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mardi, 14 février 2023

Kurt Vonnegut à Dresde

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Kurt Vonnegut à Dresde

Constantin von Hoffmeister

Source: https://eurosiberia.substack.com/p/kurt-vonnegut-in-dresden?utm_source=post-email-title&publication_id=1305515&post_id=102496009&isFreemail=true&utm_medium=email

Abattoir-Cinq (1969) est considéré comme l'une des œuvres les plus importantes de la littérature américaine du 20ème siècle. Kurt Vonnegut prend comme point de départ le brasier provoqué par plus d'un millier de bombardiers américains et britanniques à Dresde les 13 et 14 février 1945. Cependant, Slaughterhouse-Five ne traite pas des morts en masse dans une ville surpeuplée de réfugiés de l'Est. Il s'agit plutôt de la destruction psychologique d'une seule personne. Bien que le bombardement ait coûté la vie à 200.000 personnes, il était autrefois considéré comme une note de bas de page, comme un fait historique quelconque très brièvement évoqué, inclus dans un récit beaucoup plus vaste. Après tout, il a eu lieu vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, une guerre déjà marquée par des crimes bestiaux et des atrocités génocidaires.

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Dans une sorte de métafiction, Vonnegut fait voyager son alter ego à Dresde en 1967 pour traiter son traumatisme. Billy Pilgrim, qui fait des sauts dans le temps, fuit les souvenirs horribles qui le hantent continuellement dans un monde de science-fiction.

Vonnegut était un soldat américain pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a été capturé pendant la bataille des Ardennes. Lui et ses compagnons d'armes ont été transportés à Dresde, où une série d'abattoirs avaient été convertis en baraquements de fortune pour les prisonniers. Une douzaine de bâtiments constituaient le quartier des boucheries de la ville. Lorsque les Alliés ont largué près de 4000 tonnes d'explosifs sur Dresde, Kurt Vonnegut s'est réfugié dans la cave de l'abattoir numéro 5.

Au-dessus de lui, il entendait les impacts sourds, comme les pas de géants qui n'en finissaient pas de marteler le sol. La cave à viande était un excellent abri contre les raids aériens. Il n'y avait personne en bas, à part les prisonniers de guerre américains, quatre gardes allemands et quelques carcasses d'animaux éventrés. Les autres gardes, qui s'étaient éclipsés avant l'attaque pour profiter du confort de leurs maisons de Dresde, ont tous été tués avec leurs familles. Lorsque Vonnegut a refait surface après le bombardement, il a vu un carnage inimaginable. Les prisonniers de guerre avaient été chargés de rassembler tous les corps pour un enterrement collectif, mais il y avait trop de corps à enterrer. Alors les Allemands ont envoyé des gens avec des lance-flammes.

Le roman est devenu l'œuvre la plus réussie de Vonnegut. Il s'est vendu à plus de 800.000 exemplaires aux États-Unis et a été traduit dans de nombreuses langues. Il a été lu comme une retentissante proclamation sur les horreurs de la guerre - particulièrement pertinente lorsque les protestations contre la guerre d'agression impérialiste contre le peuple vietnamien étaient à leur apogée.

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Vonnegut lui-même a un jour fait remarquer de manière sombre que le bombardement de Dresde était si insignifiant qu'il était peut-être le seul à avoir pu en bénéficier. Il a dit qu'il recevait en gros deux ou trois dollars pour chaque personne tuée - pour lui, le bombardement était sans aucun doute une affaire lucrative.

Aujourd'hui, l'actuel abattoir 5 est le hall 1 dans le complexe d'immeubles sur le site de la foire commerciale de Dresde (adresse : Messering 6), un lieu de réunions et de conférences. Bien que le bâtiment ait été entièrement remodelé, de nombreux éléments architecturaux originaux de l'extérieur subsistent. De l'extérieur, seul un simple panneau bleu et gris portant l'ancien nom indique l'histoire du bâtiment. Il est fermé aux visiteurs, mais lorsque j'ai demandé au gardien du service de sécurité, il m'a laissé entrer sur le terrain pour prendre une photo.

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jeudi, 09 février 2023

Diego Fusaro et le nouvel ordre érotique

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Diego Fusaro et le nouvel ordre érotique

Par Juan Manuel De Prada

Source: https://noticiasholisticas.com.ar/el-nuevo-orden-erotico-por-juan-manuel-de-prada/?utm_campaign=shareaholic&utm_medium=twitter&utm_source=socialnetwork

Nous venons de lire un essai lucide de Diego Fusaro, El nuevo orden erotico (édité par El Viejo Topo), qui développe certaines des questions que nous abordons dans nos articles depuis des années. Le capitalisme n'est pas seulement un système économique, mais possède une vision totalisante et articulée de l'homme, une anthropologie corrosive basée non seulement sur la libéralisation de la consommation, mais aussi des mœurs. Dans toutes ses phases (mais encore plus dans cette phase mondiale), le capitalisme a besoin d'établir une "religion érotique" qui façonne les gens pour en faire la bouillie humaine dont il a besoin pour concentrer la richesse.

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Fusaro est un philosophe d'obédience marxiste et gramscienne (que, cependant, la gauche caniche, toujours au service du règne ploutocratique mondial, surnomme un "rojipardo", un "rouge-brun"). D'où la valeur de son analyse pénétrante et dévastatrice de ce "nouvel ordre érotique" établi par le capitalisme, qui s'accompagne d'une étude stimulante du "pouvoir renversant de l'amour" (peut-être les meilleures pages du livre) et d'une défense courageuse de l'institution de la famille. L'être aimé étant l'exact opposé d'une marchandise, le capitalisme doit provoquer une subversion anthropologique radicale, transformant ce qui est unique en quelque chose de fongible et d'interchangeable. Ainsi, il combat les relations amoureuses au point de les annuler et de les remplacer par des plaisirs successifs, des "expériences" que l'on peut avaler et déféquer, avant de les remplacer par d'autres encore plus agréables, comme les bonnes affaires d'un point de vente. Ainsi, selon les règles de la consommation érotique, l'amour est subsumé dans une temporalité accélérée "où la recherche fiévreuse de la nouveauté, le rythme pressant de la mode, coexiste avec l'éternel retour zarathoustrien du même, c'est-à-dire avec la répétition toujours renouvelée et potentiellement illimitée du geste nihiliste de la consommation".

Dans cette phase du capitalisme mondial, l'expérience de l'amour - qui aspirait autrefois à l'éternité et, surtout, à rester fidèlement attaché à l'être aimé irremplaçable - devient flexible et omnidirectionnelle, acceptant les règles boulimiques de la consommation. Et il se retrouve piégé dans une sorte de "destruction nihiliste créative", soumis aux mêmes lois que toutes les autres marchandises, qui, une fois consommées, réapparaissent comme par magie, dans une succession sans fin, afin que les consommateurs puissent en profiter sans cesse. Ainsi, le capitalisme façonne des personnes immergées dans un éphémère liquide, sans racines, incapables d'engagements sérieux et durables. Et en l'absence de tels engagements, le marché offre à ces personnes de nouvelles marchandises pour attiser leurs désirs, un stockage incessant de biens qui ne peut s'arrêter (car s'il le faisait, le système de production s'effondrerait), transformant les personnes en monades isolées qui errent à la recherche d'autres corps sur lesquels elles peuvent projeter leur désir, des aventures "illusoires" qui leur permettent de nier l'odieuse "monotonie" de la vie conjugale.

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Car, bien sûr, l'ennemi principal de ce "nouvel ordre érotique" dénoncé par Fusaro est la famille fondée sur des liens stables, sur la dualité des sexes, sur la procréation, sur la solidarité patrimoniale... sur tout ce qui, en somme, renforce les racines et les liens. Le capitalisme a besoin d'individus sans attaches ni vie morale digne de ce nom, qui fondent leur bonheur sur une fluidité érotique polymorphe, sur des relations éphémères et sans lendemain qui semblent les combler... en échange de les transformer en personnes insatisfaites à jamais. L'important, souligne Fusaro, est de ne pas créer de liens fermes et solidaires, en présentant l'alternative du déracinement amoureux comme une expérience séduisante et émancipatrice. À ces personnes, tristement transformées en "atomes post-identité", célibataires au sens ontologique le plus profond, le capitalisme offre alors le jackpot empoisonné de l'idéologie du genre, qui - comme toutes les idéologies - nie son statut idéologique et se présente aux yeux de ses adeptes trompés "comme une façon naturelle de voir, de comprendre et d'habiter la réalité". Au bazar des identités de genre illusoires générées par cette idéologie au service du capitalisme, Fusaro consacre les dernières pages de son admirable essai, auquel il ne manque qu'un certain regard "surnaturel". Car quel est le but ultime - non strictement matériel - pour lequel le capitalisme impose ce "nouvel ordre érotique" ? Fusaro, prisonnier du matérialisme philosophique, ne nous donne pas la réponse, que nous trouvons pourtant très clairement exprimée dans le quinzième verset du troisième chapitre de la Genèse.

Guénon et la révision du traditionalisme selon Silvano Panunzio

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Guénon et la révision du traditionalisme selon Silvano Panunzio

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/guenon-e-la-revisione-del...

Les éditions Iduna proposent aux lecteurs un important recueil d'écrits de Silvano Panunzio, introduit par Aldo la Fata, qui est le plus grand exégète de ce penseur chrétien. Il s'agit du volume René Guénon e la crisi del mondo moderno ("René Guénon et la crise du monde moderne"), dans lequel sont rassemblés des essais consacrés par l'auteur à l'exégèse de la pensée de l'ésotériste français et de son école, parus dans des livres ou dans la revue Metapolitica, qu'il a lui-même fondée. Les textes sont accompagnés d'une série de lettres adressées à des chercheurs de différents horizons, intéressés par le 'traditionalisme intégral' (pour toute commande : associazione.iduna@gmail.com, pp. 188, euro 20.00). La Fata note la différence de ton que l'on peut déduire en comparant les écrits publics et privés : les premiers caractérisés par un plus grand calme, les seconds plus "libres" et caractérisés par des tons plus polémiques ou apologétiques.

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D'un point de vue général, Panunzio reconnaît le rôle important de Guénon dans la culture métaphysique et religieuse du vingtième siècle, mais considère que son enseignement n'est pas sans limites ni contradictions. Panunzio vise à démontrer "aux 'traditionalistes ésotériques' que le christianisme est une tradition complète à tous égards" (p. 9). Parmi les essais, certains révèlent explicitement l'intention qui anime et traverse l'exégèse du "traditionalisme intégral" de Panunzio: parvenir à une révision du guénonisme. Prenant comme point de départ une critique de l'écrivain Vintilă Horia de 1982, consacrée à La crise du monde moderne, l'universitaire italien montre qu'il partage la thèse critique du Roumain. Horia a relevé des ambiguïtés dans le livre en question. Si, d'une part, Guénon "revendique [...] au christianisme latin et à l'Église le privilège d'être la seule organisation authentiquement "traditionnelle"" (p. 65), d'autre part, il accorde à la franc-maçonnerie le même rôle. En outre, les "ouvertures" à l'Orient hindou et à l'islamisme, une religion à laquelle le Français s'est ensuite converti en s'installant en Égypte, ont en fait contribué au "démantèlement" de l'Europe de sa patrie spirituelle. De telles attitudes théoriques pourraient trouver une justification dans l'idée guénonienne de la Tradition unique, dont toutes les "traditions" descendent.

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Silvano Panunzio jeune.

À cette thèse, Panunzio répond que les Révélations ne se valent pas et ne sont pas interchangeables: "Le christianisme est, en ce sens, la "dernière" religion, celle qui offre uniquement à l'homme la possibilité du salut [...] par l'intercession du Fils de Dieu lui-même" (p. 67). Compte tenu de l'accélération des processus de décadence qui se sont manifestés après la seconde moitié du siècle dernier, pour Panunzio il aurait été diriment de mettre en œuvre une révision du "traditionalisme intégral". Une révision aussi radicale que celle qui avait ébranlé les certitudes dogmatiques du marxisme à la fin du 19ème siècle. La limite du guénonisme est identifiée, comme on peut le voir dans Les multiples états de l'être, d'où descend tout le système de l'ésotériste, d'être une proposition centrée sur le monisme de Plotin et de ramener, par conséquent, le débat : "à la rencontre et au choc, jamais complètement résolu, entre le néoplatonisme extrême et le christianisme" (p. 70). Cette attitude intellectuelle a, en outre, conduit Guénon à vivre l'Inde à la lumière de la seule perspective shankarienne, sous-estimant le "mystère vivant", saisi par Pannikar, relatif à l'existence d'une "Inde intérieure" qui reconnaît la fonction salvatrice du Christ.

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En conclusion, pour Panunzio, le guénonisme est une forme moderne de l'averroïsme "qui se présente aux chrétiens du vingtième siècle avec les mêmes problèmes choquants qu'au treizième siècle ! Il faut dire, précise notre auteur, que Guénon lui-même attendait beaucoup, en termes d'amendement de son propre système, de la nouvelle vague d'études traditionnelles qui s'affirmait en Italie et qui était menée par le spécialiste de l'économie Giuseppe Palomba et par Panunzio lui-même. Il était censé favoriser, non pas simplement la réunion horizontale de l'Est et de l'Ouest, mais "l'échange vertical entre le Ciel et la Terre" (p. 73). Des remarques critiques similaires émergent à la lecture de l'essai consacré à Guido De Giorgio, dont le plus grand mérite est de "ne pas avoir risqué (sic !) de mettre la Tradition à la place de Dieu" (p. 43). C'est précisément par l'analyse de l'apport de cet Adepte que l'on peut comprendre l'échec du traditionalisme des 19ème et 20ème siècles, oublieux des enseignements de De Maistre, qui était conscient que la Tradition avait été préservée non seulement par le catholicisme mais aussi par l'orthodoxie, dont seul Sédir avait une idée. Sur la voie tracée par le guénonisme: "L'Europe intérieure a été abandonnée, laissée à la merci des forces chthoniennes [...] Un glissement de terrain : que la métaphysique pure, sans l'aide de la métapolitique, s'est révélée impuissante à arrêter" (p. 45). Guénon, rappelle Panunzio, a rencontré le Père Tacchi Venturi (photo) : l'échange entre les deux n'a pas été fructueux pour rectifier les positions du Français, et il a continué à poursuivre la voie de l'"externalisation" du patrimoine ésotérique.

inptvdex.jpgLe penseur transalpin n'a pas pleinement compris l'héritage "traditionnel" présent chez Leibniz. Ce dernier, non seulement était un véritable initié, mais avait une connaissance profonde de la scolastique mystique: "cette dernière est, par contre, inconnue de Guénon" (pg. 34). Leibniz, pour cela, n'a pas reculé devant la conception audacieuse de la "pars totale", qui a tant fasciné Goethe, philosophe de la nature. Ceux qui sont présentés ne sont que quelques-uns des thèmes abordés dans le volume. Ils reviennent également dans l'intéressante correspondance privée qui clôt cette précieuse collection. Nous sommes d'accord sur la nécessité de réviser le traditionalisme. Panunzio aurait voulu y parvenir en faisant référence à un "christianisme ésotérique", "johannique". Dans certains passages du volume, un jugement excessivement peu généreux envers l'"hérésie évolienne", considérée comme "luciférienne", est évident.

L'écrivain pense certainement que "l'esprit géométrique" et l'esprit systémique de Guénon doivent être vitalisés par "l'esprit de finesse". Cette qualité était vivante et présente dans la tradition mystique grecque, en particulier dans le dionysisme, qui n'a jamais, dans l'acte aristotélicien, pensé à normaliser et à faire taire la dynamis, la puissance-liberté du principe. L'un, pour moi, n'est donné que dans le multiple, il est infranaturel. Physis est le temple de dynamis. Par conséquent, s'il devait y avoir un ésotérisme chrétien, centré sur l'idée d'un dieu qui meurt et renaît, "puissant" et "souffrant", il serait redevable et successeur des anciens Mystères, auxquels il faut revenir pour dépasser la scolastique traditionaliste.

Giovanni Sessa

dimanche, 05 février 2023

Le Dictionnaire de l'Europe d'Yves Tissier: une source inépuisable d’érudition

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Le Dictionnaire de l'Europe d'Yves Tissier: une source inépuisable d’érudition

par Georges FELTIN-TRACOL

Il faut parfois savoir prendre du recul par rapport aux cadences chaotiques de l’actualité et évoquer les outils avec lesquels il importe de comprendre le monde et son temps. En 2008, les éditions Vuibert réimprimaient pour la troisième fois un travail original d’Yves Tissier. Ce lexicographe et historien est l’auteur d’un fantastique Dictionnaire de l’Europe, sous-titré États d’hier et d’aujourd’hui de 1789 à nos jours (716 p., hélas indisponible sauf erreur peut-être chez les bouquinistes en ligne).

Cette gigantesque somme se révèle être pour les chercheurs, les curieux et les érudits une formidable source de renseignements aux confins de l’histoire, du droit, de la géographie et de la diplomatie. L’auteur explique volontiers que « l’étude historique de l’évolution territoriale des États, que l’on nommait autrefois géographie politique, permet d’éclairer les données géopolitiques du monde d’aujourd’hui (p. 3) ».

D’un maniement aisé, ce dictionnaire se divise en quatre parties de taille inégale. La première présente une « Chronologie territoriale de l’Europe (1789 à nos jours) ». La deuxième est la plus longue puisqu’elle étudie « les États existants », de l’Albanie au Vatican en n’oubliant pas Andorre, Monaco et même l’Ordre de Malte. La troisième partie aborde « les États disparus ». Il faut comprendre des « États [qui] ont eu une existence, brève ou longue, entre 1789 et 2008 (p. 551) ». On pense bien sûr à la Tchécoslovaquie, à l’URSS et à la Yougoslavie, mais aussi à la République rauracienne dans le Jura suisse à la fin du XVIIIe siècle ou à la Régence italienne du Quarnero à Fiume. La quatrième et dernière partie regroupe différentes annexes. Il faut en outre mentionner quarante-deux magnifiques cartes en couleurs.

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Cartes et annexes offrent aux curieux francophones des informations complètes habituellement disponibles qu’en anglais, en allemand et en néerlandais. Plusieurs cartes représentent à la veille de la Révolution française la localisation exacte des États héréditaires, des États ecclésiastiques et autres villes libres du Saint-Empire romain germanique. Leur visualisation cartographique confirme le caractère mosaïque de l’ensemble avec des espaces politiques fragmentés, disséminés et enclavés. Les annexes évoquent « les pays réservés de Napoléon Ier » tels le margraviat de Bayreuth « avec son enclave de Caulsdorf en Thuringe » ou les présides de Toscane, « cinq places fortes napolitaines sur le littoral toscan (p. 598) »; le fonctionnement de la Confédération du Rhin (1806 - 1813), puis de la Confédération germanique (1815 – 1866) et de la Confédération de l’Allemagne du Nord (1867 – 1871).

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L’ouvrage comporte une analyse serrée de la notion de « frontières naturelles » à travers des cas de cours d’eau, de montagnes et de mers. D’autres annexes attirent une attention immédiate. « Étrangetés, particularismes et anecdotes en tout genre » rapporte le cas de l’enclave espagnole de Llivia dans le département français des Pyrénées-Orientales ou d’autres incongruités géopolitiques surgies de l’histoire. L’auteur décrit les nombreuses « républiques-sœurs » du Directoire à la fin de la Révolution. Se souvient-on encore de la République ligurienne à Gènes, de la République cisalpine à Bologne, de la République parthénopéenne à Naples ? Il y a un « répertoire de concordance des noms de lieux ». La ville ukrainienne de Lviv s’appelle au cours des âges Lemberg, Leopol, Lwow et Lvov.

La première annexe examine avec maints détails le fonctionnement complexe du Saint-Empire. À côté du Collège électoral de huit membres en 1777 se tiennent le Collège des princes détenteur de cent voix réparties entre le banc ecclésiastique, soit trente-trois voix viriles (individuelles) et deux voix curiales (collectives), et le banc laïque (soixante-et-une voix viriles et quatre voix curiales), et le Collège des villes libres (cinquante-et-une voix) se divisant en « banc rhénan (quatorze voix) » et en « banc souabe (trente-sept voix) ». À cet agencement institutionnel s’ajoutent les dix cercles créés par Charles Quint dont le Cercle de Bourgogne qui correspond à peu près aux pays thiois.

Ouvrage de référence, le Dictionnaire de l’Europe examine la cohérence territoriale des États et la pertinence du tracé de leurs frontières. Ainsi les frontières du Portugal n’ont-elles pas changé depuis son indépendance regagnée en 1640. Mais, en 1801, l’Espagne reçoit le district d’Olivence (Olivença en portugais et Olivenza en espagnol) en Estrémadure sur la rive gauche du Guadiana. Au Congrès de Vienne en 1814 – 1815, Madrid refuse avec vigueur toute rétrocession. Lisbonne continue à en revendiquer la souveraineté. Des responsables politiques portugais considèrent toujours qu’il s’agit de leur Gibraltar.

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On pense que la délimitation du territoire français s’achève en 1860 avec l’annexion de la Savoie et de Nice, nonobstant la particularité de l’Alsace – Moselle entre 1871 et 1945. On oublie que le traité de Paris du 10 octobre 1946 oblige l’Italie à céder à la France « un fragment de territoire au col du Petit-Saint-Bernard, le plateau du Mont-Cenis, le village de Clavière, au-delà du col du Montgenèvre et Tende, La Brigue et les crêtes de Vésubie et de Tinée » entérinée, pour ces quatre derniers lieux, par un plébiscite du 12 octobre 1947. Et dire que la République française avait déclaré la guerre le 3 septembre 1939 pour le maintien de l’intégrité de la Pologne...

Il ne fait aucun doute que la lecture, parfois aléatoire, du Dictionnaire de l’Europe est un véritable régal.     

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 59, mise en ligne le 31 janvier 2023 sur Radio Méridien Zéro.

dimanche, 22 janvier 2023

Présentation de Multipolarité au XXIème siècle et de L'Europe, la multipolarité et le système international

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Présentation de Multipolarité au XXIème siècle et de L'Europe, la multipolarité et le système international

Age planétaire et nouvel ordre mondial

par Irnerio Seminatore

INSTITUT ROYAL D'ETUDES STRATEGIQUES de RABAT

8 Décembre 2022

TABLE DES MATIERES

Une vue d'ensemble

Alliance Anti-Hegemonique et nouveau Rimland

Crise de l'atlantisme et transition du système

Les issues du conflit ukrainien

L'hégémonie et le remodelage du système

Stabilité et sécurité. Alternance Hégémonique ou alternative systémique ?

Le conflits USA-Russie et la rupture de la continuité géopolitique Europe-Asie

Encerclement, politique des alliances et leçons de la crise

***

Une vue d'ensemble

L'ambition de ces deux publications sur la multipolarité, le tome 1 au titre La Multipolarité au XXIème siècle et le tome 2: L'Europe, la Multipolarité et le Système international. Age planétaire et nouvel ordre mondial, a été d'avoir essayé de dresser une vue d'ensemble sur la politique mondiale à l'époque où nous vivons.

Et cela, sous l'angle d'une pluralité de structures de souverainetés et donc d'équilibre des forces, mais également et surtout de l'antagonisme historique entre puissances hégémoniques et puissances montantes et donc d'un certain ordre politique et moral. On y repère ainsi les deux aspects principaux de tout narratif historique, l'acteur et le système, qui se projettent sur la toile de fond de l'action historique.

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L'acteur, ou la figure de l'Hégémon, y apparaît comme le signifiant universel d'une époque et le système, comme englobant général de tous les antagonismes et de toutes les rivalités, en est le décor.

Ces deux ouvrages couvrent la transition qui va de la fin du système bipolaire à l'unipolarisme américain qui lui a succédé, puis au multipolarisme actuel, en voie de reconfiguration.

Parmi les changements des structures de pouvoir et des ordres internationaux, trois thèmes constituent le fil conducteur de l'antagonisme qui secoue le système, des débats qui animent ses rivalités et ses conflits et, comme tels, l'axe directeur de mes deux ouvrages

- la triade des puissances établies, qui se disputent l'hégémonie de la scène planétaire (Etats-Unis, Russie et Chine), scène devenue durablement instable;

- l'environnement stratégique mondial, comme cadre historique, cumulant les trois dimensions de l’action, d’influence, de subversion ou de contrainte;

- l'Europe, comme acteur géopolitique inachevé et à autonomie incomplète.

Dans ce contexte, l’interprétation des stratégies de politique étrangère prises en considération, obéit aux critères, jadis dominants de la Realpolitik, remis à l’ordre du jour par le World Politics anglo-saxon.

L'option réaliste en politique internationale est adoptée non pas pour garantir l'idéal de la puissance ou de l'Etat-puissance, comme au XIXème siècle, ou encore pour justifier la matrice classique de la discipline, l'anarchie internationale, à la manière de R. Niebuhr, mais pour comprendre les mutations des idées et des rapports de forces, intervenues dans la politique mondiale depuis 1945.

C'est uniquement par l'approche systémique et par conséquent par une vue générale et exhaustive, que l'on peut saisir les conditions idéologiques et structurelles de la remise en cause de la souveraineté des Etats et des Nations et l'apparition d'un univers d'unités politiques interdépendantes et toutefois subalternes à une hégémonie impériale dominante.

Ainsi l'ensemble des essais ici réunis, prétend conférer à ces deux tomes un statut d'éclairage conceptuel pour la compréhension de l'évolution globale de notre conjoncture et pour l'analyse du "Grand Jeu" entre pôles de puissances établies, défiant la stabilité antérieure.

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Alliance Anti-Hégémonique et nouveau Rimland

Sont mises en exergue, dès lors :

l'alliance anti-hégémonique du pivot géographique de l'histoire, le Heartland, par la Russie, l'Iran et la Chine et, en position d'arbitrage la Turquie,

- la chaîne politico-diplomatique du  "containement" de la masse eurasienne, par la ceinture péninsulaire extérieure du "Rimland"mondial, constituée par la Grande Ile de l'Amérique, le Japon, l'Australie, l'Inde, les pays du Golfe et l'Europe, ou, pour simplifier, l'alliance nouvelle des puissances de la terre contre les puissances de la mer.

Dans cet antagonisme entre acteurs étatiques, l'enjeu est historique, le pari existentiel et l'affrontement est planétaire.

En soulignant le déplacement de l'axe de gravité du monde vers
l'Asie-Pacifique, provoqué par l'émergence surprenante de l'Empire du Milieu, ce livre s'interroge sur le rôle de l'Amérique et de la Russie, ennemies ou partenaires stratégiques de l'Europe de l'Ouest, justifiant par là le deuil définitif de "l'ère atlantiste" qui s'était imposée depuis 1945.

Crise de l'atlantisme et transition du système

La crise de l'atlantisme, ou du principe de vassalité est aujourd'hui aggravée par deux phénomènes:

- la démission stratégique du continent européen, en voie de régression vers un sous-système dépendant;

- les tentatives de resserrement des alliances militaires permanentes en Europe et en Asie-Pacifique (Otan, Aukus) prélude d'un conflit de grandes dimensions.

Ouvrages  didactiques, ces deux tomes prétendent  se situer dans la postérité des auteurs classiques du système international, R. Aron, Kaplan, Rosenau, H. Kissinger, K. Waltz, Allison, Brzezinski, Strausz-Hupé, et plus loin, Machiavel et Hobbes, tout aussi bien dans la lecture des changements des équilibres globaux et dans la transition d'un système international à l'autre, que dans la lecture philosophique sur la nature de l'homme, la morphologie du pouvoir  et  les caractéristiques intellectuelles de la période post-moderne. Ce qui est en cause dans toute transition est le concept de hiérarchie.

Sous ce regard de changement et de mouvement, le retour de la guerre en Europe représente le premier moment d'un remodelage géopolitique de l'ensemble planétaire et une rupture des relations globales entre deux sous-systèmes, euro-atlantique et euro-asiatique.

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Au sein de ce retournement, l'Europe y perd son rôle d'équilibre entre l'Amérique et la Russie et le grand vide de puissance, qui s'instaure dans la partie occidentale du continent, est aggravé par l'absence de perspective stratégique, par le particularisme des options diplomatiques des Etats-Membres de l'Union Européenne, par le flottement des relations franco-allemandes jadis structurantes et, in fine, par la difficile recherche d'un Leadership commun.

Les issues du conflit ukrainien

L'issue du conflit ukrainien, comme guerre par procuration mené par l'Amérique contre la Russie, a été présenté au Forum sur la sécurité internationale de Halifax, au Canada, par Lloyd Austin, Secrétaire américain à la défense, comme déterminant de la sécurité et de l'ordre mondial du XXIème siècle fondé, sur des règles. Ce conflit prouve la difficulté de l'Union européenne à assurer une architecture européenne de sécurité "égale et indivisible" car il intervient comme modèle de rupture dans les relations de coopération internationales et préfigure en Asie-Pacifique une relation d'interdépendance stratégique et d'alliances militaires opposées, entre puissances du "Rimland" et puissances du "Heartland", face à l'ouverture prévisible, d'une crise, concernant le "statut" de Taiwan.

