'il rapporte la dissidence de la presse, même la presse américaine, pour l'exécution de ce brave et noble officier, qui est entré dans l'histoire pour son incroyable capture de la "forteresse" britannique de Singapour: "Immédiatement après la lecture du verdict, mon collègue Pat Robinson de l'International News Service a mis au vote et publié, [...], la réponse des douze correspondants américains, britanniques et australiens qui, après avoir suivi le procès de la première à la dernière séance, se sont prononcés à l'unanimité contre la légalité de la sentence: je le dis avec une certaine fierté de journaliste".

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La figure de l'Empereur

Nous avons dit plus haut que nous n'avons pas affaire à un intellectuel. Par conséquent, de nombreuses nuances de la société de l'Archipel sont difficiles à saisir pour lui. Tout d'abord, celles concernant la figure la plus complexe de la culture japonaise, à savoir son souverain (天皇, Tennō). Montanelli ne parvient pas à en saisir l'essence, la raison pour laquelle un simple être humain peut devenir le symbole de toute une nation, comme ce qu'est le drapeau pour nous, Occidentaux. Ce qui ne lui échappe pas, en revanche, c'est la condition humiliante de l'empereur après la guerre: "[...] aujourd'hui le cent vingt-quatrième héritier d'une dynastie qui a duré sans interruption pendant deux mille six cent quatorze ans vit comme un père de famille de la classe moyenne, sans faste ni suite". On peut donc penser, en lisant sa chronique dans un pays si éloigné géographiquement et aussi autrement, que lorsque Montanelli ne parvient pas à comprendre, et cela arrive assez souvent, il ne perd jamais le respect, et même en cela, il nous rappelle l'égarement que Calvino a également ressenti au Japon : "Ainsi le temple Manju-in, qu'un incompétent comme moi jurerait être zen et pourtant il ne l'est pas [...]".

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Italo Calvino

 

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Montanelli et Calvino au Japon

En conclusion, le Japon s'avère souvent capable de faire ressortir le meilleur de nous-mêmes. L'explication donnée par Montanelli est la suivante: c'est parce que c'est un "pays sérieux" ! La collection d'articles en question est une sorte d'album de la réalité japonaise, avec des "instantanés" tirés de l'esprit d'un homme qui était capable d'expliquer et parfois même de raconter. Sa vision du Japon n'est pas élaborée, mais elle est si vraie, si puissamment authentique dans sa naïveté, comme le dit encore Zucconi à juste titre : "[...] parce qu'un journaliste n'est jamais un professeur, même s'il veut s'appeler ainsi, mais, en fait, il reste toujours et seulement un étudiant sur le point de se faire recaler". Montanelli et sa plume maussade nous manquent beaucoup. La lecture de ce texte, comme nous l'avons souligné, nous a rappelé le voyage de Calvino vers le Soleil Levant. D'un côté, un grand journaliste, de l'autre, l'un des plus grands écrivains des temps modernes, tous deux partageant cette "humilité" qui a fait la grandeur de l'odeporica (la "littérature de voyage") des Italiens au fil des siècles. Eux, les Japonais, sont ce qu'ils sont, des gens sérieux; nous, de notre côté, sommes ce que nous sommes, ou du moins nous l'étions il y a encore quelque temps, le Peuple le plus intelligent de la planète, au point qu'un "simple" journaliste se révèle capable d'exprimer des concepts sur le Japon bien plus profonds et exacts que ceux de tant d'universitaires de l'école anglo-saxonne en vogue depuis des décennies: "A moins que ce ne soit là mon erreur; de vouloir trouver une logique et donner une explication à ce que font les Japonais. Ce qui est aussi, à bien y réfléchir, une explication; et peut-être la seule qui compte".

Notes:

* L'impero bonsai Cronaca di un viaggio in Giappone 1951 - 1952 par Indro Montanelli (Rizzoli, Milan, 2007)

** Merci à notre collègue orientaliste Annarita Mavelli, qui a aimablement attiré notre attention sur le texte de Montanelli.

Riccardo Rosati

Riccardo Rosati sur Barbadillo.it

mercredi, 04 janvier 2023

Après le virus : la renaissance d'un monde multipolaire

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Après le virus : la renaissance d'un monde multipolaire

Carlos X. Blanco

Source: http://adaraga.com/despues-del-virus-renacimiento-de-un-mundo-multipolar/

Le livre de Boris Nad, Después del virus: El renacimiento de un mundo multipolar, est un texte utile, d'une lecture agile et facile, un volume d'une actualité brûlante qui retrace les effets et le contexte de la récente pandémie, ainsi que la série actuelle d'événements inquiétants, les développements politico-militaires qui n'ont pas encore déployé tous leurs effets et leurs conséquences historiques, y compris la guerre actuelle en Ukraine, voulue et souhaitée par l'OTAN.

La guerre ukrainienne pourrait être considérée comme un prologue à la troisième guerre mondiale, ou du moins comme un épisode de cette guerre mondiale froide qui fait déjà rage depuis que la Russie de Poutine a entamé son processus d'insubordination. Un processus qui a commencé après l'effondrement catastrophique de l'Union soviétique et le chaos et les humiliations de la période Eltsine.

Boris Nad écrit à partir d'une perspective nettement eurasienne, qui s'inscrit largement dans la lignée de celle du traditionaliste russe Aleksandr Douguine. De ce point de vue, le temps de l'humiliation de la Russie est arrivé à son terme. Depuis l'accession au pouvoir de Vladimir Poutine, et malgré les erreurs de ce dernier, la Russie a modernisé ses structures militaires, déjoué l'OTAN, mais aussi assaini son économie, auparavant embourbée dans le chaos, la corruption et l'arriération, et, surtout, remonté le moral de son peuple.

Le peuple de la Fédération de Russie est en grande majorité slave, tolérant et loyal. Ils ne vivent pas dans la mollesse et la prostitution généralisées dans lesquelles vivent les Occidentaux, surtout les Espagnols. Par Russes, nous entendons avant tout le grand groupe slave de tradition chrétienne-orthodoxe, bien qu'il faille reconnaître le rôle des autres nationalités et groupes ethniques, en grande partie asiatiques, qui font également partie de la Grande Russie: les communautés de nombreux groupes ethniques non européens, non chrétiens, qui font partie intégrante de cette fédération. La Russie et tous les pays qui l'entourent conservent les caractéristiques d'un empire, y compris son caractère multinational. Un empire n'est pas simplement un grand État. Il ne s'agit pas non plus d'un regroupement d'États dirigé par un noyau fort et dominant. Un empire ne se réduit pas non plus à une forme monarchique qui s'étend sur de très grands territoires. Un véritable empire, comme l'est aujourd'hui la Russie eurasienne, présuppose, outre ce qui précède, une volonté civilisatrice, repeuplante, ordonnatrice, qui aspire à s'élever en tant que puissance souveraine formant un État-civilisation.

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Comme l'explique si bien Boris Nad (photo), un Serbe, le temps est venu des États-civilisation par opposition aux États-nations. Les véritables empires sont des États-civilisation qui incluent en leur sein de multiples races, nationalités, confessions, c'est-à-dire un système complexe d'unités communautaires qui ont vécu liées autour d'un même domaine (imperium), non pas tant en conquérant qu'en arbitrant et en convergeant. Les véritables empires civilisateurs font leur l'impératif de "civiliser" tout un environnement barbare et désarticulé.

L'accès des peuples multiples à un stade supérieur, civilisé, passe par la prise de conscience de leur existence en tant que réalité différenciée vis-à-vis de leurs voisins, processus qui a été donné par ces empires. Dans le passé de l'Europe, cela a été le fait de l'Empire romain dans certaines de ses extensions (seulement certaines, car cet Empire romain était prédateur ou absorbant dans beaucoup d'entre elles), ainsi que de l'Empire carolingien, du Saint Empire romain, de l'Empire austro-hongrois, de la monarchie hispanique... Grâce aux empires qui les lient, des centaines de nationalités ou de peuples de l'humanité ont appris à se connaître comme des entités premières/juvéniles, bercées par l'entité impériale mère, par la main de laquelle elles ont accédé à l'existence civilisée. Ce type d'empire, que je préfère appeler agglutinant, plutôt que "générateur", est une macro-entité unitive : il fédère, coordonne, "berce" et "éduque" des entités faibles, petites ou arriérées, pour en faire des participants à un projet commun et universel.

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Il en va de même pour l'empire chinois pour une grande partie de l'Extrême-Orient, du Sud-Est et de l'Asie centrale. La civilisation chinoise a été pour des centaines de nations asiatiques, d'une part, comme la Grèce des Européens, leur noyau classique, mais, d'autre part, elle a été le liant autour duquel s'est constitué un empire solidement ancré dans des traditions qui lui sont propres. C'est le cas de l'Espagne avec les Basques ou les Indiens d'Amérique : l'occasion de faire entrer des groupes ethniques et des nationalités isolées dans le courant universel.

A cette conception impériale traditionnelle, dont le fondement est ancestral et sacré, et qui tend à regrouper les communautés humaines en vastes aires civilisationnelles (Russie, Chine, Inde, Islam, Perse, Turquie, Espagne), s'oppose l'Anglosphère. L'Anglosphère représente une véritable déformation de l'idée impériale. Depuis que les pirates anglais ont commencé à attaquer les galions d'Espagne, le monde anglo-saxon s'est comporté envers le reste de l'humanité comme un animal prédateur. Sa seule règle était et est de briser toutes les règles. Sa véritable tradition consiste à déraciner toutes les autres traditions. L'Anglosphère a commencé dans ses premiers siècles comme une véritable "entreprise privée" dont la Couronne de Sa Gracieuse Majesté était le principal actionnaire. Le pillage, l'esclavage et le génocide ont été ses pratiques pendant des siècles, jusqu'à ce que l'État (d'abord le Royaume-Uni, puis les États-Unis) rende officielle l'occupation des colonies, auparavant privée.

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Il est frappant de constater que l'Anglosphère, dans ses deux grandes versions, britannique et yankee, a commencé ses déprédations dans les deux cas en déclarant la guerre à l'Espagne, qui, au XVIe siècle et jusqu'au XVIIIe siècle, était le seul empire contraignant ayant la capacité outre-mer de réorganiser ou de "civiliser" le monde. Les énormes masses telluriques de la Chine, de la Russie, de la Perse, de la Turquie, du Saint-Empire romain germanique, etc., ne disposaient pas de flottes modernes et des cadres techniques, militaires, bureaucratiques, etc. qui pouvaient leur donner le pouvoir expansif d'entraver les déprédations des "Anglos". L'Espagne possédait en effet tous les attributs et les moyens d'un arbitrage universel, et son existence même en tant que puissance, grande ou moyenne, était et reste incompatible avec les visées rapaces des Britanniques et des Yankees.