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Dans la perspective d'une invasion de celle-ci par la Chine s'ouvriraient les portes de la géopolitique planétaire vers le Pacifique et l'Australie et changerait immédiatement le sens du conflit entre Moscou et l'Occident. Seraient particulièrement brouillés les calculs de Washington sur le rôle de la Russie en Europe, en Asie-centrale et en Asie-Pacifique, d'où le jeu ambigu de la Turquie et la recherche d'une profondeur stratégique pour l'emporter, qui demeure sans précédent.

Aujourd'hui, l'affrontement Orient et Occident est tout autant géopolitique et stratégique, qu'idéologique et systémique et concerne tous les domaines, bien qu'il soit interprété, dans la plupart des cas, sous le profil de la relation entre économie et politique.

Sous cet angle, en particulier, l'unipolarisme de l'Occident fait jouer à la finance, disjointe de l'économie, un rôle autonome pour contrôler, à travers les institutions multilatérales, le FMI et la Banque Mondiale, l'industrie, la production d'énergie, l'alimentation, les ressources minières et les infrastructures vitales de plusieurs pays.

Dans ce cadre les Etats qui soutiennent la multipolarité sont aussi des Etats à gouvernement autocratique, qui résistent au modèle culturel de l'Occident et affirment le respect de vies autonomes de développement, une opposition visant la financiarisation et la privatisation des économies , subordonnant la finance à la production de biens publics.

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L'hégémonie et le remodelage du système

Or le remodelage du système international pose le problème de l'hégémonie comme nœud capital de notre époque et inscrit ce problème comme la principale question du pouvoir dans le monde. En effet nous allons vers une extension sans limites des conflits régionaux, une politique de resserrement des alliances militaires, occidentales, euro-asiatiques et orientales, qui donnent plausibilité à l'hypothèse d'une réorganisation planétaire de l'ordre global, par le biais d'un conflit mondial de haute intensité.

La plausibilité d'un conflit majeur entre pôles insulaires et pôles continentaux crée une incertitude complémentaire sur les scénarios de belligérance multipolaire dans un contexte de bipolarisme sous-jacent (Chine-Etats-Unis)

C'est l'une des préoccupations, d'ordre historique, évoquées dans ces deux tomes sur la multipolarité.

A ce propos, le théâtre européen élargi (en y incluant les crises en chaîne qui vont des zones contestées des pays baltes au Bélarus et à l'Ukraine, jusqu'au Golfe et à l'Iran, en passant par la Syrie et le conflit israélo-palestinien), peut devenir soudainement l'activateur d'un conflit général, à l'épicentre initial dans l'Est du continent.

Ce scénario, qui apparaît comme une crise du politique dans la dimension de l'ordre inter-étatique, peut être appelé transition hégémonique dans l'ordre de l'histoire en devenir.

Bon nombre d'analystes expriment la conviction que le système international actuel vit une alternance et peut être même une alternative hégémonique et ils identifient les facteurs de ce changement, porteurs de guerres, dans une série de besoins insatisfaits , principalement dans l'exigence de sécurité et dans la transgression déclamatoire du tabou nucléaire, sur le terrain tactique et dans les zones d'influence disputées (en Ukraine, dans les pays baltes, en Biélorussie, ainsi que dans d'autres points de crises parsemées).

L'énumération de ces besoins va de l'instabilité politique interne, sujette à l'intervention de puissances extérieures, à l'usure des systèmes démocratiques, gangrenés en Eurasie par l'inefficacité et par la corruption et en Afrique, par le sous-développement, l'absence d'infrastructures modernes, la santé publique et une démographie sans contrôle.

En effet, sans la capacité d'imposer la stabilité ou la défendre, Hégémon ne peut exercer la suprématie du pouvoir international par la seule diplomatie, l'économie, le multilatéralisme, ou l'appel aux valeurs.

Il lui faut préserver un aspect essentiel du pouvoir international (supériorité militaire, organisation efficace, avancées technologiques, innovation permanente, etc).

Hégémon doit tenir compte de l'échiquier mondial, de la Balance of Power, de la cohésion et homogénéité des alliances, mais aussi de l'intensité et de la durée de l'effort de guerre. C'est pourquoi les guerres majeures relèvent essentiellement de décisions systémiques (R. Gilpin).

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Stabilité et sécurité. Alternance Hégémonique ou alternative systémique ?

La question qui émerge du débat actuel sur le rôle des Etats-Unis dans la conjoncture actuelle est de savoir si la "Stabilité stratégique" assurée pendant 60 par l'Amérique (R. Gilpin) est en train de disparaître, entrainant le déclin d'Hégémon et de la civilisation occidentale, ou bien, si nous sommes confrontés à une alternative hégémonique et à un monde post-impérial.

L'interrogation qui s'accompagne au déclin supposé des Etats-Unis et à la transition vers un monde multipolaire articulée, est également centrale et peut être formulée ainsi; "quelle forme prendra cette transition ?".

La forme déjà connue, d'une série de conflits en chaîne, selon le modèle de R. Aron, calqué sur le XXème siècle, ou la forme plus profonde d'un changement de la civilisation, de l'idée de société et de la figure de l'homme selon le modèle des "révolutions systémiques" de Strausz-Hupé, couvrant l'univers des relations socio-politiques du monde occidental et les grandes aires de civilisations connues?

Du point de vue des interrogations connexes, les tensions entretenues entre les Occidentaux et la Russie en Ukraine, sont susceptibles de provoquer une escalade aux incertitudes multiples, y compris nucléaires et des clivages d'instabilités, de crises ouvertes et de conflits gelés, allant des Pays baltes à la mer Noire et du Caucase à la Turquie. Ces tensions remettent à l'ordre du jour l'hypothèse d'un affrontement général, comme issue difficilement évitable de formes permanentes d'instabilité régionales, aux foyers multiples, internes et internationaux.

Cette hypothèse alimente une culture de défense hégémonique des Etats-Unis, dont la projection de puissance manifeste sa dangerosité et sa provocation en Europe, au Moyen Orient et en Asie.

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Le conflits USA-Russie et la rupture de la continuité géopolitique Europe-Asie

En ce sens le conflit avec la Russie, par Ukraine interposée, peut être interprété comme une tentative de désarticulation de la continuité géopolitique de l'Europe vers l'Asie (Brzezinski) et de la Chine vers la région de l'Indopacifique. C'est sous l'angle de fracturation et de la vassalité, que s'aggravent les facteurs d'incertitudes et les motifs de préoccupation sur les tendances stratégiques des Etats-Unis.

En effet la différenciation vis à vis du Leader de bloc distingue en Europe les pays d'obédience et d'influence atlantique stricte (GB, pays nordiques, Hollande, Belgique, Pays baltes et Pologne) des pays du doute et de la résistance (France, Italie et Allemagne).

Au niveau planétaire font partie des zones à hégémonie disputée et demeurent sujettes à l'influence grandissante de la Realpolitik chinoise la région des Balkans, de la mer Noire, de la Caspienne, du plateau turc, du Golfe, de l'Inde, d'Indonésie, du Japon et d'Australie.

Pariant, sans vraiment y croire sur la "victoire" de Kiev", face à Moscou, l'Amérique entend clairement faire saigner la Russie, en éloignant le plus possible la perspective d'un compromis et d'une sortie de crise.

Par ailleurs la vassalité de l'Europe centrale vis à vis de l'Amérique deviendra une nécessité politique et militaire, afin de décourager l'Allemagne, réarmée, de vouloir réunifier demain le continent. Une vassalité semblable pourrait opposer les pays asiatiques à la Chine dans la volonté de restituer de manière unilatérale, l'Asie aux Asiatiques.

Encerclement, politique des alliances et leçons de la crise

Du point de vue des leçons à tirer et de ses répercussions, la crise ukrainienne a mis à l'ordre du jour la réflexion sur la morphologie des systèmes internationaux, stables, instables ou révolutionnaires, et, en particulier la politique des alliances, qui ont fait grands les empires et inéluctables les guerres.

Comme l'Empire allemand avant 1914, la Fédération de Russie a pu se sentir encerclée par l'Otan et a choisi, en pleine conscience du danger, de passer d'un mode défensif à un mode préventif et offensif, au nom de ses intérêts de sécurité et de la conception commune et incontestable de la "sécurité égale et indivisible" pour tous les membres de la communauté internationale. Une sécurité égale qui était justifiée, avant la première guerre mondiale, par une équivalence morale entre les ennemis, comme l'a bien montré Carl Schmitt, contre la diabolisation de l'Allemagne.

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Telle est, à mes yeux, la vue d'ensemble de la conjoncture que nous vivons, si profonde et si grave, que j'ai essayé d'en décrire les formes et les enjeux et de la soumettre au jugement de nos contemporains, pour qu'en témoigne l'Histoire et pour qu'en tire profit la décision politique.  Et cela dans le but de décrypter les dilemmes de la paix et de la guerre et de percevoir dans la détérioration des systèmes internationaux, un espoir de compatibilité civilisationnelle et stratégique entre acteurs principaux, portant sur la stabilité ou le retour à la stabilité

Pour rendre moins aléatoire cette recherche j'ai adoptée tour à tour cinq niveaux de compréhension :

- théorique (attributs systémiques, système et sous-systèmes, homogénéité- hétérogénéité, stabilité et sécurité);

- historique (la scène planétaire et sa morphologie ,les acteurs et les constellations diplomatiques);

- géopolitique (enjeux globaux, géopolitique continentale et géopolitique mondiale océanique);

- stratégique (la triade, le condominium USA-Chine ou le duel du siècle, hégémonie et compétition hégémonique);

- institutionnel (la crise de l’unipolarisme et de l’atlantisme, l’Europe et la multipolarité);

et j'en ai conclu à et opté pour un indéterminisme probabiliste, qui gouverne le sort de l'homme et des sociétés, dans le sens de la liberté ou de celui de la tyrannie, de la vie ou de la mort.

Ce travail, qui m'a demandé quarante ans, ne m'a consenti aucune certitude et aucune sentence définitive et m'a toujours rappelé que l'histoire reste ouverte au choix du bien ou du mal et à celui de la volonté la plus déterminée, soit-elle terrifiante.

Ce qui se prépare aujourd'hui et qui est conforme à la théorie des grands cycles et à la situation du monde actuel, demeure le duel du siècle entre les Etats-Unis et la Chine. Mais "quid" alors de la Russie et avec autant d'inquiétude de l’Europe ?

Les interrogations proposent à l'action les grandes options de demain, mais ne donnent que l'image approximative du possible et jamais la solution accomplie. Celle-ci appartient à l'imprévu, qui est l'enfant naturel du risque et l'appétit le plus cruel de l'aventure humaine.

 

Bruxelles le 8 Décembre 2022

jeudi, 19 janvier 2023

Idéologie du genre et transhumanisme, un produit de notre déni de la réalité

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Idéologie du genre et transhumanisme, un produit de notre déni de la réalité

par Marcello Veneziani

Source : Pro Vita & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/ideologia-gender-e-transumanesimo-un-prodotto-del-nostro-scontento-della-realta

Le mécontentement est le mal sombre de notre époque. L'homme contemporain a tout à sa disposition mais n'est jamais heureux. Cette agitation, ce malaise, n'a cependant pas pour débouchés la rébellion et la colère qui s'est exprimée dans un passé tout récent. Marcello Veneziani a abordé ce thème, si vaste, difficile, presque insaisissable, dans son nouvel essai Scontenti. Perché non ci piace il mondo in cui viviamo (= Malcontents - Pourquoi nous n'aimons pas le monde dans lequel nous vivons) (Marsilio, 2022).

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"Nous ressentons la décadence qui affecte les relations humaines, civiles et intersexes, et les relations entre citoyens et institutions ; c'est la perte des différences sous le signe de l'homologation et la perte des points communs sous le signe de l'atomisation", écrit Veneziani dans Panorama, en présentant son livre. L'humanité apparaît en danger, pressurisée par les mutations génétiques et écologiques, par les déséquilibres entre surpopulation mondiale et dénatalité occidentale, et par de multiples facteurs de déstabilisation du monde et des liens: l'avènement du transhumanisme, de la genderfluidité, de l'intelligence artificielle, des neuro-technologies, la prééminence du virtuel sur le réel, de la technologie sur l'humanisme, de la finance sur la culture. L'inconfort, la désorientation qui en résulte, enracine le mécontentement; il le rend permanent et non transitoire, substantiel et non occasionnel".

La révolution anthropologique "transhumaniste", avec toutes les aberrations du cas, ne serait pas possible si l'homme acceptait la réalité, son destin et son rôle naturel. Mais en même temps, comme Veneziani lui-même l'explique à Pro Vita & Famiglia, il y a aussi une sacro-sainte insatisfaction: celle de ceux qui, face au rouleau compresseur de la cancel culture et du nihilisme autoritaire rampant, ont la force de relever la tête et de dire que ça suffit.

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Marcello Veneziani, selon le contenu de votre livre, l'humanité n'est plus rebelle, ni en colère, ni rancunière, mais simplement mécontente : quelle évolution anthropologique vivons-nous ?

"Le mécontentement est le mal noir de notre époque, c'est un état d'esprit qui précède la colère ou la rébellion, la haine et le ressentiment, il en constitue même la prémisse. Il a des racines profondes, mais la cause fondamentale aujourd'hui est que les aspirations des hommes ont énormément augmenté et qu'un fossé infranchissable a été créé entre la réalité et les désirs. Mais tout cela n'est pas simplement le résultat spontané d'un climat: il y a ceux qui, sur notre insatisfaction, fondent leur pouvoir et notre dépendance, construisent leur marché et stimulent notre envie de consommer".

Le transhumanisme, l'intelligence artificielle et l'idéologie du genre font-ils partie des conséquences de ce mécontentement ou, plutôt, contribuent-ils à l'alimenter ?

"Ils sont étroitement liés à l'insatisfaction car ils proviennent du rejet de la réalité, de la nature et de l'identité, du désir de muter, de l'envie de se renier et de devenir autre que soi.  Nous ne penserions pas au posthumain, à l'intelligence artificielle, au transgenre si nous acceptions le sort de notre humanité, de notre intelligence et de notre nature: mais nous sommes mécontents de ce que nous sommes et de ce qui nous entoure ; ou plutôt, nous sommes induits à ce mécontentement".

Quels aspects des thèmes ci-dessus avez-vous particulièrement explorés dans votre essai ?

"Dans Scontenti et l'essai qui le précède et qui lui est lié, La Cappa, je me suis référé à ces aspects saillants de notre époque et à ce rejet des identités et des différences, de nos limites et de notre histoire ; j'ai également saisi sa corrélation avec la cancel culture et le politiquement correct, qui est le substrat idéologique de cette vision. Piloter notre insatisfaction est la mission de l'usine à désirs qui domine notre société et véhicule des modèles de vie artificiels".

Nous parlons d'une catégorie très spécifique de mécontents : ceux qui ont pris au sérieux - en s'y opposant - la propagation de l'idéologie du genre ou des carrières fictives dans les écoles. Quel genre de personnes sont-elles et comment les situeriez-vous dans l'époque dans laquelle nous vivons ?

"Ils sont mécontents dans un autre sens et d'une autre manière que ceux qui sont influencés par ces agences médiatiques, idéologiques et culturelles qui incitent au rejet de soi. Ils sont mécontents, au contraire, de cette hégémonie, ils n'acceptent pas de se soumettre à cette domination devenue asphyxiante, qui passe aussi par le cinéma, l'art, la télévision et l'école. Mais ils le font au nom des identités et des différences, de la nature et de la tradition, ils défendent la réalité avec toutes ses imperfections et n'acceptent pas le remplacement de la vie réelle par son substitut. Ce mécontentement est sacro-saint, et s'il est exprimé avec intelligence et réalisme, il est l'antidote à la "falsification du monde réel".

lundi, 16 janvier 2023

"Entretien avec Ionesco", redécouverte d'un penseur encombrant

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Livres

"Entretien avec Ionesco", redécouverte d'un penseur encombrant

par Riccardo Rosati

Source: https://www.barbadillo.it/75125-libri-intervista-con-ionesco-alla-riscoperta-di-un-pensatore-scomodo/?fbclid=IwAR0JqjRwt6WSOWtEKSjV71iUMUfSd0lQAXv12C6161yUQn9KRpBWw1mnJyA

Au printemps 1985, Rome a accueilli dans ses murs anciens et immortels Eugène Ionesco (1909-1994), le grand dramaturge français d'origine roumaine. L'auteur d'œuvres d'une importance cruciale pour le théâtre contemporain telles que La Leçon (1951) et Rhinocéros (1959) a accordé à cette occasion une interview pour le moins décisive à Giuseppe Grasso, spécialiste des lettres françaises, qui a eu la grande chance de pouvoir deviser à l'écrivain, alors âgé de 76 ans.  

Ionesco logeait dans ce qu'on appelle aujourd'hui le Grand Hôtel St. Regis, l'un des plus beaux, et non vulgairement luxueux, hôtels de la capitale. L'interview est parue en juin de la même année dans le journal romain Il Popolo dans une version très abrégée. Aujourd'hui, grâce également à la sensibilité culturelle de l'éditeur Solfanelli, des Abruzzes, cette conversation voit enfin le jour dans son intégralité, offrant aux chercheurs en lettres françaises - y compris l'auteur de ces lignes - et pas seulement, un document extrêmement important qui devrait être valorisé dans la recherche sur le terrain, car il offre une contribution qui nous apporte des données factuelles, c'est-à-dire ce qui fait le "sang et le corps" d'une recherche académique efficace et non auto-référentielle. 

Une conversation avec un grand auteur

Le texte dont nous parlons éclate comme un nuage d'où surgissent les mots sous la forme d'une quasi "tempête". Un raisonnement, celui que Grasso stimule chez Ionesco, plein de sollicitations pour le lecteur, composé de références, de noms et de lieux d'une géographie idéale, dessinant métaphoriquement une cartographie de l'horizon culturel composite de cette thématique, autant qu'un auteur talentueux. En outre, Ionesco n'a jamais eu peur d'exposer ses convictions, comme, par exemple, son manque de sympathie pour certaines positions socialistes et progressistes. C'était une "offense" grave dans la France - tout aussi grave, voire pire, dans l'Italie - de l'époque, où des écrivains tels que Philippe Sollers et Jean-Paul Sartre étaient, à notre avis, appréciés bien au-delà de leurs mérites littéraires simplement pour avoir pris ouvertement parti pour les gauches ; c'est-à-dire le parti qui, pendant des décennies, dans les bons salons d'Europe, a été considéré, sans la moindre critique, comme le seul et l'unique. De telles catégories idéologiques, comme on peut également le comprendre à la lecture de ce volume, ne convenaient pas à un artiste comme Ionesco, et il ne pouvait en être autrement dans le cas du véritable inventeur du "théâtre de l'absurde". 

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Si aujourd'hui cette longue conversation voit enfin le jour dans une version plus étendue, ce n'est pas par caprice de l'auteur, qui a mis la main à la pâte en reprenant les enregistrements originaux, mais en réponse à une particularité qui justifie sa re-proposition sous forme de livre: l'interview est un document et les pages qui la composent constituent un "texte", c'est-à-dire qu'elles donnent vie à une forme essayistique très particulière comme celle du "parlé", en l'occurrence sur le théâtre et la poétique de Ionesco, dont les mots étaient aussi inconfortables hier qu'aujourd'hui; nous ajouterons même que le monde globalisé craint l'intelligence, surtout quand elle est non-conformiste, et celle du notable dramaturge franco-roumain l'était certainement.

Le spécialiste chevronné ès-littérature française qu'est Grasso assume ici pleinement le rôle de l'intervieweur, réalisant qu'il s'adresse à un géant de la littérature, et qu'il fallait profiter de cette occasion, ce qu'il fait avec beaucoup de dévotion, sans toutefois faire un complexe d'infériorité. En fait, il est sûr de lui et pose des questions précises, sachant où "regarder", comment viser, à quoi s'attendre, malgré l'imprévisibilité de son interlocuteur pointu. Grasso sollicite le maître en face de lui sans aucun scrupule; il le marque, le presse, ne le ménageant que parfois, car il ne manque pas d'exprimer son désaccord ou de proposer des idées différentes. Mais lorsqu'il accepte d'être heureusement dépassé, il est déterminé à ramener un résultat concret, et c'est dans le caractère concret de la pensée exprimée par Ionesco que réside la qualité de cette publication, dûment élaborée par son éditeur. En substance, qu'est-ce qui en ressort ? Trois bonnes heures de conversation ! 

On découvre les pensées d'un écrivain "mal à l'aise".

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L'interview est un genre littéraire problématique. Aujourd'hui comme jamais auparavant, la capacité à poser des questions a été complètement perdue. On s'offusque ou, plus souvent encore, on se plie en quatre, on flatte sans vergogne, passant de ce qui serait un service culturel à un véritable service idéologisé. Heureusement, ce n'est pas le cas avec le livre de Grasso. Ionesco lui-même explique ce qui est peut-être la principale tâche de l'écrivain, à savoir "poser des questions" et non "proposer des solutions" (21).

Le texte s'ouvre sur une introduction très utile de la journaliste Simone Gambacorta, qui précise qu'il s'agit également d'un "livre de liaisons", car il établit des liens et indique des perspectives. Gambacorta rappelle avec force l'importance de savoir mener un entretien. Nous pouvons presque appeler cela un "sous-métier" du journalisme, qui ne se réalise pas simplement en posant des questions, mais ce qui compte c'est : "[...] avoir quelque chose à dire" (5). Et Ionesco parle, se confesse presque, tout en restant toujours solennel. De ses paroles, on comprend la raison qui a poussé Grasso à emprunter le sous-titre du texte à une œuvre de l'intellectuel roumain Emil Cioran (1911-1995): De l'inconvénient d'être né (1973). La citation ouverte de l'éditeur à cet auteur raffiné et, injustement, encore peu étudié, sanctionne avec acuité une parenté de désenchantement; comme l'atteste d'ailleurs le court essai de Ionesco A propos de Beckett, qui conclut le volume et n'en dit pas moins sur l'écrivain que sur l'auteur de En attendant Godot (1952).

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Ionesco et Beckett, unis par la même dénonciation inexorable, à la différence que le premier est plus "politique", tandis que le second est plus mental, comme l'explique également l'éditeur: "Par rapport à Beckett, dont le nihilisme apparaît beaucoup moins humoristique, centré avant tout sur le vide, Ionesco émet au contraire un cri étourdi face au vide, signalé par le rire" (29). Cette comparaison incite à mieux cadrer l'existentialisme de Ionesco qui, à la différence de son collègue irlandais, est vital, tendant à rejeter les raisonnements d'évasion: " La chose la plus absurde est d'être conscient que l'existence humaine est inacceptable... et, malgré tout, de s'y accrocher désespérément, conscient et affligé parce que destiné à perdre ce qu'on ne peut supporter [...]" (23).

Ainsi, l'inconvénient d'être chez Ionesco est une reconnaissance des choses, et non une "attente" stérile, bien que suggestive, comme nous le trouvons dans l'opus beckettien. À cet égard, Ionesco revendique légitimement, à notre avis, la paternité de ce que le critique et écrivain hongrois Martin Esslin (1918-2002) a défini pour la première fois comme le "théâtre de l'absurde". L'académie internationale, en revanche, a toujours désigné Beckett comme l'initiateur de ce courant littéraire, puisque les œuvres de Beckett ne visaient pas à ne rien raconter, mais faisaient plutôt du néant leur raison d'être. Pour sa part, Ionesco ne s'est jamais caché derrière "l'absurde"; au contraire, il s'en est servi comme d'un poinçon pour tenter de démêler le vide mental de l'âge moderne, ses nombreuses hypocrisies. Il va sans dire que, par le passé comme aujourd'hui, dire la vérité, peu importe de quelle manière, est considéré comme dangereux pour une certaine Pensée unique qui dirige l'Occident depuis des décennies. Ce système de pouvoir culturel a maintes fois changé de nom et de forme, mais son essence malveillante est restée intacte, et sans aucun scrupule, nous affirmons que de ce Mal, Ionesco se considérait fièrement comme un ennemi. 

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Ionesco, un anti-moderniste ?

Stylistiquement, on trouve dans le livre, surtout dans la partie qui précède l'interview, une sorte de contraste entre l'écriture de Grasso, avec une recherche parfois "baroque" de lemmes et l'alternance de phrases courtes et longues, qui est alors l'une des prérogatives d'un titan comme Joseph Conrad, et tout le monde ne peut pas être lui, dirions-nous, avec l'exactitude des réponses de Ionesco. Cependant, au final, le résultat global est fondamentalement harmonieux et la lecture est agréable. En outre, l'éditeur a le mérite, ainsi que le courage, de cadrer les idées de Ionesco dans une perspective que l'on pourrait qualifier de traditionaliste: "[...] l'homme, désarticulé de la transcendance, est un être englouti par les sables mouvants de l'insignifiance et du dérisoire, riche de ses déguisements, de ses soucis, de ses mesquineries" (22). Tout cela nous incite à poser de nouvelles bases dans l'étude de cet écrivain, c'est-à-dire une évaluation critique de Ionesco comme l'un de ces nombreux antimodernes dignes de ce nom dont les positions humaines et politiques ont été délibérément mal comprises.

La force de ce dramaturge, ce qui l'a rendu parfois impopulaire dans certains milieux, est que "son" vide n'en est pas un, puisqu'il est empreint d'un scepticisme structuré, à tel point que le terme "absurde" n'est utile que pour définir sa forme, mais pas son essence, si l'on considère, comme l'explique Grasso, qu'avec le théâtre Ionesco entendait : "[...] dénoncer, sans fausse modestie, la crédulité et l'absurdité de la condition humaine, vues comme les plaies [sic ! ] endémiques de l'homme bourgeois moyen" (22). 

Entretien avec Ionesco pourrait presque être jugé comme un livre "méta-théâtral", le prologue critique de l'éditeur préparant le lecteur à l'action théâtrale, tout comme dans les textes dramaturgiques, lorsqu'au début de chaque acte est décrite la scène dans laquelle les personnages vont évoluer. Et cet entretien qui prend la forme d'une pièce de théâtre se déroule en un seul acte, dans la confrontation verbale entre deux protagonistes isolés du reste du monde, rappelant paradoxalement le style de son "rival" Beckett.

Néanmoins, ce livre a aussi sa propre valeur pour la recherche, étant un excellent "outil" pour saisir la littérature française tout court, permettant d'aborder avec profit la lecture et la compréhension de cet auteur. Le "ton" de l'interview que Grasso recueille peut se résumer à l'hostilité bien connue de Ionesco envers Victor Hugo: "Il reste donc sa vie, sa grande éloquence, qui m'a toujours irrité et énervé, sa grande vanité littéraire; et le grand homme parfait, c'est-à-dire la "nullité" faite personne" (37). Une fois de plus, le dramaturge se montre sans fausse modestie, allant s'attaquer à l'une des plus pompeuses des idoles littéraires transalpines, car il possédait une sorte de "mauvaise intelligence", une caractéristique qui a fait la grandeur de Louis-Ferdinand Céline, et qui fait qu'il n'a pas peur des canons et des jugements.

Ainsi, cette rencontre à Rome il y a des années nous rappelle que l'opinion est quelque chose qui nous accompagne toujours, même si nous essayons souvent de la cacher avec crainte ou, pire encore, avec hypocrisie. Si, en revanche, on a l'intention de la jeter à la face du monde, comme Ionesco l'a fait avec ses œuvres et ses idées, alors il faut en être capable; en d'autres termes, être à la hauteur de ses idées préconçues et de ses idiosyncrasies. 

Il en va de même pour les positions politiques particulières de Ionesco, que Grasso encadre parfaitement en le décrivant comme un "démonteur de faux mythes" (31), notamment du communisme. C'est une autre raison pour laquelle il n'est pas apprécié par l'intelligentsia européenne qui, depuis des décennies, contribue à démolir tous les piliers de la culture du Vieux Continent. Nous partageons également les réflexions de Gambacorta dans sa présentation, qui nous incitent à redéfinir Ionesco une fois pour toutes comme un antimoderne: "[...] il savait bien comment la véritable perversion globale consistait en la prévalence de l'historique sur le métaphysique [...]" (6). Ce n'est donc pas une coïncidence si l'écrivain considérait que le "réalisme", qui est le vieux dogme de la gauche, était presque pernicieux, étant synonyme d'"engagement"; un mot en soi vide et canalisant souvent des imbroglios intellectuels et des mensonges: "La littérature réaliste est complètement fausse parce qu'elle tend à s'immiscer dans la démonstration" (11). Tout ceci devrait suggérer l'inclusion de Ionesco dans les rangs de ces penseurs anti-système d'origine roumaine tels que Cioran, Camilian Demetrescu et Mircea Eliade, déjà mentionnés, à qui nous devons une puissante défense d'une culture solide, mais non immuable, et profondément spirituelle. 

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En résumé, Gambacorta fait à nouveau allusion de manière suggestive à une "consonance esthétique" (10) entre l'interviewé et l'intervieweur dans ce petit volume savant où il nous incite à considérer la vie essentiellement comme une tromperie divine, un concept nodal dans la vision du monde de Ionesco. Pour comprendre le grand auteur franco-roumain, il est peut-être utile de le juxtaposer une fois de plus à son collègue irlandais, et le fait que Beckett soit néanmoins présent dans ce texte est un grand enrichissement, afin d'avoir une idée complète du Théâtre de l'Absurde. Ainsi, Ionesco exprime, a de la vigueur; tandis que Beckett laisse ponctuellement planer un doute qui prend la forme d'une attente qui sent souvent la maladie, proposant un théâtre certes de grande qualité, mais à sa manière exécrable.

À l'inverse, Eugène Ionesco, malgré sa désillusion sur le sens même de la vie, nous apparaît comme tout sauf renonçant. En effet, en parfait antimoderne, il était peu attaché à l'existence en tant que fait matériel, mais ne s'est certainement pas ménagé dans la lutte contre les mensonges du progrès. 

Giuseppe Grasso, Intervista con Ionesco - L'inconveniente di essere nati  (avec un essai de l'auteur sur Beckett), Chieti, Solfanelli, 2017.

samedi, 14 janvier 2023

Indro Montanelli dans le Japon de l'après-guerre: un voyage dans l'empire du bonsaï

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Indro Montanelli dans le Japon de l'après-guerre: un voyage dans l'empire du bonsaï

par Riccardo Rosati

Source: https://www.barbadillo.it/67460-cultura-montanelli-in-giappone-nel-dopoguerra-il-viaggio-nellimpero-bonsai/?fbclid=IwAR2OzGavIftIIDa-iP64GaiucXXpsiu0vPnONwQ0dVEpr8IuRQroxr3SK5g

Les articles rassemblés dans ce volume sont d'abord parus dans le Corriere della Sera entre novembre 1951 et mars 1952, période durant laquelle Indro Montanelli (1909 - 2001) a séjourné au Japon pour observer de près son évolution après sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale. Les conditions, donc, d'une nation militairement occupée et vétéran des six années de la "Régence MacArthur", avec le généralissime américain qui, dans la gestion pratiquement plénipotentiaire de l'Archipel, évitait rarement de révéler son peu d'estime pour les sujets de l'Empire du Soleil Levant. En fait, Montanelli ne l'ignore pas et rapporte clairement comment le manteau outrancier imposé par Douglas MacArthur a pratiquement cessé d'exister lorsqu'il a été remplacé au poste de SCAP (Commandant suprême des puissances alliées) par le général Matthew Ridgway, un homme doux qui n'était pas prisonnier de l'auto-idolâtrie qui allait plus tard nuire à la carrière de son collègue. Page après page, le meilleur journaliste italien de tous les temps - ainsi que ce Mussolini qui fascinait le jeune Montanelli lui-même - saisit d'un œil vif certains aspects essentiels d'un peuple qui vit pour la première fois la démocratie et se dirige vers cette extraordinaire expansion économique qui menacera bientôt la suprématie des économies occidentales.

Journalisme, voilà le mot clé qui connote le livre, comme l'explique bien Vittorio Zucconi dans la préface : "[...] parce que le secret de cette forme de journalisme n'est pas la connaissance, au contraire c'est l'ignorance du sujet". Zucconi ne jouit pas du tout de notre estime, et pourtant, en présentant ces écrits de Montanelli, il offre des réflexions d'une qualité absolue; peut-être est-ce dû au fait que lui aussi a été correspondant au Japon, mais dans les années 80, donc dans un pays aujourd'hui totalement capitaliste et en partie étranger à sa propre tradition, en raison de la forte américanisation. En effet, les mots de Zucconi font penser à ceux d'Italo Calvino, qui, avec sa Collection de sable (1984), a réussi à atteindre l'un des plus hauts sommets de la narration du Japon moderne. Comme pour Zucconi, l'ignorance est une valeur paradoxale chez l'écrivain ligure: "Nouvellement arrivé dans le pays, je suis encore au stade où tout ce que je vois a une valeur, précisément parce que je ne sais pas quelle valeur lui donner".

400619-MontanelliLIMPERO300dpi-269x431.jpgLe livre de Montanelli

Certes, Calvino est l'un des auteurs les plus importants du 20ème siècle, tandis que Montanelli et Zucconi, avec tout le respect que je leur dois, sont des journalistes et non des intellectuels. Néanmoins, dans L'Empire Bonsaï, on rencontre plusieurs passages vraiment surprenants par leur compréhension de la culture japonaise, à tel point que dans certains cas, nous nous sommes dit que, finalement, Montanelli avait "tout compris" ou presque ; comme lorsqu'il cristallise en quelques mots un élément très complexe, lié à cette composition raffinée, toute japonaise, d'une esthétique faite de cruauté: "On n'éduque pas et on n'éduque pas sans une bonne dose de méchanceté, d'intransigeance impitoyable. Je n'ai jamais vu un peuple aussi grossier et cruel'. De plus, s'il comprend avec une profondeur suffisante l'élégance de l'âme de cette nation, il ne manque pas non plus de saisir la rudesse des occupants, de cette Amérique dont Montanelli, bien que converti de longue date à l'antifascisme, ne pouvait vraiment apprécier aucune des valeurs: "Mais tout cela est-il vraiment une nouveauté, la nouveauté démocratique révolutionnaire que les Américains pensent avoir introduite ?".

Pour en revenir à Zucconi, ce dernier avoue éprouver une "admiration réticente" pour les écrits du chroniqueur le plus emblématique et le plus talentueux, qui dresse un portrait du Japon à travers une écriture qui n'est peut-être pas belle, mais est néanmoins "chaleureuse" et participative. Ce reportage sous forme d'articles journalistiques nous permet même de découvrir un très rare Montanelli 'affectueux' quand, par exemple, il parle de Shigeru Yoshida (1868 - 1977): Premier ministre japonais (1946 - 1947 et 1948 -1954), ainsi qu'un amoureux de l'Italie, et de Naples en particulier.

Le Japon envahi mais sobre et digne

L'Empire Bonsaï se dresse comme le précieux témoignage d'un pays envahi, victime d'une humiliation, que le peuple japonais affronte pourtant avec sobriété et dignité. Montanelli ne cache pas qu'il considère le "fascisme japonais" (une définition à l'égard de laquelle nous avons ponctuellement de forts doutes) comme une grave erreur. Quoi qu'il en soit, son esprit d'anarchiste structuré, donc avec un penchant parfois réactionnaire, émerge avec surabondance dans sa défense de Tomoyuki Yamashita (1885 - 1946), également connu sous le nom de "Tigre de Malaisie", en raison des atrocités commises par ses soldats à Manille, pendu comme criminel de guerre, ou du moins, c'était la version des événements propagée par les "alliés". Montanelli pense le contraire, et cela se voit lorsqu'il rapporte la dissidence de la presse, même la presse américaine, pour l'exécution de ce brave et noble officier, qui est entré dans l'histoire pour son incroyable capture de la "forteresse" britannique de Singapour: "Immédiatement après la lecture du verdict, mon collègue Pat Robinson de l'International News Service a mis au vote et publié, [...], la réponse des douze correspondants américains, britanniques et australiens qui, après avoir suivi le procès de la première à la dernière séance, se sont prononcés à l'unanimité contre la légalité de la sentence: je le dis avec une certaine fierté de journaliste".

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La figure de l'Empereur

Nous avons dit plus haut que nous n'avons pas affaire à un intellectuel. Par conséquent, de nombreuses nuances de la société de l'Archipel sont difficiles à saisir pour lui. Tout d'abord, celles concernant la figure la plus complexe de la culture japonaise, à savoir son souverain (天皇, Tennō). Montanelli ne parvient pas à en saisir l'essence, la raison pour laquelle un simple être humain peut devenir le symbole de toute une nation, comme ce qu'est le drapeau pour nous, Occidentaux. Ce qui ne lui échappe pas, en revanche, c'est la condition humiliante de l'empereur après la guerre: "[...] aujourd'hui le cent vingt-quatrième héritier d'une dynastie qui a duré sans interruption pendant deux mille six cent quatorze ans vit comme un père de famille de la classe moyenne, sans faste ni suite". On peut donc penser, en lisant sa chronique dans un pays si éloigné géographiquement et aussi autrement, que lorsque Montanelli ne parvient pas à comprendre, et cela arrive assez souvent, il ne perd jamais le respect, et même en cela, il nous rappelle l'égarement que Calvino a également ressenti au Japon : "Ainsi le temple Manju-in, qu'un incompétent comme moi jurerait être zen et pourtant il ne l'est pas [...]".

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Italo Calvino

 

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Montanelli et Calvino au Japon

En conclusion, le Japon s'avère souvent capable de faire ressortir le meilleur de nous-mêmes. L'explication donnée par Montanelli est la suivante: c'est parce que c'est un "pays sérieux" ! La collection d'articles en question est une sorte d'album de la réalité japonaise, avec des "instantanés" tirés de l'esprit d'un homme qui était capable d'expliquer et parfois même de raconter. Sa vision du Japon n'est pas élaborée, mais elle est si vraie, si puissamment authentique dans sa naïveté, comme le dit encore Zucconi à juste titre : "[...] parce qu'un journaliste n'est jamais un professeur, même s'il veut s'appeler ainsi, mais, en fait, il reste toujours et seulement un étudiant sur le point de se faire recaler". Montanelli et sa plume maussade nous manquent beaucoup. La lecture de ce texte, comme nous l'avons souligné, nous a rappelé le voyage de Calvino vers le Soleil Levant. D'un côté, un grand journaliste, de l'autre, l'un des plus grands écrivains des temps modernes, tous deux partageant cette "humilité" qui a fait la grandeur de l'odeporica (la "littérature de voyage") des Italiens au fil des siècles. Eux, les Japonais, sont ce qu'ils sont, des gens sérieux; nous, de notre côté, sommes ce que nous sommes, ou du moins nous l'étions il y a encore quelque temps, le Peuple le plus intelligent de la planète, au point qu'un "simple" journaliste se révèle capable d'exprimer des concepts sur le Japon bien plus profonds et exacts que ceux de tant d'universitaires de l'école anglo-saxonne en vogue depuis des décennies: "A moins que ce ne soit là mon erreur; de vouloir trouver une logique et donner une explication à ce que font les Japonais. Ce qui est aussi, à bien y réfléchir, une explication; et peut-être la seule qui compte".

Notes:

* L'impero bonsai Cronaca di un viaggio in Giappone 1951 - 1952 par Indro Montanelli (Rizzoli, Milan, 2007)

** Merci à notre collègue orientaliste Annarita Mavelli, qui a aimablement attiré notre attention sur le texte de Montanelli.

Riccardo Rosati

Riccardo Rosati sur Barbadillo.it

mercredi, 04 janvier 2023

Après le virus : la renaissance d'un monde multipolaire

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Après le virus : la renaissance d'un monde multipolaire

Carlos X. Blanco

Source: http://adaraga.com/despues-del-virus-renacimiento-de-un-mundo-multipolar/

Le livre de Boris Nad, Después del virus: El renacimiento de un mundo multipolar, est un texte utile, d'une lecture agile et facile, un volume d'une actualité brûlante qui retrace les effets et le contexte de la récente pandémie, ainsi que la série actuelle d'événements inquiétants, les développements politico-militaires qui n'ont pas encore déployé tous leurs effets et leurs conséquences historiques, y compris la guerre actuelle en Ukraine, voulue et souhaitée par l'OTAN.

La guerre ukrainienne pourrait être considérée comme un prologue à la troisième guerre mondiale, ou du moins comme un épisode de cette guerre mondiale froide qui fait déjà rage depuis que la Russie de Poutine a entamé son processus d'insubordination. Un processus qui a commencé après l'effondrement catastrophique de l'Union soviétique et le chaos et les humiliations de la période Eltsine.

Boris Nad écrit à partir d'une perspective nettement eurasienne, qui s'inscrit largement dans la lignée de celle du traditionaliste russe Aleksandr Douguine. De ce point de vue, le temps de l'humiliation de la Russie est arrivé à son terme. Depuis l'accession au pouvoir de Vladimir Poutine, et malgré les erreurs de ce dernier, la Russie a modernisé ses structures militaires, déjoué l'OTAN, mais aussi assaini son économie, auparavant embourbée dans le chaos, la corruption et l'arriération, et, surtout, remonté le moral de son peuple.

Le peuple de la Fédération de Russie est en grande majorité slave, tolérant et loyal. Ils ne vivent pas dans la mollesse et la prostitution généralisées dans lesquelles vivent les Occidentaux, surtout les Espagnols. Par Russes, nous entendons avant tout le grand groupe slave de tradition chrétienne-orthodoxe, bien qu'il faille reconnaître le rôle des autres nationalités et groupes ethniques, en grande partie asiatiques, qui font également partie de la Grande Russie: les communautés de nombreux groupes ethniques non européens, non chrétiens, qui font partie intégrante de cette fédération. La Russie et tous les pays qui l'entourent conservent les caractéristiques d'un empire, y compris son caractère multinational. Un empire n'est pas simplement un grand État. Il ne s'agit pas non plus d'un regroupement d'États dirigé par un noyau fort et dominant. Un empire ne se réduit pas non plus à une forme monarchique qui s'étend sur de très grands territoires. Un véritable empire, comme l'est aujourd'hui la Russie eurasienne, présuppose, outre ce qui précède, une volonté civilisatrice, repeuplante, ordonnatrice, qui aspire à s'élever en tant que puissance souveraine formant un État-civilisation.

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Comme l'explique si bien Boris Nad (photo), un Serbe, le temps est venu des États-civilisation par opposition aux États-nations. Les véritables empires sont des États-civilisation qui incluent en leur sein de multiples races, nationalités, confessions, c'est-à-dire un système complexe d'unités communautaires qui ont vécu liées autour d'un même domaine (imperium), non pas tant en conquérant qu'en arbitrant et en convergeant. Les véritables empires civilisateurs font leur l'impératif de "civiliser" tout un environnement barbare et désarticulé.

L'accès des peuples multiples à un stade supérieur, civilisé, passe par la prise de conscience de leur existence en tant que réalité différenciée vis-à-vis de leurs voisins, processus qui a été donné par ces empires. Dans le passé de l'Europe, cela a été le fait de l'Empire romain dans certaines de ses extensions (seulement certaines, car cet Empire romain était prédateur ou absorbant dans beaucoup d'entre elles), ainsi que de l'Empire carolingien, du Saint Empire romain, de l'Empire austro-hongrois, de la monarchie hispanique... Grâce aux empires qui les lient, des centaines de nationalités ou de peuples de l'humanité ont appris à se connaître comme des entités premières/juvéniles, bercées par l'entité impériale mère, par la main de laquelle elles ont accédé à l'existence civilisée. Ce type d'empire, que je préfère appeler agglutinant, plutôt que "générateur", est une macro-entité unitive : il fédère, coordonne, "berce" et "éduque" des entités faibles, petites ou arriérées, pour en faire des participants à un projet commun et universel.

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Il en va de même pour l'empire chinois pour une grande partie de l'Extrême-Orient, du Sud-Est et de l'Asie centrale. La civilisation chinoise a été pour des centaines de nations asiatiques, d'une part, comme la Grèce des Européens, leur noyau classique, mais, d'autre part, elle a été le liant autour duquel s'est constitué un empire solidement ancré dans des traditions qui lui sont propres. C'est le cas de l'Espagne avec les Basques ou les Indiens d'Amérique : l'occasion de faire entrer des groupes ethniques et des nationalités isolées dans le courant universel.

A cette conception impériale traditionnelle, dont le fondement est ancestral et sacré, et qui tend à regrouper les communautés humaines en vastes aires civilisationnelles (Russie, Chine, Inde, Islam, Perse, Turquie, Espagne), s'oppose l'Anglosphère. L'Anglosphère représente une véritable déformation de l'idée impériale. Depuis que les pirates anglais ont commencé à attaquer les galions d'Espagne, le monde anglo-saxon s'est comporté envers le reste de l'humanité comme un animal prédateur. Sa seule règle était et est de briser toutes les règles. Sa véritable tradition consiste à déraciner toutes les autres traditions. L'Anglosphère a commencé dans ses premiers siècles comme une véritable "entreprise privée" dont la Couronne de Sa Gracieuse Majesté était le principal actionnaire. Le pillage, l'esclavage et le génocide ont été ses pratiques pendant des siècles, jusqu'à ce que l'État (d'abord le Royaume-Uni, puis les États-Unis) rende officielle l'occupation des colonies, auparavant privée.

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Il est frappant de constater que l'Anglosphère, dans ses deux grandes versions, britannique et yankee, a commencé ses déprédations dans les deux cas en déclarant la guerre à l'Espagne, qui, au XVIe siècle et jusqu'au XVIIIe siècle, était le seul empire contraignant ayant la capacité outre-mer de réorganiser ou de "civiliser" le monde. Les énormes masses telluriques de la Chine, de la Russie, de la Perse, de la Turquie, du Saint-Empire romain germanique, etc., ne disposaient pas de flottes modernes et des cadres techniques, militaires, bureaucratiques, etc. qui pouvaient leur donner le pouvoir expansif d'entraver les déprédations des "Anglos". L'Espagne possédait en effet tous les attributs et les moyens d'un arbitrage universel, et son existence même en tant que puissance, grande ou moyenne, était et reste incompatible avec les visées rapaces des Britanniques et des Yankees.

La pandémie du co ronavirus, ainsi que les précédentes attaques de terrorisme financier subies par les pays 'pigs", "porcs", comme nous appelle la haute finance anglo-saxonne et "européiste", nous montre ce qu'est l'"Occident": une engeance qui imite un empire, un ennemi essentiel de notre tradition hispanique, un système anglo-américain démoniaque conçu pour piller le reste du monde. La puissance américaine, comme la puissance britannique, est improprement appelée empire alors qu'il s'agit simplement d'impérialisme, une action combinée de subjugation néo-coloniale, économique-culturelle d'une part, et de domination politico-militaire d'autre part. Lorsqu'un peuple décide de se soulever, de ne pas continuer à sombrer et de ne pas être une colonie des Anglo-Américains, les "Occidentaux" lui déclarent immédiatement une guerre hybride: les militants de leurs ONG sont prêts à transformer et à condamner ses traditions religieuses et ethniques les plus immémoriales. La pluie de dollars corrompt les élites politiques locales, la menace d'un coup d'État ou d'une révolution colorée plane dans le ciel et les conflits civils ne connaissent aucun répit. Personne ne peut s'écarter du scénario prévu par les maîtres du monde. L'Espagne franquiste tardive a connu le même sort. Le président du gouvernement national, l'amiral Carrero Blanco, a été pulvérisé dans un attentat qui témoignera pour l'éternité de la collusion entre les séparatistes et les puissances de l'anglosphère.

Je pense que le livre de Boris Nad est très utile pour réfléchir au nouveau leadership mondial qui s'annonce pour ces deux grands empires-civilisations, le russe et le chinois, c'est-à-dire l'Eurasie. L'"Occident" est laissé seul, enfoncé dans son propre retard technologique et moral. Ceux d'entre nous qui vivent pris dans ce piège de l'Anglosphère ne peuvent être rebelles qu'en devenant traditionalistes, en faisant revivre leurs propres racines, en encourageant les renouveaux identitaires. Comme la Russie et la Chine ont refait surface, il en sera de même pour d'autres macro-populations qui avaient aussi des traditions impériales : Turcs, Perses, Arabes... L'Hispanité est encore à la traîne, et pourrait être un autre pôle, se réappropriant sa civilisation, et le monde africain attend un changement de partenaires et un éloignement de l'Occident colonisateur pour lui permettre de se réindustrialiser et de passer à un autre niveau de lutte et d'insoumission.

Je vis dans un pays où les professeurs d'anglais se déguisent en sorcières à Halloween, et où les enfants qui devraient parler couramment la langue de Cervantès portent des sweat-shirts avec l'Union Jack dessus, parlant un spanglish inacceptable dans un pays qui a civilisé la moitié du monde en bon espagnol. Le point de départ hispanique aujourd'hui est mauvais, très mauvais. Maintenant, beaucoup d'entre nous ont honte, nous aimons une Espagne que nous n'aimons pas. Mais des livres comme celui de Nad, un Serbe qui ne connaît que trop bien le démembrement impérialiste de sa patrie, la Yougoslavie, servent d'aiguillon et d'avertissement. Félicitations à nos amis de l'éditeur Hipérbola Janus. Leur travail est inestimable.

Boris Nad : Après le virus : la renaissance d'un monde multipolaire. Hyperbola Janus (novembre 2022): https://www.amazon.es/Despu%C3%A9s-del-virus-renacimiento-multipolar/dp/B0BLGH15B3

Carlos X. Blanco

Carlos X. Blanco est professeur, écrivain et chroniqueur pour, entre autres, La Tribuna del País Vasco. Il est titulaire d'un doctorat en philosophie et est considéré comme l'un des principaux experts espagnols de la bataille de Covadonga et du début de la Reconquête. Ces dernières années, il a consacré deux ouvrages clés, à la fois romans et essais, à ce sujet. Il s'agit du roman historique La luz del norte et de l'étude De Covadonga a la nación española (De Covadonga à la nation espagnole), avec une préface de Robert Steuckers. Les deux ouvrages sont publiés par EAS. Il a récemment publié les ouvrages Ensayos antimaterialistas et El Imperio y la Hispanidad chez Letras Inquietas.

mardi, 03 janvier 2023

Guerre d'Ukraine: les stratégies néfastes des États-Unis

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Guerre d'Ukraine: les stratégies néfastes des États-Unis

Thorsten Hinz

Source: https://jungefreiheit.de/kultur/literatur/2023/schaedliche-strategien-usa/  

Les politologues Ulrike Guérot et Hauke Ritz dénoncent une influence massive des Etats-Unis en Europe de l'Est comme impulsion décisive de la guerre en Ukraine. Selon eux, Washington ne peut plus être considéré comme le gardien du Graal des "valeurs occidentales". Selon eux, les Etats-Unis sont aujourd'hui "socialement délabrés et culturellement épuisés".

84f968e79fa9458f9d1550d8fb82e2e1.jpegLa politologue Ulrike Guérot a osé ce qui a conduit de manière prévisible et logique à sa mise au ban du public: avec Hauke Ritz, docteur en philosophie et spécialiste de la Russie, elle a rédigé un livre qui prend à contre-pied la lecture qui a été faite de la guerre en Ukraine. Elle y reconnaît une manipulation de l'opinion digne de 1914 : "Où que l'on regarde, il y a prise de parti exubérante en faveur de l'Ukraine, diabolisation totale de l'adversaire, réduction de l'ennemi à une seule personne (Poutine), absence de contextualisation, division tranchée entre le bien et le mal, rejet indigné de la coresponsabilité, morale au lieu de géostratégie".

Guérot et Ritz ont relié deux séries de motifs: premièrement, la prise de conscience "que l'UE a échoué en tant que projet politique" ; deuxièmement, "que l'image de la Russie en Occident est fausse ou du moins insuffisante". Les deux sont dialectiquement liés: leur échec rend l'UE incapable de prendre une position indépendante dans la guerre en Ukraine et d'exercer une influence pacificatrice sur le conflit. La poursuite de la guerre, à son tour, rend son échec parfait. Le conflit géopolitique devient ainsi un "jeu final" pour l'Europe, avec la perspective de dégénérer définitivement en un pré-carré et une masse à la disposition des États-Unis. L'objection selon laquelle l'Europe et l'UE ne sont pas identiques ne doit pas être prise en compte ici.

Une "guerre par procuration américaine"

Ce que les médias appellent systématiquement "la guerre d'agression de Poutine" est pour Guérot et Ritz "une guerre par procuration américaine préparée de longue date", dont les racines remontent au début des années 1990. Ils ont passé en revue des livres, des articles et des déclarations de penseurs et de stratèges américains et en ont tiré des extraits. Ils citent Zbigniew Brzeziński, George Friedman, Robert Kagan, Charles Krauthammer et Paul Wolfowitz.

Ce dernier était secrétaire adjoint à la Défense sous George W. Bush et déterminé à "empêcher toute puissance hostile de dominer une région dont les ressources, sous contrôle consolidé, suffiraient à générer une puissance mondiale". Est considérée comme ennemie toute personne qui tente de générer une puissance comparable à celle des États-Unis. Alors que les États-Unis ont immédiatement identifié l'Europe comme un concurrent potentiel après 1989, les Européens ont entretenu une "pensée unique" sur la soi-disant communauté de valeurs occidentale. La stratégie de Washington visant à séparer l'Europe des ressources russes par un cordon sanitaire n'a suscité aucune réflexion stratégique.

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L'Ukraine va devenir totalement dépendante des États-Unis

Ulrike Guérot / Hauke Ritz : Fin de partie en Europe. A commander maintenant sur le service librairie de Junge Freiheit: https://jf-buchdienst.de/Buecher/Zeitgeschichte/Endspiel-Europa.html?listtype=search&searchparam=gu%C3%A9rot

Les "révolutions de couleur" et les "changements de régime" dans les anciennes républiques soviétiques faisaient partie de la stratégie américaine. Dans les pays d'Europe centrale et orientale, de "jeunes élites américanisées avec des connexions à Harvard et Washington" occupaient des fonctions de haut niveau dans l'Etat et les médias, "le prototype étant par exemple Radek Sikorski, le futur ministre polonais des Affaires étrangères", qui a salué sur Twitter le dynamitage des gazoducs Nord Stream par un "Thank you, USA".

Barack Obama a vanté la capacité des Etats-Unis à "façonner l'opinion publique mondiale, (elle) a aidé à isoler complètement la Russie". L'incendie de la Maison des syndicats à Odessa en 2014 par des nationalistes ukrainiens, qui a coûté la vie à 48 Russes, a ainsi été complètement occulté. Les accords de Minsk, qui prévoyaient une structure fédérale du pays avec plus d'autonomie pour l'est de l'Ukraine, ont été sabotés sous l'influence de Washington, car pour faire de l'Ukraine une zone de déploiement militaire de l'OTAN, il faut un pouvoir central de Kiev très rigoureux.

Ainsi, la "guerre d'agression de Poutine" apparaît plutôt comme une attaque défensive visant à échapper à l'emprise de l'OTAN. Il en résulte une Ukraine gravement endommagée par la guerre, énormément endettée et politiquement totalement dépendante des Etats-Unis. Les auteurs demandent : "L'Europe peut-elle vouloir un tel vassal en son sein ?"

Selon nos deux auteurs, les États-Unis sont aujourd'hui culturellement épuisés

Il faudra bien qu'elle le veuille. Si les choses se corsent réellement entre les Etats-Unis et l'Allemagne, les Américains mettront du matériel de renseignement sur la table et ce sera "soit vous participez, soit vous êtes pris". C'est en ces termes qu'en 2013, Günter Heiß, alors coordinateur des relations germano-américaines, a résumé son expérience avec la première puissance occidentale dans l'émission "Beckmann" de la chaîne ARD.

Pour Guérot, les Etats-Unis ne peuvent plus être considérés comme les gardiens du Graal des "valeurs occidentales", ils sont aujourd'hui "socialement délabrés et culturellement épuisés". La réalité en Occident se caractérise par le "wokeness", les interdictions de parole, la "cancel culture", les méthodes de censure, les résiliations de compte, la surveillance numérique et biométrique, le journalisme d'État et la guerre psychologique contre la population.

Pas de doute, cette femme et son co-auteur ont du courage ! Leur livre est stimulant, mais il est aussi vulnérable. Une erreur d'inattention peut passer inaperçue lorsqu'il est dit que le président français François Mitterrand, opposé à la réunification, est allé voir Egon Krenz en RDA en mars 1990. En réalité, Mitterrand se trouvait déjà à Berlin-Est en décembre 1989. A cette époque, Krenz n'était déjà plus en fonction et son interlocuteur était le Premier ministre Hans Modrow.

Rêveries antinationales

La fameuse euphorie post-nationale de Guérot, qui par principe ne connaît pas de frontières, a des conséquences graves. Comme l'Allemagne a négligé de manière coupable de consentir dès le départ à une union de transfert de l'euro, la guerre menée "autour de l'intégrité territoriale historiquement absurde qu'est l'Ukraine" doit maintenant provoquer la "catharsis européenne" attendue, à savoir la dissolution des structures étatiques nationales. Un début a déjà été fait, car la décision de prendre en charge les réfugiés ukrainiens dans le système Hartz IV allemand est "en fait déjà un signe avant-coureur de ne plus différencier les droits civils en fonction de la nationalité".

De telles rêveries creuses ne peuvent être raisonnablement critiquées. D'un point de vue historique, presque toutes les frontières en Europe sont absurdes. Mais qu'en résulte-t-il ? Au lieu d'un travail de précision, Guérot nous offre à la fin une logique de bulldozer et écrase à moitié son intervention convaincante et celle de Ritz contre la lecture officielle de la guerre en Ukraine. Elle facilite ainsi la tâche à ses adversaires, mais la rend difficile à ceux qui sont d'accord.