La pandémie du co ronavirus, ainsi que les précédentes attaques de terrorisme financier subies par les pays 'pigs", "porcs", comme nous appelle la haute finance anglo-saxonne et "européiste", nous montre ce qu'est l'"Occident": une engeance qui imite un empire, un ennemi essentiel de notre tradition hispanique, un système anglo-américain démoniaque conçu pour piller le reste du monde. La puissance américaine, comme la puissance britannique, est improprement appelée empire alors qu'il s'agit simplement d'impérialisme, une action combinée de subjugation néo-coloniale, économique-culturelle d'une part, et de domination politico-militaire d'autre part. Lorsqu'un peuple décide de se soulever, de ne pas continuer à sombrer et de ne pas être une colonie des Anglo-Américains, les "Occidentaux" lui déclarent immédiatement une guerre hybride: les militants de leurs ONG sont prêts à transformer et à condamner ses traditions religieuses et ethniques les plus immémoriales. La pluie de dollars corrompt les élites politiques locales, la menace d'un coup d'État ou d'une révolution colorée plane dans le ciel et les conflits civils ne connaissent aucun répit. Personne ne peut s'écarter du scénario prévu par les maîtres du monde. L'Espagne franquiste tardive a connu le même sort. Le président du gouvernement national, l'amiral Carrero Blanco, a été pulvérisé dans un attentat qui témoignera pour l'éternité de la collusion entre les séparatistes et les puissances de l'anglosphère.

Je pense que le livre de Boris Nad est très utile pour réfléchir au nouveau leadership mondial qui s'annonce pour ces deux grands empires-civilisations, le russe et le chinois, c'est-à-dire l'Eurasie. L'"Occident" est laissé seul, enfoncé dans son propre retard technologique et moral. Ceux d'entre nous qui vivent pris dans ce piège de l'Anglosphère ne peuvent être rebelles qu'en devenant traditionalistes, en faisant revivre leurs propres racines, en encourageant les renouveaux identitaires. Comme la Russie et la Chine ont refait surface, il en sera de même pour d'autres macro-populations qui avaient aussi des traditions impériales : Turcs, Perses, Arabes... L'Hispanité est encore à la traîne, et pourrait être un autre pôle, se réappropriant sa civilisation, et le monde africain attend un changement de partenaires et un éloignement de l'Occident colonisateur pour lui permettre de se réindustrialiser et de passer à un autre niveau de lutte et d'insoumission.

Je vis dans un pays où les professeurs d'anglais se déguisent en sorcières à Halloween, et où les enfants qui devraient parler couramment la langue de Cervantès portent des sweat-shirts avec l'Union Jack dessus, parlant un spanglish inacceptable dans un pays qui a civilisé la moitié du monde en bon espagnol. Le point de départ hispanique aujourd'hui est mauvais, très mauvais. Maintenant, beaucoup d'entre nous ont honte, nous aimons une Espagne que nous n'aimons pas. Mais des livres comme celui de Nad, un Serbe qui ne connaît que trop bien le démembrement impérialiste de sa patrie, la Yougoslavie, servent d'aiguillon et d'avertissement. Félicitations à nos amis de l'éditeur Hipérbola Janus. Leur travail est inestimable.

Boris Nad : Après le virus : la renaissance d'un monde multipolaire. Hyperbola Janus (novembre 2022): https://www.amazon.es/Despu%C3%A9s-del-virus-renacimiento-multipolar/dp/B0BLGH15B3

Carlos X. Blanco

Carlos X. Blanco est professeur, écrivain et chroniqueur pour, entre autres, La Tribuna del País Vasco. Il est titulaire d'un doctorat en philosophie et est considéré comme l'un des principaux experts espagnols de la bataille de Covadonga et du début de la Reconquête. Ces dernières années, il a consacré deux ouvrages clés, à la fois romans et essais, à ce sujet. Il s'agit du roman historique La luz del norte et de l'étude De Covadonga a la nación española (De Covadonga à la nation espagnole), avec une préface de Robert Steuckers. Les deux ouvrages sont publiés par EAS. Il a récemment publié les ouvrages Ensayos antimaterialistas et El Imperio y la Hispanidad chez Letras Inquietas.

mardi, 03 janvier 2023

Guerre d'Ukraine: les stratégies néfastes des États-Unis

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Guerre d'Ukraine: les stratégies néfastes des États-Unis

Thorsten Hinz

Source: https://jungefreiheit.de/kultur/literatur/2023/schaedliche-strategien-usa/  

Les politologues Ulrike Guérot et Hauke Ritz dénoncent une influence massive des Etats-Unis en Europe de l'Est comme impulsion décisive de la guerre en Ukraine. Selon eux, Washington ne peut plus être considéré comme le gardien du Graal des "valeurs occidentales". Selon eux, les Etats-Unis sont aujourd'hui "socialement délabrés et culturellement épuisés".

84f968e79fa9458f9d1550d8fb82e2e1.jpegLa politologue Ulrike Guérot a osé ce qui a conduit de manière prévisible et logique à sa mise au ban du public: avec Hauke Ritz, docteur en philosophie et spécialiste de la Russie, elle a rédigé un livre qui prend à contre-pied la lecture qui a été faite de la guerre en Ukraine. Elle y reconnaît une manipulation de l'opinion digne de 1914 : "Où que l'on regarde, il y a prise de parti exubérante en faveur de l'Ukraine, diabolisation totale de l'adversaire, réduction de l'ennemi à une seule personne (Poutine), absence de contextualisation, division tranchée entre le bien et le mal, rejet indigné de la coresponsabilité, morale au lieu de géostratégie".

Guérot et Ritz ont relié deux séries de motifs: premièrement, la prise de conscience "que l'UE a échoué en tant que projet politique" ; deuxièmement, "que l'image de la Russie en Occident est fausse ou du moins insuffisante". Les deux sont dialectiquement liés: leur échec rend l'UE incapable de prendre une position indépendante dans la guerre en Ukraine et d'exercer une influence pacificatrice sur le conflit. La poursuite de la guerre, à son tour, rend son échec parfait. Le conflit géopolitique devient ainsi un "jeu final" pour l'Europe, avec la perspective de dégénérer définitivement en un pré-carré et une masse à la disposition des États-Unis. L'objection selon laquelle l'Europe et l'UE ne sont pas identiques ne doit pas être prise en compte ici.

Une "guerre par procuration américaine"

Ce que les médias appellent systématiquement "la guerre d'agression de Poutine" est pour Guérot et Ritz "une guerre par procuration américaine préparée de longue date", dont les racines remontent au début des années 1990. Ils ont passé en revue des livres, des articles et des déclarations de penseurs et de stratèges américains et en ont tiré des extraits. Ils citent Zbigniew Brzeziński, George Friedman, Robert Kagan, Charles Krauthammer et Paul Wolfowitz.

Ce dernier était secrétaire adjoint à la Défense sous George W. Bush et déterminé à "empêcher toute puissance hostile de dominer une région dont les ressources, sous contrôle consolidé, suffiraient à générer une puissance mondiale". Est considérée comme ennemie toute personne qui tente de générer une puissance comparable à celle des États-Unis. Alors que les États-Unis ont immédiatement identifié l'Europe comme un concurrent potentiel après 1989, les Européens ont entretenu une "pensée unique" sur la soi-disant communauté de valeurs occidentale. La stratégie de Washington visant à séparer l'Europe des ressources russes par un cordon sanitaire n'a suscité aucune réflexion stratégique.

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L'Ukraine va devenir totalement dépendante des États-Unis

Ulrike Guérot / Hauke Ritz : Fin de partie en Europe. A commander maintenant sur le service librairie de Junge Freiheit: https://jf-buchdienst.de/Buecher/Zeitgeschichte/Endspiel-Europa.html?listtype=search&searchparam=gu%C3%A9rot

Les "révolutions de couleur" et les "changements de régime" dans les anciennes républiques soviétiques faisaient partie de la stratégie américaine. Dans les pays d'Europe centrale et orientale, de "jeunes élites américanisées avec des connexions à Harvard et Washington" occupaient des fonctions de haut niveau dans l'Etat et les médias, "le prototype étant par exemple Radek Sikorski, le futur ministre polonais des Affaires étrangères", qui a salué sur Twitter le dynamitage des gazoducs Nord Stream par un "Thank you, USA".

Barack Obama a vanté la capacité des Etats-Unis à "façonner l'opinion publique mondiale, (elle) a aidé à isoler complètement la Russie". L'incendie de la Maison des syndicats à Odessa en 2014 par des nationalistes ukrainiens, qui a coûté la vie à 48 Russes, a ainsi été complètement occulté. Les accords de Minsk, qui prévoyaient une structure fédérale du pays avec plus d'autonomie pour l'est de l'Ukraine, ont été sabotés sous l'influence de Washington, car pour faire de l'Ukraine une zone de déploiement militaire de l'OTAN, il faut un pouvoir central de Kiev très rigoureux.

Ainsi, la "guerre d'agression de Poutine" apparaît plutôt comme une attaque défensive visant à échapper à l'emprise de l'OTAN. Il en résulte une Ukraine gravement endommagée par la guerre, énormément endettée et politiquement totalement dépendante des Etats-Unis. Les auteurs demandent : "L'Europe peut-elle vouloir un tel vassal en son sein ?"

Selon nos deux auteurs, les États-Unis sont aujourd'hui culturellement épuisés

Il faudra bien qu'elle le veuille. Si les choses se corsent réellement entre les Etats-Unis et l'Allemagne, les Américains mettront du matériel de renseignement sur la table et ce sera "soit vous participez, soit vous êtes pris". C'est en ces termes qu'en 2013, Günter Heiß, alors coordinateur des relations germano-américaines, a résumé son expérience avec la première puissance occidentale dans l'émission "Beckmann" de la chaîne ARD.

Pour Guérot, les Etats-Unis ne peuvent plus être considérés comme les gardiens du Graal des "valeurs occidentales", ils sont aujourd'hui "socialement délabrés et culturellement épuisés". La réalité en Occident se caractérise par le "wokeness", les interdictions de parole, la "cancel culture", les méthodes de censure, les résiliations de compte, la surveillance numérique et biométrique, le journalisme d'État et la guerre psychologique contre la population.

Pas de doute, cette femme et son co-auteur ont du courage ! Leur livre est stimulant, mais il est aussi vulnérable. Une erreur d'inattention peut passer inaperçue lorsqu'il est dit que le président français François Mitterrand, opposé à la réunification, est allé voir Egon Krenz en RDA en mars 1990. En réalité, Mitterrand se trouvait déjà à Berlin-Est en décembre 1989. A cette époque, Krenz n'était déjà plus en fonction et son interlocuteur était le Premier ministre Hans Modrow.