JF 51/22

 

mercredi, 21 décembre 2022

Heidegger et le début de la philosophie: l'interprétation d'Anaximandre et de Parménide

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Heidegger et le début de la philosophie: l'interprétation d'Anaximandre et de Parménide

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/heidegger-e-linizio-della...

Texte crucial pour la compréhension du parcours philosophique de Martin Heidegger, L'inizio della filosofia occidentale. Interprétation d'Anaximandre et de Parménide, désormais en librairie grâce aux éditions Adelphi et édité sous la direction de Giovanni Gurisatti (pp. 313, euro 42,00). Ce texte heideggerien rassemble le cours que le philosophe a donné sur le sujet à Freiburg en 1932. Les thèses les plus pertinentes s'inscrivent aussi bien dans la lignée de celles exprimées dans Dell'essenza della verità (1930) que dans les positions théoriques de l'article de 1940, La dottrina platonica della verità. Le volume qui nous occupe ici se situe pleinement dans l'ambiance théorique que le penseur a connue au début des années 1930, la Kehre, le tournant qui l'a amené à laisser derrière lui l'exclusivité de la perspective aristotélicienne sur laquelle le monde de L'Être et leTemps avait été construit en 1927. Dans ce contexte, Heidegger a récupéré l'idée grecque de vérité, aletheia, c'est-à-dire la révélation, dans sa pensée, car le "vrai" avait été compris par la métaphysique classique comme la conformité de l'intellect et de la réalité.

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De plus, Heidegger, dès ses débuts universitaires, avait manifesté son intérêt pour la pensée aurorale. Cette propension sera consolidée dans la période d'après-guerre, lorsque le thème de l'Autre commencement de la pensée européenne sera au centre des spéculations du philosophe de Fribourg. Le début de la pensée occidentale est divisé en trois parties : 1) Les Dires d'Anaximandre ; 2) Considération intermédiaire ; 3) Le Poème didactique de Parménide.

Pour Heidegger, Anaximandre est un penseur qui a abordé l'être dans une perspective pré-métaphysique. La première locution de la pensée européenne, en effet, saisit l'entité dans son être. Plus précisément, les entités sont expérimentées "en étant simultanément un avec l'autre (accord) et un contre l'autre (désaccord)" (p. 41). Cela signifie que, pour Anaximandre, l'être de l'entité est le temps : "sa tâche et son essence consistent à faire apparaître et disparaître l'entité" (pp. 50-51).  Le temps indique les rythmes de l'être, auxquels les entités sont soumises. Mais l'être et les entités ne disent pas la même chose, Heidegger reste dualiste dans ces pages, comme dans L'Être et le temps: "L'être et les entités sont différents - et cette différence est la plus originale qui [...] puisse être donnée" (p. 64).

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Dans la vaste exégèse consacrée à Parménide, le philosophe déploie sa perspicacité philologique et sa ponctualité habituelles dans son exégèse du poème d'Éléonore. Dans ses vers, outre la voie de l'être et la voie impropre du non-être, il est question de la voie de la doxa, qui, selon Heidegger, doit être connue du sage, puisque, comme le souligne l'éditeur: "seul celui qui a expérimenté à fond l'essence errante de la voie-doxa peut décider de [...] prendre la voie-aléthéia" (p. 22). Ceci ouvre la quatrième voie parménidienne, celle de la conversion du sage à la première voie, à l'être. Dans cette première expérience herméneutique avec l'éléatisme, ainsi que dans les suivantes, le penseur embrasse la thèse selon laquelle "percevoir et être co-égaux" (p. 223). Seinfrage, la question fondamentale de la pensée, est rendue possible par une telle appartenance de l'homme et de l'être. Par conséquent, si l'être se donne comme présence à l'homme, ce dernier "peut à son tour lui tendre la main pour l'accueillir" (p. 23). Il existe une réciprocité dynamique entre les deux pôles, même si la primauté est attribuée à l'être.  L'homme ne peut que se projeter ex-statiquement dans le jet-don de l'être. C'est pourquoi, selon l'auteur, en vertu du dualisme qui traverse tout le système de pensée de l'Allemand (être-étant, authentique-inauthentique, etc.), il est resté toute sa vie un théologien plutôt qu'un ontologue.

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Il n'en reste pas moins que, dans ce volume, la réflexion heideggerienne s'ouvre, dépassant la conception linéaire de l'histoire, à l'actualité du questionnement du "premier commencement" de la pensée. Cette auroralité, aussi voilée soit-elle, reste en vigueur dans l'histoire et dans le présent et fait pression sur nous: "elle nous demande d'expérimenter cette proximité et d'en prendre soin" (p. 24). C'est pourquoi, note Heidegger, le Seinfrage est une question destinale, dans laquelle est donné le salut possible de l'essence de l'homme. Dans la Considération intermédiaire, le penseur accorde des traits éthiques à ses réflexions. Se livrer à l'aletheia implique, de la part du sage, de se transformer en profondeur, d'opérer un véritable changement de cœur, de se libérer des contraintes de l'apparence. Inévitablement, une partie de cette attitude de recherche est un retour au questionnement de la "question non posée de l'être" (p. 131).

Ce n'est que dans une telle réflexion que l'on comprendra que le commencement ne se trouve pas derrière nous, qu'on ne le récupère pas simplement en regardant en arrière, car il se trouve "devant nous comme la tâche essentielle de notre propre essence" (p. 136). Cette affirmation explique le sens de la récupération heideggerienne d'Anaximandre et de Parménide. La philosophie de Heidegger est, sans crainte d'être contredite, l'une des tentatives les plus originales (dans le sens d'un regard sur l'origine), les plus organiques et les plus complexes produites par la pensée du 20ème siècle. Elle est essentiellement centrée sur la tentative de retrouver la physis grecque.

Peut-être, comme l'a reconnu Franco Volpi dans Contributions à la philosophie, le projet heideggerien se replie-t-il paradoxalement sur lui-même et a-t-il été réalisé par l'élève "hérétique" du philosophe, Karl Löwith. Ce dernier pose, comme seule transcendance pour l'homme, la physis et ses cycles. Comme on peut le constater dans les pages que nous avons brièvement présentées, la question résonne chez Heidegger : "Pourquoi l'être et non le néant ?". La question est mal posée puisque, comme l'ont montré les philosophies de Julius Evola et d'Andrea Emo, soucieuses de la tradition dionysiaque hellénique, au début du 20ème siècle, l'être est le néant. Coïncidence hermétique des opposés, et non dualisme ontologique.

Giovanni Sessa

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vendredi, 16 décembre 2022

Dostoïevski antimoderne et fantastique dans Le Crocodile

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Dostoïevski antimoderne et fantastique dans Le Crocodile

Le texte est enfin proposé en langue italienne par les éditions Adelphi, sous la direction de Serena Vitale.

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/107166-dostoevskij-antimoderno-...

Fëdor Dostoïevski est un maître incontesté de la littérature moderne, ainsi qu'un annonciateur prophétique, avec Nietzsche, du nihilisme qui se déploiera pleinement au 20ème siècle. En 1865, un an après avoir publié l'extraordinaire Les carnets du sous-sol, il publie un écrit à la fin incertaine et suspendue, intitulé Le Crocodile. Le texte est enfin proposé en langue italienne par la maison d'édition Adelphi, sous la direction de Serena Vitale (pp. 97, euro 12,00). Il s'agit d'une nouvelle "anormale", qui ne s'aligne pas, en termes de forme et de contenu, du moins à la première approche superficielle, sur les grands romans de l'écrivain russe. Dans ces pages, Dostoïevski présente, de manière exaltante, en amusant et en divertissant le lecteur, une histoire fantastique, un récit qui remet en question les certitudes de tout réalisme, tant d'un point de vue gnoséologique que littéraire.

Le Crocodile de Fédor Dostoïevski

1292535.jpgIl utilise un nouveau langage, inhabituel dans la littérature russe (et autre) de la seconde moitié du 19ème siècle, grâce auquel dans l'histoire : "les anneaux de la conséquentialité sont desserrés et l'indigence du déterminisme causal est démasquée" (p. 97). L'auteur va au-delà du logocentrisme, montrant, en fait, que l'humour et la facétie sont capables, paradoxalement, de réfuter les certitudes apodictiques, ubi consistam de la pensée moderne et positiviste. La disparition des certitudes, nous dit l'écrivain, ouvre le doute universel, la suspension du jugement. C'est pourquoi les vicissitudes du protagoniste du Crocodile n'ont pas de conclusion réelle et congrue. La fin reste inconcevable, indéterminée, comme il en va du projet de vie de tout homme. Le récit se déroule à Saint-Pétersbourg, une ville qui vit sur l'abîme du possible, où tout peut arriver, même l'impensé. Dans une boutique du Passage, la première élégante galerie marchande de la Russie tsariste qui, à l'instar des Passages parisiens évoqués par Benjamin, était censée célébrer les gloires du capitalisme galopant, un exemple de la "préhistoire de la modernité", un Allemand expose au public, moyennant paiement d'un ticket, un animal exotique, un crocodile.

Le fonctionnaire ministériel de bas rang, Ivan Matveič, arrogant, imbu de sa personne, comme tout progressiste qui se respecte, décide d'accompagner, avec un ami (le narrateur), sa femme Elena Ivanovna, représentante typique de la nouvelle bourgeoisie et cliente des magasins du Passage, pour une visite de l'étrange animal. Matveič taquine le nez du crocodile avec son gant et le crocodile, en réaction, attrape l'homme et n'en fait qu'une bouchée. Alors que les personnes présentes discutent entre elles pour savoir s'il serait opportun d'ouvrir le ventre de l'animal et de libérer le malheureux, celui-ci affirme qu'il se trouve bien dans les entrailles du crocodile et annonce sa décision catégorique de rester là où il est. Il croit, en effet, que loin de la société et de ses amusements, il peut devenir un grand réformateur politique, proclamant qu'il veut devenir le "nouveau Fourier". De grandes foules, bien sûr, dès le lendemain, pour voir le "monstre" et de grosses recettes pour le propriétaire. Pendant les visites, le protagoniste ne fait que radoter sur le sort progressif de l'humanité et de la patrie russe.

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Il est probable qu'avec ce personnage, Dostoïevski a parodié Tchernyševski et les penseurs "révolutionnaires" de l'époque en laquelle il vivait. En bref, l'écrivain, reprenant des motifs du Nez de Gogol, préfigure le triomphe de la bourgeoisie, le culte du profit, et photographie de manière humoristique et déconstructive le "nouveau monde" qui s'annonce, selon lui, sous le trait du "monstrueux". Le crocodile n'est pas simplement un "méfait", comme l'auteur voudrait nous le faire croire, mais, note Vitale, une histoire de cupidité et de mesquinerie. Le propriétaire allemand de l'animal se préoccupe, en bon bourgeois, "de l'animal uniquement parce qu'il est une source de profit" (p. 93). L'épouse du malheureux fonctionnaire, séductrice et fatale: "elle semble pleurer surtout parce qu'elle sait que les larmes lui font du bien et bientôt [...] elle trompe son mari " (p. 93). Le fonctionnaire ministériel auquel son ami s'adresse pour obtenir de l'aide et des conseils "ne devient plus aimable qu'après que les sept roubles que [...] Matevič lui a fait perdre aux cartes lui ont été rendus" (p. 93). Malgré le triomphe imminent du monde bourgeois, le Saint-Pétersbourg de ces pages, une ville animée par la nomenklatura, dans laquelle les hiérarchies n'ont qu'une fonction formelle et non substantielle, plane la possibilité de l'impossible. Dans celui-ci, tout peut arriver, indiquant, entre autres, que le cours de l'histoire n'est jamais nécessaire, prédéterminé par le triomphe du Zeitgeist. Matevič est l'incarnation du formalisme bourgeois de l'époque, puisque, immédiatement après avoir été avalé par le " monstre ", il déclare: "Ma seule préoccupation est de savoir comment mes supérieurs vont le prendre" (p. 94).

Le Crocodile n'est pas une simple pierre d'achoppement sur le chemin de la pensée de Dostoïevski. C'est précisément en tant qu'"exception" qu'il condense l'antimodernisme de l'auteur qui, dans les œuvres considérées comme "majeures", prendra des traits slavophiles et "anti-papistes". Au-delà, l'écrivain montre, notamment dans les dialogues hilarants des personnages (l'humour, à ce niveau de subtilité herméneutique et dévoilante, ne nous semble reconnaissable dans la littérature moderne que dans Le Cercle de Pickwick de Dickens) que la "fantaisie" est l'outil vers lequel se tourner pour dépasser le monde "monstrueusement" construit par l'utilitarisme. Le Crocodile est un livre divertissant et, pour cette raison, un livre puissant.

*Le Crocodile de Fëdor Dostoïevski, Adelphi (édité par Serena Vitale)

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samedi, 03 décembre 2022

Le crocodile et la littérature moderne - Recension suite à la parution en Roumanie du livre que notre ami Nicolas Bonnal a consacré au grand Dostoïevski

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Le crocodile et la littérature moderne

Recension suite à la parution en Roumanie du livre que notre ami Nicolas Bonnal a consacré au grand Dostoïevski

par Octavian SOVIANY
    
Source: https://www.observatorcultural.ro/articol/crocodilul-si-literatura-moderna/

Né en 1961 à Tunis, après avoir suivi des études d'histoire et de philosophie, et montré une préoccupation constante pour l'ésotérisme, Nicolas Bonnal est devenu l'auteur de plusieurs essais passionnants, tels que Mitterrand, le grand initié, Tolkien : les univers d'un magicien, Les mystères de Stanley Kubrick, Les chevaliers hyperboréens et Le Graal.

Dans Dostoïevski et la modernité européenne (à paraître en version roumaine aux éditions Sens), Bonnal part de l'idée que le grand écrivain russe était aussi un grand visionnaire, anticipant, avec une clairvoyance presque invraisemblable, le monde occidental d'aujourd'hui, avec ses mentalités et ses comportements spécifiques.

Et dans sa démarche, l'essayiste prend comme point de départ un récit moins connu et moins apprécié de Dostoïevski, Le Crocodile, généralement considéré comme une satire des idées socialistes et de Tchernychevski, que certains commentateurs ont identifié au protagoniste de l'histoire. Dans un autre ordre d'idées, Le Crocodile est un récit absurde, dans lequel l'influence de Gogol (du Parrain et du Manteau) se fait sentir ; il se développe selon des lignes différentes des grands romans dostoïevskiens et reste quelque peu "atypique" dans la création globale de l'écrivain. À la demande de sa femme, le domestique Ivan Matveich visite une ménagerie où est exposé un crocodile. Les deux sont accompagnés d'un ami de la famille qui joue le rôle de narrateur. Puis les événements se précipitent : Ivan est avalé par le reptile et, une fois dans son ventre, affirme ses prétentions à être le gourou de l'humanité, pour que le crocodile soit finalement dévoré par un "gourmet" en quête de délicatesse (ou du moins dans l'une des deux fins possibles).

Nicolas Bonnal estime que cette histoire offre une clé pour comprendre l'œuvre de Dostoïevski. C'est "une parabole libre où le fantastique se mêle au comique et qui traite de toute une série de problèmes historiques et, surtout, économiques. On pourrait même dire que le récit de Dostoïevski est l'un des premiers textes à tordre le cou à l'économie politique, cette - comme on l'a dit - "négation complète de l'homme". Et que l'on y retrouve Kafka, une partie de Maupassant, le ton moqueur de la presse subversive et toutes les options autodestructrices de la littérature moderne. Car en laissant son crocodile le dévorer à la fin de son texte, Dostoïevski nous plonge dans un chaos destructeur et une destruction créatrice des plus fascinantes."

Selon Bonnal, l'écrivain russe anticipe ainsi non seulement le monde et l'homme actuels, mais aussi une grande partie de la littérature européenne moderne, avec ses méthodes et moyens spécifiques, de Maupassant et Zola à Kafka et Eugène Ionesco. Ainsi, dans Le Crocodile, le narrateur perd la présence et l'autorité que lui confère le roman balzacien, il est loin d'être omniscient et omnipotent, se transformant en une sorte de "bonhomme tout terrain" de son personnage. Et à la fin, son discours est brusquement interrompu : "Il est aporétique, il ne s'accompagne pas d'une fin, d'une conclusion qui satisferait le lecteur. Il reste ouvert, comme s'il se sentait indigne de raconter l'histoire plus avant. Et cela frise une fois de plus le ridicule, mais un ridicule vague, un ridicule imprécis. Et là, la narration s'approche à nouveau du surréalisme. Nous sommes dans les environs des Mémoires d'un fou de Gogol. Seulement, celles-ci ressemblent davantage aux notes d'un ami de la famille".

Mais le narrateur n'est pas le seul à perdre sa présence : les personnages eux-mêmes se comportent comme des marionnettes, ressemblant plus à des masques comiques qu'à de véritables personnes. Car ils représentent les aspects humains "massifiés" du monde actuel et sont vides à l'intérieur, comme le crocodile, et ce vide intérieur les condamne à un éternel enfantillage. D'Elena Ivanovna, la femme du protagoniste, Bonnal écrit, par exemple, "qu'elle est moins une création de Dieu et plus une création de la société moderne. Elle est parisienne parce qu'elle a tous les défauts de la parisienne ou de la "femme moderne" ou de la consommatrice d'émotions, de sensations et de produits sophistiqués. Elle veut profiter, consommer, tromper son homme. Elle plaît aux hommes et cherche à plaire. Elle est un animal de salon. Elle est faite pour être l'animatrice d'une soirée. Mais son comportement reste enfantin, et sa vie sexuelle semble se réduire à... des pincements ("Laisse-moi te pincer pour partir. Je suis très doué pour pincer.")".

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L'histoire de Dostoïevski est également extrêmement moderne en ce qui concerne le symbolisme. Dans la littérature du dernier siècle et demi, les symboles se dégradent et se transforment en signes. Alors que le symbole est transparent et renvoie toujours à une signification qui lui est transcendante, le signe est opaque, peut avoir une infinité de significations puisqu'il n'en a aucune. C'est également le cas chez le Crocodile. Ou, pour reprendre les mots de Bonnal : "Métaphore parfaite, le crocodile de Dostoïevski peut tout signifier. Une œuvre ouverte par anticipation, elle peut prendre toutes les significations que le lecteur lui attribue. De ce point de vue, le crocodile [qui est vide à l'intérieur - n.m.] est rempli de sens, tout comme Ivan le remplit de sa présence incertaine plus que de son corps". Et, dans cette veine, le crocodile devient une parabole sur la voracité du signe, du non-sens qui avale le monde, le ramenant au dénominateur commun de l'absurde. Et la fin est éclairante à cet égard. Le narrateur apprend maintenant de deux journaux différents le sort d'Ivan et du crocodile. L'un affirme que le reptile a été mangé par un gourmet, l'autre qu'il sert de chambre à coucher à un ivrogne inconnu.

C'est à ce moment-là que le récit devient sa propre négation, s'autodévorant ou s'absorbant (pour reprendre les termes de Bonnal), établissant à jamais cet empire du non-sens dont parlait Jacques Ellul à propos de l'art moderne. Et Dostoïevski est, à cet égard aussi, un immense précurseur. Nicolas Bonnal n'en est pas moins digne d'éloges pour avoir réussi à découvrir dans ce conte moins discuté certaines des marques de la littérature moderne. Si l'attitude critique de Dostoïevski à l'égard du monde occidental était bien connue, si un lecteur "intello" a du mal à digérer sa slavophilie et sa croyance (exprimée par la voix du prince Michkine) dans le caractère "théophore" du peuple russe, le caractère visionnaire de l'écrivain (tant en ce qui concerne l'homme lui-même que sa littérature) est étonnant. On le retrouve dans Le Crocodile, L'Idiot et Les Possédés, deux autres romans auxquels Nicolas Bonnal fait tangentiellement référence, dans un livre vif, polémique et plein des associations les plus surprenantes.

vendredi, 25 novembre 2022

Virginia Woolf et le changement climatique

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Virginia Woolf et le changement climatique

Nicolas Bonnal

Flaubert se moque dans sa correspondance (vers 1853 je crois) des débuts du changement climatique et de l’obsession météo : suite à un orage, le préfet intervient (voyez mon texte). Aujourd’hui le couillon éternellement satisfait du corps électoral et téléphage (il ne faut pas le combattre, il faut le fuir, c’est plus courageux) va en avoir pour son argent et pour sa météo comme on sait. 50% de privés de bagnole d’ici quinze ans, et tout le monde est écolo content. L’important c’est de rester euphorique et d’écouter BFM. Car il restera toujours du courant pour écouter BFM.

Mais c’est Virginia Woolf qui dans un texte génial (début du chapitre V d’Orlando) évoque le mieux le changement climatique. Or comme on sait aussi Orlando est un personnage qui à travers ses siècles de vie change de sexe (quelle idée superbe tout de même).

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Ici le grand écrivain (moi aussi je la change de sexe) décrit le changement climatique de l’époque pré-victorienne (on connait tous Jane Austen grâce à Hollywood qui n’y a rien compris). On quitte le lupanar du siècle libertin des Lumières et on entre dans le siècle des pluies, du smog et du carbone – du romantisme aussi. Et ça donne ces lignes géniales sur le changement climatique (profitez, Woolf est très bien traduite, notamment par maître Yourcenar – ses vagues, mon Dieu, ses vagues…) :

« Le lourd nuage gonflé qui, le premier jour du XIXe siècle, couvrait non seulement Londres mais la totalité des Îles Britanniques, s’arrêta, ou, plutôt, ne s’arrêta pas d’obéir aux fluctuations des tempêtes, assez longtemps dans ce coin du ciel pour avoir des effets extraordinaires sur tous les êtres vivant dans son ombre. »

Aux lumières succèdent donc pluies, smog et fog (une des clés pour comprendre Verne comme l’expliqua Gilbert Lamy) :

« Le climat anglais parut bouleversé. Il pleuvait souvent, mais seulement par averses fantasques qui reprenaient sitôt finies. Le soleil brillait, comme de juste, mais emmitouflé par tant de nuages et dans un air si saturé d’eau, que ses rayons perdaient leurs couleurs ; et les violacés, les orangés, les rouges ternes avaient remplacé dans le paysage les teintes plus solides du XVIIIe siècle. Sous le dais de ce ciel meurtri et chagrin, le vert des choux paraissait moins intense, et la neige était d’un blanc sale. »

Après tout – le citoyen, la femme, le sujet – devient humide :

« Mais ceci n’était rien : bientôt s’insinua dans chaque maison l’humidité, le plus insidieux des ennemis ; on peut derrière des persiennes narguer le soleil, et narguer le gel devant un bon feu ; mais l’humidité pénètre chez nous, furtivement, lorsque nous dormons. On ne l’entend pas, on ne la sent pas, et elle est partout. L’humidité gonfle le bois, moisit la marmite, rouille le fer, pourrit la pierre. Et elle agit de façon si pateline qu’il nous faut soulever un coffre, un seau à charbon, et les voir s’émietter soudain, pour soupçonner enfin l’ennemi d’être dans la place. »

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C’est le monde moderne qui s’installe (pensez au livre de Frank La Conquête du cool : un pays mute en quelques années – cf. la France en mai 68 ou en mai 81)…

Les goûts changent, aussi bien intellectuels que gastronomiques ou vestimentaires :

« Ainsi, de façon insensible et furtive, sans que rien marquât le jour ou l’heure de l’altération, le tempérament de l’Angleterre changea, et personne ne s’en aperçut. Rien pourtant ne fut épargné. Les rudes gentilshommes campagnards qui jusque-là s’étaient assis joyeusement devant un repas de bœuf et d’ale dans une salle à manger dessinée, peut-être, par les frères Adam, avec une dignité classique, soudain furent pris d’un frisson. Les douillettes apparurent ; on se laissa pousser la barbe ; on attacha les pantalons étroitement par des sous-pieds. »

On change les meubles et les mets :

« Et ce froid qui montait aux jambes, le gentilhomme campagnard eut tôt fait de le communiquer à sa maison ; les meubles furent capitonnés ; les tables et les murs, couverts ; et rien ne resta nu. Alors un changement de régime devint indispensable. On inventa le « muffin » et le « crumpet »

La décoration, les fleurs, les boissons tout change :

« Le café, après le dîner, supplanta le porto, et comme le café exigeait un salon où on pût le boire, comme le salon exigeait des globes, les globes des fleurs artificielles, les fleurs artificielles des cheminées bourgeoises, les cheminées bourgeoises des pianos, les pianos des ballades pour salons, les ballades pour salons, en sautant un ou deux intermédiaires, une armée de petits chiens, de carrés en tapisserie, et d’ornements en porcelaine, le « home » – qui avait pris une importance extrême – changea du tout au tout. »

Alors aussi apparait le beau et abondant feuillage anglais (voyez le Messager de Losey, le Limier de Mankiewicz et les fleuries adaptations de Thomas Hardy) :

« Au-dehors, cependant, par un nouvel effet de l’humidité, le lierre s’était mis à croître avec une profusion inouïe. Les maisons, jusque-là de pierre nue, furent étouffées sous le feuillage. Pas un jardin, si rigide que fût son dessin original, qui ne possédât maintenant sa pépinière, son coin sauvage et son labyrinthe. Le peu de jour qui pénétrait dans les chambres d’enfants filtrait à travers des épaisseurs vertes, et le peu de jour qui entrait dans les salons où vivaient les adultes, hommes et femmes, traversait des rideaux de peluche écarlate ou brune. »

Les changements vont aussi être intellectuels :

« Mais les changements ne se limitèrent pas à l’extérieur des êtres. L’humidité pénétra plus avant. Les hommes sentirent le froid dans leur cœur, le brouillard humide dans leur esprit. En un effort désespéré, pour donner à leurs sentiments un nid plus chaud, un creux quelconque où se blottir, ils essayèrent de tous les moyens pour… »

Et on vous laisse découvrir la suite. Le dix-neuvième a tourné le dos totalement au dix-huitième et a créé surtout en Europe de formidables « grandes transformations ». Des Lumières au romantisme…

Sources :

Virginia Woolf – Orlando

jeudi, 24 novembre 2022

Werner Sombart: "Pourquoi il n'y a pas de socialisme aux États-Unis?"

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Werner Sombart: "Pourquoi il n'y a pas de socialisme aux États-Unis?"

par Carlo Gambescia

Lire un livre de Werner Sombart, c'est comme goûter ces vins que plus on vieillit, plus on apprécie. L'idée de rééditer Perché negli Stati Uniti non c'è il socialismo ? (Bruno Mondadori, Milano 2006, pp. XXXVIII-153, euro 15.00, avec une préface de Guido Martinotti et une traduction de l'allemand par Giuliano Geri, toutes deux flambant neuves) est donc certainement méritoire.

Lorsqu'il est sorti pour la première fois en Italie en 1975 (Edizioni Etas), avec une préface d'Alessandro Cavalli, les gens s'interrogeaient encore positivement sur le potentiel du socialisme dans le monde, et en particulier, sur "l'anomalie américaine". Une question qui avait intrigué Sombart, de retour d'un voyage aux États-Unis en 1905, au point d'en faire un livre, publié en 1906.

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Si les dates, et surtout l'accélération de l'histoire, ont un sens, on peut dire que ce qui s'est passé entre 1905 (l'année de la première révolution russe) et 1975 (l'année où les États-Unis sont sortis, et avec des os brisés, de la guerre du Vietnam), n'est encore rien comparé à ce qui se passera entre 1976 et 2006 : de la chute du communisme à l'ascension des États-Unis comme seule puissance mondiale.

Par conséquent, si Sombart revenait miraculeusement à la vie aujourd'hui, il ne pourrait plus considérer le socialisme comme une sorte d'horizon obligé : comme le prolongement naturel du capitalisme. Dès lors, sa question ne pouvait plus être la même : pourquoi n'y a-t-il pas de socialisme aux États-Unis, puisqu'il n'y a plus de socialisme dans le reste du monde ?

En ce sens, alors qu'il y a trente ans, le texte sombartien devait être lu avidement par le socialiste "agité" afin d'en tirer l'identikit rapide d'un capitalisme dangereux mais néanmoins battable, aujourd'hui le même livre doit être dévoré par le capitaliste "tranquille", confiant parce que victorieux. Et qui, comme Narcisse, prend un plaisir immense à se regarder dans le miroir que lui a fourni Sombart il y a un siècle.

En bref, le grand sociologue allemand - d'où le classicisme de son étude - nous explique, de manière indirecte, pourquoi le capitalisme a gagné... Même si, pourrait-on ajouter, en raison du fameux principe d'accélération historique mentionné plus haut, seulement pour le moment...

Mais venons-en au livre.