Rêveries antinationales

La fameuse euphorie post-nationale de Guérot, qui par principe ne connaît pas de frontières, a des conséquences graves. Comme l'Allemagne a négligé de manière coupable de consentir dès le départ à une union de transfert de l'euro, la guerre menée "autour de l'intégrité territoriale historiquement absurde qu'est l'Ukraine" doit maintenant provoquer la "catharsis européenne" attendue, à savoir la dissolution des structures étatiques nationales. Un début a déjà été fait, car la décision de prendre en charge les réfugiés ukrainiens dans le système Hartz IV allemand est "en fait déjà un signe avant-coureur de ne plus différencier les droits civils en fonction de la nationalité".

De telles rêveries creuses ne peuvent être raisonnablement critiquées. D'un point de vue historique, presque toutes les frontières en Europe sont absurdes. Mais qu'en résulte-t-il ? Au lieu d'un travail de précision, Guérot nous offre à la fin une logique de bulldozer et écrase à moitié son intervention convaincante et celle de Ritz contre la lecture officielle de la guerre en Ukraine. Elle facilite ainsi la tâche à ses adversaires, mais la rend difficile à ceux qui sont d'accord.

JF 51/22

 

mercredi, 21 décembre 2022

Heidegger et le début de la philosophie: l'interprétation d'Anaximandre et de Parménide

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Heidegger et le début de la philosophie: l'interprétation d'Anaximandre et de Parménide

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/heidegger-e-linizio-della...

Texte crucial pour la compréhension du parcours philosophique de Martin Heidegger, L'inizio della filosofia occidentale. Interprétation d'Anaximandre et de Parménide, désormais en librairie grâce aux éditions Adelphi et édité sous la direction de Giovanni Gurisatti (pp. 313, euro 42,00). Ce texte heideggerien rassemble le cours que le philosophe a donné sur le sujet à Freiburg en 1932. Les thèses les plus pertinentes s'inscrivent aussi bien dans la lignée de celles exprimées dans Dell'essenza della verità (1930) que dans les positions théoriques de l'article de 1940, La dottrina platonica della verità. Le volume qui nous occupe ici se situe pleinement dans l'ambiance théorique que le penseur a connue au début des années 1930, la Kehre, le tournant qui l'a amené à laisser derrière lui l'exclusivité de la perspective aristotélicienne sur laquelle le monde de L'Être et leTemps avait été construit en 1927. Dans ce contexte, Heidegger a récupéré l'idée grecque de vérité, aletheia, c'est-à-dire la révélation, dans sa pensée, car le "vrai" avait été compris par la métaphysique classique comme la conformité de l'intellect et de la réalité.

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De plus, Heidegger, dès ses débuts universitaires, avait manifesté son intérêt pour la pensée aurorale. Cette propension sera consolidée dans la période d'après-guerre, lorsque le thème de l'Autre commencement de la pensée européenne sera au centre des spéculations du philosophe de Fribourg. Le début de la pensée occidentale est divisé en trois parties : 1) Les Dires d'Anaximandre ; 2) Considération intermédiaire ; 3) Le Poème didactique de Parménide.

Pour Heidegger, Anaximandre est un penseur qui a abordé l'être dans une perspective pré-métaphysique. La première locution de la pensée européenne, en effet, saisit l'entité dans son être. Plus précisément, les entités sont expérimentées "en étant simultanément un avec l'autre (accord) et un contre l'autre (désaccord)" (p. 41). Cela signifie que, pour Anaximandre, l'être de l'entité est le temps : "sa tâche et son essence consistent à faire apparaître et disparaître l'entité" (pp. 50-51).  Le temps indique les rythmes de l'être, auxquels les entités sont soumises. Mais l'être et les entités ne disent pas la même chose, Heidegger reste dualiste dans ces pages, comme dans L'Être et le temps: "L'être et les entités sont différents - et cette différence est la plus originale qui [...] puisse être donnée" (p. 64).

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Dans la vaste exégèse consacrée à Parménide, le philosophe déploie sa perspicacité philologique et sa ponctualité habituelles dans son exégèse du poème d'Éléonore. Dans ses vers, outre la voie de l'être et la voie impropre du non-être, il est question de la voie de la doxa, qui, selon Heidegger, doit être connue du sage, puisque, comme le souligne l'éditeur: "seul celui qui a expérimenté à fond l'essence errante de la voie-doxa peut décider de [...] prendre la voie-aléthéia" (p. 22). Ceci ouvre la quatrième voie parménidienne, celle de la conversion du sage à la première voie, à l'être. Dans cette première expérience herméneutique avec l'éléatisme, ainsi que dans les suivantes, le penseur embrasse la thèse selon laquelle "percevoir et être co-égaux" (p. 223). Seinfrage, la question fondamentale de la pensée, est rendue possible par une telle appartenance de l'homme et de l'être. Par conséquent, si l'être se donne comme présence à l'homme, ce dernier "peut à son tour lui tendre la main pour l'accueillir" (p. 23). Il existe une réciprocité dynamique entre les deux pôles, même si la primauté est attribuée à l'être.  L'homme ne peut que se projeter ex-statiquement dans le jet-don de l'être. C'est pourquoi, selon l'auteur, en vertu du dualisme qui traverse tout le système de pensée de l'Allemand (être-étant, authentique-inauthentique, etc.), il est resté toute sa vie un théologien plutôt qu'un ontologue.

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Il n'en reste pas moins que, dans ce volume, la réflexion heideggerienne s'ouvre, dépassant la conception linéaire de l'histoire, à l'actualité du questionnement du "premier commencement" de la pensée. Cette auroralité, aussi voilée soit-elle, reste en vigueur dans l'histoire et dans le présent et fait pression sur nous: "elle nous demande d'expérimenter cette proximité et d'en prendre soin" (p. 24). C'est pourquoi, note Heidegger, le Seinfrage est une question destinale, dans laquelle est donné le salut possible de l'essence de l'homme. Dans la Considération intermédiaire, le penseur accorde des traits éthiques à ses réflexions. Se livrer à l'aletheia implique, de la part du sage, de se transformer en profondeur, d'opérer un véritable changement de cœur, de se libérer des contraintes de l'apparence. Inévitablement, une partie de cette attitude de recherche est un retour au questionnement de la "question non posée de l'être" (p. 131).

Ce n'est que dans une telle réflexion que l'on comprendra que le commencement ne se trouve pas derrière nous, qu'on ne le récupère pas simplement en regardant en arrière, car il se trouve "devant nous comme la tâche essentielle de notre propre essence" (p. 136). Cette affirmation explique le sens de la récupération heideggerienne d'Anaximandre et de Parménide. La philosophie de Heidegger est, sans crainte d'être contredite, l'une des tentatives les plus originales (dans le sens d'un regard sur l'origine), les plus organiques et les plus complexes produites par la pensée du 20ème siècle. Elle est essentiellement centrée sur la tentative de retrouver la physis grecque.

Peut-être, comme l'a reconnu Franco Volpi dans Contributions à la philosophie, le projet heideggerien se replie-t-il paradoxalement sur lui-même et a-t-il été réalisé par l'élève "hérétique" du philosophe, Karl Löwith. Ce dernier pose, comme seule transcendance pour l'homme, la physis et ses cycles. Comme on peut le constater dans les pages que nous avons brièvement présentées, la question résonne chez Heidegger : "Pourquoi l'être et non le néant ?". La question est mal posée puisque, comme l'ont montré les philosophies de Julius Evola et d'Andrea Emo, soucieuses de la tradition dionysiaque hellénique, au début du 20ème siècle, l'être est le néant. Coïncidence hermétique des opposés, et non dualisme ontologique.

Giovanni Sessa

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vendredi, 16 décembre 2022

Dostoïevski antimoderne et fantastique dans Le Crocodile

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Dostoïevski antimoderne et fantastique dans Le Crocodile

Le texte est enfin proposé en langue italienne par les éditions Adelphi, sous la direction de Serena Vitale.

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/107166-dostoevskij-antimoderno-...

Fëdor Dostoïevski est un maître incontesté de la littérature moderne, ainsi qu'un annonciateur prophétique, avec Nietzsche, du nihilisme qui se déploiera pleinement au 20ème siècle. En 1865, un an après avoir publié l'extraordinaire Les carnets du sous-sol, il publie un écrit à la fin incertaine et suspendue, intitulé Le Crocodile. Le texte est enfin proposé en langue italienne par la maison d'édition Adelphi, sous la direction de Serena Vitale (pp. 97, euro 12,00). Il s'agit d'une nouvelle "anormale", qui ne s'aligne pas, en termes de forme et de contenu, du moins à la première approche superficielle, sur les grands romans de l'écrivain russe. Dans ces pages, Dostoïevski présente, de manière exaltante, en amusant et en divertissant le lecteur, une histoire fantastique, un récit qui remet en question les certitudes de tout réalisme, tant d'un point de vue gnoséologique que littéraire.

Le Crocodile de Fédor Dostoïevski

1292535.jpgIl utilise un nouveau langage, inhabituel dans la littérature russe (et autre) de la seconde moitié du 19ème siècle, grâce auquel dans l'histoire : "les anneaux de la conséquentialité sont desserrés et l'indigence du déterminisme causal est démasquée" (p. 97). L'auteur va au-delà du logocentrisme, montrant, en fait, que l'humour et la facétie sont capables, paradoxalement, de réfuter les certitudes apodictiques, ubi consistam de la pensée moderne et positiviste. La disparition des certitudes, nous dit l'écrivain, ouvre le doute universel, la suspension du jugement. C'est pourquoi les vicissitudes du protagoniste du Crocodile n'ont pas de conclusion réelle et congrue. La fin reste inconcevable, indéterminée, comme il en va du projet de vie de tout homme. Le récit se déroule à Saint-Pétersbourg, une ville qui vit sur l'abîme du possible, où tout peut arriver, même l'impensé. Dans une boutique du Passage, la première élégante galerie marchande de la Russie tsariste qui, à l'instar des Passages parisiens évoqués par Benjamin, était censée célébrer les gloires du capitalisme galopant, un exemple de la "préhistoire de la modernité", un Allemand expose au public, moyennant paiement d'un ticket, un animal exotique, un crocodile.