Pour Sombart, le capitalisme américain est une sorte d'éponge, capable d'absorber l'esprit d'hommes et de femmes de toutes races et cultures. De quelle manière ? En donnant à tout le monde la possibilité de s'enrichir. Présentée ainsi, la déclaration de Sombart peut sembler banale. Mais il faut faire attention à l'idée de "possibilité", dans le sens où il est possible que quelque chose se produise. Mais aussi, précisément parce que c'est une possibilité, qu'une certaine chose ne se produise pas. De plus, le fait de continuer à y croire, même après un certain nombre d'échecs personnels, implique une foi quasi religieuse dans la réussite.

Mais écoutons Sombart : "Si le succès est le dieu devant lequel l'Américain récite ses prières, alors sa plus grande aspiration sera de mener une vie agréable à son dieu. Ainsi, dans chaque Américain - à commencer par le crieur qui vend des journaux dans la rue - nous décelons une agitation, un désir ardent et une projection vers le haut et au-dessus des autres. Ce n'est pas le plaisir de profiter pleinement de la vie, ce n'est pas la belle harmonie d'une personnalité équilibrée qui peut donc être l'idéal de vie de l'Américain, mais plutôt ce "continuer" continu. Et par conséquent l'ardeur, l'aspiration incessante, la compétition effrénée dans tous les domaines. En effet, lorsqu'un individu poursuit le succès, il doit constamment s'efforcer de dépasser les autres ; ainsi commence une course de clochers, une course d'obstacles (...). Cette psychologie de la compétition génère en elle le besoin d'une totale liberté de mouvement. On ne peut pas situer son idéal de vie dans la course et souhaiter avoir les mains et les pieds liés : La nécessité du laissez-faire fait donc partie de ces dogmes ou maximes que (...) l'on rencontre inévitablement 'quand on plonge dans l'esprit du peuple américain' " (p. 17).

Évidemment, Sombart place ces constantes psychologiques et culturelles dans le cadre d'une société riche en ressources, à des années-lumière du féodalisme européen, et dont les élites sont au moins formellement ouvertes à tous. Une société, riche et libre, où chaque relation économique et politique est abordée en termes d'intérêts individuels et jamais de classe. De ce point de vue, les pages consacrées à la position politique, sociale et économique de l'ouvrier américain, dont le niveau de vie, même à l'époque, note Sombart, "le rapproche plus de notre bourgeoisie que de notre classe ouvrière" (p. 125), sont très intéressantes et d'actualité.

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Photo de 1897: une ouvrière travaillant à la mise en bouteilles de ketchup...

L'observation de l'affiliation politique aux deux grands partis "traditionnels", le républicain et le démocrate, est tout aussi significative. Sombart écrit : "La nature et les caractéristiques des grands partis (...), tant leur organisation externe que leur absence de principes, ainsi que leur panmixie sociale (...) influencent clairement les relations entre les partis traditionnels et le prolétariat. Tout d'abord dans le sens où ils permettent au prolétariat d'appartenir beaucoup plus facilement à ces partis traditionnels. Car en eux, il ne faut pas voir une organisation de classe, un organisme qui met en avant des intérêts de classe spécifiques, mais une association essentiellement indifférente qui poursuit des fins qui peuvent également être partagées, comme nous l'avons vu, par les représentants du prolétariat (la chasse aux fonctions publiques !)" (p. 69).

images.jpgEt le même discours, peut être étendu aux syndicats et aux associations professionnelles, puisque, note Sombart, "alors qu'ici [en Allemagne] les individus les meilleurs et les plus dynamiques se retrouvent en politique, en Amérique, les meilleurs et les plus dynamiques se consacrent à la sphère économique et dans la même masse prévaut, pour la même raison, une "survalorisation de l'élément économique : car c'est en suivant ce principe que l'on pense pouvoir atteindre pleinement l'objectif auquel on aspire" : la réussite sociale. Il n'y a aucun pays, conclut Sombart, "dans lequel la jouissance du fruit capitaliste par la population est aussi répandue" (p. 18).

Ainsi, une fois le livre refermé, les raisons de la victoire du capitalisme made in USA sur presque tous les fronts ne peuvent qu'être claires : idéologie du succès et individualisme compétitif, mais aussi "faim" de consommation sociale. Curieux, sur ce dernier point, est le portrait coquet que fait Sombart des ouvriers d'usine américains de l'époque : "Ici, les vêtements, surtout chez les filles, deviennent tout simplement élégants : dans plus d'une usine, j'ai vu des ouvrières en blouse de couleur claire, voire en soie blanche ; elles ne vont presque jamais à l'usine sans leur chapeau" (p.126).

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Sommes-nous devant l'idéalisation du capitalisme américain ? Un Sombart qui, comme Gozzano, semble renaître non pas en 1850 mais en 1905... Pas tant que ça, si l'on pense au soin secret apporté aujourd'hui à la façon de s'habiller, aux employés de bureau et d'usine. Le modèle n'est plus seulement américain.

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Alors, tout est bien qui finit bien ? Sombart, malgré tout, pensait que le socialisme (peut-être sous une forme sociale-démocrate) prévaudrait encore aux États-Unis aussi. Surtout dès que les "espaces ouverts" auront disparu, ainsi que la disponibilité de terres libres (le Grand Ouest), sur lesquelles essaimer, en tant que fermiers libres, les "travailleurs-soldats" de l'"armée industrielle de réserve". En effet, selon le sociologue allemand, la "conscience de pouvoir devenir un agriculteur libre à tout moment" a réussi à transformer "d'active à passive toute opposition naissante à ce système économique", tuant "dans l'œuf toute agitation anticapitaliste" (p.151).

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Fermier texan, 1939.

Pourtant, les terres libres ont été occupées, et le capitalisme américain est toujours là, plus fort que jamais. À moins que la frontière américaine actuelle n'englobe en réalité des territoires bien plus vastes. Et que, par conséquent, l'expansion économique croissante des États-Unis (les taux de développement élevés et le niveau de vie élevé de ses classes moyennes) est actuellement payée en dollars sonnants par les pays politiquement plus faibles, mais riches en ressources naturelles. On pense à l'Amérique latine et aux économies dites "dépendantes du dollar".

Si tel était le cas, l'excellent vin de Sombart aurait un arrière-goût amer.

Source : http://carlogambesciametapolitics.blogspot.com/

Article imprimé à partir d'Altermedia Italia : http://it.altermedia.info

URL de l'article : http://it.altermedia.info/storia/il-libro-della-settimana...

vendredi, 18 novembre 2022

Mille et une Russie

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Mille et une Russie

par Paolo Mathlouthi

Source: https://www.centrostudilaruna.it/mille-e-una-russia.html

Une ancienne légende, racontée depuis des siècles par les guides locaux aux rares visiteurs occidentaux de passage à Samarcande, populaire au point d'être encore en vogue dans les jardins d'enfants à l'époque soviétique, raconte que Tamerlan, déterminé à fixer sa résidence dans la ville la plus opulente du monde, avant de partir pour une nouvelle expédition militaire a pris des dispositions pour qu'un grand complexe soit construit en son absence avec deux mosquées, une école coranique et une auberge pour les pèlerins, un hommage en pierre érigé par le Seigneur du Monde en faveur de sa favorite, la princesse mongole Bibi-Khanum. Elle était d'une beauté si éblouissante que l'architecte appelé à superviser les travaux a fini par tomber follement amoureux d'elle, menaçant de ne pas terminer la commande si elle ne cédait pas à ses avances. Inquiète que Tamerlan, peu enclin à faire preuve de tolérance envers ceux qui désobéissaient à ses ordres, ne revienne de la guerre sans que le monument auquel il était tant attaché ne soit achevé, la jeune fille accepta de concéder ses bonnes grâces au prétendant téméraire qui, dans le feu de l'extase amoureuse, lui donna un baiser si passionné qu'il laissa une brûlure sur son cou ! Pour cacher aux yeux indiscrets la preuve brûlante de son infidélité, Bibi-Khanum a décidé de se couvrir le visage d'un voile. De retour à Samarcande, l'émir n'a pas entendu raison: ayant compris la trahison qui s'était tramée dans son dos, il fit enterrer sa concubine vivante à l'intérieur de la mosquée nouvellement achevée, la transformant ainsi en tombeau, et a ordonné à toutes les femmes de son vaste empire de porter un voile à partir de ce jour pour dissimuler leur visage. C'est, du moins selon la légende, l'origine du tchador.

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La mosquée de Bibi-Khanum, Samarcande.

Le lecteur sera peut-être surpris d'apprendre que ce ne sont pas, comme on pourrait le supposer, les auteurs anonymes des "Mille et une nuits" qui ont rapporté ce fameux récit, mais Alexandre Nikolaïevitch Afanassiev (1826-1871), un anthropologue et linguiste qui, sur les traces des frères Grimm, a entrepris au 19ème siècle la tâche cyclopéenne et méritoire de transcrire l'immense patrimoine des contes du peuple russe.

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Grâce à la voix vivante de son témoignage, nous apprenons également qu'à l'endroit même où a eu lieu l'immolation dramatique de Bibi-Khanum, se trouve un grand lutrin de pierre où, dans les temps anciens, un exemplaire très spécial du Coran cousu d'or était exposé à intervalles réguliers, pour être montré au peuple comme un objet de dévotion, le même exemplaire qu'Osman, le gendre de Mahomet et troisième successeur du Prophète, lisait au moment où il a été assassiné: les gouttes de son sang, laissées sur les pages, en ont fait une relique des plus précieuses, à laquelle les populations turcomanes du Caucase attribuent encore des pouvoirs thaumaturgiques. Lorsque les cosaques d'Alexandre II ont conquis Samarcande en 1868, le talisman de papier a pris la route de Saint-Pétersbourg, avec le reste du butin, pour faire partie du trésor personnel du tsar, où il restera, protégé par le rideau de fer, jusqu'à la dissolution du bloc soviétique.

Les âmes candides qui, aujourd'hui, sont horrifiées à l'idée que les milices tchétchènes de Kadyrov et des unités sélectionnées de l'armée syrienne de Bachar- al-Assad combattent en Ukraine sous la bannière de Moscou comme s'il s'agissait des Haradrim de Tolkien, ignorent (ou feignent d'ignorer) la dialectique séculaire établie par le Kremlin avec l'Islam qui se presse le long des frontières méridionales de la Russie.

Il s'agit là d'un dialogue articulé et complexe mais constant, dont le point culminant a été la récente visite de Vladimir Poutine en Iran, qui a connu des moments d'assimilation forcée alternant avec des phases d'ouverture et dont les racines remontent loin. Pour prouver que les événements suivent souvent des chemins karstiques loin des sentiers battus, il suffit de dire que c'est un aventurier d'origine piémontaise, Giovanni Battista Boetti, qui a introduit la parole du Prophète en Asie centrale russophone à la fin du 18ème siècle. Envoyé à Mossoul par l'ordre dominicain auquel il appartenait pour y exercer sa profession de médecin, il se convertit à l'islam et, s'autoproclamant cheikh sous le nom d'Al Mansur (le Victorieux), se rend en Tchétchénie où, grâce à un prêche particulièrement évocateur, il rameute les populations des montagnes contre Catherine II, rassemblant autour de lui une armée de quatre-vingt-cinq mille hommes que les Russes parviennent difficilement à vaincre. Capturé vivant et traîné enchaîné aux pieds de la Tsarine, cette dernière, impressionnée par sa bravoure, lui pardonna et en fit son conseiller privé et son amant, lui assurant une allocation mensuelle et imposant comme seule limite à sa liberté personnelle l'obligation péremptoire (mais certainement peu contraignante pour l'intéressé) de ne pas quitter Moscou. Sans vouloir diminuer le moins du monde la capacité de persuasion presque exceptionnelle de l'impératrice à la volonté forte, le joyau de la couronne de la politique expansionniste russe dans le Caucase reste la signature du traité historique de Turkmanchay, signé à Téhéran en 1828 en présence du Shah de Perse Fath Ali Qajar par Aleksandr Sergeïevitch Griboïedov (1795 - 1829), figure singulière de musicien et d'homme de lettres, qui se prêta à l'art périlleux de la diplomatie à qui l'écrivain Iouri Tynianov (1894 - 1944) a consacré un monumental hommage posthume, La mort du Vazir Moukhtar. Publié en Russie exactement un siècle après les événements tragiques dont il était le protagoniste, le roman revient aujourd'hui en librairie, dans la traduction classique de Giuliana Raspi, pour les Edizioni Settecolori, grâce à l'intuition pertinente de Manuel Grillo.

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La particularité de ce livre résolument inhabituel, qui se lit d'une traite malgré sa taille considérable, ne réside pas tant dans la description impitoyable de l'aristocratie moscovite, empêtrée dans la toile étouffante des conventions sociales et minée par une familiarité naturelle avec l'esprit de conspiration, que dans l'extranéité absolue du protagoniste à ce monde auquel il appartient par droit de naissance. N'ayant heureusement échappé à la déportation en Sibérie que parce que les autorités chargées de l'enquête n'ont pas réussi à prouver son implication directe dans le soulèvement décabriste, Griboïedov aborde le voyage vers Tabriz, siège de la lointaine légation qui lui a été assignée, comme s'il s'agissait d'une sorte de voyage initiatique dans le temps: dans l'implacable et exaspérante rigueur du climat et dans la rude simplicité des habitants d'une terre située aux confins de l'Empire et donc de ce qui apparaît à ses yeux comme la Civilisation, l'anti-héros de Tynianov espère trouver un antidote qui l'aidera à apaiser le spleen qui lui ronge l'âme. Il s'immerge comme dans un bain lustral dans des coutumes et traditions antithétiques à celles au nom desquelles il a vécu, au point d'épouser une femme du pays. Se perdre dans la recherche de l'Ailleurs ne suffira cependant pas à le protéger des flèches de l'Histoire. Inconscient d'être un pion dans un jeu bien plus grand que lui, Griboïedov mourra en luttant contre la foule en colère qui assiège l'ambassade russe à Téhéran, préfiguration lugubre de la plus célèbre prise du Palais d'Hiver, avec pour seule consolation un éloge funèbre prononcé par son ami Alexandre Pouchkine, selon lequel rappeler sa "vie enviablement houleuse devrait être la tâche des amis". Mais chez nous, conclut le poète, les gens extraordinaires disparaissent sans laisser de traces. Quelqu'un, faisant écho à ses propos, a écrit que la Russie ne peut être comprise à l'aune de la Raison, puisqu'elle est en définitive une question de Foi. Et la foi, on le sait, exige souvent des victimes de rang.

* * *

Jurij Tynjanov, La morte del Vazir-Muchtar, Edizioni Settecolori, Milan 2022 ; p. 583, € 26.00.

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samedi, 12 novembre 2022

"Pages russes" de Robert Steuckers

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"Pages russes" de Robert Steuckers

Un ouvrage très attendu, enfin disponible !

Par un foisonnement hétéroclite, ce nouveau recueil de Robert Steuckers fera sans nul doute autorité en ce qui concerne la question russe au sens large. Il s'agit d'études s'étalant sur près de 35 ans de recherches et de débats dans divers cercles métapolitiques, en Belgique, en France, aux Pays-Bas, en Suisse et en Allemagne.

Fondements du nationalisme russe, germanophobie et anglophobie dans le débat russe du début du siècle, origines de l’Europe soviétique, généalogie des droites russes, enjeux géopolitiques passés et présents, fronts du Donbass et de Syrie sont, entre autres, les thématiques abordées.

Robert Steuckers met également à l’honneur de grandes figures telles Soljénitsyne, Rozanov, Tioutchev, Kopelev ou encore Douguine et Parvulesco.

Cette lecture, voulue didactique par l’auteur et émaillée de souvenirs personnels remontant à son enfance, permettra à chacun de mieux comprendre la trame du monde actuel où la Russie se trouve sur le devant de la scène.

406 pages - 30,00 euro TTC.

Pour toute commande: http://www.ladiffusiondulore.fr/index.php?id_product=1007&controller=product

Table des matières

Préface

- Variations autour du thème « Russie »

- Entretien à ID-Magazine sur la Russie

- Fondements du nationalisme russe

- Russes et Allemands

- Nationalisme constitutionnel et nationalisme dynastique, germanophobie et anglophobie, néoslavisme et panslavisme dans le débat russe du début du siècle

- Émigration blanche, fascisme, stalinisme : approches nouvelles après la chute du communisme.

- La généalogie des droites russes chez Walter Laqueur

- La diplomatie de Staline

- Les origines de l’Europe soviétique

- Trois livres sur les relations germano-soviétiques de 1918 à 1944

- Le Traité de Rapallo (1922) et ses suites

- Intervention de Robert Steuckers lors du colloque « Euro-Rus » de Termonde, 15 mars 2008

- Le déclin de l’Union Soviétique

- La Russie : enjeux géopolitiques

- Russie : restauration poutinienne et nouvelles perspectives géopolitiques

- Les idées géopolitiques affichées par Jirinovski

- Réflexions géopolitiques sur les turbulences du Donbass

- Fronts du Donbass et de Syrie : deux théâtres d’une même guerre

- La guerre russo-ukrainienne

- Chatov, personnage de Dostoïevski

- L’âge d’argent de la littérature russe :

- Rozanov, penseur vitaliste

- Relire Soljénitsyne

- Alexandre Zinoviev et le communisme comme réalité

- Bibliographie – Livres sur la Russie

- Lev Kopelev : Espoir et années allemandes

- Une thèse sur Valentin Raspoutine

- Essais sur la culture russe

- Fiodor Tioutchev

- Entretien avec Pavel Vladimirovitch Toulaev, vice-président de Synergies Européennes à Moscou

- Les fondements helléniques de la future « Révolution Conservatrice » russe

- Les positions philosophiques d’Alexandre Douguine

- Russie : arrière-cour de l’Europe ou avant-garde de l’Eurasie ?

- Entretien avec Alexandre Douguine, éditeur traditionaliste à Moscou

- Pourquoi nous opposons-nous à l’O.T.A.N. ?

- Les mémoires de Jaruzelski : notes sur le rôle de l’homme d’État

- Hommage à Jean Parvulesco & souvenirs d’une collaboration inoubliable

jeudi, 10 novembre 2022

Evola entre art et alchimie : l'Homo faber d'Elisabetta Valento

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Evola entre art et alchimie: l'Homo faber d'Elisabetta Valento

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/evola-fra-arte-e-alchimia-lhomo-faber-di-elisabetta-valento-giovanni-sessa/

Dans la note éditoriale qui ouvre l'annuaire de la Fondation Evola, intitulé Studi Evoliani 2021, il est dit que 2022 a été pour Evola, une année admirable. En mars, une émission de télévision de Paolo Mieli a été entièrement consacrée à la "Révolte contre le monde moderne" du philosophe romain. Les orateurs, professeurs et étudiants distingués, ont conservé, malgré quelques erreurs de fait et de jugement, une attitude calme, loin des invectives pleines de préjugés jusqu'alors habituelles contre le philosophe. Par ailleurs, le 18 septembre, l'exposition Julius Evola et le spirituel dans l'art, fortement souhaitée par Vittorio Sgarbi et la Fondation Evola, dont les commissaires sont Beatrice Avanzi et Giorgio Calcara, a fermé ses portes au prestigieux musée MART de Rovereto. Ici, pour la première fois, les nombreux visiteurs ont pu admirer pas moins de 55 tableaux du traditionaliste. L'exposition a accrédité de manière irréfutable Evola comme un artiste de niveau européen.

Pour apprécier pleinement la valeur de la phase artistique du penseur romain, une nouvelle édition du livre d'Elisabetta Valento, Homo faber. Julius Evola fra arte e alchimia, avec une introduction de Claudia Salaris et un appendice de Giorgio Calcara, disponible en librairie auprès des Edizioni Mediterranee (pour les commandes : 06/3235433, ordinipv@edizionimediterranee.net, pp. 160, €24,50). Le texte est sorti en 1994 et son noyau principal reste inchangé dans la nouvelle édition. Il est enrichi d'un important appareil iconographique, dans lequel sont reproduites des images des œuvres discutées par l'auteur. L'annexe de Calcara "rend compte de ce qui s'est passé en presque trente ans de recherche sur l'art de Julius Evola [...] les nouvelles images et les découvertes picturales, l'incroyable affirmation des œuvres d'Evola [...] sur le marché international de l'art, les expositions qui en découlent et les nouvelles publications" (p. 7). Salaris note que l'engagement artistique du philosophe : "s'est déroulé dans le climat de l'avant-garde romaine des années 1910 et du début des années 1920, caractérisé par une intense ferveur expérimentale, également exprimée par l'activité de Balla" (p. 9), dans l'atelier duquel Evola a vécu son initiation artistique.

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Le futurisme romain n'avait pas de traits sectaires ou extrémistes et dialoguait avec les tendances les plus diverses de l'avant-garde européenne. Dans ce contexte, un rôle important a été joué par Prampolini, qui a édité la revue Noi, dans les colonnes de laquelle Tzara lui-même a écrit avec des représentants de la poésie française, De Chirico et Savinio et le jeune Evola. Un aspect qui caractérisait l'avant-garde romaine de manière originale était l'intérêt explicite pour l'ésotérisme. En témoignent les tableaux de Balla tels que Mercure passe devant le soleil (illustration, ci-dessous) et la revue, comme le rappelle Salaris, L'Italia futurista (Italie futuriste), dans laquelle les thèmes abordés tournaient autour du psychisme et de l'onirisme, considérés comme les fondements d'une poétique du fantastique, proche des suggestions théosophiques et anthroposophiques.

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Le poète était considéré comme le porteur de facultés magiques, transformatrices, liées au trait apparemment a-logique de ses propres productions linguistiques. Evola était au centre d'un tel milieu créatif et paganisant. Le livre de Valento montre qu'en 1918, il avait achevé la première phase de son activité artistique, définie comme "l'idéalisme sensoriel". Il a donc initié une nouvelle phase, "l'abstractionnisme mystique", liée aux doctrines sapientielles, notamment l'alchimie.

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Cette transition a eu lieu après la publication du Manifeste Dada de 1918, dans lequel Evola, comme il l'affirmera dans L'art abstrait de 1920, a trouvé de profondes consonances avec sa propre idée de l'art non médium, de l'art comme "expression pure", art du caprice, de l'arbitraire, hors du temps. Tzara n'avait-il pas lui-même déclaré que Dada était un retour à une religion de l'indifférence : "de type presque bouddhiste" ? (p. 11). C'était une véritable rupture, note Salaris, avec la logique et la dialectique de l'Occident, au nom de l'exaltation de la créativité, comprise comme un acte spontané, une manifestation de la liberté originelle qui, dans l'idéalisme magique évolien, serait considérée comme un principe sans fondement. La clé de voûte, indique Valento, pour entrer avec profit dans le processus de décodage de la peinture et de la poésie évoliennes, doit être identifiée dans le symbolisme alchimique. L'universitaire utilise la lecture de l'alchimie par Evola dans La tradition hermétique pour encadrer théoriquement sa production picturale-poétique.

En termes généraux, les procédures alchimiques visent à faire passer l'Ego individuel de la conscience corporelle opaque à l'Ego réel, à l'être en acte. L'Ars Regia "présuppose une métaphysique, c'est-à-dire un ordre de connaissance suprasensible, qui à son tour présuppose la transmutation initiatique de la conscience humaine", écrit Evola dans La tradition hermétique. Nigredo, Albedo et Rubedo, sont les moments constitutifs du processus de transmutation, tandis que l'or alchimique symbolise l'accomplissement du principe.

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Les références métallurgiques dans la tradition hermétique sont liées à l'analogie qui relie le microcosme au macrocosme. L'opérateur est donc à la fois la "matière première" à transformer et la fin du travail. Le Soleil Unique donne l'essence et la substance au Tout. A la matière, correspond le principe de la Lune, qui fait allusion au trait de devenir de la réalité. Au Soleil correspond l'Or, à la Lune l'Argent.

Dans le corps, lié par le désir, l'âme est paralysée : pour la réanimer, il faut libérer l'Esprit, qui détient les clés de la "prison", des conditions d'individuation. Lorsque l'âme, l'esprit et le corps redeviennent une seule et même substance indivise, "le voyage dans l'interiora terrae, qui n'est rien d'autre qu'un voyage à l'intérieur de nous-mêmes, se termine par l'Opera al Rosso" (p. 55).  L'homme est ainsi repoussé vers ce Centre dans lequel il est possible d'expérimenter l'élimination de toute divergence entre l'être et le devenir.

Du Centre poïétique du dadaïsme, Evola est passé au Centre magique. Le chemin qu'il a suivi, note Valento, est en fait transcrit dans ses œuvres picturales et poétiques, qui sont analysées en détail dans le livre.

Giovanni Sessa

dimanche, 06 novembre 2022

L'économie des urgences

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L'économie des urgences

Entretien avec Davide Rossi

Source : Italicum & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/l-economia-delle-emergenze

Davide Rossi est l'auteur du livre "L'economia delle emergenze" (Arianna Editrice, 2022)

Propos recueillis par Luigi Tedeschi

La domination des puissances financières transnationales a conduit à l'inversion de la relation traditionnelle entre la politique et l'économie. Ce sont en fait les lobbies financiers qui l'emportent sur l'État et déterminent ses directives politiques et économiques. L'idéologie libérale de l'État minimal a maintenant été supplantée par un système néolibéral oligarchique et mondialiste. Le système néo-libéral n'a-t-il donc pas besoin d'un super-État autoritaire et répressif pour subsister, ce qui contredit ses fondements idéologiques libéraux en ce qui concerne les libertés individuelles, les droits de l'homme et l'ordre démocratique ? Par ailleurs, l'économie d'urgence, avec son involution politique autoritaire, ne conduira-t-elle pas à la fin du modèle occidental ?

DR : Beaucoup pensent que les États sont conditionnés par le pouvoir financier, mais les choses sont plus complexes.  Les États sont le pouvoir financier et, en même temps, les institutions financières sont les États. L'État n'est pas une entité abstraite qui poursuit l'intérêt de la nation, mais un centre de pouvoir occupé par des élites qui gèrent les espaces militaires, diplomatiques, financiers et la haute bureaucratie. L'État n'est qu'un des moyens utilisés par les classes dirigeantes pour exercer précisément leur pouvoir. L'argent est indispensable au pouvoir et le pouvoir produit à son tour de l'argent. Une monnaie de plus en plus immatérielle, déconnectée de la production et du travail. Une technologie pure qui repose sur la confiance, obtenue par la tromperie, de personnes ordinaires. La finance est certes une méthode d'enrichissement pour l'establishment, mais elle est encore plus un outil efficace et moderne pour contrôler les populations, pour les garder sous son emprise. La simple corruption des représentants des institutions ne suffit pas à expliquer la tyrannie des puissances financières dans ces mêmes institutions et pays. S'il ne s'agissait que de cela, la politique aurait les moyens de se financer et de contenir ces pouvoirs en même temps. Si BlackRock, Goldman Sachs, JP Morgan et les autres peuvent prendre possession d'espaces aussi vastes et stratégiques dans la vie économique, politique et même sociale, c'est parce que les groupes dirigeants de la politique, des institutions, de la finance et des appareils militaires se chevauchent, constituent cet unique agglomérat de pouvoir que nous appelons l'État. En bref, il existe une énorme constellation de pouvoir financier/politique à un niveau technologique très élevé, entrelacée avec le système militaire. Bien sûr, il y a très peu de libéralisme dans tout cela. Le terme galvaudé de néo-libéralisme est à lire dans une clé de lecture orwellienne du néo-langage : la guerre c'est la paix, etc. Il n'y a absolument rien de libéral dans ce qui se passe.

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Le tournant autoritaire de l'Occident libéral-démocratique est devenu évident. L'urgence pandémique d'abord, puis l'urgence énergétique liée à la guerre, représentent les phases prodromiques de l'avènement de la quatrième révolution industrielle. La Grande Réinitialisation, avec la révolution numérique et la transition écologique, impliquera en effet la mise en œuvre d'une planification économique à un niveau mondial tout à fait comparable à celle du socialisme réel tardif. De la restructuration économique capitaliste déjà en cours, n'émergera-t-il pas un ordre oligarchique et dirigiste semblable à celui de la Chine, néo-libéral en économie, mais totalitaire en institutions politiques ? Le modèle capitaliste-communiste chinois n'est-il pas devenu paradigmatique pour l'Occident en ce qu'il s'est avéré plus efficace, parce qu'il n'est pas conditionné par le pluralisme et l'instabilité constante de l'ordre démocratique occidental ?

DR : Je réponds par les mots du professeur Michael Rectenwald, un éminent spécialiste conservateur américain : "Une autre façon de décrire l'objectif de la Grande Réinitialisation est le 'capitalisme avec des caractéristiques chinoises' : une économie à deux niveaux avec des monopoles rentables et l'État au sommet et, en bas, le communisme pour la majorité du peuple. Il y a plusieurs décennies, alors que le Parti communiste chinois (PCC) ne pouvait plus nier de manière crédible la dépendance croissante de la Chine vis-à-vis des secteurs à but lucratif de son économie, ses dirigeants ont adopté le slogan "communisme aux caractéristiques chinoises" pour décrire son système économique. Ce système à la chinoise comprend, d'une part, une intervention fortement accrue de l'État dans l'économie et, d'autre part, le type de mesures autoritaires que le gouvernement chinois utilise pour contrôler sa population.