Le fonctionnaire ministériel de bas rang, Ivan Matveič, arrogant, imbu de sa personne, comme tout progressiste qui se respecte, décide d'accompagner, avec un ami (le narrateur), sa femme Elena Ivanovna, représentante typique de la nouvelle bourgeoisie et cliente des magasins du Passage, pour une visite de l'étrange animal. Matveič taquine le nez du crocodile avec son gant et le crocodile, en réaction, attrape l'homme et n'en fait qu'une bouchée. Alors que les personnes présentes discutent entre elles pour savoir s'il serait opportun d'ouvrir le ventre de l'animal et de libérer le malheureux, celui-ci affirme qu'il se trouve bien dans les entrailles du crocodile et annonce sa décision catégorique de rester là où il est. Il croit, en effet, que loin de la société et de ses amusements, il peut devenir un grand réformateur politique, proclamant qu'il veut devenir le "nouveau Fourier". De grandes foules, bien sûr, dès le lendemain, pour voir le "monstre" et de grosses recettes pour le propriétaire. Pendant les visites, le protagoniste ne fait que radoter sur le sort progressif de l'humanité et de la patrie russe.

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Il est probable qu'avec ce personnage, Dostoïevski a parodié Tchernyševski et les penseurs "révolutionnaires" de l'époque en laquelle il vivait. En bref, l'écrivain, reprenant des motifs du Nez de Gogol, préfigure le triomphe de la bourgeoisie, le culte du profit, et photographie de manière humoristique et déconstructive le "nouveau monde" qui s'annonce, selon lui, sous le trait du "monstrueux". Le crocodile n'est pas simplement un "méfait", comme l'auteur voudrait nous le faire croire, mais, note Vitale, une histoire de cupidité et de mesquinerie. Le propriétaire allemand de l'animal se préoccupe, en bon bourgeois, "de l'animal uniquement parce qu'il est une source de profit" (p. 93). L'épouse du malheureux fonctionnaire, séductrice et fatale: "elle semble pleurer surtout parce qu'elle sait que les larmes lui font du bien et bientôt [...] elle trompe son mari " (p. 93). Le fonctionnaire ministériel auquel son ami s'adresse pour obtenir de l'aide et des conseils "ne devient plus aimable qu'après que les sept roubles que [...] Matevič lui a fait perdre aux cartes lui ont été rendus" (p. 93). Malgré le triomphe imminent du monde bourgeois, le Saint-Pétersbourg de ces pages, une ville animée par la nomenklatura, dans laquelle les hiérarchies n'ont qu'une fonction formelle et non substantielle, plane la possibilité de l'impossible. Dans celui-ci, tout peut arriver, indiquant, entre autres, que le cours de l'histoire n'est jamais nécessaire, prédéterminé par le triomphe du Zeitgeist. Matevič est l'incarnation du formalisme bourgeois de l'époque, puisque, immédiatement après avoir été avalé par le " monstre ", il déclare: "Ma seule préoccupation est de savoir comment mes supérieurs vont le prendre" (p. 94).

Le Crocodile n'est pas une simple pierre d'achoppement sur le chemin de la pensée de Dostoïevski. C'est précisément en tant qu'"exception" qu'il condense l'antimodernisme de l'auteur qui, dans les œuvres considérées comme "majeures", prendra des traits slavophiles et "anti-papistes". Au-delà, l'écrivain montre, notamment dans les dialogues hilarants des personnages (l'humour, à ce niveau de subtilité herméneutique et dévoilante, ne nous semble reconnaissable dans la littérature moderne que dans Le Cercle de Pickwick de Dickens) que la "fantaisie" est l'outil vers lequel se tourner pour dépasser le monde "monstrueusement" construit par l'utilitarisme. Le Crocodile est un livre divertissant et, pour cette raison, un livre puissant.

*Le Crocodile de Fëdor Dostoïevski, Adelphi (édité par Serena Vitale)

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samedi, 03 décembre 2022

Le crocodile et la littérature moderne - Recension suite à la parution en Roumanie du livre que notre ami Nicolas Bonnal a consacré au grand Dostoïevski

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Le crocodile et la littérature moderne

Recension suite à la parution en Roumanie du livre que notre ami Nicolas Bonnal a consacré au grand Dostoïevski

par Octavian SOVIANY
    
Source: https://www.observatorcultural.ro/articol/crocodilul-si-literatura-moderna/

Né en 1961 à Tunis, après avoir suivi des études d'histoire et de philosophie, et montré une préoccupation constante pour l'ésotérisme, Nicolas Bonnal est devenu l'auteur de plusieurs essais passionnants, tels que Mitterrand, le grand initié, Tolkien : les univers d'un magicien, Les mystères de Stanley Kubrick, Les chevaliers hyperboréens et Le Graal.

Dans Dostoïevski et la modernité européenne (à paraître en version roumaine aux éditions Sens), Bonnal part de l'idée que le grand écrivain russe était aussi un grand visionnaire, anticipant, avec une clairvoyance presque invraisemblable, le monde occidental d'aujourd'hui, avec ses mentalités et ses comportements spécifiques.

Et dans sa démarche, l'essayiste prend comme point de départ un récit moins connu et moins apprécié de Dostoïevski, Le Crocodile, généralement considéré comme une satire des idées socialistes et de Tchernychevski, que certains commentateurs ont identifié au protagoniste de l'histoire. Dans un autre ordre d'idées, Le Crocodile est un récit absurde, dans lequel l'influence de Gogol (du Parrain et du Manteau) se fait sentir ; il se développe selon des lignes différentes des grands romans dostoïevskiens et reste quelque peu "atypique" dans la création globale de l'écrivain. À la demande de sa femme, le domestique Ivan Matveich visite une ménagerie où est exposé un crocodile. Les deux sont accompagnés d'un ami de la famille qui joue le rôle de narrateur. Puis les événements se précipitent : Ivan est avalé par le reptile et, une fois dans son ventre, affirme ses prétentions à être le gourou de l'humanité, pour que le crocodile soit finalement dévoré par un "gourmet" en quête de délicatesse (ou du moins dans l'une des deux fins possibles).