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Schwab et Malleret écrivent que si "les cinq derniers siècles en Europe et en Amérique" nous ont appris quelque chose, c'est que "les crises aiguës contribuent à renforcer le pouvoir de l'État". Cela a toujours été le cas et il n'y a aucune raison qu'il en soit autrement avec la "pandémie COVID-19". Les fermetures draconiennes décidées par les gouvernements occidentaux ont permis d'atteindre des objectifs dont les communistes corporatistes du WEF ne pouvaient que rêver : avant tout, la destruction des petites entreprises, l'élimination des concurrents des "entreprises monopolistiques" favorisées par l'État. Dans mon livre, vous trouverez l'analyse complète et éclairante de Rectenwald.

L'économie financière a supplanté l'économie productive. L'économie mondiale est désormais dominée par un pouvoir financier qui crée de l'argent à partir de rien, alimentant des bulles spéculatives qui provoquent inévitablement des crises financières aux effets dévastateurs sur l'économie réelle. La Grande Réinitialisation avec l'innovation technologique aura un impact destructeur sur le système de production actuel, avec des inégalités toujours plus grandes et un appauvrissement généralisé des masses. Mais puisque seuls l'investissement et le travail salarié produisent la richesse réelle, la quatrième révolution industrielle ne s'effondrera-t-elle pas à cause de l'effondrement de la consommation, dont le niveau est déjà artificiel, puisqu'il est soutenu par un endettement anormal de la consommation qui sévit depuis des décennies ?

DR : La gestion autoritaire de l'économie et de la société s'impose comme une condition nécessaire à la survie (dystopique) du capitalisme lui-même, qui n'est plus en mesure de se reproduire par le travail salarié de masse et l'utopie consumériste associée. L'agenda qui a donné naissance au fantôme de la pandémie en tant que religion de la santé-vaccination découle de l'impraticabilité perçue d'un capitalisme basé sur la démocratie libérale. Je fais référence à l'effondrement de la rentabilité d'un modèle industriel rendu obsolète par l'automatisation technologique, et pour cette raison de plus en plus lié à la dette publique, aux bas salaires, à la centralisation des richesses et du pouvoir, à un état d'urgence permanent, et à la créativité du secteur financier, où l'argent se multiplie lui-même, par parthénogenèse.

L'hypertrophie financière actuelle a généré un endettement public et privé insoluble dans le monde, dépassant largement le PIB mondial. Le capitalisme financier s'est révélé incapable de se reproduire et ne peut survivre que s'il est alimenté par de gigantesques émissions périodiques de liquidités créées à partir de rien et avec des taux d'intérêt nuls. Cependant, le spectre de l'inflation plane sur l'économie mondiale. La masse de liquidités libérée dans l'urgence pandémique, se déversant dans l'économie réelle, pourrait provoquer une spirale inflationniste incontrôlable. Avec le début de la crise énergétique en conjonction avec la guerre, l'inflation a atteint des niveaux alarmants. La politique de la FED consistant à contrer l'inflation en augmentant les taux d'intérêt, ainsi qu'à produire une récession économique, pourrait ne pas s'avérer efficace pour faire baisser l'inflation actuelle, qui ne provient pas d'une surchauffe de la demande, mais de facteurs externes, tels que la hausse des prix de l'énergie provoquée par la spéculation financière (mais le capitalisme ne se fournit-il pas lui-même la corde pour se pendre ?), et certainement pas par Poutine ? Cela ne crée-t-il pas une spirale inflationniste incontrôlable qui pourrait conduire à l'implosion du système financier néolibéral ?

DR : Le système économico-financier, "drogué" par l'énorme et continue perfusion de liquidités par les banques centrales, a besoin d'urgences incessantes pour justifier la poursuite des différents programmes de Quantitative Easing. Et le système n'a certainement pas lésiné sur les chocs nécessaires. La farce tragique de la pandémie a été amplifiée et dilatée au point d'être improbable. Chaque fois que, pour maîtriser les poussées inflationnistes, les banques centrales ont émis l'hypothèse de relever les taux d'intérêt et de mettre fin ou du moins de ralentir les programmes de production monétaire, une nouvelle variante inquiétante du virus est apparue, "imposant" de nouvelles restrictions et des confinements partiels. Ainsi, l'économie a été déprimée à nouveau et l'alibi a été créé pour continuer à inonder les marchés d'argent frais, indispensable pour empêcher l'effondrement du système. Les gouvernements d'alors, endettés jusqu'au cou en raison de la gestion de la pandémie autoproclamée, ne pouvaient se permettre une hausse des taux d'intérêt qui aurait rendu insoutenable le paiement des intérêts sur la "monstrueuse" dette publique. L'inflation elle-même, mortelle pour les revenus et l'épargne des citoyens, a eu l'effet bénéfique de "réduire" les dettes publiques des États eux-mêmes. Ainsi, dans certaines limites et pendant une certaine période, il pourrait également être autorisé à se dégonfler. Le système financier a en fait explosé et nous sommes plongés dans une gigantesque "chaîne de Ponzi", c'est-à-dire que le mécanisme continue à fonctionner (pour l'instant) uniquement parce que les gens continuent à lui donner confiance et donc à l'alimenter. Mais nous sommes confrontés à une combinaison explosive de blocages économiques, de dettes qui montent en flèche, d'impression monétaire sans fin et d'inflation galopante, combinée à des changements sociaux et politiques massifs dans tout l'Occident, de sorte que la confiance des gens dans le système monétaire peut s'effondrer à tout moment, entraînant avec elle le "schéma de Ponzi".

L'Italie a toujours été incapable de défendre son intérêt national. Toutefois, il convient de noter que notre république est née sous un régime d'occupation américain qui perdure encore avec la présence de bases de l'OTAN sur le territoire italien. L'Italie est un pays indépendant mais non souverain. Mais quel intérêt national un gouvernement italien peut-il défendre lorsque sa ligne politique doit nécessairement être compatible avec l'UE, l'OTAN et, surtout, les marchés financiers au jugement desquels il est quotidiennement soumis ? D'ailleurs, quelle souveraineté est praticable pour un pays qui a si peu d'estime de soi, au point d'invoquer souvent l'intervention de contraintes extérieures, se croyant incapable de se gouverner lui-même ?   

DR : Depuis quelques années, les politiciens autoproclamés "souverainistes" sont à la mode en Italie. Certains se qualifient même de "patriotes", un terme qui était interdit et obsolète en notre pays depuis des décennies. Ils demandent (et souvent malheureusement obtiennent) des votes, promettant enfin que, grâce à eux, l'intérêt national tant vanté sera poursuivi. Le problème est qu'à force de ne pas le poursuivre, cet intérêt national n'est même plus compris, et c'est donc en son nom que sont perpétrées les escroqueries politiques les plus flagrantes.  Pour en revenir au sujet de notre intérêt national dans la guerre en cours, nos gouvernants ont fait exactement le contraire de ce qui était nécessaire, répondant de toute évidence à des centres de décision situés à l'extérieur du pays. De cette façon, ils ont sciemment procuré aux Italiens le risque d'un choc économique sans grand précédent. Enfin, il est tout à fait clair que le conflit russo-ukrainien permet de faire un pas puissant vers la réalisation du Great Reset, qui se traduit essentiellement par une gigantesque opération d'endettement et d'appauvrissement de la classe moyenne européenne, italienne en particulier. La contrainte externe en sa meilleure illustration.

jeudi, 20 octobre 2022

Robert Steuckers et la nouvelle droite

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Robert Steuckers et la nouvelle droite

Carlos X. Blanco

Source: http://adaraga.com/robert-steuckers-y-la-nueva-derecha/

Robert Steuckers est un témoin et un acteur de premier plan dans l'émergence de ce phénomène européen plutôt rare, à mi-chemin entre le combat intellectuel et l'activisme, appelé la Nouvelle Droite. Je dis "rare" parce qu'il a toujours été rare, peu fréquent qu'un groupe de personnes, en principe déconnectées des sphères du pouvoir et ramant résolument à contre-courant, ait eu autant d'influence en Europe sans avoir obtenu (directement et institutionnellement) le moindre succès.

Ce n'est certainement pas le cas de la gauche, que ce soit l'ancienne ou la nouvelle gauche. Elle jouit d'une hégémonie culturelle et académique, elle a du succès, elle est "capillaire", dans le sens où elle est infiltrée dans les recoins les plus profonds du Grand système intellectuel mondialiste et néolibéral appelé "l'Occident". Mais la mort réussie de la gauche est plus que prédite. Il s'agissait pour les pays colonisés par les Etats-Unis (l'ensemble de l'Union européenne, ainsi que l'"Anglosphère" présente sur les cinq continents) d'accepter l'économie capitaliste dans sa version prédatrice et financiarisée (turbo-capitalisme) en échange du contentement culturel de la non négligeable classe moyenne universitaire, dont les esprits étaient déjà formatés par l'idéologie progressiste de gauche.

C'est ainsi qu'à partir de la guerre froide, nombre des meilleurs textes marxistes ont été écrits par des Britanniques et des Yankees, que la théorie critique a été confortablement hébergée sur les campus américains, et que ses dérivés féministes, aberro-sexualistes, transhumanistes, etc. ont été produits en anglais, et étaient aussi exportables que le rap ou le Coca-Cola. Alors que l'économie était dédaignée, à cause du "réductionnisme" et du "déterminisme", la lutte culturelle était la spécialité de la nouvelle gauche, et elle l'a gagnée, laissant le capitalisme intact.

NLR002.jpgLa droite, par contre, lorsqu'elle voulait être "nouvelle", avait un panorama beaucoup plus compliqué. Elle ne pouvait pas s'identifier de trop près, dans les années 1960 et 1970, aux chemises brunes et aux saluts romains. Ce côté nostalgique était le côté perdant, et cette perte-là était "pour l'éternité". On parlait d'une autre "nouvelle droite", mais désormais ultra-libérale : les "sociétés ouvertes" signifiaient, en fin de compte, des marchés ouverts... pour les pays qui n'ont d'autre choix que de les ouvrir à l'impérialisme économique. Les États-Unis sont une puissance spécialisée dans l'ouverture des marchés à coups de canons, d'assassinats sélectifs ou de coups d'État. Une société ouverte... et à genoux. La nation subordonnée, de deux choses l'une, soit ouvre les marchés, soit voit sa chair lacérée et sa tête fracassée par les éclats des bombes.

En dehors de cela, il y avait les droites "patriotiques", le gaullisme, le maurrassisme, etc. Mais ils n'étaient plus tout à fait nouveaux. Parler de la Nouvelle Droite à la naissance du GRECE n'était qu'une invention journalistique. Une grande partie de la trajectoire de ses dirigeants a été, en fait, transversale. Dans l'évolution intellectuelle d'Alain de Benoist ou de Robert Steuckers, on trouve des éléments anticapitalistes plus honnêtes que dans de nombreux textes prétendument "rouges" des socialistes et communistes européens, avec leurs cartes du parti, leurs drapeaux rouges et leurs poings toujours levés. Dans les publications actuelles de cette Nouvelle Droite, on trouve des intellectuels d'une grande compétence ès-marxisme comme Preve, Collin et Fusaro, que l'on ne peut pas du tout classer dans la catégorie "droite", ni ancienne ni nouvelle. Il y a donc une difficulté terminologique dans l'histoire de la Nouvelle Droite. Dans ce livre, Steuckers, membre fondateur et dissident lui-même, explique le péché originel de ce mouvement intellectuel, aussi rare que difficile à classer.

Robapaginas_300x600_LI_RobertSteuckers.pngLe texte de Steuckers qui figure désormais dans le catalogue des éditions Letras Inquietas est un bilan dur, très dur, du rôle joué par l'un des principaux représentants de ce mouvement intellectuel, Alain de Benoist, un leader et un groupe intellectuel qui a cherché à remplacer l'hégémonie culturelle de la gauche sans tomber dans les extrêmes néolibéraux, conservateurs ou fascistes de la vieille droite. L'objet d'un bilan aussi sévère, Alain de Benoist, a commis des erreurs d'organisation, de graves défaillances de leadership. Steuckers attribue la racine de l'échec du mouvement à certaines manies et qualités personnelles de l'intellectuel français. Dans une large mesure, tout mouvement (qu'il soit politique ou métapolitique) a besoin d'une direction forte : désignation des ennemis, sélection des thèmes, détection des lacunes du discours et de la praxis dominants, recrutement des cadres... Notre auteur reproche à son ancien camarade de ne pas avoir assumé une direction efficace qui transférerait le travail intellectuel sur le terrain de la praxis. Praxis, action politique efficace sur les organisations et sur les personnes, du moins dans le contexte français où le GRECE est né et, à partir de là, dans tous les pays voisins où il y avait des filiales (Italie, Allemagne, Pays-Bas...).

Je dois avouer que la partie destructive du livre m'intéresse moins que la partie constructive. Ici, au-delà de ce que De Benoist a fait ou n'a pas fait, je veux sauver les propositions de Steuckers. Par exemple : étudier Carl Schmitt, beaucoup plus sérieusement et beaucoup plus profondément. Le cercle parisien de la Nouvelle Droite ne l'a pas fait. Steuckers esquisse en quelques pages pertinentes l'école historique du droit, qui part de von Savigny et va jusqu'à Schmitt. Ce courant intellectuel serait décisif pour une future Europe "impériale". Cette fédération devrait disposer d'une sorte de chancellerie suprême de juristes qui tenteraient de coordonner les traditions nationales du droit européen afin de créer des cadres communs à partir de celles-ci. Des traditions nationales enterrées et réprimées par le droit positif des États-nations, enfants de l'absolutisme et du centralisme jacobin le plus atroce. Il s'agit d'une ligne de travail abandonnée par la Nouvelle Droite quelque peu égarée dans le labyrinthe germanique de la "révolution conservatrice".

Portada-El-peregrino-absoluto.pngEn suivant cette partie constructive du livre de Steuckers, le lecteur peut trouver des éléments critiques contre le fanatisme juridique qui sévit de nos jours. L'Union européenne, et les États tyranniques qui la composent et qui imposent leurs règles, souvent aberrantes et contraires à la tradition et à l'habitus mental des vrais peuples européens, exerce ce fanatisme positiviste, et donne un pouvoir excessif à une secte de juristes cosmopolites et utopistes, coupant les cordons ombilicaux qui lient les peuples à leur passé, à leur terre, à leurs coutumes et à leur véritable ethos démocratique. Ce ne sont pas les invectives à l'égard de de Benoist qui m'interpellent le plus dans ce livre, mais les suggestions de recherche que propose l'ami Steuckers. Il suggère la récupération d'une démocratie authentique, celle des peuples authentiques (cantons, communautés régionales, communes, nations apatrides), les patries charnelles qui sont, à l'époque, les véritables protagonistes d'un futur processus fédératif ou impérial. Lisez Steuckers. Vous pouvez toujours apprendre de lui.

Robert Steuckers : La nueva derecha: por una critica constructiva, Letras Inquietas (septembre 2022)

Qui est Carlos X. Blanco?

Portada-Imperium-Eurasia-Hispanidad-y-Tradicion.pngCarlos X. Blanco est professeur, écrivain et chroniqueur pour, entre autres, La Tribuna del País Vasco. Il est titulaire d'un doctorat en philosophie et est considéré comme l'un des principaux experts espagnols de la bataille de Covadonga et du début de la Reconquête. Ces dernières années, il a consacré deux ouvrages clés, à la fois romans et essais, à ce sujet. Il s'agit du roman historique La luz del norte et de l'étude De Covadonga a la nación española (De Covadonga à la nation espagnole), avec une préface de Robert Steuckers. Les deux ouvrages sont publiés par EAS. Il a récemment publié les ouvrages Ensayos antimaterialistas et El Imperio y la Hispanidad chez Letras Inquietas.

La Nouvelle Droite : Pour une critique constructive

SYNOPSIS

La Nouvelle Droite était très prometteuse à ses débuts car elle voulait réactiver ce que les idéologies dominantes avaient refoulé et ce que les multiples réductionnismes à l'œuvre dans la société excluaient ou refusaient de prendre en compte. Pendant les années d'or de la "nouvelle droite", des dizaines de cadres ont été formés puis discrètement insérés dans les différentes strates de la vie politique et culturelle. A l'abri des regards, ces hommes et ces femmes continuent à faire du bon travail, dans des réseaux associatifs, dans des groupes de recherche, dans le monde de l'édition... Mais ils ont quitté la Nouvelle Droite, devenue une secte : ils ne la fréquentent plus, ils n'influencent plus les jeunes qui cherchent une voie et ils n'utilisent plus ce langage codifié, identifiable et stéréotypé, qui révèle une vulgarité plutôt qu'une méthode.

AUTEUR

Portada-Daniel-Cologne-y-los-inconformistas-de-los-anos-70-520x793.pngRobert Steuckers, né le 8 janvier 1956 à Uccle, est un essayiste et activiste politique belge polyglotte. Il a dirigé un bureau de traduction à Bruxelles de 1985 à 2005, très actif principalement dans les domaines du droit, de l'architecture et des relations publiques (le lobbyisme auprès de la Commission européenne). Proche de la Nouvelle Droite à l'époque, il contribué, après Giorgio Locchi, à vulgariser les idées la Révolution conservatrice allemande au sein de ce mouvement. Il quitte le "Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne" (GRECE) en décembre 1992 pour créer, en avril 1994, le pôle de rétivité transnational "Synergies européennes", où il défend la thèse d'un continentalisme anticapitaliste paneuropéen. Il a publié dans Letras Inquietas le livre Daniel Cologne y los inconformistas de los años 70 et est co-auteur de El peregrino absoluto et d' Imperium, Eurasia, Hispanidad y Tradición. Robert Steuckers : Una vida metapolitica de Monika Berchvok et Thierry Durolle est également disponible chez le même éditeur.

 

DÉTAILS DU LIVRE

 

Titre : La nouvelle droite : pour une critique constructive

Auteur : Robert Steuckers

Première édition : septembre 2022

Nombre de pages : 117

ISBN : 979-8849-560-12-0

Prix: 11,99 euros

samedi, 08 octobre 2022

La présidence uchronique de DSK

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La présidence uchronique de DSK

par Georges FELTIN-TRACOL

Comment Dominique Strauss-Kahn (DSK) aurait-il gouverné la France s’il s’était présenté à l’élection présidentielle de 2012? David Desgouilles répond à cette question insoluble par une fiction politique uchronique, Le bruit de la douche.

Depuis ce premier roman, David Desgouilles a ensuite écrit Dérapage en 2017 et Leurs guerres perdues en 2019. Rédacteur au mensuel Causeur, il n’a jamais caché son souverainisme républicain. Jeune adhérent au RPR (Rassemblement pour la République) au début des années 1990, il milite avec Philippe Séguin, député-maire d’Épinal dans les Vosges, et Charles Pasqua, sénateur des Hauts-de-Seine, dans la campagne pour le « non » au traité de Maastricht lors du référendum de 1992. Il participe ensuite au RAP (Rassemblement pour une autre politique) qui regroupe les jeunes séguinistes. Mais le ralliement de leur champion, par ailleurs toujours en pointe contre le Front national, aux traités dits « européens », le déçoit.

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David Desgouilles s’active à l’occasion de la présidentielle de 2002 aux côtés de Jean-Pierre Chevènement qui invite les « républicains des deux rives » à venir le rejoindre. Séguin et Pasqua resteront sourds à cet appel. Les 5,20 % de l’ancien maire de Belfort lui brisent tout espoir immédiat. Il prend alors du recul, ouvre un blogue avant qu’Élisabeth Lévy, la directrice de Causeur, ne le remarque et l’embauche.

Dédié à la mémoire de Philippe Cohen, chef de la rubrique « Économie » de l’hebdomadaire Marianne, un « journaliste [qui] s’intéressait beaucoup aux tenants de “ l’autre politique “ », co-auteur avec Pierre Péan d’une magistrale enquête sur l’organe officiel de la désinformation vespérale, Le Monde, et co-fondateur du laboratoire d’idées souverainistes, la Fondation du Deux-Mars (ex-Fondation Marc-Bloch), ce récit de politique très fictive a bénéficié des conseils de Coralie Delaume (1976 – 2020), l’une des rares spécialistes « eurosceptiques de gauche » de l’Union dite européenne.

Les tournants uchroniques

Capture_decran_2020-09-10_a_12.50.34.pngLa bifurcation uchronique majeure se déroule le 14 mai 2011 au Sofitel New York Hotel de Manhattan. La femme de ménage, Nafissatou Diallo, nettoie les chambres du 28e étage. Quand elle entre dans la 2806, elle écoute de la musique , mais soudain s’arrête son MP3 ! Mécontente, elle retire ses écouteurs et entend alors distinctement « le bruit de l’eau qui coulait dans une douche. L’occupant de la suite avait omis de prévenir qu’il était présent en accrochant le fameux “ Do not disturb “ ». Elle quitte immédiatement la chambre et passe à la chambre voisine.

L’occupant de la 2806, « Dominique Strauss-Kahn n’avait pas entendu ni la porte s’ouvrir, ni la femme de ménage entrer, ni même la porte claquer ». De nombreuses préoccupations accaparent le directeur général du Fonds monétaire international : la faiblesse de l’euro, la prochaine élection primaire à laquelle il se présentera bientôt, sa décision d’engager comme sa conseillère politique spéciale Anne-Sophie Myotte. Personnage inventé, Anne-Sophie Myotte enseigne l’économie à Dauphine. Franc-comtoise comme l’auteur, elle milite au PS, appartient à un modeste courant souverainiste, critique l’homme fort de sa région Pierre Moscovici, et conseille le candidat de la démondialisation, Arnaud Montebourg. Dans sa vie privée, elle collectionne les aventures bien qu’elle éprouve un béguin réel pour son « Amant de Droite », Bruno Talanski.

Descendant d’émigrés russes et russophone, celui-ci travaille dans l’agence de conseil politique de Patrick Buisson au service du candidat Sarközy. Il discute régulièrement avec le journaliste politique du groupe Le Figaro Éric Zemmour. À l’occasion d’une conversation en terrasse, Bruno Talanski lui parle de sa maîtresse sans la nommer. David Desgouilles semble bien connaître le futur candidat présidentiel en 2022. « Je te connais. Tu ne pourrais pas t’empêcher de la draguer comme un malade. »

Les autres facteurs uchroniques mineurs de ce récit sont, d’une part, l’arrestation de Mohammed Merah avant qu’il ne commette son premier assassinat, et, d’autre part, la chanteuse britannique Amy Winehouse « avait été victime d’une overdose. Mais les médecins londoniens avaient réussi par miracle à la sauver. Elle était désormais hors de danger ».

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Sous cette trame uchronique, l’auteur raconte au lecteur les coulisses du monde politique. Par exemple, Martine Aubry « avait gagné une image de gardienne du temple de la gauche éternelle à la faveur de sa loi sur les trente-cinq heures. Pourtant, c’était DSK lui-même qui avait imposé l’idée à Jospin, et Aubry était réticente, elle qui avait jadis sauté sur les genoux de Gandois, l’ami de son père ». Il imagine aussi une conversion quasi-réaliste entre deux soutiens du président sortant, Alain Minc et Pierre Giacometti. « Depuis vingt ans, les vainqueurs des élections gagnent sur de l’euroscepticisme, et ils font notre politique ensuite, mais à vitesse lente. Cela discrédite la parole politique mais, l’essentiel, c’est qu’on n’applique pas ce programme démentiel. » Il écrit même avec raison que « Nicolas Sarközy ne se considérait lui-même pas comme un gaulliste ».

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Pour créer Anne-Sophie Myotte, l’auteur s’est probablement inspiré de l’exemple de Marie-France Garaud, la conseillère influente de Georges Pompidou à Matignon et à l’Élysée, puis du jeune Jacques Chirac, qui sut impressionner, voire terrifier, tous ses interlocuteurs dans un milieu politique largement masculin à une époque où la présence des femmes en politique était rare. La candidate à la présidentielle de 1981 (1,33 %) est demeurée une figure souverainiste incontestable.

Une campagne électorale dynamique

La campagne de la primaire de la gauche confirme la déferlante strauss-kahnienne. La consultation attire plus de 2.800.000 participants. L’ancien directeur du FMI l’emporte dès le premier tour avec 52,9 % des suffrages. Arnaud Montebourg obtient 18,9 %, François Hollande 17,6 %, Ségolène Royal 9,4 % et le radical de gauche Jean-Michel Baylet 1,2 %. Sur les conseils impératifs de son éminence grise, le vainqueur tend tout de suite la main à Ségolène Royal et intègre dans son équipe Arnaud Montebourg. En revanche, François Hollande doit rentrer au plus vite en Corrèze pour s’y faire oublier…

Fort de ce succès, DSK décide, avec l’approbation de Myotte, de rejeter les avis de Terra Nova d’Olivier Ferrand. Guère indulgent envers la candidate Verte Éva Joly, il rompt aussitôt l’accord électoral conclu entre le PS et Europe – Écologie – Les Verts pour les législatives. « DSK avait décidé. Il ne voulait pas d’un groupe vert à l’Assemblée nationale. » De cette manière, « élu président, il serait beaucoup plus tranquille sans un groupe écolo dans les pattes ».

D’une manière impressionniste, David Desgouilles démonte la pitoyable présidence de Nicolas Sarközy qui « avait fait du Giscard. Il avait souhaité désacraliser la fonction. Comme l’autre avait voulu la “ décrispation “. Erreur funeste ». Il revient aussi sur Éric Zemmour par l’intermédiaire d’une autre conversation avec l’amant d’Anne-Sophie Myotte à un moment où l’éditorialiste ignore qu’il entrera en politique. « Bruno lui reprochait son pessimisme démobilisateur. Pourtant, Zemmour en était certain, ce n’était pas lui qui était pessimiste, c’était le réel. » Pis, est-ce visionnaire ? Pour l’auteur, dans cette fable politique originale, Éric Zemmour « devenait petit à petit prisonnier de son propre personnage médiatique, de l’engouement qu’il suscitait chez ses partisans et, plus encore, de la détestation qu’il provoquait de l’autre côté. » Enfin, avec un pressentiment certain, l’auteur estime que « le féminisme est un concept à géométrie variable, selon les accointances politiques ».

Suivant les indications de sa conseillère, DSK conduit une campagne au style chiraquien de 1995. Il ne parle pas de « fracture sociale ». Il se focalise sur la « fracture culturelle » (comprendre identitaire). Loin du cliché du « candidat des élites », il s’adresse à la France qui se lève tôt, qui travaille dur et qui ne reçoit aucune aide. Marine Le Pen en 2022 a mené sa campagne électorale sur des thèmes assez proches qui renforcent le sentiment de proximité de la candidate. Dans une réunion électorale tenue au Puy-en-Velay en Haute-Loire, le candidat socialiste « désigna les véritables adversaires de l’identité nationale : les enseignes de grande distribution, l’industrie agro-alimentaire et même le lobby sucrier qui tuaient la paysannerie française, qui uniformisaient les saveurs, empoisonnaient nos assiettes, amochaient les entrées de nos villes ».

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Ses prises de position surprennent les journalistes politiques et agacent le microcosme intello qui se reporte sur Sarközy. Anne-Sophie Myotte se plaît aussi à dynamiter la scénographie prévue de son candidat. Ses réunions électorales diffusent la musique composée par Ennio Morricone pour le film Mission de Roland Joffé (1986). Cette musique a vraiment servi aux réunions du camp du « Non » au référendum de Maastricht en 1992. Les messages du candidat socialiste trouvent un vrai écho dans la population si bien que « Zemmour faisait partie des journalistes qui mesurent les chances de victoire au nombre de jolies filles qui se pressent dans les meetings du candidat ».

Une action politique sensée ?

Au soir du 22 avril 2012, DSK atteint 31,8 % des voix. Nicolas Sarközy obtient pour sa part 22,9 %; Marine Le Pen 18,3 %; Jean-Luc Mélenchon 12,3 %; François Bayrou 5,8 %; Nicolas Dupont-Aignan 4,2 %; Éva Joly 1,9 %; Philippe Poutou 1,3 %; Nathalie Arthaud 1,1 % et Jacques Cheminade 0,4 %. Malgré le ralliement de François Bayrou en sa faveur et face à la forte dynamique électorale de son concurrent, Nicolas Sarközy « avait même limité le nombre de ses meetings d’entre-deux-tours. Au moins ne serait-il pas épinglé par la commission des comptes de campagne pour dépassement du plafond des dépenses électorales ». Il n’y aura donc jamais d’affaire Bygmalion ! Entre 53,9 et 54,3 %, Dominique Strauss-Kahn est élu président de la République. Investi chef de l’État le 6 mai 2012, il nomme Jean-Jacques Urvoas secrétaire général de l’Élysée et Manuel Valls Premier ministre. Le gouvernement compte Arnaud Montebourg à la Justice, Ségolène Royal à l’Intérieur, Laurent Fabius aux Affaires étrangères, Jean-Yves  Le Drian à la Défense, Martine Aubry à la Culture et les Communications, Pierre Moscovici à l’Économie, Vincent Peillon à l’Éducation nationale, Marisol Touraine aux Affaires sociales, Jean-Marc Ayrault au Travail, Jean-Marie Le Guen à l’Agriculture, Nicole Bricq à l’Écologie et aux Transports, Najet Vallaud-Belkacem à la Jeunesse, aux Sports et à la Ville et Sylvia Pinel au Logement.

Dès l’été 2012, soit deux mois après son élection et la victoire du PS qui rafle la majorité absolue à l’Assemblée nationale, le mariage gay est adopté en urgence. Cette célérité évite une cristallisation des crispations françaises. Faute d’une grande mobilisation populaire, la « Manif pour Tous » reste un phénomène anecdotique !

Le président uchronique français veut que le monde agricole produise de la qualité des produits et sorte des impératifs du productivisme. L’Élysée soutient ouvertement « l’agriculture [qui] devait devenir l’équivalent, pour la France, de ce qu’était la production d’automobiles de luxe et de machines-outils en Allemagne ».

Rapports de force avec l’Allemagne

Le président Strauss-Kahn s’interroge sur l’euro et des relations tumultueuses entre Berlin et Paris. Sur ce point, David Desgouilles ne développe pas assez. Contrairement à François Hollande qui n’a jamais eu la moindre expérience ministérielle ou à Sarközy jugé arrogant et agité, Dominique Strauss-Kahn a été nommé au ministère de l’Industrie et du Commerce extérieur dès mai 1991 alors qu’en janvier 1991, Angela Merkel accédait au ministère fédéral des Femmes et de la Jeunesse. En outre, ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie de 1997 à 1999, DSK met en pratique la monnaie unique européenne. Son expérience gouvernementale, son expertise économique et sa forte personnalité auraient très certainement impressionné la dirigeante allemande. Mais on sait qu’en matière financière, le dernier mot au sein du gouvernement allemand revenait à l’intraitable Wolfgang Schäuble.

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Sans surprise, l’auteur critique le projet et la réalisation de l’euro. « Dans la France des années 2010, où l’on développait volontiers les syllogismes imbéciles du genre “ tu es contre l’euro, tu es pour Le Pen “, on avait oublié le dictateur portugais, qui avait fait de l’escudo l’une des monnaies les plus fortes du monde, tout en appauvrissant son pays ». La crise entre la France et l’Allemagne surgit à propos du rôle de la France dans les opérations militaires extérieures. Paris avance la création d’« un fond européen des actions militaires extérieures ». Serait-ce l’ébauche d’« Europe militaire » ? Que nenni ! « Aucune chance, explique Anne-Sophie Myotte. Les Allemands ne voudront pas payer pour la puissance militaire française. » Le propos reste très actuel. Sous couvert d’une hypothétique « souveraineté européenne », faute de volonté politique et d’émancipation de la tutelle atlantiste, l’Allemagne sociale-démocrate – libérale – verte, alignée sur Londres et Washington, réclame une harmonisation des normes militaires qui anéantirait l’industrie française de l’armement. Le fusil d’assaut d’origine allemande HK 416 F se substitue au FAMAS.

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L’Élysée réplique à Berlin et envisage que « l’effort de défense, les dépenses militaires et diplomatiques des États ne soient désormais plus comptés dans le calcul du déficit ». Nouveau refus obstiné de l’Allemagne ! DSK propose aux États-membres de l’Eurolande « de dissoudre la zone euro de manière concertée ». Auparavant, il ordonne au ministre de l’Économie Moscovici d’appliquer cette mesure. Mais, bouleversé, Moscovici est renversé dans une rue de la capitale. DSK nomme à sa place l’économiste souverainiste de gauche Jacques Sapir. Celui-ci insiste sur le retour aux monnaies nationales et non à la constitution de deux zones euro (du Nord ou Euro-Mark et du Sud ou Euro-franc). Il prévient aussi à propos de cette sortie que « ce genre de choses ne se programme pas. Cela doit forcément passer par un effet de surprise ». L’intention de l’exécutif français est claire : « il s’agissait d’en finir avec l’euro pour sauver l’Europe ».

Dans ces circonstances, Martine Aubry, Vincent Peillon et Jean-Marie Le Guen quittent avec fracas le gouvernement. Les remplacent à leurs ministères respectifs Aurélie Filippetti, le communiste auvergnat André Chassaing et Jean-Luc Mélenchon qui prend l’Éducation nationale. Quant à l’Agriculture, la fonction revient à Nicolas Dupont-Aignan ! La sortie de l’euro soulève une tempête politique inouïe. Véritable « droite allemande » (l’auteur aurait dû la qualifier d’« américano-germanique »), « l’UMP était vent debout face à cette trahison de l’idéal européen ».

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Il va de soi que le retour au franc se déroule fort simplement et dans un calme total. David Desgouilles inscrit dans une intrigue assez bien menée son hostilité rabique à la monnaie européenne. Dans la réalité, la dissolution de la zone euro serait plus compliquée à mettre en œuvre en raison de l’enchevêtrement voulu des traités, des jurisprudences et des liaisons économiques, financières et monétaires. L’auteur ne néglige-t-il pas le rôle clandestin de certaines officines de déstabilisation professionnelle prêtes à troubler l’opinion publique dans de pareilles circonstances ?

Le bruit de la douche est une plaisante uchronie, nonobstant le tropisme souverainiste républicain non identitaire qui sous-tend tout l’ouvrage. Cette intéressante spéculation est à lire à l’aune des événements actuels avec des pénuries qui ne relèvent pas d’un éventuel départ de l’Union pseudo-européenne. Le Frexit ne serait-il pas plus proche qu’on ne le croit ? En fait, accompagnée de ses « caniches » (Autriche, Flandre belge, Pays-Bas, Luxembourg, Irlande, Pays baltes, Slovénie, Slovaquie), l’Allemagne pourrait fort bien sortir de la monnaie unique européenne. Il importe de prendre en compte cette donnée méconnue, mais déterminante.

Georges Feltin-Tracol

  • David Desgouilles, Le bruit de la douche, Michalon, 2015, 255 p.

vendredi, 30 septembre 2022

Une lecture non-conforme d’Orwell

Pseudonyme littéraire d’Eric Arthur Blair (1903 – 1950), George Orwell intéresse un public quelque peu cultivé. Thomas Renaud vient par exemple d’en signer une biographie synthétique (1). Une part non négligeable de la droite radicale française cherche sans cesse à s’approprier ses idées, sans équivoque d’ailleurs. Militant et théoricien européen d’expression italienne, Gabriele Adinolfi entend revenir sur cette ambiguïté et la transcender dans un essai exigeant et essentiel invitant à « une relecture verticale d’Orwell ». Il appuie sa démonstration sur trois livres majeurs, à savoir Hommage à la Catalogne (1938), La Ferme des animaux (1945) et Mil neuf cent quatre-vingt-quatre (1948). Il écarte en revanche d’autres écrits tels que Le Quai de Wigan (1937) ou Une histoire birmane (1934).

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La (re)découverte de son œuvre dans le monde francophone revient au professeur de philosophie de sensibilité socialiste libertaire Jean-Claude Michéa. Son premier essai s’intitule fort significativement Orwell, anarchiste tory, qui l’étudie en libertaire conservateur (2). Michéa observe que le libéralisme économique et le libéralisme politico-culturel proviennent d’une matrice commune. Il semble ignorer que de nombreux penseurs de la Contre-Révolution (Louis de Bonald, Charles Maurras), de la Tradition primordiale (Julius Evola) et des « non-conformistes des années 1930 » (les revues Plan, L’Ordre Nouveau, Combat ou L’Insurgé) avaient déjà soulevé cette proximité.                             

Complot contre soi-même

Mythe ou Utopie ? risque de heurter tant les lecteurs de gauche du Britannique né en Birmanie que les « orwellolâtres » de droite parce qu’il ne cache pas ses désaccords avec Orwell. Gabriele Adinolfi critique la paresse intellectuelle des droites radicales, ces mêmes droites radicales qui avancent une analyse marxisante de l’actualité et adoptent sans réflexions préalables le vocabulaire et les schémas du camp adverse. « Elles restent en berne, car elles obéissent aux mêmes logiques de misérabilisme existentiel et de surenchère salariale. » À rebours de cette tendance, il interprète l’œuvre de George Orwell d’une manière hiérarchique. Par hiérarchie, il faut entendre « autorité et ordonnancement sacrés, et non pas comme lien de subordination clanique ou tribale ».

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À l’heure du « passeport vaccinal », de la surveillance numérique de la vie privée et de la « reconnaissance faciale » avant de prendre les transports en commun ou d’entrer chez soi (cas chinois), « à quel point la prévision catastrophique d’Orwell s’est-elle réalisée de façon substantielle ? » Les déclarations gouvernementales et médiatiques sur les crises pandémiques (grippes aviaires, covid, variole du singe), les désastres climatiques et les attentats engendrent une lourde ambiance anxiogène qui « ne nous empêche pas de vivre, partagés entre angoisse et inconscience, entre oukases bureaucratiques et privations de liberté, dans des conditions tout sauf optimales, mais nous n’en éprouvons pas moins du soulagement en nous comparant à un passé qu’on nous dépeint comme effroyable ». Serait-ce voulu ? S’agirait-il d’un ensemble d’actions psychologiques de masse ? Gabriele Adinolfi observe qu’un « mélange de terreur et d’adhésion à l’âme collective produit aussi la soumission volontaire et même le sentiment de culpabilité et le désir d’expiation, lesquels deviendront les caractéristiques des systèmes communistes mais sont tout autant celles des systèmes occidentaux contemporains ». Il estime plus loin que « la peur, en somme, est en nous : c’est notre propre terreur qui nous terrorise ». Faut-il pour autant verser dans le « complotisme » ?

L’auteur s’en prend nettement aux tendances complotistes du moment. Ce mode de pensée « s’est substitué au décryptage, c’est-à-dire à la capacité de plonger le regard au-delà de la surface, selon des dimensions qui peuvent – et devraient – être en même temps d’ordre physique et métaphysique. Mais, croyant pouvoir “dévoiler “ tel ou tel mystère, ce complotisme l’a au contraire souvent reproduit sous la forme d’une caricature grotesque de ce qu’il aurait fallu comprendre ». Il ajoute que « celui qui réduit tout à un complot, et le complot lui-même à l’action d’une unique “ centrale “, non seulement manque de sagacité et de vision stratégique, mais finit par se trouver contraint de travestir la réalité afin de pouvoir maintenir sa thèse ». Cela ne signifie pas que les complots n’existent pas. Se référant à Yann Moncomble, précurseur d’Emmanuel Ratier, deux éminents spécialistes d’une « branche de la recherche française qui s’occupait d’analyser le pouvoir agissant depuis les coulisses, il connaît les coulisses de l’histoire politique récente. Il insiste sur les deepfakes. Circulent « sur les réseaux des vidéos totalement fausses de personnages politiques dans lesquelles ceux-ci tenaient des propos qu’ils n’ont jamais exprimés ». Mieux, « le premier exemple tangible, on le trouve dans les vidéos de la CIA avec, dans le rôle principal, le fantasmatique Ben Laden, ex-agent américain et relation d’affaires de la famille Bush, probablement mort aux alentours de 1997 mais laissé “ vivant “ jusqu’en 2011 comme hologramme de la Terreur (un peu comme le Goldstein du roman d’Orwell) ».

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Des collusions occultes anciennes et profondes

En grand connaisseur des arcanes des guerres occultes menées en Europe, Gabriele Adinolfi mentionne les inévitables rivalités internes au sein du bloc occidental atlantiste entre les services britanniques, étatsuniens, israéliens, voire français et allemands. Il signale « l’émergence d’un conflit au sein des services secrets américains que l’on peut schématiser en un duel CIA – FBI, à l’issue duquel la CIA se gauchisa » dans les années 1950. Cette conflictualité interne s’amorce dès la décennie précédente. « Dans les services anglais et américains, à l’époque on recrutait préférentiellement des gens venus de la gauche radicale, qui avaient ainsi l’opportunité de servir en même temps la Révolution progressiste, leur propre pays et l’antifascisme. On doit à la vulgate qui s’est imposée ensuite d’avoir travesti cette réalité, pourtant avérée par tant de coopérations organiques entre les franges de l’ultra-gauche et les élites WASP. » Il aurait pu rappeler que l’OSS, l’ancêtre direct de la CIA, recruta ses premiers agents d’action parmi les militants du Parti communiste des États-Unis… Récusant en partie la thèse de François Duprat exposé dans L'Internationale étudiante révolutionnaire (3) qui voyait dans l’agitation de Mai 68 la seule main de la Stasi, il considère plutôt que « la contestation juvénile de la fin des années 60 […] fut pilotée par la CIA avec une forte implication du Mossad, fut de la même farine communiste » quand bien même la Stasi eût pu collaborer ponctuellement avec les agences occidentales. Ils avaient pour la circonstance le même intérêt : renverser le général De Gaulle, grand contempteur du condominium planétaire USA – URSS.

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Un journaliste de L’Équipe, Jean-Philippe Leclaire, qui vient de faire paraître un polar original, Mai 69, déclare que « les Soviétiques étaient anti-Mai 68. Pour eux, c’était une révolution qui venait plutôt de la jeunesse bourgeoise que prolétarienne. Alors que les Américains étaient pro-Mai 68 parce qu’ils n’avaient pas pardonné à de Gaulle d’avoir quitté l’OTAN (4) ». Le soviétisme et l’américanisme partagent le même cosmopolitisme. Pour preuve, l’ONU dont « son idéologie, ouvertement mondialiste, était supranationale et accompagnait l’expansion programmée de la haute finance et des multinationales. Son inspiration, à partir de laquelle furent installées toutes les succursales de l’ONU, depuis le champ culturel jusqu’au domaine scientifique, était et reste d’essence communiste ». Gabriele Adinolfi invite par conséquent à regarder au-delà des seules apparences. Se développant au cours de la décennie 1960, le trafic de drogue est « à l’origine d’un nouveau secteur essentiel de l’économie capitaliste dont la haute finance sera le principal bénéficiaire et la DEA, Drugs Enforcement Administration, l’inévitable carrefour ». Quant à la « grande réinitialisation » (ou Great Reset), « il s’agit de mutations qui ont toutes commencé il y a vingt ans déjà et que [les complotistes] prennent pour des complots actuels à dénoncer ».

Son point de vue peut dérouter le lecteur guère habitué à l’art du contre-pied. Par exemple, « laissons de côté la grotesque conviction, fruit d’une propagande venimeuse, de la “ cruauté “ du fascisme italien, alors qu’il a probablement été l’un des régimes les plus indulgents et magnanimes au monde, toutes idéologies et confessions confondues ». Pas certain que certains « précieux ridicules » apprécient ce commentaire historique pertinent…

Les collusions entre services spéciaux de l’Ouest et de l’Est pendant la Guerre froide confirment la réalité d’« un système à la fois divisé et uni, basé sur le chaos organisé (étant rappelé qu’il est erroné de croire que l’organisation n’est pas compatible avec le chaos : c’est l’Ordre qui ne l’est pas ». « S’il y a une correspondance entre certaines prévisions orwelliennes et la réalité d’aujourd’hui, elle s’explique par la nature profondément communiste du système global, mais aussi de la culture telle qu’elle est diffusée à toutes les sauces, réactionnaire comprise. » Son constat clinique sur l’influence considérable de l’« École de Francfort » outre-Atlantique correspond aux commentaires de Paul Gottfried : « L’expérience de l’exil donna un poids particulier à l’école de Francfort. Elle explique son intérêt pour la notion de “ personnalité autoritaire “ et sa vision du fascisme comme un danger omniprésent. […] Plusieurs de ses membres travaillèrent de manière intermittente pendant la guerre pour le prédécesseur de la CIA, l’OSS (Office of Strategic Services). À des postes de conseillers, ils étudièrent les origines psychiques du fascisme et finirent par proposer des plans très ambitieux pour guérir les Allemands de leur culture politique agressive (5). » D’où le fichage de toute la population allemande à partir de 1945 par l’intermédiaire du questionnaire obligatoire dont Ernst von Salomon en tira un ouvrage brillant (6).

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Pour Gabriele Adinolfi, « capitalisme et communisme sont deux formes différentes d’une même façon de sentir et d’agir : le capitalisme est un communisme de riches et le communisme, un capitalisme de pauvres. Leur corps diffère (et, à ce niveau, les différences sont de taille) mais leur âme et leur esprit coïncident ». Ernst Jünger envisageait déjà et pendant la Guerre froide, dans le prolongement de La Paix (1946), une telle convergence. Il écrivait qu’entre l’Est et l’Ouest, « les idées-force […] sont communes. […] La ressemblance porte encore sur les symboles, parmi lesquels l’étoile tient une place toute particulière. Elle donne à penser que le différence de l’étoile rouge et de l’étoile blanche n’est que le papillotement dont s’accompagne le lever d’un astre à l’horizon. […] Cette ressemblance donne à penser qu’il s’agit là de modèle ou, pour mieux dire, de moules : les deux moitiés du moule dans lequel sera coulé l’État universel (7) ».

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À l’instar du grand écrivain allemand, Gabriele Adinolfi remarque que le capitalisme et le communisme « ont convergé, finissant par se confondre en un syncrétisme au terme duquel le libéralisme d’aujourd’hui – qu’il soit réglementé ou sauvage – a produit une société culturellement et sociologiquement d’essence communiste. Y compris chez ceux qui se définissent comme anticommunistes, alors qu’ils se bornent à combattre les travers les plus superficiels de leurs adversaires ». Ne croyant pas au national-communisme, Gabriele Adinolfi réfute que l’affrontement entre Joseph Staline et Léon Trotsky exprimerait une lutte impitoyable entre deux visions contraires du monde. Il faut en outre bien distinguer le capitalisme du libéralisme. C’est ce que fait Hervé Juvin avec une approche plus économique et sociologique pour qui « le marché est la forme temporaire que le capitalisme totalitaire a empruntée pour assurer son règne sans partage (8) ». L’essayiste et député français au Parlement européen RN – Les localistes affirme même que « le capitalisme totalitaire en finit avec les libertés économiques, la concurrence et le marché (9) ». La fonction du libéralisme serait de « mettre un frein aux délires démocratiques ». Toutefois, « la conception libérale excluant toute notion de pôle et d’axe, l’irruption désordonnée du subconscient – au reste favorisée sur le plan technologique par l’ère du digital – a fait se diffuser la démocratie dans tout l’Occident ». Il s’agit d’un paradoxe parce que « diviseur du peuple, éteignoir des passions, défenseur des intérêts de classe et substantiellement égoïste, [le libéralisme] exalte inlassablement le bon sens et la vie placide du bourgeois ». Or, George Orwell s’inscrit complètement dans le sillage démocratique occidental moderne.

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Contre les masses telluriques ? 

Gabriele Adinolfi ne pense pas qu’Orwell proclame la venue de Big Brother. George Orwell examine plutôt une réalité qu’il rend fictive et romancée afin d’atténuer son diagnostic effarant. Il note que le systèmes démocratique « s’est arrangé pour que tous les partis en lice soient alignés sur les mêmes principes et les mêmes orientations fondamentales ». L’œuvre de George Orwell influence la série télévisée – culte britannique, Le Prisonnier (1967 – 1968) avec, dans le rôle principal, Patrick McGoohan offre aux téléspectateurs un résumé d’une société orwellienne ramassée aux dimensions du Village.

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« Le Grand Frère n’est pas fils unique. » Certes, « il n’y a pas de Parti unique, mais l’Occident est devenu un vaste Socang, un Être collectif oppresseur aux valeurs rigoureusement inversées et sur lequel règne un impalpable Grand Frère, composé des larves psychiques de tous. Mais peut-être après tout est-ce une Grande Sœur ? ». L’auteur martèle que « philosophiquement, étymologiquement et historiquement, la démocratie est tout sauf liberté, pluralité et solidarités véritables. Sous divers écrans de fumée, les systèmes démocratiques tendent à niveler spirituellement, niant la dimension métaphysique de la réalité sur laquelle ils prétendent plaquer une soi-disant “ souveraineté “ du nombre ». Selon l’auteur, « plus que dans les dictatures, c’est dans les démocraties qu’on souvent pris leur source l’oppression et, historiquement, la tyrannie elle-même ».

Dans un livre méconnu et à partir de la Révolution française de 1789 - 1793, Jacob Leib Talmon se penchait dès 1952 sur la genèse de la démocratie totalitaire (10). Dans les faits, la démocratie se dilue vite en ochlocratie. « C’est le propre du Collectif, où les médiocres éprouvent toujours ce mélange de crainte, de jalousie et de rancœur vis-à-vis des meilleurs, qui constitue le ciment des démocraties. » Dans ces conditions biaisées, « il n’y a donc aucune marge de manœuvre pour des interventions radicales de la part des factions populistes “ moins égales que les   autres “ ». Loin des stéréotypes universitaires répétées tous les jours, la démocratie ne favorise pas le « populisme ». Elle l’éteint, le détourne ou le soudoie.

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Gabriele Adinolfi remet en question la notion même de démocratie. « L’Occident vit aujourd’hui une crise idéologique et politique car la démocratie libérale craque de partout et pourtant, par dogmatisme, on continue de soutenir qu’elle est le garant de la liberté contre les tentations totalitaires, alors que celles-ci sont encore plus démocratiques qu’elle, ce qu’elle ne peut admettre sans se nier elle-même et accepter la nécessité de son propre dépassement. D’où le court-circuit ! » Nos sociétés se contaminent de leurs propres toxines, tombent en décadence et deviennent des monstruosités socio-politiques.

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L’auteur va ainsi à l’encontre d’une démophilie bien en cours dans la « mouvance » qui vante la « démocratie directe », le mandat impératif et le référendum d’initiative populaire. Toutes les pratiques démocratiques favorisent et amplifient le déclin civilisationnel. « Nous avons l’habitude de l’entendre comme le gouvernement du peuple mais, en grec, le peuple se dit laos, alors que le demos était en fait le district géographique où avait lieu la consultation électorale. Ainsi, dès l’origine, apparaissait une opposition à l’esprit olympien, avec cette mise en valeur de la masse informe liée à la Terre – c’est-à-dire de l’esprit chtonien, du Chaos dont le cycle héroïque avait extrait la forme, d’essence olympienne, verticale et lumineuse. Ce n’est pas pour rien que le mot se rattache à Déméter, donc à la Terre et à la matière. » Il oublie que le grec compte aussi l’ethnos pour signifier le peuple dans son acception bio-culturelle. Serait-ce une coïncidence sémantique qu’en français, ethnos et éthique commencent par les trois mêmes lettres ? D’éventuels détracteurs pourraient en tout cas l’accuser de jouer en faveur du camp de la Mer et d’être un agent d’une quelconque thalassocratie. Cela démontrerait surtout leur incapacité à comprendre le choix de l’auteur pour l’arkhè et la virtus. En effet, « la seule possibilité de garantir justice et liberté dans un système politique moderne, et de tenir en respect l’excessif pouvoir de l’oligarchie, réside dans le césarisme sous toutes ses formes (monarchie populaire, bonapartisme, gaullisme, fascisme, péronisme) car il repose sur une mobilisation populaire dont la représentation et surtout la conduite, viennent d’en-haut, et il maintient ainsi l’équilibre entre “ participationisme “ et « éthique hiérarchique ». Ce n’est pas une nouveauté chez lui. Il reste fidèle à ce qu’il écrivait dans Pensées corsaires. « La démocratie est […] à l’origine une expression numérique du tellus. […] La démocratie [est…] plutôt de la masse matérielle et de la richesse et, par conséquent, est contraire à toute idée de forme (11). » Sa conception ordonnée du monde s’oppose évidemment au grégarisme des masses. Dans La Ferme des animaux, il rappelle que « lors de leur révolution, la terreur de tous les animaux, c’était de retourner à l’obscurantisme du temps de l’ancien propriétaire, Mr. Jones. La menace est tellement enracinée chez eux qu’ils ont fini par se convaincre absolument que n’importe quoi était préférable à l’époque précédente, et comme la mémoire est courte, cette conviction est devenue la réalité ».

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Le recours à l’Anarque

L’intention de Gabriele Adinolfi ne vise ni à susciter une tyrannie, ni à promouvoir le désordre permanent. « Le tyran et l’anarchiste sont ici les deux pôles extrêmes qui se distinguent de la grisaille ambiante, mais l’un et l’autre n’en restent pas moins prisonniers du conditionnement. » Proches sur le fond, ces deux caractères se distinguent de l’Anarque et du Rebelle, deux figures magistrales avec le Soldat et le Travailleur dans les essais d’Ernst Jünger. Si George Orwell représente « le naufrage dans l’Utopie », le rédacteur d’Orages d’acier incarne « la fidélité au Mythe ». Les fictions de George Orwell et d’Aldous Huxley ont une portée dystopique tandis que « Chevaucher le tigre » de Julius Evola et le Traité du Rebelle ou Le recours aux forêts sans oublier le roman Eumeswil de Jünger qualifié d’« homme différencié », relèvent du Logos que l’auteur rattache au Mythe. Mieux, avec Traité du Rebelle, « l’Allemand avait compris dès le départ la formidable capacité de tyrannie totalitaire dont dispose la démocratie électorale ».

« La question du grand écart entre Mythe et Utopie est bien plus vaste, car elle a des répercussions sur la conception du monde qu’adoptent les hommes, jusqu’à déterminer leur existence, et, par conséquent, leur conception de la liberté elle-même. » Par ailleurs, le mythe induit « un temps a-historique, que l’on pourrait traduire comme un parfait (ou un passé simple) mais qui, tout en ayant été, est. Ce temps-là est l’aoristo, qui désigne l’action pure et nue, valide à la fois dans le passé, le futur et le présent ». La réalisation de ce « parfait » passe par l’emploi de légendes aptes à mobiliser les imaginaires où résident endormis les mythes. « La légende est un moyen de transmettre l’histoire en la reliant au mythe, perpétuant ainsi de génération en génération un état d’esprit et une éthique : ce sont les légendes qui ont fondé les civilisations antiques, pas les taux d’intérêt !» Gabriele Adinolfi dénonce enfin les erreurs intellectuelles « quand on s’approprie un concept sans en avoir saisi la signification spirituelle ni les racines philosophico-sacrales (telles que la vision non-circulaire du temps, l’identification ethnique avec le divin mise au service des appétits terrestres, le concept de Terre promise ou le dévoiement d’une certaine symbolique) ».

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En lecteur attentif de René Guénon dont il cite Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps (1945), d’Ernst Jünger et de Raymond Abellio – dont il ne cite que la trilogie romanesque, à savoir Les yeux d'Ézéchiel sont ouverts (1948), La Fosse de Babel (1962) et Visages immobiles (1983), - ignorait-il La structure absolue. Essai de phénoménologie génétique (1965) ? -, Gabriele Adinolfi use de métaphores alchimiques pour imaginer les « trois livres d’Orwell comme une forme de trilogie sur l’idéal révolutionnaire et son destin, nous pourrions avancer que nous sommes confrontés à une opération alchimique à rebours. D’une vague atmosphère de Rubedo (la réalisation guerrière approchée en Espagne), on passe à un Albedo rationaliste (la compréhension des dynamiques de la Ferme) pour terminer avec un Nigredo, c’est-à-dire une mort initiatique, telle qu’elle s’exprime dans le caractère inéluctable du désastre dystopique de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre ». Dans une veine semblable, il explique plus loin que « Guénon a une prédilection pour la fonction sacerdotale, tandis que Jünger scrute le monde avec l’œil du guerrier ». Quant à Orwell, il « a choisi dans sa jeunesse de s’identifier aux déshérités, aux producteurs de biens et aux esclaves : aussi sublimé soit-il, son regard est celui de la dernière des trois fonctions originelles indo-européennes, et sa sensibilité l’est aussi ». Il va de soi que par tempérament personnel, Gabriele Adinolfi préfère un type d’être humain dont l’existence se joue du danger, se moque de la guerre et se gausse des convenances de la société occidentale postmoderniste. L’Anarque « ne se voue pas à la défense du statu quo : c’est au nom d’une conception supérieure qu’il entend intervenir sur la réalité – une intervention “ logique “ et “ mythique “ en son héroïsme, et non pas titanique et soumise à l’hybris ». Le cadre d’Eumeswil se déroule après l’effondrement de l’État universel. S’épanouissent alors sur les ruines de l’ancien monde « post-moderniste (?) » des souverainetés citadines exclusives.

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Par-delà le temps des titans

L’auteur intègre dans sa réflexion l’opposition métaphysique (ou « noomachique ») entre le Mythe et l’Utopie présente dans certains films : Zardoz (1974) de John Boorman, Cube (1997) de Vicenzo Natali ou Le Dernier Samouraï (2003) d’Edward Zwick. Dans ce film, le capitaine nordiste Nathan Algren, joué par Tom Cruise, s’inspire de l’histoire du Français Jules Brunet (1838 – 1911). Appelé à la fin de l’année 1866 au Japon afin d’instruire l’armée shogunale de Yoshinobu Tokugawa, Jules Brunet assiste à la défaite du dernier shogun. Au nom des valeurs martiales françaises, Brunet décide de rester au Japon et de conseiller les rebelles qui proclament une bien éphémère république d’Ezo sur l’île septentrionale de Hokkaïdo. Brunet n’est pas tout seul. Quatre autres officiers français encadrent et commandent les unités militaires indépendantistes. Belle preuve d’un idéalisme bien français!