Nicolas Bonnal estime que cette histoire offre une clé pour comprendre l'œuvre de Dostoïevski. C'est "une parabole libre où le fantastique se mêle au comique et qui traite de toute une série de problèmes historiques et, surtout, économiques. On pourrait même dire que le récit de Dostoïevski est l'un des premiers textes à tordre le cou à l'économie politique, cette - comme on l'a dit - "négation complète de l'homme". Et que l'on y retrouve Kafka, une partie de Maupassant, le ton moqueur de la presse subversive et toutes les options autodestructrices de la littérature moderne. Car en laissant son crocodile le dévorer à la fin de son texte, Dostoïevski nous plonge dans un chaos destructeur et une destruction créatrice des plus fascinantes."

Selon Bonnal, l'écrivain russe anticipe ainsi non seulement le monde et l'homme actuels, mais aussi une grande partie de la littérature européenne moderne, avec ses méthodes et moyens spécifiques, de Maupassant et Zola à Kafka et Eugène Ionesco. Ainsi, dans Le Crocodile, le narrateur perd la présence et l'autorité que lui confère le roman balzacien, il est loin d'être omniscient et omnipotent, se transformant en une sorte de "bonhomme tout terrain" de son personnage. Et à la fin, son discours est brusquement interrompu : "Il est aporétique, il ne s'accompagne pas d'une fin, d'une conclusion qui satisferait le lecteur. Il reste ouvert, comme s'il se sentait indigne de raconter l'histoire plus avant. Et cela frise une fois de plus le ridicule, mais un ridicule vague, un ridicule imprécis. Et là, la narration s'approche à nouveau du surréalisme. Nous sommes dans les environs des Mémoires d'un fou de Gogol. Seulement, celles-ci ressemblent davantage aux notes d'un ami de la famille".

Mais le narrateur n'est pas le seul à perdre sa présence : les personnages eux-mêmes se comportent comme des marionnettes, ressemblant plus à des masques comiques qu'à de véritables personnes. Car ils représentent les aspects humains "massifiés" du monde actuel et sont vides à l'intérieur, comme le crocodile, et ce vide intérieur les condamne à un éternel enfantillage. D'Elena Ivanovna, la femme du protagoniste, Bonnal écrit, par exemple, "qu'elle est moins une création de Dieu et plus une création de la société moderne. Elle est parisienne parce qu'elle a tous les défauts de la parisienne ou de la "femme moderne" ou de la consommatrice d'émotions, de sensations et de produits sophistiqués. Elle veut profiter, consommer, tromper son homme. Elle plaît aux hommes et cherche à plaire. Elle est un animal de salon. Elle est faite pour être l'animatrice d'une soirée. Mais son comportement reste enfantin, et sa vie sexuelle semble se réduire à... des pincements ("Laisse-moi te pincer pour partir. Je suis très doué pour pincer.")".

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L'histoire de Dostoïevski est également extrêmement moderne en ce qui concerne le symbolisme. Dans la littérature du dernier siècle et demi, les symboles se dégradent et se transforment en signes. Alors que le symbole est transparent et renvoie toujours à une signification qui lui est transcendante, le signe est opaque, peut avoir une infinité de significations puisqu'il n'en a aucune. C'est également le cas chez le Crocodile. Ou, pour reprendre les mots de Bonnal : "Métaphore parfaite, le crocodile de Dostoïevski peut tout signifier. Une œuvre ouverte par anticipation, elle peut prendre toutes les significations que le lecteur lui attribue. De ce point de vue, le crocodile [qui est vide à l'intérieur - n.m.] est rempli de sens, tout comme Ivan le remplit de sa présence incertaine plus que de son corps". Et, dans cette veine, le crocodile devient une parabole sur la voracité du signe, du non-sens qui avale le monde, le ramenant au dénominateur commun de l'absurde. Et la fin est éclairante à cet égard. Le narrateur apprend maintenant de deux journaux différents le sort d'Ivan et du crocodile. L'un affirme que le reptile a été mangé par un gourmet, l'autre qu'il sert de chambre à coucher à un ivrogne inconnu.

C'est à ce moment-là que le récit devient sa propre négation, s'autodévorant ou s'absorbant (pour reprendre les termes de Bonnal), établissant à jamais cet empire du non-sens dont parlait Jacques Ellul à propos de l'art moderne. Et Dostoïevski est, à cet égard aussi, un immense précurseur. Nicolas Bonnal n'en est pas moins digne d'éloges pour avoir réussi à découvrir dans ce conte moins discuté certaines des marques de la littérature moderne. Si l'attitude critique de Dostoïevski à l'égard du monde occidental était bien connue, si un lecteur "intello" a du mal à digérer sa slavophilie et sa croyance (exprimée par la voix du prince Michkine) dans le caractère "théophore" du peuple russe, le caractère visionnaire de l'écrivain (tant en ce qui concerne l'homme lui-même que sa littérature) est étonnant. On le retrouve dans Le Crocodile, L'Idiot et Les Possédés, deux autres romans auxquels Nicolas Bonnal fait tangentiellement référence, dans un livre vif, polémique et plein des associations les plus surprenantes.