En reconsidérant positivement le principe du Mythe, l’auteur se dresse contre « le titan utopiste [… qui] rejette les modèles, il les méprise et les piétine, il voudrait les “ vaporiser “, parce que telle est l’essence de l’horizontalité absolue ». Il reconnaît néanmoins de bonne grâce que  « les titans sont victimes de l’hybris, c’est-à-dire de l’arrogance qui s’empare de l’ego et lui laisse croire qu’il peut se substituer à l’ordre des choses, y compris au destin. C’est ainsi que les titans provoquent des désastres dans lesquels ils s’engloutissent, entraînant les autres avec eux ». Le mythe de l’Atlantide ne serait-il pas finalement un avertissement à la palingénésie titanesque propre aux hommes, surtout quand leurs intentions sont prométhéennes (et non faustiennes) ?

Gabriele Adinolfi ne cache pas agir pour « la restauration de l’Imperium, intérieur et par conséquent extérieur, et une action d’ordre sélectif afin de procéder à la qualification de nouvelles élites – destinées à se substituer à l’État dans des domaines auxquels celui-ci a renoncé en vue de la constitution et de l’organisation des autonomies et des coopérations sociales ». Probable lecteur attentif des Principi di scienza nuova du Napolitain Giambattista Vico (1668 – 1744) dont la clé de voûte sont les ricorsi, l’auteur, dans un formidable reconciliatio contrariorum pense que « les cycles héroïques, qu’ils soient historiques ou simplement d’ordre intérieur, ont quelque chose de commun avec le titanisme, notamment le vitalisme et le rejet de tout lien, mais ils l’emportent parce que celui qui les incarne possède une lumière intérieure qui en atteste l’origine divine, sacrée, et qui oriente nécessairement cette rébellion vers un re-volvere, vers une restauration ». Bien malgré lui, George Orwell a-t-il contribué au retour des Dieux ? Il serait alors souhaitable que le Mythe bâtisse sur les vestiges des utopies intemporelles délétères une eutopie enracinée de communautés humaines disciplinées et néo-archaïques.

GF-T 

Notes

1 : Thomas Renaud, George Orwell, Pardès, coll. « Que sais-je ? », 2022.

2 : Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, Climats, 1995.

3 : François Duprat, L'Internationale étudiante révolutionnaire, Nouvelles Éditions latines, 1969.

4 : dans La Tribune – Le Progrès du 29 août 2022.

5 : Paul Gottfried, Fascisme. Histoire d’un concept, L’Artilleur, 2022, pp. 177 – 178

6 : Ernst von Salomon, Le Questionnaire, Gallimard, coll. « Du monde                 entier », 1953.

7 : Ernst Jünger, L’État universel suivi de La mobilisation totale, Gallimard, coll. « Tel », 1990, pp. 27 – 28.

8 : Hervé Juvin, Chez nous ! Pour en finir avec une économie totalitaire, Nouvelle Librairie Éditions, coll. « Dans l’arène », 2022, p. 47.

9 : Idem, p. 16.

10 : Jacob Leib Talmon, Les origines de la démocratie totalitaire, Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l’esprit », 1966.

11 : Gabriele Adinolfi, Pensées corsaires. Abécédaire de lutte et de victoire, Éditions du Lore, 2008, p. 94.

 

  • Gabriele Adinolfi, Mythe ou Utopie ? Une relecture verticale d’Orwell, La Nouvelle Librairie Éditions, coll. « Les idées à l’endroit », 2022, 326 p., 20 €.

mercredi, 28 septembre 2022

"Les Germains en France" de Ludwig Woltmann

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"Les Germains en France" de Ludwig Woltmann

Aux Editions du Lore

Pour toute commande: http://www.ladiffusiondulore.fr/index.php?id_product=1002&controller=product

Mort noyé en Méditerranée à l’âge de 35 ans, le docteur Ludwig Woltmann (1871-1907) demeure un anthropologue fort méconnu du grand public.

Ancien marxiste « converti » au darwinisme social, il fut pourtant la caution scientifique la plus influente auprès de l’eugéniste Georges Vacher de Lapouge.

Le présent ouvrage traitant de l’influence de l’élément racial germanique sur l’histoire et la culture de France fut un outil clé pour les recherches anthropologiques entreprises par l’Ahnenerbe en France.

Alliant parfaitement l’érudition à la concision, ce petit livre, illustré de 60 portraits, est indubitablement un excellent complément de lecture aux travaux du raciologue Hans Günther.

Toute cette belle puissance est perdue. Cette activité prodigieuse a pris brusquement fin, et Woltmann, le champion de l’aryanisme qui ne connaissait point le repos, repose pour toujours sous le linceul de saphir de la Méditerranée, attraction éternelle et éternelle meurtrière de la race aryenne (Vacher de Lapouge in Race et milieu social).

SOMMAIRE :

Avant-propos

Première partie L’histoire des races de la nation française

I. Questions principales de la théorie de race historique

II. La distribution des signes anthropologiques en France

III. Race et caractères des Gaulois

Deuxième partie Les Germains dans l’histoire française et la culture du Moyen Âge

I. L’agencement des Germains en Gaule

II. L’histoire sociale de la France

III. Les éléments germaniques dans la langue française

IV. La littérature française

V. Les Beaux-Arts

Troisième partie L’anthropologie et le génie dans les États français

I. Les conditions anthropo-sociologiques en France

II. L’origine raciale des génies français

III. Aperçus des signes anthropologiques des génies

IV. La dégénérescence raciale de la nation française

V. Considérations finales

Portraits

Caractéristiques techniques:

lundi, 26 septembre 2022

Le récit romanesque comme relation "dialogique" au réel: l'exemple des Brumes de Groningue

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Le récit romanesque comme relation "dialogique" au réel: l'exemple des Brumes de Groningue
 
On doit au Russe Michael Bakhtine l'idée que le roman se distingue de l'Histoire par la pluralité des interprétations, idée lumineuse que le roman est dans son essence, "dialogique" et non "monologique". Ainsi, les faits historiques se retrouvent au centre ou en marge de la trame narrative du roman traversés par une polyphonie de sens qui transcende la scientificité de l'Histoire. Pendant la lecture, certains récits scintillent de "moments de vérité" qui féconde l'imaginaire du lecteur, le tient attaché à la page ; c'est là le sceau d'un "bon" sinon d'un "grand" roman, celui dont les lignes affectives réinvente une aventure du sens. Pour prendre un exemple emblématique, on peut dire que le retour de Napoléon est plus "vrai" entre les pages de La Semaine Sainte de Louis Aragon qu'entre celles de n'importe quelle histoire officielle ; on y découvre une couleur, un paysage, des personnages à travers lesquels les histoires respirent, et non l'Histoire avec un grand H. 
 
Cette vision de la littéraire (bien plus qu'une simple théorie) m'a incité à imaginer ce que pourrait être la descendance d'un grand auteur français fusillé à la Libération. Une descendance comme symbole d'une fécondité refusée. Il en résulte une intrigue surprenante, celle que j'ai mis en scène entre les pages des Brumes de Groningue au cours de ce récit nouvellement publié aux Editions Les Impliqués.
 
L'ouvrage commence comme un récit de voyage: "Un soir d'hiver, un fermier de la lointaine Groningue (ville des Pays-Bas) ouvre sa porte à un cycliste au long cours visiblement égaré dans les brumes de la vaste plaine. La méfiance initiale fait peu à peu place à une certaine complicité quand notre hôte, taciturne et discret, apprend à domestiquer les questions du voyageur impétueux". Ce récit placé sur le thème de la rencontre inopinée se double ensuite d'une fiction narrative lorsque le visiteur découvre, à l'aune d'un faisceau d'indices, un secret de famille remontant à la seconde guerre mondiale. Du coup, une enquête mettant en scène des personnages des environs conduit à éclaircir ce secret dont le poids s'estompe à l'instar de la brume matinale qui se dissout peu à peu dans le paysage.
 
Vous pouvez entrer dans ce récit captatif en cliquant sur l'onglet LIRE UN EXTRAIT de la plage suivante :
 
Cet ouvrage sera présenté lors de la table ronde organisée au château de Trouville (Normandie) le 9 octobre, puis à la "Fête du Pays Réel" de Rungis (Paris) le 19 novembre 2022. Contact : fredericandreu@yahoo.fr
 

samedi, 24 septembre 2022

Une réponse révolutionnaire au transatlantisme : la "mission eurasienne" d'Alexander Douguine

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Une réponse révolutionnaire au transatlantisme : la "mission eurasienne" d'Alexander Douguine

par Alexander Markovics

Bron: https://gegenstrom.org/alexander-markovics-eine-revolutio...

Au vu des crises actuelles qui tiennent fermement les États européens comme dans un étau, de nombreux Européens inquiets s'interrogent anxieusement sur l'avenir géopolitique du continent. Alexander Markovics, on le sait, défend avec passion l'idée d'un lien fort entre l'Europe et la Russie. C'est ce qu'il fait également dans l'article suivant, où il explique les domaines de la politique sociale et de la géopolitique et leurs oppositions polaires respectives.

L'Europe souffre de son inféodation aux États-Unis et à la communauté des valeurs occidentales. Que ce soit en termes d'identité (immigration de masse, individualisme, politique de genre) ou de politique économique et énergétique (sanctions contre la Russie), le lien étroit avec les États-Unis et le libéralisme n'offre absolument aucun avenir à l'Europe. Mais à quoi peut ressembler une alternative révolutionnaire au "Nouvel ordre mondial" et à la mondialisation ? Dans son livre "Mission eurasienne", le philosophe russe Alexandre Douguine présente une contre-proposition révolutionnaire à l'ordre mondial occidental, qui promet également un avenir plein d'espoir pour l'Allemagne et l'Europe. Nous allons maintenant exposer les principales idées que Douguine exprime dans ce livre et déterminer si ce dernier peut également intéresser le camp des patriotes en Allemagne.

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Mission eurasienne - une alternative au transatlantisme

Dans cette traduction en français d'un ouvrage déjà paru en anglais en 2014, Douguine décrit d'une part l'évolution de l'idée eurasienne, en commençant par l'eurasisme dans l'entre-deux-guerres, en passant par le néo-eurasisme vers la fin de l'Union soviétique, jusqu'à la Quatrième théorie politique à la fin des années 2000, et d'autre part il explique pourquoi celle-ci constitue une alternative au transatlantisme (ndt: terme allemand pour désigner l'atlantisme), non seulement pour la Russie, mais aussi pour les autres civilisations du monde. Les textes rassemblés pour ce livre couvrent une longue période allant du début des années 2000 ("Manifeste de l'alliance révolutionnaire mondiale") à 2022 (voir ses textes sur l'opération militaire russe en Ukraine) en passant par la fin des années 2000 et le début des années 2010 (textes sur la Quatrième théorie politique, interview de Douguine peu avant la réélection de Poutine en 2012). En outre, l'édition allemande contient également une préface de Peter Töpfer sur le "Sujet radical" de Douguine, qui fait référence à son œuvre philosophique. Nous n'en ferons ici qu'une brève remarque, car cette explication ne figure pas dans l'édition allemande. Ce faisant, les textes abordent également une question cruciale : Qu'est-ce qui fait de l'eurasisme et de la Quatrième théorie politique une réponse révolutionnaire au libéralisme pour l'Allemagne et l'Europe ?

Pour la diversité des peuples, contre l'universalisme occidental

La nature révolutionnaire de l'eurasisme se révèle dans le fait qu'il rejette l'universalisme occidental dans toutes ses dimensions. Chaque peuple doit-il vivre dans une démocratie à l'occidentale ? Toutes les économies doivent-elles obéir aux lois du libre marché et du capitalisme ? Ce sont précisément ces idées que les Eurasistes rejettent radicalement. Cela s'explique en grande partie par l'histoire de leur développement : dans le prolongement des slavophiles qui, dès le 19ème siècle, rejetaient le libéralisme et proclamaient une civilisation russe autonome, bien distincte de l'Occident, les Eurasistes ont commencé à réfléchir à la place de la Russie dans le monde lors de leur exil européen dans les années 1920, après la fin de la guerre civile russe. Les principaux représentants de l'eurasisme, tels Nikolai Trubetzkoy [1], Petr Savitsky [2] et Lev Gumiljov [3], ont rejeté l'exigence occidentale de pérégriner  spirituellement "d'est en ouest" et ont insisté sur leur identité russo-eurasienne si particulière, qu'ils conçoivent explicitement comme une synthèse non seulement des cultures slaves orientales et finno-ougriennes, mais aussi des modes de vie mongol et turc. Une importance particulière est accordée à l'effet passionnel qui, selon Gumiljov, conduit à un mode de vie actif et intense (celui des peuples des steppes) et constitue une mutation génétique au sein de l'ethnos, contribuant à la naissance de passionnés.

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Le monde : pas un univers, mais un plurivers

Par analogie avec le représentant de la Révolution conservatrice Oswald Spengler, ils ont ainsi forgé le concept de "civilisation", par lequel ils entendent non pas une forme de déchéance de la culture, mais un cercle culturel parmi d'autres, auquel différents peuples et cultures peuvent s'unir en raison de points communs dans leur histoire, leur culture et leur religion. Contrairement aux penseurs libéraux occidentaux du 20ème siècle, qui affirmaient qu'il n'existait qu'une seule civilisation occidentale et que tous les autres peuples étaient des barbares, les Eurasistes proclamaient la pluralité des civilisations et donc un plurivers, par opposition à la conception occidentale d'un univers culturel. Ainsi, tout en rejetant l'idée d'un "monde unique", ils considèrent qu'il y a autant de mondes que de peuples dans l'esprit des gens, générés par le langage propre à chacun d'eux et ce, en premier lieu, dans la pensée.

La terre : l'habitat comme influence décisive dans le devenir d'un peuple

En s'appuyant sur la discipline de la géosophie, les Eurasistes ont constaté qu'il ne pouvait y avoir de modèle universel de développement humain, car la multiplicité des paysages sur la Terre engendre également une multiplicité de cultures, chacune avec ses propres cycles, ses propres critères internes et sa propre logique. L'habitat définit donc le peuple qui y vit, les peuples deviennent l'expression du paysage dans lequel ils vivent. En conséquence, les Eurasistes ont plaidé pour que les civilisations soient également analysées selon un axe spatial.

Les néo-eurasistes : eurasisme + traditionalisme + géopolitique

Les néo-eurasistes, qui ont commencé à faire parler d'eux à la fin des années 1980 et dont Alexandre Douguine est l'un des principaux représentants, ont repris les idées de leurs ancêtres en les enrichissant de la pensée de la révolution conservatrice et de la géopolitique. L'émergence de ce mouvement de pensée a été rendue possible par l'érosion de l'Union soviétique qui, après la fin du stalinisme, était prise dans un conflit interne entre les forces réformistes/sociales-démocrates et les faucons aux idées conservatrices. La victoire des forces réformistes a été suivie par l'éclatement de l'URSS et l'émergence d'un État russe dont les élites percevaient la culture russe comme quelque chose d'étranger à assimiler à la culture occidentale. Le national-bolchevisme, né de la collaboration entre d'anciens cadres conservateurs du PCUS et des opposants conservateurs et patriotes, n'était qu'une étape intermédiaire dans le développement du néo-eurasisme. Suivant les leçons de Carl Schmitt, ils comprenaient la lutte entre l'Occident et la civilisation eurasienne comme un conflit entre des puissances maritimes à l'esprit progressiste et mondialiste et des puissances continentales (telluriques) à l'esprit conservateur et traditionaliste. Dans le cadre de ce conflit historique mondial entre la terre et la mer, chaque État et chaque culture peut choisir son camp. Les néo-eurasistes, en tant qu'opposants à l'ordre mondial unipolaire et à la mondialisation, plaident ici en faveur d'une prise de position aux côtés de la puissance terrestre dans la grande guerre des continents. Enfin, l'école de pensée philosophique du traditionalisme, avec ses représentants René Guénon, Julius Evola et Titus Burckhardt, est également d'une grande importance pour le néo-eurasisme, car elle représente un règlement de comptes général non seulement avec le libéralisme et le capitalisme, mais aussi avec l'ensemble de la modernité en tant que telle, qui souligne la primauté de l'idée et de la religion. Par conséquent, le néo-eurasisme est une idéologie anti-impérialiste, anti-moderne et anti-capitaliste, dont l'objectif est de restaurer le mode de vie et de pensée traditionnel au sein de chaque civilisation.

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Grand espace et civilisation comme nouveaux acteurs de la géopolitique

S'appuyant également sur Carl Schmitt, ils considèrent que l'acteur de cette lutte n'est pas l'État-nation, mais le grand espace au sens de la "civilisation", telle qu'ils l'ont définie. Douguine voit l'avenir de l'Etat-nation dans la lutte contre la mondialisation en fonction de trois choix possibles:

    - La dissolution dans un futur État mondial.

    - La résistance à l'unipolarité avec maintien de l'ordre étatique national.

    - L'abolition de l'État-nation dans une formation de grand espace.

Dans le prolongement de Carl Schmitt, Alexander Douguine se prononce en faveur de la civilisation et du grand espace comme forme d'organisation future en géopolitique. Celui-ci ne correspond pas, selon sa logique, au nationalisme qui uniformise et unifie ses citoyens dans la matrice de pensée propre à la modernité (voir par exemple la République française ou, dans l'histoire allemande, le Troisième Reich), mais à celui de l'empire, qui est toujours composé d'une multitude de peuples et de religions et dirigé par un peuple impérial. Douguine constate ici un pluriversum des civilisations, dans lequel non seulement la Russie-Eurasie, la Chine et le grand espace islamique composé de plusieurs civilisations ainsi que l'Amérique du Sud ont une chance de s'émanciper de l'universalisme occidental, mais aussi l'Europe elle-même, qui est pour le moment encore vassale [4] des États-Unis.

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Grand espace, autarcie, autonomie, souveraineté

Les idées d'autarcie et de souveraineté sont fondamentales pour le grand espace: parce qu'un État-nation seul ne peut pas faire face à la mondialisation, plusieurs États-nations doivent s'unir et transférer leur souveraineté à l'échelle du grand espace. Parce qu'un État-nation n'est pas en mesure de s'affirmer face aux sanctions et aux politiques de blocus occidentales, plusieurs d'entre eux doivent s'unir pour garantir leur capacité d'action en cas d'urgence. Le concept d'autonomie, qui s'oppose à l'idée moderne de centralisme, est important à cet égard : le niveau de civilisation prendra certes à l'avenir des décisions importantes en matière de politique étrangère, mais à l'intérieur, les niveaux inférieurs de la grande région seront autonomes dans l'organisation de leurs propres conditions de vie, conformément au principe de subsidiarité et à l'idée "E pluribus unum" ("créer l'unité à partir de la pluralité"), ce qui inclut également l'indépendance culturelle. Dans ce contexte, l'autonomie n'englobe pas seulement le niveau culturel, mais aussi les dimensions religieuse, sociale, économique et ethnique de la vie. En ce qui concerne l'activité économique des grandes régions, le mouvement eurasien de Douguine revendique quatre zones géo-économiques. Contrairement aux penseurs transatlantiques (= atlantistes) qui ne proclament que trois zones et voient dans la Russie-Eurasie un trou noir, les Eurasiens plaident pour l'établissement de la ceinture continentale eurasienne comme quatrième zone géo-économique, à côté des zones géo-économiques américaine, euro-africaine et pacifique. Alors que dans la zone géoéconomique américaine, ils sont favorables à une organisation de la grande région d'Amérique centrale et d'Amérique latine ainsi qu'à un confinement des États-Unis sur eux-mêmes, dans la ceinture euro-africaine, les Eurasiens considèrent que l'indépendance de l'Europe vis-à-vis des États-Unis et la formation de l'Afrique subsaharienne en tant que grande région distincte sont importantes pour l'émergence de la multipolarité. Dans la ceinture continentale eurasienne, le grand espace de la Russie-Eurasie et de l'Islam continental reste à créer, alors que l'Inde et la Chine ont déjà largement constitué les frontières de leur grand espace.

La quatrième théorie politique : au-delà du libéralisme, du fascisme et du marxisme

La dernière étape de l'évolution de l'eurasisme est identifiée par Douguine dans la Quatrième théorie politique. Il s'agit de l'ébauche d'une nouvelle théorie politique centrée sur le Dasein de Martin Heidegger, par lequel Douguine entend le peuple, et dont l'objectif est le dépassement total de la modernité politique. La première théorie politique de Douguine est le libéralisme, la deuxième, le marxisme, et la troisième, le fascisme/national-socialisme [5]. En déconstruisant les idéologies, il les débarrasse de ce qu'il considère comme des éléments problématiques - le capitalisme et l'individualisme pour le libéralisme ; le collectivisme, la pensée de classe et le matérialisme pour le marxisme ; et l'illusion raciale et l'allégeance à l'État pour le fascisme/national-socialisme - pour finalement couler dans un moule nouveau les éléments qu'il considère comme positifs de ces théories. Dans le libéralisme, il reconnaît la "liberté de" comme un élément positif, dans le marxisme, la critique du libéralisme et dans le fascisme, l'ethnocentrisme comme un élément à préserver. Au-delà d'une critique dévastatrice de la modernité - qu'il mène également en s'appuyant sur les connaissances du postmodernisme, puisqu'il veut s'attaquer à la racine du problème - il reste donc une base positive de la Quatrième théorie politique, que chaque peuple et chaque civilisation peuvent désormais utiliser pour préserver/redécouvrir leur identité propre, libérée de la pensée de la modernité et de la contrainte d'aller "d'Est en Ouest", tout en construisant un ordre politique qui la reflète.

La primauté de l'esprit : aller d'ouest en est

Alors que Douguine reconnaît dans la Nouvelle Droite européenne l'expression européenne de la Quatrième Théorie Politique, il voit dans le néo-eurasisme la variante russo-eurasienne de la Quatrième Théorie Politique. A ce niveau, l'eurasisme signifie certes un refus de l'Occident moderne et de la primauté du matérialisme qu'il affirme, en empruntant un chemin qui va "d'Ouest en Est", qui mène à la primauté de l'esprit, ce qui suppose une participation à la noomachie (la guerre de l'esprit) et non une simple position de spectateur. Le pouvoir au sens de l'eurasisme est toujours une idéocratie, c'est-à-dire l'imprégnation de l'État par une idée qui donne un sens à l'ensemble de la construction de la communauté, et non une oligarchie de milliardaires masquée par une démocratie de façade. Cela pose sans aucun doute un grave défi à l'Occident, qui est non seulement le centre du monde (anciennement) unipolaire, mais aussi aux ravages intellectuels qu'il a générés. Comment pourra-t-il renaître de ses cendres après la Grande Réinitialisation ? Là encore, l'ouvrage de Douguine donne les premières indications sous la forme de voies possibles pour les États-Unis vers l'avenir.

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Comment l'Occident peut-il surmonter la modernité ? Une question d'identité

Comme l'Occident ne fait aucun effort pour respecter les spécificités culturelles et les particularités des autres civilisations, mais qu'il cherche au contraire à les niveler par l'universalisme occidental - sans doute le plus visible aujourd'hui avec le libéralisme "branché" 2.0 du Great Reset - Douguine appelle à un soulèvement des civilisations et à un "Grand Réveil" contre l'hégémonie occidentale. Comme nous l'avons vu dans ses écrits sur le Grand Remplacement et la Quatrième Théorie Politique, cela ne s'accompagne pas chez Douguine d'une haine de la culture occidentale en tant que telle, mais seulement d'un rejet de l'Occident moderne, alors qu'il respecte profondément la tradition médiévale et antique de l'Europe occidentale, par exemple. Le modèle identitaire tripartite que le philosophe et ethnosociologue russe présente à propos des États-Unis est également intéressant à ce stade : 1) L'identité diffuse. Douguine entend par là un vague sentiment d'appartenance commune qui est confus, incertain et faible. L'identité diffuse ne se manifeste que dans des situations extrêmes, telles que les guerres, les révolutions et les catastrophes naturelles. 2) L'identité extrême. Elle représente une identité arbitraire et artificielle qui devient une idéologie. Le nationalisme ou l'identité de classe ou cosmopolite en sont des exemples. Alors qu'elle met souvent l'accent sur certaines caractéristiques de l'identité diffuse, elle en laisse d'autres de côté et en constitue une caricature. 3) L'identité profonde, qui se cache sous l'identité diffuse. Elle fait d'un peuple un peuple et en est le fondement. Le peuple n'est pas constitué du présent, mais se déplace du passé vers le futur au niveau de sa langue, de sa culture et de sa tradition. L'identité profonde représente le tout qui se déroule à la fois dans le temps et dans l'espace, c'est l'homme en tant qu'existence. Citant l'ethnologue allemand Leo Frobenius, Douguine note à ce stade que la culture est la terre qui se manifeste à travers l'homme. Alors que les Européens disposent toujours de leur identité profonde, les États-Unis sont confrontés au problème qu'ils ont été créés à l'origine sur une tabula rasa culturelle en Amérique du Nord pour réaliser l'utopie de la modernité. Les États-Unis ont été construits en négligeant le sol qui appartenait en fait aux Indiens. Ainsi, dès le départ, les États-Unis étaient une société hautement mobile de nomades se déplaçant à la surface d'un espace presque inexistant. Le système des deux partis, les démocrates et les républicains, résume leur identité diffuse, qui oscille autour des vecteurs de la liberté, du libéralisme, de l'individualisme et du progrès.

Trois possibilités pour les Américains de trouver leur identité profonde

En conséquence, Douguine voit trois possibilités pour les États-Unis : 1) Le retour à l'identité européenne. N'ayant pas de sol propre, les Américains peuvent se débarrasser de leur identité moderne et considérer leur situation dans le sens d'un autre camp existentiel du point de vue de la matrice-mère qu'est l'Europe. Cela signifierait pour les Américains d'origine européenne l'âge adulte d'une existence authentique au sens de Martin Heidegger. 2) L'Américain reste américain, mais cherche son identité dans le sens du logos américain individualiste. Cela le conduit, dans l'esprit du protestantisme, à ce que l'individu, manquant d'enracinement, cherche ses racines dans le ciel sous la forme d'un Dieu individuel qui lui est propre et qu'il doit se créer lui-même, librement, selon Friedrich Nietzsche. Les nombreuses sectes protestantes aux États-Unis peuvent être considérées comme un exemple de la recherche de Dieu par l'individu. C'est à travers elles que l'individu de l'époque moderne trouve sa profondeur. Enfin, 3) la voie de l'existentialisme américain, la préoccupation individuelle pour la mort, rendue possible par le fait que la société rend l'individu libre de tout, mais aussi libre pour le néant. C'est en s'occupant de sa propre fin que l'on peut finalement éveiller le contenu de son être.

Une lecture fascinante, importante pour la compréhension de l'eurasisme et du monde multipolaire

Dans l'ensemble, "Mission eurasienne" d'Alexandre Douguine est une lecture fascinante qui permet de mieux comprendre l'eurasisme et le monde multipolaire qui se dessine. Compte tenu des perspectives que l'eurasisme offre à l'Allemagne et à l'Europe, nous espérons qu'il sera souvent lu et encore plus souvent discuté. L'Allemagne et l'Europe ont besoin d'alternatives au transatlantisme qui s'effondre - ce livre peut en fournir une.

Le livre est disponible aux éditions Arktos (https://arktos.com/product/eurasische-mission/).

Notes:

[1] 1890 - 1938, linguiste russe, historien et fondateur de la morphophonologie. Un des leaders du mouvement eurasien, connu pour son livre "L'Europe et l'humanité".

[2] 1895 - 1968, co-fondateur du Mouvement Eurasien, économiste et géographe. A combattu le communisme aux côtés du général Wrangel pendant la guerre civile russe.

[3] 1912 - 1992, historien et ethnologue soviétique. A rejeté la thèse du joug mongol en ce qui concerne l'histoire russe et a évalué positivement la symbiose entre les Russes et les peuples turcs comme les Mongols.

[4] Le terme "vassal" désignait à l'origine l'engagement volontaire d'un homme à servir son seigneur, son duc ou son prince, c'est-à-dire l'expression d'une loyauté et d'un soutien mutuel, tout comme le principe de suzeraineté. Aujourd'hui, le terme "vassalité" a plutôt une connotation négative et désigne une sorte de lien involontaire entre un pays et un autre plus puissant. (NDLR)

[5] Douguine lui-même fait une distinction entre les deux concepts et leurs sujets respectifs - l'État pour le fascisme, la race pour le nazisme), mais reconnaît leur matrice idéologique commune faite de nationalisme, de militarisme, de collectivisme et de culte du chef